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PÉDIATRIE
Jean-Pierre Plouffe 1
MOTS CLÉS Résumé Être parent est surtout un processus de transformation et une grande source de
Soins palliatifs joie. Lorsque l’enfant présente un problème, en revanche, cette joie peut se voir interrompue,
pédiatriques ; puis éclipsée par une profonde inquiétude. La sollicitude parentale est en butte aux limites
Approche narrative ; de ce que les parents peuvent apporter à l’enfant en souffrance. Cette réalité peut s’aggraver
Parents ; lorsqu’il n’y a plus espoir de guérison, lorsqu’on a recours aux soins palliatifs. Dans ces cir-
Famille ; constances, le sentiment d’impuissance peut augmenter. Le parent peut en venir à se sentir
Travail social incompétent et coupable, comme s’il était responsable de ce dont souffre l’enfant. À tra-
vers leurs vécus respectifs, les parents composent l’histoire du problème de santé de leur
enfant et l’histoire de leurs manières de l’affronter. Il s’agit d’un récit rempli de personnages,
d’aléas, d’alliés, d’antagonistes et d’héroïsme. Nous rapportons les principaux éléments de
la manière dont les parents tissent ces histoires dans le contexte des soins palliatifs pédia-
triques. Nous présentons le sens que cette création narrative peut conférer à leur vécu et
l’impact qu’elle a sur la vie familiale, notamment en ce qui concerne le deuil, où les premières
trames de l’histoire ont une grande répercussion sur le processus même de celui-ci. Par ailleurs,
nous proposons quelques pistes pour faciliter l’intervention auprès des parents sur le plan de
leur cheminement narratif. Ces pistes sont à même de promouvoir l’adaptation des parents à
la situation.
© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
1636-6522/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.medpal.2009.03.012
214 J.-P. Plouffe
KEYWORDS Summary Being a parent is generally a transformative and joyful experience. When a child
Pediatric palliative has a health problem, however, the joy can be interrupted and overshadowed by a great sadness.
care; Parental caring is confronted with the impossibility of helping the child to heal more quickly,
Narrative approach; which often gives rise to a feeling of powerlessness. This reality is worsened when there is
Parents; no hope of recovery, when resorting to palliative care. In these circumstances, the feeling of
Family; powerlessness can increase. The parent can come to feel incompetent and guilty, as though
Social work responsible for the child’s ailment. Each parent weaves through personal experience a story
about the child’s health problem and a story about how the family is coping with it. The stories
are replete with characters, ups and downs, allies, antagonists and heroism. We report the main
points with regard to how parents construct their stories in the context of pediatric palliative
care. We present the possible meaning that this narrative creativity brings to their life and
the impact it has on the family, especially concerning issues of bereavement that are greatly
affected by the first strokes of stories. Furthermore, we propose a few strategies that can
support parents on their narrative path. These strategies are likely to help parents to adapt to
the situation.
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produit à un moment précis dans l’évolution de la famille, « D’après vous, que ressent votre épouse quand vous par-
dans un contexte particulier et devant un interlocuteur spé- lez des pressions que vous vivez au travail ? ».
cifique. En ce sens, quand la famille nous parle de ce qu’ils
ont fait par rapport à la condition de santé de l’enfant Le but est de mettre en relief la façon dont les parents se
en début de traitement ou au début des soins palliatifs, représentent les autres membres de la famille et ce qu’ils
les paroles peuvent être quasiment identiques, mais les ressentent les uns envers les autres.
émotions qui s’y rattachent peuvent être radicalement dif- Parfois, les histoires identifient certaines personnes
férentes. Lors de la période de traitement, l’espoir et la comme des boucs émissaires ou des héros. Parfois, le sen-
combativité ont pu être davantage au rendez-vous. Tan- timent de culpabilité du narrateur fait en sorte qu’il se
dis que dans le contexte de soins palliatifs, il s’agit plutôt dépeint dans l’histoire sous un mauvais jour ou accuse
d’acceptation ou de recueillement. d’autres à travers son récit afin de tenter de déjouer son
Dans l’approche narrative, nous cherchons à repérer les sentiment de culpabilité. En situation de soins palliatifs,
émotions des parents, véritables points d’appui pour les ces réactions peuvent servir de défenses psychiques au nar-
accompagner. Le fait d’avoir entendu les parents raconter à rateur, lui permettant de s’adapter au contexte. Il serait
plusieurs reprises une histoire nous permet de relever les dif- donc préférable de ne s’adresser à ces réactions que dans la
férences affectives d’une fois à l’autre et d’ouvrir avec les mesure où cela apporte un soutien au parent, par exemple :
parents sur leur ressenti en racontant l’histoire à ce moment
comparé à d’autres moments. Ainsi, on pourrait leur dire : « J’ai remarqué que vous avez tendance à vous blâmer (ou
à blâmer une autre personne) par rapport à la maladie de
« Je me suis souvent assis avec vous pour discuter de Thérèse. C’est tout à fait normal de chercher des causes,
la situation de Matthieu. Quand vous me parlez de ce mais je ne suis pas certain que l’accent que vous mettez
que Matthieu vit et de ce que vous vivez à ses côtés, sur le blâme vous apporte un grand soulagement dans
vous mettez souvent l’accent sur l’importance pour vous cette situation ».
