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Atlántida ou le testament inachevé de Manuel de Falla

Stéphan Etcharry
Maître de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne
Centre d’études et de recherche en histoire culturelle (CERHiC-EA 2616)

C’est dans son exil argentin, à Alta Gracia, dans la province de Córdoba, que disparaît le
compositeur gaditan Manuel de Falla (1876-1946), le 14 novembre 1946. Il laisse en chantier l’une
de ses œuvres emblématiques : la « cantate scénique en un prologue et trois parties » (selon
l’éditeur Ricordi) – l’« oratorio » (selon Falla lui-même), ou encore l’ « opéra-oratorio » (selon
divers auteurs) – Atlántida [Atlantide], pour solistes, chœurs et orchestre, sur un livret que le
compositeur adapte du long poème épique écrit entre 1863 et 1877 par le poète catalan Jacint
Verdaguer i Santaló1 (1845-1902).
La bibliographie relative à cette œuvre s’avère déjà particulièrement riche : au-delà des écrits
pionniers de Jaime Pahissa, Suzanne Demarquez, Federico Sopeña puis Antonio Gallego, il
convient de citer les travaux plus récents d’Yvan Nommick, de Michael Christoforidis, Carol
Hess, Andrew Budwig ou encore d’Eckhard Weber, qui ont permis d’avancer dans la délicate
appréhension de cette œuvre énigmatique.
Cet article me donne cependant l’occasion de l’envisager sous l’angle précis de son
caractère ultime. De nombreux questionnements surgissent en effet de cette « dernière œuvre » et
la nimbent, encore de nos jours – plus de soixante-dix ans après la disparition de Falla et presque
soixante ans après la création posthume de l’œuvre en 1961 –, d’un certain mystère. Avancement
d’un projet qui enregistre en son sein de nombreux jalons de la vie intime de Falla, projet-somme,
virage stylistique, inachèvement puis « achèvement » par Ernesto Halffter, création posthume,
tentatives enfin de récupération politique par le régime franquiste sont autant de clés qui
permettent d’interroger ou de réinterroger Atlántida au prisme de son ultimité.

Fig. 1 L’un des tout derniers portraits de Manuel de Falla (ca. 1946, Alta Gracia, Argentine)
Source: http://www.manueldefalla.com/es/imagenes/galeria-argentina-1939-1946

Contextes : une œuvre existentialiste

1Il s’agit ici de la forme catalane de son nom. La forme castillane la plus couramment répandue est Jacinto
Verdaguer y Santaló.

1
Atlántida suit, en pointillé, l’histoire personnelle du compositeur puisqu’elle germe dans le
terreau des chefs-d’œuvre que sont El Retablo de maese Pedro (1919-1923), le Concerto pour clavecin
(ou piano) et cinq instruments (1923-1926) ou encore le Soneto a Córdoba [Sonnet à Cordoue de Luis
de Góngora] (1927) pour soprano et harpe (ou piano). Elle accompagne ses complications de santé,
traverse avec lui la Guerre civile espagnole (1936-1939) et le poursuit jusqu’en Argentine durant
son exil. Elle apparaît ainsi, d’une certaine manière, comme le symbole de l’adieu à sa chère
Espagne meurtrie, mais aussi de la lutte contre la maladie et la mort. Elle représente encore le
symbole de l’exil et de ses déchirements, du mal du pays natal, du souvenir et de la nostalgie.
Ainsi, même si elle reste inachevée, l’œuvre s’inscrit véritablement dans le sillon d’une tension
existentialiste, dans la mesure où elle enregistre une certaine conscience de la mort – ou tout au
moins de l’existence arrivant à son terme – et où elle définit ici l’essence fallienne comme la
somme des expériences musicales que le compositeur a accumulées de son vivant – nous y
reviendrons de façon plus détaillée ultérieurement.
Dans le même temps, le spectre de ce projet inachevé poursuit Falla au-delà de sa propre
disparition puisque son disciple et ami Ernesto Halffter (1905-1989) décide d’y apporter un point
final : Atlántida verra ainsi le jour, tout d’abord en version partielle de concert au Liceu de
Barcelone, le 24 novembre 1961, avant d’être donnée l’année suivante, le 18 juin 1962, à la Scala
de Milan en version scénique intégrale.
Le vaste projet musical fallien présente un changement notable de style : le compositeur
andalou se laisse aller à un véritable syncrétisme qui fait se côtoyer, dialoguer et s’interpénétrer
des esthétiques et des styles musicaux parfois fort éloignés les uns des autres – y compris certains
genres musicaux qu’il n’avait jusque-là jamais pratiqués –, syncrétisme qui a pour ambition
d’embrasser l’essence de l’Espagne dans sa foisonnante pluralité stylistique (patrimoine
historique / création contemporaine, musique savante / musique populaire, sacré / profane, etc.)
pour révéler finalement son unité profonde. Il résulte ainsi de cette œuvre-somme aux
proportions importantes – Falla privilégiait plutôt des formats plus réduits – la définition d’une
hispanité mythifiée, idéalisée, universelle.

Le projet de toute une vie : le temps et les lieux de l’existence fallienne


Atlántida hante littéralement le compositeur et l’occupe tout au long des vingt dernières
années de son existence, autrement dit, le dernier tiers de sa vie.
C’est durant l’année 1926, à Grenade2, alors qu’il achève son Concerto pour clavecin (ou
piano) et cinq instruments (1923-1926) et qu’il travaille au Soneto a Córdoba [Sonnet à Cordoue de Luis
de Góngora] (1927) pour soprano et harpe (ou piano), que Falla décide de s’atteler à un nouveau
chantier musical3. Conforté par son ami le peintre José María Sert (1874-1945) – futur décorateur
de Atlántida –, il commence en effet à songer à l’écriture d’un auto sacramental4 sur deux textes
de Calderón : Los encantos de la culpa et Circé5. La musique religieuse – à laquelle il ne s’était pas
encore attaqué – tenait particulièrement à cœur à ce grand croyant qui espérait composer une
messe, souhait qui n’aboutit cependant jamais. Cette donnée permet de comprendre le profond
sentiment de religiosité qui va parfois innerver certains passages de son Atlántida.

2 C’est en septembre 1920 que Falla s’était installé dans cette ville andalouse ; sur la présence du compositeur à
Grenade, voir notamment NOMMICK, Yvan, « Manuel de Falla, un músico universal en Granada », dans Yvan
Nommick & Eduardo Quesada Dorador (dir.), Manuel de Falla en Granada, Grenade, Publicaciones del Archivo
Manuel de Falla, 2001, p. 51-86.
3 Voir notamment le récit de son ami proche Juan Gisbert Padró sur l’origine du projet en 1926 : GISBERT PADRÓ,

Juan, « Origen de “La Atlántida”, de Don Manuel de Falla, “Cantata” para orquesta, solistas y coro », ABC (Madrid),
29.12.1960, p. 65-66.
4 Oratorio avec personnages allégoriques, généralement en l’honneur du Saint-Sacrement.
5 Voir DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, préface de Bernard Gavoty, Paris, Flammarion, 1963, p. 170-171.

2
Le projet va évoluer significativement au cours de l’année suivante, en 1927, avec
l’anniversaire du cinquantenaire du poème catalan L’Atlàntida6 de l’écrivain Jacint Verdaguer –
ordonné prêtre en 1870 –, poème substantiel qui avait été primé aux Jeux floraux de Barcelone le
6 mai 1877, devenant l’emblème du mouvement artistique typiquement catalan de la Renaixença
avant de connaître un très grand succès en Espagne puis dans toute l’Europe7. Falla prend
connaissance de ce long texte, véritable épopée lyrique, dans une traduction castillane du poète et
dramaturge Eduardo Marquina (1879-1946) parue dans le quotidien madrilène El Sol du
9 juin 1927. Le biographe de Falla, Jaume [Jaime en castillan] Pahissa (1880-1969), souligne que

tout l’y enthousiasmait […], son atmosphère tenant de l’hellénisme et de la latinité, son esprit mythologique
remontant aux arcanes de la primitive Ibérie, l’amplitude du cadre embrassant toute la péninsule, des Pyrénées
au détroit de Gilbratar, jusqu’à la terre de Cádiz, la Gadès des Romains, l’ancienne Gadir des Phéniciens, des
légendaires Tartessiens, peut-être les fabuleux Atlantes, et d’Hercule dont l’effigie entre deux colonnes ornait
l’escudo gaditan avec l’orgueilleuse inscription « Hercules fundator ». À nouveau revivaient en lui les obscurs
souvenirs ancestraux qui avaient enchanté son enfance, construit et peuplé d’étranges fantaisies la ville
imaginaire de Colón8.

