Vous êtes sur la page 1sur 4

Document generated on 06/18/2023 9:44 a.m.

Jeu
Revue de théâtre

« Alphonse »
Hélène Richard

Number 71, 1994

URI: https://id.erudit.org/iderudit/28887ac

See table of contents

Publisher(s)
Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN
0382-0335 (print)
1923-2578 (digital)

Explore this journal

Cite this review


Richard, H. (1994). Review of [« Alphonse »]. Jeu, (71), 153–155.

Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1994 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
(including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be
viewed online.
https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit.


Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,
Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to
promote and disseminate research.
https://www.erudit.org/en/
core. Conte gigogne où de multiples per-
sonnages se bousculent pour prendre la
parole, sans suite logique apparente, le
texte de Wajdi Mouawad décrir le regard
que porte Alphonse, adulte, sur son enfance
et pose des questions auxquelles les gran-
des personnes n'ont pas souvent de ré-
« Alphonse » ponse : un coming of age oui, pour une fois,
se fair apparemmenr sans violence. L'œuvre
témoigne d'une imagination débridée, ba-
Texte de Wajdi Mouawad. Mise en scène : Serge Marois ;
roque, d'un souffle puissant, d'une grande
scénographie : Paul Livernois, assisté de Pierre Tremblay ; fraîcheur poétique et a le bonheur de dé-
costumes : Georges Lévesque ; éclairages : Claude Cournoyer ; couper un espace imaginaire où il fait bon
musique : Pierre Labbé. Avec WajdiMouawadou Emmanuel
Bilodeau. Production de l'Arrière Scène, présentée au
se réfugier quand la réalité est trop hideuse.
Restaurant-théâtre la Licorne du 5 au 16 avril 1994. Ainsi, on passe avec légèreté d'un univers
que ne renierait pas Tintin à un autre qui
Les merveilles de l'imaginaire évoque celui du Petit Prince par sa poésie
Une table plus grande que narure placée au et, par moments, à une ambiance qui
milieu de la scène. Sur le plateau sont posés rappelle l'arr maghrébin de la narrarion
une chaise, dans un espace découpé par qu'illustre, par exemple, Tahar Ben Jelloun.
une petite carperre verre, une valise, une Le tout, émaillé de clins d'œil littéraires et
lampe de bureau au long cou er, à l'avant- écrir dans une langue déliée, adaprée au
droire, un gros géranium rouge. Au mur parler enfantin sans toutefois jamais faire
du fond habillé de noir, derrière la rable, de concession syntaxique. La structure du
une fenêtre à carreaux qui s'illumine dans texte est complexe : Alphonse est habité
les moments d'obscurité pour laisser voir par un ami fictif, Pierre-Paul-René, « en-
un dessin de loup-garou en plein vol. Sous fant-doux-monocorde-et-qui-ne-s'étonne-
la table, vers la gauche, une ville miniature de-rien » qui lui rend visire la nuit et dont
qui représente les lieux où se passe l'action ; on suit les mésaventures oniriques, entre-
les fenêtres des domiciles s'allument à coupées des commentaires d'Alphonse, qui
mesure que parlent les personnages qui y marche droit devant lui depuis quinze
habitent, et une petite voiture de police jours pour s'être trompé de corridor à la
circule en rond quand il y a lieu. Vers la sortie du métro ainsi que de ceux de son
droite, toujours sous la table, une belle entourage réagissant à son absence.
vache en papier mâché à côté d'un chou
dodu, tous deux aussi incongrus er gratuits Aussi beau soit-il, ce texte ne présente
qu'un détail onirique. Tel est le décor qui cependant que peu de nœuds dramatiques
accueille Alphonse, conte pour enfanrs et importants, car il juxrapose en pagaille,
adultes. dans un ordre apparemment arbitraire, un
grand nombre de saynètes disparares. La
« Quand on est petit, on est bien mal mise en scène de Serge Marois rend ce-
renseigné, alors on imagine... » Alphonse, pendant théâtralemenr vivant ce texte bi-
rêveur incorrigible âgé de quatorze ans, a garré. Chaque saynète est annoncée par le
disparu. Sa famille vient nous en parler, prénom du personnage qui prend la parole,
puis l'inspecreur de police Victor, ses ca- er celui-ci se distingue par un accent, des
marades d'école er d'autres personnes en- mimiques ou des accessoires particuliers,

153
W M t' W
^k_L__T3^ ^ ff

««UHmssêm •*' h'H_H__H_H__H__IP '^ *.

1^

"^«^•MRPi ^^^^^^H
A Emmanuel Bilodeau dans
Alphonse. Photo : Jean-Guy
Thibodeau.

