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© Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2011.


© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2011.
ISBN 978-2-11-008710-2
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou repro-
duction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou ayant cause, est illicite et
constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
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Pour une histoire


des politiques culturelles
dans le monde
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Publications du Comité d’histoire


Actes des journées d’étude sur le ministère Jacques Duhamel, 1971-1973, édité par A. Girard et
G. Gentil, La Documentation française, 1995, 640 p., 21,34 €
André Malraux ministre. Les Affaires culturelles au temps d’André Malraux, 1959-1969, édité par
A. Girard et G. Gentil, La Documentation française, 1996, 522 p., 21,34 €
Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique (Travaux et documents no 10), par
Anne Veitl et Noémi Duchemin, La Documentation française, 2000, 472 p., 22,56 €
Affaires culturelles et territoires (Travaux et documents no 11), sous la direction de Philippe Poirrier
et de Jean-Pierre Rioux, La Documentation française, 2001, 330 p., 20 €
L’implantation du ministère de la Culture en région (Travaux et documents no 12), par Jean-Luc
Bodiguel, La Documentation française, 2001, 345 p., 19,82 €
L’État et l’architecture, 1958-1981, une politique publique ?, par Éric Lengereau, Éd. Picard, 2001,
559 p., 42,69 €
Les politiques culturelles en France, textes rassemblés et présentés par Philippe Poirrier, La
Documentation française, 2002, 637 p., 50 €
Histoire administrative du ministère de la Culture, 1959-2002 (Travaux et documents no 14), par
Bernard Beaulieu et Michèle Dardy, La Documentation française, 2002, 208 p., 12 €
Grandeur et misère du patrimoine d'André Malraux à Jacques Duhamel (Travaux et documents
no 15), par Xavier Laurent, La Documentation française, 2003, 380 p., 30 €
Malraux ministre, au jour le jour. Souvenirs d’André Holleaux (Travaux et documents no 17), La
Documentation française, 2004, 187 p., 23 €
Les établissements publics sous tutelle du ministère de la Culture. Histoire administrative (Travaux
et documents no 18), par Dominique Jamet, sous la direction de Jean Fosseyeux et Christian Pattyn,
La Documentation française, 2004, 350 p., 22 €
Renouveau et décentralisation du théâtre, 1945-1981, par Pascal Goetschel, PuF, 2004, 502 p.,
38 €
Jeanne Laurent, une fondatrice du service public pour la culture, 1946-1952 (Travaux et documents
no 19), par Marion Denizot, La Documentation française, 2005, 287 p., 26 €
La politique culturelle en débat. Anthologie, 1955-2005 (Travaux et documents no 21), textes réunis
et présentés par Geneviève Gentil et Philippe Poirrier, La Documentation française, 2006, 212 p.,
15 €
Le prix du livre 1981-2006. La loi Lang, coordonné par Laurent Martin, Comité d'histoire – IMEC,
collection « L'édition contemporaine », 2006, 197 p., 20 €
Michel Guy, Secrétaire d'État à la culture, 1974-1976. Un innovateur méconnu (Travaux et
documents no 22), par Michèle Dardy-Cretin, La Documentation française, 2007, 319 p., 22 €
André Malraux et l'architecture (Travaux et documents no 24), sous la direction de Dominique
Hervier, Éd. Le Moniteur, 2008, 295 p., 30 €
Quand les monuments construisaient la nation (Travaux et documents no 25), par Arlette Auduc,
La Documentation française, 2008, 640 p., 30 €
Une ambition partagée. La coopération entre le ministère de la Culture et les collectivités
territoriales (1959-2009) (Travaux et documents no 26), sous la direction de Philippe Poirrier et
de René Rizzardo, La Documentation française, 2009, 528 p., 30 €
Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles. Colloque du cinquantenaire du
ministère de la Culture et de la Communication. 13, 14 et 15 octobre 2009 (Travaux et
documents no 27), sous la direction d’Élie Barnavi et Maryvonne de Saint Pulgent, La
Documentation française, 2010, 288 p., 24 €

La liste complète des ouvrages est consultable sur le site du Comité d’histoire :
www.culture.fr/culture/comite-histoire.htm
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Pour une histoire


des politiques culturelles
dans le monde
1945-2011

Sous la direction de
Philippe Poirrier

Travaux et documents no 28

2011
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Le Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication


Créé par l’arrêté du 11 mars 1993, le Comité d’histoire est placé auprès du ministre et est
composé de trente-cinq membres nommés par arrêté pour cinq ans renouvelables : il s’agit
de fonctionnaires en exercice, d’anciens hauts fonctionnaires ou responsables d’établisse-
ments publics culturels, d’historiens ou de chercheurs universitaires.
Le Comité d’histoire a pour missions de :
– rassembler et faire connaître les travaux existant sur l’histoire du ministère chargé des
affaires culturelles et des institutions qui sont placées sous sa tutelle ;
– susciter des recherches, des études, des travaux bibliographiques et des guides de sources,
les publier et assurer leur promotion auprès du public ;
– organiser des séminaires, des colloques et toutes autres manifestations dans ce domaine ;
– promouvoir la coordination des efforts des institutions et personnes qui effectuent des
études et des recherches dans ce domaine ;
– favoriser le rassemblement et la conservation des documents et des matériaux utiles à
cette histoire ;
– conseiller le ministre et les directeurs d’administration centrale sur toute question res-
sortissant à l’histoire du ministère.
Les membres du Comité animent des groupes de travail où ils se retrouvent avec des his-
toriens et des témoins de tel ou tel moment de la vie du ministère de la Culture. La
conduite du Comité est assurée par un président et quatre vice-présidents, tous bénévoles,
il est doté d’un secrétariat général, situé 3, rue de Valois, 75001 Paris ( 01 40 15 79 52,
courriel : comitehistoire@culture.gouv.fr).

Les publications du Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication sont placées sous la
responsabilité de Geneviève Gentil.
Selon l’usage, les opinions exprimées par les auteurs n’engagent qu’eux-mêmes et ne représentent pas l’opinion
du Comité d’histoire. Le Comité a, en effet, pour mission générale de rassembler et publier – pour les mettre à
la disposition des chercheurs de disciplines diverses – des matériaux encore dispersés et provisoires (ou même des
témoignages), le plus rapidement possible sans attendre nécessairement qu’ils soient cimentés dans des œuvres
définitivement construites.
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Sommaire

Maryvonne DE SAINT PuLGENT ........................................................ 9


Avant-propos

Philippe PoIRRIER ......................................................................... 11


Introduction

Thomas HöPEL ............................................................................. 17


La politique culturelle en Allemagne au XXe siècle

Katya JoHANSoN ........................................................................... 49


La politique culturelle australienne. 1945-2009

Christophe PIRENNE ...................................................................... 75


Les politiques culturelles en Belgique depuis 1945

Svetla MouSSAKoVA ....................................................................... 93


Les politiques culturelles en Bulgarie. 1878-2009

Diane SAINT-PIERRE ....................................................................... 113


Les politiques culturelles au Canada et au Québec :
identités nationales et dynamiques croisées

Maite DE CEA ............................................................................... 133


Genèse d’une institution publique pour la culture
au Chili : le Conseil national de la culture et les arts

Jens ENGBERG ............................................................................... 155


La politique culturelle au Danemark. 1945-2007

Lluís BoNET et Emmanuel NÉGRIER ................................................. 179


Un modèle espagnol de politique culturelle ?

Jean-Michel ToBELEM .................................................................... 197


Les États-Unis d’Amérique

Anita KANGAS et Sakarias SoKKA ...................................................... 215


L’impératif de la politique culturelle finlandaise :
renforcer la nation en cultivant la population

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PouR uNE HISToIRE DES PoLITIquES CuLTuRELLES DANS LE MoNDE

Laurent MARTIN ............................................................................ 241


La politique culturelle de la France depuis 1945

Myrsini ZoRBA ............................................................................. 265


La politique culturelle de la Grèce.
La culture comme objet de politique publique

Alexandra SLABy ............................................................................ 295


La politique culturelle de l’Irlande depuis 1945

Antonella GIoLI ............................................................................ 315


La politique culturelle de l’Italie

Mayuko SANo .............................................................................. 347


La politique culturelle du Japon

Per MANGSET ............................................................................... 371


La politique culturelle en Norvège

David LoSSELEy ............................................................................ 389


Le Royaume-Uni

Keith WIJKANDER .......................................................................... 411


La politique culturelle de la Suède

Matthieu GILLABERT, Claude HAuSER,


Thomas KADELBACH et Pauline MILANI ............................................. 447
La culture comme politique publique : le cas de la Suisse

Pierre-Michel MENGER ................................................................... 465


Postface
Les politiques culturelles. Modèles et évolutions

Table des matières ..................................................................... 479

Malgré le caractère répétitif des titres, nous avons choisi de conserver les intitulés proposés
par les auteurs. Toutes les contributions en anglais ont été traduites par nos soins ;
les textes originaux sont disponibles sur le site du Comité d’histoire
(http://www.culture.fr/culture/comite-histoire.htm).

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Avant-propos

Maryvonne DE SAINT PuLGENT*

Le présent ouvrage a été entrepris dans la perspective du cinquantenaire du


ministère de la Culture et de la Communication, notamment célébré par le colloque
international qui a eu lieu en octobre 2009. C’est ainsi que certaines communications
de ce colloque ont pu bénéficier de l’apport des premières contributions réunies ici
par Philippe Poirrier, vice-président du Comité d’histoire.
Dès les premiers jours de la préparation du cinquantenaire du ministère, les
responsables du Comité d’histoire avaient souhaité que cette manifestation ne soit
pas uniquement tournée vers l’histoire du ministère créé par André Malraux, mais
qu’elle soit également l’occasion de regarder comment d’autres pays s’étaient engagés
dans la mise en place de politiques publiques de la culture, cette période de la seconde
moitié du XXe siècle correspondant à une phase d’institutionnalisation des politiques
culturelles.
Le colloque international d’octobre 2009 a donc permis un regard croisé à partir
de grands thèmes transversaux : l’aide à la création, le patrimoine, les industries
culturelles, la décentralisation…
Des représentants de nombreux pays sont venus apporter leurs expériences et
enrichir cet « exercice de mémoire active » engagé par le ministère français chargé de
la Culture. Toutes ces réflexions ont déjà fait l’objet d’un ouvrage publié par nos
soins1.
L’ambition de ce nouvel ouvrage, Pour une histoire des politiques culturelles dans
le monde, est d’enrichir et d’élargir par les études de cas les témoignages recueillis lors
du colloque et ceci dans une perspective historique. Ces monographies nationales,
confiées à des chercheurs en sciences sociales, spécialistes reconnus dans leur pays
respectif, se présentent comme de véritables synthèses. Elles permettent, ainsi que la
synthèse finale rédigée par Pierre-Michel Menger, de saisir les principales évolutions
qui, depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont caractérisé, non sans
décalages chronologiques d’un État à l’autre, le renforcement des politiques publiques
de la culture.

* Présidente du Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication.


1. Élie Barnavi et Mayvonne de Saint Pulgent (dir.), Cinquante ans après. Culture, politique et politiques
culturelles, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Comité d’histoire, coll. « Travaux et
documents no 27 », 2010.

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PouR uNE HISToIRE DES PoLITIquES CuLTuRELLES DANS LE MoNDE

Les cinquante dernières années ont en effet permis une avancée certaine des
politiques publiques de la culture, comme ce fut le cas antérieurement pour les
politiques sociales, éducatives et urbaines. Le lecteur relèvera des manières de faire
et des évolutions très différentes selon les pays, en retrouvant cependant une
constante : la volonté d’un élargissement de l’accès à la culture.
Par ailleurs, l’implication grandissante des acteurs locaux marque la conception
même de la culture, comme le souligne Pierre-Michel Menger dans sa contribution :
« La crise économique ouverte au milieu des années 1970 a contraint le modèle de
l’État-providence à s’adapter à un contexte de faible croissance économique, ainsi la
culture n’est plus seulement considérée comme le territoire d’exception des valeurs
civilisatrices, non marchandes et anti-utilitaristes […] elle entre en résonance avec le
spectaculaire développement des industries culturelles. »
Je me félicite que cet ouvrage ait été l’occasion d’une collaboration efficace avec
l’université de Bourgogne et qu’il réponde bien au programme défini par les membres
du Comité d’histoire qui, lors de la séance plénière du 10 décembre 2010, ont
souhaité un renforcement des liens du Comité avec le milieu de la recherche
historique. Les observateurs les plus attentifs ont souligné le rôle majeur joué, depuis
sa création en 1993, par le Comité d’histoire du ministère de la Culture dans le
champ de l’histoire des politiques et des institutions culturelles2. La dernière présen-
tation en date, issue du Comité, publiée dans le cadre d’une livraison de Culture et
recherche, consacrée à « Cinquante ans de recherche au ministère de la Culture »,
pouvait afficher un sous-titre volontariste : « Le Comité d’histoire du ministère de la
Culture. un nouveau lieu de recherche3. »
Cet ouvrage a également permis d’établir avec un certain nombre d’universitaires
étrangers, ce dont je me réjouis particulièrement, des relations qui devraient se
prolonger dans les mois qui viennent. Le jeu des échelles – du local au national, du
national à l’international, sans oublier le rôle des institutions transnationales – est
aujourd’hui au cœur des problématiques historiennes et permet de dépasser des
perspectives longtemps restées trop franco-centrées.
Je souhaite que ce premier développement des travaux du Comité d’histoire vers
l’international contribue à élargir la vision de ce que doit être une véritable politique
publique au service de la culture.

2. Les états des lieux les plus récents : Loïc Vadelorge, « quinze ans d’histoire des politiques culturelles.
État, institutions, collectivités locales », dans Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), l’Histoire culturelle
du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 153-170 et Pascale Goetschel, « Les politiques cultu-
relles. un champ neuf pour l’histoire culturelle ? », dans Benoît Pellistrandi et Jean-François Sirinelli (dir.),
l’Histoire culturelle en France et en Espagne, Casa de Velasquez, 2008, p. 3-21.
3. Geneviève Gentil, « Le Comité d’histoire du ministère de la Culture. un nouveau lieu de recherche »,
Culture et recherche, 2010, no 122-123, p. 78-79 (http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/documents
/cr122-123_p78-79.pdf ).

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Introduction

Philippe PoirriEr*

La mise en œuvre de politiques publiques de la culture, communément dénom-


mées « politiques culturelles », est étroitement liée à la construction et à la consoli-
dation des États nations. Aussi, n’est-il guère étonnant que leur histoire ait été
prioritairement élaborée dans le cadre des historiographies nationales1. Ce mouve-
ment historiographique est d’ailleurs relativement récent, trois ou quatre décennies
au plus, et a accompagné le plus souvent la légitimation de « l’histoire du temps
présent ». Aussi, les premiers jalons d’une démarche comparative ont été impulsés,
dès les années 1970, par des institutions internationales ou transnationales – Conseil
de l’Europe, Unesco, Union européenne – dans une perspective de « recherche-
action », qui de facto accordait à la démarche historienne une faible place2. Le pro-
gramme européen d’évaluation des politiques culturelles, lancé en 1986 dans le cadre
du Conseil de l’Europe, puis, à partir de 1998, le « Compendium des politiques et
tendances culturelles en Europe » pérennisent cette démarche qui lie étroitement
recherche et action. En France, l’observatoire des politiques culturelles (oPC), créée
en 1989, est désormais très sensible à la dimension internationale et comparée des
analyses des politiques culturelles3. La démarche comparative a également été

* Université de Bourgogne, France.


1. Pour la France, les états des lieux les plus récents : Loïc Vadelorge, « Quinze ans d’histoire des politiques
culturelles. État, institutions, collectivités locales », dans Laurent Martin et Sylvain Venayre (dir.), l’His-
toire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 153-170 et Pascale Goetschel, « Les poli-
tiques culturelles. Un champ neuf pour l’histoire culturelle ? », dans Benoît Pellistrandi et Jean-François
Sirinelli (dir.), l’Histoire culturelle en France et en Espagne, Casa de Velasquez, 2008, p. 3-21.
2. À la suite d’une réflexion initiée en 1967 (Réflexions préalables sur les politiques culturelles. Actes de la
table ronde organisée par l’Unesco du 18 au 22 décembre 1967, Paris, Unesco, 1969), l’Unesco lance une
collection de monographies dont le but affiché est de « montrer comment divers États membres plani-
fient et appliquent leur politique culturelle ». En 1981, cette collection « Politiques culturelles : études et
documents » comportait 47 numéros. Voir aussi, pour son caractère représentatif : Augustin Girard, Déve-
loppement culturel : expériences et politiques, Paris, Unesco, 1972. Sur le rôle du chef du Service des études
et de la recherche (SEr) : Laurent Martin, « Augustin Girard, une pensée tournée vers l’international »,
dans Guy Saez (dir.), le Fil de l’esprit. Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, Minis-
tère de la Culture et de la Communication, Comité d’histoire (à paraître). Voir également l’habilitation
à diriger des recherches de Laurent Martin, soutenue en 2011, qui porte sur le rôle du SEr/dEP dans la
réflexion internationale en matière de politique culturelle entre le milieu des années 1960 et le milieu des
années 1990.
3. L’oPC a notamment organisé, avec l’iEP de Grenoble (UMr PACtE) en mai 2009 le colloque « Culture,
territoires et sociétés en Europe » (actes à paraître en 2011).

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PoUr UNE hiStoirE dES PoLitiQUES CULtUrELLES dANS LE MoNdE

mobilisée à la suite du débat suscité par la publication, en 1991, de l’État culturel de


Marc Fumaroli4. La revue Le Débat, animée par Pierre Nora, consacre, en mai-août
1992, un dossier à « L’État culturel : mythe ou réalité ? », et publie des contributions
sur la Grande-Bretagne, l’italie et l’Allemagne.
Le cinquantième anniversaire du ministère de la Culture français, commémoré
tout au long de l’année 2009, nous semblait un moment particulièrement propice
pour avancer une démarche comparative5. Cet exercice de décentrement possède des
vertus heuristiques ; d’autant plus que les observateurs et les acteurs de la politique
culturelle française ont souvent eu tendance à élever au rang de « modèle » la confi-
guration hexagonale. Une première lecture des contributions de ce volume invite à
dépasser ce tropisme franco-français, et à fortement le relativiser, même si l’expé-
rience impulsée par André Malraux, à l’aube de la Ve république, a pu faire des
émules, ou du moins n’être pas ignorée, principalement en Europe et au Canada,
des acteurs des politiques publiques de la culture.
L’historiographie sur le sujet demeure très inégale en fonction des situations
nationales. Quelques initiatives, qui relèvent des sciences humaines et sociales,
méritent d’être signalées. La revue Culture Europe International, animée depuis 1994
par Jean-Michel djian et Anne-Marie Autissier, s’est consacrée aux pratiques et
politiques culturelles en Europe, tant à l’échelle locale que nationale et internationale.
Elle s’intéresse tout particulièrement aux expériences de coopération européenne et
internationale, menées dans les différents domaines de la culture et des arts, par tous
ses intervenants – États, collectivités territoriales, fondations, réseaux et associations
professionnels. depuis 2006, Culture Europe International offre à ses lecteurs un site
accessible en trois langues – français, anglais, espagnol – et présentant informations
et analyses rédigées au fil de l’actualité européenne6. dans le monde académique
anglo-saxon, la revue International Journal of Cultural Policy, animée depuis 1994
par oliver Bennet et le Centre for Cultural Policy Studies de l’université de Warwick,
a facilité les échanges, et contribué à structurer un milieu de chercheurs. de même,
le « Colloque international sur les tendances et les défis des politiques culturelles dans
les pays occidentaux », qui s’est déroulé à Québec en 2008, témoigne de cette
conjoncture scientifique7. À l’heure d’une globalisation croissante, les travaux des

4. Marc Fumaroli, l’État culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Éditions de Fallois, 1991. Pour une
mise en perspective du débat : Vincent dubois, « Politiques culturelles et polémiques médiatiques. Lectures
croisées en guise d’introduction », Politix. Travaux de science politique, décembre 1993, no 24. p. 5-19.
5. Voir les actes du colloque du Cinquantenaire (13-15 octobre 2009) : Élie Barnavi et Mayvonne de Saint
Pulgent (dir.), Cinquante ans après. Culture, politique et politiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture
et de la Communication, Comité d’histoire, coll. « travaux et documents no 27 », 2010.
6. Site : http://www.culture-europe-international.org. Voir, capitalisant la démarche de la revue : Anne-
Marie Autissier, « Politiques culturelles des États européens : pour une nécessaire refondation », Espaces-
Temps.net, textuel, 29 mars 2006. http://espacestemps.net/document1917.html
7. Voir les actes, publiés par diane Saint-Pierre et Claudine Audet en deux volumes : Tendances et défis
des politiques culturelles. Analyses et témoignages, Québec, Presses de l’université Laval, 2009 et Tendances
et défis des politiques culturelles. Cas nationaux en perspective, Québec, Presses de l’université Laval, 2010.

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Introduction − Philippe PoIRRIER

économistes de la culture se placent également de plus en plus à l’échelle interna-


tionale, et intègrent les dimensions comparatistes8. tous ces travaux n’ignorent certes
pas la dimension historienne, mais la situent rarement au premier plan des probléma-
tiques envisagées9.
Les échanges entre chercheurs se sont également multipliés ces dernières années.
depuis 1999, les conférences, désormais biennales, de l’International Conference on
Cultural Policy Research (iCCPr) ont contribué à mieux diffuser les travaux de
recherche10. À l’heure de la Grande toile, « ConnectCP », répertoire international des
experts en matière de politique culturelle, de planification et de recherche, publie
885 profils qui représentent des spécialistes de 112 pays. L’objectif affiché est
d’« augmenter le flux international des idées, de compétences et de connaissances sur
des développements en politique culturelle ; améliorer la qualité de la discussion
politique culturelle en augmentant l’accès et l’interaction entre experts dans ce
domaine. Ainsi, ConnectCP veut améliorer l’aide pour les arts et la culture au
bénéfice des artistes, des organisations artistiques et des communautés mondiales11 ».
La perspective que nous avons souhaité développer est celle d’une histoire
comparée des politiques publiques de la culture. Pour une histoire des politiques
culturelles dans le monde ne relève donc ni de la « littérature grise », ni de l’expertise,
ni de l’évaluation pratiquée par les organismes internationaux. Le volume est
constitué de contributions qui présentent des études de cas nationales ; premier jalon
indispensable à des études qui devront, à l’avenir, être plus sensibles à la question des
transferts culturels et des circulations des modèles d’un État à l’autre. À l’heure ou
les approches transnationales s’imposent de plus en plus dans le cadre d’un paysage
historiographique qui enregistre la montée en puissance de « l’histoire globale » et de
« l’histoire mondiale », cette seconde étape de la recherche, qui devra aussi intégrer
le rôle – somme toute relativement modeste – des institutions internationales et

8. Quelques exemples récents : Françoise Benhamou, les Dérèglements de l’exception culturelle, Paris, Le
Seuil, 2006 ; Jean tardif et Joëlle Farchy, les Enjeux de la mondialisation culturelle, Paris, Éditions hors
Commerce, 2006 ; Victor Ginsburgh et david rosby (eds), Handbook of the Economics of Art and
Culture, Amsterdam, Elsevier, 2006 ; david rosby, e Economics of Cultural Policy, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 2010 et Jogendra Prasad Singh (ed.), International Cultural Policies and Power,
Palgrave Macmillan, 2010. À l’échelle européenne : Carla Bodo (éd.), « il governo della cultura in Europa »,
Economia della Cultura, 2010, no 2.
9. Quelques recherches pionnières consacrées aux politiques culturelles des collectivités locales se placent
d’emblée dans une perspective comparative : omas höpel et Steffen Sammler (dir.), Kulturpolitik und
Stadtkultur in Leipzig und Lyon (18.-20. Jahrhundert), Leipzig, Universitätsverlag, 2004 ; omas höpel,
Von der Kunst- zur Kulturpolitik. Städtische Kulturpolitik in Deutschland und Frankreich 1918-1939, Stutt-
gart, Franz Steiner, 2007 ; et id., »Die Kunst dem Volke«. Städtische Kulturpolitik in Leipzig und Lyon 1945-
1989, Leipzig, Universitätsverlag, 2011.
10. Bergen 1999 (Norvège), Wellington 2002 (Nouvelle-Zélande), Montréal 2004 (Canada), Vienne 2006
(Autriche), istanbul 2008 (turquie) et Jyväskylä 2010 (Finlande).
11. Site : http://www.connectcp.org/index.php?lang=fr

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PoUr UNE hiStoirE dES PoLitiQUES CULtUrELLES dANS LE MoNdE

transnationales12, reste à construire13. de même, dans un contexte de globalisation


accélérée des économies et des sociétés, les chercheurs en sciences sociales, et notam-
ment les historiens, ne peuvent qu’être interpellés par l’émergence de nouvelles nor-
mes de politiques publiques, que l’analyse comparée permet de mieux appréhender14.
Le cahier des charges proposé aux auteurs que nous avons sollicités visait à
permettre une relative homogénéité des textes, tout en laissant une nécessaire liberté
qui puisse s’adapter à chaque configuration nationale. La dimension historienne,
conçue comme l’analyse contextualisée de l’évolution dans le temps des processus
sociaux, politiques et culturels, est essentielle. La période considérée, le second
xxe siècle, correspond à une phase d’institutionnalisation des politiques culturelles ;
ce qui se traduit notamment par la création dans certains pays de ministère de la
Culture. La date de 1945 est cependant comprise avec souplesse : selon les configu-
rations nationales, une plus large période a été prise en compte afin de mieux
comprendre la situation contemporaine. Les recherches historiennes ont souligné
combien l’intervention des pouvoirs publics dans les domaines culturels a été, dans
bien des États, notamment au sein de la « vieille Europe », fortement marquée par
l’héritage monarchique. Le déclin du système du mécénat monarchique a souvent
été plus progressif qu’en France, où la rupture révolutionnaire s’est voulue plus
radicale. Les traces de ces pratiques subsistent au xixe siècle, alors même que la poli-
tique culturelle, en Europe comme au Canada, est mise au service de la construction
de l’État-nation15. L’historienne américaine Leora Auslander a également montré
combien, pour les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, l’héritage révolution-
naire a marqué les processus historiques de ces pays, et contribué à fortement
différencier les formes prises par les politiques culturelles, par-delà l’ambition

12. Quelques jalons sur les rôles respectifs de l’Unesco (Chloé Maurel, Histoire de l’Unesco : les trente pre-
mières années, 1945-1974, Paris, L’harmattan, 2010 ; Jogendra Prasad Singh, Unesco: Creating Norms for
a Complex World, Londres, routledge, 2011), du Conseil de l’Europe (Étienne Grosjean, la Coopération
culturelle européenne : origines, réalisations et perspectives, Arles/Genève, Actes Sud/Centre européen de la
culture, 1997) et de l’Union européenne (A.-M. Autissier, l’Europe de la culture, Histoire(s) et enjeux, Arles/
Paris, Actes Sud/Maison des cultures du monde, 2005 et « Pour une politique culturelle européenne ? »
dans Philippe Poirrier (dir.), Politiques et pratiques de la culture, Paris, La documentation française, 2010,
p. 287-294).
13. Présentation du débat historiographique : Anna Boschetti (dir.), l’Espace culturel transnational, Paris,
Nouveau Monde, 2010. Quelques exemples qui démontrent les vertus heuristiques de l’histoire comparée
dans les domaines de l’histoire culturelle : Christophe Charle, les Intellectuels en Europe au xIxe siècle. Essai
d’histoire comparée, Paris, Le Seuil, 2001 [1996] ; C. Charle, éâtres en capitales, naissance de la société du
spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008 ; Jean Baubérot et Séve-
rine Mathieu, Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France, 1800-1914, Paris, Le Seuil,
2002. Voir aussi, dans une perspective de recherche collective : Christophe Charle et daniel roche (dir.),
Capitales culturelles, capitales symboliques, Paris et les expériences européennes xVIIIe-xxe siècles, Paris, Publi-
cations de la Sorbonne, 2002 ; C. Charle (dir.), Capitales européennes et attraction culturelle xVIIIe-xxe siècle,
Paris, Éditions rue d’Ulm, 2004 et C. Charle (dir.), le Temps des capitales culturelles xVIIIe-xxe siècles, Seys-
sel, Champ Vallon, 2009.
14. Lluis Bonet et Emmanuel Négrier (dir.), la Fin des cultures nationales ? Les politiques culturelles à l’épreuve
de la diversité, Paris, La découverte, 2008.
15. Arno Mayer, la Persistance de l’Ancien Régime en Europe, de 1848 à la Grande Guerre, Paris, Flamma-
rion, 1990 [1981] et Anne-Marie iesse, la Création des identités nationales, Paris, Le Seuil, 1999.

14
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Introduction − Philippe PoIRRIER

commune de construire des identités nationales16. de même, l’instrumentalisation


de la culture par les régimes totalitaires – italie fasciste, Reich hitlérien et russie
stalinienne – a marqué durablement plusieurs configurations nationales ; par réaction
dans l’Allemagne fédérale et l’italie républicaine de l’après-1945 ; par ses formes
idéologiques et organisatrices dans l’Europe orientale et centrale sous domination
soviétique jusqu’à la fin du xxe siècle. En France, les trois décennies qui précèdent,
en 1959, la création d’un ministère des Affaires culturelles sont également essentielles :
net infléchissement de la politique républicaine avec le Front populaire (1936-
193817), renforcement de l’administration de la culture sous le régime de Vichy
(1940-194418), et retour, après la Libération, à une république qui affiche une volonté
de démocratisation de la culture, colorée par des idéaux issus des courants de la
résistance.
La mise en évidence des architectures administratives, à l’échelle des États et des
collectivités locales, est importante, mais ne constitue pas à elle seule la totalité des
perspectives couvertes par les différentes contributions19. il est en effet nécessaire de
dépasser la seule histoire administrative afin de permettre de rendre compte des
processus de décision mis en œuvre. Une attention particulière a été portée sur la
place de l’intervention des pouvoirs publics par rapport aux initiatives privées
(mécénat, fondations, industries culturelles). L’analyse de l’évolution des discours qui
légitiment l’intervention des pouvoirs publics est essentielle : démocratisation de la
culture, soutien à la création, rayonnement national, développement économique,
défense de la diversité culturelle… Elle est mise en relation avec les « cultures politi-
ques » nationales, et l’évolution de la vie politique des pays considérés. L’articulation
entre la nature des régimes et le type de politique culturelle rappelle que toute
politique de la culture n’est pas forcément d’essence démocratique. de même, la
place de la politique culturelle lors des périodes de « transition démocratique » – du
Chili à la Bulgarie, de la Grèce à l’Espagne – présente un grand intérêt. Enfin, il était
impossible, dans le cadre de ces contributions, de centrer les analyses sur les approches
sectorielles, ou à l’échelle des institutions culturelles20. En revanche, la question des
périmètres d’action des pouvoirs publics, des compétences entre État et collectivités

16. Leora Auslander, Des Révolutions culturelles. La politique du quotidien en Grande-Bretagne, en Amérique
et en France, xVIIe-xIxe siècles, toulouse, PUM, 2010 [2009].
17. Pascal ory, la Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon,
1994 et P. Poirrier, « Culture nationale et antifascisme au sein de la gauche française (1934-1939) » dans
Serge Wolikow et Annie Bleton-ruget. (dir.), Antifascisme et nation. Les gauches europénnes au temps du
Front populaire. dijon, EUd, 1998. p. 239-247.
18. Stéphanie Corcy, la Vie culturelle sous l’occupation, Paris, Perrin, 2005 et Jean-Pierre rioux (dir.), la
Vie culturelle sous Vichy, Bruxelles, Complexe, 1990. Voir aussi Elizabeth Campbell Karlsgodt, Defending
National Treasures: French Art and Heritage under Vichy, Stanford, Stanford University Press, 2011 .
19. dans cette perspective, robert Wangermée, « tendances de l’administration de la culture en Europe
occidentale », Revue française d’administration publique, janvier-mars 1993, no 65, p. 11-24.
20. dans cette direction : Anne-Marie Bertrand, Bibliothèque publique et public library. Essai de généalogie
comparée, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2010 ; Catherine Ballé et dominique Poulot, Musées en Europe.
Une mutation inachevée, Paris, La documentation française, 2004 ; Anne-Solène rolland et hanna

15
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PoUr UNE hiStoirE dES PoLitiQUES CULtUrELLES dANS LE MoNdE

locales, de l’évolution et de la répartition des financements méritaient une attention


particulière.
En clôture de ce volume, Pierre-Michel Menger propose une première lecture
synthétique. il souligne de grandes tendances qui participent d’une évolution que
l’on peut décomposer en quatre étapes successives : 1) la construction d’une politique
systématique d’offre culturelle à partir d’une définition restreinte de la culture éligible
à l’intervention publique et à partir d’une conception verticale de la démocratisation
par conversion ; 2) une décentralisation progressive de l’action publique, qui
provoque une différenciation croissante de ses missions et de ses fonctions, et qui
soumet à contestation le modèle universaliste et unanimiste initiale ; 3) une révision
du champ d’intervention légitime de l’action publique, qui déclare symboliquement
obsolète l’une des hiérarchies fondatrices de la politique culturelle, celle qui opposait
la culture savante, objet de protection à l’écart des lois du marché, à la culture de
divertissement, gouvernées par les lois de l’économie industrielle ; 4) une justification
croissante de la politique culturelle par ses contributions à la croissance économique
et à l’équilibre de diversité sociale des nations, qui fonde en légitimité le pouvoir
régulateur de l’action publique, mais aussi les incitations à une expansion des
« industries créatives » et les exigences d’évaluation des procédures et des résultats.
Les études de cas montrent cependant des décalages chronologiques d’un État à
l’autre, et soulignent l’inertie, dans une moyenne durée, de l’action publique.
Le Comité d’histoire du ministère de la Culture et le Centre Georges Chevrier
(UMr 5605, CNrS université de Bourgogne) ont noué un partenariat afin de permettre
cette enquête. Que leurs responsables respectifs – Maryvonne de Saint Pulgent et
Pierre Bodineau – soient remerciés pour leur soutien. Cet ouvrage n’aurait pas pu
aboutir sans l’aide décisive de Geneviève Gentil, secrétaire générale du Comité
d’histoire du ministère de la Culture, et sans la patience des différents contributeurs.

Murauskaya (dir.), De nouveaux modèles de musées ? Formes et enjeux des créations et rénovations des musées
en Europe. xIxe-xxIe siècles, Paris, L’harmattan, 2008 ; Anne-Solène rolland et hanna Murauskaya (dir.),
Musées de la nation : créations, transpositions, renouveaux. Europe, xIxe-xxIe siècles, Paris, L’harmattan, 2008 ;
P. Poirrier (dir.), Politique culturelle et patrimoines. « Vieille Europe » et « Nouveaux mondes », Arles, Actes
Sud, 2007 ; id., « Festivals et sociétés en Europe, xixe-xxie siècles », Territoires contemporains, 2011, no 3.

16
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La politique culturelle en Allemagne


au XXe siècle

omas HöPeL*

On ne peut comprendre les évolutions de la politique culturelle en République


fédérale d’Allemagne (RfA) et en République démocratique allemande (RDA) entre
1949 et 1989 et dans l’Allemagne réunifiée depuis 1990 que si l’on connaît les
évolutions de la politique culturelle dans la première moitié du xxe siècle1. C’est
surtout après la fin de la Première Guerre mondiale qu’une politique culturelle active
a été pour la première fois mise en œuvre. Celle-ci devait stabiliser une société
profondément divisée par la défaite, par la révolution et par la crise économique. Les
modèles centraux de politique culturelle, qui ont eu un impact sur différents régimes,
ont pris forme dans les années 1920.
Une première partie traitera donc de l’évolution de la politique culturelle jusqu’en
1945, marquée par l’opposition entre une politique culturelle pluraliste et démocra-
tique, telle qu’elle a été conçue par les républicains libéraux et les sociaux-démocrates,
et par une politique culturelle autoritaire et dictatoriale, celle prônée par les
nationaux-socialistes.
Dans une deuxième partie, l’étude portera successivement sur les politiques
culturelles mises en œuvre en RDA et en RfA, toutes deux ayant été conçues en oppo-
sition à la politique national-socialiste, mais aussi clairement héritières de la tradition
allemande. en RfA, les acteurs de la politique culturelle s’inscrivirent dans la lignée
d’un concept de culture caractérisé par les arts et l’éducation conçu au début de
xixe siècle par le Bildungsbürgertum allemand. La politique culturelle se restreignit
donc à une politique libérale des beaux-arts (Kulturpflege), la liberté de l’art et de la
culture passant dans ce contexte pour le plus grand des biens. en réaction à
l’instrumentalisation de la politique culturelle par l’État central national-socialiste,
la politique culturelle fut réorganisée au niveau des Länder.
en revanche, la RDA conçut une politique culturelle qui se rallia au mouvement
de la culture ouvrière qu’avait connu la République de Weimar, conciliant culture et
travail. Cette politique, qui fut un outil important pour organiser un nouveau projet
de société, devait transmettre la conscience socialiste et était considérée comme un

* Université de Leipzig, Allemagne. Je tiens à remercier Anne-Marie Pailhès (Paris) pour l’aide qu’elle m’a
apportée afin d’établir la version française de ce texte.
1. Chronologie : l’Allemagne est un empire (parfois appelé 2e Reich) de 1871 à 1919. De 1919 à 1933,
c’est la République de Weimar. De 1933 à 1945, le 3e Reich incarne le nazisme (nDe).

17
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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

aspect de la lutte idéologique des classes. La liberté d’expression dans le champ


culturel fut fortement réduite par la censure et par la définition de principes
esthétiques, prolongeant en cela les tendances à la centralisation caractéristiques du
régime national-socialiste.
La dernière partie du texte traitera de l’évolution de la politique culturelle dans
l’Allemagne réunifiée. Cette réunification ainsi que le rôle de l’Union européenne
ont contribué au renforcement de l’État allemand en tant qu’acteur en matière de
culture vis-à-vis des Länder, jusqu’alors dominants. Toutefois, le nouvel équilibre de
la politique culturelle de la RfA mis en place n’aurait pas été concevable si les
communes n’avaient pas stimulé cette politique dans les années 1970.

La politique culturelle en Allemagne jusqu’en 1945


C’est au xixe siècle que la politique culturelle a pris forme en Allemagne à l’échelle
régionale des Länder2. en effet, les initiatives nationales communes des Länder étaient
rares avant la création de l’empire allemand. Avec l’empire, un acteur national
apparaissait pour la première fois, mais comme les questions culturelles restaient
l’affaire des Länder, celui-ci était actif en ce domaine surtout dans ses aspects tournés
vers l’extérieur. en 1871, c’est à l’occasion des négociations concernant les
subventions du musée romain germanique de Mayence que le principe de la
subsidiarité fut formulé pour la première fois de manière explicite. Au titre de ce
principe, les enjeux de la politique culturelle de l’empire devaient donc être du
domaine national ou être nécessaires pour le bien de tous et il devait apporter son
soutien financier à des initiatives financées insuffisamment par les Länder.
À la fin de la Première Guerre mondiale, la République de Weimar hérita de
l’empire. Si cela ne porta pas atteinte à la souveraineté des Länder dans le domaine
culturel, toutefois la république fit référence pour la première fois à ces questions :
une politique culturelle intensifiée devait permettre de surmonter la crise résultant
de la défaite, qui affectait la société et la politique. Diverses raisons rendaient
nécessaire cet engagement public énergique. Premièrement, le soutien à la culture en
provenance des associations et des donations privées perdit de l’importance à cause
de la crise de l’après-guerre : à cause de l’inflation, les fondations et associations qui
soutenaient de nombreuses institutions culturelles furent confrontées à de graves
problèmes financiers ou bien se trouvaient expropriées de fait, si bien que les
institutions concernées, qui jusqu’alors travaillaient sur des bases associatives et
privées, durent être reprises par les pouvoirs publics pour pouvoir continuer leur
activité. Deuxièmement, la modernité culturelle s’imposa alors définitivement, ce
qui se traduisit d’abord par le triomphe de l’avant-garde dans les beaux-arts, puis par
la revalorisation de l’artisanat et la jonction de l’esthétique et de la production
industrielle des objets d’usage courant, enfin par la victoire de la culture populaire

2. Pour la mise en place de la politique culturelle publique en Prusse, voir Pascale Laborier, Culture et édi-
fication nationale en Allemagne. Genèse des politiques de la culture, thèse de science politique, Paris, ieP,
1996.

18
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Allemagne − Thomas HöpeL

et de la culture marchande de masse. en même temps, la place des loisirs fut


revalorisée, grâce notamment à l’introduction de la journée de travail de huit heures.
Troisièmement, le mouvement ouvrier émit des revendications pour une politique
culturelle nouvelle qui devait s’ouvrir aux ouvriers et aux employés peu qualifiés et
contribuer à leur éducation et à leur émancipation démocratique. Cette question, les
conseils d’ouvriers et de soldats fondés lors de la révolution de novembre3 s’y étaient
déjà consacrés de manière active. Ainsi, dès les années 1920, furent posés les jalons
d’un large financement public des missions culturelles pour une politique culturelle
moderne. Les idées des sociaux-démocrates rencontrèrent celles des libéraux bour-
geois, qui étaient essentiellement organisés au sein du Parti démocratique allemand
(DDP). Sous la République de Weimar, ils créèrent ensemble une politique culturelle
démocratique au niveau de l’empire, des Länder et des grandes villes, ces dernières
devenant les laboratoires de l’innovation. La révolution de novembre et la création
de la République de Weimar représentèrent donc un tournant décisif pour l’impo-
sition et l’institutionnalisation d’une politique culturelle moderne.
Dans la constitution de l’empire, un paragraphe concernant la protection et la
préservation des biens culturels importants avait été intégré, qui lui donnait la
compétence législative en matière de théâtre, de cinéma et de bibliothèques
scientifiques. en même temps, la formation des adultes était proclamée comme étant
l’un de ses devoirs obligatoires. enfin, pour la première fois des sommes importantes
consacrées à la science et à l’art apparurent dans son budget. La loi garantissait ainsi
la liberté de l’art. S’il n’y eut pas création d’un ministère de la Culture au niveau de
l’empire, cependant des départements culturels furent installés au sein des ministères
de l’intérieur et de l’extérieur. Dans le premier, fut créé en 1919 le poste de
Reichskunstwart, responsable de la représentation de l’empire par des emblèmes de
la souveraineté, des œuvres graphiques officielles, des billets de banque, des timbres,
des pièces, des médailles, des cérémonies et des édifices. Cette institution, qui pouvait
lancer des initiatives dans le domaine des arts plastiques et des arts appliqués, de
l’artisanat et de l’art populaire, fut combattue par les partis conservateurs nationaux
et se heurta également à la résistance des Länder, ce qui la conduisit à limiter ses
activités à la défense des arts surtout.
Dans l’ensemble, l’empire élargit ses compétences dans le domaine culturel sans
pour autant remettre en cause le fédéralisme. La conscience républicaine devait être
renforcée par une politique culturelle démocratique. Dans la constitution, la
République de Weimar fut définie comme un « État culturel ».
Le nouveau concept de politique culturelle eut également des retombées au niveau
des Länder : en Prusse et en Saxe, le ministère de l’Éducation, des Cultes et de la
Médecine fut rebaptisé ministère des Sciences, de l’Art et de l’Éducation populaire.
Ce changement de nom répondait à trois objectifs : la laïcisation de la culture – ainsi
les questions religieuses étaient désormais transférées hors du ministère –, le

3. La révolution de 1918 (qui se termina en janvier 1919 par l’échec du coup d’État et la chute de l’em-
pire allemand) fut menée par les sociaux-démocrates et les communistes (appelés aussi spartakistes).

19
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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

renforcement de l’attention portée à la formation du peuple, enfin l’art reconnu


comme domaine autonome.
Les Länder, qui apportaient leur soutien à l’éducation du peuple, intensifièrent
leurs actions en cette direction, en commençant au niveau communal. S’il n’existait
en 1916 que cinq universités populaires, treize furent créées en 1918, 135 en 1919
et 26 en 1920. Ces universités, qui travaillaient sur une base démocratique, s’adres-
saient aux couches sociales traditionnellement éloignées de l’éducation avec de
nouveaux concepts didactiques et sociaux4. La formation des adultes connut dans
son ensemble un processus de professionnalisation. Par ailleurs, un développement
similaire se produisit dans le domaine des bibliothèques populaires.
Alors qu’en Prusse les universités populaires et les bibliothèques populaires
bénéficièrent dès le début d’une grande attention et eurent leurs propres bureaux au
ministère prussien des Sciences, de l’Art et de l’Éducation populaire5, en Saxe ce n’est
qu’en 1920 que fut créé le bureau régional pour les universités populaires pour
répondre à la forte attente des acteurs des universités populaires et de l’éducation
populaire6. en 1922, ce bureau fut étendu à un bureau régional d’éducation populaire
et élargit aussi son domaine d’intervention aux bibliothèques populaires7. il avait
pour objectif de rassembler et transmettre des informations sur la dimension péda-
gogique du travail des universités populaires, d’organiser la formation continue, de
mettre en relation les efforts pour l’éducation populaire en Saxe avec ceux des autres
Länder et de défendre les intérêts des universités populaires vis-à-vis du gouvernement
et du parlement du Land de Saxe8. il soutenait les universités populaires communales
par des subventions. en même temps, il cherchait à coopérer avec les universités
populaires et profitait de leurs initiatives. Sur proposition du directeur de l’université
populaire de Leipzig, Paul Hermberg, un institut statistique central des universités
populaires fut créé en Saxe, à Leipzig, et subventionné par le Land. Sur la base d’un
formulaire unique de sondage qu’il conçut, cet institut réalisa des relevés statistiques
dans toutes les universités populaires de Saxe9, lesquels furent étendus en 1927 à tout
l’empire. Cet institut devint ensuite un institut statistique central pour toutes les

4. Voir Josef Olbrich, Geschichte der erwachsenenbildung in Deutschland, Bonn, Bundeszentrale für Poli-
tische Bildung, 2001, p. 151 sqq.
5. Paul Steinmetz, Die deutsche Volkshochschulbewegung, Karlsruhe, G. Braun, 1929, p. 22 ; J. Olbrich,
Geschichte der erwachsenenbildung…, op. cit., p. 146.
6. Le ministère de l’Éducation et de l’enseignement public informa toutes les universités populaires de
Saxe de la création du bureau régional dans une circulaire du 20 novembre 1920 (SächsHStA, 11125,
Ministerium des Kultus und des öffentlichen Unterrichts, nr. 18775, Bl. 129). Par contre, Johanna Klara
Böttcher indiqua le 1er juillet 1920 comme date de création (Johanna Klara Böttcher, Die Volkshochschule
in Sachsen seit 1918, erlangen, Phil. Diss., 1927 p. 21). Les dossiers du bureau régional furent détruits
pendant la Seconde Guerre mondiale.
7. Leipziger Neueste Nachrichten, 15 juillet 1922.
8. Le ministère de l’Éducation et de l’enseignement public à toutes les universités populaires, Dresde,
10 novembre 1920 (SächsHStA, 11125, Ministerium des Kultus und des öffentlichen Unterrichts,
nr. 18775, Bl. 129).
9. Le ministère de l’Éducation populaire au service chargé de l’éducation populaire à Leipzig, Dresde,
23 janvier 1925 (StadtA Leipzig, Kap. 10, nr. 408, Bl. 163).

