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LES SECRETS

DES PORTULANS

ou les cartes de l’inconnu

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I

VOYAGE CHEZ LES GRINGOS

Je n’aime pas tellement me promener chez les gringos, comme


disent mes amis mexicains. Ce n’est pas qu’ils me reçoivent mal, ils
sont au contraire bien plus hospitaliers que les Français. Seulement,
que voulez-vous ? chez nous, chaque petit village a une vieille mai-
son ou parfois une rue entière restées intactes depuis des siècles sans
nombre. Et des légendes et des traditions ; tenez, rien que les noms
de lieux, est-il fossile mieux conservé ? Je me souviens d’un article
paru je ne sais plus où, dans lequel un savant linguiste s’amusait à re-
pérer les mots de notre langue qui ne sont ni grecs, ni latins, ni même
gaulois. Et on en trouve : par exemple en Auvergne où les mots fos-
siles paraissent particulièrement bien conservés. Il paraît que les Au-
vergnats appellent l’arc-en-ciel « l’aricaucano », mot bizarre où les
étymologistes perdent leur latin et même leur grec. Mais non pas leur
sanscrit, s’ils en possédaient un peu. Car l’arc-en-ciel en sanskrit,
cela se dit « l’arigagana », la roue dans le ciel… Et la chauve-souris :
« pissorato » en auvergnat, « pitsatorato » l’oiseau rate, en sanskrit. Il
y avait beaucoup d’autres exemples, mais je n’ai guère retenu que

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ceux-là. Un autre pourtant plus curieux encore peut-être. Il paraît
qu’il existe en Haute-Provence une petite ville abandonnée, Castillo-
nès, avec des passages très tortueux entre les maisons, qui s’appe-
laient paraît-il, les « guerlites ». Cherchons du côté sanskrit et nous
trouvons « dwirliti », le passage étroit…
De quoi s’exciter l’imagination, comme on voit, et de quoi rêver
aux millénaires innombrables du passé quand des peuplades qui par-
laient encore sanscrit envahissaient notre Auvergne. Cela doit bien
remonter à dix mille ans ? Et les mots, fossiles indestructibles, sont
restés.
Au lieu de cela, chez les gringos -— allons, soyons aimables, chez
les Américains, des villes, des villages, même pas laids d’ailleurs, il
serait faux de le croire. Mais tous pareils. Rien ne s’est jamais passé
là. L’Histoire n’a pas d’épaisseur. Je m’ennuie chez eux. D’abord ils
m’ont fait manger dans le temps un « chicken on the rough » arrosé
de thé glacé que mon estomac ne leur a pas pardonné. Et puis il y a
leur sacrée langue que je connais parfaitement sauf que je n’arrive
pas à la comprendre quand ils la parlent avec leur accent d’outre-At-
lantique. En plus, je suis d’une humeur de chien ce matin, il faut bien
en convenir, parce que mon ami Tompkins veut me traîner chez Hap-
good qui est géographe, alors que j’ai la géographie en horreur. D’au-
tant plus que Tompkins n’a pas voulu me dire de quoi il retourne.
J’aime bien Tompkins, un des très rares Américains qui parlent le
français sans accent ainsi d’ailleurs que l’allemand et l’espagnol. Un
type civilisé, quoi ! Mais il a parfois de drôles d’idées ; il est journa-
liste avant tout et il s’excite parfois bien à tort sur des pistes où je ne
puis pas le suivre, même pour lui faire plaisir. Je voulais bâcler un
rapport hyper-urgent pour mon administration et il n’y a rien eu à
faire : il a fallu que je monte dans sa grosse américaine, sous le pré-

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texte qu’Hapgood allait filer à l’autre bout du monde dans quelques
jours et que je lui reprocherais toute ma vie dans ce cas de ne pas me
l’avoir fait rencontrer.
— Mais je ne le connais seulement pas ! Comment pourrais-je te
reprocher quoi que ce soit ?
— Je veux parler de reproches rétrospectifs que tu me ferais dans
l’avenir, quand tu sauras de quoi il retourne. Allons, monte !
Cela fait deux heures et plus que nous roulons. Il n’y a pas un chat
et je dois convenir que la campagne est bien belle. Ces molles col-
lines du New Hampshire avec leurs forêts sombres et la pluie fine qui
n’arrête pas de tomber me rappellent ma Normandie, qui est bien loin
maintenant. Je rêvasse vaguement.
Je suis arrivé tout de même à tirer quelques renseignements de
Tompkins. Le Hapgood en question est

Ces données sur le Pr Hapgood ne sont nullement de la fiction.


Charles H. Hapgood est maintenant à la retraite, mais il était profes-
seur d’histoire des sciences à Keene State College, à l’université du
New Hampshire. John K. Wright, ancien président de l’American
Geographical Society apprécie ainsi son ouvrage « Maps of the an-
cient Sea Kings » (les cartes des anciens rois de la mer) dans le fa-
meux journal « science » (vol. 63, 1926, 463-468) : « Que l’on ac-
cepte ou non ses identifications et ses solutions, il a posé des hypo-
thèses qui exigent à grands cris un examen ultérieur. »
Le livre de Hapgood a connu une réédition augmentée en 1979 et
va être traduit en français (aux Éditions du Rocher, Monaco).

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professeur à Keene State College, une de ces innombrables institu-
tions américaines qui tiennent le milieu entre nos universités et nos
écoles d’ingénieurs. Il est paraît-il assez connu par ici et Einstein l’a
même félicité pour un de ses livres. Qui portait je crois sur les acci-
dents géologiques brutaux qui ont dû se produire même dans les
temps historiques. Évidemment c’est un sujet intéressant. Les glacia-
tions, pour ne citer qu’elles, ont dû être des phénomènes ahurissants
avec les immenses glaciers qui recouvraient la moitié septentrionale
de l’Europe, le niveau des mers, qui, à cause de l’eau retenue par les
glaciers, se trouvait à soixante mètres au-dessous du niveau actuel ;
et l’homme qui était déjà là, chassait, pêchait, dessinait, enterrait ses
morts suivant un rituel complexe et devait prendre le phénomène gla-
ciaire avec beaucoup de naturel. Quand on songe que personne, jus-
qu’à présent, n’a été fichu de trouver l’explication de cet immense
amas de glaces au-dessus de régions maintenant tout à fait tempé-
rées ! Évidemment si Hapgood a étudié cela il doit avoir des choses
intéressantes à raconter.
— Il veut me parler des catastrophes naturelles et des glaciations,
ton Hapgood ?
— Non, pas spécialement, je ne le pense pas.
— Alors de quoi ?
— Tu le verras bien, encore un quart d’heure de patience à peu
près.
Ça devient enfantin ; je le fais remarquer à Tompkins, non sans
une certaine aigreur. Il se contente de rire.
Enfin, ne nous chamaillons pas, la voilà la maison de Hapgood.
Joli petit chalet, tel qu’un universitaire français serait bien incapable
de s’en faire construire. Tout ce qu’il faut, y compris le gros condi-

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tionneur d’air à la porte. Un petit jardin avec quelques fleurs que je
ne suis pas capable de reconnaître. Et cette absence totale de clôture
qui surprend tellement les Français.
Hapgood lui-même est petit, plutôt bedonnant, habillé d’une sorte
de combinaison foncée. Ce qu’il faut remarquer chez lui ce sont les
yeux : vifs, avec un côté rêveur. Et la tignasse noire qu’il ébouriffe
trois fois par minute au moins.
Grandes démonstrations entre lui et Tompkins.
Qui me présente avec toutes sortes de fioritures sans doute (je rap-
pelle que je ne comprends pas l’Américain) car l’œil de Hapgood
s’arrondit et il me serre la main avec effusion.
Entrons donc. Voilà le whisky, bien sûr. La femme d’Hapgood et
deux de ses filles l’accompagnent. Allons, ne soyons pas trop gro-
gnon tout de même, ces braves gens se mettent en quatre, ça se voit
bien. Aux murs, pas grand-chose. Ah si, tout de même une carte de la
Méditerranée avec, c’est curieux, une énorme faute concernant la
côte du sud-ouest de l’Angleterre.
— Hein, dit Tompkins, tu te demandes pourquoi un professeur
américain a besoin dans son bureau d’une carte de la Méditerranée ?
— Je l’avoue, quoiqu’un géographe a le droit d’avoir ses fantaisies.
— Ce n’est pas une fantaisie, cette carte a quelque chose de spé-
cial.
— Oui, je l’avais déjà remarqué, les rivages de la Méditerranée me
paraissent très exacts, alors que plus au nord, ça se dérègle beaucoup.
Comment cela se fait-il ?
— C’est qu’elle n’est pas jeune, la carte, tu sais. C’est la reproduc-
tion d’un portulan, d’une carte marine, et les marins aiment autant
être exactement renseignés sur les zones où ils risquent de toucher

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terre. Le portulan lui-même se trouve à la Bibliothèque du Congrès,
avec beaucoup d’autres cartes anciennes dont personne ne s’occupait
jusqu’à ce que l’ami Hapgood ait mis le doigt dessus.
— Bon, mais encore une fois cette carte remonte à quand ?
— Tell him yourself, Charles, dit Tompkins.
— Thirteen thirty nine, réplique Hapgood… It is the Dulcert por-
tulan.

LE PORTULAN DE DULCERT

Le portulan de Dulcert est même si précis qu’un grand spécialiste


des cartes médiévales, Nordenskjöld, ne pensait pas qu’il ait pu être
tracé par des cartographes médiévaux. Ses copies du début du XIV e
siècle sont tout aussi bonnes que celles du XVIe siècle. Il semble
qu’au début du XIVe ou à la fin du XIIIe siècle, on ait trouvé un ex-
cellent modèle et qu’on se soit contenté de le recopier. En effet, tous
les portulans de la Méditerranée se ressemblent et utilisent la même
échelle. Mais cette échelle, toujours d’après Nordenskjöld, est sans
rapport avec les unités de mesure utilisées en Méditerranée, sauf
avec les mesures catalanes qu’il croit dérivées des mesures carthagi-
noises. Si bien, ajoute-t-il, qu’il se pourrait que les portulans re-
montent à une époque très lointaine, au moins jusqu’à Marin de Tyr
(second siècle avant J.-C.). Le plus étrange est que Marin de Tyr
précéda de quelques dizaines d’années sans doute le célèbre géo-
graphe Claudius Ptolemaeus qui travaillait à la fameuse biblio-
thèque d’Alexandrie au cours du second siècle avant J.-C. Or, les
portulans méditerranéens tracés sur son ordre sont bien plus mau-
vais que le portulan de Dulcert. La contradiction qui trouble Nor-

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denskjöld est que Ptolémée avait à sa disposition une énorme docu-
mentation géographique et connaissait fort bien les mathématiques.
Comment peut-on supposer alors que de pauvres marins du
XIVe siècle infiniment moins savants que Claude Ptolémée aient pu
tracer un portulan bien meilleur que le sien ? Et pourquoi les sa-
vants du Moyen Âge qui font de la cartographie, d’une manière gé-
néralement catastrophique, semblent-ils avoirs ignoré les portu-
lans ?

Il se moque de moi. Ça ne se peut pas.

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II

L’ÉTRANGE DÉCOUVERTE D’HAPGOOD

Ça ne se peut pas, parce que pour faire une carte précise, il faut
d’abord calculer des latitudes et des longitudes. Tout cela se ramène
finalement à des mesures de la hauteur du soleil au-dessus de l’hori-
zon à une certaine heure, comparée à la hauteur qu’il aurait à la
même heure en un certain lieu qu’on appelle le méridien d’origine. Et
la moindre erreur horaire entraîne des distorsions considérables et
rend la carte complètement fausse. Il faut aussi apprécier des dis-
tances avec la plus grande précision. Et des directions : une excel-
lente boussole est nécessaire.
Ils n’avaient rien de tout cela, tout de même, en l’an de grâce
1339 ! Tout au plus des horloges à eau ou des sabliers ; quant aux
boussoles, je sais bien que l’usage de l’aiguille aimantée est proba-
blement bien plus ancien qu’on ne croit ; que les Vikings, paraît-il,
enduisaient de graisse une paillette de magnétite et la faisaient flotter
sur un seau d’eau, ce qui les empêchait, si j’ose dire, de perdre le
nord. De même en se guidant d’après les étoiles, on peut retrouver sa
direction. Mais de là à effectuer les mesures angulaires très précises

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qu’exige le lever d’une bonne carte, il y a un monde. C’est pourquoi
je ne comprends pas ce que veut dire Hapgood. D’autant plus que des
cartes de ce temps, on en connaît : elles étaient copiées la plupart du
temps sur celles de Claudius Ptolémée, le géographe alexandrin, et
fausses à en pleurer. Alors ?
— Écoutez, dis-je à Hapgood, je ne puis vous croire, et je vous prie
de m’en excuser. Mais si des cartes aussi précises que celles que vous
dites avaient existé, ça se saurait ? Or vous savez bien que toutes les
cartes anciennes sont fausses et peu utilisables ?
Je m’aperçois que j’ai parlé en anglais ; cela m’arrive quand je suis
engagé dans une discussion qui m’intéresse.
— Il y a une explication, répond Hapgood. Vous savez bien que le
problème essentiel de la cartographie est de figurer sur un plan ce qui
se trouve en réalité sur une sphère. Ce n’est pas possible, sauf si l’on
emploie des expédients, qui sont tous boiteux. Nous utilisons en gé-
néral la projection de Mercator. Les portulans en utilisaient une ou
plusieurs autres en les combinant parfois ou en mettant bout à bout
des cartes de différentes projections. Si bien qu’à première vue, un
portulan, c’est absurde, tout au moins pour les conventions aux-
quelles nous sommes habitués. C’est pourquoi j’ai trouvé des malles
entières de ces documents, à la Bibliothèque du Congrès à Washing-
ton, en particulier. Personne ne s’y intéressait.
— Et vous alors, comment êtes-vous venu à les considérer d’un
peu plus près ?
— Ah ! c’est à cause de la carte de Piri Reis !

LES CARTES DE PIRI REIS

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Piri Muhdi Id’in Reis, navigateur turc mais sans doute d’origine
grecque chrétienne, était, dit-on, le neveu du fameux corsaire Kemal
Reis. Son père devait être un renégat du nom de Hadji Mehmed. Piri
Reis fut corsaire lui-même et y gagna une excellente connaissance
des bords de la Méditerranée. Il devint « kapurdan » en Égypte, y
connut nombre d’aventures toutes sanglantes et hautes en couleur.
Mais la dernière tourna mal pour lui ; une de ses expéditions ayant
échoué, le sultan le fit décapiter au Caire en 962 de l’Hégire (1554-
1555).
On connaît surtout Piri Reis comme l’auteur d’un livre sur la na-
vigation en Méditerranée, le Bahrije (« Voyages sur mer »), qui
comporte des renseignements sur les courants, les haut fonds, les
ports et les détroits. Ce travail fut sans doute commencé sous le
règne de Sélim I », mais il est dédié à Soliman le Magnique auquel
il présenta sa fameuse carte en 930 de l’Hégire (1523). Cette carte,
appelée par Piri Reis lui-même « carte de Colomb », a été trouvée
en 1929 par Khalil Edhem Bey dans la bibliothèque du Sérail à Is-
tanbul. Elle est tracée sur une peau de gazelle de 75 X 60 cm, enlu-
minée richement et couverte d’inscriptions en turc. Elle représente
l’hémisphère occidental et spécialement les bords de l’Atlantique.
Les inscriptions de la carte sont pour la plupart dépourvues d’intérêt
sauf deux d’entre elles. Il en manque d’ailleurs une partie, car la
carte a été déchirée en deux dans le sens nord-sud si bien que du cô-
té est, seules l’Espagne et une partie de l’Afrique sont représentées.
Inscription V : « Comment furent trouvées ces côtes et ces îles
(côtes d’Amérique). On les nomme côtes d’Antilla. Elles furent dé-
couvertes dans l’année 896 du calendrier arabe. Mais on dit qu’un
infidèle génois du nom de Colombo découvrit ces côtes. Un livre
tomba entre les mains de Colombo et il trouva qu’on disait dans ce
livre qu’à la fin de la mer Occidentale (l’Atlantique), c’est-à-dire du

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côté de l’ouest, il y avait des côtes et des îles et toutes sortes de mé-
taux et de pierres précieuses. Le sus-mentionné, ayant étudié à fond
ce livre, l’expliqua à un des Grands de Gênes, etc.
Inscription VI : Cette section montre comment fut faite cette
carte. Personne de ce siècle n’en possède une pareille. (Elle fut
faite) d’environ vingt cartes des Mappae Mundi – ce sont des cartes
dressées aux jours d’Alexandre, seigneur des deux Cornes et elles
montrent la partie habitée du monde : les Arabes nomment ces
cartes Zaferiye. (Elle est faite) de huit Zaferiyes de cette sorte et
d’une carte arabe du Hind et des cartes qui viennent d’êtres faites
par quatre Portugais qui montrent les contrées du Hind, Sind et
Chine dessinées géométriquement ; et aussi d’une carte dessinée par
Colombo dans la région occidentale (…). En réduisant toutes ces
cartes à la même échelle, je suis arrivé à cette disposition finale… »
Une phrase énigmatique semble vouloir dire que Colomb aurait
été documenté sur l’Amérique avant de la découvrir. On a d’ailleurs
soutenu que les évêques du Nord, au cours de leur voyage à Rome
« ad limina apostolorum », auraient parlé à la cour pontificale de la
découverte du Vinland ; et que Colomb ne l’ignorait pas. Tout ce
qu’on peut avancer, c’est qu’il n’existait pas à cette époque grand-
chose qui mérite d’être su et que Rome ignorât…

La carte de Piri Reis ; oui, j’en ai entendu parler. Il y a quelques


années, elle a fait grand bruit. Même le fameux explorateur Paul-
Émile Victor paraissait y attacher de l’importance. C’est une vieille
carte, ou, comme dit Hapgood, un vieux portulan qui aurait appartenu
à un corsaire ottoman : Piri Reis ; mais lui-même convenait que ce
n’était qu’une copie de documents beaucoup plus anciens dont l’un

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viendrait tout droit de la bibliothèque du « Seigneur de la Double
Corne », autrement dit Alexandre le Grand ; et, toujours d’après Piri
Reis, un chrétien du nom de Colombo l’aurait eue en sa possession ;
mais allez donc ajouter foi aux fabulations d’un pirate turc… Seule-
ment la carte est sûrement très ancienne, il n’y a pas de doute. Et l’on
y voit, clairs comme le jour, la côte de l’Amérique avec des quantités
de détails qui n’étaient pas connus du temps de Piri Reis, ni même du
temps de Colomb. L’Amazone, par exemple. Mieux encore, la côte
du pôle Sud, représentée comme libre de glaces, ce qui a été vrai,
mais il y dix mille ans… Et en plein milieu de l’Atlantique, une
grande île qui n’est pas assez grande pour correspondre à l’idée clas-
sique qu’on se fait de l’Atlantide ; mais tout de même… Toujours
est-il qu’il ne reste qu’un ou deux îlots à l’emplacement présumé de
cette île.
Tout cela tendrait à confirmer l’antiquité fabuleuse des cartes de
Piri Reis ou tout au moins du document initial sur lequel on les aurait
copiées. Antiquité dont le corsaire était le premier convaincu.
Hapgood s’est lancé depuis un quart d’heure dans une discussion
cartographique que j’ai un peu de mal à suivre ; cela sort tout à fait
de ma spécialité. D’abord il a essayé d’identifier la projection d’après
laquelle la carte avait été tracée. Ce n’est pas tellement commode
parce que dans les portulans de ce temps-là, on ne fait pas usage de la
latitude et de la longitude comme nous les utilisons. Les cartographes
avaient coutume de tracer un grand cercle, de le subdiviser à l’aide de
huit diamètres équidistants. En joignant les extrémités de ces dia-
mètres, on obtient des séries de carrés ; et dans chaque carré on des-
sine les détails de la carte correspondants. Après quoi, si vous voulez
tracer une carte plus grande ou plus petite, il vous suffit de connaître
le rayon du cercle initial qui a servi à tracer les carrés. Vous inscrivez

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un cercle plus grand ou plus petit d’une fraction connue et vous avez
des petits carrés proportionnels où il vous suffit de reporter les détails
cartographiques, avec une réduction ainsi déterminée. C’est peut-être
plus facile à faire qu’à expliquer. En tout cas la carte portait bien
toute une série de carrés qui montraient l’utilisation de cette méthode.
Où cela se gâta, c’est quand Hapgood voulut calculer les longitudes
et les latitudes. Il lui fallait trouver le centre du grand cercle d’ori-
gine, qui donnerait de précieux renseignements sur le méridien d’ori-
gine. Je passe sur une quantité de détails techniques : le grand cercle
avait été tracé en prenant la zone d’Alexandrie comme centre ! Ce
détail, de l’importance duquel Hapgood était pleinement conscient,
allait nous mener loin…
Mais le malheureux cartographe n’avait pas fini de souffrir. La
carte, Piri Reis en avait convenu le premier, était faite de pièces et de
morceaux, avec des réductions différentes. Et des erreurs : Piri Reis
était un homme de guerre plutôt qu’un cartographe distingué. Si bien
qu’il y avait deux embouchures de l’Amazone côte à côte ou presque.
Un élève de Hapgood, en partant de l’extrême sud de l’Amérique où
la carte était curieusement exacte, arriva même à retrouver la zone où
une pièce avait été maladroitement raccordée, justement au niveau de
l’Amazone ; sur quelques centaines de kilomètres, la carte est ab-
surde, puis cela redevient très précis. Comme il y avait au moins trois
morceaux et peut-être quatre, je laisse à penser ce que dut être le tra-
vail de remise en ordre…
Heureusement, Hapgood n’était pas seul. D’abord ses élèves
prirent feu pour le projet dès qu’ils eurent compris les conséquences
qu’il impliquait : une carte exacte au moment où aucune carte de ce
genre ne pouvait exister, il y a de quoi secouer l’indifférence de
n’importe qui, tout de même ? Des réunions fort animées se tenaient

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dans le bureau de Hapgood jusqu’à fort avant dans la nuit, où tout le
monde, professeur et étudiants, s’empoignait vigoureusement sur
l’interprétation de tel ou tel détail. Mieux encore, un étudiant en parla
à un de ses amis qui était capitaine à Westover Air Base : et pendant
deux ans, tous les cartographes de la base se battirent au côté de Hap-
good contre le vieux Piri Reis et sa manière déplorable de tracer une
carte…
Tout de même, c’est ce qu’ils ont de bon, ces gringos, et ce que
nous n’avons pas : on trouve toujours chez eux des gaillards prêts à
se dévouer pour n’importe quoi, même la plus épouvantable des sot-
tises qui ferait hausser les épaules à un Européen. Mais aussi pour la
cause la plus généreuse, la plus désespérée, et de préférence, la plus
aventureuse. C’est ce qui fait la grandeur de leur pays.
Je commence à m’exciter moi aussi. Confesserai-je que je ne
connaissais que très vaguement l’histoire de Piri Reis avant de venir
ici ? J’entrevois les implications, et le goût de l’aventure me saisit
comme un vin puissant.
À propos de vin… Il va être une heure de l’après-midi, le temps a
passé comme un rêve et « naturellement, dit Hapgood, vous allez par-
tager notre repas, car au moment du dessert, j’ai bien d’autres choses
à vous raconter. » Naturellement, en effet ; diable ! enfin il faut ce
qu’il faut. Tompkins qui sait ce que je pense et ce que je crains rigole
à peu près ouvertement, le monstre !
Bandons nos forces et traversons le désert du lunch américain.

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III

LE PÔLE SUD EN 1531

Cela fut moins affreux qu’on aurait pu le craindre. Évidemment on


insista pour que je m’humecte le gosier avec du café au lait, et on me
demanda si d’habitude je ne préférais pas le Coca-Cola. Non, je ne le
préférais pas ; le jour où j’en boirai une bouteille, ce sera au fond des
sables du désert, pour ne pas périr de soif, et encore je ne suis pas sûr
de n’en pas mourir empoisonné sur l’heure. Le tout est de choisir la
mort la plus douce. Enfin, ils ont fait de leur mieux et je ne manque
pas de congratuler la maîtresse de maison. Tenez, parlons d’autre
chose. Des vieilles cartes. Elles feraient passer n’importe quel repas.
Car évidemment alléché par l’histoire de Piri Reis, Hapgood se de-
manda tout de suite s’il ne pourrait trouver des faits analogues dans
d’autres portulans. Un saut à Washington, à la Bibliothèque du
Congrès, ce Noël 1959. Il tombe sur le portulan d’Orontaeus Fin-
naeus. Et il s’assied le souffle coupé.

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LA CARTE D’ORONTAEUS FINNAEUS

La carte fut découverte par Hapgood en 1959 dans un lot de


vieilles cartes qu’il avait prié qu’on lui mette de côté à la Biblio-
thèque du Congrès. Il eut peine à en croire ses yeux, qui voyaient
une carte du pôle Sud tracée en 1531 et d’une surprenante exacti-
tude. Comme dans le cas de la carte de Piri Reis, il fallut à Hapgood
beaucoup de patience pour superposer à la vieille carte une grille
moderne des longitudes et des latitudes. C’est d’autant plus difficile
que si près du pôle Sud, les degrés de longitude deviennent très
courts. Puis, le continent antarctique semblait beaucoup trop grand.
Mais si l’on mesure sur une carte moderne deux perpendiculaires se
croisant à travers sa surface, on obtient pour la première, de la pé-
ninsule de Palmer à la côte de Subrina, par exemple 78,5 mm et
pour la seconde, de la mer de Ross à la côte de la reine Maud,
38 mm : pour la carte d’Orontaeus Finnaeus, les dimensions corres-
pondantes sont 129 et 73 mm, c’est-à-dire que les proportions res-
pectives sont dans un rapport très voisin, ce qui ne peut guère être
un effet du hasard. Pour le reste, la carte a dû être faite, comme dans
le cas de celle de Piri Reis, de pièces et de morceaux. Mais enfin,
quand au terme d’un pénible travail Hapgood est arrivé à la retracer
d’une manière acceptable, l’exactitude en est remarquable avec en
plus cet étonnant détail de fjords qui entament la côte et de rivières
qui y aboutissent ; bref, il s’agit d’un pôle Sud avant sa glaciation
complète. On ne peut donc échapper au problème de la datation de
la carte. Quand a-t-elle été tracée pour la première fois ? On admet-
tait jusqu’à présent que l’énorme calotte glaciaire de l’Antarctique,
épaisse par endroits de quelques kilomètres, devait dater de plu-
sieurs millions d’années, quoique les sondages géologiques nous
aient montré que le grand continent avait connu des périodes

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chaudes. D’après les carottages de l’expédition américaine de 1949,
il y aurait eu au cours du dernier million d’années au moins trois pé-
riodes de climat tempéré en Antarctide : alors les rivages de la mer
de Ross devaient être libres de glaces. On pourrait rappeler les
conditions régnant en Amérique du Nord au même moment. La der-
nière période chaude n’aurait pris fin que quelques milliers d’années
avant J.-C., et elle avait duré longtemps.

Ce qu’il avait devant lui, c’était une carte du pôle Sud, parfaite-
ment reconnaissable. Or en 1531, date où fut dessiné le portulan en
question, le pôle Sud gisait encore tranquille dans les brumes antarc-
tiques, sans que personne l’allât chercher. Ici encore la projection
n’était pas celle de Mercator, mais les difficultés étaient bien moins
grandes que pour la carte de Piri Reis ; pourtant là aussi la carte avait
sûrement été composée de plusieurs morceaux. Mais là n’est pas la
merveille, c’est que la côte antarctique est représentée en grande par-
tie libre de glaces avec de nombreux fjords et des fleuves qui y abou-
tissent ! La péninsule de Palmer ne figure pas sur la carte ; d’où l’on
pourrait conclure qu’elle est erronée. Sauf que la péninsule de Palmer
n’existe pas en réalité ! Ce n’est qu’une banquise reliant une île à la
côte. L’intérieur du continent ne montre aucun détail sur le portulan,
comme s’il était déjà envahi par la glace… Ce qui était en bonne
voie, dans les 10 000 ans avant Jésus-Christ.
L’après-midi s’avance. Je suis tout à fait captivé, suspendu aux
lèvres du cartographe. Il a trouvé une piste. Une grosse. Ça n’arrive
pas si souvent dans la vie d’un homme de science ; mais nous savons

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les reconnaître, et aussi l’émotion sacrée, le tremblement qui nous
agite à ce moment-là, comme un voile qui se déchire.
Et il y a la suite. Car l’Histoire ne s’arrête pas là. Bien entendu,
quand on regarde dans la bonne direction, tout s’ensuit naturellement.
Il y a la carte de Canerio en 1502, d’une exactitude surprenante.
Or, en 1471, trente et un ans avant la carte de Canerio, les Portugais
n’avaient pas encore atteint l’embouchure du Niger. Vasco de Gama
fait le tour de l’Afrique en 1497-1499, mais il ne s’occupe guère de
la côte qu’il laisse hors de vue le plus souvent. Son but est d’atteindre
les Indes plutôt que de reconnaître l’Afrique.
Il y a aussi la carte de Jorge Reinel de 1510, où l’on voit les
contours de l’Australie, dont personne ne parlait bien entendu en
1510. Et pour ne pas quitter l’Extrême-Orient, une excellente carte de
Chine découverte par Needham et gravée dans la pierre en 1137
(mais on la connaissait bien avant).
Et la carte de Zénon de 1380, qui représente le Groenland divisé
en deux îles. On le sait seulement depuis les sondages sismiques qui
ont permis de découvrir ce qu’il y avait sous l’énorme carapace de
glace, l’inlandsis, dont l’épaisseur atteint 3 000 mètres. Est-il besoin
de dire que là aussi le Groenland est représenté libre de glaces avec
des chaînes de montagnes ?
Sur la carte de Benincasa de l’Europe du Nord, on découvre une
masse orientée est-ouest que les premiers géographes ont pris pour la
Baltique, orientée est-ouest par une erreur inexplicable ; car cette mer
était, bien entendu, parfaitement connue au temps de Benincasa
(1508). Mais Hapgood a là-dessus une idée que je crois géniale : et si
c’étaient des glaciers ? Les restes des glaciers en train de fondre ? Ses
collègues lui ont fait remarquer que l’on connaissait la disposition

- 21 -
des glaciers au-dessus de la Suède et qu’ils ne sont pas dirigés est-
ouest. Parfaitement exact en 7000-8000 avant Jésus-Christ. Mais en
12 000 avant Jésus-Christ par contre, ils ont tout juste la disposition
qu’indique le vieux portulan.

On pourrait se demander si les vieilles cartes se rapportaient ex-


clusivement à l’hémisphère occidental. Il n’en est rien et Hapgood
cite plusieurs autres exemples tout aussi troublants qui concernent
l’hémisphère oriental. Dans le grand travail de Needham, Science
and civilisation in China, est reproduite une remarquable carte de
Chine gravée dans la pierre en 1137, bien qu’elle soit connue fort
antérieurement. Hapgood l’étudia de plus près et commença par dé-
terminer la longueur des degrés de longitude et de latitude en repé-
rant des points facilement identifiables sur la carte : il y en avait
plus d’un, tout au moins dans l’intérieur car les côtes sont assez né-
gligées sur cette carte. Les longitudes et latitudes ne diffèrent pas de
plus d’un degré des coordonnées modernes et parfois se confondent
avec elles. La carte n’a pu être dressée qu’en utilisant la trigonomé-
trie sphérique.

Tout cela tourne visiblement autour d’une période de 10 000-


12 000 avant J.-C. ; ou plutôt de deux époques, l’une où les glaciers
subsistaient encore, l’autre où ils étaient bien moins étendus qu’au-
jourd’hui et laissaient l’Antarctique libre de glaces sur les côtes, et le
Groenland entièrement dégagé.
En prenant comme hypothèse l’époque de la dernière glaciation, il
faut savoir que le niveau des mers était bien plus bas qu’aujourd’hui

- 22 -
à cause de l’énorme quantité d’eau retenue par les glaces. Donc par
exemple dans la Méditerranée, bien plus d’îles devaient émerger qu’à
présent. Trouve-t-on des traces de cet état de choses dans un vieux
portulan ?
— Eh bien, Gentlemen, on les trouve, crie Hapgood, totalement
possédé par son sujet ! Dans la carte de la Méditerranée d’Ibn ben
Zara de 1487 : regardez cette photo de la carte où la mer Égée
contient bien plus d’îles et des îles bien plus grandes qu’à présent. Or
vous ne me direz pas qu’au temps d’Ibn ben Zara, la Méditerranée, et
plus particulièrement la mer Égée, n’étaient pas très bien connues ?
Pourquoi donc Ibn ben Zara s’est-il cru tenu de conserver et de reco-
pier cette vieille carte ?
La nuit est tombée maintenant. Toujours la pluie. Je suis assommé.
Il m’a convaincu. Tompkins, qui devait savoir une partie de tout cela,
reste silencieux. Parce que la conclusion est inéluctable et nous serre
la gorge.
Pendant très longtemps les hommes ont cru qu’il y avait eu une
science antique, la « prisca sapientia » à laquelle croyaient des gens
comme Newton ; que nos pères étaient bien plus sages que nous et
savaient tout sur l’univers ; et que ces connaissances se sont perdues.
Évidemment la science officielle, dont je suis un des mandarins,
n’a jamais voulu avaler chose pareille. Non sans raison d’ailleurs,
puisqu’il n’y a pas de preuves. À vrai dire, pourrait-on objecter im-
médiatement, s’il n’y en a pas, c’est que personne ne les a cherchées :
parce qu’on n’y croyait pas, justement ! Le modèle accompli du
cercle vicieux ! Cela arrive très souvent d’ailleurs : pour trouver
quelque chose, il faut y croire un peu. Lorsque les hommes ont volé
pour la première fois, c’était le fait de simples d’esprit qui croyaient
naïvement que le plus lourd que l’air pouvait voler, alors que les ma-

- 23 -
thématiques démontraient le contraire. Mais les mathématiques ou-
bliaient comme par hasard les cerfs-volants… et les oiseaux !
Et la preuve d’une sagesse perdue, la voilà ; elle nous crève les
yeux. Il est complètement impossible qu’on ait dressé ces cartes à
l’époque pourtant bien attestée de leur fabrication. Il faut donc que
les vieux cartographes aient recopié sans y rien comprendre des do-
cuments bien plus anciens ; ils en conviennent d’ailleurs. Le reste
suit avec une précision hallucinante. Nous sommes forcés de conve-
nir que les documents en question furent établis à une époque où au-
cune civilisation digne de ce nom n’existait à la surface de la terre.
Qu’ils furent pourtant conservés à travers les dizaines de siècles,
puisqu’ils sont finalement parvenus jusqu’à nous ; peut-être parce
qu’on les respectait, comme des preuves de la sagesse des anciens ?
Et même alors qu’ils ne pouvaient servir à rien ; car à quoi servait à
Alexandre le Grand de savoir que le pôle Sud portait un continent
bien plus grand que la terre d’Hellas ? Sauf que son précepteur Aris-
tote aurait pu trouver la chose digne d’intérêt sur le plan du savoir
pur, évidemment.

- 24 -
IV

COMMENT UN ASTRONAUTE SEUL ET NU


COMMUNIQUE-T-IL SON SAVOIR ?

