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Le British North America Act de 1840 et la jonction du discours radical tory

montréalais avec l’impérialisme libéral anglais

Deux postulats de base de l’interprétation standard à propos de 1840

Pourquoi devrait-on s’intéresser au British North America Act de 1840 dont on souligne

cette année le 175ième anniversaire ? En dépit du fait qu’elle soit une mesure tâtonnante,

expérimentale et dilatoire, l’union législative de 1840 du Haut et du Bas-Canada

(l’Ontario et le Québec actuels) est fondamentale, car en plus d’instaurer le prototype

d’union générale de toutes les colonies du British North America dont la confédération de

1867 sera la réalisation partielle, cette union visait à établir, dans l’optique même de

Durham, son concepteur réputé d’après Immigration Canada1, quelque chose comme

une nouvelle nationalité britannique en Amérique du Nord en mesure de résister à

l’attraction puissante du voisin américain tout en mâtant les aspirations républicaines du

parti patriote majoritaire. Cette interprétation grand public repose sur deux postulats : la

croyance, d’une part, que la fusion de 1840 est sortie toute casquée de la tête de Lord

Durham lors de son passage en coup de vent en 1838 ; l’idée, d’autre part, qu’elle a été

imposée unilatéralement par le parlement impérial à Londres comme mesure palliative

aux insurrections populaires de 1837 et de 1838 en attendant le grand jour d’une union

consensuelle de type fédéral que Durham, dans ses vues larges et éclairées, appelait de

tous ses vœux2.

1
Découvrir le Canada. Les droits et responsabilités liés à la citoyenneté. Document publié par Citoyenneté
et Immigration Canada, [En ligne] [http://www.cic.gc.ca/francais/pdf/pub/decouvrir.pdf], p. 17-18.
2
C. P. Lucas, Lord Durham’s Report on the Affairs of British North America, 3 volumes, Oxford,
Clarendon Press, 1912, 2, p. 303-329.
Pour ce qui est du premier postulat, il s’inscrit dans le cadre impérial plus général de la

formation des Dominions blancs (Canada, Australie et Nouvelle-Zélande) par

l’attribution notamment de la responsabilité ministérielle. Ian Mckay en constitue l’un

des derniers porte-flambeaux et l’infléchit dans le sens d’une authentique « révolution

libérale canadienne » : « [f]ormant un seul moment, écrit-il, les rébellions de 1837, le

Rapport Durham et la loi de l’Union de 1841 pourraient être interprétés comme le point

culminant marquant la défaite des adversaires du libéralisme humaniste et

civique […]3 ». C’est là faire peu de cas du point de vue des libéraux radicaux anglais,

J. S. Mill en tête4. Une lecture bien faite du Montreal Herald (1835-1840) et des

principaux manifestes de l’Association constitutionnelle de Montréal pendant cette

période permet de porter un jugement un peu plus nuancé sur cette interprétation

soporifique. Prenant appui sur cette base documentaire négligée, ma thèse est que loin de

détenir un rôle de premier plan, Durham apparaît plutôt comme un simple

commissionnaire du puissant lobby montréalais, sinon un bouc émissaire dépêchée en

catastrophe pour calmer les ardeurs de ses dirigeants engagés dans une lutte à mort contre

les radicaux du parti adverse5. L’un des buts que je me propose est de montrer à ce sujet

que les deux principales recommandations du Rapport Durham – union législative du

3
McKay, Ian, « The Liberal Order Framework: A Prospectus for a Reconnaissance of Canadian
History », Canadian Historical Review, vol. 81, no. 4, 2000, p. 632. L’article est reproduit dans Jean-
François Constant et Michel Ducharme (dir.), Liberalism and Hegemony. Debating the Canadian Liberal
Revolution, Toronto: University of Toronto Press, 2009.
4
Mill, 1838, [en ligne], http://english.republiquelibre.org/Radical_Party_and_Canada:_Lord_Durham_and
_the_Canadians.
5
Notons que l’alliance des deux colonies canadiennes avait déjà été préconisée par les réformateurs
patriotes, dont Papineau lui-même : « L'agitation bat son plein. Ils (les réformateurs du Haut-Canada) ont
l'intention d'envoyer une délégation de sept membres à la Convention ou, comme ils l'appellent, le Congrès
des deux provinces, au cours de laquelle seront jetées les bases d’une constitution purement démocratique,
et l'Angleterre sera informée que c’est uniquement selon les principes de cette Constitution que nous allons
maintenir la connexion avec elle, à défaut de quoi, si elle ne nous le concède pas, nous obtiendrons justice
indépendamment d’elle »; voir François Deschamps, La “rébellion de 1837” à travers le prisme du
Montreal Herald. La refondation par les armes des institutions politiques canadiennes, Québec, Presses
universitaires Laval, 2015, p. 241.
Haut et du Bas-Canada visant à imprégner de manière indélébile le caractère national

anglais à la colonie bas-canadienne et assimilation des Canadiens d’origine française –

proviennent des milieux tory de Montréal non seulement depuis 1835, mais découlent en

ligne droite de James Stuart, leur porte-parole lors de la crise de l’union de 1822.