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Allemagne − Thomas HöpeL

universités populaires allemandes (Statistische Zentralstelle für die deutschen


Volkshochschulen10).
Dans le domaine du théâtre, les sociaux-démocrates et les libéraux se battirent
pour un théâtre culturel (Kulturtheater), comme en témoigne la transformation des
anciens théâtres de cour en théâtres d’État : ainsi, les dix-huit nouveaux gouverne-
ments des Länder transformèrent les vingt-six théâtres de cour en vingt théâtres
d’État, cinq théâtres municipaux et une fondation. Des théâtres municipaux virent
le jour, dans le Land de uringe surtout parce que celui-ci refusait pour des raisons
financières de transformer tous les théâtres de cour des petites principautés en théâtres
nationaux. Les théâtres d’État furent confiés à des administrateurs, leurs performances
économiques et artistiques surveillées par les gouvernements et les parlements des
Länder11. Le théâtre culturel fut considéré comme un moyen de formation et
d’éducation. Ainsi le théâtre, qui jusqu’alors relevait de la compétence de la seule
police commerciale, prit une place autonome dans le cadre de la politique culturelle
avec la République de Weimar.
Par rapport aux Länder, les grandes villes jouèrent un rôle encore plus important
dans les années 1920, car elles firent d’énormes efforts en matière de politique
culturelle. Ceci s’explique par le fait que les institutions culturelles y étaient concen-
trées et qu’en outre l’influence des partis ouvriers y était plus importante qu’ailleurs.
Le débat sur la culture étant intense, la politique culturelle urbaine fut réorganisée
sous la houlette d’une coalition formée de républicains libéraux bourgeois et de
sociaux-démocrates qui avait pour objectifs non seulement la démocratisation de
l’accès à la culture, mais aussi l’augmentation du rayonnement culturel de la ville
vers l’extérieur. Pour y parvenir, leur ambition fut d’abord « d’affiner » la culture
populaire et la culture de masse. À ce titre, les acteurs de cette politique culturelle
nouvelle refusèrent les médias de masse dans leur forme commerciale, même s’ils
reconnaissaient à un cinéma de qualité (Kulturkino) la capacité d’amener de larges
couches sociales aux biens culturels et aux nouveaux médias la possibilité de servir
une politique de représentation de la ville. Le soutien à une production artistique
pluraliste fut renforcé.
Ce faisant, ils se raccrochaient d’une part au théâtre éducatif bourgeois du
xixe siècle et essayaient d’autre part de faire que la discussion au sein de la société
dépasse les points de vue politiques. ils renforcèrent enfin leurs efforts pour
moderniser les institutions culturelles communales car elles devaient satisfaire des
exigences élevées visant à cultiver le public.
Dans les grandes villes, les interventions publiques dans le domaine culturel
progressèrent en nombre et en qualité. Les domaines traditionnels de la politique
urbaine et des beaux-arts furent tout d’abord brisés puis remplacés par de nouveaux

10. Paul Hermberg, Wolfgang Seifert (dir.), Arbeiterbildung und Volkshochschule in der Industriestadt, Bres-
lau, neuer Breslauer Verl., 1932, p. 157.
11. Manfred Boetzkes, Marion queck, »Die eaterverhältnisse nach der novemberrevolution«, dans
Weimarer Republik, Katalog zur Ausstellung, Kunstamt Kreuzberg, Berlin/institut für eaterwissenschaft
der Universität Köln (dir.), Berlin/Hambourg, elefanten-Press GmbH, 1977, p. 687-715, ici p. 694.

21
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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

champs de politique culturelle. Dans les domaines traditionnels – théâtre et


concerts –, des efforts furent entrepris pour élargir l’accès à la culture : par exemple
des tarifs réduits accordés aux organisations (créées après la Première Guerre
mondiale) pour les spectateurs ouvriers et employés. Par ailleurs, les villes intégraient
de nouveaux domaines de politique culturelle dans leur politique : les universités
populaires, urbaines pour la plupart, que les Länder soutenaient par des subventions
s’élevant au maximum à un tiers du budget ; les bibliothèques populaires, second
domaine central, furent fortement renforcées et connurent un processus de
professionnalisation pendant la République de Weimar. quant au cinéma, son essor
fut permis par l’organisation et la promotion de cinémas scolaires et culturels. en ce
qui concerne le cinéma scolaire, si l’initiative au départ venait en général des
enseignants et des parents, les efforts vinrent ensuite surtout des villes. Par contre les
cinémas culturels étaient principalement pris en charge par des associations privées
de la bourgeoise cultivée ou par des sociaux-démocrates, mais ils étaient soutenus
avec bienveillance par les villes.
Cet engagement volontariste de la ville, rendu à l’époque en partie obligatoire
par les circonstances, conduisit à une institutionnalisation de la politique culturelle
des villes soutenue par tous leurs acteurs. L’intervention de la ville dans le domaine
culturel n’était pas seulement considérée comme légitime mais comme obligatoire.
On voit des traces de cette institutionnalisation dans la concentration de l’adminis-
tration culturelle dans les grandes villes et dans l’introduction en 1922 d’une clause
« art et science » dans le budget de toutes les grandes villes allemandes à l’initiative
de la Deutscher Städtetag (Association des grandes villes allemandes). Dans les années
1920, la centralisation de l’administration culturelle était en marche dans la mesure
où, dans de nombreuses villes, un conseiller urbain professionnel prenait la
responsabilité de toutes les affaires culturelles et où des administrations culturelles
spécifiques étaient mises en place. La politique culturelle était considérée comme un
devoir et une responsabilité centrale pour la ville. Un processus de professionnalisa-
tion commença à se développer dans plusieurs domaines – musées, formation des
adultes, bibliothèques populaires – et la municipalisation des installations culturelles
fut massive. Toutes ces avancées montraient clairement l’acceptation de la
responsabilité de la ville dans le domaine culturel12. elles étaient le signe que la
politique culturelle s’imposait comme un champ d’intervention légitime de la ville,
et que ces initiatives venant des villes étaient soutenues par l’État fédéral et les Länder
qui cherchaient à les étendre.

12. Cela concernait particulièrement le théâtre, les orchestres, les musées et les bibliothèques nationales.
Bien que, dès 1918, certains théâtres municipaux épars eussent été municipalisés, la grande vague de com-
munalisation commença cependant seulement après la fin de la Première Guerre mondiale. Voir Konrad
Dussel, »eater in der Krise. Der Topos und die ökonomische Realität in der Weimarer Republik«, dans
Lothar ehrlich, Jürgen John (dir.), Weimar 1930. politik und Kultur im Vorfeld der NS-Diktatur,
Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 1998, p. 211-223, ici p. 217. Concernant la communalisation des
bibliothèques populaires sous la République de Weimar, voir Wolfgang auer, Peter Vodosek, Geschichte
der öffentlichen Bücherei in Deutschland, Wiesbaden, Harrassowitz, 1990, p. 113 sqq.

22
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Allemagne − Thomas HöpeL

Après leur arrivée au pouvoir, en 1933, les nationaux-socialistes mirent en œuvre


une politique culturelle centraliste et autoritaire qui poursuivait les efforts
d’institutionnalisation et de centralisation réalisés par la République de Weimar. ils
pouvaient ainsi mieux utiliser la politique culturelle pour leurs propres objectifs :
d’un côté, cela leur permettait de mettre au pas les artistes, de l’autre côté, l’expression
de « communauté nationale » était rendue vivante à travers cet engagement pour la
démocratisation de l’accès à la culture. L’organisation culturelle national-socialiste
Kraft durch Freude (la force par la joie) et l’organisation NS-Kulturgemeinde
poursuivirent le travail que la République de Weimar avait effectué en direction du
public. Les nationaux-socialistes se rallièrent à la notion de culture défendue par la
bourgeoisie conservatrice, mais la radicalisèrent et la chargèrent d’antisémitisme. ils
considéraient l’art et la culture comme des formes d’expression forgées par la race et
le sang, ce qui eut pour conséquence que les deux devinrent des outils idéaux pour
diffuser une conscience nationale. en même temps, les influences des cultures non
germaniques furent écartées.
La politique culturelle nourrie de ces principes fut en conséquence une politique
qui excluait et stigmatisait par son côté raciste. Mais c’était aussi une politique
culturelle qui avait un côté intégrateur par son refus de l’autonomie de l’art et de la
culture. Avec le concept d’« art dégénéré », les nationaux-socialistes excluaient tous
les courants qui s’opposaient à leur concept de culture et les Juifs considérés comme
les responsables de l’« art dégénéré » furent exclus de la vie culturelle. L’exclusion
frappa également tous les opposants politiques des nationaux-socialistes.
en même temps, une politique inclusive et intégrative devait mettre en pratique
l’idée de Volksgemeinschaft (communauté nationale). D’un côté, il s’agissait de gagner
les indispensables élites culturelles et scientifiques, de l’autre, d’intégrer les couches
sociales moyennes et inférieures, et pour cela l’idéologie national-socialiste était
combinée avec les aspirations de la population. Les nationaux-socialistes commen-
cèrent ainsi à coordonner et centraliser les organisations culturelles existantes et à
créer des organisations culturelles centrales. À partir du Kampfbund für deutsche
Kultur (fédération de la lutte pour la culture allemande), fut constituée une organi-
sation pour les spectateurs, la NS-Kulturgemeinde, qui devait se charger de tous les
membres des organisations pour les spectateurs de l’époque de Weimar, ainsi que des
membres ouvriers (mais là, elle n’y réussit que partiellement13). en outre, une
organisation fut créée à l’intérieur du syndicat unifié national-socialiste : la Kraft
durch Freude, laquelle travailla d’abord en concurrence avec la NS-Kulturgemeinde,
mais put l’intégrer plus tard (en 1937).
Le 13 mars 1933, Josef Goebbels fut nommé ministre à l’Éducation populaire et
à la Propagande du Grand Reich. en juin, Hitler lui confia « toutes les fonctions de
l’action intellectuelle pour la nation, de la publicité pour l’État, la culture et
l’économie, de l’information du peuple à l’intérieur et à l’extérieur du pays sur cette
propagande et de la gestion de toutes les organisations servant ces buts ». il disposait

13. Voir omas Höpel, Von den Kunst- zur Kulturpolitik, Städtische Kulturpolitik in Deutschland und
Frankreich 1918-1939, Stuttgart, franz Steiner Verl., 2007, p. 150 sqq.

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ainsi de presque toutes les compétences d’un ministre de la Culture de l’empire. en


outre, il devint en septembre 1933 le président de la Chambre culturelle impériale,
sorte de syndicat national pour tous les artistes auquel l’ensemble des milieux
artistiques et culturels devait adhérer. C’est avec son appui que tous les artistes qui
ne convenaient pas pour des raisons racistes et politiques étaient privés d’exercer leur
métier. Cette institution était divisée en sept sous-chambres spécialisées : cinéma,
théâtre, musique, arts plastiques, radio, presse et littérature. Les compétences de
Goebbels s’étendaient donc sur les domaines de la haute culture14, de la culture
populaire et de la culture de masse. Dans le domaine du théâtre, une loi de 1934 lui
garantissant un important droit d’intervention, J. Goebbels pouvait s’immiscer dans
la nomination du personnel dirigeant des théâtres municipaux et contrôler les
programmes de tous les théâtres allemands – la fonction de Reichsdramaturg fut créée
à cette attention15. néanmoins, les conséquences de la loi furent mineures pour les
théâtres municipaux. De grands changements dans le personnel et le programme des
théâtres ayant été imposés en 1933 déjà au niveau local, le contrôle exercé par le
Reichsdramaturg y fut en général modéré. en ce qui concerne le droit d’acceptation
du ministre pour l’embauche du personnel dirigeant – intendants, chefs d’orchestre –
dans les théâtres, il était plutôt formel étant donné que les villes étaient encore
responsables de la législation sur les théâtres16. quant à la radiodiffusion, mise au
pas cette même année, elle fut subordonnée au ministère de la Propagande.
J. Goebbels s’engagea de manière particulière pour le cinéma car il perçut les
possibilités d’instrumentalisation qu’il offrait. Dès juin 1933, fut créée une Chambre
impériale provisoire pour le cinéma. en février 1934, la loi de l’empire sur les
cinématographes fut reformulée et la fonction de Reichsfilmdramaturg créée (voir
supra). en juin 1935, un avenant à la loi sur les jeux de lumière de l’empire
permettait à J. Goebbels d’interdire n’importe quel film. Son ambition de nationaliser
progressivement l’industrie du film fut réalisée et le processus qui s’acheva en 1942
déboucha sur la création du UfA SARL17.

14. La haute culture (Hochkultur) comprend les beaux-arts ou arts principaux. Ceux-ci se formèrent au
cours du xViiie siècle comme système de cinq domaines principaux : architecture, peinture, musique, poé-
sie, sculpture. Voir Paul Oskar Kristeller, »Das moderne System der Künste«, dans Paul Oskar Kristeller,
Humanismus und Renaissance, vol. 2 : philosophie, Bildung und Kunst, Munich, UTB, 1976, p. 164.
15. Boguslaw Drewniak, Das eater im NS-Staat, Düsseldorf, Droste, 1983, p. 15.
16. Henning Rischbieter souligna en opposition à Konrad Dussel l’importance du Reichsdramaturg et de
l’organisation centraliste de la politique culturelle dont le ministre de la Propagande était responsable.
Cependant, on peut abonder sur ce point dans le sens de Dussel parce que les programmes des théâtres
étaient déjà tellement élaborés sur place, que le Reichdramaturg devait à peine intervenir de manière
décisive. en tout cas, celui-ci n’imposait aucune pièce aux théâtres, si ceux-ci n’étaient pas d’accord pour
l’intégrer dans le programme. Rischbieter signala que les nationaux-socialistes remplacèrent en tout 75 diri-
geants de théâtre dans les villes allemandes et n’en laissèrent que 47 en poste. Cette mesure fut prise dès
mars 1933 avant que le poste du Reichsdramaturg fut créé. Ainsi on était déjà assuré qu’aucune pièce
déplaisant aux nationaux-socialistes ne serait intégrée au programme. Voir Henning Rischbieter (dir.),
eater im »Dritten Reich« : eaterpolitik, Spielplanstruktur, NS-Dramatik, Seelze-Velber, Kallmeyer, 2000,
p. 17-24 ; Konrad Dussel, ein neues, ein heroisches eater? NS-eaterpolitik und ihre Auswirkungen, Bonn,
Bouvier, 1988.
17. David Welch, “nazi film Policy: Control, ideology and Propaganda”, dans Glenn R. Cuomo (ed.),
National Socialist Cultural policy, new York, St. Martin’s Press, 1995, p. 95-120.

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J. Goebbels chercha à étendre ses attributions dans d’autres domaines de la


politique culturelle, mais se heurta à la résistance de Bernhardt Rust, ministre de
l’Éducation nationale de Prusse, qui, le 1er mai 1934, prit la direction du ministère
de l’empire des Sciences, de l’Éducation et de la formation populaire, créé peu de
temps auparavant. Dans la lutte qu’il mena contre J. Goebbels jusqu’en 1934, B.
Rust assura son pouvoir sur les bibliothèques scientifiques et les bibliothèques
populaires, ainsi que sur la formation aux beaux-arts et la formation des adultes. Dès
octobre 1934, il commença à développer une politique pour les bibliothèques à
l’échelle de Grand Reich. Le preußische Landesstelle für volkstümliches Bibliothekswesen
(bureau régional pour les bibliothèques populaires), créé en 1933 par le ministère de
l’Éducation populaire de Prusse, obtint des compétences au niveau impérial en 1935
et en 1937 et fut placé directement sous les ordres du ministère de l’empire des
Sciences et de l’Éducation populaire. Ce bureau devint un organe central de
surveillance et d’organisation et mit en œuvre une politique cohérente pour les
bibliothèques dans l’empire, qui favorisa la communalisation des bibliothèques dans
les villes, la création d’un réseau de bibliothèques populaires dans tout l’empire et
l’uniformisation des méthodes et des techniques de travail18. Dans le domaine de la
formation des adultes, les institutions de la République de Weimar furent rapidement
supprimées. Après la création du ministère des Sciences, de l’Éducation et de la
formation populaire, B. Rust s’assura la compétence administrative sur ce domaine
qui très rapidement se transforma et, instrumentalisé par le parti, se développa selon
la conception national-socialiste. La réalisation concrète de ce travail fut confiée à
l’organisation national-socialiste Kraft durch Freude, à l’intérieur de laquelle fut créé
en 1936 un bureau spécifique (le Amt Deutsches Volksbildungswerk). en avril 1939,
ce bureau avait la responsabilité de toutes les institutions de formation pour les
adultes restées jusqu’alors entre les mains des communes19. C’est ainsi que le parti
nazi prit le contrôle exclusif de la formation des adultes.
Les ministères impériaux et les organisations culturelles centrales de l’État
national-socialiste purent étendre de manière décisive leurs compétences dans le
domaine culturel et développer une politique culturelle globale dont les points
centraux servirent d’orientation pour les ministères de l’Éducation populaire au
niveau des Länder ainsi que pour les services culturels créés dans les communes. La
politique culturelle d’État eut recours à des modèles qui avaient été développés
pendant la République de Weimar dans les grandes villes et les instrumentalisa. Si
l’empire et les Länder purent étendre leurs possibilités d’intervention et de

18. Cette politique impériale des bibliothèques échoua surtout pendant les années de guerre car elle pré-
sumait de ses forces. Le programme d’organisation était constamment surdimensionné et les instances
centrales refusaient de plus en plus la collaboration avec les responsables des communes. Ainsi la survie
des nombreuses bibliothèques villageoises nouvellement créées était menacée à long terme. Voir engel-
brecht Boese, Das öffentliche Bibliothekswesen im Dritten Reich, Bad Honnef, Boch u. Herchen, 1987,
p. 341-348.
19. J. Olbrich, Geschichte der erwachsenenbildung…, op. cit., p. 233 sqq ; Hermann Weiss, »ideologie und
freiheit im Dritten Reich. Die nS-Gemeinschaft „Kraft durch freude“«, dans Archiv für Sozialgeschichte,
33, 1993, p. 289-303.

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surveillance sur les institutions culturelles municipales, les villes restèrent cependant
des acteurs importants de la politique culturelle. L’autorégulation privée des institu-
tions culturelles municipales, qui dominait au xixe siècle mais avait déjà évolué vers
une régulation impérative publique lors de la République de Weimar, se poursuivit.
Si la majorité des institutions culturelles semblaient demeurer intactes, en réalité les
nationaux-socialistes transformaient de manière massive les valeurs et les pratiques
qui les avaient guidées jusque-là.

La politique culturelle
dans les deux Allemagne de l’après-guerre
Les politiques culturelles mises en œuvre en RfA et en RDA se démarquèrent
totalement de la politique culturelle du régime national-socialiste. néanmoins, dans
les deux États furent maintenues des structures et des institutions qui s’étaient
développées et consolidées depuis le xixe siècle. Les forces d’occupation ainsi que les
partis politiques qui dominaient à ce moment-là marquèrent de leur empreinte ces
nouvelles politiques.

En RDA, une politique culturelle autoritaire et centraliste


Dans la zone d’occupation soviétique, le parti communiste allemand (KPD) et le
parti socialiste démocrate (SPD) se rallièrent aux aspirations d’instruction exprimées
par le peuple issu du monde ouvrier et soutenues, durant la République de Weimar,
surtout par les sociaux-démocrates. quant aux communistes, ils s’engagèrent en
faveur d’une contre-culture prolétarienne, imprégnée depuis le début d’une idéologie
forte et de propagande et qui aspirait à se démarquer de la culture bourgeoise. Ce
n’est que sous la politique du front populaire, au milieu des années 1930, que le KPD
renonça à cette orientation. La mise en relation entre la culture et le travail devait
tout autant servir à cultiver et à émanciper les ouvriers qu’à faire naître une culture
totalement nouvelle, laquelle fut accentuée surtout à la fin des années 1950. Dès
l’origine, les communistes prônèrent un art réaliste, compréhensible, devant de plus
être optimiste et soutenir l’organisation d’une nouvelle société.
Les notions de « culture » et d’« éducation » furent constitutives de la politique
culturelle mise en œuvre par les communistes, dont le but était de rééduquer la
population qui, dans sa majorité, s’était soumise au régime national-socialiste. il
s’agissait également pour eux d’acquérir du prestige et d’avoir la capacité à conclure
des alliances. Le premier congrès pour la culture du KPD de février 1946 énonçait
clairement cet objectif : la culture devait aider à la création d’une union de toutes les
forces antifascistes et démocratiques et surtout rallier l’intelligentsia à cette
reconstruction. en 1945, l’objectif était déjà le même20 lorsque fut fondée l’Associa-
tion culturelle pour le renouveau démocratique de l’Allemagne (Kulturbund zur

20. Voir à propos du Kulturbund : Magdalena Heider, politik-Kultur-Kulturbund. Zur Gründung und Früh-
geschichte des Kulturbundes zur demokratischen erneuerung Deutschlands 1945-1954 in der SBZ/DDR,
Cologne, Verl. Wiss. und Politik, 1993.

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demokratischen erneuerung Deutschlands) sous l’égide de Johannes R. Becher, poète


communiste – qui devint plus tard le premier ministre de la Culture de la RDA. Même
si une politique culturelle libérale était garantie par le KPD, ses idées dans le domaine
artistique étaient surtout dirigées vers le réalisme. Dès 1948, après le déclenchement
de la guerre froide, cette organisation de l’esthétisme fut imposée lors des discussions
sur le formalisme.
Leur idée de départ étant d’étendre la culture, les communistes pensaient que le
renouveau de la société ne pouvait être réalisé qu’en unissant l’intelligentsia et les
ouvriers, ces deux groupes sociaux étant considérés par eux comme créateurs de
culture. La démocratisation de la culture par l’accès ouvert à de larges couches sociales
de la population, en particulier les ouvriers et les paysans, était une préoccupation
centrale de leur politique culturelle. il s’agissait aussi bien de la réception relativement
passive de la haute culture que de développer une activité culturelle et artistique. Sur
ce second point, les conceptions exprimées prenaient des formes diverses telles que :
le mouvement pour la culture populaire, l’éducation du peuple, l’art contemporain
laïc et le travail culturel de masse.
Selon les études menées actuellement, trois phases sont distinguées dans la
politique culturelle mise en œuvre en RDA : une première phase antifasciste, démocra-
tique jusqu’en 1948-1951 ; une deuxième de centralisation et de mise en relation
entre la production et la culture jusqu’au début des années 1970 ; une dernière dite
de « société socialiste développée » jusqu’en 1989. Celle-ci pourrait être également
regardée comme une période où la population de la RDA s’arrangeait avec le système
en se retirant dans des sphères privées, comme la famille ou des cercles d’amis
(Nischenkultur). C’est durant cette phase que la politique culturelle se modifia à
différents niveaux21.
On peut en effet observer que certaines caractéristiques de la politique culturelle
développée en 1945 sont demeurées au cœur des politiques menées jusqu’à la
disparition de la RDA en 1989 : la culture était au centre pour influencer et former
de manière idéologique la société ainsi que pour légitimer un concept alternatif d’État
et de société. Si les politiques culturelles s’adaptèrent aux conditions qui changèrent
au cours de l’histoire de la RDA, elles ne s’éloignèrent cependant pratiquement pas
de cette définition.
Dès 1945, la centralisation de la politique culturelle fut mise en œuvre. De la
même façon que, parallèlement à la structuration de l’administration militaire
soviétique (SMAD), était mise en place une administration allemande, dans le domaine
de la culture fut instaurée la Deutsche Verwaltung für Volksbildung (administration
allemande pour la formation du peuple), présidée par le communiste Paul Wandel,
qui se composait pour moitié de communistes et de sociaux-démocrates et assistait
la SMAD. Ce fut la base de la future administration gouvernementale.
Le KPD/SeD (parti communiste allemand et parti socialiste unifié d’Allemagne)
s’assura rapidement des positions centrales dans la gestion de la culture et de la

21. Voir Sigrid Meuschel, Legitimation und parteiherrschaft in der DDR, francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1992 ; P. Laborier, Culture et édification nationale en Allemagne, op. cit., p. 486 sqq.

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politique culturelle sur la scène municipale, nationale et régionale. Bien que le nSDAP
(parti national-socialiste des Travailleurs allemands, parti d’A. Hitler) ait vu tous ses
membres licenciés, ses structures furent reprises. Les décisions en matière culturelle
furent préparées à l’intérieur des comités internes du parti. La section de la culture
(Abteilung Kultur) du comité central du SeD avait la responsabilité de faire passer les
décisions de la direction du parti en ce domaine et de contrôler leur application.
Cette section, mise en place en 1946, immédiatement après la création du SeD, et
dirigée par Anton Ackermann, devait guider et contrôler la mise en œuvre de ces
décisions par les institutions publiques, sociales et artistiques telles que le Kulturbund,
les syndicats, les ministères et l’administration chargés de l’éducation du peuple.
L’appareil du SeD réussit ainsi à transmettre sa ligne de conduite à tous les acteurs de
la politique culturelle22. Le 4 juin de la même année, fut mis en place le Comité
culturel central (Zentraler Kulturausschuss) chargé de conseiller le parti, qui réunissait
les intellectuels membres du parti afin de discuter des problèmes de politique
culturelle préalablement à la prise de décision (ce comité ne survécut que jusqu’en
1948-194923).
Dès 1946, l’administration centrale dans les grandes villes fut transformée,
rebaptisée et ses compétences alignées sur le modèle des structures administratives
des Länder, et plus tard sur celui des structures administratives de la RDA. Ainsi, dès
le début, la voie à suivre pour une politique culturelle centralisée était indiquée par
Berlin-est. Lors des discussions sur le formalisme, en 1951, une commission d’État
pour les affaires artistiques (Staatliche Kommission für Kunstangelegenheiten), calquée
sur le modèle soviétique24, fut créée, dont la structure, extrêmement complexe,
comportait un appareil avec 232 collaborateurs répartis dans quatre secteurs
principaux : « Art figuratif et musique », « Arts plastiques », « Relève artistique et
institutions éducatives » et « Art en amateur », ainsi que deux services indépendants :
« Littérature » et « Relations culturelles avec l’étranger ». Des changements structurels
furent effectués dans l’appareil administratif en 1952 et 1953 à la suite de voyages
d’études en URSS : la commission reprit le pouvoir décisionnel sur le théâtre, la
musique, les arts plastiques, l’art amateur et la formation artistique, jusque-là sous
le contrôle du ministère de l’Éducation populaire ; furent créés en outre un service
pour la littérature et l’édition, ainsi que deux comités pour le cinéma et la radio. Ces
institutions servaient à diriger et à contrôler les institutions culturelles et les maisons
d’édition, ainsi qu’à leur attribuer des licences. Après le 17 juin 1953, à l’annonce
d’un « nouveau cours » et à la suite de critiques venant du milieu artistique, la
commission d’État et les autres services furent confondus dans le ministère pour la
Culture créé en 1954, dont le premier à occuper le poste fut Johannes R. Becher, le

22. Beatrice Vierneisel, »Die Kulturabteilung des Zentralkomitees der SeD 1946-1964«, dans Günter feist,
eckhart Gillen, Beatrice Vierneisel (dir.), Kunstdokumentation SBZ/DDR 1945-1999, Köln, DuMont, 1996,
p. 788-820.
23. M. Heider, politik-Kultur-Kulturbund, op. cit., p. 64.
24. Dagmar Buchbinder, »Kunst-Administration nach sowjetischem Vorbild: Die Staatliche Kommission
für Kunstangelegenheiten«, dans Heiner Timmermann (dir.), Die DDR. Analysen eines aufgegebenen Staates,
Berlin, Duncker und Humblot, 2001, p. 389-407.

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président du Kulturbund. en 1953, ce dernier avait émis de violentes critiques à


l’égard de la commission pour les affaires artistiques. en nommant son Président, le
SeD voulait donc esquisser de manière symbolique une ligne plus libérale vis-à-vis
des artistes et des créateurs culturels, mais à côté de lui, furent placés deux ministres
adjoints membres du SeD, fritz Apelt et Alexander Abusch.
Le ministère de la Culture avait pour objectif que la politique culturelle soit la
même dans toute la RDA : il exerça donc pleinement son influence sur l’organisation
et l’orientation de la politique culturelle dans toutes les villes et communes du pays.
en particulier, la politique de qualification et de professionnalisation, que le ministère
suivait, devint pour lui un levier pour mettre en œuvre au niveau local des directives
de politique culturelle édictées au niveau central. Dans les années 1950, les directeurs
et les porte-parole de l’administration culturelle étaient formés à l’école pour la
culture, puis à celle des dirigeants de club – école centrale pour l’information
culturelle à Meissen-Siebeneichen25. La décennie suivante, les conseillers culturels
municipaux devaient suivre des études universitaires de science culturelle (Kultur-
wissenschaft), et pour ce faire furent mises en place dès les premières années des unités
de formation autonome dans les universités de Leipzig et de Berlin.
L’influence du ministère jouait un rôle important sur les décisions municipales
concernant le personnel culturel : il convoquait régulièrement les directeurs des
services culturels municipaux pour des consultations, au cours desquelles il expli-
quait les buts d’une politique culturelle municipale et les devoirs de la municipalité
en la matière, à savoir que le domaine d’exercice du ministère de la Culture
comportait le théâtre, les musées, la littérature, les institutions éducatives culturelles,
l’activité artistique municipale, le cinéma, la radio, le travail culturel de masse ainsi
que les jardins zoologiques et les parcs de loisirs.
Le SeD chercha à cultiver et éduquer la population en politisant la culture et en
l’instrumentalisant en même temps. en opposition à la culture populaire et à la
culture de masse présentes dans les pays capitalistes et surtout à l’ouest du pays, il
cherchait à faire que les anciens lieux de la haute culture soient accessibles à la
population active, et à en créer de nouveaux lieux pour y montrer la culture socialiste.
Dans les villes et les entreprises, ces nouveaux lieux – cercles de création artistique,
clubs et maisons de la culture – devaient être mis en place et gérés par l’État et les
organisations de masse. On devait y effectuer un travail de masse pour la culture à
but non commercial, lequel devait cultiver les citoyens de la RDA et les orienter
politiquement vers les objectifs du SeD.
Au début, le fDGB, syndicat unique, jouait encore un rôle central dans la
démocratisation de l’accès à la culture. il cofonda en 1947 la Volksbühne qui tenait
lieu d’organisation pour les spectateurs des théâtres et soutenait en même temps le
mouvement pour la culture populaire qui obtint dès l’été 1948 une adhésion
importante de la population. Le SeD, qui considérait les groupes d’art amateurs avec

25. Voir à ce sujet Horst Groschopp, »Zwischen Klub- und Kulturwissenschaft. Aus- und fortbildung
für Kulturberufe in der DDR«, dans Christiane Liebald, Bernd Wagner (dir.), Aus- und Fortbildung für kul-
turelle praxisfelder, Hagen, Kulturpolitische Gesellschaft, 1993, p. 159-177.

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méfiance en raison de leur relatif éloignement de l’activité politique, les plaça sous
l’autorité des organisations de masse existantes lorsque éclata la guerre froide26. À
dater de cette décision, ces groupes furent dirigés par un organisme central, d’où
naquit le 25 janvier 1952 la Maison pour l’art amateur (Zentralhaus für Laienkunst)
à Leipzig. De cette façon, l’instruction artistique qui leur était prodiguée par cette
Maison était accompagnée d’une surveillance politique. Deux ans plus tard, ils furent
obligés par la loi de se faire enregistrer.
Dans les années 1940, furent créés des clubs et des maisons de la culture destinés
au mouvement pour la culture populaire. Au début, c’était les maisons de la culture
qui devaient être mises en place dans les entreprises, mais le plan biennal de 1949-
1950 proposa la création de clubs ouvriers dans quatre-vingts grandes entreprises.
Dans d’autres, on devait créer des salles et des espaces servant à des manifestations
et à des actions culturelles27. en matière de financement, l’État assura celui des
maisons de la culture, évinçant ainsi les syndicats. Dès 1950, les entreprises
nationalisées édifièrent des maisons de la culture imposantes, preuve de leurs résultats
et de leur grand sens des responsabilités. en 1954, les maisons de la culture furent
confiées aux syndicats mais continuèrent à être financées par l’État. Conçues comme
lieux d’une nouvelle culture ouvrière, se distinguant nettement de la culture
bourgeoise ancienne ainsi que de la culture populaire commercialisée, elles devaient
offrir une occupation culturelle et artistique de bon niveau appelée à remplacer le
simple amusement. Mais ce modèle ne put pas vraiment être mis en place car ces
divertissements furent qualifiés de « petits-bourgeois » dans les années 1950.
Les maisons de la culture avaient pour fonction de former et d’éduquer : elles
offraient donc des activités culturelles qui les différenciaient des palais de la culture
et des centres de loisirs. On les considérait comme des lieux où devaient être mises
en place une nouvelle culture festive, une nouvelle culture politique ainsi que de
nouvelles formes de sociabilité en dehors de la famille ; en outre, il était question d’y
organiser des manifestations culturelles de haut niveau. elles aspiraient à intégrer le
collectif ouvrier et le personnel des entreprises et devaient donc s’éloigner des formes
antérieures de socialisation des ouvriers. Comme y régnait l’aspiration à un travail
intense dans les différents domaines culturels, il ne fut pas question au début d’y
adjoindre des bars ou des restaurants.
Les maisons de la culture ayant occupé très tôt cette position centrale dans le
domaine culturel, on aspira vite à la professionnalisation de leur direction. Dès 1948-
1949, fut mise en place une formation pour les dirigeants de clubs, les responsables
culturels et autres fonctions dans le domaine culturel dans les universités populaires
des Länder (qui avaient été créées pour la formation des enseignants). C’est ainsi que
l’université populaire du Land de Saxe à Meißen-Siebeneichen, rebaptisée « école
centrale pour l’information culturelle », fut rattachée en 1954 au ministère de la

26. M. Heider, politik-Kultur-Kulturbund, op. cit., p. 102.


27. Horst Groschopp, »Der singende Arbeiter im Klub der Werktätigen. Zur Geschichte der DDR-Kul-
turhäuser«, dans Mitteilungen aus der kulturwissenschaftlichen Forschung, 16e édition, 1983, Heft 33, p. 86-
131, ici p. 97.

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Culture qui venait d’être mis en place et finalement, en 1956, fut transformée en
école pour les dirigeants de clubs et de maisons culturelles (voir supra). La formation
qui y était dispensée fut reconnue en 1958 comme une formation professionnelle.
Si la professionnalisation de la culture devint un cliché dans les projets de gestion
de la culture des districts, des cantons et des villes, dans les premières années elle
resta une simple déclaration d’intention. Ce n’est en effet qu’à la fin des années 1950
que cela changea du tout au tout. Lors du cinquième congrès du SeD de 1958, Walter
Ulbricht, stimulé par le débat sur l’orientation de la société soviétique après la mort
de Staline, déclara qu’il souhaitait créer une culture socialiste nationale et unir le
peuple et la culture, posant ainsi les jalons pour la « voie de Bitterfeld » (Bitterfelder
Weg28), concept de politique culturelle qui fut discuté lors de la conférence de
Bitterfeld en 1959.
À l’aide du concept de « révolution culturelle », W. Ulbricht essaya de recentrer
la confrontation entre le système communiste et le système capitaliste dans le champ
culturel. Le mouvement pour la culture fut ravivé dans les entreprises : en 1959, le
premier festival de culture ouvrière de RDA fut organisé à Halle-sur-la-Saale et cette
manifestation se répéta au début tous les ans, ensuite tous les deux ans. L’entreprise
fut à nouveau perçue comme la base de la nouvelle société socialiste. L’ouvrier qui
écrivait, chantait, peignait et jouait de la musique était associé au concept de
« nouvelle société » qui met les ouvriers et les artistes sur un pied d’égalité. Mais ce
concept passant à côté des besoins qu’avait la population dans le domaine de la
détente culturelle, endigua rapidement les possibilités de former concrètement une
critique de la société et de participer à la démocratisation (entre autres dans les
journaux de brigade29).
De manière plus ferme encore, la population ouvrière devait être guidée vers sa
propre activité culturelle et le rôle des artistes professionnels dans ce processus était
de rester impliqués en étant les conseillers artistiques des groupes d’art amateurs
(Laienkulturgruppen) et en orientant leur création sur des sujets « socialistes ». en
outre, l’initiation des ouvriers à la haute culture, c’est-à-dire « l’héritage culturel
humaniste et bourgeois », devait être poursuivie. Mais le SeD s’orienta aussi vers une
culture de divertissement et de loisir de haut niveau à travers le Bitterfelder Weg.
La révolution culturelle avait deux objectifs : élever le niveau culturel des ouvriers
en produisant ainsi le « nouvel homme socialiste » ; mais aussi cultiver la nouvelle
élite venant en grande partie du monde ouvrier qui occupait de nombreux postes
repris à l’ancienne élite bourgeoise ayant fui vers l’Ouest ou qui avait été expulsée.
Le SeD estimait en effet que le niveau culturel de cette nouvelle élite était trop faible30.
Dans le cadre de la campagne lancée pour atteindre ces objectifs, le centre de la
gestion culturelle se déplaça des entreprises vers les villes. en effet, comme le travail

28. Le Bitterfelder Weg fait de l’artiste un auxiliaire favorisant l’accouchement d’une culture ouvrière.
29. Sandrine Kott, »Zur Geschichte des kulturellen Lebens in DDR-Betrieben. Konzepte und Praxis betrie-
blicher Kulturarbeit«, dans Archiv für Sozialgeschichte 39, 1999, p. 167-195.
30. Dietrich Mühlberg, »notizen zur entstehung und entwicklung der Disziplin Kulturwissenschaft in
der DDR«, dans Kulturation. Online-Journal für Kultur, Wissenschaft und politik, no 7, 1/2006, Jg. 29(4),
p. 3.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

réalisé dans les entreprises en matière de culture culturel était jugé insuffisant, les
administrations culturelles des départements (Bezirke) et des villes durent réaliser le
nouveau programme et coordonner le travail culturel. La professionnalisation des
responsables culturels grâce aux études supérieures qu’ils avaient dû suivre représentait
un facteur déterminant pour réaliser cet objectif, car étant devenus des responsables
culturels professionnels actifs et fidèles à la ligne du parti ils étaient reconnus comme
des instruments centraux. ni les responsables culturels bénévoles venant des syndicats,
ni les artistes envoyés dans les entreprises pour animer les groupes d’art d’amateurs
ne pouvaient en fait accomplir cette tâche. Les études universitaires de science
culturelle alliaient en effet une formation de base dans le marxisme-léninisme, dans
l’esthétique socialiste et dans la politique culturelle à une formation dans une matière
artistique tels le théâtre, la littérature, la musique ou l’art. Les étudiants en culture
appliquée qui seraient plus tard les responsables culturels devaient être aussi bien
capables de s’approprier les bases scientifiques de l’esthétique et de l’art que de
reconnaître les objectifs politiques actuels du SeD et de les intégrer dans leur travail.
Dans les années 1960, il s’agissait en particulier d’appliquer le Bitterfelder Weg31.
Depuis le début de cette décennie, fut encouragé de plus en plus le travail culturel
dans les quartiers des villes où furent ainsi créées de nombreuses maisons de jeunes
et maisons de la culture. Dans les zones résidentielles, la vie culturelle se développa
grâce à différentes initiatives. Les adjoints aux maires pour la culture qui cherchaient
à animer la vie culturelle des entreprises, à la contrôler et à la mettre en relation avec
le travail culturel dans les quartiers de villes eurent de plus en plus d’influence dans
ces entreprises.
en outre, après la construction du mur de Berlin en 1961, une certaine libérali-
sation se produisit, qui se répercuta dans de nombreux champs culturels. Les maisons
de la culture s’orientèrent vers les besoins de la population en renforçant un program-
me concentré sur le divertissement culturel. À la DefA (studios de cinéma créés en
1946 en zone d’occupation soviétique), furent formés des groupes artistiques
autonomes qui réalisèrent des projets de films avec plus de liberté, ce qui provoqua
un essor visible de l’industrie du film en RDA et une acceptation plus grande par la
population des films produits dans le pays. Malgré les slogans unitaires, la séparation
entre art professionnel et art amateur s’élargit à nouveau, sans pour autant remettre
en question le Bitterfelder Weg dans son ensemble. Le ministre de la Culture Hans
Bentzien s’engagea pour la création massive de maisons de jeunes plus en accord avec
les besoins de la jeunesse (entre autres la musique pop et la place de la guitare32).
Cette phase de libéralisation relative s’acheva avec le 11e plénum du comité central
du SeD, la direction du parti ayant constaté que la libéralisation mettait en danger

31. Voir entwurf eines Studienplans zur Ausbildung von Kulturwissenschaftlern an den Universitäten und
Hochschulen der DDR, Berlin, 20 août 1963, Universitätsarchiv Leipzig (UAL), ZM 1811 ; Anweisung des
Staatsekretariats für das Hoch- und Fachschulwesen über die Hochschulausbildung von Kulturwissenschaft-
lern, 1er août 1963, UAL, R 321, Bd. 3, B. 120-122.
32. Dans une lettre du 27 mai 1963, Bentzien invita tous les responsables des institutions culturelles à
installer partout des maisons de jeunes. Voir Heinz Marohn, Zur entwicklung von Klubs und Kulturhäu-
sern in der DDR. eine kulturhistorische Untersuchung, Berlin, Phil. Diss., 1980, p. 96.

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Allemagne − Thomas HöpeL

ses propres possibilités d’action et craignant une perte de pouvoir croissante. Durant
le plénum, les influences culturelles et artistiques de l’Ouest furent condamnées
comme décadentes et dangereuses. Après le plénum, de nombreux hauts responsables,
dont H. Bentzien, furent licenciés, de nombreux films de la DefA interdits et de
nombreux livres pas publiés. La culture populaire des jeunes venant des pays
capitalistes (musique pop et rock33) fut combattue.
La propagande contre une culture de masse marchande, qu’on ne pouvait ni
planifier ni contrôler comme on le faisait avec l’art amateur, se pratiquait clairement.
La formation de groupes en dehors des organisations de masse et des maisons de
jeunes était crainte. Le travail culturel se retrouva confronté de manière plus forte à
des contraintes idéologiques lors de la seconde moitié des années 1960. Le rôle du
fDJ (Jeunesse allemande libre) devint plus important dans l’idéologisation et la
domestication de la jeunesse. L’influence de la musique pop occidentale devait être
réduite par la création du mouvement des clubs de chant du fDJ (FDJ-Singeklubs).
Les éléments idéologiques et de propagande furent renforcés de nouveau. Cependant,
la RDA pouvait de plus en plus difficilement se détacher des influences occidentales,
la généralisation de la télévision en RDA y contribuant fortement en encourageant la
privatisation des loisirs34.
Le passage de Walter Ulbricht à eric Honecker à la direction du parti et de l’État
de RDA conduisit à une réorganisation fondamentale de la politique culturelle.
Désormais, il ne fut plus question du Bitterfelder Weg et de l’assimilation de l’art des
ouvriers et de l’art professionnel, même si les activités culturelles populaires conti-
nuaient à être encouragées et les festivals d’art ouvriers à être organisés tous les deux
ans. e. Honecker, qui, en 1965 lors du 11e plénum, fut un des instigateurs de la
révision de la politique culturelle, se montra libéral après sa prise de pouvoir. Des
formes de culture populaire comme le jazz et la musique pop furent autorisées, la
création d’une scène rock et pop propre à la RDA fut encouragée. Le concept culturel
fut étendu dans son ensemble. en plus de l’aspect éducatif et culturel, les besoins en
divertissement et en détente qu’avait la population devaient être satisfaits. La notion
d’« art ouvrier » fut affaiblie. L’extension du concept en atténua les éléments
idéologiques : la culture n’était plus seulement considérée comme un mode de
création actif, dont le but était de créer des valeurs artistiques, mais comme un mode
de vie. La tendance à la convivialité fut légitimée et l’on cessa d’exiger une nouvelle
culture populaire socialiste. Dans les entreprises et les maisons de la culture, la culture
populaire prit de plus en plus les traits d’une culture de loisirs et d’une socioculture
s’adressant à des groupes sociaux spécifiques. Le SeD chercha ainsi à stabiliser la
société, mais il s’agissait d’une stabilité trompeuse car on ne proposait plus une
alternative à la RfA.

33. Monika Kaiser, Machtwechsel von Ulbricht zu Honecker. Funktionsmechanismen der SeD-Diktatur in
Konfliktsituationen 1962 bis 1972, Berlin, Akademie-Verlag, 1997, p. 220 sqq.
34. en 1970, 69 ménages sur 100 possédaient déjà un poste de télévision. Statistisches Jahrbuch der DDR
1976, p. 312.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

Cela conduisit à l’essor d’une culture de divertissement apolitique et d’une culture


événementielle. Les maisons de la culture devinrent des lieux de loisirs avec une offre
culturelle au début puis multifonctionnels. La tendance à l’occidentalisation de la
société est-allemande devint transparente dans les années 1970. Plus que jamais le
fossé se creusa entre la direction du SeD dont la revendication était de répandre une
culture socialiste et élitiste et la mise en œuvre effective d’une politique culturelle qui
répondait aux besoins de divertissement de la population. L’adoption de modèles
culturels occidentaux s’en trouva favorisée, lesquels, bien qu’ils soient pour la plupart
apolitiques, s’éloignaient sensiblement de la base idéologique du système35 : une
culture populaire socialiste indépendante ayant pour but de franchir le fossé existant
entre l’art et la vie quotidienne des ouvriers et des paysans et de légitimer ainsi un
concept de « société alternative ». Dès lors, cette base n’était plus visible.
Dans le même temps, e. Honecker courtisait les artistes et les intellectuels en
leur accordant plus de liberté tant qu’ils débattaient dans le sens du régime socialiste.
Ce fut un moyen de stimuler la production artistique. Le gouvernement chercha
également à renforcer la reconnaissance internationale de la RDA à travers la haute
culture. il prôna qu’un art meilleur devait aussi servir à améliorer la culture de la
population active. Le SeD attachant une attention plus grande à l’héritage culturel,
la RDA alla dans le sens de l’évolution internationale quand l’Unesco adopta la
convention sur les héritages culturels et le patrimoine naturel lors de la conférence
en 1972. Ce ralliement permit une intégration croissante dans le patrimoine culturel
de la RDA des éléments de l’héritage culturel qui, jusqu’alors, avaient été rejetés : c’est
ainsi que, par exemple, des personnages historiques comme Martin Luther, frédéric ii
ou Bismarck, considérés jusque-là comme « réactionnaires », furent réévalués. La RDA
fut présentée comme étant « la seule héritière légitime de toutes les performances et
traditions progressives dans l’histoire ». Mais les ouvriers restèrent cependant les objets
d’une tutelle de l’État. « Avec l’orientation à la formation d’une nation cultivée et en
propageant de créer une nouvelle classique socialiste, [ils] furent dirigés vers une
culture bourgeoise traditionnelle36. »
Parallèlement à cette relative libéralisation de la politique culturelle, la
démarcation par rapport à la RfA fut stricte. Désormais, la RDA n’était plus considérée
comme un État socialiste appartenant à la nation allemande, mais comme une nation
socialiste et, à ce titre, elle se rapprocha des autres États socialistes37. La libéralisation
culturelle à l’intérieur fut accompagnée par l’intensification de la lutte idéologique
des classes dirigée vers l’extérieur. Un signe de cette évolution fut l’ouverture en 1971
de cabinets militaires dans les grandes villes, sous la responsabilité des adjoints au
maire à la culture.