points de repères utiles au spectateur. Ainsi, Les costumes, quant à eux, sont d'une
Pierre-Paul-René porre toujours des lu- grande simplicité. Alphonse-adulre, le
nettes noires et adopte un ton monocorde ; narrareur, est vêtu d'un habit de ville qu'il
l'inspecteur Victor, lui, retire Toujours de porre, belle méraphore, par-dessus son
sa bouche un imaginaire mégot avant de costume d'Alphonse-enfant, vêtu, lui, d'un
parler, er ainsi de suire. Les accessoires sont ample t-shirt écarlate — qui sera utilisé de
utilisés sur scène d'une façon polyvalente diverses façons pour typer des personna-
qui anime le récir. Ainsi, il exisre plusieurs ges — Tombant sur des bermudas beiges
façons de s'asseoir sur la chaise, selon qu'on au bord effiloché er des bas sans souliers.
est mère de famille, inspecreur de police ou
écolier, et la chaise elle-même devient ventre Quanr au jeu des comédiens, il présenre
de grotte ou grillage derrière lequel on peut une parriculariré. Wajdi Mouawad er
se dissimuler ; la lampe, elle, en dirigeant Emmanuel Bilodeau se parragent la vedette
son cou dans plusieurs angles, module en alternance. C'est Emmanuel Bilodeau
l'ambiance du récit par des éclairages va- qui était sur scène le samedi après-midi où
riés. En outre, l'éclairage par les spors crée je suis allée voir le specracle. Véritable
des repères en découpant les plages homme-orchestre, il passe sans transirion
oniriques du conte : quand il est question d'un personnage à l'autre avec un égal
des aventures de Pierre-Paul-René, la scène bonheur et sans aucune bavure, ce qui esr
plonge dans l'obscurité et n'est plus éclairée à souligner à propos d'un monologue qui
que par l'image du loup-garou en plein dure quatre-vingt-dix minutes sans inter-
vol, jolie rime visuelle qu'on aperçoit ruption. Sa prestation prend, à certains
derrière les carreaux de la fenêtre, comme moments, une allure métaphoriquement
un vitrail qui serair illuminé par derrière. acrobatique, entre autres quand les élèves

154
de la classe d'Alphonse défilent pour ré- etc. La facture de l'écriture s'avère, elle,
pondre aux questions de l'inspecteur résolument internarionale : absence
Victor : on dirait une classe d'enfants de d'idiomes québécois, accents extrêmement
l'UNESCO ; tous les accents déferlenr, du variés, localisation géographique indéfinie.
titi parisien, au petit parlant sur le bout de La façon d'aborder la problématique paraît
la langue et à celui bouffant ses mots, en assez classique. En effer, le caracrère exrrême
passant par le « joualeux » et le premier de du refuge d'Alphonse dans la rêverie n'est
classe anglophone. Par son jeu non verbal jamais questionné et celle-ci est toujours
d'une grande souplesse, il mime avec légère (on est loin des fantasmes morbides
bonheur les diverses posrures biscornues déployés dans Pitchfork Disney, pièce sur
que peuvenr prendre les enfanrs. une certaine enfance produite à Montréal
en même temps Qu'Alphonse1). La nostal-
Le tout est joué à un train d'enfer, er là gie d'une enfance idéalisée est explicite :
réside ma principale réserve. On a senti le « [...] Si l'adulte renconrrait l'enfant qu'il a
besoin de corseter le specracle, version tout été, il serait désespéré, et l'enfant serait
public, dans quatre-vingt-dix minutes terrorisé [...] Qui portera le flambeau (du
bourrées à craquer er sans entracte. Pour- monde imaginaire de l'enfance) ? » Bien
quoi ? Parce que les enfanrs présents dans que vers la fin du texte, des questions
la salle avec les adultes ne pourraient tenir existentielles sérieuses soienr posées, les
plus longtemps sans décrocher ? Mais conflirs sonr évoqués mais presque Toujours
peuvent-ils absorber la vitesse de débit du évités, et même niés, à coups de boutades,
récit ? Bien que ce style rapide évoque une de séduction par la fantaisie, par le jargon
cerraine façon qu'ont les enfanrs de narrer : ou le mode de raisonnement enfanrins.
vite, vite, et tout sur le même niveau, au On se retrouve donc, ici, à contre-pied de
même ryrhme, il devienr envahissant par la la tendance sociale actuelle à débusquer les
vitesse à laquelle les spectateurs, enfants et souffrances muerres de l'enfance, à dé-
adultes, doivent intégrer une quantité noncer la victimisation de celle-ci, liée à
d'images, toutes à haute teneur d'évocation. l'éclatement contemporain de la cellule
L'esprit du spectateur se rebelle, alors, et familiale er du tissu social.
part dans le vide prendre une « bouffée
d'air ». Dommage. Il me semble que, si on Il n'en reste pas moins que tel qu'il est
avait étalé le spectacle sur cenr cinq ou cenr Alphonse sera présenré aux Francophonies
vingr minures, cerrains passages du rexte théâtrales pour la jeunesse de Manres-la-
auraient pris un relief tout autre. La version Jolie, en mai 1994, et en septembre, au
jeune public qui prendra l'affiche la saison Festival internarional des Francophonies
prochaine sera ramenée, paraîr-il, à cin- en Limousin. Le spectacle devrair y con-
quante-cinq minutes. naître un succès s'inscrivant dans la suite
de celui qu'y avait rencontré, il y a quelques
La pertinence sociale d'Alphonse est celle années, l'Histoire de l'oie, conte pour en-
que présente une œuvre classique au charme fanrs et adultes produir par le Théâtre des
légèrement suranné et constituant un ex- Deux Mondes.
cellent divertissement. La problémarique
de l'œuvre esr universelle : le passage de Hélène Richard
l'enfance à l'âge adulre. La structure sociale
dans laquelle le récir s'insère est tradition- 1. Voir le compte rendu de Pitchfork Disney par Hélène
nelle : famille biparentale, école habiruelle, Richard dans ce numéro. N.d.l.r.

155

Vous aimerez peut-être aussi