Comité de rédaction Comité scientifique

Valérie AUBOURG Dominique AVON

Directrice de la rédaction École Pratique des Hautes Études (EPHE),
Marina ROUGEON France
Coordinatrice des éditions Zohra BARKA-DAHANE
Olivier SAUVAGE Université des Sciences et de la Technologie
Chargé d'édition Houari-Boumediene, Algérie
Dean DE LA MOTTE
University Salve Regina, États-Unis
Claire BRUN François DERMANGE
Christine BOUVIER-MÜH Université de Genève, Suisse
Brigitte CHOLVY Mathieu DISANT
Baptiste COLIN
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France
Alain FERNEX
Graciela FERRÁS
Emmanuelle GORMALLY
Pierre HAINAUT Universidad del Salvador, Argentine
François LESTANG Massimiliano MARIANELLI
Marjolaine MONOT FOULETIER Università degli Studi di Perugia, Italie 
Chiara PESARESI Deirdre MEINTEL
Claudia SERBAN Université de Montréal, Canada        
Anne-Sophie THÉLISSON Bernard MEUNIER
Aude VOLPILHAC
Institut des Sources Chrétiennes,
HiSoMA, France
Jean-Marc TALPIN
Université Lumière Lyon 2, France
Nathanaël WALLENHORST
Université Catholique de l’Ouest, France

REVUE CONFLUENCE Sciences & Humanités ISSN : 2826-4029

10, Place des Archives - 69002 Lyon Site : www.ucly.fr/la-recherche/editions/revue-confluence/
Tél : 04 81 09 85 08 Référencement et labellisation en cours
Courriel : revueconfluence@univ-catholyon.fr
 N°2
SOMMAIRE L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
vivre les paradoxes dans un
monde complexe

p.05 Prolégomènes p.95 Crise, langage et métissage

Valérie AUBOURG François LAPLANTINE

Les formes paradoxales du réel : une « bonne nouvelle

p.109
(εὐαγγέλιον) » ?
DOSSIER Brigitte CHOLVY

p.11 Introduction
L’équilibre dynamique : vivre les paradoxes dans un
monde complexe VARIA
Marjolaine MONOT-FOULETIER / Anne-Sophie THELISSON

L’équilibre dynamique au sein de la séparation des

p.21  p.129 Comment conjuguer les disciplines scientifiques ?
pouvoirs Pierre-Yves QUIVIGER
Christophe ALONSO
p.141  Étude comparée de l’article partitif dans deux textes
p.39  Tensions paradoxales et principe variationnel médiévaux rédigés en langue gallo-romane
Jacques DEMONGEOT / Timothée AUBOURG Claudine FRÉCHET
Giuliana GALLICARMINATI

p.57  The paradoxical suffering of top athletes.

An initial analysis p.158 Thèses soutenues à l'UCLy 2021-2022 (sélection)
Patricia DAVID / Nathalie TESSIER
p.166 Résumés - Abstracts
p.75 Faire avec le paradoxe de l’oubli :
Les logiques de l’idée d’amnésie de la guerre civile
libanaise
Yves MIRMAN

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

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Prolégomènes
Valérie Aubourg
UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598],
UCLy, Lyon, France

C
haque année, le tour des yoles attire une foule immense de
Martiniquais. Au-delà de l’événement sportif, cette « affaire de tout
un peuple », selon les termes d’Aimé Césaire, force l’admiration.
L’embarcation, légère et rapide, est mue par une quinzaine de
rameurs. Cette dernière étant dépourvue de quille, de lest et de
gouvernail, l’équilibre de la flottille ne peut être obtenu que par le poids des
équipiers en appui sur leurs longues perches non fixées. Pour empêcher la bascule,
il leur faut en permanence ajuster leur position. L’image de ces acrobates des mers
aux prises avec l’instabilité de leurs bateaux peut nous donner à penser l’homme
et les sociétés au-delà des Caraïbes.
Nous traversons une époque marquée par des ruptures d’équilibres majeurs
et multiples - sanitaires, géopolitiques, environnementaux, etc. Dans la vie
individuelle, la quête d’un équilibre entre les différentes sphères de l’existence
s’est imposée comme une injonction élevée au rang de valeur. Simultanément,
les experts en développement personnel se donnent pour mission d’aider nos
contemporains à trouver « équilibre et harmonie intérieure ».
Dans des situations aussi variées, il convient d’interroger les représentations
habituelles de l’équilibre. Fréquemment, cette notion est associée à la stabilité,
voire à l’immobilité, et conçue à partir de la sédentarité. Outre le fait que
cette conception soit plus imaginaire que réaliste, elle rigidifie, elle produit de
l’inquiétude et nourrit le découragement.
Pour y échapper, nous proposons de qualifier l’équilibre de « dynamique ».
L’association des deux termes peut, de prime abord, sembler contradictoire,
voire incongrue. Elle peut même désarçonner. Comment imaginer que l’équilibre
soit mouvant ? Pourtant, les différentes contributions réunies dans ce deuxième
numéro permettent de démontrer qu’une telle idée s’avère féconde dans de
nombreux domaines du savoir. Parler d’équilibre dynamique a du sens pour des
juristes, des anthropologues, des économistes, des mathématiciens aussi bien que
des théologiens. Dans la perspective interdisciplinaire qui est résolument la nôtre,
cette association inédite permet en outre de croiser de manière stimulante deux
concepts aux résonances multiples, tout en ouvrant des débats aussi ouverts et
fructueux que possible.
Valérie AUBOURG

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

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Figure 1. Tableau de Sophen. Galerie de Sophen, Les Trois Îlets, Martinique.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS

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DOSSIER

L'É QU ILIBRE DYNAMIQU E :

v ivre l e s paradoxe s dans un
m onde com pl e xe

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I TMARJOLAINE
É S - N ° 2 - NMONOT-FOULETIER
OV E M B R E 2 0 2 2 -/ PAG
ANNE-SOPHIE
E S 1 1 / 1 8 THÉLISSON 11

Introduction
L’équilibre dynamique  : vivre les
paradoxes dans un monde complexe
Marjolaine Monot-Fouletier
UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598], UCLy
Lyon, France

Anne-Sophie Thelisson
UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598], UCLy
Lyon, France

Résumé
Dans un monde complexe et en permanente évolution, nous devons développer
une pensée complexe afin de faire face à des demandes contradictoires et
interdépendantes favorisant des tensions entre besoins d’aujourd’hui et de demain,
émergence et planification, mission sociale et performance financière. La crise du
COVID, en questionnant les équilibres à ménager entre protection de la santé
et garantie des libertés, croissance de l’activité humaine et respect des équilibres
naturels, a rendu saillant l’équilibre dynamique qui semble devoir guider le vivant
pour assurer sa pérennité par son adaptabilité, dans un contexte ontologiquement
traversé de tensions paradoxales. Ces tensions naissent en particulier de la
confrontation d’affirmations, de besoins et de désirs paradoxaux des différentes
entités en présence (cellules, environnement, personnes, corps social, entreprises,
etc.), générés par leurs interactions  : partout et pour tout, l’appartenance à un
système fait de relations à la fois complémentaires et d’interdépendances conduit
à des mouvements d’ajustements permanents, entre harmonie et compromis,
chaos et stabilité, raison et justice, pour préserver la stabilité de l’ensemble.
Le chercheur est alors invité à penser de nouvelles approches/méthodes de
gestion de ces paradoxes. Les contributions de ce deuxième numéro de la Revue
CONFLUENCE  : Sciences & Humanités apportent une réflexion sur ces
approches, sur le concept d’équilibre dynamique et sur l’impératif, ou non, de
maintien des dilemmes ou paradoxes.

Discipline : DROIT, GESTION, SCIENCES POLITIQUES, BIOLOGIE, THÉOLOGIE,

ANTHROPOLOGIE
Mots-clefs : TENSIONS, ÉQUILIBRE DYNAMIQUE, PARADOXES, DILEMMES

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

12 DOSSIER - INTRODUCTION. L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE : VIVRE LES PARADOXES DANS UN MONDE COMPLEXE MARJOLAINE MONOT-FOULETIER / ANNE-SOPHIE THÉLISSON 13

L
a crise du COVID, en questionnant les équilibres à ménager Le concept d’équilibre dynamique et l’impératif de
entre protection de la santé et garantie des libertés, croissance
maintien des paradoxes
de l’activité humaine et respect des équilibres naturels, semble
Le paradoxe est fréquemment représenté via le symbole du Yin et du Yang,
bouleverser nos repères. En réalité, elle n’est qu’une illustration
signe chinois matérialisant une vision holistique, dynamique et dialectique du
supplémentaire de l’équilibre dynamique qui semble devoir
monde. D’après cette représentation, les deux pôles sont en dualité et ont un
guider « tout système » pour assurer sa pérennité par son adaptabilité, dans
caractère contradictoire. Cependant ces éléments cohabitent, ils appartiennent
un contexte ontologiquement traversé de tensions paradoxales. Ces tensions
à un tout et forment un seul et même ensemble. Cet ensemble est illustré par
peuvent naître en particulier de la confrontation de concepts, de besoins ou
le rond extérieur du schéma. Il existe donc deux synergies : celle créée par le
de désirs paradoxaux soutenus par différentes entités en interactions (cellules,
rapport entre les pôles, et celle entre l’intérieur de l’ensemble et son extérieur.
environnement, personnes, corps social, entreprises, etc.)  : partout et pour
Dans ce symbole taoïste, l’équilibre est perpétuel et sans cesse renouvelé,
tout, l’appartenance à un système fait de relations à la fois complémentaires
il est en ce sens dynamique. En sciences de gestion, de nombreux travaux
et d’interdépendances conduit à des mouvements d’ajustements permanents,
mettent en exergue la dynamique et la continuité du processus de gestion
entre harmonie et compromis, chaos et stabilité, raison et pulsion, pour
des tensions paradoxales. Certains auteurs soutiennent que la persistance de
préserver la stabilité de l’ensemble.
forces contradictoires, tels les paradoxes, assoit la durabilité de l’organisation.
La montée en puissance simultanée de l’individualisme et de la mondialisation
Ils opposent alors un modèle d’équilibre dynamique à un modèle d’équilibre
d’une part, les avancées dans la connaissance et la maîtrise de notre écosystème
statique, état à l’extrême opposé, où aucun processus continu ne pourrait
d’autre part, exacerbent les tensions paradoxales existantes et en font émerger
s’opérer, où la recherche d’équilibre reviendrait à une recherche de neutralisation
de nouvelles.
stérile des forces, phénomènes ou concepts en présence. Ce modèle d’équilibre
Le chercheur est alors invité à penser de nouvelles approches/méthodes de
statique apparaît comme étant à l’arrêt, sans aucune dynamique, inadaptable
gestion de ces paradoxes. Nous évoluons dans un monde infiniment complexe,
aux situations et non propice aux changements ou évolutions possibles. Les
changeant, fragile, qui requiert de savoir identifier les lieux de tensions, créer
études soutiennent qu’un équilibre entre les paradoxes doit être recherché
les moyens permettant de définir puis maintenir un équilibre dynamique au
mais ne doit pas être figé, au risque d’entraîner des effets négatifs pour
sein du système considéré, afin de contenir la tension paradoxale sans pour
l’organisation. Pour de nombreux auteurs, l’équilibre d’une tension paradoxale
autant y renoncer tant elle participe à la richesse de celui-ci.
n’est que provisoire, et certains auteurs se réfèrent à la notion d’équilibres
Ainsi, à l’opposé de l’équilibre statique, artificiellement figé, promesse de
« ponctués » pour maintenir le paradoxe.
ruptures par incapacité d’adaptation à la complexité même du système, il
Certaines études du numéro mettent en lumière comment des logiques
convient de penser des équilibres en mouvement, dynamiques, précaires par
simultanément concurrentes sont appréhendées, verbalisées et comprises
définition, mais dont la précarité même apparait comme la condition de la
voire utilisées – au sens de «  mises à profit  » pour certains acteurs – dans
pérennité du système. Pour que ce paradoxe-là d’un équilibre instable soit
certaines situations organisationnelles ou lieux paradoxaux. La description de
maitrisé, il faudra identifier et peut-être sanctuariser l’intention du mouvement
phénomènes implique des demandes/attitudes simultanément contradictoires
et par la suite sa trajectoire, qui tiendra lieu de cap : par-delà le chaos apparent, il
(paradoxes) ou faisant émerger une nécessité de trouver un ajustement entre des
conviendra de déterminer comment se construisent les équilibres dynamiques,
choix/situations relevant en apparence de dilemmes. Ces phénomènes peuvent
entre sérendipité et affirmation d’objectifs communs, de valeurs communes.
se manifester aussi bien au niveau sociétal, qu’organisationnel ou individuel.
La contribution de Patricia David et Nathalie Tessier présente les tensions et
Les contributions de ce deuxième numéro de la Revue CONFLUENCE :
paradoxes auxquels les individus sont confrontés en entreprises en adoptant
Sciences & Humanités abordent les trois points suivants :
une lecture individuelle et organisationnelle de ces phénomènes. S’intéressant
à l’image des sportifs de haut niveau en entreprise, les auteurs mettent en
lumière un paradoxe lié à la notion de souffrance qu’ils éprouvent lors de leur
reconversion en entreprise : dans l’univers du sport, la souffrance fait partie
de la pratique même  ; elle est valorisée, conçue comme un investissement,

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

14 DOSSIER - INTRODUCTION. L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE : VIVRE LES PARADOXES DANS UN MONDE COMPLEXE
afin de permettre aux sportifs de se dépasser. Dans les organisations, au
contraire, la souffrance individuelle est niée/occultée, appréhendée comme un
élément négatif, contreproductif, dangereux pour la cohésion du groupe et
son implication dans la progression économique de la firme. L’article souligne
dans quelles mesures, au sein des organisations, les carrières des sportifs de
haut niveau sont conditionnées par ce qu’ils ont préalablement vécu dans le
domaine sportif. Il pointe notamment la manière dont ces sportifs ont investi
la souffrance, leur degré de satisfaction au vu de leurs victoires, ainsi que leur
aptitude à se dépasser eux-mêmes. Les auteurs montrent comment les sportifs
de haut niveau sont parfois contraints de trouver de nouvelles stratégies pour se
reconvertir et d’adopter de nouvelles postures sociales afin de progresser dans
leur carrière et dans la (re)construction de leur identité, tant personnelle que
professionnelle.
Dans le domaine du droit public, Christophe Alonso interroge le paradoxe
consistant à recourir au concept d’équilibre des pouvoirs, généralement
considéré comme central sans être véritablement défini. La notion d’équilibre
figure la justice elle-même, mais demeure indéterminée, ou tout du moins
fondamentalement mouvante dans sa caractérisation. L’équilibre ainsi considéré
s’apparente à une donnée intangible qui ne s’interroge pas. Abordant le principe
de séparation et d’équilibre des pouvoirs, l’auteur propose d’analyser comment
se conçoit et se perpétue l’équilibre des institutions françaises. Il en ressort
une opposition radicale entre l’équilibre neutralisant, stérile, simpliste dans
sa recherche du « juste » milieu et inapte à prendre en compte les évolutions
du contexte dans lequel évoluent les institutions, et l’équilibre dynamique
capable de suivre les mouvements sociaux comme de proposer une stabilité
évolutive, en prise avec le réel. Dès lors, plutôt que de vouloir peser et opposer
des réalités – ici des pouvoirs institués –, il s’agit de penser leurs points de
synergie, leurs relations plutôt que leurs frontières. Les forces initialement
pensées comme contradictoires et devant être neutralisées sont désormais des
forces complémentaires dont la puissance respective évolue en fonction des
exigences du contexte. À l’opposé de la vision classiquement statique du droit,
un dynamisme juridique est alors suggéré comme condition de la stabilité
sociale, un équilibre relevant non pas de la recherche de « l’égalité des forces »,
mais d’un «  état relativement stable et évolutif résultant d’un ensemble de
processus dynamiques d’interdépendances entre les pouvoirs ».
En amont de la réflexion sur le concept d’équilibre dynamique, François
Laplantine propose de considérer l’enfermement intellectuel que constitue le
postulat d’« équilibre initial, c’est-à-dire un état normal du vivant qui serait
la stabilité ». L’anthropologue considère en effet que le mouvement, voire la
crise, est en quelque sorte l’état normal de tout système qui tend vers une
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
MARJOLAINE MONOT-FOULETIER / ANNE-SOPHIE THÉLISSON 15
harmonie, une universalité permise par un processus constant d’oscillations et
d’adaptations contenues dans le concept d’équilibre dynamique.
Dans le même sens, Brigitte Cholvy plaide pour une «  autre approche du
réel  », qui ne cherche ni à opposer rigoureusement les éléments d’un
paradoxe, ni à réaliser à tout prix leur synthèse, mais à prendre conscience
de leurs « interdépendances » et « interrelations ». La théologienne renonce
à l’équilibre strict pour reconnaitre l’impératif d’un «  boitillement  », d’une
«  mystérieuse claudication  ». Le paradoxe ne contiendrait pas «  deux
affirmations contradictoires, ni même une double affirmation », mais inviterait
à un « double regard » permettant peut-être in fine, en fonction de la finalité
visée, d’accéder à une « réalité énoncée sous le mode du paradoxe ».
Implications du/des critères d’équilibre dans
l’appréhension des dilemmes et paradoxes
Plusieurs contributions interrogent l’existence et l’utilité d’une recherche
d’équilibre, le plus souvent dynamique, entre des attentes contradictoires. Elles
soulignent alors le choix d’un équilibre temporaire, au risque de transformer
le paradoxe en dilemme. En effet, la notion de dilemme suggère qu’un choix
entre les deux pôles identifiés est possible ou indispensable, dans une logique
du « ou ». Cette situation conduit alors à un état non paradoxal et impliquant
des choix concurrents. Le risque encouru serait de verser dans une approche
dichotomique « (soit/soit) » tendant à hiérarchiser les deux éléments.
L’article de Jacques Demongeot, Timothée Aubourg et Giuliana Galli
Carminati poursuit l’analyse en convoquant l’idée d’une co-existence possible
entre les dualités en présence. Les trois scientifiques débordent le champ
des mathématiques qui est le leur pour donner des exemples de tensions
paradoxales dans d’autres domaines : l’amour pour le psychisme, l’immortalité
pour la médecine, la moindre action pour la morphogénèse et la physique, et la
tension sociale pour la sociologie. Dans chaque cas, les auteurs démontrent la
présence d’une opposition entre deux injonctions contradictoires (psychiques,
biologiques, physiques ou sociales), qui tendent néanmoins à un équilibre.
Ils évoquent alors la notion de coexistence, en montrant qu’une même grille
interprétative permet l’analyse de l’équilibre des tensions paradoxales. Ce
dernier résulte d’un optimum réalisé sous l’effet des forces contraires, exercées
à leur extrême limite. Un tel état permet leur coexistence possible. Les auteurs
donnent l’exemple de tensions paradoxales observées dans l’Antiquité, et
notamment celle de l’impossible relation entre Achille et Penthésilée, écartelés
entre l’amour et la mort.
L’analyse relative à la séparation des pouvoirs institués dont nous avons déjà fait
mention montre que la conceptualisation de cette séparation est la condition
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
16 DOSSIER - INTRODUCTION. L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE : VIVRE LES PARADOXES DANS UN MONDE COMPLEXE
même de l’équilibre des institutions, lequel est considéré comme l’objectif
ultime de la construction sociale. Cependant, cette séparation ne peut être
pensée en termes d’opposition radicale, ni de cloisonnement des pouvoirs en
présence. Elle permet leur caractérisation d’une part et la détermination des
conditions de leurs relations, d’autre part. L’équilibre dynamique ainsi mis en
place entre les pouvoirs apparaît alors à la fois comme le moyen et l’objectif
d’une vie institutionnelle fonctionnelle  : il en incarne la trajectoire. Les
institutions sont plus vivantes que ne le laisse entendre leur dénomination.
Leur force vive varie en fonction du contexte social dans lequel elles prennent
place. L’équilibre entre les pouvoirs qu’elles désignent suit cette variation.
C’est alors l’instabilité même des relations entre des pouvoirs interdépendants,
les « oscillations » de l’équilibre des pouvoirs en résultant, qui garantiront la
durabilité des institutions et le « vitalisme social ».
François Laplantine reprend cette idée d’oscillation en évoquant une pensée
métisse incarnant « une pensée de l’entre l’un et l’autre dans l’alternance selon
les besoins et les circonstances ». Se retrouve ici le fil rouge du présent numéro,
à savoir l’enrichissement du réel par la préservation des oppositions dans un
équilibre dynamique capable de les sublimer et les recomposer en un tiers état
afin de construire une « universalité » en devenir. Les moments d’équilibres,
si fugaces soient-ils, permettent alors, selon Brigitte Cholvy, de «  rendre
supportable le caractère épuisant de la constante fluidité des situations  »,
l’inconfort du paradoxe.
Perspectives pour la compréhension des tensions
paradoxales
Analysant les logiques du recours à la formule de l’oubli de la guerre civile
libanaise, Yves Mirman souligne la tension paradoxale entre d’une part, des
acteurs engagés sur des héritages de la guerre civile dénonçant une amnésie
collective du conflit – en raison du silence des autorités ou de la société à
leur question –, et d’autre part, l’omniprésence des mémoires de la guerre
dans l’espace public. L’auteur met en lumière trois logiques permettant de
comprendre la persistance de cette tension paradoxale : (1) l’oubli imagé dans
l’espace public, ou le traitement du passé conflictuel illustré par la cause des
disparus  ; (2) l’oubli pour les acteurs de la cause des disparus  : témoigner
avec douleur de sa mémoire face au trouble du silence ; (3) l’oubli dans un
adage consensuel célébré : diffuser l’idée sans engager les responsabilités. Ces
logiques soulignent comment certaines personnes « font avec » ce paradoxe, en
réanimant le silence sur le conflit par la remémoration publique de souvenirs,
en valorisant des objets de luttes mémorielles liés aux héritages de la guerre,
notamment la cause des disparus, et en composant avec la diffusion du vocable.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
MARJOLAINE MONOT-FOULETIER / ANNE-SOPHIE THÉLISSON 17
Ces éléments participent à rendre saillante une tension sociétale et individuelle
parfois devenue latente, sans rechercher un équilibre possible entre les pôles
mais en révélant chaque polarité de la tension.
De manière plus radicale, François Laplantine propose en quelque sorte
de transcender la résolution des paradoxes et la recherche d’équilibre qui
l’accompagne en privilégiant le recours à la pensée métisse. Celle-ci ne vise ni
la séparation (l’un ET l’autre), ni l’assimilation (l’un OU l’autre) mais privilégie
l’alternance, le mouvement, la dynamique dans la caractérisation des forces en
présence. Il invite à une troisième voie qui ne résulte pas d’un mélange à part
égale de chaque élément, mais d’un précipité conduisant à l’émergence d’un
entre-deux singulier qui n’est ni l’un ni l’autre, qui est le mouvement même
entre l’un et l’autre. On retrouve ici la symbolique du yin et du yang réunis
en un tout, mais aussi celle de la trinité chrétienne posant que le Dieu unique
comprend en son sein l’altérité.
À cet égard, Brigitte Cholvy, dans le contexte de la foi chrétienne, plaide pour
l’acceptation du caractère « indépassable » de certains paradoxes qui structurent
fondamentalement le fait chrétien (et plus largement nous semble-t-il, le fait
social). Avec François Laplantine, mais chacun dans leur champ d’étude,
les deux auteurs mettent en évidence le caractère ontologique de l’existence
des paradoxes ou des déséquilibres, qui doivent être compris comme des
composantes à part entière du système ou de la pensée dans lesquels ils
prennent forme et qu’ils façonnent. L’un comme l’autre plaident pour
l’acceptation d’une réalité plurielle, changeante (la possibilité de « développer
plusieurs personnalités » pour François Laplantine, la possibilité d’un « Dieu
qui s’incarne  » et d’«  un Dieu un et trine  » pour Brigitte Cholvy)  : il ne
s’agit pas là d’une « contradiction impossible », mais d’« un paradoxe qui fait
vivre  » (Brigitte Cholvy), la promesse d’une universalité «  en construction
permanente » (François Laplantine). Appliquant cette pensée à la condition
humaine, Brigitte Cholvy souligne le paradoxe structurel d’un homme fini qui,
à travers sa spiritualité, « [est orienté] vers l’éternité », dans une« anthropologie
de destinée ».
L’ensemble des contributions met en lumière à quel point l’équilibre ne se
décrète pas objectivement, mais se vit et se réalise  ; en ce sens, il ne peut
qu’être dynamique. Cette conception implique de « mettre du jeu » dans nos
modes de pensée et de privilégier les fluctuations du vivant plutôt que les
certitudes mortifères. Le rejet d’une pensée mécanique de l’équilibre permet
d’accompagner le chaos apparent de systèmes de pensée ou d’écosystèmes
qui ne se maintiennent que dans l’échange, la coopération ou du moins la
conciliation. Cela exige de mettre en place, non pas une stratégie d’évitement
des paradoxes, mais leur dépassement en s’astreignant à déterminer les finalités
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
18 DOSSIER - INTRODUCTION. L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE : VIVRE LES PARADOXES DANS UN MONDE COMPLEXE

qui doivent animer leur préservation. Il nous incombe alors de penser les
paradoxes et les déséquilibres non pas en termes d’anormalité à éradiquer ou
de dilemme irréductible, mais comme une «  anomalité  » enrichissante, un
moment dans lequel on peut «  demeurer  » et finalement la manifestation
de « quelque chose de plus grand » qu’il convient de cultiver. À cet égard, la
recherche d’un équilibre précaire, pour reprendre les mots de Paul Ricœur cités
par Brigitte Cholvy, consiste « à donner non une solution mais une réponse »1
ponctuelle au paradoxe en « [continuant] le travail de la pensée dans le registre
de l’agir et du sentir ».

Marjolaine MONOT-FOULETIER, Anne-Sophie THELISSON

1 - RICOEUR, Paul. 1996. Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie. Genève : Labor et Fides,
p.13.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS

R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B R E 2 0 2 2 - PAGCHRISTOPHE
ES 21/37 ALONSO 21

L’équilibre dynamique au sein de la

séparation des pouvoirs
Christophe ALONSO
Centre Maurice-Hauriou [EA 1515], Université Paris Cité
Paris, France

Résumé
L’équilibre a toujours été présent dans les écrits relatifs à la théorie de la
séparation des pouvoirs mais demeure une donnée controversée pour les juristes,
notamment parce qu’elle est appréhendée dans sa version statique qui conduit à
une neutralisation des forces. À partir d’une analyse dynamique de l’équilibre,
cette étude propose de questionner les vertus explicatives de l’équilibre au sein
du principe de la séparation des pouvoirs et de dépasser les querelles doctrinales.
L’équilibre est ici envisagé comme une clé de compréhension de la théorie de la
séparation des pouvoirs en même temps qu’il révèle les pouvoirs de la séparation.

Discipline : DROIT
Mot-clefs : ÉQUILIBRE, SÉPARATION, POUVOIR, DROIT, DYNAMIQUE, THÉORIE

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

22 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
L
a pandémie liée à la propagation du virus Sars-cov2 ne constitue
pas seulement une crise sanitaire. Elle est aussi une crise morale,
sociale, politique et juridique. En effet, si elle affecte au premier
plan la santé par les souffrances qu’elle cause, elle se double
d’une désorganisation brutale de l’ensemble de nos institutions.
Elle est, pourrait-on dire, facteur de déséquilibres en même temps qu’elle
révèle certains équilibres fondamentaux et qu’elle en postule de nouveaux. La
crise constitue, dès lors, un moment propice à la réflexion et à la recherche
pour bâtir des ponts intellectuels entre les disciplines scientifiques et fédérer
autour de projets communs qui permettent d’envisager l’avenir. « L’équilibre
dynamique » est de ceux-là.
Malgré les intérêts que soulève la recherche autour de l’idée d’équilibre, force
est de constater que celle-ci laisse entrevoir au sein de la science juridique, un
paradoxe : si l’équilibre constitue un symbole de la justice et, par extension, du
droit, il souffre pourtant d’une absence de détermination dans cette discipline.
Il serait vrai de dire que l’équilibre, malgré sa symbolique, n’a jamais acquis
ses lettres de noblesse au sein de la pensée juridique. Lorsqu’il est invoqué, il
ne repose jamais ou presque sur des explications scientifiques démontrées. Ce
constat paradoxal est encore plus frappant au sein du droit public où l’équilibre
est admis, par la majeure partie de la doctrine, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’une de
ses plus grandes théories qui est celle de la séparation des pouvoirs. Selon cet
axiome de la pensée politique et juridique française, il existe trois pouvoirs au
sein du régime étatique : un pouvoir législatif qui consiste à faire ou modifier
les lois  ; un pouvoir exécutif qui est chargé de les exécuter et un pouvoir
judiciaire qui juge les crimes et les différends. Chacun doit avoir des fonctions
distinctes, partagées et séparées afin que l’on ne puisse en abuser. Par cette
disposition des pouvoirs, et ainsi distingués, le pouvoir arrête mécaniquement
le pouvoir. La séparation des pouvoirs constitue alors la solution à la limitation
du pouvoir pour garantir les libertés et prôner un gouvernement modéré. Ce
principe est aujourd’hui explicitement consacré par la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen en son article 16 auquel renvoie notre Constitution du
4 octobre 1958 dans son préambule : « Toute société dans laquelle la garantie
des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point
de constitution ». Il figure ainsi au rang des principes constitutionnels de droit
positif que protège le Conseil constitutionnel dans ses décisions1. C’est d’ailleurs
parce qu’il est situé au cœur de l’organisation des institutions étatiques, que
1 - Décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence ; décision DC n°89-261 du 28 juillet 1989, Loi relative aux conditions
de séjour et d’entrée des étrangers en France.
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CHRISTOPHE ALONSO 23
ce principe a régulièrement été mis à l’épreuve depuis le début de la crise
sanitaire. La mise en place d’un état d’urgence sanitaire et les nombreuses
mesures prises par le pouvoir exécutif pour lutter contre l’épidémie ont
laissé entrevoir des tempéraments à ce principe que la donnée des équilibres
dynamiques semble être à même de pouvoir éclairer. En ce sens, le principe
de la séparation des pouvoirs constitue un poste d’observation théorique idéal
pour tenter d’analyser et de décrire les équilibres institutionnels présents au
sein de l’État français.
Si cette notion d’équilibre présente des vertus explicatives, elle doit cependant
être définie avec précaution car elle peut être entendue largement et conduire
à bien des synthèses réductrices. Il semble que l’on puisse donner deux sens
à cette notion, et ce, à partir d’une division générale, présentée par Auguste
Comte, de la mécanique rationnelle. Cette division «  consiste à distinguer
deux ordres de questions, suivant qu’on se propose la recherche des conditions
de l’équilibre, où l’étude des lois du mouvement, d’où la statique et la
dynamique  » (Comte, Leçon 15, 1998, p. 241). Appliquée au droit, cette
méthode offre deux définitions divergentes de l’équilibre. Un premier sens
consiste à le définir comme la recherche d’un juste milieu, de deux forces
s’opposant et se neutralisant, d’une égalité de deux poids sur une balance.
L’équilibre symbole de la balance, elle-même symbole de la justice et de la
prudence ( jurisprudence) parce que sa fonction correspond à la pesée des actes
et à la juste mesure du jugement. Il s’agit là d’une conception statique qui est
prise en compte. Elle a pour but extrême l’égalité. Elle conduit à l’inaction
par la neutralisation des forces qui s’opposent et indique, d’une certaine
manière, le retour à l’unité. Cette conception fait abstraction du temps. C’est
là, d’ailleurs, son défaut majeur. Envisagé ainsi, l’équilibre a pour fonction
de rétablir l’unité, d’harmoniser les contraires, de parvenir à une synthèse
lénifiante et simplificatrice. Or, le droit saisi dans sa complexité demeure
empli de fluctuations, que celles-ci soient le fait de contingences sociales,
économiques, spatiales, temporelles ou bien encore, qui ne permettent pas
toujours de le saisir dans un point fixe d’équilibre :
D’une part, parce que le droit occupe moins une position stable d’équilibre
entre les pôles opposés entre lesquels il évolue qu’il ne se trouve traversé
par une tension permanente entre ceux-ci, qui permet de rendre compte de
fréquents phénomènes de déséquilibre et d’oscillation pendulaire. D’autre
part, parce que le droit n’est pas tant à distance égale de pôles opposés et
dissociables que lieu d’échange et de médiation permanent entre des pôles
indissociables qui ont partie liée l’un avec l’autre, et dont on peut dire que
le droit est incontestablement caractérisé par l’un et l’autre (Ost et Van de
Kerchove, 1992, p.124.).
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
24 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Une conception statique de l’équilibre paraît alors insuffisante pour analyser
les phénomènes juridiques qui naissent de la séparation des pouvoirs.
Pour ces diverses raisons, il faut s’écarter un peu de cette définition de
l’équilibre pour se rapprocher d’une seconde approche plus apte à dévoiler
les particularités de la théorie de la séparation des pouvoirs. Cette seconde
conception, dite « dynamique », tend aussi à un objectif ultime d’égalité, de
juste milieu, mais elle n’envisage plus les rapports d’équilibre que génère le
droit sous le même angle de vue. Elle correspond à une idée « d’équilibre en
mouvement » tenant compte des variations induites par le temps aux prises
avec les aléas du réel. Elle a pour objet non plus la recherche des conditions
de l’équilibre mais celles de ses formes et de sa stabilité. Tension de deux ou
plusieurs pôles, l’équilibre conserve ici le pluralisme qu’engendre la séparation
des pouvoirs, tout en le décryptant. Par un balancement dynamique, l’équilibre
fuit la synthèse pour se rapprocher « d’une dialectique sans synthèse qui est
celle de la complexité, de la vie et de l’histoire » (Ost et Van de Kerchove, 2002,
p. 38). Cette forme d’équilibre recherchée ne s’attarde pas sur le résultat de
la mesure des poids ou des forces, elle étudie l’équilibre dans le mouvement
qui est le sien, sorte d’élan vital pouvant être décrit à la façon d’un funambule
avançant sur une corde qui maintient son corps en équilibre pour poursuivre
ses pas et éviter de tomber.
L’équilibre dynamique permet alors de faire jaillir les relations qu’occulte, à
première vue, une présentation classique mais superficielle de la séparation
des pouvoirs en juxtaposant trois pouvoirs spécialisés dans des fonctions
précises. Envisagée de ce point de vue, la séparation des pouvoirs postule une
rupture mais non un isolement entre les pouvoirs ; elle vient alors former un
équilibre mouvant de relations émergentes entre les pouvoirs pourtant séparés.
D’ailleurs, cette approche semble parfaitement correspondre à la conception
que donne le baron de Montesquieu de la séparation des pouvoirs dans « De
l’esprit des lois » : ces trois puissances, par leurs actions mutuelles devraient se
faire équilibre, elles « devraient former un repos ou une inaction », issue d’une
conception statique. « Mais, comme par le mouvement nécessaire des choses
elles sont contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert », ce que
permet de traduire la conception dynamique.
Si la chose est entendue, l’approche ici envisagée ne va pourtant pas de soi. En
effet, si l’équilibre dynamique vient saisir la complexité juridique et s’inscrire
dans le sillage de la pensée complexe, il faut se demander si le droit accepte
de se laisser appréhender au travers des méthodes et des raisonnements
qu’ouvre la théorie de la complexité au travers des équilibres dynamiques.
En effet, le droit obéit à des « principes supralogiques » (Morin, 2005, p. 16)
d’organisation de la pensée, principes occultes qui gouvernent notre vision
des choses, contrôlent les esprits et commandent les théories sans même que
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CHRISTOPHE ALONSO 25
nous en ayons conscience : les paradigmes. Ils traduisent l’idée « qu’il existe,
au soubassement de nos manières de penser, quelques règles strictement
humaines mais de formation inconsciente par qui et au travers de qui nous
orientons et produisons l’ensemble de nos idées » (Béchillon, 1994, p. 81).
Dès lors, les opérations de séparer, d’unir, de hiérarchiser, de centraliser qui
forment le paysage traditionnel du droit, et tout particulièrement du droit
public, obéissent à ce type de principes. Cela s’explique certainement pour
la science juridique dans le souci constant de mettre de l’ordre dans cette
discipline, en y refoulant tout ce qui serait désordre, en écartant l’incertain,
en éliminant le flou et le précaire. Bref, en contrôlant tout ce qui serait
source de complexité. Par rapport à nos habitudes de penser les phénomènes
juridiques, l’analyse dite « complexe » impose de penser autrement le droit.
La pensée complexe s’éloigne notamment du positivisme et de l’empirisme,
qui se limitent à décrire ce qui est directement perceptible, pour s’attacher
à décrire une réalité qui est autre chose et davantage que ce qu’elle laisse
paraître en surface. Or, l’objet de cette recherche est de saisir le complexe qui
se dégage de l’étude de la séparation des pouvoirs pour le traduire en théorie :
la théorie des équilibres dynamiques au sein de la séparation des pouvoirs. À
la logique d’une analyse simplificatrice et superficielle qui se contenterait de
disjoindre, de distinguer les pouvoirs séparés en les isolant, elle substitue une
étude dynamique dévoilant les communications et rapports établis entre les
pouvoirs distingués.
Par-delà les difficultés ou obstacles que peut rencontrer la logique de l’équilibre
dynamique lorsqu’elle est envisagée par le droit, il convient de se demander
si celle-ci peut avoir des propriétés heuristiques utiles à l’analyse du célèbre
principe de la séparation des pouvoirs. L’équilibre est-il en mesure de nous
apporter des explications sur les constantes ainsi que sur les évolutions de
ce principe ? En définitive, l’équilibre dynamique peut-il opérer comme un
véritable schème, sorte de principe général d’organisation, de la séparation des
pouvoirs ?
Traduire le principe de la séparation des pouvoirs du point de vue de l’équilibre
offre des perspectives de recherches nouvelles. Si sa présence au sein de la
séparation des pouvoirs ne fait aucun doute, son utilisation comme outil
d’explication de ce principe demeure contestée. L’avantage indéniable que
présente la donnée de l’équilibre est de mettre en lumière les relations qui
jaillissent des pouvoirs séparés. Plutôt que de se contenter d’observer les
pouvoirs dans ce qui les sépare, l’équilibre nous invite à les envisager dans
leurs relations, c’est-à-dire dans ce qui les réunit structurellement. La donnée
de l’équilibre peut, dès lors, apparaître comme une clé de compréhension de la
théorie de la séparation des pouvoirs. Plus encore, elle révèle ce qui n’est pas
perçu d’un premier abord, à savoir, les pouvoirs de la séparation.
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26 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS CHRISTOPHE ALONSO 27

L’équilibre : clé de compréhension de la séparation des des pouvoirs, une règle de technique constitutionnelle, non pas positive, qui
permettrait de répartir des compétences, telle que l’ont cru les hommes de
pouvoirs
1789 en y attachant une valeur quasi mystique,
La prégnance de l’équilibre dans les interprétations données de la théorie de la
séparation des pouvoirs par ses exégètes demeure controversée. En effet, rares mais seulement, simplement, d’un principe négatif : une même autorité ne
sont celles qui en font une matrice d’explication de ce principe à partir de la doit pas cumuler l’exercice de deux fonctions ou, si l’on préfère, il faut que les
dynamique qui anime l’équilibre. fonctions soient réparties ou ‘‘séparées’’[…] entre plusieurs autorités. Cela dit,
peu importe la manière dont elles le sont. On peut attribuer chacune d’elles
Les théories de la séparation des pouvoirs à l’aune de l’équilibre à un organe, qui sera ainsi spécialisé, mais on peut aussi partager l’exercice de
Théorisée comme un principe d’organisation des pouvoirs étatiques, la l’une d’elles, voire des deux entre plusieurs autorités. Le principe est respecté
séparation des pouvoirs a rapidement acquis valeur de dogme. Il est d’ailleurs, dans les deux cas (Troper, 1988, p.121).
aujourd’hui encore, un véritable pilier du droit constitutionnel positif. Au sein
Si cette interprétation semble avoir reçu un certain accueil, depuis quelques
de la doctrine cependant, si ce principe a toujours trouvé un large écho, cela
années, parmi la doctrine, elle ne saurait être la seule ou même la dernière,
n’a pas été sans soulever de nombreuses polémiques. En effet, si celle-ci est
attachant ainsi à son caractère englobant un fondement irréfutable.
unanime sur les fondements et les bienfaits d’un tel principe, elle reste tiraillée
D’ailleurs, c’est en observant la critique formulée par ces auteurs à l’égard de
sur sa véritable signification et hésite à choisir entre plusieurs de ses acceptions.
l’interprétation classique que l’on s’aperçoit que celle-ci pourrait tout aussi
Dès ses origines, la séparation des pouvoirs a été interprétée de deux façons
bien leur être retournée. En effet, l’argumentation portée par eux témoigne
distinctes et opposées. La doctrine traditionnelle ou classique, telle qu’elle fut
d’une certaine méfiance quant aux idées mises en place par les tenants de la
entendue au XVIIIe siècle, se décompose selon deux versions de ce principe :
conception traditionnelle de la séparation des pouvoirs, et notamment celles
une première, dite absolue, stricte ou rigide, caractérisée par l’indépendance et
qui concernent l’objectif déterminant et sous-jacent de la théorie traditionnelle,
la spécialisation des fonctions, qui interdit toute participation même partielle
à savoir, l’idée d’équilibre. Selon la doctrine traditionnelle, les autorités doivent
d’un pouvoir à un autre. Une seconde dite souple, plus connue sous le nom
être spécialisées pour pouvoir se faire mutuellement équilibre, de sorte que
de « balance des pouvoirs », qui permet une distribution des pouvoirs publics
« le pouvoir arrête le pouvoir ». C’est à ce prix que la liberté politique sera
et où la fonction législative est attribuée à deux organes au moins. Si ces
respectée, le despotisme contré et la confusion des pouvoirs évitée.
conceptions originelles antagonistes traduisent l’absence d’univocité autour de
On perçoit, très clairement, chez Charles Eisenmann et Michel Troper,
la théorie de la séparation des pouvoirs, elles n’ont cependant pas empêché que
un rejet de la notion d’équilibre, une critique profonde de cette idée parce
celle-ci acquière avec le temps un caractère intouchable.
qu’elle conduirait insidieusement à une idéologisation flagrante du principe
Nonobstant cette immunité acquise, la séparation des pouvoirs a pourtant
de la séparation des pouvoirs. Comme le montre Olivier Beaud, décrivant les
depuis fait l’objet de relectures qui tentent d’effacer cette dualité primitive
craintes de Michel Troper, « les membres de la doctrine iraient au-delà de leur
de significations et de mettre d’accord la doctrine sur une lecture qui en
office en construisant une théorie qui opère en fin de compte comme une règle
soit unique. Il s’agit notamment des interprétations développées par Charles
prescriptive, déterminant la façon dont on doit organiser les pouvoirs » (Beaud,
Eisenmann puis Michel Troper. À partir de l’utilisation d’une règle de non-
2003, p. 154). Il y aurait là, par l’objectif qu’ils se targuent de réaliser, une
cumul, ces derniers ont pu proposer une version remodelée de la séparation
vision idéaliste de la théorie de la séparation des pouvoirs, qui les conduirait
des pouvoirs. La séparation des pouvoirs doit, dès lors, être définie comme un
à adopter une conception jusnaturaliste fondée sur des idéaux subjectifs, plus
principe « négatif ou mieux relatif » (Eisenmann, 1933, 1952, 1956), c›est-à-
politiques et sociaux que juridiques. Il serait dès lors impossible d’ériger « le
dire à la manière dont il est employé dans l’article 16 de la Déclaration des
principe de l’équilibre des pouvoirs, en un impératif constitutionnel, alors que
droits de l’homme et du citoyen. Il s’agit d’« une règle négative qui interdit
l’analyse juridique positive prouverait le contraire » (Ibid., p. 155). Le choix de
de confier toutes les fonctions juridiques de l’État ou même seulement deux
l’équilibre semblerait donc inacceptable pour une lecture juridique positive de
d’entre elles à une même autorité ou qui recommande de les répartir entre
la théorie de la séparation des pouvoirs.
plusieurs, mais sans préconiser un mode particulier de répartition » (Troper,
En dépit de ces divergences d’interprétations, une autre approche du principe
1980, 1985, 2006). C’est cette signification qu’il faudrait accorder à la séparation
de la séparation des pouvoirs pourrait s’orienter vers une voie intermédiaire

