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Deux métropoles
1
Selon le mot de Montesquieu que rapporte H. Laurens, « [l]a métropole est, dans le langage des anciens,
l’État qui a fondé la colonie » (2011, 70).
1
2
de Louis XIV jusqu’à la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815 après vingt-cinq ans
de guerre contre-révolutionnaire (1883, 28-29). Ces rapports complexes n’ont pas pu
ne pas se répercuter sur le terrain colonial. L’idée même circulaient depuis longtemps
avant Seeley. Adam Thom, rédacteur en chef du Montreal Herald (1835-1838) en avait
fait ses choux gras (Deschamps-Philpot, 2016 ; Deschamps, 2019). De même qu’Alfred
Mallalieu dans le Blackwood Magazine de juin 1835:
We have indeed laid the foundation of two rival empires. Each differing from the other
in laws, language, and religion – we have laboured with might and main to transplant
the hatred, to eternise the wars and the national hostility of the Old in the New World
– between French Lower and British Upper Canada » (“The Canada Question”, 911).
Durham (où l’un des logogriphes à la solde du Colonial Office, si ce n’est Adam Thom
lui-même) présente dans le Rapport qu’il dépose en 1839 une variation intéressante sur
le même thème: « A jealousy between two races, so long habituated to regard each other
with hereditary enmity, and so differing in habits, in language and in laws, would have
been inevitable under any form of government » (1912b [1839], 63).
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a) celle que défend Burke par exemple, qui en fait une sorte de club privé dont les
membres n’ont pas vraiment de comptes à rendre au corps électoral qui les a
promus ;
b) et celle, de facture nettement plus républicaine, comme l’illustre le cas de figure
de John Hampden, selon laquelle les délégués élus, sous quelque bannière que
ce soit, ont l’obligation de mener à bien ce pourquoi ils ont été sélectionnés, à
défaut de quoi les électeurs-propriétaires et détenteurs de capital — armes en
main et regroupés si nécessaires en associations volontaires —, peuvent à tout
moment les déposer, en appeler même, en cas de nécessité, à l’établissement de
conventions (Goldie, 2010).
Par ailleurs, cette « scène primitive » d’avant 1867 requiert impérativement une mise
sous tension adéquate du rapport métropole/colonies blanches de peuplement. Époque
déjà lointaine où demeurait prononcé l’écart entre les vieilles monarchies héréditaires
européennes et ce que John Stuart Mill appelle encore en 1838 « this New World »
(CW6, 1838a, 363)2. Mrinalini Sinha souligne l’importance des colonies aux yeux des
classes dirigeantes à Londres qui les tenaient pour des laboratoires instructifs ou « sites
d’expérimentation »:
as various scholars have now demonstrated, the colonies themselves often served as the
“test-site” for the management and containment of threats to both the domestic and
imperial hegemony of the metropolitan ruling classes (2001, 496).
Cette double focalisation métropole/colonies blanches de peuplement est
indispensable : outre le thème de la représentation parlementaire, sous le rapport de
2
Voir The Online Library of Liberty, The Collected Works of John Stuart Mill, Volume VI. L’article de
janvier est intitulé: « Radical Party and Canada: Lord Durham and the Canadians » (ci-après 1838a,
CW6, 362-383); celui d’août: « Lord Durham and His Assailants » (ci-après 1838b, CW6, 384-388); et
celui de décembre: « Lord Durham’s Return » (ci-après 1838c CW6, 389-401).
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l’identité par exemple, on ne peut tenir compte uniquement de la façon dont les
« Canadiens » se considéraient à travers le discours de leurs porte-parole dans les
institutions représentatives, mais comment ils étaient perçus aussi à travers le regard
distancé de ceux au nom de qui s’exerçait la tutelle au Parlement impérial ou, sur le
terrain, par leurs concitoyens en provenance des îles britanniques ou des États-Unis
venus s’établir dans la colonie3.
C’est à ce chapitre que deux études récentes de théorie politique suscitent un intérêt
particulier4. Elles se proposent de mesurer le sens et la portée de « two subversive and
little-used words » (PB4) qui, jusque-là, dans le discours des députés britanniques,
étaient lestés d’un fort coefficient négatif : démocratie et nationalité. Selon les
auteur(e)s, un constat initial s’impose : l’impact de ce qui est convenu d’appeler « les
rébellions canadiennes de 1837-1838 » sur le discours politique en Grande-Bretagne
n’a pas été apprécié à sa juste valeur. Celles-ci auraient permis aux supporteurs radicaux
anglais des insurgés patriotes de promouvoir au Parlement impérial ces deux termes.
3
La question mériterait de longs développements. Catherine Hall a toutefois parfaitement encapsulé le
nœud de l’affaire: « identities were always constructed in a process of mutual constitution — the making
of self through the making of others » (2005, 24). De même que « Canada » résulte, par exemple, de
l’adoption du terme amérindien originel relayé par Jacques Cartier, l’expression « Canadiens Français »
— comme substantif ou épithète — découle d’un procédé comparable d’adaptation mutuelle de ce qui
au départ représentait la manière dont les Britanniques désignaient eux-mêmes les habitants du Canada
(« French Canadians » au sens de « Canadians of French extraction ») ou tout ce qui s’y rapportait. À
l’instar du « n-word », les connotations plus ou moins péjoratives, discriminatoires ou racistes dépendent
des inflexions dans le ton.
4
Pour simplifier les nombreux renvois, je désigne Plassart-Forbes 2019 par PF suivi du numéro de page
et Plassart-Bonin 2020 par PB.
5
Les spicilèges du Montreal Herald des années 1835-1840 à McGill, ainsi que les bobines du Herald
Abstract à la Collection nationale de la Grande Bibliothèque (MIC, 1 January 1835 - 22 December 1840,
ci-après HA : BAnQ) fournissent en contrepartie un ancrage sûr permettant des mises en contexte
minutieuses.
4
5
Comme je vais le montrer, le mot « nationality » en particulier est trop bien ajusté à
l’hypothèse de départ des deux recherches pour ne pas éveiller des soupçons :
« nationality » = « French Canadians » = « souveraineté ». On discerne ici sous le
télescopage rétroactif un usage tendancieux de l’anachronisme. Dans le camp des
démocrates, la lutte d’émancipation anticoloniale des deux Canadas est conçue plutôt
en termes de « réforme » ou d’autonomie, par quoi on peut traduire « self-
government ». Le problème n’est pas tellement que ces théoricien(ne)s partagent, à près
de deux cents ans de distance, les préjugés de la grande majorité des députés
britanniques à l’endroit du caractère rétrograde, étroit, déphasé et peu entreprenant des
Canadiens dans le contexte anglo-protestant qui prévalait en Amérique du Nord, mais
que ce biais les empêche de déceler du point de vue même des radicaux anglais sous
enquête — Molesworth, Mill et Durham — leur mise en garde pourtant explicite face
aux appels insidieux à la solidarité ethnique anglo-saxonne afin de justifier, auprès du
grand public anglais, l’opposition des classes commerciales whig et tory à ce qui leur
apparaissait un dangereux mouvement populaire transfrontalier et antibritannique7.
Mon hypothèse est que, si on désire bien comprendre, du point de vue des radicaux
anglais, les tenants et aboutissants des débats sur la « nationalité » et la « démocratie »
au Bas-Canada au moment du soulèvement armée de 1837, il importe de coupler dans
le même cadre d’analyse les notions concurrentes de nationalité canadienne et ce que
6
À la différence de ce qui se passe ici, l’intérêt et la prolifération des études coloniales et impériales ne
se démet pas ailleurs. Sur les rapports entre impérialisme britannique, colonies de peuplement blanc et
discours, voir notamment Christie (2008), Devriendt (2018), Hall et Rose (2006), Harrington (2015),
Kidd (2004), Laidlaw (2012), Lester (2002), Stoler et Cooper (2013), Veracini (2013) et Wilson (2004).
7
Sur l’importance de l’opinion publique anglaise, voir infra n. 35 et n.38.