Du texte complexe original organisé en « une Introducció composée de 26 sizains


décasyllabiques catalans [qui] précède 10 chants9 », Falla ne retient qu’« à peu près un dixième de
la surface poétique verdaguérienne ; il a donc réduit, condensé, beaucoup supprimé10 » et il décide
d’organiser librement son florilège synthétique – principalement issu des chants I, II et IV mais
aussi la Conclusió – en un prologue et trois parties, n’hésitant pas à intervertir l’ordre de certains de
ses emprunts par rapport à la logique des différents épisodes du poème, à changer ou à créer
certains sous-titres des chants et à élaguer la matière textuelle. « Manuel de Falla a retenu l’idée
centrale qui conduit le livre, c’est-à-dire que l’Atlantide est le signe d’un châtiment de Dieu, mais
que l’Espagne va fournir l’instrument d’une rédemption et permettre le retour de la clémence
divine11. » Au sein du texte catalan de Verdaguer, le compositeur insère une prophétie en latin de
Sénèque (latin classique), un hymne à la vierge en espagnol (castillan) ainsi qu’un chant religieux
en latin (latin ecclésiastique), débouchant sur un plurilinguisme éminemment méditerranéen. Il
invente également de nouveaux personnages (l’infant, les Pléiades, la voix divine, une dame de la
cour, un page, etc.).
À travers son nouveau projet, le compositeur renoue avec sa ville natale de Cádiz vers
laquelle il effectue un nouveau voyage, visitant l’îlot de Sancti Petri, en face de Chiclana de la
Frontera, dans lequel certains archéologues situent le temple d’Hercule et, par la même occasion,
les villes voisines de Jérez de la Frontera, de Sanlúcar de Barrameda – le port d’où partit la
troisième expédition de Colomb en 1498 – ou encore de Tarifa et son château de Guzmán el
Bueno, autant de lieux imprégnés de ces civilisations antiques, de la présence de Cristobal Colón
et de la mer, autant de lieux évoqués dans le poème de Verdaguer. L’écrivain et journaliste
gaditan José María Pemán (1897-1981), grand ami de Falla, se souvient de ce séjour du
compositeur dans la ville de son enfance, séjour durant lequel il se plonge dans un véritable bain
d’inspiration propice à l’éclosion de premières idées et esquisses musicales :

6 Contrairement à l’œuvre musicale de Falla, le titre du poème de Verdaguer est précédé d’un « l » apostrophe et le
deuxième « a » prend un accent « grave » (marque du catalan) que la version castillane remplace quant à elle par un
accent « aigu ».
7 Voir notamment ZIMMERMANN, Marie-Claire, « L’Atlàntida : poème en langue catalane revisité par Manuel de

Falla », dans Louis Jambou (dir.), Manuel de Falla. Latinité et Universalité, Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, coll. « Musiques / Écritures », série « Études », 1999, p. 111-121.
8 Cité par DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 171.
9 ZIMMERMANN, Marie-Claire, « L’Atlántida… », art. cit., p. 114.
10 Ibid., p. 115.
11 Id.

3
Vers le soir, avec un petit groupe d’amis, il se rendait à la plage, absolument déserte à cette époque hivernale.
Alors, pendant des heures, il écoutait la musique des vagues et notait dans un carnet les accords qu’il croyait
surprendre parmi l’écume des flots. De retour à la maison, et durant les savoureuses réunions vespérales, il
expliquait son projet. À l’un de nous qui objectait apercevoir une certaine disparité entre le genre de sa
musique, si intellectuelle et pythagoricienne [sic !], et les vastes résonances du poème, cosmique et panthéiste,
de Verdaguer, il répondait que La Atlántida représentait pour lui, comme pour le mystique, la quête de la
Cause première. En réalité, elle était née de l’obsession religieuse qui le domina jusqu’à la mort, et puisque sa
plus grande ambition restait d’écrire une messe, La Atlántida lui tenait lieu de rezo de prima, de prière des
Matines, de préparation à cette messe ultime qu’il ne parvint pas à écrire12.

Et Suzanne Demarquez d’ajouter : « L’Atlantide pour Falla c’était Cádiz, Christophe


Colomb, l’épopée espagnole, la grandeur du Siècle d’Or. Et aussi, une civilisation incomparable,
une nouvelle loi morale se substituant à l’ancienne13. »
En 1927 – année où il débute véritablement son travail –, Falla déclare à propos de
Atlántida, dans une interview au chroniqueur du journal Ahora, combien ce mythe l’habite depuis
sa plus tendre enfance ; il révèle également qu’il s’amusait à recréer, dans ses territoires de l’intime
et du jeu, une ville imaginaire qu’il appelait déjà « Colón » :

C’est l’œuvre dans laquelle j’ai mis le plus d’enthousiasme. Que le ciel m’accorde assez de vie et de santé pour
la terminer ! Ce sera une œuvre assez importante qui remplira tout le programme d’un concert. Elle
comprendra solistes interprétant le texte dramatique du poème, chœurs et orchestre. Le texte poétique de
Verdaguer est absolument respecté, non seulement en raison de la profonde admiration que mérite le poète
catalan, mais aussi parce que La Atlántida existe en moi depuis l’enfance. Cádiz où je suis né m’a offert son
Atlantique à travers les Colonnes d’Hercule et ouvrit à mon imagination le plus beau jardin des Hespérides14.

Roland-Manuel précise quant à lui :

Il s’enferme avec ses songes dans une chambre retirée qu’il appelle « l’Eden ». Il y construit une ville d’Utopie
qui recompose tous les charmes de la cité perdue. C’est Colomb, qu’il peuple et gouverne en imagination,
tandis qu’il la défend en réalité contre la curiosité du monde extérieur […]. Colomb possède un théâtre
magnifique où triomphe El conde de Villamediana, opera seria, dont le maestro Manuel de Falla est à la fois le
compositeur applaudi et le chef d’orchestre irrésistible15.

Ainsi le vaste projet de cette œuvre occupe-t-il Falla durant les vingt dernières années de
son existence, et même en-deçà, puisque, à travers le mythe de l’Atlantide et l’impérieuse
présence de la mer, le compositeur revient vers sa Cádiz natale et l’Andalousie de son enfance.
Mais aussi vers d’autres cités particulièrement chères à son cœur, ainsi qu’il le laisse transparaître
dans les propos qu’il inscrit en exergue de sa partition : « À Cádiz, ma ville natale ; à Barcelone,
Séville et Grenade pour lesquelles j’ai également la dette d’une profonde gratitude16 ». Et en effet,
la ville où il résidait avant son départ, sa chère Grenade, est bien présente dans la troisième partie
d’Atlántida.