Quant au deuxième postulat de base de l’interprétation libérale dominante, Eugénie

Brouillet mentionne par exemple, dans une publication récente, qu’à l’encontre de la

constitution de 1867, dont le contenu a été élaboré par les représentants politiques des

colonies elles-mêmes, « les constitutions antérieures leur avaient été imposées par la

métropole britannique »6. L’idée implicite ici est que 1867 est un projet enraciné qui part

de la base, alors que les constitutions de 1791 et de 1840 auraient été imposées de

manière unilatérale du haut vers le bas. Si, de fait, en 1840 et 1841, le changement de

constitution a été effectué sans le consentement de la Chambre d’assemblée du Bas-

Canada ‒ suspendue temporairement en février 1838, celle-ci, comme on sait, ne

ressortira des limbes que trente ans plus tard satellisée dans le nouveau cadre fédéral ‒, en

contrepartie, on ne peut passer sous silence, dans le cas de la loi constitutionnelle de

1791, les pressions locales sur les autorités impériales afin de doter le Bas-Canada d’une

Chambre représentative élue, comme on le constate à Montréal dès les années 17807. Et

en ce qui a trait au British North America Act voté par le parlement impérial en 1840, on

ne peut ignorer non plus qu’il répondait au Bas-Canada aux vœux ardents des magistrats,

des marchands et des banquiers ultra-tory regroupés dans l’Association constitutionnelle,

6
Voir Eugénie Brouillet, « 1er juillet 1867. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique », dans pierre
Graveline, (dir.) avec la collaboration de Myriam d’Arcy, Dix journées qui ont fait le Québec, Montréal,
VLB, 2013, p. 113.
7
Voir Murray F. Greenwood, Legacies of Fear: Laws and Politics in Quebec in the Era of the French
Revolution, Toronto, The Osgoode Society, 1993.
les brigades volontaires ou la police semi-clandestine du Doric Club dont le Montreal

Herald se vantait d’être l’organe exclusif de diffusion. On sait, par ailleurs, que le British

North America Act de 1840 a été entériné conjointement par la Chambre d’assemblée du

Haut-Canada et le Conseil spécial mis en place dans le district de Montréal dans le cadre

de la loi martiale de décembre 1837 et de novembre 18388.

L’apport décisif du discours radical tory au libéralisme impérial

Dans ce qui suit, je me concentrerai uniquement sur l’interprétation libérale revampée

qui a cours depuis une vingtaine d’années. Le discours radical tory de Montréal s’y

trouve pour ainsi dire dilué dans la mouvance de ce que Jennifer Pitts et Catherine Hall

appellent l’« impérialisme libéral » aux teintes philanthropique et progressiste9. Mais ce

faisant, l’insistance sur la neutralité axiologique de l’État encadrant l’épanouissement des

libertés individuelles est amputée de deux membres encombrants : le discours martial

ultra-tory qui préconisait sans fausse pudeur, en cas de nécessité, le changement de

constitution par les agressions physiques et la violence armée, ainsi que ce que j’appelle

la britannicité exacerbée de ces mêmes tories vis-à-vis non seulement les Canadiens en

général, mais face aussi aux dirigeants de la coalition whig-radicale au parlement

impérial. L’incendie criminel du parlement canadien et le manifeste annexionniste de

8
Voir de Steven Watt, Authoritarianism, Constitutionalism and the Special Council of Lower Canada,
1838-1841, MA (History), McGill University, 1997, ainsi que « State Trials by Legislature : The Special
Council of Lower Canada, 1838-1841 », dans Murray F. Greenwood, et Barry Wright (dir.), Canadian
States Trials, II, Rebellion and Invasion in the Canadas, 1837-1839, Toronto; London, Buffalo, The
Osgood University of Toronto Press, 2002, p. 248-278 ; Maurice Séguin, Histoire des deux nationalismes
au Canada, Montréal, Guérin, 1997.
Watt, 1997 et 2002, p. 248-278; Séguin, 1997, p. 305-321.
9
Voir Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et
la question impériale, 1770-1870, Paris, Les Éditions de l’atelier, [2005], 2008 (la traduction française de
ce livre est une approximation de l’original qui se lit : A Turn to Empire. The Rise of Imperial Liberalism in
Britain and France; Catherine Hall, Macaulay and Son. Architects of Imperial Britain, New Haven et
Londres, Yale University Press, 2012.
1849 laissent bien voir, du reste, comment ces deux éléments du radicalisme tory