35. Voir entre autres S. Kott, »Zur Geschichte des kulturellen Lebens in DDR-Betrieben«, art. cité, p. 167-
195.
36. frank Trommler, »Kulturpolitik der Deutschen Demokratischen Republik«, dans Wolfgang R. Langen-
bucher, Ralf Rytlewski, Bernd Weyergraf (dir.), Kulturpolitisches Wörterbuch Bundesrepublik Deut-
schland/DDR im Vergleich, Stuttgart, Metzler, 1983, p. 395.
37. ian Wallace, »Die Kulturpolitik in der DDR 1971-1990«, dans Gert-Joachim Glaeßner (dir.), eine
deutsche Revolution. Der Umbruch in der DDR, seine Ursachen und Folgen, francfort-sur-le-Main, Peter
Lang, 1992, p. 94-108.

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Allemagne − Thomas HöpeL

en réalité, les dirigeants du SeD ne favorisaient pas vraiment la libéralisation


profonde de la RDA, et ceci apparut clairement lorsque, en 1976, le chansonnier et
critique du régime Wolfgang Biermann fut déchu de sa nationalité est-allemande.
Cette expulsion signa le début du conflit entre les artistes et créateurs culturels et le
SeD. Les artistes mal vus par le SeD furent obligés d’émigrer ou on leur accorda des
visas de sortie permanents ; leurs conditions de travail en RDA furent durcies.
L’écrivain Christoph Hein parla de « nettoyage stalinien de la RDA38 » dont l’objectif
était d’assurer une certaine tranquillité dans le domaine artistique. Globalement la
RDA y perdit de sa légitimité car ses représentants éminents ne pouvaient plus s’iden-
tifier avec elle. Les relations entre le SeD et les artistes furent totalement rompues.
L’image que le SeD voulait donner de « nation culturelle RDA » fut perturbée
durablement. Des études considèrent que l’expulsion de W. Biermann et la
protestation qui s’ensuivit furent le début de la fin de la RDA39.
Contrairement à un grand nombre de chercheurs qui estiment que la politique
culturelle de la RDA a été couronnée de succès, je soutiens qu’elle n’a pas réalisé ses
objectifs centraux – cultiver la population active par une participation à la culture
élitiste et de haut niveau et former le « nouvel homme socialiste40 ». en effet, cet
objectif se heurta constamment aux intérêts divergents de la population, ce qui
conduisit le pouvoir à effectuer des adaptations pour satisfaire ces intérêts. Les artistes
et les intellectuels furent désignés comme en partie responsables de l’échec de cette
stratégie éducative. À l’aide de mesures répressives, les artistes furent conduits à suivre
la ligne de direction du parti qui changeait souvent. La tentative de développer à
l’aide du Bitterfelder Weg une culture alternative révolutionnaire et socialiste échoua
aussi, car ce concept prêtait le flanc à de nombreux conflits potentiels et pouvait
alimenter des affrontements entre les artistes, les syndicats et les ouvriers, les chefs
d’entreprise et les artistes, les ouvriers et les cadres performants. La direction du parti
n’était pas prête à supporter ces conflits et aspirait à une culture d’acclamation
monotone. Les ouvriers ne pouvaient pas être enthousiasmés par une telle culture
propagandiste. Dans les années 1970, le SeD introduisit un nouveau concept de
« culture large ». Cela aboutit à une transformation progressive du travail culturel :
en soutenant une politique sociale et de loisirs inoffensive, dont le but était de
stabiliser la société, la société est-allemande s’occidentalisa de plus en plus.
Dans l’ensemble, les traditions allemandes et les modèles soviétiques se mêlèrent
dans la politique culturelle développée en RDA. L’adoption des structures centralistes
et des modèles esthétiques venant de l’URSS correspondait aux représentations de la
politique culturelle du SeD. Certes, les maisons de la culture naquirent en URSS, mais
en RDA le modèle soviétique fut lié aux traditions allemandes et adapté à la réalité

38. ian Wallace, »Die Kulturpolitik in der DDR 1971-1990«, art. cité, p. 98.
39. Voir Joachim Wittkowski, »Die DDR und Biermann. Über den Umgang mit kritischer intelligenz.
eine gesamt-deutsches Resümee«, dans Aus politik und Zeitgeschichte, 20/1996, p. 37-45 ; i. Wallace, »Die
Kulturpolitik in der DDR 1971-1990«, art. cité, p. 94-108.
40. Annette Schumann l’a aussi tout récemment souligné dans sa publication sur le travail culturel du
fDGB dans les entreprises de RDA : Annette Schumann, Kulturarbeit im sozialistischen Betrieb. Gewerk-
schaftliche erziehungspraxis in der SBZ/DDR 1946 bis 1970, Cologne, Böhlau, 2006.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

du pays : elles intégrèrent d’une part des concepts communistes des années 1920
visant à une culture des brigades du travail socialistes, d’autre part les idéaux des
sociaux-démocrates, qui avaient soutenu les maisons populaires41. quant à la
professionnalisation des responsables culturels, elle s’inscrivit dans une tradition
allemande et ne se déroula dans aucun autre pays socialiste de la même façon.

En RFA, une politique culturelle pluraliste démocratique


Après les années de pouvoir national-socialiste, où la politique culturelle était
centraliste et instrumentalisée, les alliés renouèrent avec le système fédéral, consi-
dérant que la centralisation était typique du fascisme et en rupture avec les traditions
fédérales allemandes. La politique culturelle joua donc un grand rôle, puisque pour
les Occidentaux, il s’agissait d’éradiquer l’idéologie national-socialiste et de trans-
mettre des valeurs démocratiques à la population. L’objectif de libéralisation que sou-
haitaient les antifascistes et les Allemands démocrates ne fut pas atteint au début. Ce
fut plutôt une censure rigide que les alliés instaurèrent, qui n’interdisait pas seulement
les documents, journaux et films ayant un contenu national-socialiste et antidémocra-
tique mais aussi ceux qui pouvaient provoquer des dissensions entre alliés.
La politique culturelle dotée d’une organisation fédérale que visaient les alliés
trouva des appuis sûrs dans les nouveaux Länder. La RfA fondée en 1949 en compre-
nait huit auxquels s’ajoutaient les deux villes-États, Hambourg et Brême et entretenait
des relations étroites avec Berlin-Ouest. Dès 1948, fut créée la conférence permanente
des ministres de la Culture conçue comme un instrument de coordination autonome
pour les Länder. en octobre 1949, ces ministres déclarèrent qu’ils étaient convaincus
que la politique culturelle centraliste et totalitaire du régime national-socialiste avait
favorisé l’évolution fatale et la soumission de nombreux Allemands à l’esprit nocif
du national-socialisme, en raison de quoi la compétence culturelle exclusive des
Länder devait à l’avenir être conservée42. Cet argument est demeuré au centre des
justifications de la politique culturelle de la fin du xxe siècle43. La conférence
permanente des ministres de la Culture traita plus les questions de politique des
grandes écoles et des formations que celles de politique culturelle.
La loi fondamentale de 1949 confirma donc le principe fédéral et limita les
compétences de l’État au profit des Länder, à l’exception de quelques domaines qui
furent attribués uniquement au premier, tels les relations culturelles avec l’étranger,
les droits d’auteur, le soutien au cinéma, la législation sociale pour les artistes, le
régime fiscal, et la représentation nationale. Différents ministères allemands obtinrent
des compétences de politique culturelle : intérieur, Affaires étrangères et ministère

41. H. Groschopp, »Der singende Arbeiter im Klub der Werktätigen«, art. cité, p. 90.
52. »entschließung der Kulturministerkonferenz von 18. Oktober 1949 in Bernkastel«, dans Handbuch
für die Kultusministerkonferenz 1984-1985, Bonn, 1985, p. 114.
43. Voir à ce sujet Werner Heinrichs, Armin Klein, Kulturmanagement von A bis Z. Wegweiser für Kultur-
und Medienberufe, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1996, p. 157 ; Alexander endreß, Die Kul-
turpolitik des Bundes. Strukturelle und inhaltliche Neuorientierung zur Jahrtausendwende, Berlin, Duncker
und Humblot, 2005, p.105.

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Allemagne − Thomas HöpeL

aux questions allemandes. Au début il y eut des conflits, dont il arrivait que la
conciliation ne puisse être décidée que par le chancelier : dans le conflit, par exemple,
qui opposa en 1957 le ministère de l’intérieur et le ministère aux questions
allemandes, le chancelier Adenauer fit pencher la balance en faveur du premier, qui
se vit attribuer la responsabilité de toutes les missions culturelles. il subsista par contre
des conflits de compétence entre le ministère de l’intérieur et celui des Affaires
étrangères : il s’agissait de décider si les instituts artistiques et de recherche à l’étranger
devaient remplir des fonctions culturelles ou plutôt représentatives. La situation
s’enflamma en 1956 à propos de la direction de la villa Massimo, que le gouverne-
ment italien avait rendue à l’Allemagne44. Le ministère de l’intérieur finançait cet
institut mais celui des Affaires étrangères avait mené les négociations pour que
l’institut soit rendu, soulignant qu’il s’était trouvé sous son administration jusqu’en
1934 et devait donc y être rattaché à nouveau. Le conflit dura plusieurs mois et fut
finalement résolu par la Cour fédérale des comptes, qui proposa d’affecter les
questions culturelles et économiques au ministère de l’intérieur et les questions diplo-
matiques au ministère des Affaires étrangères45. La villa Massimo fut subordonnée
au ministère de l’intérieur, les instituts scientifiques affectés au ministère de la
Recherche en 196246.
Les situations conflictuelles n’existaient pas seulement entre ministres fédéraux.
Des querelles naissaient sans cesse entre la fédération et les Länder. Le principe de
souveraineté culturelle des Länder n’était pas écrit de manière explicite dans la loi
fondamentale mais il se déduisait des articles 30, 70 et 83, qui attribuaient certaines
missions aux Länder, dans la mesure où il n’existait pas de disposition contraire. il
ne s’agissait donc pas d’un concept obligatoire dans la juridiction mais plutôt d’une
notion, qui fut érigée comme une norme au fil du temps, même si certains Länder
n’avaient de cesse de déclarer que la souveraineté culturelle était fixée par la loi
fondamentale. Selon la constitution, la compétence culturelle n’était pas attribuée
uniquement aux Länder, mais l’était aussi à la fédération, même si c’était dans des
proportions différentes47. Mais, lorsque les initiatives de la fédération semblaient
porter atteinte à leurs prérogatives, les Länder se référaient toujours à leur souveraineté
culturelle. Pendant les premières années d’existence de la RfA, le ministère de
l’intérieur se préoccupa de la séparation des compétences entre la fédération et les
Länder en étudiant les pratiques dans d’autres pays dotés d’un système fédéral48. On
devait souvent négocier des questions de politique culturelle à différents niveaux de
l’administration, d’où de fréquents compromis. Le système fédéral de la RfA n’excluait

44. La villa Massimo est le siège de l’Académie allemande (Accademia Tedesca) à Rome et a une mission
culturelle. Le bâtiment érigé entre 1910 et 1913 fut offert par le banquier berlinois e. Arnhold à l’État
prussien pour accueillir les lauréats du prix de Rome de l’Académie prussienne des arts.
45. Le président de la Cour fédérale des comptes, Gutachten über die Zuständigkeit zwischen den Kultu-
rabteilungen des AA und des BMI, février 1958, BaKo B106/1058, p. 2.
46. À propos de ces conflits, voir P. Laborier, Culture et édification nationale en Allemagne, op. cit., p. 594.
47. Bernd Küster, Die verfassungsrechtliche problematik der gesamtstaatlichen Kunst- und Kulturpflege in der
Bundesrepublik Deutschland, francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1990, p. 579-589.
48. Lastenverteilung zwischen Bund und Ländern, BMi, Abt. iii, Bonn, 9 septembre 1953, BaKo B 106/22.

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pas a priori l’existence d’un ministère de la Culture et le projet en était toujours


discuté lors des campagnes électorales. Le fDP (parti libéral démocrate) notamment
s’engagea dans les premières années en faveur d’un tel projet pour garantir l’unité de
la culture en Allemagne.
Dès 1952, un conflit violent éclata entre la fédération et les Länder au sujet de
la Stiftung preußischer Kulturbesitz (fondation des biens culturels prussiens) qui devait
regrouper les biens culturels du Land de Prusse dissous. en 1955, le ministère de
l’intérieur présenta un projet qui prévoyait une fondation placée sous la souveraineté
fédérale, et les Länder le contre-projet d’une association, qui leur accordait un droit
d’intervention. Le Bundestag ayant voté la loi malgré le recours du Bundesrat, les
Länder du Bade Württemberg, de Hesse et de Basse-Saxe portèrent alors plainte
devant le Tribunal constitutionnel fédéral. en 1959, celui-ci réaffirma la respon-
sabilité de la fédération en ce qui concerne une fondation, car celle-ci devait posséder
une fonction de représentation nationale. Cet exemple est révélateur des tentatives
des Länder pour faire échouer une politique nationale systématique.
en 1961, une deuxième controverse opposa la fédération et les Länder, lesquels
obtinrent justice devant le Tribunal constitutionnel fédéral. Cette controverse avait
pour origine la création de la Deutschland-Fernsehen GmbH, qui fut déclarée anticons-
titutionnelle au titre que la fédération outrepassait nettement ses compétences étant
donné qu’elle possédait une trop grande participation dans cette société. Le Tribunal
constitutionnel fédéral y vit un danger d’ingérence dans les contenus des médias et
une menace pour le pluralisme des opinions. Le gouvernement fédéral dirigé par
Konrad Adenauer avait prévu que cette société soit privée, la fédération détenant
51 % des parts et les Länder 49 %. Par la suite, les Länder citèrent toujours le
jugement du Tribunal comme une confirmation de leur souveraineté culturelle et
s’opposèrent à ce titre à tous les projets susceptibles de favoriser une politique
culturelle centralisée, telle l’idée d’une fondation nationale pour la culture sur le
modèle du National endowment of the Arts américain ou du pro Helvetia suisse49. en
1987, le Conseil culturel allemand (Deutscher Kulturrat50) développa un concept qui
conduisit à la création d’une fondation culturelle des Länder, mais dotée de pouvoirs
relativement modestes. À travers un traité qui garantissait sa participation, le
gouvernement fédéral y fut aussi mêlé.
Ce sont surtout les communes et les Länder qui financèrent la culture en RfA,
leur part en 1989 dans l’ensemble des dépenses culturelles publiques étant respective-
ment comprise entre 55 % et 57 % pour les premières et entre 38 % et 40 % pour

49. Le chancelier Willy Brandt avait été le premier à proposer, lors de sa déclaration de politique géné-
rale en 1973, une fondation culturelle nationale, le chancelier Helmut Schmidt avait confirmé cette pro-
position en 1976. Voir Armin Klein, Kulturpolitik. eine einführung, Opladen, Leske + Budrich, 2003,
p. 106.
50. Le Conseil culturel allemand fut fondé en 1981 comme groupe de travail des organisations et insti-
tutions culturelles et des médias qui agissaient à l’échelle nationale. il était politiquement indépendant.
en 1983, il devint la confédération reconnue par les fédérations culturelles allemandes. en 1995, il fut
transformé en association d’utilité publique, ce qui lui donnait une structure plus solide et plus maniable.
Ibid., p. 106.

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Allemagne − Thomas HöpeL

les seconds, alors que les recettes de la fédération oscillaient entre 2 % et 13 %51.
Cette répartition des dépenses montrait clairement la décentralisation de la politique
culturelle en RfA. Au niveau communal, avait été créé en 1905 le Deutsche Städtetag
pour servir d’association fédératrice des villes qui ne dépendaient pas du canton et
pour une partie ce celles qui en dépendaient. Cet organisme fut un protagoniste
important pour un engagement actif des villes dans la politique culturelle. Dans les
villes, furent maintenues, comme en RDA en 1945, les structures de gestion culturelle
mises en place sous le national-socialisme. Certes, les chefs du service culturel furent
remplacés, mais les structures des services culturels restèrent en place.
Au niveau conceptuel, la notion de « conservation de la culture » domina après
la Seconde Guerre mondiale et dans les premières années d’existence de la RfA : il
s’agissait de remettre sur pied les institutions culturelles détruites et de préserver
l’héritage culturel. La politique culturelle devait reconstruire les structures culturelles.
On se ralliait ainsi au concept culturel restreint développé par la bourgeoisie cultivée
au début du xixe siècle en liaison avec le nouvel humanisme et qui rassemblait
l’éducation et la culture52. Dans l’ensemble, la politique culturelle était très en retrait,
conservatrice. Les protagonistes de la nouvelle politique culturelle, comme Olaf
Schwencke, lui reprochaient d’être uniquement la prolongation de la culture de la
bourgeoisie cultivée, de négliger les liens, la perspective et les fonctions sociales des
arts, et d’ignorer les tendances de l’évolution moderne au niveau esthétique53. Cette
phase de politique culturelle s’est caractérisée par la mise en relief de la haute culture
(Hochkulturmotiv54), selon Gerhard Schulze.
Au milieu des années 1960, une réforme, prônée par les sociaux-démocrates et
les syndicats, fit que de passive la politique mise en œuvre devint plus active, et
emprunta des éléments à d’autres pays européens55. Les protagonistes de cette réforme
considéraient l’égalité des chances dans le domaine culturel comme l’une des

51. Les chiffres variaient en fonction des postes de dépense qu’elles contenaient. Les moyens mis en œuvre
pour la politique culturelle extérieure et pour la fondation des biens culturels prussiens ne furent pas
comptés dans la statistique du KMK, mais celui-ci inclut les dépenses pour l’enseignement religieux. Voir
P. Laborier, Culture et édification nationale en Allemagne, op. cit., p. 612 sqq.
52. Ce concept de culture comprenait surtout les sciences et l’art et servait de mode de distinction pour
la bourgeoisie vis-à-vis des autres classes et couches. Voir entre autres norbert elias, Über den prozess der
Zivilisation 1, Bern, Verlag francke AG, 1969, p. 1-42 ; Jürgen Kocka, »Bürger und Bürgerlichkeit als
Probleme der deutschen Geschichte vom späten 18. zum frühen 20. Jahrhundert«, dans Jürgen Kocka
(dir.), Bürger und Bürgerlichkeit im 19. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, p. 21-
63, surtout p. 42 ; omas nipperdey, »Kommentar: Bürgerlich als Kultur«, ibid., p. 143-148 ; Reinhart
Koselleck, Bildungsbürgertum im 19. Jahrhundert, Teil II, Bildungsgüter und Bildungswissen, Stuttgart, Klett,
1990, surtout l’introduction ; Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, Band 2: 1815-1845/49,
München, Beck, 1987, p. 212 ; Georg Bollenbeck, Bildung und Kultur. Glanz und elend eines deutschen
Deutungsmusters, München, insel, 1994.
53. Olaf Schwencke, »Kontinuität und innovation. Zum Dilemma deutscher Kulturpolitik seit 1945 und
zu ihrer gegenwärtigen Krise«, dans Olaf Schwencke, Klaus H. Revermann, Alfons Spielhoff, plädoyers
für eine neue Kulturpolitik, München, Hanser, 1974, p. 11-47, ici p. 13-18.
54. Gerhard Schulze, Die erlebnisgesellschaft. Kultursoziologie der Gegenwart, francfort-sur-le-Main/new
York, Campus, 1992, p. 499.
55. Olaf Schwencke, »Kulturpolitik im Spektrum der Gesellschaftspolitik«, Aus politik und Zeitgeschichte,
41/1996, p. 3-11, ici p. 9.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

conditions de base pour la vie et l’action dans une démocratie et étaient convaincus
qu’il fallait que la participation à la culture soit possible de manière active et passive
pour une large partie de la population. C’était une façon de se rattacher au mouve-
ment de la culture ouvrière datant de l’époque de Weimar.
L’objectif de démocratisation, auquel se vouait ceux de la génération d’Hermann
Glaser et d’Hilmar Hoffmann56, allait de pair avec l’objectif socioculturel, responsable
des conflits culturels qui marquèrent la période de changement profond comprise
entre les années 1960 et 1970, et propagé plutôt par la génération des étudiants nés
vers les années 1940. Cette génération refusait en effet par principe la « culture
affirmative » en laquelle elle voyait comme un moyen de distinction pour la bourgeoi-
sie, et n’aspirait à aucune démocratisation de l’accès à la culture bourgeoise de haut
niveau : ce qu’elle souhaitait, c’était une culture alternative57.
Depuis les années 1970, la « nouvelle politique culturelle » réunit les deux
concepts, partant du principe que l’art et la culture ont un potentiel pour critiquer,
innover et changer la société. Sous le slogan « la culture pour tous », il s’agissait
finalement de venir à bout d’un concept culturel étroit et isolé et de revitaliser l’art
et la culture en les considérant comme des médias pour la discussion et la
participation. en 1973, la Session allemande des villes (Deutscher Städtetag) rejoignit
officiellement cette conception de la politique culturelle – fondée sur l’idée que
l’épanouissement et l’évolution des possibilités sociales, communicatives et esthéti-
ques des hommes devaient être encouragés – avec la déclaration « des voies pour une
vie humaine ». elle adopta la même année le programme « formation et culture
comme des éléments du développement des villes », qui renouait avec les appels
insistants lancés dès les années 1960 : par le médecin, psychanalyste et écrivain
Mitscherlich par exemple, dans son ouvrage Die Unwirtlichkeit der Städte58, où il
déplorait le mitage et l’absence d’identité des villes et les suites sociales qui en
résultaient. La réappropriation de l’espace urbain était en effet un thème socioculturel.
Les diverses initiatives et les centres socioculturels – centres culturels, centres pour
la communication, groupes théâtraux libres, communauté d’artistes et ateliers
historiques – qui s’étaient développés dans les villes déjà dans les années 1970 se
trouvaient confrontés à cette préoccupation, même si toutes les initiatives ne
pouvaient pas être attribuées à la « nouvelle politique culturelle59 ». À francfort-sur-
le-Main, l’adjoint au maire à la culture Hilmar Hoffmann créa par exemple un centre
de communication, dans lequel devait être intégrée la bibliothèque publique, mais

56. Personnalités de premier plan (respectivement directeur des Affaires culturelles de nuremberg et ancien
président du Goethe-institute).
57. À propos des différents concepts de culture, voir G. Schulze, Die erlebnisgesellschaft…, op. cit., chap. 12.
Albrecht Göschel a mis en corrélation le mobile avec la succession des générations (Albrecht Göschel,
Klaus Mittag, omas Strittmatter, »Ziele und Konzepte der neuen Kulturpolitik«, dans A. Göschel,
K. Mittag, T. Strittmatter, Die befragte Reform. Neue Kulturpolitik in West und Ost, Berlin, DifU, 1995,
p. 21-54.
58. Alexander Mitscherlich, Die Unwirtlichkeit der Städte, Anstiftung zum Unfrieden, francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1969.
59. Tobias J. Knoblich, »Das Prinzip Soziokultur. Geschichte und Perspektiven«, Aus politik und Zeitges-
chichte, 11/2001, p. 7-14, ici, p. 9.

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Allemagne − Thomas HöpeL

aussi une université populaire, des ateliers audiovisuels, un cinéma communal et des
centres pour un apprentissage autodidacte60. À nuremberg, l’adjoint au maire à la
culture Hermann Glaser poursuivit la même conception avec les Kulturläden, mais
ceux-ci devaient être installés dans les quartiers afin de rapprocher la population et
la culture : « Celui-ci [le Kulturladen] doit être un lieu de communication et d’infor-
mation ; il fournit des informations et des conseils, aussi bien relatifs à un individu
que relatifs à un groupe. […] Le Kulturladen est une contribution politico-culturelle
concrète pour résoudre les problèmes de développement des villes. […] Le Kulturla-
den relie le public, la culture et l’art : il ne se trouve pas en opposition aux institutions
culturelles existantes […] mais comme un pendant important ; il légitime ces
institutions, en les rendant plus accessibles qu’avant, donc en démocratisant l’art et
la culture61. »
La « nouvelle politique culturelle » fut surtout une politique culturelle commu-
nale, orientée vers une démocratisation de la culture avec, pour objectif, de cultiver
et d’éduquer62. C’est sur ces bases que fut créée en 1976 la Société pour la politique
culturelle (Kulturpolitische Gesellschaft), qui se développa à partir des colloques de
l’académie évangélique Loccum. Cette société, au sein de laquelle on retrouvait les
acteurs de la nouvelle politique, devint rapidement un lieu de rencontre pour les
hommes politiques de tous horizons concernés par la politique culturelle et pour les
théoriciens de la socioculture et de la nouvelle politique. en 1993, elle comptait
1 300 membres individuels et 150 membres institutionnels. elle défendait les
objectifs de la nouvelle politique culturelle – faciliter le lien entre le monde esthétique
de l’esprit et la réalité du quotidien, l’éclosion des possibilités sociales, communica-
tives et esthétiques de tous les citoyens et le soutien d’une offre culturelle alternative
au-delà de l’offre culturelle traditionnelle. en même temps, elle cherchait à accélérer
la recherche culturelle en RfA et à y promouvoir les expériences internationales dans
le domaine de la politique culturelle63.
L’engagement pour une « nouvelle politique culturelle » conduisit à une augmen-
tation massive des dépenses des communes, mais également de celles des Länder et
de la fédération. Cette évolution se poursuivit jusqu’au milieu des années 1980 et
durant cette période une certaine réorientation de la politique culturelle se manifesta.
Mais la situation budgétaire devint précaire, les perspectives économiques des
institutions culturelles se trouvèrent remises en question, de nouvelles formes de
partenariat public/privé furent étudiées : Gerhard Schulze a qualifié la politique de
cette période comme « imprégnée par le motif économique » (ökonomiemotiv64). en

60. Hilmar Hoffmann, »Bibliothek der Zukunft: Mediathek«, dans Hilmar Hoffmann (dir.), perspekti-
ven kommunaler Kulturpolitik, francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, p. 372-384, ici p. 378.
61. Hermann Glaser, Karl-Heinz Stahl, Die Wiedergewinnung des Ästhetischen, perspektiven und Modell
einer neuen Soziokultur, München, Juventa-Verlag, 1974, p. 237-241.
62. Au sujet de la transformation de la politique culturelle à francfort-sur-le-Main entre 1960 et 1973,
voir Johanna elisabeth Chromik, Kulturpolitik in der Bundesrepublik Deutschland von 1960 bis 1973, ea-
terpolitik in Frankfurt am Main, Leipzig, 2004 (Magisterarbeit).
63. W. Heinrichs, A. Klein, Kulturmanagement von A bis Z…, op. cit., p.164.
64. G. Schulze, Die erlebnisgesellschaft…, op. cit., p. 499.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

effet, les espoirs et les projets en matière de sponsoring étaient peu réalistes et le
financement privé des événements culturels n’a pas abouti sous cette forme.
Cependant, la ligne de partage entre la culture d’un côté et le marché, l’argent et les
médias de l’autre fut franchie. Les événements culturels publics se virent attribuer
une grande importance pour le marché du travail et pour le rayonnement national
voire international. À partir du milieu des années 1980, moment où Albrecht Göschel
date le début de la société de l’événement65, sont soulignées la rentabilité du secteur
artistique et culturel ainsi que l’importance de la culture pour l’image de la ville.
Dans les grandes villes, mais aussi dans les villes plus petites66, l’offre culturelle fut
considérée de plus en plus comme facteur de mobilité régionale et d’amélioration
des infrastructures de l’habitat urbain67. Cela conduisit également à une « mise en
festivals » de la culture urbaine, qui conduisit à un boom de fêtes urbaines, de jeux
estivaux, de festivals, etc.68.

Depuis 1990, réinvention d’une politique culturelle nationale


Depuis la fin des années 1980, les signes en faveur d’un nouveau positionnement
de la politique culturelle en RfA se sont multipliés : les recherches des années 1980
qui mettaient en évidence les retombées économiques de la culture sont de plus en
plus attaquées ; des exigences de nature différente des considérations macroéconomi-
ques sur l’importance économique de la culture sont exprimées à l’adresse de la
politique culturelle ; la nouvelle définition de l’identité culturelle nationale joua un
rôle croissant face aux évolutions transnationales dans le domaine des industries
culturelles, face à l’unification européenne et face à la réunification allemande.
De plus, la politisation de la culture, d’abord introduite au niveau communal par
les protagonistes de la nouvelle politique culturelle, eut aussi des répercussions au
niveau national. À la fin des années 1980, les partis conservateurs acceptèrent la
socioculture comme un composant essentiel de la nouvelle pratique culturelle, ce qui
se traduisit, d’une part, par la création du fonds socioculturel en 1987 et, d’autre
part, par l’acceptation de la socioculture comme élément de la culture à l’occasion
de la demande que le SPD adressa au Bundestag à ce sujet en 199069.

65. Voir A. Göschel, K. Mittag, T. Strittmatter, »Ziele und Konzepte der neuen Kulturpolitik«, art. cité,
p. 21-54.
66. Pour les petites villes, voir Christian Groh, »Kulturpolitik in Kleinstädten der Bundesrepublik
Deutschland«, dans Clemens Zimmermann (dir.), Kleinstadt in der Moderne, Ostfildern, orbecke, 2003,
p. 139-156.
67. Voir à ce sujet Jutta Schulze, Bernd Vorjans (dir.), Hauptstadt und Umland, Kulturpolitik in der Groß-
region. ein Vergleich zwischen Deutschland und Frankreich, Berlin, Stiftung für Kulturelle Weiterbildung
und Kulturberatung, 1994.
68. Hartmut Häußermann, Walter Siebel, Neue Urbanität, francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987 ; id.,
»Die Politik der festivalisierung und die festivalisierung der Politik«, dans Hartmut Häussermann, Walter
Siebel (dir.), Festivalisierung der Stadtpolitik, Stadtentwicklung durch große projekte, Opladen, Westdeutscher
Verlag, 1993, p. 7-31.
69. O. Schwencke, »Kulturpolitik im Spektrum der Gesellschaftspolitik«, art. cité, p. 9.

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Allemagne − Thomas HöpeL

Avec le chancelier Kohl s’instaurèrent les premiers efforts pour renforcer le rôle
de la politique culturelle fédérale. L’État fédéral lança la création de musées et de
halls d’exposition comme le Deutsches Historisches Museum à Berlin en 1987, le Kunst-
und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland à Bonn en 1992 et la Haus der
Geschichte der Bundesrepublik Deutschland à Bonn également en 1994. il soutint aussi
les travaux scientifiques qui avaient pour mission de définir sous quelle forme il
pourrait s’engager plus fortement dans le domaine de la politique culturelle et
comment on pourrait justifier cet engagement. en 1989, Karla fohrbeck et Andreas
Wiesand publièrent une étude dans laquelle ils demandaient que soient tirées les
conséquences des évolutions à l’échelon européen et développées les activités de
politique culturelle au niveau de la RfA70.
La réunification mit à l’épreuve l’État fédéral d’une manière très particulière car
la réorganisation de la politique culturelle centraliste de la RDA due à la création de
cinq nouveaux Bundesländer fit que la fédération se trouva en face d’immenses
problèmes de financement et de coordination. Les institutions culturelles furent trans-
férées aux Länder et aux communes. Sur la base de l’article 35 du contrat de réunifica-
tion, différents programmes fédéraux furent lancés dans le cadre desquels 2,8 milliards
de Deutsche Mark furent mis à disposition entre 1991 et 1993 pour aider financière-
ment à la restructuration culturelle dans les nouveaux Länder71. Certains établisse-
ments culturels furent incorporés dans le système de subventions fédérales aux
institutions culturelles significatives au niveau fédéral : à Berlin, l’opéra Unter den
Linden (Staatsoper), le théâtre allemand, le Schauspielhaus, l’opéra comique, le Berliner
ensemble et les institutions de la fondation des biens culturels prussiens, à Weimar
la fondation du classicisme de Weimar, à Dessau la fondation du Bauhaus, et aux
institutions culturelles des Slaves sorabes. Le financement de transition ne pouvant
être limité aux quatre années initialement prévues, la question d’un engagement plus
important de l’État fédéral fut tout particulièrement discutée72.
il ne s’agissait pas seulement de mettre en œuvre des mesures concrètes liées à la
situation particulière de la réunification. en effet, une question prit une grande place
dans la société allemande et fut l’objet d’une vive controverse : comment traiter les
institutions culturelles de l’ancienne RDA ? L’État fédéral avait défini ses responsabilités
en matière de culture à partir du moment où était signé le traité de l’unification. La
réunification permit alors de prendre conscience qu’elles concernaient les domaines
politique, juridique et administratif. Élisa Goudin, qui a pour thème de recherche
la politique culturelle en Allemagne, voit l’influence de la RDA dans la définition de
cette responsabilité car, si les structures de cette partie furent refusées en bloc, les

70. Karla fohrbeck, Andreas Wiesand, Von der Industriegesellschaft zur Kulturgesellschaft? Kulturpolitische
entwicklungen in der Bundesrepublik Deutschland, Munich, Beck, 1989.
71. A. Klein, Kulturpolitik. eine einführung…, op. cit., p. 111.
72. Au sujet de la discussion sur la nouvelle orientation de la politique culturelle après la réunification,
voir Élisa Goudin, les Inflexions de la politique culturelle allemande après l’unification à l’exemple de la ville
de Leipzig 1990-1998, thèse de doctorat de l’université de Paris, Sorbonne nouvelle, 2002. p. 447-450.
Du même auteur : Culture et action publique en Allemagne : l’impact de l’unification (1990-1998), Paris,
Connaissances et savoirs, 2005.

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POUR Une HiSTOiRe DeS POLiTiqUeS CULTUReLLeS DAnS Le MOnDe

acteurs de la politique culturelle qui venaient des nouveaux Länder apportèrent, eux,
l’idée qu’une responsabilité politique pour la culture incombait à l’État et que la
décentralisation était une reculade de l’État vis-à-vis de ses devoirs73. Cette conception
attira l’attention de la RfA où s’était développée, depuis les années 1970, une politique
culturelle engagée et active, qui avait le projet d’intégrer la société à l’aide de moyens
culturels.
il apparut en outre qu’à l’occasion de la construction de l’Union européenne, les
européens avaient davantage abordé les questions de politique culturelle européenne,
particulièrement dans le domaine des médias. Or la RfA, au contraire d’autres pays
européens, n’était pas représentée, comme le souligna Jack Lang, le ministre français
de la Culture : « Un ministre de la Culture allemand simplifierait à mon avis bien
des choses, pour l’Allemagne elle-même ainsi que pour ses partenaires […] À l’époque
de la vaste circulation et de la communication déréglementée, la conscience fière de
particularités bavaroises, rhénanes ou nord-allemandes ne suffit plus face au standard
d’une culture de masse mondiale. Les partenaires européens n’auraient pas à craindre
une position allemande plus soutenue dans le domaine culturel, au contraire. Les
Goethe-Institute réalisent un travail admirable. Un ministre de la Culture fédéral
pourrait prêter un visage et une voix à une vision nationale, qui devait aller au-delà
des différences entre les Bundesländer74. »
Avec la prise du pouvoir en 1998 par une coalition « sociaux-démocrates et verts »,
conduite par Gerhard Schröder, aboutissait l’évolution de la politique culturelle
ébauchée depuis la fin des années 1980 qui avait vu le rôle de la fédération amplifié
dans ce domaine. Par un décret du 27 novembre 1998, le chancelier socio-démocrate
G. Schröder créa le poste de responsable du gouvernement fédéral dans les affaires
de la culture et des médias (Beauftragter der Bundesregierung für Angelegenheiten der
Kultur und Medien) qui fut transformé en février 1999 en ministre d’État pour les
Affaires de la culture et des médias (Staatsminister beim Bundeskanzler für Angelegen-
heiten der Kultur und Medien) avec des responsabilités politico-culturelles. il obtint
des autres ministres les compétences en matière de culture, de médias, d’économie
cinématographique, d’édition et de subventions pour la culture dans la capitale. Pour
chacun de ces secteurs, les services correspondants furent transférés du ministère de
l’intérieur, de l’Économie et de la Construction vers la section culture et médias,
dirigée par le ministre d’État75. Cependant, certaines compétences ne changèrent pas
de main : la politique culturelle étrangère resta au ministère des Affaires étrangères,
la préservation de l’héritage culturel au ministère de l’intérieur, la formation des
métiers artistiques au ministère pour la formation et la Science76. en 1998, le comité
pour la culture et les médias du Bundestag, dont le domaine d’exercice comprenait
à côté du domaine de compétence du ministère d’État à la Culture aussi la politique

73. É. Goudin, Culture et action publique en Allemagne…, op. cit., p. 493.


74. Jack Lang, »Bitte etwas lauter. europa vermisst einen Bundeskulturminister«, Frankfurter Allgemeine
Zeitung, 19 mai 1998.
75. Voir A. endreß, Die Kulturpolitik des Bundes…, op. cit., p. 135.
76. A. Klein, Kulturpolitik. eine einführung…, op. cit., p. 113.

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Allemagne − Thomas HöpeL

culturelle étrangère fut réorganisé pour assurer les contrôles parlementaires du


ministre d’État à la Culture et aux Médias.
Avec le nouveau ministre d’État à la Culture et aux Médias, la représentation à
l’étranger de la République fédérale était assurée en vue de l’évolution d’une politique
culturelle européenne. Le programme de politique culturelle du premier gouverne-
ment Schröder (1998-2002) avait en particulier trois points forts : la culture dans
les nouveaux Länder, les subventions pour la culture dans la capitale, et l’évolution
d’une politique culturelle dans le cadre européen.
Les Länder eurent de grandes difficultés à s’adapter au changement de situation
qui suivit la réunification. en particulier, ils refusaient le débat public, et du même
coup que s’élabore une discussion politique sur la culture. La conférence permanente
des ministres de la Culture des Länder siégea donc constamment derrière une porte
close, aucun représentant du ministère fédéral de l’intérieur (responsable pour la
culture jusqu’à la création du nouveau ministre d’État à la Culture) n’y étant admis.
C’est aussi pour cette raison qu’une organisation comme le Conseil culturel allemand
(Deutscher Kulturrat) approuva la création d’un ministre d’État à la Culture et aux
Médias77.
Avec le chancelier Schröder, la politique culturelle allemande devint plus transpa-
rente, avec plus d’études préalables et de contrôles publics, et les décisions furent
plus discutées que sous le règne du chancelier Kohl.
Au printemps 2002, après de vives discussions avec les Länder, fut créée la
fondation pour la culture de la fédération, sous droit privé afin de rendre possible
une future union avec la fondation culturelle des Länder. en créant cette fondation,
dont le siège se trouvait à Halle, le gouvernement fédéral voulait souligner la
responsabilité particulière vis-à-vis des Länder est-allemands et l’intention du gouver-
nement de renforcer la coopération culturelle avec eux.
Depuis les années 1990, la RfA a gagné une dimension nouvelle, celle d’un État
culturel. Avec la réunification, les questions d’unité culturelle et de représentation de
cette unité prirent une nouvelle importance. La volonté d’avoir une politique
culturelle active s’appuya sur la conviction que l’unité culturelle pouvait être réalisée
avec le soutien de stratégies volontaristes. Cette conviction s’était forgée au fil des
transformations de structure, et de points de vue, que la RfA avait accomplies depuis
les années 1970. en outre, l’émergence d’une politique culturelle fédérale nouvelle
se trouvait en relation avec le débat sur l’identité nationale allemande. La réunification
déclencha une nouvelle discussion sur le concept d’« identité nationale ». Du niveau
des communes et des Länder, le débat sur la culture se déplaça vers le niveau national.
À travers la politique culturelle, devait être renforcée la cohésion de la société et créée
une nouvelle identité nationale. On a pu ainsi constater dans les années 1990 que,
dans le champ de la politique culturelle, l’objectif économique a été remplacé par
l’objectif « identité ». Suite au modèle de l’unité dans la diversité soutenu par l’europe

77. Deutscher Kulturrat, Lobbyarbeit für die Kultur, Jahresbericht des Deutschen Kulturrats, mai 1998-avril
1999, p. 7.

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et l’ancienne RfA, fut conçue une politique culturelle qui avait pour finalité
d’encourager l’intégration nationale dans le cadre européen et, dans ce modèle, les
particularités régionales ont toujours une légitimité.

Bilan
Dans la période d’entre les deux guerres, une politique culturelle active et
publique fut créée en Allemagne, mais la discussion politique s’en empara aussitôt.
La politique culturelle pluraliste démocratique, soutenue par les libéraux et les socio-
démocrates, s’opposa rapidement à des concepts idéologiques de politique culturelle
organisés de manière unilatérale. Les nationaux-socialistes instrumentalisèrent et
centralisèrent les modèles nouveaux créés sous la République de Weimar. Le KPD/SeD,
animé par la puissance d’occupation soviétique, a perfectionné une politique et une
gestion culturelles centralisées, avec l’objectif d’initier une nouvelle culture populaire,
mais elle échoua en raison des contradictions inhérentes au projet.
Le modèle centraliste de politique culturelle mis en œuvre dans les régimes
allemands autoritaires dictatoriaux a été traité par les acteurs de la RfA par le retour
au fédéralisme, lequel devait lutter contre une instrumentalisation de la politique à
des fins politiques. Toutefois, les services culturels créés par les nationaux-socialistes
au niveau communal ne furent pas remis en question. Avec le rétablissement d’une
politique culturelle libérale et passive, la tentative de la République de Weimar
d’organiser et de démocratiser la société à travers la culture prenait fin et ce n’est que
depuis la fin des années 1960 qu’on renoua avec elle. Cependant, les protagonistes
de la « nouvelle politique culturelle » déclarèrent être en réalité les inventeurs de la
politique culturelle démocratique, et ce ne serait que depuis les années 1960 qu’aurait
été initiée « une politique culturelle engagée de manière consciente vis-à-vis des
principes démocratiques, accordant un plus grand poids aux fonctions sociales de
l’art78 ».
finalement, avec la réunification allemande, le rôle de la culture et de la politique
culturelle a été de nouveau inscrit à l’ordre du jour pour l’intégration nationale.
Certes, le ministère d’État allemand à la Culture et aux Médias n’était pas,
contrairement au ministère de la Culture français, le résultat d’un centralisme
politique, néanmoins, comme en 1959 en france, il réagit à une situation où la
cohésion nationale devait être renforcée. Voilà pourquoi, avec la création du ministère
d’État à la Culture, on ne mit pas le cap sur une République fédérale plus centraliste.
Une politique culturelle nationale vraiment active fut mise en place en Allemagne,
qui avait pour objectif de favoriser une identité nationale nouvelle chez les Allemands
à travers une politique culturelle cohérente, comme leur était apparue la politique
culturelle de la france. Ce qu’exprima Julian nida-Rümelin, le deuxième ministre à
la Culture de la République fédérale : « L’élément essentiel du fédéralisme de la
République fédérale est le fédéralisme culturel. Les compétences dans le domaine

78. Hilmar Hoffmann, Dieter Kramer, »Kulturpolitik und Kunstpflege«, dans Günter Püttner (dir.), Hand-
buch der Kommunalen Wissenschaft und praxis, Berlin, Springer, 1983, vol. 4, p. 226.

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Allemagne − Thomas HöpeL

culturel, que la loi fondamentale attribuait ex negativo aux Länder, étaient essentielles
pour son identité et sa légitimation. L’Allemagne ne se divise cependant pas en
régions. L’Allemagne n’est pas une union d’États indépendants. L’Allemagne est sans
aucun doute – en dépit de toutes ses caractéristiques fédérales – un État national.
[…] Le domaine d’action politique de l’État national a sans aucun doute aussi une
dimension culturelle79. »
Le soutien à la culture était de manière sûre l’impulsion principale pour la mise
en place d’un ministre d’État à la Culture et aux Médias. La place accordée au soutien
de la culture à l’est dans les bilans du premier ministre d’État en fut une preuve
éclatante80. Une fois qu’il fut mis en place, le ministre élabora des objectifs pertinents
pour toute la nation : une politique culturelle fédérale transparente, discutée de
manière publique, une représentation efficace des principes allemands lors de
l’élaboration d’une politique culturelle européenne et une responsabilité acceptée
pour la démocratisation de la culture81. L’amendement de la loi pour l’assurance
sociale des artistes en l’an 2000 et la création de la fondation de culture nationale
fédérale en 2002 en étaient des signes clairs.

79. Le ministre d’État nida-Rümelin, »Kulturföderalismus in Deutschland erhalten« (discours devant le


Bundestag du 5 juillet 2001), dans Bundestag-Drucksache, 14/4911.
80. Michael naumann, Halbzeitbilanz des Beauftragten der Bundesregierung für Angelegenheiten der Kultur
und der Medien, 1998-2000, Berlin, 27 octobre 2000.
81. Id., »Zentralismus schadet nicht. Die Kulturhoheit der Länder ist Verfassungsfolklore. es darf und
muss eine Bundesrepublik geben«, Die Zeit, no 45/2000, p. 59.

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La politique culturelle australienne.


1945-2009

Katya JohAnSon*

Il n’existe pas en Australie de ministère de la Culture en tant que tel. La politique


culturelle est du ressort d’une série de ministères et d’organismes publics aux trois
niveaux de pouvoir (fédéral, des États et local), qui conseillent le ministre qui compte
la culture parmi ses attributions et qui gèrent le financement public en faveur
d’organisations et de projets culturels. historiquement, il s’agit presque uniquement
de projets artistiques plutôt que culturels au sens large.
La création par les autorités australiennes d’une administration publique chargée
des arts a été relativement tardive. Ce n’est qu’en 1968 que les différents dispositifs
de financement des arts et de la culture ont été regroupés dans le cadre d’une
institution nationale : le Conseil australien pour les arts (Australian Council for the
Arts). La Société pour le développement du cinéma australien (Australian Film
Development Corporation), qui deviendra plus tard la Commission cinématographique
australienne (Australian Film Commission), a vu le jour en 1970. Au niveau national,
la première déclaration globale de politique culturelle a été publiée près de trente ans
plus tard, en 1994. Toutefois, comme l’illustre ce chapitre, la campagne visant à créer
une administration publique chargée de la culture remonte aux années 1940, tout
comme bon nombre des arguments actuels en faveur d’une politique culturelle
publique. Dans la perspective retenue par la présente publication, ce chapitre est
centré sur la politique culturelle australienne au niveau national, même si les pouvoirs
publics des États et des municipalités jouent un rôle au moins aussi important dans
le financement de programmes culturels, et ont travaillé à cet égard en étroite
collaboration avec les gouvernements fédéraux.
Les études consacrées à la politique culturelle australienne ont souvent distingué
différentes époques dans les approches suivies par les pouvoirs publics1. Avant les
années 1960, le financement public en faveur des arts et de la culture est limité et
les politiques menées dans ce secteur sont des plus modestes. Les principaux acteurs
à l’œuvre en matière de politique publique et de financement public étaient

* Deakin University, Melbourne, Australie.


1. Voir par exemple, T. Rowse, Arguing the Arts: e Funding of the Arts in Australia, Melbourne, Penguin,
1985 ; D. Stevenson, Art and Organisation: Making Australian Cultural Policy, St Lucia, University of
Queensland Press, 2000 ; et J. Craik, Revisioning Arts and Cultural Policy: Current Impasses and Future
Directions, Canberra, AnU E-Press, 2007.