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

28 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
se situant entre ces deux courants d’analyses. Il semble, en effet, possible
d’acquiescer à l’idée selon laquelle la spécialisation n’interdit en rien la
participation d’un organe à une autre fonction que celle qui lui est propre, mais
sans pour autant rejeter la thèse d’une influence mutuelle entre les organes.
Cette voie moyenne de la spécialisation ne se réalise pas dans l’aboutissement
de bornes ou de limites visant à protéger chaque domaine d’action. Elle se
réalise mieux dans la mise en œuvre d’un rapport interne, qu’il soit implicite
et informel ou au contraire organisé et institutionnalisé, de collaboration, de
concertation, de dialogues et d’échanges entre les pouvoirs séparés qu’elle
n’exclut absolument pas. C’est donc peut-être la thèse d’une influence mutuelle
entre les pouvoirs, joignant spécialisation et collaboration, qu’il faudrait ici
privilégier pour se rapprocher au plus près de la théorie de Montesquieu.
Cette dernière pourrait d’ailleurs être qualifiée d’« équilibre dynamique » ou
d’« équilibre en mouvement » entre les pouvoirs. Au fond, l’on peut même
se demander si ce ne sont pas ces différentes interprétations et critiques qui
auraient perverti le système d’un équilibre entre les pouvoirs. Elles l’envisagent
comme un élément statique qui, soit conduirait à la paralysie des organes
considérés comme égaux, soit serait impossible du fait de l’absence de contact
entre ces mêmes organes. Ce faisant, elle néglige un aspect de cet équilibre et,
par là même, une part conséquente de cet idéal. L’impératif constitutionnel
d’équilibre doit être, répétons-le, entendu de deux manières : d’un point de
vue statique et d’un point de vue dynamique. C’est ainsi combiné mais surtout
en valorisant l’aspect dynamique de celui-ci que la théorie de la séparation des
pouvoirs doit être envisagée. Si le principe statique conduit certainement par
l’opposition qu’il prévoit à « un repos ou une inaction », il n’a que peu de valeur
sans le principe dynamique, qui envisage les rapports dans leur complexité,
tant juridiques que politiques et sociales. Ainsi, la séparation ne peut plus
seulement être considérée comme une opposition menant à un équilibre
statique, mais encore comme un échange, un dialogue ou une collaboration/
concertation, prenant en ligne de compte les rapports de forces politiques
et sociaux, dans un élan dynamique qui rend notre système juridique à la
fois viable et stable. L’équilibre au sein de la séparation des pouvoirs ne doit
surtout pas être entendu en un sens formel et absolu. Il n’implique pas l’égalité
des forces en présence mais seulement un état relativement stable et évolutif
résultant d’un ensemble de processus dynamiques d’interdépendances entre
les pouvoirs.
Une interprétation alternative de la séparation des pouvoirs :
l’équilibre dynamique des pouvoirs
Aux yeux d’une grande partie de la doctrine, l’équilibre ne constituerait donc
pas un outil opératoire permettant d’expliquer le principe de la séparation des
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CHRISTOPHE ALONSO 29
pouvoirs tant il est vrai que celui-ci a, au cours de l’histoire, pu faire émerger
d’abord l’ascendance du pouvoir législatif sur les autres pouvoirs puis, plus
récemment, la dominance de l’exécutif comme pouvoir de décision. Pourtant,
il faut ici prendre le contrepied de ces arguments consistant, en fin de compte,
à appréhender l’équilibre comme une donnée figée, pour faire émerger la
dynamique qui l’anime et faire de celui-ci la matrice de la séparation des
pouvoirs. Cette approche, à laquelle nous souscrivons pleinement, est celle qui
a été conduite depuis longtemps déjà par Maurice Hauriou. L’idée d’équilibre,
chez cet auteur, s’inscrit profondément au cœur de toute sa pensée et trouve son
point d’orgue dans la première édition de ses Principes de droit public écrite en
1910 : « la raison pour laquelle il y a séparation des pouvoirs, qui à la vérité ne
peut être aperçue que de notre point de vue de l’équilibre, c’est qu’il fallait créer
un équilibre » (Hauriou, 1910, p. 447). Elle constitue un élément fondamental
des analyses qu’il mène sur le régime d’État et forme, d’une certaine façon, la
pierre angulaire de sa philosophie du droit : le vitalisme social. L’équilibre est,
selon lui, ce qui permet d’assurer la vie des institutions de l’État, une vie réglée
et continue, réalisée dans un mouvement lent et uniforme construit à partir des
rapports et des relations qui se nouent entre les pouvoirs publics. L’équilibre
des pouvoirs crée de l’ordre au sein des institutions, il garantit la dialectique
de l’ordre et du mouvement et assure aussi la conciliation de « l’ordre et la
liberté, en combinant les résistances conservatrices et les tendances de progrès
et en réalisant des situations juridiques suffisamment durables » (Ibid., p. 11).
Il faut ici comprendre que, pour cet auteur, la séparation des pouvoirs n’a pas
seulement pour but de modérer le pouvoir. Elle vise aussi à s’assurer de sa
durée, de sa stabilité, c’est-à-dire de son écoulement lent et uniforme, afin que
la durée de ce pouvoir ne s’écoule pas trop vite au point qu’elle s’évanouirait et
perdrait son caractère de bien suffisant pour la vie sociale.
Mais l’équilibre est encore plus que cela. Il se définit comme une organisation de la
société, comme une organisation du système juridique, et tout particulièrement
au sein de la séparation des pouvoirs comme une organisation des institutions
étatiques. Soucieux de donner une interprétation de cette théorie qui soit
en phase avec la réalité, Hauriou développe une interprétation souple de la
séparation des pouvoirs, fondée sur l’interdépendance et la lutte des pouvoirs
entre eux. Les pouvoirs séparés qu’il présente ne doivent jamais complètement
s’exclure. Ils décrivent une séparation qui ne saurait être complète : « ils ne
deviennent point totalement étrangers l’un l’autre, il subsiste entre eux des
liens. En un mot, il y a séparation juste assez pour constituer un équilibre, pas
assez pour provoquer une mutilation ou un déchirement de l’État » (Hauriou,
1916, pp. 439-440). Ainsi, pour éviter que la séparation ne soit trop radicale
et qu’elle ne vienne rompre l’unité du gouvernement de l’État, il est nécessaire
qu’il existe une collaboration entre les pouvoirs, c’est-à-dire que chacun d’eux
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
30 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS CHRISTOPHE ALONSO 31

puisse participer à plusieurs à l’exercice d’une même fonction. à condition que celle-ci ne soit pas statique, mais dynamique, c’est-à-dire
De plus, à cette première résultante de l’équilibre des pouvoirs s’ajoute une analysée dans une prise en compte du temps et de l’évolution des relations
autre fonction d’une toute aussi grande importance. « Chacun des pouvoirs, intergouvernementales. L’équilibre constituant à la fois le moyen et la fin de
pour se défendre vis-à-vis des autres dans la lutte politique a besoin de grouper, la séparation des pouvoirs ne peut donc être qu’un élément dynamique, qui
autour de sa fonction principale, des fonctions accessoires qui soient similaires tient aussi compte des fluctuations du pouvoir dominant, un équilibre en
de celles des autres pouvoirs » (Ibid., p. 699). Cet aspect de la séparation des mouvement sans cesse remis en cause, qui évolue au fil des rapports entre les
pouvoirs, que l’on peut lier à l’équilibre des forces qui la domine, correspond pouvoirs publics et qui traduit le jeu des institutions, c’est-à-dire le mouvement
à une nécessité pratique des rapports entre les institutions de l’État. Elle est ou la trajectoire même de leur vie.
un élément traditionnel de la séparation des pouvoirs que Georges Vedel a
bien remarqué : elle correspond à l’analyse des prérogatives, « c’est-à-dire des L’équilibre : révélateur des pouvoirs de la séparation
armes, dont dispose chacun des pouvoirs par rapport à l’autre, sa possibilité L’équilibre constitue une matrice d’explications de la séparation des pouvoirs.
de l’influencer et quelquefois de la subjuguer » (1990, p. 148). On assimile Bien plus encore, après observation, il permet de révéler les pouvoirs de
ces armes aujourd’hui, dans la Constitution française de la Ve République, à la la séparation  : d’une part, car il offre une grille d’analyse aux interactions
possibilité par exemple que détient le Parlement (organe du pouvoir législatif ) juridiques émergeant de la séparation des pouvoirs, d’autre part, parce qu’il
de contrôler, voire de renverser le gouvernement (organe du pouvoir exécutif ) permet d’étendre son champ opérationnel à d’autres séparations intéressant
dans certaines situations (comme la motion de censure). On relève aussi les des pans entiers du droit public.
multiples possibilités dont dispose cette fois le pouvoir exécutif d’exercer
des moyens de pression sur le Parlement, lors notamment des questions de
L’équilibre comme grille d’analyse des interactions juridiques
confiance issues de sa propre initiative, mais aussi et surtout par le biais de
Le jeu institutionnel de la séparation des pouvoirs pourrait donc être traduit par
la procédure de dissolution détenue par le chef de l’État (organe du pouvoir
la donnée de l’équilibre, mais à condition toutefois que celle-ci soit envisagée
exécutif ). On comprend mieux, dès lors, la participation et l’émergence de
d’un point de vue dynamique. L’équilibre constitue, en effet, un élément
pouvoirs au sein de fonctions d’autres pouvoirs. En effet, pour qu’un pouvoir
fondamental du principe de la séparation des pouvoirs. Il est l’expression d’un
puisse exercer une influence quelconque sur un autre pouvoir, il doit avoir la
second mouvement propre à l’idée de séparation. Le premier mouvement,
faculté de s’immiscer dans les fonctions qui sont attribuées à ce dernier, sans
immanent de la séparation, se caractérise par une rupture et vient marquer la
quoi il lui serait extérieur.
dissociation d’un tout en des pouvoirs distincts qui donnent à la séparation
Ces mécanismes propres à chacun des pouvoirs s’inscrivent donc dans une
des pouvoirs son caractère institué. Cet élan premier de rupture lui confère un
double logique  : ils permettent d’abord l’action concertée des différents
ancrage au sein de notre droit positif tel qu’il est enseigné traditionnellement.
pouvoirs qui viennent collaborer à des fins identiques. Ils garantissent ensuite
Toutefois, le principe de la séparation des pouvoirs se développe à l’analyse
une neutralisation mécanique de chacun des pouvoirs par rapport à l’autre,
de façon plus complexe que son apparence ne le laisse montrer. S’il peut être
afin que le pouvoir arrête le pouvoir dans un souci de modération.
envisagé comme rupture, il ne peut toutefois s’y résumer car dans la pratique
Comprenons cependant de ces analyses, que l’équilibre est et demeure instable
institutionnelle, il développe quelque chose de moins visible, échappant le
et sa réussite temporaire, cette précarité pouvant d’ailleurs en être son moteur.
plus souvent aux grilles d’analyses juridiques classiques. C’est ici qu’intervient
Il traduit un objectif qui, une fois accompli, s’étiole aussitôt dans la pratique
la donnée de l’équilibre, en présentant un principe qui ne s’achemine pas vers
et la vie renouvelée des institutions, pour être de nouveau et constamment
un isolement des pouvoirs séparés, mais qui se forme dans leur entrelacement
recherché. Maurice Hauriou le relève avec raison  : « Il n’y a point là une
ordonné. La séparation des pouvoirs, dans le mouvement qui est le sien, revient
gradation ou une hiérarchie de pouvoirs organisée une fois pour toutes (au
en quelque sorte sur ses pas, de façon qu’il y ait juste assez de séparation pour
sein de la séparation des pouvoirs), il y a au contraire des oscillations de
que l’équilibre puisse s’exprimer, mais pas suffisamment pour conduire à une
pouvoir à l’intérieur d’un système équilibré » (1923, p. 405). C’est pourquoi
exclusion des pouvoirs entre eux. Les pouvoirs séparés ne s’excluent donc pas ;
cet auteur défend une conception dynamique des rapports institutionnels qui
ils s’imbriquent et forment « un Tout complexe » qui doit être envisagé comme
s’insère dans le mouvement même de la vie sociale. Il n’exclut d’ailleurs pas
tel pour dévoiler la réalité des phénomènes juridiques déployés par ce principe.
une certaine hiérarchie des pouvoirs entre eux. Au contraire, il la recommande,

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

32 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
Comme le relève Pierre Avril,
il ne faut plus penser les institutions en termes mécaniques comme un système
de forces agissant par elles-mêmes, mais plutôt en termes d’évolution vivante
(même si les adeptes de l’ingénierie institutionnelle poursuivent le rêve d’un
agencement self operating). Bref, les institutions ne sont pas des choses (2008).
Il faut, pour le dire autrement, prendre en compte l’énergétique sociale qui
se dégage de l’équilibre issu du principe de la séparation des pouvoirs pour en
révéler le sens et les effets.
L’équilibre ne doit alors être appréhendé que dans son élan dynamique. Les
forces en balance qui naissent de la rupture, dans un premier mouvement de
séparation, ne s’excluent pas plus qu’elles ne se neutralisent. Elles demeurent,
dans un second mouvement, sans cesse en réaction les unes par rapport aux
autres. C’est pourquoi les tensions que forme la séparation des pouvoirs
doivent être ordonnées entre elles autour de l’idée d’équilibre qui représente
une synthèse évolutive et dynamique, dynamisée justement par ces tensions.
L’équilibre au sein du principe de la séparation des pouvoirs pourrait, en
définitive, se définir comme la relation dynamique entre les pouvoirs - à la fois
dissociés et liés - qui se réalise dans le temps au moyen de divers procédés :
la collaboration, mais aussi la concertation par le dialogue, ou enfin la lutte et
l’opposition, en sont des expressions.
Envisagé de la sorte, il permet alors de mettre en lumière les relations
juridiques qui émergent d’entre les pouvoirs. Il offre une grille d’analyse des
différentes interactions juridiques entre les pouvoirs, en ne considérant plus
ces connexions comme des tempéraments, des atténuations ou encore des
exceptions au principe, mais comme des éléments essentiels à sa dynamique.
La séparation des pouvoirs peut dès lors s’exprimer de plus en plus aujourd’hui
en termes de collaboration entre les pouvoirs, notamment dans les régimes
parlementaires. Elle favorise ainsi la concertation entre les pouvoirs, que ce
soit par des mécanismes consultatifs ou encore par des procédures de dialogue.
Elle permet, en outre, aux pouvoirs de s’opposer les uns aux autres en les
armant de prérogatives de défense afin que l’un d’eux ne puisse s’emparer
définitivement de la totalité des autres.
La crise sanitaire que nous traversons exacerbe les tensions entre les
pouvoirs et met en exergue un certain nombre de conflits institutionnels qui
s’accompagnent de diatribes au sein de l’opinion publique. Il n’est ainsi pas
rare d’observer des critiques à l’encontre de l’omnipotence du chef de l’État
et du gouvernement, c’est-à-dire du pouvoir exécutif, durant la période de
crise sanitaire. Ce dernier étant maître des horloges parlementaires, il peut
mener et parfois même précipiter les travaux parlementaires à leur terme en un
temps record. Nombreux sont aussi ceux qui, dans le même temps, s’insurgent
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CHRISTOPHE ALONSO 33
contre la faiblesse institutionnelle des pouvoirs législatif et judiciaire  : le
premier se serait transformé en une chambre d’enregistrement des projets de
lois et des ordonnances de l’exécutif tandis que le second peinerait à s’opposer
à ce même pouvoir et à contrôler ses actes. Ce serait ici un peu vite oublier
comment l’équilibre vient caractériser la vie des institutions étatiques. Les
relations institutionnelles, recherchant de la stabilité, s’instaurent dans un
mouvement lent et continu. Rappelons-le, le principe de la séparation des
pouvoirs a besoin, pour fonctionner, de s’inscrire dans un système lié et
équilibré dans lequel tantôt les pouvoirs s’affrontent, tantôt ils collaborent. Un
système qui traduit la vie continue et équilibrée de pouvoirs, dans lequel se
dégage parfois - toujours selon le postulat du mouvement social - un pouvoir
dominant parmi les autres, instaurant le rythme de la marche en avant. Ce
pouvoir dominant est sans nul doute le pouvoir exécutif depuis le début de la
Ve République, et cela se vérifie encore plus en période de crise sanitaire. Or,
il peut connaître des changements, non pas au nom d’une hiérarchie formelle
inscrite une fois pour toute entre chacun des pouvoirs, mais plutôt par un
va-et-vient de domination de l’un ou l’autre des pouvoirs au sein d’un régime
équilibré. Il faut dès lors comprendre que l’équilibre peut parfois être perçu
comme une forme de « déséquilibre » pouvant perdurer dans le temps sans
entraîner nécessairement une rupture définitive du système. Prenons l’exemple
des périodes de « pouvoirs exceptionnels ». Le propre de ces intervalles est de
confier, plus qu’à l’habitude, un certain nombre de pouvoirs à l’exécutif pour
maintenir le cap de la marche en avant, mais cette période doit demeurer ici,
par nature, limitée dans le temps. De plus, il n’est qu’à constater les périodes
d’état d’urgence, dans lesquelles se concentrent manifestement les pouvoirs
au profit de l’exécutif, pour observer les canaux par lesquels la séparation des
pouvoirs resurgit. L’état d’urgence se décrète par le chef de l’État en conseil
des ministres (pouvoir exécutif ) mais ne peut être prorogé, à l’issue d’une
période définie, que par la loi (pouvoir législatif ) qui peut éventuellement
faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité (pouvoir judiciaire). Aussitôt
concentrés, les pouvoirs se réorganisent et se redéploient de façon à se modérer
les uns les autres dans un agencement qui leur permet d’avancer de concert et
de former de nouveaux équilibres.
Certains crieront sans doute aux déséquilibres, mais il s’agit en réalité d’une
affaire de dosages. En effet, si les interactions organiques et les interpénétrations
fonctionnelles entre les pouvoirs convergent, le plus souvent, dans une volonté
sous-jacente de réaliser un équilibre, certaines de ces interférences peuvent
parfois être considérées comme nuisibles et même facteurs de déséquilibres.
Toute interpénétration entre les pouvoirs ne serait donc pas positive. C’est
pourquoi, si le mouvement auquel mène le principe de séparation entraîne
ce type de réactions et d’échanges, cela ne signifie pas que cela soit toujours
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34 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS
la bonne ou la meilleure solution. C’est alors ici que peut poser problème la
donnée de l’équilibre. En effet, si l’équilibre exprime, le plus profondément,
les relations organiques et fonctionnelles qu’engendre la séparation, celui-ci ne
peut être réalisé que dans l’incertitude. Et lorsqu’il l’est, c’est de façon précaire.
Dès lors, la mise en œuvre de l’équilibre doit être un objectif constamment
recherché sous peine d’être perdu de vue. Par ailleurs, l’équilibre ne nous dit
pas non plus ce qui est efficace ou pas à son accomplissement. Autrement dit,
il ne répond pas à la question de savoir si telle ou telle immixtion d’un pouvoir
dans les fonctions d’un autre est nécessaire à l’équilibre ou si, au contraire,
elle lui est contreproductive. Ainsi, par exemple, l’équilibre de séparation ne
permet pas de savoir si le fait pour un organe de participer à la nomination
d’un autre organe - relevons ici l’exemple du pouvoir que détient l’exécutif
dans la nomination des magistrats du parquet - est facteur d’équilibre ou de
déséquilibre ; si les relations fonctionnelles entretenues entre le gouvernement
et le parlement dans l’élaboration de la loi sont synonymes de vertus ou si,
au contraire, elles sont entachées de vices. Il permet seulement d’établir un
constat de fait, consistant à considérer que tout se ramène à lui mais dans
des proportions ou dans des circonstances variables. Dès lors, l’équilibre ne
s’affirme pas, il se recherche mais sans nous indiquer les clés de sa réussite
qui se révèlent à l’usage. En définitive, l’essence de l’équilibre, au cœur de la
séparation des pouvoirs, est d’être dynamique. Il ne constitue pas une donnée
figée puisqu’il est en perpétuelle évolution, ce qui ne garantit pas de l’identifier
une fois pour toutes mais d’en décrire seulement un état.
Un équilibre parmi d’autres au sein du droit public
Maurice Hauriou fut, sans aucun doute, le penseur des équilibres dynamiques
au sein de la doctrine juridique publiciste française. L’intérêt de se référer
à son œuvre peut, d’ailleurs, être perçu doublement. D’une part, Maurice
Hauriou apporte une alternative aux interprétations classiques de la théorie
de la séparation des pouvoirs en proposant sa propre conception fondée sur
l’idée d’équilibre. D’autre part, et c’est ce qui est le plus novateur, il s’élève
au-dessus des débats sur cette théorie pour donner un sens aux nombreuses
séparations qui existent au sein du régime d’État et qui constituent autant
d’équilibres dynamiques à explorer. Il démontre alors qu’il n’y a pas qu’une
utilité à étudier la paradigmatique séparation constitutionnelle des pouvoirs
de l’État, et qu’il faut aussi s’intéresser à toutes les séparations qui gravitent au
sein du régime étatique et renvoient à des séparations aussi bien politiques,
économiques, que juridiques ou sociales. Selon lui, « le régime d’État est un
régime de séparation, […] il ne se maintient en équilibre qu’en divisant autour
de lui les forces, en les opposant deux à deux et les compensant les unes par les
autres » (Hauriou, 1910, p. 367 ; 1916, p. 438). L’auteur entend ici protéger la
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CHRISTOPHE ALONSO 35
vie civile. Pour cela, par une analyse des besoins fondamentaux contradictoires
des êtres humains qu’il compare à différents pouvoirs, il préconise au sein du
régime étatique civil une pluralité de séparations et d’équilibres qui tendent
à garantir cette vie civile. La liste qu’il dresse est la suivante : le régime civil
repose «  sur une séparation fondamentale entre le pouvoir politique et le
pouvoir économique », qui garantit que ne soit effectué « aucun mélange de
propriété et de souveraineté ». Cette première séparation doit être consolidée
par une série d’autres séparations existantes.
Les plus importantes pour le Droit public sont la séparation du pouvoir
militaire et du pouvoir civil, celle du pouvoir religieux et du pouvoir civil, la
séparation des pouvoirs constitutionnels, la séparation du gouvernement et
de l’administration, la séparation de l’individu et de l’État (Hauriou, 1910, p.
368 ; 1916, p. 439).
Et même une séparation entre la métropole et la puissance coloniale à laquelle
il ne fait qu’une brève allusion. La présentation qu’il fait de cette série de
séparations doit, selon lui, obéir à une règle sur laquelle il attire l’attention :
(…) les pouvoirs ou les genres de vie séparés par le régime d’État ne sont jamais
complètement exclus. Non seulement, en principe, aucun d’eux n’est mis hors
de l’État, tous au contraire y sont utilisés, mais la séparation n’est pas complète,
ils ne deviennent point totalement étrangers l’un à l’autre, il subsiste entre eux
des liens. En un mot, il y a séparation juste assez pour constituer un équilibre,
pas assez pour provoquer une mutilation ou un déchirement de l’État (ibidem).
Ici encore, la donnée des équilibres est fondamentale, chez cet auteur, pour
envisager cette fois une théorie générale de l’État.
Ce catalogue de séparations au sein du régime d’État s’avère être, en fait,
une palette de pistes d’explorations qu’il conviendrait de détailler une à une
pour en tirer profit. Il regroupe de vastes programmes de recherches dont la
dimension dépasse largement le travail de cette présentation (Alonso, 2015).
Par ailleurs, si cette étude des séparations peut s’avérer désuète ou vieillie
par certains aspects, il faut constater qu’elle n’est pas si archaïque que cela.
En effet, l’idée centrale, celle qui consiste à faire le lien entre l’ensemble des
séparations présentes au sein du régime d’État, est un modèle d’originalité non
relevé jusque-là. Elle peut présenter un intérêt général et actuel pour la donnée
de l’équilibre dynamique à partir de l’observation des séparations existantes
dans notre droit aujourd’hui. La séparation des pouvoirs constituerait ainsi
l’arbre derrière lequel se cache une forêt de séparations au sein du droit public
contemporain. D’ailleurs, lorsque l’on fait un rapide tour d’horizon de cette
discipline, il est assez surprenant de constater que le principe de séparation
connaît de nombreuses autres déclinaisons différentes de celle de la séparation
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
36 DOSSIER - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE AU SEIN DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS CHRISTOPHE ALONSO 37

constitutionnelle des pouvoirs, dont l’étude pourrait être certainement Bibliographie

entreprise à partir de la logique de l’équilibre.
L’idée d’équilibre est en effet présente dans ce que l’on qualifie parfois ALONSO, Christophe. 2015. Recherches sur le HAURIOU, Maurice. 1923. Précis de droit
de «  séparation verticale  » des pouvoirs pour décrire les phénomènes de principe de séparation en droit public français. constitutionnel, Librairie de la Société du recueil
Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix- Sirey, 1re édition,.
décentralisation ou de Fédération. La relation d’autonomie/collaboration Marseille. Collection « Centre de Recherches
qu’entretiennent les collectivités territoriales et l’État au sein de la administratives ». MONTESQUIEU. 1748. De l’esprit des lois.
décentralisation ainsi que les entités fédérées et l’Union fédérale au sein de Genève, Chez Barrillot & Fils.
AVRIL, Pierre. 2008. La séparation des pouvoirs
la Fédération permettent la réalisation d’un équilibre entre des aspirations est-elle un concept opératoire ? Contribution au MORIN, Edgar. 2005. Introduction à la pensée
opposées. Dans le même sens, nous pouvons constater que la séparation des VIIe Congrès français de Droit constitutionnel complexe. Paris, Éd. du Seuil.
Églises et de l’État en France, issue de la loi du 9 décembre 1905, se traduit organisé à Paris du 25 au 27 septembre 2008,
par des relations informelles entre les cultes et l’État découlant notamment accessible à l’adresse suivante : OST, François et VAN DE KERCHOVE, Michel.
http://www.droitconstitutionnel.org/ 1992. Le droit ou les paradoxes du jeu. Paris ,
de l’ambiguïté qu’entretient le principe de séparation. Si l’article 2 de cette congresParis/comC6/Avril.html PUF, 1re édition.
loi impose une « non-reconnaissance » des activités cultuelles, son article 1er
contraint l’État à garantir les libertés de conscience et de culte en l’obligeant BEAUD, Olivier. 2003. Michel Troper et la OST, François et VAN DE KERCHOVE, Michel.
séparation des pouvoirs, Droits. Revue française 2002. De la pyramide au réseau ? Pour
ainsi à une forme de reconnaissance minimale et indirecte de tous les cultes. de théorie, de philosophie et de culture juridique, une théorie dialectique du droit. Bruxelles,
Ces deux articles, définissant la séparation des Églises et de l’État, montrent n°37, pp.149-171. Publications des Facultés universitaires Saint-
l’ambivalence du principe de séparation. Par un subtil dosage de reconnaissance Louis.
BÉCHILLON, Denys de. 1994. Sur la conception
et de non-reconnaissance, ils préconisent un équilibre des rapports entre française de la hiérarchie des normes. Anatomie TROPER, Michel. 1980. La séparation des
les cultes et l’État. Plus subrepticement encore, au sein de la comptabilité d’une représentation. Revue interdisciplinaire pouvoirs et l’histoire constitutionnelle française.
publique française, la séparation des ordonnateurs et des comptables publics, d’études juridiques [RIEJ], vol. 32, p.81. Paris, LGDJ .
inscrite dans le décret du 7 novembre 2012, constitue un modèle classique de
COMTE, Auguste. 1998 [1975]. Cours de TROPER, Michel. 1985. Charles Eisenmann
présentation des finances publiques. Cette séparation rend incompatibles les philosophie positive. Tome 1. Philosophie contre le mythe de la séparation des pouvoirs.
fonctions d’ordonnateur et de comptable dans le but d’assurer la régularité première : leçons 1 à 45 [1830]. Édité par Cahiers de philosophie politique. Reims, OUSIA,
des recettes et des dépenses publiques par le biais d’un contrôle comptable SERRES, Michel, DAGOGNET, François et n°2-3, pp.67-79.
SINACEUR, Mohammed Allal. Paris, Hermann.
sur les actes de l’ordonnateur. Or, la particularité du contrôle que prévoit TROPER, Michel. 1988. L’interprétation de la
cette séparation laisse aussi présager un dialogue entre ces deux acteurs les EISENMANN, Charles. 1933. L’esprit des lois et déclaration des droits : l’exemple de l’article 16.
conduisant à agir, non pas de manière isolée mais dans la réciprocité de leurs la séparation des pouvoirs. In : Mélanges Carré Droits. Revue française de théorie, de philosophie
de Malberg. Paris, Sirey, 1933, pp.165-192. et de culture juridique, n° 8, pp.111-122.
actions, c’est-à-dire dans une logique qui nous ramène, une fois de plus, à
l’équilibre. EISENMANN, Charles. 1952. La pensée TROPER, Michel. 2006. La Ve République et la
Cette diversité des déclinaisons possibles des séparations, présentes au sein constitutionnelle de Montesquieu. In : séparation des pouvoirs. Revue Droits, n°43,
du droit public, laisse deviner une absence de séparation radicale entre les Bicentenaire de l’Esprit des Lois. Paris, Sirey, pp. pp.33-44.
133-160.
pôles séparés, qui peut être illustrée par une logique d’équilibre. Envisagées à
VEDEL, Georges. 1990. La Séparation des
l’aune de la donnée de l’équilibre, les différentes séparations, qui essaiment le EISENMANN, Charles. 1956. Le système pouvoir par Jacques Chevallier (Débats). In : La
droit public, constituent une mise à distance de deux pôles de laquelle découle constitutionnel de Montesquieu et le temps Continuité constitutionnelle en France de 1789
présent. In : Actes du Congrès Montesquieu de
des relations juridiques organisées et « équilibrées ». Grâce à l’analyse de ces Bordeaux. Bordeaux, Impr. Delmas, pp.241-248.
à 1989. Paris, Economica ; Aix-en-Provence,
Presses Universitaires d’Aix-Marseille.
relations, l’on peut percevoir que c’est dans la tension de ses pôles que la
séparation révèle le mieux son identité, celle d’un équilibre dynamique. HAURIOU, Maurice. 1910. Principes de droit
public. Paris, Larose, 1re édition.

Christophe ALONSO HAURIOU, Maurice. 1916. Principes de droit

public. Paris, Larose, 2e édition.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C EJACQUES
S & H U MDEMONGEOT
A N I T É S - N /° 2TIMOTHÉE
- N OV E MAUBOURG
B R E 2 0 2 2/ GIULIANA
- PAG E S GALLI
3 9 / 5 5 CARMINATI 39

Tensions paradoxales
et principe variationnel
Jacques DEMONGEOT Timothée AUBOURG
Université Grenoble-Alpes Université Grenoble-Alpes
Grenoble, France Grenoble, France

Giuliana GALLI CARMINATI

Seoul National University
Séoul, Corée

Résumé
L’article expose une série d’exemples de tensions paradoxales pris dans des champs
différents : l’amour pour le psychisme, l’immortalité pour la médecine, la moindre
action pour la morphogénèse et la physique, et enfin la tension sociale pour la
sociologie. Dans tous ces exemples, on retrouve la présence d’une opposition
interne entre deux contraintes contradictoires (psychiques, biologiques, physiques
ou sociales), qui s’équilibrent à leur optimum de coexistence.