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6
Dans ce qui suit, en marchant dans les pas de PF et PB, je vais conduire une analyse
des thèmes conjoints de la nationalité et de la démocratie chez William Molesworth
d’abord, puis chez Durham et John Stuart Mill. Pour ce qui est de ce dernier, je vais
montrer qu’une lecture trop sélective des trois articles importants qu’il a consacrés au
sort du « peuple canadien » ne permet pas d’identifier ce qui se cache derrière sa
volteface apparente dans ses articles d’août et décembre 1838 par rapport à sa position
initiale énoncée en janvier 1838, c’est-à-dire le lien fort entre nationalité canadienne,
lutte démocratique et institutions représentatives dans le cadre de ce qu’il appelait, à
l’instar de beaucoup de ses contemporains, une « guerre civile ». Loin de procéder à
une révision critique, la version rétrospective édifiante de 1861 que Mill peaufine pour
la postérité relève de l’auto-aveuglement volontaire (selbsttäuschung) en contradiction
flagrante avec ce qu’il observait trente ans plus tôt. Je ferai voir à cet égard que les
ornières nominalistes strictes des auteur(e)s comportent une autre lacune importante:
l’absence de lien significatif entre le thème de la « nationalité » et la notion centrale
occultée de lutte de prédominance au sein des institutions représentatives d’une colonie
8
À rebours de ce que postule PF2019, le sentiment d’appartenance nationale en Grande-Bretagne n’a
pas attendu pour éclore le cadre de l’État-nation dans les années 1860, ni sa mise en capsule sous le
vocable « nationality ». Des travaux antérieurs sérieux (Colley, Greenfeld, Mandler) cités pourtant, mais
sans vraiment être discutés (PB16 et PB32), démontrent de manière convaincante que, dès les années
1740, ce sentiment, cette identité ou cette conscience sont déjà bien implantés.
9
Benedict Anderson, 2006, 93. Sur ce point, C. Hall relève la position ambivalente des colons écossais
et irlandais « as both insiders and outsiders, colonized by the English and colonizing the sites of
empire » (2005, 23). De son côté, Buckner (2005) mise plutôt sur l’harmonisation des appartenances
multiples au sein du monde britannique et soutient, au contraire, que la double composante identitaire
nationale et impériale des colons britanniques était parfaitement compatible.
6
7
10
Comme le démontre Aziz Rana, qui s’appuie lui-même sur Lawson (1990, 44), il s’agissait alors
essentiellement pour Londres au début des années 1770 de ne pas reproduire l’épineux cas irlandais en
Amérique en laissant libre cours, sans garde-fou, à la « Protestant ascendancy » ; voir Rana, 2010, « The
Quebec Act, Indirect Rule, and the Catholic threat » (73-79), infra n. 25 et Adam Thom (2019, Lettre
anti-française LIV) où l’éditorialiste en chef du Montreal Herald maintient encore, soixante ans plus
tard, que « [l]e but manifeste de la loi constitutionnelle de 1774, c’était que les Canadiens Français
contribuent à l’oppression des colonies anglaises ; et je pourrais même avancer, sans manquer à la charité,
que la voie de la conciliation qui s’ensuivit avait pour but de créer, à l’aide de ce peuple étranger, un
élément politique non-conducteur parmi le flux d’immigration anglaise à travers l’Amérique
britannique » (221). Le thème revient sous l’Union (voir infra, n. 50).
11
Voir Harland-Jacobs (2007) et Deschamps, « Une orange britannique », (2015, 153-187). Au chapitre
22 du Léviathan, Hobbes discute du caractère potentiellement séditieux de ce type de regroupement
« irrégulier ».
7
8
Le tri des données statistiques permet de départager, selon elles, deux périodes dans
l’usage du terme « nationalité » chez les parlementaires britanniques : une première
(1820-1842) où il se réfère essentiellement au contexte européen (Grèce, Pologne,
Belgique, Irlande) et colonial (Bas-Canada) ; et une seconde à partir de 1860 jusqu’à la
fin du siècle où il s’appliquerait au contexte social et politique à l’intérieur du
Royaume-Uni. Contrairement aux attentes, on n’assiste pas à une pointe significative
dans l’usage du mot lors de « l’année révolutionnaire de 1848 » (PF26), mais seulement
à partir de 1860, année marquée par « l’émergence du sentiment national britannique »
(PF28) » en lien avec la réforme constitutionnelle de 1867 et l’élargissement du cens
électoral masculin, mais non pas avec l’idée de « souveraineté d’un État-nation »
(PB24)12.
12
Ce cadre temporel où PF applique cette notion d’« identité nationale » au cas britannique est une
camisole de force théorique. Si pendant la période 1820-1860 le mot nationalité ne sert aux yeux des
parlementaires qu’à désigner les autres nations, cela ne prouve pas que le phénomène national était
étranger en Grande-Bretagne, dans l’empire, aux confins des zones d’influence en Méditerranée par
8
9
Cette recherche, à vrai dire, ne sert en définitive qu’à cautionner la bonne vieille
interprétation grand public sur les vertus tempérées du gouvernement mixte à l’anglaise
où est promue, dans le sillage de la Glorieuse révolution de 1688, la synergie des trois
instances « King, Lords & Commons » dans le cadre du Rule of Law13. Réduit et
confiné à une dimension ethnologique et/ou identitaire, le « principe de [ou des]
nationalité[s] » ne serait recevable dans le monde britannique — toutes tendances
politiques confondues (whig, libérale, radicale et tory) — que dans son inscription
harmonieuse au sein d’un État multilingue, multinational et multiconfessionnel dont
l’ordre fédéral canadien aurait hérité au berceau. Partant de là, les deux politicologues
parviennent, sans trop de difficulté, à indexer ce postulat de base en fonction de « la
reconnaissance formelle de l’existence d’une identité ethnique ou linguistique, qui peut
exister dans un cadre légal spécifique, mais qui n’implique pas nécessairement le droit
à la souveraineté » (PF2019, 24)14. Ce faisant, comme on le constatera, ce sont la
complexité du conflit bas-canadien exacerbé par le soulèvement armé de 1837 et l’enjeu
important du sort de la Chambre d’assemblée populaire à Québec qui, aux yeux mêmes
des radicaux anglais, sont occultés.
Mais puisque dans la bouche des parlementaires britanniques le mot « nationality »
ne renvoie qu’aux « French Canadians » (de manière polémique, unilatérale, sinon
vexatoire), deux éléments fondamentaux au cœur de la plaidoirie des radicaux anglais
sont évacués : la question de l’identité ethnique et civique des ressortissants britannico-
américains établis en sol québécois, ainsi que la notion de lutte d’ascendance
surplombant les critères d’appartenance ethnique non pas entre une minorité
exemple ou le long des côtes américaines. Le phénomène que subsume maintenant le concept de
« britannicité » a très bien pu se manifester sous d’autres vocables. Voir entre autres à ce sujet Linda
Colley (2006), Kathleen Wilson (1988) et Colin Kidd (2004 et 1999), ainsi que mes remarques en
conclusion.
13
Rappel opportun de R. W. Kostal, pour qui « law and legality were important elements of the self-
idealization of the British governing class » (2002, 462, n. 12).
14
Exemple typique en histoire des mirages du cercle herméneutique : l’enquête ne sert en définitive qu’à
confirmer ce qu’on savait déjà.
9
10
anglophone et une majorité francophone, mais plutôt entre ce qu’ils désignaient sous
les espèces du petit nombre (oligarchie) et du grand nombre (démocratie). Le tandem
PB va encore plus loin dans cette entreprise de rabaissement : ayant adopté le parti pris
de la plupart des parlementaires britanniques à l’endroit du caractère prétendument
révolu, étroit et réactionnaire de la nationalité canadienne face aux courants de la
modernité anglo-protestante, ils saluent en Durham le concepteur éclairé qui en aurait
annoncé l’incontournable mutation dans le sens d’une participation civique élargie,
éclipsant du coup le filon de l’humanisme civique au cœur du projet républicain des
patriotes que Louis-Georges Harvey (2005) a exhumé15.
15
Voir infra n. 32 et Harvey (2019b) dans la section intitulée « The Durham Report, Reform, and Race »
(226-231).
10
11
patriote, « a small faction whose object was power; who, for that purpose, appealed to
disgraceful national antipathies » (PB10). Jouant au ventriloque, les deux universitaires
font dire à Molesworth que la « dimension “nationale” des rébellions aurait été
fabriquée à des fins politiques » (ibid), qu’il n’y avait pas en fait de « véritable lutte de
races dans la province du Bas-Canada » (ibid), en rajoutent même : la « nationalité »
ne constituerait pas aux yeux de Molesworth « une base légitime pour asseoir les
prétentions à la souveraineté » (ibid). Du coup, celui-ci aurait « explicitly rejoined the
Tory argument by highlighting the dangerous consequences of the logic of national
sovereignty, when applied to Ireland : »
[But] if, on the grounds of being dissimilar in race, and of speaking a different
language, they were to accord dominion to this party in Canada, then tenfold was the
claim of the analogous party in Ireland to supremacy over a people whose native
language was far more dissimilar to our tongue, and who sprung from a stock far less
akin to ours than that of the French.