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principalement des citoyens passionnés par les arts et qui avaient créé des organismes
philanthropiques destinés à lever des fonds pour des formes artistiques particulières.
Ils nourrissaient d’ambitieux projets de mise sur pied d’organisations culturelles
nationales mais les résultats concrets furent maigres parce que les autorités
gouvernementales considéraient que la culture ne constituait pas un domaine propice
à une action des pouvoirs publics. Cette conception commença à évoluer dans les
années 1960. Depuis le boom du financement artistique de cette décennie jusqu’aux
années 1980, la politique culturelle publique fut principalement l’œuvre d’organismes
de droit public chargés de répartir les fonds publics et de conseiller le gouvernement
fédéral dans ces matières. La politique culturelle mettait alors avant tout l’accent sur
les arts « nobles » comme l’opéra, le ballet et le théâtre, en raison du manque
d’enthousiasme du marché à soutenir par ses investissements ces formes artistiques.
Depuis les années 1980, la politique culturelle s’est centrée de plus en plus sur la
création d’industries culturelles. La reconnaissance de l’importance économique de
la culture australienne s’est renforcée et le département ministériel compétent au
niveau fédéral s’est donc davantage préoccupé de politique culturelle.
Ce chapitre identifie trois thèmes persistants et liés entre eux dans l’histoire de
la politique culturelle australienne. Tout d’abord, le processus de décision politique
en matière culturelle a été considérablement influencé par une forme d’anxiété relative
à l’identité culturelle de l’Australie dans un contexte international. La perception
d’un impérialisme culturel et le sentiment que le pays constituait un désert culturel
ont été fréquemment invoqués comme des éléments justificatifs d’une politique
culturelle. Cette anxiété est nourrie par le sentiment que l’Australie – un pays doté
d’un héritage principalement européen, situé à l’est de l’Asie, et accueillant un
nombre croissant d’immigrants provenant de pays non européens – est dépourvue
d’identité culturelle. Le déséquilibre entre le statut international et le statut local des
arts indigènes a également contribué à cette anxiété. Les arts plastiques indigènes
sont peut-être la forme culturelle australienne la plus internationalement reconnue
et cette reconnaissance a eu des effets économiquement et culturellement favorables
sur le bien-être de nombreuses communautés indigènes isolées2. Mais le niveau de
compréhension et d’appréciation des arts indigènes de la part des Australiens est
relativement faible. on peut affirmer que les cultures indigènes restent marginales
dans l’identité australienne ; très peu d’Australiens non indigènes apprennent les
langues indigènes, par exemple. La nécessité de tenir compte du statut international
des arts indigènes et de la faible connaissance de ces cultures au niveau local crée une
tension permanente dans le processus de décision politique en matière culturelle.
La politique culturelle a également été influencée par une évolution dans la
compréhension de la relation entre politique économique et politique culturelle. Le
chapitre décrit l’influence du keynésianisme sur les politiques culturelles naissantes
des années 1940, le passage d’une politique protectionniste à une politique plus
ouverte aux échanges dans les années 1970, l’influence de la mondialisation du

2. J. Altman, G. Buchanan et n. Biddle, “Measuring the `Real´ Indigenous Economy in Remote Aus-
tralia Using nATSSIS 2002”, Australian Journal of Labor Economics, vol. 9, no 1, mars 2006, p. 17-31.

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Australie − Katya JOhAnsOn

commerce sur la politique dans les années 1990 et les alliances commerciales dans
les années 2000. Chacun de ces « moments » dans les relations entre politique
culturelle et politique économique a influencé à la fois le statut et la place de la
politique culturelle dans la gouvernance au sens large et les objectifs spécifiques des
politiques culturelles.
Le troisième thème, étroitement lié aux deux autres, est celui de l’analyse politique
de la politique culturelle : comment déterminer le rôle et les limites de la politique
culturelle en fonction de nos conceptions du rôle d’un gouvernement dans une
démocratie libérale et compte tenu des évolutions démographiques de la société
australienne. Ce thème apparaît de manière évidente dans la position réitérée des
gouvernements de l’après-guerre selon laquelle la culture ne constituait pas un sujet
approprié pour une intervention des pouvoirs publics, mais aussi dans l’accent mis
de manière intransigeante sur les arts « nobles », qui a caractérisé la politique culturelle
durant la période de soixante ans étudiée ici ; il apparaît également dans la remise en
cause grandissante de cette priorité depuis les années 1980, et dans la question
lancinante de la manière de répondre aux besoins culturels des artistes et des
communautés indigènes. De manière générale, l’implication des gouvernements
fédéraux dans le financement public des arts est restée ambivalente jusqu’aux années
1990 et le niveau des subventions publiques est demeuré historiquement bas. Craik
relève qu’il s’agit d’un trait caractéristique des anciennes colonies britanniques de
peuplement, alors que dans le nord de l’Europe et au Royaume-Uni, les dépenses
tendent à être plus élevées3. Craik note également que dans les pays où la politique
culturelle est confiée à des organismes opérant de manière indirecte, comme c’est le
cas en Australie, le niveau de l’engagement public en faveur de la culture tend à être
moindre par rapport aux pays où le gouvernement finance directement des activités
culturelles4.
Les catégories décrites ci-dessus ont permis d’identifier les influences idéologiques
sur la politique culturelle australienne, mais il existe aussi des influences et des
contraintes pragmatiques dont les plus importantes sont la pression née de moyens
financiers limités face à des demandes toujours plus grandes de la part des organisa-
tions culturelles, et l’essor depuis la Deuxième Guerre mondiale des technologies des
communications et leurs relations avec la culture.

1945-1949
Les gouvernements fédéraux n’ont assumé que peu de responsabilités en matière
de politique culturelle avant les années 1960. Il n’existait avant la Deuxième Guerre
mondiale que deux organismes alimentés par des fonds publics et œuvrant en faveur
des arts : le fonds littéraire du Commonwealth (Commonwealth Literary Fund ou CLF)
et la Commission australienne de radiodiffusion (Australian Broadcasting Commission

3. J. Craik, Revisioning Arts…, op. cit.


4. Ibid.
5. B. Andrews, “e Federal Government as Literary Patron”, Meanjin, vol. 41, no 1, 1982, p. 3-28.

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ou ABC). Le CLF avait été créé en 1908 pour fournir une modeste pension à un petit
nombre d’écrivains et à leurs familles en proie à des difficultés financières5. L’ABC a
été constituée en 1939 pour produire des programmes de radiodiffusion et plus tard
de télévision, et elle a permis la création de six orchestres au niveau des États.
Toutefois, durant les dernières années de la Deuxième Guerre mondiale, la valeur
de l’intervention des pouvoirs publics en faveur de la culture fut mieux reconnue.
Le ministère fédéral de la Reconstruction fut le théâtre de débats et de réflexions sur
les services culturels que pourrait offrir le gouvernement d’après-guerre. Des
fonctionnaires, des intellectuels et des hommes d’affaires avancèrent des idées sur les
formes que pourrait prendre ce soutien public à la culture. Ils imaginèrent un conseil
culturel ayant la responsabilité d’un certain nombre d’activités, notamment d’une
compagnie itinérante des arts de la scène, d’expositions itinérantes, de centres
communautaires, d’initiatives dans les domaines des beaux-arts et des arts appliqués
et de la littérature, d’un théâtre national et d’un conseil national du film.
Aujourd’hui, avec le recul, les arguments en faveur d’un soutien des pouvoirs
publics aux arts et à la culture, avancés par les responsables chargés de la reconstruc-
tion immédiatement après la guerre, apparaissent étonnamment riches : ils traduisent
les préoccupations politiques et sociales de l’époque, qui concernaient dans une large
mesure la place de l’Australie dans le monde de l’après-guerre. Elles exprimaient par
exemple de manière insistante la nécessité de voir l’Australie proposer à ses citoyens
les attractions culturelles que les pays communistes comme l’URSS offraient à leur
population, afin d’empêcher que les Australiens soient trompés par les promesses du
communisme : « notre opposition aux bases idéologiques du développement culturel
soviétique ne doit pas nous conduire à négliger les leçons que nous pouvons en tirer »,
écrivait ainsi un partisan d’une intervention accrue en matière culturelle, qui ajoutait :
« La vie artistique se prête bien davantage à une organisation qu’on ne le croit
généralement6. » La politique culturelle pourrait également, selon ses partisans,
contrer les effets « dégradants » des divertissements américains et la domination
culturelle créée par ces divertissements. Dans cette perspective, si les bandes dessinées,
les films et plus tard les programmes de télévision venus des États-Unis apparaissaient
comme un danger pour les habitudes et le style de vie à l’australienne, le théâtre, le
cinéma et la musique pouvaient en revanche, et grâce aux fonds publics, renforcer
le caractère national7.
La politique économique de la période inspirait également les demandes en faveur
d’une politique culturelle plus interventionniste : les plans favorables à un large
financement public des institutions culturelles reposaient en grande partie sur
l’adhésion largement répandue à la théorie économique keynésienne. En imaginant
un conseil culturel, les partisans de cette politique pensaient au tout nouveau Conseil
des arts de Grande-Bretagne (Arts Council of Great Britain), créé en 1946. Raymond
Williams a prétendu que ce conseil était une institution keynésienne : non seulement

6. Cultural Council and national eatre Papers, Manuscripts, national Library of Australia.
7. Voir R. Waterhouse, “Popular Culture”, dans P. Bell et R. Bell, Americanization and Australia, Sydney,
UnSW Press, 1998, p. 45-60.

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Australie − Katya JOhAnsOn

John Maynard Keynes joua un rôle central dans la création du conseil, mais l’action
de cet organisme reposait sur quatre piliers qui reflétaient la théorie économique
keynésienne : mécénat public, rôle de relance des organisations artistiques, interven-
tion sur le marché pour éviter les distorsions « indésirables » et développement de la
culture populaire pour procurer « courage, confiance et occasion d’expérience8 ». En
Australie, la théorie économique keynésienne n’a pas constitué une motivation directe
de la campagne en faveur des activités culturelles, mais elle a constitué un élément
important du contexte politique qui a fourni les conditions préalables à cette
campagne. on a pu compter parmi les partisans d’une politique culturelle plus ambi-
tieuse plusieurs économistes keynésiens, dont Richard Downing et h. C. ‘nugget’
Coombs. L’accent mis par le keynésianisme sur la contribution des travaux publics
pour stimuler l’économie a conféré une légitimité à la dépense publique en faveur
des institutions culturelles. Comme le déclarait Richard Downing en 1938, « le
keynésianisme en est venu à remettre en cause la vertu que l’on attachait à la
limitation des dépenses9 ».
Sur le plan politique, les politiques culturelles envisagées devaient être inspirées
par des processus démocratiques. Leurs partisans mettaient l’accent sur les besoins
culturels et l’apport de « l’homme de la rue » : il fallait donc que ces politiques privilé-
gient les éléments qui touchent davantage les gens, comme les expositions artistiques
dans des entreprises et les festivals municipaux, plutôt que l’activité des professionnels
du secteur10. La politique culturelle, dans la perspective de ces « reconstructeurs »,
devait être formulée en intégrant cet apport démocratique : « Les groupes, les
organisations et les communautés peuvent élaborer leurs plans, établir des comités
communautaires, [et] former leurs membres sur la base des besoins de la
communauté11. »
À court terme, les plans progressistes ambitieux de ce petit groupe de militants
ne parvinrent pas à se concrétiser. Conscient de la sensibilité de l’électorat à la ques-
tion des dépenses publiques, le Premier ministre Ben Chifley rejeta l’idée d’un conseil
culturel et d’un théâtre national et lorsque, en 1949, le gouvernement conservateur
de Robert Menzies fut mis en place, il apparut rapidement et de manière évidente
que ce gouvernement ne soutiendrait pas une institution culturelle nationale financée
par des fonds publics et poursuivant les objectifs ambitieux que ses partisans avaient
définis12.

8. R. Williams, “Politics and Policies: the Case of the Arts Council”, dans e Politics of Modernism: Against
the new Conformists, Londres, Verso, 1989, p. 143.
9. Cité dans n. Brown, “Mr Downing Does his Best Work in a Rose Garden: An Economist in Can-
berra in the 1940s”, Canberra Bulletin of Public Administration, no 80, septembre 1996, p. 37.
10. Ross, dans Ross Papers, Manuscripts, national Library of Australia, 14 octobre 1944.
11. Dedman, news Release, dans Ross Papers, Manuscripts, national Library of Australia, n.d.
12. h. C. Coombs, Trial Balance, Melbourne, Macmillan, 1981, p. 218.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIQUES CULTURELLES DAnS LE MonDE

1950-1968
À défaut d’une organisation culturelle nationale publique, les partisans les plus
déterminés d’une politique culturelle publique créèrent une organisation philanthro-
pique nettement plus appropriée au climat conservateur des années 1950 : l’Australian
Elizabethan eatre Trust (AETT). Même s’il s’agissait d’un organisme privé, sans
intervention directe des pouvoirs publics, cela vaut la peine d’en parler ici, pour deux
raisons : cette instance reflète le contexte politique et culturel dans lequel elle fut
créée et elle a joué un rôle dans la naissance de nombreuses sociétés qui opèrent
encore aujourd’hui dans le domaine des arts de la scène et qui sont devenues plus
tard des organismes publics : une société nationale d’opéra (1956), une compagnie
nationale de ballet (1962) et, en collaboration avec l’université de nouvelle-Galles
du Sud, l’Institut national d’art dramatique (national Institute of Dramatic Art, 1958).
L’AETT mit surtout l’accent sur les arts « nobles » européens, reflétant ainsi les
tendances culturelles et politiques dominantes des années 1950 et 1960. Le
gouvernement Menzies, sous lequel il fut établi, gouverna pendant dix-sept ans de
croissance économique forte. L’Australie de l’époque Menzies est considérée comme
un pays qui connaît le succès économique mais un appauvrissement sur le plan
culturel. Cet appauvrissement est souvent attribué à une attitude qualifiée par Arthur
Phillips en 1950 de « soumission culturelle » : l’incapacité des Australiens à échapper
à des comparaisons oiseuses entre leur propre culture et celle des Britanniques selon
une habitude qui a effectivement paralysé le développement culturel national13. En
ne s’affranchissant pas de cette « soumission culturelle », l’AETT a donné l’impression
que la culture était une valeur dont l’Australie était dépourvue mais que l’Europe
possédait. Pour « fournir des exemples d’excellence et établir des critères de
comparaison », l’AETT a cherché à faire venir en Australie « des compagnies et des
artistes individuels de niveau international14 ». Ses trois premiers directeurs généraux
furent des Européens : les deux premiers étaient anglais et le troisième autrichien.
Alors que le public australien se montrait étonnamment réticent face aux arts de la
scène, l’AETT et les compagnies formées par lui accrurent la part des productions
européennes au détriment des productions australiennes, en pensant que les
productions australiennes pâtissaient d’une réputation de médiocrité et faisaient fuir
le public15. L’AETT, en suivant le même raisonnement, réduisit également la part des
productions modernes ou expérimentales par rapport aux productions traditionnelles,
en dépit d’éléments prouvant que c’était l’inverse qui était vrai. C’est ainsi par exemple
qu’en 1957, le spectacle de Ray Lawler, summer of the seventeenth Doll, écrit et joué
par des Australiens dans la langue effectivement parlée en Australie, a connu un
immense succès, alors que dans le même temps, et en dépit des efforts déployés par
l’AETT, le public se montrait particulièrement tiède face à Shakespeare et à d’autres
spectacles classiques16.

13. A. A. Phillips, “e Cultural Cringe”, Meanjin, été 1950, p. 299.


14. h. C. Coombs, “e Australian Elizabethan eatre Trust”, Meanjin, vol. 13, no 2, 1954, p. 283.
15. J. Rorke, “Culture in Australia. eatre and Subsidies”, Current Affairs Bulletin, n° 3, 1949, p. 117.
16 J. D. Pringle, Australian Accent, Londres, Chatto & Windus, 1960, p. 131.

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L’accent mis par l’AETT sur la mise en valeur des formes culturelles « nobles » de
provenance européenne était probablement le résultat de ses impératifs en matière
de financement. Il fallait avant tout séduire un Premier ministre anglophile qui, selon
son biographe, ne manifestait pas d’intérêt particulier pour les arts en dehors de la
marque de distinction sociale qu’ils pouvaient conférer17. La forme et le caractère de
l’Australian Elizabethan eatre Trust correspondaient parfaitement aux conceptions
de Menzies quant à ce que devait être une bonne gouvernance démocratique. Menzies
avait utilisé l’exemple de l’art pour évoquer le risque d’un contrôle gouvernemental
excessif : « Prenons le cas de la littérature et des beaux-arts : pourraient-ils survivre
en tant que ministère ? Sommes-nous prêts à n’éditer nos poètes qu’en fonction de
leur couleur politique ? La vérité est qu’aucun grand-livre n’a jamais été écrit et
qu’aucun grand tableau n’a jamais été peint de manière mécanique ou selon les règles
de la fonction publique : ces œuvres sont créées par un homme, pas par des
hommes18. »
L’AETT avait été fondé en réunissant des intérêts privés et publics. Il avait la forme
d’une entreprise privée, lancée principalement par des hommes d’affaires,
apparemment pour permettre à des citoyens de concrétiser leur intérêt pour le
domaine culturel en effectuant des dons prélevés sur leurs propres ressources. En tant
que tel, l’AETT semblait donc échapper à toute intervention directe des pouvoirs
publics et il ne correspondait pas à un engagement ou à un financement officiel et
durable de la part du pouvoir politique. Cette situation était conforme à l’approche
privilégiée par Menzies quant à la question du soutien public à la vie artistique.
Toutefois, vers le milieu des années 1960, l’AETT fut la cible de critiques lui
reprochant son manque de représentation démocratique. Ces critiques dénonçaient
un parti pris en faveur d’une « culture du théâtre » nationale artificielle, au lieu de
privilégier une culture authentique et diversifiée : l’AETT n’était donc pas représentatif
du public australien19.
on avait pourtant pu observer déjà quelques exceptions contredisant l’impression
que l’AETT ignorait la diversité culturelle de l’Australie au profit de reproductions
choisies de formes « nobles » de la culture européenne. E. M. Tildesley, par exemple,
estimait qu’avant la colonisation, les indigènes australiens étaient parvenus à réaliser
« une expression démocratique authentique de leur conscience collective dans leur
corroboree, à un niveau que nous, qui les avons supplantés, nous ne pouvons pas
encore envisager20 ». Dans une certaine mesure, l’AETT s’était également montré
ouvert à une reconnaissance de la position régionale de l’Australie. Dans les années

17. J. Brett, Menzies’ Forgotten People, Sydney, Macmillan, 1992, p. 178-179.


18. Ibid., p. 10.
19. W. Cherry, “Pitfalls of Grandeur: hugh hunt and the Australian eatre”, Overland, no 17, avril
1960, p. 33-35 ; C. R. Badger, “You can Trust the Trust to Make a Complete hash of it”, Bulletin, 11 avril
1964, p. 24-25 ; R. Douglas, “Some Aspects of the Current Controversy over the Elizabethan eatre
Trust”, Australian highway, printemps 1966, p. 3-5 ; K. Kemp, “e Australian Elizabethan eatre Trust:
Too Many Amateurs”, Meanjin Quarterly, septembre 1964, p. 287-289 ; J. Moses, “ree Texts for the
Trust”, nation, 28 juillet 1962, p. 6-7.
20. E. M. Tildesley, “e Australian Elizabethan eatre Trust”, Australian Quarterly, mars 1955, p. 55.

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1950, par exemple, il avait caressé l’idée de mettre sur pied des tournées de
compagnies australiennes qui auraient présenté leurs spectacles dans « certains centres
de pays asiatiques amis », ce qui pourrait constituer une « propagande précieuse en
faveur de notre pays21 ». Ce projet reflétait la prise de conscience grandissante, de la
part des Australiens, des opportunités que l’Asie offrait à la nation et à l’économie
du pays : entre 1959 et 1966, par exemple, la part du marché à l’exportation
représentée par le Japon était passée d’environ 13 % à 16 %, alors que celle du
Royaume-Uni tombait de plus de 30 % à 17 %22. Les liens de l’Australie avec
l’ancienne puissance coloniale commençaient à se relâcher.
Le plus grand succès remporté par l’AETT remonte à la fin des années 1960,
lorsque « le soutien financier du gouvernement à la vie artistique cessa d’être considéré
comme un flirt avec le socialisme23 ». L’AETT a joué un rôle pionner indispensable
avant les politiques culturelles sur grande échelle, longtemps attendues et menées à
la fin des années 1960 et durant les années 1970. Il a en effet recommandé au
gouvernement la création du Conseil australien pour les arts (Australian Council for
the Arts), en le présentant comme une « première étape dans le développement d’un
soutien accru en faveur des arts24 ».

1968-1975
La fin des années 1960 et le début des années 1970 marquèrent un tournant dans
le développement d’une politique culturelle. Comme le Royaume-Uni et le Canada,
et en se basant sur l’avis fourni par l’AETT, le gouvernement holt, une coalition
conservatrice réunissant les libéraux et le Parti national, institua un conseil de
financement et de consultance plutôt que d’accorder une place à un ministère chargé
de déterminer la politique de la culture. Le Conseil australien pour les arts avait
commencé à conseiller le gouvernement et à octroyer des subventions en 1967, avant
d’être constitué en tant qu’organisme de droit public en 1975. La Société pour le
développement du cinéma australien (Australian Film Development Corporation), qui
deviendra plus tard la Commission cinématographique australienne (Australian Film
Commission ou AFC), fut dotée d’un budget d’un million de dollars australiens en
1970 et devint une agence gouvernementale fédérale (Commonwealth government
agency) en 1975.
Ces organismes avaient été conçus comme des organes de droit public : leur
pouvoir de décision quant à la manière de répartir les fonds devait être indépendant
du gouvernement. Le Conseil australien pour les arts, par exemple, opérait de manière
autonome par rapport au gouvernement et sur la base d’un examen par les pairs, ce

21. hunt, “Memo of the AETT”, dans Latham Papers 1957, Manuscripts, national Library of Australia.
22. R. Maddock, “e Long Boom 1940-1970”, dans R. Maddock et I. W. McLean (eds), e Austra-
lian Economy in the Long Run, Melbourne, Cambridge University Press, 1987, p. 91.
23. R. Waterhouse, “Lola Montez and high Culture: e Elizabethan eatre Trust in Post-War Austra-
lia”, Journal of Australian studies, no 52, 1996, p. 148-158.
24. Australian Elizabethan eatre Trust (AETT), “Australian Council for the Arts: Establishment”, held
by national Archives of Australia, Canberra, Annual Report, 1967.

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Australie − Katya JOhAnsOn

qui signifie que les demandes de subventions étaient examinées par des artistes et
d’autres parties désignées plutôt que par des fonctionnaires publics. Pour mener à
bien son action, le Conseil (Council) était constitué de sept conseils (Boards) spécialisés
dans les politiques relatives à la littérature, au théâtre, à la musique, aux arts plastiques,
à l’artisanat, aux arts indigènes, au film et à la télévision25. De même, l’AFC prenait
ses décisions en matière de subventions indépendamment du gouvernement et
représentait « l’autorité finale dans les choix politiques26 ». Elle était constituée de
cinq branches : projet, marketing, film Australie (Film Australia), secrétariat du
développement et développement de la création (secretary’s and Creative Development).
Le gouvernement Whitlam, travailliste, (1972-1975) fut le premier à assumer la
responsabilité d’une politique culturelle sur une grande échelle. En 1973, le nouveau
gouvernement octroya un budget de 14 millions de dollars au Conseil australien
pour les arts, soit une augmentation de près de 100 % par rapport à l’année précé-
dente27. Il existait néanmoins une continuité entre le gouvernement travailliste et ses
prédécesseurs conservateurs en ce qui concerne l’approche suivie : l’établissement de
Conseils (Boards) qui, à l’exception du Conseil pour les arts indigènes (Indigenous
Arts Board), étaient basés sur des formes artistiques plutôt que de viser à exprimer
les besoins culturels d’une communauté, et cela dans le but de renforcer le caractère
sacré de l’objectif d’« excellence » et la priorité accordée aux manifestations artistiques
coûteuses. En réponse à une demande de subventions aussi considérable qu’inatten-
due, le Conseil opta pour une politique de subventions ne retenant qu’un petit
nombre de compagnies et d’artistes d’élite plutôt que de répartir ses subventions
entre un grand nombre de demandeurs.
L’influence de l’AETT se reflétait dans le fait que les bénéficiaires des subventions
du Conseil étaient essentiellement les arts de la scène et les formes artistiques
« nobles » d’origine européenne. En 1973-1974, au cours des deux premières années
de fonctionnement des sept Boards, le eatre Board et le Music Board attribuèrent
ensemble 48 % des subventions du Conseil alors que les quatre autres Boards ne
disposaient que de 38 % de ces moyens : la priorité accordée par le Conseil à
l’exécution en public d’œuvres théâtrales ou musicales s’en trouvait ainsi réaffirmée.
La plus grande partie des subventions accordées par le eatre Board et le Music Board
concernait les formes artistiques et les grandes compagnies qui avaient déjà le plus
bénéficié des subventions publiques par le biais de l’AETT. Le Music Board consacra
57 % du total de ses subventions (950 000 dollars dans chaque cas) à l’Australian
Opera et à l’AETT en 1973-197428. La notion d’« excellence » comme préalable à toute
subvention, qui avait déjà guidé l’AETT et qui reposait sur des présupposés privilégiant
les formes d’art européennes, était donc renforcée.
Cette approche connut toutefois certaines exceptions. Le Comité des arts
communautaires (Community Arts Committee), (1973-1975), qui devint plus tard

25. Australian Council, Annual Report, Sydney, Australian Council, 1973, p. 6.


26. S. Dermody et E. Jacka, e screening of Australia: Anatomy of a Film Industry, Sydney, Currency Press,
1987, p. 87.
27. Australia Council, Annual Report, 1973, p. 12.
28. Ibid., 1974, p. 92-195.

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un conseil à part entière (1975-2004), fut créé au niveau du Conseil pour s’attaquer
aux inégalités au sein de la population en matière d’accès aux arts et de participation
artistique et pour financer les formes artistiques qui n’entraient pas dans les catégories
des Boards et par conséquent apparaissaient « administrativement et esthétiquement
problématiques » comme les festivals dans les communautés29. Ce Comité, plutôt
que de distribuer des subventions sur la base de l’évaluation par les pairs de l’« excel-
lence » esthétique, les répartissait en fonction des avantages pour la communauté, les
objectifs étant définis par des communautés spécifiques. Comme le souligne
hawkins, le mouvement des arts communautaires n’a pas ménagé sa peine pour
contester le faible nombre de bénéficiaires de la politique des arts avant les années
199030. Cependant, entre 1973 et 2004, année où cette institution fut supprimée,
les arts communautaires n’ont jamais bénéficié de plus de 5 % des subventions
annuelles du Conseil.
La générosité de la politique menée par le gouvernement Whitlam se fondait sur
la prospérité dont jouissait l’Australie lors de l’arrivée au pouvoir des travaillistes. Au
début des années 1970, l’Australie venait de vivre trente ans de prospérité sans
précédent. Le gouvernement Whitlam pouvait attribuer des fonds publics importants
à un domaine aussi éloigné des besoins habituels de l’État-providence que le domaine
artistique en raison du sentiment dominant selon lequel la prospérité que connaissait
le pays était durable. « Les socialistes n’ont plus à gérer la pénurie mais à programmer
l’abondance », avait déclaré Whitlam en 196631.
Mais en 1975 – dernière année au pouvoir du gouvernement Whitlam – la foi
dans la pérennité de la prospérité et la confiance qu’inspirait la politique de mécénat
du gouvernement avaient toutes deux commencé à s’effriter. La conjonction observée
au début des années 1970 d’une croissance économique médiocre et de taux de
chômage et d’inflation élevés mina la foi dans les théories keynésiennes et dans la
valeur de la politique australienne de tarifs douaniers élevés et elle conduisit de
nombreux économistes à préconiser une réduction des dépenses publiques dans le
but de lutter contre l’inflation. La confiance mise par l’opinion publique dans la
gestion économique assurée par l’État déclinait, et il en alla de même quant au rôle
accru assumé par les pouvoirs publics dans différents domaines, dont la politique
culturelle. Par conséquent, et parce que les subventions publiques servaient
essentiellement à aider des formes d’art élitistes, les politiques culturelles des années
1970 furent remises en cause aussitôt qu’elles eurent été établies.
Le choc du renversement économique que le pays était en train de vivre se fit
sentir dans le domaine de la politique culturelle au travers de l’action menée par la
Commission d’aide à l’industrie (Industries Assistance Commission ou IAC). En 1976,
la IAC publia un rapport sur l’aide apportée aux arts de la scène au niveau fédéral, et
qui montrait que la forme d’assistance qui sous-tendait la plus grande partie des

29. G. hawkins, From nimbin to Mardi Gras: Constructing Community Arts, Sydney, Allen & Unwin,
1993, p. 39.
30. Ibid.
31. Cité dans G. Freudenberg, A Certain Grandeur: Gough Whitlam in Politics, Melbourne, Macmillan,
1977, p. 77.

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Australie − Katya JOhAnsOn

politiques culturelles des pouvoirs publics – à savoir des subventions aux interprètes
des arts de la scène – constituait un moyen inefficace et peu démocratique
d’encourager les arts. Le rapport prônait un arrêt de ces subventions. En lieu et place,
le rapport affirmait que les subventions seraient mieux utilisées si elles permettaient
de renforcer la diffusion des arts auprès des populations australiennes (par le biais de
captations télévisées des performances scéniques, par exemple) et de favoriser une
plus grande demande en la matière. Deux ans plus tard, la IAC publia un rapport sur
les secteurs de la musique enregistrée et de l’édition et adressa des critiques analogues
à l’organisation de la politique culturelle appliquée dans ces secteurs32.
Les recommandations de la Commission en matière de financement des activités
artistiques traduisaient l’influence d’une philosophie politique nouvelle. La tâche
assignée à la Commission était de réexaminer et de contribuer au remplacement du
système australien de tarifs douaniers élevés par des formes d’aide à l’industrie qui
soient plus sensibles à la demande et à la logique économique. La Commission, en
insistant pour que les formes du soutien financier aux activités artistiques soient
flexibles et qu’elles répondent aux besoins des consommateurs, plutôt que des produc-
teurs, ainsi qu’aux changements technologiques, ne faisait que refléter la politique
industrielle en train d’émerger. La IAC reprochait à la politique de financement
culturel de déboucher sur des « distorsions créées par des choix politiques », qui
créaient un écart entre « les désirs d’une communauté tels qu’ils se manifestent sur
le marché » et « la réponse que leur donnaient les producteurs d’œuvres artistiques33 ».
La plupart des recommandations de l’IAC furent initialement rejetées par le
gouvernement, et le modèle selon lequel le gouvernement octroyait des fonds au
Conseil pour qu’il les distribue aux producteurs de réalisations artistiques demeura
la forme dominante de politique culturelle. on peut cependant voir dans la position
de l’IAC un signe avant-coureur des tendances majeures qui domineront la politique
culturelle au cours des trois décennies suivantes. Comme on le verra plus loin dans
ce chapitre, la politique culturelle connut une renaissance dans les années 1990. Les
organismes mis sur pied durant la période que l’on examine ici continuent toutefois
d’être les acteurs majeurs de la politique culturelle du début du xxIe siècle.

1975-1991
En 1975, les Australiens portèrent au pouvoir un gouvernement conservateur de
coalition entre le parti libéral et le Parti national, dirigé par Malcolm Fraser, et le
processus de réforme économique connut un sérieux coup d’accélérateur. Les
organismes culturels publics adoptèrent un profil bas pour échapper aux critiques de
l’opinion publique. L’engagement public dans le domaine de la politique culturelle
ne fut pas pour autant interrompu. Une initiative significative datant de cette période
fut l’introduction d’avantages fiscaux pour les investissements privés dans les

32. Industries Assistance Commission (IAC), e Music Recording Industry in Australia, Canberra, AGPS,
1978 ; id., Draft Report on the Publishing Industry, Canberra, AGPS, 1978.
33. IAC, Draft Report on the Publishing Industry, op. cit., p. vii.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIQUES CULTURELLES DAnS LE MonDE

productions australiennes de cinéma et de télévision. Depuis la création de l’AFC, le


nombre de films avait augmenté tout comme leur budget moyen, mais ces films ne
semblaient pas réussir à attirer le public. Les avantages fiscaux furent introduits pour
encourager l’investissement privé dans la production de films australiens. Connus
sous l’appellation d’amendements 10B (1978) et 10BA (1980) à la loi sur l’impôt
(Taxation Act), ces dispositifs entraînèrent rapidement une hausse de la production
cinématographique australienne, mais les avantages octroyés furent fréquemment
modifiés et réduits au cours des neuf années suivantes parce que jugés trop coûteux
pour le Trésor public34.
Sous le gouvernement Fraser, le Comité des arts communautaires (Community
Arts Committee) devint une instance à part entière au sein du Conseil australien et
au sein de la politique culturelle, le « mouvement » des arts communautaires connut
son apogée. Même s’il pouvait sembler paradoxal de voir un gouvernement
conservateur soutenir les arts communautaires, le Conseil des arts communautaires
(Community Arts Board) vit le jour pour incarner la « philosophie de la liberté de
l’expression individuelle » prônée par le gouvernement Fraser, en accordant de
manière ostensible un pouvoir accru aux communautés de faire leurs propres choix
culturels. Fraser déclara : « nous croyons à la liberté tant de l’artiste que du mécène.
C’est pourquoi nous ne considérons pas nécessairement le gouvernement comme la
seule source ou la principale source de mécénat artistique. » Le soutien accordé aux
arts communautaires reflétait le fait que dans ses politiques au sens plus large, le
gouvernement n’était pas hostile à la notion de communauté de la même manière
que semblait l’être le gouvernement atcher au Royaume-Uni, mais qu’il avait
adopté activement ce concept parce que les « communautés » pouvaient apparaître
comme un véhicule potentiel pour fournir des services en grande partie autofinancés,
ce qui facilitait une réduction des dépenses publiques nationales.
Si les années 1970 avaient été une période de croissance extraordinaire pour le
financement culturel en Australie, les années 1980 semblèrent au départ présenter
une menace. Élu en 1983, le gouvernement travailliste de hawke poursuivit le
processus de libéralisation du marché et les réductions du secteur public et du budget,
en particulier pour les organismes para-étatiques et les entreprises de service public,
avec une plus grande énergie que son prédécesseur. Au milieu des années 1980, la
dette extérieure du pays avait considérablement grossi. Le ministre des Finances, Paul
Keating, qui avait depuis longtemps dénoncé les « jours de paresse » de la croissance
d’après-guerre, réorienta donc la priorité de la politique économique non plus sur la
croissance, mais sur le rééquilibrage de la balance des paiements. Il mit en garde
contre le danger de voir l’Australie réduite au niveau d’une économie non seulement
de second mais même de troisième ordre ou devenir, selon une formule qui eut un
large écho, une « république bananière35 ».

34. S. Dermody et E. Jacka, e screening of Australia…, op. cit., p. 67-69 et 214-215.


35. R. McMullin, e Light on the hill: e Australian Labor Party 1891-1991, Melbourne, oxford Uni-
versity Press, 1991, p. 422.

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Australie − Katya JOhAnsOn

Dans un premier temps, ces réformes parurent devoir menacer les politiques
culturelles en place. Tant le gouvernement travailliste de hawke que l’opposition se
montraient ambivalents, voire hostiles, à l’encontre du Conseil australien, par
exemple. Le Comité de vigilance contre les gaspillages constitué par l’opposition
attaqua les programmes du Conseil, en affirmant que « tant de gens sont assis autour
comme des drogués qui attendent leur prochaine dose de subventions gouvernemen-
tales. Ces dépenses très considérables ont miné le sens de la responsabilité collective
qui constituait jadis une composante importante de la civilisation australienne36 ».
L’idée selon laquelle le financement public d’activités culturelles servait l’intérêt public
fut remise en cause par une autre conception, qui voyait dans les subventions
publiques une forme improductive d’aide sociale pour les artistes. Dans les années
1970, Malcolm Fraser, alors qu’il était Premier ministre, avait utilisé le terme péjoratif
de dolebludger (terme d’argot australien signifiant à peu près fainéant assisté) pour
désigner les bénéficiaires d’allocations de chômage37. Dans les années 1980, cette
stigmatisation sociale sembla s’étendre plus largement à tous les bénéficiaires de fonds
publics, y compris aux bénéficiaires de subventions pour activités artistiques.
Toutefois, les chefs de file du monde artistique parvinrent à démontrer que
l’investissement public dans la culture pouvait favoriser la réalisation des objectifs
économiques du gouvernement, et ils ont ainsi pu défendre le principe d’un finance-
ment public de la culture. Dans cette perspective, ils ont eu recours à l’expression
« industrie des arts » pour désigner les bénéficiaires du financement public mais aussi
pour souligner leur valeur. Les politiques gouvernementales de libéralisation du
marché et de coupes dans les secteurs publics étaient toutes deux axées sur la
croissance des exportations et l’accroissement de la capacité de réaction de l’Australie
aux évolutions des marchés internationaux. Donald horne, président de l’Australia
Council, défendit l’idée que le Conseil pouvait à la fois servir les intérêts de la réforme
de l’industrie et la croissance, et répondre aux exigences, en termes d’infrastructures
sociales, qui pouvaient contribuer à la réalisation de ces objectifs, comme l’éducation.
Il suscita ainsi pour les activités du Conseil l’intérêt d’un éventail remarquable de
ministres tels John Dawkins, le ministre de l’Éducation, John Button, le ministre de
l’Industrie, et Barry Jones, défenseur de longue date du Conseil et devenu ministre
des Sciences.
horne réussit à promouvoir les arts comme un secteur économique postindustriel
par essence. En promouvant et en développant les arts par le biais de ses organismes
de droit public, prétendait horne, le gouvernement pouvait jouer un rôle essentiel
pour aider l’Australie dans sa transition vers une économie postindustrielle. Pour
illustrer l’importance des arts dans une économie postindustrielle, horne eut
fréquemment recours à l’exemple de deux constructions datant du début des années
1970 : d’un côté, le barrage sur l’ord, un projet public de 100 millions de dollars
destiné à irriguer pour l’agriculture le nord-est de l’État d’Australie occidentale. Lors
de l’achèvement du projet, en 1972, il semblait avoir été édifié « suivant les principes

36. A. Downer, dans Commonwealth Parliamentary Debates: Representatives, Canberra, AGPS, 1987, p. 3114.
37. F. Crowley, Tough Times: Australian in the seventies, Melbourne, heinnemann, 1986.

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économiques les plus solides – le genre de réalisation qui était essentielle pour le
progrès de ce pays ». D’autre part, la construction de l’opéra de Sydney, inauguré
l’année suivante, et qui paraissait à beaucoup de gens « un gaspillage d’argent
évident ». En 1986, horne prétendit que l’admiration suscitée par les qualités
architectoniques du barrage était l’une des rares choses à quoi il ait pu servir, alors
que l’opéra fonctionnait comme un important « multiplicateur » social, culturel et
économique. « C’est devenu la principale attraction touristique en Australie, visitée
par 62 % des personnes qui viennent passer leurs vacances dans notre pays38. »
Dans cette perspective, horne soutenait que les politiques culturelles pouvaient
être considérées comme des stratégies de recherche et développement d’une
importance cruciale pour soutenir « l’ensemble du secteur de la culture et des loisirs,
et, de ce point de vue, l’ensemble de l’industrie de l’information39 ». Les théoriciens
de l’économie postindustrielle affirmaient que la recherche-développement revêtirait
une importance toujours plus grande, de même que les industries de la « qualité de
la vie » et des services comme le secteur des loisirs. horne valorisait donc le travail
du Conseil dans la perspective du développement industriel futur.
Le fait que des réalisations culturelles australiennes réalisent des performances à
l’exportation contribua sans aucun doute à donner plus de poids aux arguments de
horne. En 1986, par exemple, le film australien Crocodile Dundee devint le plus gros
succès remporté au box-office américain pour un film étranger et le feuilleton popu-
laire Les voisins (neighbours) était diffusé chaque jour à la télévision britannique40.
En 1989, le gouvernement travailliste de Bob hawke créa la Société de financement
cinématographique (Film Finance Corporation ou FFC) sous la forme d’une société à
capitaux publics. Consciente des limites des incitants fiscaux pour encourager le
mécénat privé, la FFC assurait un financement public accru pour la production
cinématographique. Pour reprendre la description donnée par French, la FFC a
poursuivi dès sa création des objectifs essentiellement commerciaux, contrairement
aux organismes culturels publics plus anciens, « où l’accent était mis plus nettement
sur une visée culturelle nationaliste41 ». Le tourisme culturel représentait également
un secteur en essor rapide. L’affirmation selon laquelle l’Australie pourrait disposer
d’un avantage compétitif dans les industries culturelles, dans une époque de com-
merce international concurrentiel, pouvait donc s’appuyer sur des preuves concrètes.
En 1986, la Commission permanente des dépenses publiques de la Chambre des
représentants publia les résultats d’une enquête sur la politique culturelle dans
l’ensemble de l’Australie, connue depuis sous le nom de rapport McLeay. Dans la
perspective d’une mise en avant d’arguments en faveur d’un soutien des pouvoirs
publics aux arts, la tendance générale du rapport apparaissait d’emblée évidente,
lorsqu’il reconnaissait les vues à long terme et la rigueur de l’argumentation du

38. D. horne, Demystifying the Museum, Riverina-Murray Institute of higher Education, 5 novembre
1986.
39. Id., “Arts and Growth”, Australian society, vol. 4, no 12, décembre 1985, p. 16-19.
40. J. Given, America’s Pie: Trade and Culture after 9/11, Sydney, University of nSW Press, 2003, p. 38.
41. L. French, “Patterns of production and policy: e Australian film industry in the 1990s”, dans Ian
Craven (ed.), Australian Cinema in the 1990s, Londres, Frank Cass, 2001, p. 20.

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rapport de 1976 de l’IAC sur les arts de la scène42. Comme l’IAC, il affirmait que la
politique culturelle devrait chercher avant tout à servir « l’intérêt public » plutôt que
de prendre la défense des intérêts des artistes professionnels. Le rapport ne faisait
aucune distinction entre le secteur des arts et l’industrie des loisirs43. Ses
recommandations comportaient notamment la limitation des pouvoirs du Conseil
au profit d’une direction plus ministérielle et la limitation des fonctions du Conseil
quant à la définition de la politique culturelle.
Tout comme les proclamations bien intentionnées de horne sur les avantages
apportés par l’« industrie des arts » à l’économie australienne, le rapport McLeay
développait une argumentation en faveur de la politique culturelle appelée à se
développer toujours plus au cours des vingt années qui allaient suivre. L’« industrie
des arts » devint ensuite « industrie culturelle » puis, à la fin des années 1990
« industrie de la création » suivant en cela l’accent mis par le gouvernement
britannique sur la création dans une perspective de planning et de développement.
Le fait que des instances telles que l’Australia Council et l’AFC avaient commencé à
réunir les preuves de la contribution économique effective et potentielle des industries
culturelles et qu’elles incluaient de plus en plus cette dimension dans leurs
attributions, a également contribué à cette évolution.

1991-1996
En 1991, Paul Keating succéda à Bob hawke comme Premier ministre travail-
liste, ce qui se traduisit par un intérêt accru pour une politique culturelle d’envergure.
Keating était, en tant que leader politique, animé par une vision ambitieuse de l’avenir
de l’Australie – une vision profondément nationaliste. Il voulait une Australie écono-
miquement, politiquement et culturellement indépendante. Les trois instruments
permettant de concrétiser cette vision étaient le républicanisme, la réconciliation entre
les Australiens blancs et indigènes, et des relations régionales plus fortes entre
l’Australie et ses voisins asiatiques. En remplaçant le souverain britannique par un
chef d’État australien, le républicanisme devait aider les Australiens à se libérer de
leur passé colonial. Le « mouvement de réconciliation » donna lieu à une vague sans
précédent de recherches et de publications sur les cruautés et les injustices des
traitements infligés aux Indigènes australiens et sur la nécessité d’une réparation de
ces mauvais traitements. Pour le gouvernement Keating, ce mouvement n’était pas
seulement une question de justice et de réparation, mais une démarche nécessaire
pour le progrès de la nation. Enfin, Keating considérait que les alliances politiques
avec les voisins asiatiques de l’Australie constituaient une nécessité pour définir
l’Australie en tant que république, et pour assurer sa sécurité économique et politique :
il travailla avec ardeur à établir de bonnes relations avec les pays en question.

42. Commonwealth Parliamentary Debates: Representatives, Canberra, AGPS, 1986, p. 20.


43. Van Den Bosch, e Australian Art World: Aesthetics in a Global Market, Sydney, Allen & Unwin,
2005, p. 165.

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Keating considérait que la politique culturelle pouvait être utile à la réalisation


de tous ces objectifs. La politique culturelle « doit nous aider à nous penser en tant
qu’un seul et même peuple » ; elle avait « une valeur inestimable pour combler le fossé
entre Australiens indigènes, populations insulaires du détroit de Torres et Australiens
blancs44 » et elle constituerait « un facteur très important pour nous intégrer pleine-
ment dans cette région Asie-Pacifique qui est essentielle pour nos intérêts commer-
ciaux et stratégiques au sens large45 ». Par conséquent, le nouveau gouvernement
plaça à un degré sans précédent l’accent sur la politique culturelle. Pendant les cinq
ans qu’il fut aux affaires, le gouvernement Keating produisit trois déclarations de
politique culturelle, qui aboutirent au premier (et resté seul à ce jour) document de
politique culturelle globale, intitulé Creative nation.
Publié en octobre 1994, Creative nation proposait « non seulement des amélio-
rations significatives pour les arts, mais aussi une nouvelle manière de penser, en
termes généraux, les caractéristiques de la culture et du mécénat en Australie46 ».
L’histoire culturelle de l’Australie, déclarait le document, était caractérisée par une
insécurité sur l’identité de l’Australie qui pouvait se traduire par des attitudes extrêmes
allant d’une « fervente anglophilie à un chauvinisme envahissant » et qui avait conduit
à un « désert culturel » et poussé des « Australiens talentueux » à quitter le pays. Dans
les années 1990, cette insécurité culturelle était nourrie par un sentiment nouveau
de « menace sans précédent » : « La révolution dans les technologies de l’information
et la vague de la culture mondiale de masse constituent une menace potentielle contre
ce qui nous est spécifique… Les mesures que nous avons prises dans cette politique
culturelle sont essentiellement destinées à… assurer que ce que nous avions l’habitude
d’appeler un désert culturel ne devienne pas un océan de médiocrité mondialisée et
uniformisée47. »
Creative nation affirmait que cette identité culturelle nationale fragile ne serait
pas aussi bien préservée par des formes de protectionnisme culturel que par une
« ouverture au monde ». Aussi longtemps que « nous sommes assurés de la valeur de
notre héritage et de nos talents », l’Australie ne pourrait que bénéficier de la « rencon-
tre des cultures importées et des cultures autochtones48 ». Par conséquent, les
250 millions de dollars de subventions supplémentaires qu’il promettait aux institu-
tions culturelles en quatre ans visaient à renforcer les activités et les institutions
culturelles en Australie pour promouvoir l’indépendance, si bien que la culture
importée en viendrait à représenter non pas une menace mais une source
d’inspiration.