12 PEMÁN, José María, « Mis encuentros con Manuel de Falla. II : El encuentro en el mar », dans Cien artículos,

Madrid, Escelicer, « Colección 21 » no 15, 1957, p. 169. Cité par DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit.,
p. 172.
13 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 200-201.
14 Interview de Falla, Ahora, 1927. Cité par DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 173. Demarquez

reprend, en les modifiant quelque peu, les propos de ROLAND-MANUEL, [Alexis], Manuel de Falla, Paris, Cahiers
d’Art, 1930, p. 16. C’est également Roland-Manuel qui parle de « Colomb », cette ville imaginaire de ses jeux d’enfant.
15 ROLAND-MANUEL, [Alexis], Manuel de Falla, Paris, Cahiers d’Art, 1930, p. 16.
16 FALLA, Manuel de, Atlántida, cantate scénique en un prologue et trois parties sur le poème de Jacinto Verdaguer,

opéra posthume achevé par Ernesto Halffter, partition chant-piano, Milano, Ricordi, (1958, 1976), 1993 : « A Cádiz,
mi ciudad natal; a Barcelona, Sevilla y Granada por las que tengo también la deuda de una profunda gratitud ».

4
Une œuvre-somme : embrasser l’universalité culturelle du monde
Alors qu’au départ l’œuvre doit revêtir de modestes dimensions, elle va progressivement
s’étoffer pour embrasser, d’une certaine manière, l’« idéal d’une synthèse complète du génie
espagnol, tel qu’un Cervantès ou un Colón l’avaient réalisée17. » Suzanne Demarquez résume :

C’est ainsi que Christophe Colomb, le héros chrétien, est chargé d’une mission parallèle à celle du héros grec :
celui-ci châtie, le premier rédime. Hercule délivre la terre des monstres chaotiques, Colomb, des monstres de
l’ignorance par ses découvertes. Il défie le « Non plus ultra » que son prédécesseur grava sur les bornes de la
terre et portera les lumières de la foi au-delà des mers. Par lui, la terre d’Espagne sera magnifiée ; sa puissance
proviendra, non pas tant de richesses de la nouvelle Atlantide, mais de la force de l’âme, de l’audace, des
hautes conceptions de ses fils18.

Dès 1928, le titre Atlántida est fixé et Falla songe à diviser sa cantate en deux parties, la
première basée sur des emprunts directs au poème original de Verdaguer tandis que la seconde se
contenterait de s’en inspirer, de manière moins littérale. Mais une lettre au peintre et photographe
José María Sert (1874-1945) d’octobre 1929 permet de comprendre que l’architecture générale a
déjà été élargie, portant l’organisation à un prologue et trois grandes parties. La bibliothèque
personnelle du compositeur – conservée à l’Archivo Manuel de Falla de Grenade – témoigne de
l’incroyable documentation qu’il a rassemblée et consultée pour nourrir son imaginaire et préciser
l’élaboration de son projet. La bibliographie compte ainsi plusieurs versions et éditions du poème
de Verdaguer, la Bible, des ouvrages de philosophes de l’Antiquité classique (Platon, Sénèque,
Sophocle, Virigile) – dans des traductions espagnoles, françaises, italiennes –, des études et
ouvrages relatifs au mythe de l’Atlantide, à l’histoire de Cádiz, au personnage emblématique de
Christophe Colomb et à la découverte de l’Amérique, aux civilisations et cultures d’Amérique
latine, à la langue catalane. Pour ce qui est du fond de livres consacrés à la musique, les rayons de
la bibliothèque de Falla acueillent des ouvrages sur la musique grecque – antique mais aussi
populaire –, sur la musique des Incas, la musique populaire indienne, la musique populaire
italienne, catalane, les musiques byzantine, orientale, japonaise, chinoise et indochinoise, la
musique médiévale, de la Renaissance espagnole au XVIe siècle19. Le compositeur avait une
véritable fascination pour le savoir encyclopédique et souhaitait embrasser l’ensemble des
connaissances de l’humanité. Ainsi que l’énonce parfaitement Yvan Nommick :

Falla se constitue donc une bibliothèque à l’image de l’œuvre qu’il veut composer, une bibliothèque qui
embrasse l’univers, dans le temps et dans l’espace. Et l’Atlantide, son grand monument inachevé, nous
transmet le rêve et le programme d’une musique qui veut réaliser la synthèse du monde ancien et du monde
moderne, de la Méditerranée et de l’Atlantique, de l’Orient et de l’Occident, du mythe platonicien et des
mythes hispaniques, amalgamés en une succession extraordinaire de tableaux grandioses, légendaires et
prophétiques20.

Même si Falla a souvent fait part de son désir de voir créer l’œuvre au monastère cistercien de
Poblet, dans l’arrière-pays de Tarragone, non loin de Prades, panthéon des rois d’Aragon depuis
Alphonse Ier d’Aragon, il l’a cependant bien conçue en vue d’une représentation scénique. Ainsi,
cet « opéra-oratorio » est-il véritablement « conçu comme une synthèse mythologique, historique,
religieuse et musicale de l’hispanité21 ». On peut d’ores et déjà souligner la quasi-impossibilité –

17 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 173.


18 Ibid., p. 202.
19 Voir NOMMICK, Yvan, « L’Atlantide de Manuel de Falla : du mythe platonicien à la bibliothèque mythique », dans

Pensée mythique et création musicale, Actes du colloque autour de Maurice Ohana, 2 et 3 avril 2001, textes réunis par
Marie-Pierre Lassus, Lille, éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, coll. « Travaux et
recherches UL3 », 2006, p. 179-191.
20 Ibid., p. 190-191.
21 NOMMICK, Yvan, « L’évolution des effectifs instrumentaux dans l’œuvre de Manuel de Falla : continuité ou

discontinuité », Manuel de Falla. Latinité et Universalité (Louis Jambou, dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, coll. « Musiques / Écritures », série « Études », 1999, p. 333.

5
aux yeux du compositeur – de mener à terme ce projet pharaonique, d’une telle ambition
œcuménique que, d’une certaine manière, Falla se laissa littéralement submerger par son ampleur
et ses ramifications infinies sans pouvoir dompter les différents enjeux qui s’offraient à lui pour
les rassembler en cette œuvre-somme tant souhaitée.

L’œuvre de la fin d’une vie : la maladie, l’exil, la mort


Les velléités d’embrasser cette œuvre qui lui tenait particulièrement à cœur dès les années
1926-1927 n’ont hélas pas abouti, une grave maladie nerveuse (accompagnée de crises de
rhumatismes) ayant surpris le compositeur dans sa méditation et sa concentration, dès les
années 1930, l’obligeant à rester assis, voire alité, des journées entières, dans l’incapacité de se
mettre au travail. Exténué, il quitte l’Antequeruela Alta de sa chère Grenade pour aller passer
quelques semaines de repos à Palma de Majorque, en février 1933, dans le proche village de
Génova. Il y restera finalement jusqu’au 26 ou 27 juin et reviendra même à Mallorca durant un
nouveau séjour de six mois, de décembre 1933 au 18 juin 1934. C’est notamment durant ces
séjours mayorquins qu’il entreprend l’étude des langues utilisées dans La Atlántida : le catalan et le
latin. Le vaste projet est également parfois délaissé au profit de compositions plus modestes
comme des adaptations et arrangements (la Balada de Mallorca, d’après l’Andantino de la Deuxième
Ballade de Chopin, la révision de l’ouverture du Barbier de Séville de Rossini, l’adaptation du Canto
de los Almogávares de Pedrell) ou encore une série d’Homenajes dédiés à quatre amis très chers22. De
plus, Falla ne lésine pas sur le temps passé à prendre soin de sa personne, à recevoir amis,
journalistes, musiciens, hommes d’affaires et à entretenir une très riche correspondance
particulièrement chronophage, sans parler de problèmes plus intimement et profondément
existentiels qui ralentissent son rythme de travail de façon significative.
Il faut également signaler un facteur non négligeable dans le ralentissement du travail du
créateur. En 1928, son ami José María Sert, sans consulter au préalable Falla qu’il savait
pertinemment engagé dans le projet de son Atlántida, s’était adressé dans le même temps à Darius
Milhaud pour qu’il mette en musique Le Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel, livre qui avait
été commandé à son auteur par le metteur en scène allemand Max Reinhardt en avril 1927. Il était
également prévu que Sert réalise les décors et les costumes – chose qui ne se réalisa finalement
pas lorsque fut créé le Christophe Colomb de Milhaud le 5 mai 1930 au Staatsoper Unter den Linden
de Berlin, dans une traduction allemande de Rudolph Stephan Hoffmann. Ainsi, le compositeur
gaditan a-t-il vécu comme une sorte de trahison ce coup de poignard dans le dos, l’obligeant à
interrompre son travail pendant plusieurs mois, jusque vers la fin de l’été 1928, le canevas
dramatique de son Atlántida intégrant lui aussi certains épisodes du drame historique sur la vie de
Colomb qui pourraient donc faire doublon avec le projet de Milhaud et Claudel23.
Lorsqu’éclate la guerre civile le 18 juillet 1936, Falla se cloître, en compagnie de sa sœur,
dans le silence imposé par les tensions sociales et politiques et par sa maladie : Grenade était
assiégée et l’on se battait dans les rues ainsi que dans l’Alhambra. Le 19 août, le poète Federico
García Lorca (1898-1936) est assassiné et la perte du cher ami grenadin provoque en lui un grand
choc qui le plonge dans un état de profonde tristesse. Il se confie à Joan Maria Thomàs Sabater,
dans une lettre en date du 15 février 1938 : « Qu’allons-nous devenir ? Je vous assure, querido
don Juan, que ce n’est pas vivre et le pire est que je ne puis parvenir ni à me guérir, ni à terminer
cette pauvre Atlántida qui toujours m’appelle à grands cris et que je puis à peine secourir24. » Il est
donc évident que ces soubresauts de l’histoire ont représenté un traumatisme certain pour le

22 Le célèbre chef Enrique Fernández Arbós, directeur de la Orquesta Sinfónica de Madrid, Paul Dukas et le
compositeur catalan Felipe Pedrell, l’ancien maître de Falla. Avant ces trois pièces, le Gaditan avait déjà composé un
hommage à Debussy pour le numéro spécial de la Revue musicale de décembre 1920. La « série » complète des
Homenajes falliens comprend donc quatre pièces.
23 Voir HOFFELÉ, Jean-Charles, Manuel de Falla, Paris, Fayard, 1992, p. 347-350.
24 Lettre datée du 15 février 1938. Cf. D. J. M. Thomas, p. 310. Cité par DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla,

op. cit., p. 192.

6
compositeur, raison supplémentaire pouvant expliquer l’inachèvement de l’œuvre. Louis Jambou
résume :

Dès la République, sa conscience et sa foi est troublée [sic] et repousse les excès de la rue ou du pouvoir. Au
moment de la fracture fratricide, de 1936 à 1939, il refuse les invitations à recevoir des charges et des
honneurs officiels des représentants de la République puis celles du soulèvement militaire dont le
gouvernement se met en place en 1938 et qui trouve en Pemán un avocat convaincu : celui-ci recevra une
réponse courtoise mais négative. Dès lors, tranchant entre une invitation enre Venise et Buenos Aires, Falla
trouvera en Argentine une terre d’élection pour un exil choisi dans sa liberté d’homme25.

sumo, estimular con preguntas sus mani- tlco,


festaciones para, con máximo alborozo, di- lo, d
fundirlas, seguro que han de ser cauce ras d
de muchas letrftlmas lluslones, calma de todo
impacientes y esperanza próxima de quJe- Inva
nes suet\an con el estreno. 1681
Ernesto Hal!fter, nombre llustre que últim
exime de adjetivos, me ensena la enorme tro,
carpeta que encierra el tesoro. Me asegura to".
que quizá pronto, muy pronto, pueda. con ¡ene
la autorización de los herederos, hacerme en e
oir algo. De momento se somete, gustoso, e in
a la servidumbre del Interrogatorio. ducc
-¿Qué es la "Atlántlda"? ¿En qué par- mira
tes se divide? tltur
-CUando se edite, en la cubierta sólo -¿
figurará el nombre del autor: Manuel de mun
Falla, y el de la obra. "AtlAntlda". En la -"
portada Interior se aclarará "tantata escé- den.
nica en un prólo¡o y tres partes, sobre el lmpo
de Jacinto Verdaguer. adaptado y esto
puesto en música por Manuel de Falla. ca.fo
Obra póstuma. concluida por Ernesto plos,
Halftter". Podria,mos completar la des- porq
cripción, advlrtlel\do que se trata de una que
adaptación, como en el caso de el "Re- que
tablo". no literal: hasta con algunas In- tida
terpolaciones: tal la de las Profecías, de IJ)rec
Séneca. do t
-¿Cabe precisar las subdivisiones? la tr
-El "Prólogo" se forma por "La Atlán- igno
tlda sumergida" y el "Himno hispánico"· pued
Fig. 2. L’un des derniers portraits Uno de
de Manuel
loa unrmoade Falla deavant
retratos Falla, son
de su viaje a la Argent ina, (Foto Torl'al
anuadépart en Argentine
La '\Parte primera". por el "Incendio de de l
(Photo TorresMollna.) Molina) los Pirineos" y "Fundación de Barcelona". lo d
La "Parte segunda", la más extensa, reC'O· nlale
Source : ABC (Madrid), 14/11/1956, p. 15 ge t1·ece f¡·agmentos: "Hércules en
"El Hue11to de las Hespt!orides". "Luch:t con
zacló
de
194().1956: 14 DE NOVIEMBRE Gerlón y el Dragón", "Las Pléyades'. "Los efec
Atlantes", "Titanes y gigantes perFJgulen- tu:ve
Profitant de l’invitation de l’Institución Cultural Española de Buenos doAires pour qu’il
a Hércules", "La vozvienne
divina", ''Rot\!ra pasa
MANUEL DE FALLA
diriger quatre concerts de musique espagnole à l’occasion du 25e anniversaire del EstreCho". ''El Arcángel", ''VNes men-
sajeras", de "La sa fondation,
Catarata", "El hundimiento"
imp
un "
Falla quitte l’Espagne pour l’Argentine durant l’automne de l’année 1939,cera" y "Non
laissantplus derrière
ultra". Porlui fin,sala "Parte ter- -¿
YLA «ATLANTIDA»
chère Grenade le 28 septembre et embarquant à Barcelone, le 2 octobre, "Suefío de
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Neptunia avec sa sœur María del Carmen. C’est le 18 octobre qu’il débarque noehe àsuprema".
Buenos Aires.- La nit'io
ENTREVISTA CON ERNESTO
maladie, la fatigue due à la direction des concerts, l’agitation de la grandeelloville
-4:n lineas generales. ¿qué dejó de todo
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HALFFTER, QUE SE PROPONE
capitale pour la province de Córdoba dans laquelle il s’installe (tout d’abord -Unos trozos importantes, totalmente
à VillaIncluso:
orquestados, Carlosotros, Paz,con tu pal'te dos
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sur les rives du lac San Roque, puis à Alta Gracia, en 1941, dans le châlet de « canto
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CONCLUIRLA ESTE VERANO apuntes para su orquestación: otl·t>S, los das
mimosas]). C’est dans cette dernière demeure qu’il décède le 14 novembre ción
1946,
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Ante la que se planteaba el
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Atlántida dont le dernier manuscrit connuPor– une ANTONIO
esquisse FERNANDEZ-CID
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selectivo. deEn l’Air
lineas ge>nerales,
dentro de "Atlántlda"-respetemos la In-
de Pyrène de la première partie – est daté du ACE « 8 juillet 1946 ».
diez nfios. La orfandad per- dicación del autor, que prescinde siempre
Ainsi, la partition d’Atlántida reste-t-elle
viens d’évoquer, il convient égalementLos
H siste. 1Ell puesto que dejó vaclo don del art.ículo-está todo prácticamente In-
Manuel
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y ten¡o que trabajar mucho y
musicales et
entcnces, llamándose disclpulos del com- completar bastantes cosas, he podido
esthétiques. La première est évoquée par Ronald
,posltor Crichton
gaditano. : au fur
su voluntad et à mesure
de pureza,
su rigor y espiritualidad artísticos, su Manuel.
siempre deseguir
l’avancée
una linea
.
de sontrazada por don
eterna lucha en el camino del ascetismo, -¿CUáles son los puntos más f'xtre-
la seriedad y hondura. la "verdad" en vida mos: lo más redondo y aquello en que
25 JAMBOU, Louis, « Latinité et Universalité »,y dans obra. son modelos irreemplazables- Como pudo plantearse el problema selectivo a.
en 1946,Louis
comoJambou
antes, (dir.), Manuel
en plazo que de Falla :que
abrió latinité et universalité : actes du
te reterlas?
su "Vida
colloque international tenu en Sorbonne, 18-21 novembre 1996, Paris,
breve" 'Y Presses Universitaires
se alimentaron -,'El "Prólogo"-un
sus pos- de Paris-Sorbonne, 1999, p. trozo
27. Importante.
teriores Utulos-desde el rutilante "Som- con duración aproximada de dieciocho mi-
Pour de plus amples détails sur ce sujet, voir notamment C HRISTOFORIDIS , Michael, « Manuel de Falla’s
brero de tres picos", al descamado "Con- nutos-estaba completo. En él sólo hube Atlántida and
the Politics of Spain: From Conception to First pasando por»,"El
certo".Performance retablo
Music and de de realizar
Maese (Gemma
Francoism Pérez un Zalduondo
trabaJo de etordenación y
Pedro", la 'página mé.s representativa de acoplamiento gráfico, con Indicaciones de
Germán Gan Quesada, dir.), Turnhout, nue!>tro Brepols,siglocoll. « Speculum Musicæ », vol.
XX-, Falla es el ejemplo movimientos sacadasXXI, 2013, p. 383-399 ; C'omo las
de apuntes.
CHRISTOFORIDIS, Michael, « Volver: otra lectura que porde todos se reverencia.
la ideología También la
político-estética de matizdey Falla
de Manuel "tempo" que figuraban
durante sus en bo-
Incógnita que suscita el Interés más uná- :rradores originales. lA "Te1·cera parte"
últimos años », Revista de musicología, XXXII/I,nime:2009, p. 585-593.
"¿Qué hay de su ''AtlAntlda"? está prácticamente acabada también. que-
¿Cuál es la verdad sobre esta obra, su es- dando sólo el cometido de unir los diver-
tado actual. las poslbllldades de estreno?" sos trozos y completar algunos pMaJea de
Pienso que el mejor homenaje en el ani- orquesta. siempre atenido a Indicaciones
versario puede 7 ser ln publicación de In- originales. De la "Primera parte" quedó
formes fidedignos, los únicos de autentici- completa la Intervención coral en unión
dad completa, en tomo a una partitura, de muchos elementos e indicaciones or-
sin duda la que, en su estreno, ha de pro- Questales, que ahora se realizan y redon-
ducir una expectación mayor no ya en el dean· La. más Incompleta y confusa, hasta
ambiente musical de Espafía, sino en el por existir dobles versiones, que obll¡an
projet, Falla s’est rendu compte que le caractère épique du poème de Verdaguer demandait un
traitement musical se rapprochant davantage du genre du poème symphonique et allant dans le
sens d’une expression grandiose – voire grandiloquente –, deux voies qu’il n’avait jamais suivies
jusque-là et qui étaient à l’opposé même de sa nature et de ses conceptions musicales. Nommick
évoque quant à lui, avec raison, le problème du maniement de la grande forme, son catalogue
faisant une place presque exclusive à des pièces de petites dimensions : bien qu’étant son œuvre la
plus longue, son drame lyrique La Vie brève (1904-1913) durait par exemple tout juste une
heure26 ! Enfin, Nommick rappelle également les méthodes de travail du compositeur qui s’est
probablement quelque peu perdu – ou en tous les cas épuisé – dans la documentation quasi
encyclopédique qu’il a dû réunir pour recontextualiser la mythologie et l’histoire aux multiples et
inextricables ramifications à l’origine du poème épique de Verdaguer. De son côté, Halffter
confie :

Je crois qu’il est nécessaire d’établir une distinction entre la réalisation concrète de l’œuvre et sa vision
mentale. Je n’hésite pas un instant à dire que Falla portait en lui la vision d’ensemble de sa « cantate ». S’il ne
finit pas son Atlantide (lui qui un mois avant sa mort m’écrivait : « Je fais tout mon possible pour terminer
cette pauvre Atlantide si souvent abandonnée à cause de ma santé »), la faute en est à sa propre exigence, à sa
rigeur, à son sens critique, admirables vertus productrices de nombreux chefs-d’œuvre antérieurs27.

Un tournant esthétique pour un syncrétisme musical

Le caractère monumental de l’œuvre, par sa durée et par les effectifs déployés, le rôle dévolu au chœur et au
coryphée, qui narrent l’action et n’expriment que des sentiments collectifs […] font de l’Atlantide une sorte
d’immence oratorio qui mêle le sacré et le profane, les textes liturgiques, l’histoire et la légende, et tente
d’établir un pont entre deux mondes : le mythe platonicien d’une ville engloutie à cause de son avidité et de sa
soif de pouvoir, et l’idée chrétienne de la rédemption et du salut28.

Falla recrée encore le folklore des différentes régions d’Espagne mais il le transcende pour
aboutir à une universalité musicale. Il peut même mêler deux folklores différents au sein d’un
même air comme dans « Le Songe d’Isabelle » de la troisième partie où le compositeur mélange
un chant populaire de Grenade à un autre catalan, ce mélange étant lui-même passé au crible de
son propre style. Il réunit donc les différentes composantes de l’Espagne pour nous mener sur les
voies d’une Hispanité idéalisée et universalisée.

La mer de L’Atlantide ne se meut pas : c’est un espace imaginaire, statique, dans lequel se développe l’action
racontée par le chœur et le choryphée. Les mesures initiales de « l’Atlantide submergée », première partie du
« Prologue », sont particulièrement impressionnantes : en se déplaçant lentement, des structures harmoniques
complexes évoquent l’engloutissement progressif de l’Atlantide dans une mer pétrifiée, créant une
atmosphère inquiétante d’attente eschatologique29.

Ainsi que le précise Ernesto Halffter dans la déclaration qu’il fait à la presse internationale
réunie dans l’auditorium de la maison Ricordi au matin de la répétition générale du 17 juin 1962,
déclaration reproduite dans La Stampa :

26 Voir NOMMICK, Yvan, « L’Atlantide de Manuel de Falla… », art. cit., p. 175-176.


27 HALFFTER, Ernesto, cité par HOFFELÉ, Jean-Charles, Manuel de Falla, op. cit., p. 399.
28 NOMMICK, Yvan, « L’Atlantide de Manuel de Falla… », art. cit., p. 178.
29 NOMMICK, Yvan, « De los jardines del Generalife al Templo de Hércules. Breve reflexión sobre el tema del agua

en la obra de Manuel de Falla », dans Val de oscuro. Julio Juste, Grenade, Publicaciones del Archivo Manuel de Falla,
coll. « Catálogos », série « Exposiciones », no 1, 1998, p. 37-38 : « El mar de Atlántida no se mueve: es un espacio imaginario,
estático, en el que se desarrolla la acción narrada por el coro y el corifeo. Los compases iniciales de “La Atlántida sumergida”, primera
parte del “Prólogo”, son particularmente impresionantes: complejas estructuras armónicas desplazándose lentamente evocan el hundimiento
progresivo de la Atlántida en un mar petrificado, creando una inquietante atmósfera de espera escatológica. » Traduction de Stéphan
Etcharry.

8
Falla a basé son œuvre ultime sur les modes de la grande époque polyphonique espagnole. Véritable exemple
d’humilité chrétienne, Falla, si profondément religieux, s’est abstenu d’écrire une musique sacrée qui ne
posséderait pas la grandeur expressive de l’élan mystique… ainsi le merveilleux chœur Salve en el Mar sur le
texte d’Alfonso el Sabio qui se rapporte musicalement au style des XIe et XIIe siècles. Falla désirait qu’Atlántida
se rapprochât de la tradition des mystères et des sacra-rappresentazione médiévales qui, en Espagne, se
prolongèrent plus qu’ailleurs, enfin des célèbres « auto sacramentales » du Siècle d’or. Il souhaitait que la
représentation soit l’interprétation populaire et religieuse d’un spectacle dans l’église ou sur le parvis30.

Elena Torres Clemente31, allant dans le même sens que Juan Alfonso García32, établit
cependant une mise au point nécessaire pour mettre fin aux erreurs qui se répètent d’un
musicologue à un autre : le fameux « Salve en el mar » n’est pas une citation directe de l’un des
Cantigas de Santa María d’Alfonso X el Sabio (XIIIe siècle), même si Falla admirait cette œuvre
médiévale que lui avait fait connaître son maître Felipe Pedrell (1841-1922) et dont deux
manuscrits sont conservés à la bibliothèque de l’Escurial. Le texte castillan a très probablement
été écrit par Falla lui-même – dans le plus pur respect de la tradition espagnole – tandis que la
musique archaïsante est certainement une création du compositeur qui a intimement intégré le
style de ces Cantigas et, plus généralement, celui des inflexions du chant grégorien.
Pour revenir à la déclaration de Halffter qui vient d’être reproduite, dans ses derniers mots
réside la résolution de l’énigme liée à la représentation de cette « cantate scénique », tel un mystère
auquel s’associe le peuple par son chant. D’où le rôle fondamental du chœur qui « décrira,
commentera l’action, quitte à y prendre part selon le cas. L’acte sera évoqué par des tableaux “qui
devront donner l’impression d’anciens vitraux de cathédrale”33. » Falla avait très peu abordé
l’instrument choral au sein de son catalogue : il intervenait seulement à doses homéopatiques
dans certaines de ses œuvres scéniques des deux premières décennies du XXe siècle (comme dans
La vida breve, 1904-1913), et seule la Balada de Mallorca composée en 1933 était dévolue au chœur
proprement dit : sur un texte de Jacint Verdaguer et dédiée à la Capella Clàssica de Mallorca, la
pièce à quatre voix mixtes se fonde sur l’Andantino de la Deuxième Ballade de Chopin. Un virage
esthétique se fait donc jour dans Atlántida, conférant à l’œuvre une dimension à la fois mystique
et mythique (le chœur faisant écho au rôle de commentateur du chœur antique). Le compositeur
avait étudié la polyphonie ancienne du Siècle d’or espagnol (Morales, Guerrero, Victoria,
Escobar, etc.) avec son maître Felipe Pedrell. Rappelons aussi qu’à Majorque, Falla avait revu et
transcrit nombre de motets de cette époque et écrit sa Balada de Mallorca pour le troisième Festival
Chopin de 1933. Il va même dédoubler le chœur dans Atlántida, réservant le premier pour
commenter l’action, en alternance avec le coryphée (baryton) – « chœur de narration, [il] restera
immobile et invisible devant la scène34 » –, et faisant du second un « chœur d’action, [qui]
chantera et représentera en même temps les événements dramatiques35 ». Car s’ils sont évoqués,
Hercule et Colomb n’apparaissent en revanche jamais dans l’œuvre en tant que personnages
incarnés. Il ressort de ces prises de positions esthétiques une écriture très souvent verticale et
homophone, plus rarement contrapuntique. « Sa fréquentation des Morales, Guerrero, Victoria,
Escobar, ne le portait pas à les copier, mais, en toute humilité, à essayer de retrouver un peu de
cette haute pensée chrétienne, de cette exaltation mystique qui guidaient leur main36. » Ainsi, Falla
se détourne-t-il des colorations issues du matériau folklorique national pour se pencher plus

30 Cité par DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 205.


31 TORRES CLEMENTE, Elena, Manuel de Falla y las Cantigas de Alfonso X El Sabio: estudio de una relación continua y plural,
Granada, Editorail Universidad de Granada, 2002, p. 165-181.
32 GARCÍA, Juan Alfonso, « Manuel de Falla y la música eclesiástica », Falla y Granada y otros escritos musicales, Granada,

Centro de Documentación Musical de Andalucía, 1991, p. 33-63.


33 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 206.
34 Ibid., p. 206.
35 Id.
36 Ibid., p. 207.

9
volontiers sur des sources provenant du patrimoine historique. Le compositeur vise ici à une
certaine forme d’authenticité espagnole mais aussi à une universalité musicale37.
Il est difficile d’établir des généralités concernant la couleur de l’orchestre de Falla, tant
celle-ci a évolué depuis la richesse et les chatoiements impressionnistes de La vida breve (1904-
1913) ou des Noches en los jardines de España (1909-1916) jusqu’à l’épure – voire le dénuement,
l’austérité ou la sécheresse – du Retablo de maese Pedro (1919-1923) ou du Concerto pour clavecin (ou
pianoforte) et cinq instruments (1923-1926)38. Cependant, tandis que l’orchestre de Falla est le
plus souvent réduit, avec un travail toujours détaillé et ciselé des timbres pris dans leur
individualité, il apparaît au contraire massif et imposant dans Atlántida. Certes, si Halffter a réalisé
la majeure partie de cette orchestration, le disciple se situe cependant dans la continuité de la
texture du Prologue que Falla a, pour le coup, complètement orchestré et que Nommick juge
d’une « plénitude toute wagnérienne39 ». « Le Prologue dévoilait (en flash-back, dirait-on
maintenant !) l’Atlantide submergée. Il fallait donc, dès le début, créer une impression grandiose,
terrifiante, quelque peu sauvage40 », rajoute Demarquez. La nomenclature instrumentale propose,
à côté du quintette à cordes, 1 célesta, 2 harpes et 2 pianos. Alors que, jusque-là, Falla préférait
l’orchestre par deux, les bois fonctionnent ici par trois : 3 flûtes (la 3e prenant le piccolo),
2 hautbois et 1 cor anglais, 2 clarinettes et 1 clarinette basse ainsi que 3 bassons (le 3e prenant le
contrebasson). De leur côté, les cuivres comprennent 4 cors en fa, 4 trompettes en ut,
3 trombones, et 1 tuba41. Pour souligner l’aspect massif de cet orchestre grandiose, Falla use
d’une percussion assez riche (3 timbales, 1 grosse caisse, 1 tam-tam, 1 triangle42) que son
continuateur Halffter tend à rendre pléthorique (grenouille guiro, castagnettes, tambourin, caisse
claire, fouet, guiro, éoliphone, 3 bongos, cymbales, glockenspiel, xylophone, vibraphone,
cloches43). Lorsque les chœurs interviennent, ils sont le plus souvent doublés par des instruments
de l’orchestre mais peuvent tout aussi bien chanter a cappella. Nommick précise que, « comme
chez Wagner, dont l’opéra Parsifal a été l’un des modèles de Falla lors de la composition
d’Atlantide, les doublures viennent toujours à bon escient, doublures qui sont exigées par le
caractère de la musique. Par ailleurs, l’absence totale de pittoresque ajoute à l’expression de la
profondeur et de la gravité44. »
La partition intègre des musiques de l’Antiquité grecque et des mélodies incas, de la
musique chinoise et des chansons catalanes, des pièces inspirées de la polyphonie de la
Renaissance et des techniques musicales en usage chez Stravinsky. Un véritable syncrétisme
musical s’y fait jour : ainsi, « le message de Falla […] transmet l’idée d’une musique qui veut

37 Le titre donné à l’ouvrage collectif coordonné par Louis Jambou est à ce titre particulièrement révélateur de cette

double préocccupation fallienne : JAMBOU, Louis (dir.), Manuel de Falla : latinité et universalité : actes du colloque
international tenu en Sorbonne, 18-21 novembre 1996, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 1999.
38 NOMMICK, Yvan, « L’évolution des effectifs instrumentaux dans l’œuvre de Manuel de Falla : continuité ou

discontinuité », Manuel de Falla. Latinité et Universalité (Louis Jambou, dir.), Paris, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, coll. « Musiques / Écritures », série « Études », 1999, p. 323-338.
39 Ibid., p. 323.
40 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 207.
41 Nous fondons cet effectif sur le tableau de la nomenclature orchestrale proposé par Yvan Nommick dans son

article « L’évolution des effectifs instrumentaux… », art. cit., p. 326. L’auteur précise, en note de bas de page : « La
composition de l’orchestre que nous indiquons provient de notre étude des manuscrits autographes d’Atlantide
(A.M.F., mss CII A1, CII A2, CII C1, CII C2, CII A3 et CII C4). Dans la partition terminée et mise au point par
Ernesto Halffter l’orchestre est sensiblement différent, notamment en ce qui concerne les percussions dont l’effectif
est considérable. » Pour ce qui est de la famille des tubas, la partition terminée par Halffter et éditée par Ricordi
indique 2 tubas ténors et 1 tuba basse : FALLA, Manuel de, Atlántida, cantate scénique en un prologue et trois parties
sur le poème de Jacinto Verdaguer, opéra posthume achevé par Ernesto Halffter, partition chant-piano, Milano,
Ricordi, (1958, 1976), 1993.
42 D’après Yvan Nommick, « L’évolution des effectifs instrumentaux… », art. cit., p. 326.
43 Voir FALLA, Manuel de, Atlántida, cantate scénique en un prologue et trois parties sur le poème de Jacinto

Verdaguer, opéra posthume achevé par Ernesto Halffter, partition chant-piano, Milano, Ricordi, (1958, 1976), 1993.
44 NOMMICK, Yvan, « L’évolution des effectifs instrumentaux… », art. cit., p. 333.

10
réaliser la synthèse du monde antique et du monde moderne, de la Méditerranée et de
l’Atlantique, de l’Orient et de l’Occident45. »

Post mortem
Le compositeur meurt le 14 novembre 1946, et son corps est embarqué sur le paquebot
Cabo de Buena Esperanza le 22 novembre, toujours accompagné de la fidèle sœur María del
Carmen, pour être rapatrié en Espagne. Le 9 janvier 1947, le cortège funèbre l’accompagnera
jusqu’à la crypte de la cathédrale de sa Cádiz natale.

Fig. 3 Enterrement de Manuel de Falla dans la crypte de la cathédrale de Cádiz (9 janvier 1947)
Source: https://trompemundo.wordpress.com/2013/01/11/el-9-de-enero-de-1947-
procedente-de-argentina-llegan-a-cadiz-los-restos-mortales-del-musico-gaditano-manuel-de-falla/

Demarquez résume :

Quelques jours après la célébration funèbre dans la cathédrale de Cádiz [9 janvier 1947], la valise diplomatique
espagnole apporta un monceau de feuilles manuscrites couvertes de la fine écriture du disparu, et qui fut
remis à son frère, D. Germán de Falla. Pendant ce temps, le monde de la musique se posait des questions
quant au destin de l’œuvre sur laquelle seuls quelques très rares intimes avaient été admis à jeter un bref coup
d’œil. Questions qui restaient sans réponse. Quelle était l’importance du travail de Falla ? On savait que
l’œuvre était inachevée, mais on ignorait jusqu’à quel point, et le silence des héritiers et du gouvernement
espagnol n’était pas fait pour arrêter les légendes qui se formaient çà et là et se répandirent bientôt. […] Il
fallut huit ans avant que Germán et María del Carmen se décidassent à « faire quelque chose », c’est-à-dire à
confier à Ernesto Halffter le soin d’ordonner et, s’il le fallait, de terminer la partition46.

C’est donc à Ernesto Halffter (1905-1989) qu’il fut décidé de confier la lourde tâche de
compléter et de mettre un terme à la dernière œuvre fallienne inachevée.

45 NOMMICK, Yvan, « La herencia de la música y el pensamiento de Manuel de Falla en la posguerra (1940-1960) »,


dans Actas del congreso « Dos décadas de cultura artística en el franquismo (1936-1956), Ignacio de Henares Cuéllar, María
Isabel Cabrera García, Gemma Pérez Zalduondo, José Castillo Ruiz (dir.), Grenade, Universidad de Granada, 2001,
vol. II, p. 29 : « Porque el mensaje de Falla, tal y como está contenido en El retablo de maese Pedro y en el Concerto para clave y
cinco instrumentos, y más aún en la inconclusa Atlántida, transmite la idea de una música que quiere realizar la síntesis del mundo
antiguo y del mundo moderno, del Mediterráneo y del Atlántico, de Oriente y Occidente. » Traduction de Stéphan Etcharry.
46 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 200.

11
ello el maestro? de nif\os, una orquesta. numerosislma, cot
E -Unos trozos importantes, totalmente
orquestados, Incluso: otros, con tu pal'te
dos planos, clavicémbalo, mucha percu·
sión, metal reforzado-ocho trompas, una
de canto realizada por completo, con "t an!arre" de ocho trompetas.. ,_:y cuer·
O apuntes para su orquestación: otl·t>S, los
menos. abocetados y algunos con realiza-
das y maderas al máxlm.un normal. A
veces, en algunos trozos. se vuelve a la
ción Ante la que se planteaba el orquesta de cámara formada por solistas,
CID problema selectivo. En lineas ge>nerales, tContlnrít
dentro de "Atlántlda"-respetemos la In-
per- dicación del autor, que prescinde siempre
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omo he tenido y ten¡o que trabajar mucho y
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su Manuel. .
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vida mos: lo más redondo y aquello en que
omo pudo plantearse el problema selectivo a.
brió que te reterlas?
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om- con duración aproximada de dieciocho mi-
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aese de realizar un trabaJo de ordenación y
a de acoplamiento gráfico, con Indicaciones de
mplo movimientos sacadas de apuntes. C'omo las
n la de matiz y "tempo" que figuraban en bo-
uná- :rradores originales. lA "Te1·cera parte"
da"? está prácticamente acabada también. que-
es- dando sólo el cometido de unir los diver-
no?" sos trozos y completar algunos pMaJea de
ani- orquesta. siempre atenido a Indicaciones
In- originales. De la "Primera parte" quedó
tici- completa la Intervención coral en unión
ura, de muchos elementos e indicaciones or-
pro- Questales, que ahora se realizan y redon-
n el dean· La. más Incompleta y confusa, hasta
n el por existir dobles versiones, que obll¡an
dis- a seleccionar, primero; Instrumentar, des-
uyas pués, 'Y hasta. en algunos casos, compo- Fig. 4 Ernesto Halffter (1905-1989)
valor ner. es la ' 1Segunda". · Source : ABC
lrnuto (Madrid), 14/11/1956,
Halffter, p. 15
rn6al oo, dlaolpulo
lles, -¿Cómo centrarlas "Atlántlda" en la de Manuel de Falla, q ue en la lltualldad
con- obra general de Falla? t rabaja pal'a compl eta!' su "A\I,ntl "· ( !'oto
a lo -lEls. desde luego,
Né à en el sentido
Madrid artis-il
en 1905, peut être considéré
11. comme
JWuro.) le seul disciple du compositeur gaditan.
En effet, ce dernier lui avait confié, dès 1923, la direction de l’Orquesta Bética de Cámara, fondé en
1922. Il lui avait également demandé d’orchestrer ses Siete canciones ainsi que sa Fantasía bética. Une
véritable amitié liait les deux hommes. Germán de Falla, héritier et frère du compositeur, prend
contact avec Halffter dès 1948, mais ce dernier ne se met véritablement à la tâche qu’à partir de
1954, signant en 1955 un contrat avec la maison d’édition Ricordi en qualité d’adaptateur. Guido
Valcarenghi reçut des héritiers de Falla47 les feuillets manuscrits autographes, brouillons,
esquisses, adaptations de matériaux exogènes, orchestration de passages entiers, livret définitif, en
plusieurs livraisons espacées dans le temps, ce qui ne facilita pas l’achèvement rapide de l’œuvre.
Débuté en décembre 1928, le « Prologue » était complètement achevé et orchestré, excepté
quelques mesures de l’« Hymnus Hispanicus »48. La première partie était, quant à elle, bien avancée,
mais pas orchestrée. La deuxième – la plus longue – comportait seulement quelques esquisses et
de nombreuses notes et directions de travail. Enfin, la troisième et dernière partie proposait des
brouillons, parfois très avancés. Sur certains d’entre eux figuraient des pistes d’instrumentation49.
Halffter dut ainsi entamer un premier travail de classement de tous ces documents (environ trois
cents feuillets – dont 202 spécifiquement musicaux) en fonction de la trame dramatique donnée
par le livret.

Partie État à la mort de Falla Numéros constitutifs


Prologue Complet : composition et L’Atlantide submergée, Hymnus
orchestration hispanicus [quelques mesures
manquantes dans le finale]
Première partie Entièrement composée, L’Incendie des Pyrénées, Air de Pirene,
l’orchestration est en revanche Cantique à Barcelone
presque totalement inexistante

47 Son frère Germán puis sa nièce María Isabel – la fille de ce dernier –, suite à sa mort.
48 Nommick précise que le premier manuscrit musical relatif à l’Atlantide (esquisse des premières mesures du
« Prologue ») et conservé aux Archives Manuel de Falla de Grenade date du 9 décembre 1928 : NOMMICK, Yvan,
« L’Atlantide de Manuel de Falla… », art. cit., p. 171-172.
49 Ibid., p. 174.

12
Deuxième partie Incomplète et confuse ; Hercule et Geryon le Tricéphale, Cantique
n’existent que des ébauches de à l’Atlantide, Le Jardin des Hespérides,
versions variées, à sélectionner, Le Jeu des Pléiades, Les Atlantes dans le
orchestrer et à compléter en temple de Neptune, Hercule et les
partie Atlantes, Mort de Geryon et d’Antée,
Fretum Herculeum : Calpe, Les Voix
messagères, La Voix divine,
L’Engloutissement, L’Archange, La tour
des Titans, La Cataracte, Non plus ultra
Troisième partie Assez élaborée ; chœurs et Le pèlerin, Le songe d’Isabelle, Les
orchestre complets en diverses caravelles, Le Salve en el mar, La nuit
parties. Ailleurs manquent suprême, Finale
quelques points de suture

Tableau 1. État d’achèvement des différentes parties constitutives d’Atlántida à la mort de Falla50

Cette immense tâche de reconstitution – de recréation, voire de création originale parfois –


va durer six longues années, d’août 1954 à septembre 1960, et l’on peut affirmer que la majeure
partie de l’œuvre a finalement été composée par Halffter.
Atlántida verra tout d’abord le jour en version partielle de concert au Gran Teatre del Liceu de
Barcelone, le 24 novembre 1961. L’exécution fut dirigée par Eduardo Toldrá (1895-1962) ;
Victoria de Los Angeles et Raimon Torres en furent les principaux solistes. « L’événement fut
soutenu par le régime de Franco en Espagne qui en fit le symbole de l’unité nationale et, d’un
point de vue international, en termes de prestige culturel et de propagande51. » L’année suivante,
l’œuvre fut redonnée au Teatro alla Scala de Milan, le 18 juin 1962, en version théâtrale intégrale.
La mise en scène était signée Margarita Wallmann (1904-1992) et la direction des musiciens et des
chanteurs revint à Thomas Shippers (1930-1977)52.

Conclusion : Atlántida… ad vitam æternam


Suzanne Demarquez proposait un résumé saisissant de l’ensemble de la carrière de Falla :
« Son œuvre, partant du particularisme andalou pour arriver à La Atlántida [sic] englobant
l’universalité de toutes les Espagnes, représente en l’illustrant, la pensée de sa vie entière53. » Ne
pourrait-on finalement pas reprendre cette idée pour l’appliquer à la seule œuvre ultime ? Car le
projet fallien s’inscrit bien, à sa propre échelle, dans une dynamique existentialiste indéniable dans
la mesure où il se présente comme la somme des expériences de son existence, que ces
expériences soient de nature biographique, musicale, artistique, esthétique.
Dans le cas précis de Falla, c’est bien l’ampleur du projet, le nombre considérable d’années
qu’il lui a consacré, la force et la foi qu’il y a mises qui confèrent à Atlántida ce statut d’œuvre
ultime, malgré son état d’inachèvement notoire. En effet, il n’est pas sûr que ce statut eût pu
s’appliquer par exemple à une petite pièce pour piano ne manifestant aucun sens ou message
particulier que le compositeur aurait terminée avant sa mort, à côté de toutes les promesses
artistiques qu’enregistre cette Atlántida. Les mystères et les secrets qui ont accompagné ce projet,
mêlés aux révélations parcimonieuses de Falla lui-même – à ses amis proches, à la presse –, mais
également tout le contexte historique et biographique – la guerre civile espagnole, la maladie, l’exil

50 Source : DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 204.


51 CHRISTOFORIDIS, Michael, « Manuel de Falla’s Atlántida… », art. cit., p. 383 : « […] an event that was promoted by the
Franco regime in Spain as symbolic of national unity, and internationally in terms of cultural prestige and propaganda. » Traduction
de Stéphan Etcharry.
52 Tout juste après la création théâtrale du 18 juin 1962 à la Scala de Milan, les deux dernières représentations

scéniques auront lieu à l’Opéra de Berlin, en 1962, sous la direction d’Eugène Jochum, avec une mise en scène de
Zeffirelli, puis en 1963, au Théâtre Colón de Buenos Aires, sous la baguette de Juán José Castro. L’idée de
représentation d’Atlántida – à laquelle Josep María Sert tenait tout particulièrement – s’évanouissait donc pour revenir
à la conception de l’œuvre comme oratorio, de nature statique et d’où toute dramaturgie serait évacuée.
53 DEMARQUEZ, Suzanne, Manuel de Falla, op. cit., p. 182.

13
argentin, les problèmes financiers, les récupérations post mortem – ont pleinement contribué à
nimber l’œuvre d’une aura toute particulière qui participe désormais de son identité intrinsèque.
Bien qu’Ernesto Halffter se soit attelé à la lourde tâche d’achèvement, légitimé en quelque
sorte par ses relations intimes avec Falla, par les propres membres de la famille du compositeur,
ses héritiers et son entourage proche, il n’en demeure pas moins que son geste artistique, aussi
réfléchi et respectueux soit-il, s’avère n’être qu’une réponse subjective aux points de suspension
laissés par Falla, qu’une proposition, une option parmi tant d’autres. Après avoir « figé » l’œuvre
en lui donnant un aspect achevé, ne pourrait-on pas imaginer d’autres adaptations, d’autres
réécritures – en d’autres termes, d’autres re-créations – d’Atlántida qui iraient vers de tout autres
voies et de tout autres colorations esthétiques ? Le legs que Falla nous laisse entre les mains ne
fait ainsi qu’enregistrer la toute-puissance de son art, de son esprit, de ses forces vitales qui vont
bien au-delà de la mort. Une œuvre à jamais inachevée, qui toujours s’accroche à la vie. Car, ainsi
que le formule très poétiquement Jean-Charles Hoffelé :

[Falla] se dispersa d’abondance dans le dédale tour à tour obscur et lumineux de ce livre fermé que lui était
l’Atlantide en mettant un point d’honneur, semble-t-il, à ne pas terminer complètement un seul passage, à
toujours laisser une porte ouverte sur l’infini, fasciné par l’inextinguible puissance de l’inachèvement54.

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54 HOFFELÉ, Jean-Charles, Manuel de Falla, op. cit., p. 396.

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