— Alors, Gentlemen, what are we going to do ? qu’allons-nous


faire ?
C’est Tompkins qui a parlé. Hapgood, assez fatigué de son dis-
cours, et cela se comprend, s’est tu depuis un moment déjà. Quant à
moi, je rêve aux Grands Anciens et à leur sagesse dont ces quelques
bribes nous donnent une haute idée.
Mais ce que j’aime bien chez les Américains, c’est leur esprit posi-
tif. Il a raison, l’ami Tompkins. Nous n’allons pas rester là à rêvas-
ser ! Faisons quelque chose, que diable !
C’est ce que je propose aussi. À l’air satisfait qu’ils prennent tous
les deux, je comprends tout à coup que c’est justement là où ils vou-
laient m’amener, que Tompkins avait sûrement arrangé ma visite
avec Hapgood, et qu’ils espéraient quelque chose de moi.
Je le leur dis et ils en conviennent.

- 25 -
— Voilà ce qu’il en est, cher collègue, dit Hapgood. Nous conve-
nons tous les trois que nous voilà sur quelque chose d’important…
— « Nous » voilà ! Grâce à vous mon cher, ni moi ni Tompkins
n’y avons la moindre part…
— D’accord, merci, mais peu importe. Ceci n’est qu’un commen-
cement. Il faut aller plus loin, nous en sommes également d’accord.
Mais comment ? Sans moyens, sans conseils, sans personnels ? Pas
possible. Il nous faut trouver tout cela. Alors, cher collègue, vous êtes
bien plus connu que moi ; on connaît votre goût pour les sentiers in-
terdits de la science…
— On le connaît si bien que cela m’a attiré des inimitiés solides.
— D’accord, mais aussi des amis, croyez-le. Bref si vous décro-
chez votre téléphone une fois que vous aurez réintégré votre labora-
toire, il y a sûrement quelques-unes de vos relations qui pourraient
nous aider à faire le travail. C’est pourquoi je sollicite votre aide.
Oui, bien sûr ; il y a des moyens. Cachés. Des complicités. Inappa-
rentes.
Cela fait partie du « Collège invisible » auquel l’astronome
Jacques Vallée a consacré un beau livre, dans le temps. Oh ! il ne
s’agit pas d’une société secrète, nous n’avons pas de cagoules, nous
ne prêtons pas de mystérieux et terribles serments. Rien de tout cela.
Il n’y a rien de plus efficace que l’amitié et la discrétion lorsqu’on
se sent complices ; lorsqu’on s’amuse ensemble à rechercher une vé-
rité dont les collègues ne veulent pas. Lorsqu’on est sur un sentier in-
terdit et qu’on savoure profondément le plaisir de violer un tabou.
Nous sommes quelques-uns comme cela, tout de même ; quelques
explorateurs liés solidement les uns aux autres ; nous pouvons tout
nous demander ; ça sera fait sans que personne s’en doute avec des

- 26 -
moyens détournés de leur but habituel, très légèrement, mais ça suffi-
ra. Je vois déjà à peu près comment il faudra s’y prendre et j’en ris si-
lencieusement. Oui, il faut le faire, le but est magnifique.
— Oui, mais faire quoi au juste ? dit Tompkins. Et par où com-
mencer ?
C’est là où le bât nous blesse. Des fouilles archéologiques pour re-
chercher si l’on pourrait trouver d’autres vestiges comparables aux
vieilles cartes ? Impossible, c’est trop cher et trop visible, nous n’y
arriverons jamais. Et puis il faut tenir compte que la surface de la pla-
nète fouillée par les archéologues représente à peu près un pour cent
du total ; que des villes entières attendent sûrement sous la pierre et
le sable qu’on veuille bien les découvrir. Impossible, la tâche est trop
vaste.
— Sûrement, dit Tompkins, mais on pourrait peut-être étudier ce
qu’il y a déjà en le considérant d’un œil neuf. Il faudrait que comme
pour les vieilles cartes, cela fasse la preuve d’une technologie qui ne
pouvait absolument pas être connue au moment où on l’a employée.
Très souvent un détail gros comme une maison peut échapper à l’ar-
chéologue parce qu’il n’est pas préparé à le reconnaître. Croyez-vous
qu’un gaillard formé par votre École des chartes reconnaîtrait un
transistor s’il le voyait inclus dans une bague achéménide ? Sûrement
pas. Alors on pourrait trouver des archéologues iconoclastes, des eth-
nologues impies, des astronomes et des cartographes blasphémateurs
qui accepteraient de s’amuser avec nous.
— Oui : c’est la bonne méthode. L’existence des vieux portulans
nous oblige à prendre au sérieux pour la première fois l’hypothèse de
la sagesse perdue. Donc regardons tout à nouveau d’un œil neuf.
C’est un bon argument. Mais il existe peut-être une autre manière de

- 27 -
s’y prendre. En se mettant dans la peau des sages anciens et de ce
qu’ils ont dû faire avant de disparaître.
— Comment cela, demande Hapgood ?
— Voyons, il y a deux hypothèses. Cette sagesse vient de la terre
ou elle vient d’ailleurs. Avec une hypothèse mixte, bien entendu :
elle a pu se développer sur la terre et être aidée d’ailleurs.
— Par les extra-terrestres ?
— Bien sûr ! Ils ne peuvent pas ne pas exister. D’autre part, l’hy-
pothèse d’un cosmonaute égaré qui fait souche par-ici et tâche de dé-
crotter quelque peu les indigènes en leur enseignant ce qu’il sait,
cette hypothèse n’est pas plus choquante que celle d’une vaste civili-
sation perdue qui aurait échappé à toutes les recherches jusqu’ici.
— Tout de même, votre hypothèse de l’intervention des extra-ter-
restres ne me satisfait pas en ce sens qu’elle ne me paraît pas néces-
saire. Ou plus exactement, comment pourrions-nous trier l’influence
d’un apport extérieur, d’une relique d’une civilisation avancée et dis-
parue ?
— Difficile en effet ; peut-être par la grandeur du hiatus technolo-
gique ? Un mécanisme faisant la preuve d’une technologie fantas-
tique sans rapport avec le milieu dans lequel on le découvre.
— Oui, mais il sera probablement incompréhensible. Une civilisa-
tion de mille ans en avance sur la nôtre saura sans doute loger un
poste de télévision dans le chaton d’une bague. Et nous n’y verrons
qu’un chaton de bague…
« Il me semble que nous nous égarons. Pour étudier le problème,
ne commençons pas par supposer qu’il est insoluble. Il y a eu des
sages, les vieilles cartes nous le démontrent. Ils ont disparu, mais pas
entièrement, ils ont laissé des traces dans la mémoire des peuples. Il

- 28 -
doit y avoir bien longtemps, car ces traces sont confuses. Il semble
qu’il se soit produit une catastrophe, la mémoire des peuples le rap-
porte aussi à peu près unanimement. Alors supposons un savant res-
capé qui cherche à transmettre un message aux générations futures,
tout en sachant fort bien que des dizaines de siècles passeront peut-
être avant qu’on ne puisse le comprendre ? Que va-t-il faire ?
— L’inscrire dans la pierre ou dans la forme d’un monument
comme les Pyramides par exemple, dit Hapgood.
— Essayer de former des élèves, des prêtres, des initiés qui se pas-
seront le message d’une génération à l’autre, dit Tompkins.
— Frapper les esprits par des œuvres si étonnantes qu’elles passe-
ront forcément dans l’Histoire ; même déformées outrageusement,
elles seront pour l’esprit préparé le signe qu’il faut chercher plus loin.
Et j’ajoute : il est bien probable que tous ces moyens ont été em-
ployés simultanément.
Donc engager une enquête en posant nettement la question. Et
créer tout de suite un organisme discret qui va coordonner tout cela et
stimuler les bonnes volontés. On va le faire, d’autant plus qu’Hap-
good a fait circuler le whisky pour stimuler nos forces épuisées, que
j’en ai bu passablement quoique je déteste ça, et que mes deux col-
lègues m’ont imité ou plutôt précédé.
Bref, l’enthousiasme est à son comble, il bouillonne, il déborde.
Une minute de plus et « Isis » est créée : la déesse au triple voile sera
notre emblème ; deux minutes de plus et Hapgood en est nommé pré-
sident « à l’unanimité », j’en suis vice-président et Tompkins secré-
taire. Nous levons (avec difficulté) notre verre à la santé d’Isis.
Après quoi, je ne me souviens plus très bien. Je crois bien que mes
deux collègues se sont mis à chanter (faux) quelque chose qui devait

- 29 -
être l’hymne national américain. Quant à moi je flottais dans une
douce torpeur. Mais mon cœur que j’ai su garder, mon cœur d’enfant,
était en joie, tout près à se laisser porter par la houle de l’aventure.

- 30 -
V

OU L’ON REPARLE DE LA GRANDE PYRAMIDE ET


DE LA BIBLIOTHÈQUE D’ALEXANDRIE

Un mois plus tard, j’ai réuni des complices et Isis commence à


fonctionner. Nous nous réunissons pas loin de Saint-Germain, dans
l’appartement d’un archéologue célèbre, qui pensait à tout cela de-
puis longtemps et qui est tout heureux que de plus jeunes prennent la
relève. Et nous avons fini par arrêter une liste de points sensibles :
d’abord les vieilles cartes, comme de juste ; mener une enquête en
forme de sondage auprès de plusieurs grandes bibliothèques pour in-
ventorier leurs portulans. Nous savons qu’il en existe un peu partout.
Et même tellement que la tâche va être énorme. Trop grande pour nos
forces si on veut la faire à fond. Aussi nous allons procéder plus sim-
plement. Trois d’entre nous se sont rendus auprès d’Hapgood et ils
commencent à se familiariser quelque peu avec les portulans et leurs
méthodes de projection en vue de procéder à un tri rapide de ce qu’ils
trouveront ; un détail vraiment important doit pouvoir être remarqué
au premier abord. Évidemment comme il faudra aller très vite, nous
risquons de laisser échapper quelque chose ; mais il est impossible

- 31 -
d’opérer autrement. Je ne sais pourquoi (peut-être un pressentiment?)
mais je leur ai demandé de faire attention aux « portraits de ville »
qu’on trouve dans les vieux documents. Évidemment la plupart du
temps ils sont tout à fait fantaisistes. Jérusalem est représentée sous
les traits d’une forteresse médiévale avec remparts crénelés, cathé-
drale au milieu et maisons à toits d’ardoise pointus. Mais enfin peut-
être tous ces portraits ne sont-ils pas fantaisistes…
Surtout ceux des villes très anciennes, que les cartographes n’ont
sûrement jamais eu l’occasion de visiter.
L’un de nous a signalé la précision des mesures anciennes. Elle est
parfois tout à fait étonnante, très comparable à la précision moderne
alors qu’encore une fois, cela ne se peut pas : ou bien il y a quelque
part un procédé génial pour se passer des instruments, ou alors le ren-
seignement vient d’ailleurs. Il faudra revoir cela, savoir d’où pro-
viennent ces mesures, s’il existe une tradition à leur sujet.
Naturellement, les grands monuments qui, de tout temps, ont intri-
gué les hommes, doivent être considérés d’un œil nouveau, nous en
avons convenu déjà. Par exemple la Grande Pyramide. Ici, une partie
de l’assistance s’est récriée :
— Vous n’allez tout de même pas recommencer à évoquer les cal-
culs absurdes tirés des soi-disant mesures de la Grande Pyramide ?
D’abord on ne peut même pas en mesurer la hauteur, puisque le revê-
tement extérieur a disparu. Ensuite vous savez bien qu’en mesurant la
hauteur de cette chaise et en la multipliant par un coefficient conve-
nable vous obtiendrez la distance de la terre au soleil ou n’importe
quoi d’autre ! C’est une question de coefficient !
Approbations vigoureuses. Protestations non moins vives de l’ami
Tompkins, qui est présent ce jour-là. Dans le français très pur qui est

- 32 -
le sien, il traite les collègues de débiles mentaux et pire encore avec
un raffinement dans l’injure qui les laisse pantois. Il est très en co-
lère.
— Bandes de culs de sacs évolutifs(!), vous ne connaissez pas le
premier mot des questions que vous voulez traiter ! C’est du propre,
si nous commençons comme cela ! L’histoire du revêtement de la py-
ramide parlons-en, tiens ! On raconte toujours les mêmes imbécili-
tés… Vous ne savez même pas que lorsque les Arabes ont démoli le
revêtement de Khéops pour en fabriquer les mosquées du Caire, ils
n’ont pas creusé jusqu’au pied de la pyramide ; parce que c’est fati-
gant, et parce que le sable amassé par le vent sur plusieurs mètres et
mêlé à toutes sortes de débris et d’éclats rocheux rendait le creuse-
ment spécialement difficile. Or cela a pourtant été fait. Par des ar-
chéologues européens. Et le revêtement était en place au-dessous du
sol du désert. Comme de juste ; avec les blocs taillés suivant un angle
très précis qui a permis de calculer avec beaucoup de précision la
hauteur du monument. Qu’en dites-vous ?
Il a son petit succès. On s’excuse même d’avoir parlé trop vite.
Bon prince, Tompkins retire « culs-de-sac évolutifs » pour y substi-
tuer « Australopithèques ». Il sort avec majesté en nous promettant
de nous en dire plus long « quand nos intelligences seront sorties du
miocène ». Eh bien ! je ne l’ai jamais vu comme cela…
Inscrivons donc la pyramide au premier rang de nos préoccupa-
tions et nommons, à l’unanimité, Tompkins « curateur de Khéops ».
Ça le remettra de bonne humeur. Mais puisque nous en sommes aux
monuments, il y a aussi Stonehenge, le magnifique monument méga-
lithique du sud de l’Angleterre. Plus de problème maintenant, c’était
un monument astronomique, tout le monde en convient. Ce n’était
pas le seul ni même le plus grand ; il y en avait un autre, non loin de

- 33 -
Stonehenge, à Avebury, bien plus grand, et beaucoup d’autres dans le
sud de l’Angleterre. Ce qui pose des tas de problèmes : d’abord com-
ment des populations éparses de chasseurs néolithiques ont-ils pu être
convaincus de charroyer d’énormes blocs de pierre pendant des cen-
taines de kilomètres, pendant des mois et des années ? Question insi-
gnifiante : que mangeaient-ils pendant ce temps-là ? Qui les nourris-
sait ? Le problème est très différent de celui de l’Égypte : en Égypte,
la main-d’œuvre était là ; avec tout ce qu’il fallait comme contre-
maîtres, armés de triques solides, et propres à entretenir l’enthou-
siasme des travailleurs. Mais pas à Stonehenge ! Je n’ignore pas l’ex-
périence qui a été faite par je ne sais quel professeur aidé de ses étu-
diants, qui ont remorqué pendant quelques kilomètres un caillou de
quelques centaines de kilos et ils se figurent avoir résolu le problème
du transport ! Il faudra y aller pour juger sur place.
Je ne sais comment la conversation en vient à la Bibliothèque
d’Alexandrie. Évidemment si elle existait encore nos ennuis seraient
moins grands. Mais on l’a brûlée. Plusieurs fois. La dernière, c’était
dans le premier siècle de l’Hégire, quand les soldats d’Allah se sont
servis des précieux manuscrits pour chauffer leur bain… Et il y avait,
à ce qu’on dit, plus d’un million de volumes. Avec des bibliothé-
caires de génie, dont Hipparque, le fameux astronome.

Hipparque (146-127 av. J.-C.) est probablement le plus grand


astronome de toute l’Antiquité. Sa dernière observation astrono-
mique connue semble bien avoir été faite en – 127 ; elle portait sur
l’étoile « êta » du Grand Chien et Delambre a montré que l’observa-
tion elle-même, d’après les chiffres donnés, ne peut guère avoir été
faite qu’à ce moment. On ne connaît la plus grande partie de son

- 34 -
œuvre que d’après les citations du fameux livre de Ptolémée (20 ans
après J.-C.), « l’Almageste » sur lequel vécut tout le moyen âge. Il
établit par exemple la position de 850 étoiles dont il donna les coor-
données exactes en déterminant leur éclat ou « magnitude » d’après
une échelle qui est encore en usage aujourd’hui. Le plus étonnant
dans Hipparque, c’est l’extrême précision des mesures, qui dans
plusieurs cas est de l’ordre de celle que nous obtenons aujourd’hui,
avec nos meilleurs instruments. Instruments dont il ne disposait
pas… sans peut-être en avoir été complètement dépourvu ? Qui
sait ? La machine d’Antikythera (page 168) doit nous rendre mo-
destes dans nos affirmations concernant les instruments que les an-
ciens Grecs avaient ou n’avaient pas.

— Mais, nous dit un collègue assyriologue, il y a des bibliothèques


qui ne brûlent pas. Celles de briques gravées dont je m’occupe. Est-
ce que vous savez qu’on n’a pas déchiffré le dixième de la Biblio-
thèque d’Assour-nazir-pal, que les caisses de briques non déchiffrées
encombrent le sous-sol du Louvre, et qu’il y en a des caisses et des
caisses dispersées dans les musées de province, que personne ne lira
jamais ?
Nous ne le savions pas ; pour moi comme pour beaucoup d’autres,
tout se réduisait à quelques fragments, peut-être quelques centaines
de briques, où l’on retrouve par hasard un fragment du récit du dé-
luge.
Est-ce qu’on ne pourrait pas, au fond, retrouver de ce côté-là
l’équivalent de la Bibliothèque d’Alexandrie ? Mais comment
s’orienter dans ce tas de briques non déchiffrées ? Les assyriologues

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ne sont qu’une poignée. Notre collègue semble avoir une idée. Lais-
sons-la mûrir.

TIAHUANACO

Il s’agit d’une métropole tout à fait énigmatique située sur les


bords du lac Titicaca à 4 000 mètres d’altitude. Elle n’a encore été
fouillée que très incomplètement. Le monument le plus notoire,
entre bien d’autres, en est la fameuse Porte du Soleil, énorme mono-
lithe percé d’une porte de quatre mètres de largeur sur trois mètres
de hauteur et près d’un mètre d’épaisseur. Elle est placée sur une
plate-forme exhaussée qui correspond à peu près à un volume de
35 000 mètres cubes. Tout est mystérieux à Tiahuanaco, y compris
d’abord le nom qui n’est probablement pas le premier mais dont on
ne sait trop ce qu’il veut dire. Je fais grâce au lecteur des contro-
verses infinies à son propos. Ce qu’on n’ignore pas, c’est que Tia-
huanaco, bien qu’en plein territoire incaïque, n’a rien à voir avec les
Incas. Ceux-ci la découvrirent à peu près dans le même état où nous
la voyons. Des fouilles ont été commencées sous l’égide d’un comi-
té dont le but exclusif est d’étudier Tiahuanaco. Les résultats n’ont
pas encore été entièrement publiés, mais il existerait cinq couches,
certains disent cinq villes superposées, où l’on trouve la trace de ci-
vilisations complexes, pêle-mêle avec des carcasses de toxodons,
animaux depuis longtemps disparus. Mais le problème des datations
est particulièrement épineux. Il semble que Tiahuanaco ait été
contemporaine d’une époque où le niveau du lac Titicaca était nette-
ment plus élevé qu’aujourd’hui mais on sait du reste qu’il a été sujet
dans le passé à de fortes variations. Certains avancent pour la ville
un âge d’un millier d’années, ce qui nous amène bien plus loin en-

- 36 -
core dans le passé pour les cinq villes que l’on a découvertes en des-
sous. Mais, il n’y pas de doute que les techniques modernes de data-
tion finiront par nous éclairer sur l’âge de la métropole préincaïque.
On retrouve à Tiahuanaco les mêmes problèmes irritants que
dans les autres cités préhistoriques, en particulier celui de la prove-
nance et du transport des blocs énormes (et innombrables) qui ont
servi à la construction de la ville ou aux grandes statues monoli-
thiques. La nature de la pierre exclut totalement une provenance
rapprochée. Les géologues pensent que la plupart des blocs pro-
viennent d’une cinquantaine de kilomètres pour le moins et on a
suggéré qu’ils avaient pu traverser sur les radeaux le grand lac Titi-
caca. La difficulté est qu’il n’existe pas un seul arbre sur la steppe
glacée et dénudée qui entoure Tiahuanaco. On a pensé alors aux
« totoras », ces roseaux caractéristiques du lac Titicaca avec les-
quels des indigènes bizarres, les Urus, fabriquent encore des embar-
cations. Mais on voit mal un radeau de roseaux supportant un mo-
nolithe d’une vingtaine de tonnes. Alors certains supposent que les
constructeurs ont fait monter de la plaine, à 4 000 mètres plus bas,
des troncs de balsa qui, eux, pourraient faire l’affaire. Le balsa est
ce bois très léger que les pêcheurs incaïques utilisaient certainement
et dont Heyerdahl et ses compagnons ont façonné leur célèbre ra-
deau, le « Kon Tiki ».
Si l’on ne sait rien sur Tiahuanaco, on peut essayer de fouiller
dans la mémoire des indigènes ; ils pourraient fournir une piste ;
mais elle ne dit rien, ou presque rien, sauf que Tiahuanaco est très
ancien, contemporain de l’apparition de l’homme sur la terre ; ou
bien encore il a été fondé par des géants blancs et barbus. En tout
cas, les Urus du lac Titicaca prétendent, avec un peuple voisin, les
Chullpas, qu’ils sont le tronc du monde. Qu’ils ne sont pas des
hommes car ils ont le sang noir, mais qu’ils sont préhumains, qu’ils

- 37 -
étaient là quand la lune était bien plus grande qu’aujourd’hui et les
étoiles bien plus brillantes… Mais ils ne disent rien de Tiahuanaco.
L’île de Pâques a fait couler des flots d’encre, à cause des
énormes statues monolithes qui s’y dressent en si grand nombre.
Elle a été découverte le jour de Pâques 1722 par Jacob Roggeveen
qui lui donne son nom de « Paasch Eyland », ou île de Pâques. L’île
est essentiellement une création volcanique et c’est d’un volcan
principal, le Rano Raraku, que paraissent avoir été tirées la plupart
des statues : les « Moai ». La taille de ces statues est très variable,
de 4 à 5 mètres pour un poids de 25 tonnes (c’est une statue de cette
taille que Thor Heyerdahl fit redresser) jusqu’au géant « Te Toka-
na » (le lourd) de vingt mètres de haut et d’un poids évalué à
200 tonnes (mais celui-là a bien été taillé et non pas descendu de la
montagne). Les statues sont d’une facture assez uniforme avec des
bras minces et stylisés, croisés sous le ventre, et du sexe masculin ;
il existe néanmoins quelques statues du sexe féminin. On a trouvé
quelques statues très rares qui portaient une sorte de barbe pharao-
nique. Au-dessus de la tête de la statue était posé un bloc de pierre
de couleur rougeâtre, le « pukao » (ou chignon) dont le poids à lui
seul est de plusieurs tonnes. Les statues sont au nombre d’au moins
200, mais il en existe probablement d’enterrées sous la plage d’Ana-
kena, là où atterrit le roi légendaire Hotu Matua. Certaines étaient
pourvues d’yeux qu’on a retrouvés récemment : l’ethnologue pas-
cuan Sergio Rapu a montré que la pupille était formée de tuf rouge
entouré d’un anneau de corail blanc.
L’autre curiosité de l’île de Pâques, ce sont les « bois qui
parlent », les tablettes « rongo rongo » qui sont finement gravées de
signes idéographiques jusqu’ici non déchiffrés bien qu’on ait propo-
sé sur eux une foule d’hypothèses. Une des plus curieuses rapproche
ces signes de ceux de Mohenjo Daro, la vieille ville du delta de l’In-

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dus, qui devait déjà être vieille lorsque Sumer bâtissait ses pre-
mières cités vers les 4 000 ans avant Jésus-Christ.
Nous n’avons pas le loisir de détailler les hypothèses nombreuses
sur les premiers habitants de l’île de Pâques. Il n’est pas exclu qu’ils
soient venus non seulement de la Polynésie mais aussi, et peut-être
auparavant, de l’Amérique, assez proche. Le point principal qui
nous intéresse ici consiste dans la découverte des procédés qui ont
permis la taille et le transport de blocs aussi énormes sur un par-
cours accidenté de plusieurs kilomètres.
Le procédé qu’a découvert Thor Heyerdahl – glisser de petites
pierres sous une statue pour la redresser – est certes fort ingénieux
et frappe par l’admirable simplicité que j’ai déjà eu l’occasion de
souligner plusieurs fois. Mais Heyerdahl n’explique nullement et ne
prétend pas expliquer le procédé qui a permis de mettre en place un
pukao de plusieurs tonnes sur la tête d’une statue d’une dizaine de
mètres de haut.
Pour en rester à ce dernier problème, on a pensé à des rampes de
terre semblables à celles que les pharaons auraient fabriqué pour ju-
cher les blocs au sommet de la pyramide. Mais d’abord, même pour
les pyramides, l’existence de telles rampes en terre n’est nullement
démontrée ; ces rampes auraient exigé, surtout pour Khéops, des
masses de terre absolument énormes bien supérieures au volume to-
tal de la pyramide, sans compter qu’il fallait franchir une dénivella-
tion d’une cinquantaine de mètres du Nil jusqu’au site de la pyra-
mide. En ce qui concerne l’île de Pâques, le caractère du sol s’op-
pose semble-t-il tout à fait à de tels procédés ; parce qu’il n’existe
qu’une mince couche de terre sur l’île et qu’il aurait fallu, comme
l’ont observé de malicieux archéologues la racler à peu près toute
entière pour fabriquer les rampes des statues. Il serait possible
d’employer des « chèvres » en bois de grandes dimensions, mais

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l’on bute sur une autre difficulté : c’est qu’il n’y a pas de bois sur
l’île de Pâques, ou presque pas, seulement quelques broussailles ; en
tout cas rien qui permette la construction de longues poutres. Il est
vrai toutefois que l’Océan rejette souvent du bois flotté qui peut être
façonné, mais seulement, on s’en doute, en petite quantité. Évidem-
ment on peut supposer que l’île fut jadis boisée. D’après les fouilles
réalisées près des « ahu » (les plates-formes de pierre sur lesquelles
sont juchées les « moai ») on peut distinguer trois périodes dans la
statuaire ; la première de 400 à 1100 de notre ère, la seconde 1100 à
1680 ; et la troisième de 1680 à notre époque ou plus exactement à
1868, date de l’évangélisation de l’île. Or on n’est absolument pas
certain qu’à cette époque existaient à l’île de Pâques les gros troncs
d’arbres qu’il eût fallu ; quant aux cordages, non moins nécessaires,
on peut les tirer à la rigueur du mûrier à papier présent dans l’île.
La seule difficulté que nous rencontrons une fois de plus est qu’il
fallait une énorme quantité de cordages, que l’île est bien petite, que
le mûrier sert aussi à faire des filets et bien d’autres choses encore et
qu’il n’y en a pas assez pour fabriquer toutes ces cordes. Ne parlons
pas du problème épineux du transport, bien qu’on puisse noter
quelques facteurs favorables : l’herbe pascuane est particulièrement
épaisse, dure et élastique ; elle pourrait aider au glissement d’un
lourd traîneau sur lequel serait couché le moai ; mais là aussi il fau-
drait beaucoup de bois… De plus les traditions rapportent que le
moai avançait debout, en tournant à droite et à gauche.
Schwartz pense qu’à l’aide d’un système compliqué de cordages
antagonistes, on pourrait en eSet faire avancer une masse verticale,
sur une surface plane bien sûr. C’est possible de le vérifier sur un
modèle réduit ; mais on n’a évidemment jamais essayé sur un vrai
moai. Tout de même, Mazière a découvert un système de couloirs
aux parois lisses et comme usées par le frottement sur la crête in-

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terne du Rano Raraku ; ces couloirs circulaires et ouverts autour
d’un pilier central pourraient bien avoir été utilisés comme poulies
fixes, pour descendre les grandes statues.
Quant à la motivation qui a déterminé des populations, somme
toute réduites, à exécuter ces efforts gigantesques, elle est à mon
avis plus obscure encore pour l’île de Pâques que pour Stonehenge.
Les légendes locales sont énigmatiques ; ou peut-être n’en avons-
nous pas la clef, pas plus que pour les mystérieux rongo-rongo.

Quelqu’un évoque Tiahuanaco et l’île de Pâques. Bien sûr, mais


les données sont bien plus maigres de ce côté qu’on ne le croit géné-
ralement. Les fouilles, surtout à Tiahuanaco, n’ont été ni suffisam-
ment poussées ni assez étendues. Tout reste à découvrir sans doute et
nous n’avons pas les moyens d’entreprendre nous-mêmes une cam-
pagne de fouilles.
— Tout de même, pas de défaitisme, lance quelqu’un. Si nous
étions convaincus qu’en un point précis se trouve quelque chose de
vraiment important, il ne faut pas poser en principe que nous serions
incapables de le dénicher.
Certes, mais nous ne pourrons le faire, au mieux, qu’une fois ou
deux.
Le programme ainsi sommairement arrêté est suffisamment épais
pour nous occuper un bon moment. D’autres idées viendront. Le
groupe Isis se sépare très satisfait de lui-même, ce qui, d’après la
science de la dynamique des groupes, est plutôt rare !

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VI

LA SCIENCE IL Y A DIX MILLE ANS…

Il faut ce qu’il faut, c’est pourquoi nous nous trouvons par ce cré-
puscule d’automne sur la lande de Salisbury, dans l’Angleterre du
Sud. Je ne connaissais pas Stonehenge, et je dois dire que je suis bou-
leversé. J’avais bien vu des photos artistement prises avec la lune
derrière le « trilithon », les trois grands mégalithes du centre. Mais on
sait bien que les photographes arrivent à tout arranger, et je restais
méfiant. Eh bien, j’avais tort… Autant les landes de Carnac avec
leurs menhirs multiples égarés dans un paysage sans grâce et au tra-
vers des maisons manquent de majesté, autant le vieux Stonehenge
en possède. Ça coupe le souffle. Le paysage doit y être pour quelque
chose, justement parce qu’il n’y en a pas ! seulement une plaine nue
couverte d’une herbe rase et personne aux alentours (il est vrai que
nous nous sommes placés avec soin en dehors des périodes touris-
tiques). Il souffle une bise assez fraîche qui nous fait frissonner. Nous
frissonnons peut-être aussi pour une autre raison. Stonehenge est un
haut lieu, il inspire un respect religieux. L’énormité des pierres, le si-
lence, les siècles par dizaines que ces pierres ont vus ; les peuples qui

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les ont dressées et dont nous avons totalement oublié le visage. C’est
mystérieux ; c’est magnifique. Je ne regrette pas d’être venu.

Aucune fiction dans ce qui va être dit sur Stonehenge.