Le lecteur bienveillant suppose ici que « this party in Canada » renvoie bien, dans
l’esprit du député Molesworth, au parti patriote. Le sens du rapprochement Québec/
Irlande serait ainsi : oui aux revendications démocratiques de « ce parti au Canada »
compatibles avec l’appartenance à l’empire, mais non, décidément, à la reconnaissance
de la souveraineté sur une base raciale et/ou linguistique. Plassart et Bonin tirent de leur
interprétation la conclusion que loin d’être hostiles à toute forme d’identité culturelle
souvent décrite en termes de « nationalité », les Radicaux anglais tâchaient de le
délester du sens péjoratif proche de repli craintif sur soi et de grégarisme qu’il aurait eu
dans les siècles précédents afin de le rendre compatible avec un sens élargi de l’identité
civique. « Nationality » serait ainsi passé d’un « old, narrow understanding » (PB16, n.
77) vers une acception plus large (au sens d’esprit civique) à la base du Rapport Durham
(1839) dont s’inspireront les penseurs libéraux dans les décennies à venir. Le concept
de nationalité se serait formé par l’accrétion de couches superposées de sens évoluant
d’une strate primitive caractérisée par un « excessive or bigoted attachment to a nation
or ethnic group » (incluant le radicalisme armé dans le cas des « nationalistes irlandais »
(PB8) vers « a fully political concept » à la fin des années 1840 intégrant les
composantes identitaires, affectives et éducationnelles sous-jacentes. Le rôle de passeur
joué à cet égard par les Radicaux anglais leur apparaît crucial, parce que
11
12
they tended to see ethnic or cultural identity (often described in terms of ‘nationality’)
as perfectly compatible with a broader civic identity embodied in a multi ethnic state
with shared values and shared sovereignty (PB10)16.
Je vais montrer maintenant en quoi une lecture bien faite de cet extrait du discours de
Molesworth nécessite une remontée de quelques lignes à peine afin d’en respecter les
sinuosités et d’en saisir le mouvement même. Il est facilement disponible en ligne pour
quiconque s’en donne la peine (Hansard, vol. 40, sans pagination). On sera en mesure
de mieux comprendre, entre autres, que la référence au « ten times » dans le parallèle
Québec/Irlande constitue en fait l’aboutissement d’une itération martelée.
Mais avant tout, un constat s’impose et crève les yeux : Plassart, Forbes et Bonin ont
complètement compris de travers le sens de « this party in Canada » dans la bouche de
Molesworth. Il ne désigne aucunement le parti patriote, mais bien… le parti
oligarchique tory de Montréal assimilé au parti orangiste irlandais ! C’est à lui seul
qu’est attribué le « so-much-talk-of nationality of the French Canadians » (1838c, 396)
dont se plaindra J. S. Mill en décembre 1838. En outre, il n’est absolument pas question
de « souveraineté » ni d’une quelconque « utilisation souple du mot » nationalité que
Plassart et Forbes décèlent (PF25). Il s’agit là de considérations intercalées qui falsifient
le sens littéral du texte17. Il défigure le sens du plaidoyer que Molesworth développe en
se basant sur un extrait du Rapport de la Commission royale d’enquête mise sur pied
en 1835 suivant lequel, affirme Molesworth, la seule objection avancée pour justifier le
refus du Colonial Office d’accéder à la demande patriote d’un Conseil législatif électif
était la peur d’une insurrection de « l’autre parti, le parti antipopulaire » (Hansard, vol.
40, ma traduction)18.
Toute la diatribe de Molesworth constitue en fait une mise en garde à l’endroit de ses
collègues députés. Ceux-ci, avance-t-il, pourraient être tentés de se laisser séduire par
les sirènes d’une rhétorique identitaire transatlantique de certains de leurs congénères
expatriés au Bas-Canada qui ne cessent, eux, dans leur campagne de presse, de souffler
16
La base documentaire sur laquelle ils s’appuient à la note 68 pour étayer cette prise de position demeure
cependant extrêmement ténue.
17
En contrepartie, un petit coup de sonde dans la presse locale en décembre 1835 aurait permis de
constater, au moment de la création du British Rifle Corps à Montréal, que la menace « of the actual
establishment of a French republic on the banks of the Saint Lawrence » avalisée par le cabinet
Melbourne était la pièce de choix de la théorie du complot que les milieux d’affaires ultra-tory
peaufinaient. La citation du Montreal Herald du 17 décembre 1835 est prélevée du spicilège de Robert
Mackay, s. d., Rare Books and Special Collection Division, Université McGill, Ms 174 M19.
18
Mill et Durham ont mis le doigt tous deux sur cet aspect gênant du loyalisme tory. Voir infra n. 41 et
42.
12
13
sur la braise des « antipathies nationales » franco-anglaises en vue d’obtenir leur appui.
Prétendre comme le font PF et PB que Molesworth avait en tête le parti patriote lorsqu’il
jette le blâme sur « a small faction, whose object was power; who, for that purpose,
appealed to disgraceful national antipathies » (PB10) est une erreur d’interprétation
indéfendable19.
En revanche, une interprétation impartiale devrait montrer que Molesworth défend la
thèse qu’au Bas-Canada on ne se trouve pas dans « la prétendue (et hautement
improbable) lutte de races », mais dans un combat entre un groupe oligarchique et une
majorité démocrate plus ou moins relâchée qui transcende les clivages ethniques20. Or,
à rebours de ce que la presse tory sème à tout vent dans la vallée du Saint-Laurent, les
grandes villes américaines de la côte Est et à domicile, les véritables « oppresseurs de
la race anglaise », dit-il, ne sont pas les députés qui font partie de la majorité à la
Chambre d’assemblée, mais bien le groupuscule des ultra-torys « qui se désignent eux-
mêmes le parti Anglais ». Aveuglés par les appels à la solidarité raciale de la presse
tory, les députés aux Communes pourraient ainsi être conduits
à cautionner les désirs pervers et à satisfaire les passions odieuses d’hommes rusés et
peu scrupuleux, qui n’ont en tête que le pouvoir et dont les visées sont plus blâmables
que celles de la faction orangiste21.
Se basant toujours sur le Rapport de 1836 des Commissaires Gosford, Grey et Gipps,
Molesworth aborde ensuite la question délicate de la représentation des citoyens
d’origine britannique dans un parlement dominé par une forte majorité d’expression
française. Il fait voir qu’en regard des Seigneuries où prédominaient massivement les
Canadiens Français, la création de comtés dans les Townships (Ottawa, Missisquoi,
Shefford, Stanstead, Sherbrooke, Drummond et Mégantic) avait pour but de pourvoir
au besoin éprouvé par la population britannique ou appartenant à « la race anglo-
19
Qu’une telle méprise flagrante ait pu passer sous le nez des trois membres anonymes du comité de
lecture demeure une énigme…
20
« […] if the supposed (and highly improbable) contest of races were to take place ». Contrairement à
ce que prétendent nos auteur(e)s, Molesworth ne récuse pas « the ‘national’ nature of the
rebellions » (PB13, n. 19), il tient la dimension raciale de la lutte en cours dans le camp patriote pour
« hautement improbable » ; ce sont eux plutôt qui gomment la nuance dans le propos de Molesworth et
font montre d’une « highly tendentious reading of the quote ».
21
« […] they should be induced to sanction the wicked desires, and gratify the odious passions of cunning
and unscrupulous men, whose only object was power and whose purposes were more hateful even than
those of the Orange faction » (Hansard). Créé en 1795 dans le comté d’Armagh, l’ordre d’Orange s’est
propagé à l’échelle de l’empire par l’entremise des régiments de l’armée. Selon Frank Neal que cite
Kinealy (2006, 90, n. 66), en Grande-Bretagne, « the Irish Orange Order provided the model for Ultra
Tories in England who wanted to harness working class support in defence of the Church and
Constitution ».
13
14
22
Première occurrence du rapport 1/10: « that the British should have ten times as many representatives,
in proportion to their numbers as the French » (je souligne).