44. P. J. Keating, “Statement by the Prime Minister, the honourable Paul Keating MP”, Distinctly Aus-
tralian: the Future of Australia’s Cultural Development, Canberra, AGPS, 1993, p. 4.
45. M. Lee, “e Projection of Australia overseas: e origins of the Council for Australia Abroad”, Aus-
tralian Journal of Public Administration, vol. 50, no 1, 1994, p. 9.
46. D. Cryle, “‘Redefining Australia: Cultural Policy and the Creative nation Statement”, southern Review,
vol. 28, novembre 1995, p. 283.
47. Department of Communications and the Arts, Creative nation, Canberra, Commonwealth of Aus-
tralia, 1994, p. 5-67.
48. Ibid., p. 6.

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Australie − Katya JOhAnsOn

Si l’on peut dire que Creative nation poursuivait un objectif précis, c’était celui
de l’intégration des activités culturelles et des technologies des communications dans
le but de faciliter l’indépendance des activités culturelles par rapport au soutien des
pouvoirs publics. Le document décrivait comment les paramètres de la politique,
tout comme ceux de la culture et du mécénat, étaient en train d’évoluer : « Il y a
quelques années encore, la politique en matière d’information, d’informatique, de
téléphonie et de radiodiffusion aurait été envisagée uniquement dans le contexte d’un
secteur industriel et de service. L’accent aurait été mis sur le hardware et ses
applications aux moyens de production et de distribution. […] Aujourd’hui, les
technologies de l’information ont progressé si rapidement qu’elles constituent un
média très large pour l’échange d’informations et d’idées. Les textes, les graphiques,
les sons et les images peuvent s’y déployer à présent pour fournir, non de simples
données, mais des concepts et des analyses, des éléments créatifs capables d’élargir
les horizons49… » Cette notion de « développement du contenu » était cruciale : « Si
les opportunités sont créées par les évolutions des technologies de la communication,
c’est le contenu qui sera l’élément déterminant50. »
Le Premier ministre Keating et Creative nation ont également relevé le statut des
arts indigènes, en affirmant les droits de propriété intellectuelle des artistes indigènes
et en promettant un centre national de « formation à l’excellence » pour les artistes
de la scène indigènes. C’est sous le gouvernement Keating que furent créées trois
importantes compagnies théâtrales indigènes – Ilbijerri, Yirra Yaakin et Koemba
Jdarra. Les gouvernements des différents États et d’autres organisations politiques et
culturelles ont également contribué à la reconnaissance des arts indigènes. L’AFC créa
une filiale pour le cinéma indigène ; le Conseil australien du droit d’auteur (Australian
Copyright Council) adopta une politique de protection de la propriété intellectuelle
indigène, et la Commission des populations indigènes et insulaires du détroit de
Torres (Indigenous and Torres strait Islander Commission) publia une déclaration cadre
de politique culturelle (Cultural Policy Framework) et une stratégie pour les industries
culturelles (Cultural Industries strategy). Toutes ces initiatives reflétaient la prise de
conscience grandissante de la place des cultures indigènes dans la société australienne,
mais elles s’inscrivaient également dans la conception de Keating selon laquelle les
cultures indigènes constituaient une richesse que l’Australie pouvait présenter au reste
du monde, un élément qui était « spécifiquement nôtre51 ». À la fin du mandat du
gouvernement Keating, les arts et la culture indigènes représentaient un secteur de
plusieurs millions de dollars. Terri Janke remarquait à l’époque que « des dessins
indigènes sont reproduits sur une large gamme de produits, comme des torchons à
vaisselle, des bouteilles de vin et des t-shirts. Des motifs indigènes sont utilisés comme
logo par des entreprises australiennes et pour faire la promotion d’événements
organisés en Australie. Il n’est pas rare de voir un spectacle de danse indigène lors de

49. Department of Communications and the Arts, Creative nation, op. cit., p. 41.
50. Ibid., p. 41.
51. Ibid., p. 5.

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l’inauguration d’institutions culturelles majeures ou d’événements ayant un grand


retentissement comme une finale de football52 ».
Creative nation fit l’objet de critiques analogues à celles qui avaient été émises à
l’encontre de l’AETT et de l’Australia Council. Pour certains, le document méritait des
éloges par sa reconnaissance de la « pluralité » alors que pour d’autres, cette
« pluralité » n’était que pure rhétorique. Des critiques relevèrent que la plus grande
partie des subventions supplémentaires proposées par Creative nation bénéficieraient
à des compagnies ou à des institutions importantes et professionnelles. L’accent mis
par le document sur les arts indigènes, par exemple, se manifestait par une subvention
de plus de 14 millions de dollars pour établir un centre de formation à l’excellence
pour les arts de la scène indigènes. En outre, le document prévoyait des subventions
accrues pour les programmes de tournées en Australie de spectacles indigènes et pour
la création d’une académie nationale de musique. Par contraste, lorsqu’il identifiait
et évoquait la nécessité d’une participation de la communauté dans les activités
culturelles, il ne le faisait que de manière indirecte et certains critiques ont pu parler
d’une déclaration de politique imposée d’en haut plutôt qu’au départ de la base, dans
la mesure où elle se focalisait sur les résultats plutôt que de créer les conditions
préalables de l’entreprise artistique53.
La présence de cette contradiction apparente et le peu d’intérêt apporté à
l’implication de la communauté sont le reflet de deux motivations essentielles qui
ont présidé à l’élaboration du document. Tout d’abord, Creative nation était la
concrétisation d’une promesse électorale. Lors de la campagne pour les élections de
1993, des lobbies du monde artistique avaient choisi de soutenir publiquement le
gouvernement travailliste54. « nous avons pris la résolution devant ce Parlement
d’élever la dignité de l’artiste australien, déclara Keating, [pour] affirmer que l’artiste
australien a un rôle essentiel à jouer dans la société australienne55. » Si Creative nation
a paru « servir la clientèle existante » de l’Australia Council – en promouvant les
organisations professionnelles et en assurant la protection des artistes – c’était en
grande partie parce qu’une communauté d’artistes professionnels avait publiquement
soutenu la campagne du parti travailliste56.
La seconde motivation qui se reflétait dans les priorités de Creative nation renvoie
à la « grande vision » de Keating. Derrière l’engagement républicain de Keating, la
réconciliation avec les indigènes et le renforcement du statut de l’Australie au sein de
la région Asie-Pacifique, il y avait la conviction de pouvoir bâtir et orienter l’avenir
économique et social de l’Australie dans le monde et l’idée que « le succès dans le

52. T. Janke, “Protecting Australian Indigenous Arts and Cultural Expression”, Culture and Policy, vol. 7,
no 3, 2006, p. 13.
53. M. harris, “e Arts End of the World: Creating a Creative nation?”, Agenda, vol. 2, no 1, 1995,
p. 110-112 ; M. Barone, “Creative nation: What Does it Mean for Youth Performing Arts?”, Lowdown,
vol. 16, no 6, décembre 1994, p. 15-17.
54. D. Dixon, e Potential Impact of the Coalition’s Fightback Package on the Arts Industry, Report pre-
pared for Arts Action Australia, décembre 1992.
55. P. J. Keating, “Statement by the Prime Minister, the honourable Paul Keating MP”, art. cité, p. 5.
56. V. o’Donnell et h. Millicer, “Creative nation: But for Whom?”, Art Monthly Australia, no 76,
décembre 1994, p. 11.

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monde dépend de notre force en tant que nation, de notre foi en nous-mêmes et de
la manière dont nous exprimons cette foi ». C’est ce besoin de définir, de renforcer
et de représenter l’identité australienne qui explique l’importance de la politique cultu-
relle, parce que la culture est « le squelette, le cœur et l’esprit d’une communauté57 ».
Un commentateur a pu dire que même la largesse caractérisant Creative nation
rappelait les « pays qui dépensent le plus en matière culturelle » comme la France et
l’Allemagne, plutôt que le Royaume-Uni : « C’est cet héritage anglo-saxon que Paul
Keating attaque en donnant une telle place à la culture dans la politique du
gouvernement58. »
Creative nation, en reflétant le républicanisme du gouvernement, accordait la
priorité à la création de l’identité nationale et à sa projection à l’extérieur, au-delà de
son expérience locale. Parce que la monarchie australienne est une monarchie
britannique, la cause républicaine pendant les années 1990 était avant tout une cause
nationaliste. C’est ainsi que lorsque Creative nation attribuait des subventions à des
projets artistiques des insulaires du détroit de Torres, c’était en partie une conséquence
de leur « importance grandissante pour l’Australie, dans le tourisme et dans la
projection de la culture australienne à l’étranger59 ». À côté de l’exemple des arts
indigènes, la chaîne publique de télévision special Broadcasting service (SBS) se voyait
octroyer des subventions supplémentaires pour produire des fictions australiennes de
« première qualité », susceptibles d’être vendues sur le marché international. Les
organisations et les artistes qui semblaient les plus à même de projeter effectivement
au plan international un sentiment d’identité australienne furent, au moins dans un
premier temps, les bénéficiaires de ces subventions.
Les déclarations rhétoriques de Creative nation en faveur de l’idéal de la
démocratie culturelle étaient également une conséquence de cette vision républicaine.
Selon un argument en vogue dans la littérature universitaire australienne de l’époque,
« le républicanisme ne concerne que superficiellement la monarchie héréditaire ;
fondamentalement, c’est une question de démocratie, de consentement actif et
informé, d’autodétermination et d’égalité60 ». L’insistance de Creative nation sur le
fait que la politique culturelle devait se construire sur une tolérance sociale préalable
vis-à-vis de la diversité culturelle complétait les objectifs démocratiques de cette
idéologie du républicanisme, alors que l’accent mis sur les grandes organisations
professionnelles à succès entendait assurer la prise de conscience de l’Australie comme
nation culturellement indépendante.
Si l’orientation choisie par Creative nation s’explique en partie par une vision
républicaine, elle découle également de la vision développée par Keating quant à

57. P. J. Keating cité dans M. Ryan, Advancing Australia: e speeches of Paul Keating, Prime Minister, Syd-
ney, Big Picture Publications, 1995, p. 39.
58. McDonald, “A nation of Art Lovers for $252 million”, sydney Morning herald, 22 octobre 1994,
p. 14a.
59. Department of Communications and the Arts, Creative nation, op. cit., p. 21.
60. J. Warden, “Mr Boston’s Pig and Mr Keating’s Republic”, dans D. headon, J. Warden et B. Gam-
mage (eds), Crown or Country: e Traditions of Australian Republicanism, Sydney, Allen & Unwin, 1994,
p. 187.

67
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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIQUES CULTURELLES DAnS LE MonDE

l’avenir économique de l’Australie. En 1996, Carol Johnson affirmait que « les


commentateurs qui font l’éloge de Keating pour s’être attaqué à un large éventail de
problèmes sociaux… ne mettent pas l’accent là où il le faudrait : non pas tant sur le
fait que Keating se soit attaqué à un large éventail de problèmes sociaux et culturels,
mais sur la tentative du gouvernement de façonner l’identité sociale et l’identité
culturelle de l’Australie pour les faire correspondre à la vision économique plus large
du gouvernement61 ».
En effet, le document, qui se voulait être une politique sociale puisqu’il visait à
« augmenter notre expérience et accroître notre sécurité et notre bien-être », se
définissait également comme une politique économique : « Le niveau de notre
créativité détermine dans une large mesure notre capacité d’adaptation aux nouveaux
impératifs économiques. Elle représente un précieux bien d’exportation en soi et un
accompagnement capital à l’exportation de nos autres produits… Elle est essentielle
pour notre succès économique62. » L’engagement en faveur du développement des
technologies multimédias reflétait la perception du gouvernement quant à la valeur
économique des nouvelles technologies : « nous possédons l’un des réseaux de
télécommunications les plus avancés au monde et des investissements considérables
sont consentis pour l’instant pour garantir la mise en place de nos autoroutes de
l’information63. » Les activités culturelles susceptibles de contribuer directement au
bien-être économique de l’Australie recevaient donc la priorité sur celles dont la
fonction première était d’exprimer les intérêts culturels d’une communauté
spécifique.
Creative nation, en mettant l’accent sur la démocratie culturelle tout en promou-
vant dans le même temps les bénéficiaires traditionnels des subventions, reflétait donc
à la fois le remboursement pragmatique d’une dette électorale et l’ambitieuse
grandeur de la vision de l’avenir de l’Australie qui était celle de ce gouvernement.
Le message contradictoire de Creative nation reflétait également l’autre face de
la vision du gouvernement : l’anxiété quant au destin de la culture australienne dans
une économie mondialisée. Le rôle assumé par Creative nation pour « renforcer notre
héritage au sein d’institutions nationales nouvelles ou élargies » était une réponse aux
menaces perçues : « l’“attaque” menée par des mass media uniformisés et la
vulnérabilité intrinsèque des Australiens pour y faire face64 ». En dépit du silence du
document sur la problématique de la dépendance financière associée aux formes
traditionnelles de mécénat, la perception de ces menaces explique pourquoi Creative
nation était principalement soucieux de protection culturelle, exactement comme
l’avaient été les politiques culturelles de l’immédiat après-guerre. Les institutions et
les pratiques existantes étaient les bénéficiaires de cette protection.

61. C. Johnson, “Shaping the Social: Keating’s Integration of Social and Economic Policy”, Just Policy,
no 5, février 1996, p. 9.
62. Department of Communications and the Arts, Creative nation, op. cit., p. 7.
63. Ibid., p. 55.
64. Ibid., p. 2 et 7.

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Australie − Katya JOhAnsOn

La politique culturelle du gouvernement Keating fut à la fois novatrice et


conservatrice. Elle combina les arts traditionnels et les nouvelles formes de
communication, elle fit la promotion des utilisations économiques auxquelles la
culture pouvait se prêter, elle fit des cultures indigènes et des insulaires du détroit de
Torres un élément central de l’identité nationale australienne et elle prit en compte
la diversité culturelle. Ce faisant, en suivant un modèle aussi nettement et aussi
publiquement défini, le gouvernement prenait en compte de nombreux arguments
qui avaient nourri les débats publics sur la culture australienne depuis cinq décennies
et il les intégrait dans la définition du rôle du gouvernement dans le développement
culturel. Toutefois, il agissait de la sorte en réaction à une menace reconnue et avec
une sensibilité extrême à l’image nationale potentielle de l’Australie. Le besoin
éprouvé de consolider la culture australienne contre les assauts des cultures étrangères
par l’entremise des nouvelles technologies de la communication et de projeter une
identité nationale vis-à-vis du monde extérieur a eu pour effet que Creative nation
a renforcé la division entre la culture produite et diffusée par les professionnels et le
public à qui elle était destinée.

1996-2007
La défaite du gouvernement Keating lors des élections de 1996 a souvent été
présentée comme une réaction de l’électorat contre la place prépondérante occupée
dans l’agenda politique national par la vision de Keating sur l’avenir de l’Australie.
De fait, le gouvernement howard (1996-2007) se décrivit lui-même comme
pragmatique : howard fit barrage au mouvement républicain, refusa obstinément de
présenter des excuses publiques aux Australiens indigènes pour les atrocités passées
et ne renforça pas ouvertement les liens régionaux. En lieu et place, le nouveau
gouvernement favorisa une relation plus forte avec les États-Unis. Il se rangea à leurs
côtés lors de la deuxième guerre du Golfe, vota avec les États-Unis contre le protocole
de Kyoto des nations unies, et signa avec eux un accord bilatéral de libre-échange
qui risquait de défaire le travail accompli par les précédents gouvernements pour
développer les relations économiques au sein de la région de l’Asie orientale65.
À court terme, le gouvernement howard n’apporta que peu de changements aux
priorités de la politique culturelle. Il existe un adage selon lequel les partis radicaux,
quand ils arrivent au gouvernement, agissent rapidement et ouvertement pour
élaborer leur politique en fonction de leur idéologie, alors que les partis conservateurs
agissent lentement et sans faire de vagues. Telle fut en effet l’approche du
gouvernement howard en matière de politique culturelle : guidé par un Premier
ministre apparemment peu intéressé par le rôle que les arts et la culture pourraient
jouer pour définir ou faire progresser le pays66, le gouvernement « ne disposait pas
d’une politique culturelle qui lui soit propre », si bien que les priorités de Creative

65. A. Capling, All the Way with the usA: Australia, the us and Free Trade, Sydney, UnSW Press, 2005.
66. D. Marr, “eatre under howard: e Philip Parsons Memorial Lecture”, Belvoir eatre, 9 octobre
2005 (http://www.belvoir.com.au/downloads/PhILIP_PARSonS_LECTURE_2005.pdf ).

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIQUES CULTURELLES DAnS LE MonDE

nation ont par défaut été presque conservées pendant son premier mandat67, avec
toutefois des réductions dans les subventions pour certaines organisations culturelles
comme l’AFC et la Commission australienne de radiodiffusion (Australian
Broadcasting Commission) et des subventions accrues pour d’autres68. En particulier,
la notion d’« industries de la culture » continua à servir de formule magique pour
justifier et déterminer les dépenses culturelles du gouvernement.
Ce recours par défaut aux politiques antérieures fit peu à peu place à une
approche politique plus nette aux alentours du changement de millénaire, lorsque
fut publié le premier d’une série de rapports commandés par le gouvernement au
sujet des organisations artistiques. L’enquête sur les principaux arts de la scène (Major
Performing Arts Inquiry) – dite aussi enquête « nugent » – avait été commanditée par
le ministre des Arts Richard Alston face à la menace d’une crise financière au sein
des plus importantes compagnies des arts de la scène, crise causée par le chute de la
fréquentation et des abonnements, la stagnation des subventions publiques et
l’augmentation des coûts de production. Les recommandations du rapport nugent
prônaient une amélioration du management au sein des grandes compagnies des arts
de la scène et une meilleure gestion de ces compagnies par les pouvoirs publics. Le
rapport estompait la différence entre normes artistiques de succès et prospérité
financière, en affirmant que « la question n’est pas de faire de l’art pour de l’art, mais
de porter un jugement pragmatique sur les besoins et les attentes du public. Pour le
dire simplement, le public attend des spectacles offerts par les grandes compagnies
australiennes des arts de la scène qu’ils soient de classe internationale. Il ne se
contentera pas de moins. Si une compagnie ne vise pas ce niveau et si elle n’y parvient
pas au bout d’un certain temps, elle n’a pas d’avenir69 ». Le rapport recommandait
d’augmenter les subventions destinées aux principales compagnies selon des critères
spécifiques, pour qu’elles stabilisent leurs finances, et d’indexer ensuite ces
subventions.
L’enquête nugent fut la première d’une série de grandes enquêtes dans le monde
artistique. Trois ans plus tard, le rapport d’une enquête lancée à l’initiative des
autorités fédérales au sujet des arts plastiques et de l’artisanat contemporains
recommandait que les pouvoirs publics augmentent leurs subventions aux
organisations d’une certaine importance pratiquant ces formes artistiques, pour les
aider à développer des pratiques de gestion durables, à mieux saisir les opportunités
de mécénat, et à jouer un rôle leader accru70. En 2005, le gouvernement publia un
rapport sur les orchestres australiens qui recommandait que les six orchestres d’État
cessent d’être des filiales de l’ABC et soient plutôt constitués comme des sociétés
publiques, et que l’ensemble des huit orchestres qu’il avait examinés bénéficient de

67. J. Craik, Revisioning Arts…, op. cit., p. 18.


68. L. French, “Patterns of Production and Policy: e Australian Film Industry in the 1990s”, art. cité,
p. 17.
69. h. nugent, securing the Future: Major Performing Arts Inquiry Final Report, Canberra, Common-
wealth of Australia, décembre 1999, p. 17.
70. R. Myer, “Report of the Contemporary Visual Arts and Craft Inquiry”, Sydney, Australia Council,
2003.

70
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Australie − Katya JOhAnsOn

subventions publiques accrues pour établir des pratiques saines de gestion et rétablir
la stabilité financière.
Comme l’a indiqué Van Den Bosch, le fait pour le gouvernement de recourir à
des consultants pour évaluer la politique culturelle représentait un changement par
rapport au rôle de conseil assumé précédemment par les organismes indépendants
de droit public chargés de la vie artistique71. Une seconde lecture politique que l’on
a pu faire du choix de focaliser les enquêtes sur les principales organisations était que
le fondement de la politique culturelle du gouvernement howard n’est pas de
soutenir les arts, mais de soutenir les institutions culturelles − les grandes institutions
traditionnelles, même si, comme on l’a montré plus haut, elles étaient privilégiées
également par les prédécesseurs de howard72. L’approche politique mise en évidence
par les rapports était celle d’un encouragement des élites, où des organisations
sélectionnées bénéficient de fonds discrétionnaires sur la base d’un processus
d’examen qui atteste de leur capacité et de leur désir d’adopter une approche
commerciale de la gestion. Dans une certaine mesure, cette approche court-circuitait
l’Australia Council en tant qu’organe de conseil en matière de politique à mener et
elle se traduisait par un rôle accru dévolu au ministère dans le processus décisionnel
direct73. Craik décrit l’approche politique du gouvernement howard comme une
approche « multidirectionnelle », comprenant un « cycle de réexamen » des sous-
secteurs en proie à des difficultés financières, une « rencontre amoureuse entre les
arts et le commerce » et le retour à un « néomécénat » sous la forme d’un soutien
spécifique à une sélection d’organisations culturelles majeures74. Cette approche était
aussi très généreuse : lors de son dernier mandat, les subventions gouvernementales
au secteur culturel étaient en hausse de 68,5 % par rapport à son prédécesseur75.
La question de la politique en matière commerciale continua à influencer la
politique culturelle au début des années 2000, cette fois sous la forme de l’accord de
libre-échange (ALE) entre l’Australie et les États-Unis. L’ALE avait été signé en février
2004, après deux ans de débats et de controverses. Un des thèmes de ces débats
concernait l’implication de l’accord pour la production culturelle locale. Les
adversaires de l’accord ont fait observer que la dérégulation des échanges entre les
États-Unis et l’Australie serait très désavantageuse pour les productions australiennes
destinées au cinéma ou à la télévision. Les films et les programmes de télévision
provenant des États-Unis sont vendus à bon marché en Australie, alors que les
réalisations locales sont coûteuses à produire. Une série de mesures réglementaires
avaient donc été adoptées pour soutenir ce secteur, comme l’introduction de quotas
d’œuvres australiennes dans les programmes diffusés ou un soutien financier via la
Commission cinématographique australienne (Australian Film Commission) et la Film

71. Van Den Bosch, e Australian Art World…, op. cit., p. 173.
72. D. Marr, “eatre under howard: e Philip Parsons Memorial Lecture”, art. cité, p. 2.
73. J. Craik, Revisioning Arts…, op. cit., p. 19.
74. Ibid., p. 23.
75. E. Jensen, “Coming Soon: Culture Wars II”, sydney Morning herald, no 1, octobre 2007.
76. A. Capling, All the Way with the usA…, op. cit., p. 65 ; J. Given, America’s Pie…, op. cit.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIQUES CULTURELLES DAnS LE MonDE

Finance Corporation. De tels dispositifs réglementaires ne pouvaient pas subsister


suivant les dispositions de l’accord de libre-échange. Le gouvernement howard avait
exclu les industries culturelles de l’accord de libre-échange de 2003 entre l’Australie
et Singapour, mais dans l’accord avec les États-Unis, il a octroyé à l’industrie améri-
caine du cinéma et de la télévision un plus large accès au marché australien76. Les
dommages qui en résulteraient pour la culture australienne furent considérés comme
un élément prouvant que le gouvernement avait bel et bien invité l’impérialisme
culturel américain. La télévision fut décrite comme un « cheval de Troie » qui péné-
trerait ainsi dans « chaque intérieur australien » : « nous chanterons et nous jouerons
avec leur accent, nous mangerons leur fast food, nous livrerons leurs guerres77. »
Cette impression se confirma lorsque, en 2005, les nations unies approuvèrent
un traité international visant à protéger les films et les autres expressions culturelles
d’une domination étrangère. L’Australie fut l’un des quatre pays qui s’abstinrent lors
du vote. Comme les États-Unis étaient opposés à ce traité, il était tentant de
considérer l’abstention de l’Australie comme un autre « geste de soutien vis-à-vis de
notre grand et puissant allié78 », un geste pourtant potentiellement autodestructeur.
Des mesures telles que l’ALE et l’abstention lors du vote du traité de l’onU
symbolisaient, aux yeux de nombreux critiques, la fin de ce qu’avait représenté l’ère
Keating, lorsque la politique culturelle servait de moyen de renforcer la culture
australienne pour lui permettre de s’épanouir face à la concurrence des puissantes
industries culturelles américaines. De telles mesures éclipsèrent la relative générosité
du gouvernement howard en matière de financement public d’activités artistiques
sélectionnées.

La politique culturelle australienne au XXIe siècle


Une des premières promesses du gouvernement Rudd (travailliste), vainqueur
des élections de novembre 2007, était de réexaminer l’impact des accords commer-
ciaux sur la situation de l’industrie australienne du contenu, même si un certain flou
régnait encore quant à l’action qui serait menée suite à ce réexamen79. Un an avant
la victoire de Rudd sur le gouvernement sortant de howard, l’économiste renommé
David rosby publia un ouvrage intitulé80 L’Australie a-t-elle besoin d’une politique
culturelle ? Sa réponse était que l’Australie avait bel et bien besoin d’une politique
culturelle et les raisons qu’il invoquait reprenaient plusieurs thèmes discutés dans ce
chapitre : la politique culturelle était nécessaire pour aider à définir la place de
l’Australie dans sa région et au-delà ; les industries culturelles étaient liées aux avancées
structurelles dans les économies développées ; la compréhension culturelle des
indigènes australiens est nécessaire pour s’attaquer à l’inégalité sociale qui les frappe,
la politique culturelle peut faire avancer cette cause.

77. P. Adams, “Column”, Australian Magazine, no 12, novembre 2005, p. 54.


78. Ibid.
79. E. Jensen, “Coming Soon: Culture Wars II”, art. cité.
80. D. rosby, Does Australia need a Cultural Policy ?, Sydney, Currency Press, 2006.

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Australie − Katya JOhAnsOn

Au moment de la présente publication, le gouvernement australien n’est qu’à mi-


chemin de son premier mandat et n’a guère eu l’occasion de définir une politique
culturelle. Certaines suggestions donnent toutefois à penser que la politique culturelle
pourrait encore une fois jouer un rôle significatif dans la politique du gouvernement
au sens large, notamment parce que le gouvernement travailliste considère manifeste-
ment les objectifs soulignés par rosby comme des priorités politiques importantes.
Peter Garrett, ministre des Arts du shadow cabinet notait : « Il ne fait aucun doute
que les arts reflètent l’âme de la nation. Ils sont le miroir qui reflète ce que nous
sommes en tant que peuple81. » Le parti travailliste indiquait qu’il entendait protéger
l’indépendance de l’Australia Council, et il annonçait un certain nombre de majora-
tions des subventions et de nouvelles initiatives concernant différentes composantes
du secteur culturel, y compris les arts indigènes, les « communautés créatives » et
l’artisanat d’art.

81. P. Garrett, “Speech: new Directions for the Arts”, Sydney, septembre 2007, no 14 (http://www. peter-
garrett.com.au/443.aspx) ; voir aussi S. Smiles, “national Plan Aims to `Resurrect´ arts”, Age, 1er mars
2008, p. 9.

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Les politiques culturelles en Belgique


depuis 1945

Christophe Pirenne*

Introduction
L’histoire des politiques culturelles en Belgique se confond, depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, avec la régionalisation du pays. D’État unitaire, la Belgi-
que est devenue un État fédéral dans un processus en constante évolution. La culture
est au centre de cette évolution comme matière (elle a été peu à peu confiée aux
communautés à partir de 1968) et comme manière (elle incarne les tensions entre
unité nationale et singularités régionales).
Mais le paysage culturel belge ne se limite pas à des distributions de compétences
entre État fédéral et entités fédérées. D’autres niveaux de pouvoir comme les
communautés, les régions, les provinces et les communes peuvent aussi se prévaloir
de compétences dans le domaine de la culture. La Belgique présente donc la
singularité de posséder quatre ou cinq (dans le cas de la partie francophone du pays)
niveaux de pouvoir ayant la culture dans leurs attributions.

De la Seconde Guerre mondiale à 1968


La situation politique de la culture
L’intérêt de la Belgique pour une politique culturelle concertée est très récent. en
s’inspirant un peu de ce qui existait en France et notamment de l’action d’André
Malraux qui fut ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969, le gouvernement
belge désigne son propre ministre des Affaires culturelles en la personne de Pierre
Harmel en 1958. Auparavant, la culture avait dépendu du ministère de l’intérieur
jusqu’en 1907, puis du ministère des Sciences et des Arts de 1907 à 1932 et du
ministère de l’instruction publique de 1932 à 1958.
La création de ce ministère était la concrétisation d’un processus entamé en 1948
par le gouvernement belge avec la fondation du centre Harmel, chargé de proposer
des solutions pour résoudre les problèmes sociaux, politiques et juridiques que
connaît le pays au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les questions « morales et
culturelles » y sont également abordées et, dans le rapport final publié en 1958, une

* Université de Liège, Belgique.

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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

sorte de fédéralisme timide est esquissée puisqu’il est suggéré que les communautés
culturelles de langue néerlandaise et de langue française puissent obtenir une forme
d’autonomie afin de répondre aux besoins spécifiques de leurs citoyens1.
ni l’autonomisation de la culture ni sa singularisation linguistique ne s’imposent
d’emblée. Au sein du gouvernement bipartite socialistes/sociaux chrétiens de éo
Lefevre (1961-1965), la culture retourne dans le giron plus large d’un ministère de
l’Éducation nationale et de la Culture tandis que l’idée d’une distinction entre
régimes linguistiques ne s’affirme que lentement2. Le gouvernement suivant, celui
de Pierre Harmel (1965-1966), concrétisera les avancées de la décennie précédente
en créant la double fonction de ministre de la Culture française et de Minister voor
Nederlandse Cultuur. Paul de Stexhe et Albert De Clerck sont les premiers à assumer
ce rôle pour leur communauté respective3. Ce ne sera toutefois qu’après le scrutin
du 31 mars 1968, avec le début de la troisième révision de la constitution, que les
communautés obtiennent une véritable autonomie culturelle.
en 1966, la culture obtient donc une manière d’autonomie par rapport à l’Édu-
cation nationale, mais en même temps, en se séparant de l’école, elle semble renoncer
à l’une des aspirations les plus fortes de l’époque : la diffusion et la pratique culturelle
dans une société la plus large possible.

Les grandes lignes de la politique culturelle


Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la culture est investie d’une
fonction démocratique. Pour éviter que des mouvements comme le fascisme et le
nazisme ne réapparaissent la culture est appelée à la rescousse et promue dans toutes
les couches de la population. Cette promotion s’opère selon deux axes : la
multiplication des institutions culturelles et la diffusion, jusque dans les plus petites
localités de spectacles, de concerts et de conférences grâce à l’aide financière des
pouvoirs publics4. La décentralisation est assurée par la création des « tournées Art
et vie » en 1950. Celles-ci sont vouées à favoriser la circulation de spectacles vivants
soit en participant directement au financement des spectacles, soit en aidant les
programmateurs qui favorisent cette décentralisation. La mise en place de nouvelles
structures culturelles sera par contre plus lente et concernera essentiellement quatre
secteurs : le théâtre, la musique « savante », la lecture publique et la télévision.
Le éâtre national de Belgique, porté sur les fonts baptismaux le 19 septembre
1945 par arrêté du prince régent, est la première des « nouvelles » institutions
culturelles de l’après-guerre. Les missions qui lui sont confiées laissent transparaître
une bonne part des préoccupations de l’époque : « Contribuer à la diffusion de la

1. Mina Alzemberg Karny, Lili rochette-russe, « Centre Harmel », Encyclopédie du Mouvement Wallon,
t. 1, Charleroi, ijD, 2000, p. 241-242.
2. Aline Zajega, roland de Bodt, Liste des ministres de la Culture en Belgique francophone de 1958 à 2004,
Bruxelles, Observatoire des politiques culturelles, 2007, p. 3.
3. en Flandre, il existait déjà depuis 1960 un ministre et sous-secrétaire d’État aux Affaires culturelles
depuis 1960 (renaat Van elslande).
4. Alain de Wasseige, Communauté Bruxelles-Wallonie : quelles politiques culturelles, Gerpinnes, Quorum,
2000, p. 338.

76
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Belgique − Christophe PIRENNE

culture parmi la population de langue française du pays, répandre le goût du théâtre


de qualité, faire connaître en Belgique et à l’étranger le théâtre belge (auteurs,
metteurs en scène, comédiens, décorateurs, etc.) et relever la condition sociale et
professionnelle des comédiens. » Outre la diffusion d’une « grande » culture, il s’agit
en effet de résoudre les problèmes sociaux engendrés par l’essor des nouvelles
technologies en général et par la concurrence du cinéma en particulier. Comme ce
sera le cas pour la musique, l’intervention de l’État répond donc à une volonté de
soutien à un secteur en difficulté et à l’expansion du principe d’éducation populaire.
Dans cette perspective, il est prévu que le éâtre national de Belgique multiplie les
tournées en province, abaisse le prix des places et se produise devant les classes sociales
les moins favorisées5.
Les mesures les plus spectaculaires, les plus porteuses en termes d’emploi, mais
aussi les plus onéreuses portent toutefois sur la relance de l’opéra et la constitution
d’orchestres symphoniques. Cette action est au départ autant sociale qu’artistique. il
s’agit à la fois de mettre la culture « savante » à la disposition de tous et de créer des
institutions pouvant accueillir au moins une partie des centaines de musiciens réduits
au chômage par l’évolution rapide du paysage culturel. Les conservatoires belges
d’Anvers, de Bruxelles, de Gand et de Liège possèdent certes une réputation
internationale enviable et forment un grand nombre de lauréats, mais l’avènement
et la popularisation des moyens de reproduction et de diffusion sonore anéantissent
les possibilités de carrières professionnelles de leurs étudiants.
Pour faire face à cette situation difficile, les pouvoirs publics réorganisent la vie
musicale en s’inspirant de ce que Marcel Landowski avait été chargé de faire par
André Malraux en France. De grands orchestres professionnels sont renforcés ou
voient le jour : l’orchestre de l’institut national de radiodiffusion (inr), l’Orchestre
national de Belgique, l’Orchestre philharmonique d’Anvers, le Symfonieorkest van
Vlaanderen et l’Orchestre de Liège. Dans le domaine de l’opéra, l’État prend le pas
sur les entrepreneurs privés et communaux et investit dans les opéras de Gand,
d’Anvers, de Liège et de Bruxelles.
À côté de ce gros chantier, la politique en matière de bibliothèques publiques
évolue également, mais de façon bien plus lente. Le fonctionnement de ces institutions
reposait sur une législation datant de 1921 et prévoyait un cofinancement par l’État
et les communes. Ces dernières n’étaient cependant pas tenues de s’investir de sorte
que la couverture du territoire restait très inégale. Parmi les quelques décisions prises
pour combler cette carence avant la signature tardive (1978) d’un décret qui permettra
de contraindre des pouvoirs locaux à créer une bibliothèque publique, on note la mise
en place de bibliothèques itinérantes puis de « bibliobus » chargés de desservir les
petites communes. D’autres dispositions apparaissent comme l’adaptation du
montant des indemnités destinées aux bibliothèques (1950), de nouvelles normes en
matière de subventions en livres (1950) et surtout de nouvelles règles pour la
constitution de bibliothèques de jeunesse, de discothèques et de filmothèques (1952).

5. nancy Delhalle, Vers un théâtre politique, Bruxelles, Le Cri/Ciel, 2006, p. 35-39.

77
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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

en marge des bibliothèques apparaissent aussi une discothèque nationale de


Belgique (ouverte au public en 1956) et un musée du Cinéma (1962). La première
est chargée de mettre à la disposition des citoyens des enregistrements microsillons.
Sur le modèle des bibliothèques, ces discothèques sont scindées en différentes sections
et en comptoirs situés dans les principales villes et communes. Cette création aboutit
à un modèle de séparation rare en europe : les structures en charge des médias audio-
visuels sont désormais distinctes des structures en charge du livre. Quant au musée
du Cinéma, il constitue une émanation de la cinémathèque royale de Belgique et
son objectif consiste à permettre au public d’accéder aux collections de la cinéma-
thèque. Contrairement à la discothèque, sa portée restera très limitée puisque, pour
des raisons techniques entre autres, les décentralisations sont rares, les projections se
limitant le plus souvent à la salle bruxelloise.
Le 2 juin 1953 marque les débuts de la télévision en Belgique avec la diffusion
d’émissions régulières dès le 31 octobre. Dans un premier temps, l’inr-nri (Nationaal
Instituut voor Radio Omroep) émet deux à trois soirées par semaine des programmes
à vocation éducative, les pouvoirs publics considérant la télévision comme un nouvel
outil destiné à sensibiliser les citoyens à la culture « savante ». Une place importante
y est donc consacrée à l’information, au théâtre et aux œuvres dramatiques. en 1960,
la loi Harmel remplace l’inr-nri par la radio-télévision belge (rtB). Ce nouvel
établissement comprend un institut d’émissions néerlandaises (Belgische Radio en
Televisie ou Brt), un institut d’émissions françaises (rtB) indépendants l’un de l’autre
mais chapeautés par des services communs. Les deux instituts disposent d’une auto-
nomie culturelle totale, d’une indépendance organique vis-à-vis du gouvernement et
de la garantie de la liberté d’information. Quant aux radios néerlandophones et
francophones de la rtB-Brt elles sont rapidement restructurées selon un modèle de
format tripartite inspiré de ce que la BBC avait conçu dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale en proposant à des publics ciblés du divertissement pur (lowbrow), des
programmes musicaux entrecoupés d’émissions pratiques (mediumbrow) et des
programmes culturels de haute tenue (highbrow).

Les politiques culturelles depuis la communautarisation


Cadre politique
L’évolution des politiques culturelles à la fin des années 1960 doit beaucoup aux
ruptures qui secouent toute la société occidentale et qui se doublent en Belgique de
questions linguistiques de plus en plus sensibles. Au milieu des années 1960, les
tensions nées entre autres de la scission ou du maintien de la section française de
l’Université catholique de Louvain sur le site de l’université mère fut l’un des facteurs
qui conduisirent à une crise gouvernementale et, dans la foulée, à une troisième
révision de la Constitution. Les travaux, menés de 1968 à 1971, génèrent un profond
remaniement institutionnel introduisant de nouveaux échelons de pouvoir entre les
trois niveaux traditionnels de décision politique qu’étaient la commune, la province
et l’État. Voient entre autres le jour les communautés culturelles française, néerlan-
daise et allemande et les régions wallonne, flamande et bruxelloise. Les communautés

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Belgique − Christophe PIRENNE

et les régions ne coïncident pas. L’élément constitutif des premières est déterminé par
la culture et la langue ; l’élément constitutif des secondes provient, lui, du territoire6.
Avec cette réforme de l’État, le principe de l’autonomie culturelle est acquis et
les révisions futures de la constitution ne feront qu’étendre les pouvoirs des commu-
nautés et des régions. Mais au tournant de la décennie si la notion de région demeure
imprécise, les matières culturelles régionalisées sont énumérées avec précision : la
défense et l’illustration de la langue ; les beaux-arts, y compris le théâtre et le cinéma ;
le patrimoine culturel ; les bibliothèques et discothèques ; la radiodiffusion et la
télévision. Y figurent aussi le tourisme, les sports et la formation des chercheurs7.
Cette répartition des compétences est tempérée par un chapitre de coopération entre
les communautés culturelles qui prévoit la mise en place d’une commission ayant
pour but de maintenir des liens entre elles8.
Durant l’été 1980, un nouveau train de décisions entraîne la quatrième révision
de la Constitution belge. La communauté culturelle néerlandaise devient la commu-
nauté flamande, la communauté culturelle française devient la communauté française
et la communauté culturelle allemande devient la communauté germanophone. Au-
delà de ces mutations terminologiques, chacune se voit dotée de compétences cultu-
relles étendues. Sept nouvelles matières sont ajoutées, presque toutes axées sur la for-
mation. Les communautés se voient également attribuer les matières dites « personna-
lisables », c’est-à-dire celles qui concernent les politiques de santé et d’aide aux
personnes9.
Cette extension des compétences s’accompagne toutefois d’un accroissement de
l’asymétrie du système institutionnel : « Les Flamands, principalement motivés par
la notion de communautés, se sont dotés d’un seul conseil et d’un seul exécutif
couvrant à la fois les compétences régionales (géographiquement liées à un territoire
défini) et celles de la communauté (liées aux personnes et institutions de Flandre et
flamandes de Bruxelles). tandis que du côté francophone, on distingue un conseil
et un exécutif wallons pour le territoire wallon, et un conseil et un exécutif français
pour les matières communautaires liées aux personnes et institutions de langue
française de Wallonie et de Bruxelles. Une communauté germanophone existe par
ailleurs, dotée de pouvoirs d’un exécutif et d’un conseil pour les 65 000 Belges
germanophones10. »
en 1988, les compétences des communautés sont à nouveau étendues par la
cinquième révision de la Constitution et par une loi spéciale du 8 août 1988 qui
apporte d’importantes modifications à la loi spéciale du 8 août 1980. L’enseignement
est communautarisé à l’exception de la fixation des limites d’âge de l’obligation

6. Xavier Mabille, Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement, Bruxelles, CriSP, 2000,
p. 337-340.
7. « Loi relative à la compétence et au fonctionnement des conseils culturels pour la communauté cultu-
relle française et pour la communauté culturelle néerlandaise », Moniteur Belge-Belgisch Staatsblad, 21 juillet
1971, p. 8910.
8. Ibid.
9. « Des compétences », Moniteur Belge-Belgisch Staatsblad, 15 août 1980, p. 9435.
10. X. Mabille, Histoire politique de la Belgique…, op. cit., p. 359.

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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

scolaire, des conditions minimales d’octroi des diplômes et des pensions des
enseignants. en outre, les communautés deviennent compétentes en matière d’aide
à la presse écrite et de publicité commerciale diffusée par la radio et la télévision.
elles héritent également, dans les compétences d’aménagement du territoire, de la
gestion des monuments et sites11.
enfin, en 1992-1993, la Belgique devient un État fédéral composé de commu-
nautés et de régions, ce qui aura entre autres conséquences, de remettre périodique-
ment sur le devant de la scène le sort des institutions culturelles restées nationales.
Le fonctionnement des institutions culturelles, qu’elles soient fédérales, commu-
nautaires ou locales est régi depuis 1973 par le Pacte culturel, une loi garantissant la
protection des tendances philosophiques et idéologique au sein des instances
culturelles. en clair, cela signifie que la gestion des institutions culturelles créées par
les autorités publiques doit être effectuée en partie par des représentants des groupe-
ments d’utilisateurs, mais aussi par des représentants des différentes tendances politi-
ques proportionnellement aux pourcentages obtenus lors des scrutins électoraux12.
en cas de conflit au sein d’organismes qui ne respecteraient pas cette répartition, une
commission nationale permanente du Pacte culturel est chargée de trancher et
d’émettre des avis.
Ces aléas politiques ont fortement pesé sur la politique culturelle de la Belgique
et de ses communautés. Outre que les répartitions des compétences ont mobilisé
d’incroyables énergies, la culture a parfois été appelée à la rescousse, de part et d’autre
de la frontière linguistique, pour légitimer les nouvelles structures. D’expositions en
festivals, d’institutions en publications, la culture devient prétexte à la demande
d’autonomie supplémentaire en même temps qu’à l’affirmation des identités régio-
nales. Les régions usent aujourd’hui de la culture comme naguère les États-nations,
acceptant et parfois revendiquant pour elles-mêmes ses vertus légitimantes qu’elles
dénoncent par ailleurs dans le cadre de la nation.

Les grandes lignes de la politique culturelle depuis la mise


en application de la troisième réforme de l’État (1970)
La culture comme compétence fédérale
Avec ces réformes de l’État successives, les compétences se sont morcelées et
redirigées vers les régions et les communautés, mais l’État est resté compétent dans
certaines matières culturelles que ce soit de manière directe ou de manière indirecte.
Son intervention directe concerne les institutions dites bicommunautaires, c’est-
à-dire des établissements scientifiques et culturels fédéraux qui développent « des
activités culturelles communes ». en font partie, d’une part, quinze établissements
scientifiques fédéraux dotés d’une existence administrative autonome mais ne
possédant pas de personnalité juridique propre et, d’autre part, trois institutions

11. « Loi modifiant la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles », Moniteur Belge-Belgisch
Staatsblad, 13 août 1988, p. 11367.
12. « Loi garantissant la protection des tendances idéologiques et philosophiques », Moniteur Belge-Belgisch
Staatsblad, 16 octobre 1973. La clef de répartition des mandats est appelée « clef d’Hondt ».