Disciplines : MATHÉMATIQUES, BIOLOGIE, SANTÉ

Mots-clés  : PRINCIPE DE MOINDRE ACTION, ÉQUILIBRE OPTIMUM, TENSIONS
PARADOXALES, ARCHÉTYPES

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

40 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL
L
e calcul des variations (ou calcul variationnel) est, en
mathématiques, une méthode de minimisation d’une fonctionnelle
(en général une intégrale), dans un espace de dimension infinie,
qui se traduit souvent, dans les applications, par la solution d’un
problème « minmax » de recherche opérationnelle, c’est-à-dire
par la minimisation d’une fonction de risque conjointement à la maximisation
d’un bénéfice. La tension paradoxale née de l’existence de deux contraintes à
satisfaire donne naissance à des situations singulières d’équilibres héroïques,
physiques ou biologiques, dont nous donnerons quelques exemples pris
dans l’Antiquité, dans la science médicale et dans la psycho-sociologie, dans
un contexte suffisamment large pour montrer l’universalité du mécanisme
variationnel dans différents domaines, où les champs de contrainte s’exercent
dans diverses dimensions (sociologique, psychique, physico-chimique,
biologique) et à divers niveaux (populationnel et individuel).
Tensions paradoxales dans l’Antiquité
Tension de l’amour impossible : Achille et Penthésilée ou l’amour
et la mort
Durant la guerre de Troie, le héros Achille affronte la reine des amazones
Penthésilée, alliée au roi troyen Priam. Dans un duel lance contre lance, Achille
prend le dessus, mais se rend compte au moment de transpercer la poitrine de
Penthésilée, qu’il prend pour un guerrier, qu’elle a subi une ablation du sein
(a-mazone) du côté de son arme pour la rendre plus apte au combat, mais que,
du côté du cœur, c’est une femme dont il tombe instantanément amoureux.
L’accélération de sa lance rend le geste irréversible, mais l’amour fulgurant qui
s’y oppose laisse une trace mythique dans le récit antique, qui lui fera traverser
les siècles à travers la tradition parlée, écrite et imagée, en particulier sur les
poteries gréco-romaines. La Figure 1 montre cet instant singulier où le regard
amoureux contredit le geste guerrier. Les yeux sont vivants chez Achille,
tandis qu’ils s’éteignent chez Penthésilée ; leurs noms sont inscrits et leurs vies
symbolisées par deux spirales. Poincaré voyait dans la spirale l’exemple le plus
simple d’un système dynamique stable résultant de la combinaison de deux
champs de vitesse, l’un, dit gradient ou dissipatif, tendant rapidement vers le
centre (but de l’action) en épuisant une énergie – ici musculaire, liée à la force
du geste – et l’autre, dit hamiltonien ou conservatif, préservant une autre
énergie – ici amoureuse –, liée à la force du mythe.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
JACQUES DEMONGEOT / TIMOTHÉE AUBOURG / GIULIANA GALLI CARMINATI 41
Figure 1 – Achille et Penthésilée qu’il vient de tuer, durant la guerre de Troie
(Sarcophage Ma 2119, Musée du Louvre, Paris, France). (Image libre de droits)
Si le geste destructeur s’arrête, le système tourne indéfiniment sur lui-même,
sauf si une petite perturbation exogène dévie sa trajectoire pour rendre
irréversible son déclin spiralé sur le centre foyer. Guillevic, poète sensible, a
décrit ce centre foyer avec ces mots :
Je sais qu’amenuisant, / Durant mon aventure, / L’espace que j’enclave, / Je
sais que tournoyant, / Autour de quelque chose, / Qui est moi--- même et ne
l’est pas, / Je finirai par être, / Ce point auquel je tends : / Vrai moi---même, le
centre, / Et qui n’est pas (1967, p. 43).
On peut y voir une définition dynamique de la vie et de l’amour (Guillevic,
1987), qui se consume en un regard et perdure après la mort dans la mémoire
universelle sous forme d’archétype. Jung a travaillé le concept d’archétype qu’il
définit ainsi :
Il y a autant d’archétypes que de situations typiques dans la vie. Leur répétition
sans fin (comme celle de l’expérience amoureuse) a gravé ces situations dans notre
constitution psychique, non pas sous la forme d’images remplies avec un
contenu, mais au début seulement comme formes sans contenu, représentant
simplement la possibilité d’un certain type de perception et action (Jung, 1959,
p. 48).
Les nombreuses représentations de saint Georges tuant le dragon ont atteint
cette dimension archétypale dans l’inconscient collectif du Moyen Âge,
l’archétype n’étant pas l’image originelle, mais la structure psychique qui la rend
sensible (Viret, 2019). D’autres auteurs ayant une approche multidisciplinaire
(Martin et al., 2013) ont proposé une vision des archétypes en tant que champs
quantiques contenant l’information et produisant des archétypes « décelables »
à travers l’interaction entre conscient individuel (ou clanique, c’est-à-dire
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
42 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL
socio-familial) et inconscient collectif (plus étendu dans le temps, l’espace
et l’histoire). L’inconscient individuel les « décèle » dans leur aspect encore
double. Contrairement à ce qu’il se passe en mécanique quantique, ou pour
être précis, contrairement à ce qu’il se passe lors de la mesure classique du
monde (qui est quantique), ces archétypes, « états pointeurs » du psychisme,
coexistent dans une même représentation, et on peut les définir comme des
conjonctions d’opposés. « La présence contemporaine d’opposés pourrait être
expliquée en observant notre système quantique, la psyché, de l’intérieur du
détecteur et non, comme dans une expérience de physique, à l’extérieur  »
(Galli Carminati et al., 2013). L’évolution des archétypes est donc dépendante
de l’évolution de la psyché en interaction avec le champ externe, plutôt que
l’évolution du champ lui-même, qui reste constant en tant qu’entité basique
de l’inconscient collectif et de la vis formandi (Jung et al., 1996).
La fonction de risque de l’amour, c’est sa durée, bornée par les contraintes de
l’existence humaine et son bénéfice, une approche archétypale du sentiment
d’éternité dans sa générosité et sa gratuité, marques du divin. L’équilibre
précaire entre les deux justifie l’investissement individuel dans ce qui oscille
entre l’aventure, vulnérable et réversible, et l’engagement sans retour.
Tension de l’éternité impossible : Apollon et Æsculape ou le Secret
des secrets
Le rêve récent du transhumanisme d’un homme augmenté par la science
jusqu’à l’abolition de son vieillissement appartient en fait à un récit mythique
remontant aux dieux et héros de la Grèce antique.
Apollon tomba amoureux de la nymphe Coronis, rayonnante de beauté, et
de cet amour naquit Esculape (Apollonios, 1981, chant IV, v. 616). Ce fils
d’Apollon, médecin hors pair inspiré par la déesse Panacea, inventa le remède
universel, la panacée, qui rendait l’homme éternel. Il en usa pour ressusciter
Hippolyte sans l’assentiment de Jupiter, qui le foudroya. Son père Apollon,
furieux, transperça de flèches les Cyclopes forgerons, qui avaient créé la foudre.
Cette vengeance fut très peu appréciée par Jupiter, qui décida de le chasser
de l’Olympe. Exilé sur terre chez les Hyperboréens chers à Apollon (ibid.,
v.676), il se réfugia ensuite chez Admète, roi de Thessalie, dont il fut l’un des
bergers. D’après Apollonios de Rhodes, il suivit le fleuve Pοδανός/Rhodanos
(ibid., v.627) qu’Apollonios fait se continuer par le Pô qu’il appelle Hριδανός/
Eridanos (le Padus des Latins), au bord duquel il aurait pleuré (ibid., v.618).
On peut imaginer, pour compléter le mythe, qu’il remonta le Rhône jusqu’à
Lugdunum (Lyon) ou Vienna (Vienne), puis vers les Alpes par l’Isère jusqu’à
Gratianopolis (Grenoble). Cette dernière ville était proche du siège médiéval
de l’organisation des soins des maladies contagieuses, situé au monastère de
Saint -Antoine, chef d’un ordre de 640 hôpitaux dédiés au « mal des ardents »
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JACQUES DEMONGEOT / TIMOTHÉE AUBOURG / GIULIANA GALLI CARMINATI 43
(ergotisme), à la lèpre et à la « mort noire » (peste) (Gaudart et al., 2010), et
dispersés dans tout l’Occident. Belle revanche posthume de son fils Esculape…
La tension née de l’opposition radicale entre le désir d’Esculape de soulager
les souffrances humaines et la jalousie de Jupiter, irrité de voir s’échapper le
pouvoir qu’il avait sur des êtres mortels, se retrouve dans les politiques de
santé des gouvernants, qui oscillent entre deux attitudes : celle des hygiénistes,
faite de prévention, anticipation et sollicitude du « prendre soin », cher à la
déesse Hygeia et celle des cliniciens, faite d’observation, décision et thérapie
du « soigner », cher à la déesse Panakeia. En cas de contrainte financière des
États, on pourra privilégier l’attitude hygiéniste en optant pour une politique
vaccinale, ou l’attitude clinique, en choisissant une thérapie médicamenteuse.
La tension née de ces deux attitudes a toujours existé : elles devraient être
complémentaires, mais des considérations budgétaires les ont continuellement
opposées et la politique sanitaire est généralement née d’un compromis entre
les deux approches, bien illustré lors de la création en France de la Sécurité
Sociale (Laroque, 1977). L’utilisation de l’intelligence artificielle en médecine
devrait permettre de les conjuguer, en apportant une vision plus numérisée
des processus pathologiques, à tous les niveaux : social, épidémique, socio-
économique (Oshinubi et al., 2021) et individuel (Demongeot, 2014). La
première utilisation de tables numériques en médecine à vocation à la fois
prédictive et décisionnelle aurait été suggérée dans une lettre d›Aristote à son
« élève » Alexandre le Grand. Cette lettre traitait d’un large éventail de sujets,
y compris l’astrologie et la médecine, et contenait deux tables numériques, la
Table de Vie et la Table de Mort, pour déterminer si un patient serait fragile
(à risque pathologique) et susceptible de mourir, ou bien, assez robuste pour
éviter la maladie, ou pour en guérir et survivre ˗ en fonction de la valeur
numérique des lettres de son nom (Bacon, 1280) belle illustration de la pensée
magique aristotélicienne (Figure 4). Une copie arabe du manuscrit (sans doute
apocryphe) d’Aristote contenant les deux tables appelées Secretum secretorum
ou Secret des Secrets, a été transmise ˗ elle a en fait très probablement été
écrite (de la Rosa Cubo, 2018) par Rhazès (865-935), un grand mathématicien
et médecin persan. Elle permet de prédire si l’heure de la mort est venue
(Rhazès, 925).
Les deux tables numériques du Secret des Secrets ont été traduites et transmises
au monde bénédictin et cistercien par les copistes du Mont Saint-Michel ˗ dont
Jacques de Venise (Ebbesen, 1989). Elles ont donné lieu à des développements
de type algèbre magique par les moines cisterciens, Guillaume d´Auberive
(Albæripæ, 1160), Odon de Morimond et Thibaut de Langres. Les nombres
du Secret des Secrets apparaissent dans la plus petite dissection du triangle
équilatéral de Tutte en de petits sous-triangles équilatéraux (Tutte, 1948). Il
s’agit d’un vieux problème initié par les mathématiciens égyptiens, rompus aux
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
44 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL
dissections des rectangles (pour les héritages des champs rectangulaires de la
vallée du Nil :à parts égales pour les héritiers mâles et à 2/3 pour les héritières).
Sa solution n’a été trouvée qu’en 2010 (Drápal et Hämäläinen, 2010).
Figure 2. Plus petite dissection de Tutte du triangle équilatéral par de petits sous-
triangles équilatéraux. Crédits des auteurs
La règle d’affectation des nombres du triangle de Tutte (Figure 2) pourrait
être la suivante (Demongeot et al., 2019) : les nombres de la Table de Mort
sont à l’intérieur des sous-triangles blancs externes (11, 19, 20) et internes (2,
3, 7) du triangle de Tutte, ou sont des sommes (modulo 30) des nombres à
l›intérieur des sous-triangles blancs, comme dans la série suivante :
20+8, 20+3, 19+7, 19+3, 11+3, 11+2, 9+8, 7+5, 20, 19, 11, 7, 3, 2, 20+11 (mod 30)
Les tables d’Aristote ont été connues et sans doute utilisées par Maïmonide
(1497) dans sa pratique médicale. On peut supposer que ces tables et d’autres
moins célèbres (de la Rosa Cubo, 2018) ont été pratiquées lors des épidémies.
Celles-ci ont été nombreuses avant et pendant l’ère chrétienne, la Bible, L’Iliade
et L’Énéide s’en faisant l’écho. La cause de la majorité de ces épidémies semble
avoir été identifiée à l’occasion de différents fléaux regroupés sous le même
terme - Pestis (fléau) ; ainsi, la « peste d’Athènes » de 430 avant J.-C. était
probablement une épidémie de typhus. La peste justinienne (IIe siècle après
J.-C.), dominée par la forme bubonique, a frappé tout le bassin méditerranéen
et peut donc être considérée comme la première « vraie » pandémie de peste.
La grande peste du Moyen Âge, ou peste noire, a été la seconde, entre 1348 et
1353. Le monastère Saint Antoine, près de Grenoble, était chargé de surveiller
et de guérir les propagations infectieuses, comme cette peste noire de 1348, et
les épidémies sociales, comme la « maladie du feu de Saint-Antoine » (appelée
maintenant ergotisme, également connue sous le nom d’« empoisonnement
à l’ergot de seigle »). La congrégation des Antonins fut fondée en 1095 par
Gaston de Valloire, noble du Dauphiné, et confirmée par le pape Urbain II la
même année en action de grâces pour la guérison miraculeuse de son fils de
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l’incendie de l’abbaye, grâce aux reliques de saint Antoine le Grand. Aux XIVe
et XVe siècles, l’Ordre monastique de Saint-Antoine comptait 640 hôpitaux
et 10 000 frères en Europe. Le long des chemins de Saint-Jacques-de-
Compostelle et de Jérusalem, il surveillait et soignait peste, lèpre et ergotisme.
Ce monastère est aussi connu pour avoir abrité deux illustres mathématiciens,
Jean Borrel (1492-1564), dit aussi Johannes Buteo, un algébriste qui réfuta
la théorie de la quadrature du cercle (1554), et Jean Duchon, inventeur de la
théorie des splines plaques minces (1976). La surveillance de la peste noire
par l’Ordre de Saint-Antoine a été justifiée par son caractère pandémique et
ses conséquences économiques aussi bien que démographiques dramatiques.
Au moins 75 millions de personnes sont mortes de la maladie lors de sa
propagation entre 1348 et 1353. Née dans la région caspienne, la vague a
parcouru les routes méditerranéennes, atteignant Marseille en France et Gênes
en Italie à la fin de 1347. Elle s’est étendue pendant cinq ans en Europe avant
de revenir au réservoir caspien, où elle stagne encore actuellement.
La fonction de risque de la vie ˗ c’est sa fragilité, lié aux limitations de l’homme
« non augmenté » et son bénéfice ˗, la solidarité humaine, qui se manifeste
sous de nombreuses formes, apparaît à différents niveaux : individuel, familial,
corporatiste, étatique, mondialiste. L’équilibre entre les deux peut être
déstabilisé par les conditions financières de l’exercice de la solidarité, ce qui en
fait un des enjeux majeurs de la mondialisation.
Principe de moindre action en physique
Le principe de moindre action en physique, énoncé pour la première fois en
1744 par Maupertuis (1748) et issu du problème du brachistochrone1, est
posé par Jean Bernoulli à la communauté scientifique de l’époque, environ
50 ans après Galilée, et résolu par Euler (Mesli, 2016) : ce problème consiste
à rechercher une courbe (par exemple une trajectoire) ou une surface (par
exemple un polygone de sustentation), qui obéisse à une double contrainte :
être de longueur (aire) minimale et être soumise à un champ physique, par
exemple gravitationnel (barométrique) (Storni, 2018). L’inconnue est alors
une courbe (surface) paramétrée de longueur (aire) minimale, autrement
dit une géodésique (surface de niveau) (Basdevant, 2010). Le problème du
brachistochrone peut être vu comme celui de la recherche d’une surface sur
laquelle une bille roulerait en allant d’un point haut à un point bas, en suivant
une trajectoire de longueur minimale : la solution est la surface brachistochrone
(Figure 3).
1 - brachitos + chrone ou le temps le plus court
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
46 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL
Leonhard Euler2 a assuré en 1753 la défense de la préséance du principe de
moindre action de Maupertuis ˗ énoncé par celui-ci en 1744 (Euler, 1753) ˗
sur le principe équivalent que Johann König donne en paternité à Leibniz, qui
l’aurait mentionné en optique en 1707 (König, 1752). Maupertuis l’a mis en
évidence de manière universelle (Bachelard, 1961) et Joseph-Louis Lagrange
(descendant de Descartes) en a donné en 1759 une démonstration complète
dans le cadre de l’équation d’Euler-Lagrange (Lagrange, 1759). Un nombre
très réduit de mathématiciens parents, élèves ou amis de la seconde moitié
du XVIIIe siècle, vivant dans le triangle Turin-Grenoble-Bâle, a donc défini
et utilisé avec brio, dans des champs très divers de la physique, ce principe
variationnel. Dans ce dernier, la fonction de risque est liée à la dégradation
d’une énergie (dans le cadre d’une évolution thermodynamique irréversible)
et le bénéfice réside dans la rapidité à atteindre l’équilibre statistique, qui
renforce la stabilité du système physique mis en jeu. L’exemple le plus parlant
est celui de la courbe brachistochrone, mais bien d’autres exemples existent
en optique, dynamique, statique, électricité, électrostatique, acoustique, etc.
Robine (2006) en donne plusieurs  : mirages et réfractions lumineuses en
optique, courbe brachistochrone en dynamique, ponts suspendus et courbe de
la chaînette3 en ingénierie civile, loi de Kirchhoff en électricité, loi de Poisson
en électrostatique, théorie variationnelle des rayons complexes de Fourier en
vibro-acoustique (Kovalevsky, 2011), etc.
Figure 3. Deux billes, parties au temps 0 du point A et allant vers le point d’arrivée B,
glissent sans frottement sur les surfaces, dans un champ gravitationnel uniforme.
La surface courbe, dite brachistochrone, réalise le temps minimal de parcours, la
surface plane un temps supérieur. Crédits : Robert Ferréol et Ico. Image libre de
droits (Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Courbe_brachistochrone)
2 - Elève, comme Daniel Bernoulli, du père de ce dernier : Jean Bernoulli, lui-même élève de Gottfried
Wilhelm Leibnitz et ancêtre de Pierre Curie et de Pierre-Gilles de Gennes.
3 - Problème posé par Jakob Bernoulli et résolu par son frère Jean.
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Principe de moindre action en biologie
Simple frein : robot à sécurité passive et contrôle moteur
Le contrôle moteur au niveau du système nerveux central repose sur un
équilibre entre deux niveaux. Le premier niveau correspond tout d’abord à une
excitation permanente provenant de neurones « pacemaker » bulbaires ou sous-
thalamiques (Tassin, 2001), dont le rythme propre dépend de la nature de
leurs canaux ioniques. Ensuite, il est engendré par une excitation temporaire
provenant d’un donneur d’ordre central volontaire, sous le contrôle des voies
sensorielles ˗ essentiellement visuelles, auditives et tactiles (Faugier-Grimaud
et al., 1978). Le second niveau correspond à une inhibition corticale qui permet
un bon ajustement moteur éliminant les mouvements parasites. Lesquels, en
son absence, révèlent par exemple des gestes athétosiques, comme dans la
chorée de Huntington, ou des tremblements pathologiques, comme dans la
maladie de Parkinson à ses débuts (Jeannerod et Joseph, 1988).
Ce contrôle moteur a été copié en robotique médicale (Troccaz et Delnondedieu,
1998) pour faire face à la double difficulté de l’interaction avec un opérateur
chirurgien d’une part, et de la sécurité du patient comme du personnel présent
au bloc opératoire, d’autre part (Demongeot et Vuillerme, 2014).
Le concept de robot à sécurité passive est simple : ses degrés de liberté sont
constamment activés, mais leurs moteurs sont puissamment freinés. Seule
une action volontaire motrice de l’opérateur chirurgien peut vaincre cette
inhibition, faisant ainsi réaliser un geste extrêmement précis à l’outil que
porte le bras robotisé, cela en fonction d’un planning chirurgical prédéfini.
L’architecture implémentant les contraintes programmables du système est
passive, l’outil porté par le robot ne pouvant se déplacer sans l’opérateur
fournissant l’énergie motrice.
La fonction de risque du système robot/opérateur réside dans un mouvement
de l’outil néfaste pour le patient ou dangereux pour le personnel du bloc.
Son bénéfice, c’est la précision et le contrôle fin du mouvement robotisé,
qui augmente les capacités de l’opérateur. L’équilibre entre les deux exige un
apprentissage spécifique du maniement de l’outil sur une copie de l’organe
cible, dite organe fantôme, ce qui change considérablement les conditions
de l’enseignement de la chirurgie, jusqu’ici principalement effectué dans une
relation maître-disciple.
Double frein : microARNs/circARNs et morphogenèse
La nature utilise volontiers le principe du double frein ˗ où deux inhibiteurs se
compensent ˗ aboutissant à des équilibres très stables. Un premier exemple est
fourni par les microARNs, qui inhibent en les hybridant leurs cibles ˗ qui sont
des ARN messagers codant pour des protéines appartenant à des métabolismes
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
48 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL JACQUES DEMONGEOT / TIMOTHÉE AUBOURG / GIULIANA GALLI CARMINATI 49

essentiels à la survie de leur hôte ˗ ceci pour éviter l’emballement de leur Figure 4. Fonctionnement du microARN : copié à partir de l’ADN non-codant du
biosynthèse. La Figure 4 montre leur fonctionnement  : les microARNs noyau cellulaire, puis exporté dans le cytoplasme à travers la membrane nucléaire
à l’aide d’une protéine de type Exportine, il hybride une séquence d’une partie d’un
viennent de la partie non-codante de l’ADN nucléaire. Ils entrent dans le
ARN messager en cours de lecture, provoquant la fin prématurée de l’étape de
cytoplasme à l’aide d’une protéine (exportine) et s’hybrident aux autres traduction ribosomale, donc inhibant la biosynthèse de la protéine codée par cet
ARNs présents (en particulier les ARN messagers en cours de lecture dans ARN messager. Crédits des auteurs.
le ribosome). Ceux-ci contiennent une séquence en partie (huit nucléotides
au moins) complémentaire. L’hybridation complémentaire correspond à
l’établissement de liens entre les nucléotides C et G, et entre A et T. Une fois
cette hybridation réalisée, l’ARN messager n’a plus la possibilité de terminer
sa traduction en protéine.
Pour éviter d’exercer un frein trop puissant, les microARNs sont eux-mêmes
inhibés par hybridation à la façon de véritables « éponges » à microARNs. Les
ARNs circulaires (circARNs) composés de plusieurs milliers de nucléotides,
sont abondamment présents dans toutes les espèces cellulaires (Demongeot
et al., 2013). Ce mécanisme permet la construction de l’architecture d’arbres
comme l’Araucaria chilien (Figure 5)  : une hormone végétale ˗ l’auxine,
Figure 5. En haut à gauche et à droite, respectivement forme ramassée en «
sécrétée à l’extrémité (apex) du tronc ou des branches de l’arbre, agit en
hairpin » et forme circulaire d’un ARN primordial. En haut au milieu, architecture
aval comme inhibiteur sur les bourgeons. Ils ne se développent que si leur d’un Araucaria, arbre du sud chilien. Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/
distance à l’apex devient suffisamment grande, et donnent naissance à une File:Monkey_Puzzle_tree_(Araucaria_Araucana)_on_Penryn_Campus,_Cornwall_01.
morphogenèse quasi-binaire au sein de chaque embranchement consécutif jpg. Image libre de droits. En bas, à gauche, réseau d’interaction entre apex (X0)
à la désinhibition des bourgeons axillaires (Forest et Demongeot, 2008). et bourgeons axillaires (X1,…,Xn) d’une plante (symbole de l’Archange Métatron).
Il est possible de modéliser ce phénomène par un réseau d’interactions où En bas, à droite, forme d’un potentiel P dont le champ de gradient est analogue au
champ de vitesse de la morphogenèse de deux bourgeons axillaires, désinhibés
tous les liens sont inhibiteurs, à part des auto-excitations à chaque sommet suite à l’éloignement de leur apex, dû à la croissance de leur branche. Crédits des
représentant l’apex en amont et les bourgeons axillaires en aval. Le diagramme auteurs
ainsi obtenu ressemble, s’il y a sept nœuds dans le réseau (un apex et six
bourgeons), au graphe symbole de l’archange Métatron qui, dans la tradition
kabbalistique, gère les énergies négatives auxquelles sont soumis les humains.
La modélisation de ce phénomène par des équations différentielles montre
que les différents équilibres locaux correspondant au tronc et aux branches
sont très stables, et de type gradient.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

50 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL
La fonction de risque du système de régulation par microARNs ou de
morphogenèse par l’auxine réside dans l’impossibilité d’exprimer une protéine
ou une forme. Son bénéfice apparaît dans la prévention d’un métabolisme
incontrôlé ou d’une morphogénèse anarchique. L’équilibre entre les deux
permet d’obtenir une régulation et une croissance contrôlées, sans accélération
ni débordement néfaste pour l’organisme concerné.
Accélération et frein : ARNs primordiaux
Au début de la vie sur Terre, la biosynthèse des nucléotides et la polymérisation
des ARNs s’est effectuée en opposition à leur dénaturation. Pour s’en protéger,
à l’origine de la vie, un mécanisme d’autocatalyse de la polymérisation des
nucléotides s’est mis en place. Au sein de celui-ci, ont été sélectionnées des
molécules d’ARN de longueur minimale, circulaires et capables de s’auto-
hybrider sous forme d’une épingle à cheveu ou hairpin (Figure 5 en haut à
gauche). L’hairpin résiste à la dénaturation. Il est doté d’une richesse suffisante
pour pouvoir coder et attirer ˗ par des interactions faibles permises par sa
forme circulaire réactive ˗ tous les acides aminés existants. Se trouve ainsi
facilité leur agrégation en peptides qui contribueront ensuite aux mécanismes
de réplication et d’individuation progressive (vésiculaire, cellulaire, puis
nucléaire), nécessaires à l’évolution (Demongeot et al., 2009).
La fonction de risque des ARNs primordiaux est leur dénaturation par des
agents physico-chimiques, et leur bénéfice est leur possibilité de participer
à la construction des premières protéines qui, en retour, assureront leur
réplication et leur survie dans des contextes de sécurité croissante, vésiculaire,
puis cellulaire et enfin nucléaire. L’équilibre entre ces deux mécanismes
réciproques est assuré pendant la période de survie de la structure initiale, des
mécanismes de reproduction ultérieurs permettant la survie plus durable de
l’espèce concernée.
Tensions en temps de pandémie
Le nombre différent de cas observés selon les pays, au cours d’une pandémie
comme la Covid-19, n’est pas uniquement dû aux différences géo-climatiques
(Demongeot et al., 2020). Elles peuvent également provenir de réactions
contradictoires à la politique de santé publique. Une pression coercitive
est exercée sur la population qui, en réaction, modifie ses comportements
physiologiques et sociaux, du fait de l’isolement, dans un contexte de peur
archétypale élaboré dans des échanges interindividuels sans doute de nature
quantique, tant sont rares le débat démocratique et la communication
d’informations médicales et scientifiques assimilables par le grand public
(Galli Carminati, 2016). Les conséquences en sont rapidement visibles sur
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JACQUES DEMONGEOT / TIMOTHÉE AUBOURG / GIULIANA GALLI CARMINATI 51
les donneurs de temps (« Zeitgebers ») qui permettent l’équilibre des rythmes
nycthéméraux biologiques et sociaux (liés au sommeil, à l’alimentation, au
travail, au loisir, au sport et à la vie familiale et sociale). Il en résulte une
société en crise, sans corps intermédiaires puissants capables de faire entendre
leur mal-être, et à l’heure actuelle, en dehors de la vaccination, sans outils
de surveillance des pathologies nycthémérales ˗ même s’ils existent à l’état de
prototype (Aubourg et al., 2020) ˗ ni d’outils de prévention ou de thérapie
efficace.
La fonction de risque dans une population en pandémie se manifeste par la
disparition progressive de tous ses individus, causée par l’agent pathogène ou les
effets secondaires de la politique de santé publique4. La survie en est le principal
bénéfice. Elle émane d’une pratique médicale centrée sur la thérapie concernant
l’individu, et sur la prévention au niveau de la population. L’équilibre entre ces
deux forces opposées n’est possible que si l’agent pathogène est définitivement
éradiqué, par perte de ses cibles durablement immunisées.
Conclusion
Les exemples ci-dessus de tensions paradoxales montrent qu’avec une même
grille interprétative, l’équilibre issu de ces tensions contraires peut être analysé
comme résultant d’un optimum obtenu sous l’effet de contraintes sous-jacentes
opposées, poussées à leur extrême limite et compatible avec leur coexistence.
L’une ne doit pas annihiler l’autre, sinon le nouveau concept né de leur
affrontement s’évanouit. Si l’équilibre perdure, dans une stabilité assurée par
ces tensions antithétiques, alors il peut devenir un archétype au sens de Jung
(1959) et survivre «  éternellement  » dans la mémoire collective de l’espèce
humaine.
Les paradoxes entre anormalité (écart à la règle, à corriger s’il est pathologique)
et « anomalité » (singularité, à identifier comme source d’évolution), décrits par
Canguilhem (2015) et Husserl (2016), se résolvent par le biais de l’empathie
(Einfühlung). Elle a le pouvoir de rapprocher l’individu de sa communauté, par
le biais de l’archétype collectif qui réunit et sécurise. En effet, les personnes,
dans leurs relations interpersonnelles, créent et entretiennent tout au long
de leur vie une «  vue du monde  », qui leur sert de référentiel au sein de
l’espace familial et social dans lequel elles évoluent. Ces « vues du monde »
agissent comme les schèmes de Piaget, en conditionnant les comportements
et en atténuant les traumatismes de la vie, qui pourraient conduire à un état
de rupture existentielle.
4 - Effets adverses biologiques de la vaccination ou psychiques de l’isolement, désormais bien étudiés.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
52 DOSSIER - TENSIONS PARADOXALES ET PRINCIPE VARIATIONNEL JACQUES DEMONGEOT / TIMOTHÉE AUBOURG / GIULIANA GALLI CARMINATI
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ne le sera jamais est une manière de se prémunir de toute déception en amour ALBÆRIPÆ (ou d’AUBERIVE), Guillaume. 1160.
Tractatus Numerorum a ternario usque ad
(même si les relations vécues peuvent donner des preuves du contraire). Mais duodenarium, ad Thomam monachum. Troyes,
surtout, cela enclenche un engrenage paradoxal, que seul un habitus social Médiathèque de Troyes, incunables, vol. 969, ff.
normalisant permet de surpasser dans la vie ordinaire. Il est contemporain 195–196.
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N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B PATRICIA
R E 2 0 2 2 DAVID
- PAG E
/ SNATHALIE
5 7 / 7 3 TESSIER 57

The paradoxical suffering

of top athletes. An initial analysis1
Patricia DAVID, Nathalie TESSIER
UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598], UCLy
Lyon, France
Traduit par Monica BIBERSON

Abstract:
This paper wishes to turn the spotlight back on a central actor – the athlete – who
is rarely mentioned in academic works that deal with the increasing convergence
between the management logics of companies and those of sports clubs. Both
sports coaches and company managers have become aware of the role that sport
can play in creating a culture rooted in the search for global social responsibility.
However, while the literature that highlights the links between identical ways of
managing sports teams and company teams has been making quantitative and
qualitative progress, the image of the athlete as an active actor often appears only
in the background. And yet, all activity, all success is linked to their involvement
in sport. We have thus decided to focus on this central figure. Indeed, while our
society values athletes, particularly top athletes, it does so in paradoxical ways. It
is their feats rather than the individuals themselves that it admires, and over and
above these feats (results, achievement), it is the qualities used to achieve these
that fascinate society and the business world in particular.

Discipline : SCIENCES DE GESTION

Keywords : SUFFERING, SPORT, COMPANY, MOTIVATION, EXCELLENCE,
ACHIEVEMENT

1 - Traduction originale de l’article de Nathalie Tessier et Patricia David paru initialement dans la revue
Psychanalyse & Management en 2015. Voir TESSIER, Nathalie et DAVID, Patricia. 2015. Souffrance
paradoxale des sportifs de haut niveau. Introduction à l’épreuve de la souffrance. Psychanalyse & Mana-
gement, vol. 5, pp. 71-87.

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

58 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
S
port has been an integral part of societies’ global culture for the
past century and its development has intensified, particularly with
the progression of the civilization of the spectacle globalized
by the media. It is a multidimensionally social, economic, and
cultural fact which goes beyond the simple dimension of leisure
and sporting effort. It embodies both good (physical and psychological
virtues) and evil (vices linked to the quest for achievement, money, doping).
It is found in all areas of private and professional life. It is everywhere and its
democratization makes it accessible to all socio-professional categories.
Different types of sporting practice coexist, from occasional practice for leisure
to intensive competitive practice (top-level sports). These practices embody
values that companies also promote. Thus, in France, since the 1980s, the
managerial approach meant to be built on fair play, respect for employees,
and individual investment in the search for collective success is based on a
proactive approach that stems from the world of sport and promotes the
deliberate adoption of the ways in which sports teams are managed.
Values linked to the practice of sport – surpassing oneself, self-respect,
respect for the opponent and the rules of the game, solidarity, team spirit,
enjoying effort – are an integral part of the internal discourses and external
communication of companies. The sport practiced, experienced, or displayed
during activities outside the company is supposed to play a favored role in
enforcing these real or imagined values which underpin the management of
opposing forces within a team. This idealized image of the sporting world
could be compared to the description of an “ideal type” of company (Weber,
[1965] 1905-1917) united around a collective project.
However, it seems to us that there is a tension between a company’s collective
project and the athlete as an individual – a tension that could lie at the origin of
suffering experienced by the athlete. Indeed, the implicit or explicit objective
that the company entrusts them with could be pointless since, for the athlete,
this project makes no sense, is devoid of any materiality, and they will not
be able to fulfill it in a satisfactory/relevant manner. In order to achieve it,
they need to offer their previous experience as athletes to others within the
company so that, like in professional sport, a sort of alchemy can bring about
a collective project.
The view that the practice of sport carries, in and of itself, its own specific
values goes back to the origins of modern sport. It is supposedly based on
the vision of a specific activity, independent of the societal influences where
it takes place (Ehrenberg, 1990; Heilbrunn, 2004). But there is a second,
more critical and realistic, approach which describes sport as a “mirror to
society”, defined by the dominant values of each age. In this way, it is claimed,
the search for achievement, individualism, and the priority given to economic
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 59
and financial goals in a competitive context – in which companies operate –
can be transmitted through sport, which is why companies are interested in
recruiting top athletes.
Our focus will be on the image of the superhuman athlete, a figure idealized
within companies, and in particular on their retraining once their sporting
career is over. More specifically, the goals of our paper will be to examine:
− The “literary evidence” according to which sport activities afford training
that can automatically replace professional knowledge and skills. Does
an athlete’s experience allow them to manage stress or suffering at work
better than others? Or, does a top athlete bring managerial skills acquired
through their sporting practice?
− Whether the reality of former athletes who have transitioned to the
business world corresponds to the often-idealized image of top athletes’
contribution to the management of companies;
− Top athletes’ capacity to adapt to corporate culture at the moment of their
“social resurrection” (Paturel, Paturel, 2009);
− Any differences in the way suffering is experienced: as “investment in
success” in the sporting world; as suffering in the business world.
In order to answer these questions, we have, from a methodological point
of view (see Text Box 1), started an exploratory approach based on the life
stories of a group of former top athletes, more of which will be added during
the remainder of our survey as the latter is still in its initial stage.
To this end, and in order to answer the different questions raised, we will
first present here a thematic literature review, followed by reflections on the
suffering “positivized” by athletes in order to progress in their practices and
improve their performance. Both this literature review and our survey have
allowed us to establish an initial typology of the retraining of former athletes.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
60 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
Text Box 1 – Fieldwork – Methodology
Six top athletes were interviewed using a life-story methodology. We decided to look into
any differences there may be between their experiences of practicing sport, particularly
in relation to their age and the sport they practiced. Four of the athletes interviewed
used to practice a sport characterized by difficulties and violence: ice hockey. Thus, the
suffering experienced, or even sought and valorized, is illustrated by the very essence
of this type of sport. The other two respondents were at the theoretically opposite end,
with one practicing competitive ballet and the other gymnastics.
We gathered information based on a face-to-face qualitative interview guide, and all
interviews were recorded and then transcribed.
Our conversations were structured in such a way as to be able to grasp, on the one
hand, the past of the top athletes, who were thus encouraged to talk about the way in
which they managed suffering and effort during their training, and on the other hand,
their new professional careers today. Once they described their professional situation
(company, position), we asked them about the following things: how is it going for
them? Are they experiencing difficulties at work? What about suffering and pressure?
In what way does your sporting practice contribute to your work today? How much of
your previous sporting investment can be found in your professional and personal life?
How have your efforts allowed you to become what you are today?
Our questions were designed to help bring out the various aspects of an athlete’s
image and the strategies they employed in their transition from a sporting identity to a
professional one. This initial stage of our research has allowed us to outline a typology
of the retraining of top athletes, which we will present in this paper.
Literature review: Sport and Management
Closeness/Distance between sporting and business worlds
We note that there is a profusion of research which highlights the ever-closer
links between sport and management as fostered by a mutual exchange that
has existed for many years (Barabel, Meier, 2009; Pierre; Barth; 2013). This
research trend, which started in France in the 1980s, has long praised the
qualities, values, and skills used by top athletes, and their efficiency within
companies, particularly when it comes to motivating work teams. A quick
survey allows us to make an initial observation: the language used to describe
company practices and communication promotes identical concepts such as
enthusiasm, charisma, achievement, effort, surpassing oneself, involvement,
challenges, etc. Over and above these concepts, there are also similarities
between actual practices. Indeed, certain study titles are quite eloquent on
this subject: “Sportif de haut niveau, manager en devenir” (“Top athlete:
future manager”)(Fontanel, 2008); “L’intelligence sportive au service du
manager” (“Sporting intelligence at the service of the manager”) ( Inzirillo and
Bournois, 2009).
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 61
Academic journals continue to devote special issues showing how the sporting
and business worlds are complementary and could both be of benefit2.
This convergence trend has progressed with the fast changes undergone by
global society and their impact on working conditions. With the increase
in social problems linked to stress, psychosocial risks, and health in general
within companies, we note a rapid increase in the promotion or even practice
of sport for employees:
− Either by providing facilities where sports can be practiced at work (this
category is made up mainly of sports companies such as Decathlon, Adidas,
but also more and more other companies, such as Nestlé or SteelCase)
(Pierre, Barth, 2010). This applies even to some training bodies, such as
a Grande École de Commerce (business school) where a sports hall has
recently been added;
− Or by helping to pay for sports activities: partnerships with sports
associations, challenges (marathons), etc.
In this context, there is a unanimous tendency to overrate sporting skills
that benefit companies, one that is difficult to challenge. Of course, turning
employees into top athletes is not the primary objective of these initiatives that
promote sporting practices. However, when a top athlete joins a company,
they are often made to play the role of an “icon” to be emulated through the
integration and transformation of sporting values, such as surpassing oneself
and accepting stress as a driver of personal progress at the service of collective
success. A top athlete could be compared to a mythical figure, a modern
Prometheus of organizations and management: “the sporting world fascinates
bosses” and “every company leader dreams of inculcating in their troops the
qualities attributed to stadium or gym gods3”.
Sport: a reality
The contemporary sporting world, far removed from ideal Olympia, could
be likened to a mirror that both distorts and reflects the dominant values of
globalization: excessive competition, individualism, the obligation to succeed,
and the display of financial success. However, despite its excesses, it is certain
that sport carries the promise of a healthy, balanced life characterized by ethics
and universal values, such as solidarity and mutual aid.
2 - Issue: “Manager c’est du sport” (“Managing is sport”), L’Expansion Management Review, 2009;
“Management du sport-Innovation et risque” (“Sport management: innovation and risk”), Revue Ma-
nagement et Avenir, 2012, “Sport et Management” (“Sport and management”), Revue Interdisciplinaire
Management, “Homme(s) & Entreprise” (“People and companies”), 2013.
3 - Pourquoi les boîtes sont accros au sport, Liaisons Sociales Magazine, n°133, June 2012, pp.16-26.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
62 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
As far as top athletes are concerned, they are driven by a similar passion,
irrespective of their status: a passion for sport based on making physical and
mental effort, accepting sacrifices in their private lives, always looking to
achieve, surpass themselves, and improve their results. These elements are
particularly sought after and valued by companies (Barbusse, 2006).
For Queval (2001), sport could be seen from two angles: on the one hand, the
quest for sporting excellence, and on the other hand, the quest for “healthy
sport”.
Sporting excellence is embodied in top-level and adventure sports: both types
involve “extreme bodily practices which seem to best characterise the feat of
surpassing oneself ” (idem: 107). Top-level sport presupposes the intensive,
often professional, practice of competition, the search for achievement,
and surpassing oneself, “which consists in daily aiming, in both training
and competition, to surpass one’s current limits or dominate the other
by heightening one’s personal qualities” (ibid.). This includes individual
sports; team sports; those with scoring criteria (figure skating, gymnastics);
“equipment” sports (cycling, sailing, car racing, skiing, etc.), physical-contact
sports (combat sports, rugby, etc.), confrontational sports (volleyball, tennis,
football), etc.
Adventure sports “in the wild” have the following attributes: conquest,
adventure, challenge. Here, unlike top-level sports, surpassing oneself “does
not occur primarily in a classic competitive context, leaving ample room for
the idea of risk” (ibid.: 108). Indeed, the difference very much lies in the idea of
the extreme: geographical conditions, climate, and dangers that involve taking
vital risks. These sports are: mountain climbing; desert or ocean crossing;
off-piste skiing, hang-gliding, paragliding, parachuting, etc. That being said,
top-level sport also involves taking risks related to achievement / the need for
sporting excellence: serious, even irreversible, physical injuries, an unbalanced
personal life, etc. Top-level sport is the “risk of excess, immoderation,
imbalance” (ibid.: 109).
In contrast, “healthy sport” is mass sport, also known as “leisure sport”. Its
goal is completely different and the concept of surpassing oneself is much
more ambiguous. Indeed, the question is whether effort is constitutive of
surpassing oneself. Queval’s answer is nuanced: on the one hand, “leisure sport”
involves physical effort, that is, surpassing one’s current and usual state, and
on the other hand, some sporting (or “bodily”) practices are associated with
health, relaxation, and wellbeing, refuting the ideas of effort and achievement
(walking, aqua aerobics, cycling, etc.). The main feature of “healthy sport” is
the rejection of classic competition.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 63
Sport: discourse or practice?
The strong emphasis that managers’ discourses place on sport does not always
match the reality on the ground, whether in terms of actual sport activities
within companies, or the translation of sporting values into management and,
more particularly, human-resource management. This observation is reinforced
by the results of a recent (2011) study4 by APEC (Agence Pour l’Emploi des
Cadres / Managers Employment Agency) in which only 18% of managers
stated that sport and its values were mobilized in their company. The study
points out that “when sport is mobilized, this is essentially through sports
sponsorship, external communication, sporting events organized internally, or
encouraging the practice of sport (particularly thanks to works councils)”. As
far as line managers are concerned, sport is indeed mobilized, but in discourses,
using a sporting vocabulary. “It is the symbolic force of the values associated
with sport that is mobilized, even if their concrete implications may be weak,”
state the authors of the APEC study.
We are therefore dealing with a mobilizing discourse that is out of step with the
actual practice within companies. At a societal level, it is thanks to mythicized
iconic figures such as René Lacoste or Louis Garneau (Canadian cycling
champion) that the sporting argument entered collective consciousness.
The exemplary careers of some great athletes have become veritable success
stories, which show that the success of the companies they founded is built
on the principles, rules, and values transferred directly from their sporting
lives (Brunelle, 2013): thus, the sporting legend becomes a Janus figure
encapsulating both the image of the athlete and that of the entrepreneur, the
image of success based on endurance and combined effort.
Nevertheless, this exemplary and idealized view of the sporting world and
its virtues has its limits. First of all, we note that the studies mentioned
above tend to highlight the contributions that management models from the
sporting world have made to companies and managers. However, it is worth
asking to what extent this approach – the overvaluing of the practice of sport
in companies’ managerial discourses – is relevant?
Indeed, while the sporting world serves as an example to the business world
(Barbusse, 2009), the reverse is also true (Barbusse, 2009). Stakeholders
in sports clubs need managers just as much (if not more) as the other way
around. The subject of the management of sporting professionals has been
little studied, insofar as the literature has focused more on sport’s contribution
to companies (Barbusse, 2006).
4 - Études APEC. 2011 . Les cadres et le sport — Pratiques Sportives — Rôle des entreprises — Place
des valeurs su sport — Pratiquer un sport ou avoir une activité physique, July.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
64 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
Studies have shown that there are real gaps in sporting professionals’
managerial skills, as is often the case with associations. This observation
particularly concerns coaches, who need not only specific technical skills, but
also cross-cutting ones to be able to manage the athletes, namely, they need
to learn about management theories. Indeed, training courses for sporting
professionals are focused on teaching psychopedagogy and pay little or no
attention to managerial techniques: “the relationship between sporting
organisation and sporting professionals is approached educationally (trainer-
trainees) rather than from the angle of the employer-employee relationship”
(Barbusse, idem: 112). Nevertheless, we note that in the past few years there
has been a significant increase in the number of sports-management courses.
At the end of the day, the links between sport and management have already
been well studied, particularly as regards fundamental issues such as values,
the culture specific to team sports, company culture, and team performance.
These works paint a rather optimistic portrait made up of two sides: in the
sporting world, a vision of the suffering invested, and in the business world,
the athlete’s capacity to manage their efforts and lead their teams. However,
what interests us in this paper is the behavior of former top athletes from a
more critical perspective. Indeed, we are not dealing with the same level of
suffering: could a deviant I-had-it-tough-so-I’ll-make-others-suffer-too type
of attitude manifest itself when managing teams?
Top athletes and companies: achievement, suffering,
surpassing oneself
As already mentioned, the qualities of a top athlete are particularly valued in
the business world: achieving, surpassing oneself, searching for excellence,
being passionate, investing suffering, etc.
According to Queval (2001, 2004), surpassing oneself can be defined as the
will to go well beyond one’s physical and psychological limits, a virtually
impossible quest for transcendence which leads a top athlete to always feel
dissatisfied, despite their victories. Could these champions “be driven by
quests for perfection that no number of medals and trophies could satisfy?”
(Queval, 2001: 120).
At this level, a top athlete is characterized by a paradox between the satisfaction
of achieving a victory, which seems to be the objective measure of success, and
persistent dissatisfaction as they look for a new undefinable performance level,
known as the subjective measure of success.
The example used by Queval (2001) is that of Pete Sampras, who fought to win
his seventh Wimbledon title even though he was suffering from tendonitis in
his foot. Thus, the top athlete in search of excellence, of achievement, seems
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 65
to oscillate on a line between normality and abnormality, between objective
satisfaction and subjective dissatisfaction.
These different observations invite us to examine top athletes’ difficulty in
“entering a ‘normal’ social life once their career is over” (Queval, idem: 121).
We could also cite the example of Jimmy Connors, another top athlete, who,
after several years of “retirement from sport”, made a “comeback” – in all
senses of the word – at the US Open, aged 39, where he successively beat
20-year-old opponents by sheer force of will, refusing to “hand over”. In this
case, the will to win and surpass oneself, however admirable it may be, goes
hand in hand with a certain inability to leave behind one’s life as a champion.
In the second part of our paper, we shall see the extent to which sport is today
used by companies not only to motivate teams, but also in their search of
professional and economic achievements, by transferring skills and knowledge
from the sporting to the business world (Camilli, Petit, Picq, 2002; Picq,
2005; Dubouloz, 2009).
Reasons linked to employees’ health and all the issues related to psychosocial
risks are also found in companies’ strategies. Thus, the works of Pierre and
Barth (2013) invite us to examine companies’ various approaches and strategies
around current organizational issues, including CSR, as well as the way in
which sport has evolved in response to these organizational and societal
changes.
The instrumentalization of sport within companies
“A healthy mind in a healthy body”
Several authors have discussed the idea of the instrumentalization of sport
in company management. The instrumentalization of sport is not a recent
phenomenon. Indeed, beginning with the 19th century and the development
of the Industrial Revolution, big companies such as Michelin, Peugeot, Bata,
etc. understood the contribution that the practice of sport could make to staff
management, both in terms of mobilizing individual and collective energies
available, and internalizing the values that a company had been built on
throughout its history.
This is why, among other things, sport was included in welfare policies
followed by sports societies being set up and companies investing in building
and maintaining sports facilities. We can cite the corporate championship
of the 1920s in which teams of railway men, postmen, and metalworkers
competed.
Employee wellbeing is a value that is gaining ground, at least in the discourse
within companies, while the motto “Mens sana in corpore sano”, associated with
the sporting world, is very much present in the minds of staff. The practice of
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
66 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
sport is encouraged by companies’ management either as a tool contributing to
workers’ health, or as a model encouraging symbolic adherence to a company’s
values.
It seems interesting to highlight the shift in the meaning of modern sporting
practices from an elitist activity, notably practiced in 19th-century England,
to the whole population having access to sport. Thus, the practice of sport has
been democratized, particularly in the case of some sporting activities which
have become a real symbol of popular fervor, such as football in France.
Company leaders have included sport in their staff-management tools (inter-
company challenges), with this approach developing particularly in order to
help teams gel by sharing values fundamental to their company’s spirit. Beside
these collective practices developed within companies, managers can also,
as part of a more instrumentalist vision, recruit top athletes to carry out or
initiate collective company projects based on shared values such as: surpassing
oneself, the quest for excellence, and a taste for challenge/effort.
Thus, some authors do not hesitate to mention attempts to instrumentalize
sport in the service of corporate culture, by looking at multiple examples
where sporting activities were placed at the heart of companies. They further
stress the importance of various company incentives to get employees to take
part in sporting activities outside their place of work. Indeed, this approach
contributes to the latter’s external communication by painting the image of
an organization alive to the issues of its employees’ health and wellbeing. The
following table (Table 1) sums up the sporting activities used by companies in
their communication and human-resource management.
Table 1. Sport in the workplace at the service of managerial practices (according
to Julien Pierre, Lilian Pichot and Fabrice Burlot, 2010).
Intra-company sporting competitions or meetings between departments, in an
institutionalized setting (company sporting association) or an informal one.
Inter-company sporting competitions where employees take part, individually or as
part of teams, in corporate and/or non-corporate championships.
Leisure sporting practices on company premises (fitness, tennis, team sports, etc.)
when businesses have their own facilities, or outside as part of partnerships with
sports organizations (fitness centers, sports complexes, swimming pools, etc.).
Training and motivation seminars on project-leadership and team-management
topics using actual sporting situations (outdoor practices).
Talks by professional coaches (former sporting heroes), experts on management and
team management who use sporting metaphors to bring work teams together.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 67
Recruiting employees from a sporting background, including top athletes, as part of a
company policy that favors a sporting culture.
Sports sponsorship (communication in terms of image) and mobilizing staff
associated with public-relations operations organized together with a company’s
sports partners.
The company as a space for the “social resurrection” of
athletes? (Carrier, 2002)
Our literature review and initial results obtained from the interviews we
conducted allowed us to highlight a fundamental fact concerning the idea of
sport-related suffering.
Indeed, we note that the sporting and business worlds have radically different
notions of suffering. Unlike what happens in a company, an athlete’s suffering
linked to their practice could be seen as “paradoxical”. In the sporting world,
suffering is part of the practice itself; it is valorized, considered an investment,
in order to enable athletes to surpass themselves (Queval, 2001,2004). Whereas
within companies, individual suffering is, on the contrary, denied/hidden,
seen as a negative, counterproductive element, a danger to a group’s cohesion
and involvement in the firm’s economic progress.
Various studies have stressed the need to prepare athletes very early for their
“career exit, particularly by means of intelligent careers” (Fabre, Gatignon-
Turnau, Ventolini, 2013). It is when a top athlete joins a company after their
sporting career has ended that the question arises as to their real capacity to
invest their “capital/suffering”. A former athlete turned manager can often
struggle when faced with suffering – their own or that of their staff – in the
workplace.
We can therefore ask the following questions: what is a former athlete’s degree
of adaptability to an environment other than competitive sport? What is the
experience of a top athlete who has had glory and success when they leave
their fans behind and become an anonymous, ordinary employee? When a
former athlete finds themselves in banal work situations, isn’t there a risk of
significant narcissistic injury?
As we attempt to provide initial answers to these questions, we can draw
on the studies mentioned above as well as the initial stage of our survey to
establish a typology of the retraining of athletes (Table 2).
Indeed, it is our hypothesis that even here there are different configurations
between those who have become employees and those who are managers/
entrepreneurs.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
68 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
Table 2. Proposed typology of athlete retraining (Source: Authors)
An “entrepreneurial career”, particularly in business consultancy, either by joining an
existing structure or, more often than not, by setting up their own.
A “sporting career”, “transfer of skills acquired”: federations (supervisors, trainers,
etc.); local authorities (sports departments, etc.), politics (deputy mayors for sporting
life such as Gwendal Peizerat, regional councilor for Rhône, or Yann Cucherat, city
of Lyons’ Deputy Mayor for Sport), consultants, sports journalists (Bixente Lizarazu,
Fabien Galthié, Anne-Sophie de Kristoffy), coaches, etc.
An “expertise career” with sports companies: leading retail brands: Decathlon,
Intersport, etc; equipment manufacturers (Adidas), etc.
A “multidimensional career” in professional environments outside sport; it is this type
of retraining that we will look at in the first stage of our research. Within this category,
we distinguish between, on the one hand, those who leave the sporting world “for good”
(professionally at least) and settle into a career (doctors, lawyers, other professions);
and on the other hand, those who go through a series of experiences and career paths,
who do not really settle into one profession but keep changing. This is known as the
“nomadic” or “adventurer” type of career.
Life after an intensive sporting career
It seems interesting to note that the discourses of the sporting world do not
sufficiently address the awareness of the limited span of a top athlete’s career,
nor the fragility of such a career which is defined by many ups and downs and
multiple risks such as getting injured or having to retire. While these issues
are raised, albeit seldom, in relation to professional athletes, this is not the
case in sport in general. And yet, the length of a sporting career varies greatly
depending on the sport, the level it is practiced at, or the age at which the
athlete is no longer actively invested in sport (competition).
Whatever the circumstances in which an athlete retires – a sudden stop due
to injury, for example, or a “reasoned” exit because of their age, reduced
personal involvement, or a drop in level – there always arises the question of
the narcissistic injury shaping their experience / the suffering invested.
The narcissistic injury is the result of the confrontation between their self-
image, which is based on past sporting results, and the reality of a new
professional life. The level of suffering can be reinforced by the discrepancy
between the conditions of their recruitment into a company, given that a top
athlete is often overvalued at first, and the conditions of their integration into
that company, with its professional specificities facing the former athlete, who
is often powerless.
There is a life after sport, but most athletes are not ready for it. The clinical
psychologist Patrick Bauche (2003) describes symptoms such as “a state of
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 69
ending grace”, the need to “let go of an ideal image of omnipotence”, leading
in some cases to a “depressive feeling of emptiness”. Indeed, the “suffering-
pleasure” equation which determines an athlete’s investment in their practice
gives way to new professional goals. Authors often compare top-level sport to
an addictive, pleasure-generating practice (Queval, 2001, 2004).
We also hypothesize that the dimension of constantly renewed effort for
the sake of making progress in one’s field – and this despite the suffering
consented to and even sought – could be activated as part of a collective
company project. Nevertheless, we should not forget the role played by the
psychological dimension to a top athlete’s progression, as manifested in the
reactions of their sporting environment (where the coach plays a decisive
role), their family and social environments, but also, and perhaps primarily,
the admiration of their public during competitions. Unlike in the sporting
world, this psychological dimension can be repressed in the professional world
since there are no spaces/places where the individual can express themselves /
be admired, hence their suffering.
The quest for signs of recognition is an integral part of the practice of sport.
That is why the passage to the “real life”, the professional life, can induce a
state of a lack of recognition, lower self-esteem, and, as already mentioned, a
real narcissistic injury.
However, this process can be neutralized by willingly creating a new professional
identity, with signs of recognition in the professional environment, in which
the athlete can invest themselves by referring not only to the values of their
sporting practice, but also to their specific skills, complementary to the skills
proper to the professional world they have entered.
Thus, the athlete can transfer their sporting capital, which is the result of
their investment in the sporting practice, to other fields and other goals.
Nevertheless, one must not deny their initial suffering when they stop
practicing sport and, according to Queval (2001), “their difficulty in fitting
into a ‘normal’ social life at the end of their career”. It is therefore essential
that they are able to grieve and let go as they transition from a world defined
by both the practice of sport based on surpassing oneself, constant effort,
and suffering, and by the value attached to results obtained and clear signs of
recognition, to a new world whose specific culture is still to be discovered and
in which the athlete will have to find their place.
We have seen how suffering is part and parcel of athletes’ reality: no gain,
no pain. The practice of sport is based on both physical and psychological
suffering. Surpassing oneself and constantly competing not only against
others, but also, and especially, against oneself play their part in an athlete’s
progression.
In this context, suffering is experienced as an investment that allows the
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
70 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES
individual to advance in their quest for personal improvement for the sake
of future victories. Overcoming suffering is also meant to contribute to the
ability to measure the athlete’s progression in achieving results. That is how
suffering becomes synonymous with progress. Athletes are able to convert pain
into pleasure by means of a physiological and, above all, mental mechanism.
They turn suffering into an investment in the service of their progression, the
construction of their success, and the enhancement of their ego.
Nevertheless, we must stress that the need to surpass oneself is not in any way
specific to athletes: isn’t what drives an individual to act the result of their
feeling the need to advance? Nietzsche, quoted by Lavoie (2015), explained the
extent to which pain could correspond to and express the triumph of the will,
source of immense pleasure: the ego. “Pain as an obstacle to its will to power
is therefore a normal condition, a normal ingredient of every organic event;
man is not free to avoid it, on the contrary, he is constantly in need of it:
every triumph, every pleasurable sensation, every event presupposes resistance
overcome.”
To every human action there is a dimension of physical or psychological
suffering, insofar as it requires giving up a more or less comfortable position
or situation in order to open up to the unknown and the risks and sufferings it
entails: the risk of facing one’s own weaknesses and shortcomings; the suffering
linked to the obligation to surpass oneself, to invest oneself, to encounter the
unknown and potentially threatening Other.
Thus, an individual has to find new strategies to retrain, new social positions
in order to advance their professional career and build their personal as well as
professional identity. It is up to them to reconcile or choose between several
approaches, and more particularly between a competitive approach and a
collaborative one, even outside the world of sport.
In sporting practices, awareness of the need to make these choices emerged
decades ago. Indeed, top athletes only make up a very small community –
these “Stadium Gods” are part of an elite and, to get there, they can often
pay a high price. They discover “the dark side of sporting elitism” with its
temptations, the suffering linked to surpassing oneself, which is indispensable
to success, but also the suffering that comes from being forced to retire due
to injuries, disappointments, and the inevitable end to one’s sporting career
(Proia, 2008).
Unlike this tiny minority of practitioners, the democratization of sporting
practices has become part and parcel of ways of life, of the lifestyle studied
by Bourdieu. Thus, the large majority of those who practice sport do not
position themselves in suffering, confrontation, and excessive competition, but
rather in a process of seeking social interaction. In this sense, sport becomes
a means to know each other “differently”, outside the professional setting. It
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 71
is this goal that is promoted in the discourses and practices of companies who
provide their employees with a gym or subscription to a gym located outside
the company. Other companies help their employees to get involved in sports
by taking part in marathons, from New York to Paris. In this context, the
ideas of achievement and competition make their appearance again, coupled
with a certain elitism which one needs to learn to accept and manage.
Conclusion
The goal of our paper has been to turn our attention back to a central actor
who has been overlooked by academic studies – an active actor who often
appears only in the background – namely, the top athlete. Most of the times,
the literature deals with top athletes in a general manner, so our aim here
has been to put the spotlight back on the person/actor, using the survey
methodology described above. While our society values athletes, particularly
top athletes, it does so in paradoxical ways.
It is their feats rather than the individuals themselves that it admires, and over
and above these feats (results, achievement), it is the qualities used to achieve
these that fascinate society and the business world in particular. As we pursue
our work, we will continue to give athletes their voices. To this end, we will
trace the paths taken by several top athletes by analyzing their life stories,
which is a methodology developed by the Chicago School in the 1920s.
Drawing on the typology we have put forward (cf. Table 2), and more
specifically on the various types of “multidimensional career”, we hypothesize
that the paths taken by former top athletes are determined by their experiences
of practicing sport, and in particular the way in which they invested their
suffering, they were satisfied or dissatisfied with their victories, sought to
surpass themselves (Queval, 2001, 2004), and so on.
An athlete’s career could be compared to an initiatory journey that leads to their
fundamental transformation. Referring to the sporting practices of ancient
Greece, an initiation without emancipation would have serious consequences
for an individual’s life beyond their sporting career (Proia, 2008). “Some
become men, others will remain ephebes; archangels or madmen, bohemians
under the spell of Never Never Land” (Barrie, 2008).
We envisage future lines of research as we delve deeper and, in particular,
try to validate our typology by analyzing the life stories that will result from
expanding our sample.
Patricia DAVID, Natahlie TESSIER
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
72 DOSSIER - THE PARADOXICAL SUFFERING OF TOP ATHLETES PATRICIA DAVID / NATHALIE TESSIER 73