23
Opinion explicitement contredite par Durham qui renvoie dos à dos loyalistes et réformateurs: « each
class assuming false designations and fighting under false colours — the British professing exclusive
loyalty to the Crown of England, and the Canadians pretending to the character of reformers » (1912b,
321). Contrairement au Rapport (1839), ici on peut être sûr que c’est Radical Jack qui écrit.
24
Deuxième occurrence: « […] and claimed as their right a tenfold share in the representation of the
province » (je souligne).
14
15
également à l'autre faction », lance-t-il25. Suit la phrase litigieuse que Plassart, Forbes
et Bonin interprètent tout de travers pour la plier à leurs idées préconçues.
25
On voit bien ici que pour Molesworth le sens de l’appartenance « nationale » des Britanniques
comporte à l’échelle de l’empire une face obscure. C’est en ce sens que Rana parle de l’importance du
cas irlandais dans la conception même du Quebec Act de 1774 en prenant appui sur les propos du
Solliciteur général A. Wedderburn (2010, 75).
26
Linda Colley (2006) présente exactement le même argument : l’Irlande comporte un degré d’altérité
(« otherness ») plus grand que la France dans la formation identitaire britannique au XVIIIe siècle. Voir
là-dessus Christine Kinealy, dans Hall et Rose, 2006, 81.
27
« The white settlements colonies of British North America were governed by oligarchies aptly
described as “merchantocracies”» (Harland-Jacobs, 2007, 163).
15
16
bon genre. Cet aspect embarrassant témoigne en tout cas des résistances manifestes, au
sein même de la culture politique britannique, à la tendance évolutive de l’identité vers
un sens civique axé sur le respect des différences. À vrai dire, Plassart, Forbes et Bonin
ont laissé passer une belle occasion de débusquer les « stratégies rhétoriques » sous
enquête en procédant à une extension de sens : dans le réquisitoire que dresse William
Molesworth gît en effet sous le « n-word » un complexe identitaire commun à toutes
les formes exacerbées de nationalisme scandé par trois épithètes : « disgraceful »,
« odious », « hateful »28. À cette dénonciation en règle des usages partisans, abusifs,
voire xénophobes, à l’endroit des Canadiens dans la presse tory et aux Communes se
joint le commentaire dépourvu d’ambiguïté de l’ex-gouverneur en chef Gosford :
We suppose Lord Gosford must have had his eye on the [Montreal] Herald when he
penned the following sentence of incomparable severity. “The violent and unjustifiable
attacks which have been made by the ultra Tory party upon the French Canadians
generally have caused an animosity which Mr. Papineau does not fail to turn to
account.”29
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce ne sont pas tous les députés radicaux qui se
sont rangés avec la majorité bien-pensante whig et conservatrice. S’il est vrai que la
crise canadienne leur a fourni l’occasion de mettre à l’épreuve « their emerging
conception of a modern, civic ‘nationality’ in the context of British colonial policy »
(PB10), il importe de souligner que pour Molesworth (et Mill comme on va voir),
l’obstacle principal à la réalisation d’un tel objectif ne résidait pas tant dans le caractère
soi-disant dépassé et stationnaire de la nationalité canadienne que dans l’intolérance
d’une bonne partie du milieu des affaires, de la magistrature et du haut commandement
militaire à Québec, Montréal et Toronto dominés par ce que F. M. Greenwood (1992)
a appelé une « mentalité de garnison ». La plaidoirie de Molesworth s’oriente plutôt
vers l’alliage harmonieux, dans le camp des démocrates canadiens, d’un sens civique
ouvert sur la diversité et d’un patriotisme bien compris. Mais pourquoi s’arrêter en si
bon chemin ? Poursuivant la lecture roborative de Molesworth, Plassart, Forbes et
Bonin auraient pu aussi s’attarder sur la charge à fond de train qu’il engage à l’endroit
de l’incompétence crasse des gestionnaires impériaux reclus dans les « recoins sombres
28
Ce que Keith Hancock a appelé les « connotations racistes virulentes » à l’endroit de la « nationalité
canadienne-française » (Dubow, 2010, 114, n. 37).
29
Deschamps, 2015, 86-87. Les italiques sont dans l’original. Pour ce qui est en particulier du chef
patriote, toute l’affaire devait conduire en novembre 1837 à une extravagante chasse à l’homme digne
du Far West où la « tête » de Papineau allait être mise à prix. Mais il est clair qu’avec sa victoire à
l’arrachée aux élections à Montréal, Papineau pour les torys était, dès novembre 1834, l’homme à abattre.
Sa désertion pendant quelques années équivaut ni plus ni moins à un arrêt d’ostracisme.
16
17
Sous le mot fétiche « nationality » gît aussi et surtout dans la bouche de Molesworth
le sort incertain de la Chambre d’assemblée populaire à Québec dont la presse tory
exigeait à cors et à cris depuis des années la dissolution au motif que l’indélogeable
majorité canadienne entravait la croissance économique, compromettant ainsi le
développement de tout le British North America31. Comme on va maintenant s’en
rendre compte avec John Stuart Mill, cet enjeu décisif, de même que celui relatif au sort
des prisonniers politiques dans le contexte de reprise anticipée non pas de « rébellion »,
mais de « guerre civile » — (1838a, CW6, 371, 377, 380 ; 1838b, CW6, 386), « the
most ruinous, the most dishonourable, and the most fratricidal of wars » (1838c, CW6,
392) —, est complètement passé sous silence dans Plassart et Bonin.
Mill 1838a
30
Durham a été encore plus cinglant à ce chapitre: « it is quite clear that a representative government in
a colony must be a mockery, and a source of confusion » (1912a, 80). À contre-courant de toutes les
platitudes autour de la notion désuète de « gouvernement mixte », l’idée de base sous-jacente à la
pratique sanctionnée aux Communes est que, sous la férule du Premier ministre dirigeant un cabinet
solidaire, la majorité élue forme l’exécutif, contrôle le budget et procède aux nominations. Sur la « mort
étrange » du concept de « gouvernement mixte » au XIXe siècle, voir Henk te Velde (2018).
31
Voir infra, n. 46, le mot assassin de James Stuart (« their fancied existence as a separate nation ») et
Lamonde (2015, 179).
17
18
32
Ce en quoi cette interprétation se trouve damer le pion aux travaux québécois qui s’inscrivent dans le
sillage du livre phare de L.-G. Harvey (2005) sur l’« humanisme civique » inscrit au cœur du projet
patriote d’émancipation anticoloniale. Face au postulat d’une avancée présumée vers une conception
civique, Adam Smith nous invite à plus de cautèle : « nos bons offices effectifs ne peuvent que très
rarement être étendus à une société plus large que celle de notre pays » (TSM, VI, ii, 3); et ailleurs :
« l’indigne principe du préjugé national est souvent fondé sur le noble principe de l’amour de notre pays »
(TSM, VI, ii, 2). Comme je le montre plus bas, dans The Wealth of Nations, la mise en garde à l’endroit
de « l’indigne principe du préjugé national » inclut notoirement l’ordre des marchands en Grande-
Bretagne (IV, viii).
18
19
33
L’antidote au préjugé de Durham à l’endroit des « petites communautés » se trouve entre autres dans
Adam Smith, TMS (III, 3 et VI, ii, 2). Par ailleurs, le point de vue pondéré que Durham exprime dans
cette Proclamation est difficilement conciliable avec certaines phrases choc du Rapport comme celle-
ci où se laisse entrevoir plutôt la griffe d’Adam Thom: « There can hardly be conceived a nationality
more destitute of all that can invigorate and elevate a people, than that which is exhibited by the
descendants of the French in Lower Canada, owing to their retaining their peculiar language and manners.
They are a people with no history, and no literature » (1912b, 294).
19
20
the sentiment of national hostility has been aggravated to the uttermost, on both sides,
by that excessive inflammation of the passions which always attends upon bloodshed
34
Voir concernant cette « greffe » infra, Annexe 1.
35
Durham, 1912b, 321, “EXTRACT of a DESPATCH from the Earl of Durham, G.C.B., to Lord
Glenelg. Castle of St. Lewis, Quebec, 9 August 1838”. Il s’agit d’une version pieusement censurée grand
public. Durham y rapporte notamment que les oiseaux de haut vol tory de Montréal étaient même prêts
à s’annexer aux Etats-Unis, plutôt que de se soumettre plus longtemps à quelque assemblée majoritaire
d’expression française que ce soit. Voir aussi à ce sujet, infra, n. 39. Sur le remodelage de la notion de
« loyalisme » au tournant du XIXe siècle, voir Deschamps, 2020, 86, n. 5.