demeuraient encore bien vivaces à Montréal au cours des années 184010. Mon objectif

consiste donc à problématiser sous ce rapport la jonction supposée du discours radical

tory avec l’impérialisme libéral, humaniste ou civique. À vrai dire, l’apport décisif de ce

discours dans les années 1830 à l’impérialisme libéral anglais avec lequel il a fini par se

fondre a trait à deux composantes essentielles et indissolubles : le caractère ethnique et

martial de l’expansionnisme anglais au 19ième siècle soutenu par une immigration

massive11 dont la marine et l’armée constituaient les fers de lance. Si, à l’échelle de

l’empire, ces deux éléments coexistent avec des éléments mieux connus de la

configuration générale du libéralisme — conversion avec le Reform Bill de 1832 de la

cinquantaine de « rotten borroughs » dévolus jusque-là en partie à la « représentation

coloniale » aux Communes des lobbies liés au commerce impérial au profit de la

députation irlandaise et des milieux urbains émergents (Birmingham, Liverpool, etc.)12,

abolition de l’esclavage en 1833, promotion de l’idée d’égalité des droits, credo libre-

échangiste à saveur humaniste et pacifiste qui tend à dissocier les liens entre commerce et

empire, etc. — force est de reconnaître toutefois que dans l’historiographie récente au

Canada ils ont été discrètement relégués à l’arrière-plan13. Cette mise en sourdine des

dimensions ethnique et militaire de l’expansionnisme anglais a permis cependant de

10
Voir François Deschamps, « L’incendie du parlement et le manifeste annexionniste : la face cachée du
torysme montréalais », Bulletin d’histoire politique, vol. 22, n° 1, 2013, p. 28-57.
11
« Pour la période 1815-1850, autour de 600,000 Anglais, « Écossais et Gallois quittèrent la Grande-
Bretagne [tandis que] 2 millions d’Irlandais quittent le Royaume-Uni […] »; voir Géraldine Vaughan et
alii, Le monde britannique, 1815-1931, historiographie, bibliographie, enjeux, Paris, Éditions Belin, Capes
Agrégation, 2010, p.118.
12
Sur ce point, voir Montgomery Martin, Colonial Policy of the British Empire, Part 1 (Government),
Londres, Gilbert & Rivington, 1837, p. 52 et suivantes.
13
On commence doucement à lever le voile sur ces aspects; voir par exemple Brian Young, Patrician
Families and the Making of Quebec. The Tachereaus and McCords, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s
University Press, 2014. p. 205-222.
mettre en valeur la posture avant-gardiste des élites canadiennes-françaises recyclées

dans la marche victorieuse vers le trop fameux « gouvernement responsable ».

Il ne faut donc pas craindre de le souligner à gros traits : à rebours de l’idée reçue, le

projet d’union législative au Bas-Canada a été imposé par la base militante de l’oligarchie

tory de Montréal contre le statu quo officiel des autorités impériales au moment de la

Commission Gosford, Grey et Gipps (1835-1836)14. Les menées contre-insurrectionnelles

bien comprises des brigades volontaires en 1837 et 1838 auront pour effet de bonifier

l’agenda politique des tories. Une analyse approfondie du Montreal Herald sur la période

1835-1840 laisse même voir à l’envi que les principales recommandations contenues

dans le Rapport Durham (principalement la mise au ban de l’organe représentatif des

Canadiens, la Chambre d’assemblée de Québec), loin d’être des productions de son

propre cru, ne sont que des transcriptions de leur agenda politique15. Qui plus est, élaboré

ici dès 1810, puis 1822, le projet d’union législative a été constamment l’objet de

sollicitations privées au Colonial Office dans les années 1830 par un groupe de pression

métropolitain, la North American Colonial Association, avant d’être réactivé

publiquement en 1835 par l’Association constitutionnelle la suite de la publication, la

même année, d’une attaque en règle contre les procédés tyranniques de la majorité

14
Voir Bruce Curtis, « Redécouper le Bas-Canada dans les années 1830: essai sur la gouvernementalité
coloniale», Revue d'histoire de l'Amérique française, 2004, 17/1: 27-66 ; « La commission d’enquête
comme réflexivité gouvernementale », Bulletin d'histoire politique, vol. 23, no. 3, printemps-été 2015,
p. 21-37.
15
Deschamps, 2015, p. 25-82.
patriote à la Chambre d’assemblée16. La mise en perspective permettra de ramener le rôle

de Durham à la dimension plus modeste de simple messager17.

Durham, représentant émérite du libéralisme impérial anglais

Durham n’en demeure pas moins pour autant un représentant émérite de l’impérialisme

libéral anglais. Dans le contexte de formation du British North America en Dominion

canadien, la meilleure définition de l’alliage de l’impérialisme libéral avec

l’ethnocentrisme anglo-saxon se trouve au tout début de son Rapport :

Le pays qui a fondé et maintenu ces colonies à grands coûts de sang et d'argent,
peut justement attendre sa rétribution en transformant leurs ressources non
développées au profit de sa propre population excédentaire; ces colonies sont le
patrimoine légitime du peuple anglais, l'ample apanage que Dieu et la Nature ont
mis de côté dans le Nouveau Monde à l’intention de ceux dont le sort leur a
attribué dans l’Ancien une part insuffisante18.

Force est de reconnaître toutefois, en se plaçant au point de vue même de Durham, qu’à

la fin des années 1830 prédominait dans les colonies du British North America – en

comparaison de la république fédérale américaine et en raison même d’« un attachement

profond envers la mère-patrie » –, l’atonie d’un sentiment national distinct19. Durham

16
Voir « The Canada Question », Blackwoods’ Edinburgh Magazine, n° 236, vol. 37, January-June 1835,
p. 909-927. Ci-après, CQ.
17
Je ne tiens compte ici que des tories montréalais, mais il est clair qu’un degré de concertation élevé
existait entre eux et la branche ultra-tory de Toronto. Voir, Henry Sherwood, Report of a Select Committee,
of the House of Assembly, on the Political State of the Provinces of Upper and Lower Canada, Toronto, R.
Stanton, 1838.
18
Lucas, 1912, p. 13. Plus loin, Durham précise que les seuls domaines où s’exerce la gouvernance
impériale sont les relations extérieures, le commerce, ainsi que la gestion des terres de la Couronne (p.
282), si bien que « ce ne sont pas dans la terreur de la loi ou la puissance de nos armées » assure-t-il, qu’il
faut chercher « le lien honorable et sécurisant » qui rattache les colonies à la métropole. On le trouve « dans
l’influence bénéfique des institutions britanniques qui allient le développement le plus achevé des libertés
et de la civilisation [occidentale] avec l’autorité stable d’une monarchie héréditaire » (p. 263-264).
19
C’est en ce sens que Hugh Murray évoque encore en 1839, grâce au progrès spectaculaire en matière de
navigation à vapeur, la possibilité « pour un peuple ayant une origine, une langue et des manières en
commun, de former une nation, bien que répandu aux extrémités du globe »; voir An historical and
descriptive account of British America comprehending Canada Upper and Lower, Nova Scotia, New
l’attribue au « communautarisme étroit et subordonné » des colons britanniques

éparpillés en Amérique du Nord autant que des Canadiens proprement dit20. C’est l’une

des raisons fondamentales qui expliquerait le caractère prématuré d’une union fédérale

généralisée en 1840 à l’ensemble du British North America en regard des autres

alternatives qui s’offraient aux législateurs impériaux : découpage du Bas-Canada en

plusieurs districts, incluant l’annexion de Montréal et de la péninsule de Vaudreuil au

Haut-Canada ou de la Gaspésie au Nouveau-Brunswick, représentation directe des colons

britanniques au parlement impérial dont l’un des premiers instigateurs fut Benjamin

Franklin21. Vue sous cet angle, l’union apparaît ainsi comme une mesure dilatoire.

Plusieurs raisons s’opposaient à l’adoption d’une telle réforme des institutions, comme en

témoigne la brochure du juge Haliburton publiée en 1839 :

L’union fédérale que propose Sa seigneurie a ouvert un large champ spéculatif,


orientant les esprits vers des changements théoriques, offrant aux jeunes
démagogues à l’esprit fertile matière à agitation, et nous incite à croire que notre
constitution risque d’être renversée. Bien des gens pensent et tous les hommes
réfléchis savent que cette mesure va précipiter en moins de dix ans les colonies
dans une indépendance prématurée; et qui, demanderais-je, attaché à la mère
patrie et désirant vivre sous une forme monarchique de gouvernement peut
envisager sans frayeur un plan qui comporte de si nombreux dangers ?22

Brunswick, Newfoundland, Prince Edward Island, the Bermudas and the fur countries, their history ... to
which is added a full detail of the principles and best modes of emigration, vol. III, Edinburgh, Oliver &
Boyd, 1839, p. 205. Dans The Expansion of England (1883), J. R. Seeley créera dans cette optique
l’expression « Greater Britain ».
20
Lucas, 1912, p. 310-311.
21
B. Franklin, The Interest of England Considered with Regard to Her Colonies and the Acquisition of
Canada and Guadeloupe, London, T. Becket, 1760. Sur la plaidoirie en faveur de la représentation directe
au parlement impérial depuis les années 1750 et les différents projets de reconfiguration, voir Curtis, 2004
et 2015, L.-G. Harvey, « Une Constitution pour l’Empire : sur les origines de l’idée fédérale au Québec,
1765-1815 », Les cahiers des dix, n° 66 (2012), p. 25-54, D. Armitage, « Greater Britain : A Useful
Category of Historical Analysis ? », The American Historical Review, 104, 1999, p. 427-445, E. H. Gould,
« A Virtual Nation: Greater Britain and the Imperial Legacy of the American Revolution », The American
Historical Review, vol. 104, n° 2 (Apr. 1999), p. 476-489 et A. Lefebvre, La Montreal Gazette et le
nationalisme canadien (1835-1842), Montréal, Guérin, 1970, p. 80-128.
22
T. C. Haliburton, Bubbles of Canada. By the Author of “Sam Slick,’ “The Clockmaker,” &c. &c.,
Philadelphia, Lea & Blanchard, 1839, p. 253.
Plaidoyer en faveur de l’union législative du Haut et du Bas-Canada, James Stuart
1824

Au moment de la suspension de l’habeas corpus et de l’imposition de la loi martiale

dans le district de Montréal qui permettait finalement aux civils d’origine britannique de

s’armer, Robert Weir, le propriétaire du Montreal Herald, lance dans l’édition

hebdomadaire du 2 décembre 1837 une adresse comminatoire au vice-roi Gosford où est

enchâssé le mot d’ordre qui deviendra, selon lui, le cri de ralliement des forces loyales au

cours des années à venir : « “let Canada be a British Province, no longer French.”» 23. Et

de fait l’expression faire du Bas-Canada une colonie britannique « in fact as well as in

name » sera martelée régulièrement dans les colonnes du journal jusqu’à l’union. Mais

loin d’être original, ce mot d’ordre n’est qu’un palimpseste de ce qu’écrivait treize ans

plus tôt l’ancien procureur général James Stuart, selon qui « […] the adoption or

rejection of the union will determine whether this province is to be in fact, as well as in

name, a British province »24. Le talon d’Achille des tories depuis le début du siècle

portait sur leur minorisation inéluctable à la Chambre d’assemblée de Québec et leur

besoin subséquent de neutraliser l’écrasante majorité des Canadiens. En outre, seule

l’union législative du Haut et du Bas-Canada allait permettre leur assimilation graduelle

aux us et coutumes britanniques. On peut parler ici de radicalisme dans la mesure où

23
Herald Abstract, 2 décembre 1837 (BAnQ), ci-après HA. La traduction partielle du passage donne : « Le
verdict est déjà écrit en lettres de sang. Il pourrait s’écrire en lettres de feu par l’incendie de villages et de
villes, la clémence par conséquent exige l’exécution immédiate du verdict, et ce verdict est, – « Que le
Canada ne soit plus une province française, mais une province britannique ».
24
Voir J. Stuart, Observations on the proposed Union of the Provinces of Upper and Lower Canada, under
one Legislature, respectfully submitted to His Majesty’s Government, by the Agent of the Petitioners for
that Measure, London, William Clowes, Northumberland-Court, 1824, p. 93-94.
l’union nécessitait la suppression de la Chambre d’assemblée et le recours éventuel à la

violence en cas de résistance25.

Le thème de l’assimilation est omniprésent dans le texte de Stuart. Or, fait intéressant,

ce n’est pas celle des conquis canadiens envers les conquérants qui est soulignée, mais,

au grand scandale des tories, l’assimilation des conquérants aux conquis, si bien que « ce

n’est pas sans raison que les Canadiens-Français se désignent eux-mêmes comme la

Nation Canadienne, en prévision du caractère national futur dont ils seront empreints et

aux hautes destinées qui les attendent en tant que peuple séparé et indépendant »26. Mais

cela n’arrivera pas sans violence, avertit Stuart dans une proposition hypothético-

déductive :

[…] si les populations des deux provinces ne sont pas graduellement assimilées
et rendues semblables dans leurs intérêts par une union, les différences entre elles,
compte tenu des causes à l’œuvre actuellement et des collisions qu’elles
susciteront, auront pour effet de fondre les habitants de chacune des colonies en
deux peuples séparés et distincts, animés des sentiments les plus hostiles l’un
envers l’autre ne requérant qu’une occasion propice pour les pousser à recourir à
des agressions directes. Envisageant le cours des choses menant à cette
conclusion, les habitants du Haut-Canada seraient insensiblement conduits à
s’allier avec leurs voisins américains27.

La correspondance privée de la North American Colonial Association au Colonial


Office

On trouve dans la correspondance privée de la North American Colonial Association

sous la signature de Nathaniel Gould et Robert Gillespie un grand nombre de mémos tout

25
Le caput Nili de tout l’argumentaire tory contre la « séparation » de la grande Province of Quebec se
trouve dans la plaidoirie d’Adam Lymburner à la barre des Communes en 1791 contre le principe même de
la « séparation » du Canada en deux entités distinctes que consacre la loi constitutionnelle de 1791; voir
Deschamps, 2013, note 32.
26
Voir Stuart, 1824, p. 26.
27
Voir Stuart, 1824, p. 96. L’auteur n’en revient pas moins à plusieurs reprises sur l’idée que cette union
politique n’affectera pas les lois, coutumes, langues, etc. des Canadiens-Français.
au long des années 1830 en faveur de l’union législative du Haut et du Bas-Canada qui

assurerait aux tories montréalais d’établir finalement une « ascendance britannique fixe ».

En voici deux exemples. Le 22 décembre 1832, Gould « [p]laide une union du Haut et du

Bas-Canada en opposition à la proposition d’annexer Montréal à la province d’en

haut »28. Autre exemple : dans une lettre du 19 novembre 1833 à Lord Stanley au

Colonial Office, R. Gillespie dit espérer « qu’il sera apporté remède au malheureux état

des affaires dans le Bas-Canada, que les renseignements qu’il envoie seront mis à profit

avant que la violence ne soit employée, et qu’on adoptera une mesure par laquelle la

population loyale pourra être unie à celle de la province d’en haut ». Inclus dans cette

lettre un extrait d’une lettre de Montréal où il est mentionné que « [s]on auteur préfère

l’annexion de Montréal au Haut-Canada à l’union des deux provinces »; « Les affaires,

ajoute-t-il, ne peuvent sans grand danger rester en l’état où elles sont dans le Bas-Canada,

et si l’on décide pour l’union, pourquoi serait-elle retardée au-delà du temps nécessaire à

l’étude des détails? »29.

L’article brûlot du Blackwood’s Magazine (juin 1835)

Cet article réactualise dans l’opinion publique la question de l’union législative du Haut

et du Bas-Canada laissée en suspens par la crise non résolue de 1822. Il est temps que le

gouvernement impérial intervienne, mentionne son auteur anonyme, étant donné que sa

« suprématie découle du droit de conquête »30. Et le rédacteur de conclure à l’intention de

la clique à Papineau : « ceux qui se targuent d’être les leaders d’une seule origine

[ethnique] rendent impossible toute relation de confiance. Il n’est pas habituel dans le

28
Papiers d’État. Bas-Canada, 1900, p. 760.
29
Papiers d’État. Bas-Canada, 1900, p. 811.
30
CQ, p. 921.
nouveau monde comme dans l’ancien, nous présumons, de choisir comme gardiens les

incendiaires qui planifient de mettre le feu à la bâtisse »31. Le magazine va encore plus

loin. « [I]l est grand temps de fermer pour toujours le règne d’une telle Assemblée et de

remodeler la constitution qui a pu engendrer un tel phénomène d’ignorance, d’absurdité

et de corruption »32. La situation a pris un tour si aberrant au Bas-Canada que le

constitutionnalisme anglais dans un cadre colonial, qui devrait être le grand rempart des

droits et des libertés, peut être accommodé aux vues étroites et partisanes d’un parti —

réduisant ainsi « la population britannique, les vrais seigneurs de la terre, à la condition

de serfs et de subordonnés ». Et l’auteur de conclure : « Le catalogue de ses crimes et de

ses outrances est assez copieux pour justifier, non seulement la fermeture définitive de

l’Assemblée, mais la condamnation de ses principaux meneurs. […] Nous sommes

persuadés, toutefois, que ses jours sont comptés, et qu’on n’en parlera plus bientôt que

comme d’une chose seulement qui fut »33.

Les modulations du thème de l’union législative par la violence à l’Association


constitutionnelle de Montréal et au Doric Club

On trouve un écho à l’article du Blackwood’s Magazine dans un manifeste de

l’Association constitutionnelle de Montréal de novembre 1836 à la situation géopolitique

du Haut-Canada. S’adressant aux membres de la Chambre d’assemblée de cette colonie,

les auteurs écrivent en faveur de l’union :

Est-il dans votre intérêt qu’un pays qui contrôle vos relations avec l’Angleterre
soit dirigé par un parti hostile aux intérêts anglais, aux sentiments anglais et aux
noms anglais ? Est-il dans votre intérêt qu’un pays qui administre votre accès à
l’océan soit gouverné par un parti qui n’entend nullement améliorer la navigation

31
Ibid.
32
CQ, p. 923.
33
CQ, p. 923.
sur le Saint-Laurent, ni permettre au secteur privé de faciliter les échanges
commerciaux entre les provinces au moyen des voies ferrées ?

Dans le but de réaliser l’objectif de l’union législative, les auteurs n’écartent pas le

recours éventuel à la violence; aussi exhortent-ils les membres de la communauté

anglophone à se serrer les coudes, à mettre de côté leurs divergences et à enterrer toute

jalousie. L’appel prend volontiers une teinte ethnique. C’est le « sang anglais » qui fait

sentir l’oppression, ce sera par le « sang anglais » que les torts subis seront réparés. Et en

conclusion : « Messieurs, si vous vous soumettez maintenant aux dictats insolents (du

parti canadien-français), avant longtemps vous serez forcés d’étendre la sphère de

rayonnement de la civilisation commerciale non pas avec des pioches et des bêches, mais

avec des baïonnettes et l’épée.34 »

Quelques mois plus tôt, lors d’une réunion publique, le groupe paramilitaire et semi-

clandestin du Doric Club sous la signature de son secrétaire Thomas Walter Jones avait

publié des résolutions dont l’une portait sur « l’absolue nécessité d’une union des

provinces du Haut et du Bas-Canada moyennant laquelle uniquement [nos concitoyens

insultés et opprimés à travers la province] peuvent espérer jouir d’une participation dans

la branche représentative du gouvernement provincial ». Ici aussi le recours à la violence

est explicitement évoqué dans une proposition hypothético-déductive :

si nous sommes abandonnés par le gouvernement et le peuple britannique, plutôt


que de nous soumettre au statut dégradant de sujets d’une république canadienne-
française, nous sommes résolus à œuvrer, armes en main, à notre délivrance de
cette tyrannie irritante; et en appui à cette résolution, avec une confiance à toute
épreuve envers la protection de la Providence divine, nous mettons mutuellement
nos vies, nos fortunes et notre honneur sacré en gage35.

34
Deschamps, 2015, p. 41-45.
35
Deschamps, 2013, p. 33.
L’assimilation par l’union législative et les « horreurs d’une guerre civile » sont

également évoqués dans un autre manifeste de la CAM de mars 1837 signé par le tandem

Moffatt–Badgley : « La coexistence de ces deux races entièrement différentes

[britannique et canadienne] a généré un sentiment croissant d’irritation si profond entre

elles que, si on n’y met pas un frein par leur assimilation totale, elle doit mener, sous peu,

à une haine invétérée qui ne pourra être jugulée que dans les horreurs d’une guerre

civile »36. En septembre 1837, le tandem McGill‒Badgley signent au nom de

l’Association constitutionnelle une lettre circulaire en faveur de l’union législative dans

laquelle il est mentionné, entre autres, que « des concessions supplémentaires [envers le

parti patriote] équivaudraient à la reconnaissance virtuelle de l’indépendance canadienne-

française ». McGill et Badgley récidivent le 13 décembre 1837 et réclament la

suppression de l’organe représentatif des Canadiens :

L’histoire de la Chambre d’assemblée dans sa composition, ses travaux législatifs,


son esprit et ses principes montrent de manière convaincante le but que ses
membres ont constamment eu en tête : le développement et l’expansion de la
population d’origine française au détriment de celle d’origine britannique, comme
en témoigne le plaidoyer de D. B. Viger à la Chambre des communes en 1828
devant le Canada Committee37.

Après les batailles de Saint-Denis et de Saint-Charles, Adam Thom stigmatise de son

côté la députation de « la grande nation canadienne » en assimilant la résistance populaire

à « la rébellion de l’Assemblée38». Au même moment, Robert Weir récupère l’extrait

d’un éditorial du Morning Courier défendant la résistance paysanne armée et l’assujettit

lui aussi à une proposition hypothético-déductive pour en prononcer l’arrêt de mort : « Si

36
Deschamps, 2015, p. 53.
37
Deschamps, 2015, p. 67.
38
HA, 15 décembre 1837.
le gouvernement constitutionnel du Bas-Canada devait être considéré comme le droit

imprescriptible de la postérité française », il n’en va plus de même, car le crime de

rébellion en est un qui se paye39. Dépêchés à Londres pour défendre devant Durham la

cause de la communauté anglophone, le tandem Moffatt–Badgley plaide la cause de

l’abrogation « d’un Gouvernement français séparé » le 5 avril 1838 :

Alors que nous croyons que l’existence d’un Gouvernement français séparé ne
serait pas toléré sur le continent nord-américain, nous devons dire avec candeur à
Votre Seigneurie [Durham] notre conviction inébranlable, que les habitants
provinciaux d’origine britannique au Bas-Canada sont résolus à ne plus se
soumettre plus longtemps qu’il pourrait y être forcés au pouvoir prédominant de
l’ascendance canadienne-française en raison de laquelle les ressources de la
Province ont été souillées et sa progression sur l’échelle de la croissance
coloniale, retardée […] »40.

Dans le rapport annuel de l’Association constitutionnelle de décembre 1838, Peter

McGill et William Badgley souligneront enfin que la communauté anglophone ne

tolérera pas d’être subordonnée à une majorité francophone même dans une législature

provinciale satellisée dans un système fédéral.

Conclusion

L’accent mis sur le caractère ethnique et le rôle dévolu aux baïonnettes dans l’expansion

de la nation anglaise aux quatre coins du globe font indubitablement partie du legs de

l’idéologie radicale tory de Montréal à ce qui deviendra dans la deuxième moitié du

19ième siècle l’impérialisme libéral anglais. Ici on peut parler à la fois de jonction

effective du radicalisme tory de Montréal avec l’impérialisme libéral et de renversement

des rôles où la figure emblématique de Durham prend l’aspect plus modeste de simple

39
HA, 9 décembre 1837.
40
Lefebvre, 1970, p. 155, note 128.
commissionnaire. Et c’est en ce sens aussi qu’on peut parler de la violence fondatrice des

institutions politiques canadiennes, violence naturellement toujours recouverte d’un voile

pudique. Cette coloration ethnique de l’impérialisme libéral anglais est omniprésente

dans la mémoire culturelle anglaise au moins jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre

mondiale. On la retrouve par exemple quarante ans plus tard après Durham dans The

Expansion of England de R. Seeley. Si je me suis limité à deux composantes, il en existe

cependant une pléthore qui permettraient de dresser un tableau comparatif où

apparaîtraient les points de divergence entre le discours radical tory à l’Association

constitutionnelle de Montréal dans le Herald et l’impérialisme libéral : outre la promotion

d’un type d’union législative du Haut et du Bas-Canada de 1822 à 1837, il y a la

suppression des droits électoraux dans les comtés francophones rebelles ; la

criminalisation des prisonniers politiques en 1837 et 183841, le mode indirect libre

d’assimilation des Canadiens[-Français] – des élites à la masse réfractaire et illettré du

peuple maintenu dans l’intervalle sous tutelle cléricale ; l’abolition du régime seigneurial

à Montréal ; le caractère prétendument stationnaire de la société québécoise ; la question

centrale de l’émigration en provenance de l’archipel britannique ; la responsabilité

ministérielle ; le double discours at home et abroad au sujet de l’Ordre d’Orange

florissant dans les colonies, etc. ― toutes choses requérant un certain effort de

décentrement par rapport aux crispations identitaires héritées.

41
Macaulay écrit à ce sujet en décembre 1838 : « Je crains que la caste victorieuse ne sera pas satisfaite
sans châtiments d’une sévérité telle qu’ils déshonoreront le gouvernement anglais auprès de toute l'Europe
et à nos propres yeux dans dix ans. Je souhaite que les ministres se rappellent que ceux qui maintenant
braillent pour des exécutions en masse seront les premiers à en abuser par la cruauté quand cette excitation
sera passée. [...] Dix ou douze exemples bien choisis serait tout à fait suffisant, sans compter le carnage et
les incendies qui ont déjà eu lieu. [...] La langue barbare de certains des journaux au Canada et à Londres
me fait douter si nous sommes aussi éloignés et au-dessus des Carlistes et de Christine d’Espagne que je
l'avais espéré ». Voir William Thomas (dir.), The Journals of Thomas Babington Macaulay, vol. 1, 2008, p.
112-113 et Catherine Hall, 2012, p. 327.

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