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REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B R E 2 0 2 2 - PAG E S 7 5 /YVES
92 MIRMAN 75

Faire avec le paradoxe de l’oubli :

les logiques de l’idée d’amnésie de la
guerre civile libanaise
Yves MIRMAN
Mesopolhis, Sciences Po Aix-en-Provence, France
UCLy, Lyon, France
Triangle, CNRS, France

Résumé 
En matière d’étude sur les situations de post-conflit, un paradoxe demeure : « La
bataille contre l’oubli ne peut être livrée que quand le passé n’est pas encore oublié,
le dessein d’agir sur la mémoire, [...] n’est formulé que dans des situations ou le
passé n’est pas passé » (Gensburger et Lavabre, 2005, p.77). En appliquant cette
analyse au cas de la société libanaise, nous observons une tension contradictoire
entre d’une part, des acteurs engagés sur des héritages de la guerre civile dénonçant
une amnésie collective du conflit, en raison du silence des autorités ou de la société
à leur question, et d’autre part, l’omniprésence des mémoires de la guerre dans
l’espace public. Faire avec ce paradoxe, c’est faire disparaître le silence sur le conflit
par la remémoration publique de souvenirs, c’est faire valoir des mémoires vives
liées aux héritages de la guerre, notamment la cause des disparus, et c’est composer
avec le consensus large de « ne pas oublier ».

Discipline : SCIENCES POLITIQUES

Mots clefs : OUBLI, PARADOXE, GUERRE CIVILE, LIBAN, ACTION COLLECTIVE,
MÉMOIRE

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

76 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
M
arie-Claire Lavabre et Sarah Gensburger sont parmi les
premières chercheuses à mettre en lumière la prévalence
d’un paradoxe dans l’analyse des sociétés marquées par un
conflit violent ou une transition de régime  : «  La bataille
contre l’oubli ne peut être livrée que quand le passé n’est
pas encore oublié, le dessein d’agir sur la mémoire, de combattre ses abus,
notamment pour assurer le règlement des conflits, n’est formulé que dans
des situations ou le passé n’est pas passé » (Gensburger et Lavabre, 2005, p.
77). La formule, par son clin d’œil sémantique, souligne une tension dans le
phénomène mémoriel qui ne transparaît pas toujours dans les travaux sur le
post-conflit dont il est question ici. Les sociétés marquées par ces situations
conflictuelles sont souvent traversées par le registre de la mémoire comme
modalité de traitement du passé conflictuel  : il s’agirait de se souvenir du
conflit, de ses violences, pour ne pas les répéter, afin que la société puisse
travailler son rapport au passé et ses héritages douloureux. Ces assertions
font aujourd’hui l’objet d’analyses critiques (Gensburger et Lefranc, 2020)
distinctes de celles menées par des historiens et des philosophes travaillant
sur l’oubli. Certains ont étudié les diverses conceptions antiques et bibliques
de l’amnésie (Yerushalmi, 1988), d’autres sont mobilisées pour décrire des
mécanismes contemporains d’occultation et de non-dit, par exemple avec la
guerre d’Algérie (Stora, 1991). Plusieurs définissent l’oubli en lien avec des
phénomènes psychanalytiques ou politiques  : à l’aune de l’effacement des
«  traces  » historiques par empêchements ou manipulations de la mémoire
collective, dans son rapport à l’amnistie ou à l’absence de pardon (Ricœur,
2000), comme une coupure provisoire et nécessaire avec le présent ou le passé
(Augé, 1998).
L’analyse de la mémoire collective d’une société et l’appréhension des usages de
l’oubli comme un phénomène social observable sociologiquement, renvoient
à deux démarches différentes. En 2013, la sociologue Marie-Claire Lavabre
souligne que l’oubli relève « le plus souvent d’une définition faible, en creux »
par rapport aux souvenirs (2013, p. 13). L’oubli ne pourrait s’examiner « que
dans l’après-coup » et à condition « que quelqu’un s’en souvienne », pour le
faire remarquer à lui-même ou à d’autres : « Pour que je sache que j’ai oublié,
il faut que quelqu’un d’autre soit en mesure de me le faire observer » (id., p.
18). L’évocation de l’oubli relève d’un non-oubli. Dans le domaine du langage,
elle est « contradictoire » (Milner, 1988, p. 69.). Le constat d’oubli ouvre ainsi
un paradoxe.
Cet article retrace du point de vue de la sociologie – et non de l’histoire, de la
philosophie, de la psychanalyse ou de la psychologie – les logiques du discours
sur l’oubli, ainsi que de son quasi synonyme, l’amnésie. Plutôt que de mesurer
l’étendue d’une perte de mémoire collective, il analyse la tension paradoxale
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
YVES MIRMAN 77
que cette formule soulève pour qualifier une situation post-conflictuelle.
Un cas pratique sert de ligne directrice : la cause des disparus dans le Liban
post-guerre. Comment les militants de la cause des disparus ont-ils recours
à «  l’oubli  » et composent-ils avec ce paradoxe  ? Le matériel d’enquête est
constitué d’entretiens menés auprès d’eux, d’une collecte d’archives militantes
(documentaires, livres, photos d’expositions), d’observations des scènes de
mobilisation (manifestations, spectacles), et d’une revue de presse.
Omniprésents dans tous les travaux sur la mémoire et la guerre civile au
Liban (1975-19901), l’oubli et l’amnésie permettent de préciser un état de la
société libanaise. Ils sont parfois envisagés comme une métaphore explicative
de la scène politique. Franck Mermier et Christophe Varin expliquent que
les années écoulées « pourraient ainsi laisser penser que le baume de l’oubli
commence à produire ses effets » (2010, p. 18). Aïda Kanafani-Zahar intitule
l’un de ses chapitres la « construction de l’oubli » cherchant à rendre compte
des difficultés à aborder la question de la guerre (2011, p. 23). Les auteurs en
imputent parfois la responsabilité à un acteur particulier, l’État : une « state-
sponsored amnesia » (Picard et Ramsbotham, 2012, p. 17 ; Young, 2000, p. 42),
ou une forme de « state of forgetfulness and silencing » (Comaty, 2014, p. 43).
Or, avant de devenir une formule analytique répandue, la thématique de l’oubli
comporte ses propres avatars et entrepreneurs. La cause des disparus au Liban
s’avère centrale  : plusieurs collectifs défendant la cause – et sur lesquels je
reviendrai – occupent une place de premier plan sur la scène politique libanaise
dans le domaine des enjeux liés à l’après-conflit au Liban (Comaty, 2014), et
ce depuis le mouvement civil des années 1990 (Karam, 2004), jusqu’au vote
d’une loi en 20182.
Cet article rend compte de la place de nombreux acteurs mobilisant le registre
de l’amnésie, en se concentrant sur ces trois décennies antérieures à 2018  :
artistes, intellectuels, journalistes, responsables d’associations engagées dans
les débats hérités de la guerre3. À ceux-ci s’ajoutent également d’anciens chefs
de guerre au pouvoir au Liban. Trois logiques permettent de comprendre la
persistance de ce paradoxe entre les années 2000 et la loi de 2018.
1 - La date de début de la guerre civile libanaise est le plus souvent considérée comme étant le 13 avril
1975 et sa date de fin, octobre 1990, soit des affrontements impliquant l’armée libanaise. Deux autres
moments servent de repères temporels à la fin du conflit : le pacte de Taëf, négocié entre anciens chefs
de guerre en 1989, qui instaure un partage du pouvoir, et la loi d’amnistie en 1991.
2 - La loi 105 sur les disparus est adoptée en novembre 2018 au Parlement libanais pour régler
notamment des questions liées aux disparus de la guerre. Elle est l’aboutissement de la mobilisation des
acteurs et actrices de la cause des disparus (Carmen Abou Jaoudé, 2020).
3 - Cet article se base sur une thèse de doctorat soutenue en 2019, et s’appuie sur plusieurs enquêtes de
terrain au Liban entre 2011 et 2018, notamment des entretiens et une collecte d’archives militantes avec
les acteurs cités.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
78 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ... YVES MIRMAN 79

Dénoncer l’oubli de la guerre pour se souvenir des secrets d’opposants politiques par des puissances occupantes durant le conflit
ou après son issue, etc.
disparus
En 2015, l’AUB est à nouveau le théâtre d’une commémoration autour du 13
L’AUB Secular group, une association étudiante de l’Université Américaine de
avril – il s’agit d’une période de commémoration annuelle – avec une exposition
Beyrouth, a diffusé, en 2014, un reportage dans le cadre universitaire ayant
de livres à la bibliothèque et une large frise chronologique du conflit. Des
pour but de commémorer la guerre civile. Intitulé « Rupture in Amnesia: AUB
témoignages de familles de disparus sont mis en valeur dans leurs contextes
students weigh in on the Lebanese Civil War »4, il donne à voir des étudiants face
temporels :
à une caméra qui répondent à des questions en arabe ou en anglais :
Nous avons posé plusieurs questions sur la guerre civile libanaise à plusieurs Figure 1. Deux photographies de l’exposition dans la bibliothèque de l’AUB  : à
étudiants de l’AUB : gauche, plusieurs témoignages mentionnant des disparus et leur histoire  ; à
- Comment la guerre civile a commencé ? [Le premier étudiant à répondre droite : un bilan de la fin de la guerre. (Crédits : Yves Mirman, avril 2015).
donne des noms de milices, la seconde étudiante et la troisième répondent
qu’elles ne savent pas]
- Comment la guerre civile s’est finie ? [La première s’interroge : « Vous voulez
dire la guerre civile ici ? » ; d’autres étudiants indiquent qu’ils ne savent pas,
d’autres répondent qu’elle n’est pas finie, ou évoquent des dates comme celle
de 1992]
- Est-ce que nous nous dirigeons vers une autre guerre ? [Un des étudiants qui
y répond choisi une citation de George Santayana retranscrite à l’écran : « Ceux
qui ne peuvent se souvenir di passé sont condamnés à le répéter »]
- En cas de guerre, prendrez-vous les armes  ? [Des réponses variées sont
apportées]

Ce reportage permet de mesurer le degré de méconnaissance de la guerre et

établit un lien entre la méconnaissance et la notion d’« amnésie ». Cette année-
là, ce dispositif ne fut pas le seul mobilisé par les étudiants de l’association
mentionnée. Elle prit également appui sur des militants, des experts et des
chercheurs libanais – entrepreneurs de la mémoire ou de la réconciliation. Des
conférences sont organisées, par exemple avec Carmen Abou Jaoudé, alors
responsable de la section libanaise du Centre International pour la Justice
Transitionnelle (ICTJ). Celle-ci n’hésite pas à mettre en avant l’importance
de la cause des disparus de la guerre civile libanaise pour expliquer l’amnésie Une telle mise en récit du passé illustre l’impact de la guerre sur la société :
collective du conflit. Wadad Halwani, fondatrice d’un des premiers comités les familles recherchent encore leurs proches disparus, une dépouille, des
des parents de disparus au Liban – nés au début des années 80 – est aussi explications, réclamant parfois justice, voire un espace de commémoration
invitée à témoigner. Ensemble, ces acteurs racontent de manière détaillée pour les aider à faire leur deuil. Rendre publique leur situation victimaire est
les histoires des disparitions durant la guerre  : enlèvements au début de la un moyen de faire connaître l’histoire du conflit, et la défense de cette cause
guerre, assassinats aux check-points pour des raisons confessionnelles sur la s’inscrit ici dans un registre mémoriel.
base d’une pièce d’identité, dissimulations de dépouilles et emprisonnements Au-delà de l’AUB, deux autres cas sont emblématiques du lien tissé entre
la célébration des mémoires des disparus et la dénonciation d’une amnésie
collective du conflit libanais. Le premier, un spectacle mené au MUCEM
4 - Reportage de Sarah Abou Raad, Azza El Masri, Rupture in Amnesia: AUB students weigh in on the
à Marseille les 24 et 25 février 2017 par deux artistes, Hito Steyerl et le
Lebanese Civil War, AUB Secular Club, YouTube, posté le 3 avril 2014. La traduction est de l’auteur. libanais Rabih Mroué.Intitulé : Probabilité Zéro, Cycle « Construire Détruire

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

80 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
Reconstruire  »5, il aborde la question des disparus au Liban et des victimes
de la guerre en Turquie. Les deux situations sont abordées dans le spectacle
sous l’angle de la probabilité et grâce à différents jeux de mises en scène.
Elles suscitent une réflexion en matière de «  reconstruction de la mémoire
collective »6. Rabih Mroué évoque deux discussions qu’il aurait eues : l’une avec
un artiste libanais, Ghassan Halwani (engagé dans la cause des disparus, fils de
Wadad Halwani citée plus haut), l’autre avec son propre père mathématicien
élaborant des formules complexes pour calculer la probabilité qu’une personne
disparaisse à un checkpoint lors de la guerre. Dans le spectacle, celle-ci est de
0,013. S’adressant à son père au cours d’un dialogue remémoré (ou fictif ), il
emploie les termes de déni, de tabou, d’amnésie :
« [Lui parlant à son père] - Pense aux guerres civiles que nous avons vécues
ensemble au Liban, rappelle-toi que durant cette période, plus d’un a essayé,
a tenté de passer du point A à un point B en passant par un checkpoint, et
ce sans y arriver. Pas 3 personnes, pas 100 personnes, 17 000 personnes ont
disparu au Liban, et celles-ci ne sont ni apparues au point A ou apparues au
point B, ni aux checkpoints, ni nulle part. Elles ont juste disparu sans que leur
corps n’ait été identifié. Et jusqu’à aujourd’hui, nul ne sait si elles sont mortes
ou vivantes.
- [Son père] Intéressant, peut-être que les 0,013 équivalent aux 17000
disparus.
- [Lui] Intéressant, tu as peut-être raison, ainsi le résultat d’un évènement
impossible n’est pas 0, il est égal à 0,013, et 0,013 au Liban est égal à 17000
personnes disparues. […]
[S’adressant aux spectateurs] Néanmoins au Liban, aucun responsable
politique ne souhaite en parler. Personne au sein du gouvernement ni de la
société ne veut soulever ce sujet, c’est trop tabou. On risque de rallumer la
braise de la guerre. Déni complet ! Amnésie totale ! Comme si ces 17 000
personnes n’existaient pas, pour eux 17 000 personnes est égal à 0, et de là
0,013 est aussi égal à 0. Et au final, un évènement impossible est toujours égal
à 0. Mais sûrement pas, pour Hito comme pour moi, 0,013 est l’intervalle
entre nos deux écrans. Entre deux mondes, à l’intérieur desquels à n’importe
quel moment, chacun de nous ici peut éventuellement disparaître  » (Dans
l’extrait, de 16min50 à 18min50.)
5 - Le spectacle est disponible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=1vpyrMEf_Cs
6 - Leur présentation en ligne est disponible sur le site du Mucem. 2017. Probabilité Zéro, Construire
Détruire Reconstruire. http://www.mucem.org/programme/probabilite-zero
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YVES MIRMAN 81
Le deuxième cas emblématique est celui du militant et avocat Habib Nassar,
qui fut, à une époque, engagé auprès du Comité des familles de disparus au
Liban, avant de devenir cadre dirigeant à l’ICTJ. En 2003, il déclare dans le
média Swissinfo :
- Swissinfo  : Il y a donc une volonté délibérée du gouvernement de ne pas
aborder la question des disparus ?
- H. N : C’est évident. Pour justifier cette attitude, le gouvernement a cherché
à faire croire à la population que la réconciliation passait par l’oubli. C’est une
grosse erreur. Il n’y aura pas de réconciliation tant que justice ne sera pas faite.
[…] Nous demandons à connaître le sort réel des personnes portées disparues.
Sont-ils morts ou encore détenus dans des prisons au Liban, en Syrie ou en
Israël ? Il faut également rapatrier ou récupérer les dépouilles de ceux qui sont
véritablement décédés. Il y a des dizaines de charniers et de fosses communes
dont on connaît l’emplacement au Liban. Il faut que ces corps soient exhumés
et identifiés. Les familles doivent également être prises en compte. Il est
nécessaire de les dédommager et d’assurer un suivi psychologique. Le Comité
souhaite par ailleurs l’édification d’un mémorial des disparus. Nous avons un
devoir de mémoire à l’égard de toutes les personnes mortes sans sépultures7.
En opposant l’oubli à la réconciliation et à la justice, Habib Nassar mobilise
la formule du « devoir de mémoire », elle-même dotée d’une longue histoire
parallèle à l’essor des politiques mémorielles dans le monde (Ledoux, 2016).
Ces différents acteurs – universitaires, artistes, défenseurs des Droits de
l’Homme, étudiants – interprètent l’existence d’un oubli à l’aune, d’une part, de
dispositifs d’évaluation des souvenirs du conflit – associant la méconnaissance à
l’amnésie – et, d’autre part, des politiques de traitement des questions héritées
de la guerre –incluant la commémoration des disparus. Selon cette logique,
les «  disparus  » seraient non seulement disparus matériellement (dépouilles
dissimulées, corps détenus au secret), mais leur faible prise en compte par
les autorités participerait à les faire disparaître de la mémoire collective et
officielle. Faire avec le paradoxe de l’oubli implique ici d’opposer à la supposée
perte de mémoire, l’expression publique des souvenirs des disparus («  en
parler », « aborder la question ») et la revendication de politiques mémorielles
destinées plus largement à la société entière.
7 - Swiss Info. 2003 (10 février). La loi du silence au pays des Cèdres, Swiss Info. https://www.swissinfo.
ch/fre/la-loi-du-silence-au-pays-des-c%C3%A8dres/3173942
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
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Parler d’oubli en témoignant avec douleur
La question des disparus donne à voir plusieurs usages du vocable d’amnésie.
Au-delà des experts de la justice transitionnelle, cette cause est portée par
plusieurs dizaines de proches de disparus et autant de militants membres
d’associations alliées et spécialisées dans la défense des Droits de l’Homme.
Si les moments de commémorations et de discussions universitaires sont
l’occasion de recourir à des concepts techniques en lien avec la mémoire, les
militants et les familles de disparus, interrogés durant cette enquête, mobilisent
la formule de l’oubli autrement.
Telle est la situation d’Amnesty International lorsqu’elle publie le rapport
Jamais oubliés : les disparus au Liban en avril 2011. Celui-ci décrit les profils
d’épouses ou de mères de disparus et leur laisse la parole, déroulant le récit
douloureux de la disparition de leurs proches. Lorsque ces familles témoignent
auprès de journalistes ou de chercheurs, ce récit apparaît incontournable. Il
s’agit de montrer que l’oubli leur est impossible, y compris plusieurs décennies
plus tard. D’autres articles de presse et rapports d’ONG de défense des Droits
de l’Homme ont recueilli des récits de mémoire similaires. La militante Odette
Salem, figure importante de la cause, est l’objet d’une enquête de la BBC
intitulée Lebanon’s amnesia for those missing since the civil war :
The people who went missing during Lebanon’s civil war in the 1970s and 80s are
in danger of being forgotten as their parents and siblings grow older. One mother
I knew died without ever discovering what happened to her children (Mahdawi,
2010).
Cette mère de deux disparus est décédée le 16 mai 2009 à proximité d’un des
lieux principaux de mobilisation des groupes de familles de disparus, renversée
par une voiture. La fondatrice d’un des comités, Wadad Halwani, a réalisé un
documentaire sur son amie militante défunte, pour décrire son engagement et
son impact auprès des autres activistes. Entre les récits de disparition relatés
par des familles (dont Odette Salem), qui expriment de la tristesse et de la
colère, et le récit de son accident, suivi de son enterrement, manifestant des
émotions similaires, une mise en abyme s’opère : l’enterrement de celle qui n’a
pas pu enterrer son propre fils disparu. Et cette cérémonie sert à mobiliser la
formule de « l’oubli » :
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
YVES MIRMAN 83
Wadad Halwani : « Votre mort a attiré l’attention de tous, vous êtes devenu
l’épisode. Elle a même ébranlé la tragédie de vos enfants. C’était plus violent
que les crimes de disparition forcée dont les victimes étaient vite oubliées ! » 8
La logique vise moins à désigner explicitement les amnésiques qu’à mettre en
exergue l’objet de l’oubli : les victimes de disparition et leurs familles. Le récit
de la disparition est celui d’un choc moral (Jasper, 1997) mobilisé pour la lutte,
tel un dispositif de sensibilisation (Traïni, 2015) à vocation mémorielle. Ce
concept permet de considérer le documentaire en question comme un support
matériel, chargé d’émotions, visant à susciter chez le spectateur des réactions
affectives déclenchées par le souvenir des victimes de guerre, dans l’optique
de faire adhérer à la cause souhaitée. Le partage de telles émotions collectives
ne suffit pourtant pas « à prouver ni que les sentiments décrits furent ceux
réellement ressentis, ni la possibilité de les ériger au rang de facteur explicatif
de l’engagement  » (Traïni, 2010, p.354-355). Ainsi, pour l’enquêteur qui
interroge des familles de disparus ou le lecteur de ce documentaire, il ne s’agit
pas de douter des émotions ressenties, mais de comprendre qu’elles servent à
justifier leur engagement et à susciter l’adhésion du public.
Au-delà des précautions concernant la dimension émotionnelle, une mise
en garde similaire s’opère à l’égard des caractéristiques mémorielles de ces
dispositifs : le partage d’un souvenir ne suffit ni à prouver une amnésie chez
ceux qui ne le reconnaissent pas dans la mémoire collective, ni la possibilité
de l’ériger en facteur explicatif de l’engagement. D’une part, ces témoignages
de familles et leur mise en scène ne prouvent pas la perte de souvenirs mais
permettent d’affirmer cette mémoire victimaire avec émotion. D’autre part,
faire face au « danger » de l’oubli est autant un motif d’engagement que la
colère et la tristesse exprimées, sans pour autant garantir le passage à l’action
collective.
Exposer de telles émotions suscitées par la disparition ne s’inscrit pas
forcément dans un dispositif militant. Un entretien effectué avec une famille
de disparus palestinienne (la famille T.), habitant un des camps de Beyrouth,
rend compte de cette logique. La grand-mère, qui a perdu deux fils en 1985
dans la guerre des camps, au cours d’évènements impliquant la milice Amal,
témoigne avec sa fille et son petit-fils. Ensemble, ils racontent les enlèvements
ainsi que les investigations qui s’en suivent, et il leur est demandé de préciser
plusieurs détails historiques. L’âge de la grand-mère – 78 ans lors de notre
rencontre – devient l’enjeu du rapport à la mémoire : « mais elle ne se souvient
8 - Documentaire de Wadad Halwani, The last picture… while crossing, YouTube, 2013, lors de la pro-
cession funèbre en l’honneur d’Odette Salem. URL : https://youtu.be/z2Mbfpw11Xw. La transcription
et la traduction sont de l’auteur.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
84 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
pas [de tout] » me répond sa fille. L’incapacité évidente de la grand-mère à
se souvenir de certains détails très anciens ne l’empêche pas de se remémorer
des détails précis de la disparition. La fille et le petit-fils apportent eux aussi
des éléments de ce passé qu’ils n’ont pas vécu, mettant ainsi en lumière à quel
point le cercle familial pouvait tenir lieu de cadre à cette mémoire collective
(Halbwachs, 1994 [1925]). Ainsi, lors des évènements meurtriers, l’un des
fils aurait survécu en se cachant, à l’opposé de ses frères disparus. Pourtant,
l’interprétation de ce souvenir diverge, car la fille indique lors de l’entretien :
« Nous [les filles de la grand-mère] lui avons dit : “Ne pense pas qu’ils sont en
vie !” », puis « mais elle pense toujours qu’ils sont en vie, les mères ne perdent
jamais espoir »9. L’« oubli » apparaît ici comme le pendant d’une réminiscence
incomplète effectuée d’abord dans le cadre restreint de la famille, puis lors
de l’entretien avec l’enquêteur, et non sans difficultés en termes d’affects.
Pourtant, ces proches de disparus, peu engagés avec les autres collectifs précités
et ne témoignant pas en public, pourraient apparaître comme silencieux, voire
amnésiques aux yeux de la société, alors qu’ils expriment dans l’espace privé
des mémoires vives.
Michael Pollak a enquêté auprès de survivantes de camps de concentration
nazis et propose une analyse de ces phénomènes mémoriels. Dans l’espace
public, le silence de certaines victimes ayant souffert par le passé « peut être
facilement, mais faussement, assimilé à l’oubli » (Pollak, 1986, p. 31). Évoquant
une enquêtée prénommée Ruth, le sociologue décrit ses hésitations à révéler
un détail historique : l’une de ses amies a refusé de l’accueillir chez elle en
1944. Ces hésitations se complètent par le constat de n’« avoir rien oublié » :
Garder le silence sans rien oublier. À un moment de l’entretien, Ruth dit :
« J’ai malheureusement eu tort quand j’ai pensé que j’avais rangé tout cela dans
le dernier petit coin de mon cerveau, et que tout ce passé y était bien enterré.
Et puis, depuis que nous nous rencontrons, je me rends compte que je n’ai rien
oublié, et que tout est présent comme au moment où je l’ai vécu ». Un passé
qui reste muet est peut-être moins le produit de l’oubli que d’une gestion de
la mémoire selon les possibilités de communication à tel ou tel moment de la
vie. (Ibid., p. 51)
Les difficultés à se remémorer ne sont ainsi «  jamais le fait de trous de
mémoire ou d’oublis, mais d’une réflexion sur l’utilité même de parler et de
transmettre son histoire » (Ibid.). L’historien américain Jay Winter complète
cette analyse en mettant en garde contre deux assimilations : celle du silence
à l’espace de l’oubli et celle du discours à l’espace de la remémoration (2010,
9 - Entretien avec la famille T., près du camp de Sabra, à l’été 2014.
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YVES MIRMAN 85
p. 4). Dans ces cas de mémoires d’un conflit, être silencieux ou produire un
discours s’appuyant sur ses souvenirs renseignent davantage sur les modalités
de gestion des souvenirs douloureux, que sur l’existence d’une amnésie. Ni
les familles de disparus absentes de l’espace public, ni la société, pas plus que
les responsables politiques qui ne s’expriment pas sur ces questions, ne sont
amnésiques du fait de leur silence. En revanche, ce matériel d’enquête montre
que le registre discursif de l’oubli est associé à la gestion d’une mémoire
malheureuse. Ces acteurs s’accommodent du paradoxe de l’oubli collectif parce
que celui-ci permet de témoigner de leur douleur. Il donne aussi l’occasion
de rendre compte de mémoires collectives incomplètes et de justifier certains
engagements en faveur des disparus.
Le consensus de la lutte contre oubli
L’usage du registre mémoriel pour dénoncer le silence public relatif aux
questions de la guerre et des disparus, peut être reconstitué historiquement
depuis le début des années 2000. L’historienne Amal Makarem a organisé
en mars 2001 une conférence à la Maison des Nations Unies à Beyrouth
(présentée comme décisive et incontournable par plusieurs acteurs de la cause
des disparus) intitulée « Dhakirah lil-ghad, Mémoire pour l’avenir ». Les actes
de la conférence comprennent de nombreuses références à l’oubli et au concept
de «  travail de mémoire  » (Ricœur, 2000), tout en situant l’importance de
ces questions pour le Comité des parents des disparus au Liban. Présents
dans l’assistance, cette initiative leur a « enfin permis de respirer », comme le
souligne Amal Makarem (2002, p. 14-15), qui conclut son intervention en
évoquant à nouveau le Comité :
[Lors des débats finaux – propos rapportés] Enfin, elle [Amal Makarem]
recommande, à la demande du Comité des disparus et des kidnappés, que le
13 avril soit décrété Journée de la commémoration de la guerre, afin « qu’on
se rappelle, pour que cela ne se reproduise pas » comme le dit l’adage libanais
[sic] (ibid. p. 372) 
L’expression rejoint l’adage attribué à George Santayana, également devise
du devoir de mémoire dans de nombreux contextes dans le monde10 et qui a
plusieurs traductions et variantes (« Remember to not repeat », « Forgetting the
10 - Sur une stèle à Cormoranche-sur-Saône (Ain) se trouve inscrite cette phrase en référence aux résis-
tants morts le 9 juin 1944, ainsi que sur une plaque d’un mur du camp de concentration nazi d’Auschwitz
en Pologne. Le Progrès. 2016 (15 juin). Pour ne pas oublier les événements du 9 juin 1944, Le Progrès.
http://www.leprogres.fr/ain/2016/06/15/pour-ne-pas-oublier-les-evenements-du-9-juin-1944
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
86 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
past means being condemned to repeat it »)11. Les chercheuses Sarah Gensburger
et Sandrine Lefranc mettent à l’index cette formule dans leur ouvrage, qui
critique à la fois les effets supposés des politiques mémorielles et leurs charges
normatives. Elles le mettent en relief en décrivant la circulation internationale
de cette formule dans les années 1990, au moment où ces politiques se
développent (Gensburger et Lefranc, 1990, p. 2). Nous retrouvons cette
expression chez le politiste et historien libanais Fawwaz Traboulsi en 1999
puis en 2011 :« If you cannot get the victims back, at least you should leave to the
next generation some lessons about the war so we do not repeat it. » 12 ; « Pourquoi
se souvenir d’une guerre civile ? […] c’est qu’il faut éviter une autre guerre »
(2011, p. 592)
La formule circule dans des milieux militants et artistiques. L’exposition
suivie d’un livre de Zaven Kouyoumdjian, tous deux intitulés Liban : images
croisées, sont consacrés à la guerre civile libanaise. L’auteur met côte à côte :
des photographies de guerre extraites de nombreux journaux datant des
événements, et des photographies de paix plus contemporaines (réalisées par la
photographe Hayat Karanouh). Les mêmes plans et les mêmes personnes sont
mis en perspective. Les photographies des familles de disparus sont présentes
dans le livre qui précise en introduction :
[Ce livre] n’est pas un livre de guerre. Ce n’est pas non plus un livre d’histoire.
C’est simplement un hommage aux témoins et héros de la guerre, […]. C’est
une recherche d’histoires oubliées […]. Juste une tentative d’anticiper la
mémoire collective des générations futures  […]. Pour rester vigilant afin de
prévenir l’amnésie collective, la vraie menace à l’harmonie entre Libanais. Pour
que l’on n’oublie pas…, pour que l’histoire de ne répète pas… (Kouyouimdjian,
2009, p.10-15)
Cette expression voit sa capacité de diffusion amplifiée par des mobilisations
collectives qui prennent plusieurs formes. En 2003, la commémoration de la
date du 13 avril devient l’objet d’une campagne de mobilisation du Comité des
parents de disparus au Liban. Sa fondatrice Wadad Halwani en témoigne :
11 - Le journal The Guardian attribue cette citation à George Santayana, à propos de la guerre dans
les Balkans : « And yet, while alert to the possibility that history can be abused, as it unquestionably was in
the Balkans in the 1990s, most decent people still endorse George Santayana’s celebrated dictum: “Those who
cannot remember the past are condemned to repeat it.” […] We have been taught to believe that the remember-
ing of the past and its corollary, the memorialising of collective historical memory, has become one of humanity’s
highest moral obligations. » (Rieff, 2016).
12 - HOCKSTADER, Lee. 1999 (20 décembre). Lebanon’s Forgotten Civil War - No Monuments, No
Histories Recall Conflict in Which 100,000 Died. Washington Post.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
YVES MIRMAN 87
“In 2003 we did a second campaign, to proclaim April 13th a National Day of
Remembrance”. Sure, April 13th never became a National Day of Remembrance
but many people, intellectuals, politicians, parties, NGOs, for all of them, they
remembered April 13th and the slogan we had ‘to remember so that it does not
repeat itself ’ (“tenzaker la ma ten’ad”). It became the slogan of the committee of the
families of the disappeared. (Younes, 2017)
Le chercheur Sune Haugbølle, qui a enquêté à la fin des années 2000 au
sujet des mobilisations mémorielles liées à la guerre au Liban, a découvert du
matériel de campagne appartenant à ces comités. Il s’agissait notamment de
supports écrits par des militants sur lesquels était écrit :
Shall we deal with it as if it never took place? Is it useful for our children and our
country to ignore it as if it did not occur? Civilized people do not forget; they rather
seek to be reconciled with their past, to learn from it (Haugbølle, 2010, p. 201).
Cependant, ces expressions s’inscrivent dans un contexte de mobilisations qui
se sont faites plus importantes au cours des années. Le chercheur Juan Maria
Ruiz Herrero décrit celles de 2005, dans un contexte national marqué par
l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri et les vastes protestations pour le
retrait des forces syriennes du pays. Il décrit les commémorations de la guerre
liées au 13 avril, qui conjuguaient des dimensions festives et politiques. Il
décrit d’une part leur manière « faussement officielle » d’être défendues par
plusieurs groupes politiques liés à la figure du premier ministre assassiné,
revendiquant ensemble de « tirer les leçons d’hier », avec autant de « chansons
patriotiques et de formules creuses », les analysant d’autre part comme une
forme de réappropriation politique des causes liées aux héritages de la guerre
(Ruiz Herrerro, 2011, p.120-122). Ces manifestations de commémoration
combinent plusieurs causes et acteurs politiques au fil des années, faisant grossir
d’autant les rangs des manifestants. En 2014 et 2015, plusieurs centaines de
personnes, (dont beaucoup sont engagées dans la cause des disparus et de leurs
alliés), manifestent à travers la ville. Le 13 avril, ils partent du musée national
pour se rendre au centre-ville :
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
88 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
Figure 2. Photographie de la marche engagée par les participants en 2014, entre
le musée national et le centre-ville. Les organisateurs ont tenté, en vain, d’atteindre
la Place de l’Étoile. (Crédits : Yves Mirman, 13 avril 2014).
La commémoration de la guerre évolue jusqu’à trouver un consensus sur la
scène politique, sans que le registre agonistique ne soit mobilisé. Du reste, Juan
Maria Ruiz Herrero ne voit d’ailleurs pas d’obstacles à l’officialisation de cette
journée : « Élever le 13 avril à ce rang constituerait finalement une opération
peu coûteuse matériellement, qui en outre servirait à vêtir le pouvoir en place
d’une élégante tunique de consensualisme pacifiste » (2011, p.124.). En effet,
quelques années plus tard, les anciens chefs de guerre, responsables au pouvoir
et dans des partis politiques, participent à leur tour aux commémorations de
la guerre civile du 13 avril et font des déclarations qui reprennent le même
vocable et les mêmes slogans que les militants précités. Par exemple, en avril
2015 :
1. Plusieurs dirigeants libanais ont averti lundi que les leçons de la guerre civile
du pays ne doivent pas être oubliées, 40 ans après le début du conflit qui a duré
15 ans. […]
Le ministre de la Justice Ashraf Rifi a tweeté que cet anniversaire était un
rappel de la guerre, une « leçon à tous les Libanais pour protéger leur pays et
leur nation et rejeter la violence et la mort ».
2. M. Hariri a juré de prévenir toute éventualité d’une nouvelle guerre civile
dans l’avenir du Liban. « Au 40e anniversaire du début de la guerre civile au
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
YVES MIRMAN 89
Liban : plus jamais ça », a-t-il tweeté lundi. « Nous n’avons pas mis fin à notre
guerre civile pour pousser notre pays dans les feux d’autres guerres arabes », a
déclaré Hariri, dans une référence indirecte à la participation du Hezbollah à
la guerre en Syrie.
3. Le chef du Parti socialiste progressiste, le député Walid Joumblatt, a
également déclaré via twitter qu’il faisait partie des responsables qui ont été
« emportés par les disputes et la haine ». « Je préfère garder le silence », a-t-il
déclaré à ses partisans. « Mon point de vue ne sera ni juste ni objectif ». Mais il
a souligné qu’il conseillait à son fils Taymur et à tous les jeunes libanais d’éviter
la violence et l’ignorance13.
Ces acteurs politiques libanais défendent une position minimale vis-à-vis des
mémoires du conflit. Le slogan « plus jamais » se révèle aussi large que l’adage
de George Santayana (« Those who cannot remember the past are condemned to
repeat it »). Leur valorisation consensuelle de l’idée de paix est reliée à celle
d’une commémoration du conflit. Ils ne sont pas avares de précisions sur le
contenu de la mémoire collective pouvant servir de rempart au retour de la
violence. Cette appropriation de la problématique mémorielle s’inscrit dans des
jeux politiques nationaux : participer aux commémorations annuelles, célébrer
l’importance de « la vérité », se poser en entrepreneur de la paix. Avant 2018, il
n’est pas question pour ces acteurs politiques puissants de mettre en accusation
les anciens chefs de guerre encore au pouvoir et responsables des disparitions
forcées. Loin de vouloir traiter le problème des fosses communes dissimulées
ou de révéler l’étendue de leurs exactions durant le conflit, ces responsables
politiques proposent de se conformer à l’impératif mémoriel («  pas oublier
le passé »). Faire avec ce paradoxe de l’oubli revient ici à s’approprier un lieu
commun du discours sur la paix.
Conclusion : faire avec les contradictions
Peu d’acteurs font l’expérience du paradoxe de l’oubli en expliquant comment
résoudre ses contradictions. Le flou et le trouble du recours à cette notion
participent à sa plasticité politique et à sa réappropriation. Cet article ne met
pas en lumière une amnésie du passé qui hanterait la société, mais il analyse,
sur une vingtaine d’années, comment certains acteurs de la société mettent en
13 - Cette revue de presse s’appuie sur trois articles : 1. AFP-Daily mail. 2015 (13 avril). « Never Again »
Lebanon Says on Civil War 40th Anniversary, AFP-Daily mail. http://www.dailymail.co.uk/wires/afp/
article-3037108/Never-Lebanon-says-civil-war-40th-anniversary.html ; 2. The Daily Star. 2015 (4
avril). Lebanon vows “never again” 40 years after war, The Daily Star ; 3. Naharnet Newsdesk. 2015 (13
avril). Lebanese Politicians Say ‘Never Again’ on Anniversary of Civil War, Naharnet Newsdesk. http://
www.naharnet.com/stories/en/175255
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
90 DOSSIER - FAIRE AVEC LE PARADOXE DE L'OUBLI ...
récit le passé par des activités de réminiscence et parviennent à lui donner une
forme grâce au registre de l’oubli. Certains acteurs revendiquent le traitement
public des questions héritées de la guerre, d’autres mobilisent des souvenirs
douloureux pour faire cesser l’amnésie supposée, beaucoup se contentent d’un
rapport au passé consensuel et peu conflictuel. Cela représente trois logiques
différentes.
Les cas présentés ici comme emblématiques ne rendent pas compte de
l’ensemble des usages de l’oubli au Liban, ni d’autres concepts psychanalytiques
et mémoriels (le deuil, le déni, le mémoricide) qui coexistent dans la même
période, voire lui succèdent comme grille de lecture (Haugbølle, 2010 ; De
Clerck et Malsagne, 2020). De plus, cet article cherche davantage à dévoiler
la tension paradoxale de cette situation qu’à rendre compte de l’ensemble des
protagonistes de la construction du problème public de l’oubli au Liban : qu’en
est-il du rôle des avocats militants de la cause défendant le rapprochement
« amnistie/amnésie » ? Quelle a été la place des psychologues et des psychiatres
engagés à soigner les victimes et à façonner un registre clinique de l’amnésie ?
Cet article s’en tient ici aux militants de la cause des disparus, à leur nombreux
alliés et interlocuteurs qui, sous la formule de la perte des souvenirs, mesurent
les limites de la construction d’une mémoire collective du conflit et font avec
le paradoxe de l’amnésie collective.
Yves MIRMAN
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
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FRANÇOIS 6 95