Le soir dans le petit hôtel de Salisbury où la voiture vient de nous


déposer vers les 9 heures, nous essayons naïvement de nous faire ser-
vir à dîner. Naturellement, c’est impossible. J’avais totalement oublié
que la race bizarre d’indigènes qui peuple ces îles a des habitudes ali-
mentaires totalement aberrantes. On nous offre du thé avec quelques
gâteaux. Par pure méchanceté, je demande une bouteille de vin rien
que pour voir le visage horrifié de la patronne qui croit que je veux
introduire dans son établissement les vices français. Et on ne me la
sert pas, ma bouteille, comme de juste.
Enfin ce qu’il y a de plus sympathique, c’est le feu de charbons qui
gaspille une grosse partie de ses calories dans la cheminée. Mais en-
fin les fauteuils sont bons, une douce chaleur pénètre nos semelles, le
thé pourrait être pire. Et nous sommes à peu près seuls dans l’hôtel,
libres de parler de nos préoccupations qui ne sont certainement pas
celles de tout le monde.
Nous sommes encore sous le coup de la visite de tout à l’heure.
Tompkins, mon inséparable, fume sa pipe en regardant le feu. O
grand Stonehenge ! Ton histoire est bien lointaine, puisque Diodore
de Sicile savait déjà que tes bâtisseurs étaient bien plus anciens que
sa patrie. L’intéressant, c’est qu’il parle d’une caste de prêtres, les
Boréades, qui sont recrutés dans la même famille et « gardent une

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magnifique enceinte d’Apollon et un temple illustre ». « Le Dieu vi-
site l’île tous les dix-neuf ans, période pendant laquelle les étoiles re-
viennent à la même place dans le ciel. » L’astronome Hawkins a re-
marqué que le cycle des éclipses lunaires est de 18,61 années ; or au-
tour des grandes pierres de Stonehenge se trouvent 56 trous, les
« trous d’Aubrey » du nom de leur découvreur. Et 18,61 X 3, cela
donne 55,83. C’est ce qui a donné à Hawkins l’idée que Stonehenge
avait quelque chose à voir avec les éclipses de lune et leur prévision.
Voilà ce qu’il dit textuellement à propos de Stonehenge et de son
mode d’emploi :
« Une manière d’utiliser comme ordinateur ce monument de l’âge
de pierre pourrait être la suivante : prendre trois pierres blanches, a,
b, c, et les placer dans les trous 56, 38, 19. Prendre trois pierres
noires x, y, z, et les mettre dans les trous 47, 28 et 10. Déplacer
chaque pierre d’un trou tous les ans, par exemple au solstice d’hiver
ou d’été. Cette opération simple permet de prévoir chaque lunaison
importante des siècles à l’avance. Par exemple, à la question :
« Quand la pleine lune se lève-t-elle au-dessus de la pierre d’Hele
(une des grandes pierres dans l’avenue qui mène aux mégalithes) ? »,
on peut répondre : « Quand n’importe quelle pierre se trouve dans le
trou 56. » « Quand les éclipses surviennent-elles à l’équinoxe ? »
« Quand une pierre blanche est au trou 5. » « En quelles années les
éclipses surviennent-elles entre le solstice et l’équinoxe ? » « Quand
n’importe quelle pierre est dans les trous 3 ou 4. »
— Sans doute, interviens Tompkins, mais il ne faut pas oublier
tout de même que Hawkins s’est fait étriller assez sévèrement par
Hoyle ; et Hoyle, en astronomie, c’est quelqu’un !
— Étriller ? pas tellement, il est des points sur lesquels Hoyle
donne raison à Hawkins, tout de même ! Mais pour lui les trous

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d’Aubrey ne seraient pas un succédané d’une machine à calculer ;
mais plutôt un rapporteur géant pour mesurer des angles. En réalité il
étend les calculs de Hawkins plutôt qu’il ne les contredit. Et il avance
même que pour avoir construit Stonehenge et lui avoir assigné cet
usage d’instrument astronomique, il fallait un Newton de la préhis-
toire.
— Bon, enfin, inutile de discuter à perte de vue, puisque mainte-
nant tout le monde admet que Stonehenge était un monument astro-
nomique, mais qui était utilisé probablement à plusieurs fins ; si bien
que Hoyle d’une part, Hawkins de l’autre et d’autres encore sans
doute peuvent avoir raison à la fois. Mais il est un autre point sur le-
quel je trouve qu’on ne s’est pas penché suffisamment. Stonehenge,
cela représente des cailloux qui font au total plusieurs centaines de
tonnes. Un certain nombre viennent, comme vous le savez, de car-
rières près d’Avebury, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest.
Mais le cercle central est fait d’énormes pierres d’origine volcanique
et tout à fait inconnues dans la région. On connaît leur origine : les
monts Prescelly et Milford Haven à 200 kilomètres dans l’est, à vol
d’oiseau bien entendu. Alors, la question que je pose une fois de plus
avec une insistance désespérée, car il ne semble pas qu’on en tienne
compte, est la suivante : vous voyez, vous autres, une poignée de
chasseurs néolithiques véhiculant à grand ahan d’énormes pierres sur
plus de 200 kilomètres ? Et pour quoi faire, grand Dieu ? Un obser-
vatoire qui amuse quelques prêtres ? Et admettez encore cela pour
Stonehenge, bien que ce soit à peu près impossible à avaler. Mais
vous savez bien que Stonehenge n’est pas le seul monument de ce
type. Il y en a eu d’autres et de plus grands, dans cette même région,
près d’Avebury justement. D’après les traces que l’on a pu retrouver,
le monument d’Avebury devait compter deux fois plus de pierres que

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Stonehenge pour le moins ; mais on l’a exploité pendant des siècles
comme carrière de pierres, et il n’en reste plus grand-chose. Je ré-
pète : qui a construit cela et comment ? Il n’y avait point ici les
masses humaines des pyramides. Et d’ailleurs, je me suis laissé dire
qu’on avait beaucoup sous-estimé l’âge de Stonehenge, puisque on
lui donnait 2 000 ans pour la partie la plus ancienne et 1 700 environ
pour la plus récente. Voilà que, d’après Renfrew, il faut tout reculer
de sept siècles pour le moins. Vous admettez qu’alors Stonehenge est
très nettement plus vieux que Khéops ? Et à cette époque-là, je le ré-
pète, les îles Britanniques étaient quasiment vides ; ou alors il y a un
énorme trou dans les connaissances sur la région.
Un certain silence. Les charbons achèvent de se consumer. Nous
songeons aux indigènes vêtus de peaux de bêtes tirant et poussant
pendant des mois et des années des pierres énormes sur la lande dé-
trempée par la pluie fine qui continue de tomber. Non, cela ne va pas.
Il y a une énorme difficulté qu’on n’a pas considérée.
— Tu connais, dit Tompkins, les théories de ce professeur de
Cambridge dont j’ai oublié le nom, mais qui fait partie de cette classe
assez nombreuse d’archéologues pour qui tout est simple, naturel et
s’explique aisément. Toujours est-il qu’il a fait remorquer par ses
étudiants une pierre de quelques tonnes posée sur un traîneau formé
de grosses branches. Il a été surpris de la facilité avec laquelle on
pouvait déplacer la pierre. Alors pour lui Stonehenge ne fait plus dif-
ficulté…
— Sans doute ! Il avait même décidé cela avant de commencer
l’expérience. Mais tout de même, quand je pense qu’on n’a trouvé
personne pour lui objecter que tirer trois ou quatre tonnes sur six ki-
lomètres et sur une lande assez plate, et en remorquer trente ou qua-

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rante sur 300 kilomètres, à travers montagnes et vallées, ce n’est pas
la même chose.
— Écoute, dit Tompkins, il n’y a qu’un moyen de trancher la ques-
tion, c’est de refaire le parcours nous-mêmes depuis les monts Pres-
celly !
— Je veux bien, nous sommes là un peu pour cela ; mais à condi-
tion de ne pas pousser devant nous un caillou de vingt tonnes.
— Notre souci de la vérité historique ne va pas jusque-là, sourit
Tompkins.
Voilà pourquoi le lendemain, nous essayons, dans une voiture as-
sez fatiguée qu’on a bien voulu nous louer, de retrouver la route des
bâtisseurs de Stonehenge. Tentons d’abord la voie terrestre. Au dé-
but, d’accord, les difficultés ne sont pas très grandes ; nous passons
au nord des Mendip Hills, collines de peu d’importance et le sol n’est
pas trop raboteux. Et puis au bout de quelques kilomètres, la difficul-
té, bien entendu, ne peut s’éviter : le canal de Bristol. Ce n’est pas un
canai, c’est un grand bras de mer. Ce qui ranime la controverse.
L’ont-ils traversé ou contourné ? Tompkins jette les hauts cris.
— Non, mais tu ne les vois tout de même pas faisant un détour
nord-nord-ouest jusqu’au fond de l’estuaire de la Severn, dans les pa-
rages de Gloucester : un détour de plus de 150 kilomètres ? Ça de-
vient grotesque ! Ils ont forcément traversé.
Oui, il doit avoir raison. Prenons donc le ferry jusqu’à Cardiff.
Nous sommes frappés de la tristesse du pays de Galles et de la pous-
sière de charbon qui paraît encrasser villes et campagnes à jamais,
surtout au sortir de la campagne de Salisbury, qui est un tout autre
genre. Et parmi ce qu’il y a de triste, Cardiff est le plus lugubre. Fi-
lons au plus vite.

- 47 -
Alors, pas moyen d’échapper aux monts de Glamorgan. Les Aber-
tillery Mountains et les Black Mountains sont en travers de notre
route. Ce n’est pas qu’elles soient si élevées ni si escarpées, mais tout
de même le chemin est très accidenté et la route ne le franchit qu’à
l’aide de nombreux ouvrages d’art. Pousser là-dessus une pierre de
vingt tonnes et même de dix ? Cela s’arrange un peu dans la plaine
de Cannarthen puis voici les Mynidd Prescelly, comme ils disent en
gallois, où cela se gâte tout à fait, du point de vue de l’horizontalité
du site ! Il ne nous reste plus qu’à descendre un peu vers le sud au
fond de la baie de Milford Haven ; comme cela nous sommes allés
jusqu’au bout et notre conscience est en repos.
Le temps s’est détérioré ; une forte brise nous jette les embruns au
visage. Inutile de discuter davantage. Notre conviction à tous les trois
est fortement établie. Ces bougres de Stonehenge, ils n’ont pas pu
prendre le chemin de la terre. Ils y auraient mis des années et des an-
nées. Ils n’ont pu que passer par la mer. Mais charger vingt tonnes
sur un bateau ? D’après tout ce que nous savons il n’y avait pas de
bateau dans ces régions, il y a trois mille ans. Alors sur un radeau ?
Avec comme seules ressources des cordes et la force musculaire ? Ce
n’est pas théoriquement impossible, mais il faut un savant ingénieur ;
où se cachait-il donc ? Bien sûr, les Égyptiens ont transporté par voie
fluviale d’énormes obélisques le long du Nil ; mais ce n’était pas en
mer, et cette mer-ci est bien loin d’être aussi calme que la Méditerra-
née. Et c’était quinze siècles plus tard. Il y a là un énorme problème :
le degré des connaissances techniques et la science de la navigation
qui étaient nécessaires, et le manque d’hommes presque absolu. Nous
touchons du doigt, aussi bien qu’avec les vieux portulans, le mystère
de la Vieille Sagesse Perdue, et le fond de notre ignorance, pendant
que sous nos pieds, la mer d’Irlande mugit avec fureur.

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VII

LA PYRAMIDE
COMME LUNETTE ASTRONOMIQUE

Ce voyage nous a confirmé dans l’opinion que nous avions déjà


formée. Rien ne vaut une visite aux sites archéologiques qui pour-
raient bien nous apprendre ce que nous désirons savoir. Nous
n’avions absolument pas réalisé, avant d’avoir vu Stonehenge, à quel
point les explications réductionnistes sont mythiques, elles qui
veulent surtout et à tout prix faire évanouir des mythes !
Voilà où nous en sommes : rien n’explique le transport des grandes
pierres de Stonehenge ; rien n’explique le choix de blocs d’un accès
si difficile pour, former le cercle intérieur de l’enceinte alors que le
cercle extérieur est composé de pierres qu’on peut aisément trouver à
une vingtaine de kilomètres ; rien surtout n’explique où la main-
d’œuvre suffisante et qualifiée a pu être trouvée. Enfin rien n’ex-
plique le mal énorme que dans toutes les hypothèses les constructeurs
se sont donné pour édifier de pareils monuments. Hoyle a fait à ce
sujet une hypothèse assez naïve qui montre bien son ignorance des
choses qui ne touchent pas à l’astronomie : il suppose que les agricul-

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teurs de ce temps-là (il n’y en avait pas, c’étaient des chasseurs)
avaient besoin d’un calendrier précis pour les semailles (qu’ils ne fai-
saient pas, mais Hoyle adhérait encore à la chronologie courte pour la
construction de Stonehenge, il ne savait pas qu’il fallait la reculer de
sept siècles au moins). Il existe de nombreuses peuplades dans le
monde qui pratiquent l’agriculture d’une manière plus ou moins éla-
borée et ils se passent d’un Stonehenge. Chez nous par exemple,
quand l’épine blanche fleurit, les paysans disposent d’un très bon re-
père pour les travaux de printemps ; meilleur même qu’un repère as-
tronomique : car l’épine blanche est comme tous les végétaux, un in-
tégrateur des événements climatiques. Elle dit comment l’hiver et le
premier printemps se sont passés vraiment, si la terre et le ciel sont
vraiment prêts à accueillir le travail humain de la saison.
Donc, nous sommes complètement dans le noir. C’est ce qu’Isis
reconnaît avec agacement lors de ses assises mensuelles. Enfin c’est
déjà quelque chose d’avoir pu nous convaincre que Stonehenge
constituait un exemple de la Sagesse Antique aussi bon que les vieux
portulans !
Que faire maintenant ? C’est à ce moment que plusieurs se sou-
viennent de la sortie majestueuse de Tompkins lors de la séance pré-
cédente. Il a l’air plus calme aujourd’hui. Aussi lui demandons-nous
avec toute sorte de précautions de style de bien vouloir nous éclairer
sur ce qu’il a découvert à propos de la Grande Pyramide. Il ne se fait
prier que juste ce qu’il faut.
Je songe à son exposé le soir même, seul dans mon bureau qui fait
face aux étoiles et domine une campagne endormie qu’estompe la
brume du soir. Quel homme, ce Tompkins ! Je connaissais son esprit
curieux, volontiers paradoxal, où l’imagination l’emporte souvent, il
faut bien en convenir, sur la rigueur scientifique. Tout de même,

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l’imagination la plus fantastique, la plus débridée fait aussi partie du
bagage indispensable des grands hommes de science, la méthode et la
critique la plus rigoureuse en constituant l’autre moitié. C’est un ma-
riage bien rare. La plupart n’ont que la méthode qui les transforme en
les plus ennuyeux des cuistres. C’est pourquoi ne chicanons pas trop
Tompkins sur son manque de rigueur. Parfois, il met dans le mille
d’une manière étonnante. Il a du flair. Je le savais, mais en voilà une
preuve de plus.
Ce qu’il a fait : exactement ce que nous avions décidé, mais des
mois avant que nous ne le décidions, et qu’il ne soit question d’Isis. Il
a fouillé les traités et les publications d’archéologie en cherchant la
piste de l’Antique Sagesse. Et comme il a toujours été passionné par
l’Égyptologie, il a trouvé.
Il a exhumé les travaux de Richard Anthony Proctor qui mourut en
1888 et que personne ne lit plus depuis belle lurette. C’était un astro-
nome et un vulgarisateur. Il a même fondé un magazine, Knowledge,
la connaissance. Il s’intéressait surtout à l’astronomie et avait un
faible pour la « pyramidologie ». C’est dire à quel point il était mal
considéré par la science officielle de son temps ! Or un beau jour,
Proctor tombe sur un passage de Proclus, un platonicien du cin-
quième siècle, qui est remarquable par l’abondance et l’illisibilité de
ses écrits, et aussi par le fait qu’il se prenait pour un dieu (travers
commun à beaucoup d’intellectuels). Toujours est-il qu’au milieu de
considérations nébuleuses sur les pyramides, Proclus écrit tout à coup
qu’elles ont servi d’observatoire astronomique avant qu’elles ne
fussent achevées ; il parlait, semble-t-il, de Khéops. Proctor a eu le
mérite sans pareil d’appliquer la théorie de Proclus à la pyramide de
Khéops, ce que personne n’aurait voulu faire. Et pourtant, Proclus

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paraît, seul de toute l’Antiquité qui nous est connue, avoir détenu la
clé du plan de Khéops.

Proclus est un des derniers représentants de l’école néo-platoni-


cienne ; en fait il est lui-même considéré comme un diadochos (au-
trement dit un successeur) du divin Platon. Il vécut de 410 à 485 ; il
assura la direction de l’Académie à Athènes. Son œuvre est énorme
et mal connue. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les « Hypoty-
poses », traité sur la position des astres, et les commentaires des
premiers livres d’Euclide. C’est là où se trouve le singulier passage
que l’on croit se rapporter à Stonehenge.

Le plan de la pyramide a été vulgarisé un grand nombre de fois :


une petite galerie descendante d’une vingtaine de mètres de long qui
se divise en deux : une galerie horizontale qui mène à une petite cavi-
té appelée « chambre de la Reine », bien qu’aucune reine n’ait jamais
été inhumée à cet endroit ; et la galerie ascendante d’une quarantaine
de mètres qui se continue par la grande galerie ascendante de 46
mètres de long et 8,50 mètres de haut. Elle s’ouvre dans la chambre
royale où figure le fameux tombeau vide, sauf que là non plus il ne
s’agit sans doute pas d’un tombeau.
La grande galerie ascendante a une structure bizarre en ce sens
qu’elle a été très minutieusement polie avec une telle finesse que
nous ne pourrions faire mieux avec nos méthodes les plus modernes.
Ses deux bords sont rigoureusement parallèles ; on se demande pour-
quoi un tel soin a été apporté à la finition d’une galerie qui ne devait
jamais voir le jour…

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C’est que justement, d’après Proctor, elle a vu le jour et dans des
circonstances très précises, avant la construction de la chambre du
roi, lorsque la grande galerie s’ouvrait vers le ciel d’Égypte, où dé-
filent toutes les étoiles devant la gigantesque fente de visée de la
grande galerie ascendante ! C’est ce qu’était en effet cette galerie,
suivant Proctor, un gigantesque instrument astronomique, d’une ex-
trême précision, à cause de sa longueur et de sa stabilité. On peut
augmenter la précision en plaçant différents observateurs les uns der-
rière les autres le long de la grande galerie. Or on remarque de place
en place, à intervalles réguliers, des encoches qui auraient pu servir
justement à insérer des bancs à des distances bien déterminées. Une
double gouttière qui court sur chacune des faces de la grande galerie,
pourrait servir à insérer un support pour des réglettes graduées verti-
cales qui pendraient à des distances connues et réglables et pourraient
servir à repérer avec plus de précision encore la position d’une étoile
déterminée. Enfin, il y a mieux…
C’est à peine croyable, mais je crois bien que c’est vrai… Les an-
ciens Égyptiens auraient eu connaissance d’une technique bien plus
raffinée. Dans nos observatoires, en effet, on ne vise pas directement
une étoile quand on veut faire une mesure très précise, on vise son
image dans une flaque de mercure parfaitement plane. Or pourquoi
ce coude entre la galerie descendante et l’ascendante ? D’autant plus
qu’au niveau du coude, le revêtement du couloir change de nature : il
est fait d’une pierre spécialement dure, aux joints invisibles, et qui
peut retenir l’eau. En effet, si on bouche le couloir descendant juste
avant le point où se branche la galerie ascendante et si on le remplit
d’eau, on peut alors observer le reflet parfaitement net des étoiles
d’Égypte dans la surface liquide. Un observateur, placé à l’entrée de

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la galerie descendante sur le flanc de la pyramide, est alors capable
d’une mesure extrêmement précise.
Or, du point de vue géométrique, soutient Tompkins, et il a sûre-
ment raison, les théories de Proctor sont inattaquables. Ça ne veut pas
dire que les Égyptiens ont sûrement fait ce que suggère l’astronome
anglais. Seulement, sa théorie explique toutes les particularités de
construction de la grande galerie, et jusque dans le moindre détail…
Par conséquent, il devient très vraisemblable que Proclus avait rai-
son, et Proctor également…

Les théories de Proctor n’ont pas rencontré une approbation


unanime et bien loin de là. Je veux citer seulement Lauer, savant
égyptologue contemporain, que la seule idée que la pyramide de
Khéops n’ait pas servi uniquement de sépulture à Khéops rend visi-
blement malade. Il ne nie pas, et ne saurait nier la vraisemblance
géométrique des idées de Proctor. Incontestablement, avant la fer-
meture de la Grande Pyramide, la grande galerie ascendante aurait
pu servir de lunette astronomique géante, et efficace. Lauer fait tou-
tefois remarquer que les théories de Proctor n’expliquent nullement
l’existence de la galerie inférieure et de sa chambre ni de la galerie
moyenne qui aboutit à ce qu’on appelle improprement la chambre
de la Reine. Cela est bien exact. Mais elle explique, et fort bien à
mon sens, l’agencement si particulier de la grande galerie ascen-
dante, sa minceur et sa hauteur et jusqu’à l’usage des encoches ré-
gulières de part et d’autre de la galerie. Tandis que Lauer n’ex-
plique rien de tout cela. Que faut-il choisir entre deux théories
dont l’une explique fort bien une partie des faits mais pas tous, et
l’autre n’explique rien du tout ? Le lecteur jugera.
Par ailleurs, Lauer a une attitude singulière en ce qui concerne

- 54 -
les mirobolants rapports mathématiques que l’on a trouvés dans la
pyramide. Il faut rejeter ces spéculations qui proviennent, j’en suis
bien d’accord avec lui, d’une faute de raisonnement élémentaire.
Tout de même, ni Lauer ni personne ne nient l’orientation extraordi-
nairement précise de la pyramide. Il semble même qu’il aille un peu
plus loin puisqu’il écrit (page 301) : « Au point de vue des mathé-
matiques l’étude des pyramides, et spécialement de la Grande, y ré-
vèle des propriétés géométriques très remarquables ainsi que cer-
tains rapports numériques qui méritent d’être signalés… Mais tout
le problème qui se pose est d’arriver à établir dans quelle mesure les
constructeurs eurent connaissance de ces propriétés. Est-ce que par
exemple ce sont elles qui ont été la raison déterminante de l’angle
d’inclinaison donné à la pyramide de Khéops ? Ou bien au contraire
cet angle n’est-il que la résultante de considérations tout à fait
autres, d’ordre purement technique ou pratique qui aboutirent fortui-
tement au tracé d’une pyramide recelant en elle des qualités alors
insoupçonnées ? » Le lecteur comprendra, non sans étonnement
probablement, que Lauer admet une science géométrique incluse
dans Khéops, à condition qu’elle soit restée inconsciente chez les
constructeurs. Pour dire les choses autrement, ils se seraient aper-
çus par hasard (« fortuitement ») qu’il valait mieux construire la py-
ramide comme cela plutôt qu’autrement…
Moi qui ne suis point architecte, je ferai remarquer seulement
que les tâtonnements devaient coûter cher dans un édifice aussi im-
mence qu’une pyramide et spécialement à propos de Khéops. Il y
avait sûrement intérêt à savoir dès le début ce qu’on voulait, afin
d’indiquer aux carriers l’angle exact qu’ils devaient donner aux gros
blocs. Seulement j’arrêterai là cette discussion parce que Lauer dont
la pensée est vraiment difficile à saisir avoue qu’ « il semble pos-
sible que ces derniers (les prêtres) aient été en possession de

- 55 -
connaissances importantes soigneusement amassées et conservées
dans le secret des temples, résultant des patientes observations faites
au cours des longs siècles… » En ce qui concerne en particulier la
géométrie, « l’analyse d’édifices aussi fameux que la Grande Pyra-
mide dut tenir une place notable dans les spéculations de ces prêtres
et il est concevable qu’ils aient réussi à y découvrir mais fort long-
temps après leur érection des qualités de rencontre… demeu-
rées totalement insoupçonnées des constructeurs » (c’est moi qui
souligne). Somme toute, c’est tout à fait fortuitement que la Grande
Pyramide est devenue un monument remarquable de la science géo-
métrique ? Qui pourrait croire une énormité pareille ? Il n’y a là rien
d’autre que l’exposé naïf d’une idée préconçue.
Cette idée préconçue s’exprime en d’autres points : par exemple
il fait dire à Proctor que la lunette astronomique de la Grande Pyra-
mide avait pour seul but d’obtenir une bonne visée de Sinus ou
d’Alpha du Centaure. « À ces théories, dit Lauer, il y a lieu d’objec-
ter la difficulté de justifier le besoin de l’édification d’une pareille
plate-forme de 165 mètres de côté qui s’élevait à 42 mètres de hau-
teur et représentait une maçonnerie de plus un million et demi de
mètres cubes, cela seulement pour y faire déboucher une modeste
galerie destinée à l’observation d’une simple étoile, celle-ci fut-elle
même de l’importance que l’on voudrait attacher à Sirius. » L’ennui
c’est que Proctor n’a jamais dit cela. Ses calculs aboutissent même à
un fait beaucoup plus important. Étant donné l’orientation de la ga-
lerie ascendante, un observateur pourrait y voir passer au méridien
la plus grande partie des étoiles et donc tracer une carte du ciel
singulièrement précise. C’est peut-être un but qui justifie mieux,
après tout, l’édification d’une pyramide que la sépulture d’un vieux
monarque ?

- 56 -
Il nous a tous confondus, l’ami Tompkins. La qualité particulière
du silence qui a suivi son exposé m’a frappé. Le groupe Isis était
bouleversé. Voilà pourquoi les textes égyptiens disaient que « la py-
ramide du seigneur Khufu avait été élevée à la gloire du ciel et de la
terre ». L’expression mystérieuse et magnifique des scribes signifiait
tout simplement : à la gloire des lois qui gouvernent les mouvements
du ciel et de la terre, telles que nous les révèle la Grande Pyramide ;
pour l’instruction des générations lointaines qui seront capables de
les déchiffrer.
J’en reviens à Hoyle qui, devant Stonehenge, suppose un cosmo-
naute échoué sur une planète lointaine et qui cherche à laisser un
message durable résumant ses connaissances. Il n’a rien que des
pierres, des cordes et des poteaux et une solide influence sur les indi-
gènes. Que fait-il, demande Hoyle ? Eh bien, il construit Stone-
henge… Et s’il est plus puissant dans un peuple plus riche, il édifie la
Grande Pyramide. Il nous montre comment, sans l’aide des subtils
instruments qu’il possédait jadis sans doute, il a pu par la force de
l’esprit reconstituer des outils de pierre d’une précision comparable.
Parce que j’ai gardé comme Tompkins le meilleur pour la fin : sait-
on quel serait l’ordre de précision qu’on pourrait atteindre dans les
mesures astronomiques avec Khéops comme instrument, en appli-
quant les théories de Proctor ? une précision du même ordre que les
mesures les plus modernes. C’est fou, littéralement.
Cela fait plusieurs heures que je rumine là-dessus et je ne parviens
pas à m’arracher à la stupeur. Cette fois-ci, il y a message… Qui peut
le nier ? Il est aveuglant… Bien plus étrange que toutes les fariboles

- 57 -
que des ésotéristes à moitié fous ont voulu tirer des mensurations de
la Pyramide.
Avec toujours le même problème. Ce message, dans quel but.
Pourquoi ces efforts gigantesques, démesurés, inhumains ? Car enfin,
Bonaparte s’était amusé à calculer qu’on aurait pu édifier avec les
pierres des pyramides un mur de deux mètres et vingt centimètres
d’épaisseur, qui eût entouré la France entière ! Ce qu’on voulait
transmettre était donc si important ? À qui voulait-on au juste le
transmettre ?
Et aussi, comme à Stonehenge, les problèmes techniques non réso-
lus qui s’amoncellent. Car personne ne sait exactement comment on a
construit les pyramides. Khéops en particulier est formé de blocs as-
semblés avec un soin si grand qu’on ne pourrait faire mieux avec
toutes les ressources modernes ; et des blocs de deux à six tonnes, qui
plus est ! Comment atteindre une telle précision avec des artisans ar-
més seulement d’un ciseau grossier et d’un maillet ? Il fallait qu’il y
eût, à un moment ou à un autre, une astuce technique d’une simplici-
té aussi admirable que celle de la grande galerie ascendante. Et par-
lons-en de cette galerie : la rectitude et le parallélisme des parois sont
abracadabrants. J’ai demandé à un architecte si on pourrait parvenir
de nos jours à une telle perfection. « Difficilement, m’a-t-il répondu,
et ce serait très cher et long. »

Quant à la technologie employée dans la taille des immenses


blocs des pyramides, assemblés avec un soin extraordinaire, Lauer
se débarrasse aisément d’un problème épineux : l’extrême indigence
des outils dont se servaient les carriers et que l’on connaît bien :

- 58 -
masses de diorite, ciseaux de pierre et de cuivre, et la perfection des
résultats obtenus est telle qu’il nous serait non seulement impossible
de faire mieux puisque l’assemblage est quasiment parfait, mais dif-
ficile d’en faire autant… Il me semble que tant qu’on n’aura pas
taillé un bloc d’une quinzaine de tonnes (et non pas une pierre de
quelques kilos !) avec les mêmes moyens que les anciens Égyptiens,
on n’aura pas une idée exacte du problème. Il est vrai qu’on peut
utiliser, comme Lauer le dit, des ciseaux de cuivre mou pour tailler
la pierre dure ; dans ce cas, si l’on ajoute du sable, les particules
gréseuses s’incrustent dans le cuivre et le « mou use le dur ». Il y a
plus curieux et je tiens le renseignement de mon savant ami Charles
Crussard. Le cuivre qui contient du béryllium est capable, par
trempe à l’eau froide, d’acquérir une grande dureté. Est-ce ainsi que
les Indiens dits « Couteaux jaunes » à cause de leurs couteaux de
cuivre, donnaient au métal une grande dureté ? Car ils étaient répu-
tés connaître le secret de la trempe du cuivre… Reste à savoir le
taux de béryllium du cuivre des ciseaux égyptiens. D’après Crus-
sard les analyses sont insuffisantes et on ne peut se prononcer. De
toute façon il est parfaitement vrai que les Égyptiens savaient tailler
les pierres les plus dures puisqu’ils en faisaient une admirable vais-
selle. Je prétends simplement que nous ne savons pas réellement
comment ils s’y prenaient, pas plus dans le cas de la vaisselle que
dans celui des pyramides. Il n’existe qu’un moyen de l’apprendre :
le refaire en vraie grandeur : refaire une écuelle de pierre dure,
tailler un bloc de plusieurs tonnes Après seulement nous pourrons
calculer des temps de travail et nous comprendrons.

Alors comment ? Où sont les goniomètres et les instruments de vi-


sée ultra précis qu’il a fallu aux architectes ?

- 59 -
Pourquoi ? Comment ? Et pour qui le message ? À nouveau ce mur
totalement opaque, comme à Stonehenge…

- 60 -
VIII

L’INITIÉ ET SON MESSAGE

Qu’il doive exister d’autres documents encore, c’est possible après


tout, peut-être nous crèvent-ils littéralement les yeux et c’est la raison
pour laquelle nous ne les voyons pas. Cette exploration vers un vieux
savoir mythique presque complètement effacé, sommes-nous les
seuls à l’avoir entreprise ? Ce n’est pas certain. Ou bien encore est-il
impossible qu’une chaîne d’initiés l’ait conservé et transmis jusqu’à
nous ? Comment répondre ? Savons-nous ce qui est possible ou im-
possible ?
J’y songe en ce soir d’automne, tout seul dans un vieux grenier,
dans un lieu où s’est passée ma lointaine jeunesse. C’est un petit vil-
lage de Mayenne, où personne ne me connaît plus. Mais chaque
pierre me parle et me rappelle l’enfant que j’étais. Je suis descendu à
l’unique – et simpliste – auberge du village où tout le monde me re-
garde en se demandant pourquoi je viens loger ici. Il n’y a jamais
personne sauf la veille des jours de foire. Et je passe toutes mes jour-
nées au presbytère parce que mon vieil ami le curé vient de mourir.
Je ne l’ai su que longtemps après car je voyageais dans les Amé-

- 61 -
riques. Et j’ai appris qu’il m’avait légué quelques livres et des pa-
piers qui pourraient m’intéresser. Je vais tous les jours au presbytère,
car les quelques livres nommément désignés sont à prendre dans une
vieille bibliothèque à moitié écroulée dans son énorme grenier. Une
vieille me donne tous les jours la clef et il m’arrive de rêver en écou-
tant sonner les heures à l’église. Comme autrefois, comme jadis, il y
a plus de trente ans. Le seul signe du temps qui passe, c’est le châtai-
gnier au fond du jardin : il est devenu énorme. Je suis seul et proba-
blement personne ne viendra plus jamais, car le recrutement ecclé-
siastique est tari depuis longtemps.
Je suis fatigué de fouiller parmi de vieux livres relativement cu-
rieux et relativement anciens, mais enfin, je ne suis pas spécialement
bibliophile et je me demande pourquoi mon ami a tenu à me léguer
ces vieilleries. Si bien que pour me changer un peu, j’ouvre une en-
veloppe où se trouvent, dit la suscription, des documents me concer-
nant.
De vieux plans, qui paraissent très anciens et qui correspondent à
je ne sais quoi. Et une grande lettre qui porte mon nom. Pourquoi l’a-
t-il cachée là au lieu de me la faire parvenir directement ?
« Pourquoi je ne te l’ai pas fait parvenir cette lettre ? », dit mon
ami le curé qui semble lire dans mon esprit par-delà la tombe, « c’est
parce qu’il fallait que tu sois ici, que tu y trouves certains livres et
certains objets que je n’osais t’envoyer. Et puis tu n’aurais pas cru ce
que je vais te dire. Mais puisque tu as ouvert cette lettre, c’est que je
suis mort ; et par-delà la tombe tu me croiras peut-être ; quel intérêt
aurais-je à mentir maintenant ?
« Mon cher ami, tu sais l’amitié que j’avais pour toi et de la recon-
naissance aussi car tu as été bon à mon égard. Je sais bien que mes
paroissiens de ce village perdu se moquaient un peu de moi, me trou-

- 62 -
vaient distrait, et quand ils écoutaient mes sermons, ce qui était rare,
les trouvaient quelque peu bizarres. Et toi-même tu ne me compre-
nais pas parfois. Combien de fois m’as-tu demandé où je voulais en
venir, et je ne t’ai répondu que par le silence.
« Je ne pouvais rien dire ni être plus explicite ; mais sache mainte-
nant que je n’étais pas d’ici. Je veux dire pas mentalement d’ici, pas
de votre temps en quelque sorte.
« Oh ! je ne suis pas un extra-terrestre comme on dit maintenant et
ma nacelle de voyage trans temporel n’est pas dans le jardin. C’est
plus simple et plus compliqué que cela. Je suis un initié, mon ami ;
ne ris pas, il en existe, malgré l’immense foule des charlatans qui
usurpent ce titre. Je suis un des dépositaires d’un savoir très ancien ;
je n’ai d’autre but que de le conserver et de le transmettre, jusqu’à ce
que les temps soient accomplis. Pourquoi je suis ici, pourquoi j’ai
usurpé l’identité d’un prêtre catholique, c’est compliqué à expliquer ;
il fallait que j’y sois : le calcul de l’avenir que nous pratiquons cou-
ramment (nous ne prévoyons pas, nous calculons) a montré que je
devais être là à une certaine époque, c’est tout. Je ne sais pas encore
pourquoi c’était nécessaire. Quant à ton ami le curé, nous savions
qu’il devait mourir bientôt ; j’ai donc pris son identité par une série
d’opérations subtiles qui seraient trop longues à expliquer et per-
sonne ne s’est aperçu de rien. Tu étais son ami depuis ta jeunesse. Je
suis devenu le tien.
« Pourquoi je te parle maintenant ? Parce que je le puis, j’y suis
autorisé. Ne crois pas qu’aucun d’entre nous pourrait rompre les bar-
rières mentales qui nous interdisent de divulguer qui nous sommes et
ce que nous faisons. Il ne s’agit même pas d’un serment, mais c’est
absolument infrangible.

- 63 -
« Je connais, nous connaissons tes recherches et celles de tes amis.
Nous savons ce que vous avez déjà découvert et où vous voulez allez.
Vous n’irez pas ; c’est trop tôt. Cependant…
« Cependant, nous arrivons au moment où un coin d’histoire va
être soulevé, mais cela ne peut se faire que très progressivement. Eh
bien oui ! il y avait une science antique. Tu en sauras plus long par
un autre canal dans quelque temps : le calcul de ton propre avenir le
montre.
« L’Histoire n’était pas et n’a jamais été ce que vous avez cru ;
vous étiez discrètement manipulés par nous qui sommes bien plus an-
ciens et bien plus sages que vous ; et ne te récrie pas, car de combien
de terribles dangers ne vous avons-nous pas tirés ! Vous n’en avez ja-
mais rien su.
« D’ailleurs, ce qui nous est demandé est souvent pénible ; crois-tu
que j’aie beaucoup apprécié mon exil lointain dans ce pays ? Je sa-
vais que je devais y être en vertu du Plan Suprême (non ce n’est pas
le Plan Divin, comme te le dirait un prêtre catholique ; c’est plus
compliqué que cela ; mais mon état de prêtre ne m’a pas tellement
gêné ; ces gens répètent, comme des perroquets je crois et sans bien
les comprendre, des sentences d’une étonnante profondeur, par
exemple que Dieu est infiniment proche et infiniment lointain. C’est
bien plus vrai que vous ne le croyez ; mais cela a plusieurs sens et
notamment un, inconnu, et qui a quelque chose d’effrayant). Mais le
Plan Suprême n’est clair que pour certains d’entre nous tout au som-
met de l’échelle initiatique. Car toute cette chaîne et tout ce secret
veut dire simplement que l’homme ne peut supporter que la quantité
de vérité qui est appropriée à son stade d’évolution ; une plus grande
quantité pourrait le tuer.

- 64 -
« Je devais être là ; les journées sont bien longues et bien calmes.
Trop longues et trop calmes. Et les contacts avec mes frères trop
rares. Être là, il faut être là, sans savoir pourquoi… Or quand je t’ai
dit que je n’étais pas d’ici, il ne faut pas te méprendre : je suis un
homme, un homme seulement, pas tout à fait pareil à vous autres ce-
pendant, notamment quant à la mort. Je t’en dirai un peu plus tout à
l’heure là-dessus. »
J’ai arrêté ma lecture un instant ; trop abasourdi, trop éperdu
d’étonnement pour réfléchir. Je regardais sans le voir le ciel étoilé et
la Grande Ourse qui apparaissait derrière le clocher ; j’ai remarqué
machinalement que Benetnash, l’étoile de l’extrémité du Chariot,
était juste au-dessus du coq. Le calme impassible du village qui pé-
nètre tout doucement dans le sommeil et dans la nuit. Un chien qui
aboie vaguement. Le silence des grands bois et des champs nous en-
vironne déjà ; on dirait qu’il, va envahir comme une mer le village
des hommes, point minuscule dans l’étendue verte, blotti autour de
son clocher.
Que mon ami soit devenu fou, je ne l’ai pas cru un instant. Peut-
être aurais-je dû envisager cette hypothèse ? Mais il y avait dans ce
texte très calme et uni je ne sais quelle évidence interne que je res-
sentais vivement.
« Ce que je suis autorisé à te dire ce sont les noms de quelques
frères qui jalonnent l’Histoire et dont plusieurs d’entre vous ont bien
remarqué qu’ils présentaient quelque chose de bizarre comme s’ils
savaient plus de choses que la culture de leur temps ne le permettait.

Tous ces personnages ont eu en effet des biographies assez

- 65 -
étranges et l’étendue de leurs connaissances a frappé leurs contem-
porains. Albert le Grand ou Albert de Bollstaedt (1193-1280) était
né en Souabe, à Lavingen, d’une famille riche et noble. Ses études
furent sans éclat particulier. On raconte que la Vierge lui apparut et
lui demanda dans quelle science il voulait briller ; il répondit la phi-
losophie et non la théologie. La Vierge l’exauça en lui reprochant
son choix et lui dit que la sanction serait que sur ses vieux jours, il
retomberait dans sa stupidité première. Au cours de ses études à Pa-
vie il rencontre un moine qui le persuade d’entrer chez les Domini-
cains ; c’est à ce moment que ses facultés intellectuelles com-
mencent à briller d’un vif éclat ; il est envoyé à Cologne puis en
1245 à Paris pour conquérir le titre de Magister. Ses cours ont un
énorme succès : il a comme élèves entre autres Thomas d’Aquin et
Roger Bacon.
Il revient ensuite à Cologne. À la fin de sa vie il est frappé d’apo-
plexie et traîne trois années lamentables, ayant perdu ses facultés
puissantes jusqu’à ce que la mort miséricordieuse l’emporte. Son
œuvre est énorme et celle qu’on lui attribue plus grande encore. Ses
contemporains le prenaient pour un magicien à cause de son avance
dans les sciences ; et cette renommée qui sentait le soufre le pour-
suivit pendant longtemps. Il était alchimiste et ne s’en cachait pas. Il
n’ignorait pas non plus les sottises de tous les grimoires et les dé-
nonçait. Cependant, disait-il, « j’ai voulu continuer l’œuvre jusqu’à
m’assurer que la transmutation des métaux en argent et en or était
possible ». Mais dans un autre texte, il semble dire que l’or alchi-
mique n’est pas de l’or véritable mais « une teinture » ; un peu plus
loin par contre, il affirme qu’il est facile de changer de l’argent en
or et qu’il suffit d’en changer le poids et la couleur ; malheureuse-
ment la recette s’arrête là. Par contre il donne très exactement la
méthode de fabrication de la potasse caustique dite « à la chaux »,

- 66 -
de la céruse, de l’acétate de cuivre, du minium, du sulfure de mer-
cure, de l’arsenic et que sais-je encore, sans embellissements hermé-
tiques, sèchement et techniquement comme un chimiste moderne.
Jusqu’où est-il allé ? C’est très difficile à dire.
De toute manière, ce n’est pas ici le lieu de traiter de l’alchimie,
mais il faut savoir que quelques-uns au moins de ces chercheurs
obstinés paraissent être arrivés à des résultats singuliers et difficile-
ment explicables. On connaît au moins deux cas où la « projection »
(transformation du plomb en or sous l’influence de la pierre philo-
sophale) a été réussie dans des conditions de sécurité raisonnable,
excluant la prestidigitation. On sait même que la « pierre » était
rouge et se dissolvait dans le verre fondu ; qu’elle devait être enro-
bée de cire avant la projection. Et aussi que l’alchimie n’est pas de
la chimie ; qu’elle implique une action directe (psychocinèse?) de
l’expérimentateur sur l’expérience, ou mieux une transformation
subtile de celui-ci au cours des innombrables opérations de l’œuvre.
Pour en revenir à Albert le Grand, lui ou un de ses collaborateurs
semblent bien avoir décrit la poudre sous le nom de « feu volant » ;
de plus Albert aurait possédé une « tête parlante » qui faillit lui va-
loir le bûcher. J’ai noté avec étonnement que dès l’époque d’Albert,
la construction d’un phonographe était possible, sans aucune diffi-
culté technique…
Trithème (1462-1516) est un personnage plus étrange encore. Il
aurait rencontré, pendant qu’il était étudiant à Heidelberg, un maître
qui l’initia aux sciences secrètes. À vingt-deux ans il succède au
vieil abbé du monastère bénédictin de Spannheim, non loin de
Trêves, où il était entré comme moine peu de temps auparavant. Il
remonte les finances délabrées du monastère par une série de judi-
cieuses mesures, achète deux mille livres, ce qui est énorme pour
l’époque, et devient le conseiller écouté de toutes les puissances

- 67 -
d’Europe. Pour deux raisons : d’abord à cause de sa sagesse et de
son immense érudition, qui n’oubliait pas même la magie (car, dit
Trithème, elle ne renferme en soi rien de mal, c’est la pratique, non
la connaissance, qui peut devenir mauvaise) ; et aussi pour une autre
raison : Trithème est un expert en langages secrets et en messages
codés ; il en a même exposé quelques principes dans un ouvrage
étonnant par son modernisme (« Steganographia »). Il est alchimiste
bien sûr, comme tout le monde, et même il influença Paracelse et
Agrippa. Il prétend qu’on peut réaliser la pierre philosophale qui
n’est autre que l’esprit du monde, « spiritus mundi », rendu visible ;
c’est la condensation, la pétrification du souffle de Dieu, car l’esprit
du monde ne saurait émaner d’ailleurs que de la source divine. D’où
on peut conclure que Dieu pénètre toute chose.
Trithème, d’un tempérament extrêmement réservé, fait servir sa
science du codage à dissimuler sa pensée. Il conseille d’ailleurs à
Agrippa de faire de même, après avoir lu sa « Philosophie occulte ».
« Il ne me reste à vous donner qu’un avis… au vulgaire ne parlez
que de choses vulgaires, gardez pour vos amis tout secret d’un ordre
plus haut ; donnez du foin aux bœufs et du sucre aux perroquets… »
Et il en donne un exemple dans son livre « Sept causes secondes »
qui sont les sept anges de rang supérieur que Trithème relie aux sept
planètes. Trithème donne les dates précises auxquelles chacun de
ces anges a pris la tête du gouvernement. Cet ouvrage fécond en
chiffres et en bavardages apparemment oiseux est à peu près certai-
nement codé. Mais nous n’en avons pas la clef.
Trithème a d’ailleurs écrit bien autre chose : les principes d’une
méthode qui « permet par la ressource de l’Art de communi-
quer avec un homme, fut-il enfermé dans le plus épais cachot »
et quelle que soit la distance qui en sépare l’expérimenteur. Mais la
suite du livre manque.

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Newton ne devrait pas, pensera plus d’un lecteur sérieux, être
embarqué dans cette galère ? Au contraire ! c’est un exemple tout à
fait remarquable d’une vie publique vouée aux sciences « respec-
tables » comme l’astronomie et d’une vie cachée bien plus impor-
tante mais tout autre. Car enfin, après plusieurs siècles l’horrible vé-
rité s’est dévoilée : Newton était essentiellement un alchimiste et
un théologien et accessoirement un astronome et un physicien.
Toujours est-il que la masse de ses écrits alchimiques et théolo-
giques surpasse de beaucoup celle de ses autres écrits. Mais ils
n’ont jamais été publiés, la famille s’y opposant à cause de l’ombre
que cela risquait de jeter sur la mémoire du savant. Sotte hypocri-
sie ! Il n’y a pas à mon sens deux Newton, l’astronome et l’alchi-
miste ; ils ne sont qu’une seule et même personne ; et la preuve,
c’est que le concept newtonien de l’action à distance de la gravita-
tion a un fort relent alchimique alors que les tourbillons de Des-
cartes et autres étaient plutôt un concept d’horloger, avec des roues
dentées qui se poussent l’une l’autre. Et cela, les contemporains le
savaient et le lui ont même reproché : une action à distance sans in-
termédiaire « matériel », fi donc !
C’est de la magie… Toujours est-il qu’on retrouve depuis peu
une bonne partie des manuscrits alchimiques de Newton et les pre-
mières études sur eux commencent à être publiées (voir en particu-
lier le travail de Dobbs, Cambridge University Press, 1975). Il est
donc avéré que Newton passa une bonne partie de son temps à com-
pulser des grimoires alchimiques, à les comparer et à tenter d’en ex-
traire la moelle ; il avait en plus un laboratoire d’alchimie, dont il
donne même le schéma et où il avait entrepris lui aussi de réaliser
l’œuvre.
Et voilà un échantillon du style de Newton que d’aucuns trouve-
ront probablement surprenant ! C’est la « Clavis », la clef, mère de

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l’œuvre :
« Tout d’abord sache que l’antimoine est un minéral grossier et
immature ; il a quelque chose en lui d’entièrement métallique bien
que par ailleurs ce soit un minéral brut et non digéré. Mais il est
réellement digéré par le soufre que l’on trouve dans le fer et nulle
part ailleurs (N.B. : le soufre et le mercure des philosophes ne sont
pas le soufre et le mercure vulgaires ; le mercure serait la nature mé-
tallique « en soi » à l’état pur, et le soufre toutes sortes d’impuretés
– R. C.). Deux parties d’antimoine avec le fer donnent un régule qui
à la quatrième fusion montre une étoile ; vous pouvez connaître par
ce signe que l’esprit du fer a été rendu volatil par la vertu de l’anti-
moine. Si ce régule étoilé est fondu avec de l’or ou de l’argent, au
feu de cendres dans un pot de terre, tout le régule s’évapore, ce qui
est un mystère… »
Il y en a des milliers de pages de cette encre… La question que
l’on ne peut manquer de se poser est évidemment jusqu’où Newton
est parvenu dans cette voie ; car évidemment, lorsqu’un génie de
cette taille s’intéresse à l’alchimie et pendant toute sa vie, cela pose
certains problèmes… Mais on n’y pourra sans doute pas répondre.
Parce que les manuscrits de Newton ont été dispersés et qu’on n’en
a retrouvé qu’une partie ; parce que comme je l’ai dit ils compor-
taient des milliers de pages. Une grande partie en est codée. Enfin
Newton avait été sujet à une attaque d’apoplexie qui rendait vers la
fin de sa vie son écriture très difficile à lire.
Jomini (1779-1869), né à Payerne dans le canton de Vaud, a été
peut-être un des stratèges les plus extraordinaires de tous les temps
et un des plus discrets sans doute. Il commandait d’ailleurs déjà un
bataillon à 21 ans. Puis, introduit par le maréchal Ney, il suivit Na-
poléon. Son travail publié en 1806 sur la guerre qui se déroulait
avec la Prusse conduisit Napoléon à l’attacher à son quartier géné-

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ral. Il ne tarda pas à se quereller avec ses chefs immédiats car ses
prévisions stratégiques, toujours vérifiées par les faits, étaient infini-
ment supérieures aux leurs, ce qui devient très rapidement agaçant.
Si bien qu’il envisagea de quitter le service de l’Empereur pour ce-
lui du Tsar ; mais Napoléon ne le voulut pas ; néanmoins, pendant
quelques années, Jomini arriva à être commissionné ouvertement
par le Tsar et l’Empereur, avec leur consentement à tous les deux. Il
passa ensuite au service exclusif du Tsar. Sa carrière n’offre pas
d’intérêt pour nous, sauf ce fait bien connu des contemporains : il
avait prévu le déroulement de toutes les campagnes de Napoléon
avec toutes leurs possibilités et dès leur début. Et il ne se trompait
jamais. Ce qui lui aurait valu le bûcher dans un siècle moins éclairé.
Pourtant il ne disposait pas des ordinateurs de la Rand Corporation.
Mais est-ce que le génie a besoin d’ordinateurs ?
Cavendish (1731-1810), le fameux chimiste anglais que l’on dé-
peignait non sans malice comme « le plus riche de tous les savants
et le plus savant de tous les riches », disposait en effet d’une énorme
fortune personnelle. Il était connu non seulement pour sa relative
misanthropie, mais surtout pour sa misogynie absolue. Ses servantes
apprenaient quel genre de repas il désirait en lisant une note de sa
main déposée sur un meuble et elles ne devaient jamais se présenter
à lui sous peine de renvoi immédiat. Il semblait ignorer les faits les
plus ordinaires de l’existence, par exemple quels types de rapports
unissent l’homme et la femme au cours de la reproduction. Il dînait
chaque semaine avec ses collègues de la Royal Society, mais à cela
se bornaient presque ses rapports sociaux. Même son cousin, dont il
fit son principal héritier, ne le voyait que quelques minutes une fois
par an. Son œuvre scientifique est énorme et on n’en connut une
grande partie qu’après sa mort, car il conservait jalousement une
foule de notes qu’il ne montra à personne de son vivant. On sut ain-

- 71 -
si qu’il avait anticipé les travaux de Faraday, de Coulomb et
d’autres en électricité ; il avait même anticipé la loi d’Ohm. C’est
une des personnalités les plus bizarres que la science aie jamais
connues.

« Eh oui ! ils faisaient partie de la chaîne bien sûr. Je ne te parle


pas d’un des plus anciens : Imhotep, l’architecte divinisé du roi Zo-
ser, le créateur des arts de l’Égypte ancienne, d’autres t’en parleront,
et dans peu de temps. Mais Trithemius l’abbé de Spannheim, Albert
le Grand, Cavendish, Newton et plus près de nous Jomini… je suis
sûr que ces noms te disent quelque chose. Comprends-tu mieux
maintenant pourquoi ils ont semblé géniaux, mais bizarres, pour leurs
contemporains ? Malgré le secret qu’ils gardaient comme moi et
parce qu’ils ne pouvaient faire autrement.
Je sais bien que tu en as entendu parler mais je puis faire quelque
chose de plus. Je suis à peu près certain que tu n’as que des lumières
assez vagues sur l’un des plus étonnants, Boscovich ; tu trouveras
son livre, la « Theoria philosophiae naturalis », dans cette même en-
veloppe en même temps qu’un certain objet. Lis Boscovich, je ne
t’en dis pas plus.

Boscovich, né à Raguse (Dubrovnik) en 1711, est effectivement


un personnage tout à fait étonnant et il n’y a rien que de réel dans
les passages de ses œuvres cités dans le récit. Il était fort apprécié
du pape de l’époque, car il était propre à toute tâche, aussi bien à

- 72 -
construire un pont dans des conditions difficiles qu’à tourner à ravir
une épigramme latine. Il aimait assez briller dans les salons, notam-
ment dans les parisiens, et il y devint l’ami de divers philosophes.
Boscovich, qui était jésuite, ne leur trouvait qu’un défaut : ne pas ai-
mer les personnes de son ordre ! À part cela il existe, paraît-il, un
théorème de d’Alembert qui devrait s’appeler théorème de Bosco-
vich, et cet emprunt à ses œuvres ne fut que médiocrement apprécié
par notre jésuite. Son livre la « Theoria philosophiae naturalis » de
1763 est effectivement rare ; mais il a écrit une foule d’autres
œuvres et les Russes sont paraît-il en train d’en entreprendre l’édi-
tion. Je n’ai eu en main que la « Theoria » et ce livre m’a plongé
dans la stupeur la plus totale…

« Adieu mon cher, je dois te laisser maintenant ; tu es sur la bonne


voie même si tu ne peux la parcourir jusqu’au bout. Que la Bénédic-
tion du Principe soit sur toi ! »
La nuit est bien avancée maintenant, et j’ai presque terminé Bosco-
vich. J’ai su par la suite que le livre était très rare et qu’on n’en
connaissait que très peu d’exemplaires en France. Voilà encore une
fois un signe presque aussi fort que celui des vieilles cartes : cet
homme n’avait pas le droit de savoir ce qu’il savait, la science de son
temps ne l’y autorisait nullement. Comment un homme qui vécut
entre 1711 et 1787 peut-il écrire que la queue des comètes n’est autre
chose qu’une vapeur excitée par l’action du soleil et chassée par son
action dans la partie opposée ? On ne le sait que depuis le début du
XXe siècle ! Et comment interpréter cet autre passage : « Le vulgaire
croit qu’on peut obtenir des mesures constantes du temps et de l’es-
pace parcouru par un mobile ; mais cela n’est pas vrai, cela dépend

- 73 -
du point de l’espace et de la vitesse de l’observateur. Il est impossible
en effet de séparer de l’endroit où elle a été faite une mesure de lon-
gueur et une mesure du temps et de les transférer à un autre endroit
afin de les comparer tous deux au moyen d’une troisième. » Et enfin :
« Si nous faisons tomber un globe de fer entre les mâchoires d’un ai-
mant et s’il tombe d’une hauteur médiocre il sera attiré et retenu ; si
la hauteur dont il tombe est plus grande, sa vitesse étant plus grande,
sa course sera seulement déviée ; mais si sa vitesse est encore plus
grande la course qu’il suit ne subira point d’altération. D’où il suit
que si des particules (puncti materiaé) étaient lancées avec une très
grande vitesse les portes les plus solides et les murs les plus épais ne
sauraient les arrêter. »
Oui, mes yeux ne me trompent pas ; toutes ces choses sont claire-
ment expliquées dans le latin élégant de Boscovich. Mais il est inex-
plicable qu’elles soient expliquées ! Et cent détails de plus, énoncés
comme s’ils étaient évidents, sans démonstration aucune, alors qu’ils
appartiennent à la science du xx” siècle… Ou même à une science
future. Lorsque Boscovich, par exemple, dit qu’il est impossible de
concevoir l’existence des corps sans la coïncidence d’un point d’es-
pace (punctum spatiî), d’un point de matière (punctum materiaé) et
d’un point de temps (punctum temporis) il semble faire allusion à une
structure granulaire du temps, la variable la plus mystérieuse de toute
la physique : c’est le chronon, l’atome de temps auquel, paraît-il,
pensent certains physiciens…
Le jour se lève et les villageois aussi. Je me souviens avec amuse-
ment de leurs mœurs terriblement matinales qui sont restées les
miennes et qui épouvantent ces lève-tard que sont les Parisiens. Je
suis complètement engourdi mais je n’ai pas senti passer la nuit. La

- 74 -
vieille à laquelle je remets la clef du presbytère me regarde avec effa-
rement : je dois avoir une tête de l’autre monde.
J’ai quitté le village l’après-midi mais non sans m’arrêter dans la
forêt près des énormes hêtres de mon enfance. Il y avait si longtemps
que je ne les avais vus ! Quelle paix ! un lièvre froisse furtivement
les broussailles. Il y a de gros nuages blancs qui semblent accrochés
aux plus hautes branches et qui se déplacent paresseusement poussés
par le vent de la mer qui n’est pas bien loin. Je crois bien que je me
suis endormi brusquement. Le soleil était nettement plus haut à mon
réveil et en fouillant mes poches pour y trouver ma montre que
j’avais oubliée d’accrocher à mon poignet, j’ai senti un objet dur et
rond. Je me suis souvenu tout à coup que la lettre de mon ami parlait
de lui et j’ai dû le prendre sans trop y penser. C’est noirâtre et circu-
laire. Que puis-je en faire ? Je songe à mon vieil ami qui ne m’a pas
laissé d’indications là-dessus. C’est à ce moment qu’avec une netteté
absolue j’entends, mais non pas à l’aide des oreilles, une voix qui
n’est pas une voix, qui semble se former directement dans mon cer-
veau, et je la reconnais. « Oui, c’est moi ; je ne suis pas dans cet état
que vous appelez la mort : j’ai été transféré ; tu connaîtras plus tard le
sens de ce terme ; c’est la dernière preuve de l’Autre Science que je
puis te donner ; je ne te dis pas adieu ; nous nous reverrons. » L’objet
s’est écrasé dans ma main. Je me dis que j’ai dû rêver, avec une mau-
vaise foi totale ; ce n’est qu’une réaction de défense vis-à-vis de
toutes les données nouvelles qui m’ont assailli et que je ne puis assi-
miler si vite.

- 75 -
IX

CEUX QUI N’AIMENT PAS L’AVENTURE

Je ne sais comment cela s’est fait ; ou plutôt il a fallu que je sois


bien naïf pour croire même un instant qu’un secret partagé par une
cinquantaine de personnes peut rester longtemps un secret… En tout
cas, le bruit de nos travaux a filtré et j’ai vu accourir des journalistes
par douzaines. Je n’ai rien contre eux, puisque quelques-unes des
personnes les plus intelligentes que j’aie jamais rencontrées étaient
des journalistes. Et le pourcentage de fumistes que l’on rencontre
chez eux n’est que légèrement plus élevé que chez les professeurs.
C’est simplement un autre type de fumisterie débridée, enfantine et
qui participe de la nature du jeu. Chez nous au contraire, c’est noir,
c’est funèbre, comme l’intérieur des tuyaux dont s’occupe justement
la corporation que l’on prend comme emblème du manque de sé-
rieux… Ma foi, fumistes pour fumistes, j’aime mieux qu’ils me
fassent rire.
Jusqu’à un certain point toutefois. Ce dont nous nous occupions,
ils ne le savaient pas exactement : mais c’était déjà un genre de curio-
sité à peu près unanimement réprouvé par notre classe sociale. Lors-

- 76 -
qu’on est universitaire, et nous l’étions presque tous, on ne s’occupe
pas du secret de la Grande Pyramide ! Et à rien ne sert d’expliquer
que le secret que nous cherchons est d’un tout autre aloi que les rêve-
ries d’un Barbarin, par exemple : l’excommunication majeure est lan-
cée tout de même. Surtout si les journalistes, ou tout au moins cer-
tains d’entre eux déforment, amplifient, et finalement nous em-
pêchent de nous expliquer correctement…
Nous expliquer… Il va falloir en arriver là. Cela va trop loin. J’ai
été désigné par notre société, avec un astronome et un archéologue,
pour prendre part à un débat télévisé. Le public adore voir des
hommes de science se déchirer, et dans le cas qui nous occupe, la
technique a été perfectionnée : une centaine de personnes assistent à
l’émission et peuvent voter pour ou contre l’une des thèses en pré-
sence en manipulant des boutons. C’est désagréable, parce que trop
passionné. Mais cela se passe à une excellente heure d’écoute et, au
point où en sont les choses, il nous paraît souhaitable de nous expli-
quer devant un public aussi large que possible.
Cela se présente assez mal ; l’assistance est houleuse. Pendant que
l’habilleuse nous maquille, j’entends des réflexions qui me sont des-
tinées, et proférées de façon à ce que je n’en ignore rien. J’ai nette-
ment l’impression que le public a été « fabriqué », et par des manipu-
lateurs qui ne sont pas de nos amis. Enfin, quand le vin est tiré il faut
le boire. J’ai d’ailleurs l’habitude de ce genre de spectacles et Boisso-
nade, l’astronome, aussi. Quant à l’archéologue, il a l’impression
d’être un premier chrétien qu’on va jeter aux bêtes dans l’amphi-
théâtre, et il nous maudit de l’avoir entraîné en cette étrange compa-
gnie.
Nous tentons de le réconforter ; mais je sens bien que cela ne va
pas aller tout seul. Un des collègues qui nous sont opposés est Le-

- 77 -
maître, l’architecte, qui s’est donné pour tâche de pourfendre les « ar-
chéomanes », comme il dit. Intelligent et méchant comme un diable ;
avec cela une suffisance qui me met hors de mes gonds : on
n’échappe pas à l’impression qu’il considère tous ses interlocuteurs
comme cette substance malodorante qui entra dans le nom d’un em-
pereur de Byzance. Je me chapitre moi-même d’avance : tu sais bien
qu’il t’énerve, et que la patience n’est pas ta vertu principale, que
lorsque tu es en colère tu ne sais plus ce que tu dis ; jure-moi (dit
mon « alter » à mon « ego ») quand tu vas commencer à bouillir de
compter jusqu’à dix lentement avant de répondre (je me le jure à
moi-même, avec beaucoup de bonne foi). Et n’oublions pas Torrega,
une sorte de Catalan à l’œil de braise, un inquisiteur changé de signe.
D’ailleurs il fait partie de l’Union pour la défense de la raison, et ils
sont tous inquisiteurs là-dedans. Fort honnêtes gens pour la plupart
d’ailleurs, mais quelle sacrée bande de fanatiques ! Comme me disait
mon vieux maître en me parlant justement de Torrega : « Savez-vous
comment Dieu le Père s’y est pris pour séparer la lumière des té-
nèbres ? Non ? Vous n’y étiez pas, dites-vous ? Moi non plus ! Mais
Torrega, lui, y était ! Lui, il sait ! et c’est pourquoi, mon pauvre ami,
vous et moi nous ressemblons furieusement à deux imbéciles, de
n’avoir point été invités en cette occasion… »
Ça se passe d’abord extrêmement mal, avec accompagnement de
murmures hostiles et chute verticale de la cote des archéomanes que
nous sommes sur le tableau lumineux où dix millions de téléspecta-
teurs contemplent nos scores respectifs. J’ai l’honneur de me faire
agrafer le premier.
— Monsieur, soupire suavement Lemaître, beaucoup de notabilités
du monde scientifique qui sont de vos collègues (mais je n’oserais

- 78 -
dire qu’ils considèrent tous ce fait comme un honneur indiscutable)

(Le salaud ! Compte jusqu’à dix, vite, non ! lentement)… beau-
coup de vos collègues s’étonnent de vous voir de plus en plus sou-
vent en douteuse compagnie. Nul n’ignore que vous êtes un biolo-
giste dont les travaux, peut-être un peu marginaux par rapport aux
préoccupations les plus actuelles de la science, ont paru néanmoins
intéressants en leur temps.
(Comme c’est bien dit… Nourri dans le sérail, il en connaît les
perfidies ! Cinq… six… sept… huit.)
« Enfin, vos qualifications scientifiques ne sont pas niables. Com-
ment se fait-il donc que l’on vous trouve en train de vous mêler de
problèmes archéologiques dont le caractère échevelé n’échappera à
personne de valable ou de dûment qualifié ? Passe encore que dans
une certaine mesure tout au moins on prête attention à vos publica-
tions dans votre spécialité. Beaucoup les trouvent pourtant, laissez-
moi vous le dire, empreintes d’une recherche obstinée du bizarre, de
l’exceptionnel, qui font parfois douter soit de votre équilibre soit de
votre objectivité. Dois-je trouver dans ces traits singuliers et proba-
blement regrettables de votre personnalité l’explication de vos préoc-
cupations présentes, en un domaine où vous êtes forcé d’avouer votre
incompétence ?
Et voilà ! Mais j’ai eu le temps de me calmer un peu. Je lui ré-
ponds que les raisons de mes préoccupations passées, présentes ou
futures ne regardent que moi ; que ce dont je m’occupe en ce moment
devait rester secret ; que je déplore profondément l’indiscrétion qui a
révélé au public des problèmes trop passionnants pour qu’on puisse
en discuter dans le grand public et en dehors des spécialistes, en toute
objectivité. Qu’en cette affaire, je ne suis qu’un consultant pour la

- 79 -
biologie si cette discipline venait à être mêlée au débat. Et naturelle-
ment, et comme toujours au lieu de m’en tenir là, et malgré tous mes
serments, je me crois forcé de lui conseiller de voir mon médecin ha-
bituel, ou de préférence un gastro-entérologue…
— Parfaitement, mon ami, parfaitement, ajouté-je devant son air
d’incompréhension totale, parce que vous appelez sérieux scienti-
fique ce que j’appelle, moi, constipation chronique…
Gros rires dans l’assistance, promptement couverts par une tem-
pête de cris réprobateurs. Entièrement de ma faute. Jamais je ne pour-
rai me taire. Notre cote en perd dix points d’un coup.
Heureusement, Boissonade prend la parole et il s’en tire mieux
que moi. Il essaie de leur expliquer à tous ce qu’est l’archéo-astrono-
mie, une toute nouvelle discipline qui est née de la fréquentation des
archéologues et des mathématiciens. Nos lointains ancêtres du néoli-
thique, et peut-être de plus loin encore, étaient bien plus préoccupés
par le ciel étoilé que nous ne l’avions pensé. Les monuments cyclo-
péens qu’ils s’échinaient à dresser n’avaient pas d’autre but que de
repérer exactement les éclipses, les solstices ou même certaines
étoiles bien déterminées. Boissonade fait appel à notre archéologue
qui opine du chef. C’est tout à fait sérieux, et même à l’excès ; parce
que les deux compères s’échauffent peu à peu et se lancent à la tête
des précisions archéologiques et mathématiques qui passent très au-
dessus de la tête de l’auditeur moyen.
Murmures diffus et amorces de conversations dans l’assistance. Le
meneur de jeu tente de ramener le débat des cieux jusqu’à terre et je
ne puis que lui donner raison, bien que je sois tout à fait certain qu’il
cherche à nous couler.

- 80 -
— J’ai écouté avec plaisir nos savants collègues, dit Torrega, mais
nous n’aurons évidemment pas le temps de vider le débat. J’aimerais
donc que nous nous confinions à deux ou trois exemples précis où les
dires de certains archéomaniaques paraissent vraiment bien aventu-
rés. Par exemple je sais que vous faites, si j’ose dire, un cheval de ba-
taille des vieux portulans qu’un professeur américain dont j’ai oublié
le nom a découverts à la Bibliothèque du Congrès. Vous savez que
nous disposons maintenant de moyens raffinés d’analyses des encres
des différents manuscrits. Or, sur l’un des portulans daté du treizième
siècle, les encres correspondent par place à une composition du sei-
zième et même du dix-septième siècle. Vos cartes ont donc été retra-
vaillées à plusieurs reprises ; autrement dit probablement truquées. Et
l’argument que vous tirez de leur prétendue ancienneté n’est que rê-
verie.
Pas mal comme objection, parce qu’assénée avec beaucoup d’assu-
rance et cela n’améliore pas notre cote. Il y a du vrai, et la réponse
n’est pas facile. D’abord les méthodes d’analyse des encres ne sont
pas tellement au point, et les opinions diffèrent d’autre part sur le da-
tage des différentes encres, parce que chacun faisait la sienne ou peu
s’en faut, et parfois à l’aide de recettes personnelles. Les moines qui
enluminaient les manuscrits précieux mêlaient parfois un peu de leur
urine aux couleurs… D’autre part il existe des milliers de portulans
dont la date d’acquisition est bien précisée et qui ont macéré dans les
coffres des bibliothèques sans que personne s’en occupe pendant des
siècles. Or, les problèmes posés par notre contradicteur ne portent
que sur l’un d’entre eux.

- 81 -
LA VIEILLE CARTE DU VINLAND
ET SON ÉVENTUELLE FALSIFICATION RÉCENTE

On a fait grand bruit autour de la découverte d’une falsification


dans une vieille carte du « Vinland » (les Vikings désignaient peut-
être l’Amérique de ce nom là). Un certain Crone aurait procédé à
des expertises raffinées sur cette carte et y aurait trouvé la preuve de
l’emploi d’une encre moderne. Mais personne n’était capable de si-
tuer ce Dr Crone, et même pas Charles Hapgood, la principale auto-
rité en matière de vieilles cartes. J’ai fini par le retrouver. Ce n’est
pas un universitaire mais le directeur d’une entreprise privée (Wal-
ter Crone Associates Inc., de Chicago) qui s’occupe d’ultra-micro-
analyse. Son travail, assez volumineux, a paru dans le Geographical
Journal vol. 140, 1974, 183-214. Crone m’a précisé lui-même qu’il
n’avait étudié malheureusement du point de vue de l’authenticité
que la carte dite du Vinland et aucune autre ; mais par contre qu’il
avait comparé ses données à d’autres recueillies sur d’anciens ma-
nuscrits < of recognized authenticity ».
La carte du Vinland a commencé à faire parler d’elle le 11 oc-
tobre 1965 lorsque parut à Yale University Press « The Vinland
Map and the Tartar Relation » par Skelton, Marston et Painter. La
carte consiste dans une feuille de parchemin mince de 27,8 X 41 cm
sur laquelle elle est dessinée à la plume ; elle porte 62 noms géogra-
phiques et sept légendes. Elle est fixée à un texte manuscrit qui
n’est autre qu’un rapport sur le voyage en Tartarie du frère Jean de
Plan Carpin (1245-1247) rédigé par le frère Benoît, le compagnon
du célèbre Franciscain. Cette relation de voyage était inconnue ou
peu connue sous cette forme. Elle n’apporte rien de bien nouveau
qui puisse passionner les érudits et présente quelques particularités
assez bizarres : par exemple les trous de vers du manuscrit ne coïn-

- 82 -
cident pas avec ceux de la carte. Une inscription sur le dos de la
carte n’est guère interprétable (description de la première, seconde
et troisième partie du Spéculum). Par contre, on voit une terre à
l’ouest du Groenland avec la légende « Île du Vinland découverte
par Bjarni et Leif en compagnie » ; une autre inscription parle de la
visite au Vinland d’Eric, évêque du Groenland, dans la dernière an-
née du pape Pascal (1117-1118). Les documents paraissent avoir été
rédigés en 1440, ainsi qu’en témoignent un feuillet inséré dans la re-
lation et qui la met en rapport avec le concile de Bâle de 1431-1449
et le type d’écriture (bâtarde de Rhénanie supérieure). Ainsi donc, il
s’agirait de la seule carte connue de l’Amérique précolombienne et
cela 50 ans avant le voyage de Christophe Colomb. Ce serait donc
un document d’un intérêt extraordinaire. Mais d’où provient le do-
cument ? On ne le connaît que depuis 1957 lorsqu’un antiquaire
américain l’acheta à Ferrajoli, un libraire italien établi à Barcelone.
Un hasard vraiment miraculeux amena le Curateur des documents
médiévaux de l’université de Yale à se procurer le « Spéculum his-
toriale » de Vincent de Beauvais. Or non seulement le volume était
du même format que la « Relation » mais les trous de vers s’adap-
taient exactement ! Quant à l’histoire antérieure de la Relation ou du
Spéculum, elle est plutôt obscure et certains soutiennent que ces do-
cuments faisaient partie de la bibliothèque de la cathédrale de Sara-
gosse et y auraient été volés ; mais le catalogue des livres de la ca-
thédrale n’en porte aucune mention. Si bien que l’origine du docu-
ment est inconnue.
Un examen de la carte pratiqué en 1967 souleva déjà les doutes
les plus graves quant à l’authenticité de l’encre. D’autres érudits ont
examiné la Relation elle-même qui ressemble beaucoup en plus
d’une partie à l’« Ystoria Mongolorum » de Jean de Plan Carpin.
Mais les termes transcrits du mongol appartiendraient tous à des

- 83 -
formes de ce langage qui ne sont pas apparues avant le XVII e siècle
et qui ne figurent jamais sous cette forme dans l’« Ystoria » de Jean
de Plan Carpin. D’autres anomalies trop techniques pour que je les
évoque ici, jettent donc les doutes les plus graves même sur l’au-
thenticité de la Relation à laquelle est jointe la fameuse carte.
Supposons d’ailleurs qu’elle soit authentique : selon l’historien
Quinn, elle ne nous apprend pas grand-chose. Que les Vikings aient
reconnu très tôt les côtes du Labrador, de Terre-Neuve et d’Amé-
rique, c’est ce que rapportent les anciennes chroniques islandaises.
Elles sont d’ailleurs en légère contradiction avec les légendes por-
tées sur la carte du Vinland, puisque ces légendes disent que le
voyage au Vinland fut exécuté par Leif et Bjarni « ensemble ». S’il
s’agit de Bjarni Herjolfsson, il existe là une contradiction avec la
saga. D’après elle en effet, Bjarni vit au loin « trois nouvelles terres
à l’ouest » c’est-à-dire Helluland (« les pierres plates »), Markland
et Vinland, mais n’y aborda point. Cet honneur revint à Leifr Eiriks-
son, plusieurs années après. Le seul point intéressant selon Quinn
serait le prétendu voyage de l’évêque Eirik (Henricus episcopus) au
Vinland et retour, ce qui n’est attesté par aucune autre source. Cela
est assez maigre et suivant Perkins, le tintamarre fait autour de la
carte du Vinland a eu pour conséquences fâcheuses de faire oublier
la découverte par Kelge Instad, d’un site nordique indubitable à la
pointe nord de Terre-Neuve en 1961-1968. Les datages au radio car-
bone donnent les environs de l’an 1000. Ce fait est de la plus ex-
trême importance et minimise effectivement toutes les données que
nous pourrions tirer de la carte du Vinland.
Le coup de grâce est donné par Crone au cours de l’analyse mi-
croscopique de l’encre. À vrai dire les examens des spécialistes du
British Muséum avaient déjà montré qu’il était impossible de carac-
tériser dans l’encre de la carte le gallotannate de fer généralement

- 84 -
utilisé comme encre au moyen âge. Les photos infrarouges et l’exa-
men de la fluorescence en lumière ultraviolette montrent qu’il ne
saurait s’agir de cette substance. À vrai dire le gallate de fer a été
remplacé en différents endroits, et notamment en Islande, par le suc
de diverses plantes comme le « Gulvidir », qui est une espèce de
saule fournissant un tannin foncé. Mais les examens comparés des
manuscrits écrits avec cette substance et de l’encre de la carte
montrent des différences tout à fait nettes. Crone a examiné alors
l’encre par diffraction aux rayons X et l’a caractérisée comme du bi-
oxyde de titane ou anatase ; ce pigment n’est disponible que depuis
1920. Il est donc certain qu’on se trouve devant un faux tardif ; on
se perd en conjectures pour en expliquer les raisons.
Naturellement les personnes qui ne peuvent supporter l’inattendu
dans les sciences et qui pour cette raison détestent les vieilles cartes
trop précises se sont empressées de jeter la suspicion sur toutes les
cartes alors que Crone remarque lui-même qu’il n’a examiné
que la seule carte du Vinland. C’est oublier que les autres cartes
sur lesquelles s’appuie Hapgood ont une histoire bien plus précise
que la carte du Vinland. Beaucoup étaient incluses dans l’Atlas de
Nordenskjôld. La carte de Piri Reis fut découverte en 1929, étudiée
par la Société historique turque, et personne ne remarqua ses traits
les plus remarquables avant Mallory en 1956.