36
Des exaltés tory de Montréal, Mill écrira aussi en décembre: « It had alone the ear of the English
public. It was called the British party. All that was known of it by ninety-nine men out of a hundred was
that it was the “loyal” party—the party of British connection. It had all the Tory and almost the whole of
the Liberal press for its organs » (1838c, CW6, 391). Le propos de Mill sur la presse britannique rejoint
exactement ce qu’il en dira trente ans plus tard à propos de la répression sauvage en Jamaïque (voir ci-
après, n. 38).
20
21
for such a cause, and still more by this unusual circumstance, that the victorious
minority suffered extreme fear at the beginning of the contest, and that the now subdued
majority had been led to hope everything from an appeal to force (1912b, 323). Les
italiques sont les miennes.
Mill considère lui aussi que l’état réel où se trouvait le « pays » lors du passage en
coup de vent de Durham était celui d’une guerre civile larvée avec menace d’invasion
des supporteurs américains :
A country, the two divisions of whose inhabitants had just been cutting each other’s
throats, and in which the majority openly sympathised with an insurrection just
suppressed, and suppressed only by a military force which they were physically unable
to resist; one party still crying loudly for the blood of the other, which in its turn was
muttering vengeance for the blood already shed (1838c, CW6, 391-2)37.
L’article de Mill paru en janvier 1838 dans la Westminster Review est en parfaite
synchronie avec l’allocution de Molesworth. L’un et l’autre procèdent d’une
conception gémellaire sous l’angle d’approche des mots nationalité et démocratie :
même mise en garde à l’endroit des parlementaires contre le pathos de la solidarité
ethnique anglo-saxonne martelé par la presse ultra-tory aux abois at home et abroad
dépeignant les meneurs du parti populaire comme des maîtres chanteurs habiles dans
leurs manœuvres d’extorsion face à la veulerie des autorités coloniales; critique
identique à l’endroit de l’oligarchie locale dans sa lutte contre les avancées
transnationales de la cause populaire au Bas-Canada (Québec) prenant appui sur le
Rapport des commissaires Gosford, Grey et Gipps ; évocation idoine du cas anticipé de
contagion dans le parallèle Bas-Canada (Québec)/Irlande (1838a, CW6, 380) au cas où
Downing Street favoriserait l’orangisme des classes commerciales d’obédience ultra-
tory. Il faut une certaine dose d’intoxication idéologique pour ne pas voir que, loin
d’être antinomiques comme le titre de l’article de PB le laisse entendre, les thèmes de
la démocratie et de la nationalité sont parfaitement compatibles chez Molesworth et
Mill. La lutte d’ascendance en cours entre deux groupes ethniques rivaux crève les
yeux. Mill cherche seulement à désamorcer la question litigieuse de la nationalité
canadienne maniée par les adversaires du parti démocrate dans une juste perspective :
« All this cry of a hostility to the English race, and a disposition on the part of the
37
Sur les idées connexes de vengeance et de représailles, voir infra n. 40, Harvey, 2019a et Deschamps,
2015, 249, n. 178.
21
22
Assembly to tyrannize over them, is a mere work of art » (1838a, CW6, 278)38. Sa
stratégie éditoriale se déploie en deux temps. Dans le court terme, l’accent mis par les
meneurs de la majorité à la Chambre d’assemblée sur l’opposition démocratie/
oligarchie lui apparaît parfaitement recevable. Les colons américains établis dans les
Townships ont élu en effet en 1834 des députés patriotes, sans compter que des comtés
à forte majorité francophone ont élu des députés anglophones ; en outre, ajoute-t-il, des
vingt-deux députés anglophones siégeant au parlement de Québec (le quart de la
députation totale), un peu plus de la moitié parmi eux (treize en fait) appuient le
« French party », tandis que neuf seulement s’y opposent. Plassart et Bonin auraient pu,
à cet égard, nuancer un peu plus leur propos en affirmant que les Canadiens dans leur
ensemble ne se cramponnaient peut-être pas aussi obstinément à une conception
« obsolète » et « étroite » de leur nationalité.
Toujours en s’appuyant sur le Rapport de la commission royale d’enquête de 1836,
Mill s’efforce aussi de montrer sur le long terme que le clivage national perceptible
dans les années 1830 découle en ligne droite du clientélisme partisan des autorités
coloniales à l’endroit de la minorité britannique dans la magistrature et les Conseils
législatif et exécutif. En ce qui a trait en particulier à ce dernier, il précise :
the Executive Government took part with one race, against the other—it took part with
the English race, instead of being the umpire and arbitrator between both. All the
honours and emoluments flowed in the same channel, and thus the popular institutions
were severed, for the Canadians, from the Government, and they obtained no advantage
through them (CW6, 378-9). (Les italiques sont dans l’original).
Prétendre que ce sont les Canadiens qui attisent la haine entre les communautés
nationales relève de la calomnie pure et simple, car c’est le contraire en fait qui est
exact :
remembering that the local oligarchy, represented by the Council, have done their
utmost to inflame those national differences which enable them to identify their cause
with that of the British settlers and even of the mother country; is it to be wondered at
that such animosities should exist? (CW6, 379).
38
Si les radicaux anglais évitaient de présenter le conflit sous l’angle racial, c’était principalement en
raison de la faveur dont jouissait ce discours nationaliste et impérial auprès du lectorat anglais. Mill
recourra à la même stratégie trente ans plus tard dans le cas de la répression militaire en Jamaïque :
« Mettre l’accent sur le rôle joué dans ces crimes [dans la répression militaire] par les antagonismes
raciaux revenait potentiellement à exonérer leurs auteurs aux yeux d’une opinion publique britannique
qui se sentait davantage proche de la classe des planteurs blancs. En faisant l’impasse sur la dimension
raciale, Mill évitait de faire le jeu des avocats de Eyre » (Pitts, 2005, 180).
22
23
patriotes canadiens, de même qu’une discussion serrée sur les causes proches et
lointaines du basculement du conflit dans ce qui lui apparaît non pas une « rébellion »,
mais une « guerre civile » (1838a, CW 6, 371, 377, 380 ; 1838b, CW6, 386 ; 1838c,
CW6, 392)39. Il redoute même que les braises encore fumantes de cette guerre civile
occasionnent une seconde flambée de violence. Mill est tout particulièrement soucieux
à cet égard de l’épineux problème d’administration de la justice qui attend Durham
revêtu pour l’occasion d’un pouvoir dictatorial d’exception, au moment où la presse
tory ulcérée réclame la tenue immédiate d’une Cour martiale en vue de procéder au
châtiment expéditif des prisonniers politiques accusés du crime de haute-trahison
envers la Couronne — éventualité que Mill qualifie d’« indiscriminate judicial
massacre, at the prospect of which the ascendancy party in the colony are expressing
so much delight » (1838a CW6, 369)40. L’annonce de l’amnistie générale que
prononcera Durham en juin 1838 aura l’effet d’une douche froide. D’où le sabotage de
sa mission conciliatrice à partir de là. L’acquittement en septembre par un jury
« canadien » des meurtriers présumés du délateur Chartrand ne fera qu’envenimer le
débat en accentuant le désir de représailles dans le camp des défenseurs de l’ordre et de
la loi formulé sur un mode qui rappelle le spectre dans Hamlet ou anticipe le spiritisme
fin de siècle: « Loyal Canadians, the shade of the murdered Chartrand beckons you to
avenge him or die in the attempt ! » (HA : 10 septembre 1838, BAnQ).
Selon Mill, le recours aux armes par les Canadiens n’est ni trahison ni rébellion, mais
l’acte de guerre d’un peuple contre « a foreign government », étant donné que leur
allégeance première ne va pas à la Couronne ou au Parlement impérial, mais à la
39
On a ici un lien intéressant quoique inexploité avec « nationalité ». L’expression « guerre civile »
revient onze fois dans Thom [1836], 2019. Deux porte-parole du milieu des affaires, W. Badgley et G.
Moffatt, y recourent également dans un rapport de l’association constitutionnelle de Montréal en mars
1837 (Deschamps, 2015, 53). Voir aussi, sur ce point, Henry Samuel Chapman, le secrétaire du député
radical J. A. Roebuck, An Impartial and Authentic Account of the Civil War in the Canadas, London: J.
Saunders, Jr., 1838, ainsi que le compte rendu des événements dans la Democratic Review aux États-
Unis subsumés sous la rubrique « Civil War in the British North American Provinces !» (Harvey, 2019b).
40
C’est précisément sur ce point que l’article de décembre de Mill marque un retournement
incompréhensible, l’amnistie générale prononcée par Durham ayant, selon lui, reçu l’approbation de la
« faction dominante » : « but when they [“the French Canadians”] learnt from the despatch laid before
Parliament that “Sir John Colborne and the heads of what is called the British party” had approved of it
[…] that a governor who had done but one great act, and that act in concert, as it now appeared, with the
dominant faction, should not yet have made much progress in attaching the other party to his
government » (1838c, CW6, 400). Mill ici erre totalement: le Montreal Herald et The Gazette
réclamaient des châtiments exemplaires à coups de pendaison et de bannissement des « traîtres »
agrémentés de rétributions en guise de reconnaissance pour services rendus. Voir à ce sujet la position
du Montreal Herald à ce sujet à l’Annexe 2.
23
24
Quant au deuxième point, Mill endosse de manière elliptique les vues des
commissaires Gosford, Grey et Gipps selon qui, dans la perspective d’une guerre civile
entre les deux races, « the English party would be the aggressors » (CW6, 377). En août
1838, Durham confirmera cette prolepse au détour d’une proposition subordonnée de
type concessif43. Sans entrer dans le détail des liens et des manœuvres unissant dans un
même esprit de corps l’état-major, les miliciens volontaires, le Conseil de la
magistrature et l’élite commerciale ultra-tory, Mill était scandalisé que ce parti
britannique montréalais
41
« The people of Canada had against the people of England legitimate cause of war. They had the
provocation which, on every received principle of public law, is a breach of the conditions of allegiance »
(CW6a, 370). Voir ci-après n. 43 le mot de Durham à ce sujet et Bell, 2010, 48. Il y a dans Smith (1789),
Théorie des sentiments moraux, III, 3 ; VI, 2, une justification théorique à cette primauté (ci-haut n. 32
et 33).
42
Dès 1835, le rédacteur en chef du Montreal Herald, Adam Thom, l’avait claironné — plutôt trois fois
qu’une — dans l’une de ses Anti-Gallic Letters : « An English insurrection, however, a conciliatory
cabinet may wisely dread—an insurrection not against a British King but against a French Viceroy. Such
an insurrection is to be dreaded, not only as comparatively probable, but as absolutely certain of ultimate
success » (Deschamps-Philpot, 2016, 76-77 et Thom, 2019, 63).
43
« The consequent rebellion, although precipitated by the British from an instinctive sense of the danger
of allowing Canadians full time for preparation, could not, perhaps, have been avoided » (1912b, 323).
24
25
have actually the presumption (or somebody has it for them) to expect that the political
constitution of a long-settled country is to be shaped to suit their convenience (CW6,
380)44.
44
Mill ici marche dans les pas paternels. Dans “On Colonies”, qu’il signe en 1825 pour l’Encyclopaedia
Britannica, James Mill a en effet écrit: « It never ought to be forgotten, that, in every country, there is a
“Few,” and there is “a Many”; that in all countries where the government is not very good, the interest
of “the Few” prevails over the interest of “the Many” and is promoted at their expense. It is according to
the interest of “the Few” that colonies should be cultivated. »
45
Et non pas « separate body » (Bell, 2020, 48). Mill surfe sur ce même registre familial en 1861:
« England was like an ill brought-up elder brother, who persists in tyrannizing over the younger ones
from mere habit, till one of them, by a spirited resistance, though with unequal strength, gives him notice
to desist » (Essays on Representative Government, CW19, 199).
25
26
essentiel établit de longue date dans leur plaidoirie anti-canadienne. Comme l’a bien vu
Yvan Lamonde (2015, 179), le fil conducteur remonte au moins jusqu’à James Stuart
(1824, 94) où, relativement à la « population Française du Canada » et au second projet
d’union législative des deux provinces canadiennes, il était question d’une menace à
peine voilée de recours aux armes dans le camp des loyaux sujets de Sa majesté au cas
où devait prendre forme « their fancied existence as a separate nation »46.
Le plan en question, d’autre part, se rapporte à l’espèce d’« union fédérale » assez
floue que Durham avait en tête. Mill en avait d’ailleurs évoqué la possibilité à la fin de
son article en janvier: « What may be done for the less numerous race, if it is found
impossible that both should live harmoniously under one government, is to give them
separate Legislatures » (1838a, CW6, 381. Les italiques sont dans Hansard)47. Il faut
bien voir à cet égard que ce qui se profile sous les mots du discours manifeste est le sort
pendant de la Chambre d’assemblée à Québec, c’est-à-dire « the representative
constitution of a free people » (1838b, CW6, 384). Il s’y attarde un instant, le temps de
décrocher une apostrophe aux députés:
[…] under the pressure of alleged necessity, you have confiscated the free constitution
of a people and thrust aside all the acknowledged principles of a constitutional
government […] (1838b, CW6, 385).
Suit le passage épineux sur l’idée non pas de destruction mais de fusion « de leur
nationalité de race en nationalité de pays ». Ici manifestement Mill s’approprie le terme
controversé en le pliant à un projet encore extrêmement flou moyennant lequel la
restitution de la Chambre d’assemblée où prévaudrait encore une majorité « française »
serait enchâssée dans une structure fédérale. On peut, à vrai dire, tirer à peu près tout
ce qu’on veut de ce genre d’énoncé amphigourique. La conversion anticipée des
Canadiens en « British-Americans » sonne comme du pur verbiage. La notion de
« nationality of country » apparaît non moins fumeuse. Mais il est clair que Mill vise
quelque chose qui s’apparente à ce qu’on appellerait aujourd’hui, avec un accent bien
senti de vertueuse réprobation, le nationalisme ethnique des Canadiens. Duncan Bell
46
« PETITION of the Subscribers, His Majesty's dutiful and loyal Subjects, of British birth or descent,
Inhabitants of the City and County of Montreal in the Province of Lower Canada » (1824, 94). En fait,
ces pétitionnaires auraient très bien pu s’accommoder d’une nationalité canadienne séparée si Montréal
et la péninsule de Vaudreuil avaient été rattachés au Upper-Canada. Jusque vers les années 1920,
Montréal est le pivot géostratégique autour duquel se structure tout le British North America.
47
Citant le Rapport des commissaires Gosford, Grey et Gipps, les attributions d’un tel pouvoir se seraient
limitées à: « the navigation of the St. Lawrence, the duties by which their commerce is to be regulated,
their railroads, their bridges, their internal communications, and their monetary system » (1838a, CW6,
382).
26
27
suggère plutôt d’y voir la marque d’un projet utopique cherchant à « combining the best
characteristics of each “race” […] », en vue de privilégier « a sense of commitment to
the state as opposed to the particularism of ethnic interests » (2010, 48). Cette
interprétation colle plus, à mon avis, au plan fédéral que Mill avait en tête.
L’idée de « fusion » d’un type de nationalité primaire vers un type plus artificiel et
plus élaboré demeure cependant maladroite, sinon tout à fait contradictoire, car le
processus qu’il envisage à long terme devait se réaliser de manière insensible en partant
du haut vers le bas, c’est-à-dire, à travers d’abord la formation d’une classe politique
fonctionnelle par-delà les rivalités de partis et se propager ensuite vers la société civile
sans ingérence directe dans la sphère privée, c’est-à-dire un domaine de relations
sociales qui ne se confond ni avec la société civile, ni avec les institutions politiques,
mais concerne les rapports domestiques de genre, la langue d’usage, les manières et les
différents aspects de la vie communautaire de ce peuple.
Au lieu de « fusion », il semble plus approprié peut-être de parler de « scission » ou
de scissiparité du noyau canadien originel. Duncan Bell a bien mis le doigt sur le nœud
du dilemme : dans les vues utopistes de Durham et de Mill, le plan fédéral devait
éventuellement « eliminate one of the residual problems encountered in Canada: the
problem of nationalities » (2010, 48). Dans l’esprit des radicaux anglais, le projet
d’amalgamation comporte ainsi un aspect complémentaire fondamental eu égard à la
mutation et altération de la nationalité canadienne : le processus inverse —
chiasmatique si on veut — moyennant lequel les défenseurs exaltés de l’intégrité
inviolable de l’empire ralliés à l’heure du péril sous la « red cross banner » contre
l’établissement d’une « French Democracy (HA : 7 mars 1837, BAnQ) étaient
inévitablement destinés à devenir, tôt ou tard, des Canadiens. Quant aux termes
génériques sous lesquels devait se produire l’amalgame identitaire fantasmé à travers
le « plan fédéral » de Durham, dans une sorte de quadrature du cercle, « Canada » et
« canadien » étaient désormais voués à intégrer les dimensions nationalitaires française,
britannique et américaine.
Or, c’est précisément sur ce point que le concept d’« identité impériale ‘britannique’ »
avancée par PB aurait gagné à être développé en le confrontant à la notion revampée de
« nationalité de pays » chez J. S. Mill. Comme on l’a vu, pour ces deux universitaires,
il ne comporte rien de « nuisible » ; il n’offre qu’une face bienveillante, cosmopolite,
émancipatoire. À travers les lentilles de leur périscope Plassart et Bonin n’en voient pas
la partie submergée, celle que révèle au grand jour les Radicaux anglais et qui existait
27
28
aussi bien at home qu’à l’échelle de l’empire parmi la diaspora, une face moins
inclusive allant bien plus loin que de simples clichés vexatoires ; cette face ténébreuse
est marquée de fait par l’intolérance envers les communautés nationales autres, voire
carrément ségrégationniste. Du coup est compromis sinon torpillé de l’intérieur
l’objectif louable d’acquérir une « compréhension plus approfondie des stratégies
rhétoriques et politiques des écrivains politiques en Grande-Bretagne à la fin des années
1830 » (PB2). Ce n’est qu’en détaillant les composantes de ce qu’il faut bien appeler
ce chauvinisme xénophobe antifrançais parmi la caste ultra-tory (qui remonte à la
création même de la Province of Quebec en 1774) qu’on pourra comprendre la raison
du report pour une génération du plan de fédération durhamien et le torpillage de sa
mission conciliatrice.
Rien n’est plus trompeur à cet égard que la vue édifiante que Mill peaufinera en 1861
pour la postérité dans son miroir enchanté :
We were wise enough not to require a second warning. A new era in the colonial policy
of nations began with Lord Durham’s Report; the imperishable memorial of that
nobleman’s courage, patriotism, and enlightened liberality, and of the intellect and
practical sagacity of its joint authors, Mr. Wakefield and the lamented Charles Buller
(CW19, 199).
48
Tout comme le chef patriote Papineau, Durham aura été en fait l’agneau sacrifié sur l’autel du
libéralisme impérial triomphant.
28
29
en procédant à des élections ne ferait que rouvrir les plaies non cicatrisées encore
saignantes de cette guerre intestine) ; d’autre part, l’intransigeance des officines ultra-
tory et orangiste dans l’armée et les classes commerciales à Montréal et Toronto qui,
par le sabotage de la mission de paix de Durham et son plan d’union fédérale, sont
parvenues dans les faits, avec leurs alliés à la Chambre des Lords, à infléchir et à dicter
au Colonial Office la ligne à suivre, dont l’article premier, connu depuis vingt-cinq ans,
était la confiscation de toute assemblée populaire où prédominerait une majorité
d’expression française49. Était exclue à leurs yeux quelque réactivation que ce soit d’un
parlement « français » séparé, même assujetti en dernière instance à une autorité
fédérale. Bel exemple non pas de tension, mais de renversement des rapports allégués
de subordination métropole/colonie !
C’est en cela précisément que consistent les contorsions rhétoriques de Mill. Au
moment de l’arrivée de Durham en juin, il espérait encore un règlement pacifique :
When Lord Durham landed in Canada the insurrection was already suppressed; the
work of the sword was done, and what remained was to heal its wounds, and obviate
the necessity of again drawing it (CW6, 1838c, 393).
49
« […] its days are numbered », vaticinait déjà A. Mallalieu en juin 1835 à propos de ce qu’on appelait
encore à l’époque les « Communes du Bas-Canada ». Dans son article programmatique du Blackwood
Magazine que cite de travers Plassart et Bonin (2020, 7), il écrit notamment: « The catalogue of its crime
and its follies is long enough to justify, not alone the cashiering of the Assembly, but the castigation of
its leading members »; voir là-dessus, Deschamps, 2015, 103-104.
50
Ne témoignent pas tout à fait en faveur des vues iréniques de Mill le spectre d’une « French
domination » au moment de l’incendie du Parlement « canadien » par des émeutiers loyalistes à Montréal
en avril 1849 suivi du manifeste annexionniste en septembre (Deschamps, 2013). Loin de d’adoucir les
antagonismes identitaires, Varouxakis cite un article anglais de 1843 intitulé symptomatiquement « The
29
30
Nationality Fever » où est exprimé le danger de reproduire sous l’Union “an Ireland on the other side of
the Atlantic” (2018, 146).
51
Voir supra, n. 8 et 9, ainsi que « Le mythe de l’empire-nation » (Lefebvre, 1970, 80-128).
52
« […] the vessel of the State is not in great danger only, as I had been previously led to suppose, but
looks like a complete wreck » (Durham [1838] 1912b, 319).
53
L’expression est d’un membre libéral démissionnaire en 1836 de l’association constitutionnelle, Adam
Ferrie. Voir, Deschamps, 2015, « Schisme à la CAM et mainmise des éléments radicaux ultra-tory », 46-
47.
54
Sur la notion de « Greater Britain », voir notamment Dilke (1868), Gould (1999), Armitage (1999) et
Pitts (2012). Au Square Dorchester à Montréal, on peut encore admiré la statue colossale érigée en
souvenir de la guerre des Boers où est inscrit sur un des côtés « Imperium et Libertas ».
30
31
strength to make himself obeyed by both, is a blessing beyond all price, and such a
mediator it behoves the mother country to be. (1838a, CW6, 380).
Les faits têtus lui donnent tort. À vrai dire, Mill a eu nettement tendance à surévaluer
les pouvoirs proconsulaires consentis à Durham qui lui aurait permis non seulement de
commander à l’armée, aux milices volontaires et aux services secrets, mais de
s’interposer effectivement comme arbitre impartial entre les radicaux des deux camps.
Bien qu’il demeure extrêmement critique envers le petit groupe factieux « loyal » établi
à Québec, Montréal et Toronto, Mill n’a pas poussé l’analyse des affinités électives que
ce groupe avait nouées avec des gouverneurs militaires à la poigne dure tels Craig ou
Dalhousie et entretenait toujours du reste avec Colborne, le « héros constitutionnel »
qui, après l’éviction de Gosford en février 1838, allait prendre les commandes de l’État
à la tête du Conseil spécial55. À travers le réseau des loges maçonniques et orangistes
dans les régiments et la société civile — pour ne rien dire des associations sans statut
légal mais tolérées du type Doric Club —, la haute gomme des entrepreneurs ultra-tory
et l’état-major formaient, à vrai dire, sous l’étendard loyaliste, un groupe fraternel en
symbiose capable d’infléchir la politique impériale56.
Les lacunes, contresens et apories dans les articles de J. S. Mill invitent à pousser les
recherches sur quelques points sensibles qu’une revue des recherches actuelles met bien
en relief: les « intérêts britanniques » dans une perspective d’expansion impériale ; le
rôle partisan de l’état-major en milieu colonial à l’endroit des élites commerciales ; le
concept de guerre civile et les mesures d’exception, etc.
Conclusion.
55
« Sir John Colborne relied with unbounded confidence on the unswerving loyalty and indomitable
courage and perseverance of the children of the sea girt isles and their descendants, and he did not rely
in vain. At his call, they rallied round the red cross standard of Britannia, eager to show their devotion to
their Queen and country at the expense of their treasure and their blood; and against whom were they
called on to rally, but “the great majority of the people,” who were either secret or avowed rebels? »
(Extrait de la sélection hebdomadaire parue le 9 juin 1838 (MH, BAnQ).
56
Elinor Senior a bien encapsulé le phénomène en rapprochant l’« émeute » orchestrée de 1832 et
l’incendie du Parlement canadien à Montréal en 1849 marquant, selon elle, la fin de « la vieille alliance
entre la garnison et le Parti britannique qui s’est nouée en 1832 et s’est épanouie durant les rébellions »
(1981, 107).
31
32
il est trop bien ajusté à l’objet qu’il prétend décrire. Pour être fidèle aux propos des
députés radicaux aux Communes ainsi qu’à John Stuart Mill, le mot gagne à être couplé
avec tout ce qu’englobe aujourd’hui le concept dominant de « britishness ». Pour ne
rien dire de « Britannia », « old England », « parent State », « Englishmen »,
« fatherland », « mother country », « home », « Albion », « John Bull », « Anglo-
Saxon race » ou « own natural born island subjects », l’examen des emplois foisonnants
de « British » (dans le Montreal Herald entre autres) s’avérerait extrêmement utile ; il
ferait voir à quel point était cruciale, à cette époque maintenant bien révolue, la question
des repères identitaires relatifs aux affects liés à l’origine (ou aux origines). « British »,
en effet, est associé dans le Montreal Herald à « origin » bien sûr, mais aussi à
« subjects », « birthrights », « freedom », « party », « blood », « feeling »,
« constitutional liberty », « settlers », « capital », « emigrants », « language », etc.57.
On peut pousser aussi les recherches sur l’imaginaire impérial tory de Montréal en
aval. Point Counterpoint d’Aldous Huxley (1928) par exemple s’y prête bien. Dans le
roman de Huxley, il est question notamment de la réunion d’un groupe proto-fasciste à
Hyde Park, la Brotherhood of British Freemen. Certains passages dans le discours de
son dirigeant permettent des rapprochements intéressants avec certains thèmes
développés dans le Montreal Herald des années 1830, tels le statut de « hors-la-loi » et
la régression à l’état de nature des membres qui se trouve en parfaite correspondance
avec les propos d’Adam Thom lors de la Saint-Jean de 1835 ou au moment de la
création du British Rifle Corps en décembre de la même année. Autre illustration : la
référence à la résistance héroïque des Spartiates aux Thermopyles dans le roman de
57
La même excursion avec anti-British assurerait une récolte non moins abondante: « anti-British
majority », « anti-British faction », « anti-British policy », « anti-British Frenchmen », « anti-British lip-
loyalists », etc.
32
33
1928 est curieusement la même qu’évoque « Legion » en 1840 pour rejeter l’idée de
fusion des milices canadienne et britannique.
(Huxley, 1928):
It is for us free and disciplined Englishmen to deliver our country from the slaves who
have enslaved it. Three hundred fought at Thermopylae against tens of thousands.
(Legion, MH: BAnQ, 5 mars 1840):
We do not desire to be mixed up with persons in whom we could have no confidence.
We only stipulated to be left alone and then if circumstances should again require it, it
will be found that the little band of Leonidas are fully able to defend the passes of
Thermopiles.
On a besoin d’une étude en vue de sonder la validité du lien entre culture impériale,
sociabilité masculine et le complexe d’obsidionalité des Tories montréalais. Dans le
rang des volontaires, « esprit de corps » encore vivace en 1840. Un article d’avril 1840
y invite :
The government is bound to protect the civilians against enemies from without and foes
from within, and it is only in cases of the utmost emergency, such as occurred in 1837
and 1838 in this Province, that the Government can be justified in appealing to the
loyalists and forming them into volunteer force. A like emergency may again occur,
and we think it would be no more than prudent in the Government to keep alive, to a
certain extent, the esprit de corps which animated, and still does animate, the volunteers
– to preserve to them a local habitation and a name, and to cherish, instead of attempting
to extinguished, the vis vivida which still burns in their bosoms (MH: 18 avril 1840
BAnQ).
L’affiliation assermentés à des clubs privés comme les loges maçonniques dans les
coins les plus reculés de l’empire ne constitue-t-elle pas « the centre and symbol of
British imperialism... with its cult of exclusiveness, superiority » (Sinha, 2001,
490) ? George Orwell exprime parfaitement cet aspect des choses lorsqu’il évoque dans
Burmese Days (1934) les cinq principaux commandements du pukka sahib:
Keeping up our prestige; The firm hand (without the velvet glove); We white men must
hang together; Giveth em an inch and they’ll take an ell: and Esprit de Corps.
Rien en somme qui ne contredise non plus, semble-t-il, la « mentalité de garnison »
(Greenwood) dans la magistrature, la milice et la finance de Craig à Colborne. Il faut
pousser la réflexion sur les rapports entre le centre métropolitain (Londres) et les divers
milieux culturels de la diaspora britannique et comparer ce qui est comparable à
Montréal, Kingston, Le Cap ou Madras. Comme le remarque encore Sinha:
33
34
This new scholarship, indeed, has drawn attention to what John Mackenzie has
identified as the “centripetal” dimension of imperial influence. In contrast to the
hegemonic model of “centrifugal” analyses, which focus primarily on the radiation of
imperial influence from the British metropole outward to the colony, the focus of much
of the recent work in British imperial historiography has been on the imprint of empire
on “national” British culture at home (2001, 495-6).
Par ailleurs, il y a une façon de bien faire comprendre que le thème des luttes
démocratiques au sein des institutions représentatives ne se réduisait pas au Bas-Canada
à la question de la « nationalité » canadienne ; elle consiste à les recadrer dans une
optique comparative continentale. En effet, au premier abord, les préventions des
« bloody Tories » à Montréal envers la Chambre d’assemblée populaire semblent tout
à fait en phase avec la méfiance des élites fédérales aux États-Unis à l’endroit des
assemblées populaires et de ce que Madison lui-même a appelé les périls de la « pure
démocratie » où sévirait le caractère coercitif, discriminatoire et « tyrannique » du vote
majoritaire envers les groupes minoritaires ou les lobbys d’affaires (Volk, 2009).
Il faut pousser les recherches aussi sur le projet impérial britannique au XIXe siècle.
À la fin des guerres contre-révolutionnaires et napoléoniennes (1789-1815), la
contradiction fondamentale du projet impérial britannique réside en effet dans la
coexistence d’un esprit de conquête toujours axé sur la violence et la ségrégation,
l’indéniable esprit de tolérance et le pragmatisme des autorités coloniales envers la
diversité des communautés réparties aux quatre coins du globe et leur foi dans la valeur
du libre commerce en tant que substitut à la guerre et vecteur d’émancipation au cœur
même de la « modernité »58. Une des touches ironiques de la « rébellion » canadienne
de 1837 à cet égard est qu’on peut la considérer à la fois comme bouclant le cycle des
révolutions atlantiques et inaugurant la première d’une série de plus de soixante-dix cas
de répression militaire musclée pendant le long règne de la reine Victoria (1837-
1901)59. Les trente ans qui s’écouleront avant qu’elle ne devienne reine du Canada
58
Selon H. Laurens (2009, ), la différence spécifique entre territoires dominés et colonies de peuplement
blanc se rapporte aux « garanties d’emprunts accordées par la métropole » comme dans le cas du projet
de canalisation du Haut-Canada financé par la banque Barings de Londres.
59
En plus des cas de proclamation de la loi martiale (Barbade, Ceylan, cap de Bonne-Espérance,
Céphalonie, Guyana et Saint-Vincent, ce règne a été ponctué de nombreuses guerres et campagnes
comme le rappelle Phiroze Vasunia (Kelly, 2009, 100, n. 65) : 1839-42, guerre de l’opium en Chine ;
dans les années 1840, conquête du Punjab, ainsi que guerres contre les Kafirs en Afrique du sud et les
Maoris en Nouvelle-Zélande ; 1854-56 guerre de Crimée ; 1854, conquête du sud de la Birmanie ; 1856-
60, seconde guerre de Chine ; 1857, attaque contre la Perse et « mutinerie » indienne ; 1865, répression
sauvage en Jamaïque ; 1866, expédition d’Abyssinie ; 1870 ; refoulement des expéditions des Fenians
au Canada ; 1871, écrasement de la résistance Maori ; 1874 campagne contre Ashantis en Afrique du
sud ; et 1882, conquête de l’Égypte.
34
35
60
« […] the prolonged period of state-sanctioned violence under martial law was a grievous breach of
trust » (2002, 461). On pourrait aussi traduire la queue de la phrase par « manquement grave à
l’obligation fiduciaire » entre gouvernants et gouvernés.
61
Je ne peux rien faire de mieux ici que renvoyer aux études de Fecteau, Greenwood et Watt dans
Greenwood et Wright (2002).
35
36
Annexe 1. Américanité
62
Voir à cet égard la Lettres anti-françaises (XXIV) où le rédacteur en chef du Montreal Herald promet
aux ministres du cabinet Melbourne qu’à Montréal la « voix transatlantique de tonnerre » saura se faire
entendre à « la plus infidèle des mémoires » (2016, 103; 2019, 94).
36
37
will be as much benefit to the Canadians themselves as to the other portion of Her
Majesty’s subjects (HA: 6 février 1840, BAnQ).
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