Crise, langage et métissage

François LAPLANTINE
Professeur honoraire, Université Lumière Lyon 2
Lyon, France

Résumé
Cet article met en évidence le fait que l’état normal du vivant n’est pas la stabilité
mais le déséquilibre. Il propose une approche qualifiée de métisse qui n’est pas
la résolution mais la tension entre des termes contradictoires. Cette pensée de la
transformation appelle enfin une remise en question d’un universalisme européen
conçu sur le mode d’un a priori théorique. L’universel ne peut être achevé car il
est en co-construction permanente.

Discipline : ANTHROPOLOGIE
Mot-clefs : CRISE, LANGAGE, MÉTISSAGE, MODERNITÉ, TRANSFORMATION

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

96 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE...
1 Ce qui me semble le plus novateur aujourd’hui, mais aussi le plus difficile
D
e même que le voyage, le nomadisme, la migration ont presque
toujours tendance à être pensés à partir de la sédentarité, la
notion même de déséquilibre supposerait un équilibre initial
c’est-à-dire un état normal du vivant qui serait la stabilité. Il
s’agit de toute évidence d’une fiction déréalisante entretenue
par la production des catégories d’antériorité et d’identité confondue avec
l’ordre et l’origine.
Dans le séminaire Une pensée métisse pour un monde en crise que Jean Furtos et
moi animons avec Laurent Denizeau à l’UCLy depuis six ans, nous travaillons
à questionner un processus de transformation fragile car sans cesse menacé
tant par la logique identitaire de la disjonction (noir ou blanc, homme ou
femme, malade ou en bonne santé, autochtone ou étranger) que par la logique
de la conjonction vorace conduisant à l’indivision (2 en 1) et à l’indifférence.
Ce qui fait obstacle à l’élaboration de ce que nous appelons une pensée
métisse (Laplantine et Nouss, 2016) vient de ce que pratiquement toutes les
épistémologies dont se réclament les sciences humaines et sociales sont des
épistémologies de la séparation. Ces épistémologies sont restées cartésienne
(le sujet et l’objet, l’âme et le corps, l’intelligible et le sensible), wébérienne (le
savant et le politique), bachelardienne (la rationalité scientifique et l’imaginaire
poétique). Penser de manière métisse ouvre un autre mode de connaissance qui
n’est pas celui de la séparation ni non plus celui de la fusion et que je propose
d’appeler épistémologie de la traduction. La traduction en effet génère une
pensée qui n’est ni la fusion de plusieurs langues (l’espéranto) ni l’alternative
d’une langue ou d’une autre mais la transformation d’une langue dans une
autre. En traduction comme en ethnographie (ou écriture des cultures) nous
ne sommes pas seuls mais nous ne sommes pas tous semblables. Aucune
langue, aucune culture ne peut être considérée comme la mesure des autres
mais chacune à l’aptitude de résonner et de se réverbérer dans une autre, et
surtout de se transformer dans une autre. Ainsi se profile une épistémologie
complexe mais aussi très concrète qui n’est ni la résolution dans l’un ni la
séparation du multiple.
Nous croyons souvent qu’il n’y aurait que deux positions anthropologiques
et politiques possibles  : une position différentialiste appelée aussi multi-
culturaliste, renvoyant chacun à ses origines et une position d’intégration (dite
en France «  républicaine  ») visant l’assimilation, c’est-à-dire la dissolution
des singularités. Or une pensée métisse contredit précisément la polarité de
l’homogène et des hétérogènes. Elle n’est ni celle de la fusion totalisante de
l’homogène (tous français de la même manière) ni celle de la fragmentation
différentialiste des hétérogènes pour laquelle les étrangers doivent rester des
étrangers.
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FRANÇOIS LAPLANTINE 97
à penser, est ce qui se forme mais surtout se transforme dans les marges de
la socialisation dominante  : les personnalités métissées, mutantes, hybrides,
diasporiques qui ne se reconnaissent pas comme étant seulement d’ici ou de
là-bas, ceci ou cela et refusent l’alternative de l’autochtone et de l’étranger. Au
cours de mon initiation au culte afro-brésilien du Candomblé, j’ai réalisé qu’il
était possible de développer plusieurs personnalités (par « incorporation » de ce
que la langue yoruba appelle les « orixás » qui sont des énergies ancestrales et
des forces de la nature). Il m’est apparu aussi que le trait d’union afro-brésilien
n’est nullement vécu par les participants de ces cultes comme une disjonction
dans l’alternative de l’un ou l’autre (afro ou brésilien) et pas davantage dans une
conjonction de l’un et l’autre dans une totalité compacte et homogène.
Il y a là quelque chose de très proche de ce qui est au cœur de la culture
marrane (Montaigne, Spinoza, Thérèse d’Avila, Fernando Pessoa, Jacques
Derrida, …), culture duale souvent suspectée de duplicité alors que le terme
qui lui convient est l’ambiguïté, laquelle doit être distinguée de l’ambivalence.
Cette dernière en effet relève de la logique de la simultanéité (le syncrétisme
du « à la fois », « en même temps »), ce qui est très différent de l’ambiguïté
qui se déploie dans la dynamique de la successivité et de l’alternance (« tantôt,
tantôt », « et, et puis »). Cette oscillation dans une double culture s’apparente
beaucoup au bilinguisme car si nous pouvons superposer deux images, nous ne
pouvons pas parler deux langues en même temps.
Ce que l’on a appelé il y a une vingtaine d’années la « culture beure » pour
désigner les comportements de jeunes Français issus des immigrations
maghrébines me semble particulièrement révélateur de ce processus. Beaucoup
d’entre eux ne se reconnaissent pas comme étant exclusivement algérien,
marocain, tunisien ou uniquement français. Ce sont des personnalités plus
riches et plus complexes – psychiquement et syntaxiquement – que celles qui se
forment dans la monoculture. Ce sont des personnalités rebelles à la syntaxe de
la conjonction uniformisante et totalisante mais aussi à celle de la disjonction.
Elles répugnent tout autant au et de la conjonction pure (franco-arabe de
manière indifférenciée) et au ou de la disjonction franche (arabe ou français).
Cette oscillation dans une double culture est une forme de bilinguisme
(comme en traduction) et non pas de fusion (comme en espéranto).
Il n’y a donc pas à proprement parler d’identité arabe (ou berbère) dans ces
personnalités métisses mais un sentiment pouvant se réveiller voire s’exacerber
dans certaines circonstances (de stigmatisation et a fortiori d’agression raciste).
C’est un sentiment intermittent, un sentiment à éclipse permettant de jouer
– de manière souvent malicieuse – sur au moins deux registres culturels. Il
évolue entre l’apparaître et le disparaître.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
98 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE...
Il existe donc bien d’autres voies possibles que celles de l’intégration (pouvant
conduire à une dissolution) ou celles de l’alternative. Et c’est à travers ces
possibles que se forme une pensée métisse qui n’est ni une pensée de l’un ni
une pensée de l’autre, mais une pensée de l’entre l’un et l’autre dans l’alternance
selon les situations et les circonstances, l’un ne devenant pas l’autre ni l’autre
ne se résorbant dans l’un. Nous sommes certes différents des autres mais
nous avons aussi et surtout l’aptitude à différer de nous-mêmes, c’est-à-dire à
devenir différent de ce que nous étions.
2 Une pensée métisse dans ces conditions ne fait pas bon ménage avec « les idées
C’est à partir de cette notion – qui est d’abord une expérience – de devenir
qu’il convient de réinterroger les termes d’équilibre et de déséquilibre car dans
les processus de métissage que nous avons commencé à examiner, le devenir
vers lequel on va l’emporte sur l’origine d’où l’on vient. L’origine n’est pas
pour autant niée mais elle ne peut être exclusivement considérée de manière
territoriale, terrienne, heideggérienne. Il nous faut abandonner la notion
d’identité souvent désignée par le terme de « racine » et même la notion de
rhizome proposée par Gilles Deleuze (1980) car le rhizome, ce sont des racines
qui vont à la rencontre d’autres racines. Ce sont encore des racines. Je préfère
avec Valère Novarina parler de sources. «  Les racines retiennent, enserrent,
veulent saisir, possèdent, captent et capturent, isolent un territoire. Les sources
sont hors de nous ; les sources ne sont pas nous. L’eau de la source vient de
loin : d’une terre étrangère que nous ne possédons pas. L’eau ne possède pas
son origine – elle ne s’y agrippe pas – l’eau simplement se souvient » (2017,
p. 288).
Or à l’instar de ce qui se passe dans la nature, dans un processus de métissage
il y a plusieurs sources et il nous faut observer avec attention non seulement
la multiplicité de ces sources mais plus encore le devenir-ruisseau des sources,
le devenir-rivière des ruisseaux qui vont à leur tour se transformer en fleuves.
La constitution d’une pensée métisse en Europe a été entravée par la logique de
l’identité érigée en principe, qui trouve son fondement dans la pensée grecque
de l’être et du non-être qui a relégué Héraclite, penseur du changement
permanent, dans les marges de la rationalité scientifique et philosophique.
Aussi penser le métissage au sens où nous l’entendons consiste-t-il à cesser de
penser uniquement en grec. À partir de mon premier voyage en Chine et de
mes séjours successifs au Japon accompagnés de l’apprentissage – oh combien
difficile – de la langue japonaise, j’essaye de ne plus penser exclusivement en
grec dont le français est imprégné. L’être me semble une fiction linguistique
stabilisante et déréalisante. Le plus important n’est pas l’être, ni seulement
l’eau mais l’air. C’est ce que les Japonais appellent ki, cette énergie qui est un
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
FRANÇOIS LAPLANTINE 99
autre nom de la vie.
Ce qui fait obstacle plus précisément à une pensée métisse, pensée sur le « mode
mineur » (Deleuze, 1975) qui est loin de bénéficier de la totale légitimité dont
s’auto-créditent ses adversaires, est le principe aristotélicien de l’identité et du
tiers-exclu dans lequel nous avons été socialisé. Pour ce dernier A n’est pas
non-A. A n’est pas B. A est définitivement, éternellement et désespérément
non-B. Alors que dans une perspective chinoise adoptée par le Japon, A peut
devenir B car tout ce qui existe se transforme et peut même se transformer en
son contraire.
claires et distinctes » de Descartes, mais n’appelle pas pour autant la démission
de la raison et le renoncement au langage. C’est une pensée oxymorique
avançant laborieusement sur un chemin étroit qui n’est ni la logique de la
conjonction synthétique du et ni celle de la disjonction radicale au ou. Pour
s’en approcher Gilles Deleuze a créé l’expression de « conjonction disjonctive »
(1980) et Florence Dupont d’« altérité incluse » (2013). Cette pensée métisse
appelle une syntaxe métisse qui ne peut être celle de la non-contradiction mais
de l’oxymore et de la parataxe.
Les catégories de pensée et d’analyse dans lesquelles nous organisons notre
rapport au monde et aux autres sont d’abord des catégories de langue, et nous
devons être particulièrement vigilant à l’égard de la construction de la phrase
et des mots eux-mêmes afin de déjouer ce que Wittgenstein appelle «  les
mauvais tours que nous joue le langage » (1992, p. 16). Alors que de la micro-
particule à l’univers (en expansion) en passant par nos états biologiques et
psychologiques de la naissance à la mort, le réel, c’est-à-dire tout ce qui existe
– Wittgenstein dit « tout ce qui arrive » – ne cesse de se transformer, le langage
nous fait souvent défaut pour l’exprimer. Ainsi cherchons nous souvent à rendre
compte avec les meilleures intentions du monde d’une dynamique sans nous
apercevoir que le vocabulaire et la syntaxe auxquels nous avons recours y font
obstacle. Nous avons tendance à appréhender un changement dans le langage
d’un déplacement (d’un point à un autre). Le temps est alors considéré comme
s’il était de l’espace alors que ce qui conviendrait plutôt serait une construction
gérondive, beaucoup moins utilisée en français qu’en portugais, en anglais ou
en japonais.1
Un autre exemple concerne l’usage de la préposition dé (comme dans désordre,
déséquilibre, défection, démesure) pouvant présupposer un état préalable et
même initial de stabilité considéré comme normalité. Si nous examinons
1 - Fazendo, doing, making, shi nagara, en train de se faire.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
100 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE...
avec attention le processus en apparence très simple de la marche, c’est le
déséquilibre qui est premier et permanent alors que l’équilibre obtenu par un
mouvement d’ajustement est un déséquilibre compensé.
Le terme de composante, c’est-à-dire d’élément constitutif d’une totalité
comme dans l’énoncé fréquent au Brésil des « trois composantes de la nation »
(Indiens, Africains, Portugais), appelle lui aussi à être interrogé, y compris dans
ses déclinaisons de composition, décomposition, recomposition. Cette dernière,
énoncée aujourd’hui à tout propos comme dans les expressions « recomposition
de la famille  », «  recomposition du politique  », «  recomposition du champ
religieux », implique l’existence d’éléments préexistants qui, même rassemblés
de manière différente, demeurent identiques à eux-mêmes.
Dans cette opération que Lévi-Strauss a théorisée par le terme de bricolage et
qui ne concerne que la logique interne au sein d’une totalité appelée système,
aucun évènement ne peut surgir d’un dehors au sens de Maurice Blanchot
(1993). Le bricolage, qui relève d’une pensée combinatoire, procède à une
neutralisation de l’histoire. Il ne transforme pas vraiment et ne fait que déplacer
des signes, seulement des signes, qui étaient déjà là. Il ne peut plus exister dans
ces conditions que des versions et des variantes obtenues à partir d’élément
premiers qui eux sont invariants. À l’inverse le métissage, qui ne peut se
réduire à un recyclage, est un processus de transformation né de la rencontre.
Dans cette perspective rythmique et non plus seulement sémiologique, il
me semble préférable de substituer au terme de composante et de ses dérivés
composition, décomposition, recomposition, celui de flexion (psychique, culturelle,
civilisationnelle).
À l’instar des récits de Kafka qui sont des textes du refus de l’intégration
totale des Juifs assimilés d’Europe centrale mais aussi de l’impossibilité d’être
totalement juif, un mode de connaissance métisse nous conduit à interroger ce
qui se forme et se transforme dans la temporalité – souvent transgénérationnelle
très lente – de l’écart, et non à chercher à combler ce dernier dans un accord
parfait ou je ne sais quelle résolution «  dialectique  ». Cette pensée résiste
à toute « expression » exclusivement conceptuelle, abstraite et généralisante.
Elle nait d’une expérience qui est celle de l’écart et de la désappropriation. De
l’écart par rapport à ce que l’on était. De la désappropriation de ce que l’on
avait. C’est une expérience dans laquelle il y a du conflit et de la contradiction.
Tous les hommes et les femmes en situation de migration le savent. Toutes les
cultures diasporiques le vivent.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
FRANÇOIS LAPLANTINE 101
3
En remettant en question toute notion de centre (de recollection de l’expérience
à partir d’une instance unique supérieure), de centralité et a fortiori de capital
(au sens rhétorique, économique et urbain), nous introduisons ce faisant de
la relativité. Mais la relativité n’est pas le relativisme. Il nous faut sortir du
couple stérile de l’« identité » et de l’« altérité » et abandonner l’alternative de
la relativisation désabusée et d’une universalisation forcée ou fatale, et tenter
maintenant de dire l’universel à l’envers. L’universel non pas comme donnée
posée, postulée, principe, mais comme processus. Non pas comme état mais
comme devenir et comme éthique.
J’entends ainsi contribuer à élaborer un mode de connaissance qui n’est pas
celui du modèle visant la dissolution des singularités dans une espèce de gelée
mondialisée, ni celui préconisant de manière réactionnelle le repli sur une
origine et un temps mythique qui n’a jamais existé. Il s’agit dans ces conditions
de repenser l’universel, de le désintriquer de l’universalisme occidental appelé
en France « républicain », qui est une forme de communautarisme déguisé.
L’universel s’est constitué en Europe à partir de trois matrices culturelles :
grecque (la raison, le concept), romaine (le droit, la citoyenneté), chrétienne
(le salut). Il a été conçu sur le mode d’un a priori théorique. C’est un
universalisme constitutif, notionnel et inconditionnel alors que l’universel ne
peut être achevé car il est en construction permanente.
Dans le mot universel, comme dans le mot université, il y a univers, ce qui fait
référence à l’espace. Mais cet universel n’est pas l’un, l’unité, l’uniforme. C’est
l’un tourné vers d’autres. Ce qui suppose ou plutôt appelle le travail du temps,
de l’histoire et du multiple.
Très proche sémantiquement du terme univers se trouve celui de monde qui
nous conduit à interroger ce que l’on appelle aujourd’hui la mondialisation.
Cette dernière n’est pas nouvelle dans l’histoire mais la forme de mondialisation
à laquelle nous sommes aujourd’hui tous confrontés crée des rapports inédits
entre l’espace et le temps. Nous vivons dans un espace qui se contracte et
dans un temps qui s’accélère. Un espace qui se contracte et donc rapproche de
plus en plus les sociétés les unes des autres. Un temps qui s’accélère et crée,
lui, de la distance et de l’exclusion. La mondialisation est une exacerbation.
C’est une exagération (notamment visuelle et auditive) qui peut engendrer
une perturbation de notre rapport au temps et à l’espace mais aussi une
réélaboration.
Le terme qui est le plus utilisé aujourd’hui pour appréhender l’état du monde
est celui de crise, terme qui a une extension pratiquement infinie puisqu’il
désigne indistinctement une crise financière, économique, écologique, alors
que nous parlons aussi de crise de l’adolescence, de crise de nerf… Ce qu’il y a
de commun à toutes ces crises est une certaine relation au temps et à l’histoire,
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
102 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE...
une rupture de temporalité, un moment critique de déséquilibre.
Dans les langues européennes, cette notion s’impose presque toujours pour
énoncer ce qui est brusque et brutal mais peut avoir des effets durables, et non
pas ce qui est latent, rampant, prégnant, diffus, lent et silencieux. Cet usage
repose sur un présupposé : l’état normal d’un individu ou d’une société serait
la stabilité alors que la crise serait l’exception, le désordre, le danger. Il en va
différemment en Chine où ce qui apparait comme mal peut s’inverser en bien
et donc l’un devenir l’autre. Dans cette perspective, dans laquelle le réel est
considéré comme un flux en mouvement permanent, la tendance occidentalo-
centrée à appréhender la crise comme une calamité devant être jugulée consiste
dans l’obstruction d’un processus.
Avant d’être une notion, la crise est une expérience qui a une double dimension.
C’est 1) une crise du sens, 2) une crise de confiance dans l’avenir. Crise du sens
tout d’abord, c’est-à-dire expérience du non-sens. Cette dernière a été à ma
connaissance formulée une toute première fois en Europe par Shakespeare
dans une réplique célèbre que prononce Macbeth (Acte II, scène 5) quelques
instants avant qu’on lui tranche la tête. Il dit soudain : « La vie est un conte
raconté par un idiot dans le bruit et la fureur et qui ne signifie rien ».
Mais la crise au sens moderne du terme, qui va mettre en relation le sujet et
le social, l’espace, le temps et l’histoire, n’apparait en Europe qu’à partir de la
seconde moitié du XIXème siècle. Elle est contenue dans ce qui questionne la
double acception du mot sens : le sens comme signification et le sens comme
direction. Le véritable précurseur d’une pensée moderne de la crise est Kafka,
évoqué précédemment. Dans l’univers de Kafka qui est celui d’un espace qui se
resserre et nous enferme, il n’y a plus de place pour une révélation positive. Il
ne reste qu’une loi arbitraire désormais indéchiffrable. Les portes ouvrent sur
du vide, de l’absence (de vérité, de sens, de mots à la mesure de ce que nous
sommes en train de vivre). Le Procès de Kafka est le procès du langage.
La crise radicale surgit lorsque nous réalisons que le beau ne s’accorde pas avec
le bien, que le vrai ne conduit pas au bien, que le vrai peut n’être pas bon. Ce
n’est pas une crise des valeurs mais une crise entre les valeurs. La connaissance
ne protège pas de la bêtise (Flaubert, 1991). Et plus grave encore, elle ne
protège pas de la barbarie (Adorno, 1986).
Nous ne pouvons faire ici, me semble-t-il, l’économie de la médiation et
du détour de l’art qui est aussi un mode de connaissance. Ce dernier – qui
n’existe pas en soi car il est mouvement, expérimentation permanente – ne
peut certes pas tout mais permet de saisir de manière plus intense l’expérience
contemporaine de la perturbation des rapports entre un espace qui, tout en
s’ouvrant, se contracte, et un temps qui s’accélère.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
FRANÇOIS LAPLANTINE 103
La création artistique, dans laquelle se lient indissociablement mémoire,
témoignage, ouverture de possibles, anticipation, imagination, suscite un
questionnement critique et ludique, un questionnement non pas frontal
mais indirect qui déplace, sans se substituer à eux, les centres d’intérêt et de
compétence du politique et du scientifique. Elle voile plus qu’elle ne dévoile,
en introduisant du trouble et de la perplexité dans ce que nous croyons
connaître. Dans ce qu’elle a de meilleur et d’irremplaçable, elle peut affiner et
rendre plus complexe la perception que nous pouvons avoir de nous-mêmes
avec les autres et avec notre époque dans un espace qui ne se réduit pas à un
« environnement » conçu comme simple contexte d’accompagnement.
Les artistes sont des têtes chercheuses qui précèdent souvent les savants. Leur
travail ne consiste pas seulement dans la « représentation » du réel mais dans
la recherche et l’invention de formes susceptibles d’affiner la sensibilité et
l’intelligence, et de nous rendre plus conscient et surtout plus vivant. Dans
la première moitié du XXe siècle, Picasso en peinture, Brecht au théâtre,
Apollinaire en poésie, Charlie Chaplin au cinéma et avant eux Kafka en
littérature ne font pas que constater une crise. Ils l’anticipent et la provoquent.
Pour eux, la crise de la représentation qui est au cœur de leurs préoccupations
est une crise du langage et d’abord une crise du regard. Les formes habituelles
sont devenues usées et anachroniques, le rapport entre les mots et les choses
est devenu inadéquat.
Ce hiatus atteint une intensité maximale dans les années 1950 avec le théâtre
de Samuel Beckett dans lequel les mots n’ont plus de sens et les sens n’ont
plus de mots. La scène devient alors une scène de désolation et de désastre (au
sens étymologique) dans un théâtre qui paradoxalement n’est pas désespéré
mais drôle et enjoué.
Il convient ici de rappeler que la conscience de la crise – ou de la perte – du
sens, ainsi que ses formes de réactions politiques et artistiques, ne sont pas
spécifiques à l’Europe. Dès le début de l’ère Meiji (1868) le Japon invente la
première forme de modernité non-occidentale. En Chine, le «  mouvement
pour la nouvelle culture » (1919) avec des écrivains comme Lu Xun cherche à
« renverser la boutique Confucius ». Nous ne pouvons enfin rien comprendre
au Brésil sans tenir compte de l’importance du mouvement « anthropophage »
(1922) impulsé par Oswald de Andrade2.
Si je devais résumer mais en l’actualisant cette première dimension de la crise,
2 - Le mouvement anthropophage est un mouvement moderniste à la fois artistique, critique et ludique
qui revendique l’héritage du cannibalisme des Indiens Tupinamba. Les cultures européennes, loin d’être
rejetées, sont dévorées, digérées et assimilées. La grande ville – São Paulo – dévore les étrangers, elle s’en
nourrit pour les transformer en Brésiliens.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
104 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE... FRANÇOIS LAPLANTINE 105

je dirais que le monde contemporain est en train de devenir de jour en jour de Jankélévitch : « La modification ne définit pas les modes en les changeant car il
moins en moins intelligible. Il ne peut plus être interprété à l’aide de liaisons faudrait, pour être changées, qu’ils existassent préalablement. C’est le devenir
majeures (Laplantine, 2003) connues et prévues. Nous devons faire preuve qui crée des modes. La relation précède et détermine les termes relatifs  »
d’attention et faire travailler notre imagination. (1980, pp. 35-36).
J’en viens à la seconde dimension de la crise contemporaine qui me semble 2) Nous engager dans cette pensée de la relation, c’est-à-dire du lien et du nous,
contenue dans l’autre acception du terme sens : le sens non seulement comme ne peut se dessiner que dans le renoncement à la notion de sujet autonome,
signification mais comme direction. C’est une crise de confiance dans l’avenir autochtone, homogène, indivis constitué dans l’orgueil du moi, je supérieur
qui affecte les institutions démocratiques et la représentation cette fois prétendant s’émanciper du reste du vivant.
politique. C’est une remise en question de l’idée même de progrès.
Ce que nous sommes en train de vivre – la crise sanitaire et ses conséquences François LAPLANTINE
sociales, économiques et psychiques (Furtos, 2020), la destruction engagée
des ressources de la planète – surprend et suspend notre conception d’un
temps linéaire progressif, crée de la peur et même de la frayeur, fait surgir
des décharges d’irrationalité, nous fait envisager une catastrophe. Nous
vivons la fin d’une époque et la genèse tumultueuse d’une autre. Cela me fait
penser à La Cerisaie de Tchekhov dans laquelle un monde déclinant est en
train de disparaître alors qu’un autre se profile. Mais le théâtre de Tchekhov
est un théâtre de l’atténuation du choc qui met davantage en scène l’usure
que la rupture. Il montre ce qui est en train de disparaître mais lentement
et calmement sans bruit ni fureur, il n’y a pas lieu d’en faire un drame. Il
décrit dans le temps court d’une représentation la dissolution (très) lente et
progressive d’un monde.
La situation actuelle n’appellerait-elle pas plutôt à être mise en relation avec la
réflexion de Walter Benjamin (2000, pp. 44-66) élaborant la notion de passage
(du XIXe au XXe siècle)  ? Mais ce passage s’effectue là encore de manière
graduelle et à la limite du perceptible et il ne concerne somme toute que
l’espace restreint de Paris et de Berlin.
Ce que l’on appelle la crise contemporaine, qu’il conviendrait plutôt de
qualifier de mutation, est sans précédent. Jamais dans l’histoire de l’humanité
les sociétés n’ont été à ce point interdépendantes et jamais elles n’ont été
soumises à un tel processus d’accélération. Ce qui est remis en question à
partir des années 1970 mais de manière beaucoup plus aigüe aujourd’hui est
l’optimisme de la pensée des Lumières. Mais cette remise en question ne doit
pas nous conduire à éteindre les Lumières mais à les complexifier en ouvrant
un horizon de pensée et d’action intégrant l’incertitude et notre vulnérabilité.
Dans cet horizon non pas résolutif mais interrogatif et fait de contradictions
que nous appelons une pensée métisse, deux exigences s’imposent.
1) Abandonner les catégories essentialistes d’identité, de stabilité et d’antériorité
privilégiant l’ordre et l’origine et ne pas considérer la transformation, c’est-à-
dire le travail du temps comme une altération. Un auteur est ici susceptible
de nous venir en aide car il a trouvé les mots justes et la syntaxe qui s’impose :

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

106 DOSSIER - CRISE, LANGAGE ET MÉTISSAGE...

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R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B R E 2 0 2 2 - PAG E S BRIGITTE
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Les formes paradoxales du réel  : une

« bonne nouvelle (εὐαγγέλιον) » ?

Brigitte CHOLVY
UR Religion, culture et société [EA RCS 7403],
Institut Catholique de Paris,
Paris, France

Résumé
En présentant la forme du paradoxe comme structure fondamentale du fait
chrétien, que ce soit dans la possibilité même d’un Dieu qui s’incarne et qui
est défini en Lui-même par l’altérité, ou dans le rapport aux Écritures saintes
faites de mains d’homme ou dans la compréhension de l’humain à la fois néant
et image, l’auteur défend l’idée qu’il faut « demeurer » (voir Jn 15,10) dans le
paradoxe, à la manière de la foi chrétienne, pour prendre la mesure du réel et
notamment de notre réel présent fait de crises graves. L’auteur suggère alors que,
pour « demeurer », la méthode consiste à penser autrement en ne cherchant plus
la cohérence logique, mais à voir autrement, notamment voir, à travers le paradoxe
indépassable, la gloire (doxa) qui révèle le mystère aussi bien de Dieu que du réel.

Discipline : THÉOLOGIE
Mot-clefs : PARADOXE, INCARNATION, TRINITÉ, DEMEURER, GLOIRE, MYSTÈRE

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110 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ? BRIGITTE CHOLVY 111

Prendre acte que « tout est lié », y compris sagesse et la constante fluidité des situations.
Selon ces approches, on estime que les formes paradoxales, avec lesquelles la
folie

L
réalité est perçue et énoncée, sont des contradictions devant être gérées, le plus
a situation présente de pandémie, et peut être plus encore de crise
désirable étant de trouver la synthèse et d’éviter le dilemme. Dans les deux
écologique, oblige à des choix et à des décisions, bien souvent
cas, le souhait de dépasser les contradictions est au cœur de la réflexion et de
urgents : entre deux options qui paraissent contradictoires et
l’action. Or, au-delà du constat d’une structure partout présente et des formes
dont aucune n’est à rejeter, comment décider ? Où se trouve le
paradoxales toutes liées entre elles, il y a à s’interroger sur la manière d’assumer
bon choix ? Une réponse pragmatique et réaliste est souvent dans
ces formes paradoxales et, tout d’abord, sur la pertinence de leur dépassement,
l’équilibre entre les deux : pour partie, tel élément de la première affirmation
que ce soit par l’équilibre ou par la synthèse.
et, pour partie, tel élément de la seconde ; ainsi entre santé collective et liberté
Notre proposition sera ici d’aller au-delà du constat d’un « contexte
individuelle, ou encore entre économie et préservation de la nature, on privilégie
ontologiquement traversé de tensions paradoxales3 » et de nous appuyer
tel élément sans oublier tel autre. Cette difficulté de la décision, du fait de son
sur un autre niveau de lecture de la réalité. Il appartient, en effet, à la foi
urgence et du fait du dilemme qu’elle fait apparaître, a toutefois un mérite,
chrétienne d’être paradoxale et de se présenter centralement sous la forme de
celui de faire prendre conscience des interdépendances et des interrelations.
paradoxes indépassables. À la différence de nombreuses traditions religieuses
Confrontés à ces situations réelles, on comprend qu’une posture purement
et/ou philosophiques qui recherchent l’équilibre4 dans une détermination de
analytique ou focalisée sur un seul aspect ne peut convenir, car elle serait
sagesse, la foi chrétienne prend acte du caractère paradoxal du réel à partir d’une
justement irréelle. On gagne ainsi une autre approche du réel, dont une clé
compréhension théologique, c’est-à-dire à partir de la question de Dieu telle
se trouve dans la formule retenue par le Pape François depuis le début de son
qu’elle se manifeste dans la révélation5. Ce n’est évidemment pas la recherche
pontificat selon laquelle « tout est lié1».
du déséquilibre pour lui-même, mais c’est certainement un autre rapport entre
Si le caractère systémique du réel peut sembler acquis, du moins pour
folie et sagesse, mettant à mal et l’une et l’autre, selon la relecture que Paul
partie au-delà des cercles de sa compréhension scientifique2, donc dans les
propose aux Corinthiens : « Dieu n’a-t-il pas fait de la sagesse du monde une
prises de décision et dans sa lecture politique, cette manière d’envisager le
folie ? Car, puisque, dans la sagesse de Dieu, le monde, par la sagesse, n’a pas
réel laisse entière la question du traitement, à la fois pratique et intellectuel,
connu Dieu, il a plu à Dieu, par la folie de la prédication, de sauver ceux qui
des paradoxes. Dans une perspective idéaliste, on va rechercher la synthèse,
croient » (1Co 1,20b-21).
en posant qu’il est possible, face aux termes du paradoxe, de trouver une
troisième voie permettant de dépasser l’antinomie. Dans une perspective plus
pragmatique, on sera souvent conduit à rechercher un équilibre, en ayant
toutefois conscience qu’il s’agit concrètement de passer d’un équilibre précaire
à un autre équilibre tout aussi précaire. À cet égard, l’image des sports de glisse
est vraiment emblématique : d’un équilibre éphémère à un autre, d’une figure
étourdissante à une autre, au risque évidemment du « plantage ». L’équilibre
ainsi acquis, même s’il est momentané, donne l’impression (l’illusion ?) d’une 3 - Voir introduction du dossier.
stabilisation, certes passagère, mais qui a le mérite d’offrir un instant de 4 - Ainsi l’ataraxie, stoïcienne comme épicurienne, recherche l’harmonie dans la modération et la
reprise, et qui, en fait, permet de rendre supportable le caractère épuisant de quiétude ; de même, la recherche du nirvâna bouddhique est liée au détachement des passions et à l’ex-
tinction des désirs.
5 - La considération du réel et une réflexion herméneutique sur le réel sont deux préoccupations
plus typiquement catholique ou orthodoxe que réformée ou évangélique, ces traditions étant d’abord
préoccupées des questions de péché et de repentance, de justification et de salut. L’approche présentée
1 - Pour ne rappeler que les principaux textes  : PAPE FRANÇOIS, Evangelii Gaudium (2013), § dans cette contribution est, de fait, celle d’une théologienne catholique. Néanmoins, les interpellations
221-237 ; Laudato Si’ (2015), § 16, 70, 91-92, 117, 120, 138, 142, 240 ; Fratelli Tutti (2020), § 66 et des questions sociétales, et notamment de la crise écologique, ont conduit, depuis plusieurs décennies,
259. l’ensemble des chrétiens à se ressaisir d’une pensée sur le réel, à reprendre la doctrine de la création et
2 - Du point de vue scientifique, cette compréhension n’est pas nouvelle (par exemple, d’ESPAGNAT, à articuler, et non plus disjoindre, principe et substance (voir Conseil Œcuménique des Églises : 1989/
Bernard. 1979. À la recherche du réel, Paris, Gauthier-Villars), mais elle est encore à partager plus largement Bâle ; 2007/Sibiu ; etc.). L’apport précieux des Églises issues de la Réforme est de dénoncer l’idolâtrie
et à rendre plus commune dans la vie collective et politique. toujours possible de la nature et de rappeler la place du péché aussi dans notre rapport à la création.

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112 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ? BRIGITTE CHOLVY 113

La forme paradoxale comme structure fondamentale du croix » (Ph 2,5-8). De la forme de Dieu à celle de serviteur qui lave les pieds de
ses disciples (voir Jn 13,1-17), la descente dans la chair va jusqu’à l’humiliation
fait chrétien
de la crucifixion, supplice réservé aux esclaves, et jusqu’à l’abaissement dans la
La foi chrétienne propose, en effet, une lecture du réel qui ne se limite pas
mort, expérience radicale de finitude. Le dépouillement, la kénose, dont il est
au constat de tensions paradoxales, même situées à un niveau ontologique.
question ici se réalise sur la base d’une absence de jalousie, c’est-à-dire sans
Elle postule un réel structuré de manière paradoxale, non qu’elle aurait des
volonté de protéger ou de garder pour soi un bien, son bien, finalement son
compétences particulières, et notamment scientifiques, pour dire ce qu’il en est
être.
du réel envisagé de ce point de vue-là, mais parce qu’elle pense le réel en tant
Or, un tel comportement est exactement l’inverse de ce qu’on pense
que réel créé, donc à partir de ce qu’elle comprend de Dieu. Autrement dit,
habituellement de Dieu  : en somme, il n’est pas concevable, selon la
c’est dans sa manière de penser Dieu, comme le Père de Jésus-Christ, que la
compréhension courante humaine, que Dieu, s’il est bien Dieu, puisse agir
structure paradoxale se révèle comme fondement ou encore comme principe,
ainsi. Au cœur du fait chrétien, se trouve donc une affirmation qui peut sembler
pour approcher le réel, car d’abord pour approcher Dieu. Le paradoxe est
insurmontable à l’homme religieux  : Dieu, par définition immatériel, pur
donc bien ontologique, et bien plus qu’on ne le pense habituellement ! Et non
esprit, infini, éternel, vient « habiter parmi nous » (Jn 1,14b), c’est-à-dire dans
d’abord à partir d’une analyse du réel, mais à partir de ce qui est révélé de Dieu
la finitude de l’être créé et la fragilité humaine de la chair. C’est exactement
par et en Jésus-Christ.
à ce point qu’une décision s’impose : s’agit-il d’une contradiction impossible,
Ces affirmations obligent à évoquer quelques éléments structurants du
en même temps qu’absurde ou, au contraire, d’un paradoxe qui va faire vivre ?
christianisme pour prendre la mesure de la place du paradoxe. Nous en retenons
Les Pères de l’Église du premier millénaire avaient l’habitude de qualifier
quatre, mais à vrai dire tout peut être présenté sous le mode du paradoxe et,
l’incarnation de «  paradoxe des paradoxes  » (παραδόξος παραδόξων), ou
d’ailleurs, devrait l’être. Les deux premiers éléments qui viennent à l’esprit,
encore de «  paradoxe suprême  » (Lubac, 1999, p. 8) et considéraient cet
car ils sont les plus discutés dans les débats inter-religieux contemporains,
événement comme le cœur de « l’auto-communication que Dieu fait de lui-
sont centraux  : d’une part, la cohérence entre l’idée habituelle de Dieu et
même6 » (Rahner, 1983, p. 143) par Jésus-Christ.
l’événement de l’incarnation et, d’autre part, la cohérence entre l’affirmation
C’est pourquoi, la réflexion christologique des premiers siècles va sans
monothéiste et l’affirmation d’un Dieu trine. L’énonciation dogmatique de ces
cesse et sous divers angles s’interroger sur les conditions de possibilité pour
éléments centraux de la foi chrétienne a été fixée durant les premiers siècles
penser l’événement de l’incarnation : comment cet homme Jésus peut-il être
dans le cadre des conciles christologiques et trinitaires dont l’histoire montre
effectivement Dieu ? Ne serait-ce qu’une apparence ? Serait-il Dieu pour partie
à l’envi qu’ils ont été l’occasion, avant, pendant et après, de rudes débats.
et homme pour partie, une sorte d’intermédiaire, de créature mythologique
Au-delà des énoncés dogmatiques et néanmoins à partir de la manière de
? Inversement, s’il est Dieu, peut-il réellement subir la croix et la mort  ?
parler de Dieu comme Père de Jésus-Christ, on verra ensuite sur deux autres
Comment penser possible que soit assumée par Dieu une humanité réelle ?
cas emblématiques, eux aussi, que la structure paradoxale habite tout le réel et
Sans entrer dans la complexité et la richesse des réflexions progressivement
est le moyen de l’énoncer de la moins mauvaise manière. Ce qui est dit de Dieu
produites7, deux points nous semblent importants pour notre présent propos.
à partir de sa révélation peut d’une certaine manière être dit de tout le réel, et,
D’une part, et certes avec bien des aléas, voire même des « brigandages », la
en l’occurrence, nous proposerons quelques commentaires sur les Écritures et
ligne de force a été de demeurer dans le paradoxe, c’est-à-dire de tenir ensemble
sur des éléments d’anthropologie.
les doubles affirmations, sans être bloqué par l’apparente contradiction des
termes, ni chercher à les dépasser dans une synthèse improbable, pour aboutir,
Un Dieu qui s’incarne ; un Dieu un et trine
Concernant l’affirmation d’un Dieu qui se « fait chair » (voir Jn 1,14a), tout
est dit dans l’hymne aux Philippiens, où il s’agit de comprendre en l’imitant
6 - Rahner ajoute : « L’auto-communication divine signifie que Dieu peut se communiquer en personne
« les dispositions qui sont dans le Christ Jésus […] lui qui, ayant la condition à ce qui n’est pas Dieu, sans cesser d’être la réalité infinie et le mystère absolu, et sans que l’homme cesse
de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu ; […lui qui] s’est d’être l’étant fini, distinct de Dieu » (ibidem).
anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes ; 7 - Un autre élément paradoxal pourrait être développé ici, à savoir que le Verbe éternel (« engendré,
[…lui qui] s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la non pas créé » selon le Credo), est non seulement le Verbe qui s’est incarné, mais aussi le Verbe devant
s’incarner : autrement dit, l’événement de l’incarnation est à la fois historique et éternel.

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114 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ?
lors du concile de Chalcédoine en 451, à cette affirmation qui est comme le
résumé de toute la réflexion christologique : « Un seul et même Fils, notre
Seigneur Jésus-Christ, […] le même, Dieu vraiment et homme vraiment […]
sans confusion ni changement, sans division ni séparation » (Sesboüé, 1982,
pp. 136-137, p.140). La puissance heuristique de cette confession de foi est
tout entière contenue dans le «  et », à condition de le comprendre comme
indépassable, comme l’indiquent avec précision les quatre adverbes.
Le second point à retenir permet d’éclairer la démarche de dogmatisation. En
effet, que ce soit en verrouillant la pensée sur la contradiction ou que ce soit
en cherchant à produire une synthèse dépassant (ou encore «  sursumant  »)
la double affirmation, c’est bien à partir de ces blocages de la pensée que
s’élaborent ce que l’on appelle les « hérésies »8. L’étymologie du terme d’ailleurs
le confirme : αἳρεσις est l’action de choisir en absolutisant l’un des termes
et en oubliant l’autre. Autrement dit, c’est en refusant, soit par impossibilité
de l’intellect, soit par enfermement dans des préjugés ou des idées préconçues
(reçues d’ailleurs), de demeurer dans le paradoxe, qu’il y a dérive de la ligne
orthodoxe : la droite (ortho) ligne est celle qui met à côté/côte à côte (para)
des affirmations opposées, ce qui, on peut aisément en convenir, est en soi
paradoxal.
Dans le même temps qu’était déployée cette compréhension christologique,
la question concomitante portait sur Dieu lui-même, car «  la question sur
l’être vrai-Dieu de Jésus engage celle de l’être-Dieu de Dieu » (Sesboüé, 1982,
p. 94). Qui est Dieu au regard de celui dont on affirme qu’il est « le Fils »,
Dieu dont on continue pourtant d’affirmer l’unicité, dans l’héritage plénier du
monothéisme juif ? Revenons à l’hymne de l’épître aux Philippiens qui, après
l’affirmation de la kénose du Christ Jésus, poursuit en déclarant que « Dieu l’a
exalté », en le ressuscitant, qu’il l’a « doté du Nom qui est au-dessus de tout
nom », de sorte que tout et tous s’inclinent devant lui comme on le fait devant
Dieu seul, et qu’il est le « Seigneur, à la gloire de Dieu le Père » (citations de
Ph 2,9-11). En effet, les évangiles rapportent que Jésus, durant sa vie terrestre,
appelait Dieu « mon Père ». Cette qualification allait plus loin que « père de
l’univers », au sens de créateur de l’univers et garant de la fécondité de la terre ;
plus loin qu’«  être suprême  », tel que de nombreuses traditions religieuses
le disent ; plus loin aussi que la réserve des Écritures juives parlant de Dieu
comme du Sauveur qui libère son peuple de l’esclavage, qui est fidèle en toutes
circonstances et l’invite à l’aimer (cf. Dt 6,4) ; ce Dieu, Sauveur et Créateur,
8 - En christologie, les hérésies (docétisme, adoptianisme, arianisme, nestorianisme, monophysisme,
monothélisme, etc.) sont toujours des choix consistant à privilégier l’un des termes, soit « Dieu vraiment »
soit « homme vraiment ».
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
BRIGITTE CHOLVY 115
Époux du peuple d’Israël, ce dernier pouvant alors être appelé fils et avec qui
l’alliance est établie par la parole.
En fait, les évangiles disent davantage lorsqu’ils pointent vers un Jésus qui
vit une familiarité confiante avec Dieu, son Père, au point qu’au moment de
l’agonie l’auteur de l’évangile de Marc précise : « Et il disait : ‘Abba, Père, à
toi tout est possible ; écarte de moi cette coupe. Pourtant, non pas ce que je
veux, mais ce que tu veux’ » (Mc 14,36). L’évangile de Jean exprime ce lien
unique, tout particulièrement en deux occasions en précisant que les œuvres
de l’un sont les œuvres de l’autre (Jn 5,19-20.26-27.30) et que qui voit l’un
(sur les routes de Galilée), voit l’autre (qui est aux cieux) (Jn 14,6-11). On
doit également prendre acte que, très tôt, une définition de Dieu s’impose
parmi les chrétiens : il est « le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ » (Rm
15,6 ; 2Co 15,3, etc.). Enfin, cette compréhension de Dieu implique qu’il soit
« Notre Père », ce qui entraîne l’affirmation d’une fraternité humaine qui n’a
plus rien à voir ni avec le clan, ni avec la famille, ni avec la nation, ni même
avec la religion9.
La divinité de Jésus fut fixée au concile de Nicée en 325 par le biais du terme
« consubstantiel », celle de l’Esprit fut acquise au concile de Constantinople I
en 381. Mais, de fait, en affirmant la divinité de Jésus, tenir l’unicité de Dieu,
à laquelle on est pourtant fermement attaché, devient difficile. La question est
alors : comment penser (et pas seulement confesser) la divinité de Jésus dans
une perspective monothéiste ? La question ne porte pas sur la qualification de
chacun : Père, Fils et Esprit ; la désignation des trois noms est biblique (par
exemple : Mt 28,19) et est acquise : Dieu est Père et Jésus Fils dans l’unité
de l’Esprit Saint. En exprimant la divinité de Jésus, il faut arriver à penser
le « trois en un/un en trois », sans tomber ni dans trithéisme (penser trois
dieux ferait perdre l’affirmation monothéiste) ni dans l’adoptianisme (le Fils
est Dieu depuis toujours, il n’a pas été « un jour » adopté par Dieu), ni dans le
modalisme (ni le Père ni le Fils ni l’Esprit ne sont des modes d’apparaître de la
divinité en fonction d’une action divine), ni dans le subordinatianisme (le Fils
et l’Esprit ne sont que les mains de Dieu, ce qui ferait perdre la parfaite égalité
des trois)10. Le paradoxe divin est que Dieu est un et que, en même temps,
9 - Voir Fratelli Tutti (2020) du pape François et Ga 3,26-28.
10 - À ce point, on pourrait rappeler un autre paradoxe, à la suite de l’effort fait par toute la Tradition
pour penser « trois quoi ? » (voir AUGUSTIN, De Trinitate, (vers 400), Livre VII, chapitre IV, §7 et
9), et aboutissant à définir la notion de personne (persona//hypostasis ; voir le concile de Chalcédoine),
à condition toutefois de la comprendre comme relation (« relations subsistantes » dira THOMAS
D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 29, a. 4, resp. (vers 1270)) et non pas d’abord comme « substance
individuelle de nature raisonnable », telle que Boèce le proposait (vers 500) et telle que la compréhension
commune l’a depuis retenue.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
116 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ?
l’altérité n’est pas seulement de manifestation, mais elle est ontologique : il y a
de l’altérité en Dieu Lui-même, ce que révèle son auto-communication.
La structure du paradoxe est donc centralement présente et dans la
compréhension et de Dieu et de Jésus-Christ et donc dans la confession de foi
chrétienne. Ces deux cas majeurs permettent aussi de mesurer à quel point il
ne peut être question de sortir du paradoxe, ce que nous avons formulé avec le
terme johannique de « demeurer » (par exemple Jn 15,10).
Des Écritures saintes et humaines ; un humain, néant et image
De tels énoncés à propos de Dieu, c’est-à-dire une telle théologie, ne peuvent
qu’avoir des conséquences dans toutes les directions : dans la compréhension
du réel en tant qu’il est créé, et particulièrement dans la compréhension des
médiations, notamment dans le statut des Écritures saintes, et finalement dans
la compréhension de l’être humain, donc dans l’anthropologie.
Concernant les Écritures, l’exégète et théologien Paul Beauchamp (1925-
2001) rappelle les paradoxes qui caractérisent le livre  et même, on pourrait
dire, le définissent :
La Bible est Parole de Dieu et elle est parole d’homme. […]. La Bible est
un livre multiple, mais elle est aussi un livre un. Une vérité, mais beaucoup
d’aspects et, dans une certaine mesure, des contradictions. [Elle est] le livre
d’un peuple, le livre d’une Église (avec ses divisions) et pourtant message
universel, livre de tous les hommes. […]. La Bible est un livre véridique, mais
pourtant ses interprétations sont diverses ; […] la Bible comporte l’Ancien et
le Nouveau Testament (Beauchamp, 1987, pp. 11-12)11.
Mais il ne suffit pas de poser ces paradoxes, Beauchamp affirme qu’il faut aussi
les goûter :
Dans ces formules, pour chacun de ces contrastes, le mot important, c’est et.
Un contraste ou un paradoxe est toujours quelque chose d’inconfortable. C’est
pourquoi on essaie spontanément de s’en débarrasser. Par exemple, entre ‘livre
de Dieu’ et ’livre de l’homme’, on est tenté de choisir. Or, justement, ces deux
aspects ne doivent pas s’exclure l’un l’autre et c’est leur union qui est belle
(ibidem).
Selon ce point de vue sur les médiations, on pourrait développer une
réflexion sur le caractère paradoxale des sacrements. Dans les limites de cette
contribution, nous préférons nous concentrer sur un autre thème, qui est
loin d’être le dernier, et qui s’impose dans le dossier  qui nous occupe : la
11 - C’est l’auteur qui souligne.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
BRIGITTE CHOLVY 117
nécessité d’une approche paradoxale dans la compréhension de l’être humain12.
Un des théologiens du XXe siècle qui a probablement le plus réfléchi à cette
approche est le jésuite Henri de Lubac (1896-1991). On trouve le pivot de
sa réflexion dans la troisième partie du Mystère du Surnaturel publié en 1965
qui, aux dires de Sesboüé, constituent avec leur «  traitement […] long et
privilégié du thème du paradoxe, […] un des très grands traités contemporains
d’anthropologie chrétienne  » (Sesboüé, 1992, p. 402). Quatre chapitres la
composent successivement titrés : « le paradoxe chrétien de l’homme », « le
paradoxe ignoré des gentils », « le paradoxe nié par le bon sens » et « le paradoxe
surmonté dans la foi ». Lubac y soutient une série de points de vue dont il
admet le caractère improbable, voire indéfendable sous mode argumentatif, et
pourtant dont il affirme le caractère réel et réaliste.
Tout d’abord, s’il s’agit de reconnaître l’appartenance de l’humain au monde
animal comme une espèce parmi beaucoup d’autres. Il s’agit dans le même temps
de différencier la « nature humaine » de celle des autres créatures (chapitre VI),
ce qui conduit à considérer les marques de son caractère spirituel : en premier,
l’ouverture à l’universel, à l’infini et à l’éternité, autrement dit le fait qu’une
créature finie soit capable d’infini, qu’une créature mortelle soit orientée vers
l’éternité (chapitre VII) ; en second, l’intelligence, capable de tout connaître,
capable de « devenir en quelque sorte tout par la connaissance », ce qui suppose
un rapport personne/monde d’inclusion réciproque (l’humain peut penser le
monde en étant pourtant un des éléments de ce monde), de critiquer toutes
les représentations, à condition de ne pas se satisfaire des limites imposées par
le bon sens (chapitre VIII) ; en troisième, le désir constant de dépassement
et de franchissement des limites, de « transcendance illimitée », ce que Lubac
précise en parlant de l’« ouverture congénitale sur l’universel » et de la « relation
immédiate à Dieu » (chapitre IX). Nous avons eu l’occasion de résumer ainsi le
propos anthropologique lubacien centré sur le paradoxe :
La nature humaine, bien qu’étant une nature parmi les autres, est un cas
unique car spirituelle ; la nature humaine, bien que finie, a une finalité infinie ;
la nature humaine, bien que n’en ayant pas les moyens en elle-même, a le désir
d’un achèvement au-delà d’elle-même et qu’elle veut recevoir (Cholvy, 2016,
p. 238)13.
12 - Nous nous permettons de renvoyer ici à un développement plus conséquent de notre réflexion dans
CHOLVY, Brigitte. 2016. Le surnaturel incarné dans la création. Une lecture de la théologie du surnaturel
d’Henri de Lubac. Paris, Éditions du Cerf. Coll. « Cerf Patrimoines », « Études lubaciennes », X. p.
227-248.
13 - Il n’est pas nécessaire pour le présent propos de s’attarder sur le terme de «  nature  », qui dans
d’autres réflexions mériterait de nombreux ajustements.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
118 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ?
Si Lubac tenait à ce que ses réflexions puissent être entendues hors du cercle
chrétien, il estimait dans le même temps que seule la foi chrétienne, et en ce
qui le concernait l’expression catholique de la foi, pouvait rendre intelligible ce
qui est exprimé là et permettre de demeurer dans ces paradoxes. Ainsi, outre
les lignes majeures d’une anthropologie, Lubac délivre aussi la méthode : cela
n’est intelligible que « dans et par la foi » (chapitre IX).
En effet, cette compréhension de l’humain comme structurellement paradoxal
évoque une compréhension philosophique : la personne humaine envisagée
comme possession de soi et sortie de soi, et une compréhension théologique :
l’être humain à la fois néant et image. Quelques lignes du Mystère du surnaturel
redisent le paradoxe qu’est l’être humain en termes bibliques :
De là, chez cette créature à part, cette ‘constitution ontologique instable’, qui
la fait à la fois plus grande et plus petite qu’elle-même. De là cette sorte de
déhanchement, cette mystérieuse claudication, qui n’est pas seulement celle du
péché, mais d’abord et plus radicalement celle d’une créature faite de rien, qui,
étrangement, touche à Dieu […] à la fois indissolublement ‘néant’ et ‘image’ ;
radicalement néant et pourtant substantiellement image […]. Par sa création
même l’homme est ‘compagnon d’esclavage’ de toute la nature  ; mais en
même temps, par son caractère d’image […], il est ‘capable de la connaissance
bienheureuse’(Lubac, 2000, p. 149).
Comme on le voit, Lubac maintient les paradoxes  ; on peut même dire
qu’il y installe la pensée. Mais il reconnaît aussi le caractère impensable,
inconceptualisable, du paradoxe anthropologique, comme d’ailleurs de tous
les autres paradoxes. Comment une créature finie et qui reste finie peut-elle
avoir une finalité infinie ? Cela a échappé aux mystiques naturelles comme aux
philosophies antiques, de même qu’à la pensée commune comme à la pensée
matérialiste. Toutes recherchent l’équilibre, alors qu’ici il s’agit de mettre en
exergue le boitillement, la «  mystérieuse claudication  ». En outre, aucune
n’arrive ni à imaginer ni à penser réellement le vraiment nouveau que le fait
chrétien annonce, à savoir que celui qui a eu un commencement soit appelé
à la béatitude éternelle, dont la forme pratique est détaillée dans le texte des
Béatitudes en Mt 514.
Apparaît ici un autre critère permettant d’avancer dans la compréhension de la
pertinence du paradoxe. La nécessité de penser « dans et par » la foi se voit, en
effet, complétée par la nécessité de penser « à partir » de la fin : à partir de ce
à quoi tout le créé est promis, donc, pour ce qui est des êtres humains, de ce
14 - Texte paradoxal s’il en est, puisque est déclaré « heureux maintenant » celui qui objectivement est
dans le malheur (et cela sans la moindre once de masochisme !).
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
BRIGITTE CHOLVY 119
que Lubac appelle dans son vocabulaire propre « leur destinée surnaturelle »,
ce qui sous-entend une anthropologie de destinée et une compréhension
spécifique de la vie spirituelle :
Toute pédagogie spirituelle est à base d’équivoque. Elle prend appui […] sur
une expérience sensible, une notion coutumière, un désir immédiat, un fait de
la vie quotidienne et banale, afin de faire entrevoir une réalité d’un tout autre
ordre, vers laquelle il n’est point de passage logique. Tout cela sert, non de
prémices, mais de tremplin. Il s’agit de susciter non une progression horizontale,
mais un mouvement vertical, ce mouvement même que les Anciens appelaient
‘anagogie’ et que de nos jours on appelle quelquefois ‘transcendance’. […]
Or, il se trouve, chose merveilleuse, qu’il y a dans celui auquel on s’adresse
quelque complicité cachée, quelque disposition secrète et quelque mystérieuse
attirance, qui rend, au moins en certains cas, l’équivoque efficace (Lubac, 1999,
pp. 157-158)15.
En conclusion de cette première étape, il apparaît, à partir de divers niveaux
d’analyse (et on est loin de les avoir tous évoqués), que le paradoxe est
structurel. Cette place majeure conduit à reprendre à nouveaux frais son sens
fondamental.
Structure fondamentale, bonne, indépassable : comment
y demeurer ?
Si cette structure est fondamentale et fondatrice, comme on a tenté de le
montrer dans les lignes ci-dessus, on saisit qu’il faut en reprendre la définition.
Penser autrement
Avant de proposer une autre définition, retenons de ce qui précède que le
mot-clé du comportement ajusté au paradoxe est d’y demeurer et non de le
fuir, en estimant soit qu’il s’agirait d’un dilemme, ce qui sous-entendrait
l’impossibilité de choisir, soit qu’il s’agirait d’une contradiction ou d’une
antinomie, ce qui sous-entendrait que le choix s’opérerait par l’élimination de
l’un des deux termes. Mais demeurer consiste également à refuser l’opération
de synthèse qui suppose qu’il est possible de tirer une autre affirmation de la
double affirmation posée. Tous ceux qui ont réfléchi à la figure du paradoxe
ont, d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire avec plus ou moins de netteté,
15 - Extrait de Nouveaux Paradoxes, 1955.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
120 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ?
refusé le mouvement de la dialectique hégélienne16. En effet, la synthèse, qui
a pour objectif le dépassement (aufhebung) de l’opposition contradictoire,
permet certes de ne pas se bloquer sur le simple ou bien/ou bien propre
à l’entendement, et a le mérite de se présenter comme la possibilité d’une
solution, d’une résolution, d’une « sursomption », qui reste toutefois souvent
spéculative, à partir du renversement dialectique négatif de l’un dans l’autre
des membres de l’antinomie. Une telle démarche manifeste un réel optimisme
et une grande confiance dans les capacités de la pensée puisqu’il est supposé
possible de supprimer l’opposition, en la dépassant et en produisant une
synthèse conciliatrice.
Or, les questions théologiques abordées précédemment et la manière de les
considérer laissent entendre que, non seulement les deux termes du paradoxe
sont à maintenir sans chercher de résolution, certes en les mettant en dialogue
l’un avec l’autre17, mais que la prise en considération de la double affirmation
doit aussi conduire à « briser les catégories de notre intelligence naturelle »
(Lubac, 2000, p. 276). En fait, la prise au sérieux du paradoxe entraîne une
mise en cause fondamentale de la raison. Devant le paradoxe, il s’agit non de
chercher une résolution, mais de se laisser mettre au «  défi de penser plus
et autrement  », car ce que le paradoxe met en question, c’est «  un mode
de penser soumis à l’exigence de cohérence logique, c’est-à-dire la fois de
non-contradiction et de totalité systématique  » (Ricœur, 1996, p. 13). Le
philosophe Ricœur pose cette affirmation à propos de la question du mal et de
l’ambition de solution que prétend offrir la théodicée, justement pour sortir du
paradoxe ; il nous semble pertinent d’étendre sa proposition à tout paradoxe.
16 - En la matière, le vis-à-vis de Hegel, ou plus précisément de l’hégélianisme, est bien entendu S.
Kierkegaard, notamment dans KIERKEGAARD, Søren. 1973 [1844]. Les Miettes Philosophiques [Phi-
losophiske smuler]. In : Œuvres complètes, VII, p. 49. Trad. française de TISSEAU, Paul-Henri et JAC-
QUET-TISSEAU, Elsa-Marie. Paris, Éd. de l’Orante (20 vol. 1966-1986). Autre traduction par PETIT,
Paul. 1996 [1947]. Paris, Seuil. Coll. « Points essais » : le philosophe danois noue le paradoxe chris-
tologique (« un dieu qui vient dans le temps ») au paradoxe humain de l’existence, de la décision dans
« l’instant » et de l’épreuve de la vie.
17 - Certains théologiens et non des moindres ont privilégié l’option du dialogue entre les deux membres
de la double affirmation. Ainsi Romano GUARDINI (1885-1968) la défend dans Der Gegensatz. Versuche
zu einer philosophie des Lebendig-Konkreten, Mayence, Grünewald, 1925 (en français : La polarité. Essai
d’une philosophie du vivant concret. Trad. française de GREISCH, Jean et TODOROVITCH, Françoise.
Paris, Éditions du Cerf, 2010). Emilio Brito recensant la traduction de 1985 de cet ouvrage précise l’im-
portance que Guardini attachait à la « méthode dialogale », à la « discussion » en vue de la « construc-
tion d’une unité concrète » et d’une recherche de « sagesse et de mesure », basée sur la conviction de
l’existence d’un centre où les oppositions coïncideraient (voir Brito, 1987, p. 498). On peut discerner
dans cette perspective guardinienne une recherche de conciliation concrète qui, tout en maintenant les
polarités, est légèrement différente de celle que nous défendons ici, étant bien entendu que l’option du
dialogue est la base commune.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
BRIGITTE CHOLVY 121
Cette manière d’envisager les choses va au-delà de la proposition de « contenir
la tension paradoxale sans y renoncer »18. En l’occurrence, « contenir » ne peut
suffire, si contenir a pour objectif d’éviter d’être débordé, car il s’agit justement
que la pensée se laisse excéder par plus grand qu’elle. C’est là un des éléments
de la beauté du paradoxe : la forme même de l’énonciation invite la pensée
à passer à plus grand, à aller au large19 et donc, dans une certaine mesure, à
signer l’échec de la pensée seule, en tout cas de la pensée logique. Refusant
d’être démuni face à cet échec, Ricœur propose une méthode. Si l’énigme
initiale du paradoxe débouche forcément sur une aporie, c’est :
une difficulté terminale produite par le travail même de la pensée. Ce travail
n’est pas aboli, mais inclus dans l’aporie. C’est à cette aporie que l’action et la
spiritualité sont appelées à donner non une solution, mais une réponse destinée
à rendre l’aporie productive, c’est-à-dire à continuer le travail de la pensée dans
le registre de l’agir et du sentir (Ricœur, 1996, p. 39)20.
Agir et sentir autrement ?
Un retour à l’étymologie du terme paradoxe peut être utile à ce stade de la
réflexion. Les dictionnaires la fournissent en précisant que les deux termes
grecs qui composent ce mot sont para qui signifie «  à côté  » et doxa qui
signifie « opinion, croyance ». Le paradoxe est donc ce qui est « contraire à
l’opinion commune  ». Rien d’erroné à cela, sinon que, dans le vocabulaire
néo-testamentaire notamment21, le terme doxa ne signifie jamais « opinion ».
La δόξα c’est la bonne opinion et, en fait, l’honneur, l’estime et finalement
la gloire et le verbe δοξάζω signifie glorifier, rendre gloire, honorer, vanter,
louer, célébrer22. Voilà que d’opinion, on passe à gloire et que, dans bien des
cas, il va s’agir de voir la gloire ou encore que la gloire soit manifestée. Para-
doxa, s’il peut signifier « contraire à l’opinion », peut donc aussi vouloir dire
ce qui est « auprès de la gloire ». Mais il ne faut toutefois pas perdre le double
sens de doxa et peut-être suggérer que la gloire (doxa au sens du Nouveau
Testament) est ce qui va à l’encontre (para) de l’opinion/fausse apparence
18 - Voir introduction du dossier.
19 - Voir Lc 5,4a et son fameux duc in altum.
20 - C’est l’auteur qui souligne.
21 - On relève de nombreuses occurrences du substantif comme du verbe dans le NT. On ne retient que
quelques cas significatifs pour notre propos pris dans l’évangile de Jn : Jn 11,4 (la gloire de Dieu) ; Jn
12,16 (quand Jésus eut été glorifié) ; Jn 14,12 (le Père glorifié dans le Fils).
22 - Voir le Dictionnaire Grec-Français du Nouveau Testament, Alliance biblique universelle.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
122 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ? BRIGITTE CHOLVY 123

(doxa au sens courant)23. reconnaître comme un fait inévitable, non pas seulement en prendre son parti,
Le paradoxe pourrait donc bien être, non pas seulement deux affirmations mais aimer qu’il en soit ainsi. En être heureux. Adhérer à ce Vouloir divin
contradictoires, ni même une double affirmation, mais ce qui se manifeste (Lubac, 1999, p. 120)24.
de manière cachée, en opposition avec ce que paraît signifier l’apparition.
C’est donc une interrogation radicale sur le voir, entre le voir premier : une Ainsi, une perspective chrétienne, informée par le fait chrétien et la recherche,
contradiction, qui peut être une simple apparence, et le voir second  : une certes toujours incertaine, du «  vouloir divin  », prend position par rapport
unité, qui révèle quelque chose d’autre, caché sous le voile de l’apparence. au choix du dépassement des paradoxes par des équilibres, même s’ils sont
C’est dans son mode d’énonciation même que le paradoxe invite à ce double inévitablement précaires, ou des synthèses, qui peuvent ne pas se détacher
regard : si la contradiction est objectivement là et, dans un premier temps, de l’idéalisme. L’attention à ce que nous avons appelé «  un autre niveau
conduit à l’aporie, demeurer face, ou plutôt dans, le paradoxe peut permettre de réalité  », c’est-à-dire à une compréhension spirituelle de la réalité, peut
de découvrir la réalité énoncée sous le mode du paradoxe qui est proche du permettre d’expérimenter, voire d’apprécier, de demeurer dans le paradoxe,
musterion, ce qui est caché et qui, en même temps, découvre l’essentiel. même si c’est en butte à la dure nécessité de survivre et au désir de résolution
Il s’agirait donc de voir la gloire en tant qu’elle est cachée dans un énoncé de l’entendement. Paradoxalement, ce qui pourrait être perçu comme une
contradictoire, gloire, qui n’est pas une manifestation puissante ou évidente humiliation est en fait une bonne nouvelle, et cela ne concerne pas que les
et qui s’imposerait, mais qui, au contraire, est une gloire qui apparaît sous process théologiques, mais bien la vie commune, à la fois personnelle et
son contraire : un nouveau-né dans une mangeoire, un condamné subissant le collective.
supplice de la croix, une Église faite de pécheurs, et bien d’autres affirmations
Brigitte CHOLVY
qui sont, malgré toutes leurs apparences contradictoires, la présence même de
Dieu à ce monde, en somme Sa gloire.
Trois derniers éléments peuvent être mentionnés en reprise de ces propositions.
Comme on le voit, ce n’est pas seulement la complexité de la réalité qui est
pointée ici, mais son mystère, c’est-à-dire sa capacité à manifester quelque
chose de Dieu. Seul un changement de regard sur la réalité elle-même
peut permettre de réaliser ce déplacement. Il s’agit en somme de convertir
son regard en percevant l’inversion entre grandeur et misère, entre croix et
puissance, entre folie et sagesse, à l’école de Jésus. Mais cette nouvelle vision
n’est jamais acquise une fois pour toutes, et les paradoxes comme la structure
paradoxale, non seulement nécessitent de voir autrement le présent, mais aussi
de le voir à partir d’une plénitude de significations toujours visée et jamais
définitivement atteinte. Autrement dit, le réalisme du paradoxe, sa profondeur
et sa performativité ne peuvent s’approcher qu’à partir de ce qui est visé,
simplement en demeurant dans la bonne nouvelle qu’ils signifient.
On l’aura compris au fil des pages, Henri de Lubac est un guide précieux pour
aborder le thème du paradoxe ; on conclura donc avec lui :
Il faut admettre, il faut croire que, dans le domaine humain, les incompossibles
sont complémentaires. Il faut que cela devienne en nous persuasion profonde,
déterminant la conduite et les dispositions intimes. Non pas seulement le

24 - Extrait de Nouveaux Paradoxes, 1955. La majuscule est de l’auteur. Le terme « incompossible » n’est
23 - C’est une suggestion de Karl BARTH dans son commentaire de l’Épître aux Romains paru en 1922 pas d’un usage fréquent. Les dictionnaires rappellent en général la définition du Dictionnaire de Trévoux
(trad. en français chez Labor et Fides, 1972, p. 118) analysée par Franco Gomes, 2005, p. 338. (XVIIIe siècle) : est dit incompossible ce « qui se détruit réciproquement, qui ne peut exister ensemble ».

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

124 DOSSIER - LES FORMES PARADOXALES DU RÉEL : UNE « BONNE NOUVELLE » ?
Bibliographie
AUGUSTIN. 1955. Œuvres de saint Augustin.
15. La Trinité (Livres I-VII). I. Le Mystère. Trad.
française de MELLET, Marcellin et CAMELOT,
Pierre-Thomas. Paris, Desclée de Brouwer. Coll.
« Bibliothèque augustinienne. 2e série, Dieu et
son œuvre ».
BARTH, Karl. 1972 [1922]. L’Épître aux Romains
[Der Römerbrief]. Trad. Française de JUNDT,
Pierre. Genève, Labor et Fides.
BEAUCHAMP, Paul. 1987. Parler d’Écritures
saintes. Paris, Seuil.
BRITO, Emilio. 1987. Romano Guardini, Der
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Lebendig-Konkreten. Postface de H.-B. Gerl.
1985, Revue théologique de Louvain, 18e année,
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CHOLVY, Brigitte. 2016. Le surnaturel incarné
dans la création. Une lecture de la théologie
du surnaturel d’Henri de Lubac. Paris, Éditions
du Cerf. Coll. « Cerf Patrimoines », « Études
lubaciennes », X.
ESPAGNAT, Bernard d’. 1979. À la recherche du
réel. Paris, Gauthier-Villars.
FRANCO GOMES, Vitor. 2005. Le paradoxe du
désir de Dieu. Étude sur le rapport de l’homme
à Dieu selon Henri de Lubac, Paris, Éditions du
Cerf. Coll. « Études lubaciennes » IV.
PAPE FRANÇOIS. 2013. La Joie de l’Évangile.
24 novembre 2013, exhortation apostolique
Evangelii Gaudium. In : La Documentation
catholique, 2013/1, n° 2513, pp. 6-83.
PAPE FRANÇOIS. 2015. Lettre encyclique
Laudato Si’ du Saint-Père François sur la
sauvegarde de la maison commune. Saint-
Maurice (Suisse), Éditions Saint-Augustin.
PAPE FRANÇOIS. 2020. Fratelli tutti : sur la
fraternité et l’amitié sociale : lettre encyclique.
Montrouge, Bayard, Paris, Mame et Éditions du
Cerf.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
GUARDINI, Romano. 2010 [1925]. La polarité.
Essai d’une philosophie du vivant concret [Der
Gegensatz. Versuche zu einer philosophie des
Lebendig-Konkreten. Mayence, Grünewald]. Trad.
française de GREISCH, Jean et TODOROVITCH,
Françoise. Paris, Éditions du Cerf, 2010.
KIERKEGAARD, Søren. 1973 [1844]. Les Miettes
Philosophiques [Philosophiske smuler]. In :
Œuvres complètes, VII. Trad. française de
TISSEAU, Paul-Henri et JACQUET-TISSEAU, Elsa-
Marie. Paris, Éd. de l’Orante. Autre traduction
par PETIT, Paul. 1996 [1947]. Paris, Seuil. Coll. «
Points essais ».
LUBAC, Henri de. 1999 [1946]. Paradoxes. In :
Œuvres complètes, vol. XXXI. Paris, Éditions du
Cerf. Coll. « Exergue ».
LUBAC, Henri de. 2000 [1965]. Le mystère du
surnaturel. In : Œuvres complètes, vol. XII. Paris,
Éditions du Cerf. Coll. « Exergue ».
RAHNER, Karl. 1983. Traité fondamental de la
foi [Grundkurs des Glaubens, Einführung in den
Begriff des Christentums. Fribourg-en-Brisgau,
Herder, 1976]. Trad. française de JARCZYK,
Gwendoline. Paris, Le Centurion.
RICŒUR, Paul. 1996. Le mal : un défi à la
philosophie et à la théologie [conférence donnée
en 1985], Genève, Labor et Fides.
SESBOÜÉ, Bernard. 1982. Jésus-Christ dans la
Tradition de l’Église. Paris, Desclée. Coll. « Jésus
et Jésus-Christ », 17.
SESBOÜÉ, Bernard. 1992. Le surnaturel
chez Henri de Lubac. Un conflit autour d’une
théologie. RSR 80/3, p. 373-408.
THOMAS D’AQUIN. 1950. Somme théologique.
La Trinité. Tome premier, 1a. Questions 27-32.
Trad. française de DONDAINE, Hyacinthe-
François. Paris, Tournai, Rome, Desclée et Cie.
VARIA
R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B R E 2 0 2 2 - PAG E S 1 2 9 / 1 3 8QUIVIGER
PIERRE-YVES 129

Comment conjuguer les disciplines

scientifiques ?
Intervention du 17 juin 2021, UR Confluence
Sciences et Humanités, UCLy
Pierre-Yves QUIVIGER
Institut des Sciences Juridiques et Philosophiques de la Sorbonne
[UMR 8103]
UFR de philosophie – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
France

Résumé
Dans cette retranscription de conférence, l’auteur part de sa propre expérience de
philosophe du droit pour définir l’interdisciplinarité comme un dialogue entre
disciplines reposant sur des piliers épistémologique et intersubjectif. Il convient
toutefois de distinguer trois conceptions différentes. La pluridisciplinarité (ou
multidisciplinarité) associe plusieurs disciplines, chacune demeurant autonome.
L’interdisciplinarité constitue quant à elle une approche dynamique car les
disciplines y voient leur manière d’appréhender un objet être modifiée par la
confrontation avec les usages d’une autre discipline. Enfin, la transdisciplinarité
traverse plusieurs disciplines mais elle les transcende également en œuvrant à
la construction d’une nouvelle méthodologie. Le hiatus observable entre les
préoccupations interdisciplinaires exprimées par beaucoup d’équipes de recherche
et le peu de pratiques concrètes s’explique par différentes raisons que l’auteur
détaille, avant de souligner que l’interdisciplinarité demeure un défi ambitieux et
exigeant.

Discipline : PHILOSOPHIE DU DROIT

Mot-clefs : INTERDISCIPLINARITÉ, PLURIDISCIPLINARITÉ, TRANSDISCIPLINARITÉ.

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

130 VARIA - COMMENT CONJUGUER LES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES ?
A
vant toute chose, je voudrais vous remercier pour votre
invitation, pour votre confiance et vous dire le plaisir que j’ai à
revenir à Lyon. Je voudrais d’emblée préciser le cadre de mon
intervention et dire que le titre extraordinairement ambitieux
de mon propos n’est pas de moi ! Pour ma part, je dirais plutôt
«  Comment essayer de conjuguer les disciplines scientifiques  ?  » car il me
semble que cette conjugaison n’est pas toujours possible, ni même d’ailleurs
toujours souhaitable, mais surtout qu’elle est toujours difficile et que, déjà,
l’essai, la tentative, sont en tant que tels, de belles réussites. Autre précision
concernant mon intervention, et qui sera la dernière, il me faut expliciter
« d’où je parle », comme on disait dans les années 1970, autrement dit ce qui
dans mon parcours peut légitimer que je vienne devant vous partager mon
expérience, conformément à ce que m’a demandé Valérie Aubourg. Je cite
son mail du 31 mai 2021  : «  un propos assez libre prenant à la fois appui
sur vos expériences de l’interdisciplinarité, votre représentation et ce que vous
avez pu constater depuis votre observatoire du HCERES1  ». Mon propos
sera donc, afin de respecter la demande, inséparable de ma propre expérience
et il est donc à la fois subjectif et éminemment discutable. Mes remarques
s’ordonneront selon les trois points énoncés par Valérie Aubourg  : 1) mon
expérience ; 2) ma représentation, autrement dit une théorie un peu générale
de l’interdisciplinarité ; 3) ce que j’ai pu observer dans les différentes unités et
MSH dont je me suis occupé en tant que conseiller scientifique.
Ma propre expérience
Mon expérience de l’interdisciplinarité est ancienne si l’on entend par là,
a minima, un dialogue entre disciplines, un écart par rapport à une vision
des disciplines que l’on pourrait qualifier de « tubulaire » dans la mesure où
chacune fonctionne en vase clos. J’ai souvenir d’avoir été marqué, très jeune
– j’étais en khâgne au Lycée du Parc –, par la célèbre phrase de Canguilhem
dans Le normal et le pathologique – une singulière thèse de… médecine –,
citée en cours par Philippe Choulet, mon professeur de philosophie  : «  la
philosophie est une réflexion pour qui toute matière est bonne, et nous dirions
volontiers pour qui toute bonne matière est étrangère ». Cela ne veut pas dire
que la philosophie doive se résumer à l’épistémologie des autres disciplines
– comme toute discipline, la philosophie a aussi besoin d’un développement
disciplinaire, via la métaphysique, la logique, la phénoménologie, la théorie
de la connaissance – mais cela veut dire qu’être philosophe c’est aussi, et
c’est principalement, pour certains secteurs de la philosophie, sortir de la
1 - Haut Conseil de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PIERRE-YVES QUIVIGER 131
philosophie pour y mieux revenir. Ce dialogue avec d’autres disciplines est
devenu central dans mes recherches par la suite : après l’agrégation, j’hésitais
entre la philosophie des mathématiques et la philosophie du droit, donc
entre deux spécialités au point de rencontre entre la philosophie et une autre
discipline et, optant finalement pour la philosophie du droit, je me suis engagé
dans ce qui, encore aujourd’hui, me semble une condition nécessaire pour que
puisse advenir une véritable interdisciplinarité, à savoir un double cursus : en
philosophie et en droit. J’étais à la fois en thèse de philosophie et en licence
de droit – donnant parfois le matin un cours à l’UFR de philosophie de Paris
1 et suivant l’après-midi un cours à l’UFR d’études juridiques générales de la
même université. Certes, comme l’avait dit Jean-François Revel avec un ton
sarcastique dans un amusant pamphlet largement oublié aujourd’hui, Pourquoi
des philosophes  ?, le niveau d’études suivi dans la seconde discipline par les
philosophes qui font cet effort est souvent sommaire et le temps manque pour
aller jusqu’au bout de deux cursus (même si certains y arrivent et ont ainsi deux
thèses), mais il n’en demeure pas moins que se retrouver en position d’étudiant
est particulièrement formateur pour abandonner la position de surplomb et
d’absoluité qu’adopte volontiers le philosophe mais aussi, plus profondément,
afin d’aller au cœur d’un savoir disciplinaire qui n’est pas celui de la discipline
principale. Et, de fait, pour parler de ce qui est devenu ma spécialité depuis
maintenant plus de vingt ans, la « philosophie du droit », il y a de profondes
différences dans la manière de l’appréhender et de la développer selon qu’on a,
ou pas, une fréquentation de première main de l’élément technique du droit
– et la philosophie du droit que j’appellerais « hors sol » et qui a pu prospérer
jusque dans les années 1990 a aujourd’hui largement disparu. J’apporterais
néanmoins deux nuances à un propos qui peut sembler bien dogmatique  :
premièrement, la nécessité de suivre un double cursus n’est pas impérieuse
et peut être remplacée par de solides lectures et des échanges suivis avec des
spécialistes de la seconde discipline : l’essentiel est de « baragouiner » la langue
de l’autre et on peut l’apprendre sur le tas et par immersion ; deuxièmement, ce
que je dis depuis le point d’observation de la philosophie doit aussi s’entendre
depuis le point d’observation symétrique : j’ai noté que, bien souvent, juristes,
mathématiciens ou médecins, pour parler de représentants de disciplines que je
connais bien et avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler souvent, se sentaient
tout à fait capables d’intervenir dans les champs respectifs de la philosophie du
droit, la philosophie des mathématiques ou l’éthique médicale, sans avoir pris
le temps de se former en philosophie, ou en théologie, tout aussi formatrice
au moins pour l’éthique médicale et la philosophie du droit – cela donne
parfois des réussites mais cela donne aussi très souvent des catastrophes ou
des impostures ; « philosophie » étant malheureusement un terme qui « fait
vendre » et d’emploi très relâché, qu’il s’agisse de développement personnel,
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
132 VARIA - COMMENT CONJUGUER LES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES ?
d’ésotérisme, de sagesse orientale, de yoga ou de je ne sais quoi, on trouve un
peu tout au rayon « philosophie » des librairies.
Pour en finir avec ce premier point concernant mo expérience personnelle
de philosophe du droit, je dirais que le plus exaltant sur le plan scientifique
aura été les rencontres rendues possibles par le choix d’une authentique et
constante pluridisciplinarité dans mon parcours. Concrètement, si les juristes
ne me considéraient pas comme un philosophe qui les comprend et qu’ils
comprennent, la plupart des articles que j’ai pu écrire, et même certains livres,
n’auraient pas existé – puisque j’ai plus souvent publié dans des supports de
publication de juristes que de philosophes. Mais cela va au-delà du seul droit :
le type de philosophie du droit que j’ai essayé de construire et que j’appelle
« philosophie du droit appliquée », m’a conduit à travailler avec des historiens
(ma thèse portait sur Sieyès, qui intéresse peu les philosophes mais beaucoup
les historiens et les juristes), avec des médecins (l’éthique médicale est une
discipline qui est aujourd’hui très marquée par le droit, législation comme
jurisprudence), avec des informaticiens et des logiciens (questions de justice
prédictive, d’explorations sémantique de corpus). J’insiste sur l’idée de rencontres
et de rencontres individuelles : je crois profondément que l’interdisciplinarité
repose sur deux piliers. Un pilier épistémologique, disons, et qui correspond à
la fréquentation rigoureuse, non superficielle, des autres disciplines et un pilier
humain, disons psychologique, intersubjectif : c’est parce qu’on arrive à faire
quelque chose d’intéressant avec un autre scientifique, d’une autre discipline,
que la conjugaison, la rencontre, la confluence des savoirs et des pratiques
peut advenir. Quand, dans une unité de recherche pluridisciplinaire, on voit
sortir des papiers signés par des chercheurs de disciplines différentes, on voit
concrètement qu’il y a eu de l’interdisciplinarité, c’est aussi simple que cela.
Ma représentation
Essayons maintenant d’aller au-delà de ma seule expérience et de comprendre
ce qui est en jeu dans le choix de l’interdisciplinarité. Une remarque préalable :
l’interdisciplinarité ne doit pas se substituer aux disciplines – il est nécessaire
de laisser les disciplines vivre, se développer, avoir leurs propres standards et
exigences. Pour une raison simple : croiser, additionner, faire dialoguer des
pratiques scientifiques médiocres ne fera qu’ajouter du médiocre au médiocre.
Zéro plus zéro égale zéro. L’excellence disciplinaire est une condition sine qua
non de l’excellence interdisciplinaire.
Comment définir l’interdisciplinarité ? Comme souvent en philosophie et en
droit, c’est par un travail de distinction avec des notions qui peuvent sembler
proches qu’on peut arriver à cerner une notion spécifique. Je vous propose
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PIERRE-YVES QUIVIGER 133
donc de comparer trois termes  : interdisciplinarité, pluridisciplinarité et
transdisciplinarité.
La pluridisciplinarité (ou multidisciplinarité, les deux termes existent et
je les considère comme synonymes) désigne une approche scientifique qui
associe plusieurs disciplines, chacune avec sa méthodologie, ses standards,
ses savoirs. Cette cohabitation permet de mesurer la complexité et la relativité
de ce qui peut être dit à propos d’un même objet. Tout comme l’existence
de disciplines, elle est un préalable à l’interdisciplinarité au sens où il faut
commencer par prendre la mesure de ces différences d’approches et de cultures
scientifiques. Mais c’est une démarche qui est statique, au sens où elle n’a
pas pour ambition de modifier les pratiques et les savoirs de chacune des
disciplines concernées  : ce n’est pas une conjugaison, c’est une juxtaposition.
Elle est néanmoins extrêmement précieuse, pour plusieurs raisons : d’abord,
elle permet des rencontres entre scientifiques de champs distincts, ensuite elle
peut permettre de construire des formations tout à fait originales et utiles.
Quand, avec François Gaudu et Jean-François Kervégan, nous avons créé la
première double-licence droit/philosophie de France, en 2004, à Paris 12, qui a
servi de modèle à plusieurs licences du même type, dont celle de Lyon 33, c’était
un geste pluridisciplinaire : il ne s’agissait pas de former des « philosophes du
droit » ou des « juristes philosophes », mais de former des juristes avec une
culture philosophique solide et des philosophes avec une culture juridique
solide – très peu de nos anciens étudiants ont aujourd’hui un métier qui
pourrait être décrit comme interdisciplinaire ou même pluridisciplinaire. La
pluridisciplinarité permet aussi de structurer les activités au sein d’unités qui
regroupent plusieurs sections CNU. Un colloque ou une journée d’études
peut être pluridisciplinaire sans être interdisciplinaire.
L’interdisciplinarité est, elle, a contrario, une approche dynamique au sens où la
manière dont les disciplines appréhendent un objet se trouve modifiée, au moins
à la marge, parfois profondément, par la confrontation avec l’appréhension de ce
même objet par une autre discipline. Il n’y pas d’interdisciplinarité authentique
et fructueuse sans une légère remise en question de ses habitudes et de ses
certitudes disciplinaires, méthodologiques et substantielles. Bien sûr, cela n’a
pas vocation à déboucher sur une disparition des disciplines, surtout pas, mais
il y a un certain vacillement, positif. L’interdisciplinarité, si elle prend (elle
peut ne pas prendre, et on ne peut pas le décréter), est source d’inventivité
scientifique au sens où elle conduit dans une direction où les seules ressources
de la discipline ne permettraient pas d’aller. Il y a donc un gain scientifique à
2 - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
3 - Université Jean Moulin Lyon 3.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
134 VARIA - COMMENT CONJUGUER LES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES ?
cette tentative de conjugaison. Je précise que le gain n’est pas nécessairement
lui-même interdisciplinaire – il peut être disciplinaire. Intégrer une partie de
la méthodologie d’une autre discipline peut être une étape avant de revenir
dans le champ disciplinaire.
Enfin, troisième terme, la transdisciplinarité : elle est souvent confondue avec
l’interdisciplinarité alors que son ambition est tout autre. On peut dire de
la transdisciplinarité qu’à la fois elle traverse plusieurs disciplines mais aussi
qu’elle transcende les disciplines. La transdisciplinarité correspond non pas à la
conjugaison et à la collaboration de plusieurs disciplines, mais à la construction
d’une nouvelle méthodologie appelée par un objet de connaissance dont ni la
pluridisciplinarité ni l’interdisciplinarité n’arrivent à rendre pleinement raison.
L’horizon du transdisciplinaire est l’émergence d’une nouvelle discipline.
Dans mon propre parcours, c’est une question que j’ai dû affronter quand
je me suis retrouvé à devoir diriger, à Nice, une unité de recherche intitulée
« Centre de recherches en histoire des idées » – « l’histoire des idées » est une
discipline que Michel Foucault qualifiait déjà de désuète dans L’Archéologie
du savoir, paru à la fin des années 1960. Pendant longtemps, en France en
tout cas, elle était l’apanage des littéraires – et traitée avec condescendance par
les historiens, qui préféraient l’histoire culturelle, l’histoire des mentalités et
des représentations, aussi bien que par les philosophes qui font de l’histoire
de la philosophie. Seuls les juristes, avec l’histoire des idées politiques et
l’histoire des doctrines juridiques, et les économistes, avec l’histoire de la
pensée économique, prenaient encore un peu au sérieux cette discipline. En
mettant autour d’une table, à Nice, à plusieurs reprises, des représentants de
toutes ces disciplines, ainsi que des historiens des sciences, de la médecine, des
« matheux », des civilisationnistes, des politistes, des antiquisants, etc., nous
nous sommes rendu compte que nous avions envie de travailler ensemble et
d’œuvrer à un chantier non pas pluridisciplinaire, non pas interdisciplinaire
mais vraiment transdisciplinaire au sens où nous avions envie non pas de changer
nos disciplines mais d’élaborer ensemble une nouvelle pratique disciplinaire,
l’histoire des idées, qui nous serait commune et qui ne serait ni un plus petit
dénominateur commun à nos disciplines ni la conjugaison ni la juxtaposition
de nos pratiques disciplinaires. Une nouvelle discipline, avec une nouvelle
méthode et fortement liée au développement des humanités numériques et,
plus généralement, de toutes les nouvelles technologies.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
PIERRE-YVES QUIVIGER 135
Mes observations
J’espère avoir été clair dans ma présentation des différences entre
pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité. Je reviens
maintenant à la deuxième pour le dernier point de mon intervention, puisque
c’est d’interdisciplinarité dont je dois vous parler aujourd’hui.
Valérie Aubourg m’a demandé de vous décrire ce que j’avais pu observer dans
le cadre de mes fonctions au sein du HCERES. Je vais m’appuyer pour cela
sur mes deux années et demie comme conseiller scientifique – ma délégation
s’achève l’an prochain – mais aussi sur les nombreuses visites que j’ai pu faire
comme expert, dans le cadre de l’AERES4 puis du HCERES, en particulier en
tant que représentant de la section de philosophie du CNU5 que j’ai présidée
de 2015 à 2019. Cela correspond respectivement à 15 et 12 visites.
Parmi ces visites, je laisse de côté celles qui ne sont pas concernées par
l’interdisciplinarité : elles sont à vrai dire peu nombreuses puisque les unités
dont j’ai eu à m’occuper étaient souvent pluridisciplinaires avec soit une
dominante philosophie, soit une dominante civilisations/langues – auxquelles
s’ajoutaient quelques équipes de droit, d’histoire du droit ou de science
politique, pour lesquelles c’était ma casquette de philosophe du droit qui était
mobilisée. Mais avec des exceptions : votre voisin, l’IRPhiL6, à Lyon 3, est
uniquement « philo » et c’est l’unité que j’ai le plus expertisée puisque je l’ai
visitée trois fois  : d’abord comme simple expert, puis comme président de
comité, et enfin comme conseiller scientifique ! À ce profil pluridisciplinaire
dominant s’ajoute l’expertise d’un nombre important de MSH7 qui sont, par
définition, et pluridisciplinaires et interdisciplinaires. Mais, de même que les
unités monodisciplinaires, je les laisse de côté parce qu’elles ne sont pas du
tout structurées comme votre unité, puisqu’elles ne sont précisément pas des
unités de recherche !
Le bilan que je tire des visites des équipes pluridisciplinaires est que la
préoccupation interdisciplinaire y est toujours centrale, mais que la réalité
des pratiques interdisciplinaires y est plus rare et, souvent, ne dépasse pas
beaucoup le stade des intentions et de l’affichage. Pourquoi ? Pour plusieurs
raisons. La plus évidente est que les enseignants-chercheurs ont tendance,
et c’est bien légitime, à poursuivre des recherches disciplinaires et des
recherches où ils excellent et qui ont justifié leur recrutement initial – or si
l’interdisciplinarité n’était pas au cœur du profil de recrutement, il est difficile
4 - Agence nationale de l’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur.
5 - Conseil National des Universités.
6 - Institut de Recherches Philosophiques de Lyon.
7 - Maisons des Sciences de l’Homme.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
136 VARIA - COMMENT CONJUGUER LES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES ? PIERRE-YVES QUIVIGER 137

de demander aux collègues de s’y mettre, sinon marginalement. Une autre projet interdisciplinaire pour, ensuite, financer du simple pluridisciplinaire,
raison tout aussi évidente touche aux contraintes de l’enseignement : les cursus voire du monodisciplinaire. En outre, il serait absurde de décourager des
sont généralement monodisciplinaires, éventuellement pluridisciplinaires mais recherches disciplinaires qui marchent et apportent du prestige à l’institution.
très exceptionnellement interdisciplinaires  : or, enseignement et recherche Il faut donc que les chercheurs concernés y trouvent leur compte sur le
sont liés, ce qui est d’ailleurs très souhaitable. On peut ajouter d’autres plan scientifique et que, volontairement, ils s’engagent, en partie, dans
raisons, peut-être moins évidentes, comme ce qu’on peut appeler le « retour l’interdisciplinarité. Ces remarques s’appliquent à la situation présente. En
sur investissement  » en termes de prestige et de notoriété des pratiques revanche, il faut savoir prendre des décisions radicales pour l’avenir et orienter
scientifiques interdisciplinaires – celles-ci sont complexes, chronophages et clairement les recrutements ultérieurs sur des thématiques interdisciplinaires
ont des retombées académiques moindres car elles sont nouvelles et ne sont si l’on souhaite être véritablement interdisciplinaire : cela n’est pas un sprint,
pas nécessairement prises au sérieux au sein de chaque discipline concernée ; mais un marathon, un développement patient et systématique qui porte ses
il est donc tentant de continuer plutôt à « cultiver son jardin disciplinaire ». fruits après plusieurs années et qui offre une grande visibilité nationale et
Autre raison, plus psychologique et sociologique : l’interdisciplinarité est par internationale. Mais il faut vraiment être très patient, très persévérant et très
définition une recherche collective – or beaucoup d’excellents chercheurs, systématique pour tous les recrutements à venir si l’on s’engage dans la voie,
surtout en SHS8, ont un goût pour la recherche solitaire. Enfin, il y a des escarpée, de l’interdisciplinarité.
raisons épistémologiques à cela : il faut trouver un objet, un thème fédérateur
et ce travail de réflexion préalable n’est pas toujours accompli au sein des
unités, soit parce qu’une majorité ne le souhaite pas, soit parce que les Pierre-Yves QUIVIGER
travaux existants et les spécialités présentes ne s’y prêtent pas – là aussi, la
seule solution possible paraît être dans la construction en amont de l’identité
scientifique de l’unité accompagnée d’un fléchage ultérieur des profils pour
les recrutements. Les unités pluridisciplinaires et interdisciplinaires que j’ai
pu évaluer ont toutes fait le choix, il y a plusieurs années, de construire une
identité scientifique d’emblée interdisciplinaire et d’ensuite ne recruter que
des enseignants-chercheurs titulaires et des doctorants s’inscrivant dans cette
identité scientifique, pas seulement au niveau des intentions mais au niveau
des travaux déjà réalisés avant le recrutement. Pour citer quelques-unes de ces
unités : le département d’éthique de la Catho de Lille9, SoPhiaPol à Nanterre10,
Logiques de l’agir à Besançon11, l’Institut Jean-Nicod à Paris.
Mais, comme je l’ai dit, cela est rare et difficile et, surtout, il ne faut pas lâcher
la proie pour l’ombre et ce n’est pas pour rien que l’interdisciplinarité est
souvent cantonnée aux bonnes intentions : une unité ne peut pas se permettre,
sauf à voir ses meilleurs éléments partir ailleurs, de forcer à l’interdisciplinarité
des chercheurs qui n’y trouveraient pas leur compte. Et même l’existence de
dispositifs incitatifs sur le plan financier ne suffit pas à orienter la recherche
dans un sens, car nous savons tous qu’il est possible de monter un très beau

8 - Sciences Humaines et Sociales.

9 - Université Catholique de Lille.
10 - Université Paris Nanterre.
11 - Université Franche-Comté.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

138 VARIA - COMMENT CONJUGUER LES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES ?

Bibliographie
CANGUILHEM, Georges. 1966. Le normal et le
pathologique. Paris, PUF. Coll. « Galien ».

FOUCAULT, Michel. 1969. L’Archéologie du

savoir. Paris, Gallimard. Coll. « Bibliothèque des
sciences humaines ».

REVEL, Jean-François. 1957. Pourquoi des

philosophes ? Paris, Julliard.

REVEL, Jean-François. 1962. Pourquoi des

philosophes ? II. La cabale des dévots. Paris,
Julliard.

REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS

R E V U E C O N F L U E N C E S C I E N C E S & H U M A N I T É S - N ° 2 - N OV E M B R E 2 0 2 2 - PAG ECLAUDINE
S 1 4 1 / 1 5 6 FRÉCHET 141

Étude comparée de l’article partitif dans

deux textes médiévaux rédigés en langue
gallo-romane 
Les comptes de la cellérerie et de la châtellenie de
Poncins (1336-1352) rédigés en francoprovençal
et un extrait inédit du manuscrit 257 du Trinity
College de Dublin intitulé Waldensian Bible, New
Testament rédigé en occitan

Claudine FRÉCHET
UR CONFLUENCE : Sciences et Humanités [EA 1598], UCLy
Lyon, France

Résumé
À partir de deux types de documents qui ont en commun d’être du même siècle,
il est possible de faire une étude comparée de l’article partitif. Ces documents
sont des textes de comptes des châtelains et des cellériers du XIVe siècle, des
seigneurs de Thoire et Villars dont le domaine correspondrait aujourd’hui au
nord-est du département de l’Ain, et un extrait de la Waldensian Bible, New
Testament in Waldensian, daté du début du XVIe siècle mais qui semble être
une copie du manuscrit de Carpentras qui lui-même date des XIVe-XVe siècles
(ms. 258 du Trinity College de Dublin). Ces documents, encore inédits, sont
écrits dans deux des langues contemporaines de l’ancien français que l’on peut
appeler ancien francoprovençal et ancien occitan. En ancien français, un certain
nombre de verbes pouvaient avoir leur objet direct introduit par un partitif et, sur
le plan morphologique, cet article est reconnu comme le résultat de la fusion de
la préposition de et de l’article défini. Dans les occurrences dont nous disposons,
tous les verbes, en ancien francoprovençal, comme en ancien occitan, sont suivis
directement du substantif alors qu’aujourd’hui, en français, le complément d’objet
direct est introduit par de.

Discipline : SCIENCES DU LANGAGE

Mots-clefs  : FRANCOPROVENÇAL, OCCITAN, MOYEN ÂGE, MORPHO-SYNTAXE,
ARTICLE PARTITIF

N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

142 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX ....
L
’Institut Pierre Gardette1 prépare l’édition des comptes des
châtelains et des cellériers du XIVe siècle des seigneurs de Thoire
et Villars dont le domaine correspondrait aujourd’hui au nord-
est du département de l’Ain. Nous préparons également l’édition
partielle du manuscrit 257 du Trinity College de Dublin, intitulé
Waldensian Bible, New Testament in Waldensian, et daté du début du XVIe
siècle. Ce dernier document semble être une copie du manuscrit de Carpentras
qui lui-même date des XIVe-XVe siècles. C’est à partir de ces textes que je
propose d’étudier l’article partitif.
Ces deux textes sont le témoignage linguistique d’une même époque sur
la moitié sud-est du territoire français actuel. Une étude de l’article partitif
peut être faite à partir de ces documents encore inédits dans deux des
langues contemporaines de l’ancien français que l’on peut appeler ancien
francoprovençal et ancien occitan.
Les articles partitifs sont rares en ancien français, il faut attendre la fin de
cette période pour que leur usage se développe. L’article, que ce soit devant
les indénombrables ou devant les noms renvoyant à une notion abstraite, est,
généralement, absent.
Alors qu’en latin on avait, je cite Brunot, « la construction prépositionnelle
bibere de aqua » (1933, p. 235), en ancien français « on s’achemine vers un état
nouveau où souvent de paraît à côté de l’article » (idem).
Description des documents
Une copie du microfilm des comptes de Thoire et Villars,
documents comptables, est déposée aux Archives
Départementales de l’Ain
Les photos de ce document nous ont été transmises par l’ancien directeur des
Archives du département de l’Ain, Paul Cattin, qui a écrit, en introduction de
notre édition à paraître : « Nous n’avons pu prendre connaissance de ce très riche
document que par l’intermédiaire d’un microfilm réalisé par les Archives de
la Haute-Savoie et obligeamment communiqué par leur Directeur, Monsieur
Yves Kinossian. Ce registre est en papier et comporte environ 560 pages, la
plupart du temps écrites sur deux colonnes. Les pages ne sont pas foliotées,
1 - L’Institut Pierre Gardette, qui porte le nom de son fondateur et premier directeur, a été créé en
1941, sous le nom d’Institut de Linguistique Romane. L’objectif de cet institut, qui fut fondé, grâce
au soutien d’un mécène forézien, Georges Guichard, est d’étudier et de valoriser le patrimoine linguis-
tique régional. L’IPG prend place au sein du pôle de recherche Culture(s), Langue, Imaginaire de l’UR
Confluence : Sciences et Humanités de l’UCLy. 
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CLAUDINE FRÉCHET 143
mais portent des nombres en chiffres romains qui désignent les années par
les dizaines et les unités (par ex. XLI, pour 1341)  ; il va sans dire qu’un
même nombre est répété sur plusieurs pages à la suite, ce qui peut dérouter
au premier abord. Le papier est en assez bon état, cependant de nombreuses
pages ont été mouillées en partie ce qui rend la lecture parfois difficile. »
Pour cette brève étude, j’ai retenu les comptes du châtelain et du cellarier de
Poncins, ce qui représente un corpus d’une centaine de pages du manuscrit.
Quelques sondages ont été effectués sur les autres châtellenies telles que
Cerdon, Arbent, Nerciat, Cuisiat, notamment, qui n’ont pas modifié les
résultats que j’avais obtenus pour la seule seigneurie de Poncins. Si chacune
a ses spécificités, ce sont des spécificités de denrées ou de pratique et non des
spécificités linguistiques. À titre d’exemple, il n’y a qu’à Poncins que les noix
véreuses sont valorisées, on trouve du pain pour les chiens à Arbent et Nerciat,
à Châtillon-de-Cornelle il y a une quantité importante de poules et Cerdon est
particulier par les travaux viticoles et le vin qui y est produit.
Les sires de Thoire et Villars avaient confié la sécurité de leurs fiefs et
l’entretien des bâtiments, des forteresses notamment, à des châtelains, c’est-
à-dire à des officiers. Ces derniers pouvaient rendre justice et percevoir des
amendes. Parfois ces amendes étaient perçues par le cellérier qui était, lui,
particulièrement en charge de la gestion économique et financière du fief.
Quant à la fréquence des comptes, elle était variable : les châtelains pouvaient
rendre des comptes plusieurs fois par an alors que les cellériers ne rendaient
qu’un compte par année.
Pour expliquer le rôle du châtelain, Jean-Pierre Gerfaud et Noël Poncet, dans
l’introduction de l’édition de ces textes, parue aux éditions Lucas et Lambert,
écrivent (2022, p.27) :
En l’absence du seigneur, le châtelain veille à la garde du château de Poncin et
à la fonction symbolique du pouvoir […] il assure la surveillance de l’entrée de
la cité de Poncin et procède à la levée des péages (piages) sur des marchandises
rares (verres).
Sur le territoire du fief, il assure la police ordinaire, reçoit les plaintes (insultes,
blessures, vols, empiètements), relève les infractions (fausse mesure, fraude),
impose des amendes.
Il procède à des mises en locations de biens seigneuriaux pour des officiers,
voire à des ventes de terrains et de productions seigneuriales.
Enfin, il exécute des voyages lointains et délicats, comme les transferts de
fonds. Ce qui l’amène à faire des versements à d’autres officiers, en particulier
au cellérier, et à en rendre compte.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
144 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX ....
Les comptes sont rédigés selon un ordre immuable ; le compte débute par une
introduction qui décrit les parties en présences, les dates, les circonstances,
viennent ensuite les recettes, puis les dépenses et le bilan. Les recettes sont de
deux ordres : il y a les recettes en argent et les recettes en nature. Il est d’abord
fait état des sommes payées et correspondant à des retards de paiement, puis
les taxes/impôts divers telles que la protection ou les tailles notamment. Enfin,
sont inventoriées les recettes en nature au nombre desquelles on compte le
froment, les légumineuses telles que les pois, les vesces, les akènes tels que
les châtaignes ou les noix, mais aussi les poules, le chanvre ou la cire. Les
dépenses suivent le même ordre que les recettes ; il y a les dépenses en argent
puis les dépenses en nature. Les dépenses en argent s’appliquent aux travaux
de construction, de transports ou de culture (entretien de la forêt, de la
vigne…) sans oublier le papier utilisé pour la rédaction des comptes. Quant
aux dépenses en nature, nous retrouvons les mêmes éléments que pour les
recettes en nature. Le bilan est la conclusion du compte et fait ressortir le
montant dû ou le déficit.
Pour l’ensemble de ces productions, leur poids est donné en livre, en quartaux
(moins de 100 l. Utilisé pour les productions agricoles), en hémine (environ
40 l.), en meitière (1/6 de quartal = environ 16 l.), en bichet (environ 16 l.), en
bichète (environ 8 l.) ou, pour le vin, en ânée (moins de 100 l.) et leur valeur
en livre, en sou, en gros, en florin (12 sous), denier, engrogne, obole, maille
ou pouge.
Par la lecture de ces comptes, nous pouvons imaginer la vie d’une société
avec ses marchés où sont présents des bouchers, des marchands de cuir, des
marchands de sel… et ses travaux qui peuvent être menés par l’ingénieur…
La langue des comptes est riche en matériaux mal connus ou inconnus des
lexicographes.
Le lexique est celui des réalités concrètes comme celui du bâtiment (thou
« construction de maçonnerie au milieu de la chaussée de l’étang où se trouve
la bonde permettant de retenir l’eau ou de vidanger » ; chaucia « chaussée de
l’étang  »  ; esclosa «  écluse  »…), des métiers (chapuys «  charpentier  »  ; clier
« clerc » ; fauro « forgeron »…), des activités domestiques (bueris « lavandières » ;
tuellies « torchon »…) ; de la vigne (ablaver « piocher (des vignes) » ; cempota
« tonneau de 105 à 110 l. » ; puar « tailler la vigne »…) ou de l’alimentation
(bacon « lard » ; michi « pain » ; oyle « huile »…) dont on évoque une partie ou
une quantité.
Quant à la syntaxe, elle est très répétitive, très structurée et même codifiée.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
CLAUDINE FRÉCHET 145
La Bible vaudoise, les différents manuscrits ; le manuscrit de
Dublin
Le manuscrit de Carpentras constitué d’une partie de la Bible vaudoise a été
édité, ainsi que celui du Nouveau Testament de Lyon. Or le texte du manuscrit
de Dublin ne l’a pas été bien qu’il soit le plus complet. J’ai donc entrepris la
transcription des chapitres seuls présents dans ce dernier manuscrit. Il s’agit
des chapitres XI à XIX du livre de la Sagesse et des chapitres XVII (XVI v. 4
selon la Vulgate) à XXIII de l’Ecclésiastique. Selon Jean Gonnet et Amedeo
Molnár (1974, p. 326), le manuscrit de Carpentras date des XIV-XVe siècles,
celui de Grenoble du XVe, et celui de Dublin du début du XVIe. À propos
de la date tardive de ce dernier, Samuel Berger observe  : «  Malgré la date
récente de la copie, le texte lui-même est fort ancien […] celui de Dublin […]
daté de 1522 […] semblerait la reproduction de celui de Carpentras, s’il ne
s’étendait jusqu’au chapitre XXIII du livre de Sirach » (1889, pp. 378-379). Ces
fragments sont en effet absents du manuscrit de Grenoble et constituent, en
partie, l’originalité du manuscrit de Dublin. Le manuscrit, dans son ensemble,
présente selon Samuel Berger
205 millimètres sur 160. 179 feuillets écrits, plus 2 réglés à la fin. 2 colonnes de
38 lignes. Initiales alternativement rouges et bleues, avec filets verts ; chapitres
et rubriques en rouge ; réclame dans des cartouches ; cahiers généralement
de 12 feuillets  ; titres courants. En marge, parallèles en encre rouge pâle,
paraissant plus récents. Au verso du premier feuillet, quelques passages, en
partie de l’Ancien Testament. (Ibid. p. 417)
Le vocabulaire est riche et fournit de nouvelles attestations par rapport aux
autres versions déjà publiées2. Pour la lettre A du glossaire sont présentes,
seulement dans notre édition, les formes : abomination, act, agneos, aigrament,
amermament, amiration, amonestament, anichilar, antiqua, arainienc, argent,
attent, audacia et audacios. De plus, sont à ajouter au FEW3 les formes  :
affection, s’agoniar, altessime et arcana.
Même si les textes en langue occitane de cette époque sont nombreux,
cette contribution permet d’apporter un complément lexical dont plusieurs
substantifs relèvent de l’indénombrable et sont donc éligibles à l’utilisation du
partitif.
Pierre Valdo s’est adressé au clerc lettré Étienne d’Anse, pour établir la
traduction de passages de la Bible, et à Bernard de Ydros, pour en faire des
2 - Cf. Le Nouveau Testament de Lyon de Peter Wunderli, ou Altwaldensische Bibelübersetzung de
Hans-Rudolf Nüesch.
3 - Französisches Etymologisches Wörterbuch, dictionnaire d’étymologie française.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
146 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX .... CLAUDINE FRÉCHET 147

copies4. Si l’on en croit les témoignages, la version en langue régionale a été
donnée à partir d’une lecture orale du texte latin. C’est ce que quatre confusions
paronymiques du texte permettent de confirmer. En effet, dans le livre de la
Sagesse, chapitre 12, verset 26, il y a une confusion entre dies « jour » et Deus
«  Dieu  ». Dans le livre de l’Ecclésiastique, chapitre 18, verset 33, saeculum
« siècle » a été confondu avec sacculus « sac à porter, bourse » ; au chap. 17,
verset 18, signaculum « sceau » avec sacculus « sac ». Enfin, dans ce même livre,
chapitre 21, verset 24 ostium « porte » a été compris odium « haine ».
Le corpus des documents anciens francoprovençaux et
anciens occitans
Pour établir le corpus se rapportant à l’article partitif dans ces deux documents,
j’ai effectué une recherche automatique dans la traduction des séquences du,
de, des, de la, de m (mon, ma, mes), de t, de s, de n, de v et de l, expressions
possibles du partitif dans le français d’aujourd’hui.
À partir de cette recherche, j’ai obtenu le corpus suivant :
Dans les comptes du cellérier ou du châtelain de Poncins :
4. folio 94
Item contet de les tallies des diz homes de bosches de III anz IX souz
de gros
Item contet de les recevues du mas Berardet de Coyron de tot
« Item, il a compté pour les tailles des dits hommes de Bôches pour trois ans
sous de gros
Item, il a compté des rentes du mas Berardet, de Coiron, pour tout »
5. folio 162
vendu de nostre vin de que il contara desoz
« car on y a vendu de notre vin dont le compte sera ci-dessous »
6. folio 164
Item contet qu’il ha paya Hugonin lo Drapier per drap per nostra mullier
et per Maria et per pennes VIII souz III deniers de gros
« Item, a compté qu’il a payé à Hugo le Marchand de tissus pour du tissu pour
notre épouse
et pour Marie, et pour des étoffes 8 sous 3 deniers de gros »

1. folio 64 7. folio 199

Item de Humbert Darbon LX souz per chenevo vendu Item contet per tot l’ovrage saynt en la tort de cest an
Item de Guillamo Ran XVIII souz et IX deniers per lana vendua per charreyer piera ajornas fare les < rature > huyssurs de les privas
[…] Item per pan vendu traire areyna (// afr.)
« Item, il a compté pour tout l’ouvrage situé dans la tour cette année,
Item, de Humbert Darbon 60 sous pour du chanvre vendu (forme francisée) pour charroyer la pierre à la journée, pour faire
Item, de Guillaume Ranc 18 sous et 9 deniers pour de la laine vendue (forme les huisseries des parties privées,
francisée) pour extraire du sable »
[…] Item, pour du pain vendu,
8. folio 295
2. folio 65 per amenar cheauz
traire areyna « pour amener de la chaux »
« pour extraire du sable »
Dans l’extrait de la Bible vaudoise du manuscrit déposé au Trinity College de
Dublin :
3. folio 93
et per LIII asnas del vin mon segniour
« et pour 53 ânées du vin de Monseigneur » 9. Car acer tu donies sang human a-li non iust per fontana del flum eternal.
(La Sagesse, ch. 11)
« Car aussi tu donnas du sang humain aux injustes au lieu de la fontaine du
fleuve éternel. »
4 - http://www.theovie.org/Conjuguer-le-passe-au-present/Une-nuee-de-temoins-1/Val-
do-et-le-mouvement-vaudois/Cles-de-lecture/La-traduction-de-la-Bible-en-langue-vulgaire.

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148 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX .... CLAUDINE FRÉCHET 149

10. Car cum ilh auuessan per li seo troment esser ben faict cum lor se
recorderon del segnor mereuilhant se en la fin del eiximent. (La Sagesse,
ch. 11)
« Car alors qu’ils apprenaient que par leurs tourments, il leur était fait du
bien alors ils se souvinrent du Seigneur s’émerveillant finalement de l’issue. »
11. e asimilhe lui a eimagena d-ome o-la compare a-alcun de-li animal tegnent
cum arcana (La Sagesse, ch. 13).
« et l’assimile à l’image d’un homme ou le compare à quelque animal en le
teignant avec de l’arcane »
− la généricité du substantif
− la possibilité d’anaphore
− la forme particulière de localisation
− l’ancrage temporel, soit l’ancrage événementiel (ce qui se passe, ce qui
s’est passé, ce qui se passera)
− la propriété de l’énoncé (vérité/événement général(e))
J’ajoute à cela, pour la construction, la préposition présente en ancien
francoprovençal ou ancien occitan, alors que l’article est absent, mais je retire
le critère de la possibilité d’anaphore et celui de la forme particulière de
localisation qui ne semblent pas pertinente pour ce corpus.

12. e confermant lui cum ferre (La Sagesse, ch. 13). Tableau 1 – Tableau récapitulatif : présentation des attestations
« et le fixant avec du fer »
Ancien francoprovençal Ancien occitan
13. e totas cosas son ensemp mescla sang homecidi (La Sagesse, ch. 14). Type de Actif 2 (traire areyna), 6 (qu’il ha 9 (Car acer tu donies sang
« et toutes ces choses ensemble sont mêlées avec du sang d’homicide » verbe paya Hugonin lo Drapier human), 10 (esser ben faict),
per drap), 7 (per charreyer 11 (tegnent cum arcana), 12
piera ajornas fare les [rature] (confermant lui cum ferre),
14. Per laqual cosa tu as nuri lo teo poble de vianda d-angels e-donnes a-lor
huyssurs de les privas / 13 (mescla sang homecidi ),
pan apparelha
traire areyna), 8 (per amenar 14 (e-donnes a-lor pan), 15
del cel sencza lauor hauent en-si tot deleict e-soiuecza de tota sabor. (La
cheauz) (a-ben far)
Sagesse, ch. 16)
« Pour cela tu as nourri ton peuple de viande d›anges et tu leur as donné du Passif 1 (per chenevo vendu)
pain préparé au ciel sans travail ayant en lui tout délice et plaisir de toute Sémantisme Vendre (chanvre sg., laine sg., Donner (sang, pain sg.)
saveur. » (activités humaines) pain sg.)
Extraire (sable sg.) Faire (bien sg.)
15. es faict plus benigna a-ben far per aquisti liqual se confidan en tu. (La Amener (chaux sg.) Teindre (arcana sg.)
Sagesse, ch. 16) Payer (tissu, étoffe sg.) Fixer (fer sg.)
« est dont la bienfaisance a été augmentée pour faire du bien à ceux qui se Transporter (pierre sg.) Mêler (sang sg.)
confient en toi. » Ancrage événementiel
Il n’y a pas d’élément concernant ce qui se passe et nous n’avons pas de mention sur
De cet ensemble, il convient d’exclure le fragment n°4 dans lequel de les tallies
ce qui se passera si ce n’est les montants qui restent dus
peut être également traduit «  pour les tailles  » ou «  en ce qui concerne les
Ce qui s’est passé 1 (per chenevo vendu), 2 9 (Car acer tu donies sang
tailles » ; de est alors une préposition suivie d’un article défini. Cette forme est
(traire areyna), 6 (qu’il ha paya human), 10 (esser ben faict),
cependant intéressante ; elle permet en effet de noter que le francoprovençal
Hugonin lo Drapier per drap), 13 (mescla sang homecidi ),
du sud, comme l’occitan, n’a pas de forme contractée pour de suivi de l’article
7 (per charreyer piera ajornas 14 (e-donnes a-lor pan),
féminin pluriel – nous avons de les –. Dans les autres contextes, on peut décrire
fare les [rature] huyssurs  de
les utilisations en reprenant les critères présentés par Jean-Claude Anscombre
les privas /
(1996, pp. 80-103) :
traire areyna), 8 (per amenar
− le type du verbe (actif ou passif )
cheauz)
− le sémantisme du verbe

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150 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX .... CLAUDINE FRÉCHET 151

Propriété L’article partitif est presque absent de l’écriture des comptes, ce qui peut
Vérité générale 11 (tegnent cum arcana), 12 conduire à deux hypothèses. Soit dans ce type de document, le partitif est une
(confermant lui cum ferre), catégorie grammaticale inusitée, soit l’article partitif est bel et bien absent à
15 (a-ben far) cette époque, comme en ancien occitan et en ancien français. Si l’on retient
la première hypothèse, on peut faire le parallèle avec les inventaires et les
Evénement général 2 (traire areyna), 7 (per 10 (esser ben faict),
documents comptables que nous connaissons aujourd’hui. La présentation
charreyer piera ajornas fare
actuelle des comptes est le résultat de données qui sont saisies dans des
les [rature] huyssurs  de les
tableaux. En effet, si nous nous référons aux documents comptables du XXe
privas /
ou XXIe siècle, les prépositions introduisant les noms sont absentes mais les
traire areyna), 8 (per amenar
séquences « il a compté », « somme de la recette », etc. le sont aussi. Il semble
cheauz)
alors que déduire de la pratique des inventaires d’aujourd’hui que les articles
Construction
partitifs sont absents des comptes des cellériers ou des châtelains relèverait de
Absence 2 (traire areyna), 3 (LIII asnas 9 (Car acer tu donies sang l’anachronisme.
de préposition del vin mon segniour), 4, (per human), 10 (esser ben faict), Les constructions considérées comportent un substantif au singulier pour la
charreyer piera ajornas fare 13 (mescla sang homecidi ), plupart. Nous n’avons que deux emplois avec un substantif au pluriel et pour
les [rature] huyssurs  de les 14 (e-donnes a-lor pan), 15 lesquels le substantif est introduit directement.
privas / (a-ben far)
traire areyna), 8 (per amenar Il faut donc convenir que l’article partitif, entre 1346 et 1352, est absent de
cheauz) la langue utilisée par les cellériers ou greffiers des comptes de châtellenie de
cum 11 (tegnent cum arcana), 12 Thoire et Villars, sauf devant l’article possessif. Au XXe siècle, Aimé Chenal,
(confermant cum ferre), comparant le français et le francoprovençal, écrit : « on remarque qu’en français
per 1 (per chenevo vendu), 6 (qu’il le partitif est du (sing.) ou des (pl.) […] notre dialecte ne connaît pas ces
ha paya Hugonin lo Drapier distinctions : il fait de partout » (1986, p. 418). Quant à Jean-Baptiste Martin,
per drap), il affirme que « L’article partitif […] est exprimé par du, de la dans le tiers nord
du domaine, par de ailleurs » (2005, p. 21).
En remarque préliminaire, il convient de souligner que, dans toutes les
séquences retenues, le groupe nominal ou prépositionnel désignant la partie
d’un tout n’a jamais une fonction de sujet, mais toujours d’objet. Les cartes du XXe siècle qui suivent sont des illustrations de l’évolution
de l’emploi de l’article partitif dans le domaine francoprovençal français et
En ancien francoprovençal (ex. : 1, 2, 6, 7, 8), en ancien occitan (ex. : 9, 11, 12, helvétique5.
13, 14), comme en ancien français, l’article partitif est le plus souvent absent.
En ancien francoprovençal, nous assistons à son apparition dans la langue
pour l’introduction de l’adjectif possessif de la 4e personne (ex. : de nostre vin).
L’ex. 3 (et per LIII asnas del vin mon segniour) est ambigu car il est difficile
de trancher entre la préposition « de » qui introduit le complément du nom
et l’article partitif, bien qu’il semble plus juste de préférer la préposition. En
ancien occitan, les exemples 10 (esser ben faict) et 15 (a-ben far) doivent être
mis à part, car il n’est pas sûr que le texte occitan atteste un substantif plutôt
qu’un adverbe. En effet, si l’on se reporte à la forme latine, dans la Vulgate, on
lit bene pour l’attestation 10 et benefaciendum pour la 15.
5 - La langue de la région roannaise est très marquée par l’influence française.

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152 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX .... CLAUDINE FRÉCHET 153

Figure 1. Carte n°28 extraite de Morphologie pronominale des parlers Figure 3. Tableaux extraits des Tableaux phonétiques des patois suisses romands,
francoprovençaux du Centre. Thèse de 3e cycle inédite de Jean-Baptiste Martin, par Louis Gauchat, Jules Jeanjaquet et Ernest Tappolet, Neuchâtel, Attinger, 1925.
et établie à partir de l’Atlas Linguistique et ethnographique du Jura et des Alpes du
Nord. (Crédits cédés par l’auteur)

Figure 2. Extrait de la carte 923 «  du vin  » de l’Atlas Linguistique de France de

Gilliéron. (Source : l'auteur)

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154 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX .... CLAUDINE FRÉCHET 155

Figure 4. Extrait de la carte 702 « du vin » de l’Atlas Linguistique et ethnographique
du Lyonnais. (Source : l'auteur)
complément d’objet direct serait introduit par de si l’on voulait respecter la
correction de la langue française. Il faut néanmoins souligner la construction
particulière du complément d’objet direct indiquant la possession du type
de nostre vin, qui correspond probablement au premier contexte d’utilisation
de l’article partitif qui ne soit pas une forme contractée dans cet emploi. Et
peut-être faut-il y voir un reste de latinité où la forme partitive du pronom
personnel au génitif était nostrum, et la forme non partitive nostri.

Claudine FRÉCHET

Dans le tiers nord-est du domaine francoprovençal, au XXe siècle, l’article

partitif correspond à l’usage du domaine d’oïl. Dans le reste du domaine, son
usage correspond à celui du domaine d’oc. Dans ce dernier cas, l’article semble
être le résultat de la seule préposition (Kristol, 2014, pp. 29-44) alors que dans
le précédent, il peut être la fusion de l’article et de la préposition.
Au Moyen Âge, dans les textes vaudois comme dans les comptes des châtelains
ou des cellériers de Poncin, la notion de partitif est portée uniquement par le
substantif (ex. : fer, arcane, sang, pain), alors qu’en occitan, au XXe siècle,
le type général en langue d’oc, pour reprendre la formulation d’Alibert, est
la forme de. L’exemple donné est  : voli de pan. Or, si l’on met en regard
l’exemple 14 de notre corpus  – donnes a-lor pan apparelha –, l’absence du
partitif est manifeste, alors que, dans les mêmes textes vaudois, l’article défini
est utilisé (ex. : per li desert « par le désert »).

Conclusion
Les deux types de documents que j’ai utilisés ont en commun d’être du même
siècle et d’avoir été écrits sous la dictée.
En ancien français, un certain nombre de verbes pouvaient avoir leur objet
direct introduit par un partitif et, sur le plan morphologique, cet article est
reconnu comme le résultat de la fusion de la préposition de et de l’article défini
(Moignet, 1979, p. 15 ; Marchello-Nizia, 1997, p. 145). Dans les occurrences
dont nous disposons, tous les verbes, en ancien francoprovençal comme en
ancien occitan, sont suivis directement du substantif alors qu’aujourd’hui le

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156 VARIA - ÉTUDE COMPARÉE DE L'ARTICLE PARTITIF DANS DEUX TEXTES MÉDIÉVAUX ....

Bibliographie
ANSCOMBRE, Jean-Claude. 1996. Partitif
et localisation temporelle. Langue française,
n° 109, pp. 80-103. DOI: 10.3406/lfr.1996.5335

BERGER, Samuel. 1889. Les Bibles provençales

et vaudoises. Romania, vol. 71, pp. 353-422. DOI:
10.3406/roma.1889.6061

BRUNOT, Ferdinand. 1933 [1905]. Histoire de la

langue française des origines à 1900. Tome I De
l’époque latine à la Renaissance. 4e éd. revue et
augmentée. Paris : Colin. XXXVIII-597 p.

CHENAL, Aimé. 1986. Le Francoprovençal

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Musumeci. 613 p.

GONNET, Jean, et MOLNÁR, Amedeo. 1974.

Les Vaudois au Moyen Âge. Turin : Claudiana.
VII-510 p.

KRISTOL, Andres. 2014. Les grammaires

du francoprovençal : l’expression de la
partitivité. In : Actes de la conférence
annuelle sur l’activité scientifique du Centre
d’études francoprovençales, Saint-Nicolas, La
Géolinguistique dans les Alpes au XXIesiècle :
méthodes, défis et perspectives. Saint Nicolas.
Région autonome de la Vallée d’Aoste, Bureau
régional pour l’ethnologie et la linguistique, 2014,
pp. 29-44.

MARCHELLO-NIZIA, Christiane. 1997. La Langue

française aux XIVe et XVe siècles. Paris : Nathan.
478 p.

MARTIN, Jean-Baptiste. 2005. Le

Francoprovençal de poche. Chennevières-sur-
Marne : Assimil. X-197 p.

MOIGNET, Gérard. 1979 [1973]. Grammaire de

l’ancien français, morphologie, syntaxe. Paris :
Klincksieck. 445 p.

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158 THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022
Thèses soutenues à l'UCLy
2021-2022
Sélection
18 thèses de doctorat canonique en théologie et en philosophie ont été soutenues
depuis 2021 au sein du Collège Doctoral de l'Université Catholique de Lyon. La Revue
CONFLUENCE Sciences & Humanités présente ici un résumé de celles qui ont obtenu
la meilleure mention. 
ANGOULA, Jean-Claude
L’interconnexion du dialogue intra-ecclésial au dialogue interreligieux
mise en perspective de l’autre comme interlocuteur
Thèse en théologie soutenue le 7 décembre 2021.
Jury composé du professeur François Lestang (président du jury, UCLy), du professeur
Michel Younès (directeur de thèse, UCLy), du docteur Pierre Diarra (Institut Catholique
de Paris) et du professeur Valérie Aubourg (UCLy).
Mention : TRÈS BIEN
Directeur de la thèse : MICHEL YOUNÈS
Résumé – Cette thèse de doctorat se veut l’écho de l’analyse des relations
interpersonnelles et intercommunautaires, cherchant d’abord à fournir les
fondements théologiques pour penser les différences à la fois à l’intérieur de la
confession religieuse chrétienne, et entre le christianisme et les autres religions.
Dans une démarche inductive, trois axes principaux sont mis en exergue pour donner
une cohérence à notre parcours thématique.
La première partie fait droit aux réalités socio-anthropologiques en décrivant les
situations conflictuelles d’une Église locale – l’Église sénégalaise – qui font que le
résultat de son action dialogale diffère de ce qui est attendu. La deuxième partie se
démarque des contraintes locales et indique, à l’aide des paradigmes théologiques
de la différence religieuse, comment leurs auteurs interprètent les réalités majeures
dont il est question dans le dialogue entre les croyants. Il s’agit de rechercher dans
la compréhension de la religion et de la vérité l’approche qui ouvre la méthode
dialogale à des personnes en situation d’interconnexion des rapports à l’intérieur de
leur religion à des rapports avec une autre religion. Dans la troisième partie, la notion
d’« interlocuteur » sert de point de repère pour l’analyse et montre aussi comment les
propositions avancées pour apporter des solutions aux problèmes intra-ecclésiaux
et interreligieux aident à prendre position dans le débat ouvert à propos de la relation
Dieu-humain-monde.
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THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022 159
DETOC, Sylvain
« Tout se tient » (Πάντα συνέστηκεν…, AH IV, 33, 7b-8). Enjeux
théologiques de l’édition d’un fragment grec de l’Adversus haereses d’Irénée
de Lyon
Thèse en théologie soutenue le 16 février 2022.
Jury composé du professeur Bertrand Pinçon (président du jury, UCLy), du professeur
Élie Ayroulet (directeur de la thèse, UCLy), du professeur Marie-Laure Chaieb (UCLy),
du docteur Andrés Saez Gutiérrez (Université San Damaso, Espagne), du docteur
Guillaume Bady (CNRS), du professeur Enrico Cattaneo (Faculté Pontificale de
Théologie de l’Italie Méridionale et Institut Pontifical Oriental, Italie).
Mention : TRÈS BIEN AVEC LES FÉLICITATIONS DU JURY À L’UNANIMITÉ
Directeur de la thèse : ÉLIE AYROULET
Résumé – «  Tout se tient  » (πάντα συνέστηκεν). C’est par ce quasi-slogan que
s’ouvre l’un des fragments grecs les plus denses de l’Adversus haereses (AH IV,
33, 7b-8). Issue des Sacra Parallela attribués à Jean Damascène, la citation est
malheureusement corrompue, comme les versions latine et arménienne de ce
passage où Irénée brosse le portrait du «  vrai gnostique  » en «  disciple vraiment
spirituel  ». Tenter de restituer le grec original suppose ici une importante mise
de fonds philologique. S’appuyant sur des travaux en cours (l’édition critique des
Sacra, commencée en 2018), la première partie de la thèse cherche à comprendre
ce fragment à partir de son double point d’ancrage, irénéen et « damascénien », et
à retracer sa carrière éditoriale. Cette enquête ne débouche pas sur les ipsissima
verba d’Irénée, mais sur l’édition actualisée d’un fragment tardif que la postérité a
malmené. Cependant, elle éclaire latéralement plusieurs points laissés dans l’ombre
par les éditeurs  : la cohérence ternaire de la phrase grecque  ; la perte d’environ
10% du texte dans l’arménien (perte étrangement analogue à celle d’un manuscrit
lacuneux des Sacra) ; l’invention d’un hapax pneumatologique (l’Esprit « qui met en
scène, σκηνοβατοῦν, les économies du Père et du Fils ») ; la résonance paulinienne
de l’expression liminaire πάντα συνέστηκεν (une probable réminiscence de Col 1,
17b, identifiée dans les « Vieilles Latines »).
Ce premier parcours fait aussi émerger des tentatives d’interprétation, et même de
correction, qui ont accompagné la réception de ce passage depuis le XVIIe siècle.
L’une de ces hypothèses, fondée sur l’expression traditionnelle de la foi trinitaire,
est au principe d’une reconstruction opérée dès l’édition « prototype » du fragment
(1636) et ratifiée dans les «  Sources Chrétiennes  » (1965). C’est la voie ouverte
par cette hypothèse théologique qu’explore la seconde partie de la thèse. Celle-ci
recourt aux possibilités offertes par l’intertextualité interne et externe pour mettre au
jour une grammaire des mots et des images qui signale l’apparition, dans l’écriture
irénéenne, d’un «  corps  » de doctrine en trois membres «  articulés  » faisant écho
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
160 THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022
aux plus anciennes catéchèses baptismales. Corps embryonnaire, sans doute, mais
dont l’organicité est déjà fixée dans des formules trinitaires stéréotypées, où la
confession de la « foi en un seul Dieu Père tout-puissant… et en son Fils… et en son
Esprit… » s’achève en considérations ecclésiologiques, comme dans le futur Credo.
Si elle est exacte, cette lecture permet de résoudre la principale difficulté soulevée
par la construction du passage. Elle montre comment, sur la structure porteuse
de l’unique phrase grecque qui se déploiera bientôt en Symbole, Irénée s’est livré à
d’audacieuses variations. Elle nous offre ainsi l’un des tout premiers témoins de la
grammaire fondamentale de la foi, en même temps qu’un coup d’éclat stylistique
d’un Père du IIe siècle qui fait du neuf avec de l’ancien.
EL HAWAT ISKANDAR, Lina
Ingérence et démocratie pour une réelle articulation du politique et de
l’éthique dans la gestion des conflits nationaux et internationaux
Thèse en philosophie soutenue le 17 décembre 2021.
Jury composé du professeur Michel Younès (président du jury, UCLy), du maître
de conférences Emmanuel d’Hombres (directeur de la thèse, UCLy), du professeur
Mouchir Aoun, (Université Libanaise de Beyrouth, Liban), du professeur émérite
Joseph Yacoub (UCLy) et du docteur Laure Borgomano.
Mention : TRÈS BIEN
Directeur de la thèse : EMMANUEL D’HOMBRES
Résumé – Cette thèse de doctorat reprend la question des ingérences qui ont été
considérées par les pays occidentaux comme légitimes car menées au nom des
valeurs humaines et démocratiques. Trois articulations marquent cette étude pour
repérer le degré d’efficacité de la pratique des ingérences dans l’instauration du
modèle démocratique occidental :
1- L’ingérence comme modèle légitime prédémocratique. L’influence de la culture
et de l’éducation.
2- L’ingérence comme modèle provisoire démocratique. Les discordances
culturelles dans le monde occidental et le monde arabe.
3- L’ingérence comme modèle caduc post-démocratique. La voie de la
reconnaissance de la diversité.
La thèse aboutit à une réflexion éthique qui tente de remédier aux dérives de l’ingérence
et dépasser leur caducité dans le monde pluraliste actuel. Elle se propose de montrer
une articulation politique et éthique des relations nationales et internationales,
fondée sur la communication désintéressée pour trouver les fondements du bien
commun, au-delà des intérêts particuliers, et sur la complémentarité humaine
«  naturelle  » par les compétences concurrentielles orientées vers le bien commun.
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022 161
La tension se révèlera alors dans les moyens pour réaliser ce bien, et non pas dans
l’appropriation exclusive de ce bien ni dans les idéologies culturelles ou religieuses
véhiculées par la conscience des protagonistes.
GOUROU, Jean
Le souffrant écartelé entre les thérapeutes. Étude théologique et
critériologique dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest
Thèse en théologie soutenue le 23 septembre 2022.
Jury composé du professeur Pierre de Martin de Viviès (président du jury, Faculté de
théologie, UCLy), du professeur Jean-Marie Gueullette (directeur de la thèse, Faculté
de théologie, UCLy), du professeur Thierry Collaud (Université de Fribourg, Suisse),
du docteur Thomas de Gabory (Collège Universitaire Dominicain d’Ottawa, Canada)
et du professeur Benjamin Sombel Sarr (Université Saint-Dominique d’Afrique de
l’Ouest, Burkina-Faso).
Mention : TRÈS BIEN
Directeur de la thèse : JEAN-MARIE GUEULLETTE
Résumé – La personne humaine en situation de souffrance interroge sans cesse
toutes les pratiques de soin susceptibles de lui procurer santé, soulagement et
guérison. On peut dire que personne n’est à l’abri d’une certaine expérience de la
maladie et de la souffrance, de près ou de loin, de façon directe ou indirecte.
Dans un contexte de pluralisme thérapeutique, comment le souffrant chrétien peut-
il choisir son chemin de guérison qui soit libérateur et qui ne soit pas source de
multiples angoisses destructrices  ? C’est à cette question que la thèse tente de
répondre à partir des pratiques en Afrique de l’Ouest. La réflexion se veut théologique
et critériologique dans la mesure où la question de la guérison, du bonheur et du
salut demeure la réponse par excellence à la problématique de la maladie et de la
souffrance. Cette problématique reflète sans ambages des caractères théologique
et sotériologique. Car tout ce qui concerne la personne humaine, créée par amour
et à l’image de Dieu, peut aussi concerner Dieu et devenir une question théologique.
Sans être le condensé de tous les maux, dans le domaine thérapeutique, l’Afrique
de l’Ouest reste marquée dans son ensemble par l’insuffisance et le problème
d’accessibilité aux structures sanitaires, la quasi-inexistence d’assurance santé, une
méconnaissance des causes de certaines maladies, la pauvreté économique des
populations, l’exercice chancelant de la mission thérapeutique de l’Église, etc. Et
pourtant, Dieu et l’homme restent au chevet du souffrant pour le guérir et le sauver.
L’Écriture éclaire la question et des théologiens continuent de la penser.
Comment peut-on trouver dans l’Église réponses et propositions concrètes à cet
écartèlement du souffrant entre les thérapeutes ? Deux propositions majeures
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
162 THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022
sont faites. Premièrement, des critères de discernement nécessitant rupture et
continuité avec les valeurs socioculturelles africaines sont nécessaires au niveau
socioanthropologique, doctrinal, théologique et éthique. Deuxièmement, la création
de deux ministères laïcs christothérapiques semble couler de source : guérison et
discernement pour aider les disciples du Christ et les personnes de bonne volonté à
choisir de chemin de guérison. Il ne s’agit pas de dire que tel thérapeute est bon et
tel autre mauvais ; il est question d’une part de pointer les repères et les essentiels
à sauvegarder, et d’autre part de mettre en lumière ce qui ne contribue pas à la
communion de la personne humaine avec Dieu et les autres personnes humaines
dans la charité.
NICOLE, Gérard
Monseigneur Augustin David, Évêque gallican du diocèse ultramontain
de Saint-Brieuc et Tréguier (1812-1882) : un évêque, un diocèse, une
période
Thèse en théologie soutenue le 7 septembre 2022.
Jury composé du professeur Jean-François Chiron (président du jury, UCLy), du
professeur Daniel Moulinet (directeur de la thèse, UCLy), du professeur Jacques-
Olivier Boudon (Sorbonne Université) et du professeur Christian Sorrel (Université
Lumière Lyon 2).
Mention : TRÈS BIEN
Directeur de la thèse : DANIEL MOULINET
Résumé – L’abbé Augustin David (1812-1882) est membre de la Société (sacerdotale)
des Chartreux de Lyon. Il assure un ministère de prédicateur itinérant avant d’être
nommé vicaire général du diocèse de Valence (1857-1862). En 1862, il est appelé à
l’épiscopat pour le siège de Saint-Brieuc. Sa nomination suscite une forte opposition
parmi les courants ultramontains. Il est tenu pour être un évêque gouvernemental,
« gallican de la veille et de l’avant-veille ».
Évêque très actif, il parcourt ses paroisses à la rencontre de son diocèse. Pour
en être plus proche il apprend le breton. Il perçoit les évolutions de ce monde qui
change et change l’Église. Pour accompagner et éclairer ses diocésains dans ces
transformations, il demande avec insistance à ses prêtres de se former. Lui-même
se fait enseignant dans ses lettres pastorales et mandements.
La publication de Quanta cura et du Syllabus, la convocation du concile du Vatican
par Pie IX le rangent dans le groupe des évêques proches de Mgr Maret, doyen de la
Faculté de théologie de Paris et héritier du courant gallican. Il participe activement à
la préparation de ce concile en encourageant Mgr Maret à publier son grand ouvrage
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022 163
sur le Concile général. Encore très éloigné de Mgr Dupanloup, il ne partage pas sa
distinction de la thèse et de l’hypothèse mais il se rapproche de lui qui en appelle
à l’État pour protéger l’ordre social menacé, la mission de l’Église, sa constitution
hiérarchique. Entre Mgr Maret et Mgr Dupanloup, Mgr David cherche à inventer son
libéralisme.
Très actif lors du premier concile du Vatican (1869-1870), tant en assemblée que
dans l’animation de la minorité conciliaire, il n’est pas seulement inopportuniste. Il
s’oppose à la définition de l’infaillibilité pontificale qui ne lui semble pas respecter les
droits des évêques. Ce concile scelle sa défaite théologique.
Au lendemain de la chute du Second Empire et après la définition de l’infaillibilité
pontificale au concile du Vatican (1870) que reste-t-il du gallicanisme ? Où en trouver
encore la marque dans l’épiscopat de Mgr David ?
NZEREKA MULEWA, Basile
De la métaphysique à l’éthique. La pensée de la complexité chez Edgar
Morin
Thèse en philosophie soutenue le 1er avril 2022.
Jury composé du professeur Thierry Magnin (président du Jury, Université catholique
de Lille), du professeur Auguste Nsonsissa (Université Marien Ngouabi, Congo-
Brazzaville), du maître de conférences Fabien Revol (UCLy), du professeur Emmanuel
Banywesize Mukambilwa (Université de Lubumbashi, République démocratique du
Congo), et du maître de conférences Emmanuel d’Hombres (directeur de la thèse,
UCLy).
Mention : TRÈS BIEN AVEC LES FÉLICITATIONS DU JURY
Directeur de la thèse : EMMANUEL D’HOMBRES
Résumé – La mondialisation a conquis notre époque. Elle suscite de multiples
défis et pose de nouveaux problèmes à l’humanité. L’urgence de relever ses
enjeux sociétaux prouve que l’heure de l’appel à la responsabilité individuelle et
collective a sonné. Il nous semble que pour faire face à ces enjeux, la solution est
à chercher non plus dans la mise en cause de nos problèmes mêmes, mais au
niveau fondamental de notre aventure en tant qu’êtres humains, précisément celui
de la pensée, afin de les résoudre à partir de leurs racines. Dans cette optique, étant
donné la reconnaissance de la complexité du monde, il convient, en ce qui concerne
la connaissance, de passer d’une conception métaphysique ou abstraite à une
conception qui ne sépare pas le sujet connaissant de la réalité à connaître, et qui est
censée conduire aux moyens pour agir au mieux. En mettant au clair, à la lumière de
l’œuvre d’Edgar Morin, l’ébranlement de plusieurs postulats de la science classique
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
164 THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022
par le développement du savoir objectif, la présente thèse prend le parti de souligner
que, du point de vue méthodologique, la pensée complexe théorisée par ce penseur
illustre l’exigence d’un changement de paradigme. Dans le but de faire ressortir chez
lui le lien entre l’éthique et le savoir, elle montre que, mieux que les méthodes de
connaissance prônées par l’épistémologie classique, les principes de connaissance
élaborés par l’auteur de la complexité permettent une exploration plus efficace
du réel et une connaissance approfondie de l’être humain, dont ils aident, sans
disjoindre les connaissances, à identifier et à résoudre les problèmes importants.
Si nos analyses nous conduisent à affirmer que l’épistémologie complexe proposée
par Edgar Morin peut être mise à profit pour aider à agir et à améliorer les conditions
de vie des humains – plus spécialement à les amener à vivre ensemble de façon
pacifique et harmonieuse à l’ère planétaire –, une attention critique sur la manière
dont le penseur français se situe, d’un bout à l’autre de son travail, par rapport au
paradigme cartésien, nous détermine à mettre en valeur l’intégration de la simplicité
dans le paradigme relationnel de la complexité pour un tel changement en mieux de
nos conditions de vie, dans le paysage actuel de la globalisation.
REZZESI, Riccardo
Philosophie «  en action  » et sciences humaines. L’École lyonnaise du
catholicisme social  : de Joseph Vialatoux à Jean Lacroix et François
Perroux
Thèse en philosophie soutenue le 28 février 2022.
Jury composé du professeur Emmanuel Gabellieri (co-directeur de la thèse, UCLy),
du professeur Massimiliano Marianelli (co-directeur de la thèse, UNIpG), du maître
de conférences Emmanuel d’Hombres (UCLy, Faculté de Philosophie), de Serena
Meattini (Université de Pérouse, Italie), d’Orsola Rignani (Université de Florence,
Italie), de Laura Sanò (Université de Padoue, Italie) et du professeur honoraire
Jacques Prévotat (Université Lille 3).
Mention : TRÈS BIEN AVEC LES FÉLICITATIONS DU JURY
Prix de la thèse du collège doctoral de l'UCLy 2021-2022
Directeur de la thèse : EMMANUEL GABELLIERI
Résumé – Visant l’exposition et l’analyse de la contribution essentielle de l’École
sociale lyonnaise au développement des idées du catholicisme social et à l’évolution
du personnalisme chrétien, notre travail de thèse veut se présenter comme étant une
présentation des grands axes et de l’évolution de la pensée de trois penseurs lyonnais,
Joseph Vialatoux, « le philosophe des Semaines Sociales », Jean Lacroix, fondateur
de la revue Esprit avec E. Mounier, François Perroux, économiste et créateur de l’ISEA.
Promouvant la même philosophie de la personne, comprise comme étant une relation
REVUE CONFLUENCE SCIENCES & HUMANITÉS
THÈSES SOUTENUES À L'UCLY 2021-2022 165
entre individualité et socialité, immanence et transcendance, et l’exigence d’élaborer
une troisième voie échappant aussi bien à l’absolutisation de l’individu (école néo-
libérale) qu’à la sacralisation du groupe (le collectivisme dans ses diverses formes),
les trois Lyonnais se montrent liés par une amitié intellectuelle et personnelle. Dans
le sillage du catholicisme social, ils cherchent ainsi à développer une science de
l’action, d’inspiration blondélienne, capable de faire dialoguer charité et justice,
idéal et réel, en montrant le lien intrinsèque entre tous les niveaux de l’expérience
humaine  : du spirituel et du matériel, de l’éthique et du politique, du social et de
l’économique. Mais au-delà de cette dimension historico-philosophique, ce travail
cherche également à développer une réflexion sur la force critique que la proposition
de l’École sociale lyonnaise peut fournir au débat contemporain sur la redéfinition
des sciences sociales (sociologique, science politique, économie) comme sciences
proprement humaines, non-naturelles, orientées par une intelligence éthique. De
Vialatoux à Perroux, en effet, la critique du paradigme naturaliste, qui a présidé à
la naissance de l’économie moderne, ouvre à une conception volontariste, selon
laquelle la science économique est une science de l’action de l’homme pour les
hommes, en vue d’une alliance de l’Homme et de la Terre.
STEIBLEN, Cécile
Figures de l’union et du divorce de la pensée et de l’amour, de Platon à
Jean-Luc Marion
Thèse en philosophie soutenue le 10 novembre 2021.
Jury composé du docteur Camille de Belloy (président du jury, UCLy), du professeur
Emmanuel Gabellieri (directeur de thèse, UCLy), du professeur Carla Canullo
(Université de Macerata, Italie) et du professeur Andrea Bellantone (Institut
catholique de Toulouse).
Mention : TRÈS BIEN
Directeur de la thèse : EMMANUEL GABELLIERI
Résumé – La philosophie comme amour de la sagesse se devait d’aimer avant de
prétendre savoir, or, elle a, selon Jean-Luc Marion, oublié sa propre devise et divorcé
d’avec l’amour en elle. D’où viendrait cet oubli de l’érotique de la sagesse, si ce n’est de
la philosophie moderne posant avec l’ego cartésien une équivalence de l’être avec la
pensée ? Par cette équivalence, le sujet moderne n’est plus le sage de la philosophie
platonicienne, désirant s’élancer vers ce qui demeure toujours déjà le plus lointain,
mais ce «  moi  » posant en roc sa volonté de certitude. La phénoménologie de la
donation cherche à libérer cet ego prisonnier de sa propre puissance, en lui montrant
comment il peut se recevoir de ce qui se donne, s’ouvrir aux phénomènes saturés et
au plus saturé des phénomènes, la Révélation.
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
166 RÉSUMÉS / ABSTRACTS
Résumés
Abstracts
DOSSIER
Marjolaine MONOT-FOULETIER et Anne-Sophie THELISSON
Introduction
L’équilibre dynamique : vivre les paradoxes dans un monde complexe
Résumé : Dans un monde complexe et en permanente évolution, nous devons
développer une pensée complexe afin de faire face à des demandes contradictoires
et interdépendantes favorisant des tensions entre besoins d’aujourd’hui et de
demain, émergence et planification, mission sociale et performance financière. La
crise du COVID, en questionnant les équilibres à ménager entre protection de la santé
et garantie des libertés, croissance de l’activité humaine et respect des équilibres
naturels, a rendu saillant l’équilibre dynamique qui semble devoir guider le vivant
pour assurer sa pérennité par son adaptabilité, dans un contexte ontologiquement
traversé de tensions paradoxales. Ces tensions naissent en particulier de la
confrontation d’affirmations, de besoins et de désirs paradoxaux des différentes
entités en présence (cellules, environnement, personnes, corps social, entreprises,
etc.), générés par leurs interactions : partout et pour tout, l’appartenance à un
système fait de relations à la fois complémentaires et d’interdépendances conduit à
des mouvements d’ajustements permanents, entre harmonie et compromis, chaos et
stabilité, raison et justice, pour préserver la stabilité de l’ensemble. Le chercheur est
alors invité à penser de nouvelles approches/méthodes de gestion de ces paradoxes.
Les contributions de ce deuxième numéro de la Revue CONFLUENCE : Sciences &
Humanités apportent une réflexion sur ces approches, sur le concept d’équilibre
dynamique et sur l’impératif, ou non, de maintien des dilemmes ou paradoxes.
Mots-clefs : TENSIONS, ÉQUILIBRE DYNAMIQUE, PARADOXES, DILEMMES
Introduction
Dynamic balance : experiencing paradoxes in a complex world
Abstract : In a complex and constantly changing world, we must develop complex
thinking in order to face contradictory and interdependent demands that foster
tensions between today’s and tomorrow’s needs, emergence and planning, social
mission and financial performance. The COVID crisis, by questioning the balance to
be struck between protection of health and guarantee of freedoms, growth of human
activity and respect for natural balances, has highlighted the dynamic balance which
REVUE CONFLUENCE : SCIENCES & HUMANITÉS
RÉSUMÉS / ABSTRACTS 167
seems to have to guide living beings to ensure their sustainability. by its adaptability,
in a context ontologically affected by paradoxical tensions. These tensions arise in
particular from the confrontation of paradoxical assertions, needs and desires of
the various entities involved (cells, environment, people, social body, companies,
etc.), generated by their interactions: everywhere and for everything, belonging to
a system made up of relations that are both complementary and interdependent
leads to movements of permanent adjustments, between harmony and compromise,
chaos and stability, reason and justice, to preserve the stability of the whole system.
The researcher is then invited to think of new approaches/methods for managing
these paradoxes. The contributions to this second issue of the Revue CONFLUENCE:
Sciences & Humanités provide a reflection on these approaches, on the concept
of dynamic equilibrium and on the imperative, or not, of maintaining dilemmas or
paradoxes.
Keywords : TENSIONS, DYNAMIC BALANCE, PARADOXES, DILEMMAS
Christophe ALONSO
L’équilibre dynamique au sein de la séparation des pouvoirs
Résumé : L’équilibre a toujours été présent dans les écrits relatifs à la théorie de la
séparation des pouvoirs mais demeure une donnée controversée pour les juristes
notamment parce qu’elle est appréhendée dans sa version statique qui conduit à une
neutralisation des forces. A partir d’une analyse dynamique de l’équilibre, cette étude
propose de questionner les vertus explicatives de l’équilibre au sein du principe de
la séparation des pouvoirs et de dépasser les querelles doctrinales. L’équilibre est
ici envisagé comme une clé de compréhension de la théorie de la séparation des
pouvoirs en même temps qu’il révèle les pouvoirs de la séparation.
Mots-clefs : ÉQUILIBRE, SÉPARATION, POUVOIR, DROIT, DYNAMIQUE, THÉORIE.
Dynamic balance within the separation of powers
Abstract : Balance has always been present in the literature on the theory of the
separation of powers, but remains a controversial notion for jurists because it is
considered in its static version which leads to a neutralization of forces. Through a
dynamic analysis of balance, this study proposes to question the explanatory virtues
of balance within the principle of the separation of powers and to overcome doctrinal
disputes. Balance is here seen as a key to understanding the theory of the separation
of powers at the same time as it reveals the powers of separation.
Keywords : BALANCE, SEPARATION, POWER, LAW, DYNAMICS, THEORY
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
168 RÉSUMÉS / ABSTRACTS
Jacques DEMONGEOT, Timothée AUBOURG et Giuliana
GALLI CARMINATI
Tensions paradoxales et principe variationnel
Résumé : L'article expose une série d'exemples de tensions paradoxales pris dans
des champs différents : l'amour pour le psychisme, l'immortalité pour la médecine,
la moindre action pour la morphogénèse et la physique et enfin la tension sociale
pour la sociologie. Dans tous ces exemples, on retrouve la présence d'une opposition
interne entre deux forces contradictoires (psychiques, biologiques, physiques ou
sociales), qui s’équilibrent à leur optimum de coexistence.
Mots-clefs : COVID, VULNÉRABILITÉ, DIGNITÉ, DÉTENTION, LOI, ÉTHIQUE
Paradoxical tensions and variational principle
Abstract : The article exposes a series of examples of paradoxical tensions taken
in different fields: love for the psyche, immortality for medicine, the least action for
morphogenesis and physics and finally social tension for sociology. In all of these
examples, we find the presence of an internal opposition between two contradictory
forces (psychic, biological, physical or social), which are balanced at their optimum
of coexistence.
Keywords : COVID, VULNERABILITY, DIGNITY, DETENTION, LAW, ETHICS
Patricia DAVID et Nathalie TESSIER
Souffrance paradoxale des sportifs de haut niveau. Première analyse
Résumé : Cette communication propose de retrouver un acteur central, le sportif,
rarement évoqué dans les travaux scientifiques étudiant l’accélération d’un
rapprochement des logiques de gestion des entreprises et des clubs sportifs. Les
responsables des équipes sportives, ainsi que les managers des entreprises, ont pris
conscience du rôle que le sport peut jouer dans la création d’une culture ancrée dans
la recherche de la responsabilité sociale globale. Toutefois, si une littérature mettant
en avant la question des passerelles entre la gestion identique des équipes sportives
et des équipes au sein des entreprises progresse quantitativement et qualitativement,
l’image de l’acteur agissant n’apparaît souvent qu’en filigrane. Et pourtant, toute
activité, toute réussite est liée à son implication dans l’activité sportive. Nous avons
décidé de centrer notre communication sur cette figure centrale, le sportif. En effet,
si les sportifs sont valorisés dans notre société, en particulier les sportifs de haut-
niveau, cette valorisation prend des formes paradoxales. Ce sont les exploits plus
que les individus que l’on admire, et au-delà de l’exploit (résultats, performance), ce
REVUE CONFLUENCE : SCIENCES & HUMANITÉS
RÉSUMÉS / ABSTRACTS 169
sont les qualités mises en œuvre pour y parvenir qui passionnent la société et, en
particulier, le monde de l’entreprise.
Mots-clefs : SOUFFRANCE, SPORT, ENTREPRISE, MOTIVATION, EXCELLENCE, PERFORMANCE
The paradoxical suffering of top athletes. An initial analysis
Abstract : This paper proposes to identify the key actor, the athlete, rarely mentioned
in scientific literature that studies the increasing approximation of the philosophy of
management of businesses and that of sports clubs. Sports team managers as well
as business managers have realized how important a role sport can play in creating
a culture anchored in search of global social responsibility. While the literature
pointing out links between management of sports teams and business teams is
increasing in number and in quality, the image of the principal stakeholders appears
only in passing. And yet the entire industry, every success is tied to their involvement
in sporting activity. We have decided to center our paper on this central figure -
the athlete. Indeed, while athletes might be recognized and valued in our society,
especially top athletes, this recognition takes paradoxical forms. Achievements are
admired more than individuals and beyond achievements (scores, performance) it
is the qualities that athletes implement to succeed that fascinate the society and
especially the business world.
Keywords : SUFFERING, SPORT, COMPANY, MOTIVATION, EXCELLENCE, ACHIEVEMENT
Yves MIRMAN
Faire avec le paradoxe de l’oubli : les logiques de l’idée d’amnésie de
la guerre civile libanaise
Résumé : En matière d’étude sur les situations de post-conflit, un paradoxe demeure :
« La bataille contre l’oubli ne peut être livrée que quand le passé n’est pas encore
oublié, le dessein d’agir sur la mémoire, [...] n’est formulé que dans des situations
ou le passé n’est pas passé » (Lavabre et Gensburger, 2005). En appliquant cette
analyse au cas de la société libanaise, nous observons une tension incompatible et
contradictoire entre d’une part, des acteurs engagés sur des héritages de la guerre
civile dénonçant une amnésie collective du conflit, en raison du silence des autorités
ou de la société à leur question, et d’autre part, l’omniprésence des mémoires de
la guerre dans l’espace public. Faire avec ce paradoxe, c’est faire disparaître le
silence sur le conflit par la remémoration publique de souvenirs, c’est faire valoir
des objets de luttes mémorielles liés aux héritages de la guerre, notamment la cause
des disparus, et c’est composer avec la diffusion du vocable qui n’engage pas les
responsabilités.
Mots-clefs : OUBLI, PARADOXE, GUERRE CIVILE, LIBAN, ACTION COLLECTIVE, MÉMOIRE
N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE
170 RÉSUMÉS / ABSTRACTS RÉSUMÉS / ABSTRACTS 171

Dealing with the paradox of oblivion: the logics of the idea of
amnesia of the Lebanese civil war
Abstract : In terms of studying post-conflict situations, a paradox remains: “The battle
against forgetting can only be waged when the past has not yet been forgotten, the
intention to act on memory, [. ..] is only formulated in situations where the past has
not passed” (Lavabre and Gensburger, 2005). By applying this analysis to the case of
Lebanese society, we observe an incompatible and contradictory tension between,
on the one hand, actors committed to the legacies of the civil war denouncing a
collective amnesia of the conflict, due to the silence of the authorities or the society
to their question, and on the other hand, the omnipresence of memories of the war in
the public space. To deal with this paradox is to eliminate the silence on the conflict
by the public recollection of memories, it is to highlight the objects of memorial
struggles linked to the legacies of war, in particular the cause of the disappeared,
and it is to compose with the diffusion of the term which does not engage the
responsibilities.
Keywords : AMNESIA, PARADOX, CIVIL WAR, LEBANON, COLLECTIVE ACTION, MEMORY
François LAPLANTINE
Crise, langage et métissage
Résumé : Cet article met en évidence le fait que l’état normal du vivant n’est pas la
stabilité mais le déséquilibre. Il propose une approche qualifiée de métisse qui n’est
pas la résolution mais la tension entre des termes contradictoires. Cette pensée de
la transformation appelle enfin une remise en question d’un universalisme européen
conçu sur le mode d’un a priori théorique. L’universel ne peut être achevé car il est en
co-construction permanente.
Mots-clefs : CRISE, LANGAGE, MÉTISSAGE, MODERNITÉ, TRANSFORMATION
Brigitte CHOLVY
Les formes paradoxales du réel : une « bonne nouvelle (εὐαγγέλιον) » ?
Résumé : En présentant la forme du paradoxe comme structure fondamentale du fait
chrétien, que ce soit dans la possibilité même d’un Dieu qui s’incarne et qui est défini
en Lui-même par l’altérité, ou dans le rapport aux Ecritures saintes faites de mains
d’homme ou dans la compréhension de l’humain à la fois néant et image, l’auteur
défend l’idée qu’il faut « demeurer » (cf. Jn 15,10) dans le paradoxe, à la manière de la
foi chrétienne, pour prendre la mesure du réel et notamment de notre réel présent fait
de crises graves. L’auteur suggère alors que, pour « demeurer », la méthode consiste
à penser autrement en ne cherchant plus la cohérence logique, mais à voir autrement,
notamment voir, à travers le paradoxe indépassable, la gloire (doxa) qui révèle le
mystère aussi bien de Dieu que du réel.
Mots-clefs  : PARADOXE, INCARNATION, TRINITÉ, DEMEURER, GLOIRE, MYSTÈRE ; LUBAC, RICOEUR
The paradoxical forms of the real: is this “good news (εὐαγγέλιον)”?
Abstract : In presenting the form of paradox as a fundamental structure of the
Christian fact, whether it be in the very possibility of a God who is incarnate and
who is defined in Himself by otherness, or it be in the relationship to the Holy
Scriptures made by human hands or in the understanding of the human being as
both nothingness and image, the author defends the idea that it is necessary to
"remain/abide (Jn 15,10/King James)" in paradox, in the manner of Christian faith,
in order to take the measure of reality and notably of our present reality made up of
serious crises. The author then suggests that, in order to "remain/abide", the method
consists in thinking differently by no longer seeking logical coherence, but to see
differently, in particular to see, through the unsurpassable paradox, the glory (doxa)
which reveals the mystery of God as well as of reality.
Keywords : PARADOX, INCARNATION, TRINITY, REMAIN/ABIDE, GLORY, MYSTERY; LUBAC, RICOEUR

Crisis, language, cultural mixing

Abstract :This article highlights the fact that the normal state of life is not stability but
imbalance. It proposes an approach qualified as hybrid which is not the resolution
but the tension between contradictory terms. This thought of transformation finally
calls for a questioning of a European universalism conceived in the mode of a
theoretical a priori. The universal cannot be achieved because it is in permanent co-
construction.
Keywords : CRISIS, LANGUAGE, CULTURAL MIXING, MODERNITY, TRANSFORMATION

REVUE CONFLUENCE : SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

172 RÉSUMÉS / ABSTRACTS RÉSUMÉS / ABSTRACTS 173

VA R I A Claudine FRÉCHET
Étude comparée de l’article partitif dans deux textes médiévaux
Pierre-Yves QUIVIGER rédigés en langue galloromane
Comment conjuguer les disciplines scientifiques ? Résumé : A partir de deux types de documents qui ont en commun d’être du même
siècle, il est possible de faire une étude comparée de l’article partitif. Ces documents
Résumé : Dans cette retranscription de conférence, l’auteur part de sa propre
sont des textes de comptes des châtelains et des cellériers du XIVe siècle, des
expérience de philosophe du droit pour définir l’interdisciplinarité comme un
seigneurs de Thoire et Villars dont le domaine correspondrait aujourd’hui au nord-
dialogue entre disciplines reposant sur des piliers épistémologique et intersubjectif.
est du département de l’Ain, et un extrait de la Waldensian Bible, New Testament
Il convient toutefois de distinguer trois conceptions différentes. La pluridisciplinarité
in Waldensian, daté du début du XVIe siècle mais qui semble être une copie du
(ou multidisciplinarité) associe plusieurs disciplines, chacune demeurant autonome.
manuscrit de Carpentras qui lui-même date du XIV-XVe siècle (ms. 258 du Trinity
L’interdisciplinarité constitue quant à elle une approche dynamique car les disciplines
College de Dublin). Ces documents, encore inédits, sont écrits dans deux des langues
y voient leur manière d’appréhender un objet être modifiée par la confrontation avec
contemporaines de l’ancien français que l’on peut appeler ancien francoprovençal et
les usages d’une autre discipline. Enfin, la transdisciplinarité traverse plusieurs
ancien occitan.
disciplines mais elle les transcende également en œuvrant à la construction
En ancien français, un certain nombre de verbes pouvaient avoir leur objet direct
d’une nouvelle méthodologie. Le hiatus observable entre les préoccupations
introduit par un partitif et, sur le plan morphologique, cet article est reconnu comme
interdisciplinaires exprimées par beaucoup d’équipes de recherche et le peu de
le résultat de la fusion de la préposition de et de l’article défini. Dans les occurrences
pratiques concrètes s’explique par différentes raisons que l’auteur détaille, avant de
dont nous disposons tous les verbes, en ancien francoprovençal, comme en ancien
souligner que l’interdisciplinarité demeure un défi ambitieux et exigeant.
occitan, sont suivis directement du substantif alors qu’aujourd’hui, en français, le
Mots-clefs : INTERDISCIPLINARITÉ, PLURIDISCIPLINARITÉ, TRANSDISCIPLINARITÉ.
complément d’objet direct est introduit par de.
Mots-clefs : FRANCOPROVENÇAL, OCCITAN, MOYEN ÂGE, MORPHO-SYNTAXE, ARTICLE PARTITIF
How to combine scientific disciplines?
Abstract : In this conference transcript, the author starts from his own experience as Comparative study of the partitive article in two medieval texts
a philosopher of law to define interdisciplinarity as a dialogue between disciplines written in the Gallo-Romance language
based on epistemological and intersubjective pillars. However, three different
Abstract : Starting from two types of documents dating from the same century, it
concepts should be distinguished. Pluridisciplinarity (or multidisciplinarity)
is possible to make a comparative study of the partitive article. These documents
associates several disciplines, each remaining autonomous. Interdisciplinarity
are the accounts of châtelains and cellarers of the 14th century, belonging to the
is a dynamic approach because each discipline sees its way of apprehending an
lords of Thoire and Villars, whose domain corresponds today to the north-east of
object being modified by the confrontation with the uses of another one. Finally,
the department of Ain, and an extract from the Waldensian Bible, New Testament
transdisciplinarity crosses several disciplines but it also transcends them by working
in Waldensian, dated from the beginning of the 16th century but which seems to be
to build a new methodology. The observable gap between the interdisciplinary
a copy of the Carpentras manuscript, dating from the 14th-15th century (ms. 258
concerns expressed by many research teams and the lack of concrete practices can
of Trinity College, Dublin). These unpublished documents are written in two of the
be explained by various reasons that the author details, before emphasizing that
contemporary languages of Old French that can be called Old Francoprovençal and
interdisciplinarity remains an ambitious and demanding challenge.
Old Occitan.
Keywords : INTERDISCIPLINARITY, MULTIDISCIPLINARITY, TRANSDISCIPLINARITY
In Old French, a number of verbs could have their direct object introduced by a
partitive and, morphologically, this article is recognized as the result of the fusion
of the preposition “de” and the definite article. In the occurrences available to us, all
verbs in Old Francoprovençal, as in Old Occitan, are followed directly by the noun,
whereas today, in French, the direct object complement is introduced by “de”.
Keywords : FRANCOPROVENÇAL, OCCITAN, MIDDLE AGE, MORPHOSYNTAX, PARTITIVE ARTICLE

REVUE CONFLUENCE : SCIENCES & HUMANITÉS N° 2 NOVEMBRE 2022 - L'ÉQUILIBRE DYNAMIQUE

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