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SARAH AL-MATARY

La haine des clercs


L’anti-intellectualisme en France

ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe

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Conseiller éditorial pour cet ouvrage : Ivan Jablonka

isbn 978-2-02-104809-4

© Éditions du Seuil, mars 2019.

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Introduction

Du débat sur l’« identité nationale », tel qu’il s’est engagé durant la


présidence de Nicolas Sarkozy, peu d’observateurs ont retenu l’inter-
vention décalée de Christine Lagarde. Fraîchement nommée à Bercy,
cette dernière s’était proposé de relancer la croissance en exhortant ses
compatriotes à abandonner « une vieille habitude » française : la ratio-
cination. Le nouveau gouvernement espérait incarner la rupture à la
faveur de mesures supposées défendre énergiquement l’emploi et le
pouvoir d’achat. C’est donc sans « détour » que, devant l’Assemblée,
la ministre de l’Économie avait déclaré :

[…] le travail paye. Mais […] la France est un pays qui pense. Il n’est
guère d’idéologie dont nous n’ayons fait la théorie, et nous possédons
probablement dans nos bibliothèques de quoi discuter pour les siècles
à venir. […] assez pensé, assez tergiversé ; retroussons tout simplement
nos manches 1.

Voilà qui consacrait curieusement l’identification de l’« esprit français »


à l’esprit tout court, C. Lagarde substituant à la France du cogito, des
Lumières, du dreyfusisme et de Saint-Germain-des-Prés un autre mythe,
plus fréquemment attaché à l’aire anglo-saxonne : celui du self-made man.
Un changement de paradigme que les journalistes se sont empressés de
relier à l’expérience nord-américaine de l’ancienne avocate d’affaires 2 :
son portrait du travailleur en entrepreneur de sa propre vie n’évoquait-il
pas ce que Max Weber avait jadis rapporté à l’« éthique protestante 3 », et
cette rhétorique anti-intellectualiste dont Richard Hofstadter avait montré
la centralité aux États-Unis 4 ? Tout en prétendant faire voler en éclats
la croyance que, dans notre pays, le « pouvoir spirituel laïque 5 » établi
après la Révolution n’avait suscité de contestation visible qu’en de rares
occasions, ce réflexe culturaliste l’entérinait donc, puisque C. Lagarde
tenait pour acquis que la France « aime les idées 6 ».

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8 La haine des clercs

Un lieu commun vieux d’à peine deux siècles et demi, perpétué


au prix d’un essentialisme qui gomme les conflits dont l’histoire est
jalonnée. Difficile d’ignorer, pourtant, que l’activité des intellectuels
s’est toujours heurtée à des oppositions, qu’elle s’en est même nourrie,
sans que l’un et l’autre camp soient toujours bien délimités, au point
que l’anti-intellectualisme semble très majoritairement professé par des
lettrés. La psychologie individuelle ou les parcours sociaux de ses tenants
suffisent-ils à élucider ce paradoxe ? De manière plus générale, comment
les accès réguliers d’anti-intellectualisme – crises historiques ou prises
de position circonstancielles – se sont-ils superposés et articulés en un
discours sans lequel la « culture intellectuelle française » n’aurait pas
la physionomie qu’on lui connaît ? C’est ce travail de sédimentation que
le présent ouvrage étudie, en retraçant les circulations à l’œuvre entre
les différentes manifestations d’anti-intellectualisme. Ces dernières se
trouvent souvent rapportées à une haine de la culture, alors qu’elles-
mêmes forment une culture alternative qui emprunte nombre de traits
à son adversaire. L’anti-intellectualisme constitue, somme toute, le
revers d’une médaille qui ne porterait pas l’effigie de l’intellectuel si
l’on n’avait dissimulé les réactions anti-intellectualistes qui s’expriment
depuis la Révolution.
L’histoire des engagements intellectuels couvre des rayonnages
entiers ; par où commencer celle des engagements contre les intellec-
tuels ? Le discours anti-intellectualiste, ainsi qu’il s’affirme à partir
du xixe siècle, ne se contente pas de synthétiser la critique platoni-
cienne des sophistes – à laquelle Aristophane joint celle des disciples
de Socrate –, la satire rabelaisienne des théologiens de la Sorbonne
ou la résistance aux Lumières, qui divise longtemps l’Europe savante.
Pas plus que la configuration polémique, la reprise d’éléments lexicaux
ou rhétoriques, voire de références, n’autorise à confondre les différents
phénomènes. Car les représentants de la connaissance n’occupent pas
une place analogue dans l’Antiquité, sous l’Ancien Régime et dans la
société industrielle où s’établit la démocratie.
Sur le plan économique, la révolution industrielle marque une fracture
décisive, car elle introduit un nouveau principe d’organisation sociale :
alors que l’ordre féodal situe au sommet le clergé lettré dédié à la prière
(les moines qui travaillent n’appartiennent pas à cette catégorie), au centre,
la noblesse qui protège par les armes et, à la base, le tiers état largement
analphabète qui assure la subsistance matérielle de tous, la mécanisation
de la production sépare les connaissances intellectuelles des savoir-faire

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Introduction 9

manuels. Cette bipartition également hiérarchisée entraîne une redéfi-


nition du travail : il embrasse désormais le vaste champ du marché dont
dépendent, chacun à leur manière, ceux qui produisent avec leurs mains
et ceux dont l’œuvre est essentiellement cérébrale. Quoique soumis
aux lois capitalistes, ces derniers ne sont pas des producteurs comme
les autres. Membres d’une élite marginalisée, ni tout à fait bourgeois,
ni tout à fait prolétaires, ils essuient des tirs croisés. Dans la société
industrialisée, la condamnation des intellectuels se généralise en effet :
quelques pamphlets, quelques physiologies, quelques poèmes potaches
ne suffisent plus à endiguer la crainte de ce qui est perçu comme un
phénomène de masse. On rédige désormais des traités, polit ses attaques
d’article en article, donne à la critique une forme romanesque qui touche
un vaste lectorat.
Avant la Restauration, les maux qu’on prête aux gens de lettres et aux
philosophes – ankylose, congestion, hydropisie, constipation, idées fixes,
onanisme, myopie, liés par analogie à une fixation excessive 7 – semblent
encore la rançon du génie solitaire. Ils ne menacent pas la société.
Après 1830, le modèle antique affiliant la santé à l’équilibre du corps
et de l’esprit est appliqué au collectif, comme si la faiblesse indivi-
duelle menaçait de s’étendre à la nation. L’idée que l’instruction débilite
s’impose lorsque cette dernière est confiée à des structures collectives ; les
médecins signalent de véritables lieux de perdition dans les classes,
les salles d’étude et les dortoirs où les parents croyaient leur progéniture à
l’abri : la claustration, la promiscuité, les punitions, l’ennui, les pensums,
les lectures pernicieuses, le surmenage, la station assise même semblent
encourager l’onanisme, qu’on croit facteur d’impuissance et de stérilité.
En 1836, dix ans avant que Michelet ne retrace l’inconstant destin des
fils du peuple devenus lettrés, Claude-François Lallemand – républicain
convaincu, passionné par les questions éducatives – constate dans un
traité sur les pertes séminales involontaires qu’« on ne s’occupe que
de l’intelligence, parce que c’est elle qui gouverne le monde : on la
cultive en serre-chaude pour en obtenir des fruits précoces, mais sans
saveur, et l’on ne s’inquiète pas de ce que deviendra la plante étiolée et
rabougrie qui s’épuise à les produire ». Or l’enseignement désindivi-
dualisé, abstrait et oppressif qu’on délivre dans les collèges expose le
pays à un fléau social bien plus grave que l’onanisme : le déclassement.
Lallemand perçoit que les bacheliers (surtout s’ils procèdent de familles
modestes) risquent de rejoindre les classes dangereuses :

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10 La haine des clercs

Ils vont grossir cette masse flottante de jeunes lettrés sans vocation
distincte, qui n’ont pu réussir dans aucune carrière, et se croient propres
à tout ; qui vendent leur indépendance contre une place quelconque,
dans une administration quelconque ; solliciteurs éternels, acharnés, qui
restent cramponnés aux plus minces emplois, par besoin, par vanité, par
espoir d’avancement. […] cette immense armée civile, improductive,
dévorante, dangereuse pour l’autorité, ruineuse pour les pays, difficile à
satisfaire, plus difficile encore à réduire, […] sera désormais un obstacle
effrayant à toute économie 8.

Le médecin se souvient peut-être qu’après les Trois Glorieuses,


lorsqu’on avait renouvelé les fonctionnaires, la jeunesse des écoles avait
participé à la « curée 9 ».
Quand l’élargissement de l’accès au baccalauréat systématise le
déclassement, la statistique remplace le tableau nosographique. Aux
belles heures de l’organicisme social, l’imaginaire du parasite scelle
les deux bouts d’une chaîne qui relie l’angoisse suscitée par la proléta-
risation des diplômés à la haine des fonctionnaires d’État. À la fin du
xixe siècle, la catégorie d’« intellectuel » matérialise l’écart numérique
entre les nouveaux diplômés en quête de places et les professions
libérales – médecins et avocats se piquant volontiers de littérature ou
de politique –, auxquelles l’accès est restreint. Alors que « [l’]autorité
morale n’[était auparavant] reconnue au savant ou à l’artiste qu’indi-
viduellement 10 », la nouvelle étiquette fait l’objet d’une appropriation
collective, qui renverse le stigmate attaché au nombre.
Cette mutation du statut et des représentations de l’intellectuel a pour
corollaire une mutation politique non moins considérable : l’avènement
d’une démocratie où les intellectuels personnifient l’autorité. Le régime
délibératif auquel la Révolution aboutit hisse en effet au rang de porte-
parole des avocats, des journalistes, des écrivains (terme qui, jusqu’au
Second Empire, s’applique aussi bien aux « scientifiques » qu’aux « litté-
rateurs » 11) rompus à l’éloquence. Ils sont supposés faire entendre la voix
du peuple. Cet artifice abolit symboliquement la distance qui sépare les
citoyens de leurs représentants, mais en pratique, « le principe politique [de
la démocratie] consacre la puissance d’un sujet collectif dont le principe
sociologique tend à dissoudre la consistance et à réduire la visibilité 12 ».
Que le gouvernement fondé sur cette abstraction soit confié à des hommes
dont l’activité est elle-même associée à la pensée abstraite favorise le
sentiment qu’une caste concentre les pouvoirs. À tout prendre, l’activité
politique reflète la division du travail. La dénonciation du caractère fictif

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Introduction 11

de la représentation ne cessera d’alimenter l’antiparlementarisme qui,


sous diverses formes, séduira les antidémocrates comme les partisans
d’une démocratie véritablement sociale. Il cristallise jusqu’à nos jours
la haine des rhéteurs, souvent assimilés aux intellectuels.
D’autres pays que la France ont connu cette double révolution écono-
mique et politique – certes parfois à une date plus tardive. Comment
expliquer, dès lors, le statut accordé à l’intellectuel « à la française »,
et l’hostilité que ce dernier s’attire ? Que, dans la pédagogie révolu-
tionnaire, la citoyenneté soit inséparable de l’éducation (il faut être
capable de lire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour
connaître ses droits) a sans doute conditionné la forme méritocratique
qu’a prise le républicanisme hexagonal. Dès l’origine, il est en effet
associé à l’ingénieur et au savant législateur ayant pour mission d’orga-
niser la nouvelle société. Napoléon Bonaparte, qui place la figure du
professeur 13 au cœur du projet républicain – lequel suppose notamment
de civiliser les autres nations au nom de la raison –, refonde l’Université,
instaure un monopole d’État sur l’enseignement, et regroupe à Paris,
outre les principaux établissements scolaires, musées et bibliothèques.
Cette hypercentralisation, spécifique à la France, favorise l’autonomi-
sation des intellectuels, qui se démarquent progressivement des autres
figures d’autorité.
Sous la IIIe République, la quasi-disparition de la censure et un marché
du livre ramassé confortent le rayonnement culturel de la France. Le
positivisme-roi réaffirme la vocation universaliste de la communauté
des savants, qui se réclame désormais moins de la raison que de la méthode
scientifique. La visibilité dont bénéficient les interventions en faveur
des droits de l’homme lors de l’affaire Dreyfus sacre la France patrie des
intellectuels. Un raccourci dont se satisfont aussi bien les partisans
des intellectuels que leurs détracteurs, comme ils se satisfont, à la même
époque, que la France soit systématiquement associée à la philosophie
cartésienne 14. Les premiers se flattent d’appartenir à une nation où la
raison a chassé la superstition ; qu’ils incriminent la « caste » des « gende-
lettres », une « camarilla » d’universitaires ou un corps de technocrates,
les seconds trouvent dans la concentration des instances intellectuelles
l’occasion de dénoncer un fonctionnement sectaire. L’argument offre aux
pouvoirs en place un auxiliaire précieux : en France, la démocratie libérale
aurait vaillamment encaissé les coups de boutoir anti-intellectualistes,
qu’ils soient portés par les socialistes révolutionnaires, les boulangistes,
les anarchistes, les antidreyfusards, les fascistes ou les poujadistes. Les

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12 La haine des clercs

crises que l’histoire a retenues – l’affaire Dreyfus, le « procès de l’intel-


ligence » (1920-1921), la querelle de la « Nouvelle Sorbonne » (1909-
1911) ou celle des « mauvais maîtres » (1940-1942) 15 – se seraient toutes
soldées par la « victoire » des intellectuels. Simples accidents propres à
dramatiser le récit national, les manifestations d’anti-intellectualisme
seraient derrière nous ; bien qu’elles aient contribué à structurer notre
modernité démocratique, elles témoigneraient de conflits résolus. Nul
n’a donc cru bon de consacrer une monographie à l’anti-intellectua-
lisme en France, alors que les cas américain, britannique, allemand et
espagnol 16 ont suscité plusieurs essais, que le phénomène passionne
la presse québécoise contemporaine, que les recherches menées sur
l’antiphilosophie 17 sont au beau fixe.
Les mutations de la figure du lettré depuis la Révolution n’expliquent
pas seules cette lacune. Bicéphale, comme l’antiphilosophie qui le
précède, l’anti-intellectualisme vise autant les sommités académiques
que les bohèmes 18. Quand bien même ils mobiliseraient une rhétorique
éprouvée, ses hérauts, issus de tous les milieux, justifient de manière
très diverse des prises de position conjoncturelles. À l’intellectuel, ils
reprochent d’être trop nationaliste ou pas assez, de critiquer le pouvoir
ou de le soutenir, de s’engager ou de se complaire dans l’immobilisme…
Identifié au type de l’ennemi intérieur, il incarne la déviance. Et il y a
toujours plus intellectuel, donc plus déviant que soi.
Les réquisitoires mêlent griefs économiques, politiques, esthétiques,
philosophiques et moraux, mobilisent l’arsenal polémique des « doctrines
de haine 19 » (antisémitisme, antiprotestantisme, anticléricalisme, mais
aussi antimaçonnisme, xénophobie, misogynie, misonéisme…) et puisent
dans le fonds antiphilosophique et anti-intellectualiste disponible.
L’anti-intellectualisme entretient une parenté avec le rejet du progres-
sisme scientifique, l’antiacadémisme, les réquisitoires contre les élites 20,
sans se confondre avec eux. Tant de choses séparent la génération de
Victor Hugo (né en 1802) de celle de Jules Vallès (né trente ans plus
tard) ! Dans le poème « À propos d’Horace », le premier se décrit en
adolescent révolté contre des maîtres réactionnaires, et invite à un
charivari qui, malgré sa violence, reste symbolique :

Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes,


Culotte bas, vieux tigre ! Écoliers, écoliers !
Accourez par essaims, par bandes, par milliers,
Du gamin de Paris au græculus de Rome,

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Introduction 13

Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme !


Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons 21 !

Chez le second, qui a lu Hugo et ses disciples romantiques, l’anti­


académisme soutient une volonté de table rase. Elle ne s’exprime plus
dans quelques pièces, mais l’œuvre tout entière. Le charivari se mue
en vraie révolution.
Que le discours anti-intellectualiste ne renonce ni au raisonnement
ni à la mise en système complique son analyse. Comme ses adversaires,
il a ses idéologues, qui exploitent à plein les ressources de la culture
lettrée, et se placent du côté de l’intelligence (quitte à en contester une
certaine définition). L’allocution de Christine Lagarde citée plus haut
en témoigne : elle vante certes l’action contre la ratiocination – antago-
nisme qui structure la rhétorique anti-intellectualiste ; mais toute critique
du savoir ou de ses représentants ne ressortit pas à cette dernière. On
pourrait arguer que la ministre condamne les gens qui ergotent et palabrent,
sans dénier aux manuels la capacité à réfléchir, et sans renoncer à citer
Tocqueville…
L’apparent paradoxe ici soulevé met au jour une difficulté de taille :
ceux qui se dressent contre les intellectuels s’y apparentent fréquemment,
si ce n’est par leur inscription socio-professionnelle, du moins par leur
capital scolaire/culturel, et leur mode d’intervention. Dès le Second
Empire, les travailleurs qui refusent d’être représentés par des délégués
ou des députés intellectuels sont souvent eux-mêmes des artisans lettrés
exerçant des métiers qualifiés. Ce n’est pas un mirage produit par les
sources imprimées sur lesquelles le chercheur est tenté de s’adosser
avant tout ; et la « haine de soi » ou le ressentiment ne suffisent certai-
nement pas à établir pourquoi, tour à tour bourreau et victime, tel univer-
sitaire oppose à ses semblables une violence qui excède fréquemment
les limites fixées par l’art de la joute et prend – au mieux – la forme
du chahut, au pire celle de l’appel au meurtre. Doit-on y voir la recon-
version des violences induites par la division sociale du travail et le
fonctionnement polémique des échanges savants 22 ?
C’est sur ces questions que nous entendons nous pencher, à travers
des portraits, des scènes, l’examen de querelles et d’affaires qui révèlent
une manière singulière de tisser les multiples traditions anti-intellectua-
listes. Quelle que soit leur postérité, les auteurs et les groupes ici étudiés
ont durablement affiché leur anti-intellectualisme, revenant parfois sur
leurs positions ou les justifiant différemment : Émile Zola devient le

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14 La haine des clercs

champion des intellectuels dreyfusards alors qu’il n’a cessé d’exprimer,


en naturaliste, la méfiance que lui inspirent les philosophies abstraites
et les hiérarchies académiques ; après la Libération, Louis-Ferdinand
Céline est contraint de se réclamer du style contre les idées. Les débats
exposés combinent plusieurs variables de l’anti-intellectualisme, entendu
à la fois dans sa dimension polémique (la critique d’un « personnel »
plus ou moins professionnalisé – c’est-à-dire le discours « anti-intel-
lectuel ») et dans sa dimension philosophique et esthétique (la critique
de l’abstraction ou du dogmatisme et son corollaire, la défense de la
vie – pensée couramment qualifiée d’« anti-intellectualiste »). Dimensions
si étroitement imbriquées que le mot « anti-intellectualisme » désignera
dans ce livre, de façon générique, la permanence d’une rhétorique qui
s’actualise au gré des crises et des parcours individuels.
Les dictionnaires associent communément l’anti-intellectualisme à
l’expression de la sensibilité, de l’imagination, de l’intuition (nommés
ailleurs sentiment, sensation, vision, inconscient, instinct…). Notre
approche met pour sa part l’accent sur une forme d’anti-intellectualisme
qui peut sembler atypique, en ce qu’elle se réclame de la raison. Elle se
manifeste pourtant très tôt : à la Convention nationale, l’enseignement
primaire d’État est d’emblée opposé aux académies, qui ont été dissoutes
au cours de l’été 1793. Le « plan simple, naturel, facile à exécuter » que
présente Gabriel Bouquier – lui-même peintre et poète – « proscr[it]
à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de
hiérarchie pédagogique ». L’antiacadémisme (entendu ici comme rejet
des aréopages) engendre une hostilité envers ceux qui, au sein de ces
groupements sélectifs et autorégulés, se proclament représentants
du savoir, et une méfiance envers l’usage qu’ils sont supposés faire
de la raison : un usage sinon purement théorique, du moins coupé des
urgences sociales. L’orateur espère qu’on y substituera une éducation
placée sous contrôle démocratique : « Les nations libres, poursuit-il,
n’ont pas besoin d’une caste de savants spéculatifs, dont l’esprit voyage
constamment, par des sentiers perdus, dans la région des songes et des
chimères. Les sciences de pure spéculation détachent de la société les
individus qui les cultivent, et deviennent à la longue un poison qui mine,
énerve et détruit les républiques. Au peuple qui a conquis la liberté, il
ne faut que des hommes agissants, vigoureux, robustes, laborieux ; des
hommes éclairés sur leurs droits, sur leurs devoirs. » Quand l’ennemi
menace aux frontières, Bouquier estime qu’il n’existe pas de meilleures
écoles que le travail, les exercices militaires, « les séances publiques des

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Introduction 15

départements, des districts, des municipalités, des tribunaux, et surtout


des sociétés populaires 23 » où l’on apprend parfois à lire et écrire. Ce
tenant d’une « conception miraculeuse » de la régénération, convaincu que
le citoyen peut se former au contact du monde, se heurte aux partisans
de la « conception laborieuse 24 », lesquels arguent qu’il n’est pas sûr
qu’une population pétrie des croyances d’Ancien Régime sache faire
bon usage de la liberté. La création de l’Institut national des sciences,
arts et lettres en octobre 1795 dit bien qui l’a finalement emporté. Le
prestige du savant est tel, après Thermidor, qu’on le charge de rétablir
sur des bases rationnelles la nation déchirée, en instaurant une science
de gouvernement. La résistance s’organise ; dès le Directoire, la lutte
contre les Idéologues accommode l’héritage antiphilosophique 25. Cela
explique sans doute qu’on ait eu par la suite tant de mal à dissocier
d’une haine de la raison la guerre menée contre ceux qui se disent les
garants de l’intelligence démocratique. Si l’anti-intellectualisme rationa-
liste a été quelque peu occulté par les chercheurs, c’est que, considérant
l’anti-intellectualisme comme une actualisation de l’antiphilosophie,
ils se sont concentrés sur la permanence de l’hostilité aux Lumières,
identifiée au conservatisme.
Ce livre accorde au contraire toute leur place aux différentes tradi-
tions d’anti-intellectualisme rationaliste, qu’elles soient révolutionnaires
(de Proudhon à Berth, des anarchistes individualistes aux maoïstes, en
passant par les syndicalistes de la première CGT et les communistes)
ou non (Maurras et ses disciples, dont l’influence est palpable pendant
une bonne partie du xxe siècle, souhaitent le retour à la monarchie ;
Houellebecq oppose aux sciences humaines engagées son réalisme
technophile). L’antagonisme entre les révolutionnaires et leurs rivaux
est puissant ; mais ils partagent souvent une même grammaire, voire un
même désir d’incarnation (sensible chez un Péguy, un Bernanos, ou le
bolchevik chrétien Pierre Pascal). Tous espèrent substituer à la société
contemporaine une autre société : inégalitaire chez les conservateurs,
elle soutient un rêve de justice ou d’émancipation chez les révolution-
naires. Pour les uns et les autres, elle est fondée sur la volonté d’éduquer
plutôt qu’instruire.
Bon nombre d’acteurs font ainsi de l’anti-intellectualisme un moyen
d’éprouver et d’asseoir des positions politiques et esthétiques parfois
inattendues. Il peut offrir aux entrants la possibilité de se singulariser
de leurs aînés ou des personnalités consacrées ; aux écrivains, critiques
et essayistes de se distinguer des professeurs ; aux anarchistes, aux

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16 La haine des clercs

syndicalistes et aux monarchistes du coup de force d’imposer leurs


spécificités dans la lutte contre les socialismes réformistes. Certains
participent au débat depuis une position marginale. Encore faut-il la
préciser : quoi de commun entre des militants ouvriers certes habitués
à prendre la parole, mais n’occupant pas les lieux de pouvoir, et
Maurice Barrès, nanti de son expérience de député et du magistère
qu’il a acquis, bien qu’il s’exprime hors de l’Université ? En ce qu’elles
polarisent violemment, les controverses induisent un « effet de loupe »
qu’accentue encore l’appropriation des motifs idéologiques par des acteurs
prompts à outrer leurs jugements et à mythifier leurs vies. Prendre au
sérieux ce tropisme biographique – rectifié par la propension, chez les
intéressés, à ériger leur parcours en situation partagée – permet de mieux
discerner les tenants et les aboutissants de ce qu’on aurait spontanément
tendance à rapporter à des considérations psychologiques.
Faute d’échapper au biais que suppose le dépouillement de sources
imprimées, et en l’absence d’enquête permettant d’appréhender de manière
empirique l’anti-intellectualisme de cour d’école 26 ou celui des travail-
leurs manuels – comme celle que Paul Willis a relatée dans Learning
to Labour (1977), paru après que l’extension de la scolarité obligatoire
à seize ans a suscité en Angleterre un véritable débat d’opinion 27 –,
notre analyse s’appuie essentiellement sur les contributions de théori-
ciens, d’écrivains, d’artistes et d’hommes « aux affaires », de 1830 à nos
jours (les femmes, qui peinent à faire reconnaître leur capacité à penser,
professent rarement l’anti-intellectualisme). Une étude qui l’envisa-
gerait au prisme des représentations, en rendant compte de leur histo-
ricité par l’attention portée au langage, à la configuration polémique et
aux parcours des acteurs, refléterait la complexité d’un phénomène qui
ne se borne pas à la caricature de quelques types. Indépendamment des
opinions politiques, religieuses, du degré de richesse ou d’instruction
de ceux qui le professent, l’anti-intellectualisme se tisse en effet, sur le
long terme, dans l’entrelacs de traditions à première vue contradictoires,
que ni les définitions étroites de l’intellectuel, ni les partages manichéens
entre la gauche et la droite, l’art et la critique, la mondanité et la science
ne permettent de saisir avec finesse. C’est cet écheveau, dont les fils
sont tressés selon les contextes et les auteurs, que nous ambitionnons
sinon de démêler, au moins de dévider.
Inscrites dans le discours social – au sens où l’entend Marc Angenot 28 –,
les différentes controverses dévoilent un réseau de références qui circulent
chez un même individu ou d’un auteur, d’un genre, d’un support à un

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Introduction 17

autre. Entre sphère publique et sphère privée, théorie et fiction, œuvres


individuelles et productions collectives, le discours anti-intellectualiste
dessine un espace hybride qui ignore les frontières. Pour avoir commo-
dément circonscrit le propos à la France (colonies comprises), nous
n’ignorons pas qu’une histoire comparée, et a fortiori une histoire trans-
nationale, conduirait aussi bien à relativiser la singularité des relations
françaises entre le champ intellectuel et le champ politique qu’à décons-
truire l’image du clerc engagé, de l’intellectuel fidèle à une tradition
cartésienne, à un modèle scolaire républicain qu’on voudrait conforme
au génie du lieu. À défaut d’explorer ce continent, nous tenterons de
montrer que le discours anti-intellectualiste de langue française s’élabore
au gré de transferts culturels multiples : avant la Grande Guerre, les
propagandistes du mouvement ouvrier français participent à la polémique
internationale sur le rôle des classes pensantes dans le socialisme, en
réponse aux écrits de Marx et Engels ou Karl Kautsky ; au mitan des
années 1920, l’ouvriérisme du PCF s’aligne sur Moscou ; dans l’entre-
deux-guerres, les penseurs allemands de la « révolution conservatrice »
puisent chez Sorel et Bergson ; les maoïstes français qui s’établissent
en usine autour de Mai 68 n’ignorent pas, enfin, que dans la Chine de
la Révolution culturelle les intellectuels sont relégués à la « neuvième
catégorie puante ».
C’est ce modèle circulatoire, combiné à une progression chrono-
logique n’accusant pas artificiellement les césures traditionnelles, que
nous adopterons afin de montrer que la société française est loin d’être
allergique à l’anti-intellectualisme. Traités médicaux, dessins de presse,
romans, manifestes, discours politiques, journaux intimes, articles de
critique et correspondances l’attestent : pendant près de deux siècles,
cancres et forts en thème, pacifistes et va-t-en-guerre, utilitaristes et
apôtres du désintéressement, individualistes et collectivistes se sont
retrouvés dans ce discours, même si l’Hexagone n’a pas été le théâtre
de véritables chasses aux sorcières. Preuve que, loin de n’être qu’un
thème polémique de prédilection, l’anti-intellectualisme constitue une
culture fondée sur des références, un imaginaire et des codes rhéto-
riques d’une grande longévité.

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Chapitre un

Intellectuels et manuels au travail

La répartition des travailleurs en deux catégories – les intellectuels


et les manuels – s’esquisse dans une France encore largement rurale. Les
savants d’Ancien Régime qui se flattent que les progrès du machinisme
puissent transformer l’ouvrier en pur exécutant légitiment déjà, avec
leurs propres compétences, leur ascendant sur les masses laborieuses.
Au début du xixe siècle, la division du travail, qui s’est accrue sous
l’effet de la révolution industrielle, entérine cette distribution des rôles.
Si bon nombre d’artisans maîtrisent encore la fabrique d’un objet de sa
conception mentale à sa réalisation concrète, ceux qui sont rémunérés
aux pièces voient leur liberté diminuer : dépendants des ingénieurs et
des contremaîtres, condamnés à effectuer des tâches fragmentaires
et répétitives, ils se trouvent dépossédés des savoirs traditionnels et
impuissants à faire valoir leur ingéniosité. Alors qu’émerge la « question
sociale », nombre d’observateurs se demandent si la modernité décérèbre
l’ouvrier, ou si elle promet d’en faire une « pure intelligence 1 » dégagée
des contraintes physiologiques.
Au fil des débats, l’imaginaire du travail se partage, dans un double
mouvement d’association et de dissociation : l’antagonisme entre les
intellectuels et les manuels implique en effet que tous exercent un effort,
et transforment avec leurs outils une matière, fût-elle idéelle. La chose
ne va pas de soi. Les philosophes des Lumières se posaient certes volon-
tiers en travailleurs, et avant même que l’Académie royale des sciences
n’organise la promotion des arts et métiers, certains artisans signalaient
qu’ils avaient de l’esprit au bout des doigts 2 ; mais, comme l’indique
Étienne Balibar, « dans aucune société précapitaliste, l’activité purement
intellectuelle n’a pu être considérée comme un “travail” spécifique compa-
rable et additionnable au travail manuel ». Dès lors que « la catégorie
abstraite de “travail” [est appliquée à] l’activité des “intellectuels” 3 »,
intellectuels et manuels se trouvent à la fois rapprochés et susceptibles
d’être opposés. À l’heure où l’alphabétisation croissante et les avancées

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20 La haine des clercs

techniques amplifient et accélèrent la production d’imprimés, les repré-


sentations concurrentes de l’élite académique et de la bohème, héritées
d’avant la Révolution française, sont adaptées à l’émergence d’un marché
de la culture et d’un champ intellectuel autonome. Dès 1830, la figure
de l’intellectuel en majesté – les membres de la Sorbonne et de l’Institut
sont aux premières loges pendant la « monarchie des professeurs » – se
heurte à celle de la « misère en habit noir 4 » : que d’étudiants portés vers
le droit et la médecine si prisés ont en effet, faute de places, engorgé
l’administration, le journalisme, l’enseignement et les arts 5 ! Leur prolé-
tarisation n’inquiète pas que les élites. Les ouvriers doivent-ils s’allier
aux intellectuels – notables ou déclassés – au nom d’intérêts communs ?
La fraternité révolutionnaire entre l’ouvrier et l’étudiant, que l’icono-
graphie a si éloquemment mise en scène, n’est-elle qu’une supercherie
destinée à promouvoir l’union politique pour éviter une indispensable
guerre sociale ?
En juin 1848, la répression de l’insurrection parisienne signe le
divorce entre la République bourgeoise, que défendent la plupart des
députés élus au printemps (16,8 % exercent une profession « intellec-
tuelle » 6), et la République démocratique et sociale dont rêvent les
ouvriers insurgés : les capacités – terme par lequel, sous la monarchie,
des lettrés avaient fait valoir leur droit à voter en ne versant qu’un
demi-cens, considérant que leur capital scolaire compensait le manque
à gagner – ont trahi la révolution, et récupéré le mouvement populaire
à leur bénéfice. La confiance dans le suffrage universel masculin,
qui a mis un César au pouvoir, est sévèrement entamée, et la légitimité
des intellectuels à représenter le peuple mise en doute. Quand s’affirme
une « parole ouvrière 7 », pourquoi s’en remettre aux princes du verbe ?
Dans ce contexte, les inégalités sont de plus en plus envisagées à
l’aune du partage entre intellectuels et manuels, sur lequel se fondent
les premières définitions de la lutte des classes – Karl Marx 8 préférera
ensuite un autre critère : le contrôle des moyens de production. Aussi
est-ce plutôt dans les rangs des socialistes non marxistes qu’une
pensée anti-intellectualiste prend forme, sur deux générations. Elle
n’est pas unifiée ; mais les exemples d’Agricol Perdiguier, Pierre-Joseph
Proudhon, Henri Tolain et Jules Vallès – tous francs-maçons – illustrent
comment ces auteurs tiraillés entre leur identification au peuple des
travailleurs et leur statut de lettrés perçoivent l’avènement de la société
libérale.

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Intellectuels et manuels au travail 21

Ressouder la chaîne des savoirs

L’expérience de la députation laisse un goût amer à Agricol Perdi-


guier (1805-1875), l’un des rares ouvriers qui siègent à l’Assemblée
en 1848-1849. Rendu vulnérable par sa formation d’autodidacte et
son peu de coffre, ce menuisier peine à faire entendre aux rhéteurs
la voix des travailleurs manuels. Lui qui milite pour que ces derniers
puissent s’instruire finit par transformer ses préventions d’homme de
terrain en véritable méfiance à l’égard des élites savantes. Elle s’exprime
notamment quand, depuis l’exil auquel le coup d’État l’a contraint, il
aborde dans Mémoires d’un compagnon l’épineuse question du gouver-
nement des hommes. Ce qui pourrait apparaître comme un mouvement
d’humeur fixe en réalité sur le plan politique les éléments d’une pédagogie
anti-intellectualiste mise en place dès la fin des années 1830, alors
que la division du travail et la question de la liberté d’enseignement 9
suscitaient des débats nourris.
L’imaginaire du travailleur manuel réduit à ses bras s’est largement
diffusé pendant la monarchie de Juillet ; en 1846, il affleure aussi bien
dans Le Peuple de Michelet que dans Le Chant des ouvriers composé
par Pierre Dupont. Outré que d’éminents scientifiques comme François
Arago ou Charles Dupin bornent l’activité ouvrière à la « routine »,
Perdiguier interpelle la même année ces « Messieurs les savants 10 ».
Non qu’il soit réfractaire à la médiation professorale ; il prétend au
contraire favoriser l’éducation des travailleurs en étendant le modèle
compagnonnique, fondé sur la transmission. C’est dans ce cadre que,
trop vite arraché à l’école par un père qu’il secondait à l’atelier et aux
champs, il s’est lui-même formé sur les routes du Tour avant d’ouvrir sa
propre école de trait – l’art du dessin appliqué à la construction permet
de mieux maîtriser la coupe et l’assemblage des matériaux. Si Perdiguier
ose répondre à Arago et Dupin, tous deux engagés en politique, c’est
fort d’une réelle notoriété ; son Livre du Compagnonage [sic] (1839) a
séduit un vaste lectorat, parmi lequel plusieurs écrivains romantiques.
L’auteur y affiche ses ambitions : prouver que la culture ouvrière ne
se limite pas au folklore. Au fil des rééditions, considérations sur la
géométrie, dialogues didactiques sur l’architecture ou la lecture, biblio-
graphies et notes diverses accompagnent les chansons édifiantes dont
il s’est fait une spécialité. De quoi prouver que les ouvriers, dont la
supposée brutalité est sans cesse rappelée après la révolte des canuts,

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22 La haine des clercs

perpétuent des savoirs aussi légitimes que ceux des élites. Ils pourraient
bien, un jour, contester la suprématie qu’on prête aux intellectuels…
Perdiguier dénonce par quels artifices rhétoriques les intellectuels conti-
nuent d’accaparer la science pour mieux asseoir leur position sociale.
Que la Revue de Paris ait relayé un extrait de son allocution « À propos
d’une opinion de MM. Arago et Dupin 11 » ne suffit pas à engager le
débat ; mais, à un moment où une ambitieuse politique de travaux publics
accentue les tensions entre les ingénieurs (assimilés aux intellectuels)
et les gens de métier, ce texte actualise la dispute qui oppose, depuis
la Renaissance, les praticiens et les théoriciens de l’architecture. Et en
fait une archive du grand rêve ouvrier.
Dans la biographie du mathématicien Gaspard Monge qu’Arago
a exposée en mai 1846 devant l’Académie des sciences, Perdiguier
discerne une référence cachée : la querelle sur la coupe des pierres,
qui dressa en 1642 Jacques Curabelle – « meilleur appareilleur de son
temps 12 », il participa à l’édification de la Sorbonne – contre le mathé-
maticien Girard Desargues. Curabelle estimait que l’ouvrier n’avait
pas besoin de se plier à la méthode alambiquée établie par Desargues,
lequel espérait formuler des principes universellement justes, sans se
préoccuper de leur éventuelle application. Deux siècles plus tard, Arago
passe sous silence le nom de Curabelle, et reprend l’argumentation de
son contradicteur : pour lui, Girard Desargues ou Gaspard Monge sont les
véritables « inventeurs de la géométrie descriptive », quand bien même
les « anciens architectes » auraient noté les dimensions et les formes
qu’ils s’apprêtaient à reproduire, car ces derniers n’ont pas « fondé leurs
épures sur des principes mathématiques, et généralisé la méthode ».
Au contraire, « ils affectaient de considérer les préceptes qui leur servaient
de règle comme le fruit d’une pratique aveugle. Aussi, dès qu’on les tirait
des cas particuliers traités dans les plans de leurs portefeuilles, ils ne
savaient plus marcher même à tâtons ». Monge – auquel Arago succède
comme professeur de géométrie descriptive à Polytechnique – aurait
heureusement contribué à rendre cette science accessible à « la classe
ouvrière, malgré le peu d’instants qu’elle peut consacrer à l’étude 13 ».
Charles Dupin, élève de Monge à l’X (où il a majoré), affirmait déjà
en 1819 que son maître avait dû lutter « plus de vingt ans » contre le
« charlatanisme » et l’« empirisme » incarnés, à l’École de Mézières, par
un « charpentier » qui tenait à « ses routines ; et, pour prix du caractère
vigoureux qu’il déploya contre la raison, […] obtint d’enseigner toute
sa vie ses pratiques particulières, en dépit de toute théorie générale » 14.

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Intellectuels et manuels au travail 23

Avec l’appui d’un comité où figurait Arago, Dupin a obtenu cette


même année la fondation de chaires d’enseignement au Conservatoire
des arts et métiers. Depuis l’une de ces chaires, il a ouvert certains de ses
cours aux ouvriers, persuadé que favoriser leur formation concourrait au
progrès économique et social. Fraîchement baronisé, Dupin s’est autopro-
clamé « père et professeur des ouvriers », mais n’a réussi qu’à devenir
leur ennemi. Estimant qu’ils n’ont pas besoin d’autres maîtres, les plus
militants d’entre eux dénoncent le double jeu de cet ancien conseiller
d’État, adepte du machinisme, dont les velléités d’encadrement symbo-
lisent la volonté de pouvoir des élites polytechniciennes. Peu avant la
seconde insurrection des canuts, alors que les associations ouvrières
viennent d’être interdites sous le prétexte que leurs membres encou-
ragent la grève, les mutuellistes lyonnais emploient l’intelligence que
Dupin leur refuse à dévoiler ses mensonges : il divulgue une « pensée
bien digne vraiment [des] cerveaux scientifiques » des « MATHÉMA-
TICIENS, LÉGISLATEURS, ACADÉMICIENS ». Citations à l’appui,
les rédacteurs renversent ironiquement ses conclusions, au nom du « bon
sens » 15. Mêmes brocards au sein du journal L’Atelier quelques mois
plus tard 16.
Perdiguier n’évoque ni ces précédents ni la question de la légitimité
des ouvriers à s’éduquer les uns les autres, brûlante en cette année d’élec-
tions législatives où le monopole universitaire de l’enseignement est
violemment contesté. Nul doute cependant qu’il les ait en tête lorsqu’il
défend la capacité des ouvriers à théoriser et à partager leurs acquis. Il
s’agit moins de revendiquer l’antériorité de la pratique sur la théorie que
la contribution de la pratique à la théorie, et l’existence, chez les travail-
leurs manuels, de protocoles écrits. La codification des pratiques s’appuie,
de fait, sur « l’expérience depuis longtemps maîtrisée de la stéréotomie
(et depuis peu diffusée) conjuguée avec les tentatives de formalisation
rigoureuse de la théorie perspective 17 ». Respectueux sans déférence,
Perdiguier rappelle les intellectuels à l’ordre : ce n’est pas servir la science
que nier ce qu’elle doit aux artisans. Les mathématiciens, les géomètres
ont construit leur prestige sur le dos des bâtisseurs ; les théories sortent
des « cartons » où ces derniers consignaient leurs observations. L’humanité
n’a pas attendu Desargues et Monge pour élever des cathédrales ; les
bâtiments érigés avant eux, « tout courbures », exigeaient d’ailleurs bien
plus de technique que ceux, « tout lignes droites », qui ont suivi. Ceci
n’a pas tué cela. L’accumulation finale d’impératifs sonne comme
une menace ; si les intellectuels ne rétablissent pas l’équilibre, s’ils ne

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24 La haine des clercs

reconnaissent pas les ouvriers comme leurs égaux, la cohésion sociale


sera impossible :

[…] honorez vos semblables, […] nous nous joindrons à vous ; mais ne
nous dénigrez pas, ne faites pas de nous d’absurdes machines, ne nous
dépouillez pas de la pensée, ne nous contestez pas la légitime possession
du capital scientifique qui est à nous, que nous nous transmettons de
génération à génération, sans bruit, sans éclat, à l’insu des pouvoirs et
de vous-mêmes, et cela depuis la naissance des métiers 18.

À l’Assemblée où il retrouve Arago et Dupin après la révolution,


Perdiguier se heurte plusieurs fois au second, dont le libéralisme se
moule à tous les régimes. C’est contre ce notable qu’il se positionne lors
de son premier discours à la tribune, où il milite pour une augmentation
des salaires ouvriers et la fixation par l’État de la journée de travail. Le
2 mars, un décret a limité sa durée, afin de protéger la santé des ouvriers
et de leur permettre de s’instruire sur le temps libre ; mais d’aucuns
jugent mal adaptée cette mesure prise dans l’exultation du changement
républicain. Elle légifère en effet pour Paris et la province, sans tenir
compte des spécificités propres à chaque métier. Dupin réclame de la
flexibilité dans les horaires, faute de quoi la France ne pourrait résister
à la concurrence internationale. Perdiguier, dont le ton s’est durci, ne
l’identifie plus aux savants comme en 1846 – Dupin a en effet préféré
la théorie sociale aux théorèmes – mais aux « économistes », notamment
aux membres de l’Académie des sciences morales et politiques, dont
Dupin est alors un président atypique 19. Aux calculs des intellectuels,
l’orateur oppose l’observation directe. Comme les grandes enquêtes
parues dans la presse ouvrière y engageaient, il a dressé sa propre
analyse 20, récolté des témoignages, et le résultat est sans appel : la vie
est plus chère, et les salaires plus bas qu’on ne le dit. Loin de reven-
diquer le prestige qu’il a acquis comme écrivain, Perdiguier se pose en
« ouvrier véritable », prêt à « accompagner [Dupin] dans les quartiers
laborieux » ; ainsi « il sera instruit de la vérité par ceux qui souffrent,
qui souffrent depuis longtemps, et cela vaudra mieux que de dresser des
statistiques ingénieuses dans le silence du cabinet ». D’autant que ses
« chiffres, trop officieux, trop politiques » 21, semblent orientés. Perdi-
guier le prouvera bientôt par le menu 22. Orientée, aussi, la « liberté » au
nom de laquelle les économistes favorisent les intellectuels au détriment
des manuels ; l’hypocrisie l’emporte sur l’aveuglement quand « ils

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Intellectuels et manuels au travail 25

veulent que tout un chacun puisse exercer tous les métiers mécaniques
à la fois, sans en avoir appris un seul » – allusion, sans doute, au fait que
dès 1828 Dupin voyait dans les métiers mécaniques un moyen d’enri-
chissement des petits fabricants ; « mais ils ne veulent pas qu’on puisse
exercer ce qu’ils appellent leur art ou leur science, sans les avoir appris
et sans avoir obtenu le diplôme ». Perdiguier, qui revendique une parole
sincère et fraternelle, en communion avec les travailleurs, sermonne les
mauvais représentants du peuple : « Ne faites pas tant de frais de science
aride et sèche, et livrez-vous aux inspirations du cœur 23. » Quand, deux
décennies plus tard, Marx se souviendra de ces débats, il exaltera à
son tour le caractère simple et concret des revendications ouvrières – savoir
quand commence et quand finit la journée de travail – contre le « pompeux
catalogue des inaliénables “droits de l’homme” 24 », que déroulent volon-
tiers les intellectuels.
Un même type de recommandations figure dans les Mémoires d’un
compagnon, lorsque Perdiguier introduit dans le cours du récit autobio-
graphique une réflexion sur l’autorité. Pour justifier ce qui pourrait
apparaître comme une digression, il raconte d’abord comment il est
devenu chef de sa société compagnonnique. Sous le prétexte de saluer
deux camarades qui lui ont prêté main-forte dans cette tâche, il brosse
leur portrait ; or ce portrait révèle, en négatif, celui du piètre meneur,
qui a les traits du rhéteur :

[…] pas […] de beaux esprits, des discoureurs élégants, non, mais des
hommes dévoués, fermes, probes. Ce sont rarement les beaux parleurs,
les fileurs de phrases qui sont le mieux à la tête des Sociétés ; car il ne
s’agit pas de dire mais de faire. Un homme d’esprit, s’il n’est en même
temps un homme de cœur, de caractère, je ne le choisirai pas pour
chef de Société. L’esprit ne peut rien sans le cœur, le cœur peut encore
beaucoup sans l’esprit, le pétillant esprit.

La charge, classique, recycle des figures éprouvées (l’opposition


entre la parole et l’action, la tête et le cœur), et donc susceptibles de
parler au plus grand nombre. Perdiguier reprend, pour ainsi dire, une
opinion commune.
Ce préalable posé, un brusque changement d’échelle lui permet
ensuite de récuser les prétentions des élites intellectuelles à gouverner :

Ce que je dis ici est vrai pour les Sociétés d’ouvriers, il ne l’est pas moins
pour les empires, pour les républiques. Les sophistes sans moralité sont

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26 La haine des clercs

partout des pestes. Plus leur influence est grande, plus en outre est grand
le nombre d’hommes sur lesquels leur autorité s’exerce, plus aussi leur
action amène de tiraillement, d’anarchie, de ruine.

L’analogie est filée dans la suite du texte, où Perdiguier réaffirme


son attachement à la raison, qui doit ordonner la société comme
elle ordonne les sociétés compagnonniques. Cet ordonnancement est
la condition de mesures concrètes, vraiment populaires, auxquelles le
mémorialiste oppose les élucubrations de ceux qui, « [a]u lieu de faire
des lois pour les hommes, […] fabriquent des hommes fantastiques pour
leurs lois ». Perdiguier ne cite pas de noms. Mais on imagine que ce
témoin du tournant conservateur, dont George Sand et Lamartine avaient
encouragé la candidature en 1848, pense aux libertaires et aux utopistes,
soupçonnés de s’être coupés du peuple par idéalisme ou opportunisme.
Or le réel commande. Dans l’espoir que des « philosophes politiques »
remplacent enfin les « contemplatifs », Perdiguier rappelle, en polémiste,
le triste souvenir « des sophistes grecs ; des sectaires, des schismatiques
chrétiens ; des scolastiques, des théologiens du moyen âge », et engage
les dirigeants à ne pas s’enliser « dans l’obscurité des systèmes, dans la
confusion des langues, dans les subtilités et les puérilités de l’école ».
Jamais ils ne doivent perdre de vue l’intérêt général ; lui seul peut les
sauver du narcissisme, et les guider :

N’argumentez pas pour argumenter, n’écrivez pas pour écrire, pour


surprendre, étonner, vous singulariser, vous illustrer à quelque titre, à
quelque prix que ce soit. Pensez au peuple, toujours au peuple : ayez
souci de son cerveau, de ses besoins réels, pressants, et ne l’embrouillez
pas, et ne le rebutez pas, et ne le rendez pas malade par une nourriture
intellectuelle peu faite pour son esprit, son âme, sa raison 25.

Immédiateté, franchise, simplicité : voilà les maîtres mots.


Les épreuves n’ont pas modifié le discours de Perdiguier, qui manifeste
une étonnante constance. N’écrivait-il pas déjà en 1843, dans les mêmes
termes : « Ouvriers, écrivains, parlons du peuple, toujours du peuple !…
Disons de lui ce que les riches ne sont pas en position de savoir, et ce
que par conséquent leurs journaux ne peuvent pas dire avec âme » ?
Ainsi s’exprimait précocement la conscience que les humbles sont les
mieux placés pour parler d’eux-mêmes ; ils ont, de ce point de vue, un
avantage sur ceux qui les oppriment. Mais, cet avantage, pourquoi le

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Intellectuels et manuels au travail 27

gâter en singeant les bourgeois ? Aussi, plutôt qu’à imiter leur prose,
Perdiguier enjoint-il de privilégier une écriture descriptive, ancrée
dans l’actualité, vivante et variée. Interrogé sur la difficulté des feuilles
ouvrières à mobiliser un vaste public, il met en cause l’intellectualisme
du fond et de la forme :

[…] au lieu de parler […] à la masse du peuple […] le langage le plus


familier, le plus simple possible, afin de s’en faire comprendre ; au
lieu d’être son expression la plus réelle, et de dire et redire tout ce qui
pouvait l’intéresser, l’éclairer et le faire progresser sans brusquerie, elles
adoptèrent tout à coup un langage trop savant, et présentèrent, chacune à
son point de vue, des théories fort absolues, à la propagation desquelles
presque toutes leurs colonnes furent consacrées 26.

Saint-simoniens, cabétistes et fouriéristes ont manqué de pédagogie.


L’œuvre de Perdiguier, en partie conçue comme un vade mecum, fait
au contraire une large part au récit personnel (lettres, biographie) et à
ces formes didactiques que sont la chanson, le dialogue et l’illustration
(genres et supports que la tradition compagnonnique exploite à plein).
N’en déduisons pas que Perdiguier a la théorie en horreur. Elle n’a
simplement pas sa place dans la presse populaire.
Pour autant, il encourage toujours les travailleurs à se cultiver ;
dans le compagnonnage dont il vante les mérites, savoir et savoir-
faire offrent indissociablement la possibilité de s’émanciper. Durant
son Tour de France, le compagnon est en effet initié selon un système
d’enseignement mutuel à des techniques et des rituels qui excédent la
formation à un métier précis. Or cet héritage est en péril : des tensions
divisent les compagnons ; ils négligent leurs devoirs, et la veine ouvrière
qui a donné une littérature si ardente semble s’être tarie. Le vieux
monde s’est enfui avec les exilés, et l’empire rénové a imposé un
net changement de régime. Dans la nouvelle société industrielle, la
jeunesse – regrette Perdiguier – ne rêve ni d’apprentissage ni d’étude ;
pourquoi le ferait-elle, quand les patrons préfèrent aux ouvriers qualifiés
une main-d’œuvre bon marché ? Lui qui, en 1848, a milité pour qu’une
journée de travail moins longue permette aux prolétaires de faire fructifier
leurs nuits, constate qu’ils ne les passent plus à s’instruire, et que son
école de dessin se vide. Porté par la croyance selon laquelle lire rend
fou, l’analphabétisme ressurgit dès la sortie de l’école, et un anti-
intellectualisme sans restriction ni promesse d’émancipation remplace

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28 La haine des clercs

l’animosité qui soutenait les prérogatives ouvrières. Ouvrir les théâtres et


l’opéra au peuple, comme l’a souhaité le gouvernement, n’a pas suscité
l’engouement escompté. Les bibliographies que Perdiguier élabore
pieusement n’y changeront rien : le compagnonnage est mort, et avec
lui une certaine conception de la culture ouvrière – sans doute le sait-il,
quand il revient en 1861 sur cette « question vitale » : « N’avons-nous
que des bras ? n’avons-nous pas un cerveau, et ce cerveau doit-il
rester inerte […] ? » Est-ce pour conjurer leur disparition que l’auteur
évoque avec autant d’insistance, dans ce texte, les « savants travail-
leurs 27 » – formule où l’antéposition de l’adjectif souligne l’excellence ?
Jusqu’au bout, Perdiguier espère ressouder la chaîne des savoirs
compagnonniques et celle qui lie dans l’action politique les travailleurs
manuels et les élites d’une République indivisible. Son contemporain
Pierre-Joseph Proudhon conteste à son tour les hiérarchies inégali-
taires qu’entretiennent les intellectuels, et encourage les ouvriers à
s’émanciper par l’éducation. Nostalgique lui aussi d’une organisation
artisanale appelée à disparaître, il donne une forme plus théorique à son
discours, où une philosophie de l’industrie accompagne une pédagogie
fondée sur la fusion de l’école et de l’atelier. La critique des rhéteurs
politiques – qu’il a fréquentés, comme Perdiguier, à l’Assemblée en
1848 – se fait chez lui plus centrale et plus virulente. Elle aboutit à
une remise en cause du système représentatif, qu’étaie une conception
agonistique des rapports sociaux.

Proudhon à la manœuvre

À l’heure où Perdiguier interpelle Arago et Dupin, les débats sur


le machinisme sous-tendent également chez Pierre-Joseph Proudhon
(1809-1865) une pensée de l’émancipation par le travail manuel, où
l’éducation tient une place importante. Mais Proudhon se réfère peu au
modèle compagnonnique ; l’ancien typographe s’exprime depuis cette
autre aristocratie ouvrière que sont les métiers du livre, par définition très
liés aux professions intellectuelles. Si liés qu’ils suscitent la méfiance de
certains ouvriers, lesquels jugent – selon une idée alors répandue – que
les imprimeries drainent le surplus de diplômés. Parce que l’activité des
correcteurs et des compositeurs engage une dépense physique modérée,
elle provoque un mélange de jalousie et de dédain. Mais les protes, ces
« presque-bourgeois », sont aussi « les mieux placés […] pour marquer

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Intellectuels et manuels au travail 29

les signes de la différence 28 », et prendre – ne serait-ce que de façon


compensatoire – la parole au nom du peuple, d’autant qu’ils connaissent
une réelle précarité. C’est dans cet entre-deux que s’enracine l’anti-
intellectualisme proudhonien, lequel se déploie sur le long terme, des
« carnets intimes » à la presse, en passant par plusieurs monographies
dont se réclameront des successeurs de tous bords.
Bien qu’enfant, Proudhon garde les vaches qui broutent non loin des
faubourgs où il vit, il bénéficie d’une solide formation secondaire. Ses
parents – la mère, cuisinière, n’hésite pas à quitter les fourneaux pour
prêter main-forte à son époux bûcheron, vigneron, tonnelier-brasseur – le
mettent au collège ; contrairement à Perdiguier, il ne fréquente l’atelier
qu’au sortir de l’adolescence. Après une dizaine d’années dans l’impri-
merie, une bourse lui permet d’élargir son savoir et de publier ses
premiers volumes. Dès lors, il écrit tout en travaillant (il sera notamment
commis batelier et employé de commerce). Le garçon bouvier, le pâtre
épris de liberté devient pensionnaire de l’Académie des sciences, arts
et belles-lettres de Besançon à une époque où les académies pèsent
encore. Il monte à la capitale pour étudier l’économie politique sous
la protection d’un autre Franc-Comtois, le philosophe Joseph Droz. Voilà
qui est de nature à embarrasser ceux qui voudraient faire de Proudhon
un pur autodidacte, ayant potassé sur des livres d’emprunt, et repassé le
baccalauréat que ses ressources ne lui avaient pas permis de financer ;
ceux qui rendront les frustrations intellectuelles responsables de 1848
(argument déjà mobilisé lors de la grande Révolution) s’en souvien-
dront en revanche.
Proudhon perce grâce à des textes relevant peu ou prou du pamphlet,
genre financièrement incertain qui l’assimile au nouveau prolétariat
intellectuel. Mais il rédige aussi dès les années 1840 une série de forts
volumes où il montre comment le préjugé de l’inégalité potentielle
des intelligences, né de la valorisation de l’âme au détriment du corps,
a justifié l’oppression du peuple. Or sa lecture économique contredit
les dogmes religieux et philosophiques sur lesquels s’est construite la
domination des élites savantes : elle prouve que les travailleurs manuels
sont riches de capacités.
Pour avoir exercé le métier de typographe, Proudhon est conscient
de la concurrence que les presses mécaniques livrent aux presses à bras.
Sans nier les ravages de l’industrialisation, il ne la considère toutefois
pas comme un avilissement définitif de l’ouvrier, mais la promesse
d’un rééquilibrage : en rassemblant « diverses particules de travail que

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30 La haine des clercs

la division avait séparées », la machine donne en effet au travailleur


la possibilité d’articuler sa propre « analyse » à la « synthèse » qu’elle
accomplit. En régime capitaliste, où le salarié ne possède pas les moyens
de production, cette complétude lui est interdite ; mais dans la société
mutuelliste que Proudhon appelle de ses vœux, les hiérarchies sociales
se verront abolies et, avec elles, la suprématie des intellectuels.
Afin d’asseoir leur emprise sur les manuels, ces derniers ont fermé
la meilleure des écoles : « [T]ous les postulés de la raison se rencontrant
dans la plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus
générales, pour faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit
généralisateur et hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner,
quoi ? sa propre profession », écrit en 1846 Proudhon, qui fait du travail
l’origine de la philosophie. Si l’ouvrier saisissait quelle place il occupe
non seulement dans l’ordre des métiers, mais dans la société, le labeur
serait moins abrutissant – l’émancipation individuelle part de cette
prise de conscience sociale, pas de la singularité du sujet. On comprend
quel intérêt ont les élites à dissocier l’instruction de l’apprentissage ;
mais elles-mêmes y perdent, car l’enseignement contemporain « sépare
l’intelligence de l’activité », ce qui revient à « scinde[r] l’homme en
deux entités impossibles, un abstracteur et un automate » 29. Personne
n’est donc vraiment libre.
Selon Proudhon, la théorie naît de la pratique et, si elle y reste
articulée, favorise la connaissance sociale. L’auteur, qui n’hésite pas
à intituler ses ouvrages « système » ou « théorie », ne craint l’organi-
sation doctrinale que lorsqu’elle prétend imposer une vérité transcen-
dante, devenant ainsi oppressive. Sa propre œuvre, que ses détracteurs
jugent confuse, préfère au dépassement utopique des contradictions
l’exposition dynamique des antinomies. Une parole agonistique en
adéquation avec le principe fédératif qu’elle défend – principe qui ne
vise pas l’unification des singularités, mais l’association de complé-
mentarités, et encourage de ce fait la contradiction. L’antidogmatisme
libertaire de Proudhon, indissociable de la polémique, naît du constat
que le réel est intrinsèquement conflictuel 30.
Bien qu’il charge à la fois les intellectuels « d’État » – socialistes
étatistes en concurrence directe ou fonctionnaires établis, par contraste
avec lui, qui pratique le journalisme de combat – et la bohème jugée
vicieuse, Proudhon ne se réclame pas de l’antiphilosophie. Il souhaite
au contraire diffuser largement la philosophie des Lumières, en révélant
que le travail manuel, créateur de savoir, est à l’origine de l’expansion

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Intellectuels et manuels au travail 31

de ces mêmes Lumières – phénomène occulté par les puissants 31. L’anti-


intellectualisme de Proudhon, admirateur de Diderot (ce fils d’artisans
instruits qui s’affaire à l’Encyclopédie et entend vivre de sa plume,
même si c’est aux gages des libraires), évoque l’hostilité que d’aucuns
manifestaient, avant la Révolution, à l’égard des écrivains et des penseurs
qui accédaient sans encombre aux privilèges et aux pensions. Et son
rêve d’un enseignement primaire contrôlé par les pères de famille
et les associations ouvrières rappelle les propositions d’un Bouquier à
la Convention.
Dès ses débuts, Proudhon convertit sa position intermédiaire en
atout : fils du peuple, il est d’autant plus apte à le représenter et le révéler
à lui-même qu’il l’a étudié. En revendiquant la qualité de socialiste
scientifique, il s’arroge une triple légitimité : ses origines modestes,
son engagement et ses compétences le rendent digne de sa mission :
éclairer la masse sur ses capacités. Élu député peu avant les émeutes
de juin 1848, le Bisontin siège à l’extrême gauche. Pour mieux se
distinguer des notables qui se disent eux aussi porte-parole du peuple,
il rappelle qu’il n’est, lui, ni un politicien ni un intellectuel. Il aborde
donc la tribune en héritier d’un aïeul paysan, dont sa propre famille a
mythifié le souvenir – Jean-Claude Simonin, qui avait le verbe haut,
s’était en effet illustré en résistant à un garde forestier qui prétendait le
sanctionner pour avoir coupé du bois, alors qu’il était dans son droit 32.
À cette époque, les discours et les interventions de Proudhon dans les
journaux (après Le Représentant du peuple, il fonde Le Peuple et La Voix
du peuple) touchent le public ouvrier que ses essais peinaient à atteindre.
Lorsque l’espoir suscité par la révolution de Février est détourné
par le pouvoir, l’anti-intellectualisme proudhonien se double d’une
critique de la représentation gouvernementale. Au réquisitoire contre une
démocratie qui enterre les revendications d’égalité économique sous le
principe de l’égalité politique se joint alors une critique des parlemen-
taires nourrie d’inimitiés personnelles – notamment à l’égard des élites
romantiques. L’équation « L’école romantique, corrompue, aristocra-
tique, sensuelle = amie du pouvoir 33 », posée en 1843, est complexifiée
mais jamais abandonnée, Proudhon faisant de cette école le parangon
du sectarisme, du dogmatisme, de l’opportunisme, et somme toute de
l’inanité des élites intellectuelles. Parce qu’ils ont capitalisé le sentiment,
flatté les passions vulgaires à grand renfort de publicité et imposé leur
empire industriel sur la littérature, les romantiques ont selon lui rompu
avec le désintéressement au cœur de toute vocation artistique. L’ethos

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32 La haine des clercs

prophétique qu’ont développé les plus illustres d’entre eux reflète leur
paternalisme : or – estime Proudhon – pareil surplomb est incompa-
tible avec la démocratie, où l’intellectuel et l’artiste doivent se laisser
éclairer par le peuple.
Alphonse de Lamartine, auteur de best-sellers devenu chef du Gouver-
nement provisoire, incarne un peu plus ce manquement lorsqu’il rejette
le pavillon rouge au profit du drapeau tricolore sali par la monarchie.
Proudhon n’avait pas attendu qu’il accède aux plus hautes fonctions pour
lui chercher noise 34. Dès 1841, son Deuxième mémoire sur la propriété
égratignait l’écrivain ; et quoiqu’un rapprochement ait semblé possible
au temps des Contradictions économiques (1846), l’ancien conservateur
avait subi le même sort. Proudhon reproche moins à Lamartine – qui
a ignoré ses propositions, tout comme les ont ignorées ses collègues – de
porter la particule que d’être un baladin, un poète (au sens propre comme
au figuré ; l’intéressé lui-même revendique d’ailleurs cette étiquette) 35.
Alors qu’il faudrait agir, Lamartine s’enivre de discours, goûte ses
improvisations, vibre à ses images. Une éloquence qui sent le collège
et laisse percer une vanité de tribun, juge Proudhon, dont l’antiroman-
tisme naît peut-être à la Chambre.
Lamartine, orateur déjà installé sous Louis-Philippe, s’impose à la
tête de ce qu’on n’appelle pas encore le parti intellectuel. Un parti formé
par « les républicains, les économistes, les restes du St Simonisme [sic],
les libre-échangistes, les fouriéristes, les communistes » dont Proudhon
se dissocie dès 1847 dans des carnets non destinés à la publication.

[P]arti puissant, riche, nombreux, influent, jouissant d’une certaine


popularité, qui ne se connaît pas encore mais qui agit […] ; et qui travaille
à éterniser l’inégalité des conditions et des fortunes, sous le nom d’Égalité
devant la loi. – Ce parti résistera encore longtemps. Leur inégalité n’est
plus celle des castes, des familles, de la ppé [la propriété] héréditaire,
de la monarchie féodale ou hiérarchique, c’est celle des individus, sans
distinction de race, de famille, de profession 36.

Sous un prétexte humanitaire, ces hommes scellent un nouveau


règne, celui de l’individualisme. Prenant à rebours cette conception
du magistère, Proudhon désire se mettre véritablement au service du
collectif.
Alors que Lamartine s’expose sur les barricades en février 1848,
Proudhon reste pourtant discret. Lui qui prêche le bouleversement des
rapports économiques et sociaux ne peut se satisfaire de la chute d’un

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Intellectuels et manuels au travail 33

gouvernement. On connaît la suite : les élus, qui prétendaient garantir


le droit au travail, n’apportent finalement qu’une réponse politique aux
revendications populaires, symbolisée par la lutte pour l’extension du
suffrage. Or troquer le suffrage censitaire contre le suffrage universel ne
remplit pas les panses ; le peuple réclame la garantie constitutionnelle du
droit au travail. Lorsque, en juin, l’insurrection est noyée dans le sang,
Proudhon mesure ce qui sépare les promesses du traitement effectif
réservé au peuple par le gouvernement républicain. Il y a là pour lui plus
qu’une question d’individus, un vice inhérent à la représentation gouver-
nementale. Aussi le député Proudhon défend-il une représentation non
gouvernementale, qui se fonderait sur une constitution sociale plutôt que
sur une constitution politique 37. Comment le régime actuel pourrait-il
représenter le peuple qu’il vient de museler, quand le suffrage qu’il lui
propose n’a d’universel que l’appellation ? Refusant que le peuple demeure
pour la République cette abstraction qui forme la nation, Proudhon
défend les travailleurs, ce peuple vivant qui s’est vu couper les ailes
par un gouvernement formé d’intellectuels et de politiciens. Pourquoi
ce peuple devrait-il donner à sa révolution un visage étranger ? Ayant
agi de son propre chef, « sans conseil, sans direction, désavoué de ses
orateurs et de ses écrivains », pourquoi n’émettrait-il qu’un avis consul-
tatif ? Une « démocratie représentative » vaut-elle beaucoup plus qu’une
« monarchie représentative » ? Non, car en érigeant le peuple en entité
abstraite, la démocratie lui confère la place transcendante qu’occupait
jadis le roi de droit divin. C’est notamment ce que Proudhon reprochera
au contrat social rousseauiste dans Idée générale de la Révolution au
xixe siècle (1851). Or la forme du contrat social – dévoyée par Rousseau
auquel Proudhon imputera la corruption du principe démocratique – a
un potentiel révolutionnaire ; Proudhon le réactive en lui donnant une
définition propre, qu’il tentera d’étendre à tous les rapports humains.
L’auteur associe à la dépréciation des gouvernants – ils « forment
des cadres » alors qu’« on leur demand[e] du travail » – une critique plus
vaste des « philosophes » 38 en perpétuel débat. Ceux de ses contempo-
rains qui se disent « ouvriers de la pensée 39 » ne sont finalement que
des bourgeois enveloppant d’éloquence leur absence de propositions
concrètes sur lesquelles fonder une nouvelle société. Incapables de
s’inspirer des faits, de s’ancrer dans l’expérience, les romantiques, ces
« notables de la phraséurgie [sic] », ne produisent rien d’utile. Ils restent
des contemplatifs ne pouvant aspirer au titre de révolutionnaires : leur
engagement est aussi factice que les intrigues qu’ils bâtissent ; leurs

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34 La haine des clercs

œuvres ne mobilisent pas. Victor Hugo – lui aussi élu représentant


du peuple – prétend que, dans son œuvre, la forme exprime le fond ;
Proudhon n’y voit pas le fond. Au lieu des valeurs idéales que l’écrivain
brandit (la charité, la fraternité), lui souhaiterait des idées fondées sur
la science et le droit. Aussi juge-t-il que la production littéraire doit se
contenter d’être plaisante – même les poètes ouvriers ne peuvent espérer
mieux ; seule la science sociale a une réelle efficacité.
Par la « logique », la « spontanéité », le courage, le peuple surpasse
les faux maîtres intellectuels. Conscient de sa puissance, il devient,
malgré sa versatilité, ses écarts, un « être collectif, […] presque [un]
être de raison ». La société future devra s’appuyer sur « l’intelligence »
de cette force, au double sens du terme : la « logique populaire, […]
si chaque citoyen la prenait pour règle, conduirait infailliblement à la
guerre civile ; mais […] dans cette individualité supérieure qui a nom le
PEUPLE, [elle] conclut toujours à la paix et à l’unité. Prompte comme
l’éclair, infaillible comme l’algèbre, la logique du Peuple est la loi de
l’histoire, la source du droit et du devoir, le principe de toute moralité, la
sanction de toute justice » 40. C’est le peuple, et non les beaux parleurs,
qui créera du neuf. Mais est-il prêt ? La marche qu’a prise la révolution
de 1848 semble le démentir : après les élections législatives d’avril,
aucun doute ne subsiste : il n’a pas fait bon usage du vote qu’on lui a
tant vanté. Pas fâché, d’abord, que Louis-Napoléon Bonaparte l’emporte
face à Lamartine, Proudhon croit qu’il sera forcé d’entendre certaines
revendications ; avant de déchanter.
Moins inquiété que d’autres par la répression, le penseur s’attelle
à De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858), somme en
quatre épais volumes qui, saisie, le contraindra à l’exil. Il y assortit à
la charge contre les intellectuels un plan de réorganisation scientifique
du travail incluant une philosophie de l’industrie et un programme d’ins-
truction garantissant l’égalité de tous. La onzième étude, qui inclut le
texte connu sous le titre « Les Femmelins », synthétise et enrichit les
griefs formulés contre les romantiques : idéalisme assimilé à l’irratio-
nalisme, individualisme et culte du génie, immoralité. Cette étude doit
sa notoriété 41 à la violence avec laquelle l’auteur y traite Rousseau,
Lamartine ou George Sand – la grande amie de Perdiguier –, que Proudhon
a en véritable horreur. L’égalitarisme du Franc-Comtois révèle ici ses
lacunes : la femme, tout instinctive, cacherait derrière un flot d’émotions
et de paroles une inconsistance, voire une absence d’idées, et sa nature
l’exclurait de l’échange intellectuel ; loin de favoriser la pensée, le langage

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Intellectuels et manuels au travail 35

ne serait chez elle qu’un dérivatif. Pas question, donc, de lui accorder
le droit de vote, ou qu’elle se présente aux élections. Proudhon, farou-
chement défavorable à ces revendications en 1848, conspuera ensuite
les femmes « aux doigts tachés d’encre 42 » qui se targuent de débattre
avec lui, comme Jeanne-Marie Poinsard – dite Jenny P. d’Héricourt –,
née elle aussi à Besançon dans une famille d’artisans 43.
À une époque où les machines rendent possible l’embauche de
femmes dans les imprimeries, la réaction viriliste que cette dernière
entraîne cherche à affirmer le caractère véritablement ouvrier de la
composition : éprouvante, technique, elle ne peut être confiée au sexe
faible, fût-il aux manettes de machines « quasi-intelligente[s] [sic] 44 ».
La misogynie proudhonienne garde peut-être la trace de cette rivalité.
L’auteur affirme en tout cas l’« influence » délétère « de l’élément féminin
sur les mœurs et la littérature française » depuis Rousseau, dont il fait un
étranger. Témoin l’œuvre de Lamartine. Proudhon, qui ferraille alors avec
lui au sujet du droit d’auteur, finit ironiquement par attribuer l’opportu-
nisme politique de son rival à un dysfonctionnement de l’intelligence.
La polysémie du verbe « pénétrer » sonne l’assaut :

[…] il CONTEMPLE, il ne pénètre pas ; et comme il arrive à tous les


contemplatifs, on peut dire que la raison en lui ne dépasse la mesure
de la femme que juste de ce qu’il faut pour qu’il ne soit pas femme 45.

Moins célèbre, la sixième étude de De la Justice brosse elle aussi


un tableau que reproduiront différents successeurs 46 : la misère procède
d’une organisation aberrante du travail, que la Révolution française
n’est pas parvenue à briser. Le constat historique s’appuie sur des
considérations anthropo-philosophiques : l’homme est le seul animal à
exploiter ses semblables, parce que lui seul « est capable par sa pensée
[…] de distinguer en lui la matière et l’esprit, le corps et l’âme ; par
cette abstraction fondamentale, de se créer deux sortes de vies : une vie
inférieure ou matérielle ; d’où résulte la division de la société en deux
catégories, celle des spirituels, faite pour le commandement, et celle des
charnels, voués au travail et à l’obéissance ». Sur la dualité ancienne entre
intellectuels et manuels s’est en effet bâtie une civilisation où, parce que
l’intelligence est apparue comme une qualité plus rare que la force ou
l’habileté, on a établi son autorité. L’Église a précocement entériné ce
partage : réunis en castes, savants et religieux (les « docteurs » 47) ont joint
leurs forces à celle des patrons. Ainsi les puissants légitiment-ils leur

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36 La haine des clercs

domination – domination aberrante, puisque depuis l’origine l’homme


se sert de ses mains. Si paysans et ouvriers comprenaient que, parce
qu’ils se forment en travaillant consciencieusement, ils n’ont de conseil
à recevoir de personne, ils pourraient œuvrer à leur propre émancipation,
et ainsi exorciser la déroute de la dernière révolution. Loin des hiérar-
chies, le travail cimenterait ainsi une culture élargie.
Proudhon associe à sa philosophie du travail une pédagogie, articulant
l’enseignement professionnel à une réflexion sur la culture classique, avec
laquelle le collège l’a familiarisé. La formation préconisée a lieu au sein
même de l’atelier – avec l’aide ponctuelle des associations ouvrières –,
loin de ces écoles supérieures qui établissent des grades entre les prolé-
taires et les asservissent aux normes étatiques. Le programme, qui
doit protéger l’égalité naturelle entre les individus, articule instruction
et apprentissage technique. Tous les « exercices industriels » sont passés
en revue, « des plus simples aux plus difficiles », et on en « dégag[e]
l’idée qui y est contenue » ; quiconque est formé selon cette « méthode »
« surpasse de la moitié de sa taille le savant et le philosophe proprement
dits » 48, car il devient à la fois l’un et l’autre.
La franc-maçonnerie offre à Proudhon un modèle philosophique
et social d’organisation des futurs établissements : non seulement elle
favorise l’ascension de ses membres jusqu’au plus haut niveau, mais
elle réussit la gageure de fonder sa pensée hors de tout « conceptua-
lisme », de toute « métaphysique » : « Le Dieu des maçons […] est
la personnification de l’Équilibre universel. » Ayant rappelé que la
maçonnerie « sort de conceptions ontologiques et prend pour assise
une idée positive, phénoménale, synthétique, hautement intelligible :
[…] l’idée de rapport », qui a pour « synonym[e] » celle d’« équilibre » –
figurée par ces objets emblématiques que sont l’aplomb, le niveau et
l’équerre –, Proudhon affirme que le caractère extrêmement complet de
l’intelligence sollicitée par les travailleurs rend les manuels supérieurs
aux intellectuels. Puisque « toute connaissance, dite a priori, y compris
la métaphysique, est sortie du travail et doit servir d’instrument au
travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le
spiritualisme religieux, qui font de l’idée une révélation gratuite, arrivée
on ne sait comment, et dont l’industrie n’est plus ensuite qu’une appli-
cation », Proudhon aboutit à la conclusion que « l’industrie est mère de la
philosophie et des sciences », et non le contraire. La double dynamique
mise au jour (l’idée, née de l’action, la sert) confirme l’efficacité de
l’éducation intégrale : offrir au travailleur des connaissances étendues,

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Intellectuels et manuels au travail 37

lui fournissant une vision à la fois générale et théorique, ne le place pas


uniquement sur un plan d’égalité avec le « polytechnicien » 49 qui choisit
sa voie au terme de ses études ; cela redonne une dignité à l’ensemble
de la classe ouvrière, qui prend conscience de sa valeur.
Dès 1848, Proudhon défendait qu’« il faut cent fois plus d’intelligence
pour construire une machine à vapeur que pour écrire cent chapitres
de Balsamo ; et [que] tel patron du Rhône qui ne sait pas lire dépense
plus d’esprit en faisant une course, qu’il n’y en a dans toutes les Orien-
tales 50 ». Il réaffirme la centralité de l’industrie dans Les Majorats litté-
raires (1862) : « Celui qui a son idée dans le creux de la main, déclare-t-il,
est souvent un homme de plus d’intelligence, en tout cas plus complet,
que celui qui la porte dans sa tête, incapable de l’exprimer autrement
que par une formule 51. » Relativement épargné par le régime à cette date,
Proudhon repart en guerre contre la « bohème » des « écrivassiers » et des
« littératuriers » parasites, qu’il oppose aux pédagogues faits de son bois,
et contre les romantiques engagés dans la défense de la propriété intel-
lectuelle – nouvelle preuve, pour leur contempteur, de leur incapacité à
envisager la création comme une activité désintéressée. Dûment parés
des attributs de la « coterie » ou de la « corporation » 52, ces adversaires
s’incarnent en une entité diaboliquement proche du pouvoir : le Comité
des gens de lettres 53.

Des redingotes et des blouses

Jules Vallès (1832-1885), journaliste qui s’est forgé une identité


en marge du livre, s’intéresse très tôt au partage entre les intellectuels
et les manuels – partage qui, chez lui, prend initialement la forme
d’une réflexion sur la prolétarisation des bacheliers. Son œuvre, moulée
entre la presse et le roman, se structure autour de la figure de l’étu-
diant pauvre, victime de l’illusion que la culture fait vivre, et de l’inca-
pacité à se démarquer dans une société fondée sur la reproduction
(endogamie sociale, injonction à l’imitation des Anciens, tirage indus-
triel des œuvres 54). À l’origine, Vallès prétend croquer sur le vif des
turpitudes que d’autres écrivains ont exposées avant lui : le déclassement
se vend bien depuis le début du xixe siècle, et les misères scolaires
sont devenues un lieu commun depuis que Napoléon a transformé les
collèges en casernes. Mais Vallès fait de la tradition antiacadémique,
vivace depuis Érasme, autre chose qu’une revendication d’avant-garde.

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38 La haine des clercs

En thématisant l’oppression économique qui rapproche les intellec-


tuels des manuels, il dépasse la satire, sonne la rébellion des potaches
et transforme le chahut en révolution. Les professeurs maniaques que
la littérature décrivait jusqu’alors étaient coupés du monde, mais
inoffensifs ; chez Vallès, où la polémique soutient un réalisme singulier,
ils deviennent une menace : l’auteur incrimine sciemment le personnel
académique et, à son corps défendant, recriminalise la bohème un temps
idéalisée.
La dénonciation sociale se mue en anti-intellectualisme lorsque
Vallès, qui a lié son destin aux lettrés dont il dépeint l’existence
miséreuse, se retrouve prisonnier de son propre mythe. En désacralisant
la bohème, il donne en effet ses premiers contours imaginaires à la crainte
du « prolétariat des bacheliers ». Un fantasme : en 1870, on dénombre
tout au plus en France 12 000 étudiants, et une moyenne de 5 500 jeunes
hommes – parisiens la plupart – obtient le diplôme entre 1865 et 1871 55.
Après la Commune, Vallès lui-même est érigé en preuve vivante de la
nocivité des frustrations intellectuelles, qui feraient le lit des révolu-
tions. Sans doute n’y a-t-il pas de fumée sans feu ; lorsqu’il signale que
l’autorité appelle l’autorité et commande une réaction en chaîne, le
libertaire attaque tout l’édifice : les politiciens au pouvoir sont gorgés
d’auctoritates, ces extraits des textes classiques engageant à la piété
filiale, au respect de l’ordre et à l’héroïsme, qu’on bûche au collège ;
mais cette rhétorique dépassée pénalise les nouvelles générations
d’étudiants et complique leur entrée dans la vie active. Si la pensée
vallésienne emprunte à Proudhon la double dénonciation de la bohème et
des intellectuels consacrés, elle a la particularité de blesser ses ennemis
avec leurs propres armes – la rhétorique, qui constitue jusqu’en 1880 le
socle de l’enseignement secondaire.
Fils de professeur, jadis brillant élément pétri de cette rhétorique,
Vallès construit sa légende en rappelant ses échecs au bachot plutôt
que ses prix d’excellence. Il est vrai qu’il a refusé de suivre des rails qui
débouchaient sur une voie de garage : l’École normale supérieure, puis
l’isolement en province. Pour gagner sa croûte et éponger ses dettes,
lui qui se rêvait savetier ou déménageur a multiplié les chroniques, tâté
du professorat libre, est devenu maître d’internat, employé de mairie,
parce qu’il faut bien vivre ! Avide de reconnaissance, mais hostile aux
figures qui la représentent, facétieux jusqu’à l’auto-sabotage (ses revers
professionnels peuvent suggérer une forme d’acharnement volontaire,
à une époque où Le Figaro, auquel il collabore régulièrement, propulse

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Intellectuels et manuels au travail 39

les carrières), Vallès semble condamné au paradoxe. Cela explique-t-il


qu’autour de 1865, alors qu’il a acquis une forme de reconnaissance
qui contredit le personnage de « réfractaire » qu’il s’est construit, il se
rapproche du mouvement ouvrier, dont son œuvre semble transposer
certaines revendications ? Pour apprécier cette évolution, rendue possible
par un relatif assouplissement du contrôle impérial, il importe de retracer
la trajectoire de Vallès depuis son entrée en littérature, sous le signe de
l’ironie proudhonienne.
Dans sa jeunesse, galvanisée par la révolution de 1848 56, Vallès a
parcouru La Voix du peuple. Dès ses débuts, l’écrivain s’inscrit dans une
« filiation critique 57 » à Proudhon, qu’il a sans doute peu et maladroi-
tement lu, mais qui à cette époque incarne de manière ostentatoire le
refus de l’autorité. Malgré les apparences, L’Argent (1857), qui fait
connaître Vallès, ne prend pas le contrepied du Manuel du spécu-
lateur à la Bourse (1856) rédigé par Proudhon ; ce pamphlet ironique
en applique au contraire les leçons. Dans l’invitation à renverser les
vieilles hiérarchies en profitant des opportunités financières qu’offre la
société bourgeoise du Second Empire, on a vu la révolte d’un jeune de
vingt-cinq ans auquel ses titres scolaires n’avaient pas suffi à se faire un
nom en littérature – L’Argent n’est d’ailleurs pas signé. Prendre Vallès
au sérieux lorsqu’il se félicite que le changement de régime ait frappé
d’obsolescence les anciennes autorités n’empêche pas de considérer que
l’apprenti journaliste ne peut se féliciter des rigueurs impériales. Aussi
son appel à l’enrichissement devrait-il être lu comme une plaisanterie
potache, qui exalterait les valeurs boursières contre la valeur littéraire,
la spéculation financière contre la spéculation intellectuelle, et dresserait
les familiers de la Bourse – couramment appelés les boursiers – face à
un maître auquel ses convictions antiautoritaires interdisent à Vallès de
rendre un hommage trop retentissant : Proudhon, qui a bénéficié de la
seule bourse acceptable… Et si, en indiquant le cours des actions, Vallès
signalait simplement que l’action a changé de cours – que, l’Empire libéral
inhibant l’expression politique, il faut lutter sur le terrain économique ?
Relue selon cette grille, la phrase « [l]es politiques feront leurs théories,
écriront des thèses, bâtiront des systèmes ; la Bourse n’en restera pas
moins la source vive et bonne des associations fécondes […] » prend un
sens militant. De la même manière, la fin du « grand homme » d’Ancien
Régime et des modèles formels qu’il avait imposés n’annonce-t-elle
pas que, désormais, l’union s’impose ? « La sève, la force, le sang, au
lieu de brûler le cœur et le cerveau d’un seul, circulent doucement dans

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40 La haine des clercs

les veines du corps social. Pas de tête qui dépasse, mais des millions
d’hommes plus intelligents » 58, écrit Vallès.
À cette date, il ne songe sans doute pas à une alliance populaire ;
mais n’invite-t-il pas déjà les créateurs à se libérer du mythe du génie
solitaire et maudit ? Quand il les appelle à sauter, rue Vivienne, de
la bibliothèque à la Bourse, il vise les avant-gardes qui affectent de
mépriser les contraintes financières, précisément les auteurs ayant
drapé l’art dans une pauvreté idéale. C’est au nom du réalisme que Vallès
s’en prend à ces semblables, ces frères : la bohème, « premier mythe
médiatique moderne », qui « manifest[e] la puissance du medium » 59,
devait être renversée de l’intérieur, par un journaliste qui la fréquentait.
Mais cela ne signifie pas qu’il dénie à la littérature toute valeur : n’est-ce
pas ce support qu’il choisit ? Quand il désigne la voie du Capital,
peut-être suggère-t-il simplement que les écrivains ne peuvent plus
ignorer l’économie.
Dès L’Argent sont en place le ton et les thèmes qui caractériseront
l’œuvre vallésienne : la critique des académies – « Les Quarante, des
orateurs bavards, des poètes finis, des philosophes tombés… » –, du bacca-
lauréat  –  « un meuble inutile » 60 –, et plus généralement des études, forme
le répertoire du chroniqueur qui signe désormais « Max », pseudonyme
inspiré d’un succès du temps – le roman Jérôme Paturot à la recherche
d’une position sociale. En 1861, quand décède Henry Murger, qui avait
donné à la bohème ses lettres de noblesse, Vallès espère enterrer cette
catégorie et lui substituer celle, plus actuelle, de « réfractaires » – un
terme qu’affectionnait Proudhon. « Les réfractaires » : c’est ainsi que,
le 14 juillet 1861, Vallès célèbre la fausse égalité promise en 1789 dans
un article où l’adjectif substantivé donne corps à un nouveau groupe
cimenté par la nécessité : artistes de fortune, lettrés contrariés, ratés
en quête de reconnaissance sont tous, à leur manière, des victimes
de la ville qui les mange, du livre 61 qui les a leurrés, et de la société
du spectacle. Simples silhouettes chez Murger, les bohèmes se méta­­
morphosent ici en individus de chair et d’os. Plus d’os que de chair,
hélas, car leur dénuement s’est accentué dans le Paris réformé par
Haussmann ; en quête de subsistance, une foule composite de traîne-
misère fuit les estaminets et les brasseries où d’autres languissent.
Vallès dit avoir plus de plaisir à boire et manger « loin des bureaux de
rédaction et des cafés d’hommes de lettres, avec des gens simples et bons
vivants, qui ne [lui] parlent ni d’Hugo, ni de Michel-Ange, et, au dessert,
ne font pas des mots, mais des mariages » qu’aux « repas littéraires du

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Intellectuels et manuels au travail 41

boulevard, où la préoccupation glace la gaieté sur les lèvres, où l’on n’est


jamais ni naïf ni simple » 62. Cette simplicité touchante se trouve dans
la rue.
Parmi les bateleurs qu’il saisit au vol, nombre d’anciens étudiants,
voire d’anciens professeurs. Ce drôle, qui trace des figures au sol pour
apprendre la géométrie à un public qui « n’y comprend rien », sortirait
« de l’École polytechnique, et […] sans la résistance de l’Académie,
serait aujourd’hui professeur au Collège de France et décoré ». Vallès
laisse planer le doute : « Ne sait-on pas qu’un des garçons servant au
restaurant célèbre de la Californie a été professeur de mathématiques
à Besançon 63 ? » Tel bachelier s’est fait géant 64 ; tel autre est « devenu
chanteur des rues, après avoir été prix du conservatoire » ; un dernier
s’incline devant la verve du paillasse Bêtinet. Quant au prestidigitateur
Jean-François Hippolyte Laroche – un ancien hercule promu « physicien
de foire » –, il « jou[e] des farces terribles à la science et aux journa-
listes ! » 65. Boniment contre boniment… Le monde forain parodie
d’ailleurs fréquemment celui du savoir, comme il le fait depuis le Moyen
Âge. Sur leur chaire brimbalante, les banquistes redonnent place à la
voix et au corps. La rue, qu’ils partagent avec les autres travailleurs
pauvres, est cet espace de liberté auquel s’oppose, chez Vallès, le confi-
nement des bureaux et des mansardes.
Fort de l’accueil réservé à ses textes, leur auteur entre à la Société
des gens de lettres en mai 1865. Cette structure subventionnée par le
ministère de l’Instruction publique a pour vocation de protéger les droits
et les intérêts des écrivains ; mais elle est déjà un repaire de conformistes.
Vallès finira par clamer, d’ailleurs, qu’elle ne sert à rien, et exiger qu’on
la remplace par un vrai système mutuelliste 66. Sans la quitter. À partir
de 1865, le distingué sociétaire peut endosser la paternité de ses recueils
Les Réfractaires et La Rue 67. Mais cette consécration bourgeoise risque
de nuire au personnage sur lequel il a fondé son imaginaire et sa posture
d’écrivain. Ce n’est pas un hasard si Vallès politise alors son propos,
mettant son charisme au service d’une cause collective.
Le climat s’y prête : dans ces années où le bâillon impérial se relâche,
les rapports entre les intellectuels et les manuels sont au cœur de plusieurs
mobilisations internationales : l’éventualité de présenter des candida-
tures ouvrières séparées, discutée en 1848, l’est à nouveau dès 1863 ; à
la Toussaint 1865, les étudiants réunis à Liège en congrès international
demandent une réforme des méthodes pédagogiques et une revalori-
sation du traitement des instituteurs. Les travailleurs prolétarisés se

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42 La haine des clercs

rapprochent, indépendamment de leur activité. Au même moment,


La Canaille proclame en chanson que tout individu « dont la main / Par
la plume ou le marteau gagne / En suant son morceau de pain » mérite
le titre d’« honnête homme » 68.
La mort de Proudhon en 1865 convainc-t-elle Vallès qu’il est temps
de prendre la suite ? Peu après être entré à la Société des gens de lettres
(contre laquelle Proudhon a tonné si fort), Vallès rend au penseur bisontin
un hommage qui ne sera pas le dernier. L’écrivain se retrouve dans son
usage du journal, son tempérament de polémiste, sa plume. De confi-
dence en controverse, Proudhon lui apprend la « sincérité » et l’engage
à refuser les dogmes. Vallès, qui fait « bon marché de la philosophie
et des philosophants », croit « qu’une proposition formulée en langue
claire, dans quinze lignes, sert l’humanité autant et plus que les livres
obscurs de tous les métaphysiciens […], seraient-ils ceux qu’on appelle
les grands penseurs de l’Antiquité ». Au « philosophisme » 69 vague de
Rousseau et de Sand, à l’idéalisme d’un Homère ou d’un Hugo, il
préfère le fiel et la blague, comme s’il partageait l’idée que l’éloquence
a toujours perdu les révolutionnaires.
Pour donner à entendre sa langue, il faut une tribune. La Rue prend
d’abord, faute de mieux, la forme d’un hebdomadaire adressé à ceux
« qui tiennent au peuple par leur origine, à la bourgeoisie par son
éducation 70 », puis d’un quotidien populaire à un sou. Le Second Empire
n’est pas achevé que plane déjà sur ses colonnes le rêve de liquider la
culture 71. Même si la censure veille au grain, acquérir ses instruments
de travail, c’est déjà conquérir une part d’indépendance. L’humeur
proudhonienne de La Rue lui vaut bien des déboires, mais son
rédacteur en chef y affirme de plus en plus nettement sa solidarité
avec les travailleurs – bacheliers ou non. Le petit patronat laborieux
vaut mieux, à ses yeux, que les familiers des cénacles. Vallès ne milite
pas encore pour que les lettrés déclassés se rapprochent des ouvriers ;
sans considérer nulles leurs prétentions à (ré)intégrer la bourgeoisie,
il plaide pour qu’ils fuient les professions que fait miroiter l’insti-
tution scolaire. De cette dernière, il ne sauve presque rien, si ce n’est
le premier degré, lorsqu’il respecte les individualités ; mais il hait
l’Université au point de lui refuser le monopole de l’enseignement, et
de se ranger du côté des jésuites ! La violence de « Cochons vendus »,
paru à la une, dit assez le dégoût du « franc-parleur 72 » bravant la censure
pour les compromissions de qui n’a pas faim : il y a un monde entre
le pauvre hère qui, moyennant rétribution, effectue le service militaire

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Intellectuels et manuels au travail 43

d’un autre homme, au risque de sa vie, et ceux – « séminariste[s] ou


normalien[s] » – « qui, pour fuir la caserne, s’engagent à servir dix ans
l’Université » 73, quitte à ravaler leurs principes. Quel que soit le régime,
Vallès considérera l’Alma mater comme une sorte d’État dans l’État 74.
La loi du 27 juillet 1872, qui instaurera l’obligation militaire sans possi-
bilité de remplacement, ne modifiera pas complètement les privilèges
dénoncés dans « Cochons vendus » : si les exemptions, accordées en cas
de grave infirmité, sont réduites de façon drastique, dispenses ou sursis
restent possibles, notamment chez les séminaristes et dans les profes-
sions intellectuelles liées à l’État (enseignants – y compris des établis-
sements religieux reconnus d’utilité publique –, élèves de plusieurs
grandes écoles, artistes primés par l’Institut) 75.
À la fin de l’année 1869, Vallès confère un tour plus personnel
à sa dénonciation des humanités dans Le Testament d’un blagueur,
où s’ébauche le projet d’une trilogie d’inspiration autobiographique,
que constitueront après la Commune les romans L’Enfant (1879), Le
Bachelier (1881) et L’Insurgé (posthume, 1886). Il n’est pas anodin que
cet ensemble soit entamé en exil, alors que le gouvernement français
mise sur l’éducation la réforme à laquelle nombre d’analystes engagent
depuis la Débâcle. Pour éviter qu’à l’heure de la Revanche l’école ne
forme des bataillons d’exemptés (au vu des mensurations thoraciques
des élèves de Saint-Cyr, un médecin s’alarme, en 1874, de « la délica-
tesse physique de l’homme qui a reçu l’éducation scientifique et litté-
raire moderne, vis-à-vis de celui qui a appliqué la meilleure part de sa
jeunesse au travail des champs ou de l’atelier, des champs plus encore
que de l’atelier 76 »), la gymnastique et l’instruction militaire civique
sont intégrées à la formation primaire des garçons. On envisage de
limiter la classe à vingt heures hebdomadaires au lieu de vingt-cinq
(les heures passées en salle d’étude gonflaient encore ce chiffre).
Qu’on aère les chères têtes blondes ne peut déplaire à Vallès ; comment
tolérerait-il cependant le cadre martial dans lequel s’inscrivent ces
mesures ? En République aussi, les maîtres restent prêts à inculquer
leur morale à toute force. La dédicace du Bachelier, qui narre les infor-
tunes d’un jeune homme formé sous la monarchie de Juillet, sonne
ainsi comme une provocation dans ces années où sont discutées, puis
votées les lois Ferry – même si ces dernières concernent l’enseigne­ment
primaire, et non le collège où l’on dispense la culture classique :
« À ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim. » La trilogie
née de la Commune est un tombeau à ciel ouvert.

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44 La haine des clercs

Par l’entremise du feuilleton (« populaire »), Vallès se réconcilie avec


le livre (« bourgeois »), dont il fait un instrument dans la lutte contre le
dogmatisme incarné par les parents de son héros Jacques Vingtras : un
père enseignant humilié par l’État, et une mère qui a érigé la maltrai-
tance en « méthode 77 ». Lorsque, doublement abaissé par le déclas-
sement et l’échec répété à l’agrégation – promesse d’accéder au moins
à la notabilité locale, le secondaire étant réservé aux élèves fortunés –,
le père du héros quitte son aigre épouse, il impute son geste à sa « vie
de professeur 78 ». Très tôt, son rejeton sait que l’instruction ne rend ni
meilleur ni heureux. La trilogie atteste l’inutilité d’études qui oblitèrent
les prétentions intellectuelles : quoiqu’il se fasse passer auprès de son
tailleur pour un cérébral peu préoccupé de coupe, le héros n’oublie
pas qu’il vit « d’un peu de saucisson ou d’un bout de roquefort, mais pas
du travail de la pensée ». Le Second Empire réserve aux « cancres » des
places dans l’industrie, mais il ferme les portes à qui est lettré sans être
passé par Normale, où l’on prépare l’agrégation. Trop jeune ou pas assez,
trop vénal, ou si peu : le bachelier se casse le nez dans les pensions, au
lycée, sur la place de Grève même, où les patrons répugnent à employer
un lettré. À peu près à la même période, le romancier norvégien Knut
Hamsun montre comment de simples lunettes peuvent condamner au
chômage 79…
Une triste galerie d’agrégés – l’hypocrite, le pervers, l’ivrogne – expose
au héros vallésien l’écart qui sépare les aptitudes des qualités. La
pédagogie est le cadet de leur souci ; l’adolescent las des compositions
interminables se rêve marin ou « nègre 80 ». On a beau lui imposer l’ins-
truction comme un supplément d’âme, il pressent que le salut dépend
d’un retour aux origines, à l’enfance, au terroir. Compilant ses souvenirs,
l’auteur avoue rechercher le plaisir des vacances passées à la campagne,
chez son oncle, en se mettant régulièrement au vert : « Je prends toutes
les fois un livre, et toutes les fois il glisse sans que je me souvienne
de ce que j’ai lu. À quoi bon ? quand on peut lire dans le livre vert de
la nature […] 81 ! » Une primitivité méprisée des forts en thème qui se
rêvent éternels premiers.
Le cumul des certificats de vigueur participe de la stratégie vallé-
sienne de positionnement : à toute heure, le narrateur mythifie sa force,
fait de son cou de poulet une nuque de taureau. N’a-t-il pas perdu une
place d’enseignant pour s’être vanté devant les internes d’avoir participé
à plusieurs duels ? Il n’est certes pas le seul, en ce siècle où, très tôt, la
virilité triomphante sert de patron. La trilogie ne donne pas simplement

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Intellectuels et manuels au travail 45

à voir cette fabrique de la vigueur, elle l’érige en alibi : l’enfant, qui


s’« exer[ce] à porter des armoires sur le dos et des seaux pleins à bras
tendus », constate : « C’est justement parce que je suis fort que je m’ennuie
dans ces classes et ces études. »
L’instruction s’apparente pour lui aux repas infâmes dont sa mère
le gave. Indigestion que symbolise l’Alexandre rongé, dont le collégien
garde le « cuir dans l’estomac » 82. Ce cuir, il aurait préféré le tanner, au
lieu de se laisser dresser au mensonge, dans l’imitation des Anciens.
Car l’école n’apprend rien de vital – pas même à monter une barricade !
Marmot, Vallès aurait été fasciné par les Compagnons du devoir. Soit.
Mais, sous le désir de se faire cordonnier, il y a plus que la nostalgie
des heures passées au milieu des lamelles de cuir. Car, dans la recom-
position qu’elle propose, la fiction politise les blessures biographiques.
Très militants 83 – du fait même de leur position au bas de l’échelle –,
les cordonniers représentaient fréquemment leurs camarades ouvriers.
Ils ont participé en nombre à la Commune : qu’on songe à Louis Simon
Dereure, Alexis Trinquet ou Édouard Roullier, que L’Insurgé (1886)
campe pendant son passage au ministère de l’Instruction publique – un
amateur de rouge qui en remontre aux buveurs d’encre, et qui a « l’esprit
plus haut que les savants au teint jaune ». Ce n’est pas grâce aux livres
qu’il a bâti son formidable « plan d’éducation » ; car « il en sait plus long
en histoire et en économie sociale, ce savetier, que n’en savent tous les
diplômés réunis qui ont, avant lui, pris le portefeuille ». Plus long que
ceux qui savent qu’« autonomie » « vient du grec », mais « ne savent pas
où ça mène » 84.
Durement frappée par le mal du siècle, la jeunesse part en quête de
sensations où noyer son désenchantement. Le rituel aristocratique
du duel ne suffit pas à assouvir les velléités révolutionnaires du narrateur
vallésien, qui y avait un temps entrevu la possibilité d’une égalisation
des conditions, voire d’une revanche sociale. Il lui préfère une forme
plus populaire de combat singulier. Ironie du sort, c’est à la savate que le
bachelier se fera provisoirement une place, peut-être parce qu’il tire son
patronyme d’un certain Joseph Vingtras, champion de ce qu’on nommait
encore le chausson, ou parce qu’il compense dans l’activité physique
le fait qu’il n’exerce pas un métier manuel. Comme l’a remarqué Pierre
Pillu, « faute d’être savetier, Jacques gagne sa vie, un moment, comme
savatier 85 »…
Une orientation peut-être inspirée par le socialiste Eugène Sue, qui
dès 1846 avait mis en scène Léonidas Requin, un adolescent d’origine

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46 La haine des clercs

modeste contrarié dans sa vocation de tailleur et contraint à faire des


études ; brillant, il finit homme-poisson dans une troupe foraine 86. Chez
Sue, Léonidas Requin n’était encore qu’un cas, une curiosité ; Vallès en
fait un type. Ce qui fascine l’auteur de la trilogie, chez son aîné, c’est
aussi l’élève indocile, devenu un écrivain à succès qui pratique fièrement
le journalisme et le roman social, un voyageur et un sportif capable de
désencanailler la boxe. Vallès, lui-même amateur, regrette qu’en France
« la plupart de ceux qui travaillent de tête, comme dit le peuple, restent
dans leur fauteuil 87 », alors qu’ailleurs les intellectuels sculptent leur
corps sans honte. Faire l’éloge des frères Lecour, qui ont tenu plusieurs
salles d’entraînement à Paris, soutient évidemment, chez l’écrivain, un
ethos offensif rapprochant les arts de la polémique et du combat. Tous
deux reposent sur un face à face raisonné : en cela, ils supposent la subli-
mation de la violence en force – une éducation. Ils possèdent en outre
des vertus politiques : devenue un sport, la bagarre gagne en légitimité
(le mot même de « savate », qui désignait un incapable ou un piètre
ouvrage, est revalorisé) ; et la polémique, parce qu’elle fait entendre
une oralité maîtrisée, redonne sa place au peuple.
Mais bientôt, boxer ne suffit plus. Pour le bachelier devenu insurgé,
la barricade renouvelle l’expérience du combat de rue. À l’instar de
1848, la Commune charrie pourtant son lot de désillusions. Sans doute
les intellectuels ne sont-ils pas, cette fois, rendus directement respon-
sables du fiasco. Mais Vallès continue d’exalter « les simples de la
Révolution contre les raffinés de la théorie ». Il vise les « proudho-
niens » qui, en laissant leurs théories les isoler du peuple, ont légitimé la
critique « jacobine » 88 de l’insurrection, fait le jeu des adversaires de
la Sociale. Chaudey, Darimon, Tolain, Murat, Héligon, Fribourg n’ont-ils
pas, indépendamment de leur origine, déserté ou trahi ? Vallès, qui s’est
opposé à la création d’un Comité de salut public, accuse les jacobins
de « placer, entre eux et le peuple, l’écran de la légalité abstraite ».
Une barrière matérialisée par la rhétorique politique des grands soirs,
que Vallès abhorre, car, comme le note Marie-Claire Bancquart,
« [l]e jacobin parle latin et pense en latin par l’intermédiaire de la grande
Révolution : c’est l’universitaire de l’insurrection 89 ». Or cette rhéto-
rique a déjà causé bien du malheur : le 24 juin 1848, « [c’]étaient des
forts en thème qui commandaient les hautes barricades dans la terrible
journée de la Saint-Jean, et dans les chambres où ils furent massacrés
par les soldats, parce qu’ils avaient les mains noires de poudre, il y avait
des prix de collège à côté des portraits sinistres de Robespierre et de

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Intellectuels et manuels au travail 47

Jean-Jacques. Des imitateurs aussi, et des forts en thème, ces révolu-


tionnaires de 93, tout grands qu’ils furent ! ». Vallès en sait quelque
chose, lui qui se compte parmi ces « phénix de rhétorique 90 » pour
qui la république découverte à travers les livres de classe était chose
romaine. La révolution dépassait alors le peuple ignorant autant que le
collégien naïf qu’il était. Du haut de ses seize ans, ce dernier réclamait
la suppression du baccalauréat et de l’internat. La Préfecture jugea que
cette demande faisait le jeu des adversaires de l’instruction publique…
La Commune doit venger 1848, et effacer les souffrances du « collège ».
Mais, dans la chaleur de ses premiers émois révolutionnaires, Jacques
Vingtras s’inquiète d’avoir « quitté une cuistrerie, pour une autre » 91.
Partout, des formules figées. Comment faire table rase du passé ? Au
ministère de l’Intérieur, le maître de lavoir Grêlier, délégué du Comité
central de la garde nationale, « fusille […] l’orthographe, […] colle
Noël et Chapsal [qui avaient édité une grammaire de référence] au
mur 92 » et fait trembler les lettrés qui donnent à viser des documents.
Vallès s’en amuse, comme il s’amuse, aux premiers jours du ministère
de l’Instruction publique, à caler dans le fauteuil de Jules Simon (un
ennemi personnel : en 1869, notre homme s’est incliné aux législa-
tives devant ce disciple de Victor Cousin, le pape de la philosophie en
France, figure de l’intellectuel d’État depuis la « monarchie des profes-
seurs ») le communard Édouard Roullier, qui tenait, dans le quartier des
Écoles, une boutique jouxtant le Collège de France. Ce proudhonien
est un fort en gueule qui s’enorgueillit de n’avoir que l’orthographe du
cœur 93. Si Vallès s’est forgé par escamotage un style qui détourne la
rhétorique afin de toucher l’âme, ce style, qu’il aime à décrire comme
un habit d’Arlequin, reste hanté de références classiques, bruissant de
latin. Jamais il ne pourra rivaliser avec le père Mabille, un ancien de
1848 prônant la révolte depuis un « tonneau enlevé à la barricade et mis
debout ». Moderne Diogène, il s’époumone du haut de cette « chaire […]
ambulante » qui ferait rire ceux « de la Sorbonne ou de la Normale » 94.
Pour les anticommunards, la barbarie s’exprime autant dans ces
harangues des travailleurs alphabétisés que dans les massacres. Et les
incendies du Louvre, des Tuileries, de l’Hôtel de Ville et du Conseil
d’État, riches en œuvres d’art et en livres rares, disent moins la haine de
l’autorité politique que celle de la culture. Pourtant, lorsqu’ils ne célèbrent
pas la force militaire, les Versaillais se plaisent à jeter leur supposé
illettrisme au visage de leurs adversaires, qu’une instruction inadaptée
aurait dangereusement pervertis. Mais les faits semblent contredire les

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48 La haine des clercs

déclarations idéologiques : la plupart des universitaires, des étudiants


et des artistes ont été hostiles à la Commune. À y regarder de près, les
individus issus des professions intellectuelles se sont positionnés contre
les insurgés.
Sur les quatre-vingt-un membres du Conseil de la Commune, douze
journalistes, cinq enseignants, deux peintres ; aucun ne s’apparente
aux intellectuels d’État. Au sein de la commission de l’Enseignement
créée en avril 1871, Vallès soutient les projets d’enseignement intégral
pour tous inspirés des propositions proudhoniennes. Dans l’esprit
des réformes avancées après 1848 au moment de la protestation des
maîtres d’études, il défend une éducation laïque, gratuite et obligatoire
dans le premier degré. Cette éducation se veut pratique, y compris pour
les filles. Soucieux de combattre le déracinement scolaire, qui coupe
les individus de leur milieu, Vallès se fait également l’apôtre du plein
air. En utopiste, il imaginera même, dans son Tableau de Paris (1882-
1883), que le Luxembourg – « le plus triste des grands jardins » de la
capitale, non seulement parce qu’il a abrité le massacre des Fédérés
durant la Semaine sanglante, mais parce que sa situation en plein Quartier
latin l’assimile à une « grande cour de collège » – devienne un « jardin-
école » où le jardinage instruirait en amusant. Cela éviterait qu’y errent
des « sorbonniotes » sans le sou, acculées au suicide car, « plus malheu-
reuses » que les clochards, elles doivent « cacher leur détresse » 95.
Le mouvement ouvrier français, sorti divisé et meurtri de la Commune,
se réorganise et compte bien peser aux élections de 1881. Des candi-
datures ouvrières séparées sont toujours envisagées ; mais cette fois,
elles pourraient s’inscrire dans un cadre partisan. À son retour d’exil,
Benoît Malon (1841-1893) demande à Vallès, comme lui franc-maçon
et ancien de l’Association internationale des travailleurs, de préfacer
Le Nouveau Parti. Son ami le prévient que son soutien ne vaut pas embri-
gadement, et qu’il ne compte pas « discuter des théories », mais « jeter
en courant un mot de sympathie à l’armée […] en habit de travail qui
s’est tout d’un coup séparée des régiments en habits bourgeois ». Ne pas
théoriser – ce que prétend justement faire Malon – est pour Vallès un
moyen de préserver son autonomie, en libertaire. D’imprimer sa marque
sur un terrain qu’il ne domine pas, aussi : s’il assure que son « étalon de
mesure n’est pas l’éloquence, mais le travail », tout en multipliant les
images, c’est parce que la rhétorique, indissociable des « idées », n’a ici
rien de gratuit. Elle possède au contraire un pouvoir de discernement, en
ce qu’elle condense la pensée : « À travers la fumée qui monte au-dessus

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Intellectuels et manuels au travail 49

de ce siècle, fumée des philosophies troubles, des révoltes sombres,


j’aime à voir des clartés vives. Je suis pour les affirmations pures, pour
les formules nettes », dit Vallès. Dans ce texte d’escorte, l’écrivain
donne pourtant libre cours au système métonymique qu’il a mis en place
pour dépasser ses propres contradictions d’intellectuel s’identifiant aux
ouvriers. Plutôt que de réduire cette tension en se rangeant d’un côté
ou de l’autre, il lui applique la dialectique proudhonienne, qui consiste
à convertir les conflits en impulsions sociales. Conscient que Malon le
sollicite aussi parce qu’il « porte une redingote » et non une blouse – un
moyen pour celui-ci de convaincre les élites républicaines réticentes à la
formation d’un parti de classe de rejoindre ses adhérents ? –, Vallès se
place en surplomb : double inversé de Malon, lequel est passé au journa-
lisme militant en quasi-autodidacte, après avoir exercé plusieurs métiers
(berger, bouvier, teinturier, commis libraire), Vallès n’est ni ouvrier ni
théoricien. Mais il a une connaissance organique des intellectuels et
des manuels, pour avoir « trinqué avec des docteurs ès-lettres et […]
mangé la soupe avec des forgerons », c’est-à-dire partagé leur existence.
Et son jugement est sans appel : les premiers ne sont pas supérieurs aux
seconds : « […] en matière de science économique, un cuistre est plus
ignorant qu’un ouvrier, un normalien plus sot qu’un ébéniste ». La vie
est la seule école qui tienne, le travail révolutionnaire le seul qui rapporte
vraiment : à ce titre, l’enseignement de la Commune vaut mieux que
tous les livres, car c’est dans l’action que le « blousier » devient « un
réfléchi et un penseur » 96.
La redingote et la blouse fonctionnent comme des marqueurs sociaux
forts depuis les Trois Glorieuses. Perdiguier le remarque déjà, avec dépit :
pour l’universaliste républicain, la blouse – toujours sale – stigmatise,
sépare 97 ; croire qu’elle anoblit, c’est céder à un leurre dressé par ceux
qui ne la portent pas. Chez Vallès au contraire, la blouse, toujours
immaculée, est la seule tenue qui tombe bien. Fascination romantique ?
Non : la blouse annule les différences sociales lorsqu’on l’enfile sur
ses vêtements, et se fait symbole. La dernière révolution l’a prouvé :
« […] pendant la semaine sanglante, on ne renvoya pas de la barricade les
pattes blanches qui pouvaient tenir un fusil ; et qui donc, sous la vareuse
de la Commune, pouvait deviner un bachelier ou un manœuvre ? 98 ».
Que, chez les séparatistes ouvriers, les purs et durs se le tiennent pour dit.
Vallès fixe sa propre position entre intellectuels et manuels par compa-
raison à une série de doubles idéaux ou dégradés : avant Malon, il y a
eu Victor Noir, jeune journaliste qui gardait une certaine nostalgie de

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50 La haine des clercs

sa vie d’apprenti horloger et de fleuriste. Son assassinat en janvier 1870


par le prince Pierre-Napoléon Bonaparte a manqué de mettre le feu
aux poudres… De l’autre côté du miroir, Henri Tolain (1828-1897)
offre une antithèse d’autant plus frappante que cet artisan passé par la
Mutuelle avant d’apprendre la ciselure sur bronze a revendiqué le droit
des ouvriers à se représenter en prenant la parole et en proposant des
gens de métiers aux élections. Sa brochure Quelques vérités sur les
élections de Paris (31 mai 1863) forme la matrice du « Manifeste des
soixante » (1864) 99, que Proudhon commente dans son ultime ouvrage,
De la capacité politique des classes ouvrières.
Tolain importe ce débat dans le cadre des élections internes à l’Asso-
ciation internationale des travailleurs (AIT), ou Première Internationale,
dont le Congrès inaugural se tient à Genève en 1866. Les conditions
d’adhésion à l’AIT divisent : Tolain et d’autres voudraient que les seuls
manuels en soient membres, afin d’éviter que « des ambitieux et des intri-
gants » – deux termes synonymes, ici, d’intellectuels – ne prennent les
rênes de l’Association, ce qui nuirait au collectif. D’aucuns proposent
comme critère d’acceptation de « concour[ir] à l’émancipation de la
classe ouvrière » ; il est finalement décidé que « tout homme pouvant
justifier de sa qualité de travailleur » sera le bienvenu ; « de cette façon,
chaque section restera maîtresse d’admettre, sous sa responsabilité, qui
bon lui semblera ». Lors de la dernière séance du Congrès, Tolain insiste ;
revenant cette fois sur l’article du règlement de l’AIT qui stipule que
« [c]haque membre de l’Association a le droit de participer au vote et
d’être élu [comme délégué au Congrès] », il précise :

S’il est indifférent d’admettre, comme membres de l’Association inter-


nationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas
en être de même lorsqu’il s’agit de choisir un délégué. En présence de
l’organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient
une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile,
indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de repré-
senter des groupes ouvriers soient des travailleurs.

Lorsqu’un camarade anglais rappelle que l’AIT n’existerait pas


sans l’abnégation d’intellectuels comme Marx, et argue qu’il est néces-
saire de combattre la bourgeoisie sur le terrain de la « science écono-
mique » dont elle a fait un outil d’oppression, Tolain lui rétorque qu’en
refusant de siéger, Marx lui-même « a montré que les congrès ouvriers

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Intellectuels et manuels au travail 51

devaient être seulement composés d’ouvriers manuels 100 », afin de prouver


que ces derniers peuvent se prendre en main. Peine perdue : l’amen-
dement ne passe pas. À cinq voix près, les intellectuels étaient exclus
de l’AIT.
Ce sera finalement Tolain qui en sera banni, pour n’avoir pas soutenu
la Commune, ce que Vallès ne lui pardonne pas. L’écrivain ne s’est-il
pas engagé aux côtés du peuple en armes, quand l’ouvrier rejoignait
les rangs des politiciens (il sera élu député, puis sénateur radical) ? Peu
de temps après la refondation du Cri du peuple, journal qui avait porté
les aspirations communalistes, Vallès conclut l’un de ses éditoriaux sur
un lamento ironique :

Ô misère ! est-tu [sic] donc si dure pour l’ouvrier, ô fatigue ! est-tu [sic]
donc si pesante à l’établi, que ceux qui l’ont quitté n’y veulent plus
revenir et préfèrent se suicider comme penseurs, à condition de vivre
sans calus aux doigts, sans souci de la coche, sans peur du chômage !
Spectacle douloureux ! un homme de la hauteur de ce Tolain, qui, pour
ne plus louer ses bras, vend son cerveau […] 101.

Tolain, ouvrier et intellectuel doublement indigne, réapparaît ensuite


dans la fiction. Le narrateur de L’Insurgé (1886) insinue qu’il s’adapte
à chacun des mondes où il évolue avec une aisance vipérine :

Il a la marche un peu balancée du plébéien ; mais c’est exprès, peut-être !


S’il voulait, cela deviendrait la souplesse du gentilhomme. […] Il cisèle
avec patience l’outil de son ambition, ex-ciseleur qui a lâché ses outils de
métier depuis longtemps. […] Mais s’il a la peur du travail qui salit les
mains, il n’a pas peur de l’étude solitaire, des longues veillées passées
en tête-à-tête avec les Pères de l’Église économique et les Pères de la
Révolte sociale. Il a acheté, sur les quais, Adam Smith et Jean-Baptiste
Say, vendus au bouquiniste par quelque bourgeois tombé, quelque
déclassé descendu dans le ruisseau. Ils sont maintenant sur la table de
l’artisan qui monte. Avec quatre ou cinq volumes de Proudhon, cela a
fait le compte. Il a la pierre de touche de toutes les monnaies de métal
et d’idées, il deviendra un savant – il l’est 102.

Les références à Smith, Say et Proudhon, dont l’œuvre analyse les


effets de la division du travail, signalent comment Vallès dépasse la
satire, et transpose dans la sphère littéraire le débat sur la place des intel-
lectuels dans le socialisme. Aux yeux de l’écrivain (qui prêche pour sa

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52 La haine des clercs

paroisse), mieux vaut descendre que monter : et le bourgeois déclassé


contraint par la misère à se séparer de ses livres éveille plus d’empathie
que l’ouvrier pressé de se farcir le cerveau. L’éducation populaire, sous
ces atours, devient un vice. Vallès, dont le parcours scolaire est plus
classique que ceux de Perdiguier et de Proudhon, se montre finalement
moins tendre envers l’institution.
À l’heure où le partage économique entre les intellectuels et les
manuels structure le traitement de la question sociale, chaque acteur
adapte son discours à sa position, ses genres et ses supports de prédi-
lection, mais la plupart articulent à la critique des notabilités intellec-
tuelles une défiance envers la bohème prolétarisée. Parce que Proudhon
a donné à cette double réaction la visibilité que sa réputation de journa-
liste et de député fort en gueule lui offrait, on a pu considérer que l’anti-
intellectualisme naissait sous ses auspices. Que nombre d’anti-intellec-
tualistes revendiquent ensuite son patronage – Vallès n’est pas le plus
célèbre – a renforcé cette hypothèse. La contribution de Perdiguier au
débat suggère pourtant qu’un anti-intellectualisme diffus imprégnait
alors les milieux ouvriers où l’on rêvait d’auto-émancipation. Perdi-
guier ne se disait pas proudhonien, et si Tolain a pu se reconnaître dans
cette étiquette, la vocation séparatiste préexiste chez lui à la lecture du
penseur bisontin, lequel rassemble et cristallise des idées et des pratiques
en vogue. C’est précisément à l’époque où la place des intellectuels est
discutée au sein de la jeune AIT que celui-ci y devient une référence,
par l’entremise de gens comme Tolain. Mais postuler une influence de
Proudhon sur les fondateurs de la Première Internationale relève d’un
préjugé intellectualiste qui ne résiste pas à l’examen 103.

Comment représenter le peuple, parler pour lui, sans parler à sa


place ? Quand bien même ils seraient issus de ses rangs, les socia-
listes non marxistes qui s’y essaient après l’échec de la révolution de
1848 et la répression de la Commune se retrouvent dans un entre-deux
inconfortable, non seulement parce que leur position de médiateurs les
assimile peu ou prou aux porte-parole bourgeois qu’ils dénoncent, mais
aussi parce qu’ils sont confrontés à la difficulté de s’imposer avec des
moyens autres qu’intellectuels. S’installe alors une forme de mauvaise
conscience que partageront bien des orateurs et des écrivains soucieux
de faire entendre les travailleurs, lorsqu’aux ouvriers d’atelier succé-
deront les prolétaires.

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Chapitre deux

Classes dangereuses

Dix ans avant qu’éclate l’affaire Dreyfus, la « poignée de monstres »


que croquait malicieusement Vallès remplirait, à en croire certains, un
plein musée des horreurs : ceux qui toléraient que les bohèmes expirent
dans leurs mansardes solitaires s’inquiètent que des terroristes imbus
de leur science y fabriquent des engins de mort. Sur fond de boulan-
gisme, les procès – fictifs ou bien réels – se multiplient ; autodidactes
et lettrés prolétarisés sont appelés à répondre de leurs crimes, souvent
imputés à des lectures pernicieuses. Cette criminalisation des intel-
lectuels issus du peuple généralise les stéréotypes que les littératures
contre-révolutionnaire, anticommunarde et légitimiste réservaient pour
l’exemple. On craint désormais l’association de malfaiteurs. La poussée
des socialismes, associée à la relative démocratisation de l’enseignement,
suscite dans le même temps d’intenses débats dont la presse, l’essai et
le roman rendent compte à un public élargi.

Mauvais procès

Au tournant du siècle, le didactisme des écrivains qui cèdent à la


vogue du roman à thèse prête volontiers à la raillerie ; mais ce sous-genre
qui fond la théorie et la fiction s’avère un puissant diffuseur du débat
qu’inspire la figure de l’intellectuel. Sans favoriser à proprement parler
sa démocratisation – le roman à thèse demeure réservé à un lectorat
relativement circonscrit –, ce support accentue toutefois sa visibilité.
En 1889, l’année où l’Essai sur les données immédiates de la conscience
du philosophe Henri Bergson conteste à la science le pouvoir d’embrasser
la vérité, deux romans suscitent une polémique où l’intellectuel républicain
tient une place centrale : Le Disciple et Sous-Offs. Bien des choses
séparent leurs auteurs respectifs, Paul Bourget (1852-1935) et Lucien
Descaves (1861-1949), qui rejoindront d’ailleurs des camps rivaux au

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54 La haine des clercs

moment de l’affaire Dreyfus ; Toutefois, par un curieux jeu de miroirs,


Descaves en vient à incarner l’intellectuel que Bourget stigmatise sur
le papier. Le procès symbolique qu’a intenté Bourget perd ainsi toute
virtualité quand Descaves est traîné aux assises pour avoir insulté l’armée
et outragé les bonnes mœurs. Au fil des audiences, la criminalisation
de l’intellectuel, que théorisent au même moment médecins et hygié-
nistes, se fait réalité. Avant Descaves, un Flaubert, un Baudelaire sont
certes déjà passés devant le juge, au nom de la morale ; mais cette fois,
c’est moins l’écrivain que l’intellectuel exhibant, sous une prétendue
quête de vérité, son désir de revanche sociale qui est montré du doigt.
Les gardiens de l’ordre craignent la contagion. Bourget en fait partie.
En moins d’une décennie, il s’est ménagé une situation confortable au
sein des milieux littéraires parisiens comme journaliste, puis comme
romancier. Ses Essais de psychologie contemporaine, réunis en 1883,
lui ont apporté le succès. Lui qui avait fréquenté la bohème décadente
y brosse le portrait des élites contemporaines à travers celui des maîtres
de la génération antérieure. L’hommage est assorti d’un constat accablant :
la démocratisation de connaissances chaque fois plus étendues fabrique
des blasés ; dans un article où apparaît l’un des premiers emplois du
substantif « intellectuel », l’auteur note que l’époque « joue avec la pensée
comme un enfant avec un poison » 1.
Que le surmenage scolaire, qui occupe tant les médecins depuis
les années 1845 (c’est-à-dire depuis que les effets des lois Guizot sont
tangibles), puisse créer des cohortes de névrosés inquiète encore plus
après que Ferry a imposé la scolarisation primaire. Les débats culminent
en 1887, lorsque l’Académie de médecine réclame aux pouvoirs publics
la suppression des internats, une journée de huit heures, un emploi du
temps où la pratique physique égale quasiment le temps de réflexion,
et le transfert des établissements scolaires au bon air. Une formule,
jetée dans la même enceinte le 2 août 1887, suscite un tollé : les écoliers
surmenés sont présentés comme des « décapités du cerveau » ou de
l’« intelligence » 2. L’orateur téméraire n’est autre que le médecin Michel
Peter, qu’a rendu célèbre la controverse l’opposant à Pasteur. Des voix
s’élèvent contre ces expressions tendancieuses exploitant l’imaginaire de
la décollation, ailleurs sollicité pour exprimer la dégradation de l’autorité
politique, quand ce n’est pas l’amputation de la puissance nationale. Le
discours nosographique, enté sur une conception organique de la société,
applique une série d’analogies : l’excès d’intellectuels comme les excès
des intellectuels troubleraient l’équilibre du corps social.

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Classes dangereuses 55

C’est dans ce contexte que Bourget enromance le débat sur la respon-


sabilité de l’intellectuel. Ainsi que le résumera narquoisement Jacques
Laurent, Le Disciple imagine les « raisons pour lesquelles un intellectuel,
s’il lit Kant, abuse d’une vierge et la tue 3 ». L’idéalisme kantien promu
par la philosophie républicaine, en remplaçant l’éclectisme cousinien,
a entraîné un changement de paradigme : après la Débâcle, où certains
voient l’origine de la diffusion du kantisme, l’intellectualisme devenu
morale d’État fait figure de doctrine étrangère.
Le héros du Disciple, Robert Greslou, rêve comme tant de ses contem-
porains d’une humanité supérieure dans la pensée et l’action. Malheureux
de ne pouvoir égaler un capitaine de dragons, il succombe au démon
de l’analyse. Bourget, qui avait jadis défendu le naturalisme zolien,
accentue les déterminismes : Greslou – dans son nom, on reconnaît
l’adjectif « grêle » – est le fils d’un polytechnicien rongé par l’abs-
traction mathématique. De lui, il hérite l’« horreur d’agir », la « faculté
de généraliser », ainsi qu’une « effrénée intempérance du désir », un
« fanati[sme] » que le sentiment religieux pourrait seul canaliser. Avec
« ses membres appauvris par de longues séances de méditations séden-
taires », Greslou père « sembl[e] avoir dans les veines, au lieu des rouges
globules d’un sang généreux, un peu de la poussière de cette craie qu’il
a tant maniée » 4. Sans doute, à travers ce portrait, Bourget règle-t-il ses
comptes avec son propre géniteur, normalien en mathématiques, qui
aurait préféré qu’il suive son exemple, au lieu de se consacrer à la litté-
rature. Quoique reçu premier de sa promotion à la licence de lettres,
le jeune Bourget avait en effet renoncé à une bourse de préparation à
l’École normale supérieure pour devenir répétiteur dans l’une de ces
boîtes à bachot que conspue Vallès. Un déclassement volontaire qui ne
l’empêche pas d’accéder rapidement au grand journalisme, après avoir
fréquenté les milieux d’avant-garde.
Avec Le Disciple, qui amarre la science à la morale, Bourget égratigne
passablement le scientisme républicain, plus que jamais idéologie d’État
en cette année où Paris accueille l’Exposition universelle. À la déroute
du scientisme promu par la République, l’auteur trouve dans la fiction
deux responsables : le philosophe Adrien Sixte et son élève Robert
Greslou. Le premier est un déclassé auquel les pontes du spiritualisme
ont fermé l’Université. Le second, recalé à l’entrée de l’École normale
supérieure, joue les précepteurs en province ; loin de son milieu d’origine,
ce dilettante teste le mouvement des passions sur une jeune aristocrate
qui, salie, se suicide. Or Greslou, voulant éprouver les théories de Sixte,

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56 La haine des clercs

aurait agi par émulation. La faute à l’exécutant, qui a sans doute mésin-
terprété ce qu’on lui a enseigné, ou à son maître ? La morale doit-elle
limiter les prérogatives de la science ? Autant de questions que tranche
le roman : tout inculpe fatalement, avec Sixte, philosophe reclus dans
sa propre pensée, le legs scientiste qui entrave la génération de la
Débâcle. Cette génération connaît en 1889 une crise que mettent au jour
deux affaires impliquant l’armée. Telle qu’elle est présentée dans Le
Disciple, l’opposition ordinaire entre la pensée et l’action rejoint le débat
qu’entraînent, chez les contemporains, la loi Freycinet du 15 juillet
1889 sur le recrutement militaire, incluant désormais les bacheliers et
les étudiants, mais les faisant bénéficier d’un service réduit à dix mois
(au lieu de trois ans). Il est vrai que dans la pratique, beaucoup d’étu-
diants échappaient au service actif en se faisant classer dans l’armée
auxiliaire, ou en passant l’examen d’officier de réserve.
Depuis mars 1888, deux autres scandales interrogent le statut des
intellectuels en démocratie ; sans avoir la même portée ni la même
audience, l’« affaire Boulanger » et l’« affaire Descaves » défraient
la chronique. L’« affaire Descaves », aujourd’hui souvent réduite à
la réception de Sous-Offs (1889), éclate en fait avant que ce roman
antimilitariste ne paraisse. Aussi, quand s’ouvre le procès, le prévenu
jouit-il déjà d’une petite renommée littéraire. À moins de trente ans,
cet employé de banque passé par quatre années de caserne a renoncé à
sa position pour se consacrer à l’écriture. Il a publié plusieurs fictions,
dont Misères du sabre (1887), recueil de nouvelles naturalistes où
l’étude des turpitudes humaines justifie déjà une critique de l’insti-
tution militaire. Nanti du soutien des frères Daudet, Descaves a brigué
un fauteuil à la Société des gens de lettres. Mais, alors que le « plus
ignoré des bas bleus » est d’ordinaire admis sans difficulté, il se trouve
arbitrairement débouté. Un membre du comité – le critique et romancier
Gustave Toudouze – dénonce alors publiquement la « guerre aux lettrés »
que mènent les « ronds-de-cuir » de la Société. Les « éternels reproches
d’immoralité », l’« accusation de manque de patriotisme » dissimulent
à ses yeux un « abus de pouvoir » : c’est l’écrivain artisan, l’autodidacte
parvenu sans baccalauréat, le « travailleur » épris de « vérité » 5, l’écrivain
indépendant, que craignent les fonctionnaires de l’intelligence. Fils de
graveur comme Descaves, lui aussi employé de banque, familier du
grenier d’Auteuil, proche des patrons du naturalisme, Toudouze sert sa
chapelle ; ce faisant, il trace une ligne de partage que les crises anti-intel-
lectualistes qui se succèdent jusqu’aux années 1940 réactiveront peu ou

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Classes dangereuses 57

prou. Lorsque, dans ses Souvenirs d’un ours (1946), Descaves se peint
en « autodidacte » « fils de [s]es œuvres » et dur à la tâche, il maquille
stratégiquement la réalité : élevé dans une famille vivant assez douillet-
tement, l’enfant qu’il a été n’a simplement pas manifesté de goût parti-
culier pour l’étude. C’est en ce sens qu’il « ne doi[t] rien au collège ni
aux écoles spéciales dont les élèves, favorisés, sortent munis de diplômes
qui leur ouvrent de belles carrières » 6.
La plainte que Freycinet, ministre de la Guerre, dépose contre
Sous-Offs débouche sur un procès 7 où Descaves se retrouve « sur le
banc des assassins ». Tandis que l’avocat général désigne un « malfaiteur
de la plume », un « rôdeur de lettres », la défense insiste au contraire,
par la voix de maître Tézenas (qui assistera Esterhazy pendant l’affaire
Dreyfus), sur l’utilité d’hommes de lettres assez courageux pour se préoc-
cuper du progrès social plus que de leur propre bien-être. En peignant
Descaves en intellectuel ne recherchant ni la gloire ni la fortune, sacri-
fiant son confort à ses convictions, Tézenas convertit les débats en procès
de la « pensée » 8 désintéressée. Pour soutenir Descaves, une cinquan-
taine d’écrivains s’engagent à travers l’une des premières protestations
corporatives 9. Dans la liste, le nom de Maurice Barrès voisine avec celui
d’Émile Zola. Barrès et Zola, qui s’affronteront plus tard, s’engagent
ici en tant que professionnels de la littérature, via une pétition qu’ils
signent au nom de la liberté d’expression. Rien d’étonnant : cette cause
réunit les sensibilités politiques les plus dissemblables depuis le début
du siècle, et favorise par là même la constitution de groupes d’écrivains
et artistes soucieux de leur autonomie 10.
Que Barrès, fraîchement élu député boulangiste, soutienne un roman­
cier antimilitariste s’explique aussi par le fait que son boulangisme n’a
pas, à cette date, la tonalité revancharde qu’il lui appliquera rétrospec-
tivement après l’affaire Dreyfus. C’est un désir de rupture qui le porte
à suivre l’homme fort que semble être Boulanger. Non sans participer
au jeu parlementaire, tous deux en dénoncent le fonctionnement biaisé.
Boulanger, ancien ministre de la Guerre, prétend ramener l’ordre dans
la République, en mettant fin à la corruption incarnée à ses yeux par le
pouvoir opportuniste (Jules Ferry, notamment), au nom du peuple. Le
« brav’ général » jouit depuis 1886 d’une large popularité, qu’il convertit
en outil électoral à grand renfort de propagande. Biographies mythi-
fiantes, brochures, chansons, affiches, articles le représentent combattant :
ici, sur son cheval ; là, en lutteur s’apprêtant à mettre symboliquement
au tapis ses adversaires politiques. De l’action plutôt que de beaux

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58 La haine des clercs

discours : le boulangisme mise sur les images frappantes et les mots


choc qui galvanisent les foules.
Une partie des avant-gardes littéraires s’y montrent sensibles, spécia-
lement dans les milieux symbolistes. À la veille du centenaire de la
Révolution, tandis que les célébrations républicaines réactivent les
passions des contempteurs des Lumières, plusieurs écrivains persuadés
que la force ou l’instinct peuvent plus que la raison adhèrent en effet au
boulangisme. Barrès, qui n’a pas trente ans, compte ainsi sur le « soldat »
qui fera définitivement taire les « bavards » du Palais-Bourbon. Dans
un article du Figaro promis à une forte audience, il oppose l’« aristo-
cratie intellectuelle » – vrais « savants, artistes et professeurs » – aux
« médiocres » 11 qui ont converti les instances représentatives en vitrine
de la démocratie libérale bourgeoise. Enlisée dans l’alternance des
gouvernements centristes, la République opportuniste lui paraît avoir
renié ses origines en renonçant aux réformes sociales. Barrès n’est
pas le seul à hausser le ton. Mais les voix qui réclament une réforme
constitutionnelle depuis 1885 ne sont toujours pas entendues à la veille
des élections de 1889. Des médiations et des délais infinis enrayent
la démocratie représentative ; crises ministérielles et scandales finan-
ciers accentuent encore la méfiance d’une fraction du monde ouvrier
et de la petite bourgeoisie. Parce qu’il redonne sa place à l’exécutif, le
programme boulangiste triomphe en province, puis dans la capitale,
lors des élections de 1888-1889. En refusant que l’armée intervienne
dans les conflits sociaux, à l’époque de la grève des mineurs de Decaze-
ville (1886), le général a séduit, avec d’anciens communards, certains
des radicaux, des blanquistes et des guesdistes, qui ignorent vraisem-
blablement qu’il pactise avec les monarchistes. De fait, si une part
importante des étudiants s’organise pour défendre la démocratie républi-
caine – est fondé à Paris, en avril 1888, un « Comité antiboulangiste des
étudiants où toutes les facultés, puis l’École normale elle-même, sont
représentées 12 » –, le socialisme révisionniste de Boulanger forme un
creuset où s’assemblent des anti-intellectualistes d’obédiences variées.
Le parcours de Charles-Ange Laisant, républicain progressiste,
dreyfusard devenu anarchiste après avoir été boulangiste 13, témoigne
que, toutes proportions gardées, le boulangisme favorise une fusion
comparable à celle qu’accompagnera l’Action française, qui fédérera
notables et anticapitalistes, croyants et athées, nationalistes de tous bords.
Député de la Seine, le polytechnicien Laisant amplifie la polémique
que suscite Sous-Offs, en publiant à la une de La Presse un article où

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Classes dangereuses 59

il reproche à Descaves d’ignorer que la « littérature » ne vaut « rien,


quand on la fait servir contre les intérêts de la Patrie 14 ». Son anti-
intellectualisme, alors d’essence antibourgeoise (Laisant appartient aux
boulangistes du « groupe ouvrier »), rompt son écorce nationaliste à
mesure qu’il évolue vers l’anarchisme. C’est après cette mue qu’il fera
de nouveaux éclats dans les journaux L’anarchie, L’École émancipée
et La Bataille syndicaliste.
Si les périodiques anarchistes s’en prennent aux intellectuels avec
tant de virulence dans les dernières décennies du xixe siècle, ce n’est
pas uniquement pour se désolidariser d’une figure dont leurs adver-
saires les rapprochent volontiers. Reste qu’entre 1882 et 1895, dans
une France secouée par les attentats, on s’escrime à peindre les terro-
ristes anarchistes Auguste Vaillant (1861-1894) ou Émile Henry (1872-
1894) en lettrés malheureux. Ce fantasme témoigne de la survivance des
préjugés véhiculés par la littérature légitimiste de la Restauration puis
les écrits anticommunards. Sous la monarchie censitaire, l’assassinat
du duc de Berry par l’ouvrier sellier Louis Pierre Louvel donne déjà
lieu à un débat sur les conséquences de l’instruction populaire. Louvel,
qui a appris à lire avec la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, est-il un ours mal dégrossi qui a tué par vice, un pauvre hère dont
les libéraux ont fait leur bras armé, ou un révolutionnaire convaincu qui
s’est forgé une culture politique en autodidacte ? L’enquête ne met un
terme ni aux fantasmes ni aux captations idéologiques, même si elle
établit que Louvel n’est pas aussi ignorant qu’on le prétend. Mais, s’il
se compose une défense en neuf paragraphes, « ses idées semblent venir
davantage d’anciennes discussions de cabaret que de lectures person-
nelles » ; les sources sur lesquelles il s’appuie – la transmission orale,
l’expérience vécue, l’image – le disqualifient aux yeux de la plupart de
ses interlocuteurs comme « “raisonneur” 15 », alors que son geste même
peut être considéré comme une réaction à la captation du discours par
les élites : de la politique en actes. C’est cette ambiguïté qu’exploiteront
longtemps les figures du plébéien fanatique, poussé au crime par une
éducation inadaptée.
Le souvenir de Louvel, guillotiné en juin 1820, reste vivace jusqu’à
la Commune, où d’autres « mauvais lecteurs » le remplacent. Dans le
vaste tableau nosographique des Convulsions de Paris (1878-1880),
Maxime Du Camp fait ainsi de Raoul Rigault (1846-1871), responsable
de la poursuite des religieux otages de la Commune, un « demi-étu-
diant, demi-journaliste, sans courage au travail, sans talent d’écrivain »,

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60 La haine des clercs

un nostalgique de 1793 qui « pass[e] pour […] intelligent parce qu’il


[est] hâbleur », un vaurien réduit à corriger des problèmes mathéma-
tiques depuis qu’il s’est élevé contre un professeur qui le préparait à
Poly­­technique. Ayant tu le fait que le père de Rigault était sous-préfet
pendant la Seconde République, Du Camp peut le présenter comme un
déclassé obsédé par la violence : une armée à sa solde, Rigault orchestre
« les minces émeutes du quartier latin, [l]es troubles d’amphithéâtre »
(redoutable propagandiste, il a notamment conduit des camarades au
Congrès international des étudiants organisé à Liège en 1865). L’adjectif
« mince », le préfixe « demi- » soulignent le travail de sape mené par
Du Camp. Ce préfixe, qui pointe une carence, apparaît – sur le long
terme – chaque fois que les anti-intellectualistes dénoncent chez leurs
adversaires une activité hybride, un défaut de formation ou d’expé-
rience. Il enregistre une insuffisance impossible à corriger, et permet
aux accusateurs de faire valoir, par contraste, leur propre complétude.
Du Camp, qui est fils de chirurgien, prend également un malin
plaisir à rappeler les origines modestes de Théophile Ferré (1846-1871),
l’amour impossible de Louise Michel. Ce clerc employé chez un agent
d’affaires a suivi des « études » (le mot est placé entre guillemets) parce
que son père, « ancien cocher de bonne maison, retiré avec le fruit de ses
économies, l’avait fait élever chez les frères de la doctrine chrétienne, et
ensuite chez un sieur L…, dont la pension fut fermée à cause de l’ensei-
gnement ultra-matérialiste que l’on y distribuait ». L’anticommunard se
gausse des complexes de Ferré qui, bien qu’instruit, perd parfois ses
moyens à l’idée de « faire des fautes de langage ». Le portrait-charge
qu’il brosse présente plusieurs des tares habituellement prêtées aux
intellectuels : comme Rigault, Ferré est « myope » – infirmité souvent
rapportée par glissement métaphorique à une étroitesse de vues, au fait
d’avoir des œillères ; ses yeux « un peu extatiques, semblables à ceux des
aliénés théomanes », trahissent son supposé fanatisme ; « avorton chétif
et mal venu, [il porte] une tête trop longue sur un corps trop court ».
D’aucuns rêvent de voir cette tête sur le billot… Ferré sera fusillé en
novembre 1871. Face au juge, il ne s’est pourtant pas laissé abattre.
Mais Du Camp confond son courage avec de la crânerie : Ferré, écrit-il,
« fut hautain et railleur pendant son procès ; quoiqu’il eût assuré qu’il
ne se défendrait pas, il rétorqua avec une habileté de vieux procureur
quelques dépositions erronées sur le rôle qu’il avait joué à la Grande-
Roquette dans la journée du 27 mai » 16. Le déclassé parle trop, et trop
bien, pour les bourgeois 17… Un grief qu’avance également Hippolyte

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Classes dangereuses 61

Taine (1828-1893) lorsqu’il dénonce le sectarisme des révolution-


naires soumis à la raison abstraite, et que réactiveront, quinze ans
plus tard, les campagnes menées contre les tenants de la « propagande
par le fait ». Plus redoutables encore que les partisans de la Terreur,
puisqu’ils aspirent à détruire l’État même, les terroristes anarchistes
n’en apparaissent pas moins comme leurs successeurs. Dans le portrait
du jacobin qu’il dresse dès 1881 – à la lumière des événements de la
Commune, dont c’est alors le dixième anniversaire –, Taine le peint
en adolescent orgueilleux qui se laisse subjuguer par le dogmatisme.
Pour avoir favorisé une définition abstraite de l’homme et légitimé la
démocratie directe, la philosophie de Jean-Jacques Rousseau n’est pas
seule mise en cause ; Taine incrimine également la culture classique, dont
il fait la matrice de l’esprit révolutionnaire : les cadres jacobins, issus
de la petite bourgeoisie ou d’une élite populaire, n’auraient retenu de
la pensée classique que ses aspects formels, au détriment d’un contenu
idéologique et moral qu’une instruction superficielle ne leur aurait pas
permis d’assimiler. En accentuant leurs aspirations, la rhétorique des
tribuns et le culte des héros auraient finalement grossi leurs frustrations,
et les auraient menés à la violence 18. Taine, réduit au rôle de publiciste
à succès alors qu’il se voyait universitaire, règle peut-être ses comptes
avec les républicains de son temps qui occupent la place qu’il convoitait.
Mais son argumentaire séduit au point qu’il est régulièrement mobilisé
jusqu’à la Grande Guerre pour accabler les anarchistes.
En témoigne le traitement d’Auguste Vaillant. D’apprenti pâtissier, ce
militant socialiste révolutionnaire est certes passé secrétaire de la Biblio-
thèque philosophique pour l’étude des sciences naturelles et leur vulga-
risation, parallèlement à un emploi dans la maroquinerie, qui succède à
divers petits boulots ; il n’a toutefois eu ni le loisir ni les moyens d’accéder
aux études secondaires. Qu’importe ; la postérité en fait l’exemple des
dérives que la massification scolaire a entraînées, avant même les lois
Ferry : « Primaire désireux de s’instruire, il avait beaucoup lu. Il s’était
farci l’esprit de science et de philosophie et avait mal digéré ses lectures.
Ivre de mots, il s’était grisé de généreuses utopies humanitaires et s’était
irrité de ne pouvoir sortir d’une lamentable misère 19. » Il n’est sans
doute pas anodin que, pour déprécier les connaissances de l’accusé, on
les associe au corps plutôt qu’à l’intellect : depuis la fin du xixe siècle,
la digestion et l’ivresse renvoient à de supposés instincts populaires.
La bombe que Vaillant lance le 9 décembre 1893 au milieu d’une
Chambre des députés discréditée par le scandale de Panama ne fait

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62 La haine des clercs

aucun mort (elle n’était pas conçue pour tuer) ; elle détermine pourtant
la mise en place des « lois scélérates » et l’exécution de son concepteur
en février 1894. Le président Sadi Carnot, qui avait refusé de le gracier,
est poignardé l’été suivant par Sante Caserio, un militant formé en
Lombardie comme cordonnier, puis boulanger. Ses détracteurs feront
de lui un dangereux autodidacte « s’empoisonnant le cerveau d[e] livres
et d[e] brochure[s] » théoriques dont le sens lui échappe. C’est ainsi
que le présente Adolphe Retté, ancien libertaire que ses engagements
ont mené en prison au temps des « lois scélérates », et qui a signé la
pétition en faveur de Jean Grave. Depuis sa conversion au catholicisme
(1907), Retté a fait du récit de ses souvenirs l’occasion de fustiger la
culture anarchiste. À l’automne 1912, après l’arrestation des survi-
vants de la bande à Bonnot, il brosse dans La Revue antimaçonnique le
portrait de trois générations d’anarchistes viciées par leur intellectua-
lisme : celle des théoriciens bourgeois – des utopistes qui ne prônent
qu’une violence symbolique ; celle des propagandistes par le fait, qui
mettent le terrorisme au service de l’idéal ; celle des « bandits tragiques »,
la plus sinistre à ses yeux, parce qu’elle ne sert que le profit individuel.
Sous sa plume, Sante Caserio et Émile Henry altèrent les qualités qu’on
prête alors à l’intellectuel : la « concentr[ation] » de ces solitaires vire à
l’« idée fixe ». Émile Henry, que Retté a croisé dans les locaux du journal
L’En-dehors, apparaît comme un garçon réservé, dormant sur place, à
même un « tas de journaux » 20 s’il ne trouve pas mieux. Qui aurait pu
croire que, après la grande grève de Carmaux, un jeune homme si discret
attaquerait la compagnie des mines ? L’engin qu’il lance explose trop
tard, dans un commissariat. En février 1894, il récidive au café Terminus.
Ce dernier attentat ne révèle pas seulement la détermination des tenants
de la propagande par le fait ; il dévoilerait le malaise d’une nouvelle
« classe » dont l’« instruction universelle » légitime les prétentions
« aux pouvoirs et aux jouissances 21 ». Henry, fils de communard (il est
né en Espagne où son père était exilé), jeune lettré déclassé, appartient à
cette jeunesse à laquelle les ambitions d’un Rastignac ne suffisent plus.
Elle crève désormais les plafonds, rêve de faire table rase. Un procès
retentissant en cour d’assises (avril 1894) vaudra à Henry la guillotine.
Châtiment exemplaire, pour ce boursier méritant, bachelier à seize ans,
admissible à l’École polytechnique, devenu un symbole du déclassement.
Comment un être instruit a-t-il pu viser des innocents ? Les décla-
rations du prévenu semblent corroborer l’hypothèse commune : « Des
études scientifiques m’avaient graduellement initié au jeu des forces

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Classes dangereuses 63

naturelles, affirme-t-il. Or j’étais matérialiste et athée ; j’avais compris


que l’hypothèse Dieu était écartée par la science moderne, qui n’en
avait plus besoin. La morale religieuse et autoritaire, basée sur le faux,
devait donc disparaître. » L’aisance du jeune homme fait « déplorer que
de si brillantes prédispositions à la philosophie [soient] mises au service
d’aussi détestables doctrines ; les dialecticiens, frappés de l’enchaî-
nement des propositions et de la dépendance des idées développées,
constat[ent] sans réticence la logique irréfutable des conséquences… 22 ».
La performance d’Henry atteste que le titre d’intellectuel échoit à
des individus qui envisagent le langage non plus dans ses fonctions
de « dénotation – description, transmission 23 », mais comme un acte
dont on doit répondre. D’aucuns prétendent que, moins que l’échec à
Polytechnique, ce fut un chagrin d’amour qui mena le jeune homme
à l’action ? Qu’à cela ne tienne ! Relu à des fins politiques, le parcours
du militant signale aux défenseurs de l’ordre un manque fondamental :
plutôt que de se faire aubergiste, Henry a suivi le regrettable exemple de
son communard de père. Or seul un emploi manuel aurait calmé cette
fièvre qu’une pseudo-ébullition intellectuelle a accrue.
Que le terroriste Auguste Vaillant ait cité Mirbeau et Ibsen lors de
son procès encourage le gouvernement à traquer d’éventuelles alliances
entre « les intellectuels et les impulsifs 24 », les écrivains et les adeptes de
la propagande par le fait : le journaliste Jean Grave est ainsi incarcéré
au début de l’année 1894. Quoique La Société mourante et l’Anarchie
(1893) ait d’abord été diffusé sans encombre, sa réédition condamne
l’ancien cordonnier à la peine maximale. Le procès, tenu fin février 25, le
présente comme le cerveau des attentats, et assimile ses écrits à des actes.
Loin de dénier à Grave la qualité d’intellectuel, la défense s’emploie à
ériger l’homme en penseur de l’anarchisme scientifique, et La Société
mourante en étude sociologique reconnue. Afin de faire de ce procès
celui de « la Pensée », maître Émile de Saint-Auban appelle à la barre
plusieurs auteurs ayant des sympathies anarchistes : Élisée Reclus, Paul
Adam, Bernard Lazare et Octave Mirbeau. Tous défendent en Grave
l’idéologue et l’écrivain. À l’été, l’accusé revient devant les juges, en
compagnie du critique Félix Fénéon, qu’on suspecte de prendre la suite
d’Émile Henry. Au ministère de la Guerre où Fénéon, par ailleurs colla-
borateur de La Revue blanche, était commis principal, on a en effet
trouvé du mercure et des détonateurs.
Si, au procès des Trente, les doctrinaires côtoient les malfrats
ordinaires, c’est qu’on espère prouver qu’il y a association de malfaiteurs.

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64 La haine des clercs

Saint-Auban s’attache au contraire à montrer que des individus qui


ne s’accordent pas sur ce qu’ils nomment anarchisme ne peuvent être
de mèche. Lorsqu’il réunit ses plaidoiries, l’avocat peint l’anarchiste
en « mystique » : « […] un dévot, un fils de l’extase, un sensitif qui croit
plus qu’il n’argumente et qui, volontiers, remplace le raisonnement
par la foi ». Saint-Auban se pose en « philosophe » justifiant la crise de
l’autorité dans une société asservie aux valeurs financières. Suivant la
ligne de défense ébauchée lors du précédent procès, il fait de Grave un
« homme de lettres » austère dont les livres « ne parlent qu’aux intel-
lectuels ». Tête pensante, non pas véritable chef, Grave s’apparenterait
au « journaliste » d’opinion ; comme tel, ce n’est pas aux assises qu’il
devrait comparaître, mais à un « procès de presse ». « La dynamite au
coin des rues ?… Il est trop intellectuel 26 !… » L’argumentaire convainc ;
seuls les théoriciens sont acquittés. La percée médiatique de l’intel-
lectuel coïncide donc significativement avec sa criminalisation radicale :
au sortir du procès des Trente, Félix Fénéon choisit de s’inclure dans la
catégorie des « intellectuels 27 » où l’accusation avait voulu l’enfermer.
La catégorie d’« intellectuel » se forge donc, avant l’affaire Dreyfus, sur
la scène d’autres procès : les accusés y trouvent souvent une tribune où y
clamer leur appartenance, et leurs détracteurs le prétexte à l’expression
d’une forme d’anti-intellectualisme spécifiquement dirigée contre des
individus n’appartenant pas à une élite sociale.
L’intellectuel est devenu un agent de corruption, un « mal­­faiteur »
moral. Cette étiquette, repérable dans différents écrits anticommu-
nards 28, est consacrée dans les milieux catholiques par les articles,
promis à une belle postérité, du critique jésuite Étienne Cornut. Nanti
du retentissant patronage du polémiste contre-révolutionnaire Louis
Veuillot (1813-1883), dont il reprend les propositions 29, le père Cornut
confie aux Études religieuses, philosophiques, historiques et littéraires,
auxquelles il collabore régulièrement, les articles qu’immortalisera Les
Malfaiteurs littéraires (1892). La fortune de cette dernière expression
au-delà des cercles catholiques et des frontières nationales précise
l’importance de l’ouvrage, qui marque une étape dans le débat sur
la moralité – on dira plus tard le moralisme – littéraire. L’entreprise
s’inscrit en effet dans un mouvement européen de réflexion autour de
l’obscénité, qui s’intensifie après la chute du Second Empire. Cornut
constate que les dérèglements sociaux décrits par l’intransigeant Veuillot
quand il dressait le quotidien L’Univers contre l’Université, à l’époque
du procès de l’École libre, se sont accentués à mesure que le pouvoir de

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Classes dangereuses 65

l’argent s’est affirmé dans la société industrielle et laïcisée : les journa-


listes républicains continuent d’insulter la religion ; les intellectuels
bénéficient quant à eux du soutien des éditeurs, des libraires, du public
et de la police. Si, au siècle précédent, l’immondice ne menaçait qu’une
minorité, presse, mauvais roman et vaudeville touchent désormais les
femmes, les enfants, le peuple. Quel que soit leur degré d’alphabéti-
sation, ils restent, pour certains notables catholiques qui protègent leur
propre autorité, des lecteurs fragiles et particulièrement influençables 30.
Les articles du père Cornut s’intègrent au débat qui mène à la création
d’un Bureau international contre la littérature immorale (1893) et à
une série de congrès où les participants – parfois organisés en ligues –
s’engagent à traquer les « mauvais livres 31 », sans aboutir à des résultats
probants. Ce combat n’est pas nouveau : depuis les années 1850, on
surveille le livre de près dans toute l’Europe : censure, taxes, politiques
d’édification visent à protéger les lecteurs – notamment le peuple – de
l’immoralité. L’ambition du père Cornut consiste à réhabiliter les formes
littéraires classiques, rationnelles, chrétiennes et nationales évincées
par le naturalisme et le symbolisme. Estimant que la nature humaine
fournit à la littérature un objet plus valable que les sujets contemporains,
il plaide pour un art fondé sur la clarté, la vérité, le désintéressement.
Or ces valeurs ne seraient plus respectées : les écrivains se vautrent
avec délices dans la fange, la critique s’adonne au décorticage, on récrit
l’histoire afin qu’elle confirme les principes républicains.
Dans la longue liste d’ennemis que dresse Cornut, on trouve
Zola, rompu aux excommunications, mais aussi Bourget – l’auteur du
Disciple –, qu’on pouvait pourtant difficilement soupçonner d’admi-
ration pour l’intellectuel républicain. Est-ce parce qu’il est « fils de
professeur », comme le rappelle narquoisement Cornut que, malgré
son mérite, ce dernier peine à s’élever au-dessus des « imitateur[s] » ?
Les propositions bourgetiennes n’épateraient en tout cas que le profane.
Du normalien Richepin, plus rarement évoqué, Cornut se plaît à rappeler
qu’il « a été longtemps universitaire », comme pour dénoncer la fausseté
de ce héraut des gueux et des réfractaires. Il fustige ainsi d’un même
trait le « déclassé jaloux » 32, le sceptique et le touche-à-tout, opportu-
niste du fond et de la forme. C’est oublier un peu vite qu’après avoir été
franc-tireur pendant la guerre de 1870 Richepin a assumé de nombreux
métiers, se faisant docker ou lutteur de foire…
Dans ces années où l’expulsion des congrégations est encore proche,
il n’est pas rare qu’on impute aux Juifs, incarnation toute trouvée de

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66 La haine des clercs

la laïcité républicaine, les attaques portées à la tradition catholique.


Cet antisémitisme chrétien, déjà saillant chez Veuillot, se manifeste à
l’encontre de Catulle Mendès, le plus lu des contemporains avec Zola.
Le père Étienne Cornut perçoit dans le succès de l’ancien bohème,
son aisance dans des genres divers, ses évolutions mêmes (il a délaissé
la poésie parnassienne pour des récits souvent crapuleux) le désir de
réalisation économique de tout un peuple, et sa volonté de détruire
les chrétiens. En 1897, dans Universitaires et jésuites, Cornut double
sa condamnation des écrivains qu’il juge obscènes d’une nouvelle
salve contre les professeurs laïques. Ce n’est pas la dernière. Au terme
du premier conflit mondial, l’hebdomadaire L’Univers fondé par
Veuillot – le journal vit alors ses dernières heures – égrène encore un
chapelet d’articles sur « Les malfaiteurs intellectuels ». Dans un contexte
fortement germanophobe, l’abbé Théodore Delmont leur donne un tour
antiromantique 33, confirmant le rapprochement qu’opère depuis des
années l’Action française.

Un nouveau prolétariat ?

Dans la première moitié du xixe siècle, les Julien Sorel, que des


lectures mal adaptées auraient poussé au crime, restaient des cas isolés.
Avec les « lois scélérates », la peur des classes dangereuses rencontre le
discours sur l’excédent de diplômés, né du décalage entre le système
éducatif et le monde du travail, les compétences scolaires et les compé-
tences professionnelles. Un tel discours, certes favorisé par le repli de
la République sur des positions conservatrices, n’est pas nouveau ; il
« s’inscrit dans le temps très long d’une conception fixiste des hiérar-
chies sociales et d’une conception monopoliste de l’appropriation du
savoir 34 », que Roger Chartier repère déjà sous l’Ancien Régime. Cette
conception s’appuie sur un fantasme pérenne : victime séculaire d’un
désordre (l’écart numérique entre les postes offerts et les postulants, le
décalage entre la valeur symbolique accordée aux titres universitaires et
leur faible valeur sociale, liée à la saturation du marché), l’intellectuel
serait amené à le perpétuer. Tout fonctionne comme si, en admettant
qu’il existe un excédent d’intellectuels, on pouvait plus aisément leur
imputer une série d’excès. Véritable serpent de mer, résistant depuis
des siècles aux contre-argumentaires les plus convaincants 35, ce lieu
commun pose que le « flux excédentaire [est] voué à un destin social

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Classes dangereuses 67

suffisamment spécifique pour définir un groupe » ; groupe que carac-


tériseraient « un sort économique (le sous-emploi), un état psycholo-
gique (la “frustration”) et une expression politique (la “révolte”) » 36. La
réaction visant à préserver de la concurrence démocratique des emplois
jadis réservés aux classes supérieures rejoint ici la hantise de hordes
révolutionnaires d’autant mieux organisées qu’elles sont instruites.
Un incident fixe ce préjugé dans les mémoires : fin février et début
mars 1894, alors que Paris est secoué par les attentats anarchistes du
café Terminus, de la rue Saint-Martin et du faubourg Saint-Jacques,
des étudiants perturbent les cours libres que Ferdinand Brunetière,
critique à la sévère Revue des Deux Mondes, professe en Sorbonne. En
ces jours où l’Académie a offert à Brunetière le fauteuil que convoitait
Zola – dont Brunetière a si âprement attaqué les choix esthétiques et
moraux –, c’est le défenseur de l’institution, l’intellectuel garant de l’ordre
(il avait soutenu la responsabilité de l’intellectuel lors de la querelle du
Disciple), le critique hostile à l’innovation littéraire que chahute cette
jeunesse à laquelle on envoie la police. Bien qu’il se soit fait un nom en
marge des circuits académiques de reconnaissance (recalé au concours
de l’École normale supérieure, il travaille d’abord comme répétiteur),
cet ancien engagé volontaire de 1870, nommé professeur à l’ENS et à la
Sorbonne, puis académicien, personnifie à bien des égards l’intellectuel
d’État. Lorsqu’il relate les événements, le journal Le Temps – quotidien
de référence pour la bourgeoisie républicaine – criminalise ainsi les
étudiants en précisant que, s’ils « n’avaient pas de bombe, […] ils ont
brisé le mobilier de l’amphithéâtre 37 ». Cette pratique du chahut, qui
se perpétuera à l’autre bord politique, de l’affaire Dreyfus à la guerre
d’Algérie, matérialise une violence anti-intellectualiste que concentrait
jusqu’alors le discours.
C’est dans ces années où l’expression « prolétariat de bacheliers »
cesse d’être perçue comme un oxymore que s’engage en Europe un
vaste débat sur l’écart séparant les offres de formation et d’emploi.
À gauche, on redécouvre la circulaire de l’Internationale (21 juillet
1873) où Karl Marx prévenait les travailleurs contre l’embourgeoi-
sement du socialisme, inévitable dans la perspective d’alliances gouver-
nementales. Or ce socialisme, calibré selon Marx pour « les avocats sans
cause, les médecins sans malades et sans savoir, les étudiants de billard,
les journalistes de petite presse 38 » avides de faire carrière, contredit
la lutte des classes et entrave la révolution. Le choix d’Alexandre
Millerand, premier socialiste à entrer au gouvernement, est discuté

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68 La haine des clercs

en 1900 au Congrès international de Paris, alors que l’affaire Dreyfus


bat son plein. Au ministère Waldeck-Rousseau, comment Millerand
peut-il côtoyer le général de Galliffet, qui a noyé la Commune dans
le sang ? Le Congrès, jugeant extrêmes les positions de Jules Guesde – qui
proscrivait toute participation socialiste au gouvernement – et de Jean
Jaurès, qui l’encourageait au contraire, adopte finalement la motion
proposée par l’Allemand Karl Kautsky, figure de proue du marxisme
théorique, lequel admet la présence socialiste au gouvernement comme
« un expédient forcé [et] transitoire », une « expérience dangereuse » que
ne peut autoriser qu’une « question de tactique et non de principe » 39.
Une position défendue dans un article qui, après sa publication dans
Le Devenir social au printemps 1895 40, a suscité localement plusieurs
études de cas 41. À droite, les romans de Dostoïevski, puis de Barrès,
diffusent le mot de Bismarck, qui en 1884 avait prévenu le Reichstag
contre un nouveau prolétariat « de gens ayant une demi-instruction, de
l’excédant [sic] que l’éducation savante des gymnases [l’équivalent
des collèges] fait affluer dans la vie civile, sans que celle-ci ait, pour
ainsi dire, la force de digérer cet excédant ». Le discours de Bismarck
alimente le débat parlementaire autour de la prolongation d’une loi
de répression de la propagande socialiste votée six ans plus tôt, avant
qu’Alexandre II ne tombe sous le coup d’un attentat. Le chancelier
Bismarck, qui a déjà exprimé son soutien au gouvernement conser-
vateur, fortifie ici ses arguments en rappelant qu’il a lui-même été victime
de violences alors qu’il était ministre-président : dix-huit ans plus tôt,
le démocrate Ferdinand Cohen-Blind n’a-t-il pas tenté de l’assassiner ?
L’orateur rappelle que son assaillant « n’appartenait nullement à la classe
ouvrière ; c’était un homme qui avait reçu une éducation scientifique, un
étudiant », tout comme les « nihilistes » qui ont abattu le tsar de Russie.
Bismarck en distingue deux types principaux, qui se recrutent jusque
dans la grande bourgeoisie en rupture de ban : l’« étudiant perverti » et
le « malcontent progressiste » sont mus par le ressentiment, l’ambition
ou l’ennui, dans une société où le travail ne comble pas les aspirations
de tous les diplômés. Contrairement à l’empire russe, le Reich peine
à offrir à son peuple assez de travail, déclare Bismarck, qui fait de cet
argument une arme contre ses adversaires progressistes afin de les
battre sur leur terrain. L’anti-intellectualisme du paysan et de l’ouvrier
russes constitue en effet un rempart dont ne peut se prévaloir la société
allemande ; voilà pourquoi Bismarck adjure qu’on presse l’examen de
la « loi d’assurance en faveur des ouvriers 42 ». La répression ne peut en

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Classes dangereuses 69

effet suffire ; la menace socialiste ne faiblira que si le peuple allemand


se voit non seulement accorder le droit au travail, mais de l’ouvrage et
la garantie de soins médicaux.
La crainte qu’un nouveau prolétariat – intellectuel, celui-là – déferle
sur l’Europe touche aussi la France, où le régime républicain s’est
donné une autorité en portant au pinacle la figure du savant. Comme
l’explique Christophe Charle, le mot d’« intellectuel » s’impose sinon
pour combler l’écart entre ces représentations antinomiques, du moins
pour marquer « la contradiction entre l’image sociale flatteuse des profes-
sions libérales et intellectuelles, dérivée des modèles de réussite des
générations antérieures, et la dépréciation sociale qu’entraîne l’afflux
de nouveaux venus abusés par cette image sociale 43 ». Dans ce travail
de catégorisation, Henry Bérenger joue un rôle aujourd’hui bien oublié :
l’ancien rédacteur de La Cocarde contribue pourtant à diffuser le substantif
« intellectuel » et l’expression « prolétaires intellectuels ». Peu avant
l’explosion médiatique de l’affaire Dreyfus, il consacre notamment
à ces derniers un article de La Revue des revues 44 qui confère une
plus large audience au débat lancé pendant la séance parlementaire du
22 novembre 1897. L’enquête qu’il livre dissimule, sous les chiffres,
la peur des masses éduquées ; mais elle témoigne aussi de l’intérêt que
le jeune Bérenger porte à la question intellectuelle. Adhérent précoce
de l’Union pour l’action morale fondée en 1892 par Paul Desjardins,
ce touche-à-tout – poète, publiciste, politicien, patron de presse – était
devenu le porte-parole d’un spiritualisme républicain qui cherchait dans
les Évangiles, l’œuvre de Léon Tolstoï et celle de Walt Whitman un
remède à la crise des institutions, secouées par les scandales parlemen-
taires. En montrant comment les essais et les romans de Bérenger ont
contribué à diffuser le substantif « intellectuel », qu’il avait utilisé une
bonne trentaine de fois avant que Clemenceau n’officialise son usage,
William M. Johnston 45 a rappelé la place que l’animateur du mensuel
L’Art et la Vie tenait avant-guerre. On lui doit ainsi, outre deux romans
à thèse où il rend les divisions politiques et sociales françaises respon-
sables de l’impossibilité à articuler l’action et la pensée en démocratie
(L’Effort, 1893, et La Proie, 1897), plusieurs essais dont L’Aristocratie
intellectuelle (1895) et La France intellectuelle (1899) où il engage à
réformer l’enseignement pour qu’il favorise la solidarité. Bérenger se
signale enfin par la manière dont il a sensibilisé le public de La Dépêche
aux misères des maîtres d’école, dans la série d’articles où, avant que
Charles Péguy n’édite ce roman, il a promu le Jean Coste (1894-1895)

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70 La haine des clercs

d’Antonin Lavergne, qui décrit les conditions de vie misérables d’un


instituteur de village 46.
Significativement, le texte où Bérenger traite du « prolétariat intel-
lectuel » paraît deux jours après le « J’Accuse… ! » de Zola. Selon
Bérenger, qui rejoindra les rangs des intellectuels dreyfusards, un ensemble
de facteurs explique l’émergence du « prolétariat intellectuel », population
trop hétérogène pour former une classe, inassimilable au prolétariat des
manuels, et aspirant à un statut bourgeois qui lui échappe : le recul de
l’enseignement religieux et de la culture classique ; la multiplication
des bourses d’études ; le développement des institutions para-univer-
sitaires – universités populaires, établissements privés spécialisés –,
quoiqu’elles attirent un public essentiellement bourgeois ; l’institution-
nalisation de disciplines comme la sociologie, dont on discerne parfois
difficilement les débouchés. En France, les professions libérales et intel-
lectuelles jouissent d’un prestige ancien, mais l’excédent de candidats
en dégrade finalement le statut ; de la même manière, en ouvrant « à tous
l’accession des charges publiques 47 », la Révolution a nimbé le fonction-
narisme d’un prestige qui le condamne finalement.
L’excédent de diplômés figure parmi les « principales questions
politiques et sociales 48 » posées avant les élections législatives de 1898.
Les ouvrages de vulgarisation dont le psychosociologue Gustave Le Bon
inonde le marché depuis quelques années exacerbent les craintes en
décrivant le prolétariat intellectuel comme une nuée, un flot, une cohue
ou une armée. Le Bon, qui s’est fait une réputation avec sa Psycho-
logie des foules (1895), où il appelait à une communication politique
plus directe, recommande l’usage des images aux dirigeants anxieux de
contrôler le peuple, qu’ils craignent de plus en plus depuis la Commune.
Parce qu’elle obéirait à « l’influence de la moelle épinière » plus que du
« cerveau », la foule – où les qualités intellectuelles individuelles se noient
sous les impulsions partagées – demanderait à être « impression[née] »
et « sédui[te] » 49. Les démonstrations n’ont donc nulle prise sur elle. Dans
Psychologie du socialisme 50 (1898), Le Bon associe l’inquiétude suscitée
par le nombre à la déficience de l’instruction démocratique. Comme
Bismarck avant lui, il se méfie bien plus des déclassés que des gardiens
officiels de la raison. Ne jugeait-il pas, en 1895, que « la science n’a[vait]
fait aucune banqueroute et n’[était] pour rien dans l’anarchie [contem-
poraine] des esprits 51 » ? L’œuvre lebonienne illustre le fonctionnement
de la polémique qui entoure l’anti-intellectualisme : non seulement on
diffuse des informations controuvées, mais les mêmes formules sont

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Classes dangereuses 71

reprises, commentées, détournées. Si entre 1814 et 1896 – date où les


corps de facultés prennent officiellement le nom d’« universités » –, les
facultés ont vu leur public sextupler 52, entre 1860 et 1901 s’est accentuée
« la promotion interne au profit des milieux détenteurs d’un certain
capital culturel, au détriment de l’ascension sociale des catégories les
plus défavorisées […] ou de la reproduction sociale des groupes les plus
nantis […] attirés par d’autres carrières 53 ».
L’antidémocrate Le Bon annexait la progression du socialisme à
l’attrait qu’il exerçait auprès des populations ouvrières instruites ; Hubert
Lagardelle (1874-1958) montre plutôt du doigt les fils de paysans ou
de petits bourgeois qui recherchent dans les professions intellectuelles
une stabilité que ces dernières ne sont plus en mesure d’offrir, et qui
misent sur le socialisme d’État dans l’espoir de devenir fonctionnaires.
Lorsque, le 14 décembre 1900, Lagardelle évoque ces questions devant
des étudiants collectivistes parisiens, il dirige une revue de renom,
Le Mouvement socialiste. Lagardelle appartient à la génération de ses
auditeurs (lui-même a intégré quelques années plus tôt l’antenne toulou-
saine du groupe), mais il a roulé sa bosse : dreyfusard, passé par le Parti
ouvrier français de Jules Guesde, il peut prétendre au titre d’intellectuel,
ayant poussé jusqu’au doctorat – il a conclu ses études, engagées en
droit, par une thèse sur les syndicats. S’il se réjouit encore, en 1899, que
le dreyfusisme ait gonflé les rangs socialistes 54, il en vient à s’inquiéter
du déferlement d’intellectuels bourgeois. Devant la répression sanglante
menée par Clemenceau – un ancien pilier du dreyfusisme – lors des
grandes grèves, Lagardelle se raidit : le marxiste constate ici que les « intel-
lectuels droits-de-l’hommistes » qui avaient des « sympathies » socia-
listes « ont regagné leur classe – d’où ils n’auraient jamais dû sortir » 55.
Progressivement, Lagardelle admet une incompatibilité d’intérêts entre
les intellectuels (dont les prérogatives sont censées représenter l’intérêt
général) et la classe ouvrière, dans une France où les milieux populaires
sont peu organisés. Le conflit est pourtant compliqué par l’apparition,
au sein des « classes moyennes », de la nouvelle catégorie des prolé-
taires intellectuels sans emploi. Or, si la baisse considérable des salaires
tend à assimiler au prolétariat les « couches inférieures des intellec-
tuels », précaires même lorsqu’ils travaillent, ces dernières, de par leur
hétérogénéité, ne se sont pas façonné une conscience de classe. Elles
ont simplement développé une « psychologie particulière 56 » qui les
condamne à jouer les transfuges.
La causerie sur le socialisme et les intellectuels est d’abord imprimée

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72 La haine des clercs

dans Le Mouvement socialiste, qui s’adresse surtout aux instituteurs,


professeurs et autres étudiants, et compte peu d’ouvriers parmi son petit
millier de lecteurs. Elle est ensuite reproduite dans l’un des Cahiers
de la quinzaine, qu’elle couvre tout entier. Intimement liées à cette
date (elles dépendent toutes deux de la Société nouvelle de librairie et
d’édition), les deux revues partagent le même lectorat et se recommandent
mutuellement. Charles Péguy n’imagine pas encore que Le Mouvement
socialiste puisse faire de l’ombre aux Cahiers, et en détourner certains
soutiens financiers. Il entrevoit plutôt le bénéfice qu’il peut tirer de la
conférence de Lagardelle, quand bien même il ne l’approuverait pas
dans son ensemble. Le texte, vendu pour une fois hors souscription,
circule assez largement.
Après avoir fait l’historique de la double aliénation des travailleurs
manuels aux intellectuels, et des intellectuels au Capital, Lagardelle
analyse en termes marxistes l’accroissement du prolétariat intellectuel.
Il s’appuie sur « Le Socialisme et les carrières libérales » de Kautsky,
traduit cinq ans auparavant. Lagardelle connaît bien l’ancien secrétaire
d’Engels, avec lequel il entretient une correspondance suivie ; se réclamer
de Kautsky – lequel considère que l’intellectuel aspire au mode de vie
bourgeois qui le contraint à se vendre – lui donne une caution de poids.
Cela lui permet en outre d’inscrire son propos dans un débat européen ;
Le Mouvement socialiste, qui jouissait d’une véritable audience hors
des frontières, affirmait fièrement cette ambition internationale. Lagar-
delle se concentre toutefois sur la situation de la France, pays particu-
lièrement touché par l’excédent de diplômés, en raison du prestige dont
y bénéficient les professions intellectuelles – les professions libérales,
au premier chef –, où le Parti socialiste est confronté à un afflux de
travailleurs intellectuels. Il attire en effet à lui quantité d’arrivistes : les
uns se lancent par snobisme dans l’humanitaire ; les autres attendent
de sa vogue qu’elle leur procure une situation. Cette affluence risque
d’accentuer les divisions internes, mais aussi de dénaturer l’idéologie et
les pratiques socialistes en favorisant le socialisme d’État (sans lui, plus
de sinécures !), en creusant les hiérarchies au sein du parti, en substi-
tuant la politique politicienne à la pratique militante. Pour Lagardelle, si
le mouvement ouvrier gagne à intégrer les intellectuels, les conversions
tonitruantes au socialisme ne valent rien ; les intellectuels détachés des
nécessités concrètes ne peuvent en outre prétendre être autre chose que
des théoriciens, des « légistes » contrôlés par la masse ouvrière, et mis
au service de l’émancipation du prolétariat. Encadrement que frapperait

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Classes dangereuses 73

d’obsolescence la formation d’intellectuels organiques, orientés par leur


conscience de classe…

Au tournant du siècle, la question lancinante de la responsabilité des


écrivains croise celle, plus large, des conséquences de l’extension de
l’enseignement. À la méfiance envers la bohème se substitue alors, dans
l’imaginaire social, celle qu’inspire un « prolétariat intellectuel » où les fils
du peuple, qu’on dit incapables de s’élever par le savoir, grossissent les
rangs des lettrés privés de place. Ces déclassés n’inquiètent plus seulement
les conservateurs ou les ouvriers partisans de l’auto-émancipation ; les
théoriciens bourgeois du marxisme redoutent qu’ils forment de poten-
tiels militants décidés à faire carrière en politique, ce qui favoriserait
la bureaucratisation et l’étatisation du socialisme. Dans ces conditions,
comment continuer à défendre la démocratisation de l’enseignement ?
Doit-on la considérer comme une fin en soi, sans espérer qu’elle puisse
être un instrument de mobilité sociale ? Mais alors, loin d’émanciper,
l’instruction ne formerait-elle pas un nouveau joug ?

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Chapitre trois

Prendre parti

L’affaire Dreyfus apparaît d’autant plus centrale dans l’histoire


républicaine de l’anti-intellectualisme qu’elle donne une visibilité
sans précédent aux antagonismes entre l’universel et le particulier, la
science et la morale, les lettrés et les militaires. La presse d’opinion
qui les reprend favorise – spécialement lorsqu’elle est illustrée – la
diffusion et l’intensification des attaques portées contre le groupe des
artistes, écrivains et universitaires partisans du capitaine juif incriminé
à tort. Mais les découpages qu’elle effectue escamotent les revirements
de certains des principaux protagonistes. Observés en amont et en aval
de la crise, ces derniers offrent un tout autre visage : Émile Zola et
Maurice Barrès, issus de l’avant-garde, ont des parcours inversés – mais
pas ceux qu’on croit ; quant aux dreyfusards Georges Sorel et Charles
Péguy, ils s’écartent de leurs compagnons universitaires, considérant
qu’ils ont viré de bord en devenant des intellectuels d’État.

Quand Zola accusait les intellectuels

Qui se souvient que Zola, incarnation de l’intellectuel dreyfusard,


a longtemps clamé son anti-intellectualisme ? Plusieurs romans des
Rougon-Macquart gardent pourtant trace de la méfiance qu’inspiraient
à leur auteur les philosophies abstraites et les hiérarchies scolaires. Au
Bonheur des Dames (1883) brosse ainsi le tableau de la victoire de
l’entrepreneuriat sur les études. Octave Mouret, l’heureux propriétaire
d’un magasin de nouveautés qui fait fureur à Paris, y est confronté à
un vieux camarade de collège, Paul Vallagnosc : Paul « était un fort en
thème, toujours premier, donné en continuel exemple par le professeur,
qui lui prédisait le plus bel avenir ; tandis qu’Octave, à la queue de
la classe, pourrissait parmi les cancres ». Or Paul rate sa vie : il fait
son droit, songe à devenir écrivain ; mais il touche un piètre salaire,

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76 La haine des clercs

contrairement à Octave, qui a compris que le baccalauréat entraverait


ses affaires : « […] quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre les
jambes, il n’est pas commode de s’en dépêtrer. On s’en va à pas de
tortue dans la vie, lorsque les autres, ceux qui ont les pieds nus, courent
comme des dératés » ; « […] entre les pauvres diables frottés de science
qui encombrent les professions libérales, sans y manger à leur faim,
et les garçons pratiques, armés pour la vie, sachant à fond leur métier,
ma foi ! je n’hésite pas », déclare-t-il. Un jugement qu’étaie l’ensemble
du roman, où l’intellectuel ayant le mieux réussi finit en martyr : écrasé
par les dépenses d’une épouse coquette, Marty – c’est son nom – perd la
raison avec sa position. Pour satisfaire sa femme, il a en effet compromis
sa place au lycée Bonaparte en prêtant ses services à « des institutions
louches, où se faisait tout un négoce sur les diplômes de bachelier » 1 ;
« louche », aussi, l’affaire qui contraint le Jantrou de L’Argent (1891)
à quitter l’Université pour l’Universelle. Il met ses compétences au
service de cette banque dont il organise la réclame avec un « cynisme
de lettré désabusé ». Même riche, il garde « l’ancienne crasse du professeur
déclassé, tombé du lycée de Bordeaux à la Bourse de Paris » 2. Ses vices
l’emportent.
Ceux qui seraient tentés de lire dans ces lignes une dénonciation de la
précarisation des lettrés sont détrompés par les textes où Zola s’imagine
romancier-bâtisseur, élargissant l’intrigue avec autant d’énergie qu’Octave
Mouret agrandit sa boutique. Parce qu’il remplace un père défunt, Zola
a été rapidement contraint de subvenir aux besoins de sa famille ; il a
symboliquement prolongé les réalisations de son père, ingénieur, en se
lançant lui-même dans de grands chantiers créatifs. Pour faire oublier
le succès avorté du père, il fallait y surimposer la réussite d’une autre
figure tutélaire : Louis Hachette, chez qui Zola trouve une place de
commis après divers petits boulots. Sans doute avait-il rêvé d’autre
chose ; mais quand on n’a ni véritables relations ni diplôme, et qu’on
est sans le sou… Après la mort de son père, Émile intègre une modeste
pension d’Aix-en-Provence (1848), puis devient boursier au collège
Bourbon (1852). Ses résultats le distinguent aux yeux de camarades
plus aisés, même s’il objecte déjà à son professeur de sixième « que le
grec ne ser[t] à rien dans la vie 3 ».
Des difficultés financières poussent les siens à gagner la capitale.
Zola ambitionne de préparer Polytechnique et Centrale à Saint-Louis
(1858-1859) ; mais le bon latiniste de province cède la place à un lycéen
qui, préférant le grand air aux salles de classe, échoue par deux fois au

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Prendre parti 77

baccalauréat (sessions de juillet et octobre 1859), alors que ses amis


Jean-Baptistin Baille et Paul Cézanne étudient déjà dans le supérieur.
Déception cuisante, que l’intéressé laisse percer dans une lettre à l’un
des heureux bacheliers :

Sans diplôme, point de salut. Si vous êtes un sot portant cet engin formi-
dable, vous avez de l’esprit ; si vous êtes un homme de talent et que la
Faculté ne vous ait pas donné un certificat de votre intelligence, vous
êtes un sot 4.

Dans ces années où l’obtention du baccalauréat conditionne déjà


fortement l’accès aux carrières intellectuelles, le coup porté à ses ambitions
scolaires accentue-t-il la frustration de l’orphelin élevé parmi les héritiers ?
À la comédie Enfoncé le pion et l’ébauche de tragédie Annibal à Capoue 5,
textes de jeunesse qui relèvent de la critique potache des professeurs et
des classiques, succèdent en tout cas des articles où Zola tâche de se
défaire des réflexes acquis durant sa scolarité bourgeoise. Le journalisme
polémique lui offre un premier exutoire : le recueil Mes haines (1866)
bannit déjà la fausse rationalité avec les académismes, taxant au passage
Proudhon de dogmatisme et de systématisme 6. Ces mêmes griefs sont
opposés au critique Francis Magnard, qui range Paul Cézanne parmi les
« artistes philosophes », alors que, de l’avis de son ami Zola, il appartient
plutôt aux « peintres analystes » qui « se contente[nt] des larges réalités
de la nature » 7. La nature : c’est bien le maître mot ; or les enseignants la
mettent sous cloche… Si Zola contredit un journaliste mieux introduit que
lui, c’est qu’il peut se prévaloir depuis 1863 d’une connaissance intime du
milieu artistique, notamment de la peinture non académique des impres-
sionnistes. Il y entrevoit l’évolution qu’il espère incarner en littérature.
En tant que journaliste, Zola suit également des conférences pour
la Revue de l’instruction publique. Cette tâche le sensibilise un peu plus
à la question scolaire, qui occupe tant Hachette, pour lequel il a travaillé
jusqu’en 1866. Sa maison, qui accueille bon nombre de professeurs
républicains, a notamment publié au début des années 1840 les charges
antijésuitiques de Michelet et Quinet. Zola va progressivement s’engager
lui-même en faveur d’un enseignement laïque, soutenant l’effort de
modernisation engagé autour de 1868. À cette date, il réaffirme ainsi la
haine que lui inspirait le grec au début du collège, et publie Madeleine
Férat (1868), un roman qui revient sur les brimades qu’infligent, à
l’école, de vilains garnements.

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78 La haine des clercs

Ce roman, aujourd’hui occulté par Thérèse Raquin qui le précède,


mérite cependant qu’on s’y attarde, car y sont mises en intrigue les
théories médicales de l’hérédité et de l’imprégnation sur lesquelles
Zola fondera le cycle des Rougon-Macquart. Le héros, Guillaume de
Viargue, est le fils illégitime d’un riche aristocrate si épris de science
qu’il vit reclus dans son laboratoire. Pour protéger ses découvertes (ou
protéger son personnel de sa propre folie), ce drôle de savant a choisi
ses domestiques « parmi les paysans les plus illettrés de la contrée » ; il
intime à son fils de vivre de ses rentes, en « simple d’esprit » 8, et de se
tenir éloigné d’une science aliénante. C’est seulement pour éviter de
l’avoir dans les pattes que M. de Viargue envoie Guillaume en pension
à l’âge de huit ans. Il y devient le souffre-douleur de ses semblables,
mais aussi des professeurs. Accablé de punitions et battu, Guillaume
songe au suicide, avant de se réfugier dans le rêve d’un amour absolu
et rédempteur. Le camarade plus âgé qui le sauve des persécutions fera
plus tard son malheur, lorsque Guillaume apprendra qu’il a possédé
avant lui la femme qu’il a épousée. Découverte, cette dernière se donne
la mort en ingérant, dans le laboratoire où son beau-père s’est suicidé
cinq ans auparavant, un poison que l’inventeur lui-même a concocté.
Son mari, qui assiste à la scène, en perd la raison. Bien que ces drames
puissent être imputés à l’hérédité ou aux convenances, tout accuse
symboliquement le savoir.
Avec Madeleine Férat, Zola met en place une pédagogie romanesque
d’inspiration anti-intellectualiste. Cette recette va lui permettre de
s’imposer à l’avant-garde. Lui qui, à l’entendre, n’a jamais eu l’esprit
« systématique » et s’est toujours méfié de la « métaphysique » 9 crée,
avec Les Rougon-Macquart, un vaste système ; mais ce système prend
la forme d’une histoire « naturelle » fondée sur des images. Le réel,
explicité, souligné, est parfaitement lisible par tous. Le naturalisme
affirme la supériorité de la description sur la glose : « Nous peignons,
nous ne jugeons pas ; nous analysons, nous ne concluons pas […] » ;
« […] les moralistes et les philosophes viennent, regardent nos œuvres,
les commentent à tort et à travers » 10. Contrairement aux romantiques,
les nouveaux venus seraient parvenus à dépasser les « abstractions »
classiques : en « rempla[çant] l’homme métaphysique par l’homme
physiologique », ils donneraient véritablement corps aux personnages.
Les romantiques agissaient en « rhétoriciens » ; leurs successeurs se
sont posés en « analystes » 11. Dans sa correspondance, Zola ne cesse
de crier son « horreur de l’argumentation, […] des généralités 12 » ; le

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Prendre parti 79

romancier prétend même considérer la science, sur laquelle il fonde ses


Rougon-Macquart, comme « une façon de lancer une série de volumes ».
Autant dire un prétexte. « [J]e me contente de croire à la possibilité des
cas que je présente, sans élever la chose à la hauteur d’une théorie 13 »,
déclare-t-il ainsi. Cela ne l’empêche pas de se dire agacé que, dans l’essai
que Louis Desprez consacre à L’Évolution naturaliste, le jeune critique
« met[te] l’art dans la sensation seule ». Avec une dizaine de titres à son
actif, Zola est alors passé, quoiqu’il s’en défende, chef du naturalisme,
et peut se prévaloir de son expérience. Aussi conseille-t-il à Desprez
d’atteler l’« impression » à une « étude complète » 14 et formalisée du sujet.
La notoriété ne tempère en Zola ni l’ambition ni l’anti-intellectua-
lisme des premiers jours. Ainsi, lorsqu’en 1877, une revue pétersbour-
geoise lui demande de brosser la physionomie de l’école française, la
critique sociale colore le souvenir. Le tableau est contrasté : à quelques
exceptions près – tels professeurs qui sortent des sentiers battus, vantant
la littérature contemporaine à des auditeurs tout ouïe –, les enseignants
qu’évoque l’auteur tiennent du pervers et du raté ; Zola estime toutefois
que les misères de collège forment l’individu. Une « instruction virile 15 »
qu’il souhaite enrichie, à l’avenir, par l’histoire, la géographie, les
sciences, les langues vivantes, les arts et le sport.
L’entrée de Zola au Figaro (1880) est l’occasion d’une campagne où
il règle ses comptes avec la République, enlisée selon lui dans l’utopie,
alors que seule une politique réaliste peut relever la France. Or le régime
s’est doté d’une fausse élite de lettrés parvenus ou fonctionnarisés. Ce
qui nous apparaît comme de l’anti-intellectualisme recouvre en fait
l’aspiration à une « oligarchie intellectuelle 16 » qui détrônerait le
personnel en place. Zola voue successivement aux gémonies les « hommes
d’esprit 17 », les anciens élèves de l’École normale supérieure et les
décorations. Aux spirituels, qui croient plaisant de l’insulter, le journa-
liste oppose ceux à qui l’intelligence donne consistance et profondeur.
Pas un parmi les normaliens, qui tiennent pourtant le haut du pavé, en
littérature comme à la Chambre. Ces intellectuels forment « un État dans
[l’]État littéraire », « une franc-maçonnerie » qui propulse des « pions ».
À l’heure où crier à l’« invasion », c’est s’assurer l’approbation du
public, Zola hurle donc avec les loups, quitte à céder aux généralisations
les plus intempestives : sans même sauver Taine, qui avait introduit le
naturalisme en histoire, il affirme que l’École n’est apte qu’à former des
professeurs : le « style neutre » que les normaliens se sont forgés dans
l’imitation des classiques les éloigne irréparablement du créateur, qui

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80 La haine des clercs

« apporte son style comme on apporte son tempérament » ; car « il faut
sentir puissamment pour rendre avec intensité… » 18. Avec « clarté 19 »,
aussi. Voilà le mot du temps, qui persuade Zola que ni le symbolisme
ni le décadentisme n’auront la vie longue.
Le style se travaille, mais les forts en thème peuvent épargner leurs
efforts. Zola raille ceux qui, des petites classes à la Coupole, s’attachent
à la tradition désuète des concours et des prix. Et dire que, lorsqu’il
s’adressait en 1877 aux lecteurs russes, le journaliste s’émouvait au
souvenir des distributions de prix de son enfance ! À l’époque, il pointait
aussi la stérilité de l’« instruction classique » qui jette à la rue des bache-
liers sans aucune « direction pratique ». Vallès ne disait pas autre chose ;
Zola l’admire, mais juge qu’il s’est abaissé en se cantonnant dans la
négation :

Tant de colère lyrique dépensée n’amènera pas une réforme, tandis que
l’évolution du siècle refondra certainement notre Université. […] M. Jules
Vallès, qui divise le monde en réguliers et irréguliers, ne semble pas
se douter qu’il y a des réguliers d’intelligence vaste et libre, tandis que
certains irréguliers ne sont que des cabotins au crâne étroit, esclaves de
leur rhétorique, d’anciens bohèmes ayant des idées rances […]. D’ail-
leurs, pourquoi en veut-il autant au baccalauréat ? On en fait ce qu’on
peut. […] Quel désastre pour les lettres, s’il n’avait pas été bachelier 20 !

Jusqu’à présent, la précellence des écrivains sur les hommes d’action,


spécialement les politiciens professionnels – dont les jacasseries
exaspèrent Zola –, n’était jamais remise en cause dans son œuvre. En
octobre 1880, l’écrivain exaltait ainsi les premiers, qui évoluent « dans le
seul absolu qui soit au monde, la pensée pure ; tandis [que les seconds]
se débattent misérablement au milieu du relatif des choses humaines,
garrottés par des nécessités de toutes sortes, condamnés à la ruse, à
la bêtise et au crime », c’est-à-dire aux turpitudes qui déshonorent la
République. Dans les mêmes lignes, il faisait valoir les vertus de la
« théorie », à rebours d’une conception de l’homme politique uniquement
fondée sur le « caractère ». À ce dernier, Zola préfère le « talent », c’est-
à-dire « l’intelligence dans la force de sa raison et de sa logique », qui
sert de garde-fou contre la brutalité. Le développement aboutissait à un
hymne à la qualité du siècle : Zola voudrait « sacrifier le corps » à l’intel-
ligence positive, pilier de la « Vérité » 21. Sa position s’infléchit peu à peu :
en mars 1881, comme pour contourner l’antagonisme entre monarchistes

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Prendre parti 81

et républicains, il loue « la politique expérimentale », articulée à la vie,


hors de toute couleur politique (pas question de s’engager ouvertement,
comme Vallès). En prenant en compte le milieu dans lequel évoluent
les êtres, cette politique proche des idéaux évolutionnistes se fait le
vecteur du progrès : « […] elle ne part pas de principes posés comme
des dogmes, mais de lois prouvées par l’expérience 22 ».
Quand Jules Lemaître pointe son défaut de « psychologie », Zola
clarifie sa position : faire ressortir la part animale de l’homme ne le
condamne pas nécessairement à la « grossièreté ». Du critique, qui
lui a consacré une étude assez fidèle, Zola retiendrait volontiers cette
définition : Les Rougon-Macquart sont « une épopée pessimiste de l’ani-
malité humaine », si toutefois on voulait bien considérer que la vie,
l’« âme » y point partout : « Vous mettez l’homme dans le cerveau, je le
mets dans tous ses organes. Vous isolez l’homme de la nature, je ne le
vois pas sans la terre » 23, répond le romancier. Un rééquilibrage, rien de
plus : voilà à quoi procède Zola, convaincu que « la pensée [n’est pas]
autre chose qu’une fonction de la matière », et que la « psychologie »
dont on le dit dénué est subordonnée à la « physiologie » 24. On comprend
que, dans l’interview qu’il accorde à Jules Huret en août 1893, Zola se
défie des romanciers psychologues qui, tels des horlogers, prétendent
démonter les âmes 25.
Il se défie aussi des « jeunes » symbolistes qui soutiennent Jean
Grave, incarcéré en 1894 dans le cadre des « lois scélérates » pour avoir
écrit La Société mourante et l’Anarchie. Qu’il ne signe pas leur protes-
tation du 4 mars 1894 dans La Petite République fait grincer quelques
mâchoires ; on y voit tantôt un règlement de comptes avec Grave, dont
Zola ne partageait pas les vues sur le droit d’auteur, tantôt une stratégie
pour ne pas compromettre ses candidatures répétées à l’Académie.
L’intéressé se justifie par le refus de faire de la politique ; pour lui, la
défense d’un écrivain militant excède la juste mobilisation corporative 26.
À l’heure où les étudiants parisiens l’érigent justement en anti-intel-
lectuel, l’opposant à cet archétype de l’académisme qu’est alors Brune-
tière dans un chahut retentissant, Zola se tient donc à distance d’une
pétition qui constitue pourtant, comme l’a montré Christophe Charle,
la première confrontation à propos de la « fonction sociale des “intel-
lectuels” », caractérisée par une politisation des enjeux et du discours.
Grave est idéologiquement trop marqué pour qu’on puisse servir la
Vérité et la Justice en le défendant 27, comme le feront bientôt ceux
qu’on nommera les intellectuels.

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82 La haine des clercs

L’affaire Dreyfus convertit-elle Zola en évangéliste prêchant la


bonne parole intellectuelle, et l’amour des professeurs ? On pourrait
le croire à la lecture de la tétralogie composée dans ces années ; mais
savants et universitaires des Trois Villes semblaient déjà avoir acquis
droit de cité… Cette évolution n’empêche pas Zola de se dresser une
dernière fois contre les normaliens qui voudraient faire du Paris litté-
raire leur secte 28.

L’Affaire

Lorsque, le 25 novembre 1897, Zola consacre un premier article


à l’affaire Dreyfus dans Le Figaro, Barrès dîne à sa table. Ce ne sera
pas la dernière fois ; mais les deux hommes, qui ont signé la pétition
corporative en faveur de Descaves, s’éloignent à mesure que dreyfu-
sards et antidreyfusards s’organisent en ligues comptant chacune ses
intellectuels. Ce dernier terme devient une arme lorsque Clemenceau,
rédacteur en chef de L’Aurore  –  où « J’Accuse… ! » (13  janvier 1898),
la lettre ouverte que Zola adresse au président de la République, a été
publié –, écrit le 23 janvier, soulignant par l’italique la rareté de l’usage :
« N’est-ce pas un signe, tous ces intellectuels, venus de tous les coins de
l’horizon, qui se groupent sur une idée et s’y tiennent inébranlables 29 ? »
Une semaine après, Barrès convertit l’étiquette en stigmate.
Or Barrès a précocement défendu la définition de l’intellectuel que
l’affaire Dreyfus contribue à imposer ; se placer en première ligne de
l’opposition aux dreyfusards est aussi une manière de rompre avec sa
réputation de prince de la jeunesse lettrée. Dans la revue Les Taches
d’encre, n’adopte-t-il pas le substantif « intellectuel 30 » dès 1884 ? Dix
ans plus tard, lorsqu’il reprend La Cocarde, le quotidien se présente
comme « un journal d’opposition républicaine où se grouperont socia-
listes et intellectuels 31 ». Fabien Dubosson a montré que Barrès y « fait
subir, par ses actions concrètes autant que par ses tentatives de redéfi-
nitions conceptuelles, un glissement décisif au sens donné à ce rôle de
l’“intellectuel” tel qu’il était jusqu’alors admis : désormais, l’“indivi-
dualiste” conscient de sa “cérébralité” l’est devenu aussi de sa “respon-
sabilité” 32 ». Tirant parti de sa notoriété de romancier, Barrès politise
ainsi dans les éditoriaux de La Cocarde la réflexion que proposait sa
trilogie du Culte du moi (1888-1891), laquelle retraçait comment « un
jeune Français intellectuel 33 » devenait un homme en se libérant de la

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Prendre parti 83

part scolaire de l’éducation, et en s’engageant en politique. Le romancier


chéri de la jeunesse des écoles sait que les « lois scélérates » et les
récentes émeutes du Quartier latin 34 lui offrent un terrain favorable.
Son André Maltère – l’agrégé de L’Ennemi des lois 35 (1893), partagé
entre le marxisme et l’utopisme quarante-huitard – a séduit jusqu’aux
anarchistes : pourquoi Barrès ne rassemblerait-il pas largement, via un
journal qui inciterait à l’action, à l’instar de la trilogie ?
Il parvient en effet à réunir à La Cocarde, outre d’anciens boulan-
gistes, des socialistes proudhoniens comme Fernand Pelloutier, des
réformistes comme Henry Bérenger, des partisans de la décentralisation
comme Charles Maurras. Certains deviendront dreyfusards, d’autres
rallieront l’autre bord ; tous ceux que nous avons cités prendront part
au débat sur les intellectuels, qu’il se tienne à La Cocarde 36 ou ailleurs.
Issus pour la plupart de l’avant-garde symboliste, ils ressentent une
même aversion pour l’ordre démocratique bourgeois. Dans le domaine
des arts, ils se dressent contre les académismes qui ne sont qu’imitation ;
en politique, ils se réclament d’un antiparlementarisme qui tend vers
les extrêmes. Ces revendications dissimulent un conflit de générations
qu’orchestre Barrès. Ayant trouvé dans le proudhonisme un moyen de
concilier « individualisme et solidarité » (deux valeurs qui forment la
devise de La Cocarde), il s’adresse aux « jeunes gens de l’Université :
élèves de faculté, boursiers, maîtres répétiteurs, jeunes professeurs »,
« les humbles de la science et des lettres », « ces révoltés et ces résolus
qui en abordant la vie à vingt ans, souffrent affreusement au contact
d’une dure société, parmi des luttes pour lesquelles ils ne sont ni équipés,
ni armés, ni exercés, ni endurcis », et les invite à prendre leur destin
en main. « Le budget de l’instruction publique, en dépit de ceux qui le
votent, subventionne la révolution » 37, conclut-il.
Avant qu’éclate l’affaire Dreyfus, un groupe d’intellectuels se mobilise
donc autour de Barrès au nom de principes directement inspirés par
leur activité littéraire. D’une certaine manière, Barrès apparaît donc
à la fois comme le premier des intellectuels et le premier des anti-
intellectualistes ; de fait, il ne se positionnera jamais clairement dans le
conflit qui oppose les tenants de l’intelligence à ceux de la morale. Son
discours laisse percer les paradoxes et les contradictions auxquels il s’est
heurté toute sa carrière, passant de l’auto-analyse égotiste à l’apologie
de l’inconscience, de l’exaltation des contrées « où souffle l’esprit » à la
défense des laboratoires. Soutenir que Barrès a minoré l’« intelligence »,
c’est ainsi oublier qu’il n’a cessé de la défendre. Ne confiait-il pas à Jules

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84 La haine des clercs

Huret dès 1891 : « Il n’y a pas à dire, les gens ayant une intelligence
un peu vigoureuse sont tout de même plus intéressants que les “artistes”
attitrés. Et puis, savez-vous que Henri Heine n’est un poète si émouvant
que par les qualités qui font en même temps de lui un des plus profonds
penseurs de ce siècle… 38 » ?
L’anti-intellectualisme barrésien se formalise progressivement dans
cette tension. Le Culte du moi s’inspire notamment du philosophe
Eduard von Hartmann, lu en 1883 ; mais l’hostilité envers le personnel
républicain ne se concentre pas encore sur les intellectuels. Son cycle
bouclé, Barrès s’applique à lui donner une cohérence, et à consolider
son identité boulangiste. Dans une annexe dédiée à Paul Bourget – l’auteur
du Disciple l’avait soutenu alors qu’il débutait, et que la critique le
boudait, mais il lui avait reproché un style peu clair –, Barrès souligne
la portée anti-intellectualiste de l’ensemble : le héros ne se protégerait
pas des « “philistins” » ou des « “bourgeois” », mais « des êtres qui […]
possèdent un rêve opposé » au sien, « fussent-ils par ailleurs de fins
lettrés » 39. Dans les paragraphes qui suivent, une citation de Proudhon
caractérise un peu plus ce moi que le roman met à l’école de l’égotisme,
de la nature, de Loyola et de Boulanger ; le penseur bisontin, mythifiant
son enfance, s’y décrit en rural qui peine à retrouver dans les livres la
nature dont il se pénétrait jadis :

« Moi, disait Proudhon, se souvenant de son enfance, c’était tout ce que


je pouvais toucher de la main, atteindre du regard et qui m’était bon
à quelque chose ; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à
moi. » […] Appliquez à l’aspect spirituel des choses ce qu’il dit de l’ordre
physique, vous avez l’état de Philippe dans Sous l’œil des Barbares 40.

Pensé comme une « fantaisie d’idéologue 41 », Le Culte du moi s’achève


sur « un traité pour concilier les nécessités de la vie intérieure avec
les obligations de la vie active 42 ». Ce volume, qui prétend « m[ettre]
en action 43 » La Philosophie de l’inconscient (1868 ; 1877 en version
française) de Hartmann, est finalement intitulé Le Jardin de Bérénice,
alors qu’il avait été prévu sous un titre latin ; l’enjouement mondain avec
lequel l’auteur dit y avoir renoncé afin de ne pas rebuter ses lectrices
masque un tout autre mobile : « cette fleur de collège » « eût paru lourde »
« entre les seins de […] Bérénice ! ». Car le personnage de Bérénice,
héroïne du dernier volet de la trilogie, représente la suprématie de l’ins-
tinct sur la raison. Ancienne grisette élevée dans un musée, au milieu du

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Prendre parti 85

patrimoine, elle est capable de « comprendre la loi du monde » sponta-


nément, et non par « la force logique de [son] esprit ». Le narrateur
barrésien, de passage dans le Midi de la France à l’occasion d’une
campagne électorale où il porte les couleurs boulangistes, espère d’abord
jouer les Pygmalion ; mais il cède à la « pédagogie », la « méthode » de
Bérénice, dont la simple présence le renseigne « mieux qu’aucune encyclo-
pédie ». Ce séjour loin de la capitale lui donne l’occasion de se « plonger
dans l’inconscient 44 » collectif, chose que la société contemporaine, qui
ne jure que par l’individu, ne lui avait jusque-là pas permis. Bérénice
lui apprend qu’écouter ses « instincts naturels » n’implique pas de
« perd[re] la clairvoyance », « la libre direction de son mécanisme 45 »,
mais que cette dernière suppose au contraire qu’on les prenne en compte.
Au contact des animaux, des plantes, des humbles qu’il croise, le narrateur
saisit « comment, sous chacun de [ses] actes, à l’activité consciente
collabore une activité inconsciente ». Et conclut que « c’est l’instinct,
bien supérieur à l’analyse, qui fait l’avenir ». De ce point de vue, les
« simples » sont des « professeurs » plus convaincants que les « bache-
liers », les intellectuels de salon ou les « politicien[s] ». Grâce à la
médiation de Bérénice, le héros découvre que les « gens du peuple, plus
spontanés, moins liés [sic] de petits intérêts que des esprits réfléchis » 46
recèlent la force qu’il recherchait dans l’auto-analyse. Cela, les républi-
cains bien-pensants, représentés dans la fiction par l’ingénieur Charles
Martin, ne peuvent l’admettre.
Une évolution marque donc la trilogie : par stratégie politique, le
narrateur s’ouvre de plus en plus au monde. Sa haine des autres se réduit
à la xénophobie, et le peuple autrefois repoussé devient un allié dans
la lutte contre l’ennemi national. Barrès, s’écartant de l’avant-garde
symboliste, a gagné en notoriété ; son anti-intellectualisme théorique
trouve alors un exutoire politique dans le rêve d’un populisme autoritaire.
Désormais, sa production s’attachera à donner à ce qu’il nomme indiffé-
remment l’« instinct » ou l’« inconscient » une valeur égale à celle que les
sociétés occidentales accordent à la « pensée 47 ». Pour ce faire, l’auteur
renverse l’acception pessimiste que Hartmann donnait à l’inconscient,
et l’« inscri[t] dans une tradition philosophique non plus germanique
mais française 48 ». Une nouvelle trilogie d’inspiration autobiographique,
Le Roman de l’énergie nationale, confirme le relativisme philosophique
exprimé dans Le Jardin de Bérénice : l’enseignement dispensé par la
République dans des établissements confinés où l’on prodigue un savoir
périmé ne répond pas aux impératifs patriotiques.

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86 La haine des clercs

Après son échec aux législatives de 1893, Barrès avait imaginé peindre
les vices parlementaires dans un fort volume, finalement décliné en trois
romans. Le premier opus avance que l’instruction républicaine déforme,
plus qu’elle ne forme, les jeunes gens. La faute en incombe à la fois
aux structures et au personnel d’enseignement. Le romancier, dont on
connaît l’attachement citadin, plaide ici pour le grand air. Reprenant un
lieu commun vulgarisé notamment par Taine, il déplore que la lecture
des philosophes ne se fasse qu’en classe :

[L]es élèves, grandis dans une clôture monacale et dans une vision
décharnée des faits officiels et de quelques grands hommes à l’usage
du baccalauréat, ne comprennent guère que la race de leur pays existe,
que la terre de leur pays est une réalité […] 49.

On s’est plu à trouver des motivations biographiques à l’exécration


des professeurs républicains portée par Les Déracinés (1897). Au
collège de La Malgrange, puis au lycée de Nancy, l’élève médiocre
qu’était Barrès n’aurait pas supporté la claustration de l’internat et
des études classiques. Dans l’œuvre, l’évocation de ces années n’est
éclaircie que par le souvenir d’un ami trop tôt disparu : Stanislas de
Guaita, l’idéaliste qui a fait découvrir à Barrès la poésie romantique et
parnassienne, le « solitaire » qui préférait à ses semblables la compagnie
des livres. Quand Barrès lui rend un dernier hommage en 1898, c’est
à distance. L’écrivain qu’il est devenu peut certifier – en resserrant la
chronologie – qu’à mesure que Paris faisait de lui un homme d’action,
il l’éloignait de Guaita, passé de la poésie à l’occultisme. Mais l’anti-
intellectualiste attendri tient à faire du refondateur de la Rose-Croix un
original qui, ne trouvant pas sa place « dans une société […] qui marche
en rang de collégiens », détourne l’organisation de l’enseignement
officiel. Pour empêcher que le positivisme ne triomphe définitivement,
Guaita convertit son ordre en école parallèle. L’étude des classiques
de la théosophie et de la kabbale, ratifiée par « examen », y donne accès
à différents « grades » (« le baccalauréat, la licence et le doctorat » 50),
qu’il contrôle parfois lui-même. Voilà qui inspire à Barrès ce jugement
resté célèbre : « L’émotivité, c’est la grande qualité humaine ; profon-
dément nous sommes des êtres affectifs ; l’intelligence, quelle très petite
chose à la surface de nous-même, et peu significative 51 ! »
Au lycée, Barrès et Guaita auraient été écœurés par les « prêcheries 52 »
républicaines – ici encore, quelle est la part de rétrospection ? – de

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Prendre parti 87

certains enseignants, parmi lesquels Auguste Burdeau (1851-1893) et


son successeur Jules Lagneau (1851-1894). Le romancier les réunit à
la fin du siècle en Bouteiller 53. Ce personnage rend compte de l’impor-
tance que prend localement la philosophie sous la Troisième République :
avant que celle-ci ne s’institutionnalise véritablement à l’Université 54,
c’est dans les établissements secondaires que se construit en France son
prestige. À plus d’un titre, Bouteiller annonce les universitaires dreyfu-
sards que combattra Barrès.
Malgré des origines modestes (ses parents domestiques avaient
repris la boutique de leurs anciens patrons), Lagneau intègre l’École
normale supérieure et est brillamment reçu à l’agrégation. De santé
fragile, il se consacre à discuter devant ses élèves les travaux de Kant
ou de Lachelier 55, et meurt sans avoir rien publié. Barrès ne retient
que son déclassement ; aussi ne détaille-t-il pas la pensée de Lagneau,
qu’il présente comme un rationaliste universaliste asséchant, alors que
ce dernier accorde toute sa place à la sensation. Né dans une famille
contrainte de quitter la Lorraine annexée, Lagneau se serait doublement
éloigné de ses racines géographiques et sociales. De la même manière,
Burdeau, que le décès d’un père a obligé à s’engager dès l’âge de dix
ans comme apprenti chez un soyeux lyonnais, est parvenu au sommet
des hiérarchies contemporaines grâce à la méritocratie républicaine.
Fervent rationaliste, l’enseignant présente le kantisme comme « une
métaphysique conduisant à une morale civique, à la fois patriotique
et humaine 56 ». Barrès en fait tout le contraire dans Les Déracinés : un
« sans-famille », un « sans-patrie » 57 inapte à guider de jeunes Lorrains
pour qui la « race » compte. À l’universalisme dévastateur des kantiens,
l’auteur oppose l’égotisme, qui enseigne une discipline dans la diffé-
rence plutôt que dans l’universel devoir ; à la Sorbonne, des universités
régionales capables de préserver les liens sociaux primordiaux.
Élu député de Nancy – preuve, pour Barrès, que le professorat demeure
une voie privilégiée d’accès aux postes gouvernementaux –, Bouteiller
dénonce les boulangistes impliqués dans le scandale de Panama. Quand
le romancier affirme, dans Les Déracinés, que Bouteiller est « tout
naturellement un intellectuel 58 », l’adverbe revêt un peu plus qu’une
fonction modalisatrice. Il enferme les intellectuels dans un double
atavisme biologique et social. La polémique fait son miel du racialisme
savant. Ordinairement utilisée pour évoquer le formatage académique
et le conformisme, l’image du moule se voit de plus en plus associée
à l’idée de « race », vouée à signaler la spécificité ontologique d’un

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88 La haine des clercs

groupe qu’on distingue de la communauté propre. La représentation


de l’école comme « un moule à gaufres » corsetant les esprits traverse
une part des études savantes qui assoient la hiérarchie des races sur
des mesures cranioscopiques. À la suite des phrénologues, Paul Broca
(1824-1880) postule par exemple que l’activité intellectuelle condi-
tionne le volume et la forme du crâne. L’étude statistique des mensura-
tions cérébrales de différents collégiens, lycéens et normaliens amène
l’eugéniste Georges Vacher de Lapouge (1854-1936) à conclure de son
côté que si « les esprits actifs fuient le latin, les passifs le recherchent,
et partout l’élément fort en thème est plus brachycéphale ». Une fois
récapitulés les résultats des anthropologues étrangers, et après maints
tableaux supposés convaincre de l’adéquation entre la conformation
physique et la profession, Vacher de Lapouge affirme que le crâne des
intellectuels est « plus développé » « en largeur ». Cela dit, la taille ne
conditionne pas l’intelligence, comme en témoignerait tel boursier, tel
instituteur « qui chez nous se recrutent surtout dans la classe la plus
brachycéphale » 59. Doit-on entendre dans la classe populaire ?
Avec l’essor de l’anthropologie culturelle, les mesures anthropo-
métriques cèdent la place à la théorie de l’hérédité psychologique : les
opinions des peuples seraient conditionnées par la culture, laquelle
façonnerait définitivement leurs cerveaux. C’est sur ce déplacement
métonymique qu’est fondée l’œuvre de Gustave Le Bon, dont la Société
d’anthropologie de Paris avait primé le mémoire « sur les lois de variation
du volume du cerveau et sur leur relation avec l’intelligence » (1879).
Exploitant ce glissement, les penseurs antisémites statueront sur l’impos-
sibilité, pour l’intellectuel juif, de « comprendre » (c’est-à-dire de saisir,
mais aussi de contenir en soi, d’embrasser) les réalisations de l’esprit
occidental. « Cela ne s’apprend point à l’Université 60 », assènera Charles
Maurras en préface à L’Avenir de l’intelligence.
Dans un tel contexte, le schéma généalogique au centre de la repré-
sentation de la filiation intellectuelle – mais aussi, plus largement, des
typologies affirmant la supériorité de l’intellectuel sur ses semblables – se
trouve détourné. La racialisation s’appuie sur l’animalisation. Dès 1898,
Barrès fait part du mépris qu’il éprouve pour les intellectuels dreyfu-
sards, lesquels mériteraient une « pitié » « analogue à celle [qu’]inspirent
les cochons d’Inde auxquels les maîtres du laboratoire Pasteur commu-
niquent la rage. […] Leur triste état est une condition indispensable du
progrès scientifique. Le chien décérébré a rendu des services considé-
rables aux études de psycho-physiologie qui sont d’un grand avenir… ».

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Prendre parti 89

La charge ironique est accentuée par le rôle joué au sein du groupe


dreyfusard par le directeur de l’Institut Pasteur – le normalien Émile
Duclaux, accusé d’ingérence parce qu’il a voulu fonder les expertises
de l’Affaire sur la méthode scientifique, dévoyant selon ses adversaires
ses propres outils d’analyse 61.
Épisode révélateur, pour Barrès, du travail de décomposition mené
par les prêtres de la raison, l’affaire Dreyfus signale un conflit entre la
raison collective et la raison critique individuelle que promeuvent insidieu-
sement les professeurs républicains. Lorsque paraît dans L’Aurore le
« Manifeste des intellectuels » (14 janvier 1898), Barrès y réagit dans
une chronique du Journal, beaucoup plus lu que L’Aurore : « La protes-
tation des intellectuels ! » (1er février 1898). Cet article, qui sera repris
après modifications dans Scènes et doctrines du nationalisme (1902),
regrette que l’intellectuel « se persuade que la société doit se fonder sur
la logique et […] méconna[isse] qu’elle repose en fait sur des nécessités
antérieures et peut-être étrangères à la raison individuelle ». L’Affaire
mettrait en jeu le statut même de la raison qui, pour Barrès, est particu-
lière à chaque lieu, à chaque peuple :

[…] jamais mieux on n’a senti la nécessité du relativisme qu’au cours


de cette affaire Dreyfus, qui est profondément une orgie de métaphy-
siciens. Ils jugent tout par l’abstrait. Nous jugerons chaque chose par
rapport à la France 62.

L’accusation sustentait déjà le discours des antiphilosophes qui, de


Burke à Taine, voyaient dans la Révolution française et son exigence de
liberté, d’égalité, de fraternité, le triomphe des « abstractions métaphy-
siques ». Comment prendre au sérieux les requêtes de ceux qui réclament
la justice, lorsque ce mot ne recouvre aucune réalité ? Face aux supposées
évidences de la race, la justice comme « abstraction 63 » perdrait toute
valeur.
Barrès, qui indépendamment des clivages politiques avait pu incarner
dans les années 1890 la réaction des avant-gardes à l’hégémonie natura-
liste, se range désormais derrière les mainteneurs ; il défie Zola, l’un
des maîtres de la génération précédente. Chef de file du dreyfusisme,
ce dernier est si souvent assimilé à l’intellectuel qu’on peine parfois à
déterminer qui est attaqué, de l’écrivain subversif ou du représentant
d’une caste décidé à s’immiscer hors de son domaine de compétence,
en faisant valoir la légitimité qu’il a acquise comme journaliste et

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90 La haine des clercs

romancier. Aussi les caricatures de Zola s’apparentent-elles souvent à


des allégories. Avant même l’Affaire, il est l’une des personnalités les
plus souvent croquées dans la presse, et son engagement en faveur du
capitaine Dreyfus confirme sa présence, sans que la rhétorique visuelle
qui lui était attachée soit bouleversée 64. L’Affaire ajoute cependant aux
accusations d’infamie celles de traîtrise et de corruption, pour mieux
souligner la prétendue collusion entre les intellectuels, les étrangers et
les Juifs. Dans un dessin d’Abel Truchet paru le 23 janvier 1898 à la une
de l’hebdomadaire Les Quat’z’Arts, qui promeut les activités du cabaret
éponyme, Zola pointe l’armée française d’un doigt accusateur. L’entourent
ses œuvres jugées antipatriotiques (ainsi La Débâcle, constamment
republié), la presse allemande et les sacs d’or que lui auraient valu ses
supposées compromissions. L’image est assortie d’un article favorisant
la généralisation : Émile Goudeau, rédacteur en chef, y décrit en versets
plaisants comment « les poètes, gens naïfs, et qui ne sont au courant de
rien, ne lisant nul livre excepté le dictionnaire des synonymes, et nul
journal sauf celui de Goncourt, les poètes, séduits par la phrase cadencée,
violente et adroite de Zola », croyant « qu’il existe encore des phalanges
comme au temps d’Alexandre », ont suivi « le scribe » 65.
Ces moutons de Panurge, La France illustrée en fait des porcs guidés
par un mauvais berger. Au seuil du Carême (qui débute le 23 février
1898), l’hebdomadaire catholique publie en pleine page un dessin intitulé
« Zola et ses “intellectuels” ». Il est assorti de vers d’Antoinette Deshou-
lières, détournés pour la circonstance :

Sur les bords fleuris


Qu’arrose la Seine
Cherchez qui vous mène,
Mes… chères brebis 66.

L’apparente dignité de Zola, campé une main sur le torse, n’est qu’un
leurre, car cette main est glissée entre le gilet et une toge laissant les
bras nus. Or ces derniers sont couverts de poils qui rappellent les soies
des cochons. Napoléon de la fange, Zola conduit une armée de bêtes ;
il figure, sinon l’Antéchrist, du moins un anti-Christ 67.
Au centre de la planche, l’énorme caboche de Zola, en équilibre sur
un tronc court. Les codes de la caricature imposent certes ces propor-
tions. N’a-t-elle pas justement contribué à vulgariser l’image du penseur
qui n’est qu’une tête ? Le traitement de la figure de Victor Hugo, un des

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Prendre parti 91

premiers à être ainsi représentés, le laisse croire. Son large front – signe


d’intelligence, selon une croyance persistante que Flaubert fixera dans
son Dictionnaire des idées reçues 68 – suscite d’abord l’admiration des
jeunes romantiques prêts à se raser les tempes pour ressembler à leur
idole : nulle ironie dans les vers exaltant le « crâne géant » du poète, qui
accompagnent sa première caricature lithographique dans La Charge
en 1833. Devenue un motif, la « grosse tête » se convertit toutefois
en outil de dérision propre à dénoncer l’orgueil d’Hugo à partir des
années 1850 69. Les avant-gardes s’en emparent : à la fin du xixe siècle,
l’esthète décadent est représenté en fœtus pourvu d’un chef extra-
vagant. Après Jacques-Joseph Moreau de Tour et Cesare Lombroso, qui
avaient rapproché le génie de la folie – considérée comme une maladie
nerveuse –, le docteur Max Nordau, Austro-Hongrois résidant à Paris,
consacre en 1894 deux épais volumes à la question de la dégénéres-
cence des hommes d’art et d’étude 70, dont il fait le symptôme d’une
crise de la civilisation européenne. La théorie de l’« onanisme mental »,
qui postule alors que la réflexion engendre le dépérissement, s’appuie
sur un poème du symboliste Georges Rodenbach intitulé « Aquarium
mental 71 ». Depuis que Paul Broca et Claude Bernard affirment que
l’activité intellectuelle concentre le sang dans le cerveau, l’imaginaire de
la mégalocéphalie se diffuse avec la crainte que la réduction de l’énergie
due aux autres organes puisse entraîner un alanguissement massif. Zola,
qui s’est réclamé de Claude Bernard, y est renvoyé : l’effet est garanti,
puisque les codes de la caricature se trouvent en quelque sorte justifiés
par la dénonciation des tares particulières à Zola, ainsi puni de l’impor-
tance qu’il accorde au corps et de ses outrances esthétiques.
Psst… !, illustré antidreyfusard fondé en réaction aux solidarités
éveillées par « J’Accuse… ! » (une riposte que signale la ponctuation
expressive accompagnant le titre 72), consacre plus de la moitié de ses
feuilles à Zola, que le dessinateur Caran d’Ache (1858-1909) nomme
ironiquement « le maître ». Caran d’Ache, ancien militaire, retrouve
pour l’occasion son grade et son nom d’état civil : il signe « Caporal
Poiré » la série satirique qu’il publie jusqu’à ce que le procès de Rennes
précipite la disparition de Psst… !, en septembre 1899. Au fil des quatre-
vingt-cinq livraisons de cet hebdomadaire, de nombreuses planches
et vignettes mettent en scène des intellectuels 73 ; une vingtaine au
moins en font les protagonistes principaux. L’essentiel rend compte de
l’effervescence qui entoure l’affaire Dreyfus en 1898, après la « protes-
tation des intellectuels » ; la seconde année, moins riche, recycle les

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92 La haine des clercs

trois catégories de personnages qui ont fait la fortune du journal : Zola


lui-même ; un type plus ou moins stylisé qui emprunte certains de ses
traits ; de petits auxiliaires. L’intellectuel, parfois nanti d’une majuscule
railleuse, investit le texte comme l’image. Alors que les autres pério-
diques lui accordent peu de place, il occupe fréquemment dans Psst… !
une des pages intérieures (voire les deux), et la composition finale lui
est souvent consacrée. Placée au-dessus des encarts publicitaires – où
étaient souvent recommandés des produits laxatifs –, elle favorise certains
rapprochements triviaux, comme dans cette vignette où un intellectuel
s’apprête à se purger… Détail que le public averti ne pouvait que relier
aux allusions scatologiques auxquelles était exposé Zola.
Titres et légendes – dont Jean-Louis Forain (1852-1931), le parte-
naire de Caran d’Ache, s’est fait une spécialité – explicitent la charge
portée par le dessin, et favorisent la circulation de « bons mots 74 ». Des
saynètes fixent les ridicules de l’intellectuel, isolé de ses camarades
soldats dans sa chambrée ; occupé à défendre son domicile alors que
le sort de la patrie lui importe peu ; boudant les dames ; exposant son
tronc décharné sur une plage qu’il a le loisir de fréquenter ; brandissant
comme une arme une plume vénéneuse. Antihéros que Caran d’Ache
confronte aux militaires français et au peuple patriote, l’intellectuel
porte lorgnon ou binocle ; à la manière des petits crevés, il dissimule sa
fragilité sous une élégance étudiée : redingote, canne et chapeau, laval-
lière, cheveux longs. Lorsqu’elle est saisie de profil ou aux trois quarts,
sa silhouette trahit la faiblesse de sa constitution, et découvre parfois,
hors d’une tête d’hydrocéphale, des yeux globuleux l’apparentant aux
Juifs ridiculisés dans le journal. Quand elle n’est pas suggérée par des
caractères physiques, la prétendue alliance entre Juifs et intellectuels
est marquée par la présence d’une étoile de David sur le front de ces
derniers – qu’on dit proéminent 75.
Avec ses raccourcis, la caricature favorise la diffusion des stéréo-
types auprès d’un large public. La récurrence de certaines figures anti-
intellectualistes garantit une imprégnation maximale : ainsi du Tartarin
encombré par un tromblon d’opérette, qui use de sa plume comme d’une
baïonnette 76 et prend son encrier pour une cartouchière. L’esprit mordant
de Psst… ! s’exprime à travers le personnage du novice 77, incarné par
un adolescent que ni la physionomie ni la mise ne distinguent de ses
aînés, dont il est la copie conforme ; les enfants – symboles de l’inno-
cence instinctive – résistent en revanche à l’intellectualisation de la
société : plusieurs d’entre eux refusent cette comédie, ce « jeu » que

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Prendre parti 93

s’enorgueillissent de maîtriser ceux qui répètent « quarante fois de suite »


« Je-suis-un-intellectuel-qui-ne-se-désintellectualisera-jamais… » 78
sans que leur langue fourche. Au terme du numéro de Noël 1898,
Caran d’Ache, par ailleurs concepteur de jouets, donne la vedette à un
gamin déçu d’avoir reçu en cadeau une panoplie du parfait dreyfusard
(lorgnon, barbe postiche, chapeau de charlatan moliéresque, médaille
frappée du nom de Zola, affiche « Vive Picquart ») assortie de jouets à
traîner parodiant les dreyfusards, alors qu’en bon petit soldat, il rêvait
de « cuirassiers 79 » miniatures.
La conjonction des haines se manifeste, pendant l’Affaire, dans
une série de controverses également diffusées par voie de presse. Le
manifeste de L’Aurore, les Impressions d’audience de George Bonnamour
et l’article de Brunetière qui succède au procès ayant mené Zola devant
les assises de la Seine pour s’être supposément rendu coupable de diffa-
mation en rédigeant « J’Accuse… ! » alimentent le feu. Conformément
à la rumeur accusant Zola d’intelligence avec l’Allemagne, parce qu’il
défend un prétendu espion, les articles que Bonnamour réunit chez
l’éditeur antisémite Pierret font de l’auteur des Rougon-Macquart un Juif.
Qu’il se pose en citoyen, en romancier ou en intellectuel, Zola mépri-
serait l’ordre. C’est à ce titre qu’il fait l’objet d’une chronique judiciaire.
Bonnamour n’a pas toujours détesté Zola. Au contraire : il a même
précocement soutenu le naturalisme, qui peinait à recueillir les suffrages,
à l’époque où il cofondait la Petite Revue de littérature et d’art (1888),
La Plume (1889), et dirigeait la rédaction de La Revue indépendante
(1895-1898). Nombre de ceux qui, pendant l’Affaire, ont pris le parti de
Zola ne peuvent en dire autant… On comprend que Bonnamour, qui a
fait partie de l’avant-garde, crie au renégat en voyant Zola – qui crachait
jadis sur les honneurs – si pressé d’entrer à l’Académie qu’il s’y présente
dix-neuf fois entre 1889 et 1897. On saisit moins bien pourquoi cet ancien
décadent, jadis sensible à la pensée anarchiste, conspue les « libertaires »
qui, parmi les artistes dreyfusards, montent des « petites revues antina-
tionales ». Mais voilà : l’Affaire a conduit Bonnamour sur les traces de
Barrès, lequel deviendra son protecteur et son modèle (Bonnamour se
laissera tenter par la députation, sans succès). Comment l’aspirant liber-
taire devint-il secrétaire général de la Ligue de la patrie française (1908),
puis censeur au ministère de la Guerre ? Comment le journaliste d’avant-
garde passa-t-il rédacteur en chef de L’Éclair ? Malgré les apparences, la
trajectoire de Bonnamour s’avère rétrospectivement aussi cohérente que
celle de Barrès, sautant des Taches d’encre au boulangisme. Elle définit

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94 La haine des clercs

sa conception de l’écrivain ; Catherine Coquio a montré que Bonnamour


choisit l’anarchisme « pour tenter de dépasser l’écriture artiste : [son
roman Le Trimardeur (1894)] dit en préface n’avoir rien à faire avec
la “Littérature”, et opposer à la “sèche analyse” des “byzantins” le règne
de “l’Action”. Mais cet iconoclasme vitaliste est démenti à tout moment
par l’effet nervosiste 80 ». L’anti-intellectualisme imprègne doublement
le roman : à travers la charge qui frappe un intellectuel juif ; dans la
valorisation d’un rustre, qui désigne une soif d’indépendance pouvant
cacher celle de l’écrivain.
Les impressions d’audience forment un genre constitué lorsque, en
février 1898, Bonnamour livre dans L’Écho de Paris sa vision du procès
Zola, qui se tient entre le 7 et le 23 du même mois. « Impressions » prend
chez Bonnamour une coloration que rehausse le journaliste : dans ces
articles « improvisé[s] », « les impressions doivent […] tenir plus de place
que les idées » 81. Moins sensible aux délibérations qu’aux physionomies,
Bonnamour donne un récit partial, dramatisé à l’extrême. L’« élite » – le
terme, mis entre guillemets, supplante ici celui d’« intellectuels 82 » – y
apparaît vaincue d’avance. Dreyfus coupable, son défenseur semble
écrasé par un procès inutile. L’accablement du prévenu contraste pourtant
curieusement avec sa prétendue suffisance. Indice textuel notable que la
constante réitération de ce vice, qui guiderait les intellectuels plus que
la raison. Sous ce rapport, le capitaine juif est lui-même un « Intellectuel ».
Frustré dans son désir de reconnaissance par ses origines, l’inimitié de
ses camarades, l’étiquette militaire, il aurait trahi.
Tous les anti-intellectualistes ne sont pas antisémites ; reste que, depuis
Proudhon et Veuillot, la plupart des antisémites goûtent l’anti-intellec-
tualisme. Aux belles heures du capitalisme, la figure du Juif « talmu-
dique », représentation de l’analyste subtil – et par là, potentiellement
roué –, se recharge : Shylock de la pensée, ce spéculateur jonglerait avec
les idées aussi bien que les deniers. Si l’on en croit Édouard Drumont, ce
serait L’Ennemi des lois (1893) de Barrès qui aurait contribué à diffuser
la crainte des « intelligences juives ». Dans cette expression, le pluriel
assoit le fantasme de la prolifération de l’adversaire, occupé à entamer
l’unité de ce que Barrès appelle tantôt « l’intelligence française », tantôt
« l’intelligence nationale », et qu’il se réjouit de voir préservée par la
Ligue de la patrie française. En dépersonnalisant, l’utilisation d’un
vocable abstrait  –  « intelligences » plutôt qu’« intellectuels »  –  contribue
à essentialiser les qualités de l’adversaire, à les extraire du temps. Sans
doute l’auteur de La France juive (1886) minore-t-il sa propre influence.

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Prendre parti 95

Son anti-intellectualisme s’est en effet durci alors qu’il occupait comme


journaliste une position marginale. Position qu’il expliquait en prétendant
le milieu gouverné par les Juifs.
Le rôle de la tradition drumontiste éclate pendant l’affaire Dreyfus,
quand le quotidien antisémite La Libre Parole, que Drumont avait
fondé en 1892, lance une souscription en faveur de la veuve du lieute-
nant-colonel Henry. Afin de défendre la mémoire du militaire, accusé
d’avoir aidé Esterhazy, un appel est lancé entre la mi-décembre 1898
et la mi-janvier de l’année suivante. Nombre des 25 000 personnes qui y
répondent joignent un message à leur envoi 83. Certains bafouent conjoin-
tement « les pédants et les juifs ». Ces pages, qui témoignent d’une
montée en puissance et d’une radicalisation des mobilisations, donnent
un aperçu de ce que pouvait être l’anti-intellectualisme populaire 84
(lequel ne devait certes pas former un bloc homogène). Elles égrènent
tous les types d’accusation : l’intellectuel est un malade, un étranger,
un anarchiste, un lâche, un imbécile privé de cœur. Insaisissable tout
comme le Juif, il s’en rapproche par son mépris de l’ordre social et des
croyances nationales. Surtout, il accapare lui aussi faveurs et richesses.
Le rapprochement est formulé au cœur d’une lettre du sculpteur Jean
Baffier (1851-1920) 85. Pendant près de vingt ans, ce fils de vigneron,
qui revendique haut et fort ses origines plébéiennes, exprime son anti­­
progressisme aussi bien en français qu’en patois berrichon dans une
série de publications qu’il intitule indistinctement Le Réveil de la
Gaule. En 1886, deux mois après que Drumont a publié sa France
juive, Baffier se glisse dans la peau de Jacques Bonhomme – le type
du paysan révolté, auquel il avait consacré un bronze – pour attaquer
les ennemis de la France. Parmi eux, les industriels, les politiciens, et
ceux que le polémiste nomme philosophes, sophistes, docteurs, cuistres
ou forts en thème : « C’est instruit, c’est savant, ça jabote, ça écrit, ça
se masturbe, mais ça n’éjacule pas 86. » L’année où il publie ces lignes,
Baffier manque d’assassiner un parlementaire à coups de canne-épée.
Déçu par la République, ce quasi-autodidacte se pose dès cette époque
en artiste militant, refusant l’esthétisme pur et ancrant sa production
dans la terre de ses ancêtres. Hors de ses propres colonnes, il promeut
l’art social au sein de L’Enclos (1895-1899), revue autofinancée et
gratuite qui vilipende l’art bourgeois. L’intellectuel que la rédaction
met en avant n’a rien de commun avec les « amuseurs à gage, [les]
artistes-marchands au crâne comprimé par d’officielles formules […],
[les] écrivains-bouffons, divertisseurs des bien digérants » que promeut

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96 La haine des clercs

l’État capitaliste ; afin que l’art « remplac[e] » la politique, il lutte « contre


le pouvoir inquisiteur de nos cerveaux omnipotents sur nos bras 87 », et
met son énergie au service du plus grand nombre, en produisant des
œuvres revigorantes et concrètes.
Lorsqu’il contribue à la souscription en faveur de la veuve Henry,
Baffier a déjà publié à compte d’auteur Les Marges d’un cahier d’ouvrier.
Objections sur la médaille à Monsieur Zola offerte à propos de l’affaire
Dreyfus, lettre ouverte adressée à Francis de Pressensé et Mathias
Morhardt, qui ont osé lui demander s’il soutiendrait un hommage au
dreyfusard. Comment un nationaliste convaincu aurait-il pu appuyer
l’auteur de La Terre ? Non content de rappeler que le format modeste
qu’il a adopté lui a été imposé par l’impossibilité financière de « faire
imprimer un livre », Baffier souligne la conjonction entre ces condi-
tions de divulgation et son combat, voué à « percer les ténèbres épaisses
dont nous enveloppent les idéologues, les savantasses, les professeurs et
les mauvais politiciens complices de la gent financière internationale ».
Aux propositions xénophobes et antisémites les plus fantaisistes, Baffier
articule plusieurs lieux communs anti-intellectualistes : « sophistes »
et « rhéteurs », « négociants de lettres et marchands de paroles »,
« enseigneurs » et « sociologues » « du parti international-humanitaire-
libertaire 88 » sont tenus pour responsables de toutes les révolutions ;
ils auraient corrompu les sociétés traditionnelles, avec la bénédiction
aveugle du peuple qu’ils enchaînent en feignant de le libérer, au nom
d’un prétendu universalisme. Dans le mot qu’il envoie à La Libre Parole,
Baffier force le contraste entre les deux France qu’a révélées l’Affaire.
Il célèbre « les gueux, les barbares, les brutes qui ont édifié [les] splen-
dides cathédrales, lesquelles dominent encore, malgré tout, les tripots,
les hangars, les banques des agioteurs et des brocanteurs de l’Intellec-
tualité universelle 89 », cohorte malfaisante contre laquelle il propose
de se rassembler, devant le Palais de justice de Paris, à l’occasion du
procès opposant la veuve Henry à Joseph Reinach.
L’affaire Dreyfus laisse des traces profondes, et on aurait tort de
croire que seules des feuilles antisémites comme L’Action française
perpétuent la tradition fortifiée par La Libre Parole. Et pour cause :
jusque dans les années 1930, nombre des intellectuels malmenés sont
de confession juive, et les attaques que Léon Daudet porte contre Hugo
ou Pasteur n’ont pas exactement la même teneur que celles qu’il réserve
à Bergson ou Einstein 90.
Imputer à l’adversaire une origine étrangère, au risque de l’invrai-

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Prendre parti 97

semblance, est un moyen rhétorique de s’assurer le soutien de l’audi-


toire. Le procès de Zola illustrerait les liens qu’entretiennent « “l’élite”
et “l’étranger” » : nombreux dans l’auditoire, qui « parle toutes les
langues […], excepté le français », les « cosmopolites » investi-
raient également la défense, sous la forme d’« étranges experts qui
sont de l’Institut quand ils ne sont pas de Belgique ou de Suisse » ;
Bonnamour s’inquiète que les assises puissent « devenir une baraque
de foire ouverte aux baladins des cinq continents ». Paul Moriaud,
graphologue et professeur de droit à l’université de Genève, parti-
ciperait ainsi au complot ourdi par les intellectuels hexagonaux
pour discréditer l’armée et fomenter une guerre civile. À qui profite
le crime ? À l’étranger, pour sûr : Bonnamour mentionne un « sollicitor »
affirmant « “qu’il y a beaucoup d’argent en Angleterre à la disposition de
Dreyfus” » 91. Ce dernier trouverait donc assistance auprès des amateurs
de Lugné-Poë et de Bjørnstjerne Bjørnson, que « La protestation des intel-
lectuels ! » peint en « étrangers de l’intérieur 92 », en barbares incapables
de s’exprimer correctement – alors même que le journal La Cocarde
saluait leur créativité à l’époque où Barrès le dirigeait. Ceux qui, comme
Barrès, rappellent les origines italiennes de Zola – naturalisé français à
sa majorité (1862) – signalent que l’écrivain a un défaut de langue : ses
« s » sonnent comme des « f ». Grossissant cette altération, les polémistes
jouent de toutes les déformations phoniques. Le « jargon 93 » des intel-
lectuels fait figure de langue étrangère. Ainsi, dans la dénonciation du
« byzantinisme » ou des « chinoiseries », courante chez les anti-intellec-
tualistes, y a-t-il sans doute plus qu’un poncif. Pendant l’affaire Dreyfus,
le général Mercier n’a-t-il pas rapproché la contestation du jugement
rendu par le tribunal militaire des vaines discussions auxquelles s’adon-
naient les Byzantins, alors que leur patrie était assiégée par les Turcs ?
N’a-t-on pas taxé les professeurs de « mandarins » ?
Jour après jour, les comptes rendus disent l’inanité des audiences :
« […] pourquoi discuter avec l’“élite” quand il nous suffit de la juger ? ».
Partout « l’éloquence pour elle-même et le vain bruit des mots harmonieux
et vides » ; pas une démonstration, pas un fait, rien que du « lyrisme ».
Zola se contente de jurer que Dreyfus est innocent. La belle affaire : « […]
les sentiments de M. Zola ne sont pas des preuves ». Où sont donc les
documents que le romancier se targue d’accumuler lorsqu’il compose
ses fictions ordurières ? Quant aux témoignages apportés par les dreyfu-
sards, ils se fondent sur des fac-similés, souvent incomplets : en consé-
quence, l’« argumentation demeure purement théorique ».

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98 La haine des clercs

Sa mine, ses manières incriminent Zola. Tout le sépare des patriotes


(le colonel Henry respirerait la franchise et la patience), des véritables
savants (l’humilité, la maladresse pathétiques de Bertillon soulignent
finalement sa bonne volonté), du peuple enfin. C’est lui le grand
accusateur, dans des articles qui s’achèvent immuablement sur ce verdict :
« À bas Zola ! » Avec le bon sens qui le caractérise, le peuple aurait donc
perçu l’urgence de renouveler les classes pensantes. Faute de quoi ce
sera la « guerre civile ». L’Affaire en donne un piquant avant-goût : les
« Intellectuels » auraient brisé, avec la « solidarité », la « Conscience
Nationale ». Loin de le peindre en coryphée de la plèbe, Bonnamour décrit
Zola en homme que la foule aurait déjà exécuté, s’il n’était protégé par
la police. Signe que « le mandarinat des pions, des scribes, des robins,
des cuistres et des byzantins » 94 vit ses dernières heures.

Chez d’anciens dreyfusards

Après la révision du procès, d’anciens dreyfusards rompent avec


leurs compagnons intellectuels. Charles Péguy (1873-1914) et Georges
Sorel (1847-1922) dénoncent par exemple la dérive de ceux qui, en
sacrifiant la cause sociale à la politique, ont confirmé l’attachement des
démocrates bourgeois à un régime pourtant condamné par l’Affaire. Ces
auteurs formés dans des écoles prestigieuses – Sorel est polytechnicien,
Péguy normalien – n’ont pas la même audience : c’est le théoricien du
socialisme révolutionnaire que la jeunesse du Quartier latin vient écouter
dans la boutique de Péguy. Les sociabilités qui se nouent autour de ces
deux figures assureront la permanence d’une forme d’anti-intellectualisme
dont Péguy et Sorel élaborent parallèlement la recette. Au proudhonisme
plus ou moins diffus qui dicte au tournant du siècle leur dénonciation
des coteries, ils accolent une philosophie inspirée de Bergson. Depuis
une position institutionnelle – il enseigne à l’École normale supérieure
puis au Collège de France –, cet ancien boursier a formulé une critique
du kantisme qui séduit moins les universitaires consacrés que les
écrivains et le beau monde 95. Dans le même temps, les œuvres de Sorel
et Péguy développent une réflexion sur la possibilité de concilier la
raison et l’intuition, la pensée et l’action. Cet attelage semble en effet
seul capable de résoudre la crise internationale que traversent la science
et le socialisme, menacés d’éclatement. Si, dans ces années, d’autres
s’interrogent sur la place à accorder aux intellectuels dans le socialisme,

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Prendre parti 99

Péguy et Sorel s’y consacrent de manière obsédante, jusqu’à leur


mort. Leurs personnalités autant que leur production nourriront le
débat anti-intellectualiste au-delà du second conflit mondial, tout en
favorisant la diffusion de la pensée bergsonienne.
De Sorel, lui-même disciple de Proudhon, se réclameront, en France
et au-delà, la plupart des anti-intellectualistes d’après-guerre. Péguy
disparu, son œuvre, dont l’audience restait limitée, est redécouverte.
Les extraits où l’écrivain évoque stratégiquement ses origines – se
posant en paysan, bûcheron, vigneron ou garçon de ferme alors qu’il
a grandi sous l’œil vigilant d’une ancienne rempailleuse de chaises
devenue propriétaire à la force du poignet – servent alors le mythe du
boursier attaché à une conception artisanale du travail, faisant de l’art
typographique une conciliation des activités manuelle et intellectuelle,
rêvant de superviser seul toute la chaîne du livre. De fait, Péguy préfère
l’artisanat à cet art social qui met le créateur en surplomb – celui-là
même dont les républicains aimeraient faire une priorité nationale.
Dès Marcel (1898), Péguy imagine, lui, une société où l’art, fonda-
mentalement autonome, n’obéirait qu’au souci de la belle ouvrage 96.
Sans doute n’est-il pas anodin que dans ce « dialogue », comme pour
le poème dramatique connu sous le nom de « première Jeanne d’Arc »,
la mise en page soit si éloquente. Un geste dont le sens politique
apparaît clairement quand on se souvient que la résistance des typographes
a entraîné la révolution de 1830. Que Péguy, étudiant à l’ENS, ait
profité d’un congé pour se former à la typographie relève peut-être à
la fois de la fascination militante et du désir de compenser le caractère
théorique de sa formation intellectuelle par l’apprentissage d’un savoir-
faire, dans ces années où l’intérêt pour l’art social coïncide avec la mise
en place du secrétariat typographique international 97. Péguy trouve en
effet dans la typographie un moyen d’affirmer son attachement à un art
social littéraire, mais non réduit au discours (qui menace toujours de
se convertir en propagande). Dans la maîtrise de la chaîne du livre, il
fait l’expérience d’un socialisme en actes, qui s’éprouve physiquement :
les Cahiers de la quinzaine, écrit-il en 1910 à propos de la revue qu’il
anime, « se sont constitués […] par une sorte de longue évaporation
de la politique, comme une compagnie parfaitement libre d’hommes
qui tous croient à quelque chose, à commencer par la typographie,
qui est un des plus beaux art et métier [sic] 98 ». On comprend mieux
que Péguy ait intitulé sa thèse complémentaire « Études et recherches
sur les arts et métiers de la typographie »… Et que Barrès, les frères

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100 La haine des clercs

Tharaud, Daniel Halévy, Albert Thibaudet l’aient érigé en nouveau


Proudhon.
Mais comment expliquer que Péguy qui, pendant l’affaire Dreyfus,
faisait le coup de poing pour défendre les universitaires Seignobos
ou Durkheim, se soit retourné contre eux ? Y a-t-il là une de ces
palinodies qu’ont si bien étudiées ceux qui voient dans la conversion
de l’écrivain et son engagement nationaliste des événements entamant
la cohérence de son parcours ? Sans souscrire aveuglément à la thèse
inverse – en 1911, Péguy, considérant sa trajectoire, avait vu dans le
passage du dreyfusisme au catholicisme un seul mouvement « spiritua-
liste 99 » –, on constate que l’anti-intellectualisme péguyen permet de
nuancer la césure marquée par le retour à la foi, vers 1907-1908, dans
un contexte de réaction au positivisme. Si cet anti-intellectualisme,
qui donne à l’œuvre sa cohérence – des poèmes 100 aux essais, de la
correspondance privée aux articles de revue –, a pu couvrir des recom-
positions biographiques, sanctionner des déceptions ou des inimitiés
ponctuelles, il répond à la volonté plus profonde de créer un espace de
dialogue en marge de l’institution. C’est cet espace que représentent
le local de la rue de la Sorbonne et les Cahiers de la quinzaine qui lui
sont associés.
Demi-boursier élevé en province, Péguy paraît s’être très tôt méfié
du formatage imposé par l’institution scolaire : candidat au concours
général, il est sorti prendre l’air au lieu de composer sur l’idée de progrès.
Début 1891, il écrit à un ami qu’il a fréquenté au lycée d’Orléans :

[…] j’aimerais mieux rater ma carrière que de mettre, soit dans un


concours, soit dans une composition d’entrée à Normale, une opinion
qui ne serait pas la mienne. Cela m’a déjà un peu coulé au concours
général […]. Mon cher, l’Université n’est pas ce qu’un vain peuple
pense et la philosophie est une triste chose. […] Le mieux est de croire
sans preuve et d’agir au lieu de rêver et de philosopher 101.

Le jeune Péguy préfère donc potasser sa géographie, et fortifier son


corps avec les camarades qui l’ont désigné président de l’association
sportive ; il compte s’installer dans l’Algérie coloniale en cas d’échec
au concours de l’ENS.
Devenu écrivain, il n’a pourtant cessé d’exprimer sa reconnaissance
envers les professeurs qui lui ont permis d’accéder à l’enseignement du
latin, et à cette culture secondaire alors réservée aux fils de bourgeois.

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Prendre parti 101

Tiraillé entre son désir d’être reconnu comme écrivain, à une époque
où peuvent surtout y prétendre les héritiers, et la nécessité de subvenir
aux besoins de la famille qu’il fonde dès 1897, Péguy a fait des choix
qu’on a pu qualifier d’opportunistes, alors qu’ils témoignent d’un
sens aigu des réalités. Quoiqu’il ait renoncé à son statut de normalien
pour se jeter dans l’action militante et ouvrir une librairie, quoiqu’il
ait manqué l’agrégation de philosophie, il n’a cessé d’espérer qu’une
thèse de doctorat 102, puis une chaire pourraient assurer l’avenir des
siens. S’il clame son hostilité aux intellectuels arrivés et aux philoso-
phies arrêtées, il ne renie pas ses admirations de jeunesse ni ne méprise
les universitaires qui soutiennent les Cahiers.
Comment expliquer, alors, qu’il tourne brusquement le dos à ses
anciens camarades ? L’affaire de la Société nouvelle de librairie et
d’édition (SNLE), à laquelle les dreyfusards Lucien Herr et Léon
Blum – côtoyés à l’ENS – intègrent Péguy comme délégué à l’édition
lorsque sa propre librairie coule, apporte un premier éclairage : l’équipe
valorise les publications scientifiques, techniques même (la première
s’intitule Catalogue bibliographique, sciences sociales, économiques,
juridiques et politiques, histoire contemporaine, socialisme) ; Péguy
imagine une ligne moins positiviste… Que la SNLE compte, parmi ses
actionnaires, plusieurs sociologues n’est pas pour le réjouir. À François
Simiand, qui siège au comité d’administration, il confie qu’il aimerait
créer une revue socialiste pour les familles, un « journal vrai ». Les articles
seraient rédigés par des témoins, et tous les contributeurs – intellectuels
ou manuels – recevraient un salaire équivalent. Simiand, paternaliste,
juge que cela reviendrait à monter « une revue pour les imbéciles 103 ».
Son interlocuteur ne fera plus confiance aux sociologues 104 ; mais il
mènera à bien son projet, sous la forme des Cahiers de la quinzaine :
une école ouverte, le contraire de l’École socialiste créée par la SNLE,
où interviennent François Simiand et Marcel Mauss. La SNLE refuse
d’imprimer Jean Coste, roman d’Antonin Lavergne qui relate le quotidien
misérable d’un instituteur de village ? Péguy en fait un cahier. Cela
dérange ? Il y joint un autre, « De Jean Coste ». Quand son ancien maître
Herr le traite d’anarchiste, Péguy se flatte de ne pas être un « intellectuel
qui descend et condescend au peuple 105 », et martèle que ce dernier a
une connaissance du social qui excède celle dont se targuent les socio-
logues de métier. C’est entre les prolétaires et les clercs qu’aime à se
situer l’éditeur de Jean Coste – et plus tard d’Yves Madec professeur
de collège 106, récit tiré de faits réels.

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102 La haine des clercs

Officiellement, Péguy décrit ses Cahiers comme une réaction au


congrès de la salle Japy (décembre 1899), où le socialisme français
s’est orienté selon lui vers l’unification partisane et l’agitation politi-
cienne. L’antagonisme de Guesde et Jaurès, qui a mené à l’éclatement
du groupe parlementaire socialiste, fait encore rage. À mi-chemin entre
les réformistes et les ouvriéristes radicaux 107, Péguy ne souhaite ni
l’unification du socialisme en un parti unique, encadré par des intellec-
tuels, ni leur relégation. Il admet que les intellectuels puissent encou-
rager l’émancipation du peuple sans entendre le conduire ou l’encadrer ;
« mais s’ils viennent lui enseigner la violence et l’autorité, la surdité,
l’aveuglement, l’habileté, le mensonge, la raison d’État, ils sont plus
coupables que tout autre, ils sont plus coupables que tous les autres,
car ils manquent à la fois à leur devoir social et à leur devoir profes-
sionnel 108 ». Une polémique avec le normalien Gustave Téry, colla-
borateur du quotidien socialiste La Petite République, amène Péguy à
s’enorgueillir de n’être jamais publiquement intervenu en tant qu’« univer-
sitaire 109 », comme Téry et d’autres l’ont fait afin de bénéficier de la
puissance du collectif. Cette polémique se prolonge dans les Cahiers
du 5 janvier 1904. Fâché d’avoir été présenté par la presse comme « un
socialiste de l’espèce dite universitaire, collectivisme [sic] normalien »,
Péguy précise qu’il pourrait admettre d’appartenir aux « universitaires
pauvres » si loyalement engagés qu’ils forment une avant-garde révolu-
tionnaire, mais refuse qu’on le range parmi les pontes introduits en
politique, qui « se proposeraient de gouverner la société comme une
énorme université d’État », « un monopole d’État collectiviste ». À cette
aberration, Péguy oppose une organisation égalitaire, « le communisme de
l’enseignement ». S’affirme dans ce texte l’opposition symbolique entre
les hommes de terrain (enseignants du second degré, éditeurs militants)
attachés à la « vie vivante », et les « imaginations » 110 théoriques des
intellectuels tacticiens. Elle complète l’ensemble d’antithèses posé au
cours des deux années précédentes dans De Jean Coste et Débats parle-
mentaires : d’un côté, le dire, la représentation fatalement mensongère,
qui se manifeste aussi bien dans les meetings qu’à la Chambre par le
lyrisme personnel (que Péguy identifie au romantisme) ; à l’opposé, le
faire, ancré dans la réalité via le travail – toutes choses nécessairement
« classiques », dans l’axiologie péguyenne.
Dès avant Zangwill – qui en cette année 1904 111 formalise la condam-
nation du scientisme – sont donc en place les griefs auxquels la crise
de Tanger donne un tour nationaliste, Péguy s’éloignant alors des

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Prendre parti 103

anti­­militaristes Charles Guieysse et Fernand Pelloutier 112. Les « Situa-


tions 113 » (1906-1907) circonscrivent ce que le polémiste, après avoir recyclé
le terme de « syndicat 114 » jadis brandi par les antidreyfusards, confine
dans une formule-repoussoir : le « parti intellectuel 115 ». D’abord utilisée
par Péguy en 1901, au pluriel et avec une valence positive, elle rappelle
furieusement le « parti Dreyfus » dénoncé à l’autre bord. Pourtant,
l’écrivain continuera de la scander, sans jamais définir précisément
cette entité fantasmatique qui rassemble des individus que l’attrait des
avantages temporels, auquel ils ont subverti le spirituel, et un fonction-
nement népotique 116 rapprochent seuls. Pris dans un entre-deux de la
langue et de la chronologie, le « parti intellectuel » hésite entre l’acception
ancienne, qui désigne un groupement d’intérêt mal délimité (sans être
nécessairement péjorative : c’est le déterminant, plus que le mot « parti »,
qui rend la formule polémique), et l’acception moderne, qui carac-
térise une famille politique organisée afin de conquérir par les urnes le
pouvoir d’État 117.
Après sa conversion, Péguy rend la modernité bourgeoise responsable
d’un reflux de la culture. L’évolution contemporaine du dreyfusisme lui
donne l’occasion de poser ce constat dans deux proses publiées en 1910,
Notre jeunesse et Victor-Marie, comte Hugo. La première sert de préface
à l’« Apologie pour notre passé », texte que le dreyfusard Daniel Halévy
avait confié aux Cahiers ; la seconde est présentée comme une réponse
au même Halévy. Dans Notre jeunesse, Péguy, citant Sorel, regrette
que la démocratie bourgeoise, ayant perdu l’ancienne morale artisanale
du travail, oppose à ce qui constituait une culture véritable un maigre
assortiment de « propositions » politiques et intellectuelles. Dégradation
qui correspond à la transformation des « pensées » « organique[s] » en
« idées » « logique[s] ». Ce processus délétère, Péguy – qui ne pardonne
pas à Jules Ferry d’avoir supprimé la pratique de la dissertation et des
vers latins – le date des lois laïques des années 1880 ; elles auraient
confirmé la progression du « personnel nouveau 118 » que le coup d’État
du 2 décembre 1851 a propulsé, et que le combisme porte sur le devant
de la scène. Pour l’auteur, chrétien hors des sacrements, le ministère
Combes commet la double erreur de politiser l’intellectuel et de le
séparer du spirituel. Victor-Marie, comte Hugo mythifie l’ascendance de
Péguy, qui dresse face à la dynastie intellectuelle des Halévy une aïeule
bergère et analphabète. Cette grand-mère représente l’instinct populaire
que méprisent les intellectuels, alors que « les véritables savants 119 »
reconnaissent ce que la science et les arts lui doivent.

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104 La haine des clercs

Chacun à sa manière, ces essais incriminent les universitaires mis


en avant par l’effort de réforme intellectuelle qui a suivi la Débâcle.
Rapprochant des individus qui n’appartiennent pas à la même classe
d’âge (Alphonse Aulard, Ernest Lavisse, Ferdinand Brunetière, Gustave
Lanson, Charles-Victor Langlois et Charles Andler), Péguy les classe
dans une seule génération d’inspiration renanienne. Or Renan, pour
lequel Péguy ne cache pas son ancienne estime 120, est jugé responsable
de l’entrée dans une modernité asservie à « un dogme infiniment plus
autoritaire 121 » que le dogme catholique qu’elle a chassé : l’histoire et
la sociologie. Double inversé de Péguy, qui va vers le christianisme
dont Renan s’est écarté, l’auteur de L’Avenir de la science annoncerait
les intellectuels républicains qui constitueront leur propre autorité avec la
discipline historique. Comment pourraient-ils continuer d’être tenus pour
des maîtres, alors qu’ils sont plus préoccupés de leur propre progression
que de transmission ? Comment pourraient-ils préserver leur autonomie
si l’État fournit les postes qu’ils convoitent ? Comment pourraient-ils
statuer sur des réalités sociales et économiques dont ils ignorent tout ?
En pleine affaire de la « Nouvelle Sorbonne », Péguy brigue le Grand
Prix de littérature de l’Académie française, sur le conseil de Barrès,
qui a apprécié le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Ne pouvant
candidater pour l’ensemble de son œuvre, il se laisse convaincre d’en
présenter une sélection, qu’il supervise. Les morceaux choisis devaient
désigner au jury un protecteur de la culture classique ; celui-ci n’y verra
qu’un adversaire de l’Université. Ses représentants s’arrangent donc pour
que le prix échappe à Péguy. Il riposte avec Un nouveau théologien.
M. Fernand Laudet (1911) puis L’Argent et L’Argent suite (1913), qui
coïncident avec la réaction de plusieurs universitaires à l’allongement
du service militaire. Sous leurs dehors pamphlétaires, ces œuvres se
dégagent des circonstances. Les attaques ad personam réactualisent
la condamnation philosophique du modernisme ; la réflexion sur les
méthodes positives appliquées aux textes dans les séminaires parisiens
justifie l’exposition de l’esthétique péguyenne, fondée sur le refus de
la glose qui entame les œuvres en les obscurcissant.
Les titres mentionnés confirment l’alliance entre le positivisme et
le capitalisme : quelques professeurs de la « Nouvelle Sorbonne » sont
érigés en accapareurs ayant instauré un système féodal au sein duquel
les modestes travailleurs de plume peuvent à peine subsister. Ici, Péguy
mêle la rhétorique des gras et des maigres, si présente dans le discours
politique et littéraire du temps 122, à celle du risque, valorisée par la

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Prendre parti 105

pensée chrétienne 123. Les « maîtres d’école 124 » dédaignés par le pouvoir


républicain, qui en a fait des héros de propagande sans leur donner les
moyens de vivre, se dressent ici face aux « Boîte[s]-à-fiches 125 ». Une
image qui dit en quelle estime Péguy tient la conception quantitative
et systématique de la connaissance, tout en raillant l’allure de ces profes-
seurs qui, à une époque où l’ordinateur n’existait pas encore, ne se dépla-
çaient pas sans aide-mémoire.
Péguy leur reproche d’avoir substitué une relation mécanique à une
relation organique, fondée sur l’influence interpersonnelle. Au maître
chrétien – il s’agit ici d’éthique, et ce maître peut fort bien être un laïc –,
mû par l’enthousiasme et le plaisir de partager, répond ainsi le type de
l’arriviste incarné par Gustave Lanson qui, à ses débuts dans le secon-
daire, ne sut pas « aim[er] 126 » ses élèves. L’image de la filiation est
travaillée dans des pages nostalgiques où Péguy, reprenant la dichotomie
entre vérité et mensonge, invoque, contre la fausse magnificence des
« beaux maîtres de Sorbonne 127 », l’attrait des hussards noirs, splendides
de dévouement. L’esprit de conquête républicain, hier au service de la
vérité, s’appliquerait désormais à dégager des places. Or la pensée ne
progresse plus, quand seul importe l’avancement. Dans ces conditions,
l’intellectuel ne menace plus le pouvoir : il est le pouvoir.
Loin de répudier toute approche scientifique, Péguy distingue les
modèles issus des sciences physiques ou biologiques des modèles
mathématiques abstraits, si prisés par les universitaires contemporains.
Il conteste surtout les schémas linéaires qui, en littérature, en histoire
ou en sociologie, écrasent les exceptions. Or, pour Péguy, toute approche
est nécessairement particulière, et ne peut ignorer les singularités. Au
lieu d’établir des lois, des typologies – bref, de mettre en système –,
historiens et sociologues feraient mieux de resserrer la lentille sur l’évé-
nement privé, l’individu issu du peuple, qu’il importe d’analyser dans
toutes leurs nuances. Une double inspiration chrétienne et bergsonienne
transparaît dans cette volonté d’incarnation.
À la fin de sa vie, Péguy consacre à Bergson et à Descartes deux
« notes 128 » où il en fait des rationalistes capables de décloisonner les
catégories habituelles de pensée grâce à une philosophie non arrêtée.
Camille Riquier observe que Péguy appréhende « Descartes à travers la
distinction bergsonienne du “tout fait” et du “se faisant”, qui lui suggérait
que Descartes n’avait pas rejeté l’enseignement de ses maîtres par refus
de l’autorité – qui peut être bonne, “de compétence” –, mais par refus
du “tout fait”, décidé à ne recevoir que ce que lui-même aura fait 129 ».

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106 La haine des clercs

Si, durant la querelle de la « Nouvelle Sorbonne », Péguy s’en est pris


aux méthodologies, il n’est pas réfractaire à la méthode. Mais à l’esprit
de système, il oppose une philosophie réaliste, taillée sur mesure pour
les gens qui, comme lui, ne font pas le malin, et ont même tendance à
se juger obtus, voire carrément imbéciles 130. Cette philosophie, Péguy
la pratique au quotidien dans ses Cahiers. « N’est-ce pas Bergson […]
qui lui apprenait […] à ne plus penser et à ne plus voir toutes choses
“sub specie æternitatis”, mais “sub specie durationis” ? » se demande
C. Riquier à la lecture des lignes où Péguy avoue : « Je ne suis pas très
partisan des spéculations immenses, des contemplations éternelles. Je
n’ai pas le temps. Je travaille par quinzaines. Je m’attache au présent 131. »
Sous l’apparence modeste de « notes » et de « cahiers », l’œuvre
exigeante de Péguy cherche la forme la plus favorable à la transmission :
aux dissertations, elle préfère les dialogues ; aux alinéas (qu’elle parodie
souvent), les versets ; aux commentaires, la sténographie d’une parole
vive. Quand Lavergne corrige les épreuves de Jean Coste, Péguy
l’avertit : « Je n’ai pas ratifié la plupart de vos corrections. Méfiez-vous
de votre rigorisme littéraire. Le premier mouvement, le populaire, est le
bon 132. » Les Cahiers s’attellent à éviter le dogmatisme, par l’insertion
de documents bruts, le feuilletage des voix, l’hybridation entre la revue
(d’avant-garde) et l’essai (prisé par les universitaires). S’y dessine un
modèle critique alternatif, à vocation collective. C’est, semble-t-il, la
condition du savoir véritable. À la rigueur scientifique, Péguy confronte
sa propre rigueur : une justesse acquise au prix de corrections perpé-
tuelles. La rhétorique universitaire bannit la répétition ? L’écrivain en
fait sa griffe. Son style en coulée de lave déplace, quand les intellec-
tuels – dans leur arrogance – fixent. Méfions-nous pourtant des images
d’Épinal colportées par les fidèles : le boutiquier affairé, sorti de l’École
normale supérieure « sans en emporter la moindre parcelle de style cultivé,
classique, traditionnel, restant, en long et en large, paysan 133 », cache un
as de la versification, bon connaisseur des langues anciennes, qui a retiré
des exercices scolaires une rhétorique antirhétorique visant la simplicité
dans l’amplitude, et qui met le style au service de l’argumentation 134.
Au-delà des règlements de comptes avec tels anciens amis (Jaurès,
qui s’est rallié au socialisme de parti ; Herr et Blum avec lesquels
Péguy s’est brouillé à l’époque de la Société nouvelle de librairie et
d’édition ; d’autres qui se sont désabonnés aux Cahiers), tels opposants
(Lavisse, Faguet et Doumic, qui refusent à Péguy le prix de l’Académie
française, malgré l’appui dont l’avaient gratifié Barrès et Bergson),

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Prendre parti 107

l’anti-intellectualisme soutient un projet philosophique et esthétique


sur lequel l’auteur fonde à la fois son succès d’écrivain et le succès du
socialisme. Ni l’un ni l’autre ne s’accompliront de son vivant.
Sorel, âgé de soixante-six ans lorsque éclate la Grande Guerre,
survit à son cadet. Depuis 1912, leurs relations se sont dégradées 135.
Malgré leurs divergences et leurs changements de cap respectifs, ces
déçus du dreyfusisme partagent toutefois la même constance anti-
intellectualiste. Chez Sorel, elle synthétise dans la haine des « non-
travailleurs 136 » l’hostilité envers les parlementaires, les clercs et les
Juifs, considérés comme des parasites, car ils prospèrent en détournant
la classe ouvrière de sa propre émancipation économique et politique.
Du Procès de Socrate (1889) à De l’utilité du pragmatisme (1921), qui
balisent une œuvre complexe et fournie – une quinzaine d’ouvrages
et de brochures, auxquels s’ajoutent nombre d’articles et de confé-
rences –, la théorie positiviste du progrès inspire à l’ancien ingénieur des
développements très critiques. Cette théorie, qui a accompagné l’essor
de la classe bourgeoise et du régime démocratique qu’elle soutient,
aurait servi les intérêts des intellectuels, et favorisé le paternalisme
étatique. Dès avant l’affaire Dreyfus, les anciennes utopies (philan-
thropie, saint-simonisme), le socialisme partisan brandi par les univer-
sitaires et les prolétaires intellectuels suscitent autant d’inquiétude que
les méthodologies scientifiques émergentes, sourdes aux intuitions
bergsoniennes. Sorel y oppose un « rationalisme concret 137 » couplé au
rejet des intellectuels, présentés comme des manieurs d’abstractions,
des arrivistes qui s’accommodent du substituisme autorisé par la repré-
sentation parlementaire, et empêchent la classe ouvrière de se rendre
maîtresse de l’appareil de production, alors qu’eux-mêmes ne savent
rien faire de leurs dix doigts. Bien que la pensée de Sorel n’ait jamais
concrètement guidé les ouvriers, elle se veut doublement orientée par
l’expérience et la perspective d’une application pratique. Raison pour
laquelle l’inventeur (les physiciens Euclide et Archimède, plutôt que le
mathématicien Pythagore) lui offre le seul modèle savant acceptable.
Pour mieux se distinguer de ses anciens compagnons dreyfusards,
Sorel se peint en esprit que son abnégation isole, en « serviteur désinté-
ressé » de la classe ouvrière, à l’image de Proudhon, dont il se réclame
dans la dédicace qui ouvre Matériaux d’une théorie du prolétariat.
L’ethos prophétique qu’il adopte associe aux caractéristiques du mage
celles du créateur maudit, persécuté de toutes parts. S’il s’est constitué
une audience hors des milieux académiques – son public préfère à la

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108 La haine des clercs

Sorbonne le Collège de France et la boutique des Cahiers –, Sorel n’évolue


pas pour autant à la marge. Bien qu’il ait volontairement quitté son poste
d’ingénieur en 1892 pour se consacrer à l’étude, il reste un bourgeois
auquel les revenus de ses livres permettent à peu près de vivre. Dans ses
travaux, l’intarissable orateur affecte certes de préférer au didactisme
l’allure « agreste », le ton de la « conversation familière » 138 – ce qui lui
vaudra la réputation de philosophe brouillon –, mais il est nanti d’une
solide érudition ; il mêle à l’héritage proudhonien une bonne connais-
sance de la pensée marxienne, qu’il introduit en France, et un chapelet de
références où, parce qu’ils s’intéressent au réel plutôt qu’aux essences,
Hegel, Vico, Pascal, Nietzsche, James et Bergson, dont il s’est progres-
sivement rapproché, chassent Descartes et Adam Smith.
En 1901, à l’époque où Péguy s’affaire dans sa nouvelle boutique,
paraissent sous la signature de Sorel deux importantes contributions à
l’offensive anti-intellectualiste : La Ruine du monde antique et L’Avenir
socialiste des syndicats. Toutes deux se réclament du matérialisme histo-
rique, non sans que Sorel s’écarte ponctuellement de la pensée marxienne.
Le premier volume développe plusieurs articles initialement publiés en
1894. Dans ces textes, qui précèdent ce que Sorel analysera comme une
dérive du dreyfusisme, s’affirment déjà nettement les lignes de force de
son anti-intellectualisme : la démocratie bourgeoise entérine la domination
des manuels par les intellectuels, hiérarchie soutenue depuis l’Antiquité
par une culture fondée sur le talent, qui minore la valeur matérielle du
travail. Les autorités chrétiennes, désireuses de conquérir l’élite, ont
perpétué cette tradition, qui leur offrait une légitimité. Bien qu’elle ait
mis un frein à la toute-puissance de l’Église, la Révolution française n’a
pas détruit la classe des « héros de collège » ; libérée du mécénat, cette
dernière a au contraire cherché à s’imposer par la rhétorique. « L’œuvre
économico-juridique » 139 de 1789 a failli périr sous le coup de la Terreur,
qui a confirmé le pouvoir délétère des théoriciens idéalistes.
Lorsque l’article donné à lire en 1898 sous le titre « L’Avenir socia-
liste des syndicats » paraît en brochure, augmenté d’une préface, revu
et richement annoté à la lumière des débats sur la place des intellectuels
dans le socialisme (particulièrement vifs au Congrès international de
Paris en 1900), les attaques contre ceux que Sorel nomme indifféremment
les « pédants », les « mandarins », les « pontifes » ou les « eunuques de la
pensée » se durcissent. À l’instar de Péguy, Sorel ne souhaite pas l’uni-
fication du socialisme ; cette dernière condamnerait en effet les travail-
leurs manuels à subir, outre un regain de paternalisme (incarné par la

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Prendre parti 109

faveur dont bénéficie le saint-simonisme dans les classes pensantes), le


contrôle du socialisme d’État, et surtout l’opportunisme d’« une nuée
de gens de lettres, qui tirent parti du prestige que donne en France
l’éducation classique à ceux qui ont traîné leurs culottes sur les bancs
des collèges ». Ces nouveaux venus s’avèrent plus nocifs que leurs aînés
« ralliés » au socialisme mondain avec l’affaire Dreyfus, parce qu’ils
arguent de leur situation précaire pour se fondre dans la masse, alors
qu’ils appartiennent à la petite bourgeoisie. Le terme de « prolétariat
intellectuel » dont ils se parent consacre l’illusion. Le loup se déguise
en agneau. Or, explique Sorel, l’intellectuel défend des intérêts circons-
crits et circonstanciels : on ne peut donc confondre avec l’éternelle lutte
des classes « la haine créatrice », cette « féroce jalousie de l’intellectuel
pauvre, qui voudrait voir guillotiner le négociant riche » 140.
En 1906, année où Dreyfus est réhabilité, Sorel radicalise encore ses
critiques. Pour lui, l’Affaire trahit une crise de la raison scientifique : les
savants s’empêtrent dans les preuves, hésitent à trancher, se contredisent
et se déchirent. Les républicains prétendent instaurer un contrôle d’État
fondé sur l’intelligence ; ils sont trop nombrilistes pour constater que la
modernité industrielle a sonné le glas du positivisme qui l’avait servie.
La féminisation des professions intellectuelles, les progrès de l’alpha-
bétisation et de l’hygiène réduiraient à la fois la demande d’intellectuels
et leur ascendant. Hormis « dans les écoles, c’est-à-dire au milieu des
professionnels de l’idéologie », la pratique l’emporte désormais sur l’abs-
traction. L’intellectuel n’a plus de raison d’être au sein du monde « de
la grande production » 141, qui continue pourtant à le former. Si, comme
Sorel l’espérait déjà dans une note à L’Avenir socialiste des syndicats 142,
les syndicats – par le biais des bourses du travail – pouvaient arracher
l’enseignement primaire à l’État bourgeois, le flux de prolétaires intel-
lectuels se tarirait de lui-même, les professions manuelles suscitant plus
d’engouement. Hélas, les syndicats peinent à résister aux captations
politiques. Une bonne part de l’œuvre de Sorel les engage non seulement
à préserver leur autonomie, mais à accroître leur domaine d’activité, afin
de favoriser la formation de travailleurs conscients et l’émancipation
du prolétariat sans la médiation des intellectuels. Dépouillée du halo
idéal dont la bourgeoisie l’avait auréolée pour imposer son autorité en
s’assurant un accès prioritaire aux connaissances, la science devient un
objet véritablement partagé, un bien social. Au positivisme qui enferme
dans le culte d’une essence – la Science –, Sorel oppose une vision plura-
liste, inspirée de William James (les différents domaines scientifiques

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110 La haine des clercs

produisent des vérités qui coexistent sans nécessairement se recouper),


et, à l’idéal démocratique de la paix sociale, une morale guerrière.
Les Réflexions sur la violence (1908), où Sorel défend la grève
générale, connaissent un succès tel que le pouvoir rend leur auteur
responsable des vastes mobilisations ouvrières de Draveil-Villeneuve-
Saint-Georges, réprimées dans le sang. À cette époque, Sorel s’éloigne
de la revue Le Mouvement socialiste et se rapproche des nationalistes
monarchistes qui le sollicitaient depuis quelques années. Jean Variot
(1881-1962), rencontré début octobre 1908 dans la boutique de Péguy,
l’encourage à s’investir dans La Cité française. L’éditeur des Réflexions
sur la violence, Marcel Rivière, est prêt à accueillir le nouvel organe,
auquel s’associent Pierre Gilbert (1884-1914), qui tient dans La Revue
critique des idées et livres une rubrique anti-intellectualiste au titre
très maurrassien – « Les Nuées » –, le disciple de Sorel Édouard Berth
(1875-1939) et Georges Valois (de son vrai nom Alfred Georges Gressent,
1878-1945), familier des milieux anarcho-syndicalistes gagné au
monarchisme, lui aussi ancien dreyfusard. Le mensuel annoncé en 1910
ne verra jamais le jour, victime de la concurrence entre ses différents
animateurs. Non seulement Valois et Variot ne s’entendent pas, mais
Sorel ne voit pas d’un bon œil que les partisans d’Action française se
taillent la part du lion. Il renonce à diriger la revue ; Variot lui propose
d’en créer une autre. Ce sera L’Indépendance, où l’on retrouve divers
collaborateurs des Cahiers de la quinzaine. Elle consacre à l’anti-
intellectualisme nombre d’articles et de comptes rendus 143 l’année de
la crise de la « Nouvelle Sorbonne 144 » (1911).

Tout en fixant une rhétorique ancienne, l’affaire Dreyfus constitue un


moment de basculement, dans la mesure où elle contraint à choisir son
camp. Plusieurs de ses protagonistes modifient en effet le discours qu’ils
tenaient sur les intellectuels, quelque usage qu’ils aient fait de ce terme
dont la nouvelle valence favorise le repositionnement. À un moment
où les forces politiques tendent à s’unifier et à s’organiser en ligues et
en partis, l’Affaire entraîne, par-delà la polarisation entre dreyfusards et
antidreyfusards, une série de micro-oppositions internes à chaque camp,
que la circulation des références anti-intellectualistes donne bien à voir.

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Chapitre quatre

Dissiper les nuées

Bourget, Péguy, Maurras, Nizan et Céline font des Nuées d’Aris-


tophane une référence privilégiée du discours anti-intellectualiste. Le
dramaturge y met les sophistes et leurs adversaires dans le même panier
(un panier suspendu, d’où Socrate contemple le ciel et accumule les
raisonnements absurdes). Une ombre plane sur cette comédie, quelque
interprétation qu’on en propose 1 : le titre brandit la menace de la proli-
fération, de l’obscurcissement et de l’inconstance – des nuées de
philosophes dispensant un enseignement opaque, éloignant le peuple
des dieux et l’amollissant ; à la fin de la pièce, le héros incendie le
« pensoir » où Socrate et ses disciples méditent loin de la lumière du
jour. En souvenir d’Aristophane, mais aussi d’une série d’analogies
qui associent aux femmes toute pensée jugée nébuleuse ou vaporeuse,
cet imaginaire des nuées continue d’exprimer pendant des siècles la
méfiance qu’inspirent les intellectuels.

Humeurs viriles

Dans la déploration d’une supposée décadence nationale, l’anti-


intellectualisme s’articule fréquemment à l’antiféminisme 2. Ces craintes
cristallisent la croyance en une perversion démocratique des identités et
des structures sociales, qu’appuient des références variées, où Proudhon
et Comte rencontrent Maistre et Veuillot. À la dévirilisation des adver-
saires, procédé polémique déjà consacré par Aristophane ou Cicéron,
s’ajoute autour de 1900 une critique systématique des intellectuelles. Ces
dernières se seraient multipliées depuis le romantisme, que ses détrac-
teurs rattachent à un sentimentalisme d’essence féminine.
Proches parentes des femmes savantes de l’âge classique, des bas-
bleus, des saint-simoniennes et des « Vésuviennes » d’après les révolu-
tions 3 – toutes abondamment caricaturées par le texte et l’image 4 –,

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112 La haine des clercs

cousines des avocates qui, au tournant du siècle, tâchent de se faire


entendre dans un milieu professionnel réservé aux hommes 5, les intel-
lectuelles sont jugées pires que leurs consœurs qui, écrivant de la poésie
ou de la fiction, se cantonnent au domaine de l’imagination auquel on
les a assignées. Qu’elles maîtrisent la rhétorique au risque de la tourner
contre leurs oppresseurs en tracasse plus d’un. Les quelques femmes
écrivains dont la presse satirique du premier xixe siècle raillait la laideur,
l’inconvenance et la platitude étaient un objet de divertissement ; celles
qui prétendent à la légitimité attachée au diplôme représentent un réel
danger social.
Depuis les années 1860, les femmes ont parfois accès au bacca-
lauréat et à l’Université (sans toujours être autorisées à assister aux
cours) ; mais elles ne sont que partiellement scolarisées avant les années
1880, où Camille Sée ouvre le lycée public aux plus chanceuses, tandis
que Jules Ferry rend obligatoire la scolarisation des plus jeunes. Ces
mesures n’entraînent pas un accès massif aux études secondaires, et
moins encore à l’Université. Seuls les titulaires du baccalauréat peuvent
espérer y entrer ; or, jusqu’en 1924, il n’est préparé que dans une poignée
de lycées féminins. En 1900, les femmes représentent moins de 3 % des
étudiants – à peine quatre centaines – et fréquentent essentiellement les
établissements parisiens 6. Le terme même d’« étudiante » désigne encore
au début de la Troisième République une grisette qui approche le monde
universitaire à travers les relations qu’elle entretient avec des étudiants.
En 1890, « on parle […] d’“étudiants-filles et non d’étudiantes” 7 ». Les
réalités statistiques n’autorisent donc pas à conclure à une féminisation
des amphithéâtres ; la présence des femmes y est pourtant jugée insidieuse,
ne serait-ce que parce qu’elle confirme un début d’égalisation dans les
sociabilités intellectuelles. On apprécie que les jeunes filles aillent en
cours sous la protection d’un(e) adulte respectable.
S’il faut attendre 1908 pour que l’intellectuelle devienne un type
« féministe 8 », dès 1901 paraît chez Ollendorff, gros éditeur de fiction,
une réplique du Disciple, mettant cette fois en scène un Greslou en
jupons : Les Malfaisants (intellectuels), de Charles Paquier. Le titre
n’atteste pas simplement l’usage d’une étiquette que l’affaire Dreyfus
a contribué à diffuser ; il consacre la criminalisation d’un groupe social
de façon presque incidente, au moyen d’un procédé rarement admis
en couverture : la parenthèse. Les Malfaisants (intellectuels) s’inscrit
dans le sillage des fictions qui illustrent, depuis la fin du siècle, l’antago-
nisme entre la morale et la science, telle que la République la promeut.

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Dissiper les nuées 113

Un combat d’arrière-garde, sans doute ; mais jamais une femme n’y


avait tenu le premier rôle.
Quoiqu’il ait été largement diffusé, le roman Les Malfaisants (intel-
lectuels) reçoit un accueil mitigé dans les milieux littéraires ; mais
le portrait qu’il brosse de l’intellectuel contemporain – immoral ou
malade – provoque une petite polémique dont rend compte la Revue
internationale de sociologie : depuis Balzac au moins, y lit-on, le lecteur
est tenté d’admettre « que le mot “intellectuel” » désigne moins « un
type social très normal : l’être en qui prédomine la culture de l’intelli-
gence » qu’« un type de pathologie mentale : l’être qui n’est qu’intelli-
gence sans moralité » 9.
Jouant de l’artifice narratif des mémoires, Les Malfaisants (intel-
lectuels) relate, dans une veine darwinienne sociale, comment Charles
Bouvier est manipulé par Madeleine Briant, qui l’a séduit lors d’un
examen dont eux seuls sortent licenciés. Il y a là un lieu commun entretenu
par la presse, qui voit d’un mauvais œil les camaraderies estudiantines :
la présence capiteuse des jeunes femmes sur les bancs de l’Université
égare les mâles, quand elle ne les perd pas définitivement. Au mieux,
leurs compagnes enhardies par la promiscuité les convainquent de
convoler en justes noces ; au pire, elles dévoient vainement leur énergie,
risquent de les perdre. La rencontre entre Charles et Madeleine s’avère
un feu de paille : l’amoureux s’y brûle les doigts et la cervelle ; la philo-
sophie ne lui promet pas d’emploi, mais elle sape ses dernières certi-
tudes. À mesure qu’il s’instruit, Charles se détourne ainsi de sa famille
et du bon sens. Le déracinement l’expose à la malice de Madeleine.
Elle s’arrange pour qu’il accepte un ménage à trois : le héros finit ainsi
par reprendre la place de secrétaire qu’il occupait jadis auprès du vieux
débauché inculte qui a financé ses études, lequel a épousé Madeleine,
attirée par une aisance financière que Charles, mû par le souhait illusoire
de devenir écrivain, ne pouvait lui offrir.
Madeleine, raisonnable jusqu’à la perversité, refuse d’être condamnée
à la marginalité sociale à laquelle l’accule sa situation – elle a grandi
sans mère (ce qui, si l’on en croit un topos littéraire, la condamnait déjà
à la perdition) auprès d’un universitaire qui l’a élevée comme un garçon.
Contrairement à Charles, encore pétri d’illusions, elle sait que l’argent
fait le bonheur. Et pense bien y avoir droit. Pas question qu’elle s’échine
comme professeur pour un modeste traitement, ou qu’elle s’unisse à un
pauvre diable. Mais cela n’en fait pas une Bovary ; l’onomastique est
claire : c’est Charles Bouvier – double clin d’œil à Flaubert – qui est placé

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114 La haine des clercs

du côté de l’aveuglement pour une demoiselle brillante. Ni femme savante


ni bas-bleu (elle n’en a pas d’ailleurs la supposée laideur), Madeleine
incarne l’intellectuelle, que la démocratisation des savoirs aurait écartée
des prérogatives propres à son sexe : la vertu, le sentiment, la sociabilité.
Peu après la parution des Malfaisants (intellectuels), le nationaliste
Charles Maurras (1868-1952) confie à la revue Minerva 10 les articles
qui, repris en volume sous le titre L’Avenir de l’intelligence, imposeront
son magistère au-delà du cercle restreint des pionniers de l’Action
française. Il y oppose au rationalisme mal entendu et au romantisme
passif une théorie de l’action pratique et virile. Maurras a manifesté
un intérêt précoce pour la question éducative, ne serait-ce que parce
que sa propre scolarité a été perturbée par une importante surdité. Dès
la troisième, un jeune professeur de latin-grec, l’abbé Penon, lui donne
des cours particuliers aux airs d’« entretiens » plutôt que de « classes » 11.
Il continuera d’échanger avec son protégé par voie épistolaire une fois
ce dernier inscrit en Sorbonne. Son handicap contraint Maurras, qui ne
peut suivre ni les cours ni les conférences, à se former en autodidacte.
Il le regrette alors ; mais son inadaptation à l’enseignement ex cathedra
a pu le faire réfléchir aux moyens de le réorganiser.
Des contributions à plusieurs revues permettent à l’étudiant Maurras
de prolonger sa réflexion sur l’éducation, entendue au sens large. En
1887, ayant contesté l’idée rousseauiste que l’enfant est naturellement
bon, Maurras défend dans La Réforme sociale la nécessité de maintenir,
en ces temps de laïcisation du premier degré, une éducation morale
à la charge des parents et du prêtre. Eux seuls pourraient endiguer la
« tentation », contre laquelle la « raison abstraite » est impuissante. Perce
la crainte que, chez ceux qu’on ne nomme pas encore les primaires, une
« culture forcément bornée » fasse plus de mal que de bien… Le peuple
s’égarerait à mesure que les connaissances scientifiques prendraient le
pas sur l’édification, que la lecture, l’écriture et le calcul remplaceraient
l’expérience transmise, à la veillée, sous forme de contes et de légendes.
Car ce matériau ancestral ne perpétue pas seulement les valeurs natio-
nales ; il développe le langage et l’imagination, sans laquelle il n’y aurait
pas de bonté. L’ignorer, c’est former des bataillons de révolutionnaires :
« On a vu la Commune des ratés du haut enseignement : peut-être les
fruits secs du certificat d’études primaires réservent-ils à la France des
jours encore plus mauvais » 12, écrit Maurras. Il se place pour l’occasion
dans le sillage du philosophe spiritualiste Elme-Marie Caro, dont Les
Jours d’épreuve (1872) condensait la haine anticommunarde qu’il avait

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Dissiper les nuées 115

distillée dans la Revue des Deux Mondes 13. Par les contraintes qu’il fait
peser sur la jeunesse (horaires, programmes, bachotage, surveillance,
enfermement), l’enseignement secondaire s’avère aussi dangereux, car
il endigue une « énergie » qui, lorsqu’elle déborde, « peut constituer
un péril social ». D’où la nécessité, pour que l’École canalise l’énergie
au lieu de favoriser son dévoiement, d’intégrer la pratique sportive aux
cours, sans que celle-ci prenne la forme insidieuse de « l’exercice à la
prussienne 14 ».
En 1902, année de la grande réforme scolaire, Maurras se souvient
que, dans la cinquantième leçon (1839) du Cours de philosophie positive,
son maître Auguste Comte, répartissant les qualités humaines, attribuait
l’intelligence rationnelle aux hommes, et aux femmes la mission de la
tempérer. Un partage naturalisant commandé, à ce moment de l’évolution
comtienne, par la double nécessité de se démarquer du fouriérisme et
du saint-simonisme, et de se protéger de la concurrence des femmes 15.
Fort de cette caution, Maurras oppose un positivisme pratique au ratio-
nalisme solipsiste des Lumières, cette raison en désaccord « avec les
lois physiques de la réalité » autant qu’avec « les lois logiques de la
pensée ». Il se plaît à citer une déclaration de 1826, où Comte affirme
que « ni l’individu, ni l’espèce ne sont destinés à consumer leur vie dans
une activité stérilement raisonneuse, en dissertant continuellement sur
la conduite qu’ils doivent tenir ». À la condamnation de la « pédanto-
cratie » et de la « dégénération académique » 16 s’adjoint chez Maurras un
préjugé antidémocratique. Sans céder à l’exaltation d’un fonds instinctif,
par répugnance envers le populisme barrésien, Maurras dresse donc
contre la raison abstraite une intelligence qui prendrait en compte les
nécessités vitales ; une intelligence réservée, au contraire de la raison
jacobine, née de ce cartésianisme qui, en expliquant le monde, l’a rendu
accessible à la masse :

Il est aisé de montrer que rien au monde ne résiste à une analyse un


peu vive de la raison ! écrit-il. […] Manger, boire, dormir : quoi de
plus ridicule ? Quoi de plus insensé ? Ce sont des actes déraisonnables,
mais nécessaires et exigés par l’instinct de conservation. Qui voudrait
interdire de bouger, sous prétexte que la philosophie n’a encore donné
aucune théorie acceptable du mouvement 17 ?

La doctrine maurrassienne soutient un ordre à la fois politique et


esthétique, incarné par le nationalisme monarchiste. Cette monarchie

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116 La haine des clercs

n’est pas de droit divin. Pour l’agnostique Maurras, la religion est un


principe organisateur, mais elle ne peut remplacer la science. C’est bien
la raison qui commande à l’« empirisme organisateur », concept parfois
mal compris, que Maurras clarifie une dernière fois avant sa mort, dans
une longue lettre qui explicite ce qui sépare le rationalisme d’Action
française des anti-intellectualismes fondés sur le « pragmatisme », l’intui-
tionnisme bergsonien, l’inconscient barrésien, ou l’action blondélienne 18 :

Ma brochure initiale, parue en 1898 et sur laquelle s’accordèrent mes


premiers amis, porte en épigraphe la sentence d’Anaxagore : « Toutes
choses étaient confuses et l’intelligence est venue les organiser. » Cette
devise-drapeau suffit à nous distinguer de tous les pascaliens, bergsoniens,
blondéliens, jamistes et néo-criticistes de l’univers. Pour sortir du chaos
moral, il faut rétablir l’ordre mental ; à plus forte raison, sans l’intel-
ligence, ne peut-on débrouiller le chaos social. […] Oui, c’est l’ordre
thomiste. Je ne suis pas sûr que ce soit le thomisme de M. Maritain, qui
a beaucoup évolué depuis un quart de siècle, et non pas à son avantage.
C’est aussi l’ordre d’une quaedam perennis philosophia qui nous vient
d’Aristote, de Platon, de Socrate et de leurs devanciers. Pour l’amour de
ce magistère de l’intelligence, nous avons contredit un maître qui nous
était très cher et très ami, Maurice Barrès quand il s’écriait : « Quelle
petite chose que l’intelligence à la surface de nous-mêmes. » Mais nous
n’oubliions pas le mot-clé d’Auguste Comte sur la raison qui doit être
« le ministre du cœur et jamais son esclave ». Ce nom de cœur joue chez
Comte le même rôle que tient chez nous le mot d’organisateur, ajouté
à empirisme. […] Un empirisme qui ne recevrait pas cette impulsion et
cette direction de bonne volonté irait n’importe où, ferait n’importe quoi,
indifféremment apte au bien et au mal, notamment et très logiquement à
la désorganisation. […] Mais […] pourquoi, si nous reconnaissions ainsi
les Principes, pourquoi cet empirisme plutôt que la déduction pure et
simple des Principes une fois posés ? – Pour cette raison pratique, mais
très forte, que la déduction est une machine délicate, difficile à manier,
et ainsi pleine de périls. […] M. Taine ne voulait pas que l’on fît de
déduction dans les sciences de la vie. Il exagérait. Auguste Comte a fait
beaucoup de déductions très heureuses, grâce à la droiture de son esprit
et aux précautions dont son génie audacieux savait s’entourer. Il est des
sciences morales, comme le Droit, dont l’anarchisme criard et l’anarchie
patente révèlent un emploi inconsidéré de l’instrument déductif, – ce
qui ne l’empêche pas de subir, par un légitime retour, les effets de sa
maladresse et de son ignorance quand il lui arrive de vouloir user de
l’induction. La philosophie dite des Droits de l’Homme, si peu française

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Dissiper les nuées 117

et si peu cartésienne, quoi qu’on ait dit, tire ses principaux défauts et
ses erreurs les plus volumineuses des impropriétés et des inaptitudes de
cet outil dangereux. Au contraire, l’interprétation des faits par l’expé-
rience, l’observation et l’analyse a des vertus solides et, comme disent
les artilleurs, rustiques, qui la défendent des aspérités du chemin 19.

Le nationalisme maurrassien est fondé sur un imaginaire tempéra-


mental presque communément accepté : vertu virile, sanguine, il prendrait
la forme d’une progression rayonnante. Maurras, Provençal qui s’est
bâti une réputation comme critique dans les petites revues de l’époque
symboliste et dans les organes de la science sociale naissante, y a observé
la racialisation du débat sur la faillite des élites républicaines. Ce débat
mobilise l’imaginaire des nuées adopté par Aristophane dans sa pièce,
où l’idéologie terrienne de Maurras trouve une expression esthétique :
seule l’Action française, forte d’un rationalisme solaire et d’un classi-
cisme respectueux des valeurs nationales, peut fendre l’épais brouillard
démocratique, représenté en littérature par des manifestations indivi-
dualistes – notamment chez les romantiques. Plus que nulle autre, la
production féminine porterait les stigmates de ce désordre, parce qu’elle
se concentrerait sur la description des émois intérieurs, privilégiant la
beauté des mots sur la composition, l’artifice sur le fond, le détail sur
la structure. Dans ce goût pernicieux, Maurras décèle un symptôme :
l’attrait « névro[tique] de la sensation ». Cette médicalisation de l’analyse
lui permet de rapprocher opportunément les pathologies de la femme
et de l’artiste républicain. Sa complexion et son caractère bien trempé
n’épargnent pas même Victor Hugo, que Maurras convertit en simple
réceptacle : avec la passivité de la femelle qui accueille le mâle, « [sa
nature] sentit, elle reçut, plus qu’elle ne créa ».
Si l’artiste républicain est femme, l’artiste républicaine, supposément
dénaturée, est une lesbienne, à l’image de Renée Vivien ou de Lucie
Delarue-Mardrus, et une étrangère. La première, fille d’une Américaine
et d’un Britannique, s’écarte selon Maurras de l’ordre classique, bien
qu’elle « resserre en un français incisif et déterminé le corps de ses nuées
immenses ». Que Brumes de Fjords (1902), recueil de poèmes en prose,
soit en partie « tradui[t] du norvégien » ne doit pas étonner, puisque la
poétesse est « pétrie de races différentes, née de climats aussi divers que
le Sud et le Nord ». Quant à la seconde, son attachement régionaliste ne
suffit pas à faire oublier qu’après s’être adonnée à la poésie décadentiste,
confirmant son goût pour « les plus abstraits et les plus abscons d’entre

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118 La haine des clercs

les derniers romantiques français ou belges, norvégiens ou russes » 20,


elle a épousé un orientaliste.
Dans l’entre-deux-guerres, Maurras – déplaçant le lieu commun
romantique faisant de l’écrivain le « prince de la pensée 21 » – intitulera
Les Princes des nuées le volume où il rassemble les flèches lancées dès
1900 contre les intellectuels et les politiciens asservis à l’idéalisme,
qu’il assimile à une idéologie allemande ou juive. Percer les nuées, c’est
choisir la polémique contre la rhétorique, qui est « l’appareil du profes-
sorat 22 ». Tout porte à croire que ces articles conditionnent l’adoption
de l’imaginaire des nuées par les collaborateurs du journal L’Action
française, mais aussi ceux des organes amis, comme La Revue critique
des idées et des livres (où Pierre Gilbert tient la rubrique « Les Nuées »
à partir de 1908). Largement diffusé, cet imaginaire contribue à faire
de l’intellectuel un étranger de l’intérieur.
Malgré les réserves que lui inspire l’anarchisme, Maurras se réclame
de Proudhon 23, chantre comme lui d’une décentralisation qui permet-
trait de renouveler les élites par la suppression des intellectuels d’État
et autres bureaucrates, tout en les ancrant dans le pays réel plutôt que
dans celui, abstrait, du pays légal. Ainsi détourné, Proudhon peut servir
l’anti-intellectualisme d’un temps qui n’est plus le sien. Des bribes de
discours – tels extraits de La Justice dans la Révolution et dans l’Église
passés à la postérité sous le titre Les Femmelins, parce que le Bisontin y
dévirilise les maîtres romantiques, ou de Solution du problème social,
qui dénonce dans le suffrage universel un instrument factice de repré-
sentation, incapable d’assurer la souveraineté réelle du peuple – happent
les lecteurs hostiles aux philosophes du xviiie siècle. Car, en dépit de
l’admiration de Proudhon pour les Lumières, la frange conservatrice de
ses lecteurs ne tient compte que des mauvais procès intentés à Rousseau
pour son éloge de l’état de nature et pour le contrat social, où le citoyen
sacrifierait sa souveraineté. Rousseau fait figure de victime expiatoire,
alors qu’à bien des égards il pourrait être rapproché de l’antiphilosophie,
voire de l’anti-intellectualisme 24.
Le centenaire de Proudhon (1909) coïncide avec les dix ans de
l’Action française, qui avait consacré au philosophe une partie des cours
dispensés par son Institut. Parce que la jeunesse camelote ne partage
plus, en majorité, la méfiance que certains éléments de l’approche
proudhonienne inspiraient encore à Maurras, Henri Lagrange, tout
juste sorti de l’adolescence, peut fonder une société de pensée sous
son patronage providentiel. Lorsque le Cercle Proudhon s’adjoint une

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Dissiper les nuées 119

collection, Les Femmelins est placé en tête 25, nanti d’une introduction


où Lagrange fait de l’Action française la digne héritière de Proudhon,
accréditant au passage un antiromantisme 26 mâtiné de germanophobie.
Cette réédition vient à point nommé, alors que les troupes d’Action
française interrompent les cérémonies organisées en Sorbonne, puis au
Panthéon (25 et 30 juin 1912) pour le bicentenaire de la naissance d’un
fils de la République prénommé Jean-Jacques.
En janvier 1913, la parution des Femmelins est annoncée à la une
du quotidien L’Action française par Henri Vaugeois. Venu au nationa-
lisme après avoir participé à L’Art et la Vie et fréquenté les fourriers du
dreyfusisme, ce professeur de philosophie a renoncé à l’enseignement
en même temps qu’au républicanisme. Fin 1900, il annonçait ainsi au
Conseil supérieur de l’Instruction publique ne pas vouloir regagner
son poste, en protestation aux liens que l’Université entretenait avec
le pouvoir 27. Des Femmelins, Vaugeois retient significativement le
passage que Proudhon consacre à George Sand. Il lui permet d’ériger son
auteur en bon Français respectant, malgré ses velléités révolutionnaires,
« l’ordre ancien et normal de notre société, […] où l’autorité appartient
à l’élément mâle, au père, et l’obéissance à la faiblesse féminine 28 ».
Les écrits d’Édouard Berth 29, passé par le Cercle Proudhon, perpé-
tuent l’hostilité aux femmelins. Dans Les Méfaits des intellectuels (1914),
pour mieux présenter l’intellectuel comme une « courtisane-née » tribu-
taire de la force virile, Berth s’appuie sur un syllogisme, pied de nez aux
rhéteurs : l’intelligence est femme ; la femme est servile ; donc l’intelli-
gence est servile. La société industrielle, qui favorise « un libre-échange
universel » et un opportunisme grandissant, s’apparente à une pornocratie
où l’intellectuel, prêt à faire argent de tout, règne en maître. La faute au
siècle des Lumières, qui a accouché de jumeaux monstrueux : l’Encyclo-
pédie et la littérature libertine. Encore son public était-il réduit… Mais
depuis la Restauration, c’est lui qui confère désormais une légitimité
aux intellectuels. Berth ne partage ni le nationalisme d’Action française
ni son idée que la démocratie affaiblit l’État (au contraire, pour lui, ce
régime bourgeois consacre la toute-puissance de l’État bureaucratique).
Le théoricien du syndicalisme révolutionnaire se reconnaît toutefois
dans sa critique de l’individualisme, au cœur de la « culture sociologico-
scientifico-ficharde » qui chasse l’« ancienne culture christiano-classique » 30.
Il entrevoit en outre dans la monarchie un régulateur du pouvoir étatique,
et donc des velléités politiciennes et intellectuelles. Il partage enfin avec
l’Action française un désir d’incarnation qu’exprimait déjà, en pleine

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120 La haine des clercs

crise de la « Nouvelle Sorbonne », l’article où il faisait le procès de


l’intellectuel démocrate 31.

Le choc des cultures

Quand cet article paraît dans La Revue critique des idées et des
livres – l’organe littéraire de l’Action française –, Berth s’est éloigné du
Mouvement socialiste, pour lequel il a recensé les revues allemandes.
L’anti-intellectualisme de ce provincial brillant, qui lit Nietzsche et
Marx dans le texte, puise aux mêmes sources que Sorel, mais s’en saisit
sans médiation, avec une ardeur polémique exacerbée. Ayant renoncé
à préparer l’agrégation, Berth candidate à l’Assistance publique, qu’il
ne quittera plus. Travailler à la fondation Galignani, qui accueillait des
artistes et des écrivains dans le besoin, a-t-il conforté dans son esprit le
rapprochement entre intellectualisme et décadence ? L’égarement de Rome
et de Byzance, qui crurent à la suprématie de l’intelligence, nourrit en
tout cas chez lui une vision crépusculaire de la société contemporaine. La
démocratie – abstraction suprême – ne peut satisfaire le peuple de chair
et de sang, quoi qu’en disent ceux qu’on charge d’entretenir l’illusion,
ces « marchands », ces « intellectuels » et ces « politiciens » dont Berth
dénonce l’horrible commerce dans une série d’articles qui constitue une
de ses premières contributions notables 32. Mesurant l’Histoire à l’aune
de l’évolution économique, l’auteur voit dans le syndicalisme révolu-
tionnaire le moyen de refonder une société humaine sur la production,
en créant du lien là où les échanges individuels ont atomisé la commu-
nauté. C’est pourquoi Berth combat la démocratie parlementaire, dont
l’idéologie conciliatrice jugule la lutte des classes alors que la France,
pays fortement centralisé, pourrait enfanter une vaste grève générale…
Sans verser dans le bellicisme en vogue (la lutte des classes prime sur
les hostilités nationales), Berth développe donc une pensée martiale.
S’appuyant sur Proudhon, qui voyait dans le travail un équivalent de la
guerre, il fait du producteur, seule force historique capable de favoriser
l’émergence d’une société morale – c’est-à-dire libérée de l’activité
parasitaire – la clef de voûte de son socialisme révolutionnaire.
Il en expose les fondements dans l’article d’avril 1911 où il répond au
philosophe républicain Georges Guy-Grand. À la faveur d’un jeu d’oppo-
sitions, Berth renverse une série de préjugés : Proudhon et ses disciples
ne sont pas des « pragmatistes », comme le prétend Guy-Grand, mais des

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Dissiper les nuées 121

« réaliste[s] » qui font de la « métaphysique » un moyen d’incarnation


de la collectivité sociale ; c’est au contraire le « positivisme » asséchant
des démocrates qu’on pourrait taxer de pragmatisme. Ainsi ont-ils
mis l’École au service de leurs intérêts : à travers Socrate, Descartes
et l’Encyclopédie, ils promeuvent dans les classes un savoir orienté,
qui n’a pas de commune mesure avec la véritable culture. Face à ce
savoir « intellectualis[t]e » et idéalisant, fondé sur une « Raison déifiée »,
Berth dresse le « rationalisme classique » de Pascal et de Maurras, qui
« ne reconnaît à la raison qu’un rôle de contrôle et de direction, non
de création ». C’est sur cette base qu’il espère établir une « culture des
producteurs » 33 associant activités manuelles et intellectuelles, comme
le souhaitait Proudhon.
Au tournant du siècle, l’anti-intellectualisme proudhonien favorise en
effet les projections : certains démocrates républicains comme certains
monarchistes comptent réclamer aux anarchistes et aux syndicalistes
révolutionnaires leur part de l’héritage. Sous ce conflit de tradition,
des stratégies de capitalisation politique autorisent toutes les capta-
tions, tous les recentrages, encouragent l’ostentation. Aussi hommages
de circonstance, mentions et citations ne reflètent-ils pas nécessai-
rement une connaissance approfondie des corpus. Dans le spectacle des
références, l’homme éclipse l’œuvre – longtemps méconnue, incomprise,
escamotée ou trahie ; le personnage que Proudhon s’est façonné sert de
part et d’autre les entreprises de légitimation d’individus « ou de groupes
qui se tiennent en marge de la conquête et de l’exercice du pouvoir ».
La filiation s’opère souvent sur un mode « plus synthétique et intuitif
qu’analytique 34 ». C’est en vertu d’une sélection et d’une expurgation de
ses textes que Proudhon peut incarner le bretteur, l’individualiste, l’anti-
conformiste, et même le moraliste et le patriote français. En Proudhon,
le polémiste plaît tout autant aux anti-intellectualistes que l’antiroman-
tique et l’antidémocrate. La tonalité polémique de son œuvre explique
d’ailleurs en partie sa réception paradoxale. Négligeant de replacer
les prises de position proudhoniennes dans le contexte polémique qui les
commandait, la postérité a ainsi accentué le caractère antisystématique
d’une œuvre qui se dit d’inspiration et d’ambition populaires, refuse
toute assignation à un parti, répudie dogmes et systèmes, mais ne propose
pas moins une morale.
Du vivant de Proudhon, le journal donne à cette morale une visibilité
qui rend difficile toute concurrence ; ramassée dans des articles et des
brochures qui circulent aisément, elle se trouve cependant réduite à la

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122 La haine des clercs

série d’idées-forces qui fournit à l’anti-intellectualisme sa grammaire :


goût de la polémique, refus des systèmes, antiétatisme, antiparlemen-
tarisme, exaltation des travailleurs manuels, diabolisation des cercles
intellectuels. Cette simplification de l’œuvre s’accompagne d’une mythi-
fication de la figure proudhonienne, qui relègue un peu plus les textes.
Promu autodidacte, au mépris de la réalité, Proudhon devient une figure
tutélaire dont se réclament nombre d’opposants à la démocratie parle-
mentaire, aussi bien chez les anarchistes et les syndicalistes de combat
que chez les Camelots du Roi. Jugée peu contraignante du point de vue
doctrinal, la référence proudhonienne peut ainsi servir les prétentions
anti-intellectualistes les plus variées. Associée à d’autres (Marx, Sorel,
Bergson, notamment), elle participe d’une vulgate anti-intellectualiste
qui imprègne le mouvement ouvrier au moins jusque dans l’entre-deux-
guerres ; parce qu’elle synthétise divers mouvements de réaction (au
parlementarisme, au romantisme, à un supposé « capitalisme juif »), elle
séduit également les franges les plus conservatrices 35.
C’est via Proudhon que Berth se rapproche de l’Action française, dont
il partage l’anti-intellectualisme et la volonté de recréer une commu-
nauté sociale organique. Au printemps 1911, quand germe le projet
d’un Cercle Proudhon qui réunisse des monarchistes et des syndica-
listes révolutionnaires, Sorel, échaudé par la faillite de La Cité française,
déconseille à Berth de s’y engager. Il craint que cette société de pensée,
qui a pour vocation de fédérer les opposants à la démocratie libérale,
n’honore pas le patronage dont elle se targue. Que l’initiative émane
de l’Action française l’inquiète particulièrement, dans la mesure où
cette dernière « subordonn[e] tout à la politique, entendue au seul plan
scolastique de forme de gouvernement ». « [J]e redoute, écrit alors Sorel
à son protégé, qu’elle ne contribue à rendre les jeunes gens moins aptes
à comprendre Proudhon, parce que pour entendre celui-ci il faut faire
abstraction de tous projets politiques 36. » Berth, qui place Proudhon
devant Marx, Nietzsche et Bergson – ses autres sources d’inspiration –,
intègre tout de même le Cercle. Sorel s’y trouve associé malgré lui.
Après avoir consacré sa première salve de conférences à Proudhon,
le Cercle propose en effet, le 14 février 1912, une communication
intitulée « La philosophie de Georges Sorel », où Gilbert Maire vante
l’«  anti­­intellectualisme 37 » de ce dernier. Il récidive le 27 mai suivant,
au Café de Flore : en l’absence de Sorel, Berth anime l’hommage à son
mentor, dont ses camarades Valois et Lagrange font une seconde figure
tutélaire 38. C’est le Sorel antidémocrate et anti-intellectualiste qui est

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Dissiper les nuées 123

salué par la jeune génération (Berth et Valois ont la trentaine ; Lagrange


seulement dix-huit ans).
Quoiqu’il défie l’« industrie des intellectuels, des traîtres et des politi-
ciens » comme celle des « syndicalistes de bibliothèque » 39, le Cercle
Proudhon se fixe une mission « scientifique » orientée vers l’« action » :
« Nous sommes passionnés de connaissance, écrit Valois dans le numéro
inaugural, mais nous ne sommes pas des contemplateurs […], nous ne
sommes ni gens de salon, ni gens de cabinet. […] Nous connaissons,
non par les livres, mais par l’expérience personnelle […] » ; nous « ne
sommes ni des politiciens ni des fabricants de livres […] » 40. La caution
proudhonienne doit attester cette ligne. Caution inestimable : non
seulement elle inscrit dans une tradition la fragile entreprise (le Cercle,
qui ne vit que trois ans, n’attire pas les foules), mais, en justifiant son
anti-intellectualisme, elle légitime sa prétention à s’adresser au peuple.
Il fallait abolir symboliquement les « intermédiaires 41 » pour qu’on ne
puisse reprocher au groupe de céder à « cette forme hypocrite de l’action
politique qu’est l’action dite populaire », alors qu’elle consiste à « préparer
des intellectuels à l’exploitation des passions ouvrières ». Loin du
paternalisme socialiste, le Cercle affirme donc produire une analyse
économique vouée à l’émancipation du prolétariat. Analyse écono-
mique, et non intellectuelle. La nuance est de taille car, chez quelqu’un
comme Georges Valois, elle délimite les territoires respectifs du syndi-
calisme et de l’anarchisme. Pour discréditer l’anarchisme, que d’aucuns
présentent comme le noyau et la force vive du syndicalisme, le natio-
naliste Valois le rattachera à la démocratie, assimilant les anarchistes
aux intellectuels, et les jugeant étrangers aux préoccupations fondamen-
tales du prolétariat. Le crédit qu’ils accordent à l’art et à la littérature
procéderait ainsi du fait qu’ils « ont quitté leur milieu social naturel pour
ne point subir le joug économique, et […] ont vécu hors classe, dans un
état intermédiaire entre le travail régulier et ce que nous appelons la vie
de bohême [sic] 42 ». On comprend mieux quels enjeux recouvre impli-
citement la référence à Proudhon – pourtant souvent considéré comme
le père de l’anarchisme –, lorsque Valois fonde le Cercle placé sous
ses auspices. Dans la contribution où il justifie ce patronage, il évoque
d’ailleurs le discours qu’il a présenté au Congrès d’Action française en
décembre 1911. Aux ligueurs, il lance un mot d’ordre qui écarte à la
fois les socialistes, les anarchistes et le syndicalisme révolutionnaire :
« Détruisez le prestige des intellectuels » ! Partout filtrerait l’« idéologie
du Saint-Synode sorbonnique » 43, à la faveur d’un noyautage occulte que

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124 La haine des clercs

soutiendraient la police gouvernementale, la haute finance et l’étranger.


Le prolétariat instrumentalisé verrait donc sa cause bafouée par ceux qui
prétendent la défendre. En se posant en « patriotes » engagés dans une
lutte commune plutôt qu’en représentants des prolétaires, les ligueurs
d’Action française peuvent tirer leur épingle du jeu, et mettre le syndi-
calisme au service de la restauration monarchique.
Entre août 1910 et juillet 1911, la « Nouvelle Sorbonne » supplante
l’ancien « parti intellectuel ». Autour de cette entité aussi fantasmatique
que la précédente se noue une crise qui perpétue à une moindre échelle
les pratiques anti-intellectualistes qu’avait accréditées l’affaire Dreyfus.
Tout en confirmant l’efficacité des armes alors aiguisées, l’événement
déplace sur le terrain de la culture – spécifiquement de l’éducation – les
tensions qui entourent la définition de la communauté nationale. Car la
notion de culture est au cœur d’un conflit d’autorité entre la France et
l’Allemagne, qu’accentue la nationalisation des disciplines savantes
et des canons littéraires. Aux temps du combisme et de la séparation
des Églises et de l’État, des arguments patriotiques se substituent donc
aux arguments confessionnels jadis avancés en faveur de l’enseignement
classique ; à travers les débats qui entourent la « question du latin », puis
celle – moins élitiste – du « français », c’est bien la place de la jeunesse
en démocratie qu’interrogent monarchistes et républicains.
Aux polarisations héritées de l’Affaire se superposent alors des
partages subtils : si Gustave Lanson, Ernest Lavisse, Alphonse Aulard,
Charles-Victor Langlois, Charles Seignobos et Émile Durkheim sont
accusés d’avoir profité de la victoire politique du dreyfusisme pour
introduire des méthodes scientifiques importées d’Allemagne via les
séminaires spécialisés qu’ils animent, tous leurs camarades dreyfusards
ne les soutiennent pas. Alors qu’ils s’efforcent de moderniser l’ensei-
gnement supérieur, comme les différents gouvernements républicains
y engagent depuis 1870, ces professeurs se heurtent à l’hostilité de
tous ceux qui identifient la réduction des Humanités à une régression
de la culture. Leur action pédagogique, pourtant marginale, rencontre
l’inquiétude d’une part des élites face à différentes mesures suscep-
tibles de dénaturer le système scolaire 44 : décrets de 1902 entamant la
part du latin et du grec dans le second degré, suppression de l’épreuve
de langue latine et de la dissertation française dans les licences litté-
raires cinq ans plus tard. Fin avril 1910, l’ouverture de la Sorbonne à des
« primaires » nourris de culture républicaine et n’ayant jamais appris de
langue ancienne enfonce le clou. En entérinant cette mesure, le ministère

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Dissiper les nuées 125

dévalue l’enseignement secondaire, majoritairement réservé aux fils


de bonne famille. D’aucuns y voient l’illustration du monopole bâti
par un petit groupe d’universitaires fonctionnaires qui, non contents de
rédiger les manuels destinés au second degré, y placeraient les étudiants
qu’ils ont formés, et travailleraient à rapprocher le supérieur des autres
niveaux. Que Lavisse et Lanson aient participé à la réforme de 1902
conforte la théorie du complot.
Mais les mécontents ne constituent pas un front unifié, et « il y a parfois
plus de distance entre deux adversaires de la Sorbonne qu’entre tel de
ses adversaires et tel de ses défenseurs 45 ». Sous la variété des discours
perce une critique de la conception gouvernementale de la démocratie.
Appliquée à l’enseignement, cette critique suit diverses orientations :
quand les maurrassiens remettent globalement en cause le modèle scolaire
républicain, certains membres de la Ligue pour la culture française ne
rejettent que la méritocratie ; la germanophobie, qui soutient chez Pierre
Lasserre le refus de l’égalitarisme, accompagne au contraire le « commu-
nisme de l’enseignement 46 » que Péguy appelle de ses vœux.
Du 23 juillet au 31 décembre 1910, une quinzaine d’articles signés
Agathon circonscrivent l’adversaire dans une métonymie : la « Nouvelle
Sorbonne 47 ». Le pseudonyme martial d’Agathon cache deux jeunes
bourgeois soucieux de maintenir leurs prérogatives : l’accès à la culture
comme garantie d’appartenance à une élite qui se réserve les postes
de pouvoir. Or, en promouvant dans les facultés de lettres – lieu de
formation privilégié de l’« honnête homme » – des techniques accessibles à
tous, les « sorbonnards » mettraient en péril la suprématie bourgeoise.
Cette dernière se pare d’un discours idéaliste où le désintéressement,
le jugement et la synthèse s’opposent au prétendu utilitarisme des
pédagogues qui font de la documentation historique le préalable à toute
étude.
Les trajectoires personnelles des journalistes qui se font appeler
Agathon expliquent en partie ce sursaut de classe : Alfred de Tarde (1880-
1925) est un juriste qui se dit attaché à une conception morale de la
démocratie ; fils en mal de particule du sociologue Gabriel Tarde, il n’a
pas oublié la controverse qui a opposé son père à Émile Durkheim. Quant
à Henri Massis (1886-1970), les méthodes positives ne l’ont pas toujours
rebuté ; le travail qu’il a consacré aux manuscrits de L’Assommoir alors
qu’il étudiait les lettres en Sorbonne a même été remarqué par Gustave
Lanson. Mais, après avoir songé à se faire romancier, Massis, lecteur de
Bergson et de Péguy, s’est orienté vers la presse. Avec Alfred de Tarde,

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126 La haine des clercs

il a donné au journal L’Éclair quelques « Portraits de Sorbonne 48 » puis a


développé dans L’Opinion les idées qu’avaient fait éclore les cours d’un
admirateur de Charles Maurras, Pierre Lasserre (1867-1930). En lieu
et place du poste que lui interdit une thèse sur l’individualisme roman-
tique comme ferment révolutionnaire, cet agrégé de philosophie s’est
vu offrir une tribune à l’Institut d’Action française, sorte de contre-uni-
versité depuis laquelle le mouvement espère lancer une offensive cultu-
relle, faute de progresser aux élections. Il y avait exposé entre 1907
et 1909, devant un parterre composé de nombreux étudiants, les idées
que condense M. Alfred Croiset historien de la démocratie athénienne
(1909).
Plus modérés que Lasserre, dont l’anti-intellectualisme est fortement
teinté d’antisémitisme, d’antiprotestantisme 49 et de xénophobie, Tarde et
Massis souhaitent néanmoins raccorder les tempéraments et les méthodes
afin que soit proposé un enseignement conforme au « caractère national »
français. Lorsqu’ils réunissent leurs articles dans L’Esprit de la Nouvelle
Sorbonne, une préface inédite engage les étudiants à blâmer les profes-
seurs qui leur présenteraient des méthodes importées ; la conclusion peint
l’université parisienne en moderne Babel, alors même qu’elle accueille
un pourcentage d’étrangers relativement faible (sur 17 510 étudiants
inscrits pour l’année 1910-1911, seuls 3 171 ne possédent pas la natio-
nalité française 50).
La stigmatisation des enseignants ayant séjourné outre-Rhin aboutit à
la mise en accusation de plusieurs disciplines telles que la philologie, la
pédagogie et la sociologie, qui ne compte que quatre professeurs en 1910.
Science réputée étrangère, philodémocratique pour les uns, faussement
démocratique pour les autres, cette jeune discipline reconfigure radica-
lement le paysage universitaire, puisqu’elle s’adresse à un auditoire
varié, et investit dans les facultés de lettres un espace alors conjoin-
tement occupé par des historiens, des géographes, des philosophes, des
psychologues, des économistes – espace en partie unifié par la culture
commune des Humanités 51.
Depuis l’affaire Dreyfus, un intellectuel incarne l’irrésistible ascension
de la sociologie, jadis boudée par les progressistes eux-mêmes : le socio-
logue Émile Durkheim. Si l’hostilité de tous ceux qui s’en prennent à la
nouvelle culture universitaire converge vers lui, c’est notamment parce
que ce fils de rabbin a été formé en Allemagne. Qu’importe qu’il s’évertue
à promouvoir une science dont un supposé « génie » français – rationa-
lisme, anticonservatisme – doit soutenir l’épanouissement, ou que, dès

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Dissiper les nuées 127

le moment où la sociologie française conquiert son autonomie, il ne


lui prête plus que des racines françaises 52 ; ses détracteurs l’accusent
de vouloir convertir la sociologie en religion laïque. Le lexique de
la conquête n’est pas seul emprunté au discours antisémite ; venu de la
philosophie, passé tardivement au dreyfusisme, Durkheim représente
pour ses ennemis le type de l’accapareur, du collationneur qui amasse
plutôt qu’il ne compose, et qui bouleverse les partages disciplinaires.
Il incarne aussi le type du prosélyte : titulaire d’une chaire de pédagogie,
il a toute latitude pour embrigader la jeunesse. Son œuvre imprimé consa-
crerait l’action menée dans les amphithéâtres (chose inédite, le cours
de pédagogie pris en charge par Durkheim est imposé à l’ensemble
des étudiants de la Faculté des lettres de Paris, quelle que soit leur
discipline principale). Agathon comme Lasserre relient sa vocation et
sa pratique de sociologue à ses origines juives. L’un prétend Durkheim
asservi à un « être vague, monstrueux, tyrannique, incompréhensible
et farouche comme le dieu des Juifs, l’Être social 53 » ; l’autre, raillant
l’intérêt que porte la sociologie aux sociétés dites primitives, en fait
une science « totémique » mettant en péril la culture même. Quand il ne
déclare pas tout de go que l’œuvre durkheimienne, imprégnée du « natio-
nalisme d’Israël », « affirm[e] la supériorité intellectuelle de sa race »,
Lasserre définit insidieusement la sociologie comme une « science touche-
à-tout », « digne d’absorber dans son sein, de mouler à sa forme et de
colorer de sa couleur tout l’ensemble des sciences dites “morales” » 54.

Dans les deux décennies qui suivent l’affaire Dreyfus, qu’ils souhaitent
le retour à l’ordre monarchique ou l’avènement d’une société révolu-
tionnaire, les tenants de la culture classique répudient violemment la
nature, le sentiment et l’instinct tenus pour des qualités féminines. Cet
apparent paradoxe est pourtant formulé au nom de la raison. Comment
ceux qui perpétuent la condamnation proudhonienne des intellec-
tuelles et la dévirilisation de leurs collègues masculins auraient-ils pu,
sinon, préserver leurs prérogatives avec celles – surannées – de « l’honnête
homme » ?

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Chapitre cinq

Action directe

Après des mois de cavale, les survivants de la bande à Bonnot compa-


raissent devant le juge. La presse, qui a accompagné leur traque, les
présente comme des déclassés auxquels une formation superficielle ou
inadaptée n’a pas permis d’assimiler correctement les livres dont ils se
réclament. Reprenant un lieu commun véhiculé depuis la Commune,
L’Écho de Paris affiche en première page la supposée arrogance des
anarchistes André Soudy, Édouard Carouy et Raymond Callemin,
qui osent causer philosophie, sociologie et économie politique sans
avoir d’autre bagage que celui qu’ils se sont constitué en autodi-
dactes. L’occasion d’incriminer les réunions publiques où, sous le
prétexte d’éducation populaire, le savoir serait réduit à des formules de
propagande 1.
En attisant les frustrations sociales, la culture susciterait une violence
qui, comme par retour de flamme, la prendrait justement pour cible.
Raymond Callemin, qu’on appelait « face à lunettes » avant de le
surnommer Raymond-la-Science, incarne alors ce paradoxe : lui qui
a atteint l’enseignement secondaire (il aurait étudié jusqu’à l’âge de
seize ans) ne règle-t-il pas son existence sur des principes scientifiques ?
La crainte d’un déclassement par le haut témoigne de la méfiance
qu’éveillent les critiques anarchistes des formes d’autorité promues
par l’institution scolaire. Plutôt que d’attendre un hypothétique Grand
Soir, une partie des militants mise en effet sur l’éducation, dans laquelle
ils entrevoient un moyen immédiat d’émancipation. Les individua-
listes promeuvent ainsi des pédagogies alternatives fondées sur des
structures (écoles libertaires mixtes), des supports (manuels spéci-
fiques) et des méthodes propres (pédagogie active), à l’exemple de
celles que Paul Robin, Francisco Ferrer et Sébastien Faure ont respec-
tivement éprouvées à Cempuis (1880-1894), Barcelone (1901-1906) et
Rambouillet (1904-1917).

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130 La haine des clercs

L’individu à la tribune

S’ils songent d’abord à l’enfant, première victime de la culture


imposée, mais plus aisément affranchissable que les adultes, les anarchistes
n’oublient pas qu’il revient à ces derniers de former les générations
futures. Dès sa création, en 1905, l’hebdomadaire L’anarchie – sans
majuscule, car ses animateurs se méfient des essences – indique donc
à ceux que l’École a souvent laissés en marge un moyen de transfor-
mation directe de soi. À la philosophie abstraite dispensée par les
élites, ce quatre pages oppose une éducation pratique. Principal organe
du mouvement individualiste, tirant entre 4 000 et 6 000 exemplaires
distribués dans toute la France, L’anarchie offre à l’anti-intellectualisme
une tribune qu’investissent des individus des deux sexes, couramment
issus de milieux populaires. Rédactrices et rédacteurs saluent l’apport
proudhonien, mais ne s’en réclament pas spécifiquement 2 (les indivi-
dualistes ne fondent pas leurs espoirs sur le travail), et s’ils reprennent
les attaques que d’autres périodiques anarchistes – Le Révolté, L’Avant-
garde cosmopolite ou Le Père Peinard – ont formulées contre les rhéteurs
et les professeurs 3, ils actualisent le projet révolutionnaire en l’articulant
à une vaste entreprise de rationalisation des mœurs. La raison soutient
donc l’ensemble des activités quotidiennes.
Par l’hygiène, le sport et l’expérience, les contributeurs de L’anarchie
espèrent façonner une intelligence en actes, dans le respect des singula-
rités, et ainsi transformer les mentalités. Le journal, fondé sur le principe
de la libre contradiction, donne la parole à tous ceux qui souhaitent et
peuvent s’en saisir : la plupart n’ont reçu qu’une instruction rudimen-
taire, qu’ils se sont efforcés de compléter en autodidactes ; mais, parmi
ceux qui participent le plus volontiers au débat, on recense des profes-
sionnels du livre (correcteurs, typographes), des institutrices, des savants
amateurs. Ils se collettent à propos de l’utilité de l’art, du monopole de
l’enseignement ou de la définition de l’homme total… Tous ne dénoncent
pas le personnel intellectuel avec véhémence ; tous n’entretiennent pas
le même rapport à l’école ou au savoir livresque. Les pseudonymes
mobilisés – ici « Cancrus », là « Le liseur » – illustrent cette absence
de consensus. Qu’écrivains et artistes invoquent la prolixité, l’inutile,
l’artifice 4 tout en faisant de cet argument un instrument de profit, ou
qu’à l’époque symboliste des écrivains bourgeois aient détourné l’éti-
quette anarchiste braque certains militants. D’aucuns considèrent que

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Action directe 131

ces créateurs ne s’apparentent pas véritablement aux producteurs, et


s’attachent à en faire des malades ou des dégénérés. Mais la plupart des
collaborateurs du journal semblent reconnaître que l’imprimé constitue
un moyen de diffusion efficace, et juger que le journalisme, la littérature
et l’art ont un intérêt, fût-il purement utilitaire. L’anarchie accueille
d’ailleurs des fictions, des comptes rendus de lecture, et propose un
service de librairie. La vente de brochures constitue de fait pour le
journal un complément financier non négligeable.
Aux défenseurs de la science entendue comme « savoir » s’opposent
toutefois dans L’anarchie les tenants d’une définition restreinte aux disci-
plines positives, seules susceptibles à leurs yeux de favoriser un bien-être
tangible. Deux positions qu’incarnent Albert Joseph, dit Libertad (1875-
1908), et Georges Mathias Paraf-Javal (1858-1941). Ils ont pourtant
organisé ensemble, dès octobre 1902, des causeries qui prétendaient
supplanter des Universités populaires (UP) encore trop mandarinales.
Malgré leur succès (on en dénombre 230 à la veille de la Grande Guerre),
les UP en expansion pendant l’affaire Dreyfus 5 sont en effet progressi-
vement désertées par les ouvriers, las d’assister en spectateurs passifs
aux débats qu’organisent paternellement les intellectuels. La coopération
qu’avaient engagée le typographe anarchiste Georges Deherme – un
autodidacte – et le philosophe Gabriel Séailles, cofondateur de la Ligue
des droits de l’homme, se révèle factice, puisqu’elle ne sert que la bonne
conscience de ses animateurs. L’enseignement dispensé, sur des bases
laïques, est certes la plupart du temps gratuit ; mais les volontaires qui
l’assument sont essentiellement des écrivains, des instituteurs et des
professeurs de faculté, parfois célèbres (ainsi de Charles Gide, Anatole
France, Ferdinand Buisson et Edmond Petit, membres de la Société des
Universités populaires, fondée le 12 mars 1898). Aux UP, les intellec-
tuels socialistes trouvent un faire-valoir, parfois même un outil électoral :
les conférences publiques leur permettent en effet d’exhiber leur action
philanthropique, tout en encourageant la réconciliation des bourgeois et
des ouvriers. Infléchissement qui contredit la vocation du projet, conçu
pour offrir aux masses une éducation critique, les incitant à réfléchir à
leur condition dominée. En province, certaines UP dispensent bien un
enseignement pratique, fondé sur des réalités locales (le reboisement
des montagnes, à Annecy) ou professionnelles (des conférences spéci-
fiquement destinées aux charpentiers et aux plâtriers, à Bourges) ; mais
ces initiatives restent minoritaires.
Voilà pourquoi Libertad, qui avait fréquenté les milieux dreyfusards,

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132 La haine des clercs

invite finalement à chahuter les UP, bien qu’elles l’aient d’abord séduit :
non seulement elles dépendent du pouvoir par leur financement, leur
orientation et leurs contenus ; mais, en leur sein, des experts insti-
tutionnalisés, pétris d’arrivisme, travaillent à faire des petites gens
des électeurs dociles. Quant au peuple, il cherche moins à s’instruire qu’à
s’évader par le théâtre, la musique et la danse proposés en animation
(les cours du soir se terminent souvent autour d’un jeu de quilles, ou à la
buvette). Avec l’aide de Paraf-Javal, Libertad organise donc la concur-
rence, sous la forme de causeries 6 engageant véritablement les masses
à transformer les rapports sociaux, par le dialogue. Les rendez-vous se
tiennent à Paris, dans un espace de sociabilité militante qui n’est pas le
café 7, car, dans leur souci de désaliénation, les individualistes luttent
contre les boissons alcoolisées ou excitantes, cet autre opium du peuple.
Le succès est tel qu’en découle un journal fondé lui aussi sur la confron-
tation des opinions : L’anarchie, feuille antimilitariste et abstentionniste
créée par Libertad et sa compagne, l’institutrice Anna Mahé (1882-1960),
détourne le genre bourgeois de la causerie qui, avant d’intégrer des
réflexions philosophiques et sociales, permettait de pratiquer une critique
familière, sur le mode de la conversation. Le format doit permettre aux
anarchistes d’exercer perpétuellement leur jugement, et d’ainsi éviter le
dogmatisme 8. La parole n’apparaît pas ici comme l’ennemie de l’action,
mais bien sa condition. Un rédacteur va même jusqu’à se réclamer du
byzantinisme reproché généralement aux intellectuels qui discutent au
lieu d’agir. Il affirme que, si l’on nomme « byzantinisme 9 » la confron-
tation des idées, alors il préfère être byzantin que dogmatique. Au grand
dam de Paraf-Javal, très impliqué dans les causeries, L’anarchie privi-
légie le dialogue à la connaissance, la propagande à la pédagogie. Deux
ans après la création du journal, Paraf-Javal, déçu, s’en éloigne. Ce
passionné de géométrie, qui prétendait établir une méthode rationnelle
permettant à chacun d’échapper à l’aliénation, monte alors un Groupe
d’études scientifiques qui se dote de son propre bulletin. Malgré des
tensions qui vont en 1910 jusqu’au meurtre d’un militant proche de
Paraf-Javal, L’anarchie connaît une longévité rare, marquée par un anti-
intellectualisme persistant. Il s’affiche notamment en première page,
sous la plume de Libertad. Homme d’action, se réclamant volontiers
d’Émile Henry, il s’est bâti une solide réputation d’orateur en clamant
son refus des médiations politiques et sociales. Libertad hait l’intel-
lectuel bourgeois qui, après avoir professé le socialisme, « rentre en
automobile 10 ». Il se déplace, lui, sur des béquilles qui ne l’empêchent ni

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Action directe 133

de faire le coup de poing (et de canne !) contre la police, ni de séduire :


deux sœurs, Anna et Armandine Mahé, lui donneront des enfants. Elles
ont toutes deux été formées comme institutrices. Anna accuse l’école
primaire de brimer irrémédiablement la personnalité, et propose de lutter
contre le surmenage en modernisant l’orthographe, comme elle le fait
dans « L’Hijiène du cerveau », un ensemble de textes initialement parus
dans Le Libertaire, puis republiés dans L’anarchie à partir du 20 avril
1905. Sur la question orthographique, sa position rencontre celle du
nationaliste Maurice Barrès, qui s’était un temps rangé parmi les
anarchistes, avec lesquels il partage encore – malgré son hostilité à leur
égard – le rejet des abstractions « métaphysiques 11 ». Aussi pourrait-il
approuver l’horticulteur Michel Antoine (1858-1929) – qui signe
Levieux – lorsqu’il dénonce la suprématie du verbe dans la tradition
judéo-chrétienne, une « idéomanie 12 » fondée sur des mots sans matérialité,
si Levieux n’y incluait la Patrie. Reste que la vulgate anti-intellectua-
liste réunit parfois des adversaires politiques : en mars 1909, Robert
Delon définit ainsi l’éducation anarchiste au moyen d’une formule
du psychosociologue réactionnaire Gustave Le Bon : « L’éducation est
l’art de transformer l’inconscient en conscient 13. »
Prétextant que « toutes les morales collectives sont oppressives de
l’individu 14 », L’anarchie fait sus aux pédagogies socialiste, syndicale,
scolaire. Hostiles à l’autorité et aux hiérarchies, ses rédacteurs ne peuvent
reconnaître une néo-aristocratie d’autant plus « puissante » qu’elle se fonde
« sur une base juste en apparence, la capacité 15 », d’autant plus nocive
qu’elle abaisse pour longtemps. Prisonnier de « vestiges de religiosité »,
on perpétue le culte de l’esprit et méprise le corps, on confie le pouvoir
à des « jésuites laïques 16 » qui instrumentalisent la science. Dès 1905,
une partie des auteurs du journal revendiquent le titre de libres-penseurs
– usurpé selon eux par les tenants de la laïcité – à l’occasion d’un congrès
qui voit s’opposer Georges Mathias Paraf-Javal et Ferdinand Buisson 17.
Quatre ans plus tard, lors d’une vaste campagne, certains collaborateurs
de L’anarchie emboîtent le pas aux dévots qui refusent d’envoyer leurs
enfants à l’école publique. À chacun ses arguments : les anarchistes
préfèrent instruire leurs enfants à domicile plutôt que de les mettre à la
laïque, cette fabrique de soldats ; partant du principe que l’école doit
« expose[r] », « non impose[r] » 18, ils critiquent les pratiques pédago-
giques du moment. Avec les « fictions » sur lesquelles les élites assoient
leur pouvoir, sont alors renversées les croyances qu’assène l’École : on
découvre de simples opportunismes derrière l’éducation obligatoire,

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134 La haine des clercs

l’égalité des intelligences clamée par les socialistes. Dans les colonnes
de L’anarchie, l’instituteur « abruti[t] 19 » le prolétariat plus qu’il ne le
libère. Il fait figure d’embusqué, suivant la voie royale du fonctionnariat
plutôt qu’une vocation. Plus largement, les métiers de l’enseignement
protégeraient les classes moyennes des travaux pénibles : les hommes
les plus faibles se voient donc confier la tâche d’élever les autres ! Et
souvent, ils sont bien incapables de déceler la valeur d’un individu.
Linné, Hugo et Napoléon seraient passés inaperçus, si l’on n’avait jugé
que leur dossier scolaire.
Sciemment inféodé à l’État, le maître ne peut en outre façonner que
des suppôts du régime. Dans L’anarchie, les instituteurs, tantôt présentés
comme des « prostitu[é]s du capital », tantôt comme des « flics intellec-
tuels » 20, s’avèrent pires que les roussins, pires que les agrégés. En dépit
de son apparente raideur, un professeur anonyme mérite seul le nom de
pédagogue : celui qui engage ses élèves à être « quelconques 21 » et, lucide,
leur signale la vanité de ce qu’il leur enseigne. À rebours du système,
qui exige « des bacheliers de seize ans », une voix propose que jusqu’à
l’adolescence l’éducation se limite à l’« observation » 22. Foin de cette
histoire fondée sur la mémorisation de dates et de faits, des mathéma-
tiques abstraites ! Un enseignement enté sur la connaissance des lois
naturelles serait tellement plus profitable… Promouvoir les sciences
de la nature, la géographie, les cours en plein air, les travaux pratiques,
valoriser l’observation et l’expérimentation conjurerait bien des préjugés,
bien des faux-semblants ; seule l’utilité des langues mortes divise 23.
Mais il y a loin de la théorie à la pratique, et la mise en place effective
d’espaces libertaires autonomes a prouvé la difficulté à réaliser certaines
des propositions formulées dans le journal. Au sein de la colonie libre
que lui et sa compagne, l’ancienne institutrice congréganiste Émilie
Lamotte (1876-1909), avaient contribué à fonder à Saint-Germain-
en-Laye, le typographe André Roulot, dit Lorulot (1885-1963), qui avait
participé à la fondation de L’anarchie, supervisé un temps le journal
et les causeries après la mort de Libertad, se pose en intellectuel pour
mieux échapper aux corvées. Un jour où les autres suent à la tâche, ils
le trouvent perché sur une branche, lisant des vers en tenue d’Adam.
À ceux qui le tannent de mettre la main à la pâte, il répond sans sourciller :
« Vous, vous êtes les bras, travaillez ! Moi, je suis le cerveau, je pense 24. »
Henriette Maîtrejean, dite Rirette (1887-1968), rappelle cette anecdote
peu après le procès et l’exécution des survivants de l’affaire Bonnot, qui
a braqué les projecteurs sur l’équipe de L’anarchie, proche, à certains

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Action directe 135

égards, des « bandits tragiques ». Bien qu’innocente, Rirette Maîtrejean


a elle-même été inculpée, et son compagnon, Victor Kibaltchitch – plus
connu sous le nom de Victor Serge –, est en prison lorsqu’elle dénonce
à la presse l’hypocrisie de Lorulot. Parce qu’il n’a pas daigné rappeler
que Victor Serge s’était prononcé contre l’illégalisme, Lorulot est
décrit en théoricien méprisant les exécutants. Mais, si Rirette avoue
que Victor Serge lui-même passait pour trop intellectuel, bien qu’« il
rêv[e] d’une anarchie faite d’amour autant que de raison, où une place
serait réservée aux sentiments, et d’où serait banni le “scientifisme”
bête, idiot et étriqué 25 », elle oublie d’évoquer l’attirance pour les intel-
lectuels qu’ont pu ressentir les femmes du groupe – elle la première.
Avant de se mettre en ménage avec Victor Serge, n’a-t-elle pas partagé
la vie de Maurice Vandamme, alias Mauricius (1886-1974), qui traitait
notamment les questions médicales dans L’anarchie ? Lorsqu’elle le
rencontre, elle est mariée et a deux fillettes en bas âge ; mais, malgré sa
générosité, l’ouvrier Louis Maîtrejean pèse bien peu face au « cerveau
autoritaire 26 » de Mauricius, lecteur féru de biologie, d’anthropologie
et d’histoire.
Lorsque Mauricius et Rirette coordonnent L’anarchie en 1909, ils
réaffirment sa ligne individualiste, afin de se distinguer des organes
anarcho-syndicalistes contemporains qui exhibent également leur anti-
intellectualisme. Dans un texte écrit après la grève de Draveil, et publié
cette année-là de façon posthume, Libertad accusait la CGT et les
bourses du travail de former une bureaucratie nouvelle, peu disposée à
saper un système sans lequel elle n’aurait plus lieu d’être. Il faut dire
que, depuis le congrès d’Amiens (1906), mais surtout le congrès inter-
national d’Amsterdam (1907), l’écart se creuse entre les anarchistes
individualistes et les syndicalistes révolutionnaires. Les uns et les autres
se reprochent d’être dans la théorie plus que dans l’action. Aux reven-
dications des syndicats – qu’il juge plus réformistes que révolution-
naires –, Libertad oppose un plan de réorganisation sociale fondé sur
une simplification généralisée : « Tout homme improductif est à détruire,
sans haine et sans colère, comme on détruit les punaises, les parasites »,
écrit-il. Dans la brochure Le Travail antisocial et les Mouvements utiles,
l’imaginaire nosographique manié par le Lermina de Ventre et cerveau
(1894) rencontre des prétentions hygiénistes plus contemporaines. Le
propos s’inscrit dans une réflexion sur la société industrielle, grevée par
un excédent de biens, de professions, de loisirs. Excédent commandé,
selon Libertad, par les « oisifs » – les bourgeois qui se contentent de

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136 La haine des clercs

contrôler, commander et consommer. Ni le « savant » ni l’« artiste » ne


sont directement en cause ; mais ils participent du dérèglement général
en se mettant au service du pouvoir :

Même lorsque l’homme s’occupe seulement de s’adapter intellectuel-


lement, il devient un danger pour les autres et pour lui ; il devient un
« dégénéré » pourrait-on dire […]. Au moment où ses goûts nouveaux
l’obligent à consommer davantage, où il a besoin de littérature, de
musique, d’art, d’appartements plus vastes, il cesse de produire, même
des objets de première nécessité, et il demande aux autres hommes de
produire, pour sa satisfaction, des objets de luxe.

S’ensuit un « double courant de dégénérescence » qui touche à la


fois les oisifs et les travailleurs « que l’excès de travail physique rend
inaptes à tout travail intellectuel, en même temps qu’il use prématu-
rément leur organisme » 27. Pour rééquilibrer le corps social, Libertad
propose de supprimer les métiers qui ne bénéficient qu’aux élites (indus-
tries militaires, religieuses et mondaines, emplois dans la banque et le
contrôle, notamment) et de réorienter les travailleurs qui les exercent
vers des tâches plus utiles. Parmi ces tâches, il inclut celle de pédagogue,
peut-être parce qu’il s’est lui-même jeté à corps perdu dans la carrière
de propagandiste. Son handicap lui interdisait en effet la plupart des
métiers manuels.

La CGT du « chacun chez soi »

En décembre 1902, alors que Dreyfus n’est pas encore réhabilité, la


Ligue antimilitariste accueille, aux côtés de Libertad et de Paraf-Javal, le
secrétaire général adjoint de la CGT Georges Yvetot (1868-1942). Fils
de gendarme, sauvé de l’enrôlement par la tuberculose, ce typographe
lecteur de Proudhon a assisté Fernand Pelloutier dans la composition
d’un mensuel syndical généraliste, L’Ouvrier des deux mondes (1897-
1899). Pelloutier, proche de Bernard Lazare, avec lequel il a pensé lancer
un quotidien, se prononce en faveur de Dreyfus, par conviction antimi-
litariste ; Yvetot le suit, et lui succède comme secrétaire général de la
Fédération des bourses du travail en 1901. Mais, son maître disparu,
il s’emploie à traquer les mesquineries dreyfusardes ; ses engagements
lui valent d’être maintes fois condamné et incarcéré. La captivité lui

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Action directe 137

inspire plusieurs brochures qui contribuent à convertir l’antimilitarisme


propre au mouvement ouvrier en antibellicisme inspiré de la Première
Inter­­­nationale 28. Pour une partie de la classe ouvrière qui associait, au
moins depuis la Commune, l’armée à la protection de la bourgeoisie,
l’affaire Dreyfus a en effet mis en lumière la conjonction entre l’élite
politique, l’élite militaire et une fraction de l’élite savante.
Finie la belle alliance du temps de l’Affaire ! Une fois au pouvoir,
les radicaux et les socialistes oublient les ouvriers, quand ils ne les
répriment pas. Aussi la CGT décrie-t-elle de plus en plus la repré-
sentation partisane et le parlementarisme qu’elle sert, où elle ne voit
que politique. La Confédération traverse une profonde crise interne,
qu’apaise en 1909 l’élection d’un quasi-inconnu, Léon Jouhaux. Ce
dernier prend la tête du syndicat dans un contexte encourageant à jouer
la carte de la modération, sinon du réformisme, pour faire obstacle aux
socialistes réunis depuis 1905. Cela signifierait, notamment, accueillir
les intellectuels partisans ; Jouhaux résiste, et renvoie « chacun chez
soi ». Un mot d’ordre qu’il emprunte à l’impétueux Yvetot : tout en se
défendant d’avoir la « phobie » 29 des intellectuels, ce dernier ne cesse
de les mettre à distance.
En 1909, le socialiste insurrectionniste Gustave Hervé (1871-1944)
accuse de mollesse Georges Yvetot, auquel sa carrure et son franc-parler
ont pourtant valu le surnom de « bouledogue ». Sorel, qui avait cessé de
s’exprimer dans la presse française, s’immisce dans la polémique depuis
une revue italienne, espérant régler son propre différend avec Hervé.
En guise de bons vœux, Hervé, qui aspire à fédérer les révolutionnaires
au sein d’un parti, souhaite que l’année déclinante voie disparaître
avec elle l’ouvriérisme borné des syndicats. Poussant la provocation à son
terme, il suggère par une comparaison hardie que l’étroitesse d’Yvetot
n’a d’égal que son autoritarisme : « Napoléon n’aimait pas les idéologues.
Ministre de la CGT, Yvetot n’aime pas les intellectuels, “les profes-
seurs”, les pions. » L’agrégé Hervé se rend audible de la base comme
des intellectuels. Rendant injure pour injure, Sorel, qu’Hervé peignait en
doctrinaire abscons, dévoile les raisons qui poussent les « Intellectuels
politiciens » à se faire les fossoyeurs du syndicalisme. Il leur nie toute
utilité sociale ; ces arrivistes profiteraient « de toute occasion favorable
pour ramener les travailleurs dans la tradition jacobine » 30.
C’est dans ce terreau que s’ancrent les déclarations placées aux
premières pages de La Bataille syndicaliste 31 – quotidien affilié à la
CGT – à partir de 1911, où l’affaire de la « Nouvelle Sorbonne » cristallise

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138 La haine des clercs

diverses manifestations d’hostilité à l’Université. Mais cette querelle


pédagogique touche peu le peuple ; Yvetot l’évoque incidemment : il
rappelle que Charles Dupuy, l’un des instigateurs des lois scélérates,
compte parmi les partisans de la modernisation de l’enseignement 32.
Pour le commun, l’année 1911 est marquée par une crise d’une tout
autre envergure : celle des retraites ouvrières et paysannes 33, sur fond
de vie chère (entre 1909 à 1914, les prix augmentent de 16 % 34). En ces
temps troublés, Yvetot réaffirme l’urgence de l’autonomie et de l’édu-
cation populaires dans la lutte contre le paternalisme des politiciens,
des militaires et des intellectuels. Sous sa plume, l’intellectuel socia-
liste fait figure d’accapareur ou de spéculateur, comme les producteurs
vénaux et les commerçants malhonnêtes qui profitent des petites gens. La
concurrence entre les socialistes et les syndicalistes révolutionnaires sur
la question de la vie chère explique certainement qu’Yvetot accorde une
telle place aux intellectuels, alors que la petite presse désigne d’autres
coupables. Il est vrai qu’en 1910, lorsque les prix ont grimpé, elle n’a
pas épargné le président du Conseil Aristide Briand, devenu pour les
syndicalistes révolutionnaires l’incarnation de la traîtrise (lui qui avait
encouragé la grève générale au congrès du POF de 1892 vient d’écraser
le mouvement des cheminots). Soucieux de se démarquer des socialistes
qui prétendent apporter des solutions aux classes populaires durement
touchées sans recourir à la violence, les syndicalistes accompagnent
les protestations sur le terrain, exhortant les ouvriers et les ménagères
à exprimer leur colère par la manifestation et le sabotage. Ces actions
sont renforcées, dans diverses régions françaises, par l’intervention
de délégués nationaux. En septembre 1911, Yvetot se rend ainsi dans
le bassin de Maubeuge, afin d’élargir les revendications économiques
immédiates à des questions sociales plus vastes : remise en cause des
conditions de travail et des salaires, appel à la grève générale. Tandis
que les socialistes tendent à marginaliser localement ces actions, le
gouvernement Caillaux, s’appuyant sur la presse, lance une campagne de
dénigrement et de répression de la CGT, tout en semant la discorde entre
les différentes organisations syndicales. Dès l’automne 1910, on accuse
la Confédération de donner aux affamés le goût de l’insurrection ; l’année
suivante, deux camarades d’Yvetot sont arrêtés. La thèse du complot
resurgit en 1913, alors que l’extension du service militaire à trois ans est
violemment discutée : on insinue cette fois que les militants CGT auraient
encouragé les casernes à se soulever. Par un travail de sape quotidien,
ceux qu’Yvetot décrit comme des parasites – politiciens, professeurs,

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Action directe 139

journalistes et autres notables – criminalisent l’action syndicale. Cette


œuvre de destruction sociale, voilà, pour lui, le vrai sabotage !
L’apparente véhémence des déclarations qu’Yvetot place dans ses
éditoriaux de La Bataille syndicaliste cache en fait un anti-intellectua-
lisme pondéré. Cet organe d’éducation révolutionnaire, qui glorifie la
raison avec la révolution, n’est pas fondamentalement hostile aux intellec-
tuels, pour peu qu’ils adhèrent aux revendications pacifistes et antimilita-
ristes ; certes, les intellectuels (avec ou sans majuscule) sont fréquemment
taxés de pédants, de cuistres, voire de crétins, et le journal affirme, face
à la vanité des discours parlementaires, l’efficacité d’une parole directe
performative : « Ce qui est intéressant pour nous, c’est : penser juste et
être clair en nos écrits, lit-on le 6 juin 1911. Or chaque jour apporte la
preuve que l’on peut parler net sans avoir fait ses “humanités”. Il suffit
pour cela de bien voir, d’observer exactement, de comprendre. Le reste
est gymnastique et s’acquiert facilement. Soyez, par contre, féru de
lettres, perclus de grec et de latin, mais mal servi par vos sens et gonflé
de rhétorique, vous pourrez, hélas ! écrire comme M. Doumic (de l’Aca-
démie). Vous n’écrirez pas français. La rhétorique est chose à craindre.
C’est l’art de dissimuler sa pensée, “de tromper et de flatter”. L’étude
dans les livres, à l’exclusion de l’observation des faits, la compagnie
de rhéteurs ou d’intellectuels prétentieux, ont souvent transformé de
vigoureux hommes d’action. Ceux-là qui ont pris l’habitude de juger par
l’intermédiaire d’autrui ne tardent pas à ne plus pouvoir par eux-mêmes
se faire une idée exacte de la vie et des choses. Il faut craindre la religion
littéraire 35 ! » Calant son ton sur la ligne de La Bataille, Yvetot refuse le
verbiage et le « pédantisme », met « derrière chaque mot une idée saine
et juste, derrière chaque ligne une conviction désintéressée ». Parole
abrupte, mais point autoritaire, contrairement à celle des « pontifes »
et des « professeurs » 36 en tout genre. Yvetot l’oppose à son confrère
Alphonse Merrheim, qui à l’heure de dénoncer le régime de retraite
s’englue dans des démonstrations chiffrées :

[…] ni les articles, ni les brochures encombrés de colonnes de chiffres


et de tableaux ne vaudront pour un ouvrier le dessin ou la phrase simple,
persuasive, narrant les faits, expliquant les conséquences que nous
réserve la loi des retraites ouvrières 37.

On reconnaît ici des arguments précocement énoncés au sein du


mouvement ouvrier, chez Perdiguier ou Marx.

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140 La haine des clercs

Yvetot désigne moins un usage spécifique du langage qu’un engagement


idéologique incompatible avec celui du syndicat. La condamnation des
« Élites 38 » intellectuelles n’empêche pas, dans La Bataille syndicaliste,
la valorisation de Jules Vallès ou d’Émile Zola, figures dans lesquelles
se reconnaîtront plusieurs anti-intellectualistes notoires 39. Et, si Yvetot
alpague les « rhéteurs 40 » avec plus de poigne que d’autres contribu-
teurs, il articule ses attaques à une défense de l’éducation populaire
et des intellectuels précarisés, tels que les instituteurs, dont le statut de
fonctionnaires empêche trop souvent de faire valoir les droits 41. Les intel-
lectuels d’État, même issus du dreyfusisme, sont épinglés dès qu’il les
soupçonne de manquer à l’équité. Ainsi de Samuel Pozzi et Paul Reclus,
éminents dreyfusards enseignant à la faculté de médecine, qui ont fait
bénéficier deux de leurs poulains d’un passe-droit lors d’un concours.
Irrégularité signalée à temps, mais en vain, par un syndicat étudiant :
les intellectuels qui réclamaient la justice pendant l’affaire Dreyfus sont
pris en flagrant délit de « favoritisme 42 » et de corruption. Voilà comment
s’élaborent les hiérarchies qui oppressent le peuple ! Voilà la morale des
intellectuels qui sermonnent le prolétariat ! Quiconque suit l’actualité
constate que, de ce point de vue, la soif de justice des intellectuels
dreyfusards n’est qu’un mythe. Se saisissant d’un dossier qui fédérait
alors une large partie de la gauche, Yvetot rappelle le sort d’Émile
Rousset, envoyé à Biribi pour avoir dénoncé des gradés qui suppli-
ciaient un disciplinaire. Les dreyfusards s’étaient pourtant engagés
à supprimer le bagne… Mais malgré la mise en place, en 1912, d’un
comité de défense patronné par Alfred Dreyfus en personne, l’ouvrier
Rousset divise, là où le « bourgeois juif » et l’« officier » rassemblaient.
Comment en serait-il autrement d’un combat qui ne promet de gain ni
matériel ni symbolique ?
L’antipathie qu’inspirait déjà Jaurès à l’époque de la loi sur les retraites
ouvrières et paysannes croît lorsque le socialiste projette de confier le
commandement militaire aux intellectuels bourgeois. En mettant sur pied
un diplôme d’études militaires nécessaire à qui souhaite intégrer l’ingé-
nierie ou les carrières médicale et juridique, Jaurès s’assure de tempérer
la répugnance des intellectuels pour les milieux guerriers. Afin de garantir la
manœuvre, il réserve en outre aux nouveaux diplômés la moitié des grades
d’officiers civils, ainsi que des avantages, comme la retraite à cinquante
ans. Ce faisant, il protège la domination de plus de 32 000 officiers sur
l’armée du peuple. Malgré tout, Jaurès parviendra à se distinguer des
« crétins intellectuels du P.S.U. 43 » en rejetant la loi des trois ans.

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Action directe 141

Contre l’Instruction publique, usine à bons petits soldats, voire à fusil-


leurs d’ouvriers, les collaborateurs de La Bataille syndicaliste rêvent
d’une éducation capable de combler le déficit de militants. Or ni les
Universités populaires ni les cours pour adultes ne dispensent l’éducation
rationnelle et équilibrée que pourrait prendre en charge le syndicat. Il
faudrait mettre en place, à l’issue du premier degré, une éducation mi-
générale, mi-professionnelle, pensée pour les ouvriers. L’école moderne
du catalan Ferrer, ou le Central Labour College d’Oxford, voué à former
des syndicalistes, fournissent des exemples. En marge de ces struc-
tures, des manifestations artistiques rappelleront au travailleur manuel
que la haute culture ne lui est pas interdite. Yvetot s’enthousiasme pour
le Groupe de propagande musicale, qui donne à entendre des chefs-
d’œuvre pour le prix du vestiaire. Parce que le Syndicat n’accueille
que les plus âgés, il faudrait également monter des structures où les fils
de prolétaires pourraient être éduqués sous patronage ouvrier, plutôt
qu’à l’école de la République. Sébastien Faure et Madeleine Vernet y
travaillent respectivement, à travers le journal La Ruche 44 et l’orphelinat
de L’Avenir social, institution qu’Yvetot appelle les syndicats à soutenir
au Congrès confédéral du Havre (septembre 1912) 45. Ayant perdu ses
parents relativement jeune, il avait lui-même été élevé par les Frères
de la doctrine chrétienne et l’Œuvre des orphelins apprentis d’Auteuil.
Il avait ensuite fréquenté les bourses du travail, que Pelloutier considérait
comme un espace d’éducation permettant aux ouvriers de protéger leur
indépendance. À sa suite, Yvetot juge que les plus cultivés d’entre eux
doivent rester dans leur milieu, là où ils sont vraiment utiles, plutôt que
risquer de se voir corrompre par l’ennemi. Tout rapprochement avec la
bourgeoisie pouvant nuire à la guerre des classes, la place de chacun
reste chez soi.
La Bataille syndicaliste, qui s’adresse d’abord à des autodidactes et
à des lecteurs n’ayant que le certificat d’études primaires, fait une large
place à la littérature, représentée dans différentes rubriques, en sus du
rez-de-chaussée qui accueille en général deux feuilletons distincts. Ils
stimulent les ventes ; mais ils doivent avant tout préserver l’ouvrier des
productions obscènes offertes par les autres journaux et des lectures
militantes jugées dangereuses – notamment, en ces années marquées
par l’affaire Bonnot, des écrits qui engagent les révolutionnaires sur
la voie de l’illégalisme plutôt que du syndicalisme. À ces « mauvais
livres », La Bataille syndicaliste oppose une littérature réaliste aux
ambitions sociales, tous siècles confondus. Rousseau, Mistral, Gorki,

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142 La haine des clercs

Louis Nazzi – et tant d’autres – y côtoient un Vallès dont la redingote


a été retaillée pour l’occasion. Alors que l’interprétation libertaire de la
Commune est concurrencée par celle qu’en font les socialistes unifiés,
La Bataille syndicaliste se construit un Vallès à sa mesure – journaliste
de combat, anti-intellectualiste et antimilitariste, protecteur de l’enfance.
La trilogie, entièrement livrée par épisodes, est ainsi résumée :

Vallès, qui aime courir les champs, s’ennuie et souffre au collège, où on


le tient enfermé, et où il voit son père raillé à cause de sa pauvreté et des
professeurs grotesques. Il s’échappe. Il s’écrie : « Je veux être ouvrier 46. »

Qu’importe que les types de l’étudiant pauvre, du répétiteur, du maître


d’internat décrits soient en partie anachroniques ; le journal assume
l’analogie, et convertit le jeune Vingtras en symbole de la détresse du
bachelier et du pion dont plusieurs nouvelles récentes dénoncent la
misère contemporaine 47. À ces laissés-pour-compte s’ajoutent les insti-
tuteurs et les professeurs de collège, que La Bataille syndicaliste soutient
d’autant plus que leur statut de fonctionnaires d’État leur interdit de se
syndiquer. Plusieurs fictions 48 – parmi lesquelles le roman Yves Madec,
que Péguy avait publié dans les Cahiers – confirment que la République
maltraite ces piliers de l’idéal méritocratique qu’elle prétend défendre,
alors qu’elle choie les universitaires depuis l’affaire Dreyfus.

Appels au meurtre

Entre-deux-guerres, si la révolution bolchevique attire une partie


des syndicalistes et des anarchistes français, tous ne regardent pas vers
l’Est. Dans les milieux individualistes, où les combats ont consolidé l’hos-
tilité aux intellectuels, cette dernière gagne en véhémence. Le journal
L’Insurgé (mai 1925-été 1926) accueille ainsi les incitations au meurtre
que Marcel Beloteau lance sous le pseudonyme de K. X. On sait très
peu de choses sur cet hurluberlu qui se promenait en spartiates par tous
les temps ; petit illégaliste que certains soupçonnaient de travailler pour
la police, il exerçait, comme beaucoup de militants, la profession de
correcteur. Parallèlement, il donnait la parole au peuple des bas-fonds
dans des fictions, affichait son humeur batailleuse dans les articles du
Libertaire et de L’Humanité, et poussait l’intransigeance jusqu’à la provo-
cation dans un quatre pages hebdomadaire au titre vallésien : L’Insurgé.

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Action directe 143

Son gérant, André Colomer – un ancien khâgneux qui a rompu avec


l’enseignement et s’est engagé dans la défense d’un individualisme
teinté de vitalisme bergsonien – confie à K. X. la rubrique « Propos
d’un pirate », qu’il rebaptisera « Propos du’n Qorec teur » [sic], boule-
versant à loisir l’orthographe de ce mot, quand il n’écrit pas à l’envers
des fragments entiers de texte. De manière insolente et ludique, K. X. se
range dans « l’opposition 49 », apostrophant volontiers Colomer. Parce
que la science, qui est universelle, ne tolère pas l’individualisme, il
prend ainsi volontiers à partie ses camarades. Tous ne goûtent pas ses
déclarations intempestives, et lui reprochent de ne pas accorder assez
d’importance aux questions économiques et politiques, alors que les
tensions s’accroissent dans le Rif. Non sans narcissisme, K. X. se pose
en trublion heureux que ses textes dérangent :

K. X. est le pire ennemi des artistes et écrit dans un journal, auquel ne
collaborent que des artistes ! (les anarchistes sont des artistes en socio-
logie…) […] K. X. est le pire ennemi de l’humanité intellectuelle,
l’ennemi mortel des orientateurs du mouvement humain 50.

De fait, le dialogue lui importe peu : il ne tolère que « le langage


scientifique, avec lequel la Discussion est impossible, avec lequel on
ne peut pas écrire de conneries 51 ». Celui qui rabâche que deux et deux
font quatre suggère de « supprimer toute idée ou tout objet sur lesquels
l’humanité entière ne pourrait s’entendre ! 52 ». Mais alors pourquoi parti-
ciper à des débats ? Et affronter ses ennemis sur leur propre terrain – le
journalisme d’opinion et la littérature ?
Alors que Colomer est un esthète (il avait fondé en 1913 la revue
L’Action d’art, qui renaît de ses cendres après-guerre), K. X. propose
d’abolir l’art, quitte à éradiquer physiquement les artistes, identifiés aux
intellectuels. Semaine après semaine, il passe en revue les mobiles et les
armes à sa disposition : artistes et intellectuels conduiraient depuis toujours
l’humanité, alors qu’ils fomentent tous les conflits. K. X. entreprend
de restaurer l’équilibre, en punissant les imposteurs. Il n’épargne que
les « physiciens-scientistes », « gens ignorant toute morale, ne respectant
que la Vérité tangible, objective, vérifiable, contrôlable », que lui seul
semble représenter. Il mythifie d’ailleurs son parcours dans un passage
où il rêve, comme d’autres avant lui, d’« incendier les écoles, toutes les
écoles, tous les livres et pendre tous les professeurs » :

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144 La haine des clercs

Beaucoup de gens, tels que moi, n’ont jamais été à l’école, jamais rien
appris, connaissent la langue française comme un tzigane connaît la
musique, et cependant, peuvent apprendre à lire à tous les mannequins,
professeurs en Sorbonne ou d’universités [sic] 53…

À la langue normative, il oppose l’argot, auquel il initie au fil des


chroniques, à la faveur de petits « cours 54 » ; il nuancera d’ailleurs
sa condamnation de l’École 55. À ceux qui le suspectent de jouer les
indicateurs, il répond en réclamant la formation d’une « police scien-
tifique » dédiée au contrôle des intellectuels, parmi lesquels il classe,
indépendamment de l’appartenance sociale, toute personne que n’oriente
pas « l’Utile », et que guide « sa propre sentimentalité » 56. S’il évoque
incidemment la possible mise au travail des intellectuels, quarante ans
avant que les maoïstes n’engagent les militants à s’établir en usine (« On
demande des manœuvres chez Citroën, voilà ce qu’il faut dire à tous ces
saligauds d’écrivains et orateurs, philosophes, monarchistes, républicains
et anarchistes 57 »), K.  X. prétend surtout les envoyer à la « potence »
et à la « guillotine » 58, deux termes répétés comme un cri de guerre.
Le « fer, le feu, le fluide et le poison 59 » sont également envisagés avec
insistance.
En ce qu’elle reproduit le fonctionnement de la nature, à laquelle
K. X. entend « se substituer », la violence est ici légitimée. Mais n’est-elle
pas uniquement symbolique ? Doit-on prendre l’auteur au mot, lorsqu’il
intervient au « grand débat contradictoire » organisé à Paris sur le thème
« Faut-il assassiner les Intellectuels ? » 60. Quelle qu’ait été l’issue de ce
débat, au sein de L’Insurgé, la rhétorique révolutionnaire désigne plutôt
d’autres coupables : les capitalistes, les politiciens systématiquement
taxés d’assassins. Las peut-être de ne pouvoir détourner l’attention
des lecteurs vers ses propres cibles, K. X. poursuit sa croisade dans le
périodique éphémère qu’il crée à son image en 1928 : Le Journal de
l’homme aux sandales. Organe du Scientisme intégral. Il porte cette
épigraphe : « Personne ici-bas, n’a le droit de parler, ni d’écrire, hormis
les physiciens. »

Peut-on vraiment échapper aux autorités ? La pédagogie populaire


mise en place par les militants individualistes et anarcho-syndicalistes à
destination des enfants aussi bien que des adultes dresse un programme
idéal, par la place qu’il accorde à l’observation personnelle, au débat ou
à la mixité. Mais se mettre à l’école de la nature, n’est-ce pas imposer

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Action directe 145

une nouvelle norme ? Rejeter l’école républicaine est-il si neutre que


cela ? Toute sélection de textes à des fins didactiques ne suppose-t-elle
pas des hiérarchies, et n’expose-t-elle pas les auteurs considérés à
devenir des autorités ?

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Chapitre six

Champs de bataille

Les campagnes antimilitaristes enflent au printemps 1913 lorsque,


devant l’imminence d’une attaque allemande, le gouvernement résout
d’étendre le service militaire de deux à trois ans. Parmi les socialistes et
les radicaux qui orchestrent l’opposition politique à la loi des trois ans,
nombre d’universitaires, et d’anciens dreyfusards. Agathon, dont les
interventions pendant la crise de la « Nouvelle Sorbonne » ont enhardi
ceux qui soupçonnent les intellectuels d’intelligence avec l’ennemi,
récidive dans une série d’articles où il taxe d’antipatriotisme Lanson
et Durkheim 1. La même année, il observe un sursaut vital chez la
jeunesse des écoles – réduite, en fait, à ceux de ses contemporains
qui fréquentent la Ligue pour la culture française. À l’en croire, sous
l’influence de Bergson, James et Whitman, la nouvelle génération
applique la leçon du Disciple : éprise de morale et d’action, elle s’épa-
nouit dans le sport, les voyages, le mysticisme et le « réalisme politique ».
Tournée vers l’avenir, contrairement à ses aînés perclus de scepticisme,
elle préfère « se heurter à la vie plutôt qu’emprunter une attitude aux
théories et aux livres » ; « consciemment ou d’instinct, elle [serait]
anti-intellectualiste ».
Dans sa quête de modèles, cette jeunesse aurait choisi le petit-fils
de Renan, Ernest Psichari, qui a « abandonn[é] ses cours de Sorbonne »
et une « thèse […] sur la faillite de l’idéalisme » 2 pour s’engager dans les
troupes coloniales déployées au Congo puis en Mauritanie. Revirement
d’autant plus frappant qu’il est le fils de Jean Psichari, dreyfusard dont
Barrès avait fait le représentant de la nouvelle Université 3. Ernest, qui
suit d’abord la voie politique ouverte par son géniteur, se convertit
ensuite au catholicisme et publie L’Appel des armes (1913), roman
qui deviendra un bréviaire du nationalisme. Le héros y quitte son père,
instituteur de village, pour suivre un compagnon de chasse, capitaine de
l’artillerie coloniale. Lui qui, malgré son éducation, « sen[t] qu’il va[ut]
mieux dans une prairie mouillée que dans une salle d’étude », trouve

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148 La haine des clercs

chez cet amoureux du terroir un guide plus sûr, et s’enrôle par « haine
de ce qu’on nomme de nos jours l’intellectualisme » 4.

Bourrage de crâne

La guerre fait trembler sur ses bases le culte positiviste établi par
la République. Le savant patriote est certes porté au pinacle et, en
rapprochant les anti-intellectualistes conservateurs des dreyfusards qui
soutiennent la mobilisation 5, l’Union sacrée démantèle les camps formés
pendant l’affaire Dreyfus et la crise de la « Nouvelle Sorbonne » ; mais la
germano­phobie qu’elles avaient mise au jour s’intensifie. Elle se cristallise
notamment autour des figures du professeur et du savant allemands 6,
avant de se voir élargie à mesure que le conflit dévoile l’atrocité de
certaines inventions martiales. Devant l’Académie des sciences morales
et politiques, qu’il préside, Bergson diabolise ainsi la science allemande.
En renonçant au principe de désintéressement pour soutenir l’industrie
martiale, les intellectuels d’outre-Rhin auraient naguère pactisé avec
Bismarck, ce « génie du mal ». Par soif de conquête et appât du gain,
ils auraient donné à la brutalité une justification « théori[que] » bientôt
acceptée par tous : ce crime prémédité met au service de la mécanique
guerrière les « forces de la civilisation » 7 normalement destinées à
enrayer la violence. Bergson a choisi son camp ; il n’ignore pas que
ce camp a lui aussi ses propagandistes (dont il fait partie) et ses inven-
teurs 8, mais considère l’Allemagne responsable du conflit, et assume
ce partage d’autant plus caricatural qu’il distingue moins la recherche
fondamentale de la recherche appliquée que l’esprit de la barbarie…
Les élites culturelles françaises ne sont pas à l’abri. Leur contribution
au « bourrage de crâne » comme la maladresse des intellectuels sur le
champ de bataille suscitent par ailleurs des critiques que ni la répression
ni la censure ne parviennent à étouffer. Celles qui touchent aux inter-
ventions publiques des intellectuels émanent aussi bien de partisans de
l’entrée en guerre que d’antimilitaristes ou de pacifistes. Romain Rolland
(1866-1944) et Julien Benda (1867-1956), que Péguy a tenus dans une
proximité houleuse, illustrent cette double postulation. Aucun n’admet
que les intellectuels compromettent, en s’engageant, les universaux que
l’un baptise Esprit, l’autre Raison. Que de choses séparent pourtant ces
anciens contributeurs des Cahiers de la quinzaine ! Benda, farouche
rationaliste qui a milité en faveur de la révision du procès Dreyfus, ne

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Champs de bataille 149

s’oppose pas à la guerre ; quand éclate le conflit, Rolland, qui a tenu les
dreyfusards à distance et condamné le conformisme esthétique de son
temps, porte quant à lui la voix de la « dissidence 9 ». S’il faut attendre
la fin des années 1920 pour que Benda, éternel déçu quoiqu’il soit
bien introduit dans les milieux littéraires – le finaliste malheureux du
Goncourt 1912 a échoué à Polytechnique et abandonné sa formation à
l’École centrale, mais publie chez Grasset, dans la NRF –, reproche aux
clercs d’avoir trahi leur vocation à défendre les valeurs universelles, son
Belphégor, mûri pendant les combats, signale toutefois que, sous l’effet
d’une « haine de l’intelligence », la progression des approches sensitives
(romantisme, bergsonisme) a congédié les « esprit[s] puissant[s] » 10 au
profit d’ersatz mondains.
Le normalien Rolland, agrégé d’histoire spécialiste des arts, s’est
quant à lui distingué en publiant dans les Cahiers de la quinzaine, après
son manifeste en faveur d’un théâtre du peuple, un hymne à la culture
européenne, Jean-Christophe (1904-1912). Révulsé à l’idée que ladite
culture soit bafouée par le conflit qui oppose l’Allemagne à la France,
Rolland confie au Journal de Genève les huit articles que réunit Au-dessus
de la mêlée (1915). Malgré sa relative pondération, ce volume convertit
son auteur en cible des nationalistes. En 1916, le prix Nobel de litté-
rature assoit la stature que les circonstances ont conférée à Rolland.
Réfugié en Suisse, d’où il anime un véritable réseau, ce vitaliste 11 est
en effet tenu pour l’héritier de l’intellectuel dreyfusard auquel il avait
jadis refusé de s’identifier.
Les rhétoriques à l’œuvre durant l’affaire Dreyfus et la crise de la
« Nouvelle Sorbonne » sont ainsi investies par de nouveaux acteurs :
Benda et Rolland se réclament d’un universalisme que, parmi leurs
adversaires, peu contestent, tant ces derniers identifient le combat pour
la France au combat en faveur des valeurs universelles. Les dreyfusards
qui, en 1911, promouvaient les méthodes allemandes ont désormais rejoint
les défenseurs de la culture française, identifiée à la culture classique,
elle-même artificiellement confondue avec l’universalisme. Un rappro-
chement qu’imposent un peu plus les réactions au manifeste Aufruf an
die Kulturwelt daté du 3 octobre 1914. En replaçant ce texte au cœur du
maillage de citations, de traductions et de réponses qu’il a générées en
France, Anne Rasmussen a exposé comment, dès le début de la Grande
Guerre, il a façonné le stéréotype de l’« intellectuel collectif allemand »,
et produit « la constitution en retour d’entités nationales symétriques » 12.
Le monde académique français, traversé de fortes tensions, a ainsi

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150 La haine des clercs

affecté de faire bloc contre la science allemande, supposément incarnée


par les quatre-vingt-treize signataires du manifeste. Vus d’outre-Rhin,
ces derniers semblent rejeter leurs responsabilités dans l’invasion de
la Belgique, et légitimer le bellicisme par la Kultur. Une manœuvre
que les élites françaises tournent à leur avantage en arguant du caractère
moins particulariste 13 de leur propre culture. Que l’« Appel des intel-
lectuels allemands aux nations civilisées » soit rebaptisé « Appel des
intellectuels allemands » ou « Manifeste des intellectuels allemands »
contribue à enraciner une forme d’anti-intellectualisme germanophobe
déjà bien ancrée depuis l’affaire Dreyfus.
Cet anti-intellectualisme à géométrie variable tire prétexte des frappes
portées contre le patrimoine artistique et spirituel : le théâtre et la biblio-
thèque universitaire de Louvain sont incendiés en août 1914, la cathédrale
de Reims est touchée le 20 septembre 1914, celle de Paris le 21 février
1915. Ces attaques provoquent une levée de boucliers à laquelle participe
l’hebdomadaire La Baïonnette. S’inspirant de la littérature panoramique
en vogue au xixe siècle, cet illustré satirique croque la France en guerre à
travers des types sociaux plus ou moins fantaisistes. En couverture d’un
numéro intitulé « Leurs intellectuels » (2 mars 1916), Charles Léandre
représente un vieillard contraint par l’ogresse Germania – qui enserre
son crâne chauve dans un casque à pointe – de tracer le mot « Kultur » au
couteau, en lettres de sang. Il signe « Her Doctor » [sic], titre faussement
respectueux devenu un marqueur germanophobe dans la production
hexagonale, tout comme ses équivalents Herr Doktor et Herr Professor 14.
Sans le texte, l’observateur pourrait difficilement reconnaître des intel-
lectuels dans les personnages, car seuls leurs attributs – lunettes, piles
de livres ou inventions dignes d’un savant fou 15 – les distinguent sur le
plan graphique. Un éditorial de Xavier Roux oriente donc la lecture ;
il accuse les signataires du manifeste Aufruf an die Kulturwelt d’avoir
rendu inutilisable le terme même d’« intellectuel », devenu un synonyme
de « barbare » : « Aujourd’hui, le mot “intellectuel” évoque des églises
incendiées, des bibliothèques anéanties, des femmes fusillées, des ventres
ouverts et des mains coupées… » Ce faisant, Roux valide le partage entre
« nous » et les « autres » qui structure le journal, et plus largement les
organes de propagande. Pour illustrer ce qui sépare l’homme de lettres
à la française du savant allemand (qu’il présente comme un coupeur de
cheveux en quatre, un faussaire endurci et un imposteur), l’auteur recourt
à deux anecdotes personnelles. La seconde clôt l’article sur un appel au
meurtre : Roux, consulté peu avant la guerre par un doctorant allemand

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Champs de bataille 151

féru de détails biographiques que lui juge insignifiants, souhaite « qu’une


diligente baïonnette française a[it depuis] empêché ce commentateur
indiscret de poursuivre plus avant son petit travail 16 ». Un souhait que
les impératifs rhétoriques (la chute de l’article renvoie malicieusement
au nom du journal) ne suffisent pas à justifier ; il reflète la violence
ambiante, et entérine une évolution sensible depuis quelques années :
l’intellectuel est désormais, au sens propre, une cible.
Le manifeste Aufruf an die Kulturwelt, matrice d’une polémique
qui s’étend sur plusieurs années, alimente la propagande nationaliste y
compris à l’Université. Lavisse, Durkheim, Seignobos, Lanson, Andler
et Bergson légitiment en intellectuels la lutte contre l’Allemagne. Ils
intègrent le Comité d’études et de documents sur la guerre imaginé
par Durkheim pour favoriser la diffusion de brochures où l’objectivité
formelle et la défense du droit n’interdisent pas l’expression de la
germanophobie 17. Que ce comité soit placé sous la direction de Lavisse
n’étonne pas : auteur de célèbres manuels promouvant le patriotisme
républicain, l’historien jouit d’une véritable popularité ; sa situation au
croisement des milieux universitaires et gouvernementaux le dote d’une
réelle efficacité ; il comble enfin par des prises de position marquées
l’impossibilité, pour les hommes de son âge, d’être envoyés au feu.
Cela explique sans doute que, en tant que directeur de l’École normale
supérieure, il ait encouragé la mobilisation de ses élèves, les envoyant
massivement à la mort 18. La Grande Guerre convertit donc à la raison
d’État les intellectuels qui, au temps de Dreyfus, mettaient leurs compé-
tences académiques au service d’une vérité universelle. Un tel constat
fragilise l’autorité qu’ils avaient gagnée : rétrospectivement, le désin-
téressement dont ils se targuaient est mis en doute.

Entre deux feux

En marge de l’idéalisation officielle des « intellectuels collectifs 19 »


apparaissent les figures de l’exempté, de l’embusqué et du soldat
malhabile. La dénonciation de l’incompétence des intellectuels au combat
n’est pas uniquement portée par les antidreyfusards d’hier. Elle se fortifie
au contact du vitalisme belliciste que diffuse notamment la propagande
officielle : leur infériorité physique, révélée par les manœuvres, éclaterait
sur le champ de bataille. Les moments de camaraderie virile exaltés par
un Péguy ne suffisent pas à abolir les différences sociales : au sein même

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152 La haine des clercs

des tranchées, des pratiques de classe s’invitent dans la lutte. Ouvriers


et bourgeois mobilisés forment ainsi une communauté fragile ; bien
que les combattants aient été largement scolarisés, une infime minorité
possède le baccalauréat. « À la veille de la guerre, les bacheliers repré-
sentent 2 % d’une classe d’âge, soit entre 6 et 7 000 individus par an sur
un total d’environ 300 000 conscrits 20 », précise Nicolas Mariot. Il montre
comment, sur le terrain, les lettrés vulnérables développent un discours
compensatoire apte à maintenir une forme de supériorité, en rapportant
leur endurance à de prétendues motivations conscientes plutôt qu’à des
prescriptions extérieures. Les intellectuels exacerbent de ce fait l’ethos
qui les distinguait en temps de paix : isolement, esprit de sérieux, pater-
nalisme. De quoi les rendre encore plus détestables, d’autant que des
commodités leur sont accordées, surtout s’ils viennent d’une famille
aisée. Leur participation aux tâches communes ne les soustrait pas aux
vexations dont rendent compte correspondances et carnets. Si l’expé-
rience des soldats sans instruction nous échappe, soit qu’ils se refusent
à l’évoquer (par incapacité ou désintérêt), soit qu’ils ne la mentionnent
que ponctuellement, différentes sources enregistrent la réaction des
bourgeois cultivés, « des transfuges de classe ou des encadrants des classes
populaires (instituteurs, érudits locaux, prêtres, militants syndicaux ou
politiques) 21 » qui ont combattu comme soldats du rang ou sous-officiers.
Un cinquième des acteurs étudiés par N. Mariot signale les inégalités
de traitement réservées à ceux qu’on identifie comme intellectuels :
André Bridoux (1893-1982), Louis Krémer (1883-1918), Robert Hertz
(1881-1915), Jean Leymonnerie (1895-1963), Jean Pottecher (1896-
1918), Louis Toulouse (1895-1916) et Ludwig Wittgenstein (1889-
1951). Or c’est bien ainsi qu’eux-mêmes sont perçus, indépendamment
de leurs âge, origine sociale et situation familiale. Tous rappellent les
moqueries et les brimades (corvées supplémentaires, admonestations,
quolibets) imposées par les simples soldats comme les officiers – parfois
socialement proches des intellectuels 22.
C’est au British Museum que le normalien Robert Hertz découvre
« enfin la recherche inductive ; après tant de bavardages et de ratiocina-
tions 23 ». L’ancien condisciple auquel s’ouvre en 1905 ce brillant agrégé
de philosophie le voit s’orienter vers la sociologie des religions. La
thèse que Hertz s’est résolu à consacrer au péché et à l’expiation dans
les sociétés primitives (sous la direction de Durkheim) a beau mettre
l’accent sur les pratiques, elle ne le satisfait pas. Par goût de l’obser-
vation, celui qui se définit comme rationaliste lui préfère volontiers une

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Champs de bataille 153

ethnographie plus empirique, faisant toute sa place aux usages populaires.


La bibliothèque où Hertz conserve les collections folkloristes léguées
par un de ses oncles abrite également l’ensemble des Cahiers de la
quinzaine 24. Compagnon des Universités populaires, sympathisant du
mouvement des coopératives ouvrières, Hertz n’ignore rien des débats
sur la place des intellectuels dans le socialisme, et des limites de la
position magistrale. Toutefois, dans la correspondance qu’il entretient
entre août 1914 et avril 1915 avec son épouse Alice Bauer (1877-1927),
passionnée par les questions éducatives, les références attendues aux
théoriciens de l’auto-émancipation ouvrière (inconnus d’Alice ?) cèdent
la place à Charles Rollin, Pierre Flourens ou Friedrich Fröbel – la jeune
femme, pionnière des jardins d’enfants en France, s’intéresse de près à
ce dernier. La guerre, qui oblige le sergent Hertz, envoyé dans l’Est, à
vivre dans les bois, lui offre l’occasion de vérifier certains principes du
pédagogue, lequel fait de la nature la meilleure des écoles, et l’inspira-
trice du parfait équilibre physique, moral et intellectuel.
Développer ce sujet permet à Hertz, limité dans ses confidences par
la surveillance du courrier, de préserver une complicité intellectuelle et
affective avec son épouse. Les lignes où le guerrier écrit à sa Dame qu’il
regrette de n’avoir pas « été [s]on élève 25 » ont un parfum chevaleresque.
Et n’est-ce pas aussi pour rassurer l’aimée qu’il compare le front à un vaste
jardin d’enfants où les soldats reviendraient à l’essentiel ? Dans leur effort
pour échapper à la routine, les lettres de Hertz s’apparentent souvent à
des leçons de choses ponctuées des réflexions anti-intellectualistes que lui
inspire sa propre faiblesse, au regard de subordonnés durs à la tâche : « Plus
que jamais je vois que l’hypertrophie de l’intelligence abstraite et discou-
rante est un mal, qu’elle fait des hommes déséquilibrés, incomplets et
inaptes à la vie », écrit-il après avoir rejoint la réserve de l’active. Rentier,
il s’est vite consacré à la recherche ; s’il a trouvé dans l’alpinisme un
moyen de se dépasser, ses excursions ne font pas le poids face aux marches
et aux divers travaux que suppose un campement forcé. Mais quand
bien même il se mettrait symboliquement, comme il le dit, « à [l’]école
et sous [les] ordres 26 » des ouvriers et des paysans de sa compagnie,
cela renverserait-il les hiérarchies perpétuées par les grades ? Jamais
le sociologue ne s’adaptera vraiment à son nouveau terrain. Qu’on le
cantonne longtemps à distance du feu l’empêche de se distinguer par un
acte de bravoure. Force-t-il, en réaction, sa posture anti-intellectualiste ?
Alors que tant de choses s’écrivent sur la guerre, Hertz affiche un refus
de la « littérature », des « phrases » 27, sans se départir pour autant de ses

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154 La haine des clercs

réflexes d’analyse et d’écriture. Malgré ses précautions, il n’échappe


pas non plus à une forme de condescendance lorsqu’il retranscrit les
paroles et les mœurs de la troupe. Mais il convertit en atout l’aveu de
la fascination que lui inspire le peuple.
Chez Hertz, inclinations scientifiques, engagements politiques et
réflexion morale convergent vers un anti-intellectualisme philosophique
que son épouse encourage avec un zèle redoublé après la mobilisation.
Mais il ne remet pas en question les discours guerriers des intellectuels,
même si, depuis l’avant, la propagande orchestrée par les collègues
plus âgés (Lévy-Bruhl, Durkheim, Bergson) semble un peu courte.
L’épistolier reprend certains lieux communs teintés de psychologie des
peuples, les corrige, les formule à nouveau… Le « deustche professor
[sic] 28 », s’il n’incarne pas le caractère national allemand, en révèle le
profil le plus impitoyable ; jusqu’aux chants de guerre de l’ennemi ont
« quelque chose de pédant et d’appris 29 », et ses exactions – en l’occur-
rence « la profanation du tombeau de la famille Poincaré, la destruction
de la maison de Lavisse » – semblent d’autant plus « méthodique[s],
doctoral[es] » 30 qu’elles affectent, avec ces représentants de l’esprit,
la culture tout entière. Tels que Hertz et ses compatriotes les dépeignent,
les Français brillent, eux, par leur spontanéité, leur inventivité et leur
ardeur.
À en croire la correspondance, Alice rivalise d’anti-intellectua-
lisme avec son mari ; en matière de stéréotypes, elle le surclasse. Les
alliés eux-mêmes en font les frais quand George Bernard Shaw blâme
le bellicisme qu’Alice juge nécessaire vu les circonstances : « […] les
intellectuels anglais sont plus “intellectuels” que leurs congénères
français. Ils n’ont pas la fantaisie, l’imagination qui animent et vivifient
la raison 31 », note-t-elle, en pressant Robert de répondre à Shaw – ce
dont il s’abstiendra. À bien des égards, il se montre plus nuancé que
son impétueuse compagne. Ainsi admet-il que « [c]’est par pédantisme
[que les Allemands] sont brutes (quand ils le sont) et pour appliquer
une théorie de la guerre – non par nature ou par goût 32 ». Après avoir lu
le discours où Bergson transforme le conflit en bataille métaphysique,
Hertz condamne cette interprétation :

[…] il est faux […] qu’il n’y ait rien de spirituel et de moral dans l’effort
allemand ; […] il est très dangereux d’exalter la libre spontanéité etc.
par opposition à l’organisation massive ; ces antithèses absolues où se
plaît le philosophe, même celui de la continuité et du « réel » sont des

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Champs de bataille 155

constructions […]. C’est curieux, il y a dans Bergson un incurable joueur


de flûte. Il ne peut résister au plaisir du « beau morceau » 33.

Hélas, le maître tant admiré a rejoint les discoureurs, si nombreux


en ces temps troublés. Aux stéréotypes nationaux s’ajoutent, sous la
plume de Hertz, des stéréotypes sociaux. Le 14 février 1915, il se réjouit
de cohabiter avec « ce peuple » qui « lit peut-être moins de volumes
que d’autres (un des signes par lesquels Deutch […] prétendait jadis
mesurer la Kultur allemande) mais […] est intelligent et artiste organi-
quement ». À côté, les habitués des salons font pâle figure : « Souvent
je pense à ce que tu disais de nos soirées, de nos “assemblées”, que les
intellectuels […] ne savent pas causer et s’amuser et rire ensemble » 34,
rappelle-t-il à sa femme. Les veillées au bivouac rendent le contraste
plus flagrant. Mais y a-t-il de la pose quand Hertz évoque son amitié
pour le sergent Louis Partridge, bricoleur, féru de camping, qu’il désigne
comme « le type du non scolarisé 35 », ou qu’il souligne son affection
pour Jean Baptiste Félicien Charoy, avec lequel il est contraint de tout
partager ? Ce dernier ressemble d’après lui au « bon ouvrier des romans
de Pouget », ce syndicaliste révolutionnaire dont L’Humanité publie
les feuilletons depuis deux ans, et qui dans Le Père Peinard houspillait
« philosophes et chieurs d’encre ». Tôt envoyé au turbin, Charoy semble
n’avoir jamais eu de temps à perdre : « “[…] tu sais moi, je ne sais pas
causer, je vois le but (à atteindre) et puis les moyens, et puis en route” »,
déclare-t-il à Robert, qui le cite à Alice. Preuve paradoxale que les mots
comptés de Charoy portent… Pour sincères qu’elles soient, ces relations
donnent un alibi au socialiste soucieux de (se) convaincre de la légitimité
de sa présence au front, en dépit de son incompétence. Mais dans son
rêve d’intégration à la masse, c’est bien l’universitaire qui rapporte les
individus à des types, liste éléments de langage et croyances, apprécie
la simplicité, la « chaleur », la « spontanéité », l’« énergi[e] 36 » et la
générosité des humbles. Ses commentaires sur la manière dont la propriété
a creusé le partage entre intellectuels et manuels 37 ne l’empêchent pas
de préférer à l’instituteur trop « écolier » qui a pris le commandement
un « jeune hobereau, châtelain de la Mayenne, […] chef de race, noble,
doux, ferme, distingué, à la fois hautain et bienveillant », courant au feu
« le monocle à l’œil et la badine à la main » 38. Et l’on distingue mal si
l’humour comble le malaise quand, le 11 janvier 1915, Hertz se décrit
en intellectuel anti-intellectualiste, mais toujours superviseur. Question
de point de vue ? Quand il se présente à sa moitié, le « grand mari à

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156 La haine des clercs

lunettes » est « contre-maître [sic] en terrassements, féroce exploiteur de


main-d’œuvre, âpre à lui faire rendre le maximum » ; mais il n’apprécie
pas qu’un tiers lui rappelle d’où il vient :

« Ça vous change de baralipton », me disait en riant, quand j’étais encore


au 44, un tout jeune officier du génie qui inspectait notre chantier.
Maintenant, mieux qu’alors, je pourrais lui répondre […] que je trouve
plus de philosophie à gouverner ma demi-section dans son obscur
bousillage qu’à enseigner les règles du syllogisme 39.

Pour le couple, la guerre est une expérience. Alice se félicite que


Robert mette leurs principes communs à l’épreuve, teste ses aptitudes
sportives, sa méthode d’enquête et son socialisme. Eux qui vivent
pour leurs enfants, selon le mot de Fröbel, croient les hostilités aptes
non seulement à endurcir les combattants, mais à créer l’homme
nouveau auquel il reviendra d’assurer aux générations futures une
société plus complète que celle qui a mené à la guerre. Ce moderne
Déluge promet un nouveau départ, l’avènement d’une « race » « guérie
du triste rabougrissement qu’elle appelait “civilisation”, ayant décou­­
vert à nouveau dans cette convulsion sanglante du vieux monde les
sources de la vie et de la création » 40. Retremper les corps et les
esprits, réformer la société, redonner un sens plein aux mots : voilà ce
qu’espèrent Alice et Robert, que la question de la transmission préoccupe.
C’est un impératif patriotique d’éviter, comme Alice s’y emploie, que
la jeunesse hérite de connaissances abstraites dont elle ne saisit pas
l’apport ; mais aussi de recueillir, comme le fait Robert auprès de ses
compagnons d’armes, les traditions orales (contes, dictons, expressions
populaires, « mimologismes 41 » à partir du chant des oiseaux) et les savoir-
faire.
Ces derniers fascinent l’ethnographe, en ce qu’ils permettent à
l’individu de communier avec la nature, par le travail de la matière.
Mi-amusé, mi-contrit (et sans doute en socialiste un peu honteux),
Hertz regrette de « ne ser[vir] que de contremaître » à des gens de métier
plus adroits que lui, faute d’être « passé au jardin d’enfants ou chez les
boy-scouts » 42. Le clin d’œil à la disciple de Fröbel, toujours friande
de détails, cache mal l’impuissance de son mari lorsqu’il lance : « C’est
parmi des hommes comme ceux-là que tu devrais vivre – ils t’en appren-
draient plus que tous les professeurs non seulement en fait de travaux
manuels mais aussi en histoire naturelle 43. » Il espère que leur fiston ne

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Champs de bataille 157

se trouvera jamais aussi démuni ; s’adressant autant à la mère qu’à la


pédagogue professionnelle, il élargit ailleurs le propos :

Ce que je souhaite le plus à nos petits, c’est de ne pas être prisonniers


de la tradition citadine, livresque et bourgeoise, c’est d’être des hommes
frais en contact direct avec la nature, capable [sic] de créer 44.

Hertz engage sa femme à se concentrer sur le quotidien et à garder


espoir quoi que disent les journaux et les rumeurs, au lieu de se monter
la tête ; mais lui-même colporte des ouï-dire lorsqu’il affirme que « les
meilleurs soldats […] ne raisonnent pas, ne réfléchissent pas, ne font
pas de discours – ils vivent dans une sorte de stupeur, d’inconscience, et
n’en font que mieux leur besogne de chaque instant », avant d’ajouter,
sentencieux :

La réflexion est vaine et mauvaise quand elle n’aboutit pas à un acte.


[…] Le premier devoir est d’avoir foi, espérance et charité et c’est tout ;
pas de critiques, pas de discours, la muette et joyeuse acceptation du
devoir […] que le destin impose à chacun de nous 45.

Sans savoir qu’il vit ses dernières semaines, Hertz fera encore l’éloge
du fatalisme presque religieux dont font preuve les « petits troupiers » « qui
y voient clair, qui ne se laissent pas “bourrer le crâne” et qui acceptent
tout résolument sans faire usage de leur raison si éveillée et si vive, parce
qu’il le faut ». Il conclura alors : « C’est une bénédiction de vivre parmi
eux, surtout pour un Juif 46. » Dans Histoire d’un sacrifice, Nicolas Mariot
a retracé avec finesse la manière dont chez Hertz, naturalisé français tardi-
vement (son père venait d’Allemagne), la judéité affermit l’engagement.
Conditionne-t-elle aussi la réaction anti-intellectualiste ? L’hypothèse
tiendrait si, dans la citation précédente, l’ajout final renvoyait implici-
tement à la figure du Juif talmudique, qui lit depuis des millénaires…
Finalement, dans les derniers mois de sa vie, Hertz souligne et légitime
ses réflexions sur l’éducation – une voie où il aimerait s’engager s’il
survit : « […] les fiches et l’écrivaillerie enfermé dans un cabinet de travail,
j’ai peur que cela ne me paraisse plus encore qu’auparavant confiné
et poussiéreux 47 », imagine-t-il. À mesure que la guerre dure, il perçoit
en effet plus nettement les limites de l’instruction telle qu’elle est
proposée, et le rôle que sa femme (et lui) pourraient jouer dans la « chaîne
ininterrompue d’efforts français pour briser le moule scholastique 48 ».

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158 La haine des clercs

Bien que Hertz fasse de Montaigne un pionnier dans ce domaine, l’emploi


du mot « effort » en contexte martial peut laisser penser que chacun à
sa place, Robert et Alice contribuent à une révolution qui ne se limite pas
à rendre moins abstrait un système où « tout est coupé, sevré, morcelé,
par l’effet d’inertie qui nous pousse à transmettre des choses toutes faites
ou à remonter de simples mécanismes 49 ». Quand les canons auront fini
de tonner, le champ sera libre. Mais Hertz ne rentrera jamais.
André Bridoux a plus de chance. Fraîchement reçu à l’École normale
supérieure quand le conflit éclate, il décrit rétrospectivement son
expérience, à la lumière des critiques adressées aux intellectuels après-
guerre, de la valorisation des cultures populaires à partir des Années folles
et des positions de son maître Alain. Le lexique de l’initiation religieuse
s’impose à l’agrégé de philosophie qu’il est malgré tout devenu :

J’ai gardé le meilleur souvenir de mon séjour dans le peuple, dans le


peuple soldat ; apprenti clerc, j’y ai dépouillé sans regret ma soi-disant
culture, et les quelques lambeaux qui me sont, malgré tout, restés collés
à la peau n’ont fait que me gêner, je m’en rends compte maintenant.

Dans la même veine, l’auteur affirme qu’à vingt et un ans il a


« éprouv[é] un grand rajeunissement » auprès de ses camarades sans
instruction, qu’il nomme les « hommes vrais ». Par réflexe de protection
d’abord, puis par inclination, lui-même aurait accru sa capacité de résis-
tance, son lien avec la nature, et découvert le goût des « choses simples ».
Le mythe autorisant l’hyperbole, Bridoux peut prétendre que, pendant
les deux ans qu’il a passés parmi la troupe, il a « tout oublié, jusqu’à
l’orthographe et la géographie élémentaire, au point de soutenir un jour
aux camarades que l’Amérique était à l’Est de l’Europe » 50.
Hertz, soucieux de donner une efficacité pratique à ses recherches,
s’était orienté vers la sociologie de terrain après une agrégation de
philosophie ; lorsque Bridoux passe à son tour le concours, en 1920,
la toute-puissance académique de cette discipline n’a pas résisté à la
guerre, dont les sciences sociales sont sorties victorieuses. L’universa-
lisme abstrait et la raison jadis souverains ont connu de tels dévoiements
qu’on valorise désormais les savoirs immédiatement applicables aux
questions économiques et politiques 51. Cette évolution s’est amorcée
durant les hostilités, lorsque des deux côtés du Rhin la science s’est mise
au service de la défense, dans un contexte où le poids de l’innovation
technologique accentuait la concurrence entre les nations.

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Champs de bataille 159

Relever la tête

Parce qu’elle nimbe les avancées scientifiques et la défense de la


« spiritualité » nationale d’un halo patriotique, la Grande Guerre a
modifié le positionnement de certains anti-intellectualistes notoires.
Ainsi de Maurice Barrès qui, en 1908, dénonçait encore l’existence
d’une « camarilla 52 » de professeurs soumettant le savoir à leurs intérêts
et leurs opinions, au prix du plus scandaleux antipatriotisme. Conscient
du rôle qu’ont rempli les savants dans le conflit, comme de celui qu’ils
peuvent jouer dans la paix, le député est amené à distinguer des « profes-
seurs » – contre lesquels il n’a cessé de jeter l’anathème – les « savants »
inventeurs dont les recherches en matière d’armement, de logistique ou
de santé servent l’effort de guerre 53. Trois mois avant que les maurras-
siens ne fondent le « parti de l’intelligence », il lance ainsi une campagne
pour la restructuration de la science française, si misérablement dotée ; il
la nomme « la grande pitié des laboratoires 54 », en référence à celle qu’il
avait précédemment menée en faveur d’un sursaut religieux. Le second
volet de cette défense de l’esprit s’appuie sur une série d’interventions
publiques courant sur trois années (1920-1923) : articles, discours à la
Chambre, lettre au ministre de l’Instruction inspirent un mouvement
national de soutien aux laboratoires. Comment expliquer que le pionnier
de l’antidreyfusisme s’inquiète dorénavant du peu d’attrait des Français
pour les professions intellectuelles ? Barrès reconnaît la dette contractée
envers les savants de toutes compétences, qui ont innové au plus fort des
hostilités pour sauver la France. Au lendemain d’une victoire rien moins
qu’éclatante, la concurrence militaire commande de faire comprendre
au plus grand nombre combien presse la réorganisation de l’« intelli-
gence française ». C’est là un impératif de civilisation. Car la France est
affaiblie : beaucoup sont morts ; les étudiants et les savants réchappés
ont perdu au feu le goût de la méditation ; les privations auxquelles
contraignent les carrières intellectuelles semblent peu aptes à susciter
les vocations. Arguant que ces dernières garantissent au contraire la
prospérité nationale, Barrès avance un éventail de mesures concrètes :
majoration des salaires des professeurs, harmonisation du statut des
universités régionales, développement des sciences appliquées, réforme
de la formation et du recrutement scientifique. Pour combler le retard
de la France par rapport à l’Allemagne et aux États-Unis, le « labora-
toire » doit cesser d’être « sacrifié à la chaire professorale ». S’il souhaite

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160 La haine des clercs

que « quelques grands instituts uniquement préoccupés de l’avancement


des sciences » voient le jour en marge de l’Université, Barrès n’exige
pas que l’enseignement soit dissocié de la recherche : « […] il faut que
l’Université […] maintienne l’inventeur dans le professeur », note-t-il.
L’exemple de Pierre Curie, prix Nobel trimant dans des « baraquements »
insalubres aux heures où il n’est pas contraint à catéchiser des adoles-
cents, donne au propos un accent pathétique. Quelles découvertes ne
ferait-on pas si le gouvernement renforçait l’articulation entre science
et économie ! C’est à l’innovation qu’engage donc Barrès, en précisant
qu’il s’agit moins de « former des érudits » que des « esprits capables
de spontanéité et de décision » – autant dire des « chefs » 55.
Au sortir des combats, la jeunesse intellectuelle a été décimée, le
mythe du progrès scientifique mitraillé, et la République s’en ressent ; les
belles heures de l’Université conquérante semblent loin. Mais les tensions
demeurent. Minerve veille, et les nationalistes entendent garder les esprits
mobilisés malgré l’interruption des hostilités ; on lutte désormais pour
le monopole de l’intelligence. Les maurrassiens se positionnent via le
manifeste « Pour un parti de l’intelligence » publié le 19 juillet 1919 à
la une du supplément du Figaro. Valois le signe, mais pas Sorel. Autant
qu’au programme exposé par Henri Barbusse dans L’Humanité du 10 mai
précédent, ce manifeste répond à deux textes rédigés par Romain Rolland :
« Pour l’Internationale de l’esprit », daté de mars 1918, et l’« appel »
aux « travailleurs de l’Esprit », lancé dans L’Humanité le 26 juin 1919.
Le « parti de l’intelligence » se dresse donc contre un prétendu « parti
de l’ignorance », et oppose au cosmopolitisme socialiste une « interna-
tionale de la pensée » fondée sur une forme de nationalisme spirituel.
Les signataires désirent en effet redonner à la France, avec sa dignité,
un rayonnement culturel et politique. À ce projet énergique, il fallait
une « doctrine intellectuelle » qui fédère les volontés dans l’action.
Cette doctrine, présentée à la fois comme « un acte de raison » et « une
expérience », est placée sous le signe du mouvement créateur.
Constatant que, par patriotisme, les intellectuels ont asservi leur intel-
ligence à l’aberration guerrière, Romain Rolland exhorte à préserver leur
autonomie dans L’Humanité du 26 juin 1919. Henri Massis rétorque par un
contre-manifeste engageant à former un « parti de l’intelligence ». L’intel-
ligence suscite alors une rixe plus idéologique que lexicale. Sa définition
a pour effet de polariser publiquement les discours, même si Massis
engage moins à « faire de l’intelligence un parti » qu’à « prendre parti pour
l’intelligence » 56. En 1913, lorsqu’il réalisait son enquête sur la jeunesse

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Champs de bataille 161

contemporaine, ce lecteur de Bergson jugeait l’Action française trop désin-


carnée. Mais il s’est converti au catholicisme, a adhéré au thomisme et
s’est rapproché du rationalisme de Maurras à mesure qu’il s’est éloigné
de Barrès (auquel il reprochait peut-être de s’être trop mollement engagé
durant la crise de la « Nouvelle Sorbonne »). Son texte pointe l’erreur
des intellectuels internationalistes, occupés à perpétuer les désordres
démocratiques mis au jour par la guerre. La victoire aurait révélé au
contraire les potentialités héroïques de la France, et sa capacité à retrouver
une place dans le concert des nations européennes. L’argument nationa-
liste est ici à peine camouflé sous le préjugé de l’universalité des valeurs
françaises, lesquelles se confondraient avec la raison. Les manifestes se
renvoient donc une conception singulière de l’union, comme de l’univer-
salité : « union fraternelle » et internationale dans un cas ; union nationale,
gage d’un rayonnement français mondial, dans l’autre. Ici, un constat
de la faiblesse française ; là, l’espoir du contraire.
Le face à face engagé par manifestes interposés s’attise au sein des
revues : Clarté, organe communisant en marge des partis, défie aussi
bien la grande presse conservatrice que la revue Les Lettres, qui porte
alors la renaissance littéraire catholique. Clarté, qui accueillait en 1919
pacifistes libéraux et socialistes révolutionnaires, se radicalise fin 1921,
s’engageant dans la brèche qui mène au communisme par la critique
de l’intellectualisme bourgeois. Revue d’éducation prolétarienne, elle
resserre, avec sa définition de la culture, celle de l’intellectuel. Ce dernier
sera révolutionnaire ou ne sera pas. La culture bourgeoise détrônée, une
nouvelle culture, fruit d’une raison incarnée dans le travail et l’action
politique, plutôt que de la « pure intelligence 57 », pourra voir le jour. Sans
en être l’inspirateur, Henri Barbusse est le tuteur du premier mouvement
Clarté ; doté d’un prestige considérable depuis le succès de son roman
Le Feu (1916), ce pacifiste engagé volontaire dans la Grande Guerre est
devenu une effigie de l’« internationale de la pensée » à laquelle il conviait
en mai 1919, avant que la droite ne s’approprie la formule. Voyant
dans la Grande Guerre l’aboutissement d’un état de chaos immémorial
commandé entre autres par la caste des « profiteurs de l’esprit », Barbusse
rétablit la « mission civique » des intellectuels dans Le Couteau entre
les dents (1921). Prenant à partie ceux qui ignorent que « l’homme
simple et droit qui […] discerne l’absurdité fondamentale de l’ordre
consacré, a plus d’intelligence » qu’eux, il invite à renverser le pouvoir
des intellectuels d’État auxquels l’« école », l’« Église », la « presse »
ont toujours servi d’instrument oppresseur. Monde croulant que le

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162 La haine des clercs

communisme compte balayer. La brochure de Barbusse signale toutefois


l’écart entre les aspirations communistes et la réalité socio-historique.
Face aux révolutionnaires, qui incarnent une « pensée » ancrée « dans
l’abstrait et dans l’avenir », les forces conservatrices semblent pour
l’heure bénéficier du privilège de la « réalité ». Dans ce contexte, la
victoire du communisme apparaîtrait comme celle de l’« esprit contre
les choses », l’avènement de la « vérité contre la réalité » 58. En 1923,
Barbusse s’écarte de Clarté, dont les nouvelles orientations ne le
satisfont plus. Deux ans plus tard, lorsque le conflit pour l’indépendance
du Rif ravive les tensions de la Grande Guerre, c’est pourtant un de
ses textes qui réanime la revue, alors en crise. Son appel « Aux travail-
leurs intellectuels » (L’Humanité, 2 juillet 1925) relance la guerre des
manifestes. Le Figaro accueille en effet le 7 juillet 1925 la réponse des
intellectuels fidèles à la Patrie.
Cet échange de manifestes ouvre ce que l’on a appelé le « procès
de l’intelligence 59 ». Celle-ci se trouve alors au cœur d’un triple débat
politique, savant et esthétique : la lutte entre partisans et opposants
à la démocratie ; les controverses scientifiques que suscitent depuis
plusieurs années les travaux de Bergson, d’Édouard Le Roy et de Pierre
Rousselot 60 ; les querelles esthétiques sur la question du classicisme
ou la difficulté à représenter la vie intellectuelle en littérature 61. Des
affrontements auxquels les croyants comptent bien participer 62, en ces
années qui voient l’apparition d’intellectuels catholiques indépendants
de l’Église 63.

Quand l’Union sacrée fait loi, il reste peu de place à la condamnation


des intellectuels par leurs compatriotes : de fait, seuls les idéologues
et les savants étrangers peuvent légitimement servir de cibles. Mais,
au feu, les clercs mobilisés réalisent – parfois douloureusement – quels
privilèges sont les leurs en temps de paix. Leur gaucherie favorise un
retour réflexif sur leur condition de travailleurs intellectuels ; bien souvent,
il entraîne un anti-intellectualisme auquel ces derniers s’efforcent de
trouver des justifications philosophiques ou idéologiques.

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Chapitre sept

L’esprit et la lettre

La Grande Guerre étant souvent apparue comme un avertissement


métaphysique, la réflexion sur le rôle de l’intellectuel passe du domaine
social au domaine spirituel au moment de la « démobilisation cultu-
relle 1 ». À l’heure où les intellectuels s’organisent en associations et
en syndicats confessionnels 2, l’anti-intellectualisme gagne en visibilité
chez des auteurs qui revendiquent leur appartenance au catholicisme.
Ils sont théologiens comme Jacques Maritain ; philosophes comme
Maurice Blondel ; écrivains comme Georges Bernanos ; promis à une
carrière de professeur comme Pierre Pascal, et espèrent ressouder la
société, brisée par les combats, autour de principes moraux. Dans les
années 1920, les démocrates chrétiens et leurs adversaires se retrouvent
donc au « procès de l’intelligence » sans en partager nécessairement la
définition.
Pour l’Église, fragilisée depuis le tournant du siècle par la séculari-
sation et concurrencée sur le terrain de la politique, de l’action sociale et
de la science, le sursaut spirituel d’après-guerre est l’occasion d’accorder
la pensée religieuse aux exigences intellectuelles du temps. Depuis
1879, le retour à saint Thomas d’Aquin, dicté par voie d’encyclique,
le permet. En conciliant la raison et la foi, il a revivifié la philosophie
catholique 3 sans la détacher de l’autorité romaine, et a ainsi canalisé
les velléités d’autonomie des nouveaux intellectuels catholiques en leur
offrant un espace d’intervention.
À l’occasion du sixième centenaire de saint Thomas d’Aquin, le
débat sur l’interprétation du thomisme, consacré doctrine officielle de
l’Église, met la tradition scolastique à l’épreuve des réalités contem-
poraines. Débat politique, autant que théologique, il reflète la concur-
rence que se livrent alors catholiques sociaux et maurrassiens. Car,
depuis la crise « moderniste », bien des thomistes cautionnent la doctrine
d’Action française.

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164 La haine des clercs

Connaître Dieu

Un durcissement qui inquiète le démocrate Maurice Blondel (1861-


1949). Ses aspirations sacerdotales oubliées, ce normalien avait présenté
en 1893 une thèse audacieuse – L’Action. Essai d’une critique de la vie
et d’une science de la pratique –, mal reçue par la Sorbonne. Comment
la Vieille Dame aurait-elle pu approuver une étude qui semblait « déni[er]
toute autonomie rationnelle à la philosophie 4 » ? On refuse à Blondel
une charge de cours ; hors de l’Université, sa dialectique, qui réunit dans
l’action la raison et la foi, fâche aussi. Les catholiques eux-mêmes la
jugent suspecte. Blondel persiste et signe : en 1908, dans un article de
la Revue du clergé français 5, il juge que le thomisme est intellectualiste,
non pas rationaliste, et lui oppose sa propre définition de l’intelligence,
fondée sur l’expérience et inséparable de l’action humaine, seule garante
du bien-fondé des idées. Blondel est isolé, mais bien entouré. Il confie la
revue La Nouvelle Journée à Paul Archambault (1883-1950), un jeune
philosophe qui a renoncé à l’agrégation pour lutter utilement contre la
déréliction. Cet organe deviendra un poste avancé de l’anti-maurrassisme
après la parution, le 19 juillet 1919, du manifeste « Pour un parti de
l’intelligence ».
La contre-offensive des démocrates chrétiens s’organise à travers un
vaste débat sur la connaissance 6. Les contributeurs de la revue s’émeuvent
qu’on subordonne l’ensemble du réel à une seule faculté. Car l’intel-
ligence conceptuelle n’est qu’un moyen d’accès à cette réalité plus
vaste qu’est la « pensée », tout comme l’est d’ailleurs la « connaissance
spontanée ». « Phase intermédiaire mais nécessaire [du] développement
[de la vie spirituelle] », indissociable de l’intuition, l’intelligence favorise
simplement le passage « de l’automatisme à la liberté ». Les différentes
contributions valorisent donc des modes de connaissance philosophique
irréductibles au « discours » ou à « l’analyse » dominants depuis l’Anti-
quité. Au rationalisme hellène, marqué par la fixation des abstractions,
les auteurs opposent ainsi le « primat de la réalité » brandi par la religion
chrétienne. Ce faisant, ils vident de sa substance le prétendu christia-
nisme du « parti de l’intelligence », dont les membres sont présentés en
« “anti-mystiques” » dédaigneux de la « métaphysique » 7. Le philosophe
Jacques Maritain (1882-1973), avec lequel Blondel entretient des rapports
houleux depuis plusieurs années, est spécialement visé 8. Affilié au « parti
de l’intelligence » sans avoir adhéré à l’Action française, directeur d’une

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L’esprit et la lettre 165

collection philosophique à la Nouvelle Librairie nationale de Georges


Valois, il est devenu le champion du néo-thomisme encouragé par
l’Église, qui lui confie la mission de neutraliser les maurrassiens. Rendu
public par la reproduction d’un échange épistolaire, le désaccord qui
l’oppose à Blondel enfle avec la réunion en volume des textes précé-
demment confiés à La Nouvelle Journée : Le Procès de l’intelligence
paraît en 1921 chez Bloud et Gay, éditeur proche du catholicisme social,
qui accueille la même année la réponse du catholique Gaëtan Berno-
ville à l’essai où le rationaliste Julien Benda déplore le prestige dont
jouissent les approches fondées sur l’intuition et l’émotion person-
nelles 9. Point de tension entre Blondel et Maritain : le rôle de l’intel-
ligence dans la connaissance de Dieu. Les blondéliens dissocient le
raisonnement menant à l’affirmation de l’existence divine de ladite
affirmation, laquelle ne dépendrait pas de l’intelligence. Un même
raisonnement aboutirait ainsi à des réponses divergentes selon qu’il
est mené par un croyant ou un athée. La « connaissance réelle » prônée
par Blondel s’appuie en effet sur la volonté et l’amour. Or « la connais-
sance “notionnelle” ne rejoint pas l’être » ; Blondel ôte donc à l’intelli-
gence « sa spécificité démonstrative ». Maritain juge que les instructeurs
du Procès confondent les différentes facultés, et se privent d’aborder
« la valeur de la métaphysique au sens d’Aristote et de saint Thomas, de
la métaphysique comme science » 10. Blondel et Maritain s’escrimeront
pendant près d’une décennie 11, quoiqu’ils s’entendent sur le commun
rejet de la raison maurrassienne, durkheimienne et du matérialisme
marxiste. En dépit de son peu de retentissement immédiat, le « procès
de l’intelligence » marque donc par sa chronologie ; il est aussi le labora-
toire où sont formulés les arguments qui mèneront à la condamnation
politique de l’Action française par Rome (1926-1927).

L’occupation de la Grande Chartreuse : une querelle de clocher ?

Alors que les batailles pour le monopole de l’intelligence battent leur


plein, le Conseil général de l’Isère ambitionne d’installer une maison
de repos pour intellectuels au couvent de la Grande Chartreuse 12, dont
les moines ont été expulsés en 1903, sous le ministère Combes. Le projet
scandalise d’autant plus que les hôtes pressentis apparaissent comme un
piètre succédané des anciens locataires. Membres d’un ordre contem-
platif assurant sa propre subsistance, les chartreux ne font certes pas

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166 La haine des clercs

partie des congrégations enseignantes, particulièrement ciblées par la


loi sur les associations de juillet 1901 13 et la loi d’exception du 7 juillet
1904 – qui préparent la séparation des Églises et de l’État 14 –, mais ils
jouissent d’une belle réputation d’érudition. Soupçonnés de financer le
Vatican et les écoles libres dont les républicains souhaitent restreindre
l’influence, ils sont sommés de quitter leur solitude alpine. Classé
monument historique en 1912 malgré son état de dégradation, le site saisi
par le gouvernement est loué au Conseil général de l’Isère à l’issue de la
Grande Guerre. S’étant engagé à l’entretenir, ce dernier prévoit d’abord
en 1919 d’y installer un « centre d’enseignement supérieur » permettant
d’accueillir « une colonie d’étudiants pendant la belle saison 15 », tout en
gardant ouverte au public la partie proprement religieuse du bâtiment.
Qu’on décide ensuite d’en faire un « centre intellectuel » (1924) puis
une « maison de repos “pour les intellectuels fatigués, à la suite d’un
intense labeur cérébral” » 16 (1925) inquiète. Ce double changement de
désignation et d’affectation n’est en effet pas anodin : l’université d’été
ouverte à la jeunesse aisée devient l’équivalent d’un sana réservé. Est-ce
là, vraiment, un projet d’intérêt général ? Simples prestataires de services
à l’origine, les universitaires se retrouvent clients d’une institution
presque illégale, puisqu’elle ne figure pas sur le bail de la Chartreuse.
Après avoir entretenu des rapports relativement pacifiques dans les
années qui ont suivi l’Union sacrée, l’État et l’Église sont de nouveau
à couteaux tirés. Malgré le rétablissement des relations diplomatiques
entre la France et le Saint-Siège, l’élection de Pie XI en 1922 ne signe
pas l’acceptation de la législation laïque, bien au contraire. La victoire
du Cartel des gauches aux législatives de 1924 polarise un peu plus les
forces. Désigné président du Conseil, Édouard Herriot, maire depuis vingt
ans de la grande rivale de Grenoble – Lyon –, a proclamé son intention
d’appliquer avec la plus grande rigueur les lois relatives aux congréga-
tions, ce qui ranime localement le souvenir de l’expulsion des chartreux.
En Isère, où l’activité religieuse reste intense, où l’enseignement public
n’a été complètement laïcisé qu’en 1912 – soit plus de vingt-cinq ans
après la décision législative –, la politique anticléricale du Cartel des
gauches entraîne un vaste mouvement de résistance, qu’organise sur
place la jeune Fédération nationale catholique, avec l’appui du pape.
D’abord circonscrits au diocèse de Grenoble, les débats qui entourent
la « question de la Grande Chartreuse » prennent une envergure nationale,
comme en témoigne la foule d’articles publiés dans la presse, notamment
dans des organes conservateurs tels que Le Figaro, Le Gaulois ou La

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L’esprit et la lettre 167

Croix. Très mobilisés, les catholiques isérois s’expriment aussi bien


dans des feuilles régionales (ils ont l’appui de François Veuillot – le
neveu de Louis –, qui dirige le Syndicat des journalistes français) qu’à
travers d’importants meetings. 50 000 personnes se massent à Voiron
le 29 mai 1927 ; 10 000 de plus à Bourgoin le 26 mai 1929 17. Certaines de
ces manifestations manquent de dégénérer : en juillet 1930, à l’occasion
d’un concours réunissant « deux mille gymnastes » des patronages,
d’aucuns menacent d’incendier le couvent où logent désormais des intel-
lectuels. Une autre fois, on aurait parlé de « défenestr[er] » les occupants.
Les publicistes catholiques, qui ont encouragé à perturber l’inaugu-
ration du centre universitaire, ne s’en formalisent pas ; ils exhortent au
contraire au coup de force, selon eux bien plus apte que les négocia-
tions parlementaires à faire avancer les choses 18. Ils y voient d’ailleurs
une réponse justifiée à la violence d’État.
Toujours prête à l’escarmouche, la Ligue dauphinoise d’action catho-
lique (LDAC), qui revendique 41 000 membres en 1930, exacerbe les
tensions via son bulletin, la Revue mensuelle de la Ligue dauphinoise
d’action catholique. La republication et le commentaire d’articles de
presse, la mise à disposition de documents supposés accabler les autorités
gouvernementales (lettres de protestation de lecteurs, dont on ne peut
vérifier l’authenticité ; témoignages et récits de catholiques qui visitent
la Grande Chartreuse, devenue une simple destination touristique),
la reproduction d’affiches, la scansion des mêmes formules, s’orga-
nisent en un maillage que cadence la rhétorique anti-intellectualiste.
La transformation de la Grande Chartreuse en villégiature pour intel-
lectuels occupe l’essentiel du bulletin entre 1926 et 1932. Un numéro
spécial, qui prend la forme d’une brochure monographique, est même
consacré à la polémique en mars 1927 19. Rare exemple de mobilisation
anti-intellectualiste non parisienne, la campagne que mène la LDAC
n’est pourtant pas circonscrite au sud-est de la France. Les débats qui
entourent l’occupation de la Grande Chartreuse n’ont en effet rien d’une
querelle de clocher : affaire d’État, qui rappelle que d’autres régions ont
été déchirées par l’expulsion des congrégations religieuses, ils alimentent
à l’échelle nationale une bataille médiatique de grande ampleur. Ce n’est
pas simplement le retour des chartreux qui est en jeu, mais l’affirmation
des catholiques dans l’espace public.
Pour gagner en visibilité, la Ligue exploite le filon antimaçonnique,
avec la ferme résolution de montrer que la franc-maçonnerie n’est rien
de plus qu’une congrégation à laquelle le gouvernement réserve un

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168 La haine des clercs

traitement de faveur 20. Bien qu’elle se réclame volontiers de l’action


sociale, la LDAC reprend une série de poncifs contre-révolutionnaires,
et verse dans la xénophobie et le complotisme. Son antimaçonnisme
politise l’héritage de Lefranc, Barruel et Ségur, dont l’œuvre pointe
la collusion entre les philosophes et les francs-maçons adorateurs de
la Raison 21. Pour ses collaborateurs, défendre l’ordre cartusien contre
celui des francs-maçons, les frères chartreux contre la philadelphie
des Loges, est une manière de rapprocher la situation contemporaine de
la commotion révolutionnaire. En 1792, les chartreux arrachés à leur
retraite avaient en effet déjà vu leurs biens placés sous administration
de l’État… L’analogie caractérise depuis le combisme la quasi-guerre
civile qui dresse contre les chrétiens attachés à l’autorité de l’Église les
défenseurs de la précellence étatique – un clivage qui ravive les tensions
issues de l’affaire Dreyfus.
La stratégie mise en place par la LDAC vise à endiguer la propa-
gande anticléricale en s’appropriant ses arguments : les républicains se
réclament de l’intérêt général, contre quelques Solitaires vivant à l’écart
de la société civile ? Les ligueurs s’attellent à montrer que la majorité des
Dauphinois prend le parti des chartreux. Les représentants du gouver-
nement accusent les chartreux de cosmopolitisme 22 ? Les catholiques
les peignent au contraire en patriotes. Et ils signalent que les soi-disant
démocrates font bien peu de cas de la liberté, l’égalité et la fraternité : ils
ont violé la propriété des chartreux et les en ont délogés manu militari…
Afin de convaincre que le retour des chartreux est une cause
« populaire 23 », à laquelle souscrivent même certains partisans de
la laïcité, contrairement au projet d’accueil des intellectuels, porté
par une poignée de notables, la LDAC lance plusieurs pétitions
et des souscriptions qui reçoivent sur place un soutien massif. De fait,
« les Chartreux compt[ent] des partisans de toute sorte : croyants sensibles
à leur prestige spirituel, obligés reconnaissants de leur générosité,
commerçants attentifs à l’attrait touristique du monastère 24 ». Une part
des bénéfices que les moines tirent de la commercialisation de leur
liqueur – célèbre dans le monde entier – finance en effet dans la région
un hôpital, une école pour sourds-muets, et diverses bonnes œuvres.
En se plaçant du côté de la volonté populaire, la LDAC crée un effet
de masse, qui isole par contraste ses adversaires. N’en fait-elle pas une
élite de « sectaires 25 » ? Ce terme, fréquemment utilisé par ceux qui
dénoncent un lobby laïque, appartient depuis longtemps au lexique de
l’antimaçonnisme chrétien. En l’occurrence, la « secte » est personnifiée

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L’esprit et la lettre 169

par le sénateur Léon Perrier, qui préside le Conseil général de l’Isère et


fédère localement les gauches. Dans sa croisade contre cet homme – dont
elle fait un entêté seul contre tous, ou presque –, la LDAC bénéficie
du soutien de Léon Poncet, journaliste qui a consacré une large part
de sa production à la question de la Grande Chartreuse 26. Or Poncet
dirige le quotidien catholique La République de l’Isère et du Sud-Est,
fer de lance de la lutte contre la politique anticléricale du Bloc des
gauches. Dans ses colonnes, Perrier apparaît comme l’ennemi radical.
Un réquisitoire mêlant griefs politiques, financiers et moraux contribue
à identifier aux intellectuels cet ancien préparateur de chimie – qui
passe parfois à tort pour un professeur reconverti 27 –, et par ricochet à
associer les intellectuels à la franc-maçonnerie – dont Perrier est l’un
des dignitaires. Sa fonction de ministre des Colonies, qui le rattache
symboliquement aux territoires ultramarins, n’arrange rien : « […] la
fréquentation de quelques tribus sauvages [sic] lui a enlevé tout ce qui
fait l’honneur de notre civilisation, le respect le plus élémentaire de la
propriété 28 », persifle un ligueur. Non seulement Perrier n’est pas origi-
naire du Dauphiné, mais avec la complicité du recteur de l’université
de Grenoble et de professeurs soucieux de donner à leur établissement
un rayonnement international, il a convié des universitaires étrangers à
séjourner dans un monastère dont les précédents occupants ont combattu
pour la France (alors même qu’on les avait contraints à l’exil).
L’invitation s’est faite via une circulaire à tous les établissements
d’enseignement supérieur européens ; Perrier en a ensuite rendu compte
à la presse nationale – il n’est pas anodin, souligne la LDAC, qu’il n’ait
pas choisi de s’adresser à un organe dauphinois. Au journaliste qui
l’interroge, Perrier prétend qu’« une centaine de chambres – peut-être
davantage – [sont réservées] aux universités françaises et alliées, aux
beaux-arts, et même à la Société des gens de lettres et aux associations de
presse 29 » afin que botanistes, géologues, zoologistes, artistes, écrivains
puissent à la fois dialoguer et méditer au calme, dans un cadre propice.
C’est un de ces lieux privilégiés que le dreyfusard Paul Desjardins
a créé en 1910 à l’abbaye cistercienne de Pontigny, qu’il a rachetée
après la Séparation. Des intellectuels d’horizons variés s’y retrouvent
chaque été pour discuter librement, guidés par une forme de « spiri-
tualisme critique » rendue propice. Dans la brochure qu’il rédige la
première année, Desjardins jure en effet que les entretiens qu’il organise
appliquent « la méthode cénobitique […] au raffermissement d’un esprit
de pure raison 30 ». Promenades et repas n’interrompent pas les échanges.

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170 La haine des clercs

Le centre qu’on projette d’installer à la Grande Chartreuse tient à la


fois de Pontigny et des établissements de cure où nombre d’intellec-
tuels ont l’habitude de se réfugier 31 – La Montagne magique (1924)
de Thomas Mann paraît l’année même où se concrétise le projet. Pour
la modique somme de 35 francs par jour (pension complète et soins
inclus), les intellectuels sont reçus à la Grande Chartreuse dans les
meilleures conditions : électricité, salles de bains particulières avec eau
chaude courante, sécurité incendie, radio, concert quotidien, balades en
« pousse-pousse 32 ». Un confort qui – ironisent les ligueurs – offre « un
avant-goût des joies du paradis soviétique, tel qu’il vient d’être complai-
samment décrit par M. Georges Duhamel » dans Le Voyage de Moscou,
paru en 1927 au Mercure de France.
Que des intellectuels mènent grand train, alors que l’on délaisse la
partie religieuse du site, n’est pas du goût de tous. La LDAC dénonce une
manœuvre politique et financière, et un procédé dilatoire pour éviter le
retour des chartreux. Un certain misonéisme soutient son argumentaire :
la Chartreuse, doublement envahie par les étrangers et la modernité, est
défigurée. Et pourtant, les travaux ont dû être refaits après les grands
froids, et on a oublié de constituer une bibliothèque ; un paradoxe, car
celle des chartreux était réputée… Fidèles à la rhétorique antimaçon-
nique qui signale mensonges et occultations, les militants catholiques
accusent les autorités d’avoir tenu secret l’aménagement de la Chartreuse,
trafiqué les budgets et caché le déficit causé par les différents aména-
gements. En outre, l’hôtellerie ne serait pas administrée par le Conseil
de l’université de Grenoble associé à l’Office national des universités
et écoles françaises, mais par le Conseil général de l’Isère, aux frais du
contribuable – et non, comme prévu, des touristes qui continuent de
visiter le reste du site. Perrier se prévaudrait enfin du soutien de l’Ins-
titut international de coopération intellectuelle (dépendant de la Société
des Nations 33) sans l’avoir obtenu.
Pour couronner le tout, les « centaines » de pensionnaires attendus
deviennent, au fil des communiqués, « plusieurs douzaines » 34. Perrier
prétexte que certains établissements, ayant été prévenus trop tardi-
vement, ont sollicité un délai, et recule la date de candidature ; mais
les inscriptions tardent. La distance, l’isolement, le froid qui règne en
altitude dissuadent les plus courageux. Le chiffre de quarante-deux
d’abord avancé est revu à la baisse : « à peine une douzaine » d’universi-
taires (ou serait-ce la moitié ?) ont fait leurs valises, au point que Perrier,
pour sauver la face, leur propose de venir en famille, avant de solliciter

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L’esprit et la lettre 171

des surveillants d’école 35 pour grossir les rangs… Ses adversaires se


gaussent que le dernier intellectuel à quitter le couvent sous l’intimi-
dation des catholiques soit un maître de l’école normale – réputée un
bastion anticlérical 36.
Dans ces années où les blessures de guerre sont encore sensibles,
Perrier apparaît aux ligueurs comme un fauteur de troubles : lui et ses
compagnons du Cartel des gauches diraient vouloir l’Union nationale,
mais favoriseraient la division. Au détour d’un article surgit l’ombre
« des intellectuels allemands qui viendraient se reposer [à la Grande
Chartreuse] des peines et du surmenage occasionnés par leurs recherches
scientifiques de gaz asphyxiants ou de Berthas d’un nouveau modèle 37 ».
Un soupçon réitéré dans le manifeste que l’Union catholique française
de Genève adresse au président du Conseil, et que reproduit la LDAC :
« […] la Chartreuse serait appelée à servir de soi-disant asile à des intel-
lectuels fatigués dont quelques-uns peut-être seront de ceux qui furent
avec l’envahisseur… !!! 38 ». Fausses nouvelles et rumeurs alimentent la
croyance en un complot ourdi par un ennemi de l’intérieur.
Dès 1926, deux intellectuels danois (probablement luthériens) servent
de victimes expiatoires : Cornélius Petersen et un certain Vestrup. Ce
sont selon toute apparence de pures créatures de papier, fabriquées
pour les besoins de la cause. Le nom du premier évoque en effet aux
lecteurs contemporains le fermier autonomiste qui, à la même date, est
soupçonné de comploter contre le gouvernement danois, en convoitant
une part de son territoire. Or ce fermier serait germanophile ; la presse
française, qui l’appelle « Herr Cornélius Petersen 39 », le soupçonne de
vouloir replacer sous tutelle allemande le Jutland, qu’elle compare à
l’Alsace-Lorraine. L’homonyme que brocarde la LDAC a-t-il existé un
jour ? Ou n’est-il qu’une incarnation fantasmatique du danger cosmo-
polite ? Petersen ne semble en tout cas jamais avoir mis les pieds à la
Grande Chartreuse ; ce bienfaiteur se serait contenté d’octroyer « au
Département de l’Isère […] une somme de 20 000 fr., dans le but de
fonder à la “Maison de repos universitaire” 40 » une chambre-musée
dédiée à l’œuvre de Hans Christian Andersen. On craint que son legs
ne finance un « musée danois » qui préfigurerait d’autres expositions
d’avant-garde – pourquoi pas une « galerie nègre » 41 ! La référence
au grand écrivain danois offre peut-être un autre indice d’un travail
de falsification, si l’on considère, dans une lecture à clef, que le nom
d’Andersen évoque les Constitutions d’Anderson, texte fondateur de la
franc-maçonnerie moderne imprimé autour de 1720. Or cette dernière

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172 La haine des clercs

est dite spéculative, parce qu’elle se détache de la pratique de la taille


de pierre, et privilégie désormais la réflexion… Autant dire, pour ses
adversaires, l’intellectualisme.
Conservateur des monuments historiques à Copenhague, Vestrup
enseignerait « le droit de propriété individuelle et collective 42 », deux
activités qui laissent penser qu’il n’est lui aussi qu’une invention destinée
à dénoncer l’occupation de la Grande Chartreuse par des individus qui
ont violé la propriété des moines, et laissent à l’abandon l’ensemble
patrimonial, se contentant de restaurer la partie accueillant des intel-
lectuels. Premier d’entre eux à avoir accepté de venir à la Chartreuse,
Vestrup voyage avec son épouse, mais vide les lieux dès qu’il comprend
quelle guerre idéologique s’y joue, « furieux sans doute du mauvais tour
dont il v[ient] inconsciemment d’être la victime 43 ». Une manière, pour
les rédacteurs de la LDAC, d’affirmer que même un étranger ne peut
supporter le scandale de la Grande Chartreuse. De ce scandale, le lecteur
se fait une idée plus précise en parcourant un échantillon des lettres qui
auraient été envoyées à Vestrup par des citoyens soucieux de l’avertir. Ces
lettres – vraies ou fausses – sont le fait d’anciens combattants décorés,
ou de pères ayant perdu des fils au front 44. Pour se préserver de toute
accusation d’anti-intellectualisme, d’aucuns font également valoir un
cursus universitaire.
Léon Poncet lui-même n’a-t-il pas sollicité le soutien des « vrais »
intellectuels – qu’il définit comme « ceux qui ne sont pas fatigués 45 » ?
L’un des livres qu’il a consacrés à la « question de la Grande Chartreuse »
est d’ailleurs introduit par un intellectuel : Henry Bordeaux. Quoiqu’il
soit resté prudemment en retrait 46 pendant l’affaire Dreyfus, cet acadé-
micien né dans une famille où l’on défendait les congrégations soutient en
voisin la campagne orchestrée par Poncet : lui-même a fait de sa Savoie
natale le cadre de plusieurs de ses romans. La LDAC, qui lutte pour
la liberté d’enseignement, relaie également les déclarations d’intellec-
tuels favorables à une politique de tolérance envers les congrégations,
quelles que soient leurs opinions politiques. Le bulletin rappelle ainsi
que des dreyfusards comme Lucien Lévy-Bruhl ou Gustave Lanson ont
signé une pétition pour qu’on autorise les congrégations françaises à
enseigner en Amérique latine 47, faute de quoi l’influence de la France
serait compromise sur le continent… Ailleurs, le journaliste Robert
Cardinne-Petit considère que l’éthique interdit toute retraite à la Grande
Chartreuse ; comment, en effet, espérer passer du bon temps dans un
lieu qui est l’objet de si terribles conflits ? Il faudrait, pour cela, n’avoir

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L’esprit et la lettre 173

ni intelligence, ni recul critique, ni sens moral – trois qualités qui sont


censées caractériser l’intellectuel, indépendamment de la définition
idéologique qu’en a donnée l’affaire Dreyfus : « L’intellectuel, parce qu’il
est un intellectuel, n’a cure de ces prévenances gouvernementales. […]
L’intellectuel connaît trop le prix de son individualité pour accepter de
bénéficier d’un bien-être, d’ailleurs problématique, basé sur la spoliation
et au mépris d’autres individualités sacrifiées. […] Ce n’est point, il me
semble, une question de religion, mais de dignité, de foi républicaine
basée sur l’équité et le droit sacré des gens. La Chartreuse aux intellec-
tuels fatigués ! Nous aurions ainsi le Pont-aux-Dames des gens de lettres,
le musée des antiquités plumitives ! Encore que ceux qui accepteraient
cet asile ne se recruteraient pas parmi les auteurs heureux, les privilégiés
de la gloire ! Nous aurions là toute l’armée funambulesque des ratés,
le vain cortège des haineux, des espoirs déçus 48 », écrit Cardinne-Petit
en août 1928. L’imprécation prend tout son sens quand on sait (mais
le lecteur contemporain l’ignore certainement) que Cardinne-Petit a été
le secrétaire de Pierre Louÿs, lequel lui a vanté la retraite qu’il avait
effectuée à la Grande Chartreuse en 1890 – bien avant l’expulsion des
moines, que l’apprenti écrivain ne prétendait nullement bouter hors de
chez eux ! Irénée Brochier, un confrère journaliste très actif dans les
milieux catholiques, enfonce le clou : « […] les intellectuels dignes de ce
nom refuseront d’être les complices d’une telle opération 49 ». Enfin, le
bulletin de la LDAC donne à lire le témoignage de professeurs opposés
à l’installation des intellectuels : l’abbé Bernard Secret, célèbre pour son
patriotisme, dit avoir rencontré lors d’une visite de la Grande Chartreuse
un « professeur de lycée des plus distingués » auquel il aurait demandé
de coucher sur le papier ce qu’il avait sur le cœur – témoignage reproduit
dans le bulletin. Celui qui s’y décrit comme « un vieil universitaire »
taxe les pensionnaires de la Chartreuse de « pseudo-intellectuels » 50.
La LDAC ne leur concède le titre d’intellectuel que flanqué d’épithètes
péjoratives. La « Maison de repos universitaire » (ou « Maison de Repos
des Universités ») devient ainsi dans ses pages « un asile international
pour intellectuels fatigués ou neurasthéniques » ; « un sanatorium pour
“intellectuels fatigués” », « une sorte de colonie de vacances interna-
tionale pour les travailleurs de l’esprit », un triste « repaire », « un asile
d’infirmes cérébraux », une « auberge à coucous 51 ». Perrier, qui a eu le
malheur de désigner ses hôtes comme des « intellectuels fatigués 52 »,
s’en mord rapidement les doigts ; il tente de rectifier le tir, mais la Ligue
s’est déjà approprié l’expression, et en fait des gorges chaudes :

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174 La haine des clercs

[…] l’expression n’est pas de nous, elle est vôtre, nous vous la laissons.
C’est dommage tout de même que vous changiez le nom de votre
auberge. On se représentait ces malheureux intellectuels exhibant, sous
le porche de la Chartreuse, leur certificat médical qui, les classant parmi
les fatigués, leur donnait droit à une cellule. C’était d’un si gros ridicule
que même vous, Monsieur Perrier, avez dû y renoncer 53.

Un long article de Raymond Lécuyer publié dans Le Gaulois commente


également ce renoncement, réactivant au passage les stéréotypes de la
décadence, si prisés à la Belle Époque :

Il avait paru […] ingénieux et logique d’envoyer dans le site le plus


majestueux, mais aussi le plus sévère du monde, des surmenés, des
énervés, des fiévreux, des neurasthéniques. En ce lieu d’élection fait
pour les cerveaux vigoureux, les âmes bien trempées, qu’un tête-à-tête
avec l’Infini ne pouvait épouvanter, on voulait loger une légion de
demi-gagas 54 !

Reprise à l’envi, l’appellation « intellectuel fatigué » devient une


catégorie usuelle pour les défenseurs des chartreux. Dans leurs organes,
les « intellectuels fatigués » – avec ou sans majuscule, avec ou sans
guillemets – sont partout, au point que « les fatigués » suffit parfois
à les désigner 55. Ailleurs, un double adjectif marque la péjoration :
il est ainsi question des « “intellectuels fatigués internationaux” » ou des
« “intellectuels fatigués” étrangers » 56. La connivence avec les lecteurs
réguliers autorise même l’emploi d’un possessif (« nos fameux intel-
lectuels fatigués », « nos chers intellectuels » ; « j’étais en face de mon
“intellectuel fatigué” 57 »). L’« intellectuel fatigué », qui peuplait par
intermittence la littérature et l’iconographie depuis le xviiie siècle (du
philosophe mélancolique aux « schopenhaueriens » de la fin-de-siècle
peints en « petits crevés ») devient un type. L’expression, rarissime avant
l’affaire de la Grande Chartreuse 58, est promise à une belle fortune : on
la retrouve aussi bien dans le cadre du soviétisme (et de sa critique) que
pendant la guerre d’indépendance algérienne 59.
Dans le bulletin de la Ligue, l’offensive, menée tambour battant,
prend la forme d’un ressassement des mêmes titres, mots d’ordre – « La
Chartreuse aux Chartreux » en tête –, illustrations, qui circulent d’un
support à l’autre. Parmi les images qui favorisent la dramatisation du
débat, on compte l’expulsion des moines, immortalisée par une photo
diffusée ensuite sous forme de carte postale : le R. P. supérieur des

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L’esprit et la lettre 175

chartreux en habit, quittant le monastère sous bonne garde 60. Le bulletin


accueille aussi des représentations moins « iconiques ». À la dignité
du père chartreux s’oppose ainsi le ridicule de Léon Perrier, croqué
avec des lunettes, un crâne dégarni et une moustache : sur plusieurs
planches, on le voit agiter un drapeau franc-maçon depuis le clocher de
la Grande Chartreuse, autour duquel tournoient des nuées d’oiseaux.
Le tracé est sarcastique mais non bouffon ; le texte reste toutefois fidèle
à la violence du bulletin : un encadré dénonce le fait que la Chartreuse
abrite désormais des « “intellectuels fatigués” étrangers » (la première
partie de l’expression est mise en gras) 61. Ce dessin, disponible sous
différents formats, en noir et blanc ou en couleurs, fait débat jusqu’en
plein Conseil général, certains affirmant que les coucous figurent les intel-
lectuels imposteurs quand d’autres y voient, avec une certaine mauvaise
foi, une métaphore des chartreux qu’on a chassés 62. Mais, de manière
générale, le coucou, qui pond dans un nid qu’il n’a pas lui-même bâti,
symbolise dans le bulletin de la LDAC ces usurpateurs que sont les
intellectuels.
L’imprimerie Saint-Bruno (du nom du patron des chartreux), qui
produit également le bulletin de la LDAC, se charge de reprographier cette
scène. Elle est parfois associée, sous forme de vignette, à d’autres épisodes
marquants de l’histoire du monastère. Titres et légendes soutiennent
toujours la propagande des ligueurs. Une de ces affiches est découpée
en quatre cases. La première – « 1903 ! L’EXPULSION. Ils l’ont rebâti
huit fois… Ils l’ont habité 900 ans… » – évoque la scène primitive, ce
jour d’hiver où les chartreux ont été tirés de force hors du monastère.
La seconde – « 1928 ! LEUR PROJET – L’on attend les intellectuels
fatigués » – donne à voir un paysage printanier. Du haut du monastère,
Perrier guette avec des jumelles. La troisième est intitulée « 19 ?? LEUR
REVE – S’ils arrivaient » : aux portes du monastère, trois maigres vieil-
lards (lunettes, cannes, sacs) sont accueillis à bras ouverts. Leur intro-
nisation prend tout son sens lorsqu’on sait que l’entrée qui donne sur
la cour d’honneur n’est plus accessible qu’aux intellectuels, les autres
visiteurs étant condamnés à passer par une petite porte. Sur la dernière
vignette, les mêmes personnages visitent le cimetière du monastère. La
légende – « 19 ?? LA REALITE. Ici, on ne se repose que là !!! » 63 – sonne
comme une menace de mort. Preuve des circulations à l’œuvre, un texte
du bulletin précise l’année suivante, en 1929 : « Seul un endroit [de la
Grande Chartreuse] n’a pu être vidé de ses occupants, le cimetière 64… »
Un constat d’autant plus frappant que, dans ces années de laïcisation

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176 La haine des clercs

conquérante, les cimetières sont au cœur de féroces luttes de pouvoir


entre l’Église et l’État.
Lorsqu’en 1931 un nommé Jean de La Ferrière, qui écrit vraisem-
blablement sous pseudonyme, publie aux Éditions de la Vie alpine,
sises à Grenoble, son recueil de nouvelles Au Couvent des Intellectuels
fatigués. Contes du docteur à ses malades, la vignette de tête repré-
sente la Grande Chartreuse. Au sommet du bâtiment principal, par une
fenêtre ouverte, un personnage ouvre les bras en signe de bienvenue et
agite un drapeau… Il est si petit qu’on ne discerne pas ses traits, mais
les lecteurs dauphinois ne peuvent qu’y reconnaître Léon Perrier. Sur le
chemin qui monte au monastère, une file d’individus progressent à l’aide
d’un bâton de marche ou d’une canne. Plusieurs lisent. On distingue
quelques titres sulfureux : La Garçonne ; La Possession. Ce sont bien
les intellectuels venus chercher refuge. Dans l’avant-propos, l’auteur
prétend qu’il a composé les textes réunis « au Couvent des Intellectuels
fatigués, où [il a] passé [s]es vacances » l’année précédente. L’endroit
le fascinant depuis l’enfance, il n’a pas résisté à l’envie d’y séjourner.
Mais il avait une autre motivation : « Curieux de savoir ce qu’était un
intellectuel fatigué, j’avais proposé mes services comme médecin et je
fus agréé sans difficulté, étant seul candidat : les médecins savent par
expérience combien il est pénible et ingrat par la suite de donner des
soins aux intellectuels, fatigués ou non. » Cet artifice permet au narrateur
de prêter un caractère authentique aux faits relatés – des souvenirs
vécus ou transmis par des gens qu’il a connus. Mis à part le portrait-
charge d’« une femme de lettres, au masque rendu plus dur encore par
ses lunettes d’écaille », le texte égratigne gentiment les intellectuels.
Le motif des coucous voleurs de nids réapparaît par exemple à travers
ce détail humoristique : l’épouse du concierge de la Chartreuse garde
les effets des pensionnaires « car tout le monde sait que les intellec-
tuels sont souvent kleptomanes ; aussi un écriteau, large comme une
pancarte de Michelin, prév[ient] les insouciants à l’entrée : “Beware
of Pickpockets” ». La stratégie du narrateur est habile : non seulement
il fait état de sa conscience professionnelle (comment un médecin
pourrait-il abandonner des patients qui le réclament ?), mais, parce
qu’il écrit, il devient lui-même une sorte d’intellectuel. Qu’il sympa-
thise avec un peintre, des écrivains, deux chefs politiques partisans
de « l’École unique 65 » rend finalement plus efficace son anti-intel-
lectualisme. Suivent de très courts récits fondés sur des anecdotes à
vocation pédagogico-morale, où l’anti-intellectualisme cède la place à une

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L’esprit et la lettre 177

critique plaisante des médecins, façon Jules Romains ou Léon Daudet.


Cette apparente légèreté ne doit pas laisser croire que de telles fictions
s’inscrivent hors de la polémique. Car, l’air de rien, ce recueil de nouvelles
prend le contrepied d’un ouvrage où le docteur Pascal, ancien médecin
de la Grande Chartreuse, s’est retourné contre ses patients. Son Désert
de la Grande-Chartreuse (1892) qui, dans une première édition, vantait
la droiture, la générosité et l’utilité des chartreux a été remanié quand
l’auteur s’est fait franc-maçon. Et la nouvelle version 66 est devenue une
pièce à charge après l’expulsion. Jean de La Ferrière rouvre le dossier,
bien décidé à prouver que les catholiques de l’entre-deux-guerres sont
mieux armés que ceux du combisme.

Haro sur les bien-pensants

Georges Bernanos (1888-1948) a pleinement subi les conséquences


des décrets des années 1880, comme d’ailleurs bien des auteurs qui
participeront avec lui à la « renaissance littéraire catholique 67 » : lorsque
est interdit l’enseignement congréganiste, la maison jésuite où il avait
entamé sa scolarité ferme, et il intègre le petit séminaire de la rue
Notre-Dame-des-Champs. Quoiqu’il en garde un souvenir pénible (ses
maîtres, le jugeant médiocre, l’orientent vers le commerce), il vantera
la supériorité des écoles catholiques libres où l’on dispensait encore
une solide culture générale. Avide d’action, il fréquente les Camelots
du Roi ; en 1909, pour avoir chahuté l’un des cours que le républicain
Amédée Thalamas consacre à Jeanne d’Arc en Sorbonne, il atterrit à la
Santé, d’où il déplore que la Révolution ait corrompu chez les hommes
de lettres la « solidarité professionnelle née d’une admiration commune
pour certaines formes supérieures de la beauté et du respect de quelques
règles éternelles 68 ».
Plusieurs années plus tard, une double licence en poche, il prend la
tête de l’organe normand de l’Action française (octobre 1913-août 1914).
Dans l’esprit du Cercle Proudhon, qu’il a rejoint peu après sa création, il
s’y montre volontiers pamphlétaire. Ici, la défense du service militaire de
trois ans encadre le procès des « pions 69 » de la démocratie ; là, une citation
fameuse de Maurice Barrès (« L’intelligence [sic] quelle très petite chose
à la surface de nous-mêmes ») appuie la célébration du romancier Léon
Daudet, qui revitaliserait une prose d’Action française rigidifiée par ses
prétentions classiques 70. La rhétorique, l’idéalisme d’Alain, philosophe

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178 La haine des clercs

dreyfusard et pacifiste (ce qui ne l’empêchera pas de s’engager pendant


la Grande Guerre), en font au contraire une victime toute trouvée. Le
« Citoyen professeur 71 » écrit d’ailleurs pour un journal concurrent.
Ses « idoles » ? Une « demi-douzaine » d’abstractions – « liberté, égalité,
fraternité, démocratie, progrès social, laïcité » – auxquelles on donne
une « autorité » 72 factice, en l’absence de la seule autorité qui compte
pour Bernanos, celle du roi. Cette autorité de droit divin rétablie, la
tradition intellectuelle et morale française ressusciterait : la charité et la
justice éclipseraient alors l’égalité, la fraternité et le progrès social. Au
lieu de cela, la République polarise et fomente un perpétuel désordre :
l’élite bourgeoise tourne le dos au peuple resté religieux. À l’approche
des élections législatives de 1914, Bernanos s’insurge que les candidats
encouragent la discorde. Loin de la véritable polémique, qui s’ancre sur
des faits, leur « querelle 73 » se résume à un échange vain d’images et de
concepts. Un dialogue de sourds qui mène à la guerre et met le peuple
en première ligne, tandis que les principaux responsables se tiennent
à l’abri. Bernanos, décoré pour sa bravoure, parle en connaissance de
cause. Le journal personnel qu’il entamera sur des cahiers d’écolier à
l’orée de la Seconde Guerre mondiale reviendra sur son « ressentiment
contre […] l’Arrière ». L’ancien combattant y explique que la fréquen-
tation de « l’Avant » lui a ouvert les yeux sur l’incompétence des officiers
qui jouaient les théoriciens. Il écrit alors :

[…] j’ai trop de bon sang dans les veines pour me sentir intellectuel
parmi les gens qui travaillent adroitement et généreusement de leurs
mains, je hais le peu que je sais dès que le savoir menace de m’éloigner
des hommes au lieu de m’en rapprocher 74.

Quand la polémique autour de l’occupation de la Grande Chartreuse


éclate, l’expérience du feu a détourné Bernanos du « royalisme de
raison » prôné par Maurras : pour celui-ci, la Grande Guerre n’a pas
seulement signé la faillite de la raison ; elle a rapproché du peuple mieux
qu’aucun coup de force. Mais les manœuvres autoritaires de l’Église
rebutent Bernanos ; il renoue avec Maurras, reprend sa collaboration à
L’Action française et compose Jeanne, relapse et sainte (1929), où il
affirme sa liberté d’intellectuel. Un terme qui lui déplaît pourtant ; son
œuvre, tous genres confondus, est ainsi unifiée jusqu’au bout par la
critique des professeurs – au sens, péjoratif, de sectateurs : médecins
et psychologues (Bernanos joue de la polysémie qui met les médecins

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L’esprit et la lettre 179

au chevet des « docteurs »), religieux et enseignants dressés à la chaire,


« bêtes à encre ». Une vaste analogie, qui court des premiers textes à
ceux des années 1940, assimile les meurtriers du Christ « approuvés
par […] les intellectuels de ce temps-là, qu’on appelait scribes 75 », les
juges de Jeanne d’Arc, les « petits-bourgeois intellectuels libéraux de
1830 » et, après 1945, « l’intellectuel-de-masse, simple exécuteur des
hautes œuvres de la propagande du parti [communiste], et qu’une telle
fonction place un peu au-dessous du bourreau » 76. Comme l’aurait dit
Péguy, auquel Bernanos se réfère chaque fois plus volontiers, « c’est
toujours la même histoire 77 » !
Bernanos découvre vraisemblablement l’œuvre de son aîné après sa
mort au combat ; les emprunts qu’il lui fait sont dispersés, mais struc-
turants. Qu’on songe aux pages des Tapisseries qui élèvent les simples
paroles du Christ face aux gloses de Satan – lequel paraît en sorbonnard
nanti d’un ruban rose – ou au dispositif du procès, central dès la première
Jeanne d’Arc (1897). Dans Un nouveau théologien, Péguy faisait des
« Docteurs de Rouen », qui jugèrent Jeanne avec l’appui de la Sorbonne,
des « représentants du perpétuel parti intellectuel » ; Bernanos fond ce
lexique avec celui du Cercle Proudhon dans Jeanne, relapse et sainte,
où les juges de la Pucelle forment une « espèce de saint-synode univer-
sitaire 78 ». Parce que l’Église visible se détourne parfois de l’Église
invisible, l’Action française s’est vue méjugée comme Jeanne d’Arc,
jeune analphabète et chrétienne véritable, fut perdue par des lettrés
malveillants, torturée par des imposteurs. Théologiens et enseignants
sont confondus dans ce texte où le procès a des airs de conseil de classe.
Dans les pamphlets qui confirment son succès, Bernanos associe les
usages polémiques de la métaphore scolaire (à la Vallès), la rhétorique
des « femmelins 79 » et l’imaginaire du parasitisme (il fustige ainsi les
« idiots cultivés, enflés de culture, dévorés par les livres comme par des
poux 80 »). Il dresse l’Esprit contre la lettre, les consciences contre l’intel-
ligence, les chrétiens libres contre l’Église, et son entreprise solitaire
contre le travail des « écrivain[s] professionnel[s] 81 », auxquels il ne
s’identifiera jamais.
Cet anti-intellectualisme ancré sur du vécu prend une forme mystique
après que la Grande Guerre matérialise le principe de la communion
des saints, dont Bernanos voit une illustration dans le sacrifice des soldats.
De la confrontation métaphysique au Mal, il tire un roman sur l’incar-
nation, Sous le soleil de Satan (1926). Œuvre exigeante conçue comme une
invitation à l’action, ce texte ne s’apparente pas à l’habituelle littérature

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180 La haine des clercs

d’édification ; il met en scène un prêtre en lutte contre le diable, qui lui


est apparu sous la forme anodine d’un maquignon. L’anti-intellectua-
lisme politique du premier Bernanos rencontre ici le mystère chrétien
du Verbe fait chair. L’employé d’assurances délaisse l’écriture pério-
dique et choisit la fiction pour régler ses comptes. Le roman, auquel
il s’essaie pour la première fois, présente bien des avantages. Moins
suspect que l’essai, il s’offre à des interprétations multiples, permet de
se poser en auteur appelé par Dieu, tout en préservant son autonomie
par rapport à l’Église.
Sous le soleil de Satan, que rien ne prédisposait au succès, trouve
son public. Tout en bâtissant une structure narrative complexe, Bernanos
ambitionne en effet de dépouiller son écriture, à la différence d’un Marcel
Proust ou d’un André Gide. Les ratures qui couvrent ses brouillons
certifient que la littérature tient pour lui de l’épreuve, portée qu’elle
est par une quête de vérité. Il confie que si « l’œuvre d’art achevée est
pour nous prodiguer la certitude et l’ivresse » « c’est le manuscrit, avec
ses manques et ses ratures, qui nous instruit » 82. Des biffures dont les
écrits de Donissan, le héros de Sous le soleil de Satan, sont couverts. Ce
prêtre paysan, dépourvu d’« intelligence, [de] mémoire, [d’]assiduité »,
réfractaire à la culture livresque mais certain d’être voué au sacerdoce,
est un saint moins atypique qu’il n’y paraît. Il s’écarte certes du Christ
en renonçant à la joie, à l’espérance et au salut ; mais, comme lui, il
tire son pouvoir d’en haut, sans s’embarrasser de démonstrations. À
travers ce personnage, Bernanos s’en prend aux contemporains qui
n’ont pas tiré la leçon morale de la guerre, et qui préfèrent la théorie à
la connaissance ; or la connaissance, dans son acception théologique,
excède l’intelligence conceptuelle : dépassant la curiosité diabolique, ce
« savoir sans amour 83 », elle rompt avec son ordre propre pour toucher
le cœur ; plus complète, sinon plus profonde que la raison cartésienne,
elle offre une compréhension élargie, qui accepte le mystère. Seul un
saint pouvait réhabiliter, en littérature, cette connaissance singulière.
Ce sera Donissan, à qui la vie apprend « tant de choses […] que la
Sorbonne ne sait pas »…
Une fois touché par la Grâce, Donissan acquiert, avec le don de
voir dans les âmes, une éloquence qui n’est pas celle des prédicateurs,
dans le sens où elle rejette l’apprêt et dédaigne de convaincre. Lui
pour qui toute prise de parole était une souffrance finira par devenir un
confesseur recherché, capable d’écouter, mais aussi de trouver les mots
dans un au-delà de l’éloquence. Sa parole est « sans art », contrairement

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L’esprit et la lettre 181

à celle du prêtre Sabiroux, un ancien professeur de chimie dont le nom


évoque l’opacité diabolique des jargons intellectuels, ou d’Antoine de
Saint-Marin, un académicien bavard que l’onomastique rapproche du
Malin. Car le père de l’artifice est aussi celui de la rhétorique, un beau
parleur qui « affin[e] » pour séduire. Synthèse imaginaire de Renan,
France, Gide et Huysmans, Saint-Marin s’enferme dans des formules
vidées de leur sens. Son drame, c’est de ne plus pouvoir échapper aux
faux-semblants où il s’est réfugié. L’art oratoire aboutit fatalement à
une impasse, le public flattant les instincts putassiers des intellectuels.
Ce libertinage, envisagé sous son double aspect érotique et philoso-
phique, relève finalement moins de la morale que de la métaphysique,
car la luxure, quoiqu’elle conduise à la haine de soi et à la tentation du
néant, est peu de chose comparée au péché intellectuel.
Pendant les Années folles, tandis que d’aucuns se défoulent sur
les pistes de danse et les terrains de sport, Bernanos prône donc le
sérieux. Entre théorie et fiction, il développe sa propre esthétique : un
réalisme combatif, qui intègre les manifestations surnaturelles (ce qu’il
appelle le « réalisme catholique » – car le catholicisme est, dit-il, « la vie
même » 84). Qu’on ne confonde pas cet impératif avec l’opportunisme
politique et social des élites ou le culte utilitariste de la technique, ces
autres réalismes que Bernanos fustige notamment dans ses écrits des
années 1940. Contre la rhétorique républicaine et le phrasé latinisant des
religieux, il défend très tôt une parole vraie et frappante. Deux modèles
s’offrent à lui : la Bible et la rhétorique pamphlétaire. Aux antipodes de
la littérature du paradoxe que les sceptiques et les dilettantes ont mis
en vogue, l’humeur polémique d’un Drumont et d’un Péguy donne ainsi
une cohérence à l’œuvre de Bernanos. Il évoque pour la première fois
l’auteur de La France juive en 1929 dans une conférence prononcée à
l’Institut d’Action française, devant un parterre de jeunes qui « parlent et
pensent, aiment et haïssent dans leur langue, et non pas dans le charabia
international des professeurs ». L’orateur y retrace les débuts de Drumont
par le truchement d’extraits choisis de La Dernière Bataille (1890) où
l’intéressé revient sur l’époque qui a suivi l’internement de son père,
ancien chartiste ayant préféré la sécurité d’un modeste emploi municipal
aux aléas de sa profession de paléographe. Le pain manquant, Drumont
entre lui aussi à l’Hôtel de Ville, après avoir préparé le baccalauréat en
autodidacte. Il n’a que dix-sept ans, et la perspective de s’enterrer à
son tour le mène aux confins du suicide, sur une gouttière. Ce souvenir
n’exprime pas seulement l’instabilité des jeunes bacheliers de 1860 ;

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182 La haine des clercs

il valide le mythe d’un Drumont plébéien, grimpant d’un pied ferme


sur les conduits où seuls se risquent les « couvreurs » pour « discerner
le pavé ». De ce passage se dégagerait selon Bernanos l’« instinct » qui
fait de l’écriture drumontiste le contraire de la poésie républicaine du
bourgeois Hugo. Hélas, écrit Bernanos, le bon peuple que la République
abreuve d’une littérature inepte, pour s’assurer sa totale allégeance,
ignore souvent jusqu’au nom de Drumont. La Commune a prouvé que
ce même peuple était « prêt à mourir pour la science et les savants,
comme jadis il mourait pour ses prêtres 85 »…
Dans La Grande Peur des bien-pensants (1931), qu’il dédie à Drumont,
Bernanos rend « le polytechnicien à binocles » complice de la « conquête
juive ». Lorsqu’il allégorise la modernité honnie, il représente le « futur
empereur yankee », trusteur suprême, sous l’apparence d’un « dieu à
lunettes d’écaille 86 ». Plus tard, avec quelle mauvaise foi il réduit à la
destruction de son « lorgnon 87 » l’agression subie par Léon Blum le
13 février 1936, alors qu’il rentrait de la Chambre ! Les militants nationa-
listes protestant contre le fait que, en vertu de la condamnation vaticane de
l’Action française, l’historien et académicien Jacques Bainville ne puisse
bénéficier d’une sépulture chrétienne ont pourtant démoli la voiture où se
trouvait Blum et ont frappé à la tête, avec un bout du pare-chocs, l’intel-
lectuel dreyfusard devenu parlementaire socialiste… On peut s’étonner,
puisque La Grande Peur ne cesse d’exalter la quasi-cécité de Drumont,
que Bernanos s’attache à le peindre en « lecteur infatigable », comme
Péguy érigeait le myope Bernard Lazare en « prophète » indifférent à la
« raison d’État 88 » brandie contre Dreyfus. Sur ce point, les positions de
Georges Bernanos et de Léon Daudet, souvent proches compte tenu d’une
sympathie partagée pour les doctrines d’Action française, diffèrent singu-
lièrement. Daudet affirme ainsi avec une pointe d’ironie que Drumont,
« grand génie de bibliothèque, n’avait aucune partie d’homme d’action 89 »,
tandis que Bernanos convertit cette cécité en don. Drumont n’est-il pas
fasciné par les sciences occultes qui permettent d’accéder à l’invisible ?
Parce qu’il voit ce que les autres Français ne voient pas, le pessimiste
Drumont entretient, malgré son infirmité, une relation privilégiée avec le
réel. Les représentants du pouvoir, qu’ils soient théologiens, médecins,
juges ou enseignants, ne peuvent rivaliser avec cette « Cassandre »
virile. Sur leur nez, les bésicles figurent en effet une forme de rigidité
radicale (étroitesse d’esprit, académisme) : lorsque Bernanos oppose
l’allégorie d’une Histoire de France légendaire, assimilée de manière
presque instinctive par l’enfant auquel sa famille la transmet, à celle de

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L’esprit et la lettre 183

« l’histoire des professeurs », il confère à la première un « visage de fée »,


« on ne sait quoi de plus tendre, de plus familier » que la seconde, cette
« histoire scolaire [qui] gard[e] ses lunettes ». Ces dernières souligne-
raient au contraire l’acuité prophétique d’un Drumont, qu’une écriture
pamphlétaire exprime avec une puissance incantatoire dont aucune
argumentation ne peut se targuer. Si Bernanos file la référence profes-
sorale, il la file donc à rebours, pour rappeler que « l’auteur de La France
juive n’a pas fondé une école ni fait d’élèves, peut-être parce qu’il n’était
lui-même l’élève de personne 90 ». C’est là un moyen d’affirmer l’indé-
pendance d’esprit de celui dont il fait pourtant son maître.
Dans Les Grands Cimetières sous la lune (1938), rédigé pendant la
guerre d’Espagne, Bernanos conteste encore la capacité des intellectuels
à l’organisation politique, quelle que soit leur obédience. Ce texte, qui
l’éloigne un peu plus de l’Action française, réaffirme avec une pointe
d’antiméridionalisme le discrédit qui pèse sur les socialistes. La rhéto-
rique latine et l’éloquence catholique auraient imposé partout l’emphase
verbale que le parlementarisme a érigée en norme. Constant dans sa foi,
Bernanos ne s’aligne ni sur les républicains ni sur les « nationaux » ; il
juge les intellectuels communistes et les patrons capitalistes également
asservis à la technique qui déshumanise. Depuis son exil brésilien pendant
la Seconde Guerre mondiale, comme à son retour en France après la
Libération, l’auteur cache toujours sous la « confidence 91 », soi-disant
préférée à la rhétorique, sa propre rhétorique antiélitaire. Elle s’exerce
principalement contre les hommes politiques irresponsables qui, non
contents de provoquer un nouveau bain de sang, ont conduit le peuple
à la défaite et lui ont imposé l’occupant étranger. Elle s’exerce aussi
contre les intellectuels que Bernanos caricature en « agrégés », qu’ils
« s’exprime[nt] en un langage “dur et pur” » d’idéologues sans efficacité,
ou, girouettes, « confectionnent chaque matin pour la presse un éditorial
unique et interchangeable, dans le meilleur style noble des canulards
[sic] d’école » 92. Ni les maurrassiens (sortis penauds de la guerre), ni
les communistes, ni même les chrétiens (Maritain et ses « dissertations
scolastiques, truffées de mots incompréhensibles au vulgaire et qui
donnent l’illusion que le destin du monde se joue actuellement dans
les Congrès de philosophie 93 ») ne lui semblent à même de relever la
France avilie par la défaite et l’occupation.

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184 La haine des clercs

Un bolchevik chrétien

D’autres croyants ont tranché. Sa foi dans le peuple a ainsi conduit


Pierre Pascal (1890-1983) à devenir soviétique. Chez lui aussi, la crise
morale qu’a provoquée la Grande Guerre a cristallisé une méfiance qui
prend la forme d’un antiparlementarisme d’époque ; cela mis à part,
peu de choses rapprochent son anti-intellectualisme de celui de Bernanos.
On s’épuiserait à lui chercher un fondement doctrinal, Pascal ayant
brouillé les pistes pour se poser en individu mû par le cœur – ce que
d’aucuns ont décrit comme une posture mystique. De fait, son approche
synthétise des éléments d’évangélisme, d’antiphilosophie (étudiant,
Pascal a consacré à Joseph de Maistre son premier mémoire), un certain
anarchisme (beau-frère de Victor Serge, il a fréquenté Mauricius, ancien
rédacteur de L’anarchie passé lui aussi au communisme). Est-ce pour
laisser croire à une forme de spontanéisme que le normalien Pascal ne
se réclame pas de Bergson ou de Proudhon – qu’il a lus –, et ne s’associe
jamais aux anti-intellectualistes officiant dans Clarté, La Révolution
prolétarienne ou La Table Ronde, organes auxquels il contribue occasion-
nellement entre 1922 et 1967 ?
Rue d’Ulm, Pascal s’est joint aux élèves opposés à l’extension
du service militaire, par sentiment chrétien plus que par socialisme.
Lorsqu’en 1916, après plusieurs blessures, il est envoyé au bureau du
chiffre, il n’épargne ni ses camarades dont le savoir sert, loin du front,
les services secrets et la propagande, ni ses supérieurs – tel ce « capitaine,
ancien polytechnicien retraité, […] tombé des nues à Petrograd », avec
« ce renseignement que les Russes sont indolents, qu’ils n’ont pas
de patriotisme » 94. Un préjugé qui circule jusque dans le monde, où
la conversation colporte souvent « cette vieille idée des intellectuels
que la Russie est inférieure à “l’Europe” et doit par suite être jugée
par celle-ci comme un élève par son maître 95 ». En octobre 1917, à
l’Institut français de Petrograd, Pascal prononce devant un cercle scien-
tifique une conférence où il rapporte la dernière révolution au peuple
russe, dont l’« unité […] apparaît encore mieux si l’on écarte de la
masse les intellectuels qui en émergent et dont l’âme s’est différenciée
par des éléments reçus du dehors ». La vogue de la psychologie des
peuples l’autorise à considérer que cette unité repose sur trois caractères :
« solidarité – indétermination – tendance vers l’absolu ». Dans un passage
qu’il insère rétrospectivement, il y rattache le « dédain pour la logique »,

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L’esprit et la lettre 185

une « religiosité sans dogmatisme » et une « morale intuitive sans règle


fixe ». Autant de propriétés que le vieux débat entre occidentalistes et
slavophiles associe au génie oriental, « sceptique à l’égard du rationa-
lisme ». « [A]u principe de causalité, déclare Pascal, le Russe préfère le
principe de finalité qu’il manie avec finesse et il atteint ainsi des vérités
plus profondes que celles du rationalisme ». Pendant la discussion, on
reproche à l’orateur d’occulter le rôle de l’intelligentsia issue du peuple.
Pour Alexandre Sacchetti, privat-docent à l’université de Petrograd, il
explique que coexistent « l’esprit individualiste et l’esprit collectif, qui
tous deux se rencontrent chez le peuple russe ». Pierre Viguier, maître de
conférences à l’Institut français, renchérit : « […] les intellectuels russes
sont plus russes que les paysans, et le raffinement de l’instruction met
plus en évidence les qualités et les défauts de la race 96 ».
Happé par la révolution alors qu’il travaille à la Mission militaire
française en Russie, Pascal devient communiste dans l’espoir que
s’implante une société véritablement égalitaire. Envisageant d’abord
avec distance (et un reste d’antisémitisme) les élites qu’il a pu observer
au Congrès des Soviets du printemps 1918, il nuance à mesure qu’il se
rapproche des sphères dirigeantes l’opposition entre « le bolchevisme
du bon peuple russe, dévoué, convaincu, naïf même, idéaliste, et la
politique du Comité central marxiste, intellectuel (juif, disent certains,
mais c’est faux), diplomate, sans scrupules 97 ». Entrer au Parti scelle
d’abord pour Pascal une rupture avec le milieu où il s’est constitué son
capital culturel. Fils d’un provincial devenu agrégé de grammaire à la
force du poignet, qui achève sa carrière de latiniste au lycée Janson-
de-Sailly où il a été nommé après une rapide progression, le jeune
Pascal refuse de finir comme son père. S’il entre dans le supérieur par
la grande porte, dans les années où la « Nouvelle Sorbonne » est mise
à mal (cacique de sa promotion à l’École normale supérieure, il est
reçu second à l’agrégation de lettres classiques), il s’imagine mal en
bourgeois conformiste, et se forge une triple vocation : l’étude du russe,
encore peu institutionnalisée, répond à une volonté de distinction que
complète l’adhésion à un christianisme horizontal, puis à un commu-
nisme plus moral que politique.
À partir de 1919, Pascal, convaincu de participer à la rénovation
de l’ancienne machine administrative en petite main fière de se mettre
au service du collectif, accompagne les militants français séjournant à
Moscou, traduit et rédige des documents pour le Commissariat du peuple
aux affaires étrangères et l’Internationale communiste. Dès les années

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186 La haine des clercs

1920, alors que nombre d’émigrés intellectuels rentrent au bercail,


attirés par la Nouvelle Politique économique (NEP), il déplore que
réapparaissent les pratiques culturelles bourgeoises (sorties mondaines
au théâtre ou à l’opéra, recours à des précepteurs dans les familles
aisées). L’auteur salue l’œuvre éducative du communisme, qui alpha-
bétise massivement la population et donne aux enseignants les moyens
de promouvoir l’égalité par la culture ; mais il croit moins à l’École qu’à
la « vie quotidienne » comme réalisation pratique d’un idéal « vainement
recherch[é] par les philosophes » 98.
Si sa volonté de changement l’incite à fermer les yeux sur la répression
des intellectuels et des religieux – il ajustera son témoignage a posteriori,
opposant la révolution populaire, à laquelle il a cru, aux dérives bureau-
cratiques –, il ne ménage pas les intellectuels (Lénine – que ses zélateurs
nommeront le « cerveau génial » ou le « grand savant » – compris). Pascal
admet leur présence transitoire, non sans se désoler que le Comité central
du Parti recrée une caste de privilégiés. En janvier 1920, ses carnets
évoquent la lecture de Sans s’en douter, roman prolétarien de Pavel
Bezsalko (également translitteré « Bessalko ») qui retrace comment
une fille du peuple, instruite comme une « demoiselle » par un père qui
s’est « enrichi par la gratte », se prostitue après avoir été abusée par « un
lycéen beau parleur » 99, alors qu’elle aurait pu épouser un menuisier qui
l’aimait. Cinq ans plus tard, le « rôle » des intellectuels dans la révolution
ne « semble [toujours] pas évident » 100 à Pascal. Cependant, loin de
se plier à la définition admise, qui en fait les hérauts des valeurs du
régime, il les invite à se faire professeurs de doute. Dangereux conseil…
Mais il se refuse à croire son beau-frère, qui s’inquiète que partout des
intellectuels soient remerciés :

J’ai envie de répondre à Victor [Serge] que, si ce qu’il dit était vrai, ce
serait une preuve que notre société est ouvrière et paysanne autrement
qu’en paroles. Je ne veux pas supprimer les vrais et utiles savants, même
les écrivains ; mais il y en a une masse qui ne sont qu’un fardeau pour le
peuple ; si on les payait moins, un tri s’opérerait. Le travail intellectuel
a assez d’attraits par lui-même pour recruter. On n’a jamais rien essayé
pour mêler le travail manuel et le travail intellectuel. La plus grande
faillite du régime est justement dans l’organisation du travail 101.

En 1927, Pascal s’indigne que l’Institut Marx-Engels planifie à grands


frais une exposition où l’on rehausse Marat au lieu d’exalter le peuple

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L’esprit et la lettre 187

révolutionnaire 102, puis clame sa volonté de décrire la Russie autrement


que Duhamel, en prêtant attention aux travailleurs.
Passionné par les questions rurales, qu’il a abordées lors de la famine
de 1921 – à l’époque, il ignore sciemment la répression des intellec-
tuels du Comité panrusse d’aide aux affamés et témoigne au procès
des socialistes-révolutionnaires qui défendaient les paysans pauvres –,
Pascal aurait projeté de rédiger une histoire révolutionnaire du paysan
français. Il complète les développements présentés dès la fin des années
1920 par plusieurs articles et un cours 103. En 1922, dans la revue Clarté,
il donne à lire la poésie du paysan révolutionnaire Serge Essenine, dont
il traduit deux poèmes. Ces pièces, il les a découvertes en juin 1918,
alors que la guerre civile faisait rage. Arrêté en tant qu’officier français,
il avait alors été placé sous l’œil d’un ancien gardien de bétail, Egor
Egorov. Pascal n’oubliera jamais ce jeune soldat autodidacte, qui avait
recopié les poèmes que lui commentera ainsi :

[…] prises dans le détail, [les images d’Essenine] ne se prêtent pas


à l’analyse. Elles ne se rattachent pas à la pensée abstraite, mais à la
grande tradition collective des légendes et des mythes paysans. […] Il
n’y a là nulle philosophie, nul panthéisme, mais le sentiment sincère,
irraisonné, de l’union radicale de tous les êtres de la terre et du ciel 104.

La campagne n’inspire pas à Pascal qu’une curiosité livresque.


Attiré de longue date par les journées consacrées au travail manuel
bénévole – les fameux « samedis communistes 105 » que Lénine exalte
dans une brochure aux accents anti-intellectualistes –, il s’essaie modes-
tement à l’agriculture autour de 1923 à Yalta, où des amis ont installé une
micro-colonie ; puis, entre 1926 et 1928, il cohabite à plusieurs reprises
avec les habitants d’un village traditionnel d’outre-Volga. Lui qui, las
de végéter au milieu des archives de l’Institut Marx-Engels, regrette
que la révolution n’ait pas remis en cause le partage entre intellectuels
et manuels, écrit le 14 août 1928 :

En trois semaines, malgré le mauvais temps, je ne me suis jamais ennuyé


et je n’ai pas lu un seul livre. En traversant les champs de seigle non
moissonnés encore, je ressentais une émotion, celle d’être à la base de
la vie, de toucher immédiatement une activité éternelle et essentielle 106.

De cette expérience, Pascal garde un goût pour l’ethnographie qu’il


réaffirme notamment en 1966, dans un article dont la chute révèle,

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188 La haine des clercs

mis à part l’habituel refus de conclure, la nostalgie d’une réalité qu’il


fait sienne à distance : « J’aimerais savoir ce qu’est aujourd’hui mon
Blohino. » L’attachement ne comble pas, en effet, la triple distance
temporelle, géographique et sociale. Car avoir séjourné plusieurs étés
outre-Volga ne fait pas de Pascal un indigène. Chez les villageois
de Blohino, presque complètement analphabètes mais pas incultes, il
trouve une « intelligence » pratique qui tend à la « finesse ». Il oppose
ainsi implicitement le Blohinois au spécialiste (le mot désignait alors
un expert bourgeois solidaire du régime communiste), et souligne que
sa capacité d’adaptation au réel ne relève pas que d’un fatalisme :

Il n’est pas spécialisé comme l’homme des villes, il doit tout savoir du milieu
où il est placé, afin d’en tirer sa subsistance. Ce milieu, c’est, ici, et la terre
et la forêt, et cette science n’est pas faite seulement d’apports ances-
traux, de routine, elle exige constamment observation, appréciation,
prévision, initiative.

En témoigne la manière dont les jeunes gens s’approprient le genre


urbain de la častuška, « couplets de quatre vers » ayant « un sens satirique
et actuel », ou « les chansons d’apaches » 107.
Pas plus que son anti-intellectualisme affiché, la nationalité sovié-
tique n’épargne à Pascal les suspicions du régime. Il n’est pas inquiété
lorsque Lénine, qui répudiait déjà la théorie dans ses Lettres sur la
tactique (1917) 108, chasse en 1922 plus de cent cinquante professeurs
et écrivains au nord ou à l’étranger – « l’un des derniers actes politiques du
chef de la révolution à la veille de sa mort […], point capital du testament
du fondateur de l’État russe à ses héritiers 109 ». Mais il n’échappe pas,
sous Staline, aux purges de l’Académie des sciences et de l’Institut
Marx-Engels. Entre 1929 et 1931, pour avoir préservé l’autonomie de
leurs recherches et maintenu leurs relations avec l’étranger, la plupart
des académiciens sont condamnés comme ennemis de classe « dans
la presse ou en assemblées publiques » « bien avant la conclusion des
enquêtes » 110, puis exécutés, déportés ou incarcérés. Comme 60 % de
ses collègues, Pascal est chassé de l’Institut Marx-Engels, où il exerce
depuis 1926. Contraint de rentrer en France après dix-sept ans d’absence,
il troque ses bottes paysannes (on sait qu’au xixe siècle le critique
nihiliste Dmitri Ivanovitch Pissarev leur accordait plus de valeur que
« tout Shakespeare 111 ») pour des souliers, plus discrets sous la toge
universitaire. Dans les années 1930, alors qu’il commence à traduire

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L’esprit et la lettre 189

Dostoïevski dont il deviendra l’un des principaux connaisseurs, Pascal


semble avoir opté pour la défense du Beau, qui ne s’oppose plus à la
sécurité matérielle…
À partir de 1936, il enseigne à l’université de Lille puis aux Langues
orientales ; après la Seconde Guerre mondiale, il est chargé de cours
à l’Institut d’études politiques de Paris, siège au jury de la première
agrégation de russe, est élu en Sorbonne et nommé chevalier de la
Légion d’honneur. S’il inspire toute une génération d’étudiants, il
répugne à faire école, comme il avait répugné à se désigner un maître ;
s’il renoue avec d’anciennes pratiques mondaines afin de retrouver
une position, et se réconcilie un temps avec le philosophe Nicolas
Berdiaev – dont il avait jadis raillé le salon, où des intellectuels dont la
« race est condamnée par l’histoire » « agitent des raisonnements vains
autour d’un samovar fumant 112 » –, Pascal se pose en pédagogue, voire
en témoin, plutôt qu’en porte-étendard. Jaloux de son indépendance, il
construit sur des bases académiques un personnage d’original à la fois
passionné d’érudition et soucieux de vulgariser les savoirs, sans céder
à la généralisation. Même hors de sa correspondance et de ses carnets,
qu’il publiera en partie, il écrit volontiers à la première personne.
La consécration universitaire ne modifie pas un anti-intellectua-
lisme d’autant plus ancré que ses racines sont multiples. À son retour
en France, Pascal continue à sonder les assises religieuses et rurales de
la civilisation russe. Il explique pourquoi il a consacré sa thèse à l’archi-
prêtre Avvakum : s’identifiant à ce martyr du xviie siècle, il dresse face
à la réalité soviétique, figée dans une idéologie et un langage vains,
la langue et la mystique d’antan. Comme Bernanos, Pascal mobilise
alors des formules utilisées par les anti-intellectualistes ligués contre
les dreyfusards :

Après le jargon quasi international des journaux et des livres, [Avvakum


donnait à lire] la pure et savoureuse langue russe, celle de tout le peuple
avant Pierre le Grand et des paysans du Nord encore aujourd’hui. […]
Au lieu du « matérialisme dialectique » qui niait, avec Dieu, la personne
humaine et obsédait les cerveaux jusqu’à la maladie, c’était une âme
d’élite, consciencieuse, indomptée jusqu’à la mort et qui nourrissait
sa liberté et son génie précisément de sa foi en la Providence, de sa
constante demeure dans le surnaturel 113.

Pascal, considéré en France comme l’un des principaux intellectuels


communistes, alors qu’il n’a cessé de manifester son anti-intellectualisme,

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190 La haine des clercs

ne s’engagera plus. Mais il ouvre la voie à d’autres normaliens, comme


son cadet Paul Nizan (1905-1940).

Après la Grande Guerre, nombre de croyants remettent à nouveau


en cause l’idée que la raison puisse être le seul moyen d’appréhension
du réel, et l’instrument privilégié dans la résolution des crises sociales.
L’autorité divine, à défaut de celle de ses représentants spirituels sur
terre, ne doit-elle sinon primer, du moins être prise en compte ? La
raison n’admet-elle pas de lui être combinée ? Ces questions mobilisent
aussi bien les catholiques maurrassiens en lutte contre les porte-parole
de la « République radicale » que ceux qui, à l’instar de Pierre Pascal,
entrevoient dans le bolchevisme la promesse d’une égalité évangélique.

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Chapitre huit

Refondre les cadres

Après la Grande Guerre, dont les démocraties bourgeoises sont


sorties exsangues et suspectes, est fondée au congrès de Tours la Section
française de l’Internationale communiste, qui deviendra le Parti commu-
niste français en 1922. Au terme d’une année 1920 marquée par la
répression des grandes grèves, le débat autour de l’adhésion à l’Interna-
tionale communiste mène en effet la SFIO à la scission. Dès sa création,
la Section française de l’Internationale communiste tombe sous la coupe
de Moscou, dont elle a accepté les conditions – notamment d’exclure
des postes à responsabilité (organisations de parti, rédactions, syndicats,
fractions parlementaires, coopératives, municipalités) les éléments
non révolutionnaires, et de leur préférer des militants communistes
sûrs, quitte à remplacer des lettrés par de simples travailleurs 1. Dans la
France post-dreyfusarde, la critique de la démocratie capitaliste, forcée
de s’ajuster au cadre parlementaire, occupe certes une position minori-
taire ; mais la question intellectuelle y est posée avec d’autant plus de
force que les intellectuels jouissent d’un statut auquel ne peut prétendre
l’intelligentsia russe 2. Lénine a taxé de « sabotage 3 » la résistance de
cette intelligentsia au soviétisme – si elle a refusé le servage et accom-
pagné la révolution bourgeoise de mars 1917, elle s’est finalement
dressée contre la révolution sociale d’Octobre –, et a fixé la respon-
sabilité des intellectuels, entendus au sens large (scientifiques, ensei-
gnants, fonctionnaires, professions libérales, ingénieurs, techniciens et
artistes) dans le travail d’accaparement mené par la bourgeoisie. Mais
cela n’a pas entraîné de véritable anti-intellectualisme, les bolcheviks
pressentant combien il serait fâcheux de mobiliser la masse contre les
intellectuels, desquels elle serait contrainte de se rapprocher pour asseoir
son triomphe. De fait, à l’image du Conseil des commissaires du peuple
(1917), le premier comité directeur de la Section française de l’Inter-
nationale communiste ne compte que quatre ouvriers 4. Les bolcheviks
les craignent plus encore qu’ils ne craignent les intellectuels… Prise en

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192 La haine des clercs

étau entre le Bloc national et la majorité de la gauche, la jeune section


n’a d’autre choix que de pratiquer une politique de la « main tendue 5 »,
seule apte à séduire les intellectuels socialistes susceptibles de rallier
sa cause. Leur intégration ne va cependant pas de soi, comme l’atteste,
entre 1922 et 1924, le débat qui s’amorce au sein du Bulletin commu-
niste, devenu l’organe du Parti. Huit textes (lettres, articles, retrans-
cription de rapports) y modulent la réflexion sur la place que le régime
soviétique contemporain peut accorder aux intellectuels.

L’ouvriérisme en débat

C’est un représentant du communisme hexagonal né à Kiev, l’intel-


lectuel Boris Souvarine, qui sonne l’assaut le 7 septembre 1922 avec
« Des ouvriers, pas d’ouvriérisme », auquel Maurice Chambelland
répond quinze jours plus tard. Ancien socialiste, membre du comité
directeur de la section communiste à sa fondation et du secrétariat de
l’Internationale communiste, Souvarine tend à aligner Paris sur Moscou,
ce que lui reprochent plusieurs de ses camarades français. Cet ancien
combattant ayant consenti à l’Union sacrée déplaît notamment à certains
militants venus du syndicalisme, quoiqu’il ait défendu leur incorpo-
ration. Contraint d’interrompre ses lectures par la guerre, à laquelle il
s’oppose, Chambelland n’a pour sa part que le certificat d’études, ce qui
lui donne une légitimité prolétarienne que Souvarine ne peut faire valoir.
Mais ce dernier joue à domicile : fondateur et animateur du Bulletin
communiste, il bénéficie de l’autorité que lui confère la connaissance
de la langue russe et de l’appareil soviétique. C’est donc à la marge que
Chambelland dénonce sa prépotence : tout en feignant de renvoyer dos à
dos les intellectuels (dont il s’exclut) et les manuels également coupables
d’« individualisme », Souvarine juge le peuple définitivement tributaire
de l’apport théorique des lettrés. Or Chambelland refuse qu’on assimile
à une « déviation » démagogue « le légitime sentiment de méfiance
des ouvriers à l’égard des intellectuels – qui jusqu’ici les ont toujours
“roulés” ». Renversant la perspective, il formule sa propre définition de
l’ouvriérisme, conçu comme un refus du paternalisme. Son interlocuteur
se défend de faire du Parti une autorité transcendante, et lui rétorque
sans ménagement que « [d]ire que les intellectuels doivent éduquer les
ouvriers, ce n’est pas introduire une idée de hiérarchie mais une idée
de division du travail 6 ». Que Souvarine perde un temps la direction du

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Refondre les cadres 193

Bulletin n’empêche pas le maintien d’une ligne favorable aux positions


moscovites ; le nommé Stieklov les rappelle dans un long article où il se
félicite que l’attractivité du pouvoir bolchevik convainque de plus en plus
d’intellectuels de rallier le communisme, au grand dam des mencheviks
et des socialistes révolutionnaires. Depuis 1921, en Russie, mais aussi
à Paris et Berlin – terres d’émigration –, une vigoureuse production
culturelle témoigne de cette volte-face, sous l’impulsion de l’hebdo-
madaire Nouveaux jalons (parfois traduit Changements de jalons ou
Relève des jalons). Ce titre rappelle Les Jalons. Recueil d’articles sur
l’intelligentsia russe (1909), qui a connu un succès de scandale après la
première révolution, car des auteurs d’horizons différents y opposaient
aux abstractions intellectuelles une métaphysique d’inspiration chrétienne.
Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer le ralliement des intellec-
tuels au soviétisme, le recul des armées blanches, le fiasco politique de
leurs anciens soutiens, mais aussi l’appréciation des acquis bolcheviks
entrent en ligne de compte. La Nouvelle Politique économique, qu’ils
jugent favorable, et la volonté de préserver leurs prérogatives en parti-
cipant à l’organisation de la société persuadent des émigrés comme le
professeur Klioutchnikov de rentrer, au nom du patriotisme jadis brandi
en faveur des blancs. Bien qu’il semble prouver l’incapacité des intel-
lectuels à agir de façon désintéressée, ce revirement tactique ne doit
pas être blâmé. Car il sert finalement le communisme : la disposition des
intellectuels à la « généralisation 7 » les conduirait en effet de l’accep-
tation à l’adhésion.
En 1923, le Bulletin communiste confirme sa position en reproduisant
le rapport de Grigori Zinoviev au Congrès des travailleurs de la science.
Il y redit l’importance qu’accorde le régime à la culture, et la nécessité
d’associer les intellectuels à sa mission. La mention de leur appui à la
révolution allemande chasse donc celle, rapide, des contre-révolution-
naires ou fascistes. Après une phase de nécessaire autonomie, indispen-
sable à la mise en place de la dictature du prolétariat, il est temps de
solliciter les intellectuels disposés à rejoindre le peuple 8.
Les deux contributions de Victor Serge au débat illustrent la manière
dont ce dernier s’infléchit, alors qu’en Russie l’essor d’une bureaucratie
hostile aux intellectuels alimente l’antitrotskisme. En mars 1923, Serge,
lui-même victime d’anti-intellectualisme à l’époque où il fréquentait
les anarchistes individualistes, souhaite encore la « bienvenu[e] » aux
intellectuels prêts à s’extraire de leur classe. Dans l’hommage qu’il rend
aux martyrs de la révolution d’Octobre fauchés en pleine sève figurent,

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194 La haine des clercs

outre plusieurs étudiants, un « ex-tolstoïen d’origine bourgeoise », un


« polytechnicien devenu ouvrier-militant », un « jeune intellectuel qui [a]
abandonné la pédagogie ». Les notices biographiques qu’il égrène mettent
en exergue le processus de conversion qui les a conduits à la révolution,
au mépris de tous les obstacles. Ce lexique religieux, caractéristique
de la rhétorique partisane, suggère que l’acceptation des intellectuels
est affaire d’individus, et se règle au cas par cas. Un an plus tard, le ton
change : « […] les intellectuels, écrit Serge, sont, à des titres multiples,
prisonniers du vieux monde. L’évasion – nous en connaissons de beaux
exemples – leur est possible, mais infiniment difficile ». L’article qu’il
rédige pour les dix ans de la Grande Guerre déplore qu’à cette occasion
la responsabilité des intellectuels n’ait pas vraiment été pointée : or,
« [s]i la responsabilité morale est proportionnée au degré de dévelop-
pement de la conscience, celle des intellectuels n’est-elle pas la plus
grande ? » 9. Serge ne sauve pas même les pacifistes Rolland et Duhamel,
qui opposent naïvement à la violence l’esprit qui ne la quitte jamais.
De son point de vue, seule la lutte des classes, où l’esprit épouse la
violence, peut déboucher sur une paix véritable.
À partir de 1924, la prolétarisation des partis communistes accom-
pagne leur bolchevisation. Plusieurs intellectuels suivent Souvarine,
exclu du PCF. La part qu’accordait à la culture le journal L’Humanité
réduit ; les non-professionnels de l’écriture signent de plus en plus
d’articles. Les mesures de contrôle se resserrent alors que le pouvoir
personnel stalinien s’établit, sur fond de bureaucratisation et de collec-
tivisation brutale. En Russie, les premiers grands procès sont dirigés
contre des industriels et des intellectuels, enclos dans la catégorie des
« spécialistes ». À partir de 1928, des ingénieurs, des cadres scienti-
fiques, des universitaires sont régulièrement accusés de complicité
avec l’étranger et de complot antirévolutionnaire. Aucune discipline
n’est épargnée : Ramzine, le directeur de l’Institut d’études thermiques,
les historiens Tarle et Iaroslavski, les philosophes Sten et Deborine, ainsi
que de nombreux économistes subissent les foudres de Staline, qui met
progressivement en place un dispositif de surveillance et de répression
auquel n’échappe aucun intellectuel – bien qu’en juin 1931 le pouvoir
ait officiellement renoncé aux poursuites, estimant qu’elles compromet-
taient l’essor industriel soviétique.
La Troisième Internationale juge que le Parti communiste français
compte encore trop d’intellectuels et de bourgeois, et suggère d’éduquer
ses membres de manière à constituer une élite ouvrière. Mais le PCF

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Refondre les cadres 195

oscille entre cette ambition et la nécessité de former des cadres perfor-


mants, entre la reconnaissance de l’ancrage scientifique du socialisme
et la crainte de laisser trop d’autonomie aux intellectuels transfuges.
L’instituteur Albert Treint entreprend certes de bolcheviser le Parti,
mais ses dirigeants manient les mots d’ordre anti-intellectualistes avec
des pincettes, malgré les consignes de Moscou. S’ils leur permettent
de se distinguer des petits messieurs du Parti socialiste, ils menacent en
effet de les apparenter aux anarchistes, qui avaient donné bien du fil à
retordre aux bolcheviks durant la guerre civile russe. Le risque est grand,
en outre, d’abandonner aux tentations fascistes les intellectuels précaires
qui, en ces temps de crise, pourraient grossir les rangs du prolétariat.
Un dispositif de formation partisane est progressivement mis en
place : tandis que les écoles centrales sélectionnent les individus ayant
reçu une formation préalable, des écoles élémentaires dispensent des
cours aux militants et aux cadres de base. Plus encore que les premières,
ces écoles élémentaires signalent combien la position anti-intellectua-
liste est difficile à tenir. Malgré leur recours à la pratique, à l’expérience
individuelle, elles reproduisent en effet le modèle scolaire : domination
de l’écrit, mise en concurrence et classement des apprenants… L’enca-
drement général est confié à des responsables apparentés aux intellec-
tuels, et les enseignants sont chargés de préserver le Parti d’autodidactes
qui pourraient lui être néfastes. Cette « tension permanente entre la
disqualification des intellectuels et la promotion de normes de formation
intellectuelle 10 » révèle que seule une position médiane est finalement
soutenable : convaincre les militants qui pourraient se détourner de la
théorie qu’elle est utile s’avère d’ailleurs un moyen de contrôle efficace.
Dès la fin des années 1920, plusieurs intellectuels, communistes de
la première heure, quittent le Parti ou en sont exclus. Ce dernier ne
compte plus que 31 500 adhérents en 1930, soit 77 500 de moins qu’en
1921. Environ la moitié des membres du Comité central appartiennent
désormais à la classe ouvrière, ce qui contribue à faire apparaître le PCF
comme son représentant privilégié.

Autoportrait de Nizan en révolutionnaire professionnel

Paul Nizan (1905-1940) se rapproche du PCF après avoir été notam­


ment tenté par le Faisceau de Georges Valois. Le Parti a besoin de
cadres dynamiques, dans ces années où les écoles de formation ne

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196 La haine des clercs

suffisent plus à alimenter un appareil ayant connu plusieurs défections.


Nizan, qui a adhéré en 1927, sans beaucoup d’assiduité d’abord, est le
candidat idéal. Jeune militant aux allures de dandy, il a tout intérêt à se
poser en révolutionnaire professionnel plutôt qu’en intellectuel s’il veut
prendre du galon au sein du Parti communiste français, qui adopte à
partir de 1928 la tactique « classe contre classe » (l’expression apparaît
dans la lettre ouverte aux membres adressée par le Comité central du
Parti réuni les 9-10 novembre 1927). Son secrétaire, l’ancien mineur
Maurice Thorez, aimerait réorienter la revue Monde, qui s’écarte de la
ligne. Pour ce faire, il commande à Nizan de déboulonner son fondateur,
Henri Barbusse – un des premiers intellectuels français à avoir épousé le
communisme. La prise de la revue Monde doit compléter la stratégie de
pénétration engagée par Nizan avec les pamphlets Aden Arabie (1931)
et Les Chiens de garde (1932), où il a forcé sur l’anti-intellectualisme.
L’écrivain espère gagner au passage sa place au comité de rédaction
de Monde. La campagne de récupération échoue : Barbusse, proche
de l’Internationale communiste, ami de Staline, bien en fonds, résiste.
Nizan n’atteint donc pas l’objectif, mais il atténue son passif : celui qui,
rue d’Ulm, portait monocle et badine moque désormais la prétention de
Monde à livrer Properce, Racine ou Picasso aux ouvriers : ne concluait-il
pas déjà en 1930, citant Emmanuel Berl, qu’« [e]ntre la culture, héritage,
signe d’un héritage, et le prolétariat, masse des non-héritiers, il n’y a
aucune réconciliation possible 11 » ? Que de zèle Nizan a dû déployer
pour faire oublier ses prix d’excellence et ses manières d’élégant ! Mais
les a-t-on jamais oubliés ? Qu’il se colle aux basses besognes ou clame
son mépris de l’Université dans d’éclatants pamphlets, il reste, pour ses
contempteurs, un « intellectuel complètement détaché des masses 12 »,
ainsi que l’affirme une note secrète rédigée après sa rupture avec le
Parti en 1939.
Ce n’est pas faute d’avoir contesté l’intellectualisme, tant sous sa
forme doctrinale que sous sa forme institutionnelle, dès son admission
à l’École normale supérieure. Dans ce combat, il retrouve les membres
du groupe Philosophies, qui attaquaient le problème « les uns par l’ima-
ginaire transcendant (le surréel), d’autres par la psychologie (la psycha-
nalyse) ; d’autres, enfin, par une nouvelle métaphysique 13 ». Le nombre
de périodiques et d’essais consacrés aux questions psychologiques 14 que
Nizan emprunte l’année de son intégration (1924-1925) suggère qu’il
envisage déjà de se pencher sur le « schématisme de l’intelligence »,
projet qui aboutira en juin 1928 au mémoire « Fonction du meaning ;

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Refondre les cadres 197

mots, images et schèmes ». Il avait approfondi le sujet lors de son voyage


à Aden. À son retour, il semble se détourner des bibliothèques, ce qui
ne l’empêche pas d’être reçu à l’agrégation de philosophie en 1929.
S’il espère alors se lancer dans une thèse de sociologie, c’est moins par
ambition universitaire que pour compléter sa formation littéraire initiale,
qui ne lui permet pas de se faire la place qu’il ambitionne au sein d’un
parti en demande de sociologues et d’économistes. Il se montrera par
ailleurs très critique envers le durkheimisme ; mais d’autres philosophes
se méfient alors de la sociologie, cette concurrente qui semble vouloir
imposer son hégémonie méthodologique.
Dans l’« autobiographie de parti » qu’il rédige en janvier 1933, au
moment où il intègre l’appareil, Nizan passe rapidement sur son parcours
académique, pour souligner qu’il s’est formé « en lisant des livres » dans
son coin. Ce témoignage présente sa candidature aux législatives de
mai 1932 (3e circonscription de Bourg-en-Bresse) comme « un entraî-
nement au travail paysan » ayant mené à la constitution d’une « cellule
paysanne importante, et plus tard [d’]un groupement paysan fort pour
le mouvement d’Amsterdam ». Pascal Ory a montré quels avantages
Nizan avait tirés de la mythification de son ascendance paysanne 15.
Il y a, dans l’exaltation de l’aïeul métayer, une manière de réhabi-
liter un père que le système a amené à renier ses origines. Ce père qui
entraînait le jeune Nizan à travers champs, dans des promenades viriles
où il lui transmettait tout un savoir-faire terrien. La note jointe à l’auto-
biographie suggère que la Commission des cadres du PCF n’a pas jugé
le bagage doctrinal du camarade Nizan aussi solide qu’il le prétendait.
Si son rédacteur se félicite de l’implication du militant, « actif dans
les milieux universitaires », capable de « se lier aux masses », il estime
qu’il a « encore besoin de se développer dans le domaine des connais-
sances marxistes » 16.
La crise économique de 1929 réaffirme les limites de la « rationali-
sation » capitaliste instaurée au sortir de la guerre. Avant le krach, dans ses
premières contributions militantes, Nizan n’y voyait que la promesse de
l’« accroissement […] d’exploitation » de la classe ouvrière 17 ; à l’époque
où l’Union soviétique entame son second plan quinquennal, il justifie
la mise en place d’un système qui rappelle le fordisme, en précisant
quelles formes spécifiques (et nécessaires) il prend à l’Est. Fatigué,
comme tant d’autres, par deux décennies de bluff, Nizan traque les
simulacres : fausse rationalité d’un côté, idéalismes illusoires de l’autre.
Soucieux de s’ancrer dans le quotidien, il choisit le journalisme. Pour

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198 La haine des clercs

maîtres, il ne reconnaît guère que Blondel, Proust, et le probe Lucien


Herr 18. En décembre 1930, l’écrivain publie dans la revue Bifur une
charge contre la philosophie universitaire 19, qui annonce Les Chiens
de garde. L’année suivante, un autre pamphlet – Aden Arabie – fait le
procès de la pompe scolaire.
Au-delà des hauts fonctionnaires connus à Normale, Les Chiens
de garde (1932) inculpe l’ensemble des générations en butte au
faux humanisme républicain, sans s’embarrasser de distinctions. En
favorisant l’endogamie dès l’origine, les internats, les classes prépara-
toires empêchent à la fois la solidarité et la révolte. Des philosophes qui
vivent hors du monde forment les professeurs qui leur succéderont. De
Cousin à Brunschvicg, l’Université perpétue dans sa mollesse l’illusion
de la neutralité. Perspicace, Sorel avait déjà dénoncé l’élasticité du spiri-
tualisme cousinien, cette philosophie « neutre 20 » qui feignait d’oublier
qu’elle avait servi à cimenter le rêve napoléonien. Retraçant l’histoire à
grands traits, Nizan décrit à sa suite comment le xviiie siècle a participé
à essentialiser les idées bourgeoises en convertissant les « production[s]
historique[s] » en créations d’une « raison éternelle », pour mieux les
imposer. La Commune, l’affaire Dreyfus, le premier conflit mondial
démontrent, avec cette stratégie de légitimation du pouvoir bourgeois,
la faillite du mythe du progrès, que la bourgeoisie elle-même a construit.
Mais les crises successives lèvent peu à peu le voile. La Grande Guerre
a révélé la plasticité de l’intelligence, prête à justifier toutes les abomi-
nations. Ainsi les intellectuels d’État, non contents d’exhorter les autres
à mourir depuis leurs chaires, ont-ils érigé la barbarie en « vérification »
de leurs propos : la guerre est devenue « la bataille de Descartes contre
Machiavel, de M. Bergson contre la machine allemande », « une croisade
philosophique » 21. Autant dire, de la fumée. Comme d’autres – les
maurrassiens, mais aussi le communiste Barbusse –, Nizan remotive
pour l’occasion l’imaginaire des nuées. Ses philosophes ne se contentent
pas de brasser des nuages ; ils flottent dans l’azur, loin des engagements
sociaux.
Une fois sa position affermie au sein de l’appareil, Nizan, qui avait
joué la carte anti-intellectualiste pour se bâtir une légitimité dans ses
premières années d’adhésion au PCF (1927-1933), choisit les « biblio-
thèques de Moscou » contre les « bûchers de Berlin » 22 qu’a décrits la
presse illustrée française. Ce revirement traduit le repositionnement
général du Parti, amené à confronter au fascisme un humanisme concret.
Le 6 février 1934, où une manifestation antiparlementaire regroupant

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Refondre les cadres 199

des mécontents de tous bords manque de virer au coup d’État fasciste,


Thorez prononce justement un discours où il range parmi les exploités
« la jeunesse intellectuelle [qui] sort [des] grandes écoles, munie de
diplômes mais dépourvue d’emplois 23 ». Les 20 000 livres brûlés par les
nazis à Berlin le 10 mai 1933 deviennent, par réaction, le symbole de
la nouvelle politique de défense de la culture. La critique du fascisme,
qui mène au communisme nombre d’intellectuels jusqu’alors hésitants,
relègue au second plan celle de la démocratie capitaliste assise sur l’hégé-
monie des têtes pensantes. En 1937, la refonte des cadres du Parti est
effective : la majorité des députés communistes sont ouvriers ; pourquoi
s’acharner à autonomiser la culture prolétarienne – est-ce seulement
possible ? Au tricentenaire du Discours de la méthode, Thorez peut
célébrer la raison classique et les Lumières en Sorbonne, alors que
Ramon Fernandez – devenu fasciste malgré d’anciennes sympathies
marxistes – constate la progression de l’anti-intellectualisme en France,
spécialement chez les travailleurs manuels 24.

Comment, au sein d’un parti de classe, former des cadres sans repro-
duire la division entre intellectuels et manuels, c’est-à-dire risquer
de perpétuer les hiérarchies qu’on prétend justement abolir ? Très tôt, le
PCF se heurte à la difficulté de consolider son appareil politique s’il se
prive des intellectuels. Il multiplie donc les stratégies : d’abord, pendant
la bolchevisation, il intègre de brillants éléments, quitte à maquiller leurs
origines ; ensuite, face à la barbarie nazie, il revendique la supériorité
de la culture communiste.

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Chapitre neuf

Faire « peuple »

Très tôt, les communistes se demandent si une littérature prolétarienne


est « possible 1 » et même souhaitable : ils n’ignorent pas que, jusqu’à
présent, les ouvriers se sont efficacement approprié la tradition acadé-
mique 2. Volontiers anti-intellectualistes lorsqu’ils exaltaient la terre, le
travail manuel ou l’oralité, ces derniers craignaient que la parole populaire
ne soit captée par des auteurs appartenant à la classe dominante, mais
ne répudiaient pas complètement les genres et les supports auxquels
les écrivains bourgeois avaient su donner un très large public. Dans
l’entre-deux-guerres, le roman et le pamphlet sont toujours un objet de
convoitise pour qui prétend représenter le peuple.

La fabrique de l’écrivain prolétarien

La littérature prolétarienne a gagné en légitimité depuis qu’en


août 1929 l’hebdomadaire Monde lui a consacré une enquête. Mais
elle est concurrencée par le populisme, dont André Thérive et Léon
Lemonnier se sont érigés la même année en porte-drapeaux, avec la
volonté d’enlever aux « gens à idées » le roman, cet « art » qui « rejette
toute pensée spéculative et […] n’a d’autre but que de créer de la vie
avec des mots » 3. Pour affirmer la singularité des écrits prolétariens, qui
émanent directement du peuple, Henry Poulaille (1896-1980), grand
admirateur de Péguy, confie à Georges Valois une anthologie baptisée
Nouvel Âge littéraire. Geste fort : anti-intellectualiste notoire passé par
le Cercle Proudhon, Valois bénéficie au sein du mouvement ouvrier de
la légitimité que lui confèrent ses origines populaires et ses premiers
engagements anarchistes. Autodidacte, il a une bonne connaissance du
milieu de l’édition, où il évolue depuis 1903 (cette année-là, il participe
à la création du premier syndicat des employés de librairie). Après sa
rupture avec Maurras et l’échec du Faisceau qu’il a fondé, il retrouve

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202 La haine des clercs

ses anciennes amours, et transforme les éditions d’Action française en


maison Valois, laquelle accueille jusqu’en 1934 des syndicalistes, des
socialistes avides de changement, des antifascistes, des pacifistes et des
écrivains prolétariens. Cette dernière étiquette cristallise alors la rivalité
séparant les communistes – qui souhaitent constituer en ligne esthé-
tique leur conception collectiviste de la création – des auteurs proches
de l’anarchisme ou du syndicalisme révolutionnaire, pour qui la litté-
rature révèle avant tout une subjectivité 4. En novembre 1930, l’Union
internationale des écrivains révolutionnaires orchestre à Kharkov un
congrès où la France est désignée comme mauvaise élève. Valois et les
prolétariens sont mis à l’index.
Quand paraît Nouvel Âge littéraire, Poulaille n’est plus un inconnu :
il a collaboré à différentes feuilles militantes, dont L’Insurgé, où il a
défendu la production de K. X., qui faisait alors débat au sein même
du journal libertaire ; responsable de la rubrique littéraire du Peuple,
quotidien de la CGT, il administre le service de presse de Grasset, où
il a publié plusieurs romans, des essais, un scénario – le cinéma et la
musique contemporaine le fascinent. Malgré ses origines (il grandit à
Paris au sein d’une famille modeste puis, devenu orphelin, se forme
seul au certificat d’études et s’engage dans la vie active), Poulaille s’est
donc abstrait du prolétariat ; il a pénétré le champ littéraire via la presse
anarchiste, où il tenait des positions en conjonction avec les revendi-
cations du syndicalisme enseignant. Ayant dénoncé les monopoles
culturels, les déterminismes à l’œuvre dans la promotion et la recon-
naissance de la littérature, il a ainsi créé en 1925 un « prix sans nom ».
Tiraillé entre ses origines et la situation qu’il a acquise, l’écrivain fait
de cet entre-deux un élément de distinction dans la concurrence avec les
auteurs communistes : aux ouvriers d’usine, il préfère les artisans et le
petit fonctionnariat ; à la conscience de classe, l’humain. Il reconstruit
une langue populaire expressive sans outrances, mais peine à se détacher
de « la norme de la grammaire scolaire » et de celle « de la rhétorique
littéraire distinguée » 5. Ses références (Péguy, Charles-Louis Philippe,
Ramuz) affichent la même ambiguïté. Poulaille la voile en les intégrant
à un annuaire-manifeste, qui favorise l’effet de masse. Mais reproduit
aussi la structure canonique du mouvement ou de l’école…
Nouvel Âge littéraire structure par la marge l’anti-intellectualisme
encore diffus de Poulaille, puisque l’auteur donne essentiellement à lire
une sélection d’œuvres prolétariennes. L’ensemble révèle que, parce qu’il
cherche « moins [à] monter très haut [qu’à] enfoncer profondément »,

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Faire « peuple » 203

le non-professionnel de l’écriture se heurte à la « caste » des intellec-


tuels rivés à leurs monopoles. Car, s’il parlait, fini les voluptés d’oisifs,
les grands profits de courtisanes. À ces accents, on comprend ce que le
discours de Poulaille doit à l’anti-intellectualisme de Proudhon, Sorel,
Berth et Péguy. L’intellectuel des années 1930 a pourtant des spécificités
qu’abolit le regard anachronique : Nouvel Âge exalte l’ouvrier des lettres
qui bâtit son œuvre en travailleur manuel ; mais ce travailleur mythifié vit
à l’ère des internationales. Les prédécesseurs de Poulaille professaient
volontiers un anti-intellectualisme xénophobe, voire antisémite ; Poulaille
l’articule au contraire à une forme d’universalisme, et appelle au renou-
vellement de la production littéraire par l’ouverture à l’étranger : aux
écrivains véritables de suivre Whitman et Verhaeren, contre l’influence
des intellectuels dominants, recroquevillés sur les valeurs nationales.
La double dédicace du roman Le Pain quotidien (1931) illustre ces vues
avec éloquence : Poulaille y rend simultanément hommage à ses défunts
parents – charpentier, canneuse de chaises – et à l’écrivain américain
John Dos Passos.
Parce que la Grande Guerre a creusé les inégalités sociales en même
temps que les tranchées où elle couchait plusieurs auteurs prolétariens,
les fictions bourgeoises ne tiennent plus. Ni le feuilleton, où le peuple
s’effaçait derrière ses misères, ni les monuments d’art ne peuvent survivre,
dans un système qui pousse à leur terme les logiques imposées par la
littérature de consommation. Le lectorat populaire se fait décideur,
et tout porte à croire qu’il réclamera des œuvres sérieuses, actuelles,
immédiatement saisissables. Aussi la littérature n’aura-t-elle à l’avenir
ni le même visage ni la même ambition :

[…] écrire ne sera plus un privilège de caste, une espèce de religion de


rapport (argent ou honneurs) mais simplement un plaisir humain sans
prétention et gratuit – un art si l’on veut – quelque chose entre l’amour
et le jardinage… mais non plus un prétexte à dominer autrui 6.

Une fois la littérature arrachée aux héritiers, le snobisme de l’intel-


ligence supplanté par le sentiment, le principe d’« intelligib[ilité] 7 »
s’imposera. Rendre la littérature intelligible suppose qu’on l’humanise
en créant des personnages qui s’écartent des types proposés par le roman
bourgeois aussi bien que par son équivalent communiste.
La revanche des primaires a sonné : 67 % des prolétariens n’ont que
le certificat d’études en poche ; mais si « 70 % sont issus des classes

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204 La haine des clercs

populaires, seuls 15 % y appartiennent encore 8 ». Poulaille, lui-même


déclassé par le haut, s’en prend stratégiquement aux « cuistres intel-
lectuels », « rats de bibliothèque », « plumitifs », « écrivassiers » qui
pratiquent la « littérature littératurante » dont l’école les a gavés. À ce
titre, le système scolaire déçoit doublement : parce qu’il incline au culte
des « classiques » qui, non contents d’« ignorer le travail, […] ont ignoré
la vie » ; parce qu’il vante une ascension démocratique illusoire. L’art
bourgeois ne mérite plus le nom de littérature, dès lors que le véritable
écrivain sent d’instinct plutôt qu’il ne saisit. Rien de la recherche prous-
tienne chez le boursier Eugène Dabit, auteur de L’Hôtel du Nord (1929),
où tout est net, empreint d’émotion plus que d’impressions. Cette
simplicité que revendiquent les écrivains prolétariens convertit en arme
les maladresses linguistiques que les « puristes » 9 reprochaient déjà à
Charles-Louis Philippe (1874-1909), ancien boursier qui avait publié à
compte d’auteur ses premiers grands textes :

[…] la célébration de la « simplicité » littéraire, réitérée dans la plupart


des textes critiques ou théoriques publiés par les revues prolétariennes,
procède finalement de la conscience, plus ou moins fondée, des attentes
du champ littéraire légitime à l’égard d’auteurs autodidactes 10.

Poulaille, soucieux de se distinguer, invoque l’authenticité contre la


vérité des communistes. Qualité à la fois esthétique et morale, celle-ci
réside « dans l’articulation entre la subjectivité populaire radicale et
singulière, et une objectivité d’observation qui doit se frayer un passage
entre les représentations dominantes de la société bourgeoise […]. [Elle]
ne se confond pas avec le jugement de vérité porté sur le propos, en
revanche, un effet de vérité accompagne la littérature prolétarienne. Cet
effet est un produit de l’authenticité qui la caractérise 11 ».
Le manifeste de Poulaille ne fait qu’accentuer les tensions qui opposent
communistes et prolétariens, lesquels rivalisent par revues, puis par
associations interposées. La RAPP, qui groupait les écrivains proléta-
riens soviétiques, a fait long feu ; à l’Association des écrivains révolu-
tionnaires succède en France l’Association des écrivains et artistes
révolutionnaires (mars 1932). Poulaille lui confronte en juin le Groupe
des écrivains prolétariens de langue française. Mais, à mesure que les
communistes se saisissent du mot d’ordre antifasciste, l’Association des
écrivains et artistes révolutionnaires gagne en puissance au détriment
des prolétariens. Chez les communistes, l’étiquette révolutionnaire

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Faire « peuple » 205

supplante progressivement l’étiquette prolétarienne, qui ne s’était jamais


vraiment imposée en France. En 1934, les Éditions sociales interna-
tionales, organe du Komintern dans notre pays, publient une sélection
de textes littéraires ouvriers issus d’un concours lancé par le journal
L’Humanité. Cette initiative demeure relativement isolée, tant les commu-
nistes hexagonaux se montrent réticents à promouvoir une littérature
strictement prolétarienne.
On l’a vu, dès 1930, la France avait été montrée du doigt au congrès de
Kharkov. Louis Aragon, adhérent putatif du Parti depuis 1927, y assiste.
L’auteur du Paysan de Paris n’est sans doute pas en mesure d’aper-
cevoir dans le congrès « la parure culturelle 12 » des purges organisées
au printemps précédent. Mais il sait que le procès du supposé « Parti
industriel » a débouché sur l’exécution de plusieurs intellectuels ; il a vu
le peuple la réclamer, Gorki l’appuyer, et lui-même approuve l’élimi-
nation des ennemis politiques. À la tribune, Aragon souligne l’ambition
révolutionnaire des organes surréalistes par contraste avec la revue Monde,
et vante les rabcors, ces ouvriers correspondants de presse qui laissent
Barbusse sceptique. Pour avoir droit au chapitre, l’orateur a dû signer
une « lettre d’autocritique » où il était entendu que le Second Manifeste
du surréalisme « contrari[ait] le matérialisme dialectique 13 ». Il place par
là le mouvement sous contrôle, et s’éloigne un peu plus d’André Breton
qui, commentant le concours organisé par L’Humanité, met au jour un
apparent paradoxe : en valorisant les écrivains non professionnels, on ne
favorise pas le recul de l’intellectualisme, car les ouvriers qui écrivent
sont pétris de culture scolaire et leur style de clichés 14.
Surréalistes et communistes auraient pu se retrouver dans l’anti-
intellectualisme, s’ils en avaient eu la même conception. Tous prétendent
certes révolutionner la pensée ; mais la raison des surréalistes n’est
pas celle, dialectique, des marxistes. Breton insiste sur l’inspiration
hégélienne qui a présidé au dépassement surréaliste des antinomies ;
à Hegel, l’élève de Charcot et de Babinski ajoute cependant Freud et
Rimbaud. La Grande Guerre – ce Nouveau Déluge – permet de retisser
le lien unissant l’individu aux énergies primordiales. Dans le sillage de
Rimbaud, mais aussi de Lautréamont et Dada, le surréalisme espère
ramener la raison à son état originel, déchargée de la triple contrainte
de la « logique », de la « morale » et du « goût » 15. Avec la psychanalyse,
le mythe apparaît comme une voie privilégiée d’affranchissement de
la création. Il explique, entre autres, l’attrait des surréalistes pour un
primitivisme et un spirit(ual)isme déjà exalté par les romantiques, les

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206 La haine des clercs

symbolistes et les avant-gardes vitalistes. Seulement, comme le souligne


Julia David, les surréalistes avancent « l’idée, inconnue du primiti-
visme littéraire du tournant du siècle, de l’existence d’une authentique
“science sauvage” à opposer, non seulement à la rationalité occidentale,
mais également au spiritualisme mou des démocraties. C’est cette
propension rationalisante qui les éloigne ainsi fortement d’un simple
retour exotique au paganisme ou à l’animisme, et qui les distingue de
ces nostalgies romantiques ». Via l’art africain ou amérindien, Breton,
Artaud, Bataille ne trouvent pas uniquement un sacré originel, comme
purifié des artifices de la civilisation ; ils entrevoient « la réintégration
dans l’existence sociale de la catégorie du conflit, cet élément socio-
politique dynamique contre les pacifications du libéralisme démocra-
tique » 16, un principe politique et esthétique en convergence avec la
vision surréaliste.
Cette dernière s’organise en système sous la houlette d’André Breton,
auquel se heurte Aragon. Au sein du groupe surréaliste, Breton n’a
pas le monopole de l’anti-intellectualisme, et Aragon entend bien le
lui faire savoir. Il rédige un Traité du style (1928) qu’il feint de dédier
« aux impétrants au diplôme de bachelier », mais qu’il adresse en fait
aux critiques qui ont dédaigné Le Paysan de Paris, et à tous les journa-
listes, professeurs et artistes qui croient que le style peut se réduire en
recettes. À rebours de la tradition didactique, l’auteur énumère des
contre-modèles d’écriture. Parmi eux, la nouvelle manière de Paul
Valéry, passé de l’avant-garde symboliste à l’Académie, et dont « le
vocabulaire abstrait » « cache surtout une escroquerie préméditée qui
a réussi ». Ce culte de l’abstrait est dans l’air du temps ; en témoigne
l’obsession contemporaine du « langage » – un mot mis à toutes les
sauces. Aragon clame au contraire qu’« un homme n’est pas une
abstraction : il est jeté dans les faits par les mains de la sage-femme ».
Voilà pourquoi l’auteur revendique un surréalisme né du réel autant
que de l’inconscient. Contrairement à Breton, il ne rejette pas l’identité
du professionnel de l’écriture. S’il continue de se dissocier de la
NRF – orthographiée « Nvelle Rvue frinçaise », « Nouelle Reüe fronçaise »,
« Novelle Revufre » 17 –, il valorise le « travail » du texte, comme les
tenants de la NRF ; comme eux, il revendique également la responsa-
bilité morale de l’écrivain.
Lorsqu’il publie son Traité du style, Aragon vient d’adhérer au
PCF ; la position qu’il y exprime illustre bien ce qui va séparer surréa-
listes et communistes : ces derniers ne divergent pas seulement sur les

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Faire « peuple » 207

questions d’esthétique ; ils perçoivent combien il est difficile de tenir les


intellectuels à distance sans se priver de leurs compétences et de leurs
effectifs, mais aussi de concilier critique sociologique du personnel intel-
lectuel et ambition théorique (ne cherchent-ils pas chacun, par la voie
du manifeste, à imposer une autorité ?). Le Parti communiste nuancera
finalement son ouvriérisme ; il délaissera les rabcors au profit d’écri-
vains avertis, et la littérature prolétarienne pour le réalisme socialiste.
Ce dernier sera introduit par deux intellectuels concurrents dans leur
ascension partisane, Aragon et Nizan, qui ne le suivront jamais à la lettre.

Les vies rêvées de Céline

Parallèlement au débat qui oppose communistes et prolétariens,


Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) élabore sa propre définition de
l’authenticité, hors de toute revendication de classe et de tout optimisme
révolutionnaire. Dans ce dessein, il remodèle sa biographie et en fait
le fondement d’une œuvre à la première personne, où théorie et fiction
s’entremêlent au mépris des assignations génériques. Le pseudonyme de
Céline, hommage à sa grand-mère maternelle, fille de soudeur devenue
une commerçante prospère, concrétise la stratégie de pénétration litté-
raire du docteur Destouches. Ayant gommé son ascendance aristocratique
(côté paternel, ses aïeux appartiennent à la petite noblesse normande),
l’écrivain peut s’inventer une vie de prolétaire. Trente années durant,
il peaufine ce récit des origines, qui soutient un anti-intellectualisme
croissant 18. Un récit fantaisiste que Céline délivre par le truchement de
la fiction – en prêtant notamment à Ferdinand, personnage récurrent
qui fait souvent office de narrateur – certaines caractéristiques préten-
dument autobiographiques, effet qu’il accentue en confirmant dans ses
interviews que ses livres sont bien inspirés de sa vie, voire qu’ils sont
« la vie 19 ».
Autant d’occasions pour Céline de mettre en scène son anti-intellec-
tualisme : sous la forme thématique, au sein d’un discours romanesque
compliqué par l’ironie et la polyphonie, qui rendent souvent indécidable
le positionnement idéologique ; sous une forme stylistique, à travers une
écriture travaillée, mais non académique ; lors des interventions publiques
où l’écrivain s’arrange pour placer ceux qui le sollicitent dans la délicate
position de l’intellectuel (bourgeois, profane, novice, obtus), surtout
lorsqu’ils viennent l’interroger à domicile, au milieu des animaux qui

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208 La haine des clercs

lui tiennent compagnie. La glace rompue, la plupart des observateurs


se satisfont de cette configuration, et l’entretiennent : combien relaient
telles quelles les élucubrations de Céline ! S’ils perçoivent ses contra-
dictions, beaucoup ne s’y arrêtent pas : Céline feint par exemple de
rechigner à raconter sa vie, sous le prétexte qu’on ne peut « expliquer
une œuvre par la connaissance de son auteur 20 », mais renvoie réguliè-
rement à sa biographie ; alors qu’il a longtemps soutenu que l’école a
glissé sur lui, il finit par déclarer s’être fait renvoyer de ses premières
places « parce qu[’il] pensai[t] trop au latin et à la géométrie 21 ». Certains,
comme Élisabeth Porquerol, ne sont pourtant pas dupes : elle comprend
que Céline « a lu énormément, [est] très cultivé ; mais [a] horreur d’être
brillant ; [que] la peur de se montrer pédant, plumitif comme les autres,
a pu le conduire à son “style” », et soupçonne finalement dans la pose
peuple de son interlocuteur « une manière d’aristocratie, de dédain » 22.
Pour qu’éclate son originalité, Céline ne peut rien devoir à la famille,
à l’école ou à la politique.
À la presse qui l’interroge après le succès de son premier roman,
Voyage au bout de la nuit (1932), Céline décrit sa mère, vendeuse
de dentelles pour une clientèle aisée, en simple « couturière », et son
père, licencié ès lettres employé au courrier d’un assureur, en ancien
« professeur […] révoqué, travailla[nt] au chemin de fer ». Il est vrai
qu’ailleurs, il fait volontiers de ce dernier l’« intellectuel de la famille » 23 ;
mais, en le présentant comme un cas isolé, il gomme les effets de repro-
duction sociale : or ce père est lui-même fils d’un agrégé de l’ensei-
gnement spécial, qui formait des classes entières à la rhétorique. Ce n’est
qu’en 1944, au seuil de Guignol’s band I 24, que Céline – tentant déjà
d’estomper ses engagements passés – rappellera cette rupture d’héritage.
Cherche-t-il à passer pour un Vallès de droite quand il déclare ensuite
que son père « ne voulait pas qu[’il] fasse des études parce qu’il trouvait
que c’était la misère et il le voyait puisqu’il était dedans 25 » ?
Dès le début de sa carrière d’écrivain, Céline se peint en bosseur
acharné n’ayant pas le loisir de lire, en créateur incréé, affranchi de toute
« influenc[e] littérair[e] 26 », en homme s’étant élevé sans l’école, et sans
prétention à en créer une 27. Il n’est pas le seul à jouer du double sens que
revêt ce mot d’« école » : nombre d’anti-intellectualistes nient chercher à
réunir des disciples, ce qui rehausse leur soi-disant exceptionnalité. Cette
posture qu’il s’est construite, Céline la soignerait jusque dans l’intimité.
Lorsque Lucien Rebatet lui rend visite à Montmartre sous l’Occupation,
en octobre 1940, l’appartement propret ne recèle aucune « trace de vie

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Faire « peuple » 209

artistique ou intellectuelle, les bouquins [se trouvant] dissimulés comme


chez de vieux paysans qui lisent, mais croiraient se révéler dangereu-
sement en laissant connaître leurs lectures 28 ». On a dit que Céline ne
s’était jamais vraiment installé rue Girardon, et que l’essentiel de sa
bibliothèque l’attendait dans un garde-meubles… Quoi qu’il en soit,
l’anecdote suggère la part qu’ont pu prendre différents témoins dans
la construction d’un mythe que Céline consolide après la guerre, via
sa correspondance privée, d’abord, puis la série d’entretiens – réels ou
fictifs – des années 1950. Au moment où l’anti-intellectualisme français
prend une coloration poujadiste que Céline ne semble pas faire sienne 29,
l’écrivain fixe ainsi son image de besogneux ayant « passé le bachot
seul par les manuels 30 ». Il l’avait effectivement obtenu sur le tard, à la
faveur d’un décret permettant aux anciens combattants de plancher sur
un programme restreint. Pour corriger son appartenance au contingent
des bacheliers (alors infinitésimal, puisqu’il représente à peine plus d’un
pour cent de la classe d’âge concernée 31), Céline affirme que, entré en
apprentissage juste après le certificat, il a financé ses études supérieures
par de petits boulots : garçon-livreur chez un épicier, vendeur de rubans,
diamantaire, représentant de commerce, placier en briques, libraire. La
liste s’allonge au fil des années, Céline prétendant – dans une formule
concentrée – avoir « passé le bachot en traînant une voiture à bras »,
quand il ne se rêve pas « cow-boy en Amérique, trafiquant de boissons
à Londres, escroc » 32. Certaines opportunités dont il a bénéficié dissi-
mulées ou escamotées, Céline – qui est tout de même titulaire d’un
doctorat – peut se poser en homme libre, devenu médecin presque contre
son gré, sans passer par la voie royale : le lycée qui forme les élites
aux humanités. Une manière pour l’écrivain de tenir éloigné l’héritage
classique, que supplantent – explicitement ou non – d’autres références.
Vallès, Descaves, Sorel, Péguy, Le Père Peinard nourrissent ainsi la
satire de l’école républicaine et de son œuvre de formatage, à laquelle
Céline oppose l’im-pertinence de son style.
Dans les deux premiers romans, l’anti-intellectualisme célinien ne
se limite pas à l’évocation de souvenirs scolaires. De manière assez
attendue pour qui garde en mémoire certains axiomes vallésiens ou
bernanosiens 33, Voyage au bout de la nuit (1932) compare certes « la
vie » à « une classe dont l’ennui est le pion » ; un pion dont la surveil-
lance incessante « bouffe le cerveau ». Mais l’intrigue met également en
scène un drôle de professeur d’histoire-géographie, Princhard, voisin
du narrateur Ferdinand Bardamu dans le lycée converti en hôpital où

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210 La haine des clercs

sont consignés pendant la guerre les blessés soupçonnés de simulation


ou d’automutilation. Personnage assez important pour que Céline lui
confie un morceau de bravoure antimilitariste, Princhard accuse les
philosophes des Lumières d’avoir trompé le peuple en lui laissant
croire que l’éducation était destinée à l’émanciper, alors qu’elle a servi
à l’embrigader au service de la République ou de la patrie – autrement
dit, à le réduire en chair à canon. Un discours que Ferdinand tient pour
du « cabotin[age] », jugeant à distance que Princhard « avait le vice des
intellectuels, […] était futile. Il savait trop de choses ce garçon-là et ces
choses l’embrouillaient. Il avait besoin de tas de trucs pour s’exciter, se
décider » 34. Or, pense Ferdinand, déblatérer ne sert à rien. Et Céline ?
Le lecteur constate simplement que Princhard, sans doute passé par les
armes, disparaît de l’intrigue son discours à peine prononcé… L’épisode,
fondé sur l’écart entre le jugement du narrateur (habituellement tenu
pour un alter ego de l’auteur) et les propos de Princhard (un intellectuel
qui se fait le porte-parole d’un anarchisme que le Céline du début des
années 1930 revendique parfois), illustre l’ambiguïté idéologique de
Voyage au bout de la nuit. Ce n’est pas un roman à thèse : il serait donc
hasardeux de s’y reporter pour déterminer ce que Céline pensait alors
des intellectuels, d’autant que le romancier (qu’il ne faut certes pas
croire sur parole) a prétendu en interview s’amuser à faire « délirer »
ses personnages, contre toute « logique » 35.
Une même prudence s’impose à la lecture de Mort à crédit (1936),
qui déboulonne l’autorité incarnée par Auguste, le père du narrateur.
Fils d’un « professeur de Rhétorique » (comme le propre père de Céline,
également prénommé Auguste), le mal nommé fulmine contre son
rejeton, réfractaire à l’école. Drapé dans ce qu’il imagine une éloquence
« à l’antique » ponctuée de formules grecques et latines, il s’époumone
à expliquer « le sens des “humanités” », mais Ferdinand ne retient de la
leçon que son dogmatisme :

Lui, il savait tout. Je comprenais au fond qu’une chose, c’est que j’étais
[…] méprisé de partout, même par la morale des Romains, par Cicéron,
par tout l’Empire et les Anciens… Il savait tout ça mon papa… Il avait
plus un seul doute…

L’enfant brisera symboliquement cette emprise en lançant au visage


de son paternel la machine à écrire sur laquelle ce dernier s’exerçait !
Constamment renvoyé de l’école – qui le rend d’ailleurs malade (il en

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Faire « peuple » 211

aurait rapporté une méningite) –, Ferdinand a toujours préféré courir


les rues ou passer du temps avec sa grand-mère, presque analphabète,
mais pétrie de bon sens populaire. À l’adolescence, il a trouvé une place
chez un inventeur, Roger-Marin Courtial des Pereires, qui s’enorgueil-
lissait d’avoir résumé « l’œuvre complète d’Auguste Comte […] en
vingt-deux versets acrostiches 36 ». Tourné en dérision par Céline, qui en
fait un père de substitution pour son héros, Courtial se distingue malgré
tout des intellectuels grâce à sa pratique du culturisme et sa croyance
dans les vertus de l’expérience. S’il s’aventure à vulgariser ses décou-
vertes sous une forme pédagogique, c’est dans un but essentiellement
pratique. Mais Courtial s’épuise, et se suicide finalement d’une balle qui
lui fait sauter la cervelle. Les dernières pages de Mort à crédit, écrites
après le Voyage qu’elles se proposent pourtant d’introduire (l’intrigue
de ce dernier roman débutant là où s’arrête l’autre), ne laissent aucun
doute sur la faillite de la raison. Elle explosera avec la Première Guerre
mondiale, et ce qui s’ensuivra : dans Mea culpa (1936), Céline certifie
que le progrès n’existe pas plus à l’Est qu’ailleurs.
Pivot entre les deux premiers romans, auxquels il semble fournir une
« conclusion 37 », et les pamphlets qu’il annonce, ce court texte lève le
doute sur une possible convergence entre Céline et les communistes,
qui espéraient le rallier à leur cause. Tout en renvoyant dos à dos le
capitalisme et le communisme, Céline dénonce spécifiquement l’attrait
de cette dernière doctrine sur les intellectuels contemporains – dont
il raille les récits de retour d’URSS. De son séjour en Union sovié-
tique, lui ne retient que l’aliénation par la propagande, et la répression.
Mea culpa, qui s’achève sur le spectre du « nettoyage par l’Idée… »,
blâme l’action révolutionnaire dès qu’elle fait système. De ce point
de vue, les Français de 1793, « larbins textuels, larbins de gueule !
larbins de plume » enivrés par le renversement des hiérarchies et entêtés
jusqu’au terrorisme, ne valent pas mieux que les Soviets, qui ont fondé
un régime bureaucratique sur un mensonge – la célébration du travail
en usine. Céline commente : « Il faut être “Intellectuel” éperdu dans
les Beaux-Arts, ensaché depuis des siècles, embusqué, ouaté, dans les
plus beaux papiers du monde, petit raisin fragile et mûr, au levant des
treilles fonctionnaires, douillet fruit des contributions, délirant d’Irréalité,
pour engendrer, aucune erreur, ce phénoménal baratin 38 ! » Dans les
deux cas, l’auteur impute à l’intellectualisme la dégradation du projet
utopique en réalité autoritaire. Plus que le communiste ou le révolu-
tionnaire, c’est bien l’intellectuel la principale cible de Céline, auquel

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212 La haine des clercs

bénéficie l’effet de contraste qu’il a ménagé : il condamne les intellec-


tuels pour mieux se poser en écrivain non académique que les autorités
méjugent.
Bagatelles pour un massacre (1937), écrit en réaction au piètre
accueil que la critique a réservé à Mort à crédit, prouve que c’est bien
aux lettrés, et non aux prolétaires, que Céline adresse ses romans… Déjà
échaudé par le fait qu’on lui ait refusé le Goncourt officieusement promis
au Voyage, il réaffirme son horreur des intellectuels et de l’école, qui
assure à l’institution littéraire un contingent d’écrivains et de critiques
sur mesure. La haine de Céline pour le « Corps stupide enseignant 39 »
perce notamment à travers le portrait d’un agrégé de philosophie sadique
qui masturbe les chiens errants avant de les castrer ! L’anti-intellectua-
lisme décelé dans Mea culpa sert en quelque sorte de matrice à l’anti-
sémitisme célinien, puisqu’il s’inscrit désormais dans un réquisitoire
visant à faire du Juif l’origine de l’ensemble des problèmes sociaux.
Il s’étoffe avant-guerre, puis sous Vichy, avec L’École des cadavres
(1938) et Les Beaux Draps (1941). Dès 1937, Bagatelles pour un massacre
met en scène un Juif de caricature, inspiré du Dr Ludwig Rachjman,
qui a fait entrer Céline à l’Institut d’hygiène de la SDN au milieu
des années 1920. Céline, qui affuble généralement ses personnages
de noms signifiants, l’appelle Yubelblat. Transparaissent dans ce nom
la dénonciation de la bureaucratie paperassière, et plus généralement
des plumitifs (blatt – la feuille de papier en allemand – désignant par
extension le journal), mais aussi une charge antisémite rapprochant les
« youtres » des blattes 40, possible agent infectieux auquel son expérience
militaire, puis son passage à la Commission des épidémies ont sensi-
bilisé Céline.
Yubelblat porte des lunettes, pour rappeler que, dans la société
française minée par l’alcool et les loisirs, seuls les Juifs lisent, s’assurant
une suprématie sur la masse ignare 41. Le personnage est décrit comme
un manipulateur capable de gagner à sa cause les pseudo-intellectuels
dénués de sens pratique. Ce professeur initie si bien le narrateur aux
astuces rhétoriques que Ferdinand s’en trouve transformé :

[…] je rédigeais, super-malin, amphigourique comme un sous Proust,


quart Giraudoux, para-Claudel… je m’en allais circonlocutant, j’écrivais
en juif, en bel esprit de nos jours à la mode… dialecticulant… ellip-
tique, fragilement réticent, inerte, lycée, moulé, élégant comme toutes les
belles merdes, les académies Francongourt et les fistures des Annales…

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Faire « peuple » 213

Se trouvent ici en germe plusieurs lieux communs de l’anti-intellec-


tualisme célinien : le rejet de la « dialectique » (c’est-à-dire, pour Céline,
de la logique) au profit de l’émotion ; la défense de la clarté contre
les académismes, le brio, l’écriture mondaine ou « bourgeoise » (repré-
sentée pour l’occasion par Proust et Claudel, deux auteurs que Céline
associe à une forme d’aliénation religieuse) ; la critique des institu-
tions. L’Académie française, fondue avec l’académie Goncourt dont
l’ambition est pourtant bien distincte, est associée à l’école des Annales,
communauté scientifique groupée autour d’une revue qui n’occupe pas,
à l’heure où écrit Céline, la position hégémonique qui sera la sienne à
partir des années 1960.
La société française que conspue Céline vivrait d’imposture : les Juifs
y pervertiraient les goûts, car ils auraient la haute main sur le monde
culturel, alors que leur « système nerveux 42 » les rendrait incapables
d’émotion, d’instinct. Dénier l’instinct au Juif, en qui la plupart des
antisémites voient alors un être absolument instinctif, tient d’autant
plus du paradoxe qu’une littérature pseudo-savante a contribué à ancrer
dans les consciences le double portrait de l’Aryen rationnel et du Sémite
sensitif 43. L’extraordinaire labilité des caractéristiques psychologiques
et morales attribuées aux Juifs témoigne des expédients mis en œuvre
pour conformer le discours aux préjugés existants. Céline n’ignore pas
que ces représentations ont transité par le discours philologique, en vertu
de l’analogie qui identifie le génie du peuple juif aux caractéristiques
supposées de sa langue. Lui-même ancre sa conception du style sur des
considérations qui relèvent de principes raciaux. Juste après la publi-
cation du Voyage, Céline impute aux prétendues origines flamande et
bretonne de ses parents son « incapa[cité à] construire une histoire avec
l’esprit logique des Français… 44 » ; une manière, pour lui, de rappeler
une fois de plus que, n’ayant pas fréquenté le lycée, il n’a pas de bagage
classique (le classicisme étant depuis le xixe siècle associé à un génie
français qu’on voudrait rationnel). Céline met au contraire en avant son
anglomanie, et se réfère à Shakespeare plutôt qu’à Racine. Plus tard, il
ne se présentera plus comme un étranger, mais comme un styliste recher-
chant « la petite musique française 45 ». Ce glissement n’est possible
que parce qu’il distingue la langue populaire de la langue académique.
Or Céline se prétend sorti à la fois du peuple et des tranchées, et à ce
titre doublement étranger au « “français” de lycée, le “français” décanté,
français filtré, dépouillé, français figé, français frotté (modernisé natura-
liste), le français de muffle [sic], le français montaigne, racine, français

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214 La haine des clercs

juif à bachots, français d’Anatole l’enjuivé, le français goncourt, le


français dégueulasse d’élégance, moulé, oriental, onctueux, glissant
comme la merde », dont il fait « l’épitaphe même de la race » 46, et
auquel il opposera ses propres modèles : le métro, le jazz, le langage
« “télégraphique” 47 », la danse 48, le cinéma garants d’une écriture
directe et vivante, à bonne distance de la culture lettrée. Si l’on en croit
Céline, cette écriture échapperait aussi bien à Montaigne – en qui il
apprécie pourtant le moraliste 49 – qu’au mesuré Racine et à l’ironiste
Anatole France, académicien et dreyfusard de premier plan.
Chez Céline, l’appareil de laminage ne fonctionne que si l’on adhère
à une logique subjective qui se soutient sans preuve, quoiqu’elle feigne
parfois d’en avancer. La création de l’« enjuivé 50 », complice de l’ennemi,
supporte la causalité diabolique. Les pamphlets antisémites développent
conjointement une politique et une esthétique de la « pureté » ; mais,
contrairement aux soutiens de l’Action française, qui assoient leur défense
du national sur le culte d’une poignée d’auteurs canoniques, Céline
décrie les classiques dans la forme comme dans le fond. Sous l’Occu-
pation, avant même que la « querelle des mauvais maîtres » n’éclabousse
Racine, il l’accuse d’avoir entretenu le lyrisme amoureux débilitant
qui assomme au xxe siècle le peuple amateur de fictions hollywoo-
diennes 51. Racine et Montaigne, qu’on croyait intouchables, rejoignent
Zola, Maupassant, Stendhal, Gide et Martin du Gard. Sont suspectés
jusqu’à Léon Daudet et Maurras ! Ultime pied de nez : le classicisme est
présenté comme un phénomène exogène. Dans L’École des cadavres,
Céline ne s’en prend pas seulement aux Juifs, qui tiennent selon lui
« les Grandes Écoles, les Grands Corps de l’État, Académies, Polytech-
niques, Internats, […] Radios, Théâtres », mais encore aux antisémites de
l’Action française – n’est-ce pas d’abord à elle que le titre fait allusion ?
À la suite de Bernanos, Céline regrette que le tropisme latin de Maurras
l’empêche d’envisager l’unique solution politique : une alliance entre
la France et l’Allemagne. Aux sources des choix maurrassiens, Céline
décèle la tradition sclérosante des « Humanités », le pli de l’éloquence,
qui condamnent à méconnaître les enjeux contemporains : « lycéen » qui
« fait de la “retenue” volontaire depuis quarante ans », Maurras se paie
de mots. Parce qu’il est trop littéraire, parce qu’il joue du détour, l’anti-
sémitisme maurrassien confirmerait la soumission des intellectuels aux
Juifs. Dans son délire, Céline assimile le « latinisme » à la « Grèce »,
qui est « déjà de l’Orient », mot qui, par association d’idées, évoque la
franc-maçonnerie, qu’il lie au Juif (fréquemment rapproché chez lui du

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Faire « peuple » 215

« nègre »). Or, pour le pamphlétaire, le Juif « gagne toujours dès qu’on


lui entr’ouvre la porte de fins dosages, des justifications dialectiques…
C’est son métier la dialectique ». Bien maniée, elle garantit l’acceptation
des plus improbables mensonges : la démocratie, le Progrès scientifique,
le marxisme. Des impostures si bien enracinées que, d’après Céline, les
savants racistes Georges Montandon et Emmanuel Leclainche ne suffiront
pas à les extirper. Écrasés par la « Science Officielle », que l’auteur dit
« judéo-maçonne », leurs avis se perdraient dans une Université entiè-
rement sémitisée. La Sorbonne de Jean Zay, ministre de l’Éducation
nationale et des Beaux-Arts dans le gouvernement d’un intellectuel
dreyfusard devenu le chef du Front populaire, ferait des petits : à l’École
pratique des hautes études, « Maus, Marx […], Dumezil, Elisser, Grabar,
Silvain Lévi, Stoupack (alter ego de Mme Brunschwig), Masson, Oursel,
Weill, Puech 52 » [sic] dispenseraient une fausse science à des étudiants
choisis. Or l’essentiel est ailleurs : dans le « goût, […] l’enthousiasme,
[…] la passion, […] seules choses utiles dans la vie » ; dans le sport et
la création, qui ravivent le rythme effacé par les musiques apprises du
« Sçavoir [sic] » 53.
Loin du « verbiage socialistico-humanitaro-scientifique », seule une
langue incarnée, mâle, peut reproduire les « rêves » nés « de la viande ».
Cette langue expressive – la sienne –, Céline l’oppose à celle de l’intel-
lectuel, qu’il décrit comme un inverti soumis à la bourgeoisie juive. La
France, dans une position de faiblesse radicale, s’exposerait à un copieux
« enculage », terme qui permet de stigmatiser les scrupules des raison-
neurs les plus oiseux et des écrivains jugés lents ou retors (« enculage
de fourmi », de « mouche ») tout en filant l’imaginaire de la soumission.
L’inconsistance des contemporains, incapables de créer, est doublement
rapprochée de la frigidité féminine et des « grossesses nerveuses » 54. Ce
n’est pas nouveau : Montaigne, en qui Céline voit un « Pré-Proust 55 »,
aurait ouvert la voie à la Renaissance des chérubins et des mignons ; un
saut, et le positivisme menait tambour battant au règne des « pluriprous-
tiens » modernistes. Sous cet élan, la culture est tombée aux mains de
« petits châtrés émotifs », d’« eunuques » 56 (désignation jadis appliquée
aux intellectuels par les antidreyfusards 57).

Si la critique avait mieux accueilli Le Paysan de Paris et octroyé le


prix Goncourt à Voyage au bout de la nuit, leurs auteurs auraient-ils
misé sur l’anti-intellectualisme ? Une chose est sûre : se dire antiacadé-
mique, quand on est écrivain, fait oublier qu’on s’adresse avant tout à des

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216 La haine des clercs

lettrés. En flattant l’anti-intellectualisme des simples lecteurs (heureux


de ne pas être pris pour des crânes d’œuf) comme celui des profes-
sionnels du livre (qui s’enorgueillissent souvent de tenir l’Université à
distance), Céline, les surréalistes, les prolétariens et les communistes
espèrent bien l’emporter sur un marché où ils se concurrencent de près.
Pour la gloire, ils seraient prêts à s’exposer à certains des griefs qu’eux-
mêmes formulaient contre les intellectuels !

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Chapitre dix

Coups de force

En mai 1941, lorsqu’on inaugure à Paris l’Institut d’étude des questions


juives (IEQJ), on place à sa tête René Gérard, un ancien de l’Action
française qui officie dans la presse collaborationniste. S’autorisant de
son expérience de loueur de meubles et accessoires à destination du
cinéma, Gérard reprend à la tribune un préjugé qu’avaient notamment
véhiculé les pamphlets antisémites de Céline : il accuse plusieurs produc-
teurs juifs d’avoir sali le septième art français. Voilà le type d’« infor-
mation 1 » que relaie l’IEQJ, créé avec le soutien de l’Allemagne nazie
afin de favoriser la propagande antisémite en lui donnant l’apparence
de la science. Dans la salle, Lucien Rebatet, critique et écrivain haut
placé au « cercle d’études et de documentation contre l’emprise judéo-
bolchévique », auquel se substitue la nouvelle structure. Évoquant à
distance son inauguration, il s’indigne que l’IEQJ, qui avait l’ambition
de concurrencer la « Sorbonne sémitisée », ait pu être dirigé par un
« indigène de Ménilmontant presque analphabète » 2, un « rustaud […]
d’une inculture vraiment irréprochable 3 ». Rebatet force-t-il rétrospec-
tivement l’opposition entre les intellectuels – au nombre desquels il
s’inclut – et la masse ? Le malaise dont il rend compte signale en tout
cas une tension qui caractérise nombre d’auteurs collaborationnistes.
Souligner cette tension permet de repousser l’argument d’une essence
populaire des fascismes 4, tout en réfléchissant à la manière dont la
politique culturelle national-socialiste, qui espérait tisser des liens
plus organiques entre les lettrés et le peuple, a pu se conjuguer aux
traditions anti-intellectualistes préexistant en France.

Une crise nazie de la pensée française ?

Pas plus que les autres manifestations d’anti-intellectualisme, la


variante nazie ne suppose l’anéantissement des écrivains, des artistes

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218 La haine des clercs

et des savants – les nazis ont d’ailleurs leurs intellectuels 5 : elle fonde


sa propre définition de la culture sur la condamnation d’un type de
pensée (celle, abstraite et universaliste, des Lumières et de la tradition
judéo-chrétienne) et de ses représentants. On aurait donc tort d’iden-
tifier l’anti-intellectualisme nazi à cette réplique théâtrale, trompeu-
sement prêtée à un docteur en littérature devenu ministre de l’Éducation
du peuple et de la Propagande du Reich, Joseph Goebbels : « Quand
j’entends le mot culture, je sors mon revolver 6. » Johann Chapoutot
a montré qu’en réalité, quand ils entendent le mot « culture », les nazis
dégainent plutôt, avec bon nombre de références médicales ou pseudo-
médicales, un Platon ou un Kant taillés sur mesure. L’anti-intellectua-
lisme, cet outil de partage symbolique, favorise chez eux une sélection
qui dépasse l’habituel divorce entre le scientifique et l’homme de lettres.
Elle prolonge le conflit, exploité de part et d’autre pendant la Grande
Guerre, entre la Kultur et la Zivilisation – la première seule échappant
à l’inanité, parce qu’elle « est plongée dans les profondeurs de la
Innerlichkeit, de l’intériorité, mais aussi de l’antériorité de la race 7 ».
Car les nazis considèrent que l’Allemagne n’a cessé d’être agressée par
ses voisins au nom de valeurs prétendument universelles, qui servaient
en réalité les intérêts économiques ou militaires de la France ou de
l’Angleterre ; le traité de Versailles en serait l’expression. C’est l’une
des raisons pour lesquelles ils souhaitent instaurer dans l’intérêt de
la communauté raciale, en lieu et place d’un droit qu’ils disent hérité
des Romains, de l’Église et de la Révolution française, un droit fondé sur
la nature, en conformité avec la coutume, « le bon sens » ou « l’instinct » 8.
Ce droit immémorial, dont les législateurs nazis se contenteraient de
rendre compte, s’oppose à la loi, supposément inventée par les juifs. Ces
derniers sont, de fait, présentés comme un peuple qui, faute de pouvoir
s’ancrer sur une terre et s’en tenir aux lois de la nature, se référerait
constamment à une Loi désincarnée 9. Il en tirerait une propension parti-
culière à l’intellectualisme. Ces élucubrations visant à donner cohérence
et légitimité à la doctrine nazie rencontrent une « conception sympto-
matologique des œuvres de culture 10 » qui favorise l’identification de
la figure de l’intellectuel parasite au Juif. Dans la bouche de Goebbels, la
dénonciation de l’« intellectualisme juif 11 » frise d’ailleurs le pléonasme.
Mais que lui importe, puisque la redondance favorise la propagande ?
Dès le début de l’année 1933, une partie de la classe pensante – non
réduite aux Juifs – fuit l’Allemagne, pressentant que la répression
qui a touché les intellectuels communistes sous la République de

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Coups de force 219

Weimar risque de croître avec l’accession de Hitler au pouvoir. Dans


Mein Kampf, ce dernier n’oppose-t-il pas son propre engagement à
l’inertie des « chevaliers de l’encrier » qui jamais ne seront « chef[s] », et
le parcours des « gens véritablement capables » à celui des « perpétuels
écoliers » 12 qui l’ont méprisé à ses débuts ? Pour lui, c’est dans l’action
que les idées trouvent leur valeur. En mai, des étudiants encouragés par
le Führer à « purifier » la culture nationale brûlent un monceau de livres
devant les universités, à la suite d’un rituel où les titres incriminés sont
mis symboliquement en procès 13, tandis qu’on arrête des journalistes,
des professeurs, des écrivains et des artistes jugés peu assimilables.
Nombre d’universitaires sont révoqués ; plus d’un tiers émigrent dès
1933 14. L’intellectuel aryen est toléré au prix d’une métamorphose en
« solda[t] politiqu[e] 15 » au service de la race et du Reich, tandis que
le régime isole et purge par ailleurs les classes pensantes. Les élites
polonaises, ciblées en 1939-1940 par l’opération Tannenberg (parfois
nommée Intelligenzaktion), puis l’Außerordentliche Befriedungsaktion
menée avec l’aide du NKVD soviétique, sont décimées 16. Vues sous cet
angle, la déportation et l’extermination des opposants politiques et de
l’intelligentsia juive semblent en partie motivées par le désir de laisser
le champ libre à l’idéologie et la culture nazies.
Dans la France de Vichy, les mesures d’exception qui touchent
l’Université concernent surtout les Juifs 17. Même si le régime souhaite
retremper le système éducatif 18 et rationaliser la société avec l’aide
d’experts au service de l’État (on privilégie alors les compétences
pratiques des technocrates au détriment de l’éloquence parlementaire),
l’anti-intellectualisme se dilue en quelque sorte dans l’antisémitisme. 

De leur propre chef

Certes, depuis Proudhon, l’antisémitisme nourrit l’anti-intellectua-


lisme, mais il ne suffit pas à l’expliquer. Ainsi les deux réactions ne
se superposent-elles pas chez Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945),
écrivain que son engagement fasciste propulse aux commandes de la
NRF durant les années noires. Aux lectures purement idéologiques du
parcours de Drieu, la plupart des observateurs ont substitué des considé-
rations psychobiographiques, sociologiques, esthétiques, apparemment
seules capables de caractériser la spécificité de ses positions anti-intel-
lectualistes. Quoiqu’il ait admiré en Maurras l’homme d’action, Drieu

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220 La haine des clercs

ne vient pas, comme Brasillach, au fascisme via l’Action française. Son


rationalisme lui répugne, d’ailleurs ; mais n’associons pas trop vite cette
répugnance au nazisme. C’est bien plutôt à travers l’avant-garde dadaïste
que Drieu se convertit à l’irrationalisme, dans ces années où la guerre
défie toute logique ; durant son compagnonnage avec les surréalistes, il
participe au procès des intellectuels Maurice Barrès et Anatole France 19,
et s’imprègne de cet ésotérisme qu’il retrouvera à la fin de sa vie. Rentré
des combats, Drieu rêve d’une société qui échapperait à la décadence ;
son attirance pour le modèle aristocratique de l’héroïsme se heurte à la
dégradation que lui a fait subir la Grande Guerre, intimement vécue.
Pris dans ses paradoxes, impuissant à réconcilier le corps et l’esprit,
l’esthétique et l’idéologie, Drieu se donne la mort le 16 mars 1945.
L’exécution de Brasillach, après un procès 20 sommaire, avait renforcé
sa conviction ; Drieu qui, sans se constituer coupable, estimait avoir agi
« en pleine conscience […], selon l’idée [qu’il se faisait] des devoirs de
l’intellectuel » – « supérieurs à ceux des autres » 21 –, anticipe donc sa mort.
La même année, quelques jours après une première tentative de
suicide, Drieu expliquait dans Récit secret que l’envie de se supprimer
lui était apparue à vingt ans, en 1913, quand il avait manqué l’examen
final de l’École des sciences politiques. Cet épisode, l’écrivain en fait
la scène capitale d’une vie où ses échecs, et plus largement ceux de
son époque, sont imputés à l’élitisme scolaire. Drieu y construit le
sentiment de sa propre marginalité, en convertissant son déclassement
en anticonformisme. Recalé non par défaut de connaissances ou d’élo-
quence, mais pour n’avoir pas satisfait aux attentes méthodologiques, ce
fils de bourgeois ruinés tranche au milieu de candidats plus aisés. Mais
il refuse de se présenter à la session de rattrapage, comme si l’insuccès
lui donnait une visibilité accrue :

À mesure que mon esprit se développait, il prenait le tour d’une fantaisie


de plus en plus dérobée et de plus en plus dévoyée des usages, le tour
d’une paresse rêveuse, instable, changeant souvent de prétexte, le tour
d’une curiosité dévorante et dévorée. […] je fus refusé à cet examen
pour des raisons voulues des autorités, et non pas à cause de mon
insuffisance 22.

Loin de dicter un retour à la norme, cette scène conditionne chez


Drieu l’affirmation d’un anti-intellectualisme qui s’exprime aussi bien
dans les écrits théoriques que dans la fiction.

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Coups de force 221

Le Récit secret où l’écrivain justifie rétrospectivement son anti-


intellectualisme est placé sous trois épigraphes, dont une citation issue
de la Note conjointe sur M. Descartes (1914), où Péguy contestait la
mise à l’Index de Bergson. La philosophie de Bergson, dont Drieu
a suivi les cours en Sorbonne, imprègne jusqu’à ses formulations.
Lecteur de Nietzsche et de Barrès, que lui et ses amis surréalistes ont
ensuite dévalué, Drieu compulse à la fois, durant ses études à l’École
des sciences politiques, les antiphilosophes et les syndicalistes révolu-
tionnaires ; tenté, comme d’autres, par les propositions soréliennes,
il oscille entre le communisme et le fascisme. La Première Guerre
mondiale confirme la nécessité d’un sursaut vital. Drieu, plusieurs
fois blessé, l’exprime en 1922 dans Mesure de la France, essai édité et
préfacé par Daniel Halévy, autrefois proche de Péguy 23 : si la France,
« dont un excès de civilisation cause le fatal rétrécissement psycholo-
gique, le tarissement de la bonne volonté créatrice », veut retrouver la
place qui était la sienne, elle doit s’engager dans une révolution morale,
avec l’aide d’une nouvelle élite qui ne sera constituée ni de militaires
ni de politiciens, mais éventuellement d’une « Église » d’« intellectuels
peut-être groupés en secte » à l’antique. Ensemble, ils instaureront un
nouveau « principe d’autorité » 24. Avant de désigner en André Malraux
l’archétype de l’intellectuel providentiel 25, Drieu l’entrevoit chez un ami
décédé, l’écrivain Raymond Lefebvre, qu’il a fréquenté à l’École des
sciences politiques. Malgré ses diplômes, cet original féru de littérature
contemporaine affectait de « n’av[oir] jamais lu un philosophe ». « Tout
en lui était action » 26, écrit Drieu, pour qui Lefebvre aurait pu incarner
le renouveau, s’il n’était mort dans des circonstances non élucidées.
Antiparlementariste, il s’était rapproché des syndicalistes de La Vie
ouvrière après avoir été séduit par l’Action française, était devenu l’un
des animateurs du journal Clarté et s’était rendu en 1920 dans la Russie
bolchevique, d’où il n’est jamais revenu.
Drieu avait partagé l’expérience du feu avec ce compagnon pacifiste.
Comme lui, il imputait le carnage à la démocratie industrielle. Il la décrit
dans La Comédie de Charleroi (1934), un ensemble de textes d’ins-
piration autobiographique qui mettent en intrigue certains jugements
de Mesure de la France. Sous l’uniforme, le narrateur anonyme – qui
passe pour l’alter ego de Drieu – constate non seulement combien la
proximité de la mort donne de prix à la vie, mais comment les nouvelles
modalités guerrières révèlent les aspects les plus avilissants de l’intelli-
gence. Rattaché au 5e régiment d’infanterie, il va écouter Bergson dès

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222 La haine des clercs

qu’il peut s’échapper de sa garnison, où « l’exercice imbécile dans la


cour et la théorie » offrent une bien médiocre préparation à la mêlée.
Le personnage revient sur la fascination romantique qu’ont pu lui inspirer
les héros guerriers. Enfant, ce « pauvre intellectuel confiné dans les
bibliothèques », grand marcheur, s’est en effet rêvé soldat d’une guerre
qu’il imaginait comme de grandes vacances aventureuses. Il a souhaité
gagner au feu une « autorité » supérieure, mais s’est heurté à celle d’un
capitaine qui cachait sa bêtise sous son respect des ordres. Déçu par
la hiérarchie militaire comme par la hiérarchie scolaire, le narrateur
se tourne vers le peuple. Mais les soldats du rang – « des paysans
abrutis, des ouvriers tous sournoisement embourgeoisés » – ne valent
pas mieux que les officiers. Là encore, force est de constater que,
lorsqu’il cherche à se fondre dans la masse, à « travailler davantage de
[s]es mains », il est victime d’un mensonge « romanti[que] », et que
son « socialisme est un tantinet aristocratique ». Comment pourrait-il
jouer un rôle dans cette guerre qui détonne, « guerre pour bureaucrates,
ingénieurs » et journalistes, « cette guerre de science et non d’art » 27 ?
Une guerre qui se présente comme celle de l’intelligence, mais qui
couche ses hommes dans la boue…
Après le 6 février 1934, mais surtout la rédaction de l’essai Socia-
lisme fasciste (1935), Drieu cherche un chef qui ait la « force rude de
Robespierre » et puisse redonner une direction à la France, voire à
l’Europe entière. Il le trouve en Jacques Doriot (1898-1945), espoir
d’une alternative entre le communisme et le fascisme. Ouvrier ajusteur
détenteur d’un simple certificat d’études, Doriot se syndicalise, devient
député communiste en 1924, puis maire en 1931 ; exclu quatre ans plus
tard des rangs communistes, ce robuste orateur fonde en juin 1936 le
Parti populaire français. Il souhaite réunir dans la solidarité virile les
individus de gauche et de droite, en couplant l’anticapitalisme à l’anti-
marxisme (sans renoncer à l’appui financier d’industriels et de banquiers
attachés à barrer la route au Front populaire). Un « programme nu et
simple » qui parle aux déçus. Drieu la Rochelle adhère au PPF dès sa
création. Ses contributions à L’Émancipation nationale – l’organe du
parti – fixent les contours du discours officiel, lequel prétend donner de
la « chaleur humaine » aux individus « perdus dans l’atroce abstraction
de la vie moderne ». S’il admet que la récente levée en masse du peuple
l’a enthousiasmé, Drieu n’a pas de sympathie pour le gouvernement
du Front populaire. Ce dernier compte selon lui trop de fonctionnaires,
d’intellectuels asservis à Moscou. Au lieu de courir en Espagne, où la

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Coups de force 223

guerre civile bat son plein, de visiter la Chine, ils feraient mieux, estime
Drieu, de se concentrer sur les « besoins humains » du travailleur français.
Redonner au « métier » toute sa place, comme le prône le PPF, devrait
favoriser l’avènement d’une « république syndicaliste, coopérative,
corporatiste » où les « chefs d’entreprise seront enfin appelés à prendre
leur responsabilité morale à l’égard de leurs hommes. Ils y parviendront
parce qu’avec ces hommes, ils auront discuté et eux-mêmes façonné
les lois en forme de contrat qu’ils auront à appliquer ». Quand les
métiers exerceront « leurs lois », comme le suggère Doriot, les inégalités
sociales se tasseront. L’expertise d’un simple garagiste vaudra autant
que celle du ministre de l’Économie s’il peut faire « profiter toute la
France de sa compétence particulière » en « parlant dans une réunion
locale de l’industrie automobile », alors qu’en tant que citoyen, réduit
au seul pouvoir du vote, il voit sa compétence ignorée, et son pouvoir
d’influence réduit à néant.
Les intellectuels, s’ils acceptent de mettre leurs compétences au service
de la communauté qu’espère rassembler le PPF, sont les bienvenus ; encore
faut-il que, cessant de tergiverser, ils adoptent une langue franche. Aux
romans sur la guerre d’Espagne, Drieu préfère ainsi le récit que d’anciens
ouvriers des Brigades internationales ont fait au Théâtre de Saint-Denis :
« […] les faits simples, nus, enchaînés dans la logique qui préside aux
actions humaines », un vrai morceau de « littérature populaire ». Il cite
également l’exemple de son ami écrivain Jean Fontenoy, passé du PCF
au PPF, après avoir voyagé en Chine et en Russie : ce boursier, auquel
l’École normale supérieure avait « appris à se ficher de tout, à renier sa
simple et bonne souche de paysan français et à faire le flambart qui a lu
tous les livres », rentre en France remonté contre les socialistes norma-
liens persuadés, comme Édouard Herriot, que « toute [l]a vie on peut
jouer entre le oui et le non ».
Doriot, que Drieu peint en orateur titanesque, parle au contraire cru
et dru. Au premier congrès du PPF, le « fils [de] forgeron », l’« ancien
métallurgiste », remonte ses manches. Lui qui a tâté du feu et de l’aventure
(il aurait participé à l’insurrection de Béla Kun en Hongrie et à l’expé-
dition de Fiume) se dresse « dans la houle de ses épaules et de ses reins,
dans le hérissement de sa toison, dans la vaste sueur de son front ». Son
« discours puissant » « étreint dans ses articulations musclées tour à tour
chacun des problèmes qui nous pèsent sur le cœur ». Ce bon vivant
en impose, quoiqu’il ne puisse se passer de verres correctifs – ce que
Drieu tient pour une défaillance, comme le font ailleurs les fascistes.

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224 La haine des clercs

Par anti-intellectualisme, ou pour éviter d’être assimilé au Juif, dont la


supposée myopie est figurée dans de nombreuses caricatures, Hitler ne
proscrivait-il pas la publication de toute image de lui portant ses lunettes ?
En habile propagandiste, Drieu transforme le port de lunettes en preuve
non de vulnérabilité, mais d’une acuité singulière – ainsi que l’avait
fait, avant lui, Bernanos dans son portrait de Drumont. Convaincu de
sa propre diminution d’intellectuel, Drieu aperçoit en Doriot le héros
capable de relever la nation épuisée : un prophète. Quiconque l’observe
se rend compte, à la faveur du jeu de regards, que « quand il […] retire »
ses lunettes, « il sait regarder. […] Il a de la santé, ça se voit quand il
pense à haute voix pendant trois heures de suite et qu’à la fin, c’est mieux
qu’au commencement. Quand on le voit, on se dit qu’il y a encore des
Français costauds et qui peuvent dominer la situation » 28. Le lexique
de la vision n’envahit pas seulement ces pages. La brochure hagiogra-
phique où Drieu décrit la métamorphose de ce militant des jeunesses
communistes en leader nationaliste ouvrier, aussi bien que les articles
qu’il rédige en soutien au nouveau PPF, peignent ainsi Doriot en « obser-
vateur » attentif dont l’action répond au désir de regarder la société en
face, quand tout fait écran. Comme Drieu aimerait être ce tribun qui
séduit les foules ! Parler plutôt qu’écrire !
Mais il n’en a pas l’étoffe. Il affirme avec Gilles, un roman d’essence
autobiographique, que « l’intellectuel dans la politique » est « le type
d’homme qu’apprécient les Français, parce qu’il les rassure ; [mais] un
intellectuel ne sera jamais un chef, ce sera tout au plus un président,
un monsieur qui aura pour vous autant d’indulgence que vous en aurez
pour lui » 29. Malgré la proximité phonique entre le patronyme de Doriot
et celui de Drieu, le chef a quelque chose de plus : il voit ce que d’autres
ne voient pas, est capable de démêler les rêves confus du peuple. Là
réside son charisme, qui s’oppose aux formes rationnelles d’autorité
(l’autorité légale ou bureaucratique, selon le lexique imposé par Max
Weber). Cette autorité obéit à un principe mystique : le chef incarne un
idéal. Aussi l’orateur qui s’allie la foule prend-il parfois les traits du
poète ou du sculpteur qui sublime le réel ; jamais du logicien 30.
En 1934, Drieu écrit dans Socialisme fasciste :

Un chef est une récompense pour des hommes d’audace et de volonté.


[…] Il faudrait, pour susciter ces hommes, d’abord rompre définiti-
vement avec tous les vieux partis où règne une hiérarchie fondée sur un
principe intellectuel tout à fait périmé, sur la révérence académique 31.

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Coups de force 225

Le romancier transposera ces jugements dans Gilles, paru en 1939


tronqué par la censure – certains intellectuels attaqués, notamment
d’anciens compagnons surréalistes ayant été jugés trop reconnaissables.
Drieu y exprime tout le dégoût que lui inspirent les élites démocrates
qui, non contentes d’avoir réduit la jeunesse en chair à canon, n’ont pas
été capables de relever les défis d’après-guerre. La Comédie de Charleroi
(1934) l’affirmait déjà ; mais le format de la nouvelle ne suffisait pas.
Cette somme qu’est Gilles donne à voir la fin d’un monde ; le héros, un
ancien combattant englué dans les mondanités politiques et littéraires,
se cherche. Ses sociabilités l’épuisent : il gâche son énergie dans les
réunions, le lit des femmes, jusqu’au moment où il décide de s’engager
aux côtés des « nationaux » espagnols.
Après le 6 février 1934, Gilles entre en fascisme comme on entre
en religion, à la faveur d’une révélation progressive. Elle est favorisée
par son mariage avec Myriam Falkenberg, une biologiste d’origine juive,
convertie au christianisme. Le héros, qui se trouve sans le sou, décide
de l’épouser, bien qu’il ne l’aime pas, car elle a hérité d’une coquette
fortune. Passé le premier attrait, il juge que la jeune femme a « une
trop grosse tête ». Ce jugement ne reprend pas seulement un préjugé
diffusé au xixe siècle par ceux qui, comme le romancier et polémiste
Barbey d’Aurevilly, considéraient que chez les « viragos d’intelli-
gence [sic] […] l’hypertrophie cérébrale déforme le sexe et produit la
monstruosité 32 ». Ici, la misogynie se double d’antisémitisme dans sa
rencontre avec l’anti-intellectualisme. Auteur, narrateur et personnages
chargent Myriam. Féministe, elle est déféminisée ; catholique, elle est
renvoyée à ses origines juives 33 ; biologiste, elle ignore – si l’on en croit
le narrateur – ce qu’est la vie. Autant de prétextes voués à légitimer
l’impuissance de Gilles à posséder cette femme cultivée et indépen-
dante. Après l’avoir prise brutalement, dans une scène qui s’apparente
à un viol, il développe une aversion physique pour son épouse. Bien
qu’il soit jusqu’alors arrivé, par calcul, à dissocier sa conscience de son
corps, ce dernier le rappelle à l’ordre. Gilles ne se l’avoue pas encore,
mais son aversion est motivée par les origines de sa femme. La « race »
signale au héros une incompatibilité qu’il avait cru pouvoir accepter,
lorsqu’elle se résumait à un horizon théorique. Pour l’antisémite Drieu,
qui fait dire au père spirituel de son alter ego romanesque que « le juif,
c’est horrible comme un polytechnicien ou un normalien 34 », l’intellec-
tuelle juive se prête doublement à l’exécration. Myriam sera symbo-
liquement répudiée par le héros, qui continuera à vivre à ses crochets,

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226 La haine des clercs

tout en repartant au front. Il tentera d’y réconcilier son esprit et son


corps, et d’acquérir la complétude qui seule lui permettrait de lutter
contre la décadence.
Gilles, par le passé déjà blessé, choisit en toute conscience de risquer
sa peau plutôt que de partager le quotidien d’une Juive. Désespérée, cette
dernière se rend à lui. Ironiquement, c’est dans la passion amoureuse,
qui la porte à une forme d’excès, que Myriam, supposément virilisée
par son activité scientifique, retrouve pour Gilles ce qui est censé être
sa nature de femme : le sentiment. Elle, qu’il jugeait intellectuellement
trop libre, mais pas assez émancipée au lit, s’épanche enfin. De manière
insidieuse, la relation entre Gilles et sa femme est symboliquement
transposée par Drieu à une plus vaste échelle : c’est parce que l’écrivain
perçoit le Juif comme un corps étranger, un germe qui menace la vie
de la nation, qu’il souhaite son élimination. Myriam, en qui la critique
a vu un possible reflet de Simone Weil, représente d’abord Nicole (dite
Colette) Jéramec, la sœur d’un ami d’adolescence, que Drieu épouse alors
qu’elle est laborantine, et avec laquelle il noue une relation complexe 35.
Liés jusqu’à la mort, malgré la dissolution de leur mariage, ils se proté-
geront mutuellement, bien que Drieu feigne de tenir à distance celle
qu’il décrit comme « une sorte de brave polytechnicien, gaffeur et sans
humour 36 ».
Colette a pour camarade un nommé Louis Aragon ; elle lui présente
Drieu. Devenus intimes, les deux jeunes gens partent à la conquête des
bordels et de l’avant-garde. Pendant la Grande Guerre, ils contribuent
ainsi à une revue de coloration futuriste, SIC, pionnière dans la diffusion
française du dadaïsme. En dépit de leurs prétentions révolutionnaires,
les avant-gardes (quelles que soient leurs orientations) ne satisfont pas
Drieu, qui s’en éloigne dès 1925. Après Trois lettres aux surréalistes,
Drieu et Aragon, si étroitement liés qu’on a pu suggérer qu’ils avaient
entretenu une relation homosexuelle, s’éloignent ; l’écart se creuse sous
l’Occupation, lorsque Drieu, devenu collaborateur, se voit confier la NRF.
La fascination-répulsion qu’il développe à l’égard d’Aragon renseigne
sur la manière dont se mêlent différends personnels, rivalités socio­
professionnelles et choix politiques. Les querelles d’amoureux (Aragon
devient, après Drieu, l’amant d’Elizabeth de Lanux) se superposent en
effet aux divergences idéologiques et aux rivalités littéraires, Aragon
incarnant, sinon l’écrivain que Drieu rêve d’être, du moins la reconnais-
sance à laquelle il aspire. Du fou d’Elsa, Drieu dira que c’est un cabotin,
un renégat sentimental et politique, « la seule méchante femelle [qu’il

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Coups de force 227

ait] rencontrée 37 » – non sans nuancer finalement ce dernier jugement.


La formule concentre à la fois la violence d’un discours polémique
fortement sexualisé – alors même qu’il dénonce la démoralisation
d’une société contemporaine sursexualisée –, l’exaltation fasciste de la
virilité en réaction à l’expérience traumatisante de la guerre, et l’inté-
riorisation d’un partage fantasmatique où Aragon est meilleur écrivain
qu’amant, contrairement à Drieu. Lui qui se peint en homme couvert
de femmes (tout en regrettant la déperdition d’énergie que ses succès
entraînent) imagine en effet couramment ses ennemis impuissants ou
homosexuels, comme le faisaient les proudhoniens et les maurrassiens
en lutte contre l’effémination.
Lorsqu’en juin 1940 la défaite française semble assurée, on cherche
les coupables. D’instinct, certains se tournent vers les écrivains, supposés
avoir manqué à leur fonction en perpétuant la littérature dissolvante et
dégradante du premier avant-guerre. En somme, par contagion morale,
la production artistique aurait favorisé la défaite. La rhétorique des
« mauvais maîtres » est alors remise au goût du jour. Elle a transité par
les milieux royalistes et catholiques. L’ancien symboliste Jean Carrère,
qui s’était rapproché des maurrassiens via l’École romane, avait en
effet publié en 1902 dans La Revue hebdomadaire une série d’articles
où il regroupait sous cette étiquette Balzac, Baudelaire, Stendhal et
Musset. Il complète et rassemble le tout en 1922. Pendant cet inter-
valle, le chanoine G. Bontoux, directeur au Grand Séminaire de Gap,
avait formulé dans Louis Veuillot et les mauvais maîtres de son temps
les attaques que développe, après la guerre, Louis Veuillot et les mauvais
maîtres des xvie, xviie et xviiie siècles 38. C’est André Rousseaux, passé de
L’Action française au Figaro, qui baptise la querelle née pendant l’été
1940 39. Elle dure deux ans, mobilisant plusieurs dizaines d’écrivains
autour de la catégorie labile de « mauvais maîtres », laquelle regroupe des
auteurs d’esthétiques et obédiences variées : des républicains, associés
au dreyfusisme et/ou au Front populaire, mais pas uniquement. Gide,
Mauriac, Proust, Valéry, la NRF, les avant-gardes d’inspiration rimbal-
dienne, et plus ponctuellement Bernanos sont ainsi rendus coupables
d’avoir placé leur œuvre sous le signe de la dégradation.
Pendant l’Occupation, la polémique, née en zone sud, s’étend au-delà
des frontières hexagonales ; malgré la présence de certains protago-
nistes des précédentes batailles anti-intellectualistes et le maintien du
partage entre les « intellectuels » et l’« intelligence », elle ne reconstitue
pas à strictement parler les anciens camps, et favorise, avec l’appui des

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228 La haine des clercs

autorités, la radicalisation de griefs antérieurs, susceptibles de renverser


les rapports de domination en place au profit d’écrivains et de penseurs
jusqu’alors moins visibles :

[…] le discours critique tend à réduire les oppositions littéraires à des


oppositions sociales, laissant libre cours à l’amalgame du règlement de
compte littéraire et du ressentiment social. Selon les logiques imbri-
quées du commérage de stigmatisation [sic] et de l’universalisation des
passions, les catégories sociales (professeurs, juifs, francs-maçons, etc.),
converties à la faveur de l’emprise du politique et de la guerre idéolo-
gique en catégories politiques floues détachées de leur référent, servent
à constituer les concurrents en « ennemis publics », ennemis de l’ordre
établi ou plutôt d’un ordre à réinstaurer. Or, si les arguments du procès
fait à la littérature n’ont rien ou peu de nouveau, à ceci près qu’ils sont
réadaptés aux circonstances de l’heure, ils pèsent d’un autre poids dans
les conditions nouvelles de la production culturelle, soumise au double
appareil de contrainte nazi et vichyste 40.

Pour que voie le jour une « France nouvelle », Pétain compte ratio-
naliser l’État à sa manière, avec l’aide de technocrates, et réformer de
fond en comble l’éducation nationale. Décentralisation, enracinement,
autorité devraient favoriser l’émergence d’un esprit moins intellectua-
liste et, de ce fait, moins « individualis[t]e ». Les universités pourront
ouvrir leurs portes à des chercheurs indépendants, des ingénieurs ou
des professionnels extérieurs ; les établissements des degrés inférieurs
seront organisés dans un même souci de « réalis[m]e ». S’il ne met pas
en place, comme en Allemagne nazie, des écoles où la part des exercices
physiques l’emporte sur les contenus intellectuels – réduits à la science
raciale, l’histoire et l’allemand –, le Maréchal s’« attach[e] à détruire le
funeste prestige d’une pseudo-culture purement livresque, conseillère de
paresse et génératrice d’inutilités ». La géographie et les mathématiques
ont leur place dans les petites classes, « mais selon des programmes
simplifiés, dépouillés du caractère encyclopédique et théorique qui les
détournait de leur objet véritable ».

L’école primaire ainsi conçue, avec son complément artisanal, substi-


tuera à l’idéal encyclopédique de l’homme abstrait […] l’idéal beaucoup
plus large, beaucoup plus humain de l’homme appuyé sur un sol et sur
un métier déterminés 41.

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Coups de force 229

La gymnastique n’est qu’une des activités proposées dans le cadre


de l’éducation générale et sportive, qui inclut aussi des sorties en plein
air et des travaux manuels. En novembre 1940, jusqu’à neuf heures
hebdomadaires sont consacrées dans les écoles à cette nouvelle matière !
La guerre et l’occupation n’empêchent pas le gouvernement de « subven-
tionne[r] à hauteur de 80 % les municipalités qui désirent construire
un terrain de sport », mais l’objectif fixé – « une école, un stade 42 » – ne
pourra être atteint.
Vichy supprime les écoles normales primaires ? C’est encore trop
peu pour Drieu qui imagine, dans son journal, une apocalypse fasciste
n’épargnant ni la tour Eiffel ni les institutions culturelles. La pratique
diariste justifie le style télégraphique. Mais suffit-elle à expliquer l’effet
de programme : « Épurer l’Académie Française, supprimer le Goncourt.
Épurer tout l’Institut ? Supprimer Normale et Agrégation. Réduire
l’enseignement secondaire, supprimer toutes les facilités d’examen, de
bourse, de compensation. Transporter les grandes écoles et la Sorbonne
en province. Supprimer plusieurs universités. Briser l’esprit de Polytech-
nique et de l’Inspection. […] Créer un ordre nouveau des instituteurs.
Développer l’enseignement technique 43 » ? À la haine raciale se superpose
chez Drieu un anti-intellectualisme rejetant les penseurs d’État avec
le cartésianisme. De là l’attrait du fascisme, qui prétend liquider un
héritage jugé à la fois démagogique et bourgeois. De là, aussi, ses
atouts idéologiques vis-à-vis du capitalisme et du communisme, qui
s’enlisent dans un rationalisme que Drieu n’assimile ni à la « science »
ni à la « raison » 44. La République française aurait beaucoup à gagner
au « nettoyage 45 » nazi. Privée d’énergie, n’a-t-elle pas été incapable
d’éviter l’occupation ? Cet échec marque l’aboutissement d’une vaste
politique de sape menée de concert par des élites ignorantes « de toute
science de l’homme dans l’action ». Les dirigeants auraient envoyé au
casse-pipe des hommes que les classes pensantes « avaient minutieu-
sement désarmés depuis cinquante ans » 46. Comme en 1914, les rhéteurs
cherchent à échapper à leurs responsabilités, défendent la guerre et
l’État alors que tout est perdu. Corrompue de part en part, ainsi que l’a
démontré l’affaire Stavisky, la République s’est desséchée en perver-
tissant jusqu’à la vigueur ouvrière.
Reste une « fausse élite 47 » sortie des grandes écoles, propulsée
par le capital, seulement apte à conforter les monopoles. Paris, cette
pousse-au-vice, est son domaine. Le « monopole de l’intelligence 48 »
y échoit, en politique, aux radicaux ; en littérature, à la NRF, qui selon

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230 La haine des clercs

Drieu synthétise les tares de la juiverie, des avant-gardes, du capita-


lisme et de la gauche :

À La NRF, il y a deux courants principaux : le courant des pions et


des professeurs, les rationalistes exaspérés : Benda, Alain et quelques
sous-verges ; d’autre part, les caudataires du surréalisme : Michaux, cet
abscons, Jouve, Cingria, tous les médiocres délirants. Paulhan participe
de ces deux tendances qui ne sont pas contradictoires car le rationa-
lisme exaspéré engendre le romantisme exaspéré 49.

Face au petit monde de Normale, reformé au sein de la NRF, se


dresseraient les « artistes libres 50 » auxquels Drieu s’identifie avant
l’Occupation.
Affleure chez lui l’intime frustration d’un auteur hésitant entre
la politique et la littérature, l’art et l’essai. Tenaillé par un désir de
complétude, mais condamné par un intellectualisme poussé à une forme
d’impuissance dans la création (quoiqu’il ne cesse de produire), Drieu
hue ceux qui ont acquis la reconnaissance qu’il convoite. Parce qu’en
1939, il occupe une position subalterne dans le champ littéraire, il juge
l’intellectuel véritable nécessairement « minorit[aire] 51 », et repousse
penseurs professionnels et écrivains ambitieux. François Mauriac, Jacques
de Lacretelle, l’Académie, la Revue des Deux Mondes, Romain Rolland,
Robert Brasillach, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Marginal avant
qu’il ne dirige la NRF, Drieu incarne les paradoxes de l’intellectuel
sensuel, passionné de mystique et d’occultisme, où il entrevoit l’espoir
d’un dépassement de l’individualisme, dans l’ouverture à l’univers.
Le nietzschéen, qui aime se peindre en « autodidacte 52 », trouve dans
la pensée orientale un compromis entre « l’expérience de la vie [et] la
réflexion la plus abstraite 53 ». Parallèlement, la lecture des poètes roman-
tiques et symbolistes le porte « de la raison vers l’intuition, de l’art vers
la mystique 54 ». Son goût de la force le distingue certes des « pur[s] intel-
lectuel[s] » ; mais il regrette sans cesse de ne s’être pas assez impliqué
dans l’action, d’avoir « aimé la force comme une idée » 55, et répugné à
se fondre dans le peuple. Le quotidien au front, le fonctionnement d’un
parti ne lui semblent que routine. Et, s’il souhaite que la littérature relie
la pensée à l’action, il avoue avoir été incapable de combler ses propres
vœux. D’aucuns, à l’instar du critique Robert Brasillach, n’avaient-il pas
réprouvé l’abstraction de son roman Le Feu follet (1931), se félicitant
méchamment du suicide final du héros, le seul acte en prise avec le réel ?

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Coups de force 231

Normalien mais recalé à l’agrégation, Robert Brasillach (1909-


1945) s’est trouvé un maître en André Bellessort, un soutien des vieilles
humanités dont les digressions sémillantes ont marqué des généra-
tions d’étudiants. En 1931, quand Bellessort publie Les Intellectuels et
l’Avènement de la Troisième République (1871-1875), il ne cache ni sa
proximité avec l’Action française ni le dégoût que lui inspirent les insti-
tutions scolaires et culturelles – des inspecteurs d’académie aux anima-
teurs de la NRF. Bien qu’il ait fait ses classes auprès de lui, Brasillach
n’opte pas pour le classicisme. Les chroniques littéraires qu’il tient à
L’Action française jusqu’en 1939 reflètent, sinon un changement de
cap, du moins un choc des générations. L’empreinte du bergsonisme
s’y fait sentir jusque dans le portrait qu’il consacre à Maurras, méridional
comme lui : homme d’action et poète à la fois, il se tiendrait en « réalis[t]e »
à bonne distance d’un idéalisme et d’un matérialisme excessifs. Vu sous
cet angle, le Maurras « logicien, […] raisonneur, [s’avère] avant tout un
créateur de mythes » 56. Ayant jeté les bases de son propre « dualisme 57 »,
Brasillach s’autorise à bouleverser les hiérarchies en vigueur ; ses
chroniques vantent des genres récents et des formats boudés par ses
collègues. À l’ordre rhétorique, il substitue celui du cœur ; à l’horizon-
talité d’une critique qui recouvre le texte, l’approfondissement. Aussi
refuse-t-il la « manie du commentaire, de la glose, de la note et de la
notule, des mille et trois variétés de la scolie et du “dire-dessus” 58 »,
qui lui semble caractériser son temps.
Entre 1930 et 1936, les articles qu’il publie dans L’Action française
passent la production contemporaine au tamis anti-intellectualiste, quel
que soit le genre auquel elle appartienne (nouvelle, roman, théâtre,
essai). Mais si Brasillach corrèle la valeur idéologique et littéraire
des œuvres à leur degré d’anti-intellectualisme, il mesure celui-ci selon
une échelle subjective, à mi-chemin entre l’opacité du mystère et les
fausses certitudes positives. Elle ne plaque pas les catégories du sens
commun. Du point de vue générique, le roman psychologique vaut parfois
plus pour Brasillach que le roman champêtre ou le roman policier, et la
tragédie que le vaudeville… Le critique échappe donc au thématisme.
Passionné de photographie et de cinéma, il privilégie l’image et répudie
l’art réductible à des formules. Son idéal ? Une littérature philosophique
qui pose les problèmes en termes existentiels, et non en termes intellec-
tuels. Les formes brèves telles que le conte ou la nouvelle ont généra-
lement sa faveur ; le roman ne trouve grâce à ses yeux que court et riche
en aventures. Les arts de la scène valent d’autant plus qu’ils résistent

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232 La haine des clercs

à l’abstraction et à l’ambition généralisante, et donnent à voir la vie


palpitante. À mesure qu’il éreinte les écrivains scolaires, Brasillach se
constitue un panthéon où Simenon côtoie le Roger Vercel de Capitaine
Conan, Colette et leur cadet Henri Troyat. Giono, dont le vitalisme confi-
nerait à la bestialité, n’y figure pas.
La causerie littéraire se mue ici en tribune politique. Parmi les
essayistes, quatre noms saillent : Léon Daudet, René Benjamin, Thierry
Maulnier et Jacques Bainville. Ces compagnons d’Action française
s’imposent progressivement dans les chroniques, contre les modèles de
la gauche. Jean Cassou aurait atteint le summum du bavardage dans une
étude sur Tolstoï où, au nom de l’antidogmatisme, il ne cesse parado-
xalement de personnifier les « abstractions, qui paraissent dans son
livre comme des dames en visite 59 ». Charles Andler et Lucien Herr
paient leur passé de dreyfusards. S’il reconnaît les mérites du biblio-
thécaire, Brasillach conspue le socialiste, l’antipatriote prédestiné à la
germanistique (né aux frontières de l’Est, il avait dans l’enfance été
formé en allemand) qui aurait contesté l’imminence de la guerre. Herr
devient « l’homme qui s’est toujours trompé », « à qui l’expérience ne
sert jamais à rien », car il ignore tout de la vie. Intellectuel stérile, il ne
mérite pas qu’on l’absolve. Andler prétend que « pour mieux prévoir la
guerre que Herr, il suffisait d’être moins intelligent que lui » ; jugement
qui suscite une joute lexicale : « Comme il ne s’agit ici ni de démontrer
les propriétés d’un triangle ni de disserter sur la nature des anges, écrit
Brasillach, nous demandons à M. Andler ce qu’il entend par “intel-
ligence” en politique, puisque l’intelligence, d’après lui, commence
d’abord par mépriser les faits 60. »
Brasillach dresse Thierry Maulnier, dont il a été le condisciple
au lycée Louis-le-Grand, face aux intellectuels. Voilà quelqu’un qui
donne selon lui à espérer en la jeune critique. Ayant fourbi ses armes
dans le journalisme, il s’est fait connaître comme essayiste avec La
crise est dans l’homme (1932), puis un Nietzsche (1933) s’écartant du
« commentaire » pour révéler une « présence ». Comment Brasillach,
qui a intitulé Présence de Virgile son premier volume critique, et n’a
cessé de s’opposer à la glose, n’aurait-il pas été séduit ? À la différence
de Kant, promu philosophe officiel de la République, Nietzsche, intel-
lectuel qui revendique sa part créative, poète-philosophe, ni tout à fait
professeur ni tout à fait artiste, est introduit en France par des amateurs
proches des milieux d’avant-garde. Dans ce contexte, il sert l’anti-
intellectualisme d’une part des élites, même si après la Grande Guerre,

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Coups de force 233

lorsque les jeunes générations redonnent toute sa place à la philosophie


allemande, d’aucuns en font un rationaliste soluble dans ce que l’on tient
pour la tradition intellectuelle française 61. Que Maulnier ait consacré
à Nietzsche non pas une étude universitaire, mais un essai éclairant
tout à la fois l’homme et l’œuvre fait sens : en méditant sur un philo-
sophe auquel l’Université ne reconnaît qu’une légitimité restreinte,
ne serait-ce que parce sa production, formée de fragments poétiques, et
son style, presque dépourvu de scientificité tangible, revêtent une forme
peu canonique, le normalien devenu critique espère montrer ce qu’est
une pensée incarnée : la sienne.
La montée des périls confirme le reflux des lectures placées sous
l’égide de la raison. Si le 14 juillet 1935 ne rassemble pas tous les
Français, du moins la gauche unie défile-t-elle massivement au nom
de l’antifascisme. Les manifestants ont souscrit au texte rédigé – entre
autres – par Jean Guéhenno et André Chamson. Deux normaliens dont
Brasillach, plus récemment admis à l’École, attaque la formation autant
que le positionnement politique, et qu’il peint en faux révoltés, indignes
de Vallès : « […] ce sont d’excellents fonctionnaires, proviseurs, censeurs
et professeurs de […] bachot rouge 62 ». L’avènement du Front populaire
sous la houlette de Léon Blum, que ses adversaires tiennent pour le repré-
sentant de la démagogie dreyfusiste, trahirait le mensonge socialiste :
la « conjonction de papes et de clowns qu’on appelle l’intellectualité
antifasciste se précipite vers les places, les honneurs, les grandes revues ».
Elle se drape d’« humanisme » égalitaire, d’« idéalisme » 63, mais convertit
ces grands mots en passades. La langue des compagnons d’Action
française serait tout autre ; en témoignerait le style de Léon Daudet,
qui parle d’expérience en étalant « souvenirs » et « anecdotes » quand
les folliculaires espèrent happer le public avec des « conseils abstraits »,
des « descriptions froides ». Le journalisme d’opinion n’interdit pas
qu’on s’y livre au fil de la plume, qu’on élève « sans pédantisme » :
« Comme un bon auteur de films, M. Léon Daudet procède par brusques
images, selon une syntaxe elliptique 64. » Ce que son cadet entend
également faire.
Passé rédacteur en chef de l’hebdomadaire Je suis partout (1937-
1943), Brasillach laisse libre cours à son antiparlementarisme, sa
haine du Front populaire et des Juifs, sa « joie » fasciste. Ni la guerre ni
l’Occupation n’ébranlent ses certitudes. Les chroniques du Petit Parisien
continuent d’acclamer les ouvrages qui transmettent selon lui une
chaleur, la vivacité du quotidien, de la conversation familière. En 1943,

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234 La haine des clercs

Brasillach salue ainsi une nouvelle fois l’« artisan » Simenon, admiré


depuis toujours. Qu’au début des années 1920, le futur Simenon ait
repris les affirmations des Protocoles des Sages de Sion dans les articles
antisémites de la Gazette de Liège oriente-t-il le jugement de Brasillach ?
Ce dernier ne cesse en tout cas de vanter la productivité et la puissance
de Simenon, dont de récentes nouvelles mettent en scène un médecin qui,
devenu détective d’occasion, procède « non point par expérimentation
et analyse des cendres de cigarettes, ainsi que Sherlock Holmes, mais
en se plaçant “dans la peau des autres”, en coïncidant avec eux dans ce
qu’ils ont d’unique et d’irremplaçable », ce que le critique qualifie de
« méthode bergsonienne » 65. Voilà enfin une intrigue policière accep-
table pour qui déteste les livres où l’enquête scientifique se substitue à
l’analyse psychologique.
Au sortir des années noires, cette constance dans le jugement convertira
paradoxalement Brasillach, qui n’avait cessé d’exprimer son anti-intel-
lectualisme, en figure de l’intellectuel condamné par ses idées. Pendant
l’Épuration, le commissaire du gouvernement ne rappellera-t-il pas
le crédit dont jouissait auprès de sa génération ce jeune critique si
habile à « mettre le lecteur dans l’intimité spirituelle de l’auteur commenté
[que] son avis se discute […] d’autant moins 66 » ? Ce crédit n’était-il pas
redoublé par la censure qui frappait les auteurs non autorisés ? Brasillach
ne séduisait-il pas autant le grand public que les élites ? Tout l’accable : son
intelligence (il aurait donc agi en toute conscience), son bagage (univer-
sitaire contrarié, il serait devenu sectaire), le fait même qu’il s’exprime
dans la presse, « terrain propice au transfert de la responsabilité collective
et objective à la responsabilité individuelle et subjective ». Sous cet angle,
la critique littéraire s’avère plus qu’un moyen efficace de diffusion des
idées : un outil de propagande. Elle mènera Brasillach au poteau d’exé-
cution, tandis que le romancier collaborationniste Jacques Chardonne (un
ancien dreyfusard) s’en tirera, lui, avec un non-lieu. C’est en tant qu’intel-
lectuel que Brasillach, qui avait encouragé la délation, appelé à déporter
les familles juives et à fusiller les opposants, sera exécuté. Il aurait brisé
« le pacte éthique fondateur de l’autonomie intellectuelle 67 » en légitimant
dans ses textes les horreurs de l’Occupation au nom d’une autorité
temporelle.

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Coups de force 235

Le style (tout) contre les idées

Après-guerre, si l’on excepte le pamphlet « À l’agité du bocal », où


Céline rend la politesse à Sartre – qui avait brossé de lui un portrait peu
flatteur – en le mettant en boîte 68, son anti-intellectualisme s’exprime à
travers des entretiens, garants supposés de la spontanéité. Déclinés sous
une forme fictive, puis strictement journalistique, ces textes développent
les propositions théoriques ailleurs formulées. L’hostilité que Céline,
privé du Goncourt, manifestait envers les éditeurs, la critique et le public
s’intensifie après que l’écrivain exilé et incarcéré rentre en France, et
signe chez Gallimard.
Dans les Entretiens avec le professeur Y, livrés dans la NRF en
1954-1955, Céline s’imagine répondant à un auteur de sa nouvelle
maison d’édition : le professeur Y, aussi nommé Colonel Réséda. Ils
se retrouvent en plein air, au square des Arts-et-Métiers (dont le nom
rappelle que, pour Céline, la littérature est à la fois un art et un métier
bien mal payé). Comme dans d’autres pamphlets, l’initiale suggère que
le professeur Y est israélite, ce que semble confirmer son nom de guerre,
le réséda ayant été jadis utilisé par les Juifs contraints de teindre leurs
couvre-chefs. D’autres interprétations se superposent, si l’on considère
que le nom « Colonel Réséda » réunit ces deux puissances aliénantes que
sont l’armée et l’Église, ou que Céline s’en prend à travers lui à Louis
Aragon, qui sous l’Occupation a intitulé « La rose et le réséda » son
appel à l’union dans la Résistance, avant de mettre en scène dans son
roman Les Communistes un colonel Avoine en tout point admirable…
Les lectures à clef réduisent cependant la portée de ce personnage, qui
symbolise finalement la plupart des interlocuteurs que Céline tient pour
des chicaneurs.
Comme Céline s’en ouvre narquoisement au journaliste de chair et
d’os venu l’interroger en octobre 1954 sur son dernier livre, l’artifice
du faux entretien offre l’avantage « de ne pas avoir en face de [soi] un
véritable interviouweur [sic], licencié, agrégé, à lunettes, sans lunettes,
un manuscrit “en lecture” à la N. N. R. F., un petit Goncourt qui marine… ».
Entonnant le refrain qu’il compose au moins depuis Mort à crédit, et
peaufine depuis qu’il s’abrite derrière son style (de peur que ses idées
l’emportent), Céline se pose en technicien de l’écriture. Ni intellectuel
ni savant, il apparaît cependant doué d’une forme de complétude, puisqu’il
cumule des compétences dans les sciences et les lettres :

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236 La haine des clercs

[…] je ne suis pas un écrivain, […] un de ceux qui esbrouffent la jeunesse,


qui regorgent d’idées, qui synthétisent, qui ont des idéâs ! Je suis qu’un
petit inventeur, un petit inventeur, parfaitement ! et que d’un petit truc,
juste d’un petit truc [l’émotion dans le langage écrit]… J’envoie pas de
messages au monde, moi, non ! je me saoule pas de mots, ni de porto,
ni des flatteries de la jeunesse !… je cogite pas pour la planète !… […]
tout plutôt que les idéâs ! aux maquereaux, aux confusionnistes ! 69…

Cette déclaration, où l’on devine les attaques contre les engagements


d’un Sartre, reprend presque textuellement un extrait des Entretiens avec
le professeur Y, ce qui brouille un peu plus la frontière entre le réel et la
fiction. Le rapprochement des deux passages 70 laisse cependant apparaître
quelques différences ; l’une d’entre elles – « je laisse les idéâs aux
camelots ! toutes les idéâs ! aux maquereaux, aux confusionnistes !… » –
est d’autant plus signifiante si on lit derrière l’allusion aux « camelots »
une référence non seulement à une forme racoleuse de journalisme, mais
une dernière pique aux militants de l’Action française, sortie vaincue de
la guerre, et encore affaiblie par la disparition récente de Maurras. En
outre, l’alter ego de Céline se souvient vraisemblablement que Péguy
achevait les pédants bouffis d’« objectivâtion », d’« extériôrisâtions »
et de « sensâtions » 71 lorsque lui-même affuble d’accents circonflexes,
comme s’il mimait l’anglomanie lexicale en vogue, ceux qui se garga-
risent d’« idéâs » universelles 72.
Céline ne cessera plus d’identifier les « idées » aux « messages » des
philosophes, représentés à la fois par l’Encyclopédie et par les roman-
ciers « analystes », comme Sartre et Camus. Sous sa plume, l’Encyclo-
pédie – sans italique – désigne aussi bien la somme rédigée au xviiie siècle
que des ouvrages de vulgarisation plus récents, avec lesquels Céline entre-
tient un rapport de fascination-répulsion. Tout en en faisant son principal
repoussoir, il déclare ironiquement que l’Encyclopédie compte parmi ses
seules lectures 73 ; de la même manière, il prétend que Voltaire est son
personnage historique favori – « dans une certaine mesure… pour son
intelligence… 74 » – alors qu’il ne cesse de s’en prendre à lui. Parallè-
lement, Céline se dissocie des romanciers philosophes contemporains :
membre de la génération « d’avant 14 », il sait que « “penser” » 75 ne
permet pas d’échapper à l’absurde ; en styliste, il tâche de faire oublier
qu’il est un idéologue (et que c’est en tant que tel qu’il a été condamné,
incarcéré et réduit à la clandestinité). Dès son retour en France, il s’arrange
pour que la presse relaie sa version des faits. Dans plusieurs interviews

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Coups de force 237

ou articles qui ne sont pas tous diffusés de son vivant, Céline durcit sa
thèse du style – au singulier, comme est singulier son génie – contre
les idées – selon lui, la chose la mieux partagée du monde. Il complète
alors son argumentaire anti-intellectualiste, en élargissant la frise histo-
rique ébauchée dans les pamphlets, et en ajoutant un grief à son argumen-
taire : la place des jésuites dans l’enseignement en France laisse penser
qu’ils sont à l’origine d’une forme d’éloquence dogmatique, modelée sur
le latin. Une tradition d’imitation des classiques qui aurait condamné au
conformisme quiconque a suivi des études secondaires, et s’est préparé
au brevet ou au baccalauréat.
Céline, qui exalte la figure de l’inventeur contre celle de l’imi-
tateur, réclame plus que jamais une littérature franche, mâle, telle que
la pratiquait jadis Villon ; telle que la pratiquent, à l’époque contempo-
raine, Aymé, Morand, Mac Orlan ou Barbusse. C’est parce qu’elle s’est
identifiée aux idées, plutôt qu’au fonds populaire porté par sa langue,
que la France serait tombée en décadence. Le compassé traducteur de
Plutarque ayant eu raison de Rabelais, occupé à préserver ce patri-
moine des assauts des « docteurs », le français d’Amyot se serait imposé
avec l’appui des maîtres jésuites. Puis la civilisation de l’Encyclopédie
aurait introduit ce cartésianisme dont la production littéraire peine à
se départir jusqu’à l’orée du xxe siècle. Il n’y a bien que les existen-
tialistes, les communistes, pour croire qu’on fasse « raisonnablement
un enfant » 76, lorsque raison et création s’excluent l’une l’autre. Dans
un monde frelaté par les usages capitalistes, la langue donnerait accès
à l’authenticité perdue d’un temps légendaire où l’homme privilégiait
l’oralité, pratiquait la poésie, l’épopée. Bien avant, sans doute, que le
sacre des rhéteurs ne marque, dans la Grèce du iiie siècle, le passage de
la poésie à la prose. Un temps où l’homme vivait de rêve, croyait aux
fables, et pouvait espérer devenir autre chose qu’un ouvrier docile ou
un capitaliste écervelé. Dans les années 1950, Céline finit par regretter
le nivellement de la culture et la distribution élargie d’un « super-certi-
ficat d’études 77 » qui donne à beaucoup l’illusion de savoir écrire 78, alors
qu’avoir du style ne s’apprend pas. Cela, les écrivains qui se dispersent
en mondanités ne l’ont toujours pas compris : « Promotions, Sécurité
sociale, Légion d’honneur, pédérastie et messages : ils sortiront jamais
du collège… Toujours au réfectoire à goinfrer [sic], au dortoir à se
border ou se virer après la prière du soir, toujours conditionnés par les
lois de l’école, la grande vacherie des super-mômes… 79 », tonne Céline
en 1965, dans une de ses dernières interviews.

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238 La haine des clercs

Céline sauve sa peau en se réclamant du style contre les idées ; les


auteurs des nouvelles Éditions de la Table ronde prétendent se dédier à
l’art et la littérature « pures ». Leur maître mot ? L’antidogmatisme. Le
terme est alors synonyme d’antisartrisme. Car c’est Sartre que visent
ceux qui, au nom de l’autonomie du créateur, disent refuser l’engagement
partisan. Posture avant-gardiste aussi, que d’invoquer l’art pour l’art et
la liberté de pensée dans ces années creuses où la NRF est suspendue.
Mais n’est-ce pas encore rhétorique que cette quête du brio, ce goût de
la plaisanterie qui caractérisent les futurs Hussards, ces jeunes sympa-
thisants d’une Action française ternie par l’Histoire ? Tous ne débutent
pas ; Roger Nimier, par exemple, a fréquenté la maison Gallimard, avant
de confier son Grand d’Espagne (1950) à La Table ronde. Un succès.
Au patronage de Marcel Aymé, auteur du Confort intellectuel (1949),
Nimier préfère celui d’un Bernanos déchristianisé, dont on n’est pas sûr
qu’il « ait beaucoup estimé la littérature 80 », et, de manière plus attendue,
un Céline… L’intronisation des Hussards se fait sous le signe du rejet
des normes imposées par le Comité national des écrivains, Les Temps
modernes, la presse conservatrice. Loin des « ismes » – le résistentia-
lisme, l’existentialo-marxisme, l’humanisme gentillet – perçus comme
des tentatives d’intellectualisation de la création, les Hussards fraternisent
avec les parias : Fraigneau, Céline, Chardonne, Aymé, Giraudoux même.
Maulnier participe quant à lui au lancement de la revue La Table ronde.
Jugeant que l’Épuration a définitivement pris ses quartiers, Nimier
assimile brutalement l’intelligence à la police dans un de ses premiers
articles, daté de 1947. À rebours d’une doxa alors constituée, d’un côté,
par les doctrines de l’engagement et l’incontournable responsabilité
du créateur ; de l’autre, par l’« idolâtrie de l’action », il clame ensuite
l’indépendance de la littérature dans le roman L’Étrangère, dont l’intrigue
sentimentale décourage les éditeurs. Quand la solennité didactique est
de rigueur à Saint-Germain-des-Prés, quand les désosseurs se bornent à
inspecter les travaux finis, l’aventure, le jeu lui semblent plus que jamais
la condition d’une création enthousiaste. Comment l’intelligence, cette
« éternell[e] arrivée », pourrait-elle animer la fiction, à laquelle « l’erreur,
la précipitation, la témérité » 81 servent traditionnellement de moteur ?
Nimier aime la provocation, le risque. Il se tuera d’ailleurs en 1962 au
volant de sa voiture de sport.
Pour pénétrer le champ, Jacques Laurent doit à la fois s’imposer
contre Nimier, auquel Le Hussard bleu (1950) a conféré une véritable
aura, et les pontes officiels. Paul et Jean Paul (1951) lui offre l’occasion

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Coups de force 239

de faire du bruit. Partant d’un montage de citations, il feint d’illustrer la


parenté de pensée qui unirait Bourget et Sartre, deux « universitaires »
aux « idées générales » et communément partagées. Ce faux dialogue
n’est qu’une stratégie pour discriminer les intellectuels à travers Sartre
jouant, s’il n’en est un, le « débile mental ». Jean-foutre qui prête à
des créatures de papier les théories qu’il n’ose assumer, philosophe
du dimanche tiraillé entre son prestige médiatique – la « ronronnante
simplicité de vedette de cours du soir » – et l’obscurcissement des
évidences, romancier infidèle à ses propres règles, Sartre est si empêtré
dans ses paradoxes (comment être libre si l’engagement est nécessaire ?)
qu’on démonte sans effort sa non-argumentation. Laurent n’en restera
pas à ce coup d’essai. Les revues Carrefour, Arts, La Parisienne, dont
il est le fondateur, sont autant de tribunes où il ne cessera de stigmatiser
à travers Sartre le dogmatisme professoral et la bien-pensance éclairée.
L’ex-vichyste, qui n’imagine pas encore qu’il passera l’habit vert, se veut
antiacadémique : il défend le roman populaire, la critique incarnée, seule
éloquente à ses yeux. Dans la polémique qui oppose Raymond Picard
à Roland Barthes, Laurent prend le parti de l’Université ; le structura-
lisme aiguisera sa hargne jusque dans les années 1980 82.
Tout en s’insurgeant contre les instances officielles de validation
et de consécration du savoir – les examens, les prix, les académies, le
groupement même en école –, les Hussards exploitent à plein la métaphore
scolaire, comme le faisaient avant eux Vallès ou Bernanos. Sur ce point,
cancres (Jacques Laurent), faux dilettantes (Roger Nimier) et tableaux
d’honneur (Antoine Blondin, second accessit au concours général de
philosophie) s’accordent : Nimier multiplie les métaphores scolaires
dès l’ouverture du Hussard bleu (1950) ; Laurent met au coin les profes-
seurs péremptoires 83 ; Blondin prolonge leur effort via une série de titres
que parachève Certificats d’études (1977), recueil d’articles malicieu-
sement présentés comme des « sujets de composition française ». Encore
un qui sacrifie à la critique tout en refusant l’exégèse. Déboulonnant une
à une les autorités, Blondin compare par exemple Musset à James Dean
au long d’irrévérencieuses notices qui en détournent le modèle. Bafouant
la chronologie avec les hiérarchies, l’auteur accole des préfaces écrites
pour Le Livre de poche, multipliant les pieds de nez : de fausses transi-
tions mènent de Piaf à Cocteau, de Cocteau à l’Odyssée ; les notations
biographiques envahissent l’analyse (le critique précise, caustique, que
le recueil « ne contient pas tout à fait la somme de [s]es connaissances »),
La Reine Margot est commentée à la manière d’un combat de boxe.

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240 La haine des clercs

Chroniqueur à L’Équipe pendant plus de trente ans, Antoine Blondin


affecte de tenir l’écriture pour une pratique alimentaire, ne répondant à
aucune « vocation ». Une manière de mettre à distance l’analogie cléricale
sur laquelle le magistère intellectuel s’est fondé, au moins depuis le
romantisme. Acculé à « une sorte de scolarité attardée » par les éditeurs,
Blondin aurait délaissé le commerce familial des auteurs (sa poétesse
de mère avait épousé un écrivain raté) pour celui des « champions
sportifs » 84. C’est, du reste, dans l’air du temps : à partir de 1959, La Table
ronde ne consacre-t-elle pas plusieurs collections au sport ? Un carton,
en pleine guerre d’Algérie : les lecteurs subliment peut-être les violences
tangibles en idéalisant le rugby, ce « combat » qui s’achève sur des
poignées de « main » 85.

Pendant la Seconde Guerre mondiale et sous l’Occupation, l’anti-


intellectualisme s’exprime moins comme une tension, un entre-deux
inconfortable, qu’une volonté de synthèse. Étayé chez la « génération du
feu » par l’héroïsme contrarié des tranchées, il espère accorder le corps
et l’esprit, la vie et l’œuvre, l’esthétique et l’idéologie, le socialisme
et le fascisme, sans verser dans l’opportunisme de ceux qui soufflent
le chaud et le froid. Mais seule une fraction de la communauté peut
aspirer à cette complétude… À la Libération, les écrivains d’extrême
droite sont finalement contraints de faire un choix pour survivre dans un
pays fortement divisé. Même les plus jeunes affectent alors de refuser
l’engagement, pour mieux dissimuler sous le style leur fidélité aux idées
anti-intellectualistes.

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Chapitre onze

Désunion française

La crise coloniale fragilise une IVe République déjà instable. Dans


ce contexte, la critique populiste des dérives parlementaires rencontre
l’anti-intellectualisme des gouvernements à majorité de gauche. Alors
que penseurs communistes et libéraux se livrent une guerre froide, les
mesures répressives qui frappent les militants indépendantistes (parmi
lesquels on compte des intellectuels) s’appliquent progressivement à
ceux qui dénoncent par la plume l’aggravation du conflit et les méthodes
punitives qu’emploie l’État en Algérie. Là-bas comme en métropole, les
combats oratoires se doublent de sanctions administratives, d’interdic-
tions, de saisies, de perquisitions, d’arrestations et de poursuites qui se
multiplient à mesure que la répression se durcit. Entre 1947 et 1961, sans
parvenir à cimenter un mouvement politique d’importance, manifestes,
pétitions, articles et ouvrages rétifs à l’égard de la politique gouver-
nementale propulsent au rang d’ennemis de la nation un petit nombre
d’écrivains, journalistes, professeurs et éditeurs d’horizons politiques
et intellectuels divers. Ils deviennent la cible d’attaques dispersées mais
plurielles, émanant aussi bien des dépositaires du pouvoir que de person-
nalités publiques plus marginales, et entraînant des violences physiques
et verbales soutenues (explicitement ou non) par l’État.
Résistants et anciens vichystes raccommodés fortifient le souvenir
du « parti intellectuel ». Il représente tantôt la tradition dreyfusarde, qui
commande de se mobiliser quand l’État bafoue les valeurs universelles
de la vérité, de la justice et du droit 1, tantôt la ténacité dans la protection
de l’intégrité nationale menacée d’éclatement. Alors que l’intellectuel
partisan se mue en intellectuel engagé, le voilà attaqué de haut en bas,
par ses pairs, la gauche au pouvoir et les ultras.
C’est en nouveau Zola que, dans L’Express – tribune du mendé-
sisme où a paru dès 1953 l’« Appel des intellectuels pour la paix en
Algérie » –, Mauriac accuse les autorités françaises d’encourager la
pratique de la torture (15 janvier 1955) 2. L’écrivain – déjà malmené sous

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242 La haine des clercs

l’Occupation – cite des témoins, désigne les victimes. Le jeune pouja-


diste Jean-Marie Le Pen ne l’a-t-il pas, lui aussi, attaqué nommément
lorsqu’il a déclaré : « […] la France est gouvernée par des pédérastes :
Sartre, Camus, Mauriac 3 » ? Provocation stratégique : tout en refusant
la langue de bois, Le Pen actualise une constante polémique familière
aux nostalgiques de Je suis partout, des pamphlets de Céline ou de la
querelle des « mauvais maîtres ». S’il n’est pas nouveau que les intel-
lectuels soient tenus pour des traîtres dégénérés, qui tournent le dos
aux impératifs nationaux, l’accusation résonne singulièrement dans
ces années où la guerre d’Algérie apparaît comme une « lutte […] pour
la sauvegarde de [l]a virilité 4 ». Dans la bouche de Le Pen, la sexualité
devient ainsi l’agent d’une naturalisation et d’une incarnation de la
politique : elle affirme l’autorité du locuteur qui fait coïncider paroles
et actes, au prix de la vulgarité.

Le papetier, le ministre et les paras

Quand, en janvier 1956, les poujadistes sortent des élections légis-


latives avec 11,6 % des suffrages, Le Pen fait partie des cinquante-deux
députés élus sous l’étiquette d’Union et fraternité française (onze seront
finalement invalidés). Dans l’urgence d’une campagne anticipée pour
cause de dissolution de l’Assemblée nationale, ses camarades et lui
avaient allégué qu’ils s’effaceraient après avoir obtenu la réunion d’états
généraux. Le Pen, ancien de l’Indochine, sollicite finalement un congé
pour se battre en Algérie ; il garde ainsi un pied à l’Assemblée, tout
en se distinguant des ronds-de-cuir. Engagé volontaire au 1er régiment
étranger de parachutistes, officier de renseignement préposé à la torture,
il devient l’un de ces « paras » nantis d’une forme de virilité archaïque
et populaire dans une geste coloniale où ils surclassent l’intellectuel.
À partir de 1955, les violences symboliques faites aux quelques
intellectuels métropolitains qui ont révélé publiquement les exactions
gouvernementales prennent un tour inquiétant : des organes de presse
sont saisis, certains clercs mis en demeure ; les actes anonymes d’inti-
midation se multiplient. En février, Mauriac, pourtant habitué aux
menaces, accepte une protection policière. Son statut d’écrivain et
de journaliste l’expose en effet davantage que ses amis professeurs
Louis Massignon, André Mandouze et Henri-Irénée Marrou, chrétiens
laïques réunis malgré leurs divergences autour de la revue Esprit 5.

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Désunion française 243

Soucieuse, depuis 1935, de réfléchir à la situation française en Asie et


en Afrique du Nord, cette dernière avait précocement averti ses lecteurs
que les tensions entre indigènes et colons s’étaient accrues après les
massacres de Sétif. Plusieurs numéros avaient souligné la coïncidence
entre la crise coloniale et la crise de l’Université (manque de moyens,
taux d’encadrement dérisoire alors que l’élargissement de la scolari-
sation depuis 1945 accroît le nombre de bacheliers, baisse d’attractivité
de la profession universitaire). En juillet 1946, le dossier « S.O.S. à
l’Université » s’ouvrait ainsi sur ce constat de Jean Lacroix :

Le problème de la communauté scolaire est inséparable de celui de la


communauté nationale : lorsque la culture d’un pays s’anémie et se défait,
comment trouverait-on des hommes pour la transmettre 6 ?

Les « événements » d’Algérie coïncident effectivement avec un


élargissement du public estudiantin, qui alimentera chacun des camps
au plus fort du conflit : étudiants algériens communistes, membres de
l’UGEMA, adhérents métropolitains de l’UNEF, militants de l’Union
des étudiants communistes et de la section Nouvelle Gauche de la
Sorbonne d’un côté ; étudiants des syndicats fascisants comme l’AGE
et soutiens de l’OAS de l’autre.
« Prévenons la guerre d’Afrique du Nord », enjoint Esprit en avril 1947
dans un éditorial qui rapproche les événements algériens de ceux d’Indo-
chine, et annonce une série d’études sur le Maghreb. André Mandouze
(1916-2006), ancien résistant, rédacteur en chef de Témoignage chrétien
pendant la Seconde Guerre mondiale, signe deux textes corrosifs, « Impos-
sibilités algériennes ou le mythe de trois départements » (juillet 1947)
et « Le dilemme algérien : suicide ou salut public [sic] » (octobre  1948).
Ce lecteur de Péguy dénonce le mensonge républicain qui, à grand
renfort de propagande scolaire, a fait de l’Algérie un prolongement de
la France ; il lui a suffi d’y vivre un an et demi (il est maître de confé-
rences en latin à la faculté d’Alger) pour savoir que ce n’est que folklore.
Dans ces années, Mandouze préside le Comité d’action des intellectuels
algériens pour la liberté et la démocratie, puis le Comité directeur de la
revue Consciences algériennes, et participe à ce titre aux congrès pour
la paix organisés à Wrocław puis Paris aux printemps 1948 et 1949.
Le retour des comités n’entraîne pas un ralliement massif des intellec-
tuels, comme au temps du front antifasciste. Il faut attendre novembre 1955,
où Esprit titre « Arrêtons la guerre d’Algérie », pour que soit créé un

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244 La haine des clercs

comité d’action des intellectuels français contre la poursuite des hosti-


lités. La campagne législative de janvier 1956 se déroule dans un climat
violemment antiparlementaire, sans que les protestations locales l’orientent
de manière décisive. L’Union et fraternité française, nouvelle formation
politique issue de l’élan corporatiste conduit par le papetier Pierre
Poujade (1920-2003), y révèle ses forces 7. En novembre 1954, son chef
avait symboliquement réuni à Alger le premier congrès de l’Union de
défense des commerçants et artisans (UDCA), syndicat qui s’était
formé dans le Lot en réaction à des contrôles fiscaux. Alors que dans
l’Amérique maccarthyste, les intellectuels sont les premières victimes
de la Peur rouge, l’UDCA manifeste un anti-intellectualisme tradi-
tionnel, fondé sur l’exaltation du bon sens et l’identification des intel-
lectuels aux élites étatiques 8. Cette attitude, répandue au sein d’une
petite bourgeoisie ébranlée par les mutations d’après-guerre, se trouve
confortée par la création de l’École nationale d’administration (ENA),
qui prépare des intellectuels généralistes à occuper les plus hautes
fonctions. Dès lors, le rejet des intellectuels prend une coloration
antitechnocratique.
Une série d’évolutions (dont le vote d’une loi punissant le refus
des contrôles fiscaux) amène l’UDCA à se politiser, et son meneur
à formaliser ce qui apparaissait comme un réflexe d’opposition aux
élites. En 1955, lorsque le mouvement élargit sa base, Poujade continue
d’opposer, avec des accents presque céliniens, le Français moyen qui
sent que le pays court à sa perte si un petit nombre d’individus conti-
nuent à s’arroger tous les privilèges, et ceux qui pratiquent la « dialec-
tique » – « l’A.D.M.I.N.I.S.T.R.A.T.I.O.N » et les professeurs coupés
du monde :

[…] sans être un distingué psychologue, il était permis de deviner qu’à


force de chauffer le dessous de la marmite, un beau jour le couvercle
sauterait… À ce moment précis, l’humble ménagère qui n’est pas
diplômée des Hautes Études et Sciences politiques et sociales, tout
simplement baisse la flamme ou éteint, selon sa cuisine. […] Tout ça,
c’est du vulgaire, diront les intellectuels fatigués. Bien sûr, mais pour
la société il vaut mieux avoir affaire à des « vulgaires » de bon sens qu’à
des polytechniciens « abrutis » par les mathématiques !

Mais la vulgarisation du poujadisme oblige, justement, son principal


héraut à affiner son discours, en comptant les intellectuels prolétarisés

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Désunion française 245

au nombre des victimes de la modernisation économique, qu’il prétend


désormais rassembler.
Deux publications à vocation théorique marquent ce tournant : une
autobiographie significativement intitulée J’ai choisi le combat, et un
périodique, Fraternité française. Textes émaillés de citations littéraires,
où Corneille, Balzac et Hugo rivalisent avec les références terriennes.
Non content de mythifier ses origines paysannes, Poujade met les
classiques au service de la recomposition biographique, dans un encadré
qui rehausse cette citation de Montesquieu : « J’aime les paysans ; ils ne
sont pas assez savants pour raisonner de travers 9. » Fraternité française
n’offre pas seulement une scène au narcissisme de son directeur ; le
journal accueille différents contributeurs issus des milieux maurras-
siens et doriotistes. Parmi eux, Claude Jeantet, fils d’un poète parnassien
proche de Maurras, et Serge Jeanneret, enseignant à l’origine d’un
syndicat d’instituteurs favorable à l’Action française, puis membre du
PPF et vichyste. Dès son premier numéro, Fraternité française s’adresse
conjointement à l’agriculteur, à l’ouvrier et à l’intellectuel dominé « que
les “rastakouères” [sic] préparent dès l’Université à l’abdication ».
D’après Poujade, lequel réactive pour l’occasion un imaginaire qui
court d’Aristophane à Brasillach, le prolétaire intellectuel ne trouvera
sa véritable place dans la société que s’il accompagne le mouvement
de rassemblement engagé par l’UDCA :

[…] sans nous, tu ne serais rien d’autre qu’une machine à penser, qu’un
vulgaire tambour qui résonne, certes, mais qui sous la peau n’a que du
vent. Pour que tu puisses faire rayonner notre pays, pour que ce que tu
veux traduire soit une réalité, il te faut, comme les racines de l’arbre :
aller chercher la substance au cœur même de la nation 10.

Dès ce moment, Poujade pose son entreprise comme une critique de


ceux qui interdisent aux petits de penser pour mieux garder les rênes,
tout en rasseyant sa philosophie anti-intellectualiste sur le principe qu’« il
vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine 11 ».
Les poncifs rhétoriques du pragmatisme – utilité sociale et urgence de
l’action, dévoilement d’une vérité obscurcie – justifient ici un antiparle-
mentarisme rituel, auquel Poujade donne un tour décentralisateur. Fidèle
à la tradition qui a rapproché Proudhon et Maurras, le « mouvement de
Saint-Céré » (la commune natale de Poujade, d’où est partie la révolte
antifiscale) dresse la province contre les intellectuels de la capitale, et les

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246 La haine des clercs

colons algériens contre le gouvernement général qui statue depuis Paris.


Longtemps tacite, la référence à l’organicisme maurrassien s’affirme
à mesure que le poujadisme se politise. Au nom d’une démocratie
directe, il refuse en effet les médiations, qu’elles soient imposées par
l’appareil politique ou le langage, tenus responsables d’une double
crise de la représentation. À la contestation du régime parlementaire
s’articule donc le refus des ficelles rhétoriques que partagent les intel-
lectuels et les politiciens. Coterie paresseuse qui méprise les travail-
leurs qu’elle doit représenter, les élus se disent révolutionnaires, mais
réforment chichement, et toujours aux dépens du peuple. Non seulement
ils craignent ce grand absent, mais ils ont tout intérêt à l’écarter pour
préserver les « gangs », avatar des « castes » et autres « sectes » diabo-
lisées depuis l’affaire Dreyfus.
Fatigué de « la conversation académique et dissolvante » d’« une
poignée d’individus n’ayant aucun rapport avec le sens commun »,
Poujade revendique l’authenticité contre la mise en scène. La crudité de
ses interventions, qui manient l’injure xénophobe et sexuelle (Le Pen,
élu UFF de la Seine, met ses pas dans ceux du maître), nourrit une
vision conspirationniste – parfois inspirée des obstacles semés par des
adversaires inquiets de la progression du populisme. Brave s’adressant
sans masque aux foules, Poujade serait victime d’un complot organisé
pour fragiliser l’Union : on lui refuse des salles louées de longue date, la
presse gagnée au gouvernement le salit… Tantôt c’est l’« académique »
Léon Gingembre – créateur de la Confédération générale du patronat
des petites et moyennes entreprises – qui l’entrave, tantôt les journalistes
malintentionnés font des poujadistes des « ignares » n’ayant « rien de
comparable avec les sommités intellectuelles, sorbonniques, polytech-
niciennes, qui, en plus de vingt siècles firent la France » 12.
Mais l’enthousiasme suscité par Poujade est de courte durée. L’écart
entre les cadres du mouvement et les militants se creuse en effet à
mesure que l’« aristocratie boutiquière 13 » qui tient lieu de doctrinaires
au mouvement montre les mêmes travers que les intellectuels consacrés.
Si bien que les rédacteurs de Fraternité française doivent réaffirmer
sur le papier leur méfiance à l’égard des élites intellectuelles. En 1957,
Notes et essais sur le poujadisme rassemble ainsi une série de textes
mettant au jour les présupposés philosophiques du mouvement : vitalisme,
antirationalisme (Descartes et Durkheim en prennent pour leur garde),
refus de « l’escroquerie des mots 14 », nationalisme terrien. Ces valeurs
sont à nouveau exaltées en 1961, alors que le mouvement s’essouffle.

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Désunion française 247

Pour faire taire ceux qui estiment que le poujadisme est mort, les rédac-
teurs de Fraternité française composent alors Poujade cet inconnu.
Ce manuel de propagande se propose de rétablir la vérité en donnant
à connaître la vie et l’œuvre du chef charismatique, photos à l’appui.
Ce dernier, qui parlerait à tous, est d’emblée opposé à de Gaulle, rencontré
à l’automne 1957. Le général, issu d’une famille de lettrés, lui-même
écrivain à ses heures (le premier tome de ses Mémoires est paru en
1954), y fait figure de « philosophe qui tourne en rond dans le cercle
de ses idées », tandis que Poujade apparaît, lui, en « homme d’action » :

[De Gaulle] ne supporte que l’abstraction, l’idée du peuple humble


et dévoué, telle qu’on la trouvait dans les romans de la comtesse de
Ségur… Pierre Poujade, qui a dû interrompre ses études avant seize
ans pour gagner sa vie, se sent au contraire à son aise avec tous ceux
qu’il approche, dockers ou ambassadeurs. De Gaulle, nourri de culture
classique à un point où cela devient de la déformation, ne connaît la vie
qu’à travers les livres. […] Pierre Poujade, encore qu’il lise beaucoup,
croit essentiellement à l’expérience de la vie, et non à celle des autres 15.

Revenant sur l’ambition théorique des Notes et essais, un autre texte


souligne que leur titre « manifestait clairement l’humilité de la réflexion
qui, honnêtement ne prétend pas, en tant que telle, à l’immortalité et se
veut exclusivement une recherche objective de la vérité ». L’auteur ajoute :

Si l’on pouvait définir le Poujadisme sans l’enfermer en un système


philosophique quelconque, contraire à sa nature même qui est toute
liberté, on le qualifierait de nouvel humanisme. […] Si le Mouvement
n’est pas que réactions désordonnées il ne faudrait pas conclure non
plus […] qu’il tend à s’intellectualiser à outrance, et perdre par là toute
prise sur le réel 16.

Après le vote de l’état d’urgence et le rappel des réservistes, la


répression fait rage. En septembre 1955, le journaliste Robert Barrat est
emprisonné pour avoir interviewé des maquisards algériens ; en avril
de l’année suivante, son confrère Claude Bourdet, ancien membre du
Conseil national de la Résistance qui avait reconnu l’existence d’une
« Gestapo d’Algérie », est à son tour arrêté pour un éditorial publié
dans l’hebdomadaire qu’il codirige, France Observateur 17. La réponse
du gouvernement ne se fait pas attendre. Maurice Bourgès-Maunoury,
ministre de la Défense nationale, lui aussi ancien compagnon de la

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248 La haine des clercs

Libération, porte plainte pour « démoralisation de l’armée ». S’ensuivent


des perquisitions au siège du journal et au domicile des membres de
la rédaction. Bourdet est emmené à la Santé, puis à Fresnes, mais vite
libéré sur l’intervention de Guy Mollet, qui ignorait qu’il avait été arrêté.
C’est assez pour qu’Henri-Irénée Marrou (1904-1977), professeur
d’histoire ancienne en Sorbonne, s’indigne dans un quotidien national,
Le Monde. Il offre ainsi une audience inédite au débat sur la répression.
Ce contributeur d’Esprit, qui avait signé l’« Appel des intellec-
tuels pour la paix en Algérie », dénonce le 5 avril 1956 les « moyens
infects que sont les camps de concentration, la torture et la répression
collective » – « honte pour le pays de la Révolution française et de
Dreyfus » – en croyant, en patriote républicain, en « simple citoyen
que sa conscience tourmente », mais aussi en pédagogue. Éminent
spécialiste du christianisme africain des origines, auteur d’une histoire
de l’éducation sous l’Antiquité, Marrou engageait déjà ses étudiants
à résister pendant l’Occupation ; cette fois, il s’adresse « à tous ceux
qui, comme [lui] professeur, sont des éducateurs, qui, comme [lui],
ont des enfants et des petits-enfants ». Cela lui vaut une descente de
police : le 10 avril, son domicile est fouillé « dans le cadre d’une infor-
mation générale contre X » pour « participation à des entreprises de
démoralisation de l’armée 18 ». La DST retourne sa bibliothèque et son
bureau, dans l’espoir de mettre la main sur de supposées sources… En
vain. Le lendemain, Hubert Beuve-Méry, directeur du journal qui avait
accueilli la tribune incriminée, s’insurge de cette indigne perquisition.
Le ministre Bourgès-Maunoury répond en deux fois ; dans la presse
régionale, il attaque d’abord Marrou : « Quand je vois que M. Marrou
a parlé de “moyens infects”, déclare-t-il dans La Dépêche du Midi du
14 avril, je dis que pas un seul soldat ne peut admettre cette imputation
dans sa généralité. […] On ne saurait tolérer que des dizaines de jeunes
Français partent là-bas, nantis d’un viatique aussi pernicieux, par ces
destructeurs installés dans le confort de leur conscience peu informée. »
Quelques jours plus tard, railleur, c’est Le Monde qu’il choisit pour
moucher son directeur. Il feint alors de regretter « que du désordre ait
été provoqué dans les papiers du cher professeur Marrou 19 ». Expression
rien moins qu’anodine : elle apparaissait dans un inédit de Péguy,
que les éditions Gallimard avaient publié en 1955 20, et marquera les
esprits au point d’être régulièrement reprise jusqu’à nos jours 21. En
renvoyant les intellectuels à leurs terrains d’étude, le socialiste Bourgès-
Maunoury rompt violemment avec la tradition dreyfusarde, et réaffirme

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Désunion française 249

sa propre autorité avec celle des professionnels de la politique. Pour la


première fois, l’anti-intellectualisme s’exprime ouvertement depuis le
sommet de l’État.
Le 10 mai, plusieurs enseignants, parmi lesquels Jean Gaudemet,
Charles-André Jullien, Édouard Perroy et Étiemble dénoncent la morgue
du ministre. Mais tous les professeurs de Sorbonne ne font pas bloc
derrière leurs collègues outragés. Dans Le Monde du 23 mai 1956, certains
soutiennent au contraire la politique gouvernementale 22. Ces dissen-
sions se font sentir au sein même des rassemblements académiques. Fin
juin, Marrou, qui avait dénoncé dans Témoignage chrétien une « chasse
aux sorcières 23 », voit son exposé âprement contredit par ses pairs, lors
du symposium sur « le classicisme et le déclin culturel dans l’histoire
de l’Islam » organisé à Bordeaux. Georges-Henri Bousquet, professeur
de droit musulman à Alger, maquille à peine sous des réticences métho-
dologiques le caractère politique de ses attaques :

[…] je n’ai trouvé dans la communication de notre collègue rien de ce


qui aurait pu éclairer au point de vue comparatif notre problème, à savoir
« pourquoi la civilisation musulmane s’est-elle figée ? » 24.

Des tensions se font également jour dans les facultés algériennes.


À l’incitation d’une association fasciste, l’AGE, de jeunes gens inves-
tissent le cours de Mandouze munis d’une corde qui lui est destinée.
Seule la réaction des étudiants de l’UGEMA, pourtant moins nombreux
que les agresseurs, lui permet d’échapper à la mort. Cet autre spécia-
liste de saint Augustin, qui avait affiché ses sympathies indépendan-
tistes lors du meeting qui s’était tenu au lendemain de la nomination de
Guy Mollet comme président du Conseil, est contraint de demander sa
mutation en métropole. Peu après avoir quitté l’Algérie, Mandouze est
inculpé pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État, complot, trahison.
Après un passage rue des Saussaies, dans un ancien centre de la Gestapo
devenu le siège de la DST, il est détenu à la Santé, où se trouvent
plusieurs militants du Front de libération nationale, dont Ahmed Ben
Bella. Mauriac, Massignon, Marrou et Domenach montent un comité
de défense qui arrache la libération de Mandouze un peu plus d’un mois
après son incarcération.
Ce sont pourtant les intellectuels que le socialiste Robert Lacoste,
proche de Bourgès-Maunoury, accuse de fomenter le chaos lors d’un
banquet organisé à Alger par diverses associations d’anciens combattants

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250 La haine des clercs

métropolitains le 7 juillet 1957. Dans le discours qu’il prononce, le


gouverneur général de l’Algérie garantit l’intégrité du territoire, n’en
déplaise aux donneurs de leçons. Ayant rendu les « exhibitionnistes du
cœur et de l’intelligence qui montèrent la campagne contre les tortures »
« responsables de la résurgence du terrorisme, qui a fait à Alger, [l]es
jours [précédents], vingt morts et cent cinquante blessés », il répond au
sénateur américain J. F. Kennedy, alors président de la sous-commission
pour les affaires de l’ONU. Ce dernier, qui appelait à œuvrer pour
l’autodétermination algérienne, avait cité Messali Hadj. Craignant que
l’internationalisation du conflit n’ait pour la France des conséquences
diplomatiques et économiques, Lacoste choisit l’offensive :

Que tous viennent comparer les réalités algériennes aux abstractions


parisiennes. Monsieur Kennedy, venez en Algérie, nous vous attendons.
Vous verrez ce que vous voulez voir. Venez et cessez de parler comme
un sourd et un aveugle dont la religion est faite 25.

Les délégués mandatés par les associations d’anciens combattants


applaudissent.
Le conflit algérien ravive la polarisation symbolique entre les figures
de l’intellectuel et du soldat, au point que le « dialogue 26 » semble impos-
sible, ce que regrette Pierre-Henri Simon dans un article d’octobre 1958.
Sans doute a-t-il à l’esprit la journée du 13 mai 1958, qui a précipité
la chute de la IVe République. Ce jour-là, alors qu’anciens combat-
tants et tenants de l’Algérie française invitent à manifester à Alger en
réaction à l’exécution de trois militaires par le FLN et à la mise en place
de ce qu’ils considèrent comme un « gouvernement d’abandon », des
haut-parleurs lancent :

Les vrais assassins […] ne sont pas les rebelles. Ce sont les intellec-
tuels et les politiciens français qui, depuis toujours, ont soutenu la cause
des tueurs 27.

Après le coup d’État du 13 mai, dans la crainte d’une prise de pouvoir


durable des militaires, L’Express, hebdo « intello » « à la mode » 28,
commande au jeune Siné une caricature des « paras ». Les responsables
du journal ignorent que l’artiste, venu au dessin satirique par antimilita-
risme (les injures qu’il avait réservées à ses supérieurs lui avaient valu
de passer l’essentiel de son service au trou), soutient clandestinement

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Désunion française 251

le FLN. La figure du para-boucher se fait obsédante dans les planches


hebdomadaires où Siné croque avec un humour acide les agissements
des parachutistes 29. Des militaires identifiables à leurs accessoires
(béret ou képi, treillis ou bras de chemise, armes) posent vêtus d’un
tablier maculé, face à une ou plusieurs victimes suspendues à un croc.
Ici, une femme portant un bonnet phrygien, qu’on imagine allégorie de
la République ; là, des corps acéphales dont des panonceaux indiquent
la provenance. Cette dernière configuration est déclinée en une série
d’images datant vraisemblablement des années 1960. On y retrouve le
guerrier fier de fournir de la viande humaine, qu’elle soit de « bicot »,
« chinetoque », « coco » ou de « civil haché ». Les variantes signalent
qu’un sort aussi peu enviable est réservé aux intellectuels, dûment natura-
lisés pour l’occasion. Dans une version qui semble antérieure, l’offre de
la semaine porte sur les « INTELLECTUELS DE GAUCHE HACHÉ
[sic] 6NF » ; deux carcasses humaines pendent devant des morceaux de
« crouïa » et de « bicot » ficelés à la manière d’un rôti. Seul le visage
du militaire apparaît, barré d’un large sourire. La dénonciation naît ici
de l’effacement des traits des victimes, alors que la version en couleur
confronte le spectateur aux têtes décapitées d’un « juif », d’un « bicot »
et d’un « intellectuel » 30. Bravache et goguenard, leur bourreau tient un
couteau qui goutte encore.

La question

Les témoignages de plusieurs appelés laissent entendre que, dans


ces années, les gradés continuent de se méfier de ceux qui, parmi leurs
hommes, écrivent plus que de raison, s’isolent pour lire ou méditer ;
ils gardent notamment à l’œil les instituteurs – profession où les idées
pacifistes ont depuis longtemps trouvé un terreau favorable 31.
La centrale pénitentiaire de Berrouaghia, à une centaine de kilomètres
au sud d’Alger, accueille les intellectuels que leur engagement assimile
« aux “durs” du FLN ». Leur est appliqué un supplice atroce, que décrit
l’organe du Front, El Moudjahid, en juillet 1959. La brochure La
Gangrène, saisie par le gouvernement, inclut quant à elle le récit des
sévices infligés en plein Paris à cinq militants du FLN 32 dont Benaïssa
Souami, étudiant en sciences politiques. Arrêté dans la nuit du 4 décembre
1958, il est transporté dans les locaux de la DST, où, avant de le torturer,
on lui lance : « Tu vas cracher tout ce que tu as dans le ventre, intellectuel

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252 La haine des clercs

de mon cul. » Abd-el-Kader Belhadj, étudiant lui aussi, est accueilli par
des policiers qui s’amusent à faire du stylo un outil de torture 33. Alors
qu’il apporte des papiers d’identité à son frère, Djamal Amrani, dont le
père a bravement combattu pour la France pendant la Seconde Guerre
mondiale, est arrêté dans la rue pendant la grève générale de 1957,
en pleine loi martiale. Dès qu’il arrive à la villa Sésini, un adjudant
reconnaît en lui un « étudiant » (il a en effet entamé avant la grève des
études de sciences expérimentales). Le 5 février 1957, un lieutenant – qui
le nomme « l’intellectuel de la bande » – lui broie l’annulaire droit pendant
qu’il l’interroge sur ce qu’ont écrit Montaigne et Montesquieu. Il lui
fait égrener la bibliographie du baron de La Brède jusqu’à De l’esprit
des lois. Après quoi il lance : « L’Esprit des lois, tu ferais bien de le
connaître un peu mieux. Déshabille-toi » 34, et le soumet au supplice de
l’électricité. À la souffrance physique s’ajoute un profond boulever-
sement psychologique lorsque le tortionnaire se convertit en exami-
nateur sadique qui détourne les mots et les références. Il brouille ainsi les
partages habituels, puisqu’il endosse à la fois le rôle du militaire brutal
et celui de l’intellectuel en surplomb, qui pose les questions/soumet à
la question. Dans cet exercice d’humiliation, D. Amrani, qui a étudié
l’humanisme et les Lumières au lycée Bugeaud, est sommé de justifier
son statut de bachelier. Son bourreau supporte mal, sans doute, qu’un
indigène ait pu avoir un tel parcours ; il compte bien lui montrer de quel
côté sont l’autorité et la culture. Même juste, la réponse se retourne
contre son auteur : lui qui pensait que la connaissance l’émanciperait
se trouve tourmenté par elle, au pays des Lumières. Le lieutenant sait
peut-être que les nationalistes algériens invoquent Montesquieu pour
dénoncer la politique française 35. Il n’ignore pas en tout cas que De
l’esprit des lois conçoit chaque législation en lien avec des conditions
géographiques et historiques précises – ce qui, à ses yeux, autorise la
torture des populations colonisées si elles se rebellent. Il espère bien faire
sentir à D. Amrani ce qu’est « L’Esprit des lois » (ici sans italique, parce
qu’il désigne l’esprit plus que la lettre, c’est-à-dire l’interprétation du
tortionnaire). La référence aux Lumières se charge d’une ironie sinistre
quand on se souvient qu’un Jaucourt, à l’entrée « Question (Procédure
criminelle) » de l’Encyclopédie, jugeait la torture contraire à l’humanité.
Ces témoignages, qui seront repris en 1960 dans La Pacification et
Le Témoin, s’ajoutent à celui qu’Henri Alleg a consigné dans La Question
(1958), livre lui aussi interdit en France. Alleg, arrêté juste après son
ami Maurice Audin – assistant en mathématiques à l’université d’Alger,

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Désunion française 253

disparu le 11 juin 1957 alors qu’il avait été arrêté par les parachutistes –,
y rapporte sa rencontre avec le capitaine René Faulques. Ayant envoyé
valser les lunettes de sa victime, le redoutable tortionnaire de la villa
Sésini se contente finalement de cracher son fiel sur « les écrivains,
les peintres communistes ou libéraux et les intellectuels en général »,
« avec beaucoup d’ignorance et une telle haine qu’elle transform[e] les
expressions de son visage, très mobile, en autant de rictus ». Ailleurs,
Alleg relate comment un para, voyant qu’il tenait bon, lui a « dit ironi-
quement, alors qu[’il] étai[t] encore incapable de [s]e lever : “C’est
dommage, tu aurais pu en raconter des choses, de quoi faire un gros
bouquin !” » 36. Une manière de discréditer à la fois les pratiques intellec-
tuelles et les pratiques de résistance, comme dans le supplice du stylo.
Les bourreaux se qualifient eux-mêmes de « spécialistes » ; par
sarcasme, le mot est parfois lancé au visage des intellectuels, cette
autre catégorie de spécialistes (n’est-ce pas ainsi que Staline les avait
désignés au moment des purges ?). Moussa Khebaïli, étudiant à l’École
des travaux publics, brutalisé lui aussi à la DST, a le courage de répondre
aux hommes qui lui demandent s’il sait où il est : « Chez les “intellec-
tuels” 37 » ; il renverse donc l’offense en jouant à son tour de l’ironie.
« Intellectuels » fonctionne en effet ici comme un synonyme implicite
de « spécialistes » ; il signale le détournement linguistique opéré par les
autorités françaises pendant la « pacification ».
À l’automne 1960, nouveau tour d’écrou : saisies, arrestations, annu­­
lation de sursis d’incorporation pour études. Tandis que se tient le procès
des soutiens du FLN rassemblés en réseau autour du philosophe Francis
Jeanson, gérant des Temps modernes, les manifestants défilant sur les
Champs-Élysées appellent à fusiller Sartre. Le gouvernement engage
une information contre X, inculpe une trentaine de personnes (l’une
d’elles est arrêtée), révoque et suspend des professeurs après la publi-
cation d’une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre
d’Algérie », bientôt surnommée « Manifeste des 121 » en référence au
nombre des premiers signataires. Cette mise en accusation globale, qui
rappelle les grandes heures de l’affaire Dreyfus, est le résultat d’arbi-
trages internes qui n’ont pas convaincu tous les intellectuels opposés
à la répression (s’en dissocient les compagnons d’Esprit, ou ceux
d’Arguments, qui préfèrent se dire « philosophes » plutôt qu’« intel-
lectuels »). Leurs adversaires réagissent sur le même mode, en signant
dans Le Monde et Le Figaro un contre-manifeste. Les Hussards et Jules
Romains – veut-il faire oublier qu’il incarnait le « mauvais maître » sous

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254 La haine des clercs

l’Occupation ? – figurent en bonne place parmi ceux qui refusent aux


« 121 » le titre de « représentants de l’intelligence française ». Les organes
qui ont relayé le « Manifeste des 121 » – Témoignages et documents,
Vérité Liberté, La Vérité des travailleurs, La Voix communiste – sont
saisis ; en solidarité avec les signataires inquiétés, des stations de radio
se mobilisent ; des enseignants se mettent en grève 38.
Le « Manifeste des 121 » marque le repositionnement des intellectuels
de gauche hors du socialisme gouvernemental et de la tutelle commu-
niste récemment dénoncée par Raymond Aron dans L’Opium des intel-
lectuels (1955). Pour Maurice Nadeau, critique, éditeur, animateur de
revue, résistant et ancien trotskiste qui avait alerté sur les crimes staliniens,
ce manifeste ouvre la voie à un « parti intellectuel » autonome, c’est-
à-dire non partisan et disposant de ses propres moyens de pression. Dans
Les Lettres nouvelles, organe qu’il a fondé et dont la plupart des contri-
buteurs comptent parmi les « 121 » (lui-même fait partie des inculpés),
Nadeau redonne à la formule péguyenne une valence positive. Il s’en
explique dans plusieurs éditoriaux de la revue, où l’œuvre de Péguy avait
été commentée 39. Nadeau se réjouit que dans différents pays d’Europe
et d’Amérique des intellectuels aient – sans toujours prendre position
dans l’affaire algérienne – refusé que leurs confrères soient inquiétés
pour avoir exprimé leur opinion. Réaction où il croit alors discerner
la promesse d’une Internationale des intellectuels. Dans le numéro de
février 1961 où il donne à lire les textes collectifs de soutien envoyés
de l’étranger, Nadeau rappelle que, depuis l’Antiquité, l’intellectuel
a toujours été objet de défiance, alors même qu’il a si souvent fait
allégeance au pouvoir. L’histoire qu’il brosse met en parallèle l’anti-in-
tellectualisme populaire, en vertu duquel « on fera toujours rire avec les
histoires du savant Cosinus ou ces habitants de la lune qu’on appelle des
poètes », et la répression officielle, en vigueur aussi bien en URSS qu’en
France ou aux États-Unis. Dans un contexte de guerre froide, la course
aux armements encourage par exemple le gouvernement américain à
« parque[r] […] ses savants derrière des barbelés, comme à El Alamos
[sic] ou à Oak Ridge », et à « interdi[re] à un Robert Oppenheimer »,
le père de la bombe atomique, « de travailler dans sa spécialité en le
privant d’emploi ». Ayant constaté que l’intellectuel dreyfusard est
« appelé à se camoufler ou à disparaître » dans la société contemporaine
dominée par des bataillons « de techniciens, d’ingénieurs, de spécialistes
de toutes sortes qu’utilisent concurremment l’appareil de production,
l’industrie des loisirs, l’Armée », Nadeau invite les intellectuels à se

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Désunion française 255

désolidariser du pouvoir qui les instrumentalise, comme y engage le


sociologue américain Charles Wright Mills, professeur à l’université
Columbia, dans sa lettre à la « Nouvelle Gauche anglaise » 40 – un club
de discussion indépendant.
En 1961, le discours médiatique, jusqu’alors majoritairement acquis
à la cause de l’Algérie française, bascule ; après le putsch des généraux,
étudiants et professeurs, syndicalistes et militants conspuent l’armée.
Marrou, très en verve, fait sensation. Quelques mois plus tard, il est arrêté
après une manifestation. D’autres intellectuels passent, même brièvement,
au commissariat. L’OAS, créée en mai 1961 (quelques mois plus tôt,
Poujade et Le Pen, alors en froid, s’étaient retrouvés dans l’Espagne
franquiste pour la porter sur les fonts baptismaux), multiplie les coups
de force, attaquant des acteurs ou des organes culturels. Mauriac, que
le colonel Trinquier – responsable de l’assassinat de plusieurs milliers de
musulmans pendant la bataille d’Alger – souhaitait supprimer personnel-
lement 41, manque de sauter avec la bombe placée au seuil de sa propriété
en juin 1961. Les colis piégés sont monnaie courante. Beaucoup prennent
l’apparence de livres destinés à des professeurs et portant une fausse
étiquette « Presses universitaires de France »… En Belgique, Georges
Laperche meurt après avoir ouvert un paquet contenant – suprême
ironie – La Pacification. Son collègue Pierre Le Grève a plus de chance.
On soupçonne la « Main rouge », sous laquelle se cache le contre-
espionnage français. De leur côté, les ultras plastiquent librairies et
maisons d’édition anticolonialistes 42. L’activisme de l’OAS ne se fonde
pas pour autant sur un anti-intellectualisme doctrinal : l’organisation
s’appuie sur les cohortes étudiantes, au sein desquelles Pierre Lagail-
larde et Jean-Jacques Susini ont eu des responsabilités ; plusieurs cadres
appartiennent à une élite lettrée (Georges Bidault, agrégé d’histoire,
a été professeur au lycée de Reims puis au lycée Louis-le-Grand de
Paris ; Jacques Soustelle, normalien, agrégé de philosophie, sous-
directeur du musée de l’Homme, directeur de recherches au CNRS).
Au moment où la France retire son armée d’Algérie, Raoul Girardet
(1917-2013) fait paraître dans le journal Combat les textes que réunira
Pour le tombeau d’un capitaine. S’y consolide un anti-intellectualisme
que Girardet, devenu un historien reconnu, ne désavouera pas totalement.
Cet ancien Camelot, ami des Hussards, qui a grandi dans une famille
d’officiers, n’affectera-t-il pas jusqu’au bout d’éprouver un sentiment
« d’extra-territorialité » « dans un milieu qui, sociologiquement et profes-
sionnellement, [était] devenu le [s]ien » ? Dès sa jeunesse, Girardet place

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256 La haine des clercs

sous le patronage de Péguy – qu’il invoque encore vingt-cinq ans plus


tard 43 – l’hommage qu’il rend à André Zwilling, son ami mort au feu en
novembre 1958. Homme de terrain, érudit anticonformiste et frondeur
mû par le frisson, Zwilling fait figure d’intellectuel véritable, comparé
aux « “professeurs” qui écrivent au Monde ». C’est en sa mémoire que
Girardet, dont le nom figure – malgré lui, dira-t-il – parmi les signa-
taires du manifeste opposé aux « 121 », se lance dans une diatribe
contre le « parti intellectuel ». Bien que l’action des « 121 » ait eu peu
d’impact sur le dégagement de la France, Girardet lui attribue une forte
responsabilité dans ce qu’il considère comme une défaite nationale.
Contrairement à d’autres, qui imputent la faute au seul de Gaulle vieil-
lissant, Girardet inculpe l’ensemble des élites (« partis politiques »,
« haute administration », « grandes affaires financières et industrielles »,
« syndicats », quotidiens, « monde des Lettres, de l’Université et de
l’Église »), selon lui plus homogènes et soudées qu’il n’y paraît. En
refusant les concessions qui auraient compromis leurs « privilèges »,
elles auraient fait barrage aux transformations que supposait l’intégration
véritable de l’ensemble des Algériens à la France, et qui aurait donné une
France algérienne pluriraciale, pluriconfessionnelle, pleine d’accents.
Girardet, qui inscrit son engagement pour l’Algérie française dans la
continuité de son expérience de résistant, conteste moins les valeurs
défendues par les intellectuels que le fait qu’ils finissent par les trahir :
les milliers de pieds-noirs obligés de rentrer en métropole voient par
exemple leur liberté contrainte. En promouvant une vision manichéenne
du conflit, les intellectuels compromettraient également la vérité : des
journaux comme Le Monde tairaient ainsi les violences du FLN, tout
en accentuant celles commises par l’armée française : « Le corps torturé
de l’ingénieur Petitjean n’a pas, paraît-il, le même prix que le corps
disparu du professeur Maurice Audin », s’indigne l’auteur. Renversant
la perspective, il fait des tenants de l’Algérie française des révolution-
naires regardant vers l’avenir ; et des intellectuels des « conservat[eurs] »
frileux, incapables de « rompre avec les règlements, les interdits et les
hiérarchies de l’Université napoléonienne » « pour créer des milliers
d’écoles nouvelles, pour assurer la formation technique et sociale des
jeunes masses algériennes ». Un discours qu’à l’OAS bien d’autres
partagent.
Ce n’est pas uniquement parce que Combat s’est distingué par sa
sympathie pour l’OAS (même s’il a ouvert ses colonnes au MNA qu’une
lutte fratricide oppose au FLN) que Girardet lui confie ses articles ; ce

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Désunion française 257

journal revendique une connaissance des enjeux locaux avec laquelle


la grande presse ne peut rivaliser. Or, pour Girardet, l’Algérie pose des
problèmes concrets, à la différence de ceux que consigne « en quelques
formules d’une thématique abstraite ou, si l’on préfère, en quelques
schèmes d’une immuable scholastique » « la littérature familière du parti
intellectuel 44 ». Girardet reproduit ici la rhétorique adoptée le 21 décembre
1960 par le colonel Argoud lors du procès des barricades. Dans sa défense,
ce proche du général Massu n’avait en effet cessé d’opposer à l’idéa-
lisme des intellectuels l’expérience du terrain, afin de présenter l’auto-
détermination comme une aberration allant à l’encontre des intérêts de
la population, musulmans compris. L’ensemble de sa déposition, faite à
huis clos devant le tribunal permanent des forces armées, dresse sa propre
conscience des enjeux humains face au « raisonnement abstrait, élaboré
dans un cabinet de travail ou au cours de voyages à la Potemkine » et
aux « formule[s] intellectuelle[s] ». Ayant salué le colonel Gardes, « un
des meilleurs officiers de France, […] non par son intelligence, mais,
ce qui est beaucoup mieux à mon sens, [ajoute-t-il,] par son caractère »,
Argoud relate comment Paul Delouvrier, délégué général chargé de
la « pacification » en Algérie, a tâché de les convaincre tous deux du
bien-fondé de l’autodétermination :

Il nous expliqua, pendant une heure, avec beaucoup de peine, la


raison, à son avis, qui militait pour l’autodétermination. Il s’agissait de
tirer un coup de canon diplomatique pour gagner une bataille straté-
gique à l’ONU. […] Je lui répondis, avec un peu de brutalité, et m’en
excusant auparavant, que ceci me paraissait un argument de professeur
d’histoire, d’intellectuel, très touchant, mais ne correspondant pas,
absolument pas, à la réalité, parce qu’il n’était pas accroché à la
population 45.

Front contre front

Pendant la guerre d’Algérie, les observateurs de gauche comme de


droite constatent l’essor d’une nouvelle élite formée de technocrates et
de hauts fonctionnaires. En affirmant la prééminence de l’exécutif sur
le parlementarisme et en instaurant la fonctionnarisation du politique
pour stabiliser la nouvelle République, le gaullisme favorise la trans-
formation de l’anti-intellectualisme en une critique de l’expertise et

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258 La haine des clercs

de la technocratie. Cette critique, déjà formulée par les poujadistes,


emprunte pourtant à l’anti-intellectualisme traditionnel certains de ses
traits, ainsi qu’en témoigne le discours de Jean-Marie Le Pen. L’ancien
poujadiste mise d’abord sur une prétendue proximité avec les humbles :
pupille de la nation, Le Pen aurait grandi auprès des gens de mer, dont
il affirme conserver l’honnête simplicité. Lorsqu’il évoque ses études
de droit, c’est pour se démarquer des « jeunes travailleurs intellectuels »
« de gauche » comme le normalien Le Roy-Ladurie (son adversaire au
sein du milieu syndical), que les siens trouveraient « un peu cuistres et
rabat-joie ». Il ajoute : « Je crois que nous sommes restés, les uns et les
autres, égaux à nous-mêmes », dans un ouvrage de 1984 qu’il se refuse
à présenter comme « un livre politique, au sens habituel du terme, mûri
par la réflexion, poli et repoli sans cesse ». Les Français d’abord, « rédigé
en un mois dans le hourvari d’une campagne électorale », « garde[rait] le
langage parlé qui est à son origine, la forme familière et approximative
de l’expression directe ». N’était, sans doute, le terme « hourvari 46 » qui
figure dès l’avertissement.
Le passage de témoin entre Giscard d’Estaing et Mitterrand ne
modifie pas substantiellement l’anti-intellectualisme lepéniste : depuis
1955, une « étroite minorité de hauts fonctionnaires, d’enseignants, de
représentants des médias et de dirigeants syndicaux » « sans légitimité
élective » aurait « confisqu[é] » « la démocratie ». L’école, soutenue par
la télévision et la radio, minerait toute opposition véritable en colportant
un « prêt-à-penser 47 » étouffant le débat. On reconnaît ici les arguments
de la Nouvelle Droite, aux prises avec la « pensée unique » et le « terro-
risme intellectuel » 48. Des expressions qu’adoptera Le Pen lorsque, pour
nourrir sa théorie du complot contre le Front national 49, il accusera les
gouvernements successifs, sur quatre décennies. Se poser en prophète lui
conférerait une « lucidité » dont ne peuvent se flatter ceux qu’éblouit la
grande lueur à l’Est. D’amalgame en amalgame (l’intellectuel est néces-
sairement de gauche, à la solde du Parti), Le Pen dévalue l’« universa-
lisme 50 » communiste au motif que, tout en prônant le désintéressement,
ses défenseurs tairaient le totalitarisme, quand ils ne le cautionnent
pas. Partialité qui leur interdit toute prétention à l’universel. Il y a là un
privilège dont le nationaliste espère bien s’arroger le monopole. Car,
à rebours d’une certaine tradition contre-révolutionnaire, Le Pen fait de
l’universalisme la condition historique de la primauté française dans le
concert des nations 51.
La « caste » qu’on nomme, « sans doute par antiphrase, l’intelligentsia »

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Désunion française 259

n’aspirerait donc qu’au profit, quand les « intellectuels » devraient


se faire les « serviteurs du peuple ». Dans la hiérarchie du leader du
Front national, les individus « forgés par la guerre, la prison, éprouvés
par l’adversité […] sont d’une qualité humaine très supérieure » aux
méditatifs qui les traitent de « fascistes ». À l’inverse, on ne trouverait
dans le « million » d’enseignants que des usurpateurs qui, pour préserver
leurs propres prérogatives, entretiennent le naufrage de toute une nation :
leurs rangs grossissent alors qu’il y a « de moins en moins d’enfants »,
« quatre millions d’analphabètes, et plus de 50 % de jeunes inaptes à
une activité professionnelle au sortir de l’école ». Ce discours crépus-
culaire s’articule à une proposition de réforme : « séparer l’École de
l’État » 52 pour la moraliser.
S’il s’atténue considérablement au mitan des années 1980, dès que le
Front national, en mesure de former un groupe parlementaire, accueille
des cadres passés par le GRECE ou le Club de l’Horloge – comme le
polytechnicien Bruno Mégret –, l’anti-intellectualisme subsiste sous
une forme résiduelle à travers la rhétorique anti-Lumières. Les réalités
sociologiques du vote FN contredisent sans doute sa philosophie anti-
intellectualiste, comme elles contredisent son populisme 53 ; mais le
programme élaboré pour la présidentielle de 2007 rappelle que « la
conception mécaniste des rapports sociaux qui prévaut depuis trop
longtemps a consacré le triomphe de l’abstraction, l’élimination de
l’expérience et du multiséculaire “humus humain” », tout en rapportant
cette dernière expression à « Fernand Braudel, historien contemporain »,
présenté pour l’occasion en héritier du contre-révolutionnaire Edmund
Burke. L’ensemble du texte accumule les références savantes, sous la
forme d’un montage de citations. Curieusement, à cette valorisation de
l’expérience succède la dénonciation de l’irresponsabilité d’« “élites” »
qui « se conduisent trop souvent comme si la société n’était qu’un champ
d’expérimentation sans conséquence pour ceux qui la composent » 54.
Hors quelques déclarations tonitruantes 55, l’anti-intellectualisme lepéniste
retrouve les accents fédérateurs de Poujade invitant les « ingénieurs,
cadres, employés, artistes, savants 56 » à rejoindre les autres travail-
leurs. Cet appel corrobore l’ouverture qui accompagne l’institutionna-
lisation du FN depuis 1986. Elle est notamment impulsée par d’anciens
néo-droitistes, lesquels encouragent la fondation du Conseil scientifique
du Front national (1988).
Bien que l’apport des intellectuels au discours du FN s’avère réduit,
« l’analyse du Conseil scientifique [révélant surtout] la force des logiques

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260 La haine des clercs

“ecclésiales” du dispositif de production doctrinale du parti, sur lequel les


dirigeants continuent d’exercer un monopole 57 », le Conseil scientifique
a de quoi parer d’une certaine légitimité le discours xénophobe, voire
raciste du Front national, en lui offrant des cautions institutionnelles.
De quoi, aussi, élargir son audience en vantant tantôt la pratique, tantôt
la théorie. Inaugurant l’un des colloques du Conseil scientifique, Jacques
Robichez, professeur de littérature française en Sorbonne, déclare ainsi
que, dans son désir d’« efficacité pratique » et d’« actualité », l’instance
qu’il dirige « se garde bien de s’adonner à ces ratiocinations nébuleuses
dont s’est moqué Aristophane. […] Il est un organe de réflexion [du]
mouvement, mais d’une réflexion constamment animée par le désir de
participer au combat national » 58.

Alors que la « chasse aux sorcières » bat son plein aux États-Unis
(qu’en 1954, le Sénat ait rappelé à l’ordre Joseph McCarthy n’y a pas
mis un terme), la France exorcise à sa manière sa peur du rouge. Sur fond
de guerre d’indépendance algérienne, menaces de mort, perquisitions,
saisies d’ouvrages, emprisonnements, sévices, assassinats touchent, en
métropole comme dans les colonies, les militants indépendantistes et les
intellectuels qui dénoncent les manœuvres de l’État. Tous ne sont pas
communistes. Tandis que dans l’arène politique Pierre Poujade donne
libre cours à sa haine des élites, les intellectuels essuient une vaste
campagne de répression orchestrée par le gouvernement. L’anti-in-
tellectualisme français atteint alors des sommets de violence. Cette
dernière marque le corps des victimes, celui de la nation, et le discours
de l’extrême droite qui, après la décolonisation, prolongera les combats
en traquant désormais le « terrorisme intellectuel ».

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Chapitre douze

Cueillir les fleurs, jeter les pierres

En 1978, différents protagonistes évoquent publiquement leur parti-


cipation à l’élan révolutionnaire de la décennie antérieure. Parmi eux,
le normalien Benny Lévy (1945-2003), ancien meneur de la Gauche
prolétarienne, organisation maoïste dont il considère a posteriori que
la principale revendication a été « la mort de l’intellectuel ». Si Benny
Lévy, qui jusqu’alors se faisait appeler Pierre Victor, revient sur ce
parcours collectif l’année où la découverte de Levinas modifie sa
trajectoire politique, ce n’est pas par nostalgie commémorative, mais
parce que l’actualité exige de désigner dans la « nouvelle philosophie »
et l’« autonomie » contemporaines autre chose que les héritières du
mouvement auquel il a participé. Le lancement d’un « cercle socratique »
conçu comme un espace de réflexion lui offre l’occasion de rappeler
dans quelle conjoncture spécifique (crise de l’enseignement, méfiance
à l’égard du livre, primat de l’action sur la théorie) s’étaient inscrites
les revendications et les actions des groupes révolutionnaires auxquels
il avait appartenu : l’Union des jeunesses communistes marxistes-
léninistes, puis la Gauche prolétarienne. L’orateur, qui s’exprime à la
fois en son nom propre et en représentant d’une génération, reconnaît
ainsi l’apport de « trois grandes idées formées dans la décennie passée :
1) L’idée de servir, la torsion éthique de l’intellectuel – servir le peuple –,
le moment de l’établissement. 2) L’idée que “ça parle” : concasser les
langues de bois et faire surgir de ce concassage “de la parole” ; le moment
du 22 mars. 3) L’ouverture des portes, le moment Lip ». Mais il juge
que, dans les faits, ces trois principes n’ont pas permis d’accomplir
le programme qu’il soutenait, à savoir « sortir de l’académie […] sans
sortir de l’enseignement ». Parce que ce programme reste à accomplir,
le groupe de parole devant lequel Benny Lévy intervient s’est placé
sous le patronage de Socrate.
Si Platon fait couramment figure de repoussoir dans le discours
anti-intellectualiste, la référence à Socrate a de quoi surprendre, quand

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262 La haine des clercs

on sait les griefs que retiennent contre lui plusieurs théoriciens révolu-
tionnaires, dont Sorel et Berth. Benny Lévy admet le caractère quelque
peu « ironiqu[e] » de ce patronage. Il le justifie toutefois par l’action
pédagogique du philosophe et son goût du dialogue comme ouverture
à l’autre. De ce point de vue, remarque-t-il, la maïeutique socratique
a souvent été mal comprise, puisque « “[c]onnais-toi toi-même” […]
a fini par signifier “rentre en toi-même” ». Dûment réhabilité, Socrate
apparaît comme un « amoureux du savoir » partagé, qui invite Benny
Lévy à nuancer ses anciennes positions :

[…] je suis pour qu’à nouveau il y ait de la philosophie si l’on entend


par là amour de la connaissance, et non identité avec le Savoir absolu
qui est le fantasme de la tradition occidentale de la philosophie. Pour
la résurrection de l’intellectuel pour autant qu’il reste fidèle à son statut
de personne déplacée, à son apatridie foncière, à l’exode 1.

Sur un mode quasi prophétique, le locuteur désigne ici comme point


d’origine des pratiques fondatrices d’un nouvel être au monde : choix
volontaire du travail ouvrier ou paysan, mise en place de dispositifs
d’éducation alternatifs, libération des corps. Autant de pratiques qu’ar-
ticulent des discours dont le vocabulaire, les références et les arguments
font écho aux différentes traditions anti-intellectualistes, à un moment
où l’intellectuel occupe une place paradoxale.
Les mobilisations qui ont entouré la guerre d’indépendance algérienne
lui ont certes conféré une visibilité accrue ; mais les universitaires
subissent la concurrence médiatique des technocrates et des experts
au moment même où l’Alma mater traverse une crise qu’amplifient
les tentatives de réforme du gouvernement. Dans une société en pleine
mutation, l’accroissement massif du nombre d’étudiants (notamment
des effectifs issus des classes moyennes et populaires) suscite une
double critique de l’Université, accusée tantôt de perpétuer les inéga-
lités, faute d’être assez démocratique ; tantôt de l’être trop, et de niveler
par le bas. Comme jadis, la surproduction de diplômés inquiète les uns
et les autres. Émergent ainsi deux types d’anti-intellectualisme : chez
les anarchistes, les maoïstes ou les situationnistes, il prend une forme
contestataire. Articulé aux mots d’ordre antiautoritaires (refus des
hiérarchies et des médiations) et à la célébration du désir, il condamne
l’Université comme institution (fabrique de cadres, d’intellectuels et
de déclassés) et comme structure (concentration des étudiants dans

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 263

des locaux inadaptés) ; son personnel (professeurs, étudiants et autres


complices du système) ; ses méthodes et ses contenus (cours magis-
traux, examens et concours, spécialisation, mandarinat). La résistance à
l’aliénation et à la répression passe en effet par l’ancrage des pratiques
sociales dans la vie et la valorisation de l’expérience, de l’imaginaire
et de la créativité. Elle combine au procès des figures d’autorité un
discours anti-institutionnel ; une critique de la métaphysique et de la
raison comme instruments de domination ; une esthétique du combat
(lutte des classes, fascination pour la violence révolutionnaire et les
avant-gardes artistiques). À ce discours circonscrit au temps des luttes,
qu’affiches, communiqués, manifestes, tracs et graffitis fixent avant que
les acteurs ne le commentent rétrospectivement, s’oppose l’anti-intel-
lectualisme des adversaires de l’insurrection. Leurs griefs, exprimés à
chaud dans la presse ou dans des essais, alimentent jusqu’à nos jours
le réquisitoire contre ce qu’on a appelé, dans un raccourci spécieux, la
« pensée 68 2 », accusée d’avoir promu une forme de nihilisme avec
la complicité de plusieurs intellectuels. Les discours et les pratiques
auxquels Mai 68 donne une visibilité inédite n’émergent pas sponta-
nément à cette occasion, et ne disparaissent pas lorsque sont décro-
chées les affiches qui disaient « merde aux mandarins ». Ils préexistent
souvent à l’événement (c’est le cas du phénomène d’établissement) et
lui survivent parfois (ainsi de l’action directe ou du retour à la terre 3).

La voie chinoise

L’appel à l’établissement en usine ou à la campagne a en effet été


lancé par Mao Zedong une décennie plus tôt, le 12 mars 1957, pendant
la conférence nationale du Parti communiste chinois dédiée au travail
de propagande. Appuyant l’exaltation du parler imagé sur le potentiel
métaphorique de la langue chinoise, le président avait alors invité les
intellectuels à « descendre de cheval » pour « cueillir les fleurs », autrement
dit à abandonner leur position de surplomb pour se colleter avec le réel.
Une recommandation plus impérieuse qu’il n’y paraît, dans un pays où
les intellectuels ont subi plusieurs campagnes répressives. Le pouvoir,
qui contrôle la presse, l’édition, l’enseignement et la production artis-
tique depuis l’opération de « réforme de la pensée » (sixiang gaizao) mise
en place au printemps 1951, garde un œil sur les lettrés, soupçonnés au
même titre que les élites financières et politiques traditionnelles d’être

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264 La haine des clercs

des éléments réactionnaires et nuisibles. C’est parce que les « scribes


instruits » (che) 4 occupent une place centrale dans la Chine ancienne
qu’ils suscitent très tôt la défiance ; déjà relégués « au neuvième échelon
de la hiérarchie sociale, entre les filles publiques et les mendiants »
au xive siècle, sous la dynastie mongole des Yuan, les intellectuels et
leur descendance sont assignés pendant la Révolution culturelle à « la
neuvième catégorie puante (chou jiu lei) derrière les capitalistes, les
traîtres et les agents secrets » 5 – catégorie sujette à un étroit contrôle
social, dans le contexte de guerre des classes que suppose pour Mao la
dictature du prolétariat.
Ancien bibliothécaire qui n’a pas dépassé le collège, Mao ne pardonne
pas les velléités critiques de certains intellectuels. Comme s’il trans-
formait en doctrine son propre ressentiment, il offre un terrible exutoire
à la jeunesse des écoles, asphyxiée par les restrictions que le régime
lui-même imposait. Le 13 février 1964, lors d’une réunion d’appareil
sur l’éducation, Mao discrédite les enseignants incapables de capter
l’attention de leur public, et, sous le prétexte d’insuffler un peu de
« vie 6 » et de santé, justifie qu’on dorme pendant les leçons et qu’on
triche aux examens (il finira d’ailleurs par les abolir). Ces propos, relayés
par voie officielle jusque dans les classes, vont légitimer des exactions
de plus en plus graves. Lorsque, fin mai 1966, le pouvoir suspend les
cours pour permettre à la jeunesse de participer à la Révolution cultu-
relle, ce qui relevait du charivari (les professeurs se voient imposer
le règlement rigide auquel étaient soumis leurs élèves) prend un tour
sinistre. Se multiplient pendant l’été les outrages publics et les sévices
(on bat des intellectuels, leur fait porter une pancarte infamante et un
bonnet d’âne), les dégradations (on ravage leurs domiciles en toute
impunité – les adresses ont été fournies aux lycéens et étudiants promus
Gardes rouges), les autodafés (on brûle tout document jugé contre-
révolutionnaire 7) et les meurtres collectifs (on arrange le « suicide » de
centaines d’intellectuels et d’artistes – au moins deux cents professeurs
dans la seule ville de Pékin).
L’horreur culmine en juin-juillet 1968. À l’heure où le graffiti « Mangez
vos professeurs 8 » se répand dans plusieurs villes françaises à la faveur
d’événements dont les mots d’ordre n’excèdent pas tous l’insurrection
poétique, les intellectuels chinois sont victimes d’actes d’anthropophagie
répétés. Une enquête réalisée beaucoup plus tard révélera comment, le
18 juin 1968, dans un lycée du district de Wuxuan, une enseignante a
été dévorée par plusieurs dizaines d’élèves, avant que des villageois

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 265

ne réservent le même sort, le 21 juin, à un élève du même lycée, qui


avait été tué par des enfants. Quelques jours après, on compte dans
la région plus de cent vingt meurtres cannibalesques ; le phénomène
s’étend aux districts limitrophes : le 1er juillet, le proviseur adjoint du
lycée de Tongling est assassiné ; son corps sera dévoré le lendemain.
Jacques Andrieu, qui rappelle ces faits, souligne les spécificités de ce
dernier crime, où la consommation différée du cadavre semble encou-
ragée par la récitation de phrases de Mao. Le caractère fortement symbo-
lique de ces rituels de purgation sociale, qui renversent l’imaginaire du
« vampirisme » capitaliste, autorise le chercheur à imaginer que pût être
convoquée cette citation alors familière : « La Révolution n’est pas un
dîner de gala. Elle n’est pas comme si l’on écrivait un essai littéraire
ou que l’on peignait un tableau ou que l’on brodait une fleur, etc. 9 »
Mao décide finalement que les « jeunes instruits » (zhiqing) ne feront
leur éducation qu’au contact des paysans, comme le prônait depuis
les années 1950 le mouvement shangshan xiaxiang (« grimpons dans les
montagnes, descendons à la campagne »). Le 22 décembre 1968, Le
Quotidien du peuple confirme une mesure annoncée la veille à la radio :
les diplômés ayant fêté leurs quinze ans doivent quitter les villes, et
rejoindre un nouveau foyer.
Alors que les intellectuels chinois subissent dans leur chair les consé-
quences des directives de Mao, son appel à « descendre de cheval » pour
« cueillir les fleurs » suscite dans l’Hexagone l’établissement par vagues
de plusieurs milliers d’individus. Tous ne se réclament pas du maoïsme :
certains ne s’y rattacheront formellement qu’après mai-juin 1968, et les
militants de la Gauche prolétarienne, du Parti communiste marxiste-lé-
niniste français ou de Vive la Révolution ! côtoient des trotskistes et des
non-affiliés. Loin du bureaucratisme, des grands discours et des querelles
de chapelle, les candidats à l’établissement souhaitent retrouver la vigueur
révolutionnaire étouffée par les syndicats qui défendent mollement
les intérêts ouvriers et le Parti communiste français, lequel appelle à
l’union avec la gauche réformiste et courtise le technicien et l’ingénieur.
C’est dans ce contexte de méfiance envers les organisations politiques
et syndicales que s’exprime sous la forme inédite de l’établissement le
refus des médiations, qu’elles relèvent de la démocratie parlementaire,
de la délégation syndicale, des supports ou des institutions culturels.
Les premiers établis sont issus du cercle d’Ulm, créé début 1964 à
l’École normale supérieure par des militants de l’Union des étudiants
communistes. Quelques mois après l’annonce, à l’été 1966, de la Grande

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266 La haine des clercs

Révolution culturelle prolétarienne chinoise, ils ont fondé leur propre


organisation, l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes.
L’ambition théorique des militants, d’abord mus par la volonté d’en revenir
aux fondamentaux du marxisme – sur lesquels le Parti communiste français
n’insistait pas assez à leur goût –, cède finalement la place à une morale
pratique. Tout bascule durant l’été 1967. Tandis que certains se lancent
dans une enquête sur la lutte des classes en milieu ouvrier et paysan,
espérant confronter les données statistiques au travail de terrain – qu’ils
réaliseront pour la plupart, encore étudiants, sur leur lieu de vacances –,
d’autres visitent la Chine. Après ce voyage, devant l’insuffisance des
récits et données collectés en France, l’établissement s’impose progres-
sivement comme la meilleure manière de favoriser la révolution.
Dans une société que polarise la guerre froide, l’UJC (ml) bute
contre le réformisme des Partis communistes français et russe. Pour
retremper le communisme, entravé par le contrôle bureaucratique
et la tutelle de l’appareil – qui médiatise le rapport au peuple –, il ne
s’agit plus de produire un texte collectif sans ressasser les arguments
officiels, ou d’établir une ligne révolutionnaire indépendante, mais de
pénétrer le monde ouvrier et d’y susciter l’émergence de nouvelles
forces. Autrement dit : infiltrer les syndicats, se mêler aux ouvriers et aux
paysans, les sensibiliser aux principes révolutionnaires, former avec eux
des groupes de travail, les accompagner jusqu’à ce qu’ils s’organisent
de manière autonome. Rien de paternaliste, pour qui fait du prolétariat
son éducateur. Les militants pressés de connaître le monde ouvrier de
l’intérieur ont tout à y gagner.
À l’automne 1967, un mois après que le Bureau politique de l’UJC
(ml) a soumis le projet d’établissement, Robert Linhart convainc ses
camarades d’endosser le surtout. Dès ce moment, une quarantaine
de militants, originaires pour certains de milieux bourgeois destinés à
exercer des professions intellectuelles ou technocratiques, se fabriquent
ainsi une vie de nécessité, et de faux certificats de travail. Pour se fondre
dans la masse des travailleurs, ils s’efforcent de maquiller leur passé ;
certains entreprennent même une formation manuelle. Une révolution
intime, d’autant que ces pionniers sont loin d’être tous issus de la classe
ouvrière : si quelques-uns n’ont que le bac, « plus d’un […] sur cinq
(22 %) [a] suivi au moins un an de classe préparatoire aux grandes écoles
(17 % en [a] suivi au moins deux ans) alors qu’on sait qu’en 1970-1971,
7 % des étudiants environ étaient inscrits en classes préparatoires 10 ».
Une forte proportion possède au moins l’équivalent d’une licence. Tels

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 267

s’inscrivent en faux contre un idéal familial ; tels autres le prolongent.


Pas plus que l’hypothèse compensatoire, l’hypothèse expiatoire ne rend
compte de la complexité des situations. Aux moins dotés, l’établissement
propose une échappatoire à la prolétarisation intellectuelle, tout en offrant
généralement un revenu stable ; est-ce à dire qu’ils subvertissent leurs
propres aspirations au statut d’intellectuel par menace du déclassement,
et qu’ils subliment volontairement cette menace par ressentiment ? Se
désolidarisant de leur classe d’origine, qui participe à la domination
capitaliste et coloniale, les « héritiers 11 » fuiraient quant à eux les profes-
sions où l’on vit de l’aliénation des autres, ainsi que la reproduction
sociale dont les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron
ont explicité les mécanismes. Un geste que les acteurs eux-mêmes ont pu
qualifier, rétrospectivement du moins, de « haine de [soi] 12 ». Considéré
sous l’angle des concurrences politiques, l’établissement peut enfin être
perçu comme une réponse à la méfiance dans laquelle le Parti commu-
niste tenait les intellectuels bourgeois. Quoi qu’il en soit, se manifeste
surtout chez les établis la satisfaction d’être maître de sa destinée, le
bonheur de concrétiser ses engagements politiques, voire la conviction
« messianique 13 » que c’est au sein du peuple que se font les apprentis-
sages décisifs. L’établissement est une initiation.
Il y a, dans ce néo-ouvriérisme militant, la volonté de rompre avec
les modèles de l’engagement, au souvenir de l’intervention tardive des
intellectuels dans la résistance antifasciste et la lutte pour l’indépendance
algérienne. Il y a aussi une part de romantisme et de pose. Paradoxa-
lement, la classe ouvrière n’a jamais été aussi idéalisée qu’à l’heure où
s’amorce son déclin. Serge Guillemin raconte que lorsqu’il a adhéré à la
Gauche prolétarienne, en 1970, « dans les rapports amoureux, devenir un
pseudo-prolétaire était aussi valorisant que faire l’ENS [dans les années
1990] 14 ». Les établis s’improvisent donc des dégaines d’ouvriers d’un
autre temps, à faire pouffer de rire leurs compagnons d’usine, renoncent
autant que possible à leurs hobbys culturels, vendent parfois leurs livres
pour financer leur action. Alors que la culture livresque a été détrônée
par l’audiovisuel, ils rejettent ce qu’ils considèrent encore comme le
principal support de la culture bourgeoise. Avec quelque résistance,
parfois. Comme ses camarades, le centralien Jean-Pierre Le Dantec a
espéré en finir avec les médiations :

Nous désirions de toutes nos forces nous baigner dans l’idiotie et geler
complètement notre esprit trop familier des gymnastiques intellectuelles

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268 La haine des clercs

pour que, enfin purifiés, il nous soit donné d’atteindre la transparence


du monde. Nous ne lisions plus rien ; ou plutôt si, nous lisions toujours
le même livre, le même journal, les mêmes phrases sentencieuses, les
mêmes histoires édifiantes.

Mais, dans ses mémoires, il dit avoir été stupéfié qu’à la rédaction
de La Cause du peuple – l’organe de la Gauche prolétarienne, qu’il
dirige à partir de novembre 1968 – un membre ait pu souhaiter que tous
« fa[ssent] de [leur] cerveau une casserole vide ! » 15.

Crève salope

Avant Mai 68, les tenants de l’établissement partagent le « mépris 16 »


de la condition étudiante précocement exprimé par l’Internationale situa-
tionniste. Ce groupe d’avant-garde créé une décennie plus tôt par des
surréalistes marxistes revendique l’abolition de la division sociale du
travail. Dès novembre 1966, le pamphlet De la misère en milieu étudiant
considérée sous ses aspects économique, politique, psycho­logique,
sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier
(10 000 exemplaires s’arrachent en deux mois) a signalé dans la crise
de croissance de l’Université un symptôme de perversion capitaliste, et
articulé le constat de la paupérisation des étudiants à celui de leur apathie,
qualifiée de « ménopause de l’esprit ». Coupable autant que victime s’il
accepte sa situation comme un privilège, l’étudiant participe du système
qui l’opprime : non seulement il sacralise sa condition, la convertissant
en posture « “bohème” », mais il révère ses professeurs et s’invente de
nouveaux maîtres – les apôtres des « ismes » et « les vedettes de l’Inintel-
ligence » : « Althusser – Garaudy – Sartre – Barthes – Picard – Lefebvre 
– Lévi-Strauss. » Qu’importe, tant qu’on s’assure une place au spectacle,
qu’on « préserv[e] son standing culturel ». Cette brochure, qui associe
critique artiste et critique sociale, s’appuie sur des procédés largement
exploités par le discours anti-intellectualiste : désignateurs polémiques
(les « Sorboniqueurs » ; « Bourderon et Passedieu », pour Bourdieu et
Passeron) ; invectives (tous les professeurs « so[nt] des crétins » 17). Elle
circule largement, et contribue à mettre le feu aux poudres, tout comme
ce tract distribué à Bordeaux en avril 1968, qui invite à redonner aux
mots – et aux relations sociales – un sens plein, en répondant « Crève
salope » aux représentants de l’autorité, notamment aux professeurs.

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 269

« Culture » est ainsi redéfini : « merde gargarisée à longueur de temps


par tous les crétins pédants (voir : professeur) ». Le trac se clôt sur cette
déclaration :

Étudiants, vous êtes des cons impuissants (cela nous le savons déjà),
mais vous le resterez tant que vous n’aurez pas : – cassé la gueule à vos
profs ; – enculé tous vos curés ; – foutu le feu à la faculté. NON, Nicolas,
la Commune n’est pas morte.

Renaud en tirera sa première chanson 18.


Lorsque éclate l’insurrection étudiante, elle ambitionne de faire
de l’Université autre chose qu’un lieu d’apprentissage de la docilité :
un espace de contestation sociale permanente. Tandis que certains
rêvent de « brûler la Sorbonne » comme les communards ont incendié
le Palais des Tuileries, d’autres ambitionnent de détruire métaphori-
quement ce qu’elle représente : un enseignement élitiste, autoritaire,
cloisonné, désuet. À l’« Université de classe », ils opposent, reprenant
une formule allemande, une « Université critique » capable d’interroger
ses présupposés et ses pratiques, et de les faire évoluer. Repensés collec-
tivement, le recrutement et la pédagogie devraient permettre une réforme
globale du système d’enseignement en crise. Dans ce dessein, le comité
d’action de Nanterre insiste sur la nécessité d’associer les travailleurs à
la réflexion sur la culture. Pour que cette dernière cesse d’être un moyen
de domination (par la confiscation du savoir et la « diffusion massive
d’une sous-culture dont la fonction, sous couvert de loisirs et de détente,
est de renforcer, loin du lieu et des conditions de travail, l’aliénation du
travailleur 19 »), et devienne un « instrument complémentaire de critique
et de contestation à la disposition de la classe ouvrière », il faut ouvrir
les universités aux travailleurs, contester la division sociale du travail,
intégrer l’enseignement technique et professionnalisant, faire circuler la
parole pour que ceux qui n’y ont pas accès autrement que sur le mode
syndical puissent s’en saisir. Une dynamique à laquelle les enseignants
solidaires sont invités à participer.
Alors « qu’enseignement subit la péjoration attachée aux termes insti-
tutionnels […], le nom d’enseignant est toujours associé aux acteurs
positifs de Mai », remarque Maurice Tournier. C’est ce terme qu’on
rencontre dans la production militante « officielle », les motions et les
appels ; retrouvant le lexique antidreyfusard en même temps que celui
du syndicalisme révolutionnaire, tracts et graffitis épinglent quant à

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270 La haine des clercs

eux les « professeurs » et les « mandarins ». Cette dernière étiquette,


exhumée avec un brin d’ironie par Simone de Beauvoir dans un roman
primé par le Goncourt en 1954, est labellisée par la presse, qui l’oppose
à l’« enragé » 20. « Mandarin », dont l’usage n’est pas exclusivement
polémique dans ces années – y compris dans d’autres langues que le
français (qu’on songe à la définition qu’en donnent Max Weber ou Fritz
Ringer 21) –, se recharge donc en Mai 68 des connotations négatives que
lui avait notamment attachées l’affaire Dreyfus : le mandarin apparaît
non pas comme un humaniste, mais comme un fonctionnaire obtus,
pour qui l’avancement autorise tous les abus.
Sur les murs de l’université de Nanterre, un graffiti réclame la « FIN
du METALANGAGE », sommation qui s’adresse à tous les idéologues,
qu’ils portent ou non la toge. Jacques Guilhaumou a converti ce slogan en
méthode ; il y rattache volontiers les principes qui sont les siens en tant
qu’historien des discours : refus du surplomb, primat accordé à la parole
des acteurs 22. Évoquant son engagement maoïste, le philosophe Jacques
Rancière, qui s’est passionné pour les écritures ouvrières et les pédagogies
émancipatrices, explique pour sa part comment Mai 68 a « rem[is] en
cause la confortable opposition de la science et de l’idéologie » :

Celle-ci fondait le pouvoir des savants sur la supposition que la soumission


avait l’ignorance pour cause et la transmission du savoir pour seul remède.
La leçon de l’événement de Mai et de son effacement même enseignait
que la soumission et la résistance n’avaient d’autre cause qu’elles-
mêmes. Elle obligeait à retourner le jeu, à considérer cette science qui
prétendait guérir l’illusion des masses soumises ou des révoltés naïfs
comme une rationalisation particulière qui avait confisqué les logiques
singulières à l’œuvre dans les formes d’action militante et les mouve-
ments d’émancipation populaire 23.

S’ajoutent à cet héritage un ensemble de références aux différentes


traditions anti-intellectualistes. Certaines, comme la contestation
proudhonienne des partages traditionnels entre le manuel et l’intel-
lectuel ou le refus de la centralisation, innervent le mouvement de
façon souterraine, dans ces années où Georges Gurvitch et Pierre Ansart
revisitent l’œuvre du penseur bisontin 24. D’autres se manifestent plus
explicitement : ainsi de l’analogie avec la Commune, de la référence
à l’illégalisme et au terrorisme anarchistes, ou de l’inspiration avant-
gardiste. Trois « identifiants » auxquels renvoient aussi bien les insurgés
que leurs adversaires. La référence à la Commune, symbole des luttes

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 271

acharnées dans la mémoire militante, fonctionne à plein 25, et la presse


qui fleurit en 1968 comme en 1871 rend hommage à La Rue 26 de
Vallès. L’injonction rimbaldienne à « changer la vie », reprise par les
surréalistes, est aussi exploitée. Le souvenir de la propagande par le
fait reste également vivace, y compris hors des milieux anarchistes
qui raillent le ministre de l’Intérieur Christian Fouchet en lui rappelant
« Vaillant, […] Ravachol et […] la bande à Bonnot 27 ». Les figures
d’anarchistes auxquelles s’arrimaient les premiers emplois du nom
d’intellectuel suscitent la fascination chez une part des militants.
Jeune cinéaste en formation à l’IDHEC, Jacques Kébadian envisage
ainsi de consacrer un film à Émile Henry. Pour les besoins de la réali-
sation, il s’intéresse aux organisations étudiantes. Membre de la Jeunesse
communiste révolutionnaire, séduit par le maoïsme, il adhère aux comités
qui se forment avec les ouvriers lors du mouvement d’occupation des
usines, en 1968. C’est l’année suivante, alors qu’il assiste Robert Bresson
sur un tournage, qu’il jette ses prétentions intellectuelles et artistiques
aux orties, et s’établit dans une usine de Gennevilliers. Devenu militant
de la Gauche prolétarienne, il sera lui-même victime d’une nouvelle loi
scélérate – la loi « anti-casseurs » de 1970. On l’arrêtera alors au motif
qu’il dirigerait une bande armée…
Dans le camp adverse, la référence à l’anarchisme, présenté comme
une doctrine exogène, alimente le fantasme d’une contamination passive,
et justifie le retour à l’ordre : un journaliste de France-Soir estime que les
insurgés de Mai « sont inaccessibles au raisonnement », qu’« ils parlent
un autre langage, […] obéissent à d’autres impulsions, […] appartiennent
à une autre planète, ou du moins à un autre continent que le reste de la
population ». L’esprit de 68 s’abreuverait à des sources antifrançaises :
les philosophies de Nietzsche, Heidegger, ou pire d’un « Allemand qui
vit aux États-Unis » 28 (c’est ainsi que le communiste Georges Marchais
désigne alors Herbert Marcuse).
D’autres références sont mobilisées à la faveur de la redécouverte
de certains corpus, parmi lesquels les cours que Michelet a professés
au Collège de France dans l’effervescence des années 1847-1848,
et l’œuvre de Nizan, que le Parti communiste a mise au rancart. Les
premiers reparaissent significativement après Mai 68, accompagnés
d’une étude où Gaëtan Picon relève tout ce qui, dans les événements de
1968, ne ressortit pas au marxisme. En superposant les revendications
micheletistes à l’actualité, il en dégage le socle : volonté de refonder
l’éducation sur des bases concrètes, critique de l’élitisme esthétique,

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272 La haine des clercs

émergence de la jeunesse comme « classe sociale » portée par « une


conception magique de la parole ». Quoique son « passéisme nationa-
liste » et sa réticence vis-à-vis de la « violence révolutionnaire » 29 le
rendent obsolète, Michelet aurait le premier vu dans l’Histoire « l’esprit
comme praxis ». L’ardeur des étudiants quarante-huitards qu’il décrit
habiterait à nouveau les révoltés de Mai. À moins que ce ne soit celle
des communards…
Depuis l’affaire Dreyfus, Michelet apparaît comme une proto-figure
de l’intellectuel 30. Plutôt que de prendre les armes, il a en effet choisi de
vanter depuis sa chaire « l’alliance des écoles et du peuple, de l’étudiant
et du travailleur », et d’engager à « l’éducation mutuelle de l’ignorant
par le savant, et du savant par l’ignorant ». Sans cela, la France ne conso-
lidera jamais la « communauté de […] pensée » qui fait une nation. À
l’imprimé, objets des espoirs démocratiques, hélas impuissant à unifier la
nation, il préfère le cours, que des exemples concrets, des témoignages,
doivent apparenter à la conversation. Espérer « montrer l’homme » « pour
toute théorie », comme il le prétendait alors qu’il rédigeait Le Peuple, ne
suffit plus. Cet ouvrage, écrit dans une « langue […] abstraite », reste en
effet inaccessible à la majorité des Français. Le trésor de l’« expérience »
appartient pourtant aux gens de bon sens, qu’on dit « ignorant[s] »,
parce qu’ils préfèrent au « syllogisme » « l’induction […], l’exemple
ou la parabole » 31.
Un quart de siècle avant Mai 68, lorsque Roland Barthes découvre
Michelet alors qu’il se trouve dans un sanatorium pour étudiants, il
en fait en quelque sorte une lecture anti-intellectualiste, vidant son
œuvre de sa substance idéologique pour la saisir au prisme du corps.
Paule Petitier l’a rappelé : cette lecture reflète « la situation de Barthes
lui-même. Car le sanatorium ne l’a pas seulement empêché de suivre
le cursus universitaire auquel il se destinait (École normale supérieure,
agrégation), mais il l’a aussi soustrait à la nécessité de faire un choix
dans cette période tragique : engagement ou non dans la Résistance ».
Michelet offre à Barthes « la possibilité d’échapper au moule de la pensée
académique » 32 ; mais c’est en intellectuel que Barthes y échappe. En
1975, revenant sur les attaques qu’il a subies comme tel, il s’éloignera
cette fois (tout en « l’excusa[n]t ») du Michelet qui « s’était déchaîné
contre les intellectuels, les scribes, les clercs, leur assignant la région de
l’infra-sexe : vue petite-bourgeoise qui fait de l’intellectuel, à cause de
son langage, un être désexué c’est-à-dire dévirilisé : l’anti-intellectua-
lisme se démasque comme une protestation de virilité ». Barthes redit

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 273

que, pour lui, l’idée n’est pas dissociable du corps, et même qu’elle est
« jouissance » 33 ; ces lignes, écrites après 68, n’invitent-elles pas à penser
sans entraves – intellectualiste comme anti-intellectualiste ?
Les pamphlets de Nizan connaissent eux aussi une nouvelle jeunesse
à partir des années 1960. Renaissance timide, qu’amorce la réédition
d’Aden Arabie chez Maspero. Le succès du livre, porté par la préface
où Sartre réhabilite son camarade diffamé, ne signifie pas que le public
soit acquis à Nizan. Ni à l’anti-intellectualisme, d’ailleurs ; le discours
anticolonial dont Sartre se fait le porte-voix séduit bien plus. Le jeune
Maspero republie ensuite Les Chiens de garde, qui accompagne la
contestation du système universitaire. La période encourage Maspero
à rééditer ce futur bréviaire des luttes étudiantes. Communiste élevé
dans une famille d’universitaires prestigieux, Maspero est un héritier ;
mais une scolarité chaotique le rend sensible aux Chiens de garde, qui
en « dévalu[ant] la réussite intellectuelle dès lors qu’elle est coupée de
l’action ne p[ouvait] que réévaluer subjectivement “l’action intellec-
tuelle”, même lorsqu’elle prend la forme d’un “commerce” 34 » comme
celui de la librairie. Le texte « suppose, pour être “actualisé” par le
lecteur, une transposition à l’université des années soixante, alors que
l’explosion scolaire n’a pas encore produit ses effets sur l’enseignement
supérieur » ; la greffe prend.
Au sortir du printemps, les revendications anti-intellectualistes
persistent sous la forme d’un ouvriérisme plus ou moins dilué. Sheila
s’enorgueillit de n’être « qu’une petite fille de Français moyen » ; la
chanson signée Georges Aber et Jacques Monty sera l’un des succès
musicaux de l’année 1968. Celle qui interprétait cinq ans plus tôt « L’école
est finie » a changé de look et de ton. Même enveloppée dans un anti-in-
tellectualisme de bon sens, la méfiance envers les pratiques ostentatoires
des élites culturelles ne fait pas de Sheila une pasionaria ; d’aucuns
n’apprécient pas en effet son éloge antibourgeois du travail manuel et
de « l’expérience » qui « vient avec le temps » 35.
De leur côté, les militants de l’UJC (ml) – dissoute en juin 1968 sur
ordre du ministère de l’Intérieur – prolongent leur engagement ouvrié-
riste au sein d’autres formations, dont la Gauche prolétarienne, tout en
se diluant dans la « contre-culture 36 » qui fait l’apologie du désir et qui,
au contact de l’underground, construit un au-delà de la lutte des classes
dans la valorisation d’espaces utopiques. Sont alors exaltées toutes les
marginalités : spatiale (voyage et retour à la terre) ; temporelle (primiti-
visme ou anticipation) ; spirituelle (prise de psychotropes et valorisation

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274 La haine des clercs

des religions exotiques) ; sociale (vie en communauté, union libre). Ces


deux orientations, ouvriériste et utopiste, ont en commun une volonté
d’écoute et de partage. Michel de Certeau 37 a montré comment la prise
de parole est devenue en 68 un enjeu révolutionnaire : autour d’elle se
crée du lien, des communautés se forment là où le cloisonnement hiérar-
chique et la division du travail social isolaient auparavant les individus.
Progressivement, la transmission verticale du savoir cède la place à une
conception interpersonnelle de la communication. Le relatif discrédit jeté
sur la culture écrite s’accompagne donc d’une valorisation de l’oralité
et de la communication non verbale, encouragée par le pragmatisme
américain.
D’abord distants de la mobilisation étudiante, certains anciens de
l’UJC (ml), qui s’étaient rapprochés d’éléments issus du mouvement
du 22 mars, restent sur le terrain. L’opiniâtreté des ouvriers de Sochaux
leur laisse croire que, plus que jamais, « le pouvoir est au bout du fusil »,
et qu’il faut se tenir – selon une formule maoïste – à l’écoute des masses.
À la contestation de la culture lettrée se superpose alors la dénonciation
de l’esprit disciplinaire de l’« Éducastration nationale », mot d’ordre porté
notamment par la Gauche prolétarienne qui, en 1969, incite les lycéens
révoltés à s’établir ou à déménager en milieu ouvrier. La loi « anti-
casseurs » d’avril 1970, qui engage la responsabilité des organisateurs
lorsque des violences perturbent les rassemblements publics, permettra
de faire place nette : Alain Geismar, une des figures emblématiques de
Mai 68, est accusé d’avoir appelé à une manifestation qui a mal tourné,
et d’avoir reconstitué la Gauche prolétarienne dissoute par le gouver-
nement. Lors de son jugement, à la fin du mois d’octobre 1970, l’accusé
associe à son réquisitoire contre la « dictature capitaliste » une propo-
sition de refondation de l’Université, laquelle façonne jusqu’à présent
de « sinistres couillons myopes et trouillards complètement coupés
de la réalité » qui oppriment les prolétaires sous le prétexte qu’ils « ne
sa[vent] rien » et qu’« on pense pour [eux] ». Tel qu’il a été agencé par la
bourgeoisie, le système scolaire a en effet contribué à fonder en nature
une grossière « mystification » : la séparation des activités manuelles et
intellectuelles. En dessinant des convergences entre la jeunesse intellec-
tuelle et les ouvriers, Mai 68 a confirmé la nécessité de mettre conjoin-
tement à bas « le système universitaire et le système despotique dans
l’usine pour briser cette division du travail, pour que la classe ouvrière
puisse exercer sa direction en tout ». Quand bien même l’Université
actuelle accueillerait les prolétaires, elle resterait un « ghetto » où l’on

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 275

forme des suppôts de la bourgeoisie, en aucun cas un espace de « culture


démocratique ». Raison pour laquelle Geismar prône, sur le modèle de
l’autogestion ouvrière des usines, celle des universités. Les nouvelles
structures, vouées à la collectivité plutôt qu’à la réussite des meilleurs,
seront régies par un principe marxiste : « […] il faut éduquer les éduca-
teurs, et ce sont les masses qui dirigeront cette éducation permanente » 38 ;
des travailleurs expérimentés instruiront les jeunes générations dans
une langue accessible ; les programmes, adaptés aux nécessités quoti-
diennes, gagneront en souplesse ; des applications pratiques permettront
de dégager des principes théoriques, dans le double respect du matéria-
lisme historique et des recommandations du président Mao.

Retour de bâton

Finalement peu visible en Mai 68 39, l’intellectuel est privé de voix et


donc d’utilité sociale par l’événement, qui a donné au commun la possi-
bilité de se faire entendre. Ses interventions, plus espacées, se limitent
souvent à la défense des causes humanitaires (famines, génocides,
déplacements de population, guerres). Dans la société médiatique où,
s’il a détrôné l’écrivain, il subit la concurrence des experts 40, l’intel-
lectuel s’exprime donc plus rarement au titre de sa spécialité ; mais il
reste fidèle à l’humanitarisme dreyfusard retrouvé à la faveur des luttes
anti­­coloniales, au point que ressurgisse la critique de l’intellectuel
« droits-de-l’hommiste 41 » formulée en 1906 par Hubert Lagardelle.
Après 1974, date à laquelle la France ratifie tardivement la Convention
européenne des droits de l’homme, les opérations qui bénéficient du
soutien de personnalités médiatiques – notamment d’intellectuels – se
trouvent sous le feu des critiques. Le « procès des droits de l’homme »
est rouvert par une frange de la Nouvelle Droite – laquelle entretient un
rapport complexe à Mai 68 42 – ainsi que par des antidémocrates comme
Polydore Vandromme, dit Pol Vandromme (1927-2009) et Michel-
Georges Berthe, dit Micberth (1945-2013). Le premier, compagnon belge
des Hussards, admirateur de Maurras et bon connaisseur de Rebatet,
Aymé et Nimier, ouvre La France vacharde (1982), le pamphlet où il
pastiche Céline, sur l’évocation de « Sartre le bigleux de l’aquarium…
la chiasse talmudique façon Sollers… le crincrin traviole du Barthes…
la caserne à Lacan avec les mots en gueules de vache… le frou-frou des
dentelles salopées… le mégotage byzantin… la varlope bafouilleuse…

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276 La haine des clercs

le Seuil de la gallimarderie… tous les patois d’enfoirés qui se décom-


posent dans la vaseline », c’est-à-dire sur une charge portée contre
plusieurs des avant-gardes largement formées hors de l’Université,
et désormais consacrées. Le second, psychologue, journaliste, poète et
éditeur qui eut quelques démêlés avec la justice, nie l’égalité des intel-
ligences, et considère que « [s]i la technologie a connu un essor prodi-
gieux, l’intelligence a stagné. Quelle distance sépare Sartre de Platon ?
Infime, pour ne pas dire inexistante 43 ».
En 1988, dans le ballet des hommages et des contre-commémo-
rations, les philosophes Luc Ferry et Alain Renaut publient un essai
qui rend Mai 68 responsable d’une crise de la culture – voire de la
civilisation – dont témoignerait une série de maux sociaux persistants :
rejet de l’autorité, individualisme effréné, esprit de négation, relati-
visme… Parmi les personnalités mises en cause, des intellectuels qu’ils
présentent comme des inspirateurs (Louis Althusser, Jacques Derrida,
Michel Foucault notamment), faute de pouvoir leur imputer une parti-
cipation effective à la révolte 44. Jugés responsables d’avoir encouragé
l’irresponsabilité de toute une génération, les « philosophistes » perpé-
tueraient en fait une manipulation séculaire : leur « culte du paradoxe
et, sinon le refus de la clarté, du moins la revendication insistante de
la complexité » 45 prouveraient que les intellectuels n’ont jamais quitté
les nuées. Placée sous les auspices d’un rationalisme kantien revu pour
la circonstance, la délégitimation des nouveaux intellectuels s’appuie
sur la dénonciation de leur irrationalisme, voire de leur irrationalité. La
tenue philosophique de discours nourris de références à Sade, Nietzsche,
Freud, Heidegger est minorée de façon à les faire passer pour une fumis-
terie. Dans La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration
intellectuelle (2008), Serge Audier montre que L. Ferry et A. Renaut
réagissent en fait à la concurrence que la linguistique, l’anthropologie,
la psychanalyse et la sociologie ont livrée à la discipline philosophique,
dans son lien avec les élites républicaines. Le joli vent de mai a tourné,
et les philosophes tiennent à nouveau le haut du pavé.

Creuset où s’effectue la synthèse des discours et des pratiques anti-


intellectualistes, Mai 68 n’a certes pas instauré un enseignement non
académique ou aboli les hiérarchies entre les intellectuels et les manuels.
Au sortir des luttes, c’est surtout dans l’enceinte rassurante de l’Uni-
versité que s’engage la professionnalisation des formations ; mais elle
passe tantôt pour une dénaturation utilitariste de l’institution, tantôt pour

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Cueillir les fleurs, jeter les pierres 277

un pis-aller. L’expérience de l’établissement se solde aussi par un échec :


renoncer à son identité bourgeoise ne suffit pas à « dépouiller le vieil
homme » et à se fondre dans la masse. Prétendre aiguillonner les travail-
leurs ne signifiait-il pas, de toute façon, cautionner les modes habituels
d’encadrement ? Les conquêtes de Mai 68 apparaîtront sur la durée, la
« fracture culturelle » qu’ouvre l’événement réunissant partisans et adver-
saires de l’autorité dans l’hostilité à l’intellectuel post-soixante-huitard.

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Chapitre treize

Sur un plateau

Au tournant du millénaire, une nouvelle élite « peopolisée » offre


une forte visibilité à un anti-intellectualisme diffus, énoncé au nom
du « peuple », jusqu’au sommet de l’État. Les polémiques sur la fin de
la tradition dreyfusarde ou la dégradation de la production culturelle
mettent simplement en lumière tel ou tel aspect d’une crise qui ne se
limite plus aux secteurs du savoir et de la culture, mais touche l’ensemble
d’une société soumise aux impératifs néolibéraux de concurrence et de
rentabilité. En 2002, lorsque le Front national accède au second tour
de l’élection présidentielle, l’académicien Bertrand Poirot-Delpech,
ancien responsable de la rubrique universitaire au Monde, considère
que l’anti-intellectualisme, qui a pris une forme autorisée depuis que
le FN a devancé le candidat socialiste, menace de remplacer la lutte des
classes 1. Daniel Lindenberg voit quant à lui dans le processus de droiti-
sation à l’œuvre l’aboutissement d’un long travail de sape mené par
différentes personnalités intervenant dans les médias au titre d’intellec-
tuels, mais encourageant la méfiance envers l’universalisme républicain ;
parmi elles, les écrivains Philippe Muray et Michel Houellebecq 2. Pour
d’autres, le barrage opposé au FN a dilué les anciens clivages partisans
et submergé la gauche. Quand des ministres de couleurs opposées
affichent leur mépris de la sociologie et que le discours des hommes
d’État rencontre celui des stars du rap 3, on se demande si l’anti-intel-
lectualisme n’a pas tout nivelé.
Il devient en tout cas une catégorie courante d’appréhension des réalités
sociales, mobilisée aussi bien à propos de la libéralisation du service
public (2004-2009) que de la sécurité (sur ce terrain, le traitement de
la question des banlieues annonce à partir de 2002 celui des attentats).
Les analystes qui s’inquiètent de la banalisation de l’anti-intellectua-
lisme contribuent paradoxalement à le rendre plus tangible : dans la
presse, les noms de Barrès, Péguy, Maurras, Berth, Benda ou Céline
complètent les souvenirs de l’affaire Dreyfus, de la guerre d’Algérie 4 et

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280 La haine des clercs

de Mai 68, point de tension entre la gauche et la droite dans les débats


sur l’École. Roland Barthes, qui a autorisé l’apposition de l’étiquette
poujadiste aux phénomènes culturels 5, reste une référence privilégiée,
qu’on traite de la « contre-philosophie » de Michel Onfray ou des romans
de Katherine Pancol 6.
À l’heure où les médias audiovisuels et les réseaux sociaux tendent
à condenser et à polariser les échanges, auteurs à succès et politiciens
fondent sur l’anti-intellectualisme leurs stratégies de communication. Ils
ne souffrent guère, en réalité, de la concurrence : les technocrates font
rarement dans la politique-spectacle ; les savants déchus de leur prestige
considèrent la visibilité comme une « antivaleur 7 ». Ceux qu’invitent
encore les médias en maîtrisent mal les codes, comparés aux éditorialistes,
consultants et autres fast-thinkers 8. Quant aux quelques personnalités
qui tiennent lieu d’intellectuels, elles n’hésitent pas à tirer sur l’ambu-
lance. Cette hypervisibilité de l’anti-intellectualisme, alors même que
l’intellectuel s’invisibilise, témoigne de l’efficacité des vieilles recettes :
pourquoi les jeter au feu, quand on peut les servir sur un plateau ?

États d’urgence

Le 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen accède au second tour de la prési-


dentielle devant le socialiste Lionel Jospin, alors chef du gouvernement.
Sa défaite passe pour un désaveu des idéologies de gauche portées par les
intellectuels (Jospin a été professeur d’économie) et l’affirmation d’une
tentation populiste (le candidat Front national a débuté en politique aux
côtés de Poujade). Jacques Chirac, qui emporte finalement l’élection, en
prend acte. Si le résultat réalisé par le FN exprime un désir de proximité,
il espère le combler en nommant Premier ministre Jean-Pierre Raffarin,
lequel n’est ni énarque ni universitaire – contrairement à Jospin qu’il
remplace. Ancien publicitaire, Raffarin s’y connaît en communication ;
cet apôtre de la décentralisation se pose en homme de terrain proche
de la « France d’en bas ». Est-ce pour parer toute accusation d’anti-
intellectualisme qu’il nomme ministre de l’Éducation nationale et de
la Recherche le philosophe Luc Ferry, auquel il a emprunté son réqui-
sitoire contre les valeurs soixante-huitardes dans Pour une nouvelle
gouvernance. L’humanisme en actions (2002) ? Il planifie en tout cas
avec lui d’importantes réformes de la fonction publique. Les protesta-
tions qu’elles suscitent au printemps 2003 confirment que, malgré les

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Sur un plateau 281

résultats de la précédente élection présidentielle, les différences parti-


sanes ne se sont pas dissoutes dans l’opposition au FN, et que la gauche
garde des forces.
Alors que la révision de la formation des enseignants du secondaire
ou le projet de loi sur l’autonomie des universités se prêtent à une inter-
prétation anti-intellectualiste, les soutiens du gouvernement retournent
l’accusation, profitant du fait que Luc Ferry, professeur des universités,
a acquis sa notoriété comme philosophe médiatique. Qu’il soit apparenté
à Jules Ferry, promoteur de l’école républicaine, sert également cette
stratégie : la Lettre à tous ceux qui aiment l’école, où il « expliqu[e]
les réformes en cours », prolonge ainsi symboliquement la circulaire
du 17 novembre 1883, dite « Lettre aux instituteurs ». L’évangile de
Luc a peu de chances de connaître pareille postérité : quand il n’a pas
été renvoyé à l’expéditeur, on l’a brûlé en place publique ! C’est assez
pour que Robert Redeker, lui-même professeur de philosophie, invoque
Voltaire et le souvenir des autodafés. Il blâme dans Le Figaro « la
désintellectualisation des professeurs », et transforme la résistance aux
mesures gouvernementales en mépris du livre, « raval[é] […] au grade
de support de documentation et d’information » par des enseignants qui
lui préféreraient les nouvelles technologies. Cette conception utilitaire,
portée par le « pédagogisme » de gauche, dénierait au livre sa première
mission : « la formation de l’âme » 9. Au sein du même quotidien, Joseph
Macé-Scaron discerne dans « les attaques personnelles portées à l’encontre
de Luc Ferry » un « anti-intellectualisme » caractéristique de la tradition
soixante-huitarde, et compare les adversaires du ministre à une « nef des
fous » (expression qui cache peut-être une allusion ironique aux travaux
de Michel Foucault, dont Ferry faisait l’un des maîtres à penser des événe-
ments de Mai). Pour l’éditorialiste, le mouvement social ressortit à une
double culture « de l’excuse [et] du ressentiment » qui « permet de trans-
former la victime en coupable et le coupable en victime ». Ses origines ?
La frustration suscitée par le parcours de Ferry, qui représenterait « une
forme d’excellence […] devenue insupportable à une fraction du corps
professoral. Un corps professoral qui, depuis le sociologue et gourou
Pierre Bourdieu, se vit abusivement comme un tiers état culturel alors
qu’il appartient, par ses privilèges, à la noblesse de cour » 10. Toujours
dans Le Figaro, Ivan Rioufol enfonce le clou : « nouveaux “aristos” »
réfractaires à « l’égalité devant le travail » 11 et au débat, les enseignants
qui manifestent seraient indignes de leurs fonctions.
Mais ces derniers tiennent bon. Ébranlé lorsqu’ils menacent de

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282 La haine des clercs

perturber le baccalauréat, Ferry maintient le cap, avec l’aide de Raffarin.


À l’automne, alors que Time demande au Premier ministre ce qu’il pense
du livre La France qui tombe, celui-ci fustige tous ceux qui, comme
Nicolas Baverez, adoptent le point de vue de Sirius : « Les intellec-
tuels français, déclare-t-il, sont comme le bouchon d’une bouteille de
champagne, jugeant sa qualité du haut de la bouteille. Or, il faut faire
sauter le bouchon pour goûter le champagne 12. »
C’est sur cette toile de fond qu’en 2004, un mois et demi avant
les élections régionales, une pétition dénonce les manœuvres d’un
État menant « la guerre à l’intelligence ». Ébauché en novembre 2003
pendant l’université d’automne de la Ligue des droits de l’homme, où
la philosophe Marie-José Mondzain est revenue sur l’exaspération des
intermittents du spectacle, l’appel a été lancé par trois journalistes
des Inrockuptibles et un ancien collaborateur – Sylvain Bourmeau, Jade
Lindgaard, Jean-Max Colard, Nicolas Demorand. Transmis par courrier
électronique le 9 février, il est accueilli le 18 dans les colonnes des
Inrockuptibles, puis relayé par une multitude de sites Internet. L’opé-
ration confirme, avec la puissance mobilisatrice des pétitions, celle des
nouveaux moyens de communication : des 100 000 signatures recueillies,
un cinquième ont été réunies en trois jours.
Cette fois encore, il s’agit de prouver que la défaite du Parti socia-
liste n’a pas scellé la mort de la gauche : dans un contexte de crise du
service public, la protestation prend la forme d’une défense du « lien
social » affranchie de tout « mouvement d’humeur corporatiste ». L’anti-
libéralisme s’y articule à une valorisation de la pensée critique, le texte
s’organisant en plaidoyer pour la « complexité », contre le manichéisme
étatique et l’argument populiste du « bon sens » qui préserverait de
s’informer auprès des spécialistes. Singulièrement, c’est la lutte contre le
« nouvel anti-intellectualisme d’État » qui fédère les différents combats :
ayant rappelé comment ce dernier avait pu se cacher sous une prétendue
défense de la culture, l’argumentaire expose le mécontentement des
« professions intellectuelles » entendues au sens large (magistrats, ensei-
gnants, chercheurs, intermittents du spectacle…) face aux restrictions
budgétaires engagées par Jean-Pierre Raffarin.
Les chercheurs, d’ordinaire assez discrets, ont dès le 7 janvier réclamé
un réajustement du financement de leurs travaux via la pétition « Sauvons
la recherche ! », qu’avaient signée plus de 40 000 scientifiques, très
largement soutenus par l’opinion d’après les sondages. Ils s’inquiètent
en effet de la précarisation de leur métier, alors que 550 postes statutaires

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Sur un plateau 283

sont remplacés par des contrats à durée déterminée. Outrés par une mesure
qui bride le rayonnement international de tout un secteur en fragilisant
un corps, les directeurs des laboratoires publics démissionnent massi-
vement le 9 mars. De leur côté, les intermittents du spectacle réagissent
à la négociation, le 27 juin, d’une réforme de leur assurance-chômage,
qui condamne un tiers d’entre eux à la radiation. Ils se disent prêts à
interrompre les festivals estivaux.
Autant d’opérations destinées à se faire entendre d’un gouvernement
qui fait la sourde oreille, alors qu’il a épaulé buralistes et restaurateurs
en débloquant un milliard d’euros pour combler la diminution du chiffre
d’affaires sur la vente des cigarettes, et en baissant la TVA des restau-
rants à 5 %. Le 19 février 2004, Raffarin donne sa « Réponse à “l’appel
contre la guerre à l’intelligence” : l’immobilisme n’est pas une solution ! »
sur le site du club de réflexion « Dialogue et initiatives », geste destiné
à réduire la mobilisation à un épiphénomène parisien. Il adapte à cette
occasion la formule giscardienne qui avait mis la gauche mitterran-
dienne au tapis (« vous n’avez pas le monopole du cœur »), en accusant
les signataires dudit appel de se réserver le « monopole de l’intelli-
gence ». Le coup porte 13. Deux semaines plus tard, s’autorisant de son
expérience d’ancien ministre des Petites et Moyennes Entreprises, du
Commerce et de l’Artisanat, il clôture la convention de la Fédération
française du bâtiment en louant la « conscience intellectuelle et [la]
capacité cérébrale » des travailleurs de pointe, affirmant que « l’intel-
ligence de la main » « n’a pas de complexe à avoir, […] parce qu’elle
communique directement avec le cœur » 14.
Qu’on monopolise l’intelligence fâche toujours autant, à gauche
comme à droite ; pendant plusieurs mois, la contre-offensive à l’appel
des Inrockuptibles témoigne de cet agacement, et révèle la labilité de
débats où les adversaires se rejettent les mêmes griefs. Le rédacteur en
chef d’Alternatives économiques reproche aux signataires de faire le jeu
de leurs adversaires, en favorisant le « poujadisme 15 ». Le député UMP
Renaud Donnedieu de Vabres les accuse à son tour d’encourager le Front
national. On crie à l’électoralisation du débat. Coiffée de chapeaux réduc-
teurs, exploitant une éloquence que certains qualifient de « pompière »,
la pétition « contre la guerre à l’intelligence » paraît aussi simplificatrice
que le discours qu’elle dénonce, ne serait-ce que parce qu’elle prétend
les « intelligents » marginalisés, sans interroger leur contribution à « la
réussite politique et journalistique du discours néolibéral, [ou] le bilan
des hommes politiques “intelligents” jadis au pouvoir 16 ».

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284 La haine des clercs

Luc Ferry et Philippe Muray tentent de délégitimer la pétition, mode


d’intervention privilégié des intellectuels depuis le xixe siècle : le premier
moque « les momifiés de la pétition 17 » ; le second, détournant un titre
de Kafka, « la colonie pétitionnaire 18 ». Lui qui s’en était déjà pris aux
nouveaux Sartre – « Tout, en vérité, a fini par regarder l’intellectuel
de l’intellecture (et d’ailleurs il adore ça, être regardé, surtout par le
public) 19 », écrivait-il en 2003, détournant narquoisement la définition
sartrienne de l’intellectuel (celui « qui se mêle de ce qui ne le regarde
pas 20 ») – reste célinien pour railler le « Conseil supérieur de la matière
grise, ministère des Hémisphères, Sacré Collège de l’encéphale »,
« le menuet des intelligents, la bourrée des frustrés, le grand opéra de
l’amertume culturelle ». En adversaire de la société du spectacle, Muray
serait-il prêt à revenir à l’ancien régime – avant Mai 68 ? Imaginerait-il
les « artistocrates » à la lanterne ? Il dénonce en tout cas dès mars 2004
la « haute noblesse de ce temps », qui s’autodéclarerait « intelligent[e] »
pour protéger ses « privilèges ». Bien des intéressés « œuvrent dans
le département art et culture » et estimeraient devoir pour cette tâche
« être subventionné[s] sans condition ». Ces éternels révoltés saisiraient
n’importe quel prétexte pour puiser dans les deniers publics. Faisant feu
de tout bois, ils n’hésiteraient pas à recourir au pathétique, aux « stéréo-
types », à l’« amalgamisme » pour diaboliser leur adversaire et « rendre
la réalité contemporaine (certes chaotique, mais d’une tout autre façon)
encore plus inintelligible » 21. Car, bien qu’exclusivement concentrés sur
leur soif de célébrité médiatique, ils s’érigent en justiciers universels.
Plus étonnamment, PLPL, « bimensuel sardonique contre les organes
du spectacle et de l’ordre mondial capitaliste », se réclame du Bourdieu
de Sur la télévision pour articuler le débat à la dénonciation de l’hypo-
crisie des « bobos 22 » captifs des médias. Rappelant que la bannière de
l’intelligence n’a pas été brandie qu’à gauche, les rédacteurs égratignent,
à travers les porteurs de l’appel publié dans Les Inrockuptibles, la face
mondaine et bien-pensante d’un journalisme gagné aux professions
intellectuelles qui lui servent de relais. En assistant de faux parias, Le
Monde, Libération, L’Humanité, Télérama s’attireraient les bonnes
grâces du public dont dépendent leurs chiffres, tout en conservant le
financement des prétendus ennemis de l’intelligence.
La pétition contre « La guerre à l’intelligence » marque assurément
un temps fort dans l’histoire de l’anti-intellectualisme, en dénonçant un
discours et des pratiques qui émanent du sommet de l’État, notamment
par la voix de ses ministres. Cet « anti-intellectualisme d’État » peine

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Sur un plateau 285

cependant à s’incarner : si la presse relaie la politique de proximité


élaborée par Raffarin, ce dernier sait se tenir à distance des caméras.
Nicolas Sarkozy, président de l’UMP et ministre de l’Intérieur dans le
gouvernement suivant, endosse plus volontiers le rôle de chef charis-
matique, et multiplie les déclarations tonitruantes. Lorsqu’il s’alarme
qu’« un sadique ou un imbécile 23 » ait mis La Princesse de Clèves au
programme du concours d’attaché d’administration, on croirait entendre le
Poujade de Fraternité française, engageant l’intellectuel à se rapprocher
des paysans et des ouvriers afin de prouver qu’il n’est pas « un fou ou
un sadique » travaillant à écraser les autres 24. Rassembler : c’est aussi
l’ambition de Sarkozy, qui vise l’Élysée. Pour cela, l’ancien maire de
Neuilly tâche de faire oublier ses fréquentations en promettant son
soutien aux ouvriers, artisans et paysans dont la « culture » est menacée,
puis en l’élargissant « à tous ceux qui aiment leur métier, qui en sont
fiers 25 », professions libérales et fonctionnaires compris. Il prépare
ainsi l’annonce de son paquet fiscal, camouflé sous une loi « en faveur
du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat » dont différentes mesures
doivent amortir le coût. C’est au cours d’un débat où il présente l’une
d’entre elles – la TVA sociale – que, le 21 juin 2007, celui qui occupe
désormais le fauteuil présidentiel se flatte publiquement de ne pas être
un intellectuel. Le chef de l’État ne délègue plus, comme précédemment,
ce type de déclarations.
Un cap est donc franchi : Sarkozy convertit en ethos une rhétorique
qui ne s’exprimait que de façon circonstantielle, et lui offre une légitimité
et une visibilité supplémentaire. Il ratisse large, dénonçant la dévalo-
risation du travail, le recul de l’autorité et le triomphe de la « culture
de l’excuse » – ce qui séduit la droite anti-68 –, tout en assumant son
populisme dans des émissions aux allures de shows. En coulisses, une
équipe bien rodée ménage des garde-fous, afin de prévenir toute dérive
poujadiste : aux termes d’« intellectuel » et de « technocrate », Sarkozy
et ses collaborateurs préfèrent celui d’« expert » – historiquement moins
marqué –, mais maintiennent une ambiguïté dans l’usage de ces diffé-
rents vocables, tantôt utilisés comme synonymes, tantôt dissociés.
Emmanuelle Mignon, ancien major de l’ENA et directrice de cabinet
du président – dont elle a rédigé certains discours –, est toujours prête à
corriger le tir. Elle affirme par exemple que Sarkozy « préfère nettement
l’écrit[,] lit beaucoup », et que s’il monopolise la parole durant les
réunions d’experts, c’est par simple maladresse 26.
L’assurance de Sarkozy face à « ceux qui se disent “intellectuels” 27»

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286 La haine des clercs

compense symboliquement le fait qu’il ne sort pas des grandes écoles


où est formée la majorité des dirigeants de notre pays, lui qui est devenu
avocat au terme d’un parcours scolaire sans éclat (redoublement en
sixième, baccalauréat obtenu au rattrapage). Convertissant cet écart
en atout, Sarkozy se targue de renverser les hiérarchies traditionnelles.
Quel moment plus opportun, pour l’afficher, que l’allocution en l’honneur
des Meilleurs Ouvriers de France, qui se prête à l’exaltation du travail
manuel – n’est-ce pas à cette occasion que Raffarin avait déclaré « l’intel-
ligence de la main […] aussi forte que l’intelligence de l’esprit 28 » ? Dans
sa propre intervention (31 janvier 2008), Sarkozy dresse le Palais de
l’Élysée face à la Sorbonne, où les lauréats ont été honorés la veille. Il
se dissocie en outre de Xavier Darcos, présent dans la salle, moyennant
une pointe narcissique : Darcos incarne « l’excellence académique »,
mais c’est lui le président ! Le cloisonnement topographique matérialise
l’antagonisme entre le(s) « savoir(s) abstrait(s) » et le savoir-faire artisanal
(le singulier sert ici l’essentialisation). Préalable à une déclaration brutale :
si « dans le manuel, il y a de la réflexion, ce n’est pas forcément vrai
à l’inverse ». Cette défense du travail artisanal s’articule chez Sarkozy
à la revalorisation du patrimoine terrien. L’imaginaire de l’enraci-
nement alimente opportunément, en effet, une vision organique de
la nation :

[…] si la société française ne comptait que sur l’excellence académique,


les savoirs abstraits, pour affronter la compétition mondiale, et si elle
ne comptait que sur eux pour garantir, à l’intérieur de nos frontières,
la qualité du lien social, elle se condamnerait, la France, elle-même à
l’impuissance. Au fond, elle se mutilerait 29.

Peu après cette cérémonie, Sarkozy montre du doigt une organi-


sation scolaire qui cherche « simplement à fabriquer de belles machines
intellectuelles ». Et il se félicite que les programmes de mathématiques,
revus à son initiative, s’appuient sur « la résolution de problèmes tirés
de la vie courante » 30. Un souhait exprimé dès 2006, date à partir de
laquelle sont fréquemment dénoncés les programmes des concours,
la « pression des examens », « la surcharge des emplois du temps » 31.
Parallèlement, le politique qui mouille le maillot exprime sa volonté
de développer la pratique scolaire du sport 32. Afin de rendre le savoir
accessible à la majorité, il réclame un enseignement « plus vivant, plus
concret », fondé sur « l’observation », « l’expérimentation » plutôt que « la

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Sur un plateau 287

doctrine », « la théorie », « l’abstraction ». L’école pourra ainsi renouer


avec la « tradition française de la pensée claire » 33. Celle-là même que
vantait en 1988 celui qui deviendra le conseiller spécial de Sarkozy :
Henri Guaino.
L’anti-intellectualisme sarkozien explicite celui de Guaino, au prix
d’un paradoxe : assurer tourner le dos à l’académisme et à la tradition,
tout en convoquant l’imaginaire nationaliste et en respectant les normes
rhétoriques du discours (cadences, anaphores, rythme ternaire, emploi
du subjonctif imparfait). Car Guaino connaît ses classiques. De Barrès,
il retient la nécessité de « faire des hommes libres, des hommes vraiment
libres, des hommes qui pensent par eux-mêmes 34 ». Plus d’une inter-
vention de Sarkozy – pour spontanée qu’elle paraisse – porte la trace
du Barrès antidreyfusard ; comment ne pas l’entendre lorsque, le 21 juin
2007, le jeune président s’exclame sur un plateau : « Je ne suis pas un
théoricien. Oh, je ne suis pas un intellectuel ! Je suis quelqu’un de
concret 35 » ? Guaino, qu’ont élevé une grand-mère et une mère femme
de ménage, s’identifie surtout à Péguy. Il déplore « la dégradation de
la politique en gestion ». Depuis la Belle Époque, les données ont
changé, pas le lexique ; face au « démantèlement de l’État par ceux-là
mêmes qui sont chargés de le servir », Guaino parle encore de refonder
la culture au moyen d’une « politique de civilisation ». Nul doute, pour
lui, que « la grande bataille du xxie siècle sera la bataille de l’intelli-
gence ». Qu’entend-il par là ? Tout en se réclamant de Descartes, Guaino
se méfie du rationalisme statistique, et donne dans la pseudo-anthro-
pologie plutôt que dans la sociologie. À grand renfort de pathos : « J’ai
beaucoup appris dans les cabinets ministériels, quand j’étais commis-
saire au Plan, quand j’étais dans les cercles de pouvoir. J’ai beaucoup
appris aussi dans la queue des Assedic. En haut on voit les statistiques
et les “fondamentaux” de l’économie. En bas on croise le regard des
chômeurs… » La rhétorique qui oppose le haut au bas, les ténèbres
à la lumière a fait ses preuves. Dans ce plaidoyer pour la « pensée
claire » mise à mal par la « pensée unique », le recours au sentiment,
à l’« héritage » et à l’« inconscient » corrige constamment l’appel à la
raison. Le lexique maurrassien épouse ici celui de la Nouvelle Droite.
Par haine du « cartésianisme » (élargi aux Lumières, à la République),
l’élite a sapé l’État démocratique. Cette crise, Mai 68 – engloutissant
l’« esprit de géométrie » avec les arguties de ses philosophes – n’en est
qu’un symptôme : « La complexité est à l’élite ce que le positivisme était
aux républicains opportunistes de 1880. » Symbole de cette dérive, jadis

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288 La haine des clercs

dénoncée sous le nom de byzantinisme ou de chinoiseries, la passion


contemporaine du « réseau » 36, qui noie l’identité avec l’intelligence.
Bien que Sarkozy ne cesse de réaffirmer l’unité du système éducatif
français, son éloge apparent des maîtres dissimule sa défiance à l’égard des
enseignants du supérieur, qui forment des votants. Une mystique de l’édu-
cation primaire confirme son désir de réenracinement, tout en affichant
son républicanisme. C’est l’école communale de la IIIe République,
ancrée dans un terroir, celle qui « permit à Albert Camus de poursuivre
ses études 37 », qu’on loue, captant au passage une imagerie attachée à
la gauche. De manière encore plus affirmée que Luc Ferry, le Sarkozy
de la « Lettre aux éducateurs » s’inscrit dans la lignée du promoteur du
civisme scolaire (et de la colonisation « civilisatrice »). Les enseignants
du supérieur ne bénéficient pas d’autant de considération, surtout s’ils
appartiennent à des branches jugées non rentables – les lettres, les arts,
les sciences humaines et sociales, notamment. Juste avant le premier tour
de la présidentielle, le futur élu l’avait annoncé : il souhaitait « davantage
d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathéma-
tiques, dans les sciences économiques », car « le contribuable n’a pas
forcément à payer [les] études de littérature ancienne si au bout il y a
1 000 étudiants pour deux places » 38. C’est sous son mandat que les
projets de libéralisation de l’Université amorcés depuis les accords de
Bologne se concrétisent sous la forme de la loi LRU. Adoptée pendant
l’été, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités entraîne
entre 2007 et 2009 l’un des plus vastes mouvements de contestation
depuis la seconde massification des publics scolaires. Sous prétexte
d’efficacité et d’excellence (meilleure insertion professionnelle des
étudiants, engagements financiers, mise aux normes internationales), la
loi LRU institutionnalise « une division pathogène du travail 39 » à l’œuvre
depuis plusieurs années (elle ménage en effet trois ordres possédant
leur hiérarchie implicite : au sommet, les gestionnaires ; au centre, les
chercheurs d’envergure ; à la base, les enseignants).
C’est dans un climat très tendu que Sarkozy légitime l’application de
la loi LRU. Pendant l’université du MEDEF, il dissimule son anti-intellec-
tualisme sous une défense de la production et de la création : l’éducation
et la recherche françaises devront être orientées vers des applications
pratiques car, « si nous perdons la bataille de l’intelligence alors nous
perdrons la bataille économique », autant dire « tout » 40 (en 1998, Guaino
ne s’exprimait pas autrement). À son propre goût de l’action et de la
prise de risque, Sarkozy oppose l’« immobilisme » et le « confort » des

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Sur un plateau 289

enseignants et des chercheurs hexagonaux. Le 22 janvier 2009, ce lieu


commun est énoncé en guise de vœux aux présidents d’universités, direc-
teurs d’organismes de recherche et de grandes écoles pendant un discours
où, drapé dans son « bon sens », Sarkozy multiplie les provocations et
les contrevérités 41. Ce discours supposé lancer une stratégie nationale
de recherche et d’innovation épouse en fait une rhétorique du constat
qui culmine lorsque, alléguant que les chercheurs français publient peu
au regard des moyens qui leur sont accordés, l’orateur déclare :

Évidemment, si l’on ne veut pas voir cela, je vous remercie d’être venu,
il y a de la lumière, c’est chauffé… On peut continuer, on peut écrire.
C’est une réalité et si la réalité est désagréable, ce n’est pas désagréable
parce que je le dis, c’est désagréable parce qu’elle est la réalité, c’est
quand même ça qu’il faut voir. Arrêtez de considérer comme sacrilège
celui qui dit une chose et voir si c’est la réalité [sic]. C’est la réalité
qu’il faut contester dans ce cas-là 42.

Comme pour s’incarner, cette langue scande le mot « réalité »,


l’adverbe « franchement », au mépris des règles de l’éloquence. En
février 2010, le député socialiste François Loncle, s’inquiétant des incor-
rections langagières du président, demande à Luc Chatel, alors ministre
de l’Éducation, de prendre des mesures contre une attitude préjudiciable
« à la culture de notre pays et à sa réputation dans le monde ». Après
des mois d’attente, une réponse personnelle lui indique que les simpli-
fications opérées par le chef de l’État ne relèvent pas d’un manque de
soin, mais d’un souci aigu de la communication :

[…] en ces temps de complexité et de difficulté, le Président de la


République parle clair et vrai, refusant un style amphigourique et les
circonvolutions syntaxiques qui perdent l’auditeur et le citoyen. Juger
de son expression en puriste, c’est donc non seulement lui intenter un
injuste procès, mais aussi ignorer son sens de la proximité 43.

Ne nous y trompons pas : l’argument du bon sens, comme celui de


la clarté, relève de l’idéologie. Ils sont modulables, Sarkozy avançant
tantôt sa proximité avec le « peuple », dont il faudrait épauler la compré-
hension, tantôt son intransigeance envers ce même « peuple », dont il juge
certains actes inexplicables. Ainsi quand la jeunesse en colère incendie
une bibliothèque et une école maternelle à Villiers-le-Bel, après que deux
adolescents ont trouvé la mort dans la collision de leur moto avec un

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290 La haine des clercs

véhicule de police. Bien que tous les locaux attaqués ne représentent pas
l’autorité de l’État ou du savoir, plusieurs commentateurs rapportent cet
acte à une forme d’anti-intellectualisme qui prospérerait dans les milieux
populaires, notamment en banlieue, chez les descendants d’immigrés.
Sans cacher leur malaise face à la destruction des symboles de la mérito-
cratie, la journaliste Caroline Fourest et Safia Lebdi, cofondatrice des
Insoumis-es – qui se présente comme une association féministe antira-
ciste de terrain –, estiment que l’anti-intellectualisme n’est pas de ce côté
du périphérique. Elles s’indignent qu’un président qui « veut supprimer
des dizaines de milliers de postes d’enseignants alors qu’il faudrait en
embaucher pour faire baisser le nombre d’élèves par classe dans les
quartiers populaires… Pour les accompagner et leur redonner ce goût
de l’école que certains ont perdu et font même flamber » considère que
réfléchir aux causes de cette violence revienne à « expliquer l’inexpli-
cable » et « excuser l’inexcusable » 44. Sarkozy, friand de ces tautologies
qui dispensent d’argumenter, n’est certes pas le premier à incriminer la
« culture de l’excuse » ; cette expression attestée depuis près de quinze
ans dans le discours politico-médiatique français revient massivement
depuis la présidentielle de 2002 45. Sarkozy l’a d’ailleurs déjà utilisée à
propos d’autres émeutes urbaines lorsqu’il était ministre de l’Intérieur.
À chaque pic sécuritaire, elle accompagne la dénonciation de la
sociologie et de ceux qui la pratiquent. Ce discours ne s’apparente que de
loin à l’antisociologisme qu’ont professé, au tournant du xixe siècle ou
dans l’entre-deux-guerres, des individus d’horizons politiques contrastés
(Sorel, Lasserre, Mgr Simon Deploige), et qui a été notamment diffusé
par des normaliens (Nizan, Brasillach, Sartre) de formation philoso-
phique – cette discipline supportant mal la concurrence de la science
sociale. Bien établie désormais à l’Université, la sociologie est attaquée
pour la prétendue hégémonie intellectuelle qu’elle aurait acquise après
Mai 68. Fin 2015, dans un pays en état d’urgence après qu’une seconde
vague d’attentats terroristes a touché Paris, un Premier ministre socia-
liste s’en prend à elle. S’accommodant d’une rhétorique éprouvée à
droite dans les interventions sur les banlieues, Manuel Valls refuse
d’« expliquer » le jihadisme, sous le prétexte que ce serait « déjà vouloir
un peu excuser » l’inexcusable. Il lie ainsi implicitement le terrorisme
à la délinquance suburbaine. D’aucuns ont observé que son antisocio-
logisme tardif prenait le contre-pied de déclarations qu’il avait faites
après les premiers attentats, ce qui suggérerait de sa part une forme
d’opportunisme, voire d’électoralisme 46. Quoi qu’il en soit, le chef du

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Sur un plateau 291

gouvernement avance un argument que ceux qu’il dit combattre n’auraient


peut-être pas récusé : Daech n’a-t-il pas revendiqué la deuxième vague
de violences dans un communiqué rythmé par un chant appelant au
meurtre sans « plus de polémique ni de philosophie 47 » ?
Les propos tenus par Valls le 9 janvier 2016 pendant l’hommage aux
victimes de la prise d’otages ayant eu lieu un an plus tôt dans un magasin
Hyper Cacher confirment une position assumée devant l’Assemblée et
le Sénat les 25 et 26 novembre 2015. L’Association française de socio-
logie et l’Association des sociologues enseignants du supérieur puis,
lorsque Valls récidive, Nilüfer Göle, Farhad Khosrokhavar, Geoffroy de
Lagasnerie et Bernard Lahire 48 y réagissent. Les déclarations polémiques
du Premier ministre coïncident peu ou prou avec la mise sous presse d’un
essai-manifeste, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue
« culture de l’excuse » 49. B. Lahire y explique comment l’argument de
l’« excuse sociologique » a permis de substituer à la réflexion collective
sur la causalité (notamment les déterminismes sociaux) un discours
d’accusation des individus (supposés pleinement responsables, au nom
d’une liberté abstraite), et d’incriminer les sociologues en « rabat[tant]
la science sur le droit ». Pour lui, « on peut, d’une part, chercher à
comprendre et, d’autre part, penser qu’il faut juger et punir » 50. Qui, des
sociologues réalisant des enquêtes, ou de leurs détracteurs plaquant sur
des réalités sociales complexes une morale manichéenne, se complaît
finalement dans l’abstraction ?

Bourdieu dans les cordes ?

Les adversaires de la sociologie lui reprochent aussi son omniprésence


médiatique. Ce grief, repris après les attentats par l’ancien directeur de
Charlie Hebdo 51, a souvent été formulé contre Pierre Bourdieu (1930-
2002). Deux ans après sa mort, les initiateurs de la pétition contre la
guerre à l’intelligence sont encore associés à cette figure majeure de
l’engagement à gauche. Bourdieu, couramment présenté comme un
« gourou 52 », est attaqué en tant qu’intellectuel. Mais lui qui n’a cessé
de dénoncer l’anti-intellectualisme est parfois considéré comme l’un
de ses représentants, pour avoir osé une « critique de la raison théorique »,
dénoncé la « monopolisation de l’universel » et n’avoir occulté ni la
violence propre au champ intellectuel ni le « racisme de l’intelligence » 53.
Dans la dernière décennie de sa carrière, où l’auteur des Héritiers et

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292 La haine des clercs

d’Homo academicus multiplie les interventions publiques, sa propension


à une forme d’agit-prop a pu être interprétée, lorsqu’elle était dirigée
contre des collègues, comme un glissement du discours savant vers la
polémique anti-intellectualiste. En fait – Johann Defer l’a bien montré –,
la polémique est chez Bourdieu un mode d’intervention scientifique qui
répond à des exigences épistémologiques et politiques. « “[D]éseuphé-
miser” la langue scientifique, qui tend à occulter les instances du jugement
institutionnel 54 » en est une.
Au terme du documentaire que Pierre Carles consacre à Bourdieu,
une scène illustre les rapports de force complexes dans lesquels il
pouvait être pris. Lors d’une conférence à Mantes-la-Jolie en 1999,
Bourdieu est molesté par des habitants du Val Fourré – notamment par
plusieurs acteurs locaux, la plupart d’origine maghrébine. Sceptiques
face à la capacité des intellectuels à analyser la situation des banlieues,
ils tiennent les sociologues pour des conseillers du prince, des observa-
teurs qui ne peuvent pas comprendre des réalités sociales auxquelles ils
sont extérieurs, des pédants incapables même d’adapter leur discours
au profane. Dès que le micro circule, un militant associatif, respon-
sable d’une salle de boxe, donne le ton : il n’est pas venu pour un
débat intellectuel, mais pour une confrontation physique avec un repré-
sentant de ces sociologues qui prétendent faire du terrain, sans rien y
connaître. Bourdieu, assommé, rappelle d’abord l’auditoire à l’ordre ;
mais, lorsque son contradicteur reprend la parole, il se rapproche de lui
en se désolidarisant des sociologues qui « fourni[ssent] des cautions aux
politiques ». Curieusement, c’est lorsqu’une femme, elle aussi militante
associative, croit venir à sa rescousse en citant Adil Jazouli, que Bourdieu
explose :

Dans les pays socialistes, on appelle ça les gens qui viennent peindre
l’usine. Ce ne sont pas des sociologues, je suis désolé. Pour moi c’est
pas des collègues, ce sont, ce sont des casseurs de métier, des jaunes.
[…] J’en ai rien à foutre de leur existence, ils ne me gênent en rien, sauf
qu’ils peuvent légitimer une certaine révolte générique contre le discours
des sociologues et ils peuvent justifier un anti-intellectualisme. […]
Le mouvement ouvrier français a crevé de cet anti-intellectualisme. Le
mouvement ouvrier français a été fondé sur une espèce d’ouvriérisme
qui autorisait les dirigeants à être bêtes et à demander la bêtise au nom
de la discipline de parti. […] parmi les facteurs explicatifs du fait que
le mouvement social ne s’organise pas, il y a cet anti-intellectualisme.
[…] Faites attention de ne pas laisser votre indignation légitime, cent

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Sur un plateau 293

fois justifiée, vous aveugler et vous conduire à vous priver d’instruments


de connaissance. Quelqu’un a dit : Bourdieu pourrait t’apprendre…,
c’est vrai ! Je sais beaucoup, beaucoup de choses. […] [Le sociologue
Abdelmalek Sayad, avec lequel j’ai travaillé, a écrit La Double absence]
pour des gens comme vous ! Alors si vous refusez ça sous prétexte que
c’est un intello, qu’il emploie des grands mots, qu’il parle d’assimi-
lation et d’intégration, vous êtes des cons, c’est pas possible ! […] ne
vous privez pas de ces ressources intellectuelles sous prétexte que ça
vient d’un intellectuel. C’est pas une maladie d’être intellectuel 55.

Bourdieu inscrit l’attaque dont il se juge victime – et qu’on pourrait


qualifier d’anti-intellectualisme populaire – dans un mouve­­ment plus
vaste, qui inclut l’anti-intellectualisme ouvriériste ; l’orateur ne précise
pas quelle période il évoque, mais la mention des « pays socialistes »
laisse penser, sinon au stalinisme, du moins au maoïsme. La référence
au « mouvement ouvrier français » tributaire de la « discipline de parti »
brouille un peu plus la chronologie, car elle semble renvoyer aux années
1930 plus qu’à l’après-Mai 68, les maos français se tenant à distance du
PCF. Bourdieu reformule pour finir la conclusion apportée par Barthes à
l’un de ses articles sur Poujade (le poujadisme a « posé la culture comme
une maladie ») ; il passe la suite (« ce qui est le symptôme spécifique
des fascismes 56 ») sous silence, ou la laisse implicite.
Mais, dans cette intervention, Bourdieu lui-même manifeste une forme
d’anti-intellectualisme envers les sociologues qu’il taxe de « jaunes »,
de « casseurs de métier » et de « flics symboliques », avec une violence
non dissimulée. Refuser de tenir pour des « collègues » les pairs avec
lesquels il est en concurrence, quoi qu’il dise, n’est-ce pas nier leur
statut intellectuel, et donc contrer le reproche d’anti-intellectualisme ?
Non moins dissimulée est la violence que l’orateur renvoie à ses inter-
locuteurs depuis sa double position de surplomb (invité en tant qu’in-
tellectuel, il parle depuis une estrade) : alors qu’il prétend montrer en
quoi la sociologie peut aider à combattre les dominations, il creuse les
distances (sociale, culturelle et générationnelle) ainsi que le partage entre
les intellectuels et ceux qui n’en sont pas, tout en en exaltant de façon
condescendante et paternaliste la figure de l’intellectuel qui compren-
drait le monde mieux que d’autres.

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294 La haine des clercs

Houellebecq et Onfray face à face

L’histoire de l’anti-intellectualisme est pleine d’arroseurs arrosés.


Reste à savoir qui reçoit le plus d’eau… Dans une France qui déplore
rituellement l’extinction de ses intellectuels, à l’heure où les médias
tiennent pour les derniers spécimens de cette espèce menacée des
personnalités dont les prises de position font le buzz, un Onfray, un
Houellebecq ne cachent pas leur mépris pour les intellectuels dont la
légitimité repose sur le jugement des pairs. Ces derniers, soupçonnés
de ne pas maîtriser les techniques de communication, sont rarement
conviés à débattre avec eux en plateau…
Pour les trente ans de Mai 68, les médias accueillent Michel Onfray,
qui vient de publier Politique du rebelle, en héritier des intellectuels
militants. Ne se réclame-t-il pas de Bourdieu et de Vallès ? Docteur en
philosophie sans être normalien, agrégé ou universitaire, Onfray enseigne
dans un lycée technique de province. Il est taillé pour le rôle de penseur
populaire, d’autant qu’il associe à la critique des élites culturelles
l’exaltation d’un hédonisme existentiel ; mais il lui manque une super-
production. En 2002, le score du FN à la présidentielle la lui offre : sa
notoriété lui assurant de quoi vivre, Onfray quitte l’Éducation nationale
pour fonder une université libre dont le succès ne se démentira pas.
L’Université populaire de Caen, qu’Onfray souhaite propice à « l’avè-
nement d’intellectuels collectifs » – catégorie qu’il emprunte au Bourdieu
de Contre-feux –, est en fait largement sous sa coupe 57. Son initiateur
n’est pas à un paradoxe près : ainsi, tout en se référant aux UP dreyfu-
sardes dans La Communauté philosophique (2004), où il présente sa
propre entreprise, il exprime avec les mots des antidreyfusards son mépris
pour la « caste » ou le « syndicat » des « sorbonagres » 58 (mot-valise où
l’héritage de Rabelais se mêle à celui de René Benjamin, qui publia en
1927 Aliborons et démagogues). Dans sa bouche, l’étiquette désigne
à la fois les professeurs du second degré et les enseignants-chercheurs
rétribués par l’État – tous accusés d’être des fonctionnaires au service
du pouvoir, incapables de développer une pensée propre. Asservis
à l’inspecteur, les premiers ne prendraient pas même la peine de lire ;
la torpeur des seconds les condamnerait, d’une part, à la verbosité et au
jargon ; de l’autre, au recyclage et au plagiat. Cette rhétorique pamphlé-
taire soutient chez Onfray une vision manichéenne de la diffusion
des savoirs, où l’hédonisme solaire est censé dissiper les ténèbres

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Sur un plateau 295

scolaires, où la vie philosophique doit l’emporter sur les routines délétères,


où les philosophes (lui et les auteurs qu’il affectionne) se paient la tête
des simples professeurs. Nimbé du patronage de Proudhon, Diogène 59
et Nietzsche, Onfray promeut un contre-canon faisant la part belle aux
courants évincés par la tradition dominante – le matérialisme, le sensua-
lisme, le cynisme et l’épicurisme, qui auraient hélas cédé leur place aux
seuls auteurs « utiles à la reproduction du système social » : Platon, Kant,
Hegel et Sartre, entre autres.
Le Bulletin officiel régirait désormais la sagesse faite discipline – c’est-
à-dire, dans l’esprit d’Onfray, répression. Et cette répression serait
assurée par les « sicaires » de Platon, qui contrôleraient la diffusion de
la philosophie depuis l’Antiquité. Sans daigner historiciser son propos
en soulignant par exemple comment les dominations ont évolué après
la naissance de l’État, Onfray déroule une série d’analogies (lui parle
de « filiation[s] ») : Épicure a ouvert les portes de la communauté philo-
sophique, contrairement à Platon, qui a placé le « philosophe-roi » à la
tête de sa République. Cette dernière étant devenue le « modèle des
gouvernements totalitaires », et la philosophie le moyen du « gouver-
nement des autres », aurait émergé dans la Byzance chrétienne la figure
du donneur de leçons, à laquelle Onfray rattache le communiste Sartre
et les « nouveaux philosophes », ces « compagnons de route du libéra-
lisme » qui, en jouant les « antimarxis[tes] de gauche », « liquide[nt]
toute possibilité d’une gauche digne de ce nom » 60.
On voit comment cette contre-histoire sert les règlements de comptes :
ici, Bernard-Henri Lévy – qui a pourtant lancé la carrière éditoriale
d’Onfray – en prend pour son grade ; là, Vincent Delecroix est bruta-
lement renvoyé d’où il vient :

Ce fils de bourgeois, issu d’une « famille soudée », ancien interne à


Henri IV, « normalien de la rue d’Ulm », docteur en philosophie, diplômé
de Science Po, maître de conférence en philosophie des Religions à
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, spécialiste et traducteur
de Kierkegaard, a en effet tout pour me détester, moi qui suis fils de
pauvre, qui sors d’un orphelinat, ai travaillé pour payer mes études, n’ai
bénéficié d’aucun des avantages promotionnels de la secte des norma-
liens et qui n’ai pas élu pour la vie comme sujet monomaniaque un philo-
sophe désespéré et désespérant, moi qui ne fume pas, ai la télévision,
y apparais plus souvent que lui, écris des livres que ne soutiennent pas
les coteries qui portent les siens, ne suis pas un philosophe fonction-
naire et salarié et, péché mortel, ai du succès avec des gens simples

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296 La haine des clercs

et modestes, qui ne sont ni agrégés, ni agrégatifs, ni normaliens, ni


docteurs, ni doctorants 61…

Après s’être emphatiquement désigné à la troisième personne,


Onfray personnalise à outrance sa réponse, en forçant sur le pathé-
tique – il manque à notre libertaire issu d’une famille laborieuse (une
mère femme de ménage qui le rudoie ; un père ouvrier agricole, modèle
de droiture) l’autodérision du héros de la trilogie vallésienne. Le renver-
sement du discours de l’autre (qui, en l’occurrence, n’est pas celui de
V. Delecroix, mais de la journaliste qui l’a interrogé 62), l’accumulation
polémique des titres de l’adversaire, alliée aux motifs fantasmatiques
traditionnels (les types caricaturaux du normalien et de l’agrégé ; le
fonctionnement sectaire), l’ethos combatif, le manichéisme, la ponctuation
émotive (qui rappelle Céline) ne sont pas uniquement conditionnés par
le genre de la chronique en ligne, mais caractérisent la prose d’Onfray,
des conférences aux essais en passant par les articles de presse et les
textes d’escorte. Difficile d’échapper à l’anathème lorsqu’on a séjourné
dans la « couveuse moisie » des ENS (l’image, aussi, est célinienne),
qu’Onfray présente comme un lieu de déformation et de reformatage dans
l’« oubli de l’homme concret ». Est-ce en raison de ses positions anti-
intellectualistes que seul Paul Nizan survit aux foudres qui frappent,
indépendamment de leur couleur politique, les normaliens Alain
Finkielkraut, Régis Debray, André Comte-Sponville, Michel Serres,
André Glucksmann et Alain Badiou 63 ?
Perce, dans ces attaques ad personam, la matrice biographique de
la pensée d’Onfray, qui revendique une philosophie centrée sur les
auteurs – un paradoxe, puisqu’elle se veut anticanonique. Ce parti pris
psychobiographique est à l’œuvre dans Le Crépuscule d’une idole.
L’affabulation freudienne (2010), livre partial et partiel en dépit de ses
six cents pages, dont plusieurs intellectuels ont dénombré les contresens,
les anachronismes et les raccourcis 64. Certains considèrent qu’il dégrade,
au-delà de Freud, « tous les savoirs constitués 65 ». Dans ce fort volume
faisant de la spontanéité apparente (exclamations, points de suspension)
la condition de la vérité, Onfray livre un réquisitoire moins argumentatif
qu’affectif, moins tourné vers l’œuvre freudien que vers de prétendus
vices intimes (la misogynie, l’homophobie, la vénalité, le fascisme…).
Le prolifique Onfray – auteur à ce jour d’une centaine d’ouvrages –
ignore en effet superbement les protocoles universitaires : notes,
conventions bibliographiques, état de l’art, qu’il assimile à de

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Sur un plateau 297

l’« entreglose 66 ». Lorsqu’Adeline Baldacchino – dont il tait la qualité


d’énarque pour mieux opposer son parfait désintéressement à la mesqui-
nerie des chercheurs professionnels – donne à lire en français des
« fragments inédits » de Diogène, Onfray lui offre, en guise de préface,
une charge contre « [l]es fonctionnaires de la recherche (dite scienti-
fique) », qui auraient ignoré ces textes :

Ils passent leur vie le regard perdu dans une poubelle, les yeux fixés
dans son trou noir, puis ils affirment que tout a été dit. Dès lors, ils
peuvent courir la planète de colloque en colloque, noircir des pages de
revues confidentielles pendant la durée d’une longue carrière de général
de corps d’armée, soutenir une thèse soporifique et la délayer dans un
ou deux livres tout aussi dormitifs et lus par personne, ils seront les
VRP d’une vulgate qui leur vaudra salaire et retraite – avec brimbo-
rions institutionnels, statut hors classe, Légion d’honneur, doctorat
honoris causa, médaille du CNRS et autres sex toys pour abstinents
sexuels.

Antiélitisme, antifonctionnarisme et narcissisme se mêlent dans


ces lignes, à mi-chemin entre le Céline des pamphlets et le Sarkozy
du discours sur la recherche et l’innovation. Pourquoi tant de fiel, si
ce n’est pour camoufler sa propre ignorance ? Une tribune collective
révèle en effet que lesdits fragments sont pourtant édités dans notre
pays, en langue anglaise, depuis plus de vingt ans 67 ! Chez Onfray,
l’anti-intellectualisme philosophique s’articule donc à un antiacadé-
misme polémique, qui se prévaut d’une caution « populaire ». La forte
assise médiatique et commerciale de ce discours lui offre une impor-
tante visibilité et une réelle efficacité, seulement limitée par le fait que
la critique de l’académisme suppose qu’on reconnaisse ce dernier :
pas de contre-canon sans canon… L’écrivain Michel Houellebecq, lui
aussi convié sur les plateaux à partager sa vision du monde, n’a pas ce
problème.
En 2005, alors que le succès de La Possibilité d’une île compromet
celui du Traité d’athéologie, Houellebecq et Onfray s’affrontent par
voie de presse 68. Mais l’écrivain et le philosophe sont-ils aussi différents
qu’ils voulaient le faire croire, eux qui, en tablant sur l’impact média-
tique d’un discours de décadence, ici conforté par un réalisme grinçant,
là confondu par un optimisme vitaliste, tirent parti des mécanismes
néolibéraux qu’ils dénoncent ? Leur réconciliation sur fond d’attentats

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298 La haine des clercs

laisse croire que non : Onfray, salué dans Soumission, rend la pareille
au centuple, en convertissant Houellebecq en grand « éducateur » – « au
sens que Nietzsche donnait à ce mot quand il parlait de Schopen-
hauer » – persécuté par « l’intelligentsia, si prompte dans l’histoire à
jouir de la botte qui lui écrase le visage » 69, pour avoir dénoncé dans
son roman les nouveaux collabos islamophiles. Houellebecq et Onfray
ont mis au service de leurs intérêts le personnage nourri de Schopen-
hauer 70 et de Céline qu’ils se sont créé. Convergent dans ses effets,
leur anti-intellectualisme n’a cependant ni les mêmes motivations ni
la même forme. Ses conditions d’énonciation diffèrent, dans la mesure
où Houellebecq confond – y compris dans ses textes critiques ou en
interview – ses propres positions avec celles de ses créatures littéraires,
brouillage accentué par l’humour et l’ironie 71. En dépit de l’apparente
autorité dont ils se drapent, ses développements théoriques ne prétendent
pas formuler des lois, mais transmettre une vision qu’on ne peut infail-
liblement attribuer à l’écrivain.
Loin de répudier la raison, Houellebecq l’estime insuffisante, car
elle ne permet pas d’accéder à la vérité et de supporter la réalité. Il ne
renonce pas non plus aux savoirs, mais souhaite « redéfini[r] [l]es condi-
tions de la connaissance 72 ». Et pourquoi cracherait-il sur l’Université,
dont il n’est pas issu, avec laquelle il n’a pas de comptes à régler, et où
il a désormais droit de cité, puisque ses romans y sont étudiés ? Contrai-
rement à Onfray, Houellebecq ne tire pas sa fortune médiatique du
rejet de l’académisme ; formé en école d’ingénieurs, il n’a pas traîné
ses guêtres à la fac. L’Alma mater ou le CNRS lui inspirent une
forme de fascination-répulsion, comme en témoignent Les Particules
élémentaires (1998) ou Soumission (2015), qui mettent respectivement
en scène un chercheur en biologie moléculaire et un professeur de lettres
privés depuis longtemps de leur prestige social, et dénués de toute
puissance économique. Inoffensifs, en somme. Leur milieu, comme
tous les autres, est traversé de luttes internes ; mais elles n’affectent pas
directement Houellebecq, contrairement aux rapports de force propres
au champ critique. Les critiques sont, de fait, traités avec plus de férocité
que les universitaires – notamment hors de la fiction. Toutefois, dans
les textes non fictionnels, l’universitaire, le critique et l’intellectuel se
trouvent parfois confondus.
Chez Houellebecq, la satire de telle ou telle profession n’est que la
face immergée d’un anti-intellectualisme philosophique qui se construit
dans la tension entre science et littérature (cette dernière subsumant

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Sur un plateau 299

la philosophie), esprit positif (au sens d’Auguste Comte) et intuition.


À la différence de bien des antidémocrates du xixe siècle, Houellebecq
n’exalte pas la littérature contre la science. Technophile, il admet que,
dans la configuration actuelle, l’avenir dépend d’elle, et que la littérature
n’a en comparaison qu’une portée consolatrice. Pour autant, la force de
la littérature – et spécialement de ce qu’il nomme la poésie – lui semble
supérieure, en ce qu’elle fait appel à l’intuition, qui touche au cœur des
choses. De ce point de vue, la seule théorie littéraire acceptable est celle
qui s’appuie sur l’« intuition pure 73 ». Ainsi du Haut Langage. Théorie
de la poéticité, livre de Jean Cohen que Houellebecq recommande avec
chaleur, tant il lui semble coller à son objet.
Bien qu’elle « n’échappe pas, dans son élaboration, au fonction-
nement de l’intelligence 74 », la poésie traduit pour Houellebecq la vérité.
Alors qu’il vient de réunir un choix de poèmes en prose dans Rester
vivant. Méthode, on lui demande de commenter un recueil également
atypique : des poèmes de Remy de Gourmont, essentiellement passé à
la postérité pour sa contribution à l’essai et la critique (il a notamment
théorisé la « dissociation des idées 75 »). Houellebecq se retrouve dans
cette figure de l’avant-garde symboliste, bon connaisseur de Schopen-
hauer, qui mêle les genres, saute de l’idéalisme à la chair, colore son
rationalisme de mystique fin-de-siècle. Qui sait comment Houellebecq,
devenu célèbre, met en scène la dégradation de son corps peut y voir un
hommage à Gourmont, défiguré par un lupus. Dans L’Odeur des jacynthes,
Houellebecq dit déjà son déchirement à travers lui, et prévient les inter-
prétations nivelantes de sa propre œuvre. « Renoncer à l’intelligence »,
la préface-manifeste où Gourmont lui sert de masque, invite à dépasser
les paradoxes : Gourmont croyait pouvoir tout analyser, tout décortiquer,
mais l’amour – contre lequel bute l’intelligence – l’a rattrapé. Le pronom
indéfini vise-t-il les critiques professionnels ou les universitaires lorsque
Houellebecq note qu’« on préfère les œuvres cohérentes, c’est-à-dire
uniformes ; sans doute parce qu’elles permettent un catalogage plus
aisé », et que pour le faciliter, « s’il le faut, on retranchera les ouvrages
déviants, jusqu’à l’obtention de la cohérence recherchée » ? Et quand
il écrit que « tout ceci, évidemment, risque de déplaire », pense-t-il à sa
lecture de Gourmont ou à sa propre œuvre ?
Les lignes où, en amateur et en praticien de la poésie, Houellebecq
refuse les simplifications dogmatiques et discrédite l’approche des
prétendus spécialistes explicitent l’anti-intellectualisme qui, au début
de la préface, prenait la forme d’une opposition entre l’intelligence

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300 La haine des clercs

et l’amour – plus ou moins confondu avec la poésie : « Dès qu’il écrit


des vers, Gourmont renonce à être ce qu’il est si brillamment par
ailleurs : un intellectuel. Il en éprouve sans doute un secret soulagement.
Car, déjà à l’époque, il était pratiquement obligatoire de se ranger dans
l’un ou l’autre camp ; ce qui répugnait à un esprit si subtil. » Le mot
« intellectuel », associé à l’essai et non à la poésie, renvoie au partage
générique dessiné plus haut. Mais l’italique, ainsi que la mention de
deux « camps » 76 historiques, suggère une allusion plus politique.
Gourmont s’est certes tenu à distance de l’affaire Dreyfus, profitant
de la crise pour méditer (comme Houellebecq plus tard) sur la notion
de vérité ; mais, quelques années plus tôt, il s’était risqué à dénoncer
« le joujou patriotisme 77 », scandale que tait Houellebecq, comme pour
gommer cet engagement. Ce n’est pas un détail : l’anti-intellec­tualisme
de Houellebecq se cristallisera à partir d’Interventions (1998) sur les
intellectuels engagés à gauche après 1945 – date qui marque moins pour
lui la fin du second conflit mondial que l’entrée dans l’ère nucléaire,
c’est-à-dire la possibilité d’une autodestruction de l’humanité. Peu à
peu, Houellebecq s’écarte du milieu intellectuel où il a fait ses premières
armes, et s’éloigne du Gourmont cosmopolite en instruisant le procès
du multiculturalisme postcolonial.
Que Houellebecq taxe Jacques Prévert de « con » dès l’ouverture
d’Interventions surprendra ceux qui lui auraient imaginé des accoin-
tances avec ce poète cinéphile tirant son inspiration du quotidien.
Ils seront aussi surpris que Prévert représente les intellectuels de sa
génération, qui croient encore dans les droits de l’homme – optimisme
que Houellebecq juge, à distance, insensé. De fait, l’observateur vise
moins le poète scolaire (lui-même a découvert la poésie à l’école avec
éblouissement) que le « libertaire 78 » d’après-guerre. Or, de ses appren-
tissages à l’extrême gauche, Houellebecq n’a retenu que l’aliénation.
L’émancipation lui semble illusoire.
Le principe selon lequel l’intelligence ne sert à rien en poésie – idée
que Houellebecq ne cesse de moduler – prend ici un tour plus polémique,
puisque l’adversaire est tenu pour un « imbécile ». Comme tant
d’autres, Houellebecq a soin de se placer du bon côté de l’intelli-
gence. Et il le fait de manière insistante, puisque « Jacques Prévert
est un con », initialement publié en juillet 1992 dans la revue Les Lettres
françaises, est repris pour la troisième fois dans Interventions 2 (2009),
supposé réunir des textes « introuvables 79 »… Ce n’est évidemment pas
le cas de l’article en question, auquel Houellebecq accorde de nouveau

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Sur un plateau 301

une position liminaire. Double manifestation de la puissance de l’anti-


intellectualisme et du réemploi à des fins commerciales.
Ailleurs, Houellebecq précise la place qu’occupe le roman dans
l’industrie culturelle et dans sa propre production. Il reconnaît d’abord
que le roman, « lieu naturel pour l’expression de débats », a supplanté
la philosophie et les sciences sociales en vogue jusqu’aux années 1970.
Les anciennes vedettes soixante-huitardes (Houellebecq ne les nomme
pas ici, mais il pense sans doute à Foucault, Lacan, Derrida ou Deleuze,
épinglés dans Les Particules élémentaires) n’apparaîtraient plus que
comme « d’anodins guignols ». Ce préalable posé, l’auteur déclare que
le roman ne fait malgré tout pas le poids face au « scientisme », raison
pour laquelle les écrivains se replieraient sur les « jeux formels » 80. Or
Houellebecq revendique une conception référentielle de la littérature.
Il vomit le formalisme, qu’il associe aux auteurs engagés du second
xxe siècle, sans toujours expliciter ce rapprochement. Réduire les Éditions
de Minuit au formalisme, comme il le fait, c’est occulter non seulement
les combats de cette maison – qui, de l’Occupation à Mai 68, en passant
par la guerre d’Algérie, a toujours refusé la soumission – mais encore
nier que les partis pris esthétiques puissent s’articuler à ces luttes. Le
non-dit pèse d’autant plus qu’à d’autres occasions Houellebecq a ouver-
tement raillé le dogmatisme des avant-gardes 81.
Reprenant au seuil du nouveau millénaire le titre de l’essai où, en
1984, Edgar Morin appelait à sortir du xxe siècle 82 dont le dogma-
tisme – justement – avait mené aux totalitarismes, Houellebecq pointe
du doigt les « marxistes, existentialistes, anarchistes et gauchistes »
qui ont promu le Nouveau Roman et les sciences humaines après la
Seconde Guerre mondiale. Le Sartre théoricien (Houellebecq préfère le
romancier et l’autobiographe), Baudrillard (quand bien même La Carte
et le Territoire lui devrait son titre), Malraux, Beauvoir et Bourdieu
peuvent aller se rhabiller : ils ont décrédibilisé à jamais l’« intellectuel »
et l’« engagement politique » (termes que Houellebecq met en italique,
comme il le fait dans ses romans pour marquer l’ironie). Au sein de
l’œuvre houellebecquienne, l’italique souligne aussi les circulations inter-
génériques : c’est sous cette forme que l’étiquette de « grand écrivain »
est mise en doute aussi bien dans Les Particules élémentaires (où le
personnage de Michel peine à lire Beckett) que dans l’article « Sortir
du xxe siècle », où c’est Malraux, archétype de l’écrivain engagé et de
l’intellectuel d’État, qu’elle ridiculise. Les déclarations d’Interventions
trouvent quant à elles un écho dans Lanzarote (2000) où le héros, prêt à

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302 La haine des clercs

s’envoler pour les Canaries, regrette que le passage au nouveau millé-


naire ne marque pas un vrai changement :

Paris-Match consacrait plusieurs pages à un livre de Bernard-Henri


Lévy sur Jean-Paul Sartre. Le Nouvel Observateur s’intéressait à la
sexualité des adolescents et au centenaire de Prévert. Quant à Libération,
il revenait une fois de plus sur la Shoah, le devoir de mémoire, la doulou-
reuse exhumation du passé nazi de la Suède 83.

Bernard-Henri Lévy et Jean-Paul Sartre : deux figures médiatiques


qui, comme Houellebecq, ont déchaîné les passions. Est-ce la rançon
de la gloire ? Les auteurs se satisfont-ils parfois de cette violence ? Des
questions au cœur des lettres que Houellebecq et BHL s’échangent en
2008. L’occasion, pour le romancier, d’expliquer ce qui le distingue
du Nouveau Philosophe qui a construit sa notoriété médiatique en s’enga-
geant en faveur des droits universels. Que Houellebecq ait choisi « une
école d’agronomie, des études techniques au fond, et non pas khâgne ou
Sciences Po » – il passe sous silence ses études de cinéma – atteste selon
lui qu’il n’est pas un intellectuel. L’argument, déterministe, n’incrimine
pas l’académisme desdites formations ; il caractérise simplement un
tempérament, soutient l’opposition entre l’intellectuel et l’ingénieur,
le savoir et le savoir-faire. La même année, Houellebecq confirme son
attachement à l’Institut national agronomique. Il en profite pour se
démarquer d’un autre élève s’étant orienté vers la littérature : Alain Robbe-
Grillet. Ce dernier vient de mourir, et emporterait avec lui la prétention
à créer, dans le dialogue avec les sciences sociales et le formalisme, un
Nouveau Roman qui relègue le réalisme balzacien dont Houellebecq
vante l’apport. Studieux, Robbe-Grillet aurait appliqué à la prose les
« coupes de sol » pratiquées à l’Agro ; Houellebecq ne s’en est pas
contenté : si l’Agro lui a appris à regarder avec « neutralité », la socio-
logie comtienne et la philosophie des sciences lui ont fait comprendre
que « sans une théorie préalable, même très approximative, l’obser-
vation, condamnée à un empirisme sans projet, se réduit à une compi-
lation fastidieuse et vide de sens des données expérimentales » 84. Mais,
s’il se reconnaît volontiers théoricien, Houellebecq refuse qu’on le
range parmi les intellectuels, catégorie intrinsèquement liée pour lui à
l’engagement au nom de valeurs universelles, ce que lui interdirait « une
modestie idéologique confinant à l’athéisme ». Réfractaire au dogma-
tisme sur ce terrain comme d’autres, Houellebecq expose dans Ennemis

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Sur un plateau 303

publics son incapacité à endosser l’ethos combatif qu’il prête à BHL.


Voilà pour la forme. Et, dans le fond, comment pourrait-il défendre
les valeurs universelles supposément représentées par la démocratie
alors qu’il n’a pas le sentiment qu’elle existe en France – il en veut
pour preuve les mesures contraignant la liberté individuelle, telles que
les campagnes « technocrat[iques] » à travers lesquelles l’État vante le
préservatif et diabolise la cigarette ?
Dire cela, n’est-ce pas s’engager ? Le « non-engagement 85 » de
Houellebecq n’est-il pas une stratégie favorisée par le brouillage
énonciatif, et une protection face à ceux qui jugent que sa « posture existen-
tielle 86 » l’assimile aux intellectuels qui – l’Épuration l’a rappelé – sont
chargés de responsabilités 87 ? Jouer la carte du style (dans une définition
non formaliste, s’entend) contre les idées permet-il à Houellebecq de
se détacher des propos qu’il a pu tenir sur les sectes, les femmes, le
racisme, l’islam ? Quand Jérôme Garcin évoque l’aura prophétique dont
le romancier est nimbé depuis que, dans Plateforme (2001), il a situé
en Asie un attentat semblant préfigurer la double attaque à la bombe
qui a eu lieu à Bali l’année suivante, Houellebecq repousse l’auréole :

Ce qui m’intéresse, au fond, ça n’est pas d’envisager l’avenir, c’est


l’écriture. J’accorde plus de prix à la qualité de mes textes qu’à la
validité de mes intuitions 88.

Difficile de ne pas percevoir dans ces propos une petite musique


célinienne 89.
Céline s’invite d’ailleurs dans Ennemis publics quand Houellebecq
taxe de « ténia » le critique Pierre Assouline, qui l’a éreinté 90, image dont
BHL s’empresse de rappeler l’origine (Céline contre Sartre, dans L’Agité
du bocal 91), tout en suggérant quelles dérives idéologiques guettent ceux
qui animalisent leurs adversaires. Houellebecq joue l’innocent : « C’est
drôle, j’avais oublié, mais L’Agité du bocal est un des textes de Céline
que je préfère. » Dans les lettres suivantes, après avoir relativisé l’apport
romanesque de l’auteur du Voyage (qu’il tient pour sa meilleure fiction),
il exalte les pamphlets, et regrette de n’être pas aussi doué que Céline
pour la haine. Réponse provocante, malgré les précautions prises :

Au fond, l’éloge que fait Céline de la musique au détriment de ces idées


qu’il abomine poursuit me semble-t-il un double objectif tactique. D’abord
de faire croire qu’il était lui-même détenteur d’une musique d’ordre

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304 La haine des clercs

supérieur – alors qu’il n’avait fait qu’utiliser la musique populaire de


son temps, avec ses limitations. Ensuite de faire oublier qu’en matière
d’idées il n’en avait pas, ou alors de très cons, genre antisémitisme 92.

Houellebecq se tient certes à distance de Céline, lui que l’anti-


sémitisme et les tics littéraires rebutent ; mais dans son œuvre comme
dans celle de Céline circulent entre les genres et les supports un goût
déguisé pour le scandale, la mise en scène de soi, la boue qu’on trans-
forme en monnaie d’or. Les références les plus prégnantes (même incon-
sciemment) sont souvent inavouables.

Depuis quinze ans, l’anti-intellectualisme converge vers les fonction-


naires et les artistes sur lesquels l’État appuierait sa politique culturelle.
Responsables politiques et auteurs « antiacadémiques » dénoncent de
concert la prétendue attractivité du statut d’intermittent du spectacle,
la supposée sécurité du métier de professeur, et « une forme de banali-
sation de l’activité scientifique » symbolisée par le passage « du “savant”
au “chercheur” » 93. L’anti-intellectualisme leur offre une stratégie de
communication payante : un message simple susceptible de produire
des clashs et de faire le buzz en mettant en vedette, à grand renfort de
storytelling, des personnalités médiatiques qui contribuent à l’invisi-
bilisation des intellectuels dans l’espace public. Efficacité maximale :
on raréfie encore la présence de ceux qu’on dit trop nombreux en les
chassant des plateaux depuis lesquels on déplore leur omniprésence…

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Conclusion

Après cette traversée des discours, contestera-t-on que l’anti-


intellectualisme appartienne à notre culture démocratique, née dans la
confrontation ? Lié à la division du travail dès son émergence dans une
France en voie d’industrialisation, il est parcouru de tensions. Beaucoup
de ceux qui s’en réclament sont d’ailleurs des lettrés qui s’adressent
à leurs semblables. Ils entretiennent une relation ambiguë au monde
académique, qu’ils ont fréquenté avec plus ou moins de succès. Leur
pugnacité unifie les débats qui scandent, pendant deux siècles, un long
procès de l’intellectuel dont témoignent plusieurs fictions littéraires,
mais qu’enregistrent surtout les essais de combat et la presse d’opinion,
laquelle offre couramment des revenus aux auteurs qui s’opposent aux
« notables » ou aux « fonctionnaires » de la pensée. Que cette presse,
dont les réseaux sociaux condensent aujourd’hui certaines logiques,
évolue peu jusqu’aux années 1960 explique peut-être l’apparente conti-
nuité de l’anti-intellectualisme.
Plus partagé que clivé, ce dernier se façonne au gré des échanges. Le
résumer aux soupçons qu’inspire l’élite aux masses, ou à la mauvaise
conscience d’intellectuels contrariés dans leur volonté d’« aller au
peuple » négligerait le fait que le mouvement ouvrier lui-même est
structuré par la division entre intellectuels et manuels, et qu’il n’a cessé
de rechercher un mode d’encadrement qui ne reproduise pas les hiérar-
chies habituelles. Pour pallier les difficultés d’organisation au sein des
syndicats et des partis, que de fois a-t-on tendu la main aux intellectuels
honnis ! Quoiqu’il se présente volontiers comme un refus des média-
tions – lequel se traduirait par le rejet de la théorie/rhétorique et la
volonté d’incarner le social, ici en recréant le lien organique qui aurait
jadis uni le peuple à son roi ; là en favorisant l’autonomie politique ou
syndicale, voire l’action directe –, l’anti-intellectualisme se construit
dans l’entre-deux des intermédiaires, des transfuges et des déclassés. Il
transite en outre d’un bord idéologique à l’autre, sans que le poujadisme

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306 La haine des clercs

dont Roland Barthes a autorisé l’extension lexicale, l’ouvriérisme ou


le populisme (quand bien même on les mettrait au pluriel) couvrent
l’ensemble de ses manifestations. Pris comme une posture de démar-
cation, il offre même une parade apte à désamorcer toute critique en la
faisant passer pour une perfidie anti-intellectualiste.
Bien des attaques sont réversibles, la plupart des anti-intellectualistes
se retrouvant accusés de cuistrerie ou de dogmatisme. Tourner la
rhétorique contre les rhéteurs, n’est-ce pas se faire soi-même rhéteur ?
Si nombre des individus évoqués dans les pages qui précèdent ne consti-
tuent pas leur anti-intellectualisme en système – qu’ils aient repoussé
cette forme ou échoué à l’atteindre –, leur hostilité ne se réduit pourtant
nullement à une humeur volatile. Le refus des systèmes admet en effet
le développement d’argumentaires théoriques modulés sur la longue
durée. À partir de la Révolution, l’anti-intellectualisme s’invite ainsi
dans les débats sur la stratification sociale en démocratie. Telle qu’elle
s’instaure en France, cette dernière ne tient-elle pas les intellectuels
pour des représentants privilégiés du peuple ? Faussement égalitaire
de l’avis des uns, elle néglige le social au bénéfice du politique ; trop
égalitaire au contraire pour les autres, elle affaiblit l’État, condamne
au gouvernement des médiocres. Pour tous, elle forme une abstraction
qui en charrie de semblables : la citoyenneté, le travail, les droits de
l’homme…
Gens de lettres, parlementaires, artistes, prolétaires intellectuels, ensei-
gnants, fonctionnaires : la cible des anti-intellectualistes est mouvante ;
plus stables, leurs griefs – idéalisme et méconnaissance du réel ; substi-
tuisme ; opportunisme et parasitisme – s’expriment à travers une série
d’interrogations lancinantes : l’autorité des intellectuels est-elle légitime ?
Comment s’en passer ? En réclamant d’autres formes d’incarnation des
missions que se sont attribuées les intellectuels, les anti-intellectua-
listes ébranlent les croyances établies et les hiérarchies instituées. Face
à la mainmise de l’État sur la formation sont ainsi créées des struc-
tures (périodiques, associations, bourses du travail, syndicats, établis-
sements libres d’enseignement) censées soustraire à la médiation des
intellectuels. En s’attaquant à ce groupe social, c’est la prétention de la
démocratie républicaine à l’universel que les acteurs remettent en cause.
Et leur propre prétention à l’autonomie qu’ils affirment.
Comment l’intellectuel, dont on exige à la fois qu’il prenne parti
et qu’il se place « au-dessus de la mêlée », pourrait-il trancher entre
ces injonctions contradictoires ? Certains des paradoxes du discours

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Conclusion 307

anti-intellectualiste naissent précisément du fait que le statut de l’intel-


lectuel dépend de la fonction sociale qu’on attribue à ce dernier. À bien
des égards, les discours d’autojustification philosophique, idéologique
ou psychologique que développent les anti-intellectualistes participent
eux aussi de cette réflexion.
Longtemps considéré comme une force de négation, tenu pour une
passion honteuse et minoritaire, la face cachée du grand récit de l’éman-
cipation par la raison, le discours anti-intellectualiste marque pourtant
une volonté de transformation de l’ordre social, le souhait qu’advienne
une société où l’éducation primerait sur l’instruction. Admettre que le
déclinisme qui soutient fréquemment ce souhait s’accompagne d’un désir
de renouveau n’équivaut pas à réhabiliter l’anti-intellectualisme, mais à
en respecter les nuances. Toujours sous-tendu par une conception de la
culture, l’anti-intellectualisme s’avère en effet indissociable des enjeux
scolaires et d’un questionnement sur la place réservée à la jeunesse dans
la société (c’est, entre autres, à ce titre que l’Action française remplit
un rôle non négligeable dans les polémiques étudiées). C’est surtout via
ces débats que les controverses entre pairs touchent le grand public. Les
anti-intellectualistes reprochent en effet à la démocratie libérale d’uni-
formiser par l’obligation scolaire et la pédagogie républicaine. Même
les anarchistes peinent cependant à formuler des programmes alternatifs
qui ne rétablissent pas une forme d’autorité. L’éducation intégrale dont
rêvent Proudhon puis les communards a malgré tout des vertus émanci-
patoires : elle doit cimenter une communauté élargie, d’aspiration égali-
taire. Quant aux expériences menées par les militants individualistes et
anarcho-syndicalistes, elles concèdent un rôle pionnier à l’observation
personnelle, l’échange et la mixité. La méfiance qu’inspirent à certains
les institutions ne signifie donc pas qu’ils renoncent à la formation ou
à la transmission, loin de là.
Situer et décrire les références que les acteurs mobilisent en fonction
des circonstances et tissent à la faveur d’échos, d’oppositions, d’effets
parodiques dont la narration historique souligne la circulation, permet
de saisir l’importance que les anti-intellectualistes accordent à la culture.
Dans le maillage interdiscursif, la reprise des motifs appelle moins
l’attention que leur déplacement, et les écarts qu’il laisse apparaître.
La récurrence de telle représentation cache des évolutions sociales
plus profondes : quand, pendant la guerre d’indépendance algérienne,
Siné caricature les paras, l’antagonisme entre l’intellectuel et le
soldat prend une autre valeur que lorsque, vingt ans après la Débâcle,

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308 La haine des clercs

Lucien Descaves était jugé aux assises pour avoir commis un roman
antimilitariste.
Sous la fausse linéarité d’une chronologie notamment marquée par
l’évolution de la conception du travail (au modèle compagnonnique
succèdent les modèles industriel et post-industriel), la progression du
discours anti-intellectualiste est moins nette qu’il n’y paraît, même si la
crise algérienne semble encourager les dépositaires du pouvoir d’État
à soutenir les violences faites aux intellectuels. L’intensification de ces
violences n’est pas continue, mais une certaine institutionnalisation
s’observe dans le passage des opérations « coup de force » lancées par
les ligues à la fin du xixe siècle aux destitutions, déportations et purges
ordonnées dans la Russie bolchevique, puis en URSS, en Allemagne
nazie, sous Vichy et pendant la Révolution culturelle. Il est toutefois
rare que les violences qu’encouragent textes et images soient converties
en actes, et l’observateur doit savoir reconnaître la provocation sous la
férocité de propos qui vont jusqu’à l’appel au meurtre.
Que la permanence de certaines oppositions thématiques (faire,
plutôt que dire ; le spirituel contre le temporel), la postérité de telle
citation (Barrès tenant l’intelligence pour une « petite chose » ou Le Bon
définissant l’éducation comme « l’art de faire passer le conscient dans
l’inconscient »), le patronage revendiqué de Proudhon, Maurras ou
Mao ne trompent pas : le discours anti-intellectualiste s’adapte à la
conjoncture historique et aux contextes d’énonciation. L’usage l’emporte
sur la grammaire. Tout en se plaçant dans le sillage des Universités
populaires, Michel Onfray peut ainsi s’approprier le vocabulaire
antidreyfusard. Combien d’autres termes ou syntagmes se voient recon-
vertis ! De manière générale, les polémiques mentionnées donnent à voir
les concurrences à l’œuvre pour le monopole des valeurs auxquelles
renvoient les mots « humanisme », « civilisation », « intelligence »…
Ce dernier terme se trouve au cœur des débats : l’anti-intellectualisme
se présente en effet comme une bataille pour l’autorité que confère
l’« intelligence » dans l’appréhension des réalités sociales. À cet égard,
il est moins une lutte contre l’intelligence supposément incarnée par les
intellectuels que pour la légitimité que confère l’intelligence sociale.
Il importait d’articuler aux circulations repérées sur la longue durée
une analyse synchronique des échanges, qui cerne la genèse et la trans-
formation des diverses positions. S’il s’appuie sur des traditions, l’anti-
intellectualisme tire en effet une grande part de son efficacité à chaud,
en tant que catégorie de démarcation visant à distinguer des ennemis

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Conclusion 309

rapprochés. Fortement personnalisé, de par sa nature polémique, mais


aussi parce que ses hérauts fondent souvent leur réaction contre un
groupe (caste, coterie, corporation, dans leur vocabulaire) sur la mise
en scène d’une exceptionnalité – la leur ou celle d’un chef charisma-
tique –, l’anti-intellectualisme se prête au portrait. D’où la dramatisation
des chocs biographiques (la perte d’un proche, l’échec à un examen, la
cécité de Drumont, la surdité de Maurras) et, de manière plus générale,
la mythification des conquêtes individuelles. Mais combien de prétendus
autodidactes le sont vraiment ?
Ces coups de projecteur ne doivent pas faire perdre de vue les sociabi-
lités dont se nourrit le discours anti-intellectualiste, sociabilités organisées
autour des syndicats (la CGT d’avant 1914), des partis (la tactique « classe
contre classe » du PCF dans l’entre-deux-guerres), mais aussi des pério-
diques (La Cocarde, les Cahiers du Cercle Proudhon ou L’Enclos) et
des maisons d’édition. Les zigzags de Georges Valois, patron de l’entre-
prise éponyme, illustrent la souplesse des alliances anti-intellectualistes :
dreyfusard venu de l’anarcho-syndicalisme, signataire du manifeste
« Pour un parti de l’intelligence », l’initiateur du Faisceau reprend la
librairie d’Action française, et publie aussi bien des prolétariens que
des néo-thomistes.
Pour qui, plutôt que de postuler des influences, s’intéresse aux
rencontres, fussent-elles improbables ou manquées (le chrétien Pierre
Pascal se fait bolchevik, Perdiguier ne se réfère guère à son contem-
porain Proudhon), l’histoire de l’anti-intellectualisme se lit comme un
roman avec retour des personnages. L’exploration généalogique montre
que les filiations directes sont rares, et tend à souligner la convergence
d’apports divers : comment établir précisément ce qui, dans l’anti-intel-
lectualisme de Drieu la Rochelle, relève des antipathies d’ancien surréa-
liste, du nazisme et de l’attrait pour l’occultisme ? De fait, accolés à un
nom propre, les « ismes » se révèlent des composés, fruits d’agrégats
discontinus et parfois inconscients. Proudhon donne une visibilité à
un anti-intellectualisme alors diffus au sein du mouvement ouvrier, et
son héritage se mêle à ceux de Nietzsche, Marx, Sorel, Bergson, Maurras
et d’autres. S’il existe des traditions, elles recouvrent plutôt un mode
de lecture – économique ; résolument politique ; métaphysique. Ces
lectures, non univoques, dialoguent entre elles. Difficile, également,
de synthétiser les propositions esthétiques des anti-intellectualistes.
La plupart du temps, ils revendiquent toutefois – quitte à demander
l’impossible – un « réalisme » dont la définition varie, mais qui implique

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310 La haine des clercs

une posture de « sincérité », d’« authenticité », de « vérité ». Leurs rixes


dans un mouchoir de poche offrent à l’histoire sociale et politique de
la littérature un très bel objet.

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Remerciements

Ivan Jablonka, que passionnent toutes les histoires, a cru à celle-ci


dans ses balbutiements. Comment lui exprimer mon infinie gratitude ?
Cet ouvrage n’existerait pas non plus sans Bruno Auerbach, qui m’a
encouragée à assumer ma « personnalité disciplinaire ». Il doit beaucoup
aux conseils de Séverine Nikel, Hugues Jallon et Monique Labrune,
à la vigilance de Maurice Olender, au soutien bienveillant de Pierre
Rosanvallon et à la générosité de René-Pierre Colin, ce grand initiateur
qui continue à me guider.
Par leurs encouragements ou leurs suggestions avisées, de nombreux
collègues et amis ont stimulé mes recherches : Vincent Arimondo, Paul
Aubert, Benoît Auclerc, Olivier Bara, Arnaud Baubérot, Dominique
Carlat, Jean-Luc Chappey, Yannick Chevalier, Michèle Clément, Sophie
Cœuré, Nadja Cohen, Catherine Coquio, Johann Defer, Guillaume Doizy,
Stéphane Fava, Olivier Ferret, Jean-Marie Gleize, Delphine Gleizes,
Boris Gobille, Samuel Hayat, Eduardo Hernández Cano, Christian
Joschke, Laurie-Anne Laget, Fanny Layani, Chloé Le Meur, Augustin
de Lestrange, Jérémie Majorel, Nicolas Mariot, Vincent Michel, Sarga
Moussa, Pierre Ponchon, Michel Prat, Bernard Pudal, Christophe Reffait,
Antoine Sabbagh, Élisabeth Samama, Corinne Saminadayar-Perrin,
Éric Saunier, Hervé Serry, Anne Steiner, Cyprien Tasset, Alain Vaillant,
Cyril Vettorato, Alexandre de Vitry, Aude Volpilhac, Blaise Wilfert-
Portal, Stéphane Zékian.
Que soient plus particulièrement remerciés Claire Guérin, d’un
précieux secours dans la révision des notes, Maxime Jourdan, fier
« partageux » qui a relu plusieurs chapitres d’une version antérieure de
ce volume, et Chloé Gaboriaux (première de cordée).
Quand, dans l’écriture, ma détermination faiblissait, le rire de Nour
et l’optimisme radical d’Omar – le compagnon de tous les instants – ont
suffi à me remettre en selle. Ils m’ont permis d’achever cet ouvrage,
dédié à Saleh et Anne-Marie.

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Notes

Introduction

1. Christine Lagarde, présentation du projet de loi sur le travail, l’emploi et


le pouvoir d’achat (Tepa), 10 juillet 2007. Compte rendu intégral sur le site de
l’Assemblée nationale.
2. Muriel Gremillet, « Lagarde vend son Tepa sous les huées de la gauche »,
Libération, 11 juillet 2007, p. 8-9 ; Claude Cabanes, « Lagarde, go home ! »,
L’Humanité, 12 juillet 2007, p. 3 ; Elaine Sciolino, « New Leaders Say Pensive
French Think Too Much », New York Times, 21 juillet 2007, p. 4.
3. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, suivi de : Les
Sectes protestantes et l’Esprit du capitalisme, traduction de Jacques Chavy, Paris,
Presses Pocket, 1985 [1964 pour la première traduction française].
4. Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, New York, Alfred
A. Knopf, 1963 (prix Pulitzer 1964).
5. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un
pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996 [1973].
6. Que How the French Think : An Affectionate Portrait of an Intellectual People,
de Sudhir Hazareesingh, ait paru dans notre langue sous le titre Ce pays qui aime
les idées. Histoire d’une passion française (traduit par Marie-Anne de Béru, Paris,
Flammarion, 2015) reflète et confirme le stéréotype.
7. La représentation des hommes de lettres dans la littérature décrivant ces pathol-
ogies a contribué à faire reconnaître l’exercice de la pensée comme un « travail »
(et non plus une activité relevant de l’otium). Y voir seulement « un effort pour
fonder la professionnalisation effective des intellectuels sur des distinctions anthro-
pologiques » empêche cependant, comme le montre Dinah Ribard, de saisir que
s’opère aussi à travers cette littérature la répartition sociale des différentes activités
liées à l’esprit (« Pathologies intellectuelles et littérarisation de la médecine. Une
voie pour l’histoire du travail intellectuel », in Andrea Carlino et Alexandre Wenger
(dir.), Littérature et médecine. Approches et perspectives (xvie-xixe siècles), Genève,
Droz, 2007, p. 113.
8. Claude-François Lallemand, Des pertes séminales involontaires, Paris, Béchet
Jeune, 1836-1842, t. 1, p. 432, p. 430.
9. Jean-Claude Caron, « Révoltes populaires et révoltes étudiantes au xixe  siècle »,
propos recueillis par Annie Collovald et Gérard Mauger, Savoir/Agir, vol. 6, n° 4,

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314 Notes des pages 10 à 12

2008, p. 94. Voir, du même auteur, Générations romantiques. Les étudiants de


Paris et le Quartier latin, 1814-1851, Paris, Armand Colin, 1991.
10. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit,
1990, p. 42, et p. 63 pour la citation.
11. Sur la délimitation du domaine des « belles-lettres », voir Philippe Caron, Des
« Belles Lettres » à la « Littérature ». Une archéologie des signes du savoir profane
en langue française (1680-1760), Paris, Société pour l’information grammaticale,
1992, et Stéphane Zékian, « Les lettres, les sciences, les barbares : questions sur une
controverse de 1816 », in Anne-Gaëlle Weber (dir.), Translittéraires : Belles lettres,
sciences, littérature, Épistémocritique, « Ouvrages en ligne », 2015, p. 94-110,
disponible sur epistemocritique.org.
12. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation
démocratique en France, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2010 [1998], p. 15-16.
13. Jean-Luc Chappey, « Des Lumières à l’Empire », in Christophe Charle et
Laurent Jeanpierre (dir.), La Vie intellectuelle en France, t.  1 : Des lendemains
de la Révolution à 1914 ; t.  2 : De 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 2016, t. 1, p. 47.
J.-L. Chappey montre bien, par ailleurs, que l’usage stratégique des figures du
professeur ou du savant n’a pas empêché Bonaparte d’écarter les Idéologues qui
l’avaient soutenu, dès lors que ceux-ci lui ont semblé menacer son propre pouvoir
(ibid., p. 24).
14. Voir François Azouvi, Descartes et la France. Histoire d’une passion
nationale, Paris, Fayard, 2002.
15. Voir notamment sur ces sujets Vincent Duclert, L’Usage des savoirs : l’enga-
gement des savants dans l’affaire Dreyfus (1894-1906), thèse sous la direction
de Dominique Kalifa, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2010,
p. 944 sq. ; Jean David, Le Procès de l’intelligence dans les lettres françaises au
seuil de l’entre-deux-guerres, 1919-1927, Paris, Nizet, 1966 ; Claire-Françoise
Bompaire-Évesque, Un débat sur l’Université au temps de la Troisième République.
La lutte contre la Nouvelle Sorbonne, Paris, Aux amateurs de livres, 1988 ; Wolfgang
Babilas, « La querelle des mauvais maîtres », Romanische Forschungen, vol. 98,
1/2, 1986, p. 120-152.
16. Richard Hofstadter, Anti-Intellectualism in American Life, op. cit. ; Stefan
Collini, Absent Minds. Intellectuals in Britain, Oxford, Oxford University Press,
2006 ; Dietz Bering, Die Intellektuellen : Geschichte eines Schimpfwortes, Stuttgart,
E. Klett-J. G. Cotta, 1978, et Die Epoche der Intellektuellen, Geburt, Begriff,
Grabmal, Berlin, Bup, 2010 ; Susan Jacoby, The Age of American Unreason, New
York, Pantheon Books, 2008 [nouvelle édition révisée : New York, Vintage Books,
2009] ; Mario Martín Gijón, Los (anti)intelectuales de la derecha en España. De
Giménez Caballero a Jiménez Losantos, Barcelone, RBA, 2011. Il n’est sans doute
pas anodin que ces travaux – des essais, pour la plupart – n’aient pas été traduits en
français. L’anti-intellectualisme, certes évoqué dans une part non négligeable de
l’abondante bibliographie consacrée aux intellectuels hexagonaux, n’est considéré
en soi que dans la revue Mil neuf cent, n° 15 « Les anti-intellectualismes », 1997, et
dans Pierre Citti, La Mésintelligence. Essais d’histoire de l’intelligence française
du symbolisme à 1914, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs, 2000.
17. Voir Didier Masseau, Les Ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au
temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000 ; Olivier Ferret, La Fureur de nuire :

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Notes des pages 12 à 16 315

échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes, 1750-1770, Oxford,


Voltaire Foundation, 2007 ; Didier Masseau (dir.), Dictionnaire des anti-Lumières
et des antiphilosophes (France, 1715-1815), Paris, Champion, 2017, 2 t. 
18. Pour le xviiie siècle, voir Robert Darnton, « Dans la France prérévolu-
tionnaire : des philosophes des Lumières aux “Rousseau des ruisseaux” » [1971],
Bohème littéraire et Révolution, Paris, Gallimard, « Tel », 2010 [1983 pour
la traduction française], p. 47-82, et « La République des lettres : les intellec-
tuels dans les dossiers de la police » [1984], in Le Grand Massacre des chats.
Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Les Belles Lettres, 2011,
p. 199-251.
19. Anatole Leroy-Beaulieu, Les Doctrines de haine : l’antisémitisme, l’anti-
protestantisme, l’anticléricalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1902.
20. Sur la manière dont les intellectuels se différencient des autres élites, voir
Christophe Charle, Les Élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987,
et Naissance des « intellectuels », op. cit.
21. Victor Hugo, « À propos d’Horace », Les Contemplations, I, 13, édition de
Léon Cellier, Paris, Garnier Frères, 1969 [1856], p. 40.
22. Voir Étienne Balibar, « La violence des intellectuels », Lignes, mai 1995,
p. 9-22 ; Christophe Prochasson et Anne Rasmussen (dir.), « Comment on se
dispute. Les formes de la controverse de Renan à Barthes », Mil neuf cent, n° 25,
2007 ; Vincent Azoulay et Patrick Boucheron (dir.), Le mot qui tue. Une histoire
des violences intellectuelles de l’Antiquité à nos jours, Seyssel, Champ Vallon,
2009.
23. Gabriel Bouquier, Rapport et projet de décret formant un plan général
d’instruction publique, 22 frimaire an II (12 décembre 1793), in Bronislaw Baczko
(éd.), Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolution-
naire, Genève, Droz, 2000, p. 418-419.
24. Mona Ozouf, « La Révolution française et la formation de l’homme nouveau »,
L’Homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 146.
25. Voir Jean-Luc Chappey, « Violences intellectuelles en Révolution : les
combats de Colnet du Ravel », in Le mot qui tue, op. cit., p. 213-214, et « Catho-
liques et sciences au début du xixe  siècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire
critique, n° 87, 2002, p. 13-36.
26. Sur l’anti-intellectualisme de cour d’école, peu commenté, voir le billet que
Natacha Polony a intitulé « Sale intello » (Éloge de la transmission, blog invité sur
le site du Figaro, 19 mars 2010), et les commentaires qu’il a suscités.
27. Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent
des boulots d’ouvriers, traduit par Bernard Hœpffner, préface, postface et entretien
avec l’auteur par Sylvain Laurens et Julian Mischi, Marseille, Agone, 2011.
28. La somme 1889. Un état du discours social (Longueuil, Le Préambule,
1989) reflète l’apport de Marc Angenot à l’analyse des idéologies – particuliè-
rement des socialismes, de l’antidémocratisme, de l’antisémitisme. Son ouvrage
La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes (Paris,
Payot, 1982) fait référence.

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316 Notes des pages 19 à 22

Chapitre un. Intellectuels et manuels au travail

1. François Jarrige, « L’invention de “l’ouvrier-machine” : esclave aliéné ou


pure intelligence au début de l’ère industrielle ? », L’Homme et la Société, vol. 205,
n° 3, 2017, p. 27-52.
2. Dinah Ribard, « Le travail intellectuel : travail et philosophie, xviie-xixe siècle »,
Annales, 2010/3, p. 715-742.
3. Étienne Balibar, « Sur le concept marxiste de la “division du travail manuel
et du travail intellectuel” et la lutte des classes », in Jean Belkhir (dir.), L’Intel-
lectuel : l’intelligentsia et les manuels, Paris, Anthropos, 1983, p. 106, p. 108.
4. B. Maurice, « La misère en habit noir », Les Français peints par eux-mêmes,
Paris, L. Curmer, 1840-1842, t. 4, p. 353-361.
5. Voir Lenore O’Boyle, « The Problem of an Excess of Educated Men in
Western Europe, 1800-1850 », The Journal of Modern History, décembre 1970,
p. 471-495, et les débats qui ont entouré cet article.
6. Christophe Charle, « L’Europe des intellectuels en 1848 », in Jean-Luc Mayaud
(dir.), 1848. Actes du colloque international du cent cinquantenaire, Paris, Créaphis,
2002, p. 425 : « C’est à la fois considérable, si l’on rapporte c[e] taux à l’impor-
tance démographique, cent fois plus faible, de ces professions dans la population
générale, mais, malgré tout, trop peu pour accréditer la thèse du complot des intel-
lectuels », d’autant que les intéressés « sont loin de se classer politiquement unifor-
mément dans le camp de la révolution ou même de la réforme. »
7. Alain Faure et Jacques Rancière (éd.), La Parole ouvrière. 1830-1851, Paris,
La Fabrique, 2007 [1976].
8. Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, réimpression de
l’édition Gilbert Badia [1976], préface inédite d’Isabelle Garo, Paris, Les Éditions
sociales, 2012, p. 45-49. Le passage qui concerne « la division du travail matériel
et intellectuel », selon la formule employée p. 29, est rédigé autour de 1845. Le
chapitre où il figure est resté inachevé.
9. Voir Louis Trénard, « La liberté d’enseignement à la veille de 1848 », Revue
du Nord, juillet-septembre 1967, p. 421-481.
10. Agricol Perdiguier, « À propos d’une opinion de MM. Arago et Dupin »,
in Biographie de l’auteur du Livre du Compagnonnage et Réflexions diverses ou
Complément de l’Histoire d’une scission dans le Compagnonnage [1846], réédition
annotée du bicentenaire de la naissance de l’auteur, 1805-2005 [titre modernisé],
Paris, Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment, 2004, p. 68-70.
11. Alphonse Karr, « Les guêpes », Revue de Paris, vol. 36, 1846, p. 300-301.
12. Pierre-Jean Mariette, « Curabel [sic] (Jacques) », Abecedario de P. J. Mariette
et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et les artistes, ouvrage publié par
MM. Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon, Paris, J.-B. Dumoulin, 1853-1862,
t. 2, p. 53. Sur sa querelle avec Desargues, voir Valérie Nègre, « Les figures de l’archi-
tecte “savant” (xve-xviiie siècle) », in Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon et Marie
Thébaud-Sorger (dir.), Un dialogue des savoirs, Rennes, PUR, 2016, p. 133-139.
13. Biographie de Gaspard Monge, ancien membre de l’Académie des sciences,
par M. Arago, secrétaire perpétuel, lue à la séance publique du 11 mai 1846, Paris,
Firmin Didot, 1853, p. 11-13.

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Notes des pages 22 à 31 317

14. Charles Dupin, Essai historique sur les services et les travaux scientifiques
de Gaspard Monge, Paris, Bachelier, 1819, p. 8.
15. « À M. Charles Dupin, député, PROFESSEUR DES OUVRIERS, et membre
de l’Académie des Sciences, les mutuellistes lyonnais », L’Écho de la Fabrique,
9 mars 1834, p. 2-3.
16. Voir François Jarrige, « “Nous ne sommes ni vos élèves ni vos amis” :
Charles Dupin face à la presse ouvrière sous la monarchie de Juillet », in Carole
Christen et François Vatin (dir.), Charles Dupin (1784-1873). Ingénieur, savant,
économiste, pédagogue et parlementaire du Premier au Second Empire, Rennes,
PUR, 2009, p. 223-234.
17. Cyrille Simonnet, « Le théorème contre le practème », Dessin/Chantier,
École d’architecture de Grenoble, n° 1, 1982, p. 11.
18. A. Perdiguier, « À propos d’une opinion de MM. Arago et Dupin », art. cit.,
p. 69-70.
19. Corinne Delmas, « Charles Dupin, académicien des Sciences morales et
politiques », in Charles Dupin (1784-1873), op. cit., p. 69 sq.
20. Voir Jean Briquet, Agricol Perdiguier, compagnon du Tour de France et
représentant du peuple, 1805-1875, Paris, Éditions de la Butte-aux-Cailles, 1981
[M. Rivière, 1955], p. 242-243.
21. A. Perdiguier, Discours du citoyen Agricol Perdiguier, représentant du
peuple, sur la fixation des heures de Travail, prononcé à l’Assemblée nationale le
8 septembre 1848, Paris, Marcel, 1849, p. 14, p. 15, p. 11, p. 9.
22. Id., Statistique du salaire des ouvriers : en réponse à M. Thiers et autres
économistes de la même école, Paris, La Révolution démocratique et sociale, 1849.
23. Id., Discours […] sur la fixation des heures de Travail, op. cit., p. 6.
24. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, livre premier,
4e édition allemande, édition sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris,
PUF, 1993, p. 338.
25. A. Perdiguier, Mémoires d’un compagnon [1854-1855], introduction d’Alain
Faure, Paris, Maspero, 1977, p. 328-329.
26. Id., lettre à Duquesne, 18 novembre 1843, La Ruche populaire. Première
tribune et revue mensuelle rédigée et publiée par des ouvriers, février 1844, p. 17,
p. 15.
27. Id., Question vitale sur le compagnonnage et la classe ouvrière, Paris,
Dentu, 1863 [1861], p. 105, p. 98.
28. Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris,
Fayard, « Pluriel », 2012 [1981], p. 58. Sur la précarité à laquelle sont contraints
les typographes, voir p. 79.
29. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philo-
sophie de la misère, Paris, Guillaumin et Cie, 1846, t. 1, p. 135, p. 136, p. 132, p. 136.
30. Voir Jean-Christophe Angaut, « Conflit, anarchie et démocratie : en repartant
de Proudhon », Astérion, n° 13, 2015, en ligne.
31. Voir Georges Navet, « Les Lumières et l’atelier », in L’Éducation : Proudhon,
proudhonisme, Paris, Société P.-J. Proudhon, « Cahiers de la Société P.-J. Proudhon »,
1995, p. 35-47.
32. Voir Pierre Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon. Sa vie et sa pensée (1809-
1849), Paris, Beauchesne, 1982, p. 27-28.

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318 Notes des pages 31 à 36

33. P.-J. Proudhon, carnet n° 1, s. d. [juillet 1843], Carnets de P.-J. Proudhon,


texte inédit et intégral établi sur les manuscrits autographes avec annotations et
appareil critique de Pierre Haubtmann, préface de Daniel Halévy, présentation de
Suzanne Henneguy et Jeanne Fauré-Frémiet, Paris, Marcel Rivière, 1960, t. 1, p. 14.
34. Sur les relations entre les deux hommes, voir Pierre Palix, « Proudhon, juge
de Lamartine », Le Livre du centenaire. Études recueillies et présentées par Paul
Viallaneix, Paris, Flammarion, 1971, p. 265 sq.
35. Voir Dominique Dupart, Le Lyrisme démocratique ou la naissance de
l’éloquence romantique chez Lamartine, 1834-1849, Paris, Champion, 2012. Sur
l’antagonisme entre Proudhon et Lamartine, p. 377.
36. P.-J. Proudhon, carnet n° 5, 21 septembre 1847, Carnets de P.-J. Proudhon,
op. cit., 1961, t. 2, p. 194.
37. Voir Samuel Hayat, Pierre-Joseph Proudhon et le problème de la représen-
tation politique autour de la révolution de février 1848, mémoire de DEA sous la
direction de Bertrand Guillarme, université Paris VIII – Saint-Denis, 2004, p. 29.
38. P.-J. Proudhon, Solution du problème social, paraissant chaque semaine
par livraison de trois à cinq feuilles, ensemble vingt à vingt-deux livraisons,
[2e livraison], Paris, Pilhes/Guillaumin, 1848, p. 7, p. 68, p. 27, p. 7, p. 24, p. 55.
39. Sur cette expression, que d’autres que Proudhon mettent à distance en 1848,
voir Maurice Tournier, « Le mot “Peuple” en 1848 : désignant social ou instrument
politique ? », Romantisme, n° 9, 1975, p. 12.
40. P.-J. Proudhon, Solution du problème social, op. cit., p. 7, p. 24, p. 54-55,
p. 64, p. 23-24.
41. En 1912, la republication séparée de cette étude par le Cercle Proudhon
sous le titre Les Femmelins. Les grandes figures romantiques : J.-J. Rousseau,
Béranger, Lamartine, Madame Roland, Madame de Staël, Madame Necker de
Saussure, George Sand marque un double regain d’intérêt pour Proudhon et l’anti-
intellectualisme. Voir Patrice Rolland, « Le retour à Proudhon, 1900-1920 », Mil
neuf cent, n° 10, 1992, p. 5-29.
42. P.-J. Proudhon, onzième étude, « Amour et mariage (suite) », De la Justice
dans la Révolution et dans l’Église. Études de philosophie pratique adressées
à son éminence Mgr le Cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, texte de
l’édition de 1860 revu par Rosmarie Férenczi, Georges Navet, Patrice Vermeren
et Bernard Voyenne, Paris, Fayard, 1990, « Corpus des œuvres de philosophie en
langue française », t. IV, p. 1945.
43. Voir Caroline Arni, « “La toute-puissance de la barbe”. Jenny P. d’Héricourt
et les novateurs modernes », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, n° 13, 2001, p. 145-154.
44. François Jarrige, « Le mauvais genre de la machine. Les ouvriers du livre
et la composition mécanique (France, Angleterre, 1840-1880) », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 2007/1, p. 203.
45. P.-J. Proudhon, onzième étude, De la Justice…, op. cit., p. 1999.
46. Jules Lermina, qui avait dédié à Proudhon Histoire de la misère, ou le Prolé-
tariat à travers les âges (Paris, Décembre-Alonnier, 1869), déclare par exemple
dans Ventre et cerveau (Paris, Chamuel, 1894, p. 18) que les sociétés humaines
se sont édifiées sur un désordre fondamental qui confine à la « mégalocéphalie ».
47. P.-J. Proudhon, sixième étude, « Le travail », De la Justice…, op. cit.,
p. 976, p. 1079.

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Notes des pages 36 à 41 319

48. Ibid., p. 1058-1059.
49. Ibid., p. 1034-1035, p. 1038, p. 1053.
50. Id., « Ce que la Révolution doit à la Littérature », Le Peuple, 27 mai 1848,
p. 1. Repris dans Idées révolutionnaires, Paris, Garnier Frères, 1849, p. 48.
51. Id., Les Majorats littéraires. Examen d’un projet de loi ayant pour but de
créer au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, Bruxelles,
Office de publicité, 1862, p. 16.
52. Id., Correspondance, Paris, A. Lacroix, 1875, 14 t. : à Gustave Chaudey,
Ixelles, 22 septembre 1861, t. 14, p. 201 ; à M. Darimon, Bruxelles, 14 juin 1862,
t. 12, p. 127 ; à MM. Garnier frères, Bruxelles, 11 mars 1862, t. 12, p. 24 ; à
M. le rédacteur de L’Office de publicité, Bruxelles, avril 1862, ibid., p. 33.
53. Voir Dominique Sagot-Duvauroux, « La propriété intellectuelle, c’est le
vol ! Le débat sur le droit d’auteur au milieu du xixe  siècle », L’Économie politique,
vol. 22, n° 2, 2004, p. 34-52.
54. Voir Roger Bellet, « Jules Vallès et le Livre : l’encre et le sang », Roman-
tisme, n° 44, 2e trimestre 1984, p. 61.
55. Jacques Girault, « Les étudiants et la Commune », La Nouvelle Critique,
numéro spécial Expériences et langage de la Commune, mars 1971, p. 96-97.
56. Voir François Marotin, Les Années de formation de Jules Vallès (1845-
1867). Histoire d’une génération, Paris, L’Harmattan, 1997.
57. Cécile Robelin, « Proudhon et Vallès. Une question d’autorité », in Sarah
Al-Matary (dir.), Autour de Vallès, n° 46, décembre 2016, p. 13.
58. Sauf mention contraire, toutes les références sont tirées de Jules Vallès,
Œuvres, édition de Roger Bellet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
2 t. (respectivement 1975 et 1990). Ici : L’Argent, par un homme de lettres devenu
homme de bourse, t. 1, p. 19, p. 8.
59. Alain Vaillant, « La bohème, mythe et réalités », La Vie intellectuelle en
France, op. cit., t. 1, p. 272.
60. J. Vallès, L’Argent, op. cit., p. 36, p. 30.
61. Id., « Les Victimes du livre », Le Figaro, 9 octobre 1862, repris dans Les
Réfractaires, t. 1, p. 230 sq. Voir à ce propos Roger Bellet, « Jules Vallès et les
Victimes du Livre » [1985], in Dans le creuset littéraire du xixe siècle, Tusson, Du
Lérot, 1995, p. 85-92 ; Corinne Saminadayar-Perrin et Florence Thérond (dir.),
« La mort du livre », Autour de Vallès, n° 45, décembre 2015.
62. J. Vallès, « Demain seulement… », L’Époque, 2 août 1865, puis La Rue,
op. cit., t. 1, p. 779.
63. Id., « Une poignée de monstres », Le Figaro, 17 août 1865, et L’Événement,
23 mars 1866, puis La Rue, repris dans Œuvres complètes de Jules Vallès publiées
sous la direction de Lucien Scheler, préface et notes de Pierre Pillu, Paris, Les
Éditeurs français réunis, 1969, p. 156.
64. Id., « Les chanteurs ambulants », L’Événement, 28 février 1866, puis La
Rue, op. cit., p. 171 ; « Le Bachelier géant », chapitre des Réfractaires (op. cit.,
p. 264 sq.), est formé de plusieurs articles repris avec quelques modifications dans
Le Figaro (24, 28, 31 juillet et 7 août 1864).
65. Id., « Laroche », L’Époque, 28 avril 1865, puis La Rue, op. cit., p. 137.
66. Id., « La Société des gens de lettres », La Rue, 21 décembre 1867, Œuvres,
op. cit., t. 1, p. 1028-1031.

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320 Notes des pages 41 à 46

67.  Id., Les Réfractaires, Paris, Achille Faure, 1866. L’ouvrage sort en
novembre 1865, mais est daté de l’année suivante. Repris dans op. cit., t. 1, p. 139 sq.
Le recueil La Rue est publié en 1866 chez le même éditeur.
68. La Canaille, paroles d’Alexis Bouvier, musique de Joseph Lemaire dit
Darcier, Paris, Vieillot, 1865.
69. J. Vallès, « Proudhon », L’Époque, 8 et 16 juin 1865, puis La Rue, op. cit.,
t. 1, p. 808 sq.
70. Id., « La Rue. Le seizième numéro », La Rue, 14 septembre 1867, p. 1.
71. Voir Id., « Rome », La Rue, 26 octobre 1867, Œuvres, t. 1, p. 991-994.
72. C’est ainsi que Vallès nomme les hommes de lettres énergiques. Voir
« Mœurs et portraits littéraires. Les francs-parleurs », Le Courrier français, 19 et
26 août 1866, op. cit., t. 1, p. 898-906.
73. Id., « Cochons vendus », La Rue, 30 novembre 1867, p. 1-2., ibid., t. 1,
p. 1015.
74. Voir Roger Bellet, « Image de l’école chez Jules Vallès » [1979], in Dans
le creuset littéraire du xixe siècle, op. cit., p. 284.
75. Léon Paul Lagrange de Langre, Texte définitif de la nouvelle loi sur le recru-
tement de l’armée votée par l’Assemblée nationale le 27 juillet 1872, en dernière
lecture avec notes explicatives au-dessous de chaque article, Paris, Librairie du
« Moniteur universel », 1872, article 20, p. 14-15.
76. Jules Arnould, Considérations sur le degré d’aptitude physique du recru-
tement de l’École spéciale militaire pour l’année 1874-1875, Paris, s. n., 1875, p. 24.
77. Toutes les références à la trilogie sont extraites de Vallès, Œuvres, op. cit.,
t. 2. Ici : L’Enfant, p. 250.
78. J. Vallès, Le Bachelier, p. 654.
79. Dans La Faim (1890), roman d’inspiration autobiographique, le narrateur
est un écrivain réduit à une telle misère qu’il est prêt à accepter n’importe quel
emploi. Il tente d’entrer chez les sapeurs-pompiers, mais est refusé « à cause de
[s]es lunettes » ; ces dernières l’empêchent également de se « faire ferblantier »
(Paris, Le Livre de poche, 2014, p. 16, p. 98). Ayant mis au clou la plupart de ses
effets, il envisage d’engager ces lunettes qui font son malheur. En vain.
80. J. Vallès, L’Enfant, p. 246.
81. Id., « Mai », L’Époque, 6 mai 1865, puis La Rue, édition de Pierre Pillu,
op. cit., p. 85.
82. Id., L’Enfant, p. 297, p. 246, p. 269.
83. Voir Eric J. Hobsbawm et Joan W. Scott, « Des cordonniers très politiques »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 5/2006, p. 29-50 ; Jacques Rancière,
« Histoire des mots, mots de l’histoire », Communications, n° 58, 1994, p. 94-95.
84. J. Vallès, L’Insurgé, p. 1036-1038.
85. Pierre Pillu, « Portrait de l’écrivain en cordonnier », Les Amis de Jules
Vallès, juin 1988, p. 7.
86. Eugène Sue, Martin l’enfant trouvé, ou les Mémoires d’un valet de chambre.
Les chapitres 4, 5 et 6 de la troisième partie (Bruxelles, H. Bourlard, 1846-1847,
4 vol.), où figure Léonidas Requin, sont à l’origine parus dans Le Constitutionnel
sous le titre « Martin ou les enfants trouvés » (26 juin 1846-5 mars 1847).
87. J. Vallès, « Boxeurs, lutteurs », L’Époque, 22 juin 1865, puis La Rue, édition
de Pierre Pillu, op. cit., p. 177.

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Notes des pages 46 à 57 321

88. Id., « Théoriciens ! », Le Cri du peuple, 27 janvier 1884, Œuvres, éd. cit.,


t. 2, p. 1109.
89. Marie-Claire Bancquart, « Jules Vallès et le peuple », Romantisme, 1975,
n° 9, p. 122.
90. J. Vallès, « Proudhon » (L’Époque, 6 et 16 juin 1865), puis La Rue, Œuvres,
op. cit., t. 1, p. 818, p. 822-823, p. 817, p. 815, p. 816.
91. Id., L’Insurgé, p. 1023 ; Le Bachelier, p. 515.
92. Id., L’Insurgé, p. 1034.
93. Rapporté par Maxime Vuillaume, Mes cahiers rouges au temps de la
Commune, édition de Maxime Jourdan, Paris, La Découverte, 2011, p. 309.
94. J. Vallès, L’Insurgé, p. 935.
95. Id., Le Tableau de Paris, édition de Maxime Jourdan, Paris, Berg Inter­
national, 2007, p. 298-300.
96. Id., préface à Benoît Malon, Le Nouveau Parti, Paris, Derveaux, 1881,
p. II, IV, II, V, VI.
97. A. Perdiguier, Mémoires d’un compagnon, op. cit., p. 382.
98. J. Vallès, préface à Benoît Malon, Le Nouveau Parti, op. cit., p. XII.
99. « Au rédacteur » [texte connu sous le nom de « Manifeste des soixante »],
L’Opinion nationale, 17 février 1864, p. 1-2.
100. Reproduit dans Jacques Freymond (dir.), La Première Internationale.
Recueil de documents, Genève, Droz, 1962, t. 1. Congrès de Genève, 5 septembre
1866, p. 41 ; 8 septembre 1866, p. 55-56.
101. J. Vallès, « Les sénateurs de Paris », Le Cri du peuple, 20 novembre 1883,
p. 1.
102. Id., L’Insurgé, p. 931.
103. Voir Samuel Hayat, « The Construction of Proudhonism within the IWMA »,
traduit par Thierry Labica, in Fabrice Bensimon, Quentin Deluermoz et Jeanne
Moisand (ed.), « Arise Ye Wretched of the Earth ». The First International in a
Global Perspective, Leyde, Brill, 2018, p. 313-331.

Chapitre deux. Classes dangereuses

1. Paul Bourget, « Gustave Flaubert » [1882], Essais de psychologie contem-


poraine, Paris, Gallimard, 1993 [1883], p. 100.
2. Discussion « sur le surmenage intellectuel et la sédentarité dans les écoles »,
Bulletin de l’Académie de médecine, publié par MM. J. Bergeron et A. Proust,
51e année, 2e série, t. XVIII, Paris, G. Masson, 1886, p. 199, p. 210.
3. Jacques Laurent, Paul et Jean-Paul, Paris, Grasset, 1951, p. 22.
4. Paul Bourget, Le Disciple, Paris, A. Lemerre, 1889, p. 89-91.
5. Gustave Toudouze, « Guerre aux Lettrés ! L’Affaire Lucien Descaves »,
L’Événement, 19 mars 1888, p. 1.
6. Lucien Descaves, Souvenirs d’un ours, Paris, Les Éditions de Paris, 1946, p. 45.
7. Voir Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et
morale en France, xixe-xxie siècles, Paris, Seuil, 2011, p. 371 sq.
8. [Lucien Descaves], Sous-Offs en cour d’assises, Paris, Tresse & Stock, 1890,
p. 73, p. 8, p. 46-47.

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322 Notes des pages 57 à 64

9. « Une protestation », Le Figaro, 24 décembre 1889, p. 1. Christophe Charle


analyse cette pétition en détail dans Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 112 sq.
10. Voir, pour la période antérieure, G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain,
op. cit., et « Le combat pour la liberté intellectuelle », La Vie intellectuelle en
France, op. cit., t. 1, p. 98 et 110.
11. Maurice Barrès, « La jeunesse boulangiste », Le Figaro, 19 mai 1888, p. 1.
12. C. Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 83.
13. Anarchistes et boulangistes purent se rapprocher sous les verrous, si l’on en
croit Ernest Gégout et Charles Malato, Prison fin de siècle. Souvenirs de Pélagie,
Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, 1891, p. 241 sq.
14. Charles-Ange Laisant, « Sous-officiers », La Presse, 6 décembre 1889, p. 1.
15. Gilles Malandain, « La conspiration solitaire d’un ouvrier théophilanthrope :
Louvel et l’assassinat du duc de Berry en 1820 », Revue historique, avril-juin 2000,
p. 391.
16. Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, Paris, Hachette, 5e édition,
1881, t. 1, p. 47, p. 55, p. 54, p. 46, p. 53, p. 56.
17. Ailleurs dans Les Convulsions de Paris, Du Camp raille le cordonnier
Napoléon Gaillard, grand constructeur de barricades, qui se fit remarquer par son
éloquence : « Dès que le droit de réunion fut rétabli, Napoléon Gaillard prit la parole
et ne s’arrêta pas : du 7 novembre 1868 au 15 novembre 1869, il fait quarante-sept
discours dont le sens échappe à lui et aux auditeurs » (ibid., t. 2, p. 230).
18. Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, Paris, Hachette,
1904 [1881], t. 5 : La Conquête jacobine, p. 33-46. Sur le portrait du jacobin qui y
est brossé, voir Nathalie Richard, « L’Histoire comme problème de psychologie.
Taine et la “psychologie du Jacobin” », Mil neuf cent, n° 20, 2002, p. 153-172.
19. Maurice Garçon, La Justice contemporaine, 1870-1932, Paris, Grasset,
1933, p. 233.
20. Adolphe Retté, « De Pères en Fils », La Revue antimaçonnique, septembre-
octobre 1912, p. 411-412.
21. M. Barrès, « Enfin, Balzac a vieilli ! », Le Journal, 16 février 1894, p. 1.
22. Sébastien Faure, Le Procès des trente. Notes pour servir à l’histoire de ce
temps : 1892-1894, initialement paru dans Le Libertaire entre août et décembre 1896,
s. l., Éditions antisociales, 2009, p. 15-16.
23. Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois, 2001,
p. 318.
24. S. Faure, Le Procès des trente…, op. cit., p. 4.
25. Sur l’« affaire Jean Grave », voir C. Charle, Naissance des « intellectuels »,
op. cit., p. 126 sq.
26. Émile de Saint-Auban, L’Histoire sociale au Palais de Justice. Plaidoyers
philosophiques, Paris, A. Pedone, 1895, p. 225 et p. 234, p. 31-32, p. 8, p. 279, p. 287.
27. « Après le verdict », L’Éclair, 15 août 1894, p. 2.
28. Voir Eugène Villedieu, La Commune de Paris. Les scélérats de la Révolution,
Paris, E. Lachaud, 1871, p. 52 ; dans son Histoire de la Commune de Paris en
1871 (Paris, A. Fayard, 1871, p. 270), F. de La Brugère (pseudonyme d’Arthème
Fayard), revenant sur le fait que certains gouvernements étrangers ont refusé de
donner asile aux communards en fuite, rappelle que le ministre belge de la Justice
a jugé les « malfaiteurs intellectuels qui soufflent la discorde entre le capital et le

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Notes des pages 64 à 67 323

travail et excitent le peuple à l’émeute » plus « coupables que les incendiaires et


les assassins qu’ils encouragent ».
29. « Si quelqu’un a du mépris pour la horde des poètes, penseurs et philosophes
de ce temps, c’est moi. Ce que je pense de ces maîtres de la terre et de leurs disciples
et chambellans, les orateurs et hommes d’État, cela est indicible. Je mourrai avec le
regret de n’avoir pu dire combien je les trouve sots et bas. […] Néanmoins, parce
qu’ils ont cependant quelque lointain commerce avec l’art et avec la pensée, je les
place encore infiniment au-dessus de la brute polytechnique, à laquelle ils s’asser-
vissent eux-mêmes », écrit Veuillot dans Le Parfum de Rome (Paris, Gaume Frères et
J. Duprey, 1862 [1861], 2 t., t. 1, p. 26). Cet autodidacte ne cesse d’accuser les intel-
lectuels d’avoir écarté le peuple du pape. Sous la « monarchie des professeurs », il s’en
prend aux universitaires anticléricaux qui refusent aux jésuites le droit d’enseigner
librement. Son hostilité au positivisme s’exprime dans le journal L’Univers, mais
aussi dans plusieurs dizaines d’épais volumes. S’enorgueillissant de « parler franc
et de parler français », l’auteur des Libres Penseurs (Paris, J. Lecoffre, 1860 [1848],
avant-propos à la seconde édition, p. 17) dit ne jamais lire de philosophie, et affecte
de préférer aux formes dogmatiques celles du portrait, du dialogue, de la poésie
satirique. Les Odeurs de Paris, qui blâme tous ceux qui gravitent autour des organes
concurrents (les « Bulozophes » – du nom de François Buloz, cofondateur de la Revue
des Deux Mondes –, mais aussi les sectateurs de Léonor-Joseph Havin, directeur du
quotidien Le Siècle, ou de Louis Véron, patron du Constitutionnel), s’achève ainsi
sur plusieurs sonnets anti-intellectualistes. « Les Sages » dénonce l’inanité de « ces
doctes et ces forts qui, pleins de verbiages, / Vont la tête en arrière et le ventre en
avant », tandis que « Nos païens » raille la faiblesse physique des normaliens (Les
Odeurs de Paris, 2e édition, Paris, Palmé, 1867 [1866], p. 448 et p. 457).
30. Voir Loïc Artiaga, Des torrents de papier. Catholicisme et lectures populaires
au xixe siècle, préface de Jean-Yves Mollier, Limoges, Pulim, 2007.
31. Sur cette notion, voir G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain…, op. cit.,
p. 60 sq.
32. Étienne Cornut, Les Malfaiteurs littéraires, Paris, V. Retaux, 1892. Les
textes préalablement parus dans les Études jésuites (juillet 1890, p. 382-406 ;
novembre 1890, p. 371-394 ; janvier 1891, p. 28-53 ; mai-août 1891, p. 471-495)
sont repris en volume (éd. cit., ici p. 109, p. 110, p. 93, p. 94).
33. Abbé Delmont, « Les malfaiteurs intellectuels », L’Univers, 17 mars 1918,
p. 163-164 ; 28 avril 1918, p. 259-260 ; 26 mai 1918, p. 323-324 ; 7 juillet 1918,
p. 419-420 ; 18 août 1918, p. 515-516 ; 6 octobre 1918, p. 627-628 ; 17 novembre
1918, p. 723-724 ; 29 décembre 1918, p. 819-820.
34. Roger Chartier, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels
frustrés au xviie  siècle », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 37e année,
n° 2, 1982, p. 399.
35. On en trouvera des exemples assez récents dans François Moureau (Le
Nouveau Prolétariat intellectuel. La précarité diplômée dans la France d’aujourd’hui,
Paris, François Bourin, 2007) et Jean-Robert Pitte (Jeunes, on vous ment ! Recons-
truire l’Université, Paris, Fayard, 2006). Sur ces usages contemporains, voir Cyprien
Tasset, Les Intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, thèse en
sociologie sous la direction de Luc Boltanski, soutenue à l’EHESS le 5 décembre
2015, p. 123 sq.

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324 Notes des pages 67 à 69

36. Cyprien Tasset, « Comment juguler la production de prolétaires intellectuels ?


Les discours réformateurs contre la surproduction universitaire, xviie-xxie siècles »,
in Yamina Bettahar et Marie-Jeanne Choffel-Mailfert (dir.), Les Universités au
risque de l’histoire. Principes, configurations, modèles, Nancy, Presses universi-
taires de Lorraine, 2014, p. 184.
37. « L’anarchie au Quartier latin », Le Temps, 2 mars 1894. L’incident est
analysé par Thomas Loué, « “Les Barbares lettrés”. Esquisse d’un temps long de
l’anti-intellectualisme en France (1840-1900) », Mil neuf cent, n° 15, 1997, p. 86.
38. Voir K. Marx, L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association inter-
nationale des travailleurs, rapports et documents publiés par ordre du congrès
international de La Haye, Londres, A. Darson, 1873, p. 48. Le texte français
reprend l’expression d’« avocats sans cause », qui apparaît déjà avant 1789 dans
les rapports de police épinglant la bohème littéraire parisienne – rapports qui,
comme le rappelle Robert Darnton, étaient souvent eux-mêmes rédigés par des
« écrivains clandestins ayant leur propre dossier dans les archives policières ». Les
extraits cités par Darnton condamnent essentiellement des écrivains frayant parmi
les avocats, quand ils n’exercent pas eux-mêmes ce métier. Ainsi de Fréron fils,
qui « emploie de jeunes avocats sans causes » à L’Année littéraire, dont il tire tout
le bénéfice (« Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières
aux “Rousseau des ruisseaux” », art. cit., p. 70).
39. Karl Kautsky, motion votée le 27 septembre à Paris, salle Wagram, reprise
dans « 9e question. La conquête des pouvoirs publics et les alliances avec les partis
bourgeois », Cinquième congrès socialiste international tenu à Paris du 23 au
27 septembre 1900. Compte rendu analytique officiel, Paris, Société nouvelle de
librairie et d’édition, 1901, p. 15.
40. Id., Die Intelligenz und die Sozialdemokratie, Die neue Zeit : Revue des
geistigen und öffentlichen Lebens, XIII Jg., II Bd, 1894-1895, p. 74-80, traduit sous
le titre « Le Socialisme et les carrières libérales », Le Devenir social, mai 1895,
p. 105-119 ; juin 1895, p. 265-274.
41. Voir par exemple Giuseppe Lapenta, « Le prolétariat intellectuel en Italie », Le
Devenir social, mars 1897, p. 262-275. Sorel jugera que les conclusions de Kautsky
ne s’appliquent pas au contexte français (« L’Avenir socialiste des syndicats »,
L’Humanité nouvelle, mars-mai 1898, remanié dans L’Avenir socialiste des syndicats,
nouvelle édition considérablement augmentée, Paris, Librairie G. Jacques & Cie,
1901, p. 18).
42. Otto von Bismarck, discours au Reichstag à l’occasion de la « seconde
discussion du projet de loi concernant la prolongation de la loi contre l’agi-
tation socialiste », 9 mai 1884, Les Discours de M. le prince de Bismarck, Berlin,
R. Wilhelmi / Paris, F. Vieweg / Londres, Dulau & Co / Florence, Turin, Rome,
Hermann Loescher, 15 t., ici t. 11, 1884, p. 134-137, p. 142. En Allemagne,
l’excédent de diplômés et leur propension révolutionnaire avaient déjà été théorisés
par Wilhelm H. Riehl après 1848 dans Die bürgerliche Gesellschaft (Stuttgart, 1851).
43. C. Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 64.
44. Henry Bérenger, « Les prolétaires intellectuels en France », La Revue des
revues, 15 janvier 1898, repris dans Henry Bérenger, Paul Pottier, Pierre Marcel,
Paul Gabillard et Marius-Ary Leblond, Les Prolétaires intellectuels en France,
Paris, Éditions de « La Revue », 1898, p. 1-51.

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Notes des pages 70 à 76 325

45. William M. Johnston, « The Origin of the Term “Intellectuals” in French


Novels and Essays of the 1890s », Journal of European Studies, 1974, n° 4, p. 43-56.
Voir aussi Geneviève Idt, « L’intellectuel avant l’affaire Dreyfus », Cahiers de
lexicologie, 1969/2, p. 35-46 ; C. Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.,
p. 56-62 ; Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels
français : les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil, 1996, p. 15.
46. Anne Roche (éd.), De Jean Coste. Édition critique avec la réimpression
du roman d’Antonin Lavergne, Paris, Klincksieck, 1975, p. XXXIV. Bérenger cite
longuement ce roman dans les articles sur le « péril primaire » qu’il publie en 1901
dans La Dépêche de Toulouse.
47. H. Bérenger et al., Les Prolétaires intellectuels en France, op. cit., p. 34.
48. J. Bourdeau, « Revue du Mouvement Socialiste », Revue politique et parle-
mentaire, n° 47, mai 1898, p. 397-398.
49. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, « Quadrige », 1998
[1895], p. 17, p. 5.
50. Id., Psychologie du socialisme, 1984 [1898], p. 63, p. 188, p. 237, p. 298,
p. 301, p. 334, p. 405, p. 408.
51. Id., Psychologie des foules, op. cit., p. 3.
52. Voir Louis Liard, Universités et Facultés, Paris, Armand Colin, 1890, p. 60
et p.  99-100 ; L’Enseignement supérieur en France. 1789-1893, Paris, Armand
Colin, 1894, t. 2, p. 377-378.
53. Christophe Charle, « Le champ universitaire parisien à la fin du xixe  siècle »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 47-48, juin 1983, p. 78.
54. Hubert Lagardelle, « Le Socialisme et l’Affaire Dreyfus », Le Mouvement
socialiste, 15 février 1899, p. 155-166 ; 15 mars 1899, p. 285-299.
55. Id., « Antimilitarisme et syndicalisme », ibid., 15 janvier 1906, p. 125-126.
56. Id., « Les intellectuels devant le socialisme. Causerie faite au groupe des
étudiants collectivistes de Paris le 14 décembre 1900 », Cahiers de la quinzaine,
II-4, 18 janvier 1901, p. 5, p. 21-22. À la fin du numéro suivant (II-5, 28 janvier
1901) figure une annonce pour un jeune périodique, les Pages libres du dreyfusard
Charles Guieysse. Elle est illustrée par Georges Colomb, dit Christophe, et a la
particularité de mettre en scène un ouvrier et un intellectuel travaillant ensemble.
Le premier exécute le gros œuvre : il soulève le marteau pendant que le second
tient sur l’enclume la pièce à forger. Si l’ouvrier, saisi de profil, est reconnais-
sable à son tablier, l’intellectuel est représenté de dos, en bourgeois vêtu d’une
redingote noire. Il a posé à terre son haut-de-forme et se trouve tête nue, comme
son acolyte. À la différence que son crâne est largement dégarni – une manière de
signaler qu’il est une « tête d’œuf » –, alors que la chevelure et la barbe drues
de son partenaire disent sa vigueur.

Chapitre trois. Prendre parti

1. Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, Charpentier & Fasquelle, 1895
[1883], p. 76-78, p. 373.
2. Id., L’Argent, Paris, Charpentier, 1891, p. 189.
3. Sauf mention contraire, les références aux articles d’Émile Zola sont extraites

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326 Notes des pages 77 à 82

des Œuvres complètes (OC) sous la direction d’Henri Mitterand, Paris, Nouveau
Monde éditions, 2007. Ici, « Lettres de Paris », t. 8, p. 643.
4. É. Zola, lettre à Jean-Baptistin Baille, 23 janvier 1859. Citée par Colette
Becker, Les Apprentissages de Zola. Du poète romantique au romancier natura-
liste, 1840-1867, Paris, PUF, 1993, p. 21.
5. Voir C. Becker, « Deux œuvres de jeunesse de Zola », Les Cahiers natura-
listes, n° 63, 1989, p. 191-192.
6. É. Zola, « Proudhon et Courbet », Mes haines, Paris, Flammarion, « GF »,
2012, p. 68 : « Proudhon a vu comme moi les tableaux dont je parle, mais il les
a vus autrement, en dehors de toute facture, au point de vue de la pure pensée. »
L’article est initialement paru en deux livraisons dans Le Salut public de Lyon, les
26 juillet et 31 août 1865.
7. Id., lettre à Francis Magnard, Paris, vers le 8 avril 1867, OC, op. cit., t. 2,
p. 712.
8. Id., Madeleine Férat, 3e édition, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1878
[1868], p. 81, p. 56.
9. Cité par David Baguley, « L’anti-intellectualisme de Zola », Les Cahiers
naturalistes, n° 42, 1971, p. 120.
10. É. Zola, lettre à Édouard Béliard, Paris, 5 avril 1875, OC, op. cit., t. 7, p. 713.
11. Id., « Le naturalisme », Le Figaro, 17 janvier 1881, OC, op. cit., t. 11,
p. 756, p. 157.
12. Id., lettre à Édouard Béliard, op. cit.
13. Id., lettre à Marius Topin, Saint-Aubin, 27 août 1875, OC, op. cit., t. 7, p. 719.
14. Id., lettre à Louis Desprez, Paris, 9 février 1884, OC, op. cit., t. 14, p. 873.
15. Id., « L’École et la vie scolaire en France », Le Messager de l’Europe,
mars 1877, OC, op. cit., t. 8, p. 651.
16. René-Pierre Colin, « Politique », Dictionnaire du naturalisme, Tusson,
Du Lérot, 2012, p. 419.
17. É. Zola, « Nos hommes d’esprit », Le Figaro, 25 avril 1881, OC, op. cit.,
t. 11, p. 814-818.
18. Id., « Notre École normale », Le Figaro, 4 avril 1881, ibid., p. 805-809.
19. F. Gautier, « Zola et les décadents », Le Siècle, 14 février 1890, p. 2.
20. É. Zola, « L’École et la vie scolaire en France », art. cit., p. 650.
21. Id., « L’encre et le sang », Le Figaro, 11 octobre 1880, OC, op. cit., t. 11,
p. 714-715, p. 718.
22. Id., « La politique expérimentale », Le Figaro, 28 mars 1881, ibid., p. 801.
23. Id., lettre à Jules Lemaître, 14 mars 1885, OC, op. cit., t. 12, p. 893-894.
24. Id., lettre à Gustave Geffroy, 22 juillet 1885, non reprise dans ibid.
25. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, édition de Daniel Grojnowski,
Paris, José Corti, 1999 [1891], p. 193.
26. Voir les propos d’É. Zola rapportés par G. D. dans « M. Zola & l’anarchie »,
Le Figaro, 8 mars 1894, p. 2. Sur ces questions, on consultera également Émile Zola
au pays de l’Anarchie, textes réunis et présentés par Vittorio Frigerio, Grenoble,
ELLUG, 2006.
27. C. Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 127. Voir aussi p. 135.
28. R.-P. Colin, « Normaliens », Dictionnaire du naturalisme, op. cit., p.  382-384 ;
sur la critique des normaliens, voir Alain Peyrefitte, Rue d’Ulm. Chroniques de

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Notes des pages 82 à 84 327

la vie normalienne, Paris, Fayard, 1998, p. 215-227, et Jean-François Sirinelli,


Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres,
Paris, Fayard, 1988, notamment p. 38.
29. Georges Clemenceau, « À la dérive », L’Aurore littéraire, artistique et
sociale, 23 janvier 1898, p. 1.
30. Voir M. Barrès, « La folie de Charles Baudelaire », Les Taches d’encre,
5 novembre 1884, p. 20.
31. « La Nouvelle Cocarde », La Cocarde, 5 septembre 1894.
32. Fabien Dubosson, Une admiration inconfortable : Maurice Barrès et ses
lecteurs entre autorité et modernité (1890-1950), thèse des universités de Fribourg
et Paris-Ouest Nanterre-La Défense sous la direction de Thomas Hunkeler et
William Marx, soutenue le 18 septembre 2014, p. 203.
33. M. Barrès, « Examen des trois romans idéologiques », in Romans et Voyages,
édition établie par Vital Rambaud, Paris, Robert Laffont, 1994, 2 t., t. 1, p. 16.
Ce texte présente une version remaniée de l’article « Le Culte du moi – sa justi-
fication », paru dans le supplément littéraire du Figaro le 24 octobre 1891, p. 1.
Sauf mention contraire, les références aux romans de Barrès renvoient désormais
à l’édition susmentionnée.
34. En juillet 1893, des étudiants protestent contre l’accusation d’outrage aux
bonnes mœurs sanctionnant l’attitude d’un des leurs dans un cabaret. L’intervention
de la police donne lieu à un affrontement au cours duquel le jeune parent d’un des
mécontents est mortellement blessé, ce qui provoque une émeute.
35. Les anarchistes continueront de fasciner l’antidreyfusard. Si, pendant
l’Affaire, il joue de la proximité phonique entre « mandarin » et « mandrin », il
distingue « les anarchistes de l’estrade », qui prennent des risques limités, des
militants qui meurent pour leurs idées (M. Barrès, « L’anarchie de l’estrade », Le
Prisonnier, numéro exceptionnel, illustrations de Robert Delétang, s. n., 1899,
p. 11-13. Remanié et augmenté dans Scènes et doctrines du nationalisme, Paris,
F. Juven, 1902, p. 220 sq.).
36. Voir par exemple dans La Cocarde : M.  Barrès, « La question des “intellec-
tuels” », 20 septembre 1894 ; Alfred Gabriel, « Les Intellectuels », 21 septembre
1894 ; Camille Mauclair, « Pour les intellectuels », 28 novembre 1894 ; Eugène
Fournière, « Le socialisme et les intellectuels », 10 décembre 1894 ; M. Barrès,
« Réflexions : l’Intellectuel et la Politique », 24 février 1895.
37. M. Barrès, « Opprimés et Humiliés », ibid., 14 septembre 1894.
38. J. Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 69.
39. M. Barrès, « Examen des trois romans idéologiques », art. cit., p. 19.
40. Ibid., p. 20 ; P.-J. Proudhon, cinquième étude, « L’éducation », De la Justice
dans la Révolution et dans l’Église, op. cit., t. 2, p. 871. Barrès ne reproduit pas
le passage du paragraphe précédent où Proudhon égratigne Rousseau (« J’avais
vingt-cinq ans que le précepteur d’Émile […] ne me paraissait encore, en ce qui
regarde le sentiment de la nature, qu’un maigre fils d’horloger. Ceux qui parlent
si bien jouissent peu ; ils ressemblent aux dégustateurs qui, pour apprécier le vin,
le prennent dans l’argent et le regardent à travers le cristal »).
41. M. Barrès, Le Jardin de Bérénice, t. 1, p. 258.
42. C’est ainsi que M. Barrès présente Le Jardin de Bérénice dans l’entretien
qu’il accorde à J. Huret (Enquête sur l’évolution littéraire, op. cit., p. 70).

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328 Notes des pages 84 à 90

43. M. Barrès, « Examen des trois romans idéologiques », art. cit., p. 21.


44. Id., Le Jardin de Bérénice, p. 257, p. 223, p. 220, p. 223, p. 253, p. 249.
45. Id., Un homme libre, t. 1, p. 173.
46. Id., Le Jardin de Bérénice, p. 230-231, p. 236.
47. Peu avant sa mort, Barrès réaffirme que « l’instinct doit être respecté autant
que la pensée » (Id., Mes cahiers, mai-décembre 1923, Paris, Plon, 1957, t. 14,
p. 198).
48. Jean-Michel Wittmann, Barrès romancier. Une nosographie de la décadence,
Paris, Champion, 2000, p. 76.
49. M. Barrès, Les Déracinés, op. cit., t. 1, p. 510.
50. Id., Un rénovateur de l’occultisme. Stanislas de Guaita (1861-1898), Paris,
Chamuel, 1898, p. 29, p. 27, p. 20.
51. Ibid., p. 22-23. Cette citation, qui apparaît sous une forme allégée dans id.,
Mes cahiers, 1er mai 1896, op. cit., 1929, t. 1, p. 73, est notamment reprise dans
Scènes et doctrines du nationalisme, op. cit., p. 11.
52. Id., Un rénovateur de l’occultisme, op. cit., p. 8.
53. Sur ce personnage, voir notamment Jean-François Sirinelli, « Littérature
et politique : le cas Burdeau-Bouteiller », Revue historique, t. CCLXXII, n° 1,
1985, p. 97-118.
54. Voir Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Minuit,
1988.
55. Voir Emmanuel Blondel, « Raison et expérience : la leçon de Jules Lagneau »,
Le Philosophoire, n° 28, 2007, p. 147-168.
56. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, 1870-1914,
Paris, PUF, 1959, p. 369.
57. M. Barrès, Les Déracinés, op. cit., p. 651.
58. Id., Scènes et doctrines…, op. cit., p. 57.
59. Georges Vacher de Lapouge, L’Aryen. Son rôle social, Paris, Albert Fonte-
moing, 1899, p. 438-439, p. 446.
60. Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence, 2e édition revue et corrigée,
Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1917 [1905], p. 9.
61. Émile Duclaux, « Les intellectuels passent un mauvais quart d’heure », Le
Siècle, 16 mars 1898, repris dans Avant le procès. L’affaire Dreyfus, Paris, Stock,
1898.
62. M. Barrès, « La Protestation des intellectuels ! », Le Journal, 1er février
1898, p. 1 ; Scènes et doctrines…, op. cit., p. 45, p. 80.
63. Voir à ce sujet le débat avec Lucien Herr rapporté dans id., Mes cahiers,
été-automne 1897, Paris, Plon, 1929, t. 1, p. 174.
64. Voir Pierre-Olivier Perl, « Les caricatures de Zola : du naturalisme à l’affaire
Dreyfus », Historical Reflections / Réflexions historiques, vol. 24, n° 1, printemps
1998, p. 137-154 ; Norman L. Kleeblatt, « L’image d’Émile Zola dans le journal
Psst… ! pendant les années de l’affaire Dreyfus », Les Cahiers naturalistes, n° 66,
1992, p. 179-184 ; Bertrand Tillier, Les Artistes et l’affaire Dreyfus, 1898-1908,
Seyssel, Champ Vallon, 2009.
65. Abel Truchet, « J’accuse ! », Les Quat’z’Arts, 23 janvier 1898, p. 1.
66. Antoinette Deshoulières, « Vers allégoriques à ses enfants » (janvier 1693),
Œuvres choisies de Madame et de Mademoiselle Deshoulières, Paris, Antoine-

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Notes des pages 90 à 92 329

Augustin Renouard, 1803, t. 2, p. 14. Le texte original est : « Dans ces prés fleuris /
Qu’arrose la Seine / Cherchez qui vous mène, / Mes chères brebis. »
67. « Zola et ses “intellectuels” », La France illustrée, 26 février 1898, p. 154.
68. On lit ainsi à l’article « Front » : « Large et chauve, signe de génie » (Gustave
Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, édition de E.-L. Ferrère, Paris, Louis
Conard, 1913, p. 70).
69. Ségolène Le Men, « Les portraits-charges de Victor Hugo », Nouvelles de
l’estampe, n° 85, mars 1986, p. 16-22.
70. Max Nordau, Dégénérescence, traduit de l’allemand par Auguste Dietrich,
Paris, Alcan, 1903 [1894].
71. Léon Bazalgette cite cette pièce – qui ouvre Les Vies encloses. Poème
(Paris, Charpentier, 1896) – à l’appui de sa théorie (L’Esprit nouveau dans la vie
artistique, sociale et religieuse, Paris, Société d’éditions littéraires, 1898, p. 61-63).
72. Joints à l’exclamation, les points de suspension qui deviendront la marque
caractéristique de Louis-Ferdinand Céline ne rappellent-ils pas les usages polémiques
datant de l’affaire Dreyfus ? N’y voir qu’un moyen d’oralisation, n’est-ce pas
oublier les « trois points fatidiques » qui caractérisaient les articles de Drumont dans
La Libre Parole, « prolonge[a]nt indéfiniment, comme d’une sorte de glas, l’écho
de la dernière phrase », ainsi que le notait Georges Bernanos (La Grande Peur des
bien-pensants, in Essais et écrits de combat, édition d’Yves Bridel, Jacques Chabot
et Joseph Jurt sous la direction de Michel Estève, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1971, t. 1, p. 283) ?
73. Sont notamment signées par Caran d’Ache dans Psst… ! : « Sollicitude intel-
lectuelle », 19 février 1898, p. 4 ; « Les “Bons bergers” », 12 mars 1898, p. 2 ; « Désar-
mement », 21 mai 1898, p. 3-4 ; « Devant la statue », 28 mai 1898, p. 4 ; « Avant
le Grand Prix. Le Favori des Intellectuels », 4 juin 1898, p. 4 ; « Aux champs »,
2 juillet 1898, p. 4 ; « Enquête sur l’Esprit français », 9 juillet 1898, p. 4 ; « À propos
de nobles blessures », 16 juillet 1898, p. 4 ; « Modes intellectuelles. Comment ces
Messieurs porteront leurs décorations », 6 août 1898, p. 4 ; « Noble dégoût », 20 août
1898, p. 4 ; « La chaleur », 27 août 1898, p. 3 ; « Avant l’ouverture de la chasse »,
ibid., p. 4 ; « Pendant la grève », 22 octobre 1898, p. 4 ; « Salons intellectuels »,
10 décembre 1898, p. 2 ; « Ligue des intelligents », 7 janvier 1899, p. 4 ; sans titre
(légende : « Le peuple : – “Va donc, hé… Savant en simili !” », 14 janvier 1899, p. 4 ;
« L’aristocratie de demain », 1er avril 1899, p. 3 ; « Un interviewé », 27 mai 1899,
p. 2. Grimaux et Duclaux sont évoqués le 23 avril 1898 (« Dans une Revue intel-
lectuelle », p. 2). Sauf mention contraire, les références à venir renvoient aux illus-
trations de Caran d’Ache dans Psst… !.
74. Bertrand Tillier, « Virulences verbales et graphiques au cœur de l’affaire
Dreyfus : le Psst… ! de Forain et Caran d’Ache », Ridiculosa, n° 6, 1999, en ligne.
75. « Page d’histoire. “Baptême intellectuel” », 12 février 1898, p. 3 ; « Petit
Salon (Suite) », 14 mai 1898, p. 3.
76. « Leurs soldats », 1er avril 1899, p. 2 ; « À moi d’Auvergne, voilà l’ennemi ! »,
20 mai 1899, p. 3 ; « Le Régiment Dreyfus », 19 août 1899, p. 3 ; « L’Armée de
l’avenir », 10 décembre 1898, p. 3.
77. « L’Intellectuel, son Fils et Dumanet », 16 avril 1898, p. 4 ; « Avril » (la légende
désigne un « Jouvenceau intellectuel ») 23 avril 1898, p. 4 ; « Petit Salon (Suite) »,
art. cit. (la légende indique : « Jeune intellectuel ») ; « Modern Style », 13 août 1898, p. 4.

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330 Notes des pages 93 à 99

78. « Pour un jeu de société », 3 septembre 1898, p. 2.


79. « Jouets contre nature », 24 décembre 1898, p. 4.
80. Catherine Coquio, « Politique et poétique du trimard à la fin du xixe siècle.
George Bonnamour/Mécislas Golberg », in Alain Pessin et Patrice Terrone (dir.),
Littérature et anarchie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998, p. 391.
81. Georges Bec, dit George Bonnamour, Le Procès Zola. Impressions d’audience,
édition augmentée, Paris, A. Pierret, 1898, p. 203.
82. Ce dernier terme surgit, nanti d’une majuscule, dans la « Lettre aux intel-
lectuels » (15 mars 1898) qui clôt le volume.
83. Voir Stephen Wilson, « Le monument Henry : la structure de l’antisémitisme
en France, 1898-1899 », Annales, 32e année, n° 2, 1977, p. 265-291.
84. C. Charle note que, parmi les souscripteurs, « l’ensemble des catégories
modestes identifiables atteint 43,4 % du total, et sûrement plus si les individus
mal identifiés étaient en moins grand nombre ». Les « “hommes de lettres” » sont
presque « absen[ts] ». « Le prolétariat intellectuel […] est bien présent mais s’intitule
sans honte “journaliste” » (Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 167, p. 205).
85. Voir Neil McWilliam, Monumental Intolerance. Jean Baffier, a Nationalist
Sculptor in Fin-de-Siècle France, University Park, Penn State University Press, 2000.
86. Jean Baffier, Le Réveil de la Gaule ou la Justice de Jacques Bonhomme,
Paris, Impr. spéciale, 1886, p. 9. Voir aussi p. 17, p. 53-55, p. 85.
87. Louis Lumet, « Dès le Seuil », L’Enclos, avril 1895, p. 1 ; Ch. Max, « La
jeunesse intellectuelle », ibid., avril 1896, p. 1. Voir dans la même revue Whirlily,
« Les Hommes de Lettres » [annoncé au sommaire sous le titre « Les Gens de
Lettres »], mars 1896, p. 97-100 ; Charles-Louis Philippe, « L’Université », ibid.,
p. 102-104 ; P. Robin, « Aux Hommes de Lettres », 1er-15 septembre 1898, p. 180-185.
88. J. Baffier, Les Marges d’un cahier d’ouvrier. Objections sur la médaille à
Monsieur Zola offerte à propos de l’affaire Dreyfus, juillet 1898, livre 2 (on peut
se procurer la brochure chez l’auteur 6, rue Lebouis, Paris), non paginé.
89. Pierre Quillard, Le Monument Henry : liste des souscripteurs classés métho-
diquement et selon l’ordre alphabétique, Paris, P.-V. Stock, 1899, p. 165.
90. Léon Daudet, Le Stupide xixe Siècle. 1789-1919 [1922], in Souvenirs et
polémiques, édition de Bernard Oudin, Paris, Robert Laffont, 1992, notamment
p. 1254, p. 1262.
91. G. Bonnamour, Le Procès Zola…, op. cit., p. 13.
92. Le terme est notamment repris par M. Barrès dans Scènes et doctrines…,
op. cit., p. 211.
93. Dans Scènes et doctrines…, ibid., p. 96, M. Barrès accuse les intellectuels
dreyfusards de parler le « jargon des étrangers ».
94. G. Bonnamour, Le Procès Zola, op. cit., p. 131, p. 201, p. 191, p. 192,
p. 145, p. 280, p. 262, p. 280, p. 145.
95. Voir Frédéric Worms, « L’intelligence gagnée par l’intuition ? La relation
entre Bergson et Kant », Les Études philosophiques, vol. 59, n° 4, 2001, p. 453-464 ;
William Marx, Naissance de la critique moderne, Arras, Artois Presses Université,
2002 ; François Azouvi, La Gloire de Bergson. Essai sur le magistère philoso-
phique, Paris, Gallimard, 2007.
96. Pierre Baudouin [Charles Péguy], Marcel. Premier dialogue de la cité
harmonieuse, juin 1898, Œuvres en prose complètes, édition de Robert Burac, Paris,

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Notes des pages 99 à 102 331

Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 t. (respectivement 1987, 1988 et 1992),


t. 1, p. 97-101. Sauf mention contraire, toutes les références aux proses de Péguy
sont désormais tirées de cette édition. L’éventuelle prépublication dans les Cahiers
de la quinzaine est mentionnée sous la forme CQ suivie de la série et du numéro.
97. Voir Madeleine Rebérioux, « Naissance du secrétariat typographique inter-
national », in Guillaume Devin (dir.), Syndicalisme. Dimensions internationales,
Paris, Érasme, 1990, p. 37-52.
98. C. Péguy, Notre jeunesse, CQ XI-12, 17 juillet 1910, t. 3, p. 156.
99. Id., Un nouveau théologien. Monsieur Laudet, CQ XIII-2, 24 septembre
1911, t. 3, p. 550.
100. Voir Julie Sabiani, « L’Université dans les textes poétiques de Péguy »,
L’Amitié Charles Péguy. Bulletin d’informations et de recherches, juillet-septembre 
1981, p. 155 sq.
101. Lettre de C. Péguy à Camille Bidault datée d’Orléans, 1er janvier 1891,
éditée par Julie Sabiani, L’Amitié Charles Péguy, janvier-mars 2005, p. 14-15.
102.  De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du
monde moderne, la thèse d’État que Péguy inscrit en 1909 sous la direction du
proudhonien Gabriel Séailles mais n’achève jamais, n’est, comme le rappelle Charles
Coustille, « qu’une insulte à la Sorbonne », dont elle contredit la rhétorique et les
méthodes (Antithèses. Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes, Paris, Gallimard,
2018, p. 14-15 ; sur le statut paradoxal de la thèse de Péguy, voir p. 55-114). Des
extraits de cette thèse mêlant l’essai dialogué et le verset ont été rendus publics en
1955 dans la collection blanche de Gallimard, avant d’être repris dans la Biblio-
thèque de la Pléiade (Notes pour une thèse, t. 2, p. 1053-1267).
103. C. Péguy, Pour moi, CQ II-5, 28 janvier 1901, éd. cit., t. 1, p. 669.
104. Voir Jérôme Roger (dir.), L’Amitié Charles Péguy, n° Péguy, le social, les
sociologues, juillet-septembre 2017.
105. C. Péguy, Pour moi, op. cit., p. 680.
106. Brenn [Émile Masson], Yves Madec professeur de collège, CQ VI-10,
7 février 1905.
107. Voir Géraldi Leroy, « Le débat sur les intellectuels dans les Cahiers de la
quinzaine (1900-1904) », Charles Péguy 2, textes réunis par Simone Fraisse, La
Revue des lettres modernes, Paris, Minard, 1983, p. 43 sq., et Christophe Prochasson,
Place et rôle des intellectuels dans le mouvement socialiste français (1900-1920),
thèse de doctorat en histoire sous la direction de Madeleine Rebérioux, Paris 1, 1989.
108. [C. Péguy], « Si les intellectuels… », manuscrit non signé et non daté (1900
ou 1901) donné sous le titre « La République des lettres » par Jacques Viard, Les
Œuvres posthumes de Charles Péguy avec la publication des textes de prose du
fonds orléanais, thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres présentée à la
Faculté des lettres et sciences humaines de l’université d’Aix-en-Provence, Cahiers
de l’Amitié Charles Péguy, n° 23, 1969, p. 28-29.
109. « Ajournement », CQ II-1, 29 novembre 1900, t. 1, p. 620 sq. ; Casse-cou,
CQ II-7, 2 mars 1901, ibid., p. 722-723.
110. « Cahiers de la quinzaine », CQ V-7, 5 janvier 1904, t. 1, p. 1265-1266. Voir
aussi Jacques Viard, « Péguy et le communisme d’enseignement », Péguy. Actes du
colloque international d’Orléans, 7-9 septembre 1964, Cahiers de l’Amitié Charles
Péguy, n° 19, 1966, p. 109-144 (l’article est suivi de la transcription des débats).

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332 Notes des pages 102 à 105

111. C. Péguy, Zangwill, CQ VI-3, 25 octobre 1904, t. 1, p. 1396 sq.


112. Id., « Par ce demi-clair matin », t. 2, p. 106.
113. Voir notamment id., De la situation faite au parti intellectuel dans le
monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle, CQ IX-1, 6 octobre
1907, ibid., t. 2, p. 678 sq. Le titre original est « De la situation faite au parti
intellectuel dans la mémoire scolaire qui est devenue la mémoire même de
l’humanité ».
114. Id., Bernard-Lazare, posthume (septembre 1903), t. 1, p. 1220. Littré
signale dès 1872 les emplois péjoratifs du mot « syndicat », issu du lexique écono-
mique. Il associe à l’idée de spéculation celle d’un pouvoir sectaire et occulte.
Pendant l’Affaire, l’usage polémique de ce terme est marqué à droite. Ses équiva-
lents à gauche seraient « bande » et « clique » (Maurice Tournier, « À la naissance
des partis français. Quelques repères terminologiques », Des mots en politique.
Propos d’étymologie sociale, Paris, Klincksieck, 1997, vol. 2, p. 235).
115. Voir notamment Léon Émery, « Péguy et le procès des intellectuels »,
Feuillets de l’Amitié Charles Péguy, septembre 1968, p. 1-11 ; Simone Fraisse,
« Péguy et la Sorbonne », Revue d’histoire littéraire de la France, mai-juin 1970,
p. 416-434 ; Françoise Gerbod, « Péguy et le parti intellectuel », Mesure, n° 2,
1989, p. 47-59.
116. Dénoncé par C. Péguy depuis « Pour la rentrée », CQ VI-2, 11 octobre
1904, t. 1, p. 1380 sq.
117. M. Tournier, « À la naissance des partis français… », art. cit., p. 223.
118. C. Péguy, Notre jeunesse, op. cit., p. 14, p. 26.
119. Id., Victor-Marie, comte Hugo, CQ XII-1, 23 octobre 1910, t. 3, p. 316.
120. Voir Simone Fraisse, « Péguy et Renan », Revue d’histoire littéraire de la
France, mars-juin 1973, p. 264-280.
121. C. Péguy, « De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les
temps modernes », CQ VIII-3, 4 novembre 1906, t. 1, p. 518.
122. Voir Pierre Birnbaum, Le Peuple et les Gros. Histoire d’un mythe, Paris,
Grasset, 1979, rééd. sous le titre Genèse du populisme. Le peuple et les gros,
Paris, Fayard, « Pluriel », 2012.
123. Voir C. Péguy, Victor-Marie…, op. cit., p. 329 : « Ne peuvent pas mener
une vie chrétienne, c’est-à-dire ne peuvent pas être chrétiens ceux qui sont assurés
du pain quotidien. Je veux dire temporellement assurés. » Parmi ces derniers, les
« fonctionnaires ».
124. Id., L’Argent, CQ XIV-6, 16 février 1913, t. 3, p. 801.
125. Id., Victor Marie…, op. cit., p. 169.
126. Id., L’Argent suite, CQ XIV-9, 27 avril 1913, t. 3, p. 859.
127. Id., L’Argent, op. cit., p. 803.
128. Id., Note sur Bergson et la philosophie bergsonienne (paru sous une
première forme dans La Grande Revue du 25 avril 1914, augmenté dans CQ XV-8,
26 avril 1914) et Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne
(ce dernier texte, qui porte largement sur Bergson, paraîtra après sa mise à l’Index
et la mort de Péguy). Voir t. 3, p. 1245 sq. et p. 1278 sq.
129. Camille Riquier, Philosophie de Péguy ou les Mémoires d’un imbécile,
Paris, PUF, 2017, p. 87-88.
130. Autant d’expressions qu’utilise Péguy. Voir ibid., p. 360 sq.

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Notes des pages 105 à 110 333

131. C. Péguy, Encore de la grippe, CQ I-6, 20 mars 1900, t. 1, p. 431.


132. Émile Moselly, « Souvenirs sur Charles Péguy et sur les Cahiers de la
quinzaine », Feuillets de l’Amitié Charles Péguy, 30 mai 1966, p. 24-25.
133. Albert Thibaudet, La République des professeurs, préface de Michel
Leymarie, Paris, Hachette Littératures, « Pluriel », 2006 [1927], p. 63.
134. Voir Pauline Bruley, Rhétorique et style dans la prose de Charles Péguy,
Paris, Champion, 2010.
135. Sur la relation complexe qu’entretinrent les deux hommes, voir Marcel
Péguy, La Rupture de Charles Péguy et Georges Sorel d’après des documents
inédits, Paris, L’Artisan du Livre, 1930 ; Jean Onimus, « Péguy et Sorel », Feuillets
de l’Amitié Charles Péguy, mai 1960, p. 3-22 ; « Charles Péguy et Georges Sorel »,
correspondance présentée et annotée par Géraldi Leroy, L’Amitié Charles Péguy.
Bulletin d’informations et de recherches, octobre-décembre 1981, p. 250-273 ;
Thomas Roman, « Georges Sorel, les revues et Charles Péguy », Le Porche. Bulletin
de l’Association des amis de Jeanne d’Arc et Charles Péguy, décembre 2007,
p. 55-68.
136. L’expression apparaît notamment dans la préface du 1er novembre 1900 à
L’Avenir socialiste des syndicats, op. cit., p. VII et p. XIV. Voir Jacques Julliard,
« Georges Sorel contre les professionnels de la pensée », Mil neuf cent, n° 15,
1997, op. cit., p. 13-28.
137. Georges Goriely, « Rationalisme concret et traditionalisme libéral dans
l’œuvre de Georges Sorel », Revue économique, vol. 1, n° 5, 1950, p. 583-596.
138. Georges Sorel, Le Procès de Socrate. Examen critique des thèses socra-
tiques, Paris, Alcan, 1889, p. 20 ; La Ruine du monde antique. Conception matéria-
liste de l’histoire, Paris, G. Jacques et Cie, 1902, p. 3.
139. Id., La Ruine du monde antique…, op. cit., p. 76, p. 273.
140. Id., L’Avenir socialiste des syndicats, op. cit., p. XV, p. 21-22, p. 40.
141. Id., La Ruine du monde antique…, op. cit., p. 10, p. 278. 
142. Id., « Note D. Instruction populaire », in L’Avenir socialiste des syndicats,
op. cit., p. 82.
143. Durant sa brève existence (48 numéros entre le printemps 1911 et l’été
1913), la revue consacre quarante articles à l’anti-intellectualisme (voir Thomas
Roman, « L’Indépendance. Une revue traditionaliste des années 1910 », Mil
neuf cent, n° 20, 2002, p. 186). Sur la tonalité barrésienne de cet organe, voir id.,
« L’Indépendance : avec ou sans Maurras ? », in Michel Leymarie et Jacques Prévotat
(dir.), L’Action française : culture, société, politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2008, p. 61 sq.
144. Voir notamment G. Sorel, « Lyripipii Sorbonici Moralisationes », L’Indé-
pendance, 15 avril 1911, p. 111, p. 125, p. 120, p. 122, p. 123. Sur la place
marginale qu’occupe Sorel dans le débat autour de la « Nouvelle Sorbonne », voir
C.-F. Bompaire-Évesque, Un débat sur l’Université…, op. cit., p. 208.

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334 Notes des pages 111 à 114

Chapitre quatre. Dissiper les nuées

1. La pièce pourrait cacher une défense ironique de Socrate, auquel l’auteur
s’identifierait ; mais les spécialistes ne s’accordent pas sur cette interprétation.
Voir Daniella Ambrosino, « Nuages et sens. Autour des Nuées d’Aristophane »,
Quaderni di Storia, Bari, n° 18, 1983, p. 3-60 ; Simon Byl, « Pourquoi Aristo-
phane a-t-il intitulé sa comédie de 423 “Les Nuées” », Revue de l’histoire des
religions, vol. 204, n° 3, 1987, p. 239-248 ; Marie-Pierre Noël, « Aristophane et
les intellectuels : le portrait de Socrate et des “sophistes” dans les Nuées », actes
du 10e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer, 1er-2 octobre 1999, Cahiers
de la Villa Kérylos, vol. 10, n° 1, 2000, p. 111-128.
2. Sur la distinction entre misogynie et antiféminisme, voir Christine Planté,
La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, avec une préface inédite de
Michelle Perrot et une postface inédite de l’auteure, Lyon, PUL, 2015 [1989], p. 86 sq.
3. Voir, outre l’ouvrage de Christine Planté déjà cité, Éliane Viennot, La France,
les Femmes et le Pouvoir, t.  2 : Les Résistances de la société (xviie-xviiie siècle),
Paris, Perrin, 2006, et Adeline Gargam, Les Femmes savantes, lettrées et cultivées
dans la littérature française des Lumières ou la Conquête d’une légitimité (1690-
1804), Paris, Champion, 2013, 2 t.
4. Voir notamment Honoré Daumier, Les Bas-bleus et Les Femmes socialistes,
respectivement publiés dans Le Charivari de janvier à août 1844 (40 planches) et
d’avril à juin 1849 (10 pièces), réunis dans Intellectuelles, « Bas bleus » et femmes
socialistes, préface de Françoise Parturier ; catalogue et notices de Jacqueline
Armingeat, Paris, M. Trinckvel, 1993 [1974].
5. Voir Juliette Rennes, Le Mérite et la Nature. Une controverse républicaine :
l’accès des femmes aux professions de prestige (1880-1940), Paris, Fayard, 2007.
6. Voir Natalia Tikhonov Sigrist, « Les femmes et l’université en France,
1860-1914 », Histoire de l’éducation, n° 122, 2009, p. 53-70.
7. Carole Lécuyer, « Une nouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe  République :
l’étudiante », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, n° 4, 1996, en ligne.
8. Wieland Mayr, L’Intellectuelle (un chapitre du féminisme), La Chaux-de-
Fonds, Librairie H. Baillod, 1908. Le substantif « intellectuelle » est cependant déjà
utilisé par la journaliste Jane Misme (« À travers les nouvelles carrières féminines.
Les sociologues », Le Figaro, 8 novembre 1898, p. 3).
9. Guillaume Léonce Duprat, « Revue des livres », Revue internationale de
sociologie, janvier 1901, p. 390.
10. Comme dans l’Antiquité, où Maurras puise son inspiration, le patronage
de la déesse masque en fait l’exclusion politique des femmes (voir Nicole Loraux,
Les Enfants d’Athéna : idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes,
Paris, Maspero, 1981). Il ne faut pas confondre cette Minerva d’avant-guerre avec
le grand illustré féministe qui porte ce titre entre 1925 et 1931.
11. Charles Maurras, Tragi-comédie de ma surdité [1945], Paris, L’Herne,
2016, p. 39.
12. Id., « Les Nouveaux Théoriciens de l’éducation et l’École de la paix sociale »,
La Réforme sociale. Bulletin de la société d’économie sociale et des unions de la
paix sociale fondées par P.-F. Le Play, 1er décembre 1887, p. 541, p. 539, p. 540.

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Notes de la page 115 335

13. Elme Caro, « La fin de la bohème. Les influences littéraires dans les derniers
événements », Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1871, p. 241-267.
14. C. Maurras, « Les Nouveaux Théoriciens de l’éducation… », art. cit., p. 546.
15. Notamment de son épouse Caroline Massin. Voir Pascale Molinier, « Auguste
Comte et le génie féminin ou le roman d’une “fatale concurrence” », in Danielle
Chabaud-Rychter et al., Sous les sciences sociales, le genre, Paris, La Décou-
verte, 2010, p. 25-39.
16. C. Maurras, L’Avenir de l’intelligence, op. cit., p. 33, p. 128, p. 141, p. 146.
17. Cité sans référence par James McCearney, Maurras et son temps, Paris,
Albin Michel, 1977, p. 121.
18. Sur cette dernière distinction, voir Michael Sutton, Charles Maurras et les
catholiques français, 1890-1914. Nationalisme et positivisme, Paris, Beauchesne,
1994.
19. Lettre de Charles Maurras au professeur Jean David, Hôtel-Dieu de Troyes,
20 août 1951, BnF, NAF 18819, f. 63-65. La citation d’Anaxagore est donnée en
grec dans le texte, sans traduction.
20. C. Maurras, L’Avenir de l’intelligence, op. cit., p. 243, p. 248, p. 164,
p. 174, p. 203.
21. Cette expression, utilisée par Balzac dans « Des artistes » (La Silhouette,
11 mars 1830, Œuvres diverses, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1996, t. 2, p. 709), devient « Rois de la pensée » sous la plume d’Alfred de Vigny
(Journal d’un poëte [1843], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1993, t. 2, p. 1192). Elle est reprise en 1858 par Théophile Gautier pour
désigner Balzac lui-même (« Honoré de Balzac », L’Artiste, 2 mai 1858, t. 3, p. 288).
22. C. Maurras, Les Princes des nuées, Paris, Tallandier, 1928, p. 13.
23. Id., « À Besançon », Cahiers du Cercle Proudhon, n° 1, janvier 1912, p. 4.
Ce texte, placé après la profession de foi des Cahiers, date en réalité de 1910.
24. Comme le note Didier Masseau, « Rousseau, proche à ce titre de toute
une frange de l’antiphilosophie, marque un refus tranché des pratiques cultu-
relles du siècle philosophique, récuse la figure du philosophe moderne, et accuse
ceux qu’on appellera plus tard les “intellectuels” d’avoir créé un espace public
exclusivement à leur profit. La critique […] ne coïncide pas exactement avec ce
qu’on peut appeler les anti-Lumières, même si par ailleurs la pensée religieuse
de Rousseau sur certains points s’en rapproche » (« Qu’est-ce que les anti-
Lumières ? », Dix-huitième siècle, 2014/1, p. 113). Robert Darnton associait quant
à lui la condamnation rousseauienne de l’élitisme à ses choix de vie – notamment
au fait de se tourner, « avec sa femme issue de la classe ouvrière et semi-illettrée,
vers une humble existence proche de la bohème littéraire » (« Dans la France pré­­­
révolutionnaire… », art. cit., p. 78).
25. Un texte intitulé « Rousseau jugé par Proudhon » avait d’abord été placé
en tête des 3e et 4e Cahiers du Cercle Proudhon (mai-août 1912). Il reproduit une
page antirousseauiste de La Justice dans la Révolution et dans l’Église.
26. Voir Hugo Friedrich, La Pensée antiromantique moderne en France [1935],
édition critique par Clarisse Barthélemy, traduction par Aurélien Galateau, préface
de Frank-Rutger Hausmann, Paris, Classiques Garnier, 2015.
27. Rapporté dans C. Maurras, Enquête sur la monarchie, Paris, Nouvelle
Librairie nationale, 1925 [1901], p. 171.

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336 Notes des pages 119 à 123

28. Henri Vaugeois, « Les Femmelins », L’Action française, 6 janvier 1913, p. 1.


29. Voir René Simon, Édouard Berth, disciple de Georges Sorel, anti-intellec-
tualiste et antidémocrate de gauche, mémoire de DES, Faculté de droit de Paris,
1961 ; Alain Menegaldo, Rôle et place des intellectuels dans le mouvement ouvrier
chez Georges Sorel et Édouard Berth, thèse de l’université Paris VIII, 1982 ; Vincent
Michel, Édouard Berth (1875-1939) : essai de biographie intellectuelle, mémoire
de maîtrise sous la direction de Jean-Louis Robert et Michel Dreyfus, université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne, juin 2003.
30. Édouard Berth, Les Méfaits des intellectuels, Paris, Rivière, 1914, p. 29-30,
p. 227, p. 58. L’auteur salue Pierre Lasserre dès l’introduction.
31. Id., « Le procès de la démocratie », Revue critique des idées et des livres,
10 avril 1911, p. 9-46. Cet article réagit à la réunion en volume des articles que
le philosophe républicain Georges Guy-Grand a publiés sous le même titre dans la
Revue de métaphysique et de morale en janvier, mars, mai, juillet et septembre 1910.
32. Id., « Marchands, intellectuels et politiciens », Le Mouvement socialiste,
15 juillet, 15 octobre, 15 novembre 1907, 15 mars 1908.
33. Id., « Le procès de la démocratie », art. cit., p. 15, p. 16, p. 11, p. 35, p. 36.
34. Patrice Rolland, « Le retour à Proudhon, 1900-1920 », art. cit., p. 25-26.
Sur la diffusion de ce qu’on a nommé le proudhonisme, voir id., « À propos
de Proudhon : une querelle des influences », Revue française d’histoire des
idées politiques, n° 2, 1995, p. 275-300, et Samuel Hayat, « De l’anarchisme
proudhonien au syndicalisme révolutionnaire : une transmission problématique », in
Édouard Jourdain (dir.), Proudhon et l’anarchie, Paris, Publications de la Société
P.-J. Proudhon, 2012, p. 39-62.
35. Voir Marie Laurence Netter, « Proudhon et les droites. De l’Action française
à Uriage », Mil neuf cent, n° 10, op. cit., p. 64-76.
36. Lettre de Georges Sorel à Édouard Berth, 24 décembre 1911, Cahiers
Georges Sorel, n° 5, 1987, p. 168.
37. Conférence de Gilbert Maire, reprise dans le 2e des Cahiers du Cercle
Proudhon, mars-avril 1912, p. 57-81, p. 62.
38. Leurs discours seront reproduits dans les 3e et 4e Cahiers du Cercle Proudhon,
mai-août 1912 : Georges Valois, « Sorel et l’architecture sociale », p. 111-116 ; Henri
Lagrange, « L’œuvre de Sorel et le Cercle Proudhon. Précisions et prévisions »,
p. 125-133. Voir aussi, dans le même numéro, René de Marans, « Grandes rectifi-
cations soréliènnes [sic] », p. 117-124 (lettre lue au Café de Flore).
39. H. Lagrange, « L’œuvre de Sorel et le Cercle Proudhon », Cahiers du Cercle
Proudhon, n° 3 et 4, p. 126 ; G. V. [Georges Valois], « La direction de l’œuvre
proudhonienne et le cas Halévy », Cahiers du Cercle Proudhon, n° 5-6, daté de
septembre 1912, publié en juillet 1913, p. 257.
40. G. Valois, « Pourquoi nous rattachons nos travaux à l’esprit proudhonien »,
première conférence publique du Cercle Proudhon, 16 décembre 1911, Cahiers
du Cercle Proudhon, n° 1, janvier-février 1912, p. 36, p. 47. Quelques années
plus tard, Valois opposera « Proudhon, qui a connu le travail, le vrai travail, et la
vie des entreprises, a été maintenu dans la direction de la vérité par l’observation
directe de l’économie », à « Marx, journaliste et homme de cabinet, […] conduit
à l’erreur par le caractère de ses études » (L’Économie nouvelle, Paris, Nouvelle
Librairie nationale, 1919, p. 104).

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Notes des pages 123 à 130 337

41. Georges Navet, « Le Cercle Proudhon (1911-1914). Entre le syndicalisme


révolutionnaire et l’Action française », Mil neuf cent, n° 10, op. cit., p. 59.
42. G. Valois, « Anarchisme et syndicalisme », Histoire et philosophie sociales,
Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1924, p. 329.
43. « Nationalisme et syndicalisme », rapport présenté au IVe Congrès d’Action
française, 7 décembre 1911, ibid., p. 557, p. 552-553.
44. Voir en ligne, dans l’atelier de théorie littéraire du site Fabula, le dosssier
1902-1914 : la première guerre des humanités modernes.
45. C.-F. Bompaire-Évesque, Un débat sur l’Université…, op. cit., p. 239.
46. C. Péguy, « Cahiers de la quinzaine », CQ V-7, 5 janvier 1904, p. 131.
47. Les articles publiés dans l’hebdomadaire L’Opinion sont recueillis dans
L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne : la crise de la culture classique, la crise du
français, Paris, Mercure de France, 1911.
48. Georges Fonsène [Alfred de Tarde et Henri Massis], « Portraits de
Sorbonne », L’Éclair, 24 février (« M. Seignobos ») ; 16  mars (« M. Lanson »), 6  avril
(« M. A. Aulard ») ; 11 mai 1911 (« Ferdinand Brunot »), p. 1.
49. La conjonction entre antiprotestantisme et anti-intellectualisme est favorisée
par la critique du libre examen, cause supposée de l’individualisme, mais aussi
par l’identification du protestantisme au républicanisme, véritable fantasme dès
les années 1870-1880. Voir Michèle Sacquin, L’Antiprotestantisme en France
de 1814 à 1870 : entre Bossuet et Maurras, Paris, École des chartes, 1998, et Jean
Baubérot et Valentine Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le
« pacte laïque » (1870-1905), Paris, Albin Michel, 2000.
50. C.-F. Bompaire-Évesque, Un débat sur l’Université…, op. cit., p. 59.
51. Voir G. Sapiro, « Défense et illustration de “l’honnête homme”. Les hommes
de lettres contre la sociologie », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/3,
p. 11-27.
52. Voir Sébastien Mosbah-Natanson, « Internationalisme et tradition nationale :
le cas de la constitution de la sociologie française autour de 1900 », Revue d’histoire
des sciences humaines, n° 18, 2008, p. 35-62. 
53. Agathon, L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne, op. cit., p. 112.
54. Pierre Lasserre, La Doctrine officielle de l’Université. Critique du haut
enseignement de l’État. Défense et théorie des humanités classiques, Paris, Mercure
de France, 1913 [1912], p. 13, p. 231, p. 234, p. 183. Ce livre, qui prolonge une
série de conférences données par Lasserre à l’Institut d’Action française, trouve
son public hors du cercle restreint des militants monarchistes. Les pages 327-373
sont dues à René de Marans.

Chapitre cinq. Action directe

1. Franc-Nohain, « Les “Coups de Tocsin” », L’Écho de Paris, 8 avril 1912,


p. 1.
2. Proudhon figure dans la rubrique « Les Précurseurs », au même titre que
Pierre Leroux ou les saint-simoniens. Voir la série d’articles qui lui est consacrée
par Mauricius (pseudonyme de Maurice Vandamme) en mai 1908. La centralité de
Proudhon chez les anarchistes doit être nuancée : elle n’a pas encore au tournant du

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338 Notes des pages 130 à 133

siècle la place qu’on lui donnera ensuite, en oubliant souvent l’hétérogénéité des
références « théoriques » dont se réclame alors un mouvement lui-même hétérogène.
3. Voir notamment dans Le Révolté. Organe socialiste, « Aux jeunes gens »
(du 26 juin 1880, p. 1-2, au 21 août 1880, p. 1-2) et « Erreurs d’un professeur »,
4-10 décembre 1886, p. 4 ; dans L’Avant-garde cosmopolite, « Le pontificat scien-
tifique », 28 mai-4 juin 1887, p. 4, et « Question de logique », 11-24 juin 1887,
p.  1 ; dans Le Père Peinard, « Le bon fieu » et « Philosophes et chieurs d’encre »,
1er novembre 1896, repris dans Émile Pouget, Le Père Peinard, textes présentés
et choisis par Roger Langlais, Paris, Galilée, 1976, p. 319 sq.
4. Léon Israël, « L’ignorance des Intellectuels », L’anarchie, 6 juillet 1905,
p. 1 ; Levieux, « Artistomanie », ibid., 18 avril 1907, p. 2-3 et « Encore l’art », ibid.,
16 juillet 1908, p. 1-2 ; Auguste Boyer, « Aux Littérateurs », ibid., 15 octobre 1908,
p. 3 ; Ologue le cynique, « Artistes… », ibid., 12 novembre 1908, p. 2-3.
5. Voir Lucien Mercier, Les Universités populaires (1899-1914) : éducation
populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1986.
Jugeant que le « certificat d’études […] donn[ait] des prétentions dangereuses, mais
point de direction », les animateurs des premières Universités populaires souhai-
taient compléter l’instruction primaire de manière à former des « hommes » plutôt
que des « érudits » (Georges Deherme, La Coopération des idées. Une tentative
d’éducation et d’organisation populaires, Paris, Union pour l’action morale,
s. d. [1901], p. 8, p. 13).
6. Ces causeries, pensées « sans statuts, sans inscription ni cotisation », sont
d’abord organisées Cité d’Angoulême, puis rue Muller, avant d’être transférées rue
du Chevalier-de-La-Barre, où s’installe le journal L’anarchie. Elles inspirent d’autres
rencontres, dans la capitale et sa région comme en province. Voir Jean Maitron,
« Paraf-Javal, Georges, Mathias » (notice complétée par Guillaume Davranche) ;
Anne Steiner, « Libertad (Albert, Joseph, dit) », Dictionnaire biographique du
mouvement libertaire francophone réalisé entre autres par Guillaume Davranche,
Rolf Dupuy, Marianne Enckell, Hugues Lenoir, Anthony Lorry, Claude Pennetier et
Anne Steiner, Paris, Éditions de l’Atelier, 2014, p. 618-620 ; p. 494-498 et en ligne.
7. Voir W. Scott Haine, The World of the Paris Café : Sociability among the French
Working Class, 1789-1914, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999.
8. Voir Maurice Imbard, « Sur l’éducation. Pour acquérir des connaissances »,
22 avril 1909, L’anarchie, p. 2. Ni le scepticisme ni le stoïcisme ou le cynisme
dont on les a parfois rapprochés ne suffisent à caractériser les collaborateurs de
L’anarchie. Sauf mention contraire, les références qui suivent renvoient à ce journal.
9. André Lorulot, « Les Byzantins », 18 février 1909, p. 1.
10. Albert Libertad, « Les intellectuels nous quittent !! », 13 avril 1905, p. 4.
11. Franck Sutor, « Génie et prolétariat », 14 septembre 1905, p. 1.
12. Levieux, « Le Mot et la chose », 10 juin 1909, p. 1, et « L’Idéomanie »,
17 juin 1909, p. 1.
13. Robert Delon, « L’Éducation anarchiste », 11 mars 1909, p. 2-3.
14. Laure Hulot (Lorulot), « À bas la pédagogie ! », 14 novembre 1907, p. 2. 
15. Cassius, « La fausse science », 1er février 1906, p. 1.
16. Franck Sutor, « Génie et prolétariat », art. cit.
17. Paraf-Javal, « Rapport sur le Congrès des soi-disant libres-penseurs tenu à
Paris les 4, 5, 6 et 7 septembre 1905 », 14 septembre 1905, p. 1-2 ; 21 septembre

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Notes des pages 133 à 139 339

1905, p. 2 ; 28 septembre 1905, p. 1-2. Voir aussi « L’absurdité des soi-disant
libre-penseurs [sic] », 31 août 1905, p. 1-2.
18. Mauricius, « À bas la Laïque », 2 décembre 1909, p. 1.
19. André Lorulot, « Contre les Abrutisseurs », 9 décembre 1909, p. 1.
20. Manarf, « L’instituteur », 7 novembre 1912, p. 2 ; Mauricius, « À bas la
Laïque », 2 décembre 1909, p. 1.
21. Maurice Montégut, « Cours de philosophie », 19 juillet 1906, p. 1-2.
22. Eugène Petit, « Hygiène intellectuelle », 20 février 1908, p. 2.
23. Débat entre Libertad et Binoff, « Le savoir inutile », 4 juin 1908, p. 3.
24. Rapporté par Rirette Maîtrejean, Souvenirs d’anarchie, Quimperlé, La
Digitale, 2005 [1913], p. 24.
25. Ibid., p. 44.
26. Lettre de Rirette à Mauricius, fonds IFHS, citée par Anne Steiner, Les
En-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque », Paris,
L’Échappée, 2008, p. 49.
27. Albert Joseph, dit Libertad, Le Travail antisocial et les Mouvements utiles,
Paris, Librairie internationaliste, 1909, p. 8, p. 1, p. 5, p. 6-7.
28. Voir Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolu-
tionnaires face à la guerre (1909-1914), Montreuil/Paris, L’Insomniaque/Liber-
talia, 2014, p. 22 sq. La Ligue antimilitariste deviendra en 1904 une section de
l’Association internationale antimilitariste.
29. Georges Yvetot, « Chacun chez soi », La Révolution, 3 février 1909, p. 1 ;
Léon Jouhaux, « Chacun chez soi », La Bataille syndicaliste, 14 octobre 1911, p. 1 ;
G. Yvetot, « Chacun chez soi », ibid., 14 janvier 1912, p. 1 ; C.-A. Laisant, « Chacun
chez soi et tous pour tous », ibid., 26 janvier 1912, p. 1 ; G. Yvetot, « Chacun chez
soi. Arguments d’intellectuels », ibid., 31 janvier 1912, p. 1.
30. Gustave Hervé, « Vœux de nouvel an », La Guerre sociale, 29 décembre
1909, p. 1 ; Georges Sorel, « Les intellectuels contre les ouvriers », texte initia-
lement paru en italien dans Il Divenire sociale publié en janvier 1910, présenté
par Michel Prat, Mil neuf cent, n° 24, 2006, p. 166, p. 168.
31. Vendu à cinq centimes le numéro, La Bataille syndicaliste revendique
1 180 abonnés en octobre 1911, 2 384 en décembre 1912 ; puis le nombre d’abonnés
décroît, et le tirage baisse. Sur ce point, les chiffres sont peu précis. La Bataille
syndicaliste aurait tiré entre 37 000 et 45 500 journaux pour une vente effective
oscillant entre 22 000 et 27 500 exemplaires ; c’est un peu plus, pour la période
considérée, que L’Action française, qui tire à 22 000 exemplaires fin 1912 (La Libre
Parole tire, elle, à 44 000 exemplaires).
32. « Au Sénat. L’instruction publique », La Bataille syndicaliste, 4 juillet
1911, p. 2.
33. Voir Gilles Candar et Guy Dreux, Une loi pour les retraites. Débats socia-
listes et syndicalistes autour de la loi de 1910, Lormont, Le Bord de l’eau, 2010.
34. Jean-Marie Flonneau, « Crise de vie chère et mouvement syndical.
1910-1914 », Le Mouvement social, juillet-septembre 1970, p. 49-81.
35. R. Lafontaine, « La Littérature contre l’Action directe. Le Syndicalisme
contre les Humanités », La Bataille syndicaliste, 6 juin 1911, p. 1. Sauf mention
contraire, les références qui suivent renvoient à ce dernier périodique.
36. G. Yvetot, « Notre “Bataille” », 5 mai 1911, p. 1.

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340 Notes des pages 139 à 144

37. Id., « Pas de versements », 15 juin 1911, p. 1.


38. L’éditorial qu’Eugène Poitevin intitule « Gare aux Élites ! » s’achève sur un
« Restons donc en bonne intelligence avec les intellectuels amis, mais méfions-nous
des “Élites” » (6 mars 1912, p. 1).
39. Entre avril et septembre 1912, La Bataille syndicaliste donne à lire la
trilogie, ainsi qu’une partie de la correspondance de Vallès. Le 7 octobre 1912,
A. Desbois s’insurge que le pèlerinage annuel à Médan se soit transformé en une
réunion de cuistres bourgeois, ce que Zola aurait réprouvé (« Les “Amis” de Zola
à Médan », p. 1).
40. G. Yvetot, « Pas de versements », art. cit., p. 1.
41. Voir Georges Airelle, « L’affaire Léger », 26 décembre 1911, p. 1 ; « La persé-
cution contre les instituteurs. Le cas Pigault », 5 janvier 1912, p. 2 ; « Un scandale.
Pour avoir dit la vérité sur l’Allemagne, l’instituteur Briard est frappé de peines
disciplinaires », 25 juillet 1912, p. 1-2. La loi du 21 mars 1884 autorisait la consti-
tution de syndicats, mais interdisait aux fonctionnaires de se syndiquer. Il faudra
attendre 1920 pour que soit créé un syndicat des instituteurs.
42. Voir R. Lafontaine, « L’hypocrisie bourgeoise », 12 mai 1911, p. 1 ; R. L.,
« Honnête leçon », 2 juin 1911, p. 2.
43. G. Yvetot, « Hardi, les Gars ! », 28 avril 1913, p. 1.
44. Sur l’expérience de La Ruche, école fondée en 1904 par Sébastien Faure
près de Rambouillet, voir Anne Steiner, Les En-dehors, op. cit., p. 40 : « Sur un
domaine de vingt-cinq hectares, une quarantaine de filles et de garçons, âgés de six
à quinze ans, encadrés par une vingtaine d’adultes bénévoles », y recevaient une
éducation équilibrant les tâches manuelles et les activités intellectuelles.
45. G. Yvetot, « Nos “Sans-Famille” », 10 novembre 1912, p. 1 ; « L’Avenir
social », 19 février 1913, p. 1 ; « L’œuvre à créer », 25 février 1913, p. 1.
46. Rosmer, « Des lettres de Jules Vallès. La genèse de Jacques Vingtras »,
13 avril 1912, p. 1. La citation est tirée de L’Enfant, op. cit., p. 380.
47. « Un pion, par Charles-Louis Philippe » figure dès le premier numéro (27 avril
1911, p. 2) ; on trouve ensuite « Le bachelier » de Louis Lumet (11 mai 1911, p. 3)
et « Le pion », par Paul Brulat (15 et 16 janvier 1914, p. 3).
48. A. Lecul, « L’institutrice », 24 septembre 1912, p. 3 ; Brenn, « Yves Madec,
professeur de collège », 14 novembre-31 décembre 1912, p. 3.
49. K. X. [pseudonyme de Marcel Beloteau], « Propos d’un pirate », L’Insurgé,
4 juillet 1925, p. 4. Sauf mention contraire, toutes les références sont désormais
extraites de cette rubrique. En complément, voir V. Frigerio, « Un cas à part : K. X. »,
in La Littérature de l’anarchisme. Anarchistes de lettres et lettrés face à l’anar-
chisme, Grenoble, ELLUG, 2014, p. 347-362.
50. 1er août 1925, p. 3.
51. 22 août 1925, p. 4.
52. 10 octobre 1925, p. 4.
53. 15 août 1925, p. 4.
54. 22 août 1925, p. 3.
55. 3 octobre 1925, p. 4 : « Je me suis instruit avec bien du mal, l’École m’aurait
diminué, je ne la regrette pas, mais je ne suis pas l’ennemi de l’École… »
56. 19 septembre 1925, p. 3, et 3 octobre 1925, p. 4.
57. 5 décembre 1925, p. 3.

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Notes des pages 144 à 150 341

58. 19 septembre 1925, p. 3, et 3 octobre 1925, p. 4.


59. 3 octobre 1925, p. 4, et 5 décembre 1925, p. 3.
60. « Club des insurgés », 21 novembre 1925, p. 1. Le débat a lieu le 24 novembre
au soir dans le quartier de la Glacière, à la salle de l’Utilité sociale, où K. X. prenait
régulièrement la parole.

Chapitre six. Champs de bataille

1. Voir, dans Henri Massis, Avant-postes (chronique d’un redressement,


1910-1914), Paris, Librairie de France, 1928 : Agathon, « Le service des trois
ans et la jeunesse », 8 mars 1913, p. 105-107 ; « L’Université d’hier contre la loi
de Trois Ans », 15 mars 1913, p. 108-110 ; « Faux intellectuels et vrais savants »,
19 avril 1913, p. 111-113 ; « Les intellectuels contre l’armée », 1er juillet 1913,
p. 114-116.
2. Agathon, Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, présentation de Jean-Jacques
Becker, Paris, Imprimerie nationale, 1995 [1913], p. 125, p. 55, p. 67, p. 78.
3. M. Barrès, « Jean Psichari ou le Métèque », Scènes et doctrines…, op. cit.,
p. 55.
4. Ernest Psichari, L’Appel des armes, Paris, G. Oudin et Cie, 31e édition,
s. d. [1913]. Ce roman est dédié à « notre maître Charles Péguy ».
5. Voir Martha Hanna, The Mobilization of Intellect. French Scholars and Writers
during the Great War, Cambridge, Harvard University Press, 1996.
6. Cette diabolisation n’apparaît pas avec la Grande Guerre. Sur la période
antérieure, voir Harry W. Paul, The Sorcerer’s Apprentice. The French Scientist’s
Image of German Science, 1840-1919, Gainesville, University of Florida Press,
1972.
7. Henri Bergson, discours prononcé pendant la séance publique annuelle de
l’Académie des sciences morales et politiques, 12 décembre 1914, in La Signifi-
cation de la guerre, Paris, Bloud et Gay, 1915, p. 7-29.
8. Pendant la Grande Guerre, ce terme désigne à la fois des savants autorisés
et les anonymes, « généralement autodidactes », auxquels on fait appel en temps
de crise. Sur cette seconde acception, voir Gabriel Galvez-Behar, La République
des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922),
Rennes, PUR, 2008. Dans notre corpus, le savant allemand est l’objet d’attaques
anti-intellectualistes, tandis que l’inventeur français, souvent valorisé, est au pire
l’objet de moqueries attendries.
9. Christophe Prochasson et Anne Rasmussen, Au nom de la patrie. Les intel-
lectuels et la Première Guerre mondiale, Paris, La Découverte, 1996, p. 142 sq.
10. Julien Benda, Belphégor. Essai sur l’esthétique de la présente société
française, Paris, Émile-Paul Frères, 1918, p. 17, p. 30.
11. Sur le vitalisme, voir Christophe Prochasson, Les Intellectuels, le Socia-
lisme et la Guerre, 1900-1938, Paris, Seuil, 1993, p. 72 sq.
12. A. Rasmussen, « La “science française” dans la guerre des manifestes,
1914-1918 », Mots. Les langages du politique, n° 76, novembre 2004, p. 15.
13. Sur la notion de Kultur, voir Norbert Elias, La Civilisation des mœurs,
Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939], p. 11-60.

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342 Notes des pages 150 à 154

14. Notamment dans le dessin de Ray Ordner, La Baïonnette, n° « Leurs intel-


lectuels », 2 mars 1916, p. 131, ou le texte de G. [Georges] de La Fouchardière,
« Séance de l’Akadémie [sic] des Sciences de Berlin », ibid., p. 138.
15. Figure que développera à l’automne 1917 une livraison consacrée aux « inven-
teurs », où le savant allemand apparaît comme un nouveau Faust. Voir notamment
la double page manichéenne qui représente, à gauche, « La Justice, la Liberté et
la Fraternité inspir[a]nt le Savant allié » et, à droite, « L’Esprit du Mal inspir[a]nt
le Savant allemand » (Léandre, « Le génie du bien. Le génie du mal », La Baïon-
nette, n° « Les Inventeurs », 25 octobre 1917, p. 680-681).
16. Xavier Roux, « Les intellectuels », La Baïonnette, 2 mars 1916, op. cit., p. 131.
17. Voir Éric Thiers, « Droit et culture de guerre 1914-1918. Le Comité d’études
et documents sur la guerre », Mil neuf cent, 2005/1, p. 23-48.
18. Voir Nicolas Mariot, « Pourquoi les normaliens sont-ils morts en masse en
1914-1918 ? Une explication structurale », Pôle Sud, 2012/1, notamment p. 25-27.
19. A. Rasmussen, « La “science française” dans la guerre des manifestes,
1914-1918 », art. cit., p. 9.
20. N. Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels
rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013, p. 14.
21. Id., « Comment faire une histoire populaire des tranchées ? », in François
Buton, André Loez, Nicolas Mariot et Philippe Olivera (dir.), Agone, n°  53 : L’ordi-
naire de la guerre, 2014, p. 179.
22. Jean Leymonnerie, Journal d’un poilu sur le front d’Orient, présenté par
Yves Pourcher, Paris, Pygmalion, 2003, 20 décembre 1914, p. 46 [p. 13] ; Souvenirs
croisés de la Première Guerre mondiale. Correspondance des frères Toulouse (1914-
1916) et souvenirs de René Tognard (1914-1918), préface de Jacques Legendre,
texte revu et corrigé par Gilbert Eudes, Paris, L’Harmattan, 2008, 4 janvier 1915,
p. 82-83 [p. 71], et 1er avril 1915, p. 84 [p. 130] ; Louis Krémer, D’encre, de fer et
de feu. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918), présentation et notes de Laurence
Campa, Paris, La Table Ronde, 2008, 9 juin 1916, p. 114-115 [p. 130] ; Jean
Pottecher, 1914-1918. Lettres d’un fils. Un infirmier de chasseurs à pied à Verdun
et dans l’Aisne, Paris, Émile-Paul Frères, 1926, rééd. Louviers, Ysec, 2003, 6 août
1916, p. 49 [p. 131-132]. Les références entre crochets correspondent aux pages
de Tous unis dans la tranchée ? où ces différentes sources sont citées.
23. Lettre de Robert Hertz à Pierre Roussel, 21 mars 1905. Citée par Nicolas
Mariot dans Histoire d’un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, Paris, Seuil, 2017,
p. 29.
24. Stéphane Baciocchi, « Livres et lectures de Robert Hertz », in Hertz. Un
homme, un culte et la naissance de l’ethnologie alpine, actes de la conférence
annuelle du Centre d’études franco-provençales, Cogne, 10 novembre 2012, Aoste,
Région autonome Vallée d’Aoste, 2013, p. 27, p. 24.
25. Lettre de Robert Hertz à son épouse, 1er octobre 1914. Citée dans Un
ethnologue dans les tranchées. Août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à
sa femme Alice, textes présentés par Philippe Besnard et Alexander Riley, préfaces
de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson, Paris, CNRS Éditions, 2002,
p. 67. Sauf mention contraire, les références à suivre sont extraites de cet ouvrage.
26. 1er novembre 1914, p. 92-93.
27. 22 mars 1915, p. 240 ; 28 novembre 1914, p. 128. Ces deux lettres manifestent

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Notes des pages 154 à 159 343

la fascination-répulsion de Hertz envers un écrivain comme Barrès. Voir aussi


8 octobre 1914, p. 73 ; 7 novembre 1914, p. 103 ; 14 février 1915, p. 207.
28. 4 décembre 1914, p. 134 ; 15 janvier 1915, p. 192 (ici orthographié deutsche
professor).
29. 18 février 1915, p. 214.
30. 14 mars 1915, p. 230.
31. Lettre d’Alice datée du 11 décembre 1914. Citée dans Histoire d’un sacrifice,
op. cit., p. 268.
32. 21 novembre 1914, p. 116.
33. 20 décembre 1914, p. 158.
34. 14 février 1915, p. 207-209.
35. Carte de Robert Hertz à sa femme, 14 mars 1915. Citée dans Tous unis
dans la tranchée ?, op. cit., p. 186.
36. 7 novembre 1914, p. 102-103.
37. Note en marge d’une lettre d’Alice, 3 janvier 1915. Citée dans Histoire
d’un sacrifice, op. cit., p. 167 : « Ne rien posséder qu’on ne soit en état de refaire,
et par suite de réparer. L’aptitude à entretenir, c’est-à-dire, à continuer de créer,
est le seul titre à la possession. C’est la malédiction de la propriété qu’elle tend
à user, à détruire ce titre qui seul la légitime – celui qui possède, qui a de l’argent
pour remplacer sans cesse l’objet usé – pour acheter des serviteurs, son adresse
s’atrophie, il devient “gourd” (expression mayennaise) comme moi. […] Morale :
apprends à ton fils à acquérir chaque chose qu’on lui donne en la refaisant, – ne
rien lui donner qu’il ne puisse refabriquer, remettre en état. »
38. 24 novembre 1914, p. 121.
39. 11 janvier 1915, p. 188.
40. 15 janvier 1915, p. 193.
41. Robert Hertz, Sociologie religieuse et anthropologie. Deux enquêtes de
terrain, 1912-1915, édition et présentation de Stéphane Baciocchi et Nicolas
Mariot, Paris, PUF, 2015, p. 314.
42. 21 août 1914, p. 45.
43. 16 septembre 1914, p. 54-55.
44. 3 octobre 1914, p. 68.
45. 8 octobre 1914, p. 73.
46. 22 mars 1915, p. 240.
47. 23 février 1915, p. 217.
48. 15 janvier 1915, p. 191.
49. 7 mars 1915, p. 224.
50. Voir André Bridoux, Souvenirs du temps des morts, Paris, Albin Michel,
1930, p. 31-32 [p. 196] ; p. 23 [p. 193] ; p. 16-17 [p. 194]. Les références entre
crochets renvoient à Tous unis dans la tranchée ?, op. cit.
51. Voir Philippe Soulez (dir.), Les Philosophes et la guerre de 14, Presses
universitaires de Vincennes-Saint-Denis, 1988.
52. M. Barrès, « Les Mauvais Maîtres en Sorbonne », L’Écho de Paris,
18 décembre 1908, p. 1.
53. Voir Yves Roussel, « L’histoire d’une politique des inventions, 1887-1918 »,
Cahiers pour l’histoire du CNRS, 1939-1989, n° 3, 1989, p. 19-57 ; David Aubin et
Patrice Bret (dir.), Le Sabre et l’Éprouvette. L’invention d’une science de guerre,

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344 Notes des pages 160 à 164

1914-1939, Paris, Agnès Viénot Éditions, 2003, et Gabriel Galvez-Behar, « Le savant,
l’inventeur et le politique. Le rôle du sous-secrétariat d’État aux inventions durant
la Première Guerre mondiale », Vingtième siècle, janvier-mars 2005, p. 103-117.
54. M. Barrès, « La grande pitié des laboratoires », discours à la Chambre,
11 juin 1920, repris dans Pour la haute intelligence française, Paris, Plon, 1925,
p. 145-163. Le titre fait écho à « La grande pitié des églises de France », campagne
menée par le même auteur entre 1910 et 1914 (voir le volume publié sous ce titre
en 1914 chez Émile-Paul Frères).
55. Id., Pour la haute intelligence française, op. cit., p. 145, p. 168, p. 78,
p. 47, p. 78, p. 42, p. 85.
56. Henri Massis, Maurras et notre temps, Paris-Genève, La Palatine, 1951,
p. 132.
57. « La fin de la Sorbonne », Clarté, 15 mai 1924, p. 174, éditorial.
58. Henri Barbusse, Le Couteau entre les dents. « Aux intellectuels », Paris,
Éditions « Clarté », 1921, p. 5, p. 61, p. 77, p. 31, p. 26, p. 55.
59. Jean David, Le Procès de l’intelligence dans les lettres françaises…, op. cit.
60. Voir Édouard Le Roy, Dogme et critique, Paris, Bloud, 1907 ; La Pensée
intuitive, Paris, Boivin, 2 t., 1929-1930 ; Les Origines humaines et l’évolution de
l’intelligence, Paris, Boivin, 1928. Pierre Rousselot, L’Intellectualisme de saint
Thomas, Paris, Alcan, 1908.
61. Voir Albert Thibaudet, « Le roman de l’intellectuel », 1er mai 1921, Réflexions
sur la littérature, édition d’Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris,
Gallimard, 2007, p. 538.
62. Voir notamment Gaëtan Bernoville, « Le Manifeste du Parti de l’Intel-
ligence », Les Lettres, 1er août 1919 ; « Les Catholiques et le “Parti de l’Intelli-
gence” », Les Lettres, 1er décembre 1920.
63. Voir Claude Langlois, « La naissance de l’intellectuel catholique », in
Pierre Colin (dir.), Intellectuels chrétiens et esprits des années 1920, Paris, Cerf,
1997, p. 213-223, et Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris,
La Découverte, 2004.

Chapitre sept. L’esprit et la lettre

1. Voir Yaël Dagan, « La Nouvelle Revue française » de la guerre à la paix,


1914-1925, Paris, Tallandier, 2008, p. 29-30.
2. Henry Reverdy, « Les mouvements syndicaux chez les travailleurs intellec-
tuels », La Documentation catholique, 13 mars 1920, p. 370-384.
3. Sur les modalités complexes du retour à saint Thomas, voir Henry Donneaud,
« Le renouveau thomiste sous Léon XIII : critique historiographique », in Joseph
Doré et Jacques Fantino (dir.), Marie-Dominique Chenu. Moyen Âge et modernité,
Paris, Le Centre d’études du Saulchoir/Cerf, 1997, p. 85-119.
4. Jean-Hugues Soret, Philosophies de l’action catholique. Blondel-Maritain,
Paris, Cerf, 2007, p. 126.
5. Maurice Blondel, « Le vrai et le faux intellectualisme », Revue du clergé
français, 1er septembre 1919, p. 383 sq.
6. Sur ces questions complexes, voir Pierre-Antoine Belley, Connaître par le

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Notes des pages 165 à 168 345

cœur. La connaissance par connaturalité dans les œuvres de Jacques Maritain,


Paris, Pierre Téqui, 2005, p. 164 sq. et p. 191 sq.
7. Paul Archambault, Maurice Brillant, Paul Gemähling et al., Le Procès de
l’intelligence, Paris, Bloud et Gay, 1921, p. 11, p. 20, p. 28, p. 46, p. 27.
8. Voir Pierre Gauthier, « Maurice Blondel et Jacques Maritain. La discussion
sur l’intelligence », in Bernard Hubert et Yves Floucat (dir.), Jacques Maritain et
ses contemporains, actes du colloque de Toulouse, 21-22 novembre 1990, publié
par le CIREP, Paris, Desclée, 1991, p. 199-230.
9. Gaëtan Bernoville, Minerve ou Belphégor, Paris, Bloud et Gay, 1921.
10. Jacques Prévotat, Les Catholiques et l’Action française. Histoire d’une
condamnation, 1899-1939, Paris, Fayard, 2001, p. 225.
11. Maritain répondra au Procès lors de la conférence « L’intelligence d’après
M. Maurice Blondel » (25 avril 1923), avant d’y consacrer deux articles que réunira
Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre (1924).
12. Lorsque nos sources mentionnent « la » ou « La Grande-Chartreuse », nous
respectons cette graphie.
13. René Bourgeois résume les débats qui ont entouré l’application aux Chartreux
de la loi sur les associations dans L’Expulsion des Chartreux. 29 avril 1903,
Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2000, p. 71-91.
14. Sur le contexte général, voir Christian Sorrel, La République contre les
congrégations. Histoire d’une passion française (1899-1904), Paris, Cerf, 2003.
15. Bail passé le 1er mars 1919 entre l’État et le département de l’Isère, reproduit
dans La République de l’Isère le 7 août 1930, puis dans Léon Poncet, « La question
de la Grande-Chartreuse. Le bail de la Grande Chartreuse », Revue mensuelle
de la Ligue dauphinoise d’action catholique [désormais abrégé en LDAC], août 
1930, ici p. 210. Sauf mention contraire, les références qui suivent renvoient
à LDAC.
16. Ibid., p. 211-212.
17. Ces chiffres, donnés par la presse confessionnelle, ne semblent pas surévalués.
Voir Jacqueline Lalouette, « Enjeux et formes de la mobilisation catholique au
xxe siècle : manifestations et meetings (1906-1984) », in Michel Pigenet et Danielle
Tartakowsky (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos
jours, Paris, La Découverte, 2012, p. 309.
18. « La question de la Grande-Chartreuse », octobre 1930, p. 265 ; « Conclusion »,
p. 277 ; « La Chartreuse aux Chartreux », La République de l’Isère, 10 juin 1928,
repris sous le titre « La question de la Grande-Chartreuse. La Chartreuse aux
Chartreux », juillet 1928, p. 40.
19. La Question de La Grande Chartreuse. La Chartreuse aux Chartreux,
mars 1927.
20. Sur la manière dont cet argument est reformulé suivant la conjoncture
entre 1900 et 1913, voir Michel Jarrige, « Antimaçons et anticongréganistes »,
in Jacqueline Lalouette et Jean-Pierre Machelon (dir.), Les Congrégations hors la
loi ? Autour de la loi du 1er juillet 1901, Paris, Letouzey et Ané, 2002, p. 111-112.
21. Jacques-François Lefranc, Le Voile levé pour les curieux, ou le Secret de
la Révolution de France révélé à l’aide de la Franc-Maçonnerie, Paris, Lepetit et
Guillemard l’aîné, 1792 [1791] ; Augustin Barruel, Mémoires pour servir à l’his-
toire du jacobinisme, Hambourg, P. Fauche, 1798-1799 ; Louis Gaston de Ségur

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346 Notes des pages 168 à 171

[Mgr], Les Francs-maçons. Ce qu’ils sont – Ce qu’ils font – Ce qu’ils veulent [Paris,
Tolra et Haton, 1867]. Sur le lien entre antimaçonnisme et antiphilosophie dans la
pensée contre-révolutionnaire, voir Jacques Lemaire, Les Origines françaises de
l’antimaçonnisme, 1744-1797, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles,
1985, p. 81-94, et Émile Poulat et Jean-Pierre Laurant, L’Antimaçonnisme catho-
lique, Paris, Berg International, 1994.
22. Voir le compte rendu des débats à la Chambre des députés, séance du
26 mars 1903, Journal officiel de la République française. Débats parlementaires,
Paris, Imprimerie du Journal officiel, p. 1341 et p. 1352.
23. L. Bonnet-Eymard et L. Dubey, « La question de la Grande Chartreuse.
Une souscription populaire », février 1927, p. 274.
24. Voir Pierre Barral, Le Département de l’Isère sous la Troisième République.
1870-1940, Paris, Armand Colin, 1962, p. 414.
25. Voir par exemple ibid., p. 273.
26. Outre une abondance d’articles, il lui consacre une brochure et deux ouvrages :
La Grande-Chartreuse : dix ans après l’expulsion, une enquête, préfacé par Maurice
Barrès, Imprimerie Allier Frères, 1912 ; Quelques notes pour servir à l’histoire
de la Grande-Chartreuse de 1903 à 1927, Imprimerie spéciale de La République
de l’Isère et du Sud-Est, 1927 ; Le Drame de la Grande-Chartreuse. 1901-1930.
Histoire documentaire avec 12 photographies, préfacé par Henry Bordeaux, Dijon,
Publications « Lumière », 1930 ; À la conquête de la montagne sainte. Comment
les Chartreux français sont rentrés à la Grande-Chartreuse, Lyon, Éditions Presse
lyonnaise du Sud-Est, 1941.
27. « Une thébaïde intellectuelle », article de Jules Wogue paru dans Le Journal,
21 août 1926, p. 4, et reproduit sous le titre « Une triste page » dans La Question
de La Grande-Chartreuse. La Chartreuse aux Chartreux, p. 89. La rédaction du
bulletin précise dans une note que Perrier n’a jamais été « professeur à la Faculté
des Sciences », contrairement à ce qu’affirme J. Wogue.
28. « Le Monastère de la Grande Chartreuse et les “Intellectuels fatigués” »,
juillet 1930, p. 179.
29. « La résurrection de la Grande-Chartreuse », Le Matin, 23 octobre 1927,
p. 1. Repris dans « La Chartreuse aux Chartreux. M. Perrier contre la Grande-
Chartreuse », novembre 1927, p. 214-215, ici p. 215.
30. Cité par Pierre Masson et Jean-Pierre Prévost, L’Esprit de Pontigny.
1910-1939, Paris, Orizons, 2014, p. 15.
31. Des établissements spécialisés, les sanatoriums universitaires, se dévelop-
peront à partir de 1922 (en France, le premier est ouvert l’année suivante). Ils
deviendront d’importants lieux de rencontre et de création (Paul Aron, « La socia-
bilité des chaises longues », COnTEXTES, n° 19, 2017, en ligne).
32. « La question de la Grande Chartreuse. La Chartreuse aux Chartreux »,
reproduction et commentaire d’un article paru sous le titre « La Chartreuse aux
Chartreux » dans La République de l’Isère le 10 juin 1928, juillet 1928, p. 39.
33. Voir Jean-Jacques Renoliet, L’Unesco oubliée. La Société des Nations et la
coopération intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
34. « La question de la Grande-Chartreuse », La République de l’Isère, 27 août 1928.
Repris et commenté par « Un fielleux zélateur de la LDAC », septembre 1928, p. 108 ;
« Un vieux Grenoblois », « “Le drame de la Grande Chartreuse” », juillet 1930, p. 194.

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Notes des pages 171 à 174 347

35. « La question de la Grande-Chartreuse », octobre 1930, p. 265.


36. Comte Ph. Lombard de Buffières, « Lettre au dernier coucou » datée de
Dolomieu, 23 août 1930, p. 274.
37. Réponse de la LDAC à l’article « Une offensive lointaine » publié dans
La Dépêche dauphinoise le 6 octobre 1926, mars 1927, p. 93.
38. « Un manifeste de l’Union catholique de Genève », août 1930, p. 218.
39. O. K., « La propagande allemande au Danemark. Le Jutland-Sud demande
son indépendance », La Presse, 18 août 1927, p. 1. Cornélius Petersen soutenait la
cause autonomiste depuis plusieurs années.
40. « La Grande Chartreuse », juin 1926, p. 19.
41. D. R. A. C., « La Chartreuse aux Chartreux », novembre 1926, p. 165.
42. X…, « Interview d’un “intellectuel fatigué” à sa sortie de l’hôtellerie
Perrier », août 1930, p. 214.
43. « La Chartreuse aux Chartreux », juillet 1930, p. 177.
44. Maurice Gariel, ancien élève de l’université de Grenoble, chevalier de
la Légion d’honneur, Croix de guerre, « Une lettre à M. le professeur Vestrup ».
Lettre initialement publiée dans La Croix de Paris, 11 juillet 1930, reprise p. 187 ;
R. Belmont, « Lettre d’un père de soldats morts pour la France », p. 188-189 ;
P. Lory, géologue, chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre, « Lettre
d’un alpiniste membre de l’Université de Grenoble engagé volontaire à 49 ans,
pour la durée de la guerre, soldat de Verdun ». Lettre initialement publiée dans
La République de l’Isère, 12 juillet 1930, reprise p. 189-190 ; Capitaine Lionel des
Francs, ancien commandant du 3e escadron du 4e dragons, chevalier de la Légion
d’honneur, « Une émouvante lettre du Capitaine des Francs qui commandait un
des escadrons du 4e dragons contraints d’assiéger la Grande Chartreuse. Le drame
de 1903 évoqué par un témoin », p. 190-193.
45. Léon Poncet, « La Chartreuse aux Chartreux », décembre 1926, p. 203.
46. Voir G. Sapiro, « Deux trajectoires de romanciers catholiques : François
Mauriac et Henry Bordeaux », Actes de la recherche en sciences sociales, mars 1996,
p. 38.
47. « Le manifeste des Universitaires en faveur des Congrégations », janvier 1927,
p. 249-252.
48. R. Cardinne-Petit, « La Grande Chartreuse », août 1928, p. 74.
49. Irénée Brochier, « Une heure avec… M. Vestrup, professeur à Copenhague,
le premier membre de la pension des intellectuels, installé au monastère de la
Grande Chartreuse », initialement publié dans La République de l’Isère le 6 juillet
1930, repris en juillet 1930, p. 186.
50. « Lettre d’un professeur de lycée » publiée dans La République de l’Isère
le 6 septembre 1931, reprise en octobre 1931, p. 276-277.
51. « La Grande Chartreuse », juin 1926, p. 19 ; « La Grande-Chartreuse aux
Chartreux », juillet 1926, p. 36 ; Léon Poncet, « La Chartreuse aux Chartreux »,
décembre 1926, p. 202 ; « Un ligueur dauphinois. Ami des Chartreux », « Des “Intel-
lectuels fatigués” au Musée monacal », novembre 1927, p. 215 ; « La question de la
Grande-Chartreuse. La Chartreuse aux Chartreux », juillet 1928, p. 39 ; « La question
de la Grande-Chartreuse », août 1930, p. 212 ; « La Chartreuse aux Chartreux »,
octobre 1931, p. 272.
52. La Dépêche dauphinoise, 11 octobre 1925, p. 2.

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348 Notes de la page 174

53. Un ligueur dauphinois. Ami des Chartreux, « Des “Intellectuels fatigués”


au Musée monacal », art. cit., p. 216.
54. Raymond Lécuyer, « Une “utilisation” de la Grande Chartreuse. L’auberge
Léon Perrier », Le Gaulois, 2 novembre 1927, p. 1. Repris sans le surtitre,
novembre 1927, p. 221.
55. Léon Poncet, « La question de la Grande-Chartreuse », La République de
l’Isère, repris en août 1930, p. 211 ; X…, « Les “intellectuels fatigués” à la Grande
Chartreuse », La République de l’Isère, 17 août 1930, repris dans ibid., p. 214.
56. L. Bonnet-Eymard et L. Dubey, « Notre Souscription pour subvenir aux
frais de la campagne en faveur des RR. PP. Chartreux », mai 1927, p. 365 ; « La
Chartreuse aux Chartreux », juillet 1930, p. 178.
57. « La question de la Grande Chartreuse », initialement paru sous le titre
« La Chartreuse aux Chartreux » dans La République de l’Isère le 10 juin 1928 ;
repris et commenté en juillet 1928, p. 39 ; X…, « Interview d’un “intellectuel
fatigué” à sa sortie de l’hôtellerie Perrier », art. cit., p. 213.
58. On en recense une occurrence dans Jean-Christophe (1911) de Romain
Rolland (Paris, Albin Michel, 1961, t. 9, p. 1275).
59. L’expression est utilisée par Guy Mollet pendant la guerre d’Algérie.
Le texte de Jean-Luc Tahon « En “pacifiant” l’Algérie. 1955 », accueilli par Les
Temps modernes en mai-juin 1958 (p. 2094 sq.) et repris pour l’essentiel dans
Les Crimes de l’armée française : Algérie : 1954-1962, dossier réuni par Pierre
Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, 2014, p. 24 sq., porte en épigraphe cet extrait
d’El Moudjahid, organe central du FLN, daté de septembre 1957 : « Les Français
qui s’insurgent contre la torture ou qui en déplorent l’extension font immanqua-
blement penser à ces “belles âmes” dont parlait tel philosophe, et l’appellation
d’“intellectuels fatigués” qui leur est donnée par leurs compatriotes Lacoste et
Lejeune est très pertinente. » Le philosophe en question est Alexandre Marc, réfugié
en France après la révolution russe, qui avait prophétisé la chute du soviétisme
en ces termes : « Nombre d’intellectuels fatigués, de belles âmes en quête d’une
nouvelle religion, des politiciens médiocres fascinés par la mythologie gauchi-
sante annoncent depuis des lustres […] l’approche des lendemains qui chantent »
(cité sans références par Jean-Pierre Gouzy, « Le fédéralisme d’Alexandre Marc
et le combat pour l’Europe », L’Europe en formation, 2010/1, p. 30). La catégorie
d’« intellectuels fatigués », ici empruntée à la rhétorique soviétique, sera reprise
par Pierre Poujade (J’ai choisi le combat, Saint-Céré, Société générale des éditions
et des publications, 1955, p. 119).
60. Voir notamment J. Gallium, « [Échos du Meeting de Bourgoin…] La Grande
Chartreuse aux Chartreux », août 1929, p. 542.
61. « La Chartreuse aux Chartreux », juillet 1930, p. 178.
62. Débat au Conseil général entre Vallier, opposé au retour des chartreux,
et son adversaire Buyat lors de la séance du jeudi 29 octobre 1931, cité dans
« La question des Chartreux », novembre 1931, p. 289-290.
63. Illustration pleine page insérée dans l’article de R. Cardinne-Petit, « La
Grande Chartreuse », août 1928, p. 73. Deux lithographies couleur de cette affiche
sont conservées respectivement à la BnF (notice n° FRBNF39841704) et au Musée
dauphinois (n° d’inventaire 72. 66. 8). La datation (1928 dans un cas, 1929 dans
l’autre) semble incertaine.

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Notes des pages 177 à 182 349

64. J. Gallium, « [Échos du Meeting de Bourgoin…] La Grande Chartreuse


aux Chartreux », art. cit., p. 541.
65. Jean de La Ferrière, Au Couvent des Intellectuels fatigués. Contes du docteur
à ses malades, avec treize illustrations, Grenoble, Les Éditions de la Vie alpine,
1931, p. 5, p. 19, p. 7-8, p. 9.
66. André Pascal, Le Désert de la Grande-Chartreuse, description historique et
anecdotique suivie de l’itinéraire de toutes les routes qui aboutissent au monastère,
Grenoble, Imprimerie de Maisonville, 1868 ; Le Désert de la Grande-Chartreuse, ou
Histoire des Chartreux d’après leurs archives, Grenoble, Imprimerie de J. Baratier,
1892 [3e édition].
67. H. Serry, « Déclin social et revendication identitaire : la “renaissance litté-
raire catholique” de la première moitié du xxe  siècle », Sociétés contemporaines,
2001/4, p. 91.
68. Georges Bernanos, « Les effets du préjugé démocratique dans le monde
des lettres », Soyons libres, 6 et 20 mars 1909, repris dans Essais et écrits de
combat, édition d’Yves Bridel, Jacques Chabot et Joseph Jurt sous la direction
de Michel Estève, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, t. 1,
p. 910. Sauf mention contraire, les références aux essais de Bernanos renverront
à ce volume.
69. Id., « Les Radicaux sur le Pau », 26 octobre 1913. Sauf mention contraire,
les références suivantes renvoient aux articles de Bernanos dans L’Avant-garde.
Ils sont partiellement repris dans l’édition susmentionnée, p. 927 sq.
70. Id., « À propos de La Fausse Étoile », 9 novembre 1913, p. 943-946.
71. Id., « Le philosophe courtisan », 5 octobre 1913. Cet article n’est pas repris
dans l’édition « Pléiade ».
72. Id., « Le Péril conservateur », 9 mai 1914, p. 1001-1004.
73. Id., « Les candidats et nous », 21 février 1914, p. 980.
74. Id., Les Enfants humiliés. Journal 1939-1940, Essais et écrits de combat,
éd. cit., t. 1, p. 794-795.
75. Id., Les Grands Cimetières sous la lune, op. cit., p. 408, p. 512.
76. Id., « Face au totalitarisme marxiste et à ses valets les intellectuels-de-masse,
nous sommes décidés à ne pas sacrifier l’homme » (2 avril 1947), repris dans
Français, si vous saviez… [1961], Essais et écrits de combat, édition d’Yves
Bridel, Jacques Chabot, Michel Estève, François Frison, Pierre Gille, Joseph Jurt
et Hubert Sarrazin sous la direction de Michel Estève, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1995, t. 2, p. 1189. 
77. C. Péguy, L’Argent, op. cit., p. 801.
78. Id., Un nouveau théologien, op. cit., p. 560. G. Bernanos, Jeanne, relapse
et sainte [publié dans La Revue hebdomadaire le 6 juillet 1929, p. 5-31, puis en
brochure cinq ans plus tard], éd. cit., t. 1, p. 26. Dans Le Chemin de la Croix-
des-Âmes [1943-1945], l’auteur interpelle les « successeurs éventuels des Univer-
sitaires du xve siècle qui se sont signalés jadis, à Rouen, au cours d’un procès
mémorable » (éd. cit., t. 2, p. 248).
79. G. Bernanos, Les Grands Cimetières…, op. cit., p. 451, p. 545 ; Scandale
de la vérité, ibid., p. 607.
80. Id., Les Grands Cimetières…, op. cit., p. 379.
81. Id., Lettre aux Anglais [1942], éd. cit., t. 2, p. 16.

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350 Notes des pages 182 à 187

82. Entretien de G. Bernanos avec Frédéric Lefèvre, Les Nouvelles littéraires,


17 avril 1926, repris dans ibid., t. 1, p. 1043.
83. Hans Urs von Balthasar, Le Chrétien Bernanos, Paris, Seuil, 1956,
p. 108.
84. G. Bernanos, entretien de 1926 avec F. Lefèvre, op. cit., p. 1041.
85. Id., « Édouard Drumont », conférence à l’Institut d’Action française, reprise
dans Cours et conférences d’Action française, revue trimestrielle, octobre 1929,
p. 147, p. 138, p. 133.
86. Id., La Grande Peur…, op. cit., p. 328, p. 348.
87. Id., Nous autres Français [1939], op. cit., t. 1, p. 731, et Le Chemin de la
Croix-des-Âmes, ibid., t. 2, p. 254.
88. C. Péguy, Notre jeunesse, op. cit., p. 70.
89. L. Daudet, Le Stupide xixe Siècle, op. cit., p. 1184.
90. G. Bernanos, La Grande Peur…, op. cit., p. 316, p. 56, p. 126, p. 55.
91.  Id., Lettre aux Anglais, op. cit., p. 16, et « Journal de ce temps »
(décembre 1946-janvier 1947), in Français, si vous saviez…, éd. cit., t. 2, p. 1175.
92. Id., « Nous ne sommes pas des corrompus. Nous sommes des tricheurs »
(27 septembre 1945), ibid., p. 1092, et « Journal de ce temps », op. cit., p. 1175.
93. Id., Lettre aux Anglais, op. cit., p. 122.
94. Pierre Pascal, Mon Journal de Russie. Ce journal compte plusieurs tomes
publiés à Lausanne aux éditions de L’Âge d’homme : t. 1 À la Mission militaire
française. 1916-1918 (1975) ; t. 2 En communisme. 1918-1921 (1977) ; t. 3 Mon
état d’âme. 1922-1926 (1982) ; t. 4 Russie 1927 (1982). Ici, 6 août 1917, t. 1,
p. 193. Sauf mention contraire, les références à venir renvoient à cet ensemble.
95. Id., non daté [1917], t. 1, p. 140.
96. Id., 27 octobre 1917, ibid., p. 233-237.
97. Ibid., 1er février 1920, t. 2, p. 148.
98. En communisme, dans la version des années 1970, contient « Les résultats
moraux de l’état soviétiste » (20 août 1920), paru à l’origine dans la brochure Deux
conséquences de la Révolution russe, Cahiers du travail, Éditions de la Bibliothèque
du Travail, 1re série, 3e cahier, p. 17-47. Il inclut la section « Le niveau intellectuel
de la société » : ici op. cit., p. 194, p. 200.
99. Id., Mon Journal de Russie, 3 janvier 1920, t. 2, p. 114.
100. Ibid., « Critique de la R. P. (lettre à Monatte) », 12 avril 1925, t. 3, p. 138.
101. Ibid., 18 octobre 1926, t. 3, p. 182.
102. Ibid., 17 mai 1927, t. 4, p. 123.
103. Id., « La Commune paysanne après la révolution », La Révolution prolé-
tarienne, 1er novembre 1928 ; « La paysanne du Nord de la Russie », Revue des
études slaves, t. X, fascicule 3-4, 1930, p. 232-244 ; compte rendu de Milioukov,
Seignobos, Eisenmann, Histoire de Russie, « Le Paysan dans l’histoire de Russie,
à propos d’un ouvrage récent », Revue historique, t. CLXXIII, p. 32-79 ; « La
Civilisation paysanne en Russie », cours inaugural, université de Lille, 1936, repris
en 1937 dans la Revue d’histoire de la philosophie et d’histoire générale de la civili-
sation, nouvelle série, fascicule 17, p. 53-66 ; « L’entr’aide paysanne en Russie »,
Revue des études slaves, t. XX, fascicule 1-4, 1942, p. 82-90 ; « Le Paysan russe
au xviiie siècle. Pougatchev », émission radiophonique, 13 octobre 1948 ; « Essenine,
poète de la campagne russe », Oxford Slavonic Papers, vol. II, 1951, p. 55-71.

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Notes des pages 187 à 189 351

104. Id., « Une âme russe et deux poèmes », Clarté, n° 9, 15 mars 1922, repris
dans Mon Journal de Russie, op. cit., t. 3, ici p. 42.
105. Le samedi, habituellement consacré au repos, les ouvriers offrent à la
cause six heures de labeur volontaire et gratuit. Dans un texte du 28 juin 1919 vite
publié en brochure, Lénine y voit la preuve qu’une organisation émancipatoire
du travail est possible. Il oppose l’action spontanée des travailleurs au « verbiage »
des ennemis de la révolution, spécifiquement des intellectuels bourgeois (mencheviks
et socialistes-révolutionnaires inclus, précise-t-il). Avant l’avènement du nouveau
régime, ils reprochaient aux communistes leur « utopisme » ; dans cette phase
de consolidation, ils manifestent leur « scepticisme ». Reprenant un raisonnement
de Marx, Lénine dresse l’expérience effective du travail volontaire contre les
abstractions de « ceux qui entendent résoudre le problème de la transition du
capitalisme au socialisme au moyen de lieux communs sur la liberté, l’égalité,
la démocratie en général, l’égalité de la démocratie du travail, etc. (comme le
font Kautsky, Martov et autres héros de l’Internationale jaune de Berne) ». La
Grande Initiative (L’héroïsme des ouvriers de l’arrière. À propos des « samedis
communistes »), Pékin, Éditions en langues étrangères/Paris, diffusion Éditions du
Centenaire, 1977, p. 23, p. 19, p. 15.
106. Cité par Sophie Cœuré, Pierre Pascal. La Russie entre christianisme et
communisme, Lausanne, Noir sur Blanc, 2014, p. 172. L’ensemble de notre analyse
s’appuie sur cette biographie de référence.
107. Pierre Pascal, « Mon village russe il y a quarante ans », Cahiers du monde
russe et soviétique, vol. 7, n° 3, 1966, p. 293-310, p. 309, p. 296.
108. Lénine, Lettres sur la tactique, paru en brochure en avril 1917, repris
dans Œuvres, Paris/Moscou, Éditions sociales/Éditions du Progrès, 1974, t. 24,
p. 35 : « […] le marxiste doit tenir compte de la vie, des faits précis de la réalité,
et non se cramponner à la théorie d’hier qui, comme toute théorie, est tout au
plus capable d’indiquer l’essentiel, le général, de fournir une idée approchée de
la complexité de la vie. “Grise est la théorie, mon ami, mais vert l’arbre éternel
de la vie” [Méphistophélès à l’écolier dans le second Faust de Goethe, 1832] ».
109. Voir Michel Heller, « Premier avertissement : un coup de fouet. L’histoire
de l’expulsion des personnalités culturelles hors de l’Union soviétique en 1922 »,
traduit du russe par Dominique Négrel, Cahiers du monde russe et soviétique,
avril-juin 1979, p. 132. Par « personnalités culturelles », Lénine désigne l’ensemble
de l’intelligentsia (enseignants, journalistes, médecins, ingénieurs, hommes de
lettres, etc.).
110. Antonella Salomoni, compte rendu de V. P. Zaharov, M. P. Lepehin,
E. A. Fomina (eds), Akademičeskoe delo 1929-1931 gg., vol. 1, Saint-Pétersbourg,
Biblioteka Rossijskoj Akademii nauk, 1993, Annales. Histoire, Sciences sociales,
vol. 52, n° 3, 1997, p. 660.
111. Cité par Dimitri Sorokine, Les Conceptions de Tolstoï sur l’Occident,
Lille, Atelier national de reproduction des thèses/Paris, YMCA-Press, s. d. [1986],
p. 238. L’un des personnages des Démons de Dostoïevski lance également : « Toute
la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes, Raphaël,
à un bidon de pétrole ! » (Les Démons. Carnets des Démons. Les Pauvres Gens,
introduction de Pierre Pascal, traduction et notes de Boris de Schlœzer et Sylvie
Luneau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 509). Les chaussures,

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352 Notes des pages 189 à 196

qui foulent le sol, symbolisent le rapport au réel. Dans l’Argentine d’après-


guerre, le populisme péronien se donnera notamment pour mot d’ordre : « Vive
les espadrilles, à bas les livres ! »
112. P. Pascal, « Une soirée chez les contre-révolutionnaires. Moscou, 19 mars
1920 », En Russie rouge, Paris, Édition [sic] de la Librairie de l’Humanité, 1921,
p. 41. S. Cœuré montre que ce recueil de lettres, destiné au public français, accentue
encore l’anti-intellectualisme des notes que l’auteur avait prises à chaud le 8 janvier
1920 (Pierre Pascal…, op. cit., p. 140).
113. P. Pascal, Avvakum et les débuts du Raskol. La crise religieuse au xviie siècle
en Russie, thèse présentée à la Faculté des lettres de l’université de Paris, Ligugé,
Aubin et Fils, 1938, p. IX.

Chapitre huit. Refondre les cadres

1. Seconde des vingt et une conditions rédigées par Zinoviev et adoptées le


26 juillet 1920 lors du IIe congrès de l’Internationale communiste.
2. Sur l’histoire de l’intelligentsia, voir Dimitri Kantchalovski, « L’intelli-
gentsia avant la Révolution », préfacé par Pierre Pascal, Revue des études slaves,
t. XXXVII, 1-4, 1960, p. 119-155.
3. Cité par Grigori Zinoviev, « Les intellectuels et la Révolution (rapport […]
au Congrès des Travailleurs de la Science) », Bulletin communiste, 27 décembre
1923, p. 961.
4. Le Conseil des commissaires du peuple comprenait par ailleurs dix-sept
intellectuels ; la Section française de l’Internationale communiste vingt-six autres
membres exerçant une profession intellectuelle ou libérale.
5. David Caute, Le Communisme et les Intellectuels français. 1914-1966,
traduit de l’anglais par Magdeleine Paz, Paris, Gallimard, 1967 [1964], p. 25 sq.
6. Boris Souvarine, « Des ouvriers, pas d’ouvriérisme », Bulletin communiste,
7 septembre 1922, p. 681-883, p. 682 ; Maurice Chambelland et Boris Souvarine,
« Ouvriers et intellectuels », ibid., 21 septembre 1922, p. 727-728.
7. G. Steklov ou Stieklov [on trouve aussi l’initiale J., mais il semble que
l’auteur se nomme Grigori], « Les intellectuels bourgeois et la Révolution prolé-
tarienne russe », ibid., 28 septembre 1922, p. 750-752, et 5 octobre 1922, ibid.,
p. 771-776 (ici p. 772).
8. G. Zinoviev, « Les intellectuels et la Révolution […] », art. cit.
9. Victor Serge, « Vie des Révolutionnaires », Bulletin communiste, 15 mars
1923, p. 171-173, p. 173 ; « L’impuissance des intellectuels. Les intellectuels devant
la guerre impérialiste », ibid., 29 août 1924, p. 843-844.
10. Yasmine Siblot, « Ouvriérisme et posture scolaire au PCF. La constitution
des écoles élémentaires (1925-1936) », Politix, n° 58, 2002, p. 170.
11. Paul Nizan, « Mort de la morale bourgeoise, par Emmanuel Berl » (1930),
Pour une nouvelle culture, textes réunis et présentés par Susan Suleiman, Paris,
Grasset, 1971, p. 26-27.
12. André Marty, 28 septembre 1939, RGASPI, 495 10A 14.
13. Henri Lefebvre, La Somme et le Reste, Paris, La Nef de Paris, 1959, t. 2,
p. 383.

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Notes des pages 197 à 202 353

14. Outre le Journal de psychologie, L’Année psychologique, la revue Mind,


Nizan emprunte notamment à la bibliothèque de l’ENS Edme Tassy, Le Travail
d’idéation, hypothèse sur les réactions centrales dans les phénomènes mentaux,
1911 ; Samuel Butler, La Vie et l’Habitude, 1922 ; Dr Georges Saint-Paul, Le Langage
intérieur et les Paraphasies (la fonction endophasique), 1904 ; George Rostrevor,
Bergson and Future Philosophy : An Essay on the Scope of Intelligence, 1921 ;
Edward Bradford Titchener, Experimental Psychology : A Manual of Laboratory
Practice, 1901-1905 ; Jean Piaget, Le Langage et la Pensée chez l’enfant, 1930 ;
Joseph Rogues de Fursac, Manuel de psychiatrie, 1903 ; Georges Dumas, Traité
de psychologie, 1923-1924 ; Charles Kay Ogden, The Meaning of Meaning : A
Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science of Symbolism,
1923 ; Knight Dunlap, The Elements of Scientific Psychology, 1922 ; Georges Bohn,
La Naissance de l’intelligence, 1909 ; Walter Bowers Pillsbury, Psychology
of Reasoning, 1910 ; Arthur Lynch, Principles of Psychology, 1923 ; William
McDougall, Introduction to Social Psychology, 1923 ; Howard Crosby Warren,
Précis de psychologie, 1923 ; Wolfgang Köhler, The Mentality of Apes, 1925.
15. Pascal Ory, Paul Nizan. Destin d’un révolté, Paris, Complexe, 2005 [1980],
p. 16, p. 20.
16. Autobiographie de Paul Nizan reproduite dans Bernard Pudal et Claude
Pennetier, Le Souffle d’octobre 1917. L’engagement des communistes français,
Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2017, p. 316-320.
17. P. Nizan, « Rationalisation », La Revue marxiste, février 1929, p. 85.
18. Gérard de Catalogne, « Enquête auprès des étudiants d’aujourd’hui à
l’École Normale Supérieure – Paul-Yves Nizan », article initialement paru dans
Les Nouvelles littéraires, 8 décembre 1928, p. 5.
19. P. Nizan, « Notes-programme sur la philosophie », Bifur, décembre 1930,
p. 26-39.
20. G. Sorel, « Un critique des sociologues », L’Indépendance, 1er octobre
1911, p. 80.
21. P. Nizan, Les Chiens de garde, Marseille, Agone, 1998 [1932], p. 93,
p. 53, p. 84.
22. Id., « L’URSS et la culture », L’Humanité, 9 novembre 1936, p. 8.
23. Maurice Thorez, « Sous le drapeau rouge du Parti communiste », discours
prévu à la Chambre des députés le 6 février 1934 mais interdit. Repris dans Œuvres,
Paris, Éditions sociales, 1952, livre deuxième, t. 6, p. 25.
24. Ramon Fernandez, « Le procès de l’intellectuel », NRF, août 1938, p. 286-
291.

Chapitre neuf. Faire « peuple »

1. V. Serge, « La vie intellectuelle en Russie. Une littérature prolétarienne


est-elle possible ? », Clarté, 1er mars 1925, p. 121-124.
2. A. Faure et J. Rancière, La Parole ouvrière, op. cit. ; J.  Rancière, La Nuit
des prolétaires, op. cit.
3. Léon Lemonnier, « Le roman populiste », Mercure de France, 15 novembre
1929, p. 8.

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354 Notes des pages 202 à 208

4. Voir Jean-Pierre Bernard, « Le Parti communiste français et les problèmes litté-
raires (1920-1939) », Revue française de science politique, n° 3, 1967, p. 520-544 ;
Jean-Pierre Morel, Le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France
(1920-1932), Paris, Gallimard, 1985 ; Jean-Michel Péru, « Une crise du champ
littéraire français. Le débat sur la “littérature prolétarienne” (1925-1935) », Actes
de la recherche en sciences sociales, n° 89, 1991, p. 47-65.
5. Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939). Écrivains, critiques,
linguistes et pédagogues en débat, préface de Pierre Bourdieu, Genève, Droz,
2001, p. 267.
6. Henry Poulaille, « La littérature et le peuple », Les Humbles, décembre 1937,
p. 11.
7. Id., Nouvel Âge littéraire, Paris, Valois, 1930, p. 111.
8. Jean-Charles Ambroise, « Écrivain prolétarien : une identité paradoxale »,
Sociétés contemporaines, n° 44, 2001, p. 42.
9. H. Poulaille, Nouvel Âge littéraire, op. cit., p. 149-150, p. 110, p. 334, p. 23,
p. 136, p. 113, p. 18, p. 150.
10. J.-C. Ambroise, « Écrivain prolétarien : une identité paradoxale », art. cit.,
p. 48.
11. Philippe Geneste, « Henry Poulaille et l’authenticité », in André Not et
Jérôme Radwan (dir.), Autour d’Henry Poulaille et de la littérature prolétarienne,
Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2003, p. 155.
12. Pierre Daix, Aragon, Paris, Flammarion, 1994, p. 310.
13. « Lettre d’autocritique », 1er décembre 1930, Tracts surréalistes et décla-
rations collectives, présentation et commentaires de José Pierre, Paris, Le Terrain
vague, 1980, t. 1 (1922-1939), p. 186.
14. André Breton, « À propos du concours de littérature prolétarienne organisé par
L’Humanité », Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 5, mai 1933, p. 16-18.
15. Id., entretien radiophonique avec André Parinaud, Entretiens (1913-1952),
nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 1969 [1952], p. 85. Dans
ces entretiens, Breton explicite à distance la « remise en question » de « toute la
psychologie de l’entendement » exprimée selon lui par le groupe surréaliste dès
son premier manifeste, en 1924. En pleine Seconde Guerre mondiale, lui qui a
vécu la Première admet que le monde meurt de « rationalisme fermé » et que, dans
de telles conditions, « le sauvetage de l’homme […] exige […] sa “désintellectua-
lisation” au profit d’une remise en valeur de ses instincts fondamentaux » (op. cit.,
p. 107 et p. 233).
16. Julia David, « Sens du sacré et anti-intellectualisme dans les idéologies
d’avant-garde durant l’entre-deux-guerres en France, une apocalypse sans
révélation », Quaderni, n° 58, automne 2005, p. 25-26.
17. Louis Aragon, Traité du style, Paris, Gallimard, 2004 [1928], p. 20, p. 154,
p. 55, p. 220, p. 123-124.
18. Voir Yves Pagès, Les Fictions du politique chez L.-F. Céline, Paris, Seuil,
1994, p. 43-107.
19. Pierre-Jean Launay, « L.-F. Céline le révolté », Paris-Soir, 10 novembre
1932, repris dans Cahiers Céline I (« Céline et l’actualité littéraire. 1932-1952 »,
textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin et Henri Godard, Paris, Gallimard,
1976), p. 21.

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Notes des pages 208 à 211 355

20. Victor Molitor, « Chez Céline, le sombre flagelleur de l’humanité », Les


Cahiers luxembourgeois, 10e année, 1933. Repris dans ibid., p. 41.
21. « Pour avoir des cas de conscience il faut des loisirs », Arts, 14-20 novembre
1956, ibid., p. 169.
22. Lucie Porquerol [Élisabeth Porquerol], « Céline, il y a trente ans », La
Nouvelle Revue française, 1er septembre 1961 (texte augmenté de l’article « Céline »
paru dans Allô-Paris en janvier 1934), ibid., p. 47.
23. L.-F. Céline interrogé par Paul Vialar, « L’histoire extraordinaire de
L.-F. Céline », Les Annales politiques et littéraires, 9 décembre 1932, ibid., p.  33 ;
Georges Altman, « Les “Goncourt” avaient un grand livre, ils ne l’ont pas choisi…
Rencontre avec L.-F. Céline, médecin et auteur du Voyage au bout de la nuit »,
Monde, 10 décembre 1932, repris dans ibid., p. 35.
24. L.-F. Céline, Guignol’s band I, Romans, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1988, t. 3, p. 85.
25. Entretien avec Louis Pauwels et André Brissaud pour la Radio-
Télévision française. Repris dans Cahiers Céline II (« Céline et l’actualité litté-
raire », 1957-1961, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Dauphin et Henri
Godard), Paris, Gallimard, 1976, p. 123.
26. Charles Chassé, « Choses vues. En visite chez L.-F. Céline », interview de
Céline pour La Dépêche de Brest et de l’Ouest, 11 octobre 1933, Cahiers Céline I,
op. cit., p. 87-88.
27. L.-F. Céline, entretien avec Max Descaves, « Le Dr Georges Duhamel,
Prix Goncourt sous un pseudonyme en 1918, aura-t-il un émule tout à l’heure ? »,
Paris-Midi, 7 décembre 1932. Repris dans Cahiers Céline I, op. cit., p. 26.
28. Lucien Rebatet, « D’un Céline l’autre », Céline, Cahier de l’Herne dirigé
par Dominique de Roux, Michel Beaujour et Michel Thélia, rééd. Paris, Librairie
générale française, « Le Livre de poche. Biblio essais », 1988 [1963], p. 325.
29. Du moins que ne semble pas faire sienne son alter ego dans Un château
l’autre (1957), où Poujade et ses adeptes sont mentionnés à trois reprises. Mais on
sait qu’il faut prendre ces fictions autobiographiques avec des pincettes.
30. L.-F. Céline, « L’art nous est hostile », repris dans L’argot est né de la haine !,
proposé par Raphaël Sorin, notice biographique de Bernadette Dubois, Bruxelles,
André Versaille, 2010, p. 34.
31. Voir les chiffres proposés par Fritz K. Ringer dans Fields of Knowledge :
French Academic Culture in Comparative Perspective (1890-1920), Cambridge/
New York/Port Chester, Cambridge University Press ; Paris, Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, 1992, p. 47.
32. Albert Paraz, « Une interview de Céline », C’est-à-dire, juillet 1957, p. I-IV,
et Robert Stromberg, « A Talk with L.-F. Céline », interview en anglais pour
Evergreen Review [New York], juillet-août 1961, p. 102-107. Repris dans Cahiers
Céline II, op. cit., p. 45 et p. 176.
33. Bernanos, qui avait encensé le Voyage à sa parution (une du Figaro,
13 décembre 1932), côtoiera notamment son auteur chez Ramon Fernandez et
Daniel Halévy.
34. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Romans, édition d’Henri Godard,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, t. 1, p. 354, p. 71.
35. Id., interrogé par Merry Bromberger, « Le Prix Théophraste Renaudot.

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356 Notes des pages 212 à 215

Le docteur X…, alias M. Céline. Une interview dans une clinique », L’Intransi-
geant, 8 décembre 1932. Repris dans Cahiers Céline I, op. cit., p. 31.
36. Id., Mort à crédit, Romans, éd. cit., p. 690, p. 840.
37. Frédéric Vitoux, notice de Mea culpa, Œuvres de L.-F. Céline, Paris, Éditions
du Club de l’honnête homme, 1981, t. 4, p. 89.
38. L.-F. Céline, Mea culpa, Œuvres, édition de Jean A. Ducourneau, Paris,
A. Balland, 1967, t. 3, p. 341, p. 338, p. 340.
39. Id., Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël, 1938 [1937], p. 166.
40. Ce rapprochement sera popularisé dans l’est de l’Europe à partir de 1942
par le film de propagande Juden, Läuse und Wanzen (« Juifs, puces et blattes »,
parfois traduit « Juifs, poux et blattes » ou « Juifs, poux et typhus »).
41. Stéréotype qu’accréditent même des auteurs non antisémites. Ainsi Ch. Péguy,
lorsqu’il affirme que, contrairement au « catholique » qui n’est « lettré » que « depuis
Ferry », le Juif l’est « depuis toujours » (Note conjointe sur Monsieur Descartes…,
op. cit., p. 1297).
42. L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 111, p. 192.
43. Voir Maurice Olender, Aryens et Sémites, un couple providentiel, préface
de Jean-Pierre Vernant, Paris, Seuil, 1989, p. 72, p. 129.
44. Propos cités par Robert de Saint-Jean dans son Journal d’un journaliste
(1974), repris dans Cahiers Céline I, op. cit., p. 51.
45. Entretien avec G. Jarlot, ibid., p. 166.
46. L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 167.
47. Id., Guignol’s band I [citation extraite du texte liminaire à l’édition de
1944], Romans, op. cit., t. 3, p. 85.
48. Voir notamment la lettre à Albert Paraz du 10 septembre 1949, où l’écrivain
déclare : « J’ai piqué mes trilles dans le music-hall anglais certainement comme
Vallès, mais pas dans les babillages du music-hall ! dans le rythme, la cadence,
l’audace des corps et des gestes, dans la danse aussi [sic] dans la médecine aussi,
dans l’anatomie – dans la musique classique je l’avoue – dans tout ! ici ! là ! sauf
dans les livres ! […] », concluant : « Je demeure toujours en danse. Je ne marche
pas » (L.-F. Céline, Lettres, préface d’Henri Godard, édition d’Henri Godard
et Jean-Paul Louis, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1216-
1217).
49. Voir Isabelle Blondiaux, « Céline lecteur de Montaigne. De la mélancolie
à l’écriture ? », in Classicisme de Céline, Actes du XIIe colloque international
Louis-Ferdinand Céline (Abbaye d’Ardenne, 3-5 juillet 1998), Paris, Société
d’études céliniennes, 1999, p. 37-50.
50. L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 218.
51. Les Beaux Draps ont paru depuis trois mois lorsqu’en juin 1941 Jean
Schlumberger s’interroge sur la responsabilité de Racine dans la dissolution des
mœurs. Les antisémites d’obédience maurrassienne ne le suivent pas. Voir Wolfgang
Babilas, « La querelle des mauvais maîtres », art. cit., p. 132. « Ce polisson de
Racine ! », lancé en 1830 dans une comédie antiromantique, s’était répandu au
point que les représentants de la jeune école en avaient fait un cri de ralliement.
Gustave Flaubert s’en souvient à l’entrée « Racine » de son Dictionnaire des idées
reçues : « Polisson ! » (op. cit., p. 89).
52. L.-F. Céline, L’École des cadavres, Paris, Denoël, 1938, p. 32, p. 252-253,

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Notes des pages 215 à 219 357

p. 260, p. 284, p. 224, p. 233. Céline prend vraisemblablement un malin plaisir à


écorcher ces noms de famille.
53. Id., Les Beaux Draps, Paris, Nouvelles Éditions françaises, 1941, p. 159,
p. 130.
54. Id., Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 76, p. 191, p. 69, p. 164.
55. Ibid., p. 218. Ce n’est pas simplement en raison de ses amitiés masculines
que Montaigne annonce Proust ; l’idée que « la mère de Montaigne était juive, d’une
famille venue autrefois d’Espagne » avait après la Grande Guerre amené les anti­
sémites à refuser à l’auteur des Essais la qualité de grand homme (André Suarès,
« Demi-Juif », Sur la vie, Paris, Émile-Paul Frères, 1925, t. 1, p. 41). L’œuvre de
Montaigne sera interdite durant le Troisième Reich sous le même prétexte.
56. L.-F. Céline, Bagatelles pour un massacre, op. cit., p. 214, p. 167, p. 170.
57. Voir P. Quillard, Le Monument Henry…, op. cit., p. 158, p. 421. Sur la
dévirilisation des dreyfusards, voir Christopher E. Forth, The Dreyfus Affair
and the Crisis of French Manhood, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004.

Chapitre dix. Coups de force

1. « Inauguration à Paris de l’institut des questions juives », Les Actualités


mondiales, 23 mai 1941. Un extrait est consultable sur le site de l’INA. Voir Joseph
Billig, L’Institut d’étude des questions juives, officine française des autorités nazies
en France, Paris, CDJC, 1974.
2. Lucien Rebatet, « D’un Céline l’autre », art. cit., p. 330.
3. Id., L’Inédit de Clairvaux, in Le Dossier Rebatet. Les Décombres. L’Inédit de
Clairvaux (1947-1949), édition de Bénédicte Vergez-Chaignon, préface de Pascal
Ory, Paris, Robert Laffont, p. 658.
4. Argument démonté entre autres dans Michel Dobry (dir.), Le Mythe de
l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.
5. Voir Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine
de guerre SS, Paris, Fayard, 2010.
6. « Wenn ich Kultur höre… entsichere ich meinen Browning », réplique tirée de
Schlageter (Munich, Albert Langen/Georg Müller, 1934, p. 26), drame historique
de Hanns Johst joué en 1933, pour l’anniversaire de Hitler auquel il est dédié. Au
début de la pièce, le héros éponyme potasse un examen en compagnie d’un ancien
camarade de régiment qui estime que, dans l’Allemagne de l’après-guerre, mieux
vaut se battre qu’étudier.
7. Johann Chapoutot, La Révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, 2017,
p. 275.
8. Ibid., p. 141.
9. Voir ibid., p. 84, p. 142, p. 146-147. Voir aussi, du même auteur, La Loi du
sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, 2014.
10. Id., La Révolution culturelle nazie, op. cit., p. 24.
11. Goebbels, discours adressé aux étudiants réunis pour un autodafé place
de l’Opéra à Berlin le 10 mai 1933. L’expression figurait déjà depuis le 12 avril
dans l’une des « thèses contre l’esprit non allemand » qui lancèrent la campagne
aboutissant aux autodafés.

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358 Notes des pages 219 à 222

12. Adolf Hitler, Mon combat, traduction de J. Gaudefroy-Demombynes et


A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions latines, s. d. [1934], p. 111, p. 222.
13. Lucien X. Polastron rappelle que de telles mises en scène n’empêchèrent
les nazis ni de faire main basse sur d’immenses bibliothèques, ni de fonder leur
propre propagande sur le livre (Livres en feu, Paris, Gallimard, « Folio essais »,
2009 [Denoël, 2004], p. 247 sq.).
14. Jean-Philippe Mathieu, « Sur l’émigration des universitaires », in Gilbert
Badia et al., Les Bannis de Hitler. Accueil et lutte des exilés allemands en France,
1933-1939, Paris/Saint-Denis, Études et documentation internationales Saint-
Denis/Presses universitaires de Vincennes, 1984, p. 134. Tout en soulignant combien
il est difficile d’évaluer le nombre d’exilés, J.-P. Mathieu estime que, sur les
2 000 universitaires révoqués, 600 auraient émigré dès 1933.
15. « Antrittsvorlesung in Berlin », leçon inaugurale du philosophe Alfred
Bäumler à l’université de Berlin, 10 mai 1933. Citée par Johann Chapoutot, « Virilité
fasciste », in Alain Corbin (dir.), Histoire de la virilité, Paris, Seuil, « Points »,
2011, t. 3, p. 299.
16. Voir Anna Meier, Die Intelligenzaktion : Die Vernichtung der polnischen
Oberschicht im Gau Danzig-Westpreusen, Sarrebruck, VDM Verlag Dr. Müller,
2008. Dans Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Timothy Snyder note
qu’« en un sens, [les soldats chargés d’éliminer les classes instruites de l’ennemi]
tuaient leurs pairs : 15 des 25 commandants d’Einsatzgruppe et d’Einsatzkom-
mando étaient titulaires d’un doctorat » (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel
Dauzat, Paris, Gallimard, 2012, p. 208).
17. Voir Claude Singer, Vichy, l’Université et les juifs. Les silences et la mémoire,
Paris, Les Belles Lettres, 1992.
18. Voir André Gueslin (dir.), Les Facs sous Vichy. Étudiants, universitaires et
universités de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Clermont-Ferrand,
Institut d’études du Massif central, 1994.
19. Présent en mai 1921 à la salle des Sociétés savantes de Paris lorsque Breton
et Aragon, aidés de Tzara, instruisent un procès « pour crime contre la sûreté de
l’esprit » où M. Barrès siège sous la forme d’un mannequin, Drieu finance en
novembre 1924 le pamphlet Un cadavre, dirigé contre Anatole France.
20. Michel Laval, Brasillach ou la Trahison du clerc, Paris, Hachette, 1992 ;
Alice Kaplan, Intelligence avec l’ennemi. Le procès Brasillach, Paris, Gallimard,
2001 [The Collaborator : The Trial and Execution of Robert Brasillach, University
of Chicago Press, 2000].
21. Pierre Drieu la Rochelle, « Exorde », Journal 1939-1945, présenté et annoté
par Julien Hervier, Paris, Gallimard, 1999, p. 502-503.
22. Id., Récit secret, dans ibid., p. 483.
23. Halévy cite d’ailleurs « le prophétique Péguy » dans la préface (id., Mesure
de la France, Paris, Grasset, 1922, p. VIII).
24. P. Drieu la Rochelle, Mesure de la France, op. cit., p. 84, p. 113, p. 88.
25. Id., « Malraux l’homme nouveau », article de décembre 1930 repris dans
Sur les écrivains, Paris, Gallimard, 1964. Sur les liens complexes qui unissent
Malraux, Drieu et Aragon, voir Maurizio Serra, Les Frères séparés. Drieu la 
Rochelle, Aragon, Malraux face à l’Histoire, traduit de l’italien par Carole Cavallera,
préface de Pierre Assouline, Paris, La Table ronde, 2008.

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Notes des pages 224 à 229 359

26. P. Drieu la Rochelle, Mesure de la France, op. cit., p. 152, p. 149.


27. Id., La Comédie de Charleroi, préface de Julien Hervier, Paris, Gallimard,
1982, p. 41, p. 39, p. 76, p. 41, p. 152, p. 148, p. 224, p. 172, p. 67.
28. Id., Avec Doriot, Paris, Gallimard, 1937, p. 33, p. 83, p. 114-115, p. 168,
p. 116, p. 125, p. 93, p. 81, p. 20.
29. Id., Gilles, Paris, Gallimard, « Folio », 2003 [1939], p. 549.
30. Voir Michel Lacroix, De la beauté comme violence. L’esthétique du fascisme
français, 1919-1939, Montréal, Les Presses de l’université de Montréal, 2004,
p. 62.
31. P. Drieu la Rochelle, Socialisme fasciste, Paris, Gallimard, 1934, p. 130-131.
32. Jules Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié, Paris, A. Faure, 1865, t. 1, p. 38.
La formule circule notamment à la faveur de la polémique qui oppose Barbey à
Olympe Audouard. Cette dernière paraphrase les propos de son adversaire dans une
conférence donnée à Paris le 11 avril 1870 (M. Barbey-d’Aurévilly [sic]. Réponse
à ses réquisitoires contre les bas-bleus, Paris, Dentu, 1870, p. 13).
33. Vichy donnera une application concrète à cette double stigmatisation. Voir
Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin. Contribution à une sociologie
politique de l’ordre des corps, Paris, Seuil, 1996.
34. P. Drieu la Rochelle, Gilles, op. cit., p. 159. L’association entre l’intellectuel
et le Juif n’est pas encore systématique quand paraît La Comédie de Charleroi,
où Drieu décrit Joseph Jacob, mort pour la France, comme « pas intellectuel pour
un sou » (op. cit., p. 71).
35. Voir id., Correspondance avec André et Colette Jéramec, édition établie et
préfacée par Gil Tchernia et Julien Hervier, Paris, Gallimard, 1993.
36. Id., Journal, op. cit., 12 juillet 1943, p. 348.
37. Ibid., 9 août 1944, p. 418.
38. Jean Carrère, Les Mauvais Maîtres. Rousseau. Chateaubriand. Balzac.
Stendhal. George Sand. Musset. Baudelaire. Flaubert. Verlaine. Zola, Paris,
Plon-Nourrit et Cie, 1922 ; G. Bontoux, Louis Veuillot et les mauvais maîtres de
son temps, préface de François Veuillot, Paris, Perrin, 1914 ; Louis Veuillot et les
mauvais maîtres des xvie, xviie et xviiie siècles. Luther, Calvin, Rabelais, Molière,
Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, Paris, Perrin, 1919.
39. André Rousseaux, « C’est la faute à Voltaire ou la querelle des mauvais
Maîtres », Le Figaro, 8 septembre 1940, p. 2. Rousseaux sera maréchaliste dans
les premières années de l’Occupation, mais pas collaborationniste. Il participera
ensuite à la résistance intellectuelle.
40. G. Sapiro, La Guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 162.
Pour une analyse détaillée, voir p. 161-207.
41. Philippe Pétain, « Politique sociale de l’éducation », Revue des Deux
Mondes, 15 août 1940, repris dans La France nouvelle. Principes de la commu-
nauté, suivis des Appels et messages (17 juin 1940-17 juin 1941), Paris, Fasquelle,
1941, p. 46, p. 48-49.
42. Christophe Pécout, « La politique sportive du gouvernement de Vichy :
discours et réalité », C@hiers de psychologie politique, juillet 2005, en ligne.
43. P. Drieu la Rochelle, Journal, op. cit., 21 juin 1940, p. 246-247. Sauf
mention contraire, les références sont désormais tirées de l’édition susmentionnée.
44. Ibid., 22 juin 1940, p. 250.

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360 Notes des pages 229 à 235

45. Ibid., 16 mai 1940, p. 199. 


46. Ibid., 22 juin 1940, p. 248.
47. Ibid., 28 mai 1940, p. 224.
48. Ibid., 24 octobre 1939, p. 107.
49. Ibid., 18 mai 1940, p. 201.
50. Ibid., 11 septembre 1939, p. 77.
51. « Exorde », ibid., p. 503.
52. Ibid., 10 septembre 1943, p. 355.
53. Ibid., 18 janvier 1944, p. 361.
54. Ibid., 8 juin 1940, p. 237.
55. Ibid., juin 1944, p. 393.
56. Robert Brasillach, « Charles Maurras ou l’essentiel », articles de L’Action
française des 13 octobre 1932 et 21 juin 1934 repris dans « Portraits », Œuvres
complètes, édition de Maurice Bardèche, Paris, Éditions du Club de l’honnête
homme, 1963-1966, 12 t., t. 7, p. 189, p. 179.
57. Marie Gil, « Brasillach critique dualiste », Revue d’histoire littéraire de la
France, 2005/3, p. 549-571.
58. R. Brasillach, « Le Nietzsche de Thierry Maulnier », L’Action française,
8 juin 1933, éd. cit., t. 9, p. 328.
59. Id., « Jean Cassou : Grandeur et Infamie de Tolstoï », 19 mai 1932, ibid.,
p. 266-267. 
60. Id., « Charles Andler : La Vie de Lucien Herr », 29 septembre 1932, ibid.,
p. 315-318.
61. Voir Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche
en France, Paris, Seuil, 1995, notamment p. 58, p. 68, p. 87.
62. R. Brasillach, « Jean Guéhenno : “Jeunesse de France” », L’Action française,
9 avril 1936, Œuvres complètes, op. cit., p. 661.
63. Id., « Thierry Maulnier : “Mythes socialistes” », 2 juillet 1936, ibid., p. 696,
p. 694.
64. Id., « Léon Daudet : Bréviaire du journalisme », L’Action française, 2 avril
1936, ibid., p. 657-660.
65. Id., « Un phénomène. Georges Simenon : Le Petit Docteur (Gallimard) »,
Le Petit Parisien, 17 mai 1943, in Gérard Sthème de Jubécourt, La Chronique
littéraire de Robert Brasillach dans « Le Petit Parisien », Paris, La Pensée univer-
selle, 1985, p. 40-42.
66. Réquisitoire de Me Reboul, cité par Jacques Isorni, Le Procès de Robert
Brasillach, Paris, Flammarion, 1956 [1946], p. 126.
67. G. Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, op. cit., p. 631, p. 626.
68. Jean-Paul Sartre, « Portrait de l’antisémite », Les Temps modernes,
décembre 1945, repris dans Réflexions sur la question juive. Céline, arrêté par
la police danoise au moment où paraît l’article de Sartre, lui répond à sa sortie
de prison, en 1947. Céline et Sartre n’ont pas toujours été à couteaux tirés.
L’épigraphe de La Nausée est ainsi empruntée à L’Église, pièce que Céline ne réussit
à publier qu’après le succès de Voyage au bout de la nuit, dont elle constitue la
matrice. La veuve de Céline raconte que, sous l’Occupation, Sartre vint demander
à son mari de convaincre les autorités allemandes de laisser jouer Les Mouches
dans la capitale, mais qu’il refusa (Véronique Robert avec Lucette Destouches,

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Notes des pages 236 à 239 361

Céline secret, Paris, Grasset et Fasquelle, « Le Livre de poche », 2003, p. 65). Pur
produit de l’institution, Sartre se présentait volontiers (comme Céline) en créateur
ne devant rien à l’école.
69. « Entretiens avec le professeur… Brissaud », interview de L.-F. Céline par
André Brissaud pour le Bulletin du Club du meilleur livre, octobre 1954, repris
dans Cahiers Céline I, op. cit., p. 160. Quelques mois plus tôt, Céline déclarait
déjà : « Je ne suis pas un écrivain. Je suis tout ce qu’on voudra excepté un écrivain.
Je n’ai pas la prétention d’apporter un message. […] je ne veux être qu’un simple
médecin de banlieue… » (Madeleine Léger, « L.-F. Céline achève à Meudon son
voyage au bout de la tristesse », Semaine du monde, 23 juillet 1954, repris dans
ibid., p. 157).
70. La proximité du contenu de l’interview et des Entretiens avec le professeur Y
(toutes versions confondues) laisse penser que Céline connaissait son texte presque
par cœur, ou exigeait des journalistes qu’ils lui envoient leurs articles pour révision,
et en modifiait alors la teneur.
71. C. Péguy, Un nouveau théologien…, op. cit., p. 451. Céline entretient un
rapport complexe avec l’ancien dreyfusard. Mais il semble reconnaître en lui un
maître de l’anti-intellectualisme lorsqu’à la fin de sa vie il confie à Pierre Audinet :
« Péguy disait que les grands adversaires des créateurs c’étaient les gens intelli-
gents » (« Dernières rencontres avec Céline », Les Nouvelles littéraires, 6 juillet
1961. Repris dans Cahiers Céline II, op. cit., p. 199-200). Péguy s’inspire peut-être
lui-même de Victor Hugo, qui écrit dans le poème où il raille ses anciens profes-
seurs, des religieux qui défiguraient les classiques latins : « Le pluriel met une S [sic]
à leurs meâs culpâs » (« À propos d’Horace », Les Contemplations, op. cit., p. 41).
72. L.-F. Céline, Entretiens avec le professeur Y, Paris, Gallimard, 1983 [1955],
p. 20.
73. Claude Sarraute, « À propos de son second livre de souvenirs sur la défaite
nazie Céline nous dit comme il a fait “bouger la place des mots », Le Monde, 1er juin
1960 ; Stéphane Jourat, « Un visionnaire génial vous parle : Céline ! », La Meuse
[Liège], 5 juillet 1961, p. 6. Repris dans Cahiers Céline II, op. cit., p. 175, p. 228.
74. Jacques Izoard, « Un entretien avec L.-F. Céline », L’Essai [Liège],
novembre 1959. Repris dans ibid., p. 138.
75. [Madeleine Chapsal], « Voyage au bout de la haine… avec L.-F. Céline »,
L’Express, 14 juin 1957. Repris dans ibid., p. 30.
76. « Une interview de L.-F. Céline pour “Le Meilleur Livre du mois”. Rabelais,
il a raté son coup » [1957 ou 1959, suivant les versions], repris dans ibid., p. 133,
p. 136.
77. Céline interrogé par François Sentein, « Le guide noir des vacances (1) »,
Arts, 8-14 août 1956, repris dans Cahiers Céline I, op. cit., p. 169.
78. Voir [Madeleine Chapsal], « Voyage au bout de la haine… avec L.-F. Céline »,
art. cit., p. 21 ; André Parinaud, « Céline : “Je suis un pauvre homme brisé qui n’a
qu’une force : sa haine et son style” », Arts, 19-25 juin 1957, ibid., p. 39.
79. Pierre Audinet, « La dernière invective de Céline : “Le Blanc, la bombe
atomique lui pétera au cul” », Arts, 24-30 novembre 1965. Repris dans ibid., p. 202.
80. Roger Nimier, Le Grand d’Espagne, Paris, La Table ronde, 1962 [1950], p. 21.
81. Id., « Les écrivains sont-ils bêtes ? », Les Écrivains sont-ils bêtes ? Essais,
édition de Marc Dambre, Paris, Rivages, 1990 [1947], p. 11, p. 15.

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362 Notes des pages 240 à 243

82. Voir Jacques Laurent, « Les critiques seraient moins méchants si l’on parlait
quelquefois d’eux », Carrefour, 8 octobre 1952 ; « Savon noir et crème fouettée »,
Arts, 12-18 janvier 1955.
83. Id., Paul et Jean-Paul, op. cit., p. 55, p. 33, p. 25, p. 33-34.
84. Antoine Blondin, Certificats d’études, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1991,
p. 863, p. 759-760.
85. Patrick Louis, La Table Ronde : une aventure singulière, Paris, La Table
ronde, 1982, p. 158.

Chapitre onze. Désunion française

1. Sur les analogies avec l’affaire Dreyfus (entrée tardive des intellectuels,
isolement, opposition à l’Armée, défense des valeurs universelles, techniques
d’intervention), voir Jean-François Sirinelli, « Les intellectuels français et la guerre
d’Algérie : une nouvelle affaire Dreyfus ? », in Michel Leymarie (dir.), La Postérité
de l’affaire Dreyfus, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998,
p. 141-150 ; Guy Pervillé, « La projection de la mémoire de l’affaire Dreyfus sur la
guerre d’Algérie », Mémoires, Identités, Représentations, Histoire comparative de
l’Europe, n° 5, 2001, p. 43-46 ; ainsi que les témoignages de Pierre Vidal-Naquet,
« Une fidélité têtue. La résistance française à la guerre d’Algérie », Vingtième
siècle, avril-juin 1986, p. 3-18, et « Les valeurs dreyfusardes qui m’imprègnent »,
interview par Claude Lecomte, Regards, janvier 1999, p. 46-47. C. Charle postule
que les similitudes thématiques signalées par Michel Winock dans « Les affaires
Dreyfus » (Vingtième siècle, janvier-mars 1985, p. 19-37) relèvent moins de la
référence généalogique à l’Affaire elle-même que du « rôle spécifique joué par
nouvelle catégorie socio-politique des “intellectuels” au cours [des différentes]
crises » envisagées (Naissance des « intellectuels », op. cit., p. 139).
2. François Mauriac, « La question », L’Express, 15 janvier 1955. Voir, antérieu-
rement, « Coûte que coûte, il faut empêcher la police de torturer », ibid., 13 novembre
1954, et la conférence « Le Christ aussi est un homme », prononcée au terme
de la semaine des intellectuels catholiques organisée par le CCIF le même jour
(reprise sous le titre L’Imitation des bourreaux de Jésus-Christ, Paris, Desclée de
Brouwer, 1984).
3. Notes d’un auditeur présent le 21 décembre 1955 au « Bal Lafon », citées par
Stanley Hoffmann et alii, Le Mouvement Poujade, Paris, Armand Colin/Presses de
la Fondation nationale des sciences politiques, 1956, « Annexe VIII. Une réunion
électorale poujadiste à Paris », p. 184. Poujade avait dit lors du même rassem-
blement : « Nous sommes gouvernés par une bande d’apatrides et de pédérastes.
[…] il faudrait bien mieux pour nous gouverner un vrai commerçant, un bon
métallo, un bon charcutier. (Applaudissements.) Ils ne seraient pas polytechniciens,
mais sains de corps et d’esprit. D’ailleurs les polytechniciens, en les payant, on
les aura. La technique on n’a qu’à la payer » (ibid., p. 181). La déclaration de
Le Pen, que d’autres sources présentent à tort comme extraite de L’Express du
18 mars 1955, n’y figure pas. Aucun numéro ne paraît d’ailleurs ce jour-là. Le
19 mars, un lecteur cite en revanche des propos que Poujade aurait tenus à Rouen
en février : « Je n’ai que la petite cervelle de l’homme du peuple, et je n’ai pas

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Notes des pages 243 à 249 363

d’instruction, bien que j’admire ceux qui en ont… mais les gens qui sont diplômés,
et qui ont un cerveau équipé par de longues études, souffrent en réalité d’une
hypertrophie de leurs facultés intellectuelles. Ils ont ainsi perdu la seule chose qu’ils
devraient posséder, et que possède notre monde des petites gens : c’est le bon sens.
En vérité, la France est atteinte d’une surproduction de gens à diplômes, polytech-
niciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec
le monde réel, et que notre pays pourrait exporter à l’étranger sans avoir à ressentir
le plus petit regret » (« M. Poujade a-t-il une petite cervelle ? », p. 3).
4. Voir Raphaëlle Branche, « La masculinité à l’épreuve de la guerre sans nom »,
Clio, n° 20, 2004, en ligne.
5. Sur ces années, voir Goulven Boudic, Esprit, 1944-1982. Les métamor-
phoses d’une revue, Paris, Seuil, 2005 ; François Bédarida et Étienne Fouilloux
(dir.), La Guerre d’Algérie et les Chrétiens, Paris, CNRS, Cahiers de l’Institut
d’histoire du temps présent, octobre 1988 ; Jérôme Bocquet, « Les chrétiens et
la guerre d’Algérie », mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu le
27 novembre 2014, EPHE. Les principales contributions d’Esprit au débat qui nous
intéresse sont reproduites dans Joël Roman (éd.), Esprit. Écrire contre la guerre
d’Algérie (1947-1962), Paris, Hachette, 2002.
6. Jean Lacroix, « La crise de l’Université », Esprit, 1er juillet 1946, p. 3.
7. Voir Romain Souillac, Le Mouvement Poujade. De la défense professionnelle
au populisme nationaliste (1953-1962), Paris, Presses de la Fondation nationale
des sciences politiques, 2007.
8. Voir Roland Barthes, « Quelques paroles de M. Poujade » et « Poujade et
les intellectuels », Mythologies, Paris, Seuil, « Points », 1970 [1957], p. 78 sq.,
p. 170 sq. 
9. Voir P. Poujade, J’ai choisi le combat, op. cit., p. 25, p. 73, p. 119-120,
p. 31, p. 94, p. 134 ; « Avec les paysans… sur leur terroir… », Fraternité française,
1er mars 1955, p. 3.
10. R.V., « Si le grain ne meurt… », Fraternité française, janvier 1955, p. 1.
11. [non signé], « Pourquoi nous combattons », Fraternité française, supplément
au n° 31, décembre 1955, p. 1.
12. « Avec l’union », Fraternité française, février 1955, p. 1 ; Alex Rozières,
« Menacé dans ses libertés, à l’exemple de 1789 le peuple des braves gens s’élève… »,
ibid., 1er mars 1955, p. 1.
13. Annie Collovald, « Histoire d’un mot de passe : le poujadisme. Contribution
à une analyse des “ismes” », Genèses, n° 3, 1991, p. 115.
14. Notes et essais sur le poujadisme, Saint-Céré, s. n., 1957, p. 13-14.
15. Jacques Pruvost, in Poujade cet inconnu, Limoges, Les Presses rapides,
1961, p. 14-15.
16. Jean Rallon, in Poujade cet inconnu, ibid., p. 71.
17. Robert Barrat, « Un journaliste français chez les “hors-la-loi” algériens »,
France Observateur, 15 septembre 1955. Claude Bourdet, « Disponibles : quel
sursis ? », France Observateur, 29 mars 1956. Voir aussi « Y a-t-il une Gestapo
algérienne ? », L’Observateur (futur France Observateur), 6 décembre 1951 ; « Votre
Gestapo d’Algérie », France Observateur, 13 janvier 1955.
18. « Perquisition au domicile du professeur Henri Marrou en raison de l’article
publié dans “le Monde” du 5 avril », Le Monde, 11 avril 1956, p. 5.

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364 Notes des pages 249 à 253

19. Henri Marrou, « France, ma patrie… », Le Monde, 5 avril 1956, p. 2 ;


« M.  Bourgès-Maunoury : il faut défendre le moral de l’armée contre toute entre-
prise, consciente ou non », Le Monde, 15-16 avril 1956, p. 4.
20. C. Péguy, « Deuxième élégie XXX. Contre les bûcherons de la même
forêt », op. cit., t. 2, p. 999 : « […] veillons à l’exactitude, chers professeurs,
notamment chers professeurs de lettres, chers maîtres de l’histoire ou des histoires
des littératures ».
21. À gauche comme à droite, souvent hors de toute référence à la guerre
d’Algérie, pour désigner des enseignants et des doctrinaires – qu’ils soient condamnés
ou défendus. Voir par exemple Raymond Barrillon, « Les complices des “enragés” »,
Le Monde, 20 décembre 1968 ; Dominique Dhombres, « L’isolement des grévistes »,
Le Monde, 29 avril 1976 ; Jean-Claude Chevalier, « L’école va mieux », Le Monde,
4 octobre 1988 ; Marc Ambroise-Rendu, « La capitale retient ses futurs écono-
mistes. Pour éviter qu’elle ne soit délocalisée, la municipalité cofinance l’achè-
vement de l’université Dauphine », Le Monde, 23 novembre 1992 ; Michel Schifres,
« L’école est finie », Le Figaro, 22 mai 2003 ; Jean Birnbaum, « Banlieues, retour
de flammes », Le Monde des livres, 13 avril 2006 ; Bernard Le Solleu, « Très chers
professeurs… », Ouest-France, 4 septembre 2007.
22. « Des professeurs à la Sorbonne expriment leur adhésion à la politique
gouvernementale », Le Monde, 23 mai 1956, p. 3.
23. Henri Marrou, « La chasse aux sorcières », Témoignage chrétien, 1er juin
1956, p. 5.
24. « Discussion » suivant la communication de Marrou « La décadence de l’anti-
quité classique », in Classicisme et déclin culturel dans l’histoire de l’Islam, actes
du symposium international d’histoire de la civilisation musulmane, Bordeaux,
25-29 juin 1956, Besson-Chantemerle, 1957, p. 116.
25. « M. Robert Lacoste s’oppose fermement à l’octroi de l’indépendance à
l’Algérie », Le Monde, 9 juillet 1957, p. 4 ; John F. Kennedy, « Facing Facts on
Algeria », discours devant le Sénat des États-Unis, 2 juillet 1957, Washington,
United State Government Printing Office, 1957, p. 2-15. Voir Maxime de Person,
« Kennedy et l’Algérie », Recherches contemporaines, n° 3, 1995-1996, p. 207-221,
et Fredj Maatoug, « John F. Kennedy, la France et l’Algérie », Guerres mondiales
et conflits contemporains, 2006/4, p. 135-153.
26. Pierre-Henri Simon, « Intellectuels et militaires », Le Monde, 15 octobre
1958.
27. Cité par Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, t.  3 : La Fin. La
République des tourmentes, 1954-1959, Paris, Fayard, 2008, p. 758.
28. Témoignage de Siné dans Numa Sadoul, Dessinateurs de presse, Grenoble,
Glénat, 2014, p. 149.
29. Voir par exemple Siné, Le Déshonneur est sauf ! Dessins de la guerre
d’Algérie, conception et réalisation François Forcadell, Paris, La Découverte,
1992, p. 7-17.
30. Siné, La Boucherie, encre de Chine, feutre, gouache, 50 × 48 cm,
s. d. Conservée à la BDIC, cote OR 006894.
31. Le commandant de l’ingénieur chimiste Serge Lambert se plaint par exemple :
« On m’a foutu encore un intellectuel rêveur ; c’est pas avec ça qu’on va gagner
la guerre » (Piton 1064. Un sous lieutenant [sic] appelé en Algérie. 1960-1962,

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Notes des pages 253 à 258 365

Lyon, Bellier, 2003, p. 38). L’instituteur dont la vie a été retracée sous le nom de
Bernard Garigue écrit, lui, à sa femme : « Depuis quelque temps les militaires de
carrière s’étaient lancés dans une campagne anti-instituteurs, “ces gens qui n’aiment
pas l’armée”, “qui se prennent pour Jules César”, pour tout dire “des intellectuels,
quoi” » (lettre du 9 avril 1962 citée par Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weidinger,
L’Amour en guerre. Sur les traces d’une correspondance, Paris-Algérie, 1960-1962,
Montrouge, Bayard, 2017, p. 247).
32. El Moudjahid, 20 juillet 1959, repris dans Hafid Keramane, La Pacifi-
cation. Livre noir de six années de guerre en Algérie, Paris, Les Petits Matins,
2013 [Lausanne, La Cité-Éditeur, 1960], p. 138-139.
33. La Gangrène, Paris, Minuit, 2012 [1959], p. 37 (voir aussi p. 55-56).
34. Djamal Amrani, Le Témoin, Paris, Minuit, 1960, p. 21, p. 33-34.
35. Pascale Pellerin, « Introduction générale », dans id. (dir.), Rousseau, les
Lumières et le monde arabo-musulman. Du xviiie siècle aux printemps arabes,
Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 27.
36. Henri Alleg, La Question, Paris, Minuit, p. 71, p. 67.
37. H. Keramane, La Pacification, op. cit., p. 167.
38. Voir Catherine Brun, « Genèse et postérité du “Manifeste des 121” », L’Esprit
créateur, hiver 2014, p. 78-89.
39. Voir Raymonde Temkine, « Un défenseur de la laïcité : Charles Péguy »,
Les Lettres nouvelles, décembre 1959-janvier 1960, p. 56-57 ; Henri Guillemin,
« Notes sur Péguy », ibid., mars-avril 1960, p. 111-140.
40. Maurice Nadeau, « Vers un “parti intellectuel” ? », ibid., février 1961, p. 6 ;
Charles Wright Mills, « Mort des idéologies ? Lettre à la Nouvelle Gauche », traduite
de l’anglais par Max Roth, ibid., p. 28-43. Voir aussi « Lettre à Jeanne Alexandre
sur le “parti intellectuel” », ibid., avril 1961, p. 3-13.
41. François Mauriac, « La grève sur le tas », Le Figaro littéraire, 16 août 1958,
D’un bloc-notes à l’autre, 1952-1969, Paris, Bartillat, 2004, p. 456.
42. Voir Nils Andersson, « L’histoire d’un livre », La Pacification, op. cit.,
p. 35-40.
43. Voir la contribution de Raoul Girardet aux Essais d’ego-histoire réunis par
Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1987, p. 154, p. 145, p. 162.
44. Raoul Girardet, Pour le tombeau d’un capitaine, Paris, L’Esprit nouveau,
1962, p. 49, p. 27, p. 34, p. 27, p. 28, p. 44, p. 38.
45. Déposition retranscrite dans Comité Maurice Audin, Sans commentaire,
Paris, Minuit, 1961, p. 27, p. 30, p. 40, p. 41.
46. Jean-Marie Le Pen, Les Français d’abord, Paris, Carrère-Lafon, 1984,
p. 38, p. 9.
47. Id., Pour la France. Programme du Front National, Paris, Albatros, 1985,
p. 19-20.
48. Id., Les Français d’abord, op. cit., p. 27 ; Alain de Benoist, « Le terrorisme
intellectuel », Éléments, janvier-février 1973. A. de Benoist a une parfaite connais-
sance des corpus anti-intellectualistes, comme l’a prouvé en 2007 sa copieuse
introduction à la réédition des Méfaits des intellectuels (Paris, Krisis, p. 11-147).
Jeune disciple nationaliste de Louis Rougier, lequel met l’« empirisme logique »
au service d’une critique de l’essentialisme et du christianisme, A. de Benoist
se réclame déjà dans les années 1960 d’un « nominalisme » que certains traits

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366 Notes des pages 258 à 264

apparentent à un « “anti-intellectualisme” » (« Fondements nominalistes d’une


attitude devant la vie », Nouvelle École, été 1979, p. 22). Ayant pris les rênes de
Nouvelle École, revue fondée en février-mars 1968, il devient l’un des animateurs
du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, auquel cet
organe est affilié. Le GRECE dénonce l’uniformisation de la société de consom-
mation sur la base d’un antiuniversalisme et d’un antiégalitarisme orientés contre
le libéralisme autant que contre le marxisme. Dans sa rencontre avec les « droits de
l’homme », l’égalitarisme chrétien aurait en effet engendré une « pensée unique »
qu’auraient alimentée la centralisation, un enseignement faussement démocratique
et les médias. Le GRECE, qui prétend défendre un être au monde plutôt qu’une
doctrine, dit souhaiter la reprise du débat ; une stratégie qualifiée de « métapolitique »
(« Qu’est-ce que la métapolitique ? », premier séminaire national du GRECE, Lyon,
11-12 novembre 1968). Ayant gagné une large audience, A. de Benoist persévère
au fil des éditoriaux qu’il donne à Éléments, l’ancien bulletin du GRECE, destiné
depuis 1973 à un plus large public. Reprenant les revendications de Psychologie de
l’éducation – sa grand-mère avait été secrétaire de Gustave Le Bon –, il y appelle
de ses vœux une École où les enseignants, respectueux des individualités, feraient
primer le « caractère » sur le « savoir », le « vécu » sur l’« écrit » (« Des exemples,
plutôt que des leçons », Éléments, décembre 1975-février 1976, p. 42).
49. Le programme du FN pour la présidentielle de 2007 dénonce encore les
« ouvrages injurieux ou diffamatoires, voire romancés et fictifs, écrits par de
médiocres plumitifs, des intellectuels de carrière ou des chercheurs-bidon qui
exploitent un filon commercial » (document en ligne, p. 180).
50. J.-M. Le Pen, Les Français d’abord, Paris, op. cit., p. 17, p. 186, p. 72-73,
p. 22, p. 132, p. 89.
51. Présidentielle 2007, programme du Front National, op. cit., p. 5.
52. J.-M. Le Pen, Les Français d’abord, op. cit., p. 22, p. 132, p. 89.
53. Voir Annie Collovald, Le « Populisme du FN », un dangereux contresens,
Broissieux, Éditions du Croquant, 2004.
54. Présidentielle 2007, programme du Front National, op. cit., p. 7.
55. Voir par exemple Militer au Front, Paris, Institut de formation nationale,
1991, p. 9 : « Nous représentons le bon sens populaire agressé par l’idéologie
cosmopolite imposée par une intelligentsia de gauche déracinée. »
56. J.-M. Le Pen, « Discours du Premier Mai », Le Pen 90. Analyses et propo-
sitions, Maule, Présent, 1991, p. 10.
57. Alexandre Dézé, « Le Front National comme “entreprise doctrinale” »,
in Florence Haegel (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris,
Presses de Sciences Po, 2007, p. 272.
58. Jacques Robichez, Pour un nouveau protectionnisme, recueil des actes du
8e colloque du Conseil scientifique du FN, Paris, Éditions nationales, 1993. Cité
par Alexandre Dézé, « Justifier l’injustifiable. Fondements, place et fonctions du
discours scientifique dans la propagande xénophobe du Front national », in Philippe
Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours
militants : mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 72.

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Notes des pages 264 à 270 367

Chapitre douze. Cueillir les fleurs, jeter les pierres

1. Benny Lévy, introduction à la première séance des « cercles socratiques »,


Villemagne, 8 septembre 1978, partiellement en ligne sur le site de la fondation
Benny Lévy. Des fragments de ce texte sont repris dans « Objections contre une
prise d’armes », qu’Olivier Rolin, sous le pseudonyme d’Antoine Liniers, donne
plus tard à lire comme un texte collectif (François Furet, Antoine Liniers et Philippe
Raynaud, Terrorisme et démocratie, Paris, Fayard, 1985, p. 163-164).
2. Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contem-
porain, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1988 [1985].
3. Voir « Ouvriers volontaires. Les années 68. L’“établissement” en usine »,
Les Temps Modernes, n° 684, 2015/3 ; Bertrand Hervieu et Danièle Léger, Des
communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Paris,
Le Centurion, 1983.
4. Voir Étienne Balazs, La Bureaucratie céleste. Recherches sur l’économie et
la société de la Chine traditionnelle, Paris, Gallimard, 1968.
5. Yves Blayo, Des politiques démographiques en Chine, Paris, PUF/Institut
d’études démographiques, 1997, p. 22.
6. « Directive sur l’éducation de la Fête du Printemps », in Mao Zedong sixiang
wansui ! (Vive la pensée Mao Zedong !), s. l., s. n., 1969, p. 460, cité par Jacques
Andrieu, « Les gardes rouges : des rebelles sous influence », Cultures & Conflits,
1995, p. 138.
7. Sur ces autodafés, voir L. X. Polastron, Livres en feu, op. cit., p. 289 sq.
8. Graffiti reproduit dans Michel Piquemal (éd.), Paroles de mai, affiches
de l’atelier populaire des Beaux-Arts. Photographies de Gilles Caron et Jo
Schnapp, sérigraphies de Gérard Fromanger, Paris, Albin Michel, 1998, p. 30-
31.
9. L’enquête est menée entre 1986 et 1988 par l’écrivain Zheng Yi, lui-même
ancien Garde rouge, qui consigne ses résultats dans Hongse Jinianbei (Stèles rouges),
traduit par Annie Au-Yeung et Françoise Lemoine-Minaudier dans Perspectives
chinoises, janvier-février 1993, p. 72-83.
10. Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine
(1967-1989), Paris, Belin, 2000, p. 39.
11. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et
la culture, Paris, Minuit, 1964.
12. A. Liniers, Terrorisme et démocratie, op. cit., p. 169.
13. M. Dressen, De l’amphi à l’établi, op. cit., p. 91.
14. Témoignage de Serge Guillemin, in Virginie Linhart, Volontaires pour
l’usine. Vies d’établis (1967-1977), Paris, Seuil, 2010 [1994], p. 185.
15. Jean-Pierre Le Dantec, Les Dangers du soleil, Paris, Les Presses d’aujourd’hui,
1978, p. 163.
16. Voir De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects écono-
mique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques
moyens pour y remédier, par des membres de l’Internationale situationniste et des
étudiants de Strasbourg, Paris, Éditions Champ libre, 1976, p. 12, et le témoignage
de Victor [Benny Lévy], « Être prêts pour une crise sociale ouverte », entretien avec

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368 Notes des pages 270 à 275

Michèle Manceaux, in Les Maos en France, avant-propos de Jean-Paul Sartre,


Paris, Gallimard, 1972, p. 188.
17. De la misère en milieu étudiant…, op. cit., p. 15, p. 12, p. 20, p. 21, p. 14,
p. 10, p. 14.
18. Tract du Comité de salut public des vandalistes, reproduit dans René Viennet,
Enragés situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard,
1968, p. 291-292 ; Crève salope, paroles et musique de Renaud Séchan, 1968.
19. Texte de la « Commission culture et contestation », 3 juin 1968, repris dans
Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet (éd.), Journal de la commune étudiante.
Textes et documents, novembre 1967-juin 1968, nouvelle édition augmentée, Paris,
Seuil, 1988, p. 728-729.
20. Maurice Tournier, Les Mots de 68, Toulouse, Presses universitaires du
Mirail, 2007 p. 45-46. Voir aussi id., « Des mots en politique. Les intellectuels,
déjà, encore, toujours. À propos des Intellectuels des années trente et des Intellec-
tuels en France, de l’affaire Dreyfus à nos jours », Mots. Les langages du politique,
1993/1, p. 106.
21. Max Weber, Le Savant et le Politique, traduit de l’allemand par Julien
Freund, préface de Raymond Aron, Paris, 10-18/Plon, 1997 ; Fritz K. Ringer, The
Decline of the German Mandarins : The German Academic Community, 1890-1933,
Cambridge, Harvard University Press, 1969.
22. Alexandre Escudier et Chloé Gaboriaux, « La langue comme institution sociale :
pour une grammaire discursive des concepts. Entretien avec Jacques Guilhaumou »,
in Chloé Gaboriaux et Arnault Skornicki (dir.), Vers une histoire sociale des idées
politiques, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 229.
23. J. Rancière, postface de juillet 2007 à La Parole ouvrière, op. cit., p. 334.
24. Georges Gurvitch, Proudhon. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philo-
sophie, Paris, PUF, 1965 ; Pierre Ansart, Sociologie de Proudhon, Paris, PUF, 1967 ;
Marx et l’anarchisme, essai sur les sociologies de Saint-Simon, Proudhon et Marx,
Paris, PUF, 1969, et Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication socio-
logique du proudhonisme, Paris, PUF, 1970.
25. Voir Paul Lidsky, « Permanence et fixité du langage pamphlétaire », postface
inédite, Les Écrivains contre la Commune, Paris, La Découverte, 2010 [Maspero,
1970].
26. En mai 1968 paraît le premier numéro de La Rue : revue trimestrielle cultu-
relle et littéraire d’expression anarchiste ; ce titre avait été cédé au groupe libertaire
Louise Michel par ses camarades du groupe Vallès, lequel avait d’abord publié en
1966 sous le même nom le journal qui deviendra L’Insurgé.
27. Document sans titre signé « Les anarchistes » [25 mai 1968], repris dans
Journal de la commune étudiante…, op. cit., p. 370-371.
28. Cité par Serge Audier, La Pensée anti-68. Essai sur les origines d’une
restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2009 [2008], p. 80.
29. Gaëtan Picon, « Michelet et la parole historienne », joint à Jules Michelet,
L’Étudiant, Paris, Seuil, 1970, p. 12, p. 25, p. 15.
30. Sur cet aspect, voir C. Charle, Naissance des « intellectuels », op. cit.,
p. 23-26, p. 153.
31. Jules Michelet, L’Étudiant, cours au Collège de France 1847-1848, Paris,
Calmann-Lévy, 1899 [1877], p. 287, p. 195-196, p. 31, p. 288, p. 10, p. 80, p. 180.

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Notes des pages 275 à 279 369

32. Paule Petitier, « Le Michelet de Roland Barthes », Littérature, 2000, p. 121,


p. 112.
33. Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in Œuvres complètes,
édition d’Éric Marty, Paris, Seuil, 1995, t. 3, p. 173-174.
34. Bernard Pudal, « La seconde réception de Nizan (1960-1990) », in Intellec-
tuels engagés d’une guerre à l’autre, Les Cahiers de l’IHTP, mars 1994, p. 205.
35. « Petite fille de Français moyen », paroles de Georges Aber et Jacques
Monty (pseudonyme de Jacques Bulostin), musique de Claude Carrère, 21 juin
1968, interprété par Sheila sur l’album Long sera l’hiver.
36. Gérard Mauger, « Gauchisme, contre-culture et néo-libéralisme. Pour une
histoire de la génération de Mai 68 », in CURAPP, L’Identité politique, Paris, PUF,
1994, p. 206-226 ; Andy Bennett, « Pour une réévaluation du concept de contre-
culture », Volume !, 9/1, 2012, p. 19-31.
37. Michel de Certeau, La Prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968.
38. Pourquoi nous combattons, déclaration d’Alain Geismar (20-22 octobre
1970), Paris, Maspero, 1970, p. 7, p. 9, p. 10, p. 20.
39. Voir Bernard Brillant, Les Clercs de 68, Paris, PUF, 2003.
40. Voir François Hourmant, Le Désenchantement des clercs. Figures de l’intel-
lectuel dans l’après-Mai 68, Rennes, PUR, 1997.
41. Sur ce sujet, voir Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès
des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil,
2016.
42. Voir Le Mai 68 de la Nouvelle Droite, Paris, Le Labyrinthe, 1998.
43. Pol Vandromme, La France vacharde. Pastiche célinien, Bruxelles, La
Revue célinienne, 1982, p. 11 ; Michel-Georges Micberth, Pardon de ne pas être
mort le 15 août 1974. De Mai 1968 à l’affaire des chèques Pompidou, Paris, NDF,
1977, p. 144.
44. L. Ferry et A. Renaut essentialisent à toute force les manifestations intel-
lectuelles du moment. Ils admettent néanmoins dans la préface qui ouvre la
réédition de leur ouvrage que ce qu’ils nomment la « pensée 68 » « regroupe divers
courants intellectuels et philosophiques, ni “causes” ni “effets” du mouvement,
mais contemporains de lui et exprimant peut-être la même logique » (La Pensée
68…, op. cit., p. 16).
45. Ibid., p. 51.

Chapitre treize. Sur un plateau

1. Pour mieux les dénoncer, Bertrand Poirot-Delpech reprend les étiquettes


polémiques de « mauvais bergers », « chers professeurs » et « belles âmes » (« La
nouvelle “haute” », Le Monde, 8 mai 2002, p. 18).
2. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réaction-
naires, Paris, Seuil, 2002.
3. « La Boulette », titre-phare de l’album Dans ma bulle (vendu à plus de
300 000 exemplaires en 2006), critique à la fois Marine Le Pen et le « démago »
Nicolas Sarkozy ; se faisant la porte-parole de l’« aigreur des jeunes de l’an 2000 »,
mais aussi de leur résistance, Diam’s y clame sur le ton de la « déconne » : « Me

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370 Notes des pages 280 à 284

demande pas si j’ai le bac, j’ai que le rap ». Le refrain oppose aux études le
système D et le bagou (« c’est pas l’école qui m’/nous a dicté mes/nos codes, nan
nan »). Au début du quinquennat de N. Sarkozy, sa ministre C. Lagarde, chargée
de défendre le TEPA, cite en exemple, dans le discours où elle engage ses compa-
triotes à abandonner leur intellectualisme (10 juillet 2007, op. cit.), « les paroles
des chansons [de rap et de R’n’B] que les jeunes apprécient », lesquelles refléte-
raient le goût de l’entrepreneuriat et de la réussite financière.
Dans son analyse du rap français, la critique savante a souvent privilégié le
texte sur la musique, biais qui induit une approche intellectualiste de morceaux
pourtant en rupture avec la culture légitime (voir Rémi Wallon, « “Va te faire niquer
toi et tes livres”. Time Bomb, le triomphe d’un rap français “bête et méchant” », in
Bruno Blanckeman et Sabine Loucif (dir.), Fixxion, n°5 : Chanson/fiction, 2012,
en ligne). Mais Barrès, Gide et d’autres n’ont-ils pas eux aussi mis en scène leur
rejet des livres ? Depuis vingt ans, c’est moins la culture que l’institution scolaire
qui est condamnée. En témoigne « Jeune demoiselle », extrait de l’album cité plus
haut, où Diam’s situe son idéal masculin « entre l’intello et le beau gosse » : « Mon
mec c’est une encyclopédie, car il se cultive (ben ouais) ».
4. Dès 2000, Philippe Sollers souligne qu’il n’est pas anodin que la « vague
anti-intellectuelle » coïncide avec « le fait que certains des témoins et acteurs
des tortures en Algérie se sentent soudain “autorisés” à se souvenir et à parler »
(Roger-Pol Droit, « Grandeur et décadence des intellectuels français », Le Monde,
15 décembre 2000, p. 6).
5. R. Barthes, « Poujade et les intellectuels », art. cit., p. 176-177.
6. Harold Bernat-Winter, Des-montages. Le poujadisme hédoniste de Michel
Onfray, Les Noës-près-Troyes, Image et Développement, 2006 ; Thomas Yadan,
« Musso and co », Evene, 20 novembre 2008, en ligne.
7. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime média-
tique, Paris, Gallimard, 2012, p. 494.
8. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L’Emprise du journalisme, Paris,
Raisons d’agir, 2008, p. 30.
9. Robert Redeker, « Les biblioclastes contre Luc Ferry », Le Figaro, 16 mai
2003, p. 14.
10. Joseph Macé-Scaron, « La nef des fous », Le Figaro, 24 mai 2003, p. 9.
Le premier chapitre d’Histoire de la folie à l’âge classique s’intitule en effet
« Stultifera navis ».
11. Ivan Rioufol, « Le bloc-notes », Le Figaro, 29 mai 2003, p. 13.
12. James Graff, « Can this man tame France ? », Time, 13 octobre 2003, p. 33-36.
Cité en version originale et en traduction par Philippe Ridet dans « Jean-Pierre
Raffarin trouve un goût de bouchon aux intellectuels français », Le Monde, 9 octobre
2003, p. 1.
13. La formule est notamment reprise par Alain-Gérard Slama, Le Figaro,
23 février 2004, p. 13 ; Dominique Bussereau, Valérie Pécresse et Henri Plagnol,
« Si l’UMP n’existait pas, il faudrait l’inventer », Le Figaro, 24 février 2004, p. 13 ;
Jean-Michel Thénard, « Intellectuels. Défiance », Libération, 26 février 2004,
p. 3 ; Bernard Perret, « Intermittents, enseignants, médecins hospitaliers, psycha-
nalystes, archéologues, chercheurs doivent affronter des remises en cause », La
Croix, 11 mars 2004, p. 30.

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Notes des pages 284 à 290 371

14. J.-P. Raffarin, discours du 5 mars 2004 à la convention de la Fédération


française du bâtiment.
15. Philippe Frémeaux, « Pourquoi je n’ai pas signé », Libération, 24 février
2004, p. 37.
16. Louis Pinto, « Guerre à la société », Le Monde diplomatique, avril 2004,
p. 25. Pinto connaît bien l’histoire de l’anti-intellectualisme, comme en témoigne
notamment son article « La vocation de l’universel. La formation de la représen-
tation de l’intellectuel vers 1900 » (Actes de la recherche en sciences sociales,
novembre 1984, p. 23-32).
17. Luc Ferry, « Les momifiés de la pétition », L’Obs, 4 mars 2004, p. 55.
18. Philippe Muray, « Guerre à l’intelligible », Le Point, 11 mars 2004, p. 37.
Repris dans Exorcismes spirituels IV. Moderne contre Moderne, Paris, Les Belles
Lettres, 2005, p. 181-183.
19. Id., « L’intellectuel étonné », Marianne, juillet 2003, repris dans Exorcismes
spirituels IV, ibid., p. 134.
20. Sartre emprunte peut-être sa définition de l’intellectuel (Plaidoyer pour
les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12) à un roman d’Anatole France,
L’Anneau d’améthyste (1899), où M. de Terremondre récrimine en ces termes
contre les « professeurs qui protestent » depuis l’affaire Dreyfus : « […] quelle rage
ont-ils de s’occuper de ce qui ne les regarde pas ? » (Paris, Calmann-Lévy, 1924,
p. 123).
21. Philippe Muray, « Guerre à l’intelligible », art. cit.
22. « La conjuration des imbéciles », PLPL, n° 19, avril 2004, en ligne.
23. Nicolas Sarkozy, sur le projet politique, la stratégie et les valeurs défendues
par l’UMP, Lyon, 23 février 2006.
24. R. V., « Si le grain ne meurt… », art. cit.
25. N. Sarkozy, sur le rôle de protection de l’État, Cormeilles-en-Parisis,
6 mars 2007.
26. « La machine à idées de Sarkozy. Un entretien exclusif avec Emmanuelle
Mignon », propos recueillis par Frédéric Martel et Martin Messika, nonfiction.fr,
12 décembre 2007, en ligne. Une fois libéré de ses fonctions présidentielles, Sarkozy
mettra en scène sa nouvelle passion pour la littérature.
27. N. Sarkozy, cérémonie des Meilleurs Ouvriers de France et des lauréats
des Olympiades des Métiers, Paris, 31 janvier 2008.
28. J.-P. Raffarin, sur la revalorisation de l’apprentissage, les meilleurs ouvriers
de France, l’engagement du président de la République à réduire les charges sociales
dans le secteur de la restauration, Paris, 10 février 2004.
29. N. Sarkozy, cérémonie des Meilleurs Ouvriers de France, op. cit.
30. Id., Périgueux, 15 février 2008.
31. Id., Lyon, 23 février 2006 ; discours à l’occasion du bicentenaire des
Recteurs, Paris, 2 juin 2008.
32. Convention pour la « France d’après », « Éducation : le devoir de réussite »,
22 février 2006.
33. N. Sarkozy, « Lettre aux éducateurs », 4 septembre 2007, p. 20-21, p. 15.
34. « Je ne suis pas un “intellectuel” », affirmait Barrès à l’époque du procès
de Rennes (Scènes et doctrines du nationalisme, op. cit., p. 178).
35.  Henri Gaino, L’Étrange Renoncement, Paris, Albin Michel, 1998, p. 172.

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372 Notes des pages 291 à 296

36. H. Guaino, L’Étrange Renoncement, op. cit., p. 25, p. 154, p. 96, p. 176,


p. 223, p. 99, p. 26, p. 103.
37. N. Sarkozy, Périgueux, art. cit.
38. Id., « Le Pen ne m’intéresse pas, son électorat, si », propos recueillis par
Frédéric Filloux, David Carzon et Stéphane Colineau, 20 minutes, 16 avril 2007,
en ligne.
39. Alain Accardo et Philippe Corcuff, « En France, la douce trahison des
clercs », Le Monde diplomatique, 1er mars 2001, p. 20.
40. N. Sarkozy, université du MEDEF, Jouy-en-Josas, 30 août 2007.
41. Antoine Destemberg, « Un commentaire de texte du discours de Nicolas
Sarkozy “À l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de
recherche et d’innovation” (22 janvier 2009) », Sauvons l’Université !, 11 février
2009, en ligne.
42. N. Sarkozy, « sur une stratégie nationale de recherche et d’innovation »,
Paris, 22 janvier 2009.
43. Question écrite n° 71500, Journal officiel, 16 février 2010, p. 1577 ; lettre
de Luc Chatel à François Loncle, Libération, 4 janvier 2011, en ligne. Maurice
Tournier analyse les circulations de la revendication de parler vrai dans « Le parler
vrai, néologisme politique », Des mots en politique, op. cit., p. 193-196.
44. Caroline Fourest et Safia Lebdi, « La pensée unique du président »,
L’Humanité, 14 décembre 2007, p. 17.
45. Antoine de la Burgade, « Culture de l’Excuse [sic] » : parcours et analyse
d’une formule, mémoire de Master 1 Parcours Affaires publiques sous la direction
de Chloé Gaboriaux, IEP de Lyon, 2017, p. 76.
46. Après les attentats, pendant l’un des débats organisés en vue de la primaire
devant désigner le candidat socialiste à la présidentielle, Manuel Valls fait passer
pour un « vieux professeur » son adversaire Vincent Peillon, agrégé de philosophie
et ancien ministre de l’Éducation nationale, qui lui reproche d’employer le mot
« guerre » à la légère ; Valls le renvoie à une forme de prudence politicienne qui
confine à la frilosité, alors que lui ose « dire les mots » (France 2, 19 janvier 2017).
47. Nolwenn Le Blevennec, « “Avance, avance” : la bande son du communiqué de
Daech », Rue89, 16 novembre 2015, en ligne. Ce chant guerrier a cappella de près
de trois minutes sert de fond au communiqué, puis se suffit à lui-même. Il a d’abord
été diffusé le 21 octobre 2015 sur Al-Hayat, Media Center de l’État islamique.
48. Frédéric Lebaron, Fanny Jedlicki et Laurent Willemez, « La sociologie, ce
n’est pas la culture de l’excuse », Le Monde, 14 décembre 2015, en ligne ; Sonya
Faure, Cécile Daumas et Anastasia Vécrin, « “Culture de l’excuse” : les sociologues
répondent à Valls », Libération, 12 janvier 2016, p. 20-21.
49. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue
« culture de l’excuse », Paris, La Découverte, 2016.
50. Marion Rousset, « Bernard Lahire, sociologue : “Nos responsables politiques
ont tendance à refuser toute explication” », Télérama, 6 décembre 2015, en ligne.
51. Philippe Val, Malaise dans l’inculture, Paris, Grasset, 2015.
52. Jean-Michel Thénard, « Défiance », Libération, 26 février 2004, p. 3 ;
Sébastien Le Fol, « “Les Inrockuptibles”. Politique d’abord ! », et Élisabeth Lévy,
« Guerre à l’intimité », Le Figaro magazine, 17 avril 2004, p. 40-42.
53. Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980 ; « Le racisme de

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Notes des pages 296 à 300 373

l’intelligence », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 264-268 ; Médita-


tions pascaliennes, Paris, Seuil, 1997. Voir l’analyse de Charlotte Nordmann,
« Pierre Bourdieu et la violence intellectuelle », Le mot qui tue, op. cit., p. 291.
54. Johann Defer, « Violence intellectuelle et “parrêsia”, l’écriture polémique
de Pierre Bourdieu », in Lucien Faggion et Christophe Regina (dir.), La Violence.
Regards croisés sur une réalité plurielle, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 564.
55. Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, à partir de 1 h 47. Joël
Mariojouls analyse l’ensemble de la conférence-débat dans un article qui retrace la
chronologie trouée par le montage (« Pierre Bourdieu au Val Fourré : de quelques
obstacles à la réception profane d’une sociologie critique », Sociétés contempo-
raines, n° 64, 2006/4, p. 115-133).
56. R. Barthes, « Quelques paroles de M. Poujade », art. cit., p. 82.
57. Nicolas Chevassus-au-Louis, « La petite usine de Michel Onfray. Enquête
sur un homme qui se prenait pour un volcan », Revue du crieur, juin 2015, p. 96-98.
58. Michel Onfray, La Communauté philosophique. Manifeste pour l’Université
populaire, Paris, Galilée, 2004, p. 127, p. 42, p. 73, p. 102.
59. Voir Jean-Marie Meilland, « L’anti-intellectualisme de Diogène le Cynique »,
Revue de théologie et de philosophie, vol. 115, n° 3, 1983, p. 233-246.
60. M. Onfray, La Communauté philosophique, op. cit., p. 54, p. 50, p. 47,
p. 21, p. 47, p. 43, p. 85, p. 44.
61. « Bref démontage d’un ressentiment », La Chronique mensuelle de Michel
Onfray, n° 35, avril 2008, en ligne.
62. Marie-Laure Delorme, « Équilibre instable. Vincent Delecroix. Un philo-
sophe et son roman phénomène », Le Journal du dimanche, 2 mars 2008.
63. M. Onfray, « Paul Nizan avec et sans Sartre », Contre-histoire de la philo-
sophie, saison 10, Université populaire de Caen, diffusée sur France Culture le
31 juillet 2012, en ligne.
64. Émile Jalley, Anti-Onfray, Paris, L’Harmattan, 2010, t. 2 et t. 3.
65. Élisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ?, Paris, Seuil, 2010, p. 8.
66. M. Onfray, La Communauté philosophique, op. cit., p. 97.
67. Id., « Le nouveau Diogène est arrivé », préface à Diogène le Cynique,
Fragments inédits, textes présentés et traduits par Adeline Baldacchino, Paris,
Autrement, 2014, p. 7-8. « Michel Onfray, la haine des universitaires », L’Humanité,
12 juin 2015, en ligne.
68. Michel Onfray, « Le roman de la petite santé », publié dans le dossier
« Le mystère Houellebecq » avec le surtitre « Y a-t-il une pensée Houellebecq ? »,
Lire, septembre 2005, p. 36-37 ; Houellebecq venait de répondre au Nouvel Obser-
vateur dans le cadre d’un autre dossier, « Le choc Houellebecq » (25-31 août 2005),
incluant p. 16-18 « Je suis un prophète amateur », entretien avec Jérôme Garcin.
69. M. Onfray, Miroir du nihilisme. Houellebecq éducateur, Paris, Galilée,
2017, 4e de couverture. L’auteur dit travailler « de chic, sans notes, sans livres »,
mais invite à « lire et relire Soumission, puis lire et relire les articles qui lui ont
été consacrés, enfin écouter ou regarder à nouveau les émissions qui ont ajouté
leurs vociférations à la curée », afin, « à la manière d’un Bourdieu libéré du désir
d’assentiment de l’université, de voir comment fonctionne le mécanisme qui a
repris le dispositif de l’Inquisition du Moyen Âge ou du Tribunal révolutionnaire
de 1793, son frère jumeau : instruction à charge, procès sans avocats, accusations

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374 Notes des pages 300 à 303

sans défense, sentence connue dès avant la parution à la barre, condamnation au


bûcher, conduite dans la charrette sur le lieu de l’exécution, jouissance à brûler,
puis à jeter le corps du délit à la fosse commune » (p. 23 et p. 21).
70. M. Onfray, dont le doctorat s’intitule Les Implications éthiques et politiques
des pensées négatives de Schopenhauer à Spengler (1986), consacre un large pan
de sa Contre-histoire de la philosophie à Schopenhauer, dont le pamphlet Über die
Universitäts-Philosophie (1851) a été traduit sous les titres Contre la philosophie
universitaire, puis Au-delà de la philosophie universitaire.
71. Les « Voix » de Michel Houellebecq, colloque organisé à Lausanne, 3-4 mars
2016, textes réunis par Raphaël Baroni et Samuel Estier, en ligne.
72. M. Houellebecq, « Entretien avec Jean-Yves Jouannais et Christophe Ducha-
telet » (1995), Interventions, Paris, Flammarion, 1998, p. 48.
73. Id., lettre à Bernard-Henri Lévy, 3 juin 2008, Ennemis publics, Paris,
Flammarion/Grasset, 2008, p. 268.
74. Id., « Renoncer à l’intelligence », préface à Remy de Gourmont, L’Odeur
des jacynthes, Paris, Orphée/La Différence, 1991, p. 14-15.
75. R. de Gourmont, « Les mots et les idées », Mercure de France, janvier 1900,
p. 5.
76. M. Houellebecq, « Renoncer à l’intelligence », art. cit., p. 9, p. 12.
77. R. de Gourmont, « Le Joujou Patriotisme », Le Mercure de France, avril 1891,
p. 193-198.
78. M. Houellebecq, « Jacques Prévert est un con » (1992), Interventions,
op. cit., p. 13.
79. Id., « Avant-propos », Interventions 2. Traces, Paris, Flammarion, 2009,
p. 8.
80. Id., « Lettre à Lakis Proguidis » (1997), Interventions, op. cit., p. 52-53.
81. Houellebecq rappelle que les surréalistes ont excommunié Gourmont parce
qu’il n’idolâtrait pas Rimbaud (« Renoncer à l’intelligence », op. cit., p. 19). Ailleurs,
il taxe leur mouvement de « publicitaire » (entretien de Jérôme Garcin avec Michel
Houellebecq, « Je suis un prophète amateur », art. cit., p. 18).
82. Edgar Morin, Pour sortir du vingtième siècle, Paris, Nathan, 1981 ;
M. Houellebecq, « Sortir du xxe  siècle », NRF, avril 2002, p. 117-121.
83. M. Houellebecq, Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000, p. 13.
84. Id., « Coupes de sol » [Artforum, septembre 2008], Interventions 2, op. cit.,
p. 281.
85. Id., lettre à Bernard-Henri Lévy, 16 mars 2008, Ennemis publics, op. cit.,
p. 85, p. 87, p. 89, p. 87.
86. Marc Weitzmann, « L’Inrockuptible antimoderne », entretien avec Agathe
Novak-Lechevalier, 2 juin 2016, in Agathe Novak-Lechevalier (dir.), Houellebecq,
Paris, L’Herne, 2017, p. 271.
87. Le 6 janvier 2015, Houellebecq promeut Soumission au journal télévisé du
soir ; le lendemain, des terroristes se réclamant de l’islam commettent un attentat
dans les locaux de Charlie Hebdo. Houellebecq est placé sous protection policière.
L’enquête prouvera que les assaillants avaient connaissance de ses livres. Dans
La Fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Schlomo Sand retrace ces
événements, et le rôle que Houellebecq a pu y tenir comme « intellectuel engagé »
(Paris, La Découverte, 2016, p. 210).

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Notes des pages 303 à 304 375

88. M. Houellebecq, « Je suis un prophète amateur », entretien avec Jérôme


Garcin, art. cit.
89. Le rapport de Houellebecq à Céline fait débat. Voir Samuel Estier, À propos
du « style » de Houellebecq. Retour sur une controverse (1998-2010), postface de
Jérôme Meizoz, Lausanne, Archipel, « Essais », 2015, p. 88-101.
90. Pierre Assouline, « Michel Houellebecq », dans Jérôme Garcin (dir.),
Nouvelles mythologies, Paris, Seuil, 2007, p. 17-19.
91. BHL omet de rappeler que, beaucoup plus tôt, Proudhon avait ainsi qualifié
Marx, lequel avait répondu à sa Philosophie de la misère par Misère de la philo-
sophie : « Marx est le ténia du socialisme » (P.-J. Proudhon, carnet n° 5, 23 septembre
1847, Carnets de P.-J. Proudhon, éd. cit., t. 2, p. 200).
92. M. Houellebecq à BHL, 20 février 2008, Ennemis publics, op. cit., p.  49 ;
réponse de BHL, 23 février 2008, ibid., p. 51 ; nouvelle lettre de M. Houellebecq,
1er mars 2008, ibid., p. 61.
93. Christophe Bonneuil, « La Cinquième République des sciences. Transfor-
mations des savoirs et des formes d’engagement des scientifiques », La Vie intel-
lectuelle en France, op. cit., t. 2, p. 515.

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Index

Aber, Georges, 273, 369. Archimède, 107.


Accardo, Alain, 372. Argoud, Antoine, 257.
Adam, Paul, 63. Aristophane, 8, 111, 117, 245, 260,
Agathon, voir Massis, Henri, et Tarde, 334.
Alfred de, 125, 127, 147, 337, 341. Aristote, 116, 165.
Airelle, Georges, 340. Arni, Caroline, 318.
Alain (Émile-Auguste Chartier, dit), Arnould, Jules, 320.
158, 177, 230. Aron, Paul, 346.
Alexandre II, empereur de Russie, Aron, Raymond, 254, 368.
68. Artaud, Antonin, 206.
Alexandre, Jeanne, 365. Artiaga, Loïc, 323.
Alexandre le Grand, 90. Assouline, Pierre, 303, 358, 375.
Alleg, Henri, 252, 253, 365. Aubin, David, 343.
Althusser, Louis, 268, 276. Audier, Serge, 276, 368.
Altman, Georges, 355. Audinet, Pierre, 361.
Ambroise, Jean-Charles, 354. Audin, Maurice, 252, 256, 365.
Ambroise-Rendu, Marc, 364. Audouard, Olympe, 359.
Ambrosino, Daniella, 334. Augustin d’Hippone, 249.
Amrani, Djamal, 252, 365. Aulard, Alphonse, 104, 124, 337.
Amyot, Jacques, 237. Avvakum, 189, 352.
Anaxagore, 116, 335. Aymé, Marcel, 237, 238, 275.
Andersen, Hans Christian, 171. Azoulay, Vincent, 315.
Andersson, Nils, 365. Azouvi, François, 314, 330.
Andler, Charles, 104, 151, 232, 360.
Andrieu, Jacques, 265, 367. Babilas, Wolfgang, 314, 356.
Angaut, Jean-Christophe, 317. Babinski, Joseph, 205.
Angenot, Marc, 16, 315. Baciocchi, Stéphane, 342, 343.
Ansart, Pierre, 270, 368. Badiou, Alain, 296.
Arago, François, 21, 22, 23, 24, 28, Baffier, Jean, 95, 96, 330.
316, 317. Baguley, David, 326.
Aragon, Louis, 205, 206, 207, 226, Baille, Jean-Baptistin, 77, 326.
227, 235, 354, 358. Bainville, Jacques, 182, 232.
Archambault, Paul, 164, 345. Balazs, Étienne, 367.

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378 La haine des clercs

Baldacchino, Adeline, 297, 373. Benda, Julien, 148, 149, 165, 230, 279,
Balibar, Étienne, 19, 315, 316. 341.
Balthasar, Hans Urs von, 350. Bénichou, Paul, 313.
Balzac, Honoré de, 113, 227, 245, 322, Benjamin, René, 232, 294.
334, 335, 359. Bennett, Andy, 369.
Bancquart, Marie-Claire, 46, 321. Benoist, Alain de, 365, 366.
Barbey d’Aurevilly, Jules, 225, 359. Béranger, Pierre-Jean de, 318.
Barbusse, Henri, 160, 161, 162, 196, Berdiaev, Nicolas, 189.
198, 205, 237, 344. Bérenger, Henry, 69, 70, 83, 324, 325.
Barral, Pierre, 346. Bergson, Henri, 17, 53, 96, 98, 105,
Barrat, Robert, 247, 363. 106, 108, 122, 125, 147, 148, 151,
Barrès, Maurice, 16, 57, 58, 68, 75, 82, 154, 155, 161, 162, 184, 198, 221,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 93, 94, 97, 309, 330, 332, 341, 353.
99, 104, 106, 116, 133, 147, 159, Bering, Dietz, 314.
160, 161, 177, 220, 221, 279, 287, Berl, Emmanuel, 196, 352.
308, 322, 327, 328, 330, 341, 343, Bernanos, Georges, 15, 163, 177, 178,
344,  346, 358, 370, 371. 179, 180, 181, 182, 183, 184, 189,
Barrillon, Raymond, 364. 214, 224, 227, 238, 239, 329, 349,
Barruel, Augustin (abbé), 168, 345. 350, 355.
Barthes, Roland, 239, 268, 272, 275, Bernard, Claude, 91.
280, 293, 306, 315, 331, 363, 369, Bernard, Jean-Pierre, 354.
370, 373. Bernat-Winter, Harold, 370.
Bataille, Georges, 206. Bernoville, Gaëtan, 165, 344, 345.
Baubérot, Jean, 337. Berry, Charles-Ferdinand d’Artois, duc
Baudelaire, Charles, 54, 227, 327, 359. de, 59, 322.
Baudrillard, Jean, 301. Berth, Édouard, 15, 110, 119, 120, 121,
Bauer, Alice, 153, 154, 155, 156, 158, 122, 203, 262, 279, 336.
342, 343. Berthe, Michel-Georges, dit Micberth,
Bäumler, Alfred, 358. 275, 369.
Baverez, Nicolas, 282. Bertillon, Alphonse, 98.
Bazalgette, Léon, 329. Beuve-Méry, Hubert, 248.
Beauvoir, Simone de, 270, 301. Bezsalko, Pavel, 186.
Bec, Georges, voir Bonnamour, George, Bidault, Camille, 331.
330. Bidault, Georges, 255.
Beckett, Samuel, 301. Billig, Joseph, 357.
Belhadj, Abd-el-Kader, 252. Birnbaum, Jean, 364.
Béliard, Édouard, 326. Birnbaum, Pierre, 332.
Bellessort, André, 231. Bismarck, Otto von, 68, 70, 148, 324.
Bellet, Roger, 319, 320. Bjørnson, Bjørnstjerne, 97
Belley, Pierre-Antoine, 344. Blayo, Yves, 367.
Belmont, R., 347. Blondel, Emmanuel, 328.
Beloteau, Marcel, dit K. X., 142, 143, Blondel, Maurice, 163, 164, 165, 198,
144, 202, 340, 341. 344, 345.
Ben Bella, Ahmed, 249. Blondiaux, Isabelle, 356.

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Index 379

Blondin, Antoine, 239, 240, 362. Brillant, Maurice, 344.


Blum, Léon, 101, 106, 182, 233. Briquet, Jean, 317.
Bohn, Georges, 353. Brissaud, André, 355, 361.
Bompaire-Évesque, Claire-Françoise, Broca, Paul, 88, 91.
314, 333, 337. Brochier, Irénée, 173, 347.
Bonaparte, Louis-Napoléon, 34. Bromberger, Merry, 355.
Bonaparte, Napoléon, 11, 37, 90, 137, Brulat, Paul, 340.
314. Bruley, Pauline, 333.
Bonaparte, Pierre-Napoléon, 50. Brun, Catherine, 365.
Bonnamour, George, 93, 94, 97, 98, Brunetière, Ferdinand, 67, 81, 93, 104.
330. Bruno le Chartreux, 175.
Bonnet-Eymard, Louis, 346, 348. Brunot, Ferdinand, 337.
Bonnot, Jules, 62, 129, 134, 141, 271. Brunschvicg, Cécile, 215.
Bontoux, G. (chanoine), 227, 359. Brunschvicg, Léon, 198.
Bordeaux, Henry, 172, 346, 347. Buisson, Ferdinand, 131, 133.
Boucheron, Patrick, 315. Bulostin, Jacques, voir Monty, Jacques,
Boulanger, Georges, 56, 57, 58, 84. 369.
Bouquier, Gabriel, 14, 31, 315. Buloz, François, 323.
Bourdet, Claude, 247, 248, 363. Burdeau, Auguste, 87, 328.
Bourdeau, Jean, 325. Burgade, Antoine de la, 372.
Bourdieu, Pierre, 267, 268, 281, 284, Burke, Edmund, 89, 259.
291, 292, 293, 294, 301, 354, 367, Bussereau, Dominique, 370.
370, 372, 373. Butler, Samuel, 353.
Bourgeois, René, 345. Buyat, Étienne, 348.
Bourgès-Maunoury, Maurice, 247, 248, Byl, Simon, 334.
249, 364.
Bourget, Paul, 53, 54, 55, 65, 84, 111, Cabanes, Claude, 313.
239, 321. Caillaux, Joseph, 138.
Bourmeau, Sylvain, 282. Callemin, Raymond, dit « Raymond-
Bousquet, Georges-Henri, 249. la-Science », 129.
Bouvier, Alexis, 320. Calvin, 359.
Boyer, Auguste, 338. Camus, Albert, 236, 242, 288.
Branche, Raphaëlle, 363. Candar, Gilles, 339.
Brasillach, Robert, 220, 230, 231, 232, Caran d’Ache (Emmanuel Poiré, dit),
233, 234, 245, 290, 358, 360. 91, 92, 93, 329.
Braudel, Fernand, 259. Cardinne-Petit, Robert, 172, 173, 347,
Brenn, voir Masson, Émile, 331, 340. 348.
Bresson, Robert, 271. Carles, Pierre, 292, 373.
Breton, André, 205, 206, 354, 358. Carnot, Sadi, 62.
Bret, Patrice, 343. Caro, Elme-Marie, 114, 335.
Briand, Aristide, 138. Caron, Jean-Claude, 313.
Briard, Paul, 340. Caron, Philippe, 314.
Bridoux, André, 152, 158, 343. Carouy, Édouard, 129.
Brillant, Bernard, 369. Carrère, Claude, 369.

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380 La haine des clercs

Carrère, Jean, 227, 359. Cohen-Blind, Ferdinand, 68.


Carzon, David, 372. Cohen, Jean, 299.
Caserio, Sante Geronimo, 62. Colard, Jean-Max, 282.
Cassou, Jean, 232, 360. Colas des Francs, Lionel, 347.
Catalogne, Gérard de, 353. Colette (Sidonie-Gabrielle Colette,
Caute, David, 352. dite), 232.
Céline, Louis-Ferdinand (Louis Colineau, Stéphane, 372.
Ferdinand Destouches, dit), 14, Colin, René-Pierre, 326.
111, 207, 208, 209, 210, 211, 212, Collini, Stefan, 314.
213, 214, 215, 216, 217, 235, 236, Collovald, Annie, 313, 363, 366.
237, 238, 242, 275, 279, 296, 297, Colnet du Ravel, Charles-Au-
298, 303, 304, 329, 331, 354, 355, guste-Maximilien de, 315.
356, 357, 360, 361, 375. Colomer, André, 143.
Certeau, Michel de, 274, 369. Combes, Émile, 103, 165.
Cézanne, Paul, 77. Comte, Auguste, 111, 115, 116, 211,
Chambelland, Maurice, 192, 352. 299, 335.
Chamson, André, 233. Comte-Sponville, André, 296.
Chapoutot, Johann, 218, 357, 358. Coquio, Catherine, 94, 330.
Chappey, Jean-Luc, 314, 315. Corcuff, Philippe, 372.
Chapsal, Charles-Pierre, 47. Corneille, Pierre, 245.
Chapsal, Madeleine, 361. Cornut, Étienne (père), 64, 65, 66, 323.
Charcot, Jean-Martin, 205. Courbet, Gustave, 326.
Chardonne, Jacques, 234, 238. Cousin, Victor, 47, 198.
Charle, Christophe, 69, 81, 314, 315, Coustille, Charles, 331.
316, 322, 324, 325, 326, 330, 362, Curabelle, Jacques, 22.
368. Curie, Pierre, 160.
Charoy, Jean Baptiste Félicien, 155.
Charpentier, Henry, 342. Dabit, Eugène, 204.
Chartier, Roger, 66, 323. Dagan, Yaël, 344.
Chassé, Charles, 355. Daix, Pierre, 354.
Chateaubriand, François-René de, 359. Darcier, Joseph (Joseph Lemaire, dit),
Chatel, Luc, 289, 372. 320.
Chaudey, Gustave, 46, 319. Darcos, Xavier, 286.
Chevalier, Jean-Claude, 364. Darimon, Alfred, 46, 319.
Chevassus-au-Louis, Nicolas, 373. Darnton, Robert, 315, 324, 335.
Chirac, Jacques, 280. Daudet, Léon, 56, 96, 177, 182, 214,
Christophe (Georges Colomb, dit), 325. 232, 233, 330, 350, 360.
Cicéron, 111, 210. Daudet, Lucien, 56.
Cingria, Charles-Albert, 230. Daumas, Cécile, 372.
Citti, Pierre, 314. Daumier, Honoré, 334.
Claudel, Paul, 212, 213. David, Jean, 314, 335, 344.
Clemenceau, Georges, 69, 71, 82, 327. David, Julia, 206, 354.
Cocteau, Jean, 239. Davranche, Guillaume, 338, 339.
Cœuré, Sophie, 351. Dean, James, 239.

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Index 381

Deborine, Abram, 194. Doumic, René, 106, 139.


Debray, Régis, 296. Dressen, Marnix, 367.
Defer, Johann, 292, 373. Dreux, Guy, 339.
Deherme, Georges, 131, 338. Dreyfus, Alfred, 90, 94, 97, 109, 136,
Delarue-Mardrus, Lucie, 117. 140, 148, 151, 182, 248.
Delecroix, Vincent, 295, 296, 373. Drieu la Rochelle, Pierre, 219, 220,
Delétang, Robert, 327. 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227,
Deleuze, Gilles, 301. 229, 230, 309, 358, 359.
Delmas, Corinne, 317. Droit, Roger-Pol, 370.
Delmont, Théodore, 66, 323. Droz, Joseph, 29.
Delon, Robert, 133, 338. Drumont, Édouard, 94, 95, 181, 182,
Delorme, Marie-Laure, 372. 183, 224, 309, 329, 350.
Delouvrier, Paul, 257. Dubey, L., 346, 348.
Demorand, Nicolas, 282. Dubosson, Fabien, 82, 327.
Deploige, Simon (évêque), 290. Du Camp, Maxime, 59, 60, 322.
Dereure, Louis Simon, 45. Duchatelet, Christophe, 373.
Derrida, Jacques, 276, 301. Duclaux, Émile, 89, 328, 329.
Desargues, Girard, 22, 23, 316. Duclert, Vincent, 314.
Descartes, René, 105, 108, 121, 198, Duhamel, Georges, 170, 187, 194, 355.
221, 246, 287, 314, 332, 356. Dumas, Georges, 353.
Descaves, Lucien, 53, 54, 56, 57, 59, Dumézil, Georges, 215.
82, 209, 308, 321. Dunlap, Knight, 353.
Descaves, Max, 355. Dupart, Dominique, 318.
Deshayes, Fabien, 365. Dupin, Charles, 21, 22, 23, 24, 25, 28,
Deshoulières, Antoinette, 90, 328. 316, 317.
Desjardins, Paul, 69, 169. Dupont, Pierre, 21.
Desprès, Fernand, dit Desbois, A., 340. Duprat, Guillaume Léonce, 334.
Desprez, Louis, 79, 326. Dupuy, Charles, 138.
Destouches, Lucette, 360. Duquesne, François, 317.
Deutch, 155. Durkheim, Émile, 100, 124, 125, 126,
Dézé, Alexandre, 366. 127, 147, 151, 152, 154, 246.
Dhombres, Dominique, 364.
Diam’s (Mélanie Georgiades, dite), Egorov, Egor, 187.
369, 370. Einstein, Albert, 96.
Diderot, Denis, 31. Eisenmann, Louis, 350.
Digeon, Claude, 328. Eisenzweig, Uri, 322.
Diogène, 47, 295, 297, 372, 373. Elgey, Georgette, 364.
Dobry, Michel, 357. Elias, Norbert, 341.
Domenach, Jean-Marie, 249. Elisseff, Serge, 215.
Donneaud, Henry, 344. Emery, Léon, 332.
Donnedieu de Vabres, Renaud, 283. Engels, Friedrich, 17, 72, 316.
Doriot, Jacques, 222, 223, 224, 359. Épicure, 295.
Dos Passos, John, 203. Érasme, 37.
Dostoïevski, Fiodor, 68, 189, 351. Escudier, Alexandre, 368.

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382 La haine des clercs

Essenine, Serge, 187, 350. Fréron, Louis Marie Stanislas, 324.


Estier, Samuel, 374, 375. Freud, Sigmund, 205, 276, 296.
Étiemble, René, 249. Freycinet, Charles de, 56, 57.
Euclide, 107. Freymond, Jacques, 321.
Fribourg, Ernest, 46.
Fabiani, Jean-Louis, 328. Friedrich, Hugo, 335.
Faguet, Émile, 106. Frigerio, Vittorio, 326, 340.
Faulques, René, 253. Fröbel, Friedrich, 153, 156.
Faure, Alain, 316, 353. Furet, François, 367.
Faure, Alain, 317.
Faure, Sébastien, 129, 141, 322, 340. Gabillard, Paul, 324.
Faure, Sonya, 372. Gaboriaux, Chloé, 368, 372.
Fayard, Arthème, 322. Gabriel, Alfred, 327.
Fénéon, Félix, 63, 64. Gaillard, Napoléon, 322.
Fernandez, Ramon, 199, 353, 355. Galliffet, Gaston de, 68.
Ferré, Théophile, 60. Galvez-Behar, Gabriel, 341, 344.
Ferrer, Francisco, 129, 141. Garaudy, Roger, 268.
Ferret, Olivier, 314. Garcin, Jérôme, 303, 373, 374, 375.
Ferry, Jules, 43, 54, 57, 61, 103, 112, Garçon, Maurice, 322.
281, 356. Gardes, Jean, 257.
Ferry, Luc, 276, 280, 281, 282, 284, Gargam, Adeline, 334.
288, 367, 369, 370, 371. Gariel, Maurice, 347.
Filloux, Frédéric, 372. Garigue, Bernard (nom d’emprunt), 365.
Finkielkraut, Alain, 296. Garnier, Auguste et Hippolyte, 319.
Flaubert, Gustave, 54, 91, 113, 321, Gaudemet, Jean, 249.
329, 356, 359. Gaulle, Charles de, 247, 256.
Flonneau, Jean-Marie, 339. Gauthier, Pierre, 345.
Flourens, Pierre, 153. Gautier, F., 326.
Fonsène, Georges, voir Massis, Henri, Gautier, Théophile, 335.
et Tarde, Alfred de, 337. Geffroy, Gustave, 326.
Fontenoy, Jean, 223. Gégout, Ernest, 322.
Forain, Jean-Louis, 92, 329. Geismar, Alain, 274, 275, 369.
Foucault, Michel, 276, 281, 301. Gemähling, Paul, 345.
Fouchardière, Georges de La, 342. Geneste, Philippe, 354.
Fouchet, Christian, 271. Gérard, René, 217.
Fourest, Caroline, 290, 372. Gerbod, Françoise, 332.
Fournière, Eugène, 327. Gide, André, 180, 181, 214, 227, 370.
Fraigneau, André, 238. Gide, Charles, 131.
Fraisse, Simone, 331, 332. Gilbert, Pierre, 110, 118.
France, Anatole, 131, 214, 220, 358, Gil, Marie, 360.
371. Giménez Caballero, Ernesto, 314.
Franc-Nohain (Maurice Étienne Gingembre, Léon, 246.
Legrand, dit), 337. Giono, Jean, 232.
Frémeaux, Philippe, 371. Girardet, Raoul, 255, 256, 257, 365.

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Index 383

Giraudoux, Jean, 212, 238. Havin, Léonor-Joseph, 323.


Girault, Jacques, 319. Hayat, Samuel, 318, 321, 336.
Giscard d’Estaing, Valéry, 258. Hazareesingh, Sudhir, 313.
Glucksmann, André, 296. Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 108,
Goebbels, Joseph, 218, 357. 205, 295.
Goethe, Johann Wolfgang von, 351. Heidegger, Martin, 271, 276.
Golberg, Mécislas, 330. Heine, Henri, 84.
Göle, Nilüfer, 291. Heinich, Nathalie, 370.
Goncourt, Jules, 90. Héligon, Jean-Pierre, 46.
Goriely, Georges, 333. Heller, Michel, 351.
Gorki, Maxime, 142, 205. Henry, Berthe, 96.
Goudeau, Émile, 90. Henry, Émile, 59, 62, 63, 132, 271.
Gourmont, Remy de, 299, 300, 374. Henry, Hubert, 95, 98, 330, 357.
Gouzy, Jean-Pierre, 348. Herr, Lucien, 101, 106, 198, 232, 328,
Grabar, André, 215. 360.
Graff, James, 370. Herriot, Édouard, 166, 223.
Grave, Jean, 62, 63, 64, 81, 322. Hertz, Robert, 152, 153, 154, 155, 156,
Grêlier, Victor, 47. 157, 158, 342, 343.
Gremillet, Muriel, 313. Hervé, Gustave, 137, 339.
Grimaux, Édouard, 329. Hervieu, Bertrand, 367.
Guaino, Henri, 287, 288, 372. Hitler, Adolf, 219, 224, 357, 358.
Guaita, Stanislas de, 86, 328. Hobsbawm, Eric J., 320.
Guéhenno, Jean, 233, 360. Hoffmann, Stanley, 362.
Guesde, Jules, 68, 71, 102. Hofstadter, Richard, 7, 313, 314.
Gueslin, André, 358. Homère, 42.
Guieysse, Charles, 103, 325. Horace, 12, 315, 361.
Guilhaumou, Jacques, 270, 368. Houellebecq, Michel, 15, 279, 294,
Guillemin, Henri, 365. 297, 298, 299, 300, 301, 302, 303,
Guillemin, Serge, 267, 367. 304, 373, 374, 375.
Guizot, François, 54. Hourmant, François, 369.
Gurvitch, Georges, 270, 368. Hugo, Victor, 12, 13, 34, 40, 42, 91,
Guy-Grand, Georges, 120, 336. 96, 103, 117, 134, 182, 245, 315,
329, 332, 361.
Hachette, Louis, 76, 77. Huret, Jules, 81, 84, 326, 327.
Hadj, Messali (Ahmed Mesli, dit), Huysmans, Joris-Karl, 181.
250. Iaroslavski, Emelian, dit Goubelman,
Haine, W. Scott, 338. 194.
Halévy, Daniel, 100, 103, 221, 318, Ibsen, Henrik, 63.
336, 355, 358. Idt, Geneviève, 325.
Hamsun, Knut, 44. Imbard, Maurice, 338.
Hanna, Martha, 341. Ingrao, Christian, 357.
Hartmann, Eduard von, 84, 85. Isorni, Jacques, 360.
Haubtmann, Pierre, 317, 318. Israël, Léon, 338.
Haussmann, Georges Eugène, 40. Izoard, Jacques, 361.

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384 La haine des clercs

Jacoby, Susan, 314. Krémer, Louis, 152, 342.


Jalley, Émile, 373. Kun, Béla (Béla Kohn, dit), 223.
James, William, 108, 109, 147. K. X., voir Beloteau, Marcel, 142, 143,
Jarlot, Gérard, 356. 144, 202, 340, 341.
Jarrige, François, 316, 317, 318.
Jarrige, Michel, 345. Lacan, Jacques, 275, 301.
Jaucourt, Louis, chevalier de, 252. Lachelier, Jules, 87.
Jaurès, Jean, 68, 102, 106, 140, 141. Lacoste, Robert, 249, 250, 348, 364.
Jazouli, Adil, 292. Lacretelle, Jacques de, 230.
Jeanne d’Arc, 99, 104, 177, 179, 333. Lacroix, Jean, 243, 363.
Jeanneret, Serge, 245. Lacroix, Justine, 369.
Jeanson, Francis, 253. Lacroix, Michel, 359.
Jeantet, Claude, 245. La Ferrière, Jean de, 176, 177, 349.
Jedlicki, Fanny, 372. Lafontaine, R., 339, 340.
Jéramec, Nicole, dite Colette, 226, 359. Lagaillarde, Pierre, 255.
Jiménez Losantos, Federico, 314. Lagarde, Christine, 7, 13, 313, 370.
Johnston, William M., 69, 324. Lagardelle, Hubert, 71, 72, 275, 325.
Johst, Hanns, 357. Lagasnerie, Geoffroy de, 291.
Joseph, Albert, dit Libertad, 131, 132, Lagneau, Jules, 87, 328.
134, 135, 136, 338, 339. Lagrange, Henri, 118, 119, 122, 123,
Jospin, Lionel, 280. 336.
Jouannais, Jean-Yves, 374. Lagrange de Langre, Léon Paul, 320.
Jouhaux, Léon, 137, 339. Lahire, Bernard, 291, 372.
Jourat, Stéphane, 361. Laisant, Charles-Ange, 58, 59, 322,
Jouve, Pierre Jean, 230. 339.
Julliard, Jacques, 325, 333. Lallemand, Claude-François, 9, 313.
Jullien, Charles-André, 249. Lalouette, Jacqueline, 345.
Lamartine, Alphonse de, 26, 32, 34,
Kafka, Franz, 284. 35, 318.
Kant, Emmanuel, 55, 87, 218, 232, Lambert, Serge, 364.
295, 330. Lamotte, Émilie, 134.
Kantchalovski, Dimitri, 352. Langlois, Charles-Victor, 104, 124.
Kaplan, Alice, 358. Langlois, Claude, 344.
Karr, Alphonse, 316. Lanson, Gustave, 104, 105, 124, 125,
Kautsky, Karl, 17, 68, 72, 324, 351. 147, 151, 172, 337.
Kébadian, Jacques, 271. Lanux, Elizabeth Eyre de, 226.
Kennedy, John Fitzgerald, 250, 364. Lapenta, Giuseppe, 324.
Keramane, Rachid, 365. Laperche, Georges, 255.
Khebaïli, Moussa, 253. Laroche, Jean-François Hippolyte, 41,
Khosrokhavar, Farhad, 291. 319.
Kierkegaard, Søren, 295. Lasserre, Pierre, 125, 126, 127, 290, 336,
Kleeblatt, Norman L., 328. 337.
Klioutchnikov, Youri, 193. Launay, Pierre-Jean, 354.
Köhler, Wolfgang, 353. Laurant, Jean-Pierre, 346.

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Index 385

Laurent, Jacques, 55, 238, 239, 321, Le Roy, Édouard, 162, 344.
362. Leroy, Géraldi, 331, 333.
Lautréamont (Isidore Ducasse, dit), Leroy-Beaulieu, Anatole, 315.
205. Le Roy-Ladurie, Emmanuel, 258.
Laval, Michel, 358. Le Solleu, Bernard, 364.
Lavergne, Antonin, 70, 101, 106, 325. Levieux (Michel Antoine, dit), 133,
Lavisse, Ernest, 104, 106, 124, 125, 338.
151, 154. Lévi, Sylvain, 215.
Lazare, Bernard (Lazare Bernard, dit), Lévi-Strauss, Claude, 268.
63, 136, 182, 332. Levinas, Emmanuel, 261.
Léandre, Charles, 150, 342. Lévy, Benny, 261, 262, 367.
Lebaron, Frédéric, 372. Lévy, Bernard-Henri, 295, 302, 303,
Lebdi, Safia, 290, 372. 374.
Le Blevennec, Nolwenn, 372. Lévy, Élisabeth, 372.
Leblond, Marius-Ary, 324. Lévy-Bruhl, Lucien, 154, 172.
Le Bon, Gustave, 70, 71, 88, 133, 308, Leymonnerie, Jean, 152, 342.
325, 366. Liard, Louis, 325.
Leclainche, Emmanuel, 215. Libertad, voir Joseph, Albert, 131, 132,
Lecomte, Claude, 362. 134, 135, 136, 338, 339.
Lecour, Charles et Hubert, 46. Lidsky, Paul, 368.
Lécuyer, Carole, 334. Lindenberg, Daniel, 279, 369.
Lécuyer, Raymond, 174, 348. Lindgaard, Jade, 282.
Le Dantec, Jean-Pierre, 267, 367. Linhart, Robert, 266.
Lefebvre, Henri, 268, 352. Linhart, Virginie, 367.
Lefebvre, Raymond, 221. Liniers, Antoine, voir Rolin, Olivier,
Lefèvre, Frédéric, 350. 367.
Le Fol, Sébastien, 372. Linné, Carl von, 134.
Lefranc, Jacques-François, 168, 345. Littré, Émile, 332.
Léger, Danièle, 367. Lombard de Buffières, Ph., 347.
Léger, Louis, 340. Lombroso, Cesare, 91.
Léger, Madeleine, 361. Loncle, François, 289, 372.
Le Grève, Pierre, 255. Loraux, Nicole, 334.
Lejeune, Max, 348. Lorulot, André (André Roulot, dit),
Lemaire, Jacques, 346. 134, 135, 338, 339.
Lemaître, Jules, 81, 326. Lory, Pierre, 347.
Le Men, Ségolène, 329. Loué, Thomas, 324.
Lemonnier, Léon, 201, 353. Louis, Patrick, 362.
Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, Louis-Philippe Ier, 32.
dit), 186, 187, 188, 191, 351. Louvel, Louis-Pierre, 59, 322.
Le Pen, Jean-Marie, 242, 246, 255, 258, Louÿs, Pierre (Pierre Félix Louis, dit),
280, 362, 365, 366, 372. 173.
Le Pen, Marine, 369. Loyola, Ignace de, 84.
Lermina, Jules, 135, 318. Lugné-Poë (Aurélien-Marie Lugné,
Leroux, Pierre, 337. dit), 97.

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386 La haine des clercs

Lumet, Louis, 330, 340. Martín Gijón, Mario, 314.


Luther, Martin, 359. Martov, Julius (Iouli Tsederbaum, dit),
Lynch, Arthur, 353. 351.
Marty, André, 352.
Maatoug, Fredj, 364. Marx, Karl, 17, 20, 25, 50, 67, 120,
Mabille (Jean-Charles Mabile, dit), 47. 122, 140, 215, 309, 316, 317, 324,
Macé-Scaron, Joseph, 281, 370. 336, 351, 368, 375.
Machiavel, Nicolas, 198. Marx, William, 327, 330.
Mac Orlan, Pierre, 237. Maspero, François, 273.
Magnard, Francis, 77, 326. Masseau, Didier, 314, 315, 335.
Mahé, Anna, 132, 133. Massignon, Louis, 242, 249.
Mahé, Armandine, 133. Massin, Caroline, 335.
Maire, Gilbert, 122, 336. Massis, Henri, 125, 126, 160, 337, 341,
Maistre, Joseph de, 111, 184. 344.
Maîtrejean, Henriette dite Rirette, 134, Masson, Émile, dit Brenn, 331.
135, 339. Masson, Pierre, 346.
Maîtrejean, Louis, 135. Masson-Oursel, Paul, 215.
Maitron, Jean, 338. Massu, Jacques, 257.
Malandain, Gilles, 322. Mathieu, Césaire (archevêque), 318.
Malato, Charles, 322. Mathieu, Jean-Philippe, 358.
Malon, Benoît, 48, 49, 321. Mauclair, Camille, 327.
Malraux, André, 221, 301, 358. Mauger, Gérard, 313, 369.
Manarf, 339. Maulnier, Thierry, 232, 233, 238, 360.
Manceaux, Michèle, 368. Maupassant, Guy de, 214.
Mandouze, André, 242, 243, 249. Mauriac, François, 227, 230, 241, 242,
Mann, Thomas, 170. 249, 255, 347, 362, 365.
Mao Zedong, 263, 264, 265, 275, 308, Maurice, B., 316.
367. Mauricius, voir Vandamme, Maurice,
Marans, René de, 336, 337. 135, 184, 337, 339.
Marat, Jean-Paul, 186. Maurras, Charles, 15, 83, 88, 111, 114,
Marc, Alexandre, 348. 115, 116, 117, 118, 121, 126, 161,
Marcel, Pierre, 324. 178, 201, 214, 219, 231, 236, 245,
Marchais, Georges, 271. 275, 279, 308, 309, 328, 333, 334,
Marcuse, Herbert, 271. 335, 337, 344, 360.
Mariette, Pierre-Jean, 316. Mauss, Marcel, 101, 215.
Mariojouls, Joël, 373. Mayr, Wieland, 334.
Mariot, Nicolas, 152, 157, 342, 343. Max, Ch., 330.
Maritain, Jacques, 116, 163, 164, 165, McCarthy, Joseph, 260.
183, 344, 345. McCearney, James, 335.
Marotin, François, 319. McDougall, William, 353.
Marrou, Henri-Irénée, 242, 248, 249, McWilliam, Neil, 330.
255, 363, 364. Mégret, Bruno, 259.
Martel, Frédéric, 371. Meier, Anna, 358.
Martin du Gard, Roger, 214. Meilland, Jean-Marie, 373.

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Index 387

Meizoz, Jérôme, 354. Moureau, François, 323.


Mendès, Catulle, 66. Muel-Dreyfus, Francine, 359.
Menegaldo, Alain, 336. Murat, André, 46.
Mercier, Auguste, 97. Muray, Philippe, 279, 284, 371.
Mercier, Lucien, 338. Murger, Henry, 40.
Merrheim, Alphonse, 139. Musset, Alfred de, 227, 239, 359.
Messika, Martin, 371.
Michaux, Henri, 230. Nadeau, Maurice, 254, 365.
Michel, Louise, 60, 368. Navet, Georges, 317, 318, 337.
Michel, Vincent, 336. Nazzi, Louis, 142.
Michel-Ange, 40. Nègre, Valérie, 316.
Michelet, Jules, 9, 21, 77, 271, 272, 368, Netter, Marie Laurence, 336.
369. Nietzsche, Friedrich, 108, 120, 122,
Mignon, Emmanuelle, 285, 371. 221, 232, 233, 271, 276, 295, 298,
Milioukov, Pavel, 350. 309, 360.
Millerand, Alexandre, 67, 68. Nimier, Roger, 238, 239, 275, 361.
Mills, Charles Wright, 255, 365. Nizan, Paul, 111, 190, 195, 196, 197,
Mirbeau, Octave, 63. 198, 207, 271, 273, 290, 296, 352,
Misme, Jane, 334. 353, 369, 373.
Mistral, Frédéric, 142. Noël, François, 47.
Mitterrand, François, 258. Noël, Marie-Pierre, 334.
Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), Noir, Victor (Yvan Salmon, dit), 49.
359. Nordau, Max, 91, 329.
Molinier, Pascale, 335. Nordmann, Charlotte, 373.
Molitor, Victor, 355. Novak-Lechevalier, Agathe, 374.
Mollet, Guy, 248, 249, 348.
Monatte, Pierre, 350. O’Boyle, Lenore, 316.
Mondzain, Marie-José, 282. Ogden, Charles Kay, 353.
Monge, Gaspard, 22, 23, 316, 317. Olender, Maurice, 356.
Montaigne, Michel Eyquem de, 158, Onfray, Michel, 280, 294, 295, 296,
214, 215, 252, 356, 357. 297, 298, 308, 370, 373, 374.
Montandon, Georges, 215. Onimus, Jean, 333.
Montégut, Maurice, 339. Oppenheimer, Robert, 254.
Montesquieu, Charles de Secondat, Ordner, Ray, 342.
baron de La Brède et de, 245, 252. Ory, Pascal, 197, 353, 357.
Monty, Jacques, 273, 369. Ozouf, Mona, 315.
Morand, Paul, 237.
Moreau de Tour, Jacques-Joseph, 91. Pagès, Yves, 354.
Morel, Jean-Pierre, 354. Palix, Pierre, 318.
Morhardt, Mathias, 96. Pancol, Katherine, 280.
Moriaud, Paul, 97. Paquier, Charles, 112.
Morin, Edgar, 301, 374. Paraf-Javal, Georges Mathias, 131, 132,
Mosbah-Natanson, Sébastien, 337. 133, 136, 338.
Moselly, Émile, 333. Paraz, Albert, 355, 356.

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388 La haine des clercs

Parinaud, André, 354, 361. Petitjean, Camille, 256.


Partridge, Louis, 155. Peyrefitte, Alain, 326.
Pascal, André, 177, 349. Philippe, Charles-Louis, 202, 204, 330,
Pascal, Blaise, 108, 121. 340.
Pascal, Pierre, 15, 163, 184, 185, 186, Piaf, Édith (Édith Gassion, dite), 239.
187, 188, 189, 190, 309, 350, 351, Piaget, Jean, 353.
352. Picard, Raymond, 239, 268.
Passeron, Jean-Claude, 267, 268, 367. Picasso, Pablo, 196.
Pasteur, Louis, 54, 96. Picon, Gaëtan, 271, 368.
Paul, Harry W., 341. Picquart, Georges, 93.
Paulhan, Jean, 230, 331. Pie XI (pape), 166.
Pauwels, Louis, 355. Pierre Ier, dit Pierre le Grand, 189.
Pécout, Christophe, 359. Pierret, Alfred, 93.
Pécresse, Valérie, 370. Pigault, 340.
Péguy, Charles, 15, 69, 72, 75, 98, 99, Pillsbury, Walter Bowers, 353.
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, Pillu, Pierre, 45, 319, 320.
108, 110, 111, 125, 142, 148, 151, Pinto, Louis, 360, 371.
179, 181, 182, 201, 202, 203, 209, Pissarev, Dmitri Ivanovitch, 188.
221, 236, 243, 248, 254, 256, 279, Pitte, Jean-Robert, 323.
287, 330, 331, 332, 333, 337, 341, Plagnol, Henri, 370.
349, 350, 356, 358, 361, 364, 365. Planté, Christine, 334.
Péguy, Marcel, 333. Platon, 116, 218, 261, 276, 295.
Peillon, Vincent, 372. Plutarque, 237.
Pellerin, Pascale, 365. Pohn-Weidinger, Axel, 365.
Pelloutier, Fernand, 83, 103, 136, 141. Poincaré (famille), 154.
Pennetier, Claude, 353. Poinsard, Jeanne-Marie, dite Jenny P.
Penon, Jean-Baptiste (abbé), 114. d’Héricourt, 35, 318.
Perdiguier, Agricol, 20, 21, 22, 23, 24, Poirot-Delpech, Bertrand, 279, 369.
25, 26, 27, 28, 29, 34, 49, 52, 140, Poitevin, Eugène, 340.
309, 316, 317, 321. Polastron, Lucien X., 358, 367.
Perl, Pierre-Olivier, 328. Polony, Natacha, 315.
Perret, Bernard, 370. Poncet, Léon, 169, 172, 345, 347, 348.
Perrier, Léon, 169, 170, 171, 173, 174, Porquerol, Lucie, dite Élisabeth, 208,
175, 176, 346, 347, 348. 355.
Perroy, Édouard, 249. Pottecher, Jean, 152, 342. Pottier, Paul,
Person, Maxime de, 364. 324.
Péru, Jean-Michel, 354. Pouget, Émile, 155, 338.
Pervillé, Guy, 362. Poujade, Pierre, 244, 245, 246, 247,
Pétain, Philippe, 228, 359. 255, 259, 260, 280, 285, 293, 348,
Peter, Michel, 54. 355, 362, 363, 370, 373.
Petersen, Cornélius, 171. Poulaille, Henry, 201, 202, 203, 204,
Petit, Edmond, 131. 354.
Petit, Eugène, 339. Poulat, Émile, 346.
Petitier, Paule, 272, 369. Pozzi, Samuel, 140.

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Index 389

Pranchère, Jean-Yves, 369. Reboul, Marcel, 360.


Pressensé, Francis de, 96. Reclus, Élisée, 63.
Prévert, Jacques, 300, 302, 374. Reclus, Paul, 140.
Prévost, Jean-Pierre, 346. Redeker, Robert, 281, 370.
Prévotat, Jacques, 345. Reinach, Joseph, 96.
Prochasson, Christophe, 315, 331, 341, Renan, Ernest, 104, 147, 181, 315, 332.
342. Renaud (Renaud Séchan, dit), 269, 368.
Proguidis, Lakis, 374. Renaut, Alain, 276, 367, 369.
Properce, 196. Rennes, Juliette, 334.
Proudhon, Pierre-Joseph, 15, 20, 28, 29, Renoliet, Jean-Jacques, 346.
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, Retté, Adolphe, 62, 322.
39, 40, 42, 50, 51, 52, 77, 84, 94, Reverdy, Henry, 344.
99, 100, 107, 111, 118, 119, 120, Ribard, Dinah, 313, 316.
121, 122, 123, 136, 184, 203, 219, Richard, Nathalie, 322.
245, 295, 307, 308, 309, 317, 318, Richepin, Jean, 65.
319, 320, 321, 326, 327, 335, 336, Ridet, Philippe, 370.
337, 368, 375. Riehl, Wilhelm H., 324.
Proust, Marcel, 180, 198, 212, 213, Rigault, Raoul, 59, 60.
215, 227, 357. Rimbaud, Arthur, 205, 374.
Psichari, Ernest, 147, 341. Ringer, Fritz K., 270, 355, 368.
Psichari, Jean, 147, 341. Rioufol, Ivan, 281, 370.
Pudal, Bernard, 353, 368. Riquier, Camille, 105, 106, 332.
Puech, Henri-Charles, 215. Rivière, Marcel, 110.
Pythagore, 107. Robbe-Grillet, Alain, 302.
Quillard, Pierre, 330, 357. Robelin, Cécile, 319.
Quinet, Edgar, 77. Robert, Véronique, 360.
Robespierre, Maximilien de, 46, 222.
Rabelais, François, 237, 294, 359, 361. Robichez, Jacques, 260, 366.
Rachjman, Ludwig, 212. Robin, Paul, 129, 330.
Racine, Jean, 196, 213, 214, 356. Rodenbach, Georges, 91.
Raffarin, Jean-Pierre, 280, 282, 283, Roger, Jérôme, 331.
285, 286, 370, 371. Rogues de Fursac, Joseph, 353.
Ramuz, Charles Ferdinand, 202. Roland, Manon (Jeanne Marie Phlipon,
Ramzine, Leonid, 194. dite), 318.
Rancière, Jacques, 270, 316, 317, 320, Rolin, Olivier, 367.
353, 368. Rolland, Patrice, 318, 336.
Raphaël, 351. Rolland, Romain, 148, 149, 160, 194,
Rasmussen, Anne, 149, 315, 341, 342. 230, 348.
Ravachol (François Claudius Koënig­ Rollin, Charles, 153.
stein, dit), 271. Romains, Jules, 177, 253.
Raynaud, Philippe, 367. Roman, Thomas, 333.
Rebatet, Lucien, 208, 217, 275, 355, Rosanvallon, Pierre, 314.
357. Rostrevor, George, 353.
Rebérioux, Madeleine, 331. Roudinesco, Élisabeth, 373.

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390 La haine des clercs

Rougier, Louis, 365. Séailles, Gabriel, 131, 331.


Roullier, Édouard, 45, 47. Secret, Bernard (abbé), 173.
Rousseau, Jean-Jacques, 33, 34, 35, Sée, Camille, 112.
42, 47, 61, 118, 119, 142, 318, 327, Ségur, Louis Gaston de (évêque), 168,
335, 359, 365. 345.
Rousseaux, André, 227, 359. Ségur, Sophie Rostopchine, comtesse
Rousselot, Pierre, 162, 344. de, 247.
Roussel, Pierre, 342. Seignobos, Charles, 100, 124, 151,
Roussel, Yves, 343. 337, 350.
Rousset, Émile, 140. Sentein, François, 361.
Rousset, Marion, 372. Serge, Victor (Viktor Kibaltchitch, dit),
Roux, Xavier, 150, 342. 135, 184, 186, 193, 194, 352, 353.
Rozières, Alex, 363. Serra, Maurizio, 358.
Serres, Michel, 296.
Sabiani, Julie, 331. Serry, Hervé, 344, 349.
Sacchetti, Alexandre, 185. Shakespeare, William, 188, 213, 351.
Sacquin, Michèle, 337. Shaw, George Bernard, 154.
Sade, Donatien Alphonse François, Sheila (Annie Chancel, dite), 273, 369.
marquis de, 276. Siblot, Yasmine, 352.
Sadoul, Numa, 364. Simenon, Georges, 232, 234, 360.
Sagot-Duvauroux, Dominique, 319. Simiand, François, 101.
Saint-Auban, Émile de, 63, 64, 322. Simon, Jules, 47.
Saint-Jean, Robert de, 356. Simon, Pierre-Henri, 250, 364.
Saint-Paul, Georges, 353. Simon, René, 336.
Saminadayar-Perrin, Corinne, 319. Simonin, Jean-Claude, 31.
Sand, George, 26, 34, 42, 119, 318, 359. Simonnet, Cyrille, 317.
Sand, Schlomo, 374. Siné (Maurice Sinet, dit), 250, 251,
Sapiro, Gisèle, 321, 322, 323, 337, 347, 307, 364.
359, 360. Singer, Claude, 358.
Sarkozy, Nicolas, 7, 285, 286, 287, Sirinelli, Jean-François, 327, 328, 362.
288, 289, 290, 297, 369, 370, 371, Slama, Alain-Gérard, 370.
372, 390. Smith, Adam, 51, 108.
Sarraute, Claude, 361. Snyder, Timothy, 358.
Sartre, Jean-Paul, 235, 236, 238, 239, Socrate, 8, 107, 111, 116, 121, 261,
242, 253, 268, 273, 275, 276, 284, 262, 333, 334.
290, 295, 301, 302, 303, 360, 361, Sollers, Philippe, 275, 370.
368, 371, 373. Sorel, Georges, 17, 75, 98, 99, 103,
Sayad, Abdelmalek, 293. 107, 108, 109, 110, 120, 122, 137,
Say, Jean-Baptiste, 51. 160, 198, 203, 209, 262, 290, 309,
Schlumberger, Jean, 356. 324, 333, 336, 339, 353.
Schnapp, Alain, 368. Soret, Jean-Hugues, 344.
Schopenhauer, Arthur, 298, 299, 374. Sorokine, Dimitri, 351.
Sciolino, Elaine, 313. Sorrel, Christian, 345.
Scott, Joan Wallach, 320. Souami, Benaïssa, 251.

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Index 391

Soudy, André, 129. Thorez, Maurice, 196, 199, 353.


Souillac, Romain, 363. Tikhonov Sigrist, Natalia, 334.
Soustelle, Jacques, 255. Tillier, Bertrand, 328, 329.
Souvarine, Boris, 192, 194, 352. Titchener, Edward Bradford, 353.
Spengler, Oswald, 374. Tocqueville, Alexis de, 13.
Staël, Germaine de, 318. Tolain, Henri, 20, 46, 50, 51, 52.
Staline (Joseph Vissarionovitch Tolstoï, Léon, 69, 232, 351, 360.
Djougachvili, dit), 188, 194, 196, Topin, Marius, 326.
253, 358. Toudouze, Gustave, 56, 321.
Stchoupak, Nadine (Nadejda Steinberg, Toulouse, Jean, 342.
dite), 215. Toulouse, Louis, 152, 342.
Steiner, Anne, 338, 339, 340. Tournier, Maurice, 269, 318, 332, 368,
Steklov (ou Stieklov), Grigori, 193, 372.
352. Treint, Albert, 195.
Stendhal (Henri Beyle, dit), 214, 227, Trénard, Louis, 316.
359. Trinquet, Alexis, 45.
Sten, Jan, 194. Trinquier, Roger, 255.
Stromberg, Robert, 355. Troyat, Henri, 232.
Suarès, André, 357. Truchet, Abel, 90, 328.
Sue, Eugène, 45, 46, 320. Tzara, Tristan (Samuel Rosenstock,
Susini, Jean-Jacques, 255. dit), 358.
Sutor, Franck, 338.
Sutton, Michael, 335. Vacher de Lapouge, Georges, 88, 328.
Vaillant, Alain, 319.
Tahon, Jean-Luc, 348. Vaillant, Auguste, 59, 61, 63, 271.
Taine, Hippolyte, 61, 79, 86, 89, 116, Val, Philippe, 372.
322. Valéry, Paul, 206, 227.
Tarde, Alfred de, 125, 126, 337. Vallès, Jules, 12, 20, 37, 38, 39, 40, 41,
Tarde, Gabriel, 125. 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 51,
Tarle, Eugène, 194. 52, 53, 55, 80, 81, 140, 142, 179,
Tasset, Cyprien, 323, 324. 208, 209, 233, 239, 271, 294, 319,
Tassy, Edme, 353. 320, 321, 340, 356, 368.
Temkine, Raymonde, 365. Vallier, Joseph, 348.
Téry, Gustave, 102. Valls, Manuel, 290, 291, 372.
Tézenas, Maurice, 57. Valois, Georges (Alfred Georges
Thalamas, Amédée, 177. Gressent, dit), 110, 122, 123, 160,
Tharaud, Jean et Jérôme, 100. 165, 195, 201, 202, 309, 336, 337,
Thénard, Jean-Michel, 370, 372. 354.
Thérive, André, 201. Vandamme, Maurice, dit Mauricius,
Thérond, Florence, 319. 135, 184, 337, 339.
Thibaudet, Albert, 100, 333, 344. Vandromme, Polydore, dit Pol
Thiers, Adolphe, 317. Vandromme, 275, 369.
Thiers, Éric, 342. Variot, Jean, 110.
Thomas d’Aquin, 163, 165, 344. Vaugeois, Henri, 119, 336.

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392 La haine des clercs

Vécrin, Anastasia, 372. Warren, Howard Crosby, 353.


Vercel, Roger, 232. Weber, Max, 7, 224, 270, 313, 368.
Verhaeren, Émile, 203. Weill, Raymond, 215.
Verlaine, Paul, 359. Weil, Simone, 226.
Vernet, Madeleine, 141. Weitzmann, Marc, 374.
Véron, Louis, 323. Whirlily, 330.
Veuillot, François, 167, 359. Whitman, Walt, 69, 147, 203.
Veuillot, Louis, 64, 66, 94, 111, 167, Willemez, Laurent, 372.
227, 323, 359. Willis, Paul, 16, 315.
Vialar, Paul, 355. Wilson, Stephen, 330.
Viard, Jacques, 331. Winock, Michel, 325, 362.
Vico, Giambattista, 108. Wittgenstein, Ludwig, 152.
Victor, Pierre, dit également « Victor », Wittmann, Jean-Michel, 328.
voir Lévy, Benny, 261. Wogue, Jules, 346.
Vidal-Naquet, Pierre, 348, 362, 368. Worms, Frédéric, 330.
Viennot, Éliane, 334.
Vigny, Alfred de, 335. Yadan, Thomas, 370.
Viguier, Pierre, 185. Yvetot, Georges, 136, 137, 138, 139,
Villedieu, Eugène, 322. 140, 141, 339, 340.
Villon, François, 237. Zay, Jean, 215.
Vingtras, Joseph, 45. Zékian, Stéphane, 314.
Vitoux, Frédéric, 356. Zheng Yi, 367.
Vivien, Renée (Pauline Tarn, dite), 117. Zinoviev, Grigori, 193, 352.
Voltaire (François-Marie Arouet, dit), Zola, Émile, 13, 57, 65, 66, 67, 70, 75,
236, 281, 359. 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 89, 90,
Vuillaume, Maxime, 321. 91, 93, 94, 96, 97, 98, 140, 214,
241, 325, 326, 328, 329, 330, 340,
Waldeck-Rousseau, Pierre, 68. 359, 374.
Wallon, Rémi, 370. Zuber, Valentine, 337.
Walsin-Esterhazy, Ferdinand, 57, 95. Zwilling, André, 25.

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Table

Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Chapitre un. Intellectuels et manuels au travail . . . . . . . . . . . . . . . 19


Ressouder la chaîne des savoirs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Proudhon à la manœuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
Des redingotes et des blouses. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

Chapitre deux. Classes dangereuses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53


Mauvais procès. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Un nouveau prolétariat ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

Chapitre trois. Prendre parti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75


Quand Zola accusait les intellectuels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
L’Affaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Chez d’anciens dreyfusards . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

Chapitre quatre. Dissiper les nuées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111


Humeurs viriles. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Le choc des cultures. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120

Chapitre cinq. Action directe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129


L’individu à la tribune. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
La CGT du « chacun chez soi ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
Appels au meurtre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142

Chapitre six. Champs de bataille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147


Bourrage de crâne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
Entre deux feux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Relever la tête. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159

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Chapitre sept. L’esprit et la lettre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Connaître Dieu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
L’occupation de la Grande Chartreuse : une querelle de clocher ?. 165
Haro sur les bien-pensants. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Un bolchevik chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184

Chapitre huit. Refondre les cadres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191


L’ouvriérisme en débat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
Autoportrait de Nizan en révolutionnaire professionnel . . . . . . . . 195

Chapitre neuf. Faire « peuple ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201


La fabrique de l’écrivain prolétarien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Les vies rêvées de Céline. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

Chapitre dix. Coups de force. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217


Une crise nazie de la pensée française ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
De leur propre chef . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Le style (tout) contre les idées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235

Chapitre onze. Désunion française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241


Le papetier, le ministre et les paras. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
La question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Front contre front. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

Chapitre douze. Cueillir les fleurs, jeter les pierres . . . . . . . . . . . . 261


La voie chinoise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
Crève salope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 268
Retour de bâton. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275

Chapitre treize. Sur un plateau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279


États d’urgence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280
Bourdieu dans les cordes ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291
Houellebecq et Onfray face à face. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311
Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377

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