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Belgique − Christophe PIRENNE

culturelles fédérales ayant une personnalité juridique propre. Parmi les quinze
établissements scientifiques fédéraux qui relèvent du service public de programmation
politique scientifique, on note : les archives générales du royaume et les archives de
l’État dans les provinces (AGr), la Bibliothèque royale de Belgique (BrB), l’institut
royal du patrimoine artistique (irPA), le musée royal de l’Afrique centrale (MrAC),
les musées royaux d’Art et d’Histoire (MrAH), les musées royaux des Beaux-Arts de
Belgique (MrBAB) ainsi que des établissements scientifiques et des établissements qui
relèvent du service public fédéral de la justice.
Les trois institutions culturelles fédérales ayant une personnalité juridique propre
sont : le Palais des Beaux-Arts (PBA), le éâtre royal de la Monnaie (trM) et
l’Orchestre national de Belgique (OnB). Le trM et l’OnB sont de surcroît des
organismes d’intérêt public, ce qui signifie que tout en relevant de l’autorité fédérale
ils ne font pas partie de l’administration et possèdent donc une autonomie très
importante (financière, administrative, décisionnelle). La tutelle fédérale est donc
seulement habilitée à définir le cadre et le statut du personnel.
S’y ajoutent diverses institutions de plus petite taille dont la Société des
expositions, la Société philharmonique, la Cinémathèque royale, le musée du Cinéma
et quelques autres institutions comme le Centre belge de documentation musicale,
europalia, la Chapelle musicale reine Élisabeth, qui organisent des manifestations
ponctuelles mais récurrentes. On peut enfin relever le cas particulier de la biblio-
thèque du Conservatoire royal de Bruxelles restée bicommunautaire, mais intégrée
dans une institution communautarisée.
Ces établissements scientifiques fédéraux – qui ne sont pas regroupés sous la
compétence d’un même ministre – sont actuellement confrontés à deux problèmes
majeurs : leur sous-financement et la menace permanente d’une régionalisation. Pour
le Palais des Beaux-Arts, le éâtre de la Monnaie et l’Orchestre national de Belgique,
cette communautarisation pourrait prendre la forme d’une tutelle « bicommunau-
taire » ou « cocommunautaire ». Dans le premier cas, les associations sans but lucratif
(ASBL) administrant ces institutions ont en quelque sorte un statut d’opérateur privé.
elles iraient donc chercher leur financement où elles le veulent, les opérateurs les
usant à leur discrétion. Dans le second cas, les deux communautés financeraient elles-
mêmes directement les institutions. Aucune de ces institutions n’est actuellement
demandeuse de l’une ou l’autre de ces solutions dont les limites ont été révélées par
la cotutelle exercée sur d’autres institutions.
Outre cette implication directe de l’État fédéral dans ces institutions
bicommunautaires, celui-ci a aussi une incidence indirecte sur la culture notamment
en participant au financement de l’Unesco, en restant l’interlocuteur privilégié au
sein de toutes les organisations internationales, en faisant transiter aux divers
ministères de la culture du pays une grande partie des gains issus de la Loterie
nationale, en exonérant les libéralités ou dons faits aux associations culturelles, en
fixant certains tarifs comme le prix du livre – les différentes tentatives d’instauration
d’un prix fixe ont pour l’instant échoué – ou les taux de tVA – la tVA sur les livres
est actuellement de 6 % alors que pour les produits audiovisuels, elle est de 21 %.
Les tentatives de diminuer le taux de tVA sur ces derniers ont également échoué. La

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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

compétence fédérale indirecte la plus influente en matière culturelle concerne


cependant la législation du travail et les lois sociales. Dès qu’une décision est prise
dans ces domaines, elle a des conséquences importantes puisque l’essentiel des
budgets culturels passe souvent dans les masses salariales.
Ce bref aperçu permet de mettre l’accent sur le problème actuel de l’État fédéral
par rapport à la culture. Ses prérogatives directes permettent en effet de constater
que sa mission se limite désormais à assumer – tant bien que mal – le passé culturel
de la Belgique, la plupart des organismes sur lesquels il exerce sa tutelle datant du
XiXe siècle. Cela signifie que les nouvelles formes d’art et les nouveaux organismes
qui reflètent l’évolution des besoins culturels et qui concernent toutes les communau-
tés du pays ne sont pas pris en compte. Ceux-ci doivent trouver d’autres interlocu-
teurs que l’État fédéral ce qui, dans le contexte de Bruxelles, s’avère particulièrement
paralysant.
La fédéralisation de la culture ne possède pas que des désavantages. Bruxelles est
devenue une des capitales culturelles les plus attrayantes d’europe en particulier parce
qu’aux institutions fédérales sont venues s’ajouter les institutions créées par chaque
communauté de sorte que l’offre a parfois été doublée, voire triplée. il y a donc un
théâtre flamand (Kaaitheater) et un théâtre francophone (éâtre national), un
important centre culturel de la communauté française de Belgique (le Botanique) et
une salle de concert néerlandophone (l’Ancienne Belgique)…

La culture comme compétence communautaire


Depuis la mise en application de la troisième réforme de l’État, la part des
matières culturelles attribuées aux régions a été croissante, mais de part et d’autre de
la frontière linguistique, la gestion de ces matières a été confiée à différentes instances.
La loi spéciale du 8 août 1980 a en effet permis aux différentes régions de fusionner
leurs institutions. Cela a rapidement été fait du côté flamand où les institutions
régionales et communautaires flamandes ont été unifiées, contribuant ainsi à une
simplification institutionnelle. La culture flamande est donc du seul ressort de la
Vlaamse Gemeenschap. Du côté francophone, la situation constitutionnelle est bien
plus complexe et les compétences culturelles éclatées entre région wallonne, région
bruxelloise et communauté française.

La communauté flamande
Situation politique de la culture
Après la distribution des compétences aux communautés, la culture fut gérée en
Flandre par le Conseil culturel néerlandais, actif de 1971 à 1980. il fut ensuite
remplacé par le parlement flamand jusqu’en 1998 lorsqu’un nouveau Conseil de la
culture voit le jour. inspiré du Conseil culturel hollandais, cet organe a pour but de
proposer des avis destinés à favoriser une politique culturelle intersectorielle. Suite à
la réorganisation de l’administration flamande, ce Conseil de la culture est devenu
depuis 2007 le Conseil pour la culture, la jeunesse, les sports et les médias. Sont ainsi
rassemblés en une même structure : le Conseil de la culture, le Conseil des arts, le

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Belgique − Christophe PIRENNE

Conseil pour la culture populaire et la diffusion culturelle, le Conseil sportif flamand


et le Conseil des médias flamand13.
Depuis 2004, après une importante réflexion théorique14, un décret artistique
est entré en vigueur offrant un cadre commun à toutes les formes artistiques : arts
de la scène, musique, arts plastiques et audiovisuels, lettres, architecture, nouveaux
médias… il se singularise par son ouverture à des pratiques artistiques jusque-là peu
représentées et il permet surtout à des artistes individuels ou à des structures
d’amateurs de prétendre à une subvention15.
La gestion de la culture est actuellement scindée en différentes branches : la
pratique artistique en amateur, les arts plastiques, les bibliothèques, les centres cultu-
rels, le patrimoine, les relations culturelles internationales, l’enseignement artistique,
les lettres, la politique culturelle locale, les musées, la musique et les arts de la scène
de même que le travail socioculturel.
Cette restructuration s’est accompagnée d’une privatisation partielle de l’adminis-
tration. Des Steunpunt (points de soutien pour des projets) ont ainsi vu le jour. Ce
sont des ASBL, qui ne sont donc pas constituées de fonctionnaires de la communauté
flamande, mais dont la mission consiste à accompagner les opérateurs culturels dans
leurs démarches administratives, notamment lorsqu’il s’agit de compléter des dossiers
internationaux ou européens.

Principales réalisations culturelles


Le paysage culturel flamand s’est très fortement modifié depuis la régionalisation
avec comme principales lignes de force : une concentration des forces vives, un
décloisonnement artistique et une politique culturelle de prestige, visant à assurer le
rayonnement de la région en europe et dans le monde.
La rationalisation s’est opérée en particulier dans le domaine de l’opéra. il existait
jusqu’au début des années 1980 deux maisons d’opéra en Flandre : le Koninklijke
Vlaams Opera à Anvers et le Koninklijke Opera à Gand. Les deux maisons,
principalement financées par les pouvoirs communaux, furent fusionnées en 1981
sous la houlette d’une intercommunale (Opera voor Vlaanderen) mais à la suite de
problèmes financiers, la communauté flamande décida de fonder une seule maison
commune aux deux villes. Le Vlaamse Opera était ainsi mis sur pied par un décret
daté du 5 avril 1995. Autre exemple de rationalisation, celui de la Discothèque natio-
nale de Belgique. Lors de la régionalisation, cette dernière avait été scindée en deux
ASBL nouvelles, la médiathèque de Belgique et la Belgische Mediateek. en Flandre,
cette institution fera long feu et les différentes sections seront progressivement
intégrées dans le réseau de la lecture publique.

13. Voir iris Van riet (ed.), 10 Jaar Raad voor Cultuur : Een decennium cultuuradviserin, 2008 (http://www.
cjsm.vlaanderen.be/raadcjsm/ravocu/10jaar_ravocu/rvC_10jaar_2008_Lr.pdf ).
14. Pour un aperçu des politiques culturelles en Flandre et un état de la réflexion avant le vote du décret
de 2004, voir rudi Laermans, Het cultureel regiem : Cultuurbeleid in Vlaanderen, tielt, Lannoo, 2002 et
Pascal Gielen, Esthetica voor beslissers : aanzet tot een debat over de reflexive cultuurbeleid, tielt, Lannoo,
2001.
15. Moniteur Belge-Belgisch Staatsblad, 12 janvier 2005, p. 22-671.

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Le décloisonnement artistique passe, lui, par un important soutien accordé à des


institutions axées sur la promotion des interactions entre différentes formes d’art. La
réalisation la plus spectaculaire et la plus accomplie dans ce domaine est sans conteste
deSingel à Anvers, un campus/salle de spectacle dont le but est de produire des
spectacles contemporains de danse, de musique, d’architecture.
La Flandre mène également une politique de prestige par le biais d’expositions
interrégionales et en soutenant, jusqu’au début des années 2000, des ambassadeurs
culturels de la Flandre. Dans les deux cas la motivation consistait à ancrer le fait
régional dans « une europe unie, fondée sur la diversité des cultures et des régions »
et dans laquelle « la Flandre veut jouer un rôle de pionnier16 ». Cette politique s’est
concrétisée par des expositions telles que Vlaanderen en Castilla y León (1995) ou des
collaborations annuelles comme Vlaamse Kunst Vandaag à Saint-Pétersbourg. Quant
au titre d’ambassadeur culturel de la Flandre, il fut conféré à partir de 1993, sous
l’impulsion du ministre Président flamand Luc Van den Brande et du ministre de la
Culture Hugo Weckx à des artistes, des institutions, des ensembles, des créations
artistiques, des événements… qui permettaient d’accroître le rayonnement artistique
de la région en europe et dans le monde. Les ambassadeurs sélectionnés recevaient
des moyens substantiels leur permettant de se produire ou de diffuser leurs créations.
Au milieu des années 1990, une soixantaine d’ambassadeurs culturels bénéficiaient
de ce titre : le compositeur Wim Mertens, le plasticien Harold Van de Perre, l’actrice
tine ruysschaert, le clarinettiste et chef d’orchestre Walter Boeykens, le chef
d’orchestre Philippe Herreweghe, la firme de disques eufoda, la compagnie de danse
Incar Dansspektakel, l’ensemble La Petite Bande…
Sur le plan intérieur, l’autorité flamande gère directement huit grandes institu-
tions dont la plupart existaient préalablement à la régionalisation et qui sont venues
parfois renforcer ou conforter les grandes lignes de la politique culturelle de la région :
le Vlaamse Opera, le Koninklijk Ballet van Vlaanderen, deFilharmonie (orchestre
philharmonique), le Vlaams Radio Orkest en Koor, le Koninklijk Museum voor Schone
Kunsten à Anvers, le MuHKA (le musée d’art contemporain d’Anvers), deSingel et tout
récemment, l’Ancienne Belgique (une salle accueillant des concerts pop, rock,
chanson, electro). elle subventionne également des infrastructures culturelles de portée
plus locale comme le Niewpoorttheater (Gand), le Roma (un ancien cinéma reconverti
en centre culturel) ou le Netwerk (un centre d’art contemporain).
À certains égards, la politique culturelle de la Flandre a porté ses fruits. en
soutenant massivement certains projets, en accompagnant des talents prometteurs,
la région s’est sans conteste taillée une réputation enviable sur la scène internationale.
en plus des noms précités, la musique, les arts plastiques, le théâtre, la mode ont vu
éclore des personnalités de tout premier plan dont jan Fabre, Sidi Larbi Cherkaoui,
Ann eresa de Keersmaker, joann Muyle… Le revers de la médaille est que la
défense d’une politique culturelle de prestige s’est parfois faite au détriment d’un réel
ancrage social. Les centres culturels se concentrent parfois dans des domaines pointus

16. Luc Van den Brande, « La Flandre et Castilla y León, partenaires dans l’europe des cultures », Vlaan-
deren en Castilla y León, Amberes, 1995, p. XVii.

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Belgique − Christophe PIRENNE

de l’art contemporain, mais en décalage avec les aspirations d’une bonne part de la
population locale. La Flandre appuie donc le financement des deux extrêmes du
spectre culturel : d’une part un art très novateur, très créatif et parfois très élitiste et
d’autre part les loisirs actifs (fanfares), les pratiques patrimoniales, le folklore et les
traditions. Cette tendance est comme un héritage du XiXe siècle, lorsque les États-
nations émergentes appelèrent culture populaire et culture élitaire à la rescousse pour
s’autolégitimer. C’est ce même processus qui semble en marche en Flandre et dans
de nombreuses régions d’europe : soutien du folklore pour affirmer l’assise populaire
de l’État-région, soutien des avant-gardes pour assurer la place de la région auprès
de l’intelligentsia internationale.

La communauté française
Situation politique de la culture
en 1968, le ministre social-chrétien Pierre Wigny (1905-1986) avait proposé un
ambitieux « Plan quinquennal de politique culturelle » reposant sur six principes : la
liberté individuelle, la mise en place d’un seul réseau d’installations culturelles,
l’implication financière des prestataires culturels, la démocratisation « sans sacrifier
l’élite à la masse, ou inversement », l’égalité de toutes les matières culturelles et
sportives et enfin, dans une perspective tout à fait symptomatique de l’époque, la
participation active des citoyens dans leur pratique culturelle17. Pour atteindre ces
objectifs, la politique culturelle des années 1970 va se concentrer sur la construction
d’un véritable maillage institutionnel grâce à la création de foyers culturels au niveau
local et de maisons de la culture au niveau des arrondissements. Ce maillage sera
également appliqué à l’éducation permanente, au secteur des bibliothèques publiques
et aux médiathèques. L’objectif étant de permettre aux sections locales de services
culturels d’utiliser les collections plus vastes des sections provinciales ou régionales
pour rencontrer les demandes de leur public.
À partir de 1980, avec l’extension de la décentralisation de la culture, la
communauté française s’est vue attribuer les matières dites « personnalisables » au
rang desquelles figurent notamment la culture et plus particulièrement les arts de la
scène (théâtre, danse, musique, opéra), les lettres et le livre (la littérature et les biblio-
thèques), les langues, les arts plastiques et l’audiovisuel (cinéma, radio et télévision),
l’éducation permanente, les centres culturels et une part de la politique de la jeunesse.
il est à noter, d’une part, que la notion de matière culturelle ne prend pas en compte
les monuments et sites et que, d’autre part, elle a transféré aux régions wallonne et
bruxelloise une partie de ses matières culturelles suite à deux décrets de 1993. Une
seule des matières culturelles passées du giron de la communauté française à celui
des régions nous concerne directement, c’est celui du tourisme dont l’exercice de la
compétence a été intégralement régionalisé. On observe que la communauté s’est

17. Pierre Wigny (dir.), Plan quinquennal de politique culturelle. Vol. 1 : Introduction générale, Bruxelles,
Ministère de la Culture française, 1968, p. 7-9. Le premier des ministres de la Culture française, Paul de
Stexhe, avait proposé dès 1966 un plan intitulé « Une politique culturelle pour l’an 2000 » dans lequel il
tentait déjà de concilier les mouvements de démocratisation et de décentralisation culturelles.

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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

ainsi recentrée sur les aspects les plus « artistiques » de la culture, excluant par exemple
la promotion sociale, le sport ou la formation professionnelle de ses compétences.

Principales réalisations culturelles


Après la régionalisation, de nombreuses institutions entrent dans le giron de la
communauté française : l’Orchestre de Liège qui devient l’Orchestre philharmonique
de Liège et de la communauté française, l’Opéra royal de Wallonie, le éâtre de la
Place, la Discothèque nationale de Belgique qui devient la Médiathèque francophone
de Belgique puis rapidement la Médiathèque de la communauté française… Cette
dernière continue de s’occuper exclusivement de la conservation et du prêt de
documents audiovisuels, mais puisque contrairement à la Flandre elle a conservé son
indépendance, elle est aujourd’hui menacée par l’évolution des technologies et surtout
par la progression rapide du téléchargement informatique. toutes ces institutions
bénéficient de contrats programmes quinquennaux précisant le montant de leur
dotation, mais également leurs devoirs et leurs obligations.
Parmi les institutions qui ont vu le jour après la communautarisation, on constate
que l’essentiel des nouvelles structures relève encore des arts « classiques » : création
de l’Orchestre royal de chambre de Wallonie, aide à l’industrie discographique
classique, aide à la diffusion de la musique classique (festival de Wallonie, festival Ars
Musica, sociétés philharmoniques…) et à la décentralisation des spectacles. L’intérêt
pour les cultures « populaires », « actuelles » ou « émergentes » est extrêmement récent.
Les arts de la rue, les structures de musique non classique (festival de Dour, Franco-
folies de Spa, jazz à Liège) et même les groupes de rock peuvent aujourd’hui être
subventionnés, mais la part qui leur est dévolue reste dérisoire par rapport à ce que
reçoivent les institutions se consacrant à la culture savante. Cela ne va pas sans poser
quelques problèmes puisque, alors que l’évolution du monde des arts est aujourd’hui
au décloisonnement, l’administration est toujours organisée en une série de services
très cloisonnés.
Le plus grand écart qui existe entre la communauté française et la communauté
flamande réside cependant dans le financement du monde associatif. Le pouvoir
public finance en effet des structures qui peuvent produire de la contestation. Ce
concept, typiquement hérité de mai 1968, a été fixé dans l’article 1 du décret sur
l’action associative dans le champ de l’éducation permanente du 17 juillet 2003.
Celui-ci prévoit en effet que les institutions associatives peuvent se livrer à « l’analyse
critique de la société et la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le
développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels,
environnementaux et économiques ». Par ailleurs, des programmes d’éducation per-
manente hérités des années 1960 ont également perduré, c’est le cas des programmes
de spectacles à l’école (des artistes qui se produisent dans un cadre scolaire) et des
tournées Art et vie.
L’investissement dans le secteur associatif reste toutefois marginal et ne pallie pas
à la disparition presque totale de la culture dans l’enseignement général. La pratique
artistique repose donc aujourd’hui sur une démarche volontariste qui impose aux
parents ou aux adultes de se tourner vers des organismes privés ou vers des organismes

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Belgique − Christophe PIRENNE

subventionnés comme les académies ou les jeunesses musicales. Cette situation pose
la question de l’accès au savoir. Loin de la démocratisation prônée dans les années
1960 et 1970, l’apprentissage artistique est aujourd’hui réservé aux classes les plus
aisées. La tendance consistant aujourd’hui à considérer que les matières artistiques
qui ne sont plus abordées pendant les heures scolaires peuvent être compensées par
les visites de musées, excursions ou fréquentation des multiples « centres
d’interprétation ».
enfin, parmi les créations récentes, il faut noter qu’en 2001, sous l’impulsion du
ministre de la Culture de l’époque, rudy Demotte, la communauté française s’est
dotée d’un observatoire des politiques culturelles dont les missions sont très sembla-
bles à celles de son homonyme français.

La région wallonne et la région bruxelloise


Depuis 1980, le partage des compétences entre communauté française, région
wallonne et région bruxelloise se fait sur une base simple en théorie. La première
s’occupe donc des matières personnalisables (celles qui concernent les personnes :
enseignement, culture, santé, jeunesse), tandis que les deux autres se voient confier
les matières non personnalisables (matières concernant les choses : économie, infra-
structure, patrimoine). Dans les faits, c’est moins évident, surtout pour ce qui est
des matières frontières, c’est-à-dire celles qui mêlent social et culture, environnement
et culture ou économie et culture.
La région bruxelloise possède de surcroît un organisme particulier, la COCOF
(commission communautaire française) qui a des budgets, une administration, une
assemblée et un exécutif compétents pour les institutions monocommunautaires
francophones de la région bruxelloise dont une partie de matières culturelles. Sont
ainsi subventionnés ou soutenus en partie par la COCOF des organismes tels que la
Maison de la francité, le Centre culturel arabe et quelques maisons de spectacles.
Quant à la région wallonne, elle est compétente en matière de patrimoine et elle
est confrontée à un patrimoine monumental hérité en partie du passé industriel de
la région. Cela concerne à la fois les bâtiments, mais aussi les parcs et jardins, les
arbres et les sites naturels. Les bâtiments restaurés reçoivent pour l’instant des affecta-
tions de deux ordres. ils accueillent soit des services du gouvernement wallon, soit
des « centres d’interprétation ». On peut citer dans le premier cas l’hospice du Vertbois
(Liège), qui hébergeait jadis des pauvres incurables et des filles repenties et dans lequel
est aujourd’hui installé le conseil économique et social de la région wallonne ou les
moulins de Beez près de namur, une minoterie du début du XXe siècle qui abrite
entre autres le service des archives de Wallonie. Quant aux « centres d’interprétation »,
ce sont en réalité des musées qui ne disent pas leur nom. en effet, pour éviter des
conflits de compétence avec la communauté française qui a les musées dans ses
attributions, l’existence de ces centres d’interprétation est justifiée par une logique
de développement touristique et économique (compétences de la région wallonne),
la logique culturelle (compétence communautaire) apparaissant comme moins
prioritaire. Cette distinction oiseuse a d’importantes conséquences. Plus argentée que
la communauté, la région a multiplié les projets de ce type : centre d’accueil et

87
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POur unE HisTOirE dEs POLiTiquEs CuLTurELLEs dAns LE MOndE

d’interprétation du paysage (Flobecq), centre d’interprétation de la rivière (Hotton),


centre d’interprétation de la poterie (Châtelet), centre d’interprétation de la Meuse
médiévale (Bouvigne) qui porte le nom de Maison du patrimoine médiéval mosan…
Cet éclatement des compétences a, pour le patrimoine religieux en particulier,
d’étranges conséquences. Ainsi, un tableau accroché dans une église dépend de la
communauté française puisque celle-ci est en charge du patrimoine mobilier. Par
contre, un tableau lié à un autel dépend de la région wallonne puisqu’il s’agit d’un
patrimoine immobilier « par destination ». Cette situation absurde est connue et
dénoncée mais elle ne pourrait être réglée que par des accords (revoir le statut des
œuvres) ou des transferts de compétences (de la région à la communauté ou
inversement). Ce n’est pour l’instant pas le cas.
Toujours dans cette logique économique la région wallonne a également créé
Wallimage, un fonds d’aide au cinéma qui octroie des subventions à des réalisateurs
ou à des firmes travaillant dans le domaine du cinéma. Elle octroie enfin des aides
indirectes à la presse.

Les investissements des communautés et des régions18


Les crédits globaux consacrés à la culture et au sport par l’ensemble des institu-
tions publiques belges ont évolué de 2,760 milliards d’euros en 1995 à 3,299 mil-
liards d’euros en 2003, soit une progression de 20 %. Pour l’année 2003, cela
correspondait à 1,2 % du PiB de la Belgique, soit à une dépense par habitant de
319 euros. Lorsqu’on décompose cette masse financière, on observe tout d’abord que
les pouvoirs locaux (communes et provinces) atteignent 46 % de l’ensemble des
crédits culturels et sportifs. En comparaison, les trois communautés, pourtant spé-
cifiquement compétentes dans ces matières, couvrent 48 % de ces budgets. Comme
ne sont pas comptabilisés les budgets extraordinaires des pouvoirs locaux, force est
de constater que leur poids financier dépasse celui des communautés.
Les dépenses culturelles de communauté à communauté restent relativement
proches puisque la communauté française et la région wallonne dépensent 168 euros
par an et par habitant, tandis que la Vlaamse Gemeenschap (qui fusionne communauté
et région) dépense, elle, 151 euros par an et par habitant pour la culture.

La culture comme compétence provinciale


Les provinces ont des compétences qui ressemblent à celles des régions et de l’État
fédéral. Elles s’occupent d’administration, d’affaires sociales, d’agriculture,
d’enseignement, de santé, de relations extérieures et évidemment de culture. Cet
investissement des provinces dans le domaine culturel est ancien. il émerge après la
Première Guerre mondiale avec la création d’institutions vouées à divertir, à occuper
et à éduquer les classes laborieuses. il s’agit en Hainaut d’une commission des loisirs

18. Michel Jaumin, Caroline Houben, « En bref… le bilan de la culture en Belgique 1995-2003 ». Évolu-
tion des dépenses culturelles en Communauté française de 1984 à 2005, Bruxelles, Observatoire des poli-
tiques culturelles, 2007.

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Belgique − Christophe PIRENNE

de l’ouvrier, dans le Brabant d’un soutien aux initiatives d’éducation populaire et à


Liège d’une œuvre des loisirs de l’ouvrier. Pour les provinces de namur et de
Luxembourg, il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour leur voir
prendre des initiatives en matière culturelle.
Ces institutions vont évoluer pour devenir tantôt des centres culturels (dans les
années 1960), tantôt des services éducatifs (dans les années 1970). entre 1966 et
1989, les provinces wallonnes et le Brabant possèdent un organe de coordination des
initiatives culturelles, le Centre d’action culturelle de la communauté d’expression
française (CACeF). Ce dernier publiera une revue, suscitera des colloques et des
réflexions sur l’état de la culture, mais les collaborations réelles entre provinces
resteront toujours marginales. Le CACeF disparaîtra avec la montée en puissance de
la communauté française.
Actuellement, les compétences des provinces belges restent assez semblables
malgré la régionalisation. elles s’occupent de langue et de littérature, des arts de la
scène, de musique, d’histoire, d’archéologie et de folklore, d’arts plastiques, d’architec-
ture et de l’artisanat d’art. elles contribuent aussi à l’organisation d’expositions, au
financement de publications et maintiennent généralement une bibliothèque
provinciale, voire, comme en Flandre occidentale, un réseau informatique reliant
toutes les bibliothèques publiques. Les provinces disposant également de leur propre
patrimoine architectural et de leurs musées (la province d’Anvers par exemple est
particulièrement dynamique en matière muséale et possède un musée de la
Photographie, un musée du Diamant et un musée de la Mode), des voix se font de
plus en plus souvent entendre pour réclamer la dissolution des provinces pour confier
leurs compétences aux communautés et aux régions afin d’éviter la duplication
presque systématique des prérogatives et le surcoût des administrations.
Si les matières provinciales se ressemblent, des différences importantes se font
jour entre provinces et entre régions. Alors que les dépenses culturelles de la Flandre
orientale représentent 24 % de ses dépenses globales, le Brabant wallon n’y consacre
que 5 %. De la même manière on constate que les provinces flamandes consacrent
37 % de leurs moyens à l’art, l’archéologie et la protection de la nature alors que ce
montant est de 10 % dans les provinces wallonnes. Par contre, ces dernières
consacrent 58 % de leurs moyens à la culture, aux loisirs, aux fêtes et aux cérémonies
tandis que ce montant n’est que de 12 % dans les provinces flamandes19.
« L’action des provinces anticipe, souvent jusqu’au début des années septante,
l’action de l’État central d’abord, [des Communautés ensuite]. Cela s’est concrétisé
dans le domaine de l’éducation populaire et des bibliothèques d’abord, dans les
premières formes de centres culturels ensuite et, après la Seconde Guerre mondiale,
dans la création de centres d’hébergement et dans la mise sur pied de services de la
jeunesse distincts des services destinés aux adultes ; deux perspectives qui s’inscrivaient
dans le souci de voir s’organiser une politique spécifique de la jeunesse20. »

19. M. jaumin, C. Houben, « En bref… le bilan de la culture en Belgique 1995-2003 »…, op. cit., p. 106-
107.
20. A. de Wasseige, Communauté Bruxelles-Wallonie…, op. cit., p. 122.

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POUr Une HiStOire DeS POLitiQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

Les communes
Historiquement, les communes sont les premières à avoir pris des initiatives
systématiques en matière de culture. Dès le XiXe siècle, les villes de moyenne et de
grande importance s’étaient dotées de théâtres, de salles de spectacles, de musées, de
conservatoires ou d’académies. Dans la première moitié du XXe siècle, certaines d’entre
elles créent des bibliothèques publiques. enfin, dans la seconde moitié du siècle,
essentiellement à partir des années 1970, l’État fédéral puis les communautés permet-
tent de financer des centres culturels dans des villes de moindre importance tandis
que de nombreux villages construisent des « salles des fêtes » qui accueillent tantôt
des spectacles itinérants, tantôt des manifestations sportives ou scolaires, tantôt encore
des fêtes locales.
La crise pétrolière du début des années 1970, conjuguée en Belgique à la fusion
des communes qui fait passer leur nombre de 2 359 en 1971 à 596 en 1977, va placer
certaines d’entre elles face à d’épineux problèmes financiers. Comme toujours, les
subventions culturelles sont les premières à être rognées de sorte que certains grands
opérateurs culturels (opéras, orchestres symphoniques, théâtres) se retrouvent en
difficulté. ils seront progressivement refinancés par les communautés et la plupart
d’entre eux finiront par sortir du giron communal pour intégrer les structures com-
munautaires. Ce glissement s’accompagnera d’un large changement patronymique.
L’orchestre philharmonique de Liège devient l’orchestre philharmonique de Liège et
de la communauté Wallonie-Bruxelles, les opéras d’Anvers et de Gand deviennent
le Vlaamse Opera…
À la suite de ces problèmes, les dépenses culturelles que les communes sont
obligées d’inscrire à leur budget ont été réduites. n’y subsistent que « le traitement
du personnel communal affecté à des tâches culturelles, les frais d’entretien des
bibliothèques publiques et les frais engagés pour la protection des monuments et
sites21 ». tout le reste est facultatif.
Le désengagement communal ne fut cependant pas homogène. C’est même à ce
niveau de pouvoir que la disparité du tissu socio-économique entre Flandre et
Wallonie se marque de façon la plus nette ; la seconde faisant particulièrement pâle
figure par rapport à la première. Sur les 12 567 600 000 euros consacrés à la culture
et au sport par les communes belges en 2003, 66 % ont été dépensés par les commu-
nes flamandes qui comprennent 58 % de la population. Les communes wallonnes,
qui regroupent 32 % de la population belge, ont investi 25 % de ce budget, tandis
que les 10 % restants représentent les dépenses engagées par les communes de la
région bruxelloise. en clair, cela signifie que les communes flamandes consacrent en
moyenne 134 euros par an et par habitant pour la culture et le sport. Les communes
wallonnes octroient quant à elles 88 euros par an et par habitant, soit 65 % des
subventions flamandes.
Ces chiffres représentent une moyenne et les disparités intrarégionales peuvent
être colossales. en Wallonie, les investissements culturels communaux vont de 9 euros

21. A. de Wasseige, Communauté Bruxelles-Wallonie…, op. cit., p. 124.

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Belgique − Christophe PIRENNE

à 687 euros par an et par habitant ! Les grandes villes étant logiquement presque
toutes au-dessus de ces moyennes régionales.

Conclusion
Dans les décennies de l’après-guerre, la politique culturelle belge a surtout permis
aux nouvelles institutions culturelles de s’autonomiser par rapport à l’entreprise
privée, comme ce fut le cas dans les domaines du théâtre et de la musique. en même
temps, les liens noués avec le champ politique vont introduire de nouvelles normes
fixées par l’État dans une esthétique dominée par un humanisme universaliste. C’est
la « grande » musique, le « grand » théâtre qui deviennent les vecteurs de l’émancipa-
tion démocratique. jusqu’à la fin des années 1960, et pour certaines formes artistiques
jusque dans les années 1970, l’État cultive la notion d’un « grand art pour tous ». La
musique, le théâtre et la télévision ont pour finalité première la formation du citoyen.
il semble alors acquis qu’il suffit de fréquenter des œuvres de grande valeur pour que
vienne la sagesse. La formation des auditeurs et des spectateurs est délaissée au seul
profit de leur alimentation.
Avec les changements sociétaux amorcés à la fin des années 1960, la culture
démocratique, c’est-à-dire celle qui a été mise à la disposition de tous par le biais des
théâtres, des centres culturels, des bibliothèques, des institutions musicales, cède la
place à la démocratie culturelle. il s’agit là aussi d’un vaste mouvement de fond qui
s’apparente au postmodernisme et qui va consacrer l’égalité des cultures, des peuples
et des classes sociales. en Belgique, dans un mouvement assez rapide, les cultures
flamandes et françaises obtiennent cette autonomie. Par contre, la démocratie entre
les matières culturelles reste largement utopique. L’économie, l’histoire et les pratiques
sociales permettent de comprendre pourquoi les pratiques artistiques collectives
comme les arts de la scène sont bien plus soutenues que les pratiques individuelles
comme l’écriture ou les arts plastiques. Mais on constate aussi qu’au sein de certains
secteurs, il subsiste des hiérarchies très nettes. Ainsi, dans le domaine du théâtre, les
arts de la rue apparaissent marginalisés ; dans le secteur musical, l’opéra et la musique
symphonique ne laissent que des moyens anecdotiques au jazz, au rock et à la
chanson ; et il est piquant de constater que la bande dessinée, l’un des secteurs qui
vaut à la Belgique l’essentiel de sa renommée culturelle internationale, est largement
ignorée par les pouvoirs publics.
il faut enfin signaler que depuis le début de la régionalisation, la vie culturelle
belge a eu tendance à se développer de façon de plus en plus autonome dans chaque
communauté. Les éléments de rencontre sont moins nombreux, en partie à cause de
l’absence d’université bilingue. Hormis les grandes institutions bicommunautaires,
il n’y a pas de médias communs et peu d’organismes dans lesquels toutes les
communautés sont représentées. en résulte une distanciation sans cesse croissante
entre la politique culturelle flamande sans doute plus « libérale » et les politiques
culturelles de la partie francophone de la Belgique plus « sociales ».

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Les politiques culturelles en Bulgarie.


1878-2009

Svetla MoUSSakova*

La culture bulgare
dans le contexte historique, social et politique (1878-1944)
Le jeune État bulgare né en 1878 après plusieurs siècles de domination ottomane
prête une attention particulière à l’évolution de la culture nationale comme une
poursuite des mouvements culturels et identitaires de la période du Réveil national
qui ont combattu pour la création de la culture laïque bulgare dans le contexte d’une
présence étrangère.
Commence alors l’époque de la construction des institutions politiques publiques
et culturelles de l’État moderne. Durant la période 1878-1944 une extraordinaire
évolution culturelle contribue à la mise en application d’une politique culturelle qui
peut dorénavant se mesurer à celle de l’Europe.

Institutionnalisation et législation
de la politique culturelle
L’acte fondateur du nouvel État bourgeois et démocratique fut la Constitution
dite de Tarnovo, votée par la première grande assemblée nationale le 29 avril 1879.
Elle traduit la tendance générale d’européanisation de la société bulgare qui se tourne
vers des modèles occidentaux en les adaptant dans le contexte national ; ainsi, cette
première constitution qui reste en vigueur jusqu’en 1934 est nettement inspirée par
la constitution belge. Plusieurs articles régissent l’action de l’État et sa participation
à la gestion et au financement de la culture au niveau national et local.
L’acteur principal de la politique culturelle de l’État bulgare à cette époque est le
ministère pour la Promotion du savoir qui définit et met en pratique l’ensemble des
registres du développement culturel. Son budget représente presque 5 % du budget
total du pays. La mission principale du ministère pour la Promotion du savoir est
l’organisation et la mise en œuvre de l’enseignement primaire obligatoire et gratuit
en réponse à une forte demande d’instruction nationale de la société bulgare.
L’intervention de l’État dans ce domaine est plus que nécessaire, car vers le début du

* Université Paris III Sorbonne nouvelle, France.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

xxe siècle, malgré la poussée éducative globale, 80 % de la population bulgare est


analphabète1.
ainsi, la création de la nouvelle école bulgare, sous l’égide de l’État, est devenue
une des priorités de la nation naissante. Un objectif principal est la transformation
progressive des nombreuses écoles religieuses, qui fonctionnaient depuis l’époque du
Moyen Âge auprès des monastères, en un dense réseau d’écoles laïques qui commence
à se constituer dans les villes d’abord sous le contrôle des citoyens2.
La création de l’université de Sofia est liée à la seconde priorité du ministère pour
la Promotion du savoir, et notamment la formation des enseignants ; elle s’inscrit
dans le mouvement général de la création d’un système moderne d’instruction natio-
nale à travers la fondation des institutions culturelles nationales. Durant l’été 1888,
un décret du ministère crée officiellement l’École supérieure pédagogique, après
l’ouverture, une année auparavant, d’un département de philologie et d’histoire avec
43 étudiants inscrits3.
La première loi sur l’éducation nationale est votée à l’unanimité en 1891 en
plaçant l’ensemble des enseignements et le développement des instituts culturels sous
le contrôle du ministère pour la Promotion du savoir. En automne 1903, l’assemblée
nationale vote la loi qui crée l’université nationale bulgare. Elle porte le nom des
frères khristo et Evlogui Gueorguiev qui sont les premiers à mettre en œuvre le
mécénat académique ; leur donation importante de 1896 contribue à la construction
au centre de Sofia, quelques années plus tard, d’un bâtiment spécifique destiné à la
nouvelle université.
Les résultats des activités académiques, à la fois riches et denses, ne tardent pas
à se faire sentir et la veille des guerres balkaniques (1912-1913), il est établi que le
niveau d’instruction de la population bulgare est le plus élevé parmi tous les pays
voisins sur les Balkans.

Le renforcement du système culturel


Le processus progressif de l’institutionnalisation et de législation des politiques
culturelles se poursuit à travers le renforcement du système culturel dont les
principales institutions culturelles sont dès lors mises en place. Dans le domaine de
la littérature et des sciences, la loi sur les initiatives littéraires et scientifiques votée
en 1890 définit à la fois l’organisation et la gestion des archives historiques et

1. Selon les statistiques officielles, en 1887 sur une population d’un peu plus de 3 millions d’habitants,
seulement 334 774 d’entre eux ont fréquenté l’école, ce qui représente 10,7 %. Ce chiffre augmente à
15,6 % en 1892. Les hommes qui savent lire et écrire représentent 17,1 % en 1887 et 24,3 % en 1892,
tandis que chez les femmes ces pourcentages sont respectivement 4,1 % et 6,6 %. Il faudrait noter égale-
ment que lors le recensement du début du xxe siècle, comme alphabète est considéré celui qui peut écrire
son nom ou simplement lire le titre d’un livre.
2. La première école secondaire bulgare est créée à Gabrovo en 1834 par vassil aprilov, un grand intel-
lectuel russophile et francophone, ancien étudiant à vienne puis à odessa. L’exemple de ce célèbre col-
lège, devenu l’emblème des luttes de libération nationale, est vite suivi par d’autres villes (Bolgrad en
1859, Plovdiv 1868, Gabrovo 1872) ; jusqu’à la fin du siècle existent 54 établissements secondaires.
3. Mikhail arnaoudov, Histoire de l’université de Sofia, Sofia, 1939, p. 34-37.

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

archéologiques, de même que la collecte du folklore national dont l’ensemble des


publications est pris en charge entièrement par l’État. La Société littéraire bulgare
devint l’académie des sciences bulgares en 1911.
Selon une longue tradition culturelle, le théâtre est considéré comme un patri-
moine populaire. En 1881 le premier édifice théâtral voit le jour, le théâtre
Luxembourg à Plovdiv. Le 1er janvier 1892 est créée la première troupe dramatique
permanente. La plus importante troupe théâtrale de Sofia devint le éâtre national
en 1904 dont le bâtiment est inauguré à Sofia en 1907. quant au Musée national,
il est inauguré officiellement en 1905 et ses nombreuses collections d’art et d’ethno-
graphie sont constituées avec des subventions de l’État.
La première décennie du xxe siècle voit la création de l’École nationale d’arts
graphiques en 1908, de l’École nationale de musique en 1906, du Groupe d’opéra
amateur en 1908 qui se transformera en l’opéra national, quelques années plus tard.
Indéniablement l’action des syndicats artistiques en plein essor à cette époque a
également contribué largement au renforcement général de la culture. Les syndicats
d’artistes qui commencent à apparaître vers le début du xxe siècle sont la conséquence
directe de l’essor des arts et la création d’un réseau national de galeries d’art, de salles
de concert, de nouvelles revues, de spectacles de théâtre et de musique.
En 1903 est fondée l’Union de la musique bulgare ; en 1902 est créée la Société
des publicitaires et écrivains bulgares qui se transforme onze années plus tard en
Union des écrivains bulgares. En 1924, l’Union des acteurs de Bulgarie rassemble
des acteurs de théâtre et d’opéra. L’Union des sociétés de peintres est fondée en
1924 tandis que l’Union des compositeurs bulgares apparaît en 1933.
Dans le secteur du journalisme et de la presse périodique, plusieurs organisations
professionnelles sont créées successivement comme l’Union des journalistes de la
capitale ou l’Union de la presse périodique, qui, dans les années 1930, ont donné
naissance à l’Union des journalistes bulgares, aujourd’hui encore en vigueur.

Politique et culture
après une période de stabilisation, le mouvement général du développement
culturel a subi des changements pendant les deux guerres mondiales. La Première
Guerre mondiale impose une censure sévère dans tout le domaine culturel en
ralentissant sensiblement l’évolution culturelle. après 1918, la Bulgarie survit
difficilement après avoir été confrontée à une série de catastrophes nationales,
l’insurrection des soldats en 1918, le soulèvement des paysans en 1923 ; après le coup
d’État en 1934, le pays est plongé dans le tourbillon de la guerre civile.
Les gouvernements successifs ne respectent pas les principes de liberté et
d’autonomie des institutions culturelles, la censure est de nouveau omniprésente.
Dans ces conditions, il est évident que la politique culturelle ne peut pas fonctionner
pleinement, malgré la création de l’académie des beaux-arts, du Conservatoire
national, l’agrandissement de l’université de Sofia, l’action nationale et internationale
de l’académie des sciences bulgare. L’action principale des gouvernements se
manifeste par une plus forte centralisation qui conduit vite à un contrôle absolu de
toutes les activités culturelles.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

Élites intellectuelles et début de la construction culturelle


Pendant la période de la construction culturelle nationale, les intellectuels bulgares
ont participé toujours activement à la fondation du nouvel État et l’ensemble de
l’élite politique bulgare provenait directement de l’intelligentsia éclairée héritière des
valeurs et des traditions du Réveil national.
au début du xIxe siècle les intellectuels bulgares représentent une couche relative-
ment faible dont le niveau d’instruction est encore insuffisant et dont la réalisation
professionnelle s’effectue majoritairement dans les métiers d’instituteurs ou de prêtres.
Ils maintiennent des relations étroites avec les couches populaires et participent
activement à la lutte de libération nationale4. Très vite, grâce à un large accès large
à l’enseignement universitaire dans le pays et à l’étranger, l’intelligentsia se transforme
en une couche sociale hautement professionnalisée qui assume depuis la création de
l’État-nation des fonctions politiques. En Bulgarie, les poètes, les écrivains, les
éditeurs, selon la tradition qui impose un fort engagement politique et social dans
la définition même de l’intellectuel, sont au long de l’histoire des martyrs de la lutte
de libération, des héros nationaux, des symboles d’un patriotisme toujours présent.
Pendant la période 1878-1944, les intellectuels sont des acteurs actifs dans le
processus de création et de gestion des politiques culturelles que l’État bulgare met
en place à travers un système moderne d’institutions culturelles. Ils ont veillé au
respect du principe démocratique dans l’autogestion locale hérité de la période du
Réveil national ainsi que du maintien du principe de service public dans la gestion
des établissements scolaires et universitaires, des maisons de lecture, de l’ensemble
des arts amateurs.
De cette façon, tout le long du premier xxe siècle, la politique de l’État a favorisé
la mise en pratique d’une culture nationale moderne et contemporaine qui s’inscrit
dans les grands courants artistiques de la culture européenne.

Réformes et restructuration de la culture socialiste (1944-1989)


Pendant les quarante-cinq années de socialisme, la politique culturelle bulgare se
caractérise dans son ensemble par la centralisation de l’organisation et de la gestion
des activités culturelles, le monopole idéologique omniprésent ainsi que le développe-
ment de la culture de masse. La restructuration de la sphère culturelle et plus parti-
culièrement le remaniement du système culturel et la transformation des institutions
culturelles sont mis en place avec le programme du premier gouvernement du Front
de la Patrie du 17 septembre 1944. ainsi, immédiatement après la guerre, commence

4. Selon les données analysées dans l’étude de nikolaï Gentchev (les Intellectuels bulgares dans l’époque du
Réveil national, Sofia, Presses universitaires, 1991), 19,6 % des intellectuels participent directement au
mouvement pour l’indépendance de l’Église ; 63,4 % sont impliqués dans les différentes organisations de
l’instruction nationale ; 2,6 % participent activement à la lutte armée de libération nationale dans les
années 1850-1870 ; 2,6 % ont fait partie des deux légions de Belgrade ; 21,1 % participent à l’insurrec-
tion d’avril de 1876 et 13,2 % dans la guerre de libération. Uniquement 12,2 % des intellectuels de la
période du Réveil national ont pris leur distance par rapport à la vie sociale et par rapport aux événements
politiques de cette période-là.

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

l’établissement progressif d’un système centralisé et pyramidal sous le contrôle strict


du pouvoir politique.

Réorganiser le champ culturel


La période de la « démocratie populaire » 1944-1947 est marquée par les vagues
successives de purges des élites. L’épuration de la sphère culturelle commence par la
presse, lorsque les périodiques des groupes de l’opposition sont frappés d’interdiction
de publication. Le répertoire des théâtres et les catalogues des futures publications
de toutes les maisons d’édition sont également mis sous contrôle. Des purges
systématiques sont organisées dans les institutions et les entreprises culturelles, les
unions des créateurs et des artistes, les instituts de propagande, mais aussi au sein de
l’université de Sofia, la plus vieille institution académique du pays, ainsi que dans
l’académie des sciences5.
La nationalisation de l’ensemble les institutions culturelles se poursuit tout le
long de l’année 1948 lorsque toute forme d’initiative privée dans le domaine culturel
est interdite. La loi sur l’industrie cinématographique, votée au début de l’année,
interdit la production et la diffusion de films en dehors du monopole d’État.
Dans le domaine du livre et de l’édition, un premier décret du Conseil des
ministres d’octobre 1944 permet la confiscation et la destruction de l’ensemble des
publications dont le contenu est jugé profasciste ou antisoviétique ; cette tâche
incombe aux collectivités publiques à qui sont fournies des listes d’auteurs et de titres
censurés.
Toutes les maisons d’édition privées sont nationalisées et de nouvelles maisons
d’édition d’État voient le jour : d’abord en automne 1944, la maison d’édition du
parti (Partizdat) et au cours de l’année 1945 : l’office de publication d’État du minis-
tère pour la Promotion du savoir, la coopérative d’édition otechestven Front, proche
des syndicats progressistes, la maison d’édition pour la jeunesse (Detizdat) et d’autres.
La loi sur l’édition est votée en mars 1949, deux années après les premières nationali-
sations des imprimeries privées. En juillet 1950 commence à fonctionner auprès du
Conseil des ministres une direction qui exerce un contrôle politique total sur
l’ensemble de la sphère de l’édition, de l’industrie polygraphique et du commerce
des livres.
Le Comité des sciences, des arts et de la culture, créé en 1948, met définitivement
en place le système centralisé des politiques culturelles sous l’égide du Comité central
du parti communiste bulgare ; l’organisation pyramidale ainsi installée permet
l’exercice du contrôle direct sur l’ensemble des institutions culturelles, nationale et
locales, les syndicats et les unions des artistes, les différents instituts de l’académie
des sciences bulgare, les entreprises culturelles. À l’image du modèle politique
soviétique, une période de « dictature du prolétariat », considérée comme un « système

5. Sur cette période d’une nouvelle organisation politique de la culture, voir vessela Tchitchovska, la Poli-
tique contre la tradition de l’instruction, Sofia, Éditions académiques, 1995 ; id., l’université de Sofia. Sou-
venirs, t. 1, Sofia, Presses universitaires, 1988 ; id., les Institutions étatiques bulgares 1879-1986. Documents,
Sofia, Éditions académiques, 1987.

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politique obligé de la société socialiste » s’établit sur la culture bulgare dominée


dorénavant par la censure et les impératifs idéologiques du « réalisme socialiste ». En
décembre 1948, le ve congrès du parti communiste bulgare marque le début de la
transition vers une société totalitaire de type stalinien dans laquelle la culture est
considérée comme une priorité politique.