d’assurer une présence pour Matthieu. Je vous écoute
aujourd’hui et j’entends un certain découragement dans
En explorant avec les parents comment chacun raconte
votre voix. Je peux comprendre ce découragement. En
la situation et comment ils représentent les acteurs dans
même temps, j’aimerais vous dire que vous avez toujours
l’histoire, les parents en arrivent à une narration intersub-
assuré une présence pour Matthieu, que cela a été d’un
jective [7,8]. Chaque parent complète la version de l’autre,
grand soutien pour lui et va continuer de l’être ».
incluant ce qui a été omis, apportant des nuances et préci-
sions.
Une telle intervention valide l’émotion des parents tout
en leur reflétant une force et leur donnant l’espoir qu’ils
ont encore un rôle positif à jouer aux côtés de leur enfant. Quand les deux versions correspondent l’une
Toujours à l’affût d’une suite, les histoires se nourrissent à l’autre, une sorte de résonance est mise en
beaucoup d’espérances. C’est donc important de souligner place qui peut être très validante et soutenante
avec les parents les éléments de leur histoire qui sont source pour eux.
d’espoir et qui peuvent leur permettre de poursuivre leur
cheminement vers l’avenir.
Les représentations de la maladie
Repérer les représentations du narrateur
Ce ne sont pas que les personnes qui se retrouvent serties
dans les histoires que nous racontent les parents. Les éta-
Les représentations de soi, d’autrui et même blissements [9,10] et même la maladie de l’enfant [11] font
des établissements sont exprimées à travers la l’objet d’un processus de représentation [12—14].
narration. On confère souvent à la maladie un rôle sinistre qui
évoque, bien entendu, énormément d’angoisse, de tristesse
Les histoires sont en fait le creuset de ces représenta- et de colère chez les parents. Certains parents peuvent
tions, car lorsqu’on se raconte ou lorsqu’on inclut autrui se représenter la maladie comme un monstre, prêt à
dans un récit, le soi et autrui se retrouvent dans l’histoire emporter l’enfant à tout moment. Cette représentation
en situation d’action, de réaction et d’interaction. Ce sont peut se traduire par une grande vigilance et une hésita-
en quelque sorte des mises en scène. On agit, on réagit, on tion à quitter le chevet de crainte que le « monstre » ne
pause tel ou tel geste. Autrui répond à notre geste ou en fasse des ravages en leur absence. Un parent peut, par
initie un autre. Les personnages (soi et autrui) sont en mou- exemple, refuser de prendre le moindre répit, ne se per-
vement et montrent ainsi diverses facettes d’eux-mêmes. mettant même pas d’aller boire un café au casse-croûte de
l’hôpital.
Les représentations de soi et d’autrui En fait, les parents et le milieu sociosanitaire partagent le
même paradigme face à la maladie. Il s’agit d’un paradigme
Dans nos interventions, il peut être pertinent de refléter ce en quelque sorte politique, voire martial, dans le sens où
processus narratif aux parents, par exemple : ce qui est visé consiste en une hégémonie par rapport à
la pathologie. On cherche à vaincre la maladie. Parents et
En s’adressant à la mère, « Saviez-vous que votre époux équipes médicales sont habituellement à la même page dans
vous voyait comme une femme courageuse ? » ou au père, cette lutte.
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• ce qui est arrivé (l’histoire de la maladie de leur enfant) ; tefois apporter un soutien significatif et procurer un certain
• ce qui m’est arrivé (l’impact de la maladie sur leur vie) ; soulagement.
• ce que j’ai fait (les gestes qu’ils ont posés) ; Dans tous les cas, il s’agit d’être attentif et disponible
• ce que j’ai ressenti (leurs émotions). pour accompagner au mieux les parents à travers leur récit
dans une relation d’aide qui peut aller, si besoin et si pos-
Il s’agit de les aider à identifier à travers sible, jusqu’au soutien psychothérapeutique [24,25].
l’histoire le filon de leur sollicitude parentale en
lien à l’identité de leur enfant.
Références
Lorsque les parents nous parlent de l’enfant, de ses
forces et qualités, lorsqu’ils nous racontent des anecdotes [1] Bruner J. Life as narrative. Soc Res 1987;54:11—32.
de leur vie familiale, parfois à l’aide d’album photos, ils [2] Becker E. The denial of death. New York: The Free Press; 1973.
restructurent la narration afin d’y faire une plus grande [3] Pelchat D, Lefebvre H, Levert MJ. L’expérience des pères et
mères ayant un enfant atteint d’un problème de santé : état
place pour eux-mêmes et leur enfant. Cette restructuration
actuel des connaissances. Enfance Fam Gen 2005;3 [Article
narrative permet de transcender dans une certaine mesure
électronique disponible sur www.erudit.org].
l’emprise de la maladie sur l’histoire familiale [17]. [4] Plouffe JP. Le père dont l’enfant vit un problème de santé.
La restructuration narrative peut impliquer également Montréal: Les Éditions du CHU Sainte-Justine; 2008.
la famille élargie. La présence de grands-parents ouvre la [5] Charon R. Narrative and medicine. N England J Med
porte à la possibilité d’anecdotes ayant trait à la manière 2004;350:862—4.
dont la famille a vécu avec des situations difficiles simi- [6] Divinsky M. Récits pour la vie : introduction à la médecine nar-
laires [18] : par exemple, la maladie pulmonaire chronique rative. Can Fam Physician 2007;53:209—11.
d’un grand-oncle maternel ou la phase terminale du cancer [7] Berger PL, Luckmann T. The social construction of reality: a
de la grand-mère paternelle. L’utilisation d’un arbre généa- treatise in the sociology of knowledge. London: Anchor; 1967.
[8] Schutz A. The phenomenology of the social world. Chicago:
logique est susceptible de rendre le récit plus concret et
Northwestern University Press; 1932.
visuel [19]. Ces expériences antérieures peuvent s’avérer
[9] Gage K, Gillins L. Institutional transference: a new look at an
des sources d’inspiration par rapport à la situation actuelle. old concept. J Psychosoc Nurs Ment Health Serv 1991;29:24—6.
Une autre piste de restructuration narrative concerne [10] Martin HP. Types of institutional transference. Bull Menninger
le parcours de la parentalité à savoir, comment sont-ils Clin 1989;53:58—62.
devenus mère ou père et comment poursuivent-ils leur deve- [11] Herzlich C. Santé et maladie : analyse d’une représentation
nir parental : quels étaient leurs rêves et espoirs, ainsi sociale. Paris: Mouton; 1969.
que leurs craintes et comment se perçoivent-ils en tant [12] Abric JC. Pratiques sociales et représentations. Paris: PUF;
que parents [20] ? Le fait de les aider à échanger sur ces 2001.
questions leur permet de mieux étoffer leur cheminement [13] Moscovici S. Social representations: explorations in social psy-
chology. London: Polity Press; 2000.
comme parents et d’étayer plus solidement leurs identités
[14] Brody H. Narrative ethics and institutional impact. HEC Forum
parentales.
1999;11:46—51.
On peut aussi aider les parents à personnifier la maladie : [15] Sandler J, Rosenblatt B. The concept of the representational
par exemple, ils peuvent décrire la maladie comme une bête world. Psychoanal Study Child 1962;17:128—45.
féroce dans la chambre de l’enfant ou comme une immense [16] Jones AH. Narrative-based medicine: narrative in medical
roche qui barre le chemin à la vie familiale [21]. En prêtant ethics. BMJ 1999;318:253—6.
ainsi un visage ou une forme plus concrète à la maladie, des [17] De Benedetto M, De Castro A, De Carvalho E, Sanogo R, Blasco P.
images comme celles-ci réussissent souvent à permettre aux From suffering to transcendence: narratives in palliative care.
parents d’exprimer des émotions qui sont restées jusque-là Can Fam Physician 2007;53:1277—9.
ensevelies ou qui leur semblaient ineffables ou inavouables. [18] Actes du colloque : Être le grand-parent d’un enfant gravement
malade aujourd’hui en France. Organisé par l’association Soleil
Afelt (Amis et familles d’enfants atteints de leucémies ou de
tumeurs) à Angers, le 12 juin 2008.
Conclusion [19] McGoldrick M, Gerson R, Petry S. Genograms: assessment and
intervention. 3e ed. New York: W.W. Norton; 2008.
Bien que l’approche narrative puisse être d’un grand [20] Benedek T. Parenthood as a developmental phase. J Am Psy-
secours à l’adaptation des parents dans un contexte de choanal Assoc 1959;7:389—417.
soins palliatifs pédiatriques, elle ne répond pas à tous les [21] White M, Epston D. Narrative means to therapeutic ends. New
besoins. Il est vrai qu’en situation d’incertitude, de deuil ou York: Norton; 1990.
[22] Walter T. A new model of grief: bereavement and biography.
de perte, les individus cherchent à poursuivre leurs histoires
Mortality 1996;1:7—25.
et à tendre vers la création de sens et de cohérence [22].
[23] Forest P. L’enfant éternel. Paris: Gallimard; 1997.
Toutefois, l’histoire la plus riche de sens et la plus cohé- [24] Monbourquette J. Grandir, aimer, perdre et grandir. Montréal:
rente ne répare pas nécessairement, de manière absolue, Novalis; 2007.
les profondes blessures parentales qui peuvent persister [25] Rogers C. La relation d’aide et la psychothérapie. 15e ed. Paris:
lorsque l’enfant vit une maladie grave [23]. Elle peut tou- Éditions sociales françaises; 2008.