Je lui dis tout cela, mais cela manque un peu de « punch ». Il


m’écoute avec un sourire supérieur et le brouhaha couvre le reste de
la discussion, malgré les interventions faussement sévères du pré-
sident.

- 85 -
Nous allons couler, pavillon haut tout de même ? Eh non, voilà
l’intervention du paranoïaque de service : elle nous achève.
Hâve, en guenilles de clochard, des yeux brûlants.
— J’aurais un apport personnel au débat, que je ne demande qu’à
produire et qui pourrait convaincre les sceptiques, hurle-t-il si fort
que le meneur de jeu consent à l’entendre.
— Monsieur, il ne nous reste que deux minutes mais si tout le
monde y consent, nous allons vous écouter.
Personne n’est contre.
— Les preuves de l’accostage de l’arche sur le mont Ararat, les
preuves d’une grande ville enfouie quinze mille ans avant notre ère
en un endroit que je connais…
Tempête de rires. Nous coulons à pic. Félicitations ironiques de
nos interlocuteurs. Une partie importante est ratée. Nous n’aurions
pas dû accepter, et nos adversaires sont plus malins que je ne le pen-
sais.
Juste au moment de nous engouffrer dans la voiture, on me tire par
la manche. C’est le clochard de tout à l’heure.
— Monsieur, je n’ai pu m’exprimer, mais je dispose réellement de
certains documents. On ne veut pas que je les produise. Je vous sup-
plie de m’accorder un rendez-vous.
Mes deux collègues, haussant les épaules, se sont mis à l’abri de la
petite pluie fine qui nous trempe jusqu’aux os. Je vais en faire autant.
Et puis non ! Il a quelque chose dans le regard. Et l’air si malheu-
reux ! Bah ! je lui donne mon adresse. Je l’ai fait si souvent à des
gens qui n’en valaient pas la peine. Cela ne m’a rapporté que des en-
nuis.

- 86 -
Une fois de plus ou moins…

- 87 -
X

ÉTRANGE AVENTURE AU GOBI

Je suis d’assez noire humeur le lendemain. De mon petit bureau de


la Sorbonne, je regarde les façades grisâtres du Collège de France qui
ne sont pas faites pour me réjouir. Nous allons être la risée de tout le
monde et peut-être même sera-t-il difficile de continuer sur le même
pied. J’ai senti des hésitations déjà chez nos jeunes collègues qui
jouent leur avenir en s’affiliant à Isis. Évidemment nous n’avons pas
publié leurs noms : nous ne sommes pas inconscients à ce point. Mais
enfin il y a eu une indiscrétion, pourquoi ne s’en produirait-il pas
d’autres ? Beaucoup vont trouver le risque trop gros.
On gratte à ma porte. Je l’avais oublié, c’est le clochard de la
veille. Encore une heure qui va être perdue ; mais je lui ai donné ren-
dez-vous, il n’y a plus qu’à en subir les conséquences.
Il m’est venu toutes sortes d’idées entre-temps : notamment, que
ce pourrait bien être un figurant soudoyé par nos adversaires dans le
but de nous ridiculiser. Mais je ne le crois plus tellement. Il a l’air
beaucoup plus calme qu’hier. Et très malade. Cet homme semble at-
teint d’une affection fatale ; sa maigreur est effrayante. Et puis si

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c’est un coup monté, il faut tout de même être bien naïf pour suppo-
ser que je ne vais pas vérifier ce qu’il va me dire.
— Monsieur, je n’ai pas de mots pour vous remercier. Vous êtes
le seul qui, parmi les collègues, ayiez consenti à m’écouter.
— Les collègues ?
— Oui, nous sommes ou plutôt nous étions collègues. Voici mon
nom.
En effet, Tarski est un jeune archéologue dont on m’a parlé dans
le temps et qui a disparu tout d’un coup à la fin d’une campagne de
fouilles au Gobi, si j’ai bonne mémoire. Tout le monde le croyait
mort depuis longtemps…
— Mais avant que nous ne franchissions un pas de plus, je dois at-
tirer votre attention sur les dangers que j’ai courus et qui vont amener
ma mort prochaine comme vous pouvez le voir à mon aspect ; dan-
gers que vous pourriez bien courir aussi, si vous continuez à m’écou-
ter.
— Diable ! mon cher, est-ce que tout ceci n’est pas un peu mélo-
dramatique ? Il est vrai que vous semblez malade, mais enfin vous
êtes jeune, vous vous en tirerez très probablement…
— Je devrais m’en tirer normalement, comme vous dites, mais les
circonstances sont telles qu’il ne reste aucun espoir. Non ! ne protes-
tez pas je vous prie… nous perdrions un temps inutile. Je dois non
seulement vous parler, mais vous montrer un certain nombre de do-
cuments. Je n’ai pu les apporter tous ; le restant n’est pas chez moi
(je n’ai d’ailleurs plus de chez-moi) mais poste restante dans une
boîte dont je vais vous indiquer le numéro ; voici les pièces néces-
saires. Au cas où j’en serais empêché, vous pouvez tout retirer. Mais

- 89 -
faites alors bien attention à vous à partir de ce moment-là. Il vaudrait
même mieux envoyer à votre place quelqu’un de moins connu.
— Mais enfin, pourquoi n’irais-je pas moi-même ?
— Parce que je suis pisté, on sait sûrement que je suis allé chez
vous, et « ils » ne veulent pas que je parle.
Malheur à moi ! il est fou, c’est visible : la fièvre obsidionale à
l’état chimiquement pur. Si j’essayais de le déflecter vers Guérard
qui est psychiatre, mais très compréhensif : il va jusqu’à admettre
que ce monde est bien bizarre et qu’il ne sait pas tout ! Voilà ce qu’il
faudrait à ce pauvre diable. Mais comment le lui faire comprendre ?
— Mon état ne relève pas de la psychiatrie, comme vous le pensez
certainement…
Mon interlocuteur parle avec difficulté ; il est trempé de sueur et
agité d’un grand frisson.
— Mais dites ! ça ne va pas du tout ? Voulez-vous que j’aille
cherche du secours ?
— Attendez ! cela va passer ! ces crises ne durent jamais long-
temps. Mais si vous saviez ce que c’est dur de passer pour fou… de
ne jamais pouvoir aller jusqu’au bout… Vous allez certainement me
proposer d’aller voir un psychiatre, comme on me l’a déjà proposé
tant de fois… Eh bien, faisons un marché : j’accepte, je vous donne
ma parole que j’irai… Mais vous allez m’écouter jusqu’au bout, je
vous en prie… C’est d’accord ?
Et il commence… C’est un roman d’aventures extraordinaire, mais
comment savoir ce qu’il y a de vrai dans tout cela et ce qui est le fruit
d’une imagination malade ?
Notre homme était donc en train de fouiller dans les confins du
Gobi, une des régions les plus inhospitalières de la planète… Comme

- 90 -
il connaît parfaitement non seulement le russe, mais les dialectes du
coin, il interroge les indigènes assez mal dégrossis qu’il peut rencon-
trer. Il est en effet d’avis que les vieilles légendes sont des fossiles
plus ou moins bien conservés, mais dont on peut tirer beaucoup sans
doute à condition de les bien interpréter.
Et des légendes, Dieu sait s’il en existe dans cette zone ! Les dieux
qui descendent du ciel dans des chars de feu (archi banal, on entend
cela partout) ; mais tout de même ici, le thème a une fréquence et une
importance rencontrées nulle part ailleurs. Avec un assortiment de
précisions géographiques, tel qu’on peut retrouver le lieu du prétendu
atterrissage : on n’y voit pas grand-chose, d’ailleurs, à part des
flaques d’une roche vitrifiée qui ressemble à de l’obsidienne et que
les sables recouvrent peu à peu. Tarski a essayé quelques fouilles qui
n’ont rien donné : une roche très dure arrête presque tout de suite le
pic des ouvriers.
Bon, mais que tirer de tout cela ? La quête des renseignements pro-
duit toujours les mêmes légendes ; les fouilles archéologiques
amènent la découverte de quelques cavernes avec gravures assez
énigmatiques : notamment une grande surface de roche curieusement
polie avec des cupules de place en place qui ne ressemblent à rien
d’autre qu’à des constellations. Cela a déjà été signalé d’ailleurs et
les cavernes avec dessins de constellations (?) sont assez connues
dans la région. Il semble que celle que vient de découvrir Tarski soit
plus belle que les autres ; il est notamment impossible de ne pas re-
connaître dans un cas le Grand Chariot qui présente même une parti-
cularité : l’étoile de l’extrémité du timon du Chariot, Benetnash, est
représentée entourée de plusieurs cercles concentriques et d’une au-
réole de rayons. D’autres constellations sont également tout à fait re-
connaissables et l’on retrouve de place en place les cercles concen-

- 91 -
triques entourés de rayons : par exemple autour de Bêta Orionis et
d’Arcturus du Bouvier…
Quant à interpréter tout cela ! Tarski ne peut trouver aucune mé-
thode de datation bien précise. Le sol des cavernes est dur, recouvert
parfois d’une mince couche de sable ; sans le moindre débris de pote-
rie ou mieux encore de charbon, que l’on pourrait dater à l’aide des
isotopes radioactifs. Les légendes locales parlent d’une antiquité for-
midable, une centaine de milliers d’années pour le moins « alors que
les étoiles n’étaient pas ce qu’elles sont ». Ce qui n’avance pas la so-
lution. Enfin Tarski se réfugie dans la routine. Il dresse son catalogue
de « cavernes à constellations » en espérant que le rapprochement de
tous les thèmes lui donnera une vague idée des motivations des dessi-
nateurs. Il s’ennuie un peu.
Jusqu’au jour béni où il reçoit une visite. Un berger assez crasseux
prétend avoir quelque chose à lui vendre. C’est de la plus grande im-
portance et les archéologues ont appris à ne jamais refuser de telles
visites : c’est ainsi qu’on a retrouvé, non loin du Gobi précisément,
des liasses de manuscrits nestoriens qui éclairent d’un jour nouveau
les origines du christianisme. Les gens du pays les vendaient volon-
tiers, d’autant plus qu’ils se servaient de ces liasses pour boucher les
trous de leurs cabanes ! Et tout le monde sait que les tombes
étrusques ont été fouillées par les voleurs bien longtemps avant que
les archéologues n’en prennent soin… Et les tombeaux des pha-
raons ! Et les manuscrits esséniens de la mer Morte !… Voyons ce
berger au plus vite, se dit Tarski, très excité…
L’autre lui propose une petite boîte qu’il a trouvée dans une ca-
verne dont il prétend avoir oublié l’emplacement. Tarski connaît l’in-
faillible mémoire topographique de ces gens : il est donc évident que
la canaille veut lui vendre plus tard d’autres objets de ladite caverne

- 92 -
ou bien lui en indiquer l’emplacement contre une somme des plus
rondelettes. Enfin, voici la boîte. Une fois nettoyée, car elle est cras-
seuse, elle se révèle constituée d’un métal très dur, puisque le cou-
teau de Tarski n’arrive pas à le rayer et cependant des dessins très
fins qu’on ne voit guère qu’en lumière frisante sont incisés dessus :
les sempiternelles constellations reliées par des lignes parfois
doubles, parfois triples, qui ne correspondent à rien de connu. Ah ça !
qu’est-ce que cette obsession des constellations ?
Quant à ouvrir la boîte… le berger a essayé, il n’a pas pu. Après un
marchandage assez prolongé pour bien montrer la considération
qu’on a pour le visiteur, et l’offre d’une tasse de thé, on convient
d’un prix, et Tarski fait des offres pour les objets à venir… Il n’y en a
pas ? Ou du moins c’est loin ? On ne pourrait retrouver la caverne ?
même en cherchant bien ? Et pour un bon prix ? Ce sera très difficile,
mais le berger voit bien que Tarski est un étranger d’une grande dis-
tinction et qu’il sera généreux… Il fera donc son possible. Et l’on se
sépare enchanté l’un de l’autre et d’un marchandage accompli sui-
vant les rites.
Quant à cette petite boîte, Tarski la tourne et la retourne entre ses
mains pendant que le feu du campement est en train de s’éteindre et
que les brillantes étoiles d’Asie s’allument en gerbes au-dessus du
Gobi. Il se sent heureux ; il ne fait ni chaud ni froid ; il lui semble
qu’il va trouver quelque chose. Il lui prend l’idée de frôler de la
pointe de son crayon les « étoiles » encerclées qu’il voit sur la boîte.
Rien d’abord. Il recommence et tout à coup (a-t-il trouvé par hasard
l’ordre convenable des pressions à exercer?) la boîte s’ouvre : on ne
peut pas s’exprimer ainsi d’ailleurs parce que rien ne s’ouvre : une
face de la boîte disparaît purement et simplement : elle s’est peut-être
escamotée dans les autres parois, en tout cas on ne la voit plus, pas la

- 93 -
moindre trace, pas de charnière, pas de fente si mince soit-elle où elle
aurait pu s’enfoncer…
Tarski s’arrête quelques minutes. Je suis suspendu à ses lèvres.
Cette histoire est des plus jolies, même si elle sort de son imagina-
tion. Et il l’a racontée d’une manière parfaitement cohérente. S’il est
fou, il a une sorte de génie en même temps. Ce n’est d’ailleurs pas
contradictoire !
— Alors qu’y avait-il dans cette boîte ?
— Des cartes, monsieur le professeur. De petites lames de métal
empilées avec des cartes.
— Mais des cartes de quoi, au nom du ciel ?
— « Leurs » étoiles, « leurs » constellations comme toujours, mais
heureusement, heureusement…
Terrible crise d’étouffement. Le cœur doit être en train de flancher.
Je me précipite vers la porte, il me faut des drogues d’urgence ; mais
Tarski se cramponne à mes vêtements.
— J’ai… peu de temps… Attendez, ça va passer…
C’est lui qui passe, le pauvre garçon. Ses ongles s’enfoncent dans
mes paumes. Il a quitté ce monde-ci.

- 94 -
XI

L’ÉTRANGE COFFRET

J’ai eu des quantités d’ennuis. Naturellement les policiers m’ont


tenu sur le gril pendant je ne sais combien de temps. C’était une mort
éminemment suspecte, et les raisons pour lesquelles le pauvre Tarski
avait voulu me voir n’étaient pas claires du tout, d’autant plus que je
ne les leur ai pas expliquées. Je m’en suis tenu au cliché du dérange-
ment cérébral que tout le monde avait pu constater lors de l’émission
de télévision. Enfin la presse a fait un roman de toute l’affaire, avec
parfois des insinuations horribles sur mon compte ou sur mes mœurs.
J’ai vu un avocat qui m’a appris que devant ces entrefilets si habile-
ment rédigés, l’espoir de gagner un procès en diffamation était bien
faible. Même les collègues se permettent des chuchotements sur mon
compte dont je devine le sens. Perrin, qui ne peut pas me voir, est allé
plus loin en se demandant tout haut si la présence de certaines per-
sonnes en délicatesse avec la justice de leur pays était vraiment sou-
haitable dans une assemblée de professeurs : je l’ai saisi au collet, je
ne peux souffrir ce nabot rageur, et comme je pèse vingt kilos de plus
que lui je ne sais pas ce que j’allais lui faire, quand les collègues me

- 95 -
l’on retiré des mains. Le président m’a exhorté une heure plus tard,
dans le calme de son bureau, à garder mon sang-froid. Il m’a avoué
en soupirant que certaines de mes initiatives le mettaient dans le plus
cruel embarras et m’a sollicité de me faire un peu oublier, par amitié
pour lui. Il est vrai qu’il me porte une certaine amitié et non moins
vrai qu’il n’y a pas à compter sur lui dès que sa tranquillité présiden-
tielle est en cause.
Je suis très ennuyé car, comme disent les Chinois, on peut être
brouillé avec une personne tout le temps, avec tout le monde un cer-
tain temps, mais non pas avec tout le monde tout le temps ! Il y a
mille façons de me rendre la vie impossible, et je crois bien qu’elles
sont à l’étude…
Mais tout cela n’est rien à côté de la nouvelle qui vient de s’étaler
en grosses lettres dans les journaux du soir. On a pratiqué l’autopsie
de Tarski comme de juste, et on a eu l’idée de dresser sa formule san-
guine : elle correspond aux malades qui ont subi une irradiation ra-
dioactive à dose mortelle ! Ce qui relance tout le débat. On ne me
soupçonne tout de même pas d’avoir irradié Tarski, mais il paraît
évident que cette affaire a des dessous ténébreux et plusieurs bons
apôtres regrettent que j’y sois mêlé, même indirectement.
À vrai dire, l’étonnement prend le pas chez moi sur tous les autres
sentiments. Mais quel rapport peut-il bien exister entre les histoires
de Tarski et l’irradiation radioactive ? Je me creuse la tête sans faire
germer l’ombre d’une hypothèse… Il a bien parlé de certaines entités
qui ne voulaient pas je ne sais quoi ou qui voulaient l’empêcher de
parler, mais c’est tout de même un indice à peu près certain de déran-
gement mental. Des entités qui le tueraient par irradiation massive ?
Nous sommes en pleine série noire.

- 96 -
C’est là-dessus que ma femme me fait ressouvenir que Tarski m’a
laissé quelque chose poste restante ; et cette fois-ci, je comprends
nettement qu’il ne faut pas y aller moi-même. Il n’est pas impossible
que je sois suivi. J’y ai donc expédié un des appariteurs de l’universi-
té, qui n’est même pas attaché à mon propre laboratoire.
Et voilà, c’est sur ma table. Une grosse enveloppe. Avec la petite
boîte entourée de cellophane, ouverte. Les lames de métal, comme
disait Tarski, avec leurs cartes. Et un gros cahier, plein de la fine
écriture de Tarski.
La boîte est curieuse, vraiment. J’ai un scalpel de fort bon acier et
je constate, comme Tarski l’avait fait, qu’il n’y a pas moyen de la
rayer. Quel genre de métal est-ce là ? Je vais la faire porter tout de
suite à Lavier qui est un excellent métallographe et un de mes
meilleurs amis, avec des curiosités aussi suspectes que les miennes.
Ça ne traîne pas. Une demi-heure après, coup de téléphone furi-
bond de Lavier.
— Dis donc, ça ne va vraiment pas ? est-ce qu’il va me falloir ad-
mettre que tu es aussi dérangé que les collègues le disent ?
— Dérangé toi-même ! Qu’est-ce qui te prend ?
— Où as-tu dégotté cette boîte ? Tu pouvais te tuer et nous tuer
tous !
— Me tuer ? nous tuer ? Je suis complètement abasourdi.
Lavier m’explique qu’on a posé par hasard la boîte auprès d’un
scintillomètre qui s’est mis à bafouiller sur-le-champ, tellement il en-
registrait de chocs par unité de temps. Ils se sont empressés d’enfer-
mer la boîte dans un château de plomb. La radioactivité est si intense
qu’il y a de quoi tuer un homme en quelques heures de contact. Voilà
la raison de la mort de ce pauvre Tarski…

- 97 -
— Attends, dis-je à Lavier, il y avait quelque chose dans la boîte.
Je veux savoir si c’est radioactif.
— Ne bouge pas ou plutôt écarte-toi d’au-moins vingt mètres.
J’envoie des types avec un scintillo et un château de plomb.
Deux gaillards arrivent presque sur-le-champ, ahanant sous les
trente kilos du château de plomb. Mais nous nous rendons compte
tout de suite que les minces lames métalliques que j’ai sorties de la
boîte ne sont pas radioactives : ouf !
Lavier n’a pas tardé à comprendre que toute la radioactivité vient
d’une plaque à frottement dur posée dans le fond de la boîte. Il s’agit
ni plus ni moins que que d’un isotope rare et peu connu de l’ura-
nium : une plaque de cette dimension, me dit Lavier, je doute qu’on
puisse en trouver actuellement dans n’importe quel laboratoire.
— Mais la boîte ? Pourquoi est-elle si dure ?
— Ah ! c’est encore plus épatant que la plaque d’uranium ! C’est
de l’acier, très dur, mais il doit être absolument inaltérable, car il
contient une trace de technetium, qui bloque complètement l’oxyda-
tion du fer. Cela, on sait le faire maintenant dans les labos, mais il
n’y a pas longtemps, je te jure !

LES FERS QUI NE ROUILLENT PAS

Les hommes de science se sont évidemment interrogés depuis


longtemps au sujet du fameux pilier de fer de Delhi qui est exposé
aux intempéries depuis des centaines d’années et ne rouille pas ; il
remonterait suivant certains à 1 000 ans. Bien entendu on en a fait
des analyses ; il contient 99,7 % de fer ; 0,046 de silice ; 0,114 de

- 98 -
phosphore ; 0,006 de soufre ; 0,080 de carbone. Sa densité est de
781 ; sa dureté Brinell de 188. Le métallurgiste Hodson pense que le
métal a été obtenu par la même méthode que les fameux cimeterres
de Damas ; de la magnétite à haut degré de pureté était broyée dans
de petits creusets de terre, empilée ensuite dans de petits fourneaux
et recouverte par du charbon de bois. On admettait tout juste assez
d’air pour enflammer le charbon ; on n’employait aucun soufflet ou
le strict minimum seulement. Dans ces conditions, à des tempéra-
tures relativement basses et avec très peu d’oxygène dans l’air am-
biant, il se développe une atmosphère d’oxyde de carbone fortement
réductrice et l’oxyde de fer se réduit en une éponge de fer très pur,
sans que le fer réduit puisse aisément se combiner à cause de la
basse température avec l’oxygène ou l’azote. Hodson pense que
c’est là toute la raison de la non-corrosion du pilier : il ne contient
ni oxygène ni azote. Or tout le monde sait bien que le fer fondu par
nos procédés habituels, c’est-à-dire à haute température, absorbe de
grosses quantités de ces deux gaz ; une partie en est expulsée au
cours du refroidissement et de la recristallisation, mais d’autres
composés se forment par la même occasion, en particulier des ni-
trides de fer insoluble dans le fer fondu.
La seule objection que je me permettrai est que je vois mal com-
ment on pourrait réaliser dans de petits fourneaux la grande colonne
de fer de Delhi. Là aussi, quelque chose semble nous échapper…
Le savant métallurgiste Charles Crussard a pu étudier à nouveau
le pilier de Delhi en 1950 ; il fut autorisé à en faire un prélèvement.
Ses conclusions rejoignent, avec bien plus de détails, ce qui vient
d’être dit. La résistance du pilier à la corrosion est due à son mode
de fabrication et au fait que les Indiens ne savaient pas chauffer le
métal jusqu’à sa fusion franche. Ils n’obtenaient qu’une masse pâ-
teuse de fer qu’ils martelaient, ce qui en faisait gicler les impuretés

- 99 -
plus liquides. Ils rapportaient cette masse de fer incandescente sur la
pièce à constituer et la soudaient à la partie déjà façonnée, toujours
par martelage. De ce mode de fabrication résulte une grande pureté
puisque les impuretés s’en vont avec les parties liquides entraînées
avec les scories. De plus la présence de nombreuses croûtes très
fines de scories mal expulsées entraîne un fait intéressant ; lors du
forgeage final elles s’alignent parallèlement à la surface comme des
tuiles et constituent d’excellentes barrières contre la corrosion. On
observe effectivement sur l’échantillon prélevé par C. Crussard
cette structure feuilletée. Elle résiste très bien à la corrosion pour
une attaque perpendiculaire au plan de feuilletage ; mais sur la
tranche, donc pour une attaque pénétrant parallèlement au feuille-
tage, la corrosion est au contraire assez rapide. Crussard ajoute la
réflexion piquante qu’il est heureux que la tour Eiffel ait été
construite justement avec du fer puddlé et martelé un peu comme le
pilier de Delhi (avec une technique plus élaborée tout de même).
Ces fers paraissaient à l’époque plus sûrs et mieux connus que les
aciers. Or les premiers aciers n’étaient justement pas fameux et si
on les avait utilisés, il n’y aurait plus de tour Eiffel !
Le fait allégué dans le récit que le fer excessivement pur ne
rouille pas n’est pas de la fiction ; mais comparativement à ce fer, le
pilier de Delhi est très impur.

— Et les plaques ?


— Eh bien, c’est du fer excessivement pur, qui comme tu le sais
peut être, ne rouille pas. On sait le faire aussi, mais c’est difficile. Où
as-tu trouvé tout cela ?

- 100 -
— Écoute, mon vieux, c’est la signature, en grosses lettres, d’une
technologie extrêmement raffinée. Tu me dis que cela doit être très
ancien, mais il n’y a pas moyen de le dater, malheureusement…
— Qu’est-ce qu’il te faudrait pour le dater ?
— Eh bien, par exemple un peu de matière organique, on pourrait
essayer le carbone 14 ?
Nom d’un chien ! J’ai oublié le principal… Entre chaque plaque, il
y avait une pellicule assez fine qui ressemblait à de la soie et parais-
sait très résistante. Peut-être bien qu’on pourrait… ?
Ce n’est pas de la soie. Nous ne savons pas ce que c’est. Mais c’est
carboné en tout cas. On va faire la datation. Nous séchons de curiosi-
té, Lavier et moi.
Le verdict arrive : les dateurs sont très excités et veulent absolu-
ment savoir où nous avons trouvé ce truc. Nous avons du mal à leur
raconter une histoire qu’ils ne croient pas le moins du monde. Ils
nous lâchent tout de même la date : vingt-cinq mille ans…
Vingt-cinq mille ans avant Jésus-Christ…

- 101 -
XII

RENCONTRE AVEC LES AUTRES

La boîte était donc piégée d’une manière simple et radicale : toute


personne qui l’ouvrait ou même la conservait, sans précaution, était
condamnée à mort. Est-ce que c’est cela qui faisait dire à Tarski
qu’on ne voulait pas qu’il transmette certaines informations ? Ou
bien a-t-il été l’objet de menaces plus précises ?
Je dépouille les documents qu’il m’a laissés. D’abord les cartes ;
laissons de côté les constellations (si ce sont bien des constellations,
après tout je n’en suis pas certain) ; je ne tarde pas à découvrir pour-
quoi, juste avant de mourir, il m’a donné à entendre que ce n’était
« heureusement » pas tout. Car il y a des cartes, et des cartes ter-
restres bien reconnaissables, malgré la projection bizarre dont on
s’est servi. L’une d’elles concerne sûrement l’Anatolie ou les confins
du Caucase. Une flèche triple indique une montagne. En me battant
avec quelques bons atlas je me rends compte qu’il doit s’agir du
mont Ararat. Le plus curieux est l’aspect de la Méditerranée. Toutes
les terres paraissent réduites par rapport à la surface marine ; par
exemple les îles de la mer Egée sont deux fois moins nombreuses,

- 102 -
pour le moins. D’où je serais enclin à conclure qu’il s’agit d’une pé-
riode interglaciaire ; pas de glaciers, donc un niveau des mers bien
supérieur à celui que nous connaissons ? Peut-être débâcle catastro-
phique, pluies torrentielles et déluge ? qui sait ? D’où le rapport avec
le mont Ararat ?
Et aussi une autre carte où la péninsule de l’Alaska est très facile-
ment reconnaissable, sauf qu’elle est réunie à l’Asie par une chaîne
de montagnes. Les Aléoutiennes y sont aussi, mais ce ne sont pas des
îles séparées, plutôt une bande très allongée et presque continue. Je
ne suis pas assez géologue pour me souvenir immédiatement de l’as-
pect de cette partie du monde il y a vingt-cinq mille ans, mais il se
pourrait bien qu’il soit retracé par ces cartes (en fait je l’ai su plus
tard, je me trompais complètement : c’est l’aspect de cette zone il y a
plus de cent mille ans que montre la lamelle de fer…). Là aussi trois
flèches qui indiquent un point à peu près à cinquante kilomètres à
l’ouest de Fairbanks (la ville qui s’est si monstrueusement dévelop-
pée dans les cinquante dernières années à la suite de la construction
du pipe-line).
Rien à signaler sur les autres cartes. Voyons le cahier. Il en tombe
immédiatement un feuillet assez épais enclos entre deux feuilles de
plastique. C’est un très vieux parchemin en ruine dont les fragments
sont presque au complet : ils ont été recollés avec soin entre les deux
plastiques. Un plan de ville comme on en faisait au Moyen Âge, mais
il ne ressemble pas à tous les autres. On n’y voit pas la muraille cré-
nelée et les cathédrales que les bons vieux scribes n’oubliaient pas de
placer dans le dessin d’une ville, fût-elle la capitale du Grand Turc !
Non, c’est plus bizarre, on dirait une roue. Mais plusieurs inscriptions
latines sont bien plus bizarres encore que le dessin ; malheureuse-
ment elles sont en partie effacées.

- 103 -
Je suis pourtant arrivé à les lire après plusieurs heures de travail.
J’ai commencé aussi le cahier de Tarski ; je ne sais littéralement plus
où j’en suis… Voyons les inscriptions d’abord :
Il y a une sorte de titre : ATL… quod caput imperii Atlantorum di-
citur (Atl qu’on dit capitale de l’empire Atlante) a quodam rege stel-
larum mirabiliter conditum (fondée merveilleusement par un certain
roi des Étoiles).
Quelle histoire ! Le reste est à peu près illisible sauf une phrase
inscrite près d’un rayon de la roue, où l’on voit de petits cercles au
milieu d’un plus grand :
Istae (…) quae in libris Indorum eruditorum vimana dicuntur…
aeronaves… a mercurio purissimo propulsae…
Cela (…) que les savants indiens appellent vimana dans leurs
livres… des aéronefs… propulsés par un mercure très pur…
Somme toute un aérodrome avec des soucoupes volantes ou peu
s’en faut… J’éclate d’un rire nerveux qui me détend un peu.
Voyons : c’est une supercherie. Ça ne se peut pas, c’est trop beau…
Seulement si tout cela est un coup monté, comment oublier les petites
boîtes en acier au technétium et tout le reste ? C’est la plus grande
aventure à laquelle j’ai jamais été mêlé.

LES VIMANAS

Ce sont des engins qui défraient la chronique. Il ne leur manque


peut-être que d’avoir existé. Voyons tout de même ce qu’on en peut
dire. Il existe dans la littérature immense de l’Inde un grand nombre
d’allusions à des engins aériens souvent de taille démesurée, d’une

- 104 -
grande rapidité, conduits par des héros ou des demi-dieux. Une su-
perbe description d’un de ces engins se trouve dans l’épopée natio-
nale indienne, le Mahâbhârata. C’est un poème ou plutôt un fleuve
de deux cent mille vers, dont la rédaction se situe probablement aux
environs des débuts de l’ère chrétienne mais s’étend certainement
sur plusieurs siècles. On y trouve de nombreux récits de batailles,
spécialement entre deux familles princières, les Kauravas et les Pan-
davas. Deux chapitres particuliers relatent les exploits des héros
Drona et Karna. Voici un extrait du second : « Nous aperçûmes
dans le ciel quelque chose qui ressemblait à un nuage écarlate,
comme les flammes cruelles d’un feu ardent. De cette masse émer-
gea un énorme Vimana peint en noir qui lança de nombreux projec-
tiles flamboyants ; le bruit qu’il faisait en se rapprochant de la terre
ressemblait à celui de mille tambours roulant tous ensemble. Le vi-
mana se rapprochait du sol à une vitesse incroyable en lançant de
nombreuses armes étincelantes comme l’or, des milliers de foudres
accompagnées d’explosions violentes et des centaines de roues de
feu. Ce fut un affreux tumulte pendant lequel on vit tomber les che-
vaux, les éléphants de guerre et des milliers de soldats tués par les
explosions. L’année en déroute fut poursuivie par le terrible vimana
jusqu’à ce qu’elle fût anéantie. » Diable ! voilà qui nous rappelle
certains souvenirs ou évoque certaines craintes pour notre avenir
proche… Car nous savons sans doute bien mieux que le chantre du
Mahâbhârata ce que parler veut dire. Bien entendu il n’existe pas
dans l’Inde, à l’époque correspondant à la grande épopée, la
moindre trace d’un vimana. Mais l’auteur ou les auteurs font allu-
sion à des faits bien plus anciens, à une époque très reculée.
Qu’en peut-on conclure ? Rien de précis évidemment. Il faut ran-
ger les vimanas dans ces classes d’engins bizarres que décrivent
toutes les épopées. Sait-on par exemple que la première allusion à

- 105 -
des automates se trouve dans l’Iliade ? Voici l’étonnant passage
concernant les automates chez Homère (Iliados sigma-Iliade chant
28, 370), Thétis vient réclamer au dieu Héphaïstos de nouvelles
armes pour Achille :
« Thétis aux pieds d’argent arrive dans la demeure d’Héphaïstos,
impérissable, étoilée (?) éclatante parmi les Immortels, toute en
bronze, construite par le Bancal lui-même. Elle le trouve tout suant,
roulant autour de ses soufflets, affairé. Il est en train de fabriquer
des trépieds, vingt en tout, qui doivent se dresser tout autour du Mé-
garon des dieux. À la base de chacun il a mis des roues d’or ; ainsi
les automates peuvent entrer dans l’assemblée des dieux et en reve-
nir (ophra oi automatoi theion dusaiat’ agôna). »
Et voici l’autre passage toujours relatif à Héphaïstos : (Iliade,
415) : « Il enfile une tunique, prend un gros bâton et sort en boitant.
Deux servantes le soutiennent : elles sont en or, mais elles ont l’as-
pect de vierges vivantes ; dans leur cœur est une raison (tên en men
noos esti meta phresin), elles ont aussi voix et force (en dê kai audê
kai sthenos), par la grâce des Immortels elles savent travailler… »
Certains esprits imprudents rêvent sur la demeure de bronze
(c’est-à-dire de métal) qui est étoilée (asteroenta) ce qu’ils ne rou-
gissent pas de traduire « dans les étoiles »… Eh oui : c’est dans
l’Iliade, poème qui remonte à l’âge du bronze et paraît donc plus
vieux que le Mahâbhârata.
Mais Jacques Keyaerts a exhumé un texte véritablement curieux
tiré du Samarângana sûtradhâra, traité d’architecture et d’urbanisme
attribué au Mahârâja Bhojadeva qui a dû régner au onzième siècle.
Tout à coup, au chapitre 31 il se met à parler de divers yantras ou
mécaniques, comme les fameux vimanas et comme s’il s’agissait
d’un sujet bien connu et quelque peu banal.
95. – Son corps ferme et solide est selon la règle (comme) un

- 106 -
grand oiseau fait de bois léger. On place le moteur au mercure (?) à
l’intérieur et en dessous un réceptacle ardent rempli de (feu?).
96. – Alors s’étant élevé grâce au mouvement produit par ses
deux ailes un homme en position statique (?) s’en allant, va mer-
veilleusement dans l’espace par la puissance de ce mercure !
97. – (Il existe) aussi un vimana en bois semblable à un temple
plus lourd et qui se meut. Aux quatre angles on a placé selon la
règle des récipients solides contenant du mercure.
Le roi Bhojadhara dit plus loin que la construction du vimana est
secrète. Quel dommage…

Une aventure qui risque bien de ne pas se prolonger. J’ai travaillé


en effet jusqu’à plus de minuit dans mon bureau à la campagne qui
s’ouvre largement sur la pelouse, à la chaleur de la nuit d’été. Et voi-
là deux hommes que je n’ai pas entendu approcher qui se dressent
tout à coup devant moi. Je me lève d’un bond : mon cœur bat à tout
rompre. Que faire ? Je n’ai aucune arme à portée de la main. Ma
femme est absente ; il n’y a personne à proximité. Je suis dans de vi-
lains draps.
Plusieurs minutes se passent pendant lesquelles je me calme un
peu. Ils sont grand, vigoureux, semble-t-il, et ne bougent pas. Assez
pâles, barbus, enveloppés d’une sorte de combinaison noire. Les
mains le long du corps, sans armes à première vue.
Lorsque le plus grand fait un pas en avant, je saute en arrière.
— Ne craignez rien, monsieur, nous sollicitons simplement la fa-
veur d’une conversation. Vous n’avez à redouter aucune violence
physique.

- 107 -
Les voilà assis. Ils ne parlent toujours pas, et semblent perdus dans
leurs pensées.
— Eh bien, messieurs, puisque vous voulez me parler, parlons, que
diable ! Quelle est la raison d’une visite aussi tardive ?
— Vous le savez bien, monsieur, les documents de Tarski, que
nous devons récupérer.
— Je ne sais comment vous savez que je les détiens, mais de toute
façon vous êtes deux et je suis seul. Comment pourrais-je vous résis-
ter ?
— Vous ne comprenez pas, je vous répète que toute violence phy-
sique nous est interdite. Nous voudrions simplement vous convaincre
que ces documents peuvent faire à l’humanité plus de mal que de
bien ; ou tout au moins, leur diffusion est prématurée. Nous faisons
donc appel à votre honneur d’homme de science qui ne veut certaine-
ment causer aucun dommage à ses semblables.
Ils parlent avec un calme et un sérieux tellement souverains que je
me sens presque convaincu. Presque, pas tout à fait…
— Messieurs, j’apprécie votre ton et je vais donc vous répondre
courtoisement. Il me semble être devant une découverte d’une
énorme importance archéologique et vous devez savoir que le vice
d’un homme de science, c’est la curiosité. Je devrais, sur votre pa-
role, vous remettre ces documents dont la valeur est probablement in-
appréciable. Nous ne nous connaissons même pas, comment saurais-
je donc si les craintes que vous alléguez sont fondées ? Vous me de-
mandez là, convenez-en, quelque chose de psychologiquement im-
possible.
— De très difficile, tout au moins, monsieur, parce que des expli-
cations, nous ne pouvons vous en donner. Mais il nous est possible

- 108 -
néanmoins de prouver notre connaissance des documents que vous
avez déjà parcourus. Par exemple de la carte du mont Ararat, de celle
de l’Alaska et de la carte d’Atl avec le port latéral où se posaient les
vimanas…
Mon ahurissement est si énorme qu’un sourire paraît sur leurs
lèvres.
— Or, il y a à la fin du cahier de Tarski des choses que vous ne de-
vez pas voir.
— Vous l’avez tué ?
— Nullement ! Écoutez, nous pouvons tout de même vous dire que
la civilisation dont nous faisons partie est beaucoup plus avancée que
la vôtre et que tuer un homme est un crime tellement horrible que
l’idée n’en viendrait à aucun d’entre nous. Mais Tarski a eu entre les
mains une boîte très dangereuse et l’a ouverte avant que nous ne
puissions l’avertir. Nous nous proposions même de le soigner, mais il
a tout de suite refusé le dialogue. Vous paraissez plus accessible.
C’est pourquoi je vous prie, je vous supplie de me rendre ces docu-
ments.
— Et si je refuse ?
— Nous partons immédiatement, nous n’exercerons aucune pres-
sion sur votre volonté…
Voilà donc les gens que craignait tant le pauvre Tarski. Ils ont l’air
honnêtes et dignes de confiance, mais tout de même ils m’en de-
mandent trop.
— Messieurs, je suis désolé, mais franchement vous exigez un sa-
crifice trop grand, dont les raisons ne m’apparaissent pas assez claire-
ment.

- 109 -
Ils se lèvent sans un mot de plus, et s’éloignent légèrement. Ils
semblent glisser sur la pelouse. Comment sont-ils venus ? Je me pré-
cipite sur leurs talons. Rien. Pas la moindre voiture sur la grande al-
lée. Ai-je rêvé ?
Mais quand je reprends le cahier de Tarski, je n’y vois plus que
des pages blanches, à part les trois premières que j’ai déjà lues et qui
me laissent sur ma faim.

- 110 -
XIII

L’IMAGINATION SLAVE ENTRE EN SCÈNE

Je suis pourtant parfaitement sûr que le cahier était presque entière-


ment rempli de la fine écriture de Tarski… Mes visiteurs l’ont effa-
cée ; comment diable ? Mais ils ont oublié quelque chose d’impor-
tant.
Dans les premières feuilles du cahier, Tarski se borne à relater
comment, avant de trouver son berger et la petite boîte, il a été amené
à penser que la région des confins du Gobi présentait de l’intérêt. Car
au fait, une campagne de fouilles est une chose longue et coûteuse ;
pourquoi serait-il allé là plutôt qu’ailleurs ? C’est ici qu’apparaît Se-
menov Tian Shanskij.
Il ne dit pas comment il est entré en possession ou a pu consulter
les mémoires de Semenov, mais il l’a fait. C’était un fameux natura-
liste du début du XXe siècle qui a exploré la région du Tian Shan, si
longtemps et si bien que le Tsar l’a anobli et lui a permis de s’appeler
désormais Semenov du Tian Shan (Tian Shanskij). Or Tarski fait al-
lusion à des manuscrits où se trouvent des documents peu ordinaires,
et notamment aux cavernes à constellations dont Semenov a été un

- 111 -
des premiers à parler. Il parle aussi de la mort du naturaliste, qui pa-
raît assez étrange. Cela ne m’avait pas frappé sur le moment. Sans
doute Tarski développait-il tout cela dans le reste du cahier. Com-
ment renouer le fil brisé ?
Je reste rêveur en retournant entre mes doigts le vieux plan de Atl
(caput Atlantorum imperii). Il me semble que j’ai négligé une ins-
cription au dos du parchemin : elle est récente et en caractères cyril-
liques, que je lis mal ; mais tout de même, je peux déchiffrer : SE-
MENOV TIAN SHANSKIJ.

Semenov a réellement existé ; c’était un explorateur qui s’est


rendu célèbre par ses nombreux voyages aux monts Tian Shan.
C’est pourquoi le Tsar l’a anobli. C’était un fort curieux person-
nage, mais je confesse avoir embelli sa biographie.

Oh ! oh ! le document appartenait à Semenov… Cela mérite une


enquête sur place. Les fameux papiers que Tarski a vus, il ne les a sû-
rement pas emportés ? On doit pouvoir les consulter dans les biblio-
thèques de Moscou ?
Et c’est pourquoi huit jours plus tard, je suis à Moscou et fort
content d’y être. D’abord, j’adore les Russes : ces aimables farceurs
me plongent dans un état de jubilation continuelle. Comme ce n’est
pas le souci du travail qui les exténue, il leur reste beaucoup de temps
pour profiter de la vie et en faire profiter les autres. Ensuite leurs
hommes de science parlent toutes les langues sans accent, dont le
français, et cela facilite terriblement nos rapports (d’autant plus que

- 112 -
de la langue russe, je ne connais guère que l’alphabet). Enfin je me
souviens de réunions passées avec plusieurs collègues dont le direc-
teur de l’institut Pavlov, réunions nocturnes, d’abord assez sérieuses,
mais qui très vite ont dégénéré en charivari intense, chacun racontant
de bonnes histoires russes, juives, françaises, anglaises et que sais-je
encore ! Et voir plusieurs distingués collègues boire le vin de Tokay
au goulot est un spectacle grandiose ; d’autant plus qu’ils le tiennent
très mal, le vin de Tokay… Et quand j’ai traversé la place Rouge à
deux heures du matin avec deux biologistes russes accrochés à moi
qui tenais assez bien debout (eux plus du tout, ou presque pas) ; et
qu’ils essayaient de chanter la Marseillaise l’un en russe et l’autre en
français ; et les deux miliciens qui au lieu de nous emmener au poste
nous ont montré la sollicitude amicale qu’on réserve là-bas aux
ivrognes et nous ont appelé un taxi. Nous avons fini par rentrer à
l’hôtel avec les deux collègues qui me pleuraient dessus en m’appe-
lant leur ami, leur frère et même leur petit pigeon, ce dont je n’étais
qu’à moitié flatté. J’en ris encore…
Mais pour redevenir sérieux, il existe aussi des hommes de science
russes, et non des moindres, qui ont des curiosités suspectes.
Avouons-le une bonne fois, ils font partie de notre collège invisible,
sans rites, sans serment, mais assez secret tout de même parce que la
majorité des collègues n’aiment pas nous voir jouer comme cela.
L’obligation de nous taire crée en nous une complicité, puis une ami-
tié qui s’est montrée à l’épreuve de difficultés assez rudes. C’est
pourquoi je sais bien à qui m’adresser. Je sais que je vais être écouté,
parce que de tous les membres du collège invisibles, les Russes,
comme de juste, sont les plus fous ou les plus enragés.
Ça ne traîne pas : Léon Serguiévitch est géologue, et même acadé-
micien, s’il vous plaît. L’histoire de Semenov et le vieux parchemin

- 113 -
lui coupent littéralement le boire et le manger ; une demi-heure plus
tard, il a convoqué cinq ou six amis dont l’enthousiasme confine au
délire. Deux heures plus tard et nous avons sur la table les papiers
manuscrits de Semenov Tian Shanskij dont l’accès est interdit au pu-
blic, je ne sais pourquoi ; mais nous ne sommes pas le public.
Nous n’avons pas dormi de la nuit, rien mangé, mais avalé des
litres de café et de thé. Semenov est bien allé dans le Gobi ; il parle
lui aussi d’une certaine petite boîte et des cartes qu’il y avait dedans
(je commence à comprendre de quoi il est mort au juste, mais c’était
bien avant l’ère de la radioactivité et personne ne pouvait le deviner).
Il a repéré sur les cartes qui devaient être les mêmes que celles de
Tarski le mont Ararat et l’Alaska. Mais il est allé plus loin. Il est
monté sur l’Ararat, il a vu l’Arche.
Nous en perdons le souffle. Les excursions sur l’Ararat sont rares,
parce que c’est une montagne très difficile d’accès. La roche est
pourrie et cède sans crier gare. Mais Semenov était très entraîné. Il
savait comme tout le monde que toutes les peuplades autour de la
montagne parlent de l’Arche et feraient même des remèdes avec le
bitume qui lie les vieilles planches. Il y est allé voir. Il nous semble
être avec lui sur les bords du lac gelé d’où émerge en partie la formi-
dable construction (car d’après lui, c’est tout à fait gigantesque) et
puis…
Et puis, rien… Le feuillet suivant n’existe pas, ou a été arraché,
nous n’en savons rien. Nous sommes éreintés, car le jour commence
à poindre et il est déjà huit heures du matin. Il nous a fallu trier des
montagnes de papier pour découvrir cela. Nous avons procédé à trois
nouveaux triages pour découvrir la suite. Pas de suite…

- 114 -
C’est à en pleurer. « Plus rien à faire, gémit Léon Serguiévitch !
S’il y avait encore un enfer, j’y enverrais pourrir ce porc de Semenov
pour jouer des tours pareils aux honnêtes gens… »
Il me vient une idée : si, il y a encore quelque chose à faire ! Non !
Pas tout de suite ! Nous allons nous reposer un peu, dormir et manger
quelque chose. Je ne dirai rien avant ce soir ; et je m’éclipse, poursui-
vi par une tempête de malédictions.
Naturellement, j’ai su que, peu de minutes après, tout le monde
s’est effondré ; moi aussi. Sur le coup de neuf heures du soir nous
nous sentons mieux, mais une faim terrible nous ronge les entrailles.
Irons-nous dans un restaurant ? Ça va nous faire perdre la soirée ; les
femmes de deux de nos collègues nous proposent de nous fabriquer
un baquet de bortsch (j’adore ça) précédé d’une montagne de zakous-
kis. Proposition acceptée à l’unanimité et le tout disparaît avec une
rapidité qui plonge les femmes dans l’admiration. J’ai réussi à ne pas
parler jusqu’à la fin. Sous prétexte que j’avais le droit de manger
comme tout le monde ; sous prétexte que je ne voulais pas parler la
bouche pleine ; sous prétexte qu’il me fallait digérer toutes ces
bonnes choses. Si bien qu’à la fin, les collègues menaçants m’ont
proposé de me déférer au Soviet Suprême comme ennemi du peuple
soviétique aux fins d’expulsion.
— Laissez ce rebut de l’Occident dans son silence méprisable, a
sifflé une vipère lubrique : vous voyez bien qu’il n’a rien à dire.
— Si, messieurs, j’ai quelque chose à dire. Semenov Tian Shanskij
nous a abandonnés en vue de l’Ararat, n’est-il pas vrai ? Eh bien, al-
lons l’y retrouver !
— Le retrouver où, espion capitaliste ?
— Sur l’Ararat ! Allons sur l’Ararat !

- 115 -
Silence ponctué de « Après tout ? », « Il y a quelque chose là »,
« Ça peut se défendre ». Mais Léon Serguiévitch explose :
— Non, camarades, ça ne se peut pas ! Vous savez bien qu’il n’y a
pas de bon Dieu, pas de déluge, pas d’Arche, pas de Noé, et peut-être
même pas de mont Ararat ! C’est Lénine qui le dit…
Tout le monde se tord, comme chaque fois qu’on fait allusion aux
thèses officielles ici (je l’ai remarqué bien des fois).
— Fils de chiennes, vous riez comme des imbéciles, mais vous sa-
vez bien qu’on ne peut proposer officiellement d’aller inspecter
l’Arche de Noé sur le mont Ararat ! Il faut présenter ça autrement.
Diable ! Il a raison. Ça va être très compliqué.
Je passe sur la suite. Elle nous a coûté de nombreux mois. D’autant
plus que le mont Ararat est en Turquie et que les Turcs n’aiment pas
les Russes. Il a fallu que Léon présente des thèses sur la géologie du
mont, explique l’intérêt d’une révision stratigraphique, se fasse don-
ner une mission, propose de m’y associer pour l’étude de la bota-
nique (je ne sais pas un mot de botanique, mais qu’à cela ne tienne, il
ne pousse presque rien sur le mont). Enfin, l’autorisation est venue et
c’est pour cela que nous sommes en ce mois d’août auprès du mont
sur la steppe parcourue d’un vent furieux et brûlant. Nous avons
choisi l’été, parce qu’il paraît que l’Arche est enfoncée dans un lac
presque entièrement gelé ; il sera peut-être en partie dégelé au cœur
de l’été.
Nous allons faire notre excursion en hélicoptère, et, pendant que
nous montons, je me dis que c’est une sacrée chance de ne pas avoir
à escalader les pentes glissantes et raides du mont.
Nous voilà au-dessus de l’Ararat. Son aspect est impressionnant ;
des rocs nus à structure feuilletée avec des amas qui ressemblent à

- 116 -
des cendres volcaniques sans doute très friables. Cherchons le fa-
meux lac et l’Arche. C’est assez près du sommet côté nord. Un lac. Il
est encore aux trois quarts gelé mais ce que nous voyons assez bien,
c’est la masse noire et immense qui l’emplit.
L’Arche. Nous nous sommes posés à cinquante mètres. Le vent est
glacial et le soleil brûlant. L’Arche est au-dessus de nos têtes. Per-
sonne ne parle. Ses dimensions ? Pas besoin de les vérifier : à vue
d’œil elles paraissent correspondre exactement avec celles inscrites
dans la Bible. Nous sommes pleins d’étonnement, de respect, d’une
sorte d’effroi. État de conservation surprenant : c’est une sorte de ra-
deau surmonté d’une caisse rectangulaire. En bois, bien sûr… Mais
nous voyons tout de suite qu’il n’y a pas que du bois : dans la partie
qui doit correspondre à l’avant, se trouve une cabine curieusement
polie et cerclée d’un métal brillant. Nous allons essayer d’en détacher
une partie, mais je sais déjà ce que c’est : l’acier qui ne rouille pas…

LE MONT ARARAT

Tout le monde connaît le texte de la Bible sur le déluge, transpo-


sition monothéiste d’un récit bien plus ancien et polythéiste, celui
du déluge sumérien. Les deux récits admettent que Noé dans le pre-
mier cas, et Oum-Napishtim dans l’autre atterrissent sur une mon-
tagne qui est l’Ararat. L’idée qu’il puisse y subsister des vestiges de
l’Arche paraît reculer les bornes de l’absurde. Mais le problème
n’est pas si simple.
Quel genre de montagne est l’Ararat ? C’est un volcan ancien, le
Büyûk Agri Dagi des Turcs, le Masik (le Divin) des Arméniens et le
Koh-e-Nouh (montagne de Noé) des Iraniens. Il se dresse à l’extré-

- 117 -
mité des chaînes arméniennes, formé de deux sommets : le Grand
Ararat (5 165 m) doublé au sud-est par le petit Ararat (3 925 m). La
limite des neiges éternelles est ici aux environs de 4 500 m. Le vol-
can est relativement récent (limite des ères tertiaire et quaternaire).
L’Ararat était habité ; on y trouvait un petit village, Ahora ou Argu-
ri, de 1 600 habitants et le couvent arménien de Saint-Jacob, à 9 km
du sommet. Le couvent disparut avec le village lors du violent trem-
blement de terre de 1840. Un torrent de glace de neige et de boue
emporta l’ensemble. L’Ararat a d’abord été gravi par Frédéric Par-
rot, médecin russe, professeur à l’université de Dorpat (aujourd’hui
Taru) en Estonie, le 27 septembre 1845. En 1845, le géologue Her-
mann Abich franchit la montagne par l’est. En 1850, une expédition
scientifique russe atteignit le sommet à nouveau. Mais ces succès
sont compensés par de nombreuses défaites dues aux roches de la
montagne, instables et tranchantes. La montagne est particulière-
ment inhospitalière et pratiquement inhabitée, sauf par quelques se-
mi-nomades kurdes qui viennent estiver dans les pâturages d’été,
près de la source de Sardar Bourlakh vers 2 290 m, là où l’on trouve
quelques genévriers. Il existe aussi quelques bouleaux sur le petit
Ararat. Partout ailleurs le massif est nu mais d’après les voyageurs
du Moyen Âge, il était à leur époque boisé, giboyeux et peuplé.
Maintenant le problème est le suivant. Pour le folklore du pays il
paraît évident que l’arche est là-haut (à plus de 2 000 m) et ils en ti-
reraient même de la résine qui guérit toutes les maladies ! Avant de
hausser les épaules, rappelons-nous qu’il faut toujours traiter le
folklore avec respect : il a toujours un sens mais parfois difficile
à déchiffrer ; ce n’est qu’un fossile qu’il convient de bien interpré-
ter. Or l’Ararat n’a fait l’objet d’aucune enquête archéologique sé-
rieuse et cela pour une raison simple. Même si les archéologues
avaient admis que des vestiges de l’arche puissent s’y trouver, il

- 118 -
était absurde de croire que le déluge ait pu monter à plus de 2 000 m
sur les flancs de la montagne. Évidemment, mais ce n’est pas ainsi
qu’il faut raisonner. Il faut d’abord vérifier s’il y a quelque chose
sur la montagne comme le prétendent les gens du pays ; ce peut
être l’arche ou bien tout autre chose. Si c’est l’arche il est évidem-
ment extravagant qu’elle ait pu, par l’effet du déluge, se jucher à
2 000 mètres ; ou alors il faut supposer un cataclysme d’ampleur
cosmique comme le choc d’un astéroïde gigantesque (la Bible paraît
d’ailleurs indiquer qu’il s’agit d’un phénomène tout à fait inhabituel
puisque la nuit se maintient très longtemps sur la terre). Enfin il fau-
dra trouver une explication. Mais vérifier d’abord et toujours les
données du folklore.
En tout cas l’impossibilité réelle ou apparente de l’échouage de
l’arche à une telle hauteur a découragé les archéologues. Ils n’ont
pas fouillé davantage le mont Djudi, beaucoup plus au sud, où les
musulmans et Syriens placent l’échouage de l’arche.
Mais des archéologues plus ou moins amateurs l’ont fait. Avec
des succès ou plutôt des insuccès divers. Un aviateur russe, Rosko-
vitsky, aurait survolé l’Ararat en 1916 et aperçu sur une des pentes
les ruines d’un bateau. Une expédition a été envoyée par le Tsar
avec des archéologues et une centaine de soldats. Elle aurait rappor-
té divers objets et conclu à l’identification. Mais en 1916, les Russes
et le Tsar n’allaient pas tarder à avoir d’autres soucis… Le rapport
et les documents de l’expédition se sont perdus. En 1952, un Fran-
çais, Navarra, suit l’itinéraire Bayazid-Igdiz-Ahora. Il trouve sur la
face ouest à 1 100 m un éperon rocheux ressemblant à une proue de
navire. À 3 857 m, un lac. Il monte à plus de 4 000 m, traverse un
bras de glacier et trouve dans le fond une masse sombre ; sa forme
correspondrait au plat-bord d’un vaisseau. Il rapporte un morceau
de bois de 1,50 m, visiblement façonné. Le bois est du chêne de

- 119 -
5 000 ans d’âge (datage exécuté par plusieurs spécialistes de Ma-
drid, de Bordeaux et de Paris).
Pendant ce temps, la concurrence, c’est-à-dire les musulmans sy-
riens ne restaient pas inactifs. Ils montrent à des journalistes turcs
sur le mont Djudi des vestiges de l’arche et même le tombeau de
Noé ! Mais le récit des journalistes est peu clair et contradictoire.
Que conclure de tout cela ? Rien de positif, bien sûr, sinon qu’il
y a probablement en fait quelque chose sur le mont Ararat et pro-
bablement sur le mont Djudi, et qu’il faudrait aller y voir un peu
plus sérieusement. L’archéologue André Parrot dans son livre
« Bible et Archéologie » se gausse des vestiges soi-disant repérés
sur l’Ararat et sur le Djudi : c’est une arche de trop, écrit-il ! En au-
cune façon à mon sens ; il a seulement oublié d’envisager une mer-
veilleuse hypothèse ; l’arche n’était pas seule, il y avait une flot-
tille. La Bible ne nous raconterait que l’histoire du clan de Noé…

Il n’y a rien d’autre. En redescendant au camp je n’ai pas été telle-


ment surpris de trouver un ordre de l’Académie annulant l’expédition
avec retour immédiat à Moscou. Je crois savoir qui est intervenu.
Me voilà revenu dans mon gîte familier. Avec un maigre butin :
toujours la même chose. Des clins d’œil que semble nous faire une
très ancienne science, nous nous précipitons, nous trouvons effective-
ment quelque chose, des objets très bizarres et inexplicables et
après ? Après ? rien… pas moyen d’aller plus loin.
Un coup de fil de Lavier très excité.
— Dis donc ! tu ne sais pas qu’on a fait des fouilles en Alaska
pour une nouvelle dérivation du pipe-line. Je ne sais pas ce qui a pris

- 120 -
aux ingénieurs, mais ils ont poussé les excavations assez loin sans
doute pour des raisons géologiques. Ils ont enlevé le permafrost ; au-
dessous il y avait une couche de débris confus, comme si une im-
mense inondation avait passé par-là et au-dessous encore, tu ne devi-
neras jamais…
— Quoi donc ?
— Eh bien, un village mon vieux ! enfin des traces d’industrie et
d’habitation absolument indubitables. Du néolithique d’après les us-
tensiles ; l’embêtant c’est qu’on le date de 100 000 ans, ce qui ne
cadre guère avec le néolithique. Mais ce n’est pas le plus beau : du
métal, mon vieux, des disques parfaitement polis qui ont dû faire par-
tie d’un collier. J’en ai eu un et naturellement…
— Naturellement c’était de l’acier inox, et comme de juste, les
fouilles ont eu lieu à 50 kilomètres au nord de Fairbanks ?
— Ben voyons !

- 121 -
XIV

LA CÉCITÉ PSYCHIQUE

Et voilà la boucle quasiment bouclée ! Où aller maintenant et que


faire ? Si je revoyais mes mystérieux interlocuteurs de l’autre jour,
j’essaierais de discuter, de ne pas me montrer si tranchant. Mais
quelque chose me dit qu’ils sont bien décidés à ne lâcher que ce
qu’ils estiment convenable pour nos faibles intelligences.
Entre ma femme, porteuse du cahier de Tarski que j’avais rangé je
ne sais où.
— Dis donc, j’ai lu ton cahier, c’est diablement intéressant ! Pour-
quoi es-tu allé à Moscou ? Tu n’en as retiré rien de plus que ce que
Tarski raconte, somme toute ?
— Comment cela rien de plus ? Il ne raconte presque rien. Il n’y a
que trois ou quatre pages dans son cahier.
Rien n’égale l’expression de stupéfaction de ma femme.
— Qu’est-ce que tu dis ? Il y a deux cahiers ?
— Deux cahiers ? Je n’en ai jamais vu qu’un, celui que tu tiens en
ce moment.

- 122 -
— Mais enfin tu sais bien qu’il comporte au moins cinquante
pages manuscrites, pourquoi dis-tu qu’il n’y en a que deux ou trois ?
Je lui arrache le cahier des mains : il n’y a que trois pages puis des
feuilles blanches. Une idée folle me vient.
— Écoute, tentons une expérience ! quelque chose est en train de
se passer. Veux-tu lire ici, lentement (je lui désigne le haut de la page
trois) et continuer jusqu’à ce que je te dise d’arrêter ?
Elle fit jusqu’au milieu, là où pour moi le texte s’arrête, et elle
continue, elle continue, sans le moindre trouble.
«… Après avoir fouillé dans le dossier épais de Semenov Tian
Shanskij, je me suis rendu compte qu’il avait effectué la même ex-
ploration que moi-même et que probablement il avait découvert une
petite boîte analogue à la mienne. Mais je n’ai pu la retrouver. Il dé-
crit seulement ce qui s’y trouvait… »
— Cela suffit, ou j’arrête, demande ma femme ? Pourquoi dis-tu
que la page est blanche pour toi ?
Parce qu’elle l’est ! Bon sang ! La cécité psychique ! J’avais en-
tendu dire que cela se déclenchait sous hypnose. Ils n’ont rien effacé
du tout, ils m’ont simplement donné l’ordre (dans mon subconscient)
de ne rien voir. Mais ils n’ont pas pensé à ma femme : ce ne sont tout
de même que des hommes et pas des demi-dieux.
Donc Tarski a vu l’Arche et a remarqué comme nous la cabine cer-
clée de métal. Il a même fait dater un morceau de bois, qui est vieux
de douze mille ans.
Il explique d’où vient le plan de la ville d’Atl. D’après Semenov,
qui l’avait conservé dans ses papiers (où Tarski paraît bien l’avoir dé-
robé), il provient d’un très vieux traité du début du XVIe siècle. L’au-
teur anonyme prétendait avoir tout recopié dans des documents plus

- 123 -
anciens. Il était consacré aux villes et aux mœurs des peuples an-
ciens, mais d’après Semenov, cela n’avait pas grand intérêt, à part
Atl justement, qui surgit de façon inexplicable au détour d’un cha-
pitre insipide, consacré aux villes des Hyperboréens et des peuples
au-delà. Rien de plus.
Semenov paraissait convaincu, comme plus tard Velikovsky, que
de terribles catastrophes s’étaient abattues sur la planète et avaient
anéanti des civilisations entières. Et, on ne sait pourquoi, il attachait
une grande importance à ce qui avait dû se passer du côté de l’Alaska
dans un passé très reculé. Pourquoi l’Alaska ? En tout cas les petites
lames métalliques avec leurs cartes semblent lui donner raison, et
puis il y a eu la découverte que signale Lavier…
Suivent, de manière tout à fait décousues, des considérations sur la
carte d’Atl avec tout à coup une suggestion très ingénieuse. On a épi-
logué depuis très longtemps sur le fait que les hypothétiques « vima-
nas » marchaient à l’aide d’un « fourneau au mercure ». Et personne
n’a compris, dit Tarski (à moins qu’il ne s’inspire de Semenov?), que
dans le langage des alchimistes, les métaux sont formés « d’un »
soufre et « d’un » mercure, c’est-à-dire d’impuretés et de quelque
chose de pur, d’irréductible et de primordial. Le « mercure des philo-
sophes », comme ils le désignaient, n’était donc point le « mercure »
vulgaire. Tarski épilogue sur l’uranium qui doit être à un état très éle-
vé de pureté pour que les réactions atomiques s’y prolongent. En ef-
fet, en effet…
Ma femme lit toujours les pages blanches (pour moi). La clef de
tout, dit Tarski, doit être cherchée en Égypte en un endroit situé non
loin d’Alexandrie… Elle tourne la page.
— Et alors ?

- 124 -
— Et alors, plus rien, la suite a été arrachée…
Mes mystérieux interlocuteurs ne se sont pas fiés à ma cécité psy-
chique. Ils sont plus malins que cela.

- 125 -
XV

LE MYSTÈRE DES DOGONS

Rien à signaler pendant le mois suivant. Ni pendant les trois qui


suivent. L’hiver a passé, le printemps aussi ; voici le deuxième été
que voit Isis. Les résultats ne sont pas bouleversants. Il y a des mo-
ments où je me demande (et je ne suis pas le seul) si nous ne nous
sommes pas proposé un but trop au-dessus de nos forces. Ou peut-
être chimérique ? Mais tout de même, les vieux portulans, Stone-
henge, Khéops continuent de nous faire signe par-delà les millé-
naires ; ils sont bien là, ce ne sont pas des chimères ; mais nous ne
comprenons pas leurs signaux.
Puis coup sur coup deux événements dont les conséquences de-
vaient être inégales : un coup de téléphone de l’un de nous qui re-
vient du Mali et qui tient absolument à ce qu’on réunisse le groupe ;
il est sur une piste. Une autre communication vient de notre collègue
l’assyriologue. Il tient quelque chose lui aussi. La situation va-t-elle
se débloquer ?

- 126 -
Effectivement. C’était énorme. Des deux côtés. Je ne sais par le-
quel commencer, mais le récit le plus complet nous vient du collègue
botaniste de retour du Mali ; à lui l’honneur.
Il ne connaît pas grand-chose à l’archéologie et s’en excuse hum-
blement ; mais il a de bons amis fort entendus en ces matières et qui
l’ont instruit. Il se promenait donc aux environs des falaises de Ban-
diagara où gîte peut-être la population la plus étrange d’Afrique, celle
des Dogons troglodytes. Rien ne ressemble chez eux à ce qui se fait
ailleurs, même dans leur voisinage immédiat. Ils tiennent beaucoup à
préciser qu’ils ne sont pas d’ici, que leurs ancêtres sont venus d’un
grand pays situé très loin dans le nord. Certains pensent qu’il s’agit
des Garamantes dont parle Hérodote, peuples situés originellement
au sud de la Libye, mais qui, poussés par d’autres envahisseurs, ont
migré jusqu’à Tombouctou d’abord puis plus au sud encore vers le
Ghana et le territoire des Dogons. Cette parenté supposée avec les
Garamantes pourrait bien être importante comme nous l’allons voir.
Quoi qu’il en soit, notre ami ne peut manquer d’être frappé par
l’aspect bizarre du peuple dogon. Il interroge donc les uns et les
autres, mais pas les Dogons eux-mêmes, réputés pour être fort dis-
crets sur leurs affaires. Il apprend qu’un archéologue de Paris, Marcel
Griaule, les a étudiés pendant quarante ans, si bien qu’il a fini par
être considéré comme un des sages de la tribu et qu’ils lui ont livré
leurs secrets sur l’étoile Sirius.
— Griaule ! Mais je l’ai bien connu (c’est moi qui n’ai pu m’em-
pêcher de m’exclamer). Dans des temps très anciens, je m’étais mis
en tête de suivre les cours d’ethnologie au musée de l’Homme.
J’avoue que les sacripants que nous étions avaient une forte tendance
à rire du père Griaule (il avait cinquante ans et nous semblait un an-
cêtre) lorsqu’il « dogonisait ». Pour lui tout ce qui était valable en

- 127 -
philosophie et partout était dogon. Il nous a fallu avaler les récits
d’Ogotem-meli, essayer de comprendre ce qu’était le Nommo, etc.
J’avoue que ça me paraissait sinistre et jusqu’à présent j’avais cru
qu’il s’agissait d’un cas de monomanie professorale.
— Oui, mais vous avait-il parlé de Sirius ?
— De Sirius ? Oui, effectivement, il paraît que les Dogons s’inté-
ressent à cette étoile. Mais il y a beaucoup de peuplades qui aiment
particulièrement telle ou telle étoile ; c’est souvent les Pléiades…
— Sans doute, mais vous avait-il dit que les Dogons savaient que
le soleil Sirius avait un compagnon obscur, une étoile à neutrons qui
tourne autour de lui, et qu’ils en connaissaient la période de révolu-
tion ?
— Quoi ? Que racontez-vous là ? Tu n’as pas ramassé une insola-
tion chez les Dogons par hasard ?
Les interjections et les remarques ahuries ou ironiques fusent de
toute part. Nous nous croyions blindés contre ce genre d’émotion,
mais celle-là est trop forte. Le calme ne revient pas tout de suite mais
notre collègue finit par délivrer son message.
Or donc, les Dogons, habitués à voir Griaule pendant tant et tant
d’années, l’avisèrent un jour et lui dirent : « Nous savons bien que tu
es un sage parmi les sages de ton pays, et que tu aimes notre peuple ;
mais il reste quelque chose de très secret que nous allons te dire,
parce que nous t’aimons. Nous voulons que tu deviennes tout à fait
pareil à l’un d’entre nous.
« Il y a cette grande étoile que nous t’avons entendu appeler Si-
rius ; elle est très grosse et très brillante ; mais ce n’est pas elle la
plus importante : c’est l’étoile « po-tolo » que tu ne peux pas voir.
C’est la plus lourde des étoiles bien que ce soit la plus petite. Elle est

- 128 -
formée d’un métal appelé « sagala » qui est un peu plus brillant que
le fer et si lourd que tous les hommes ensemble ne pourraient le sou-
lever… Près d’elle il y a une autre étoile encore que nous appelions
Emme-ya : c’est elle qui éclaire la terre humide d’où est venu le
Nommo comme nos pères nous l’ont dit… »
Griaule, qui n’était pas astronome n’a pas vu tout de suite l’énor-
mité de cette révélation. Pas plus qu’il n’a compris certains dessins
rituels, effectués à certaines époques, et qui représentent « po-tolo »
et « Emme-ya ». Sur une ellipse. Avec notre Sirius à un des foyers de
l’ellipse décrite par po-tolo, que nous appelons Sirius B ; et c’est
exact. Et suivant les Dogons, la période de révolution de po-tolo est
de 50 ans, ce qui est diablement exact.

ÉNIGME DES DOGONS

L’écrivain Robert Temple, qui est membre de la Royal Astrono-


mical Society et diplômé d’études orientales et de sanscrit, ne
connaît pas, comme un grand nombre d’Américains malheureuse-
ment, un seul mot de français. Aussi sa surprise fut-elle grande de
découvrir les œuvres de Griaule et Diéterlen qui ont passé une
grande partie de leur existence scientifique à scruter les us et cou-
tumes des Dogons des falaises de Bandiagara.
Or les Dogons considèrent que la plus importante étoile du ciel
est Sirius B, qu’on ne peut voir, et ils l’admettent ; pourtant elle est
plus importante que le gros Sirius. Cette étoile est donc appelée
« po » ou « po-tolo », « tolo » signifiant étoile, du nom d’une mi-
nuscule céréale alimentaire qu’on ne trouve guère que là. Il est très
difficile d’en tirer partie et cependant les Dogons en font grand cas,

- 129 -
sans doute à cause de ses rapports avec l’étoile « po-tolo ». Mais ils
disent quelque chose de plus énigmatique : Sirius serait à l’un des
foyers de l’orbite décrit par l’étoile « po-tolo » et ils disent que cette
étoile est très lourde. Naturellement, les initiés n’emploient pas les
mots orbite ou foyer qui ne leur sont guère familiers. Mais ces no-
tions résultent des dessins rituels qu’ils exécutent et des explications
qu’ils donnent ; et c’est exactement ce que dit l’astronomie mo-
derne. Encore nos connaissances ne remontent-elles pas là-dessus à
un passé bien ancien. C’est l’astronome Bessel qui juste avant sa
mort, en 1844, pensa que Sirius devait être un système binaire.
Clark, en 1862, découvrit dans le plus puissant télescope du temps
un petit point de lumière près de Sirius A, là justement où Sirius B
devrait se trouver. En 1915, Adams, de l’Observatoire du mont Wil-
son, calcula la température de Sirius A qui est de 8 000°, soit à peu
près la moitié de notre soleil ; mais il comprit que Sirius B devait
être énormément plus chaude, trois ou quatre fois plus que notre so-
leil au moins ; on put alors calculer sa taille qui n’est que de trois
fois le rayon de la terre, alors que sa masse est juste un peu moindre
que celle de notre soleil.
C’était une « naine blanche » dont d’autres exemples furent plus
tard découverts à travers notre galaxie. De plus Sirius B parcourt
son orbite en 50 ans, ce que les Dogons savaient. Évidemment il
n’existe pas la moindre explication de cette connaissance de l’exis-
tence et de la période d’une étoile invisible à l’œil nu, ainsi que de
la connaissance de l’extrême densité des naines blanches.
En fait les connaissances astronomiques des Dogons ne s’arrêtent
pas là. Ils savent par exemple que la lune est « sèche et morte
comme du sang desséché ». Leurs dessins de la planète Saturne
n’oublient pas de mentionner son anneau, et ils n’ignorent pas que
les planètes tournent autour du soleil et non pas autour de la terre.

- 130 -
Ils connaissent bien les différentes positions de Vénus qui sert de
fondement à un calendrier spécial. En fait d’ailleurs ils ont trois
autres calendriers en plus du vénusien : un calendrier solaire, un
autre fondé sur Sirius et un lunaire qui concerne particulièrement les
travaux des champs. Ils décrivent aussi quatre satellites à Jupiter :
ce sont les satellites dits « galiléens » parce que Galilée les décou-
vrit dans sa première lunette astronomique ; les autres satellites sont
plutôt un amas de rochers et de glace qu’un astre véritable. Les Do-
gons savent aussi que la Voie lactée contient la terre : ils parlent
d’elle comme le groupe des « étoiles les plus éloignées », c’est-à-
dire, à l’exclusion des planètes. Pour les Dogons, il existe un
nombre infini d’étoiles et de mondes « qui vont en spirale ». « Les
étoiles fixes sont de la famille des étoiles qui ne tournent pas (au-
tour d’une autre étoile). Les planètes sont de la famille des étoiles
qui tournent (autour d’une autre étoile), et les satellites sont appelés
« tolo gonoze », étoiles qui font le cercle. Les mouvements des
corps célestes sont assimilés à la circulation du sang.
Car, et cela n’est pas le moins étonnant, les Dogons savent que le
sang circule, alors que dans notre culture il nous fallut attendre Har-
vey (1578-1657) pour admettre le phénomène. Les Dogons savent
que le sang passe par divers organes en commençant par le cœur. Ils
n’ont pas de difficulté à concevoir une pluralité de mondes habités ;
quand il créa les choses, Amma donna au monde sa forme et son
mouvement et créa les êtres vivants. Il y a des créatures vivant sur
d’autres mondes aussi bien que sur le nôtre. On l’illustre en citant
des exemples semi-mythiques ; par exemple l’homme est sur la qua-
trième terre ; dans la troisième sont des hommes cornus, « inneu ga-
marugu », et dans la cinquième des hommes avec des queues, « in-
neu gullogu », etc. Comme le dit Temple, cela montre bien l’igno-
rance de ce que la vie peut être sur d’autres mondes mais aussi la

- 131 -
certitude qu’elle existe.
Les Dogons n’ignorent pas non plus que la terre tourne. Lorsque
le Renard sacré marche sur les tables divinatoires tracées sur le sol,
« la terre commence à tourner sous l’action de ses pattes ». Ils
disent aussi « le renard tourne avec sa queue (?) la terre tourne au-
tour de son axe propre ». Ils savent aussi que c’est le mouvement de
la terre sur son axe qui nous donne l’illusion que c’est le ciel qui
tourne, ce que nos ancêtres occidentaux ont nié obstinément pen-
dant un grand nombre de siècles.
Et venons-en maintenant à ce qui n’est pas encore découvert :
l’être civilisateur, le Nommo est venu suivant les Dogons d’une pla-
nète située elle aussi dans le système de Sirius autour d’une autre
étoile « emme ya » qui est quatre fois plus légère que « po-tolo »
mais plus grande, son orbite étant parcourue suivant les uns en
trente-deux ans et suivant les autres en cinquante ; elle serait à angle
droit avec celle de « po-tolo ». La planète d’« emme ya » est asso-
ciée à l’humidité et le Nommo aux poissons. L’astronomie nous ré-
vélera-t-elle un jour l’existence d’une étoile de plus dans le système
de Sirius ?

C’était complètement impossible à deviner dans l’état actuel de


nos connaissances ! Et nos connaissances là-dessus ne sont pas très
anciennes. Nous ne savons même pas si une planète tourne vraiment
autour du soleil Emme-ya ; mais si vous voulez mon avis, quand nos
astronomes sauront repérer les planètes de si loin, c’est bien la pre-
mière chose qu’ils découvriront.
Isis se tait, abasourdie. Mais par tous les diables de feu l’enfer,
comme disait un Dominicain un peu trop malin pour être honnête, il

- 132 -
n’y a pas l’ombre de l’ombre d’une chance pour que les Dogons aient
pu découvrir une chose pareille. En particulier, la période de 50 ans.
Nous nous demandons de plus en plus dans quoi nous nous sommes
engagés…
Naturellement les hommes de science n’en sont pas restés là.
Temple a repris récemment toute la question ; ce fut aussi une révéla-
tion pour lui parce qu’il ne connaissait pas un seul mot de français et
il a fallu qu’il se fasse traduire tout ce qu’a écrit Griaule sur le sujet.
À partir de là il a versé dans un enthousiasme légèrement teinté
de délire, ce qui est une pente facile quand on s’occupe de ces ques-
tions si excitantes : pente sur laquelle Isis essaie de ne pas se laisser
rouler. Par exemple il cherche où et quand, dans l’antiquité, on parle
de cinquante objets ou de cinquante personnages, et si par hasard ce
chiffre de 50 ne serait pas en rapport avec Sirius.
Des rapports il en trouve, certes, certains même un peu trop « tirés
par les cheveux ». Mais tout de même sa quête était partie d’une ré-
flexion bien simple : les Dogons n’ont pas inventé cela tout seuls et
puisqu’ils sont plus ou moins apparentés aux Garamantes et que les
Garamantes hantaient les déserts libyens, c’est du côté de l’Égypte
qu’il faut chercher l’origine de tout cela…
L’éternelle Égypte, à laquelle les philosophes grecs attribuaient dé-
jà l’origine de toutes leurs connaissances.
Quant au Nommo, ma foi, les Dogons le décrivent ni plus ni moins
que comme un cosmonaute. Ils dessinent même l’engin dans lequel il
s’est mis en orbite autour de la terre avant de descendre ; ils le fi-
gurent en vannerie, en poterie. Pour eux, c’est la chose du monde la
plus naturelle…

- 133 -
XVI

LES FICHES DU ROI D’ASSYRIE

— Messieurs, dit l’assyriologue, vous n’allez pas rester là à bayer


aux corneilles comme je vous vois ; mes révélations sont plus mo-
destes et je m’excuse ; j’ai seulement trouvé un fichier.
— Un fichier ? Chez les Assyriens ?
— Oui-da, un fichier ; en briques, comme tout le reste. Vous savez
que ces gens étaient des écrivassiers. Ils écrivaient littéralement tout,
la moindre transaction, le moindre contrat. Et dans les archives
royales, avec l’armée de scribes qui y sévissait, vous imaginez ce que
devait être la « paperasse », si j’ose dire quand il s’agit de briques.
Alors pour s’y retrouver, il fallait des fichiers. Des séries de briques
rangées dans des corbeilles. Malheureusement, au fil des millénaires,
la corbeille a disparu et les briques se sont quelque peu dispersées.
Alors moi, ces temps derniers, voilà ce que j’ai fait. J’ai étudié les ré-
pertoires des fichiers babyloniens et assyriens, nous en avons
quelques-uns. Ce n’est pas un travail très amusant, vous vous en dou-
tez un peu. Naturellement, étant donné ce que nous cherchons, j’ai

- 134 -
regardé du côté des œuvres astronomiques, médicales ou scienti-
fiques.
— Le mot « scientifique » n’est-il pas un peu gros ?
— Oui et non ; évidemment le terme de science et surtout ce à
quoi il correspond était inconnu des scribes de ce temps-là. Mais par
exemple en astronomie, pour ce qui est de faire une observation très
précise et très fidèle, ça, ils en étaient capables. En médecine, c’est
moins bon ; mais vous savez que les œuvres les plus anciennes, tout
au moins chez les Égyptiens, sont dépourvues de toute magie. Il est
dit par exemple : « Si un homme a le teint pâle et jaune, du sang dans
les urines et que se courbant il n’arrive pas à déféquer, prononce sur
lui : je ne le soignerai pas » (je crois bien : une bilieuse hématu-
rique !). Ce n’est que plus tard qu’apparaissent tout un fatras de re-
cettes magiques. Mais au début, c’est scientifique, vous savez !…
— Somme toute, juste le contraire de ce qu’on croit générale-
ment ?
— Exactement ! Voyez par exemple les descriptions de plantes
médicinales : elles ne sont pas assez complètes pour qu’on puisse
toujours les identifier mais il y a tout de même un effort de descrip-
tion technique tout à fait reconnaissable. Enfin je me suis donc de-
mandé si en astronomie, par exemple, ou en physique je ne trouverais
pas trace de connaissances que les Baby-Ioniens n’auraient pas dû
avoir et qu’ils avaient pourtant. C’est pourquoi, comme je ne peux
pas tout lire, j’ai pensé aux fichiers. Et j’ai eu quelques surprises.
— Par exemple ?
— Et bien que dites-vous de cela : « Item, le 570e volume dans la
bibliothèque de mon roi : livre d’Imoutou sur la manière de faire une
lampe qui ne brûle pas la main et qui n’a pas besoin d’huile. » « Item,

- 135 -
le 4567e volume dans la bibliothèque de mon roi : livre d’Imoutou
sur la manière de composer avec le sel de nitre, le soufre et le char-
bon une matière qui soulève les plus grosses pierres et lance du feu
comme l’éclair. »
— Seigneur Dieu ! La poudre ?
— Cela m’en a tout l’air… Et le livre d’Imoutou sur la manière de
tailler les pierres précieuses transparentes de telle manière que les
rayons du soleil brûlent la peau après les avoir traversés et à ce que
les objets petits paraissent grands quand on les regarde au travers ?
Comment avec ces pierres taillées pouvoir observer la lune comme si
elle était proche ? Comment lancer à distance sur les ennemis de mon
roi un véhicule enflammé qui franchit l’air sans s’éteindre et se nour-
rit de sa propre flamme…
— Les fusées ?
— On dirait… Et quelque chose que je n’ai pas compris : comment
faire que la pierre la plus lourde devienne légère et comment la tailler
aussi polie que l’ivoire sans le ciseau du carrier ? Un système de le-
viers, peut-être ? Comment, par la vertu du nombre, tailler des dents
dans le bronze de manière à ce que des roues ainsi préparées s’en-
traînent l’une l’autre ? Etc. Il y en a des centaines comme cela. Et
toujours sous le nom d’Imoutou.
Alors s’il recherchait l’effet, notre ami assyriologue, il l’a obtenu.
Aucun roman, si passionnant soit-il, ne peut être aussi excitant que ce
qu’il raconte. Évidemment comme nous sommes à peu près tous des
hommes de science, l’esprit critique reprend vite le dessus et les ob-
jections commencent à fuser.
— Mais dis donc, ce fichier mirobolant, comment se fait-il qu’on
ne l’aie pas découvert avant toi ?

- 136 -
— Mais je vous dis, et je vous répète, que vous ne pouvez croire
ce qui nous reste à déchiffrer dans les bibliothèques cunéiformes et
ce que personne peut-être ne déchiffrera jamais faute de temps et
faute de personnel entraîné. Des fichiers, il y en a des centaines. Sou-
vent dans le plus grand désordre. J’ai eu de la chance, voilà tout.
— Admettons-le. Mais tout de même, ces découvertes mirobo-
lantes de ton Imoutou, si elles avaient été réellement faites, ça se sau-
rait ! On en retrouverait des traces ?
— Justement, on en a retrouvé quelques-unes. Mais comme ça dé-
range tout le monde, on n’en parle pas ou guère. Par exemple, l’objet
formé de plusieurs petits vases qui ne pouvait être autre chose qu’une
pile électrique et qu’on a trouvé dans les ruines de Ninive.
Des figures en forme de graffiti plusieurs fois millénaires et as-
sez indistinctes d’ailleurs. Heureusement, car si cela avait été plus
clair, ça ne ressemblait à rien d’autre qu’à un personnage regardant à
travers une lunette astronomique, et quel scandale ! La machine
d’Antikythera…
— Jamais entendu parler…
— C’est un objet trouvé dans une galère grecque échouée par le
travers d’Antikythera, quatre-vingts ans avant Jésus-Christ. On en a
retiré d’abord les habituelles amphores de vin puis une grosse plaque
de bronze très corrodée qu’on a cru d’abord être un morceau de sta-
tue. Un archéologue a cru remarquer à la surface la trace d’une roue
dentée et a émis l’idée que ce pourrait être une machine.
— Tout le monde a dû se moquer de lui ?
— Tout le monde, évidemment : les Grecs ne pouvaient pas
construire de machines, c’est un axiome. Mais il s’est entêté ; il a mis

- 137 -
dix ans à éplucher sa machine, car c’en était une. On la voit mainte-
nant reconstruite, au Musée d’Athènes.
— Et alors, c’était une machine à calculer, avec plusieurs dizaines
de roues dentées. Elle avait sûrement un usage astronomique d’après
les inscriptions qu’on y voit portées, mais on ne comprend pas très
bien lequel au juste ; il semble que l’utilisateur, en tournant divers
boutons moletés et en déplaçant des curseurs, pouvait obtenir une
foule de renseignements sur les phases de la lune, la position des pla-
nètes, etc.

LA MACHINE D’ANTIKYTHERA

Il ne s’agit aucunement d’une fiction. L’objet, ou la machine,


d’Antikythera a été tiré de la mer par des plongeurs vers 1900 au
large de l’île d’Antikythera. Il s’agissait de pêcheurs d’éponges du
Dodécanèse chassés par la tempête auprès de cette île. Ils plon-
gèrent donc et trouvèrent, à une profondeur d’environ 70 mètres,
l’épave d’un navire antique. On en retira plusieurs belles statues de
bronze ou de marbre, et les fouilles furent abandonnées en 1901.
Quelques mois plus tard, l’archéologue V. Staïs, du Musée national
grec, examinait quelques morceaux de bronze fortement corrodé
qu’on avait retirés du navire et mis de côté, pensant qu’ils devaient
faire partie d’une statue et pouvaient servir à la réparer. Et tout à
coup, avec stupeur, il réalisa qu’il s’agissait d’un mécanisme et des
plus complexes. Tout cela dans une galère qui naviguait 70 ans avec
Jésus-Christ ! Il est en effet possible de dater l’objet assez facile-
ment à cause des inscriptions qui se trouvent dessus. Suivant l’épi-
graphiste B.D. Merritt, la forme des lettres correspond au premier

- 138 -
siècle avant Jésus-Christ. De plus la partie de l’inscription la mieux
conservée correspond à un parapegma ou calendrier, tout à fait
semblable à celui de Geminos de Rhodes qui florissait vers 77 av.
J.-C. Ces précisions sont nécessaires parce qu’au début, un certain
nombre d’archéologues, abasourdis par les premières conclusions,
voulurent soutenir qu’il s’agissait d’un mécanisme moderne jeté à la
mer et qui avait atterri par hasard dans l’épave du vaisseau grec.
Malgré l’épaisseur des concrétions calcaires qui entouraient l’objet,
on en voyait assez pour se rendre compte qu’il s’agissait du méca-
nisme de loin le plus complexe trouvé dans toute l’Antiquité. Mais
il n’y avait rien d’autre à faire que d’essayer de le dégager à l’aide
des méthodes les plus fines de l’archéologie.
Les inscriptions permettaient déjà de reconnaître un instrument
astronomique, peut-être une sorte d’astrolabe. En 1955, de Solia
Price put examiner le mécanisme à peu près entièrement dégagé et
s’aider des conseils de l’épigraphiste grec Georges Stamirès pour
déchiffrer les inscriptions. Une chance inouïe les favorisa : car on
avait cru d’abord que le mécanisme avait été aplati et tordu pendant
son séjour au fond de la mer, sans doute sous des objets pesants ; or
tout y était en place ou peu s’en fallait.
Les inscriptions sont très nombreuses mais souvent en piteux
état : elles figurent sur les portes avant et arrière de l’appareil. On
arrive à en déchiffrer une partie. Le soleil est mentionné plusieurs
fois et Vénus une fois ; certaines expressions ont trait aux stations et
rétrogradations des planètes et l’écliptique est mentionné ainsi que
des index mobiles qui figurent sur les cercles gradués. Une inscrip-
tion signifie « 76 ans, 19 ans » et se rapporte sûrement au cycle Ca-
lippique lunaire de quatre fois 19 ans moins un jour.
Les roues dentées sont montées sur une plaque de bronze : d’un
côté de la plaque le montage est très clair, de l’autre on le comprend

- 139 -
plus difficilement. Un grand axe traverse tout l’appareil et c’est sur
lui qu’est fixée la grande roue dentée qui commande elle-même plu-
sieurs roues dentées plus petites. Il existe aussi trois cercles gradués
capables de se mouvoir indépendamment. Sur l’un sont indiqués les
signes du zodiaque ; sur l’autre les mois de l’année. Un index en
rapport avec la grande roue dentée montrait les déplacements du so-
leil dans le zodiaque ; sur l’autre on voyait les mois de l’année. Des
lettres renvoyaient à des légendes inscrites sur l’appareil et permet-
taient de lire sur le cercle zodiacal les levers et les couchers des
constellations et des principales étoiles. Mais à l’arrière de l’appa-
reil se trouvent d’autres cadrans non complètement nettoyés et
moins lisibles ; l’un est formé de trois cercles mobiles et l’autre de
quatre. En plus chacun possède un petit cadran supplémentaire ins-
crit à l’intérieur du grand cadran comme les cadrans supplémen-
taires d’une montre. Il semble que sur l’un des cadrans au moins on
puisse lire « la lune à telle heure ; le soleil à telle heure ». Il s’agit
peut-être de levers et de couchers du soleil ou de phases de la lune.
Sur le cadran du dessus les inscriptions sont plus nombreuses et de
Solla Price pense qu’il doit s’agir de levers, couchers et rétrograda-
tions des principales planètes.
Ces cercles gradués sont à peu près les seuls spécimens que l’on
connaisse dans toute l’Antiquité classique d’un instrument portant
une graduation précise. De plus tout a été découpé dans une seule et
même plaque de bronze de deux millimètres environ d’épaisseur.
Toutes les dents des roues sont découpées suivant un angle de 60° et
par conséquent les roues peuvent s’engrener les unes dans les
autres. De plus on est sûr que la machine a servi car elle a été répa-
rée deux fois. L’une de ces réparations inclut la soudure d’une dent
pour en remplacer une autre brisée, à la périphérie d’une des roues.
La précision des graduations est de l’ordre d’un quart de degré. Il

- 140 -
sembla que les grandes divisions ont été déterminées géométrique-
ment et ensuite subdivisées à la main ; c’est ce que disent les ar-
chéologues mais cela me paraît bien improbable. Comment les arti-
sans grecs auraient-ils pu fabriquer des roues dentées par douzaines
sans l’aide d’une machine-outil déjà assez élaborée ? Car si une sé-
rie de roues dentées n’a pas des dents parfaitement et rigoureuse-
ment régulières, elle ne tourne tout simplement pas, n’importe quel
bricoleur le sait.
Le plus important est qu’un des cadrans permet le datage de l’ap-
pareil : il possède en effet un curseur gradué pour le repérage des
mois ; il le fallait bien parce que l’ancien calendrier égyptien était
erroné d’un quart de jour chaque année et il fallait donc ajuster
l’échelle des mois de cette quantité. Or le cadran et son curseur sont
décalés de 13 degrés et demi. Les calculs montrent que cela n’a pu
se trouver exact que 82 ans avant Jésus-Christ, et 120 ans avant ou
après cette date (cette incertitude est due au fait que nous ne
connaissons pas le mois en question, la notation sur le cadran ayant
été effacée). Mais du point de vue archéologique, 200 ans avant J.-
C. est trop tôt et 40 ans après trop tard ; c’est dire que la date de
82 ans avant est la plus vraisemblable.
Comme le fait remarquer de Solla Price, c’est à une horloge as-
tronomique sans balancier ni échappement que ressemble le plus
l’objet d’Antikythera. Mais il était plus probablement utilisé comme
une machine à calculer ; en faisant mouvoir les grandes roues den-
tées et en déplaçant les curseurs, on pouvait obtenir instantanément
une foule de renseignements sur les phases de la lune, les positions
des planètes, etc. Le plus curieux c’est que les horloges, contraire-
ment à ce qu’on croirait, n’ont pas évolué du plus simple au plus
complexe mais suivant l’inverse. C’est qu’au début les mouvements
des étoiles et des planètes intéressaient le mécanicien, tout comme

- 141 -
les divisions du temps, sinon davantage. Ce n’est que plus tard que
le souci de mesurer le temps ayant prévalu, les horloges se simpli-
fièrent. Par exemple une machine islamique du XIII e siècle que l’on
possède au Musée d’histoire des sciences à Oxford, indique les
cycles du soleil et de la lune, mais elle est bien plus simple que la
machine d’Antikythera. Il est intéressant de noter que ces instru-
ments utilisent aussi des dents de 60°, et que bien des détails de
construction ressemblent à l’instrument d’Antikythera. La science
islamique s’abreuvait alors à la source grecque en utilisant des do-
cuments inconnus des Européens.

— Tout cela, quatre-vingts ans avant Jésus-Christ ?


— Eh oui ! Remarquez que c’est à la fois très étonnant et après ré-
flexion, moins ahurissant qu’à première vue. Notre idée de l’Antiqui-
té, à force d’être incomplète, est tout à fait fausse. Vous savez que
pour ne pas remonter si loin qu’à Babylone, on ne possède que des
fragments des écrivains latins ; un dixième de Sénèque par exemple.
Ce qu’on a de Platon ne constitue que des œuvres de vulgarisation :
l’essentiel des véritables leçons du maître est perdu. Pourtant l’Aca-
démie platonicienne a duré neuf siècles et n’a été fermée que par dé-
cret de Justinien. Réalisez-vous la masse de ce qu’on ne connaît pas ?
D’autre part, tout le monde sait que souvent les artisans antiques
étaient d’admirables artistes capables de ciseler un bijou aussi bien
ou mieux encore que ceux d’à présent. Alors pourquoi n’auraient-ils
pu fabriquer des machines pour le divertissement des prêtres, par
exemple ? Enfin, savez-vous que Babylone a duré trois mille ans ?
plus longtemps que notre civilisation occidentale ? Que les prêtres

- 142 -
étaient de véritables demi-dieux, avec à leur disposition toutes les ri-
chesses fabuleuses du temple, d’immenses bibliothèques, les
meilleurs artisans ? Peut-être n’y a-t-il jamais eu d’hommes de
science placés dans des conditions aussi favorables qu’un prêtre
d’Assur ! Alors ma foi pourquoi n’auraient-ils pas inventé la science,
en trente siècles ? Et s’ils l’ont inventée, ça expliquerait bien des
choses.
C’est exactement ce que recherche Isis : comment rendre compte
de notions très précises égarées dans des cultures totalement inca-
pables de les avoir créées ? S’il y a eu quelque part un collège de
prêtres très savants, il est sûr qu’au bout de trente siècles et même
avant, quelque chose va bien en filtrer. Ce seraient par exemple des
mesures très précises, comme celles qui ont conduit à l’orientation de
la pyramide de Khéops. Des tours de force technique en architecture,
par exemple, dont nous avons vu quelques-uns. Le fait que notre col-
lègue a oublié de signaler, que les Dogons connaissent quatre des sa-
tellites de Jupiter et l’anneau de Saturne ; et rien de tout cela ne peut
naturellement être découvert sans le secours des télescopes. Il y a
aussi les « têtes qui parlent », citées un grand nombre de fois dans
l’Histoire : savez-vous qu’un Romain ou un Assyrien avaient sous la
main tout ce qu’il fallait pour construire un phonographe ? Et l’oi-
seau mécanique que le philosophe Archytas de Tarente, suivant la
tradition, a fabriqué ; et aussi le tour de force d’Archimède incen-
diant la flotte romaine qui assiégeait Syracuse, avec des miroirs
concaves.

ARCHIMEDE ET LES MIROIRS ARDENTS

- 143 -
On n’est plus si sûr maintenant qu’Archimède n’ait pu faire ce
que l’Histoire ou la légende racontent qu’il a fait… Quand le consul
Marcellus, en 214 av. Jésus-Christ, assiège Syracuse, Archimède
enflamme ses galères à l’aide de miroirs concaves. On a d’abord gé-
néralement admis ce récit puis on l’a rejeté avec mépris. Il vaut la
peine d’y regarder de plus près car nous allons voir apparaître au
cours de la discussion un des défauts les plus habituels et les plus
cachés du raisonnement dit scientifique. Les premiers doutes re-
montent à Descartes qui explique à son ami le père Mersenne que
les miroirs d’Archimède auraient dû avoir une taille démesurée. Il
en profite pour attaquer Galilée qui y croyait, en lui reprochant de
mal connaître la catoptrique ou science de la réflexion de la lumière.
Là-dessus, la controverse fait rage. Un des esprits les plus étranges
et les plus ingénieux du temps, le célèbre jésuite Athanase Kircher,
va voir sur place à Syracuse ce qu’il en est (il est bien le premier,
car tous les beaux esprits raisonnaient sans avoir jamais mis les
pieds sur les lieux, ce qui est excessivement fréquent, même de nos
jours). Il constate que les miroirs d’Archimède n’avaient pas besoin,
étant donné la morphologie du port, d’avoir une portée si considé-
rable : il aurait suffi qu’ils portent à trente pas. Puis vient Buffon
qui pense tout simplement (il n’était d’ailleurs pas le premier) qu’un
ensemble de petits miroirs plans bien disposé pourrait réaliser ce
que ferait un seul grand miroir concave. Il dispose 168 petites
glaces comme il convient, et enflamme bel et bien « le 10 avril
(1747) après midi par un soleil assez net une planche de sapin gou-
dronnée à 150 pieds (50 mètres)… Je dois rendre aux anciens la
gloire qui leur est due : il est certain qu’Archimède a pu faire avec
des miroirs de métal ce que j’ai fait avec des miroirs de glace ».
Cette idée de substituer des miroirs plans à un seul grand miroir
concave était d’ailleurs venue aux anciens : par exemple à Anthème

- 144 -
de Tralles qui écrivait sous Justinien et fut l’architecte de Sainte-So-
phie.
Mais voici que surgit D.L. Simms qui ne semble pas avoir saisi
ce que les auteurs précédents ont écrit sur le sujet, car il reprend tout
au début. Comme Descartes, il veut absolument refuser à Archi-
mède le droit de faire ses miroirs ardents s’il ne connaît pas aupara-
vant sur le bout du doigt les lois de la réflexion de la lumière. Mais
d’abord, Archimède les connaissait peut-être. Sans vouloir re-
prendre ici la discussion érudite parue dans la Recherche de
mai 1979, voilà ce qu’en dit Thuilier, éminent historien des
sciences : « Le traité de Dioclès qui nous est parvenu dans une ver-
sion arabe nous apprend qu’un certain Dosithée avait construit un
miroir ardent parabolique. Or ce Dosithée n’est pas n’importe qui :
c’est l’ami auquel Archimède a dédié quatre de ses traités de géo-
métrie (et en particulier celui qui concerne les paraboloïdes)… on
peut penser que par ses contacts avec Apollonius et Dosithée, Ar-
chimède a eu l’occasion d’acquérir sur les miroirs paraboliques des
notions essentielles. »
Je serais enclin d’autre part à soutenir que ces notions n’étaient
pas absolument nécessaires. C’est en effet un travers des mathéma-
ticiens de s’imaginer que l’on ne peut arriver à un résultat valable
que par raison démonstrative et si l’on sait parfaitement ce que l’on
fait. Or c’est une erreur absolue. Notre esprit semble capable d’une
certaine intuition, reflet peut-être d’une obscure adéquation à l’uni-
vers dont il fait partie, qui lui permet d’agir sur un phénomène in-
compris, mais qu’il a observé souvent. Qu’un miroir poli renvoie les
rayons du soleil, Archimède ne l’ignorait évidemment pas ; n’a-t-il
pu expérimenter avec plusieurs miroirs ? C’est une des premières
idées qui vient à l’esprit. S’il a quelque très vague idée des proprié-
tés des surfaces réfléchissantes courbes, comment ne songerait-il

- 145 -
pas à faire converger leurs rayons ?
Et il obtiendra l’« effet Archimède », c’est-à-dire la quasi-équi-
valence avec un miroir parabolique unique de grandes dimensions
(qu’il serait bien empêché de construire).
Mais Simms va plus loin ; s’appuyant sur les données techniques
de la British Fire Research Station, il soutient que pour des raisons
théoriques (toujours !) les miroirs d’Archimède n’auraient pu mettre
le feu aux navires romains : le bois peut, s’il est bien sec, être en-
flammé grâce à un rayonnement de 0,7 calorie par centimètre carré
et par seconde. C’est un minimum ; et si l’on admet que le bois d’un
navire contient au moins 20 % d’humidité, il faudrait alors 1,5 cal
par centimètre carré et par seconde.
Le bois ne devrait donc pas brûler et cependant brûle, comme
Buffon a eu l’impertinence de le montrer. Mais on a calculé le
rayonnement produit par ses miroirs. En avril, par un beau soleil de
midi, il apparaît qu’une cible placée à une cinquantaine de mètres
recevait moins de 0,6 calorie par centimètre carré et par seconde. Or
le minimum requis par Simms est de 0,7 calorie. Et encore faut-il se
rappeler que parfois Buffon a travaillé avec un soleil faible et sans
utiliser la totalité de ses miroirs. Avec 128 miroirs (ce qui donnait
encore de bons résultats) le rayonnement n’est plus que de 0,43 cal
par centimètre carré et par seconde (Thuilier). Il y a donc une erreur
quelque part et elle ne peut être que dans les résultats du laboratoire
et dans les conclusions théoriques qu’on en tire.
C’est une erreur très grave et maintes fois répétée, comme je l’ai
déjà dit plusieurs fois, que de décréter qu’une chose est impossible.
Il faut d’abord et avant tout savoir si elle est, ou non.
De toute manière la question paraît réglée par l’expérience mo-
derne de l’ingénieur grec Yoannis Sakkas. Il utilisa des miroirs de
dimensions comparables à celles des boucliers grecs classiques

- 146 -
(1,70 m X 0,70) et les recouvrit d’une couche de bronze grossière-
ment polie. Ses aides, au nombre de 70, concentrèrent les rayons du
soleil sur un modèle de galère de 3,60 m à une cinquantaine de
mètres ; en deux minutes la cible prit feu et se consuma entièrement.
Archimède doit donc être crédité d’un dispositif d’une géniale
simplicité et susceptible d’ennuyer sérieusement les Romains. Ce
qui est frappant, et c’est une remarque que je fais souvent, c’est que
les anciens arrivaient à des résultats sensationnels d’une façon par-
fois très simple. Ils semblaient avoir tiré tout ce qu’ils pouvaient de
moyens technologiques réduits de même que l’homme de l’âge de
pierre n’a pas tardé à façonner la pierre de toutes les façons pos-
sibles jusqu’à faire des haches de pierre si minces qu’elles en étaient
translucides et des pointes de flèches si minuscules et si admirable-
ment taillées qu’elles constituaient de véritables bijoux. Et nos
aïeux quand ils construisirent des cathédrales tirèrent tout ce qu’on
pouvait tirer de la maçonnerie et de l’assemblage des pierres ; si
nous voulions employer leurs techniques, nous ne pourrions faire
mieux.

— Admettons, admettons. Comment ne pas admettre. Mais vous


savez, poursuit un collègue ingénieur, qu’il est absolument impos-
sible, absolument et rigoureusement impossible, de construire des
roues dentées sans disposer d’une machine à diviser. Parce que si les
dents ne sont pas rigoureusement pareilles, les roues se bloqueront. À
la rigueur deux roues dentées pourraient être préparées par un habile
artisan. Mais pas une série.
— Eh bien, répond l’enthousiaste assyriologue, c’est que nos ar-
rière-grands-pères en avaient une, de ces machines dont vous parlez ?

- 147 -
Dernière question tout de même ; qui était Imoutou qui a fait tant
d’inventions ?
— Aucun problème, répond l’assyriologue. Imoutou, c’est l’Asclé-
pios des Grecs, autrement dit l’Égyptien Imhotep.

- 148 -
XVII

LE GRAND IMHOTEP

Voilà le grand mot lâché, Imhotep ; un des personnages les plus


étonnants de l’Antiquité. Sous le roi Zoser, vers 2900 avant Jésus-
Christ, il fut ministre, architecte, ingénieur et que ne fut-il pas ? Il
était né dans le voisinage de Memphis et ses parents, d’humble ori-
gine, s’appelaient Kanufer et Khreduonkh. C’est lui qui construisit la
première pyramide à degrés, celle de Sakkara que d’aucuns identi-
fiaient avec le plus ancien monument de pierre élevé par la main de
l’homme ; mais c’est une erreur, et de beaucoup. Si encore on avait
voulu dire le premier monument de pierre d’une taille aussi grande,
alors effectivement, c’est sans doute la première fois que furent éle-
vés non seulement la pyramide mais encore les énormes bâtiments
qui l’entourent. Fait étonnant, ils n’ont été fouillés que superficielle-
ment ; et nous n’avons que peu de textes de cette époque-là. La mé-
moire d’Imhotep fut toujours entourée d’une grande vénération et les
Égyptiens en firent un demi-dieu, fils de Ptah, quelques siècles après
sa mort. C’est le seul mortel qui, avec Aménophis, reçut les honneurs
divins en Égypte. Les Grecs l’honoraient sous le nom d’Asclepios.

- 149 -
On dit qu’on l’a enterré avec ses livres quelque part à l’intérieur ou
autour de la pyramide de Sakkara.
Ces livres fameux que tout le monde antique croyait perdus à ja-
mais, ils auraient donc été recopiés puis conservés sur les briques ba-
byloniennes ? Et quelles révélations bouleversantes ils peuvent
contenir, on s’en rend compte d’après les titres du fichier !
Mais on ne saurait se contenter d’un fichier. Où sont les livres eux-
mêmes ?
— Ah ! c’est là le problème, gémit l’assyriologue : vous ne sauriez
croire le mal que cela me coûte, de trouver le chemin compliqué suivi
par le fichier depuis son origine jusqu’aux caves du Louvre. Je suis à
peu près certain maintenant qu’il a fait partie d’un lot de briques rap-
portées d’un voyage par un archéologue amateur de Laval, Chris-
tophe Durand ; il en a légué une partie au Louvre, mais je n’ai pu re-
mettre la main dessus ; et une autre partie au Musée de Laval où les
briques doivent se trouver encore. Car les assyriologues ne sont pas
très nombreux en Mayenne.
Évidemment le voyage à Laval est décidé sur l’heure. Je demande
à en être. C’est pour ainsi dire mon pays natal.
Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? Je ne croyais pas que cela me
ferait tant d’effet. Depuis tant d’années, plus de quarante ans, je
n’avais pas remis les pieds dans la petite ville endormie aux toits
d’ardoise, qui est maintenant une métropole vibrante d’activité et fu-
mante d’usines. Est-ce que je regrette de ne pas la trouver telle que je
l’ai laissée il y a quarante ans ? Non, sûrement pas. Parce que je
trouve idiot de regretter l’enfance quand on s’y est ennuyé autant que
je l’ai fait, dévoré que j’étais par le désir de devenir adulte le plus
vite possible. Je me souviens des dimanches endormis le long de la

- 150 -
Mayenne, des couples avec leurs enfants endimanchés qui suivaient
cérémonieusement le cours du fleuve, en s’ennuyant prodigieuse-
ment, ça se voyait bien. Les années arides de l’enfance, plus tôt c’est
fini, mieux cela vaut…
La vieille pension où j’ai été élevé est toujours là, le long d’une ve-
nelle caillouteuse que je prenais quand j’étais petit pour un grand
boulevard. Mais nous allons place de Hercé. Le palais des Marmites
se trouve dans le fond, comme on appelait peu cérémonieusement un
palais élevé à la gloire de l’industrie vers les années 1880-1890. Il est
coiffé de deux toits qui évoquent en effet de très près deux marmites
renversées. Mais nous allons au Musée, tout blanc, aussi blanc que
dans mes souvenirs, qui se détache sur les vertes floraisons du jardin
de la Perrine. Avec ses dieux et ses déesses de marbre blanc qui cara-
colent devant la façade. Des dieux grecs en Mayenne, je vous de-
mande un peu !… Nous ne sommes pas là pour étudier l’esthétique
comparée et son influence sur les aborigènes ; entrons au Musée. Ja-
mais personne n’y allait jadis et à première vue ce détail au moins n’a
pas changé. Et par-dessus le marché, non ce n’est pas croyable ! c’est
la même vieille fille acariâtre que de mon temps ; j’en exprime mon
étonnement, pas dans ces termes bien sûr, et elle veut bien m’ap-
prendre que c’est sa tante que j’ai connue jadis. Elle oppose à notre
requête un front dédaigneux ; mais je sors quelques-uns de mes titres
propres à assouplir une vieille conservatrice mal conservée. Et nous
sommes munis d’un ordre de mission des Beaux-Arts. Il ne fallait
rien de moins, car la demoiselle ne se précipite pas pour assouvir nos
désirs, façon de parler bien entendu. D’abord, il est trop tard ce soir ;
il faudra revenir demain. Inutile de discuter.
Cela nous vaut un repas fabuleux à l’hôtel du Cheval Blanc, après
quoi, les délices de Laval by night paraissant aussi maigres qu’au

- 151 -
temps de mon enfance, nous musardons un peu et allons nous cou-
cher.
Le lendemain, après un sommeil de plomb, nous sommes em-
preints d’une détermination radicale. Il va falloir que la vieille (façon
de parler) nous montre tout ce qu’elle a (au figuré comme de juste)
sans quoi nous nous sentons capables de nous porter aux dernières
extrémités.
L’accueil n’est toujours pas enthousiaste, mais l’ordre de mission
du ministère fait son petit effet. Il va falloir descendre dans les caves
et nous attaquer à des caisses qui, visiblement, n’ont pas été ouvertes
depuis quarante ans au moins. Enfin, des briques cunéiformes, ça ne
s’oxyde pas.
Huit jours plus tard, nous y sommes encore. Couverts de sueur et
de toiles d’araignées dès l’aurore, en train de déclouer, de reclouer, et
de ranger les briques les plus sensationnelles dans un ordre approxi-
matif. Mon assyriologue vit comme dans un rêve. Quant à moi je n’ai
jamais tant regretté de ne rien entendre au langage mystérieux des ca-
ractères cunéiformes. Le soir nous avons tout juste la force, après un
repas que nous avons exigé frugal (cela a été dur), de nous coucher et
de dormir comme des masses pour mieux reprendre la suite du rêve
au matin suivant.
Il se trouve que Christophe Durand a mis la main, sans probable-
ment s’en douter, sur toute une série d’ouvrages d’Imoutou, ou inspi-
rés de lui. Et quels ouvrages ! Tout ce que nous savions de la science
antique est pulvérisé.
D’abord le style qui, malgré la raideur du langage de cour, est bi-
zarre, précis ; comment dire… moderne ! On ne peut le comparer
qu’à celui du papyrus de Rhind. Les égyptologues avaient trouvé ce

- 152 -
papyrus médical (fort ancien) dépourvu de toute espèce de magie et
d’invocation aux dieux, se bornant à des descriptions très sèches qui
doivent aider le diagnostic, à des indications sur la position des mains
quand on veut réduire une fracture ou à des remèdes très simples et
sans doute fort efficaces tirés des plantes. Et sur le même manuscrit,
un scribe qui voulait faire des économies sur le papyrus a enrichi
(soi-disant) le vieux texte de commentaires quatre siècles plus tard :
là ce ne sont plus que des rituels magiques et des codifications d’in-
vocations, plus rien de la médecine expérimentale si magistralement
ébauchée par les lointains ancêtres sur le même parchemin.
Grand Imhotep, ton style est celui de la technê, dépouillé, sec, vi-
brant parfois d’une impatience à peine cachée lorsqu’il te faut bien
passer par les métaphores d’une langue archaïque, la seule que
puissent comprendre les scribes ignares et les prêtres primitifs qui
t’entourent et te vénèrent comme un dieu.
Tu n’es point un dieu d’Assur ou de la lointaine Égypte, tu es un
savant moderne perdu dans le passé. Est-il possible que nos décou-
vertes, tu les aies déjà faites, et quand donc ? Es-tu un voyageur du
temps qui trouve provisoirement un gîte dans Y E-te-men-an-ki ? Ou
bien est-il possible que la civilisation et la science soient si an-
ciennes, et se soient si complètement perdues ?
Nous sommes épuisés tous les deux ce soir. Accoudés au bord de
l’Esplanade de la Perrine, qui domine la ville aux toits bleus, nous
humons la fraîcheur qui monte de la Mayenne, sous nos pieds. La
ville de mon enfance. Qui m’eût dit que j’y reviendrais dans de si
étranges circonstances, pour y rencontrer Imhotep-du-fond-des-âges,
et sa profonde sagesse ?

- 153 -
XVIII

LE VIEUX SAGE PARLE

Mais dans ce véritable rêve que nous vivons il y a un court traité,


le plus énigmatique de tous, qui ressemble à un testament, où pour la
première fois Imhotep semble parler de lui-même. Je l’ai recopié in-
tégralement à cause de l’émotion diffuse qui m’a paru l’empreindre.
C’est le « livre qui guide le sage prêt à s’unir au Principe ». Il a sû-
rement été traduit de l’égyptien puisque tous les noms et les noms de
lieux en particulier viennent de l’Égypte.
« Le Principe est trop sublime pour être représenté sur les hypo-
gées. Ce n’est point lui qui figure sur les galeries des pyramides. Ce
n’est point lui qu’invoquent les prêtres. Éternel, Impérissable,
Unique, Créateur des hommes et des dieux inférieurs, tel est son
nom. il n’est point fléchi par les sacrifices, il n’est pas soumis aux ad-
jurations. La fumée des viandes ne le nourrit pas. Il se complaît
seulement dans l’âme du sage… »
Ces sentences je les reconnais : ce sont celles des sceaux égyptiens
dont le chanoine Drioton, il y a bien des années de cela, a tiré les
principes de la « religion sigillaire », très différente de l’officielle, et

- 154 -
qui paraissait connue des nobles et des prêtres puisqu’ils faisaient
inscrire sur leurs sceaux des phrases bien éloignées du ramassis de
superstitions qu’ils inculquaient aux fellahs. Ce serait donc là la reli-
gion d’Imhotep ?
« Quand l’âge fera son œuvre et affaiblira en moi le principe de la
pensée, j’irai comme les sages du passé dans ma demeure d’éternité.
Mais n’y subsisteront que mon corps pour un temps, et mon kha (le
double). Le principe de ma pensée sera réuni à celui des sages et au
Principe suprême. Telle est la volonté de Rê ! Qu’il soit loué pour
avoir fait le monde et les hommes.
« Ce que nous avons pensé depuis des générations sans nombre se
trouve dans la pyramide que j’ai construite pour Zoser le roi mon
maître et mon ami. Je sais qu’il faut que je le transmette. Le…
(phrase ou mot effacé) me l’ordonne. Il viendra des générations supé-
rieures à ces hommes grossiers qui comprendront alors la sagesse des
siècles et où elle peut conduire. Ils ouvriront ma demeure d’éternité
quand les temps seront accomplis ; heureux soient-ils alors ! bénis
soient-ils au nom d’Imhotep ! Je fus ce que vous êtes, je fis ce que
vous avez fait ; j’allai avec mes frères à l’extrémité de certains che-
mins ; que Rê vous accompagne si vous vous y risquez. Mais si vous
l’ouvrez avant le temps, ma demeure d’éternité se vengera, mon kha
vous maudira et vous poursuivra, le feu intérieur consumera vos os,
car vous risquerez alors de détruire la terre des hommes. »
Le reste de la brique est totalement incompréhensible. Il paraît co-
dé ou alors la langue n’est plus du sémitique, ni du sumérien, qu’Im-
hotep ou ses traducteurs connaissaient sans doute fort bien. Bref le
collègue assyriologue s’y est perdu. Mais nous en avons assez pour
notre compte. Dans le train qui nous ramène à toute vitesse sur Paris,
nous ne parlons pas, nous en sommes incapables, nous sommes en

- 155 -
état de choc. Il va falloir aller à Sakkara voir la pyramide d’Imhotep.
Il paraît qu’on y fait des fouilles actuellement. S’ils allaient trouver
avant nous la demeure d’Éternité du Sage !
Évidemment, Isis tout entière s’est abattue sur nous ; j’ai cru qu’ils
allaient nous dévorer dans leur soif d’avoir le fin mot de l’histoire ;
car, pris que nous étions par notre tâche, nous n’avions laissé filtrer
que des bribes parcimonieuses, assez toutefois pour les mettre hors
d’eux-mêmes, nos savants collègues. Il a bien fallu leur en dire da-
vantage. Mais il y en a tant et tant !
Enfin, nous leur avons parlé du secret pour enfermer ce qu’on veut
cacher dans un coffre inviolable, qui tue celui qui en approche la
main : une paroi de cèdre bien sèche entourée de deux feuilles d’or,
des pieds de verre ou de résine, des statues au-dessus, peu importe ce
qu’elles représentent pourvu qu’elles élèvent les mains au-dessus de
leur tête et si elles tiennent un sceptre, c’est encore mieux…
— Mais, hurle quelqu’un, tu nous décris l’Arche d’Alliance, en
forme de générateur d’électricité statique ?
— Bien sûr, l’expérience a été faite d’ailleurs. Mais cela ne
marche que dans un climat très sec, comme celui de l’Égypte. Le
frottement des pieds de ceux qui la portent suffit à la charger très suf-
fisamment pour infliger des secousses qui peuvent être mortelles,
l’émotion aidant. Par contre le grand prêtre peut y toucher impuné-
ment à cause des houppes tissées de fils d’or de sa robe qui traînent
sur le sol…
Et pourquoi il était si important d’être « juste de voix », de chanter
les hymnes avec le ton qu’il fallait et pas un autre. C’est que les an-
ciens faisaient de la résonance un usage bien plus grand que nous ;
certains hymnes chantés comme il fallait déclenchaient divers méca-

- 156 -
nismes par un effet de résonance. Mais ils sont allés plus loin,
puisque Imhotep décrit comment abattre les murailles par un effet de
résonance dû aux infrasons. Son dispositif est d’une admirable sim-
plicité et peut effectivement se réaliser avec des instruments de mu-
sique normaux ou qui ont l’air normaux. À vrai dire il en faut beau-
coup, mais les hommes ne manquent pas.
— C’est l’histoire des murailles de Jéricho ?
— Bien sûr, mais ce qui est étonnant, ce qui nous a frappé le plus
dans les récits d’Imhotep, c’est l’admirable simplicité des moyens
employés. Là où nous utilisons des machines compliquées, il ne se
sert souvent que de la force musculaire ou de quelques procédés phy-
siques élémentaires. Tenez, cela me rappelle Thor Heyerdahl quand il
réussit à se faire montrer comment mettre debout les colosses cou-
chés de l’île de Pâques. Il paya quelques indigènes qui se préten-
daient capables de le faire. Il les voit arriver un soir, assez gais et ap-
paremment peu disposés à se fatiguer. Ils commencent par manger et
boire, copieusement. Puis l’un d’eux saisit un gros morceau de bois,
il le glisse sous la tête de la statue et le cale d’un gros caillou. Cinq
ou six gaillards se suspendent au levier ainsi constitué et arrivent à
soulever le colosse de quelques millimètres. Le chef d’équipe glisse
une petite pierre dans la fente ainsi pratiquée entre la statue et la
terre. Ses compagnons soufflent un peu, puis recommencent. Nou-
velle petite pierre introduite au-dessus de la précédente. Au bout
d’une heure ou deux, la tête de la statue était soulevée de trois ou
quatre centimètres. Au bout de quinze jours, elle était debout. Il fal-
lait du temps, c’est tout. Les livres d’Imhotep, c’est cela. Des séries
de procédés d’une simplicité et d’une élégance à vous couper le
souffle.

- 157 -
Thor Heyerdahl s’est rendu célèbre dans sa jeunesse à cause
d’une altercation qu’il eut avec le conservateur du Musée de Lima.
Comme le jeune Heyerdahl soutenait qu’une partie au moins du
peuplement de l’Océanie pouvait avoir été assurée par des Indiens
américains voyageant sur des radeaux de balsa, il se fit plus ou
moins jeter à la porte et traiter de galopin ; et dans le but (entre
autres) de faire enrager le conservateur, il construisit un radeau de
balsa et, avec quelques hardis compagnons, entrepris de gagner
l’Océanie en partant de la côte d’Amérique du Sud. Ce fut « la ran-
donnée du Kon-Tiki » (d’après le nom du radeau) dont il tira un
livre qui devint un best-seller mondial. Puisqu’il put écrire ce livre,
le lecteur se doutera qu’il gagna son pari, à vrai dire de très peu car
le bois de balsa s’engorgeait d’eau et s’enfonçait dans la mer…
Heyerdahl utilisa ensuite les profits du livre pour explorer l’île de
Pâques et il trouva quelques points à mon avis intéressants, mais
que les archéologues avalèrent difficilement, l’ingénieux Norvégien
ne faisant pas partie de leur corporation…

« En médecine, ou plutôt en chirurgie, tenez, voilà ce qu’il dit :


« Si un homme est blessé aux entrailles ou souffre d’une affection
qui exige l’ouverture de l’abdomen, lave avec soin la région avec
l’eau aussi chaude qu’il pourra la supporter ; enveloppe tes mains
dans le péritoine d’une chèvre : elles ne communiqueront point l’in-
fection alors et tu pourras saisir les parties enflammées et les couper
avec un fer rouge ; pour refermer la plaie, fais-en mordre les lèvres
par la fourmi Amouker ; arrache son corps dès qu’elle aura mordu, la
tête reste avec les mandibules fixées dans la blessure ; ainsi l’infec-
tion ne s’étendra pas. » Or primo, le péritoine de chèvre est stérile ;

- 158 -
secundo, la fourmi Amouker a une salive fortement antibiotique ; ter-
tio, le procédé s’est maintenu jusqu’à nos jours chez les Gallas
d’Éthiopie : c’est ainsi que le sorcier rafistole les entrailles d’un guer-
rier qui a reçu un coup de lance dans le ventre, incident tout à fait ba-
nal.
— Si je comprends bien, dit une voix déçue, vous avez trouvé un
ensemble de trucs très ingénieux mais enfin des trucs ? Ce n’est pas
de la science, seulement des applications ingénieuses ?
— Ah mais non ! Ce que je vous raconte, c’est ce que nous avons
compris ; mais il y a bien d’autres choses qui paraissent faire allusion
à des phénomènes que nous ne connaissons pas ou pas encore. Ou
alors c’est la barrière du langage qui nous bloque.
— Par exemple ?
— Eh bien, il y a l’histoire des pierres. Il semble avoir un procédé
pour lever les pierres les plus lourdes. Mais il faut trouver l’homme
keser (vous savez il ne note que les consonnes, nous ne sommes pas
sûr du mot) qui doit coiffer le casque I-kam ; nous ne savons pas ce
que c’est. Le keser subit une préparation où entre l’absorption de
plantes que nous n’avons pas reconnues, mais qui sont peut-être des
hallucinogènes, ainsi qu’un jeûne assez prolongé. Il place alors la
main sur la pierre qui peut être aussi grosse qu’on voudra, et qui alors
se déplace sans effort. Ça me rappelle les phénomènes des maisons
hantées où des objets lourds se déplacent d’eux-mêmes ; on est à peu
près sûr que cela provient d’une énergie psychique dégagée par un
adolescent aux approches de la puberté. Mais ils auraient alors réussi
à discipliner cette énergie ? Et le casque I-kam, qu’est-ce que c’est ?
peut-être un amplificateur ?

- 159 -
« Et qu’est-ce que c’est que le chariot ? Un véhicule qui paraît ca-
pable d’aller n’importe où, y compris sur la lune. Cela est dit expres-
sément. Ou bien sous la mer. Là nous n’avons strictement rien com-
pris au texte qui fait usage sans arrêt de mots techniques. Car c’est de
la technique, vous savez. On n’invoque aucun Dieu… Je rappelle
seulement que dans la Kabbale, les juifs ne veulent pas qu’on aborde
le mystère de la Merkaba, du chariot, si l’on n’est point d’un âge déjà
mûr et très versé dans la Kabbale.
Que dire de plus ? Tout le monde est bouleversé. Il ne reste plus
que Sakkara où nous recevrons peut-être l’illumination finale. Dirai-
je que je le crains un peu ? Pourrons-nous la supporter ?

- 160 -
XIX

LES AUTRES NE VEULENT PAS…

Sakkara. La chaleur écrasante. Les mouches. Le havre de l’hôtel


où le conditionnement marche à fond, ce qui a pour premier effet de
nous coller à tous un bon rhume. Nous ne savons pas trop comment
aborder le problème. Des fouilles sont déjà engagées dans la pyra-
mide à degrés, la plus vieille d’Égypte. Elles ne se font que sur une
bien petite échelle, nous semble-t-il, étant donné l’énormité des bâti-
ments que l’on devine sous le sable autour de la pyramide. Il y a là
quelque chose de bizarre…
Bref nous avons joint l’équipe d’archéologues anglais qui s’af-
fairent autour de la pyramide, et qui se soucient de tout autre chose
que d’Imhotep. Notre collègue égyptologue y est allé avec d’infinies
précautions. Lui et l’assyriologue ont montré quelques briques gra-
vées, soigneusement choisies. Je crois bien que nous avons peu à peu
allumé un feu qui dégénère en incendie. Ils viennent maintenant
presque tous les jours à l’hôtel pour parler d’Imhotep. Nous lâchons
quelques briques d’un moment à l’autre avec une diplomatie et un sa-
disme infinis. Cela va marcher…

- 161 -
Ça ne marchera jamais. À cause d’une visite qui m’en rappelle
une autre… Je suis depuis longtemps à nouveau dans la région pari-
sienne, mais les jours de Sakkara m’ont profondément marqué. Je ne
puis arriver à travailler. À cause de cette visite, encore une fois.
Un certain soir nous prenions le repas de l’hôtel, infect comme
d’habitude, arrosé de bière égyptienne très fraîche, c’est tout ce
qu’on peut en dire. Un Égyptien a demandé à nous voir. Très calme,
très grand, très pâle avec de curieux yeux gris très clairs. Impossible
de deviner son âge, mais il n’est sûrement plus tout jeune. Il est ha-
billé à l’antique dans une longue galabieh brune. On dirait un moine.
Dans un français parfait et sans le moindre accent, il sollicite la fa-
veur d’un entretien particulier et discret. Insistance sur le mot discret.
Cela peut se passer dans ma chambre. Elle est énorme et mes quatre
compagnons y tiendront aisément.
— À ce que je vois, messieurs, vous vous intéressez à Imhotep.
C’était un bien grand homme. Écoutez avec calme ce que je vais dire.
Voulez-vous le voir ?
Allons bon. Un fou sous des dehors très calmes, ce qui n’est pas si
rare chez ceux qui sont vraiment très malades. Je me demande com-
ment nous allons l’éconduire.
Demi-sourire du moine en galabieh.
— Professeur, je rie suis pas moine et vous n’allez pas m’écon-
duire…
Par exemple… J’ai déjà rencontré des cas de télépathie, mais voilà
qui est fort. C’est tout de même exactement ce que je pensais dans
ces termes mêmes.

- 162 -
— Naturellement, Imhotep est mort depuis bien longtemps et je ne
puis vous le montrer en chair et en os. Mais en effigie si vous le vou-
lez.
— Pourquoi pas ?
La seconde d’après, nous bondissons sur nos pieds, ahuris. Un
homme d’une très grande taille est là, enveloppé d’une sorte de toge
de lin, la tête complètement rasée suivant la coutume des prêtres
égyptiens. Ce qui frappe chez lui, ce sont ces yeux immenses et
sombres dont le regard est presque insoutenable. Je m’approche à le
toucher.
— Professeur, voyons ! vous ne pouvez pas toucher un holo-
gramme ?
Encore cette damnée télépathie. Imhotep a disparu.
— Messieurs, ce n’est pas un tour de prestidigitation comme des
observateurs superficiels pourraient le croire. Cela serait indigne de
vous et de moi. Si je vous ai montré ce tour de physique classique,
c’est seulement pour vous assurer de mes propos. Quand je vous dirai
que je dispose de techniques très avancées que vous ne connaissez
pas, vous me croirez plus facilement. Je me propose de vous en don-
ner d’autres exemples. Monsieur le professeur, voulez-vous prendre
cette bague, je vous prie.
Une bague d’un métal grisâtre, très lourde avec une grosse pierre
grise arrondie.
— Tournez le chaton vers le fond de la pièce, tournez la pierre
d’un quart de tour.
Imhotep est là à nouveau. J’ai dû mal régler l’appareil, car mon
pied passe à travers la jambe du fantôme sans que je sente rien. Un
hologramme, évidemment. C’est stupéfiant. Jamais je n’en ai vu

- 163 -
d’aussi bon. Et l’appareil qui l’émet est miniaturisé au point de tenir
dans le chaton d’une bague. Effarant : c’est une technique que nous
ne posséderons peut-être que dans cent ans.
— Nous la possédions il y a cent mille ans, professeur, dit l’autre
avec beaucoup de calme.
Je n’en reviens pas ; il lit dans mon esprit, c’est évident. Et très gê-
nant. Le numéro continue.
— Bien sûr, comme vous l’avez deviné, je suis télépathe. Très
vieille technique, mise au point il y a bien des millénaires. Mais ras-
surez-vous, notre éthique est très stricte là-dessus. Je n’en abuserai
pas. Simple petit exemple pour vous démontrer le sérieux de ce que
je vais vous dire. Cette faculté m’a déjà servi à constater que vous
êtes des hommes bons et sincères. Considérez-moi comme un ami.
Un très vieil ami, qui vous a fait contacter déjà, sans succès, il y a des
mois…
— Un vieil ami ? Mais nous vous connaissons depuis cinq mi-
nutes ?
— Moi je vous connais depuis plus longtemps. Mais je parlais en
faisant allusion à mon âge. Je vais bientôt avoir deux siècles, vous sa-
vez. Mais non, je ne suis pas fou. Cessez, messieurs, je vous prie, de
croire à un dérangement mental à chaque fois que je vous apprends
quelque chose d’inattendu ; c’est désagréable pour moi. En ce qui
concerne l’âge, vous savez bien qu’on a repéré depuis longtemps
dans la vallée de Vilcabamba en Équateur, des Indiens dont l’âge at-
teint et dépasse 140 ans ?
— En effet, et on a pensé pour l’expliquer au sel de cadmium qui
se trouve dans les eaux qu’ils boivent en quantité anormale.

- 164 -
— Le cadmium, certes, mais ce n’est pas le seul facteur. Nous
avons perfectionné tout cela.
— Qui cela, nous ?
— Les Vigiles ; ceux qui ont pris en charge l’humanité. Il en est de
deux sortes. Certains n’appartiennent pas à cette terre, bien qu’ils af-
fectent l’apparence physique de l’homme. D’autres viennent du passé
par une filière ininterrompue. D’un très lointain passé.
— Vous voulez dire d’une ancienne civilisation, n’est-ce pas ?
— D’une des anciennes civilisations. Il y en a eu trois.
— Il y a longtemps ?
— La première remonte à deux cent mille ans. C’est pour cela que
vous trouvez des fossiles d’Homo sapiens si anciens. L’homme de
Néandertal, ce n’était qu’un lointain cousin, vous savez. Vous
connaissez aussi l’anecdote de Solon auquel les prêtres d’Égypte
montrent les statues des grands prêtres d’Amon ? Le sage grec pré-
tend que ces statues permettaient de reculer trente mille ans en ar-
rière. Oui, en effet. Ce n’était pas un mythe. Sauf que les prêtres
égyptiens n’avaient que des souvenirs récents.
— Mais qu’est-il arrivé ? Pourquoi n’avons-nous pas retrouvé
trace des civilisations dont vous nous parlez ?
— Parce que vous n’avez pas cherché beaucoup. Vous vous figu-
rez que tout commence à Sumer, et vous n’êtes pas étonnés de voir
les Sumériens arriver au fond du golfe Persique, avec l’agriculture,
l’écriture, l’usage des métaux et j’en oublie. Vous croyez qu’ils
avaient trouvé cela tout seuls et tout d’un coup ?
— Non, certes, mais les fouilles…
— Représentent à peu près un pour cent de la surface de la terre,
ne l’oubliez pas. Vous ne remarquez pas qu’à partir du moment où

- 165 -
vous commencez à chercher des traces d’une Sagesse perdue, vous
les trouvez en relative abondance ?
C’est ma foi vrai. Cela nous avait échappé.
— Bien, je vois que vos idées se mettent peu à peu en place, nous
dit l’inconnu avec un sourire ironique mais amical. Je réalise pleine-
ment la stupeur où vous plongent mes paroles. Mais je suis investi
d’une mission. Laissez Imhotep là où il est. Non, ne protestez pas, je
sais que c’est cruel de ma part de vous dire cela. Mais les temps ne
sont pas accomplis. Mais si, professeur, cette expression a un sens
précis. Elle veut dire que le choc culturel induit par la rencontre
d’une science très en avance sur la vôtre ne vous ferait aucun bien,,
au contraire. Vous n’êtes pas préparés à tout apprendre de ce que
nous savions. Vous n’êtes pas mûrs. Nous étions trop en avance sur
vous.
— En avance ? Mais de combien de temps ?
— Disons de mille ans bien que cela ne puisse s’évaluer. Nous
avons calculé votre histoire (cela se calcule, il y a le calcul anticipatif
et aussi le rétro-calcul) ; nous laisserons se faire les premières décou-
vertes vraiment importantes dans un siècle à peu près. Pour vous
consoler, je vous dirai que vous étiez sur la bonne voie. Aller plus
loin serait dangereux pour vous. Oh ! nous ne vous tuerions pas. Ces
méthodes barbares ne sont pas les nôtres. Mais les souvenirs, cela
s’efface… En quelques secondes, s’il le faut.
— Vous ne pouvez refuser de nous dire ce qui est arrivé à cette
grande civilisation dont vous nous avez parlé ?
— Ces grandes, voulez-vous dire. Il y en a eu trois. Non, je ne puis
rien vous expliquer en détail. Des guerres, hélas. Des catastrophes

- 166 -
naturelles. Et aussi autre chose de plus terrible. La rencontre avec les
Autres. Les Autres venus des étoiles.
— Parce que… il existe bien d’autres humanités ?
— Bien sûr, voyons ! Vos propres astronomes considèrent comme
impensable que la terre seule ait donné naissance à la vie intelligente.
Mais ceux-là n’étaient point des amis. Ils ont bien failli nous faire
disparaître entièrement. Je ne puis ni ne veux rien vous dire de plus.
Mais je vais vous donner deux preuves de plus du sérieux de mes pa-
roles. Prenez cette bague, professeur. Vous pourrez faire apparaître
Imhotep quand vous voudrez. Vous pouvez la démonter. Je vous dé-
fie de comprendre son fonctionnement.
« C’est un générateur d’hologrammes, vous l’avez compris. Je
vais vous montrer mieux. Voulez-vous braquer votre caméra sur moi,
je vous prie ? Nous pouvons sortir sur la terrasse, la lumière sera suf-
fisante. Actionnez le moteur, s’il vous plaît. Vous m’avez bien ca-
dré ? Que la bénédiction du Principe soit sur vous… Adieu, Mes-
sieurs !
Plus rien. Plus personne. Évidemment notre science est infantile.
Ai-je besoin de dire que le film une fois développé nous a montré
l’image de notre ami le Vigile ? Il ne s’agissait donc pas d’une hallu-
cination. C’est bien ce qu’il voulait prouver. Nous sommes partis peu
après. Sans transition, les fouineurs anglais sont devenus désa-
gréables, ont prétendu que nos briques étaient truquées et Imhotep un
personnage semi-mythique. On les avait à coup sûr manipulés.
Nous avons renoncé avec une facilité qui, après quelques mois, ne
laisse pas de me surprendre.

- 167 -
Les souvenirs peuvent être modifiés et on peut les effacer, nous a
dit notre ami venu du passé. Les raisons d’agir et la détermination
aussi sans doute.

- 168 -
Table des matières
I VOYAGE CHEZ LES GRINGOS....................................................4
II L’ÉTRANGE DÉCOUVERTE D’HAPGOOD.............................11
III LE PÔLE SUD EN 1531..............................................................18
IV COMMENT UN ASTRONAUTE SEUL ET NU COMMU-
NIQUE-T-IL SON SAVOIR ?..........................................................25
V OU L’ON REPARLE DE LA GRANDE PYRAMIDE ET DE LA
BIBLIOTHÈQUE D’ALEXANDRIE...............................................31
VI LA SCIENCE IL Y A DIX MILLE ANS…................................42
VII LA PYRAMIDE COMME LUNETTE ASTRONOMIQUE.....49
VIII L’INITIÉ ET SON MESSAGE.................................................61
IX CEUX QUI N’AIMENT PAS L’AVENTURE...........................76
X ÉTRANGE AVENTURE AU GOBI............................................88
XI L’ÉTRANGE COFFRET.............................................................95
XII RENCONTRE AVEC LES AUTRES......................................102
XIII L’IMAGINATION SLAVE ENTRE EN SCÈNE..................111
XIV LA CÉCITÉ PSYCHIQUE.....................................................122
XV LE MYSTÈRE DES DOGONS................................................126
XVI LES FICHES DU ROI D’ASSYRIE.......................................134
XVII LE GRAND IMHOTEP.........................................................149
XVIII LE VIEUX SAGE PARLE...................................................154
XIX LES AUTRES NE VEULENT PAS…...................................161

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ACHEVÉ D’IMPRIMER
SUR LES PRESSES DES
ÉTABLISSEMENTS DALEX
A MONTROUGE (92120)
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Dépôt légal no 1478


1er trimestre 1980

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