L’intellectuel et le pouvoir
Dans ces conditions les intellectuels bulgares, dont la grande majorité d’orien-
tation démocratique et progressiste soutient les actions des gouvernements successifs
de la coalition au pouvoir après 1944, participent activement à la création des
nouvelles institutions culturelles et deviennent des fonctionnaires d’État ; les unions
de créateurs deviennent les acteurs principaux du monopole d’État sur la culture.
À partir de la fin des années 1950, des relations ambiguës entre les intellectuels
et le pouvoir s’installent graduellement dans le paysage culturel. Ce fait illustre une
caractéristique spécifique de la politique de Todor Jivkov envers les milieux intellec-
tuels. Toute la période du socialisme bulgare est marquée par la figure de Todor
Jivkov, devenu premier secrétaire en 1954 ; il s’impose à la tête du parti communiste
et de l’État à partir de 1963 après le xxIIe congrès du parti communiste de l’Union
soviétique (PCUS) et le vIIIe congrès du Parti communiste bulgare. La représentation
politique de Jivkov se forge progressivement autour de l’image du libérateur progres-
siste, antistalinien, défenseur des véritables valeurs du communisme en comparaison
avec les leaders des années du stalinisme bulgare (1949-1953) et la période de la
première déstalinisation (1954-1955). Jivkov adopte une politique de négociations
et de discussions ouvertes avec les intellectuels, il les entoure d’attention, les protège
et leur accorde de multiples privilèges. En contrepartie, il exige l’abandon total de
toute critique politique et tout désaccord est sanctionné sévèrement6.
Cependant, ce flirt permanent avec les intellectuels n’empêche nullement l’exis-
tence de groupes de résistance, de cercles d’opposition, de dissidences individuelles
et collectives qui construisent toute une histoire parallèle de la période des années
1960-1970. La censure la plus sévère n’a jamais cessé de fonctionner depuis la période
la plus dogmatique, celle des années 1950 qui connaît toute une série de scandales
célèbres où sont impliqués les artistes les plus incontestables de la culture nationale7.

6. Ce mécanisme a été étudié d’une manière pertinente par l’historien John D. Bell qui, dans son ouvrage
e Bulgarian Communist Party from Blagoev to Zivkov (hoover Institution et Standford University, 1986),
explique notamment le fonctionnement du système de contrôle permanent de Jivkov afin d’« apprivoiser »
les intellectuels ; voir également les mémoires de l’un des collaborateurs les plus proches de Jivkov qui
décrit bien le mécanisme de faire et défaire des alliances dans des buts utiles, un jeu où excelle le prési-
dent bulgare : niko Yahiel, Todor Jivkov et le pouvoir personnel, Sofia, 1997.
7. Citons, entre autres, le « cas Jendov », célèbre dessinateur, caricaturiste et publiciste, exclu du parti en
1951 lors d’un procès retentissant dans la plus grande tradition stalinienne. vient ensuite le scandale de
Tabac de Dimitar Dimov, l’incroyable histoire du plus célèbre roman des années 1950, incriminé à plu-
sieurs reprises par la critique marxiste (1951-1954) ; suite à cela, son auteur devra ajouter 250 pages pour
améliorer la représentation du « héros positif ». Sans oublier le cas Piments rouges, recueil d’épigrammes
du poète Radoï Ralin, illustré par Boris Dimovski, qui est jugé subversif et dont l’ensemble du tirage est
brûlé en 1968.

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Jivkov est également une des figures centrales de la période d’un relatif assouplis-
sement des règles dogmatiques qui gèrent la culture après la guerre ; le Plénum d’avril
du comité central du parti communiste bulgare en 1956 lance la politique dite
« d’avril », durant une période qui, après le xxe congrès du PCUS, marque dans tous
les pays socialistes le début d’une relative libéralisation artistique et esthétique de
courte durée. D’autre part, le « printemps de Sofia » en 1968 met fin à la liberté de
la pensée et de la création pour céder la place à une période de plein épanouissement
de « l’art du réalisme socialiste ».

L’ouverture européenne des années 1970


Le début des années 1970 voit apparaître l’apogée du système esthétique du
réalisme socialiste, une sorte d’« époque d’or » de la culture nationale, marquée par
une politique culturelle spécifique. C’est également une période caractérisée par un
double mouvement d’ouverture-fermeture de la culture nationale. D’abord, une
ouverture extraordinaire vers l’Europe qui coïncide avec l’action d’une figure politique
étonnante, Ludmila Jivkova, ministre de la Culture des années 1970 et fille du
président Jivkov, qui met en marche une politique culturelle qui se réclame de
l’Europe et de sa tradition culturelle8. Jusqu’à sa mort tragique en 1981, elle œuvre
inlassablement pour la reconnaissance de la culture nationale, d’abord comme une
« culture socialiste », mais également comme une « culture universelle », enracinée
profondément dans la tradition européenne.
Il est indéniable que les années 1970 marquent l’époque d’une effervescence
culturelle surtout dans le domaine des arts plastiques et de la littérature traduite. La
politique culturelle élaborée et défendue par Jivkova et son équipe encourage toute
la création artistique au niveau local et national par le biais de multiples subventions
de l’État. La culture est plus que jamais un axe prioritaire de la politique bulgare
dont l’ambition est de contribuer à la détente et à la coopération dans le monde. La
culture et la création sont alors désignées comme les médiateurs de la paix et de la
coopération entre les pays du monde. La mission universelle de la création artistique
est défendue comme une solution pour la coexistence pacifique des deux côtés du
rideau de fer.
L’objectif principal de cette stratégie culturelle est bien de faire mieux connaître
la culture nationale à travers une intense activité culturelle internationale. Une série
d’expositions sur l’art bulgare (« L’art des races », « 1 000 ans d’icônes bulgares »)
a été organisée dans le monde entier. L’exposition des trésors en or des races à Paris
au Petit Palais (1974), à new York (1977), à Édimbourg (1978), à Tokyo (1979), à
Cologne (1979) est devenue le point culminant de cette circulation du patrimoine
culturel national vers l’Europe et le monde.

8. Ludmila Jivkova (1942-1981) a été nommée ministre de la Culture en juillet 1975 et depuis 1979 elle
est aussi membre du bureau politique du comité central du parti communiste bulgare.

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L’intensification des échanges culturels peut être illustrée, par exemple, par l’essor
de la traduction littéraire qui connaît un énorme succès9. La traduction de nombreux
auteurs jugés auparavant subversifs ou simplement « bourgeois » est désormais
possible et à cette occasion de nombreuses nouvelles collections sont créées dans les
plus grandes maisons d’édition. La traduction du patrimoine littéraire européen, qui
constitue incontestablement une rupture avec les tendances les plus strictes de
l’esthétique dominante, fait connaître au public bulgare les grandes œuvres dans le
domaine de la littérature européenne mais aussi dans le domaine des sciences sociales :
philosophie, histoire, sociologie, anthropologie, psychologie.
La politique culturelle de Ludmila Jivkova est un exemple d’une résistance
intellectuelle atypique, une certaine opposition à l’influence culturelle soviétique qui,
au sein du régime socialiste des années 1970, à égale distance entre Dubček et
Gorbatchev, défend un autre modèle de la culture socialiste qui revendique l’identité
culturelle nationale au nom de l’Europe.

Principes et résultats du développement culturel


dans les années 1980
La politique culturelle de l’État dans les années 1980 se caractérise par un déve-
loppement culturel extensif dont l’objectif est l’accès le plus large possible de la popu-
lation à la production culturelle par le biais d’une participation active aux manifes-
tations culturelles de toutes les couches sociales et de tous les milieux socioculturels.
La présence de la culture bulgare reste importante sur la scène internationale grâce
à l’envergure des contacts culturels internationaux et les nouvelles possibilités
d’expression artistique offertes à l’élite culturelle dans le contexte européen.
Sur le plan national, l’État développe de nombreux programmes afin de donner
à la culture l’apparence de la « vitrine de la société socialiste ». Pour réaliser cet
objectif, l’État, qui est en réalité l’unique mécène dans le domaine culturel, prévoit
des budgets importants pour l’organisation et le financement de nombreuses
manifestations de prestige international. En parallèle, l’État développe toute une
stratégie pour améliorer les formations artistiques d’élite dans le domaine de la
musique, du folklore, de la danse ; de nombreuses maisons de la culture, palais de la
culture, centres de festivals sont construits dans les grandes villes du pays.
Le développement de l’infrastructure des institutions culturelles et un meilleur
accès à l’ensemble de la production culturelle permettent une participation plus active
à la consommation culturelle : de nombreux dispositifs sont mis en place pour
permettre au large public de bénéficier d’accès directs ou indirects à la culture. ainsi,
durant les années 1980, le prix de billets pour le théâtre, le cinéma, les concerts reste

9. Des œuvres de plus de 35 littératures nationales sont traduites en bulgare. Selon les statistiques offi-
cielles, entre 1944 et 1976 sont publiés 694 livres d’auteurs français, 488 livres d’auteurs américains,
477 livres d’auteurs britanniques, 192 livres d’auteurs italiens. En 1976, par exemple, 651 livres d’auteurs
étrangers sont publiés avec un tirage de 12 500 000 exemplaires. au cours de la période 1974-1975 sont
traduits 40 auteurs français, 32 britanniques, 25 américains. Plus de 3 500 ouvrages d’auteurs bulgares
sont édités à l’étranger.

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très bas, de même que le prix des livres et de la presse périodique ; l’entrée est gratuite
dans les galeries d’art, les musées, les expositions locales et nationales, etc.
De nombreux groupes sociaux comme les élèves, les étudiants, les militaires, les
retraités bénéficient des tarifs réduits pour les visites organisées des manifestations
culturelles à travers le pays. Un tourisme éducatif et culturel à des prix avantageux
se développe de plus en plus de même que des tournées culturelles par des ensembles
d’écrivains, de poètes, de musiciens et d’artistes amateurs. L’enseignement artistique
est gratuit dans les écoles, dans les centres de formation et les maisons de culture.
Les trois principes qui gèrent la culture, à savoir la gestion centralisée et planifiée
des institutions et des actions culturelles entièrement financées par l’État, représentent
une caractéristique essentielle de l’évolution de la politique culturelle socialiste dans
les années 1980.
Parallèlement à une crise qui émerge dans la société tout entière vers le milieu
des années 1980, plusieurs résultats négatifs de la politique culturelle se sont manifes-
tés. L’organisation de la culture est de plus en plus bloquée par une bureaucratie
disproportionnée et omniprésente qui continue à exercer un contrôle total. Le coût
de la culture devient de plus en plus important de sorte que la réalisation de la
production artistique et sa diffusion à bas prix auprès d’un large public pèsent
lourdement sur le budget de l’État ; la conséquence directe en est la réduction du
personnel administratif et le non-renouvellement des contrats artistiques dans tous
les domaines culturels. Inévitablement le prix des livres, des billets de cinéma et de
théâtre augmente, et il est mis fin à la gratuité des musées, des maisons de lecture et
des bibliothèques, dont le nombre diminue sensiblement.
Simultanément avec cette crise des structures, les élites culturelles manifestent de
plus en plus directement leur désaccord avec la politique de l’État en matière
culturelle. Leurs revendications sont d’ordre économique, mais aussi politique, en
relation avec le contrôle idéologique de plus en plus sévère. C’est à cette époque
qu’apparaissent les premières formations de dissidents sous l’égide d’intellectuels,
cinéastes, écrivains, acteurs connus qui organisent de nombreuses manifestations
contre les violations des droits de l’homme.
En terme général, on constate une baisse de la consommation et de la
participation de la population à la vie culturelle. Ce mouvement est, certes, un
résultat direct de la crise globale de la société, mais également une conséquence
logique des processus naturels comme, par exemple, l’éloignement progressif du
public massif des salles de cinéma en faveur de la télévision et des films vidéo.
Une deuxième conséquence négative de cette période de crise est issue des objec-
tifs idéologiques de la politique culturelle qui, durant de longues années, forge une
culture socialiste uniforme sans prendre en considération des différentes expressions
ethniques, religieuses, informelles. alors ce n’est pas étonnant que lorsque la culture
officielle subit une forte baisse d’activité, un affaiblissement des infrastructures et un
manque évident de rentabilité, on constate l’émergence rapide d’une culture infor-
melle, jeune et dynamique qui attire immédiatement le public. ainsi, après 1989,
apparaît un nouveau paradigme culturel qui nécessite une toute nouvelle organisation
et une toute nouvelle gestion des politiques culturelles.

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Organisation administrative de la culture socialiste


La structure administrative de la politique culturelle en Bulgarie est organisée sur
deux niveaux : national et local.
au niveau national, l’application de cette politique est partagée entre le pouvoir
législatif (assemblée nationale) et le pouvoir exécutif (Conseil des ministres).
L’assemblée nationale élabore les orientations culturelles à suivre par le biais de la
commission permanente de la culture et désigne des mesures législatives nécessaires.
Le Conseil des ministres fait appliquer la politique culturelle par le ministère de la
Culture, en coordination avec d’autres ministères et institutions publiques comme
le ministère des Finances, le ministère de l’Éducation, le ministère des affaires
étrangères, le ministère du Travail et des affaires sociales, l’office des Bulgares à
l’étranger et d’autres.
au niveau local, la politique culturelle est appliquée par les organes autonomes
locaux qui mettent en pratique les résolutions de l’exécutif et effectuent des projets
culturels propres selon leurs ressources budgétaires disponibles.
Le ministère de la Culture est l’organe spécialisé de l’État chargé de la formulation
et de l’application de la politique culturelle officielle dans le domaine de la création,
de la promotion et de la préservation des biens culturels. Il joue un rôle essentiel
dans la définition de la culture ainsi que de son implication dans les orientations
politiques de l’État, et plus particulièrement dans la stratégie de la politique culturelle
nationale. Le ministère de la Culture définit le budget de l’État pour la culture et
finance les différents programmes, manifestations et projets culturels. Il garantit la
mise en œuvre de la stratégie de développement de la coopération culturelle
internationale, ainsi que la politique d’intégration culturelle.
Durant la période socialiste, la structure administrative et l’affiliation du ministère
de la Culture ont changé à plusieurs reprises. Dans la période 1944-1947, les affaires
culturelles relèvent du ministère de l’Éducation. Le Comité pour la science, l’art et
la culture fonctionne de 1948 à 1954 jusqu’à la création du ministère de la Culture
pour une période de trois ans, car en 1957 l’éducation et la culture sont regroupées
une fois de plus au sein d’un même ministère. Le Comité pour la culture et les arts,
qui obtient en 1963 le statut de ministère, est rebaptisé Comité pour les arts et la
culture en 1966, et devient Comité de la culture en 1977.
Le ministère de la Culture est créé le 16 février 1990 et en 1993, il fusionne
encore une fois avec le ministère de l’Éducation pour former le ministère de
l’Éducation, de la Science et de la Culture. Finalement, en juillet 1993, le ministère
de la Culture est transformé en un organe indépendant.
Depuis sa création, auprès du ministère de la Culture fonctionnent huit centres
nationaux et huit institutions culturelles de l’État d’importance nationale. Depuis
,de nombreuses transformations concernant leur nombre et leurs statuts ont lieu.
Le Centre national du film, le Centre national du livre, le Centre national des
musées, galeries et arts plastiques, le Centre national du patrimoine culturel
immobilier, le Centre national du théâtre, le Centre national de la musique et de la
danse, le Centre national des clubs de lecture, des bibliothèques et des arts amateurs
et le Centre national pour la protection des droits d’auteur et des droits apparentés

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

sont des organes nationaux spécialisés du ministère de la Culture dont le rôle


principal est la coordination des activités des instituts culturels à travers l’application
de la politique culturelle nationale.
Les centres nationaux travaillent en relation directe avec les commissions
nationales d’experts dont le statut, les droits et la composition sont fixés par le
ministère de la Culture. Dans les différents domaines des arts et de la culture ces
commissions spécialisées effectuent l’évaluation des projets et des programmes qui
sollicitent un financement de l’État.
Les institutions culturelles d’importance nationale sont des organisations
spécialisées inscrites au budget du ministère de la Culture, qui bénéficient d’une
autonomie de la gestion de leurs activités et de leur fonds. Leur objectif principal est
la consolidation et la protection du patrimoine culturel bulgare et de la culture
bulgare contemporaine. L’action de ces institutions culturelles a un impact direct sur
l’évolution globale de la culture nationale. Ces instituts sont les suivants : le éâtre
national Ivan vazov, l’opéra et ballet de Sofia, l’orchestre philharmonique de Sofia,
la Galerie d’art national, la Galerie des arts étrangers à Sofia, la Cinémathèque
nationale bulgare, le Musée d’histoire nationale et la Bibliothèque nationale Saints
Cyril et Méthode.
La crise économique et les tensions politiques après 1989 vont changer une fois
encore le contour global de la société, ce qui va exacerber d’avantage la crise en
matière culturelle.

La culture de la transition, après 1989


Les transformations profondes des sociétés en Europe de l’Est ont touché parti-
culièrement le champ culturel. Depuis 1989, les enjeux économiques, idéologiques,
sociaux et culturels redonnent une nouvelle dimension aux politiques culturelles dans
le contexte de la transition.
La position des politiques culturelles est désormais entièrement modifiée par
l’effondrement brutal de l’économie planifiée et l’installation progressive de nouvelles
règles économiques. Le passage d’un ordre où la production et la diffusion des biens
culturels sont soumises entièrement à la politique centralisée, à une situation où les
impératifs de rentabilité économique jouent un rôle déterminant, impose une
nouvelle définition des stratégies culturelles. ainsi, se constitue progressivement un
nouvel espace défini par la fin du monopole étatique et l’ouverture des marchés
internationaux, ainsi que par une nouvelle législation et l’émergence d’une société
démocratique10.

10. voir pour plus de détails à ce sujet anne-Marie iesse, natacha Chmatko, Miklos hadas, Svetla
Moussakova (dir.), Édition et marché du livre en Russie, Bulgarie, Hongrie. Les transformations de la pro-
duction culturelle après la fin du système communiste, Paris, CnRS, 1997 (rapport final) ; voir également deux
rapports du Conseil de l’Europe : la Politique culturelle en Bulgarie. Rapport national, Strasbourg, Conseil
de l’Europe, Conseil de la coopération culturelle, 1997 (programme européen d’examen des politiques
culturelles nationales) ; la Politique culturelle de la Bulgarie. Rapport d’un groupe européen d’experts présenté
par Charles Landry, Strasbourg, Conseil de l’Europe, Comité de la culture, 1997 (programme européen
d’examen des politiques de développement culturel national, transversal et sectoriel).

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

Dans la situation de crise économique et sociale après 1989, la culture a une


position relativement dominée par rapport aux priorités politiques et économiques
de la période de la transition. Pour cette raison, les stratégies de la politique culturelle
ont un rôle primordial. Dans un sens général, les difficultés que doit affronter
désormais la politique culturelle proviennent de trois sources : la crise économique,
la constitution d’une société civile et démocratique et l’héritage du communisme11.
Le phénomène le plus marquant en matière économique concerne les
privatisations qui sont une priorité à la fois politique et économique des gouver-
nements successifs. Dans la période 1990-1997, il existe trois types de privatisations
qui caractérisent le cas bulgare : la privatisation « spontanée », la restitution et la
privatisation par le marché.
La première forme de privatisation, la privatisation « spontanée », résulte de la
volonté des cadres et des dirigeants des entreprises d’État d’acquérir les droits de
propriété de leurs propres entreprises qu’ils ont préalablement transformées en société
par actions. Ce type de privatisation concerne avant tout les petites entreprises,
notamment dans le domaine de la culture et de l’édition.
La restitution consiste à rétrocéder à d’anciens propriétaires des biens qui leur
ont été confisqués au début de la période socialiste. Selon les statistiques officielles,
plus de 45 000 transferts de propriété ont été réalisés ; dans le domaine de la culture,
ce type de privatisation concerne avant tout les librairies qui ont d’ailleurs presque
toutes disparu dans les grandes villes.
La privatisation par le marché consiste à transformer une entreprise publique en
société par actions et à vendre ces actions à des investisseurs privés, ce qui est le cas
de plus de 2 800 entreprises dont environ 10 % en relation avec la production et la
diffusion de la culture.
À cette situation économique s’ajoutent de forts clivages sociaux, ce qui rend la
situation politique très tendue et cela malgré une nouvelle Constitution adoptée en
1991 qui instaure les bases légales d’une démocratie parlementaire pluraliste. De
nombreuses difficultés de la mise en place d’une société civile aggravent encore
davantage la situation. En relation avec la présence simultanée de trois sources de
pouvoir dès le début des années 1990 : le pouvoir public, la nouvelle société civile
en train de s’organiser et le pouvoir informel.
Dans de nombreux secteurs on peut constater un affaiblissement de l’État qui
détient cependant officiellement le pouvoir, en termes de gestion, d’organisation et
de contrôle des principales institutions étatiques.
D’un autre côté, le pouvoir informel, bien qu’il ne réagisse pas comme une force
homogène et omniprésente, prend progressivement de l’importance et cible ses
actions avec un intérêt particulier en direction du secteur des industries culturelles.
Dans la première période de la transition bulgare, la faiblesse du pouvoir est
accentuée davantage par un manque de législation effective qui, à force d’être adoptée
trop tard, n’est en mesure de protéger ni les productions culturelles, ni les institutions

11. voir à ce sujet également Politiques culturelles et sociétés en transformation, Strasbourg, Conseil de l’Eu-
rope, 1993.

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

de la culture. Pas moins de 1 200 textes législatifs concernant le domaine culturel


préexistent au vote en 1999 de la loi pour la protection et le développement de la
culture.
Sur fond de ces difficultés de la transition s’ajoutent les textes qui relèvent de
l’héritage de la période socialiste. Il s’agit des principes qui ont déterminé la base
même de la politique culturelle dans les dernières décennies comme l’hégémonie
idéologique et la puissance du parti communiste placé au-dessus de l’État ; la
nationalisation totale des institutions culturelles et l’interdiction de la propriété
privée ; la planification centralisée véhiculée par la structure pyramidale de la prise
de décision ; le budget de la culture entièrement dépendant des décisions politiques.
Dans cet espace intermédiaire bien que les éléments de rupture l’emportent sur
ceux de la continuité, il est important de souligner certains aspects positifs de la
politique culturelle à l’époque socialiste, comme l’accès facile à la culture pour un
public très large au nom du principe de la culture démocratique et humaniste. ainsi,
au début des années 1990, des comportements, des pratiques et des mentalités liés
aux politiques culturelles restent encore attachés aux anciennes règles, au nom de la
tradition culturelle nationale.
avec l’évolution de la société bulgare, les politiques culturelles s’organisent
progressivement selon quelques principes clairs, qui sont à la base d’une nouvelle
stratégie globale : décentraliser la culture et encourager son autonomie ; effectuer des
restructurations institutionnelles ; protéger l’identité culturelle nationale et éviter les
modèles socioculturels étrangers ; promouvoir la créativité artistique et améliorer les
conditions de vie des artistes ; créer le cadre législatif nécessaire.
L’espace culturel en train de se construire semble s’organiser autour de trois axes
fondamentaux : la démocratie, l’économie du marché et une nouvelle définition de
la culture. Les difficultés de la période de la transition empêchent souvent la mise en
place des réformes annoncées qui progressent lentement à un rythme inégal. ainsi,
on peut définir cette époque de transition comme une période intermédiaire, où
cohabitent les « résidus » de l’ancien ordre social et de nouvelles valeurs pour former
en fin de compte un amalgame de références multiples liées à la culture. En fait,
malgré les réformes annoncées et les nombreux textes stipulant la réorganisation
globale de la politique culturelle nationale, les règles d’avant 1989 continuent
largement à structurer le champ culturel dans le domaine du budget et de la gestion
pendant les années 1990. Le retard d’une réglementation et d’une politique claire
engendre des phénomènes souvent incontrôlables comme le comportement des
consommateurs qui plébiscitent souvent une production culturelle médiocre dans
des genres strictement interdits ou censurés dans la période précédente. Il s’agit de
l’engouement du public pour la presse à scandales, la production pornographique
ou des films de violence. Les réactions légitimes des institutions officielles sont
interprétées dans ces cas comme une violation de la liberté d’expression. Ce passage
d’un extrême à l’autre est lié notamment au manque d’une vision globale sur la
production culturelle ; le contrôle absolu dans certains secteurs et l’absence totale de
contrôle dans d’autres provoquent des conséquences immédiates d’instabilité et qui
nuisent fortement à la crédibilité des institutions culturelles.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

Cela nous amène au problème du décalage et des difficultés des interprétations


de la liberté et de la démocratie dans cette période de transition. Souvent la
démocratie est conçue comme une anarchie et la liberté revendiquée est celle de
refuser la loi. Les faiblesses de la société civile empêchent le fonctionnement des
différentes politiques de l’État. ainsi, le désengagement de l’État dans différents
secteurs de la culture s’avère plutôt un facteur déstabilisant dans une société civile
encore en germe.
L’exemple de la création de certaines maisons d’édition privées est une bonne
illustration de cette situation. ainsi, par exemple, au cours du processus de
multiplication d’une grande maison d’édition d’État en plusieurs entreprises filiales,
c’est la maison mère qui fournit l’équipement, les locaux et surtout les équipes de
professionnels qualifiés. À plusieurs reprises sont visibles de véritables dépeçages des
prestigieuses maisons d’État qui se vident littéralement de leur base matérielle et de
leur personnel. Les responsables de collections quittent la maison d’origine en
emportant tout, y compris des séries de manuscrits (droits d’auteur et de traduction
payés) qui leur permettent de démarrer leurs futures collections. La législation de
l’époque étant très imparfaite, aucune poursuite réelle n’a pu être engagée contre ces
collaborateurs indélicats.

Les intellectuels et la crise de la société


Dans le nouvel espace créé par la transition, l’intellectuel perd très vite sa position
dominante et son pouvoir symbolique de la période précédente suite à de nouvelles
hiérarchies politique et économique qui contribuent à une dévaluation relative du
capital scolaire et culturel. Selon des statistiques récentes, les valeurs les plus appréciées
par les classes nouvelles sont l’autonomie et la liberté, ainsi que la réussite indivi-
duelle ; ce fait modifie sensiblement l’imaginaire collectif longtemps dominé par
l’idéologie du sacrifice au profit d’une cause supérieure, une situation, où l’intellectuel
est perçu comme porte-parole de l’engagement collectif. La crise de la légitimité est
liée encore à d’autres transformations. Il s’agit avant tout du changement du statut
de l’intellectuel qui se transforme dans cette période intermédiaire d’une figure
éthique à une figure politique. D’autre part, le glissement de l’imaginaire collectif
vers l’imaginaire individuel provoque de nouvelles oppositions liées au phénomène
des reconversions des élites qui cherchent à faire valoriser leur capital spécifique12.
Il est important de souligner qu’avec l’apparition d’une nouvelle hiérarchie sociale
et la nouvelle position relativement dominée de l’intellectuel, celui-ci s’approprie de
nouvelles positions dans le champ culturel en pleine reconstruction. En rupture de
sa représentation éthique et collective, il construit une nouvelle représentation, liée
cette fois au phénomène de la résistance du modèle national à travers les revendi-
cations identitaires et culturelles.

12. voir à ce sujet Raja Staïkova, “e Readiness of the Scolars in academic and Company Research for
Change in Professional orientation”, dans krassimira Baytchinska (ed.), Social Sciences and Social Change
in Bulgaria, Sofia, Marin Drinov academic Publishing house, 1998.

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

Ces difficultés sont en relation avec la crise globale du statut de l’artiste qui, selon
les experts l’Unesco, affecte à la fois le statut et le prestige de l’artiste.
La crise du statut de l’artiste est avant tout de caractère économique ; il est à noter
qu’en 1992, environ 80 % des artistes travaillent déjà comme indépendants suite aux
suppressions d’emploi ; en Bulgarie le taux de chômage est particulièrement élevé
parmi les cinéastes.
Face à cette crise, la politique culturelle applique une série de mesures destinées
à améliorer la situation en apportant des aides directes et indirectes. En novem-
bre 2000 est créé le Fonds national de la culture sous l’égide du ministère de la
Culture dont l’objectif principal est le soutien de la culture nationale et l’aide à la
création et aux artistes. Depuis 2003, différents programmes du Fonds financent
aussi les déplacements des artistes selon des projets nationaux et internationaux. La
création de nombreux prix pour les artistes, comme le prix d’État Pasii Hilendarski,
ou l’Âge d’or du ministère de la Culture, de même que ceux des institutions,
organisations et formations culturelles à travers tout le pays.
Les syndicats professionnels participent également en apportant une aide
financière et sociale à leurs membres comme une assistance gratuite, des prêts à faibles
taux d’intérêt, la création de résidences secondaires pour artistes.
En réalité, la régulation de la situation des artistes a véritablement démarré avec
la mise en application de la nouvelle loi sur les droits d’auteur et droits associés votée
en 1993.

Législation et politiques culturelles


L’adoption de la constitution de la République de Bulgarie en 1999 dans laquelle
huit articles font référence directement à la culture met fin à une longue période
marquée par une législation insuffisante face aux défis culturels de la transition. La
loi pour la protection et le développement de la culture est votée en 1999. Lors de
la période de transition, toute une série de lois et de textes législatifs est adoptée de
manière successive afin d’assurer l’harmonisation de la législation nationale en matière
de propriété intellectuelle. Tel est le cas de la loi sur les droits d’auteur et droits
associés (1993), la loi sur les maisons de lecture (1996), la loi sur la radio et la
télévision (1998), la loi sur l’industrie cinématographique (2003), la loi sur le piratage
dans la contrefaçon (2005), la loi sur le mécénat (2005). actuellement plusieurs lois
dans différents secteurs culturels sont en préparation.
Cette activité législative vient prolonger une longue tradition en matière de
protection juridique de la propriété intellectuelle dont le premier acte est la signature
de la Convention de Berne en 1921 et une première loi sur le droit d’auteur votée
en 1951.
Dans la perspective de l’intégration de la Bulgarie dans les institutions européen-
nes, l’assemblée nationale a ratifié en 1995 la Convention internationale pour la
protection des artistes du spectacle, producteurs d’enregistrements sonores et sociétés
de diffusion, ainsi que la Convention pour la protection des producteurs d’enregistre-
ments sonores face à la reproduction illégale de ces mêmes enregistrements.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

Organisation administrative nationale et locale


La nouvelle législation de la culture après l’adoption de la loi pour la protection
et le développement de la culture en 1999 et, surtout après la mise en place de la
stratégie sur les nouvelles structures du ministère de la Culture en 2006, a modifié
une fois encore l’organisation administrative de la culture tant au niveau national
qu’au niveau local. D’abord les centres nationaux, ces organes autonomes spécialisés
du ministère de la Culture qui coordonnent des activités sectorielles de la politique
culturelle nationale, sont transformés en directions en abandonnant leur statut et
leur budget propres. La création des nouvelles directions Musique nationale et danse,
Musées, Galeries et arts visuels, Livres et édition et éâtre, est légitimée par une
volonté de rentabilité et une meilleure distribution des subventions de l’État en
matière culturelle accordées désormais à des projets concrets.
Le Centre national du cinéma et l’Institut national des monuments de la culture
ont gardé leur statut et leur budget autonome après la réforme structurelle.
au niveau local, les changements des structures sont en relation avec la nouvelle
division administrative et territoriale du pays adoptée par la Constitution ; les
262 municipalités sont les unités administratives territoriales de base au sein
desquelles s’exerce le pouvoir local autonome. Les relations entre l’administration
centrale et les organes municipaux autonomes sont gérées par un gouverneur régional,
nommé par le gouvernement.
L’organe autonome local est le conseil municipal qui définit la politique de la
municipalité dans tous les domaines de l’économie et de l’environnement, de la santé
et de l’éducation ; dans le domaine de la culture, au sein de la majorité des
municipalités, sont créées des commissions pour la culture et l’éducation qui gèrent
notamment les activités culturelles entreprises sur le territoire de la municipalité.
Le financement de la politique culturelle locale se fait par les fonds propres de la
municipalité et les dépenses budgétaires municipales dépendent principalement du
champ d’activité des conseils.

Financements et mécénat
La tendance à subventionner les institutions culturelles sur le budget public est
en général présente dans la politique culturelle du pays, malgré les efforts de
multiplier les sources de financements.
Les institutions culturelles comme le théâtre, l’opéra et les musées reçoivent plus
de 50 % de leurs financements directement du budget du ministère de la Culture,
des municipalités et des autres institutions étatiques. La présence de l’État reste
considérable dans la vie culturelle, grâce à l’existence du réseau des instituts culturels.
Progressivement, des formes de culture non institutionnelles commencent à
bénéficier des financements publics, surtout après la mise en application en 2000 de
la législation sur les organisations culturelles non gouvernementales ; à partir de ce
moment se manifestent de nombreuses formations culturelles, des fondations, des
associations, des sociétés, des centres et des académies culturels qui sont la preuve
d’un dynamisme culturel et des possibilités élargies de création et de diffusion de la

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

culture. L’impact des onG culturelles est considérable tant dans le développement
global de la culture que dans le processus de stabilisation de la société civile.
Globalement le budget public destiné à la culture reste stable ; tandis qu’une
redistribution se fait entre les institutions de niveau national ou local et les organismes
culturels non gouvernementaux, qui, eux, sont financés selon la présentation de leurs
projets.
ainsi, en 2002, les dépenses en matière culturelle atteignent à peine 1,09 % du
PIB, ce qui est le niveau de 1990 en valeur absolue ; ces dépenses augmentent
graduellement pour arriver à 1,84 % du PIB en 1998. Ces chiffres relativement bas
peuvent s’expliquer par la crise économique sévère en Bulgarie durant cette époque
et les restrictions budgétaires drastiques dans l’ensemble des financements publics.
Pour la période 1998-1999, les statistiques officielles en matière culturelle
montrent clairement la tendance vers un relatif accroissement lorsque le pourcentage
des dépenses publiques augmente d’environ 73 % car en 1996 le chiffre des dépenses
est de 0,44 % pour atteindre 0,78 % en 1999. Tandis que dans la période 2000-2006
l’augmentation des dépenses se stabilise autour de 0,7 %.

Mécénat et fondations
Le mécénat culturel, qui n’a pas de longue tradition en Bulgarie, se développe
rapidement avec l’adoption de la loi sur le mécénat votée en 2005 et d’autres textes
qui offrent de nouvelles possibilités pour le financement de la culture nationale.
De même les fondations nationales et internationales jouent un rôle actif dans
le financement de la culture dont les plus actives sont la fondation le 13 Centuries
Bulgaria National Donors Fund, la Cyril and Methodius International Foundation et
l’open Society Fund.
Une des premières est la fondation nationale 13 siècles, créée en 1981, dans le
but de pouvoir recueillir les dons de citoyens bulgares et étrangers au vu de la
célébration du 13e centenaire de la fondation de l’État bulgare, fondé en 681.
L’objectif principal de cet organisme, qui jusqu’à 1990 est intégré aux structures
étatiques, est le financement de la recherche scientifique et la constitution d’une base
de données concernant la collecte des documents et des objets liés à l’histoire du
pays. En 1994, la fondation change de nom et devient de 13 Centuries Bulgaria
National Donors organisation et son action principale est dorénavant orientée vers
le financement de projets de formation des Bulgares expatriés aux publications
littéraires et, finalement, la protection du patrimoine culturel national.
Une deuxième fondation nationale contribue activement à la réalisation de projets
culturels : il s’agit de la fondation Saints Cyril et Méthode créée, initialement en
1982, sous le nom de fondation Ludmila Jivkova. Son objectif principal est le finance-
ment de la formation artistique d’enfants dans le pays et à l’étranger ; la fondation
finance l’organisation de concerts et de festivals pour les jeunes artistes, soutient les
échanges culturels internationaux en finançant des troupes théâtrales et des
formations musicales. Elle finance également la constitution des collections d’œuvres
d’art destinées pour le musée d’art étranger Saints Cyril et Méthode.

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PoUR UnE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DanS LE MonDE

De nombreux fonds et fondations internationales jouent un rôle très actif dans


le financement de la culture en subventionnant avant tout des projets et programmes
des onG culturelles. Parmi elles, open Society Institute, Future for Bulgaria Foundation,
de même que de nombreux programmes de l’Union européenne (le programme
Phare plus particulièrement) ont apporté un financement global de 13,6 millions
d’euros pour des projets culturels dans la période 1996-2004.
Selon les statistiques officielles, le sponsor étranger le plus important de la culture
pendant cette période est open Society Foundation et son Soros Centre for the arts,
qui subventionne des programmes spécialisés dans le domaine du théâtre, de la
musique, de la littérature, des médias et de l’art moderne.
ainsi, depuis l’ouverture de la première agence d’open Society Fund à Sofia en
1990, le fonds du célèbre financier et philanthrope George Soros a participé, à
différents niveaux, au financement d’environ la moitié des projets et des programmes
culturels en Bulgarie.
Dans les cinq dernières années la part des financements privés de la culture
augmente très vite, accordés prioritairement par des banques et différentes institutions
et compagnies financières. D’un autre côté, de nombreux projets culturels sont
financés par des organismes prestigieux comme Pro Helvetia ou la Fondation euro-
péenne de la culture, de même que par des programmes des ambassades de France,
de Grande-Bretagne, d’allemagne et d’autres. Des réseaux comme le Rotary Club
sont également présents dans le paysage culturel.

Perspectives de la politique culturelle :


l’exemple des maisons de lecture
Il existe actuellement des institutions culturelles typiques, bien ancrées dans la
tradition culturelle nationale et qui continuent à jouer un rôle essentiel dans la
stratégie culturelle nationale et locale : il s’agit des maisons de lecture, les plus
anciennes institutions culturelles créées vers le milieu du xIxe siècle qui, tout au long
de l’époque du Réveil national, contribuent à l’épanouissement des arts contempo-
rains comme le théâtre, la musique, la littérature et soutiennent le développement
des bibliothèques et des musées. Les maisons de lecture représentent des lieux
d’affirmation de la langue et de l’identité nationales ainsi que de l’éveil de l’esprit
national dans une époque de luttes incessantes pour la liberté nationale.
au fil des siècles, les maisons de lecture se sont confirmées comme des centres
autonomes de culture et d’éducation, qui, de concert avec l’Église et l’école bulgares,
encouragent l’expression populaire des arts au cours du xxe siècle. Malgré des diffi-
cultés économiques et les pressions politiques et sociales durant différentes périodes
de l’évolution de la société bulgare, les maisons de lecture ont toujours préservé
l’esprit d’ouverture et ont appliqué les principes de démocratie et d’indépendance.
aujourd’hui encore les maisons de lecture sont au cœur des politiques publiques
et participent activement au développement de la culture locale, à la constitution
d’une nouvelle société civile. Malgré la diminution de leur nombre les dernières
années, elles continuent à fonctionner comme des centres artistiques traditionnels,
en essayant toujours de s’adapter au mieux au nouveau contexte économique et social.

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Bulgarie − Svetla MouSSakova

Depuis l’application de la loi sur les maisons de lecture en 1996, de nouveaux


dispositifs financiers facilitent la réalisation des programmes et projets dans un cadre
national et international. au niveau local et dans le cadre des accords de coopération
culturelle avec les pays voisins, les maisons de lecture participent activement aux
programmes culturels européens tels que kaléidoscope et Raphaël, et les différents
registres des programmes communautaires Media et Culture.
après l’adhésion de la Bulgarie à la Communauté européenne en janvier 2007,
de nouveaux projets de participation sont déposés dans le cadre des programmes
Culture 2007-2013, l’Europe des citoyens, ou encore l’Enseignement tout au long
de la vie.
La longévité singulière de ces institutions séculaires, qui rassemblent à la fois la
tradition et la modernité et sont aujourd’hui encore une véritable référence en matière
culturelle en Bulgarie, est la preuve concrète qu’il existe effectivement des perspectives
pour développer encore davantage le modèle national des politiques culturelles
publiques en harmonie avec l’expérience nationale et dans le nouveau contexte
européen.

Compléments bibliographiques
annuaire statistique de la République de Bulgarie, Sofia, Institut national statistique, 1996.
—, 2000-2006.
annuaire statistique de la République populaire de Bulgarie, 1943-1946, Sofia, 1947.
arts, Politique, Changement, Sofia, Éditions Sema-RS, 2005 (recueil de documents).
Bulgarian Cultural Policy 1990-1995, Sofia, Institut of Culturology, 1996.
Bulgarian Cultural Policy in a State of Transition, Council of Europe, Culture Committee,
Strasbourg, 1997.
Bulgarie 2001. Programme du gouvernement de la République de Bulgarie 1997-2001, Sofia,
1997.
Daskalov Roumen, Between East and West: Bulgarian Cultural Dilemmas, Sofia, Éditions LIk,
1998.
Evguenia kalinova, Iskra Baeva, la Bulgarie contemporaine entre l’Est et l’ouest, Paris, L’har-
mattan, 2001.
—, les Transitions bulgares 1939-2002, Sofia, Paradigme, 2002.
Goedele de keersmaeker, Plamen Makariev (ed.), Bulgaria. Facing Cultural Diversity, Sofia,
IPIS, 1999.
natalia khristova, Pouvoir et intellectuels 1970-1974, Sofia, atelier aB, 2000.
Ministry of Culture, Cultural Policy 1996-1999, Sofia, 2000.
Svetla Moussakova, le Miroir identitaire. Histoire de la construction culturelle de l’Europe. Trans-
ferts et politiques culturelles en Bulgarie, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2007.
kostadine Popov, La politique culturelle en Bulgarie, Paris, Unesco, 1976.
—, la Politique culturelle en Bulgarie, rapport du ministère de la Culture, Paris, Unesco, 1981.

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Les politiques culturelles


au Canada et au Québec :
identités nationales et dynamiques croisées

Diane saInt-PIErrE*

Membre du Commonwealth et de la Francophonie, le Canada est une monarchie


constitutionnelle avec un système parlementaire de tradition de Westminster qui
comprend dix provinces et trois vastes territoires nordiques. La Constitution du
Canada date de 1867, lorsque le Parlement britannique adopta l’« acte de l’amérique
du nord britannique ». Le Canada comprenait alors quatre provinces : l’Ontario, le
Québec, la nouvelle-Écosse et le nouveau-Brunswick. À cette époque, il s’agit d’un
« petit pays », dont les trois quarts des habitants vivent en Ontario et au Québec.
après l’adhésion du Manitoba (1870) et de la Colombie-Britannique (1871), le
premier recensement fédéral donne une population de 3,7 millions d’habitants en
1871, dont 60 % d’origine britannique et 30 % d’origine française, ces derniers étant
très majoritairement concentrés au Québec. Les autres provinces et territoires
canadiens adhéreront graduellement au Canada, la dernière étant celle de terre-neuve
et Labrador, en 1949.
Cela étant dit, mentionnons que la loi constitutionnelle de 1867, composante
fondamentale de la Constitution canadienne, détermine les fondements des relations
entre les gouvernements fédéral et provinciaux canadiens1. ainsi, si l’article 91 de la
Constitution énonce les compétences exclusives du Parlement fédéral, les articles 92
et 93 mettent l’accent sur les pouvoirs spécifiques des provinces. Incidemment, ce
qu’il faut en retenir, c’est que le gouvernement fédéral détient un pouvoir général de
dépenser et des compétences prépondérantes, notamment sur les questions de dimen-
sion nationale, en matière de droits d’auteur, des affaires autochtones et de tout ce
qui n’est pas clairement assigné aux provinces à cette époque. Ce dernier élément
revêt une importance cruciale puisque c’est à partir de cet énoncé que le gouverne-
ment fédéral revendiquera, dès la fin des années 1920, des compétences exclusives

* Inrs Québec, Canada.


1. La Constitution a été rapatriée de Londres à Ottawa en 1982 avec l’appui de neuf des dix provinces,
alors que le Québec refuse d’adhérer à l’entente conclue parce que négociée en son absence, mais aussi
parce qu’elle a pour effet d’aller à l’encontre des constantes demandes du Québec en matière constitu-
tionnelle et de réduire ses pouvoirs, notamment en matière de langue et d’éducation (pour une analyse
détaillée, voir Eugénie Brouillet, la Négation de la nation. L’identité culturelle québécoise et le fédéralisme
canadien, Québec, Éditions du septentrion, 2006, p. 323-378).

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

en matière de radiodiffusion et de communications, des secteurs d’activités inexistants


en 1867. Les législatures provinciales détiennent pour leur part des pouvoirs dans
divers domaines, comme la santé, les institutions municipales, la propriété et les
ressources naturelles non renouvelables. selon Maurice Croisat2, spécialiste du
fédéralisme, l’article 92 accorde aussi « le droit exclusif de légiférer dans les matières
ayant une incidence culturelle précise : le droit civil, le bien-être social, l’enseignement
[...] ». D’autres articles ont aussi consacré le caractère bi-ethnique et biculturel du
Canada, comme l’article 93 qui stipule que dans « chaque province, la législature
pourra exclusivement décréter des lois relatives à l’éducation » et l’article 133 relatif
au bilinguisme du Parlement fédéral3.
Le Canada demeure un État largement décentralisé dans la répartition des
pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces et territoires. Comme dans
bien d’autres domaines, les politiques culturelles s’inscrivent dans des juridictions
concurrentes et, comme nous le verrons, elles ont été souvent la source de conflits,
particulièrement entre le gouvernement fédéral, le principal promoteur de la culture
canadienne, et le gouvernement du Québec qui, depuis près d’un siècle, s’est engagé
à promouvoir le fait français puis, à compter des années 1960-1970, la culture
québécoise avec cette place toujours centrale accordée à la langue française4.
Chose certaine, dues à leur courte histoire, et comparativement à bien des pays
européens, la culture canadienne et la culture québécoise sont avant tout contempo-
raines quoique des anciennetés de peuplement diversifiées opèrent sur la conception
même que l’on s’en fait. ni l’une ni l’autre ne peuvent faire abstraction du fait français,
dont les racines remontent au début du xVIIe siècle au Québec et en acadie, alors qu’il
en va autrement dans l’Ouest canadien où la colonisation a été beaucoup plus récente
(fin xIxe et début xxe siècle) avec des apports importants d’immigrants autres que
d’origines française et britannique. Les politiques culturelles sont donc profondément
marquées par des clivages régionaux (entre les Maritimes, le Québec et l’Ontario,
l’Ouest canadien et les trois grands territoires nordiques), mais aussi linguistiques et
culturels (entre francophones et anglophones, avec les populations autochtones), alors
que la question de l’indépendance politique et économique ainsi que celle de la survie
culturelle face aux États-Unis, avec qui la majorité des Canadiens partage une langue
commune, a été une préoccupation constante depuis la création du Dominion du
Canada. L’hégémonie étasunienne dans les industries culturelles et dans les médias a
été l’objet de préoccupations constantes depuis leur avènement, particulièrement au
Canada anglais et pour le fédéral, alors que le Québec, majoritairement francophone,
a d’abord œuvré à promouvoir cette culture et cette identité particulières, uniques en
amérique du nord, héritées de son histoire et reconnues par la plupart des Québécois.

2. Voir Maurice Croisat, le Fédéralisme canadien et la question du Québec, Paris, Éditions anthropos, 1979,
p. 31.
3. Canada, Ministère de la Justice, Codification administrative des lois constitutionnelles de 1867 à 1982,
Ottawa, Ministère de la Justice, 1993.
4. rappelons à cet effet que le Québec est la seule province canadienne à avoir fait du français sa langue
officielle – la Charte de la langue française ou loi 101 (1977) –, alors que le nouveau-Brunswick est la
seule à avoir adopté une loi stipulant que le français et l’anglais sont les deux langues officielles.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

Bref, fort de ces caractéristiques historiques, géopolitiques et linguistiques qui influent


en grande partie sur le caractère distinct et la complexité des approches canadienne
et québécoise en matière de culture, il y a lieu maintenant d’exposer les grandes lignes
de leurs politiques culturelles respectives : l’une s’inspirant des pratiques ayant parti-
culièrement cours dans le monde anglo-saxon, mais développant aussi ses propres
spécificités5, notamment avec sa politique (1971), puis sa loi sur le multiculturalisme
(1988) ; l’autre, québécoise, qui très tôt prend ses distances de l’action fédérale et des
autres provinces canadiennes en réclamant régulièrement la pleine juridiction en ce
domaine6. D’ailleurs, nous le verrons, une grande partie des politiques culturelles
fédérales et du Québec s’explique par la dynamique politique et culturelle d’alors,
particulièrement au cours des années 1960-1970, avec la montée du nationalisme et
du mouvement indépendantiste au Québec. Cette rivalité – toujours présente entre
Québec et Ottawa – s’est traduite dans nombre de mesures adoptées par ces deux
paliers de gouvernement7.
avant de présenter les grandes étapes des politiques culturelles canadiennes et
québécoises, il convient de souligner que, comme bien des pays occidentaux8, les
gouvernements fédéral canadien et québécois ont eu des ambitions relativement
similaires depuis le milieu du xxe siècle : la démocratisation culturelle, puis l’émer-
gence de la démocratie culturelle (droits culturels de la minorité linguistique, des
communautés culturelles, des jeunes, etc.) (1950-1980) ; la professionnalisation du
secteur culturel et la montée en puissance des industries de la culture et des nouvelles
technologies de l’information et des communications (1980-1990) et, enfin, le rôle
accru du secteur privé, le renouvellement des politiques culturelles au regard du
nouveau contexte de la mondialisation économique, l’apport croissant des gouverne-
ments locaux et le rôle de plus en plus important d’instances internationales et
supranationales9 (depuis les années 1990). Le présent chapitre s’attardera donc à
retracer non seulement l’évolution des politiques culturelles du gouvernement fédéral
canadien et celui du Québec, mais aussi à rappeler à l’occasion leurs actions croisées.

5. Voir Monica Gattinger et Diane saint-Pierre, “e ‘neoliberal turn’ in Provincial Cultural Policy and
administration: e Case of Québec and Ontario”, Canadian Journal of Communications, (sous presse).
6. Voir Diane saint-Pierre, la Politique culturelle du Québec : continuité ou changement ? Les acteurs, les coa-
litions et les enjeux, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Management public et gouvernance »,
2003 ; id., « Les politiques culturelles du Québec », dans robert Bernier (dir.), l’État québécois à l’aube du
millénaire, Québec, Les Presses de l’université du Québec, 2004, p. 231-259.
7. Id., « Politiques culturelles et patrimoines au Québec et au Canada », numéro thématique Philippe Poir-
rier (dir.), « Politique culturelle et patrimoines. Vieille Europe et nouveaux mondes », revue Culture et
Musées, Revue internationale. Muséologie et recherches sur la culture (France), juin 2007, no 9, p. 121-140 ;
id., « Identité et patrimoine… deux notions au cœur des interventions patrimoniales publiques du Qué-
bec et du Canada », dans Jean-Claude némery, Michel rautenberg et Fabrice uriot (dir.), Stratégies
identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine, Paris, L’harmattan, 2008, p. 115-124.
8. Voir notamment anne-Marie autissier, « Politiques culturelles des États européens : pour une néces-
saire refondation », EspacesTemps.net, 2006 (http://espacestemps.net/document1917.html).
9. Monica Gattinger et Diane saint-Pierre, “toward Provincial Comparative Cultural Policy analysis in
Canada: Can national Models apply? an analysis of the Québec and Ontario Experiences”, International
Journal of Cultural Policy, août 2008, vol. 14, no 3, p. 335-353 ; id., avec la collab. d’alexandre Couture-
Gagnon, “towards sub-national Comparative Cultural Policy analysis: e Case of Provincial Cultural
Policy and administration in Canada”, Journal of Arts Management, Law and Society, hiver 2008.

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

La politique culturelle (fédérale) canadienne


Les politiques culturelles fédérales canadiennes, telles que nous les connaissons
de nos jours, sont relativement récentes. Même si les premières initiatives publiques
remontent à la seconde moitié du xIxe siècle, après la création du Dominion du
Canada, soulignons qu’elles demeurent alors modestes. En effet, avant les années
1920, les mesures sont pour la plupart limitées aux institutions du patrimoine, aux
arts et aux communications. ainsi en est-il de la création des archives publiques
(1873) et de la commission des lieux et monuments historiques du Canada (1919),
de la mise sur pied du musée des Beaux-arts du Canada (1880), de l’adoption d’une
réglementation dans le secteur des communications (1905) et de l’émission d’une
première licence à une station de radiodiffusion à Montréal10 (1918). La plupart des
actions publiques visent alors à accroître, pour des raisons de prestige et de
philanthropie, le patrimoine artistique, littéraire, musical et architectural de cette
jeune nation qui, à cette époque, grâce à l’apport d’immigrants venant d’un peu
partout en Europe et en asie, voit ses frontières sans cesse repoussées vers l’Ouest et
les territoires nordiques.
Considérée jusqu’au milieu du xxe siècle comme élitiste (le « culte du beau ») et
relevant plus de l’initiative privée ou de quelques grandes institutions nationales, la
culture tend graduellement à être considérée comme un « bien public », notamment
avec l’expansion de la culture de masse dès les années 1920, mais dont les
caractéristiques s’affirmeront pleinement à compter des années 1950 avec l’avènement
de cette jeunesse issue du baby-boom de l’après-guerre, l’augmentation du temps libre,
des loisirs, et le développement considérable de la consommation.

La question de l’identité et de la culture canadiennes…


face au géant étasunien
À compter de la fin des années 1920, les préoccupations du gouvernement fédéral
en matière de politiques culturelles prennent un virage, avec un intérêt croissant pour
la question des droits d’auteur et la radiodiffusion. À cette époque, bien que la
radiophonie canadienne soit rudimentaire, les stations étasuniennes diffusent libre-
ment hors frontières, inondant de plus en plus le pays de leurs émissions. ainsi, après
l’entrée en vigueur de la première Loi sur le droit d’auteur en 1924, le fédéral met sur
pied la commission royale de la radiodiffusion (commission aird), en 1928. ses
travaux sont guidés par deux motivations : l’unité nationale et l’universalité des
services11. si on excepte la question des droits linguistiques, c’est à cette époque que

10. Voir sharon Jeannotte, « Chronologie des événements marquants de la politique culturelle fédérale
canadienne – de 1849 à 2005 », Patrimoine canadien, Observatoire culturel canadien et Culturescope.ca,
mai 2007 (en ligne, http://www.culturescope.ca/policy-timeline/cultural-policy-home_fr.htm, consulté le
19 septembre 2008).
11. andré Fortier, « Le pouvoir fédéral des actions culturelles dont la somme forme peut-être une poli-
tique », dans Pouvoirs publics et politiques culturelles : enjeux nationaux, actes du colloque tenu à Montréal
les 17, 18 et 19 octobre 1991, Montréal, hEC (chaire de gestion des arts), 1992, p. 97-108.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

survient une des premières manifestations du contentieux Ottawa-Québec en matière


de culture, contentieux qui s’appuie sur l’interprétation des prérogatives conférées
par la Constitution canadienne. stimulé par les travaux de la commission aird, le
gouvernement du Québec adopte en 1929 sa Loi de la radiodiffusion, démontrant
ainsi sa volonté de s’attribuer des compétences en matière de communications. Cette
initiative québécoise est rapidement contestée par le fédéral, puis jugée inconstitu-
tionnelle par le Conseil privé d’angleterre en 193212. Chose certaine, alors que les
stations radiophoniques privées commencent à passer aux mains d’entreprises
étasuniennes, des recommandations issues des travaux de la commission aird
découlera la création, en 1932, de la commission canadienne de la radiodiffusion
(CCr), de propriété publique, puis en 1936 d’une société d’État inspirée de la British
Broadcasting Corporation (BBC), la société radio-Canada.
Quelques années plus tard, alors que le Canada contribue à l’effort de guerre, le
gouvernement fédéral met sur pied en 1942 le Comité parlementaire sur la
reconstruction d’après-guerre (Canada, rapport turgeon, 1944). Chargés de trouver
des solutions aux inquiétudes d’alors, notamment en ce qui a trait au retour des
soldats à la vie civile et à la question de l’emploi après la guerre, les membres de ce
comité entendent les représentations d’une quarantaine de groupes de spécialistes.
Dans le domaine plus spécifique des arts et de la culture, la situation est particulière-
ment difficile en cette période de guerre et de restrictions. C’est dans l’optique
d’obtenir une aide accrue de l’État que plusieurs associations d’artistes, d’écrivains
et de musiciens canadiens, tant francophones qu’anglophones, décident de se regrou-
per et de présenter, en juin 1944, un mémoire aux membres du Comité surnommé
la « Marche sur Ottawa ». Cet événement marque « le début d’une réflexion au
Canada sur le rôle du gouvernement dans les arts13 ». Le Premier ministre canadien,
Mackenzie King, ne réagit toutefois pas aux recommandations du Comité. Face à
une certaine effervescence et aux représentations du Conseil canadien des arts et de
plusieurs associations culturelles, émerge cette nécessité de réfléchir sur le rôle du
fédéral dans le domaine de la culture et des arts au Canada. C’est ce à quoi s’attaque,
dès 1949, la commission royale d’enquête sur le développement des arts, des lettres
et des sciences du Canada, dite commission Massey-Lévesque14.
À la fin de son mandat, cette commission considère que toute action fédérale en
matière de culture devra s’appuyer sur les questions de l’unité nationale, du
renforcement de la « trame canadienne » et du partage des richesses culturelles parmi

12. Gérald-a. Beaudoin, avec la collab. de Pierre ibault, le Fédéralisme au Canada. Les institutions. Le
partage des pouvoirs, Montréal, Wilson et Lafleur LtÉE, 2000 (chap. 12 : « L’éducation, la culture et la
langue », p. 623-684 ; chap. 13 : « Le pouvoir d’imposer et le pouvoir de dépenser », p. 684-732).
13. andré Fortier et D. Paul schafer, Historique des politiques fédérales dans le domaine des arts au Canada
(1944-1988), préparé pour le ministère des Communications, Ottawa, Conférence canadienne des
arts/Canadian Conference of the arts, 1989, p. 6.
14. Jugeant la commission « constitutionnellement non compétente en matière d’éducation et d’arts », le
gouvernement du Québec refuse d’y prendre part, se démarquant ainsi des autres provinces canadiennes
(voir harold hyman, l’Idée d’un ministère des Affaires culturelles du Québec : des origines à 1966, thèse d’his-
toire, Montréal, Université de Montréal, 1988, p. 42).

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

la population canadienne15. Dans les faits, le rapport Massey-Lévesque16 constitue


la « première esquisse d’une politique culturelle canadienne17 ». Les recommandations
proposent, entre autres, l’établissement d’un programme d’aide aux universités, mis
en place en 1952, la création d’une bibliothèque nationale et d’un conseil des arts18,
respectivement mis sur pied en 1953 et 1957, et l’accroissement du budget de radio-
Canada. se retrouve aussi cette idée de contrer l’influence culturelle étasunienne
(surtout la presse, la radio et le cinéma) en suscitant et en nourrissant le nationalisme
culturel canadien19. Dans les faits, depuis cette époque, les volontés souvent
centralisatrices du fédéral s’inscrivent dans une stratégie d’ensemble dont l’objectif
est de promouvoir la nation canadienne d’un océan à l’autre, le concept de Nation
Building traduisant cette aspiration.
Chose certaine, poursuivant sur sa lancée, le fédéral institue en 1955 la
commission royale d’enquête sur la radio et la télévision dont le mandat est d’étudier
le rôle et le financement de radio-Canada (rapport Fowler, 1957). Les travaux de
cette commission seront à l’origine du Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion
en 1958, dont la responsabilité est de veiller à la gestion de radio-Canada et de
réglementer la radiodiffusion canadienne. selon le sociologue Fernand harvey, et ce
en conformité à de grands enjeux mentionnés précédemment, la commission Fowler
évoque quatre raisons pour réglementer les ondes au Canada : « Le nombre limité de
fréquences radio et de canaux de télévision disponibles, le rôle du Parlement pour
contrer le laisser-faire, les dangers de la commercialisation à outrance et, enfin, le
développement d’une radio et d’une télévision ayant un contenu canadien et reflétant
l’identité canadienne20. »

15. Voir a. Fortier, « Le pouvoir fédéral des actions culturelles dont la somme forme peut-être une poli-
tique », art. cité ; Fernand harvey, “Cultural Policies in Canada and Québec: Directions for Future
research”, dans Catherine Murray (ed.), Cultural Policies and Cultural Practice: Exploring the Links Bet-
ween Culture and Social Change, Ottawa, Canadian Cultural research network, 1998.
16. Royal Commission on National Development in the Arts, Letters and Sciences 1949-1951: Report, Ottawa,
Printer to the King’s Most Excellent Majesty, 1951.
17. Daniel Bonin, « La culture à l’ombre de deux capitales », dans Douglas Young et robert Young (eds),
Canada: e State of Federation 1992, Ottawa, Institut des relations intergouvernementales, 1992, p. 185.
18. D’ailleurs, à cette époque, la commission Massey-Lévesque constate « avec embarras » que les princi-
paux appuis financiers au secteur des arts au Canada proviennent de fondations étasuniennes, dont les
fondations Carnegie et rockefeller. « Le rapport conclut que le Canada a payé le prix fort pour cette
dépendance facile, par la perte de talents, l’appauvrissement de nos universités et l’acceptation aveugle
d’idées et de conceptions étrangères à notre tradition » (James Marsh et Jocelyn harvey, « historique de
la politique culturelle », l’Encyclopédie canadienne, Fondation historica, 2008, en ligne : http://www.thecan
adianencyclopedia.com, consulté le 15 septembre 2008). Par ailleurs, soulignons que la province de la
saskatchewan a mis sur pied le premier conseil des arts provincial au Canada, en 1948 (Diane saint-
Pierre, « Des approches de soutien aux arts et à la culture distinctes au sein des communautés canadiennes :
portrait des conseils locaux des arts », Loisir et Société/Society and Leisure (Québec), 2006, vol. 29, no 2,
p. 523-549).
19. Paul Litt, “e Massey Commission, americanization, and Canadian Cultural nationalism”, Queen’s
Quarterly, été 1991, vol. 98, no 2, p. 375-387.
20. F. harvey, “Cultural Policies in Canada and Québec: Directions for Future research”, art. cité, p. 3.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

L’effervescence des années 1960-1970


au cours des années 1960, alors que le nationalisme québécois occupe de plus en
plus la scène politique, des commissions et comités fédéraux produisent des rapports
et des études faisant état de cette idée de promouvoir, d’affirmer et de protéger
l’identité et l’unité canadiennes. ainsi, le gouvernement fédéral met sur pied trois
commissions royales d’enquête : la commission O’Leary sur les publications (1961)
dont les recommandations visent principalement à protéger les magazines et les
périodiques canadiens, la commission Glassco (1962) qui suggère de créer un
secrétariat d’État regroupant certains organismes culturels, ce qui sera chose faite dès
l’année suivante, et la commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le bicultura-
lisme (commission Laurendeau-Dunton, 1962) qui, comme le traduira un éditoria-
liste de la presse écrite, a comme objectif de « sauver la confédération » en cherchant
un « nouvel équilibre entre les deux cultures », ici canadienne et québécoise (Le Devoir,
14 février 1963). Les travaux de cette dernière commission ont un impact considérable
sur les futures politiques du gouvernement fédéral, notamment en ce qui a trait à la
loi sur les langues officielles (1969) et à la politique du multiculturalisme dans un
cadre bilingue (1971), ainsi que l’aide à l’éducation bilingue et le soutien aux
minorités. Ces travaux ont comme conséquence d’élargir la définition de la culture,
afin d’y inclure le bilinguisme, le biculturalisme et bientôt le multiculturalisme. Entre-
temps, le fédéral accorde au secrétariat d’État des responsabilités en matière de culture
et de communications (1963), initiative qui sera suivie de la mise sen place du comité
permanent de la culture de la Chambre des communes (1965) et de la création d’une
direction des affaires culturelles au ministère des affaires extérieures (1966). Les
années 1960 et suivantes sont aussi celles où le fédéral accroît considérablement ses
interventions dans le domaine de la culture, grâce à son pouvoir général de dépenser.
ainsi, en prévision des fêtes du Centenaire du Canada (1967), il finance à travers le
pays de nombreuses infrastructures culturelles et des festivals des arts et soutient la
création de nouvelles institutions culturelles fédérales, comme le musée national des
sciences et de la technologie en 1967 (rebaptisé le musée des sciences et de la
technologie du Canada, en 2000) et le Centre national des arts, inauguré en 1969.
Entre-temps, le gouvernement central regroupe en une seule entité, dirigée par un
nouveau conseil d’administration, les quatre musées nationaux : le musée des Beaux-
arts du Canada, le musée national de l’homme (maintenant le musée canadien des
Civilisations), le musée national des sciences naturelles (maintenant le musée
canadien de la nature) et le musée national des sciences et de la technologie.
Par ailleurs, la plupart des initiatives fédérales depuis les années 1950 soutiendront
cette idée que l’aide à la culture doit être accordée sans ingérence politique,
garantissant ainsi aux principales agences culturelles une autonomie au regard du
pouvoir politique21. Enfin, la décennie 1970 est aussi celle où le fédéral accroît ses
actions sur la scène internationale en adhérant, par exemple, à la Convention pour

21. D. saint-Pierre, « Politiques culturelles et patrimoines au Québec et au Canada », art. cité ; M. Gattin-
ger et D. saint-Pierre, “toward Provincial Comparative Cultural Policy analysis in Canada: Can natio-
nal Models apply? an analysis of the Québec and Ontario Experiences”, art. cité.

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la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de l’Unesco en 1976 et en


créant, quelque trois ans plus tard, la direction générale des relations culturelles
internationales au sein du ministère des affaires étrangères.

Les impératifs économiques et la dure réalité des années 1980-2000


Durant les années 1980 et le début des années 1990, outre le débat constitution-
nel déchirant qui isole de plus en plus le Québec – rapatriement de la Constitution
en 1982 sans l’accord du Québec, échecs des accords de Meech22 (1990) et de
Charlottetown23 (1992) – et qui occupe la scène politique canadienne, les inter-
ventions gouvernementales canadiennes s’inscrivent dans un contexte économique
difficile24. tant au fédéral qu’au provincial, on opte pour la réduction des dépenses
publiques, on favorise les politiques de privatisation et on crée des agences publiques
autonomes. Également, sont mises en place de nouvelles directives de rationalisation,
tout en accentuant les contrôles dans la gestion des fonds publics. Les années 1980,
notamment, sont particulièrement marquées par ces initiatives fédérales qui visent à
repenser l’ensemble des stratégies culturelles. Outre le transfert des responsabilités,
du moins en partie, du secrétariat d’État au ministre fédéral des Communications,
le gouvernement central crée divers comités et commissions d’études.
ainsi en est-il du comité consultatif qui travaille à la révision de la politique
culturelle fédérale (1979) et de la commission applebaum-hébert (1980-1982), qui
entreprend une vaste consultation canadienne et dont le rapport fera notamment
état de la nécessité d’apporter des changements à la société radio-Canada (srC), à
l’Office national du film (OnF), au Conseil des arts du Canada (CaC) et à téléfilm
Canada, tout en réitérant cette nécessité de mettre les organismes culturels clés à
l’abri de toute ingérence politique (principe du arm’s length). Même si la majorité des
recommandations ne sont pas approuvées, d’autres rapports importants trouveront
cependant des échos et se traduiront dans divers programmes et mesures. Il en est
ainsi du rapport L’égalité, ça presse !, produit par le Comité spécial sur la participation
des minorités visibles à la société canadienne, de la parution du livre blanc fédéral
sur le droit d’auteur, intitulé De Gutenberg à Telidon, et du rapport, Imposition des
créateurs et des interprètes, du sous-comité du comité permanent des communications
et de la culture de la Chambre des communes, tous trois diffusés en 1984. Mention-
nons également les travaux du groupe de travail sur le statut de l’artiste (rapport

22. Porté au pouvoir en 1985, le gouvernement libéral du Québec de robert Bourassa se met en devoir
de conclure une entente avec le gouvernement conservateur de Brian Mulroney et avec les autres pro-
vinces : l’accord du lac Meech (1987). sur la base de conditions posées par le Québec, cet accord est fina-
lement rejeté par trois provinces canadiennes en 1990 (D. saint-Pierre, la Politique culturelle du Québec…,
op. cit., p. 104-108 ; E. Brouillet, la Négation de la nation…, op. cit.).
23. L’entente constitutionnelle de Charlottetown, qui sera finalement rejetée à la suite d’un référendum
national, prévoyait notamment la reconnaissance de la compétence exclusive des provinces en matière
culturelle. Pour une critique des offres contenues dans l’entente, consulter henri Brun, Ghislain Otis,
Jacques-Yvan Morin, Daniel turp, José Woehrling, Daniel Proulx, William schabas et Pierre Patenaude,
« La clause relative à la société distincte du rapport du consensus sur la Constitution : un recul pour le
Québec », dans Référendum, 26 octobre 1992. Les objections de 20 spécialistes aux offres fédérales, 1992.
24. D. saint-Pierre, « Les politiques culturelles du Québec », art. cité.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

siren-Gélinas, 1986) qui, dans l’optique d’assurer aux artistes une meilleure sécurité
financière, recommande diverses modifications législatives. Quant au rapport
Financement des arts au Canada d’ici à l’an 2000 (rapport Bovey, 1986), il suggère
une hausse annuelle de 5 % du budget consacré aux arts par le fédéral, alors que le
rapport du groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion (rapport Caplan-
sauvageau, 1986) recommande une hausse du financement public pour que les diffu-
seurs et producteurs, et ce, afin d’offrir davantage de contenu canadien sur les ondes
radio et à la télévision.
Poursuivant sur cette lancée de réflexions et d’actions, les années 1990 s’annon-
cent comme celles « de grands changements » en matière de politique culturelle
canadienne25. D’abord, les musées nationaux sont divisés en quatre sociétés de la
Couronne indépendantes ; elles ont notamment comme mandat d’accroître leur
autofinancement en sollicitant des fonds auprès du secteur privé. Puis, dans le cadre
de la réorganisation gouvernementale de 1993, le ministère du Multiculturalisme et
de la Citoyenneté, créé deux ans plus tôt, est aboli. Enfin, connu jusqu’alors sous le
nom de ministère des Communications, le ministère du Patrimoine canadien a
désormais la responsabilité d’élaborer les politiques relatives aux arts et de soutenir
financièrement des activités culturelles et artistiques. En outre, il est doté des respon-
sabilités des parcs nationaux, du sport amateur et des langues officielles ainsi que de
programmes pour les autochtones. En cette période d’austérité gouvernementale
croissante, presque tous les secteurs de la culture sont scrutés à la loupe, alors que la
mise en examen des programmes publics s’accompagne souvent de coupures budgé-
taires importantes. Il en est ainsi pour le ministère du Patrimoine canadien et pour
divers organismes d’État, dont la srC qui, après avoir fermé onze stations régionales
en 1990, faute de financement, voit à nouveau son budget amputé, en 1995, de
quelque 300 millions de dollars canadiens en trois ans. Entre-temps, la loi sur le
statut de l’artiste est adoptée en 1992, créant du même coup le conseil canadien du
statut de l’artiste et le tribunal canadien des relations professionnelles artistes-
producteurs. Enfin, le rapport Juneau, Faire entendre nos voix (1996), du comité
d’examen des mandats recommande la modification des mandats et du financement
de téléfilm Canada, de l’OnF et de la srC.
La décennie 1990 et le début des années 2000 sont aussi propices à la constitution
de différents fonds de développement dans les secteurs des industries culturelles en
général (1990), dans ceux plus spécifiques de la télévision et de la câblodistribution
(1996), du multimédia à téléfilm Canada (1998, renommé Fonds des nouveaux
médias du Canada en 2001), du long métrage et pour les magazines (tous deux en
2000) et, enfin, de la musique (2001). Entre-temps, le programme du multicultura-
lisme est renouvelé en 1996, alors que les activités de la Fondation canadienne des
relations raciales, un organisme autonome, débutent l’année suivante. En 1998, la
loi sur l’agence Parcs Canada a comme conséquence de la soustraire du ministère du
Patrimoine canadien pour en faire une agence distincte du gouvernement fédéral.

25. Voir s. Jeannotte, « Chronologie des événements marquants de la politique culturelle fédérale cana-
dienne – de 1849 à 2005 », art. cité.

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En constituant ces différents fonds et en adoptant ces diverses mesures, le gouver-


nement fédéral canadien souhaite relever les défis dans les domaines de la diversité
culturelle et des innovations technologiques, tout en tentant de rencontrer de
nouvelles demandes issues des scènes nationale et internationale.
après les importantes coupures des années 1990, le fédéral met en place en 2001
un important programme d’investissements dans le secteur des arts et de la culture
de quelque 560 millions de dollars canadiens sur une période de trois ans. Ce
programme a été prolongé depuis à deux reprises26. Conformément à de nouvelles
orientations que se donne le gouvernement fédéral, notamment faire de l’intégrité
écologique sa priorité première, Parcs Canada devient un organisme relevant désor-
mais du ministre de l’Environnement, en décembre 2003. Est aussi adoptée la loi
sur les aires marines nationales de conservation du Canada qui prévoit la création
d’un réseau d’aires marines de conservation dans les océans et les grands lacs du pays.
Entre-temps, le fédéral met sur pied en 2001 son programme Espaces culturels
Canada dans le but de soutenir financièrement des projets majeurs dans les domaines
artistique et patrimonial et d’améliorer, notamment, les collections muséales et les
expositions patrimoniales. À un autre niveau, le gouvernement fédéral et celui du
Québec collaborent étroitement27 à l’élaboration de la nouvelle convention de
l’Unesco, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des
expressions culturelles.
Pour clore cette partie, mentionnons que les vingt et un ministères, organismes
et sociétés d’État du gouvernement fédéral dévolus à la culture, ou qui consacrent
certains de leurs programmes à ce domaine, ont dépensé quelque trois milliards de
dollars canadiens en 2006-2007. Le ministère du Patrimoine canadien et la srC
constituent toujours les deux principales organisations culturelles, avec des dépenses
de plus de 1,9 milliard de dollars (près de 65 % des dépenses totales28). Enfin, dans
un rapport29, on chiffre « l’empreinte économique du secteur culturel » à quelque
85 milliards de dollars en 2007, soit 7,4 % du PIB du Canada, alors que ce secteur
compte à lui seul pour 1,1 million d’emplois, soit 7,1 % des emplois totaux au
Canada.

26. Depuis, par contre, d’autres dossiers portés sur la scène publique canadienne et québécoise par le gou-
vernement conservateur, élu en 2006, ont suscité des tollés dans les communautés artistiques et culturel-
les. C’est le cas du projet de loi C-10 qui, selon ses opposants, ouvrirait la porte à la censure au cinéma,
et de l’abolition, depuis le printemps 2008, de plusieurs programmes culturels, dont ceux destinés à finan-
cer les tournées d’artistes canadiens à l’étranger.
27. Ivan Bernier et hélène ruiz-Fabri, « Évaluation de la faisabilité juridique d’un instrument interna-
tional sur la diversité culturelle », groupe de travail franco-québécois sur la diversité culturelle, Québec,
2002 (en ligne, http://www.diversite-culturelle.qc.ca/index.php?id=133, consulté le 17 septembre 2008).
28. « Le rendement du Canada 2006-2007 : la contribution du gouvernement du Canada », Ottawa,
secrétariat du conseil du trésor du Canada, 23 novembre 2007 (en ligne, http://www.tbs-sct.gc.ca/reports-
rapports/cp-rc/2006-2007/cp-rc04-fra.asp#c13, consulté le 29 septembre 2008).
29. Conference Board du Canada, Valoriser notre culture : mesurer et comprendre l’économie créative du
Canada, Ottawa, Conference Board du Canada, août 2008 (en ligne, http://www.conferenceboard.ca/doc
uments.asp?rnext=2702).

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

La politique culturelle du Québec


D’emblée, il convient de rappeler que l’originalité de la culture québécoise
s’explique d’abord par un héritage historique et par un riche métissage culturel de sa
population, après quatre siècles de cohabitation et de développement avec, en toile
de fond, la conservation de son caractère majoritairement francophone. Comment
peut-il en être autrement alors que le Québec compte 7,2 millions d’habitants (2001),
dont 81 % de langue maternelle française. L’ensemble de cette population constitue
19,5 % de la population canadienne, majoritairement anglophone, et à peine 2 %
de l’ensemble nord-américain. Il n’est donc pas étonnant que le Québec ait cherché
à promouvoir sa culture, notamment face aux initiatives du gouvernement fédéral
canadien qui soutient, souvent avec l’appui des autres provinces, la nation cana-
dienne… multiculturelle. nombre d’intellectuels ont critiqué – et critiquent tou-
jours − la politique sur le multiculturalisme qui a comme conséquence d’intégrer
l’identité québécoise à une culture canadienne basée sur une diversité multi-
culturelle30. ainsi, au multiculturalisme qui particularise les communautés culturelles
canadiennes, le Québec se distingue en proposant sa politique de l’interculturalisme,
qui s’appuie sur la continuité historique, le respect des institutions et des valeurs de
la société d’accueil, donc l’affirmation identitaire, et qui vise ainsi à favoriser
l’intégration des immigrants à une langue commune, le français, et à une culture
partagée par la majorité.

La question de l’identité…
au cœur des interventions du gouvernement du Québec
au Québec, et malgré les risques d’une grande simplification, trois approches
majeures de politique culturelle ont structuré les rapports entre État et Culture
jusqu’au début des années 1980, et ce en accord avec la conception que l’on se fait
à différentes époques de la notion de culture31.
tout d’abord, l’approche humaniste, qui imprégna largement l’esprit positiviste
et moderniste du xIxe siècle, a amené le gouvernement du Québec, à travers notam-
ment des politiciens et hauts fonctionnaires, à intercéder en faveur de la « culture
lettrée et élitiste » (le « culte du beau »). À cette époque, la plupart des initiatives
gouvernementales visent à accroître le patrimoine des Canadiens-Français : création
du bureau des archives de la Province de Québec en 1920 et de la commission des
monuments historiques du Québec en 1922, ouverture des écoles des beaux-arts de
Montréal et de Québec en 1922 et en 1923, inauguration du musée provincial de
Québec en 1933, mise sur pied du Conservatoire de musique de Québec en 1944,

30. Pour un survol intéressant du multiculturalisme canadien et des prises de position de différents intel-
lectuels canadiens et québécois, voir simon Langlois, « Le multiculturalisme canadien : une approche
sociologique », conférence publique prononcée dans le cadre de la chaire des amériques à l’université de
Paris I Panthéon-sorbonne, le 14 mars 2007 (en ligne, http://chairedesameriques.univ-paris1.fr, consulté
le 12 octobre 2008).
31. D. saint-Pierre, « Les politiques culturelles du Québec », art. cité.

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de la Centrale provinciale d’artisanat en 1945 et du Conservatoire d’art dramatique


de Québec en 1958. Il y a lieu de souligner aussi l’adoption de diverses lois dans les
domaines de la production d’œuvres littéraires et scientifiques (1922), du cinéma
(1938) et des bibliothèques publiques (1959).
Puis, l’approche libérale associe culture et beaux-arts, ceux-ci se situant dans un
contexte où les notions de droit culturel et de démocratisation de la culture dominent
de plus en plus les interventions des gouvernements occidentaux en ce domaine. La
notion de démocratisation correspond alors à ce modèle plus centralisé de
développement qui fonde les politiques culturelles conçues après la Deuxième Guerre
mondiale et qui s’oriente notamment vers le soutien à la création, le développement
d’infrastructures de production et de diffusion, la professionnalisation des activités
culturelles et la promotion de la fréquentation des œuvres par le plus grand nombre.
C’est cependant avec la création de la commission royale d’enquête sur les problèmes
constitutionnels en 1952, dite commission tremblay, qui s’inscrit alors dans la foulée
des travaux de la commission fédérale Massey-Lévesque (1949-1951) entreprise par
le fédéral, que le Premier ministre de l’époque, Maurice Duplessis, met en place, bien
malgré lui, les forces de ce qui sera qualifiée pour le Québec des années 1960 de
« révolution tranquille ».
Déposé en 1956, le rapport tremblay contient un important volet culturel, qui
insiste sur la nécessité d’accroître le soutien financier aux institutions culturelles déjà
existantes et de créer divers organismes, dont un conseil des arts, des lettres et des
sciences. Malgré le peu de réceptivité du gouvernement d’alors, plusieurs idées se
retrouvent par la suite dans des documents produits par le Parti libéral du Québec32,
qui prend le pouvoir en 1960. avec l’arrivée de l’équipe de Jean Lesage, les libéraux
entreprennent une réforme sociale, économique et politique en profondeur au
Québec. Pour le Premier ministre Lesage, la solution au constat de retard du Québec
sur les autres provinces canadiennes réside dans la modernisation de l’État québécois.
Dans le domaine plus spécifique de la culture, c’est à l’occasion d’un voyage en
France, en juin 1960, que Georges-Émile Lapalme, futur ministre québécois des
affaires culturelles, trouve son maître à penser en la personne du ministre français,
andré Malraux33. À l’occasion de la création du ministère des affaires culturelles du

32. Dans Parti libéral – sa doctrine, ses buts, son programme (1956), on retrouve les propositions de créer
un office de la linguistique, un bureau provincial d’urbanisme, doté de pouvoirs étendus sur le classement
des sites historiques, un département du Canada français d’outre-frontières et un ministère des affaires
culturelles. Pour sa part, le programme du Parti libéral du Québec (1960) comprend 54 articles, dont le
tout premier propose la création d’un ministère national de la « Culture » (D. saint-Pierre, la Politique
culturelle du Québec…, op. cit.).
33. Consulter à cet effet les mémoires de Georges-Émile Lapalme, le Paradis du pouvoir. Mémoires III,
Montréal, Leméac, 1974. Par ailleurs, comme le note Colbert et al. : « […] the federal and provincial
governments each developed their own approach to this sector, with Canada and the English-speaking
provinces having adopted the British model of an arm’s-length Council for the arts, while Quebec having
chosen to follow the French model, predicated on a Ministry of Culture. is situation has, however,
evolved over the years, to the point that Canada now has a mixed system » ((François Colbert, a. d’as-
tous et M-a. Parmentier, “Consumer Evaluation of Government sponsorship in the arts”, Paper pre-
sented at the 3rd International Conference on Cultural Policy research, Montréal, École des hautes études
commerciales, 2004, p. 1, en ligne http://www.gestiondesarts.com/fileadmin/media/images/Francois_colbe

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

Québec en 1961, Lesage affirme qu’il est de « l’obligation morale » du gouvernement


du Québec de prendre « une part considérable de responsabilité en instaurant les
structures administratives qui s’imposent et en suscitant, à travers elles, le mouvement
dynamique de l’expression culturelle canadienne-française34 ». Dans la décennie qui
suit, le ministère met sur pied des directions et des services, développe ses
programmes et crée de grandes institutions chargées de préserver et de diffuser la
culture : la Place des arts à Montréal, la Bibliothèque nationale, le Grand éâtre
de Québec, le musée d’art contemporain de Montréal.
Par ailleurs, de tous les gestes internationaux que pose Jean Lesage, la création
de la Délégation générale du Québec à Paris, à l’automne 1961, s’avère marquante.
Cette ouverture du Québec dans le champ international s’appuie sur le principe
élaboré par le ministre libéral Paul-Gérin Lajoie concernant l’extension internationale
des compétences constitutionnelles des provinces canadiennes35. Fort de ce principe,
Lesage signe des ententes franco-québécoises sur l’éducation et la culture en 1965,
une décision sans précédent au Canada. Les années 1960 sont aussi remarquables
dans la création d’organismes de toutes sortes, aux visées souvent nationalistes : Office
de la langue française en 1961, service du Canada français d’outre-frontières en 1963,
Direction générale de l’immigration en 1966 et, enfin, radio-Québec en 1968. alors
que le ministère de l’Éducation contribue de façon importante aux transformations
de la société québécoise, d’autres ministères, également à vocation « culturelle », voient
le jour : ministères de l’Immigration, en 1968, et des Communications, en 1969
(intégré avec celui de la Culture en 1994).
Enfin, au cours des années 1970, s’impose une approche qui met davantage
l’accent sur l’identité nationale. L’État québécois se présente comme le « maître
d’œuvre » du développement culturel et le protecteur de la culture canadienne-
française qui, entre-temps, s’est muée en « culture québécoise ». Il adhère à cet
élargissement de la notion de culture au-delà du champ des beaux-arts, en la prenant
dans un sens plus anthropologique du terme et dont le « projet de société ou de
culture » du ministre péquiste Camille Laurin demeure l’exemple le plus éloquent36.
Dans ce document, la notion de culture a des visées fort amples parce qu’elle est
« milieu de vie » et que « l’ensemble de l’existence est produit de la culture37 ». Cette
approche mise sur les symboles, les idées et les valeurs de la société québécoise et
favorise la notion de « culture populaire », ici comprise comme la production

rt/ICCPr_Colb_dast_Parm.pdf ). Voir également h. hillman-Chartrand et C. McCaughey, “e arm’s


Length Principle and e arts: an International Perspective. Past, Present and Future”, dans M. C. Cum-
mings Jr. et J. M. D. schuster (eds), Who’s to Pay for the Arts: e International Search for Models of Sup-
port, new York, american Council for the arts, 1989 (en ligne, http://www.culturaleconomics.atfree
web.com/arm’s.htm).
34. Giuseppe turi (textes réunis par), les Problèmes culturels du Québec vus par Jean Lesage, Daniel John-
son, Jean-Jacques Bertrand, Robert Bourassa, Montréal, Les Éditions La Presse, 1974, p. 23.
35. Connue comme la « doctrine Gérin-Lajoie », cette thèse a été défendue depuis par tous les gouverne-
ments québécois.
36. Camille Laurin, ministre d’État au Développement culturel, Livre blanc. La politique québécoise du
développement culturel (2 volumes), Québec, Gouvernement du Québec, 1978.
37. Ibid., p. 9.

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

culturelle du « peuple québécois » et associée, notamment, au petit artisanat, au


folklore et au patrimoine. Mais cette décennie est aussi celle de grandes offensives en
matière de droits linguistiques – qui culmine avec l’adoption de la Charte de la langue
française (ou loi 101), en 1977 – et de plusieurs initiatives visant à contrer celles du
fédéral dans le domaine de la culture. C’est d’ailleurs dans l’optique de faire
concurrence au fédéral que Québec décide de regrouper, en 1978, sous un super-
ministère d’État les ministères québécois à vocation culturelle (affaires culturelles,
Éducation, Communications, Loisir, Immigration38).

Une gestion de plus en plus « serrée » des affaires culturelles


Les années 1980 et 1990 sont pour leur part associées à une approche plus
néolibérale qui, réconciliant culture et économie et associant culture et industrie,
consacre les manifestations culturelles développées par les médias et les industries
culturelles39. L’accroissement des dépenses culturelles publiques s’accompagne de
nouvelles croyances économiques quant aux vertus d’une saine gestion culturelle et
quant à l’importance des emplois culturels. Ces décennies sont aussi celles de
l’apologie de la notion d’« entreprise culturelle » et de l’essor des associations pro-
fessionnelles. Comme au cours des décennies précédentes, l’action gouvernementale
consiste principalement à soutenir une politique de l’offre, à travers la multiplication
des équipements culturels, et de satisfaire les producteurs culturels qui voient l’État
comme un guichet d’aides et de subventions. Mais cette période est aussi fondée sur
un questionnement des capacités et des responsabilités de l’État québécois qui,
comme au fédéral, oblige à repenser l’ensemble des stratégies culturelles.
Dès le début des années 1980, le gouvernement du Québec délaisse son super-
ministère d’État à vocation culturelle et adopte des programmes plus fonctionnels,
favorables aux municipalités, aux régions et aux grandes institutions culturelles, mais
aussi aux artistes et aux créateurs. ainsi, le ministère des affaires culturelles procède
à une réorganisation administrative de plusieurs de ses services et décloisonne et
déconcentre des programmes. Dès 1982, un plan est élaboré pour régionaliser une
partie de la gestion culturelle, alors que l’autre partie est confiée à un réseau de sociétés
d’État. Des organismes sont créés, tels la régie du cinéma40, la société générale du
cinéma et l’Institut québécois du cinéma. Également, des modifications apportées à

38. Outre les auteurs cités, cette partie s’inspire également d’alexandre Couture-Gagnon, Chronologie de
l’administration publique de la Culture au Québec, document de travail (sous la dir. de D. saint-Pierre),
Québec, Institut national de la recherche scientifique, mars 2007.
39. Deux événements majeurs témoignent de ce tournant, dès 1978 : la tenue du sommet sur les indus-
tries culturelles du Québec et l’adoption de la loi constituant la société québécoise de développement des
industries culturelles. sanctionnée en décembre 1978 et s’inspirant du secteur privé, cette loi a notam-
ment pour objectifs d’« assurer le maintien sous contrôle québécois des entreprises culturelles » et de « favo-
riser le développement d’entreprises culturelles québécoises d’envergure internationale » (Pierre Fournier,
Yves Bélanger et Claude Painchaud, le Parti québécois : politiques économiques et nature de classe, 1978,
p. 15 (en ligne, http://classiques.uqac.ca/contemporains/fournier_ pierre/PQ_pol_econo_nature_de_classe
/PQ_pol_econo_de_classe.pdf, consulté le 18 septembre 2008).
40. La régie du cinéma, origine du bureau de surveillance du cinéma, lequel était le descendant immé-
diat du bureau de censure du cinéma, créé en 1945 par le gouvernement de Maurice Duplessis.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

la loi sur les biens culturels en 1986-1987 habilitent les municipalités à protéger des
immeubles ou des sites patrimoniaux. Le gouvernement crée aussi la commission
parlementaire sur le statut socio-économique de l’artiste et du créateur, dont les
travaux débouchent sur l’adoption de lois sur le statut des artistes en 1987 et 1988.
D’autres lois connaissent des modifications importantes (biens culturels, cinéma),
alors que la société de développement des industries de la culture et des
communications, créée en 1982, et la société générale du cinéma sont fusionnées en
1988 pour devenir la société générale des industries culturelles (et depuis 1995, la
société de développement des entreprises culturelles ou sodec).
Mais alors que les pressions exercées par et sur d’autres secteurs névralgiques
d’intervention de l’État (santé, services sociaux, éducation) se font insistantes, les
crédits alloués au ministère des affaires culturelles passent de 108,7 millions de dollars
(courants) en 1981-1982 à 288,7 millions, en 1990-1991. Bien plus, en tenant
compte de la part des budgets d’autres ministères qui soutiennent des activités
culturelles et artistiques, comme la formation des artistes, la radio-télévision publique,
les festivals populaires et les loisirs scientifiques, les dépenses publiques consacrées
aux arts et à la culture au Québec totalisent 900 millions de dollars en 199041. La
participation du gouvernement du Québec à la culture et aux arts est alors plus élevée
(47 %) que celles du fédéral (31 %) et des municipalités (22 %42). Bref, malgré ces
résultats appréciables, on assiste à une levée de boucliers dans le milieu de la culture
au cours de la seconde moitié des années 1980. L’explication à l’origine des
récriminations du milieu culturel se trouve dans les choix publics du gouvernement
de favoriser et d’investir dans tel secteur d’activités culturelles plutôt que dans tel
autre. Cette explication se trouve aussi dans de nouvelles directives de rationalisation
et dans un contrôle accru du gouvernement dans la gestion des fonds publics43, mais
aussi dans des constats peu reluisants : disparité des équipements culturels entre les
régions, pauvreté des créateurs et des artistes, vive concurrence entre les organismes
et institutions pour conquérir le public, « montréalisation » croissante de la culture
québécoise44.

La Politique culturelle du Québec de 1992… et ses lendemains


La décennie 1990 s’inscrit dans la continuité de l’approche néolibérale décrite
précédemment, et elle est caractérisée par des changements importants dans les inter-
ventions culturelles du gouvernement du Québec. L’un des principaux instruments

41. andré Coupet (dir.), Étude sur le financement des arts et de la culture au Québec, Montréal, samson,
Bélair/Deloitte & touche, 1990, p. 103 (rapport pour le ministère des affaires culturelles du Québec).
42. « Dépenses publiques au titre de la culture au Canada, 1990-1991, statistiques de la culture », Cata-
logue 87-206 annuel, Ottawa, statistique Canada, mars 1993 (p. 34, tableau 2.5 : « Dépenses totales de
l’administration fédérale au titre de la culture, selon la fonction et la province ou le territoire, 1990-
1991 » ; p. 34, tableau 2.10 : « Dépenses totales des administrations provinciales au titre de la culture,
selon la fonction et la province ou le territoire, 1990-1991 » ; p. 25, tableau 2.11 : « Dépenses des admi-
nistrations municipales au titre de la culture, selon la fonction et la province ou le territoire, 1990 »).
43. D. saint-Pierre, la Politique culturelle du Québec…, op. cit.
44. a. Coupet (dir.), Étude sur le financement des arts et de la culture au Québec, op. cit.

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

de changement demeure l’adoption d’une politique culturelle « gouvernementale »


en 1992, laquelle dépasse le champ sectoriel du seul ministère des affaires culturelles
pour s’étendre à plus d’une vingtaine de ministères et de sociétés d’État ainsi qu’au
monde municipal.
rendue publique en juin 1992, la Politique culturelle du Québec est adoptée dans
un contexte où l’État québécois fait face à une crise des finances publiques et à un
débat constitutionnel à l’échelle canadienne. L’originalité de cette politique réside
dans cette volonté de réviser en profondeur les modes d’intervention publique dans
le domaine de la culture. ainsi, elle transforme la vocation du ministère des affaires
culturelles, jusque-là axée sur la gestion, en un ministère responsable des grandes
orientations du gouvernement du Québec en matière de culture. Bien qu’une
tentative en ce sens ait eu lieu avec la création du ministère d’État au développement
culturel (1978-1982), c’est une réorientation majeure pour le ministère de la Culture
(nouveau nom). Cette politique impose également une décentralisation du soutien
aux arts grâce à la création du Conseil des arts et des lettres du Québec (CaLQ), un
organisme autonome qui associe étroitement les artistes et les créateurs aux décisions
qui les concernent. Deux ans plus tard, dans les suites de cette politique et en
remplacement de la société générale des industries culturelles (sogic), l’assemblée
nationale du Québec adopte la loi sur la société de développement des entreprises
culturelles, laquelle crée une nouvelle société d’État, la sodec, qui regroupe l’ensemble
des interventions destinées aux entreprises culturelles. L’année 1994 marque un
nouveau tournant dans les orientations de l’État québécois avec l’accent mis sur la
recherche de nouvelles sources de financement, mais aussi sur la problématique
montréalaise où se concentre la très grande majorité des organismes et des industries
de la culture et des communications.
ainsi, outre le fait d’accorder, via la sodec, des financements sous la forme
d’investissement au projet, de subventions ou d’aides remboursables et d’évaluer
l’admissibilité des entreprises culturelles à diverses mesures d’aide fiscale (crédits
d’impôt remboursables sur les coûts de main-d’œuvre liés à la création et à la
production des œuvres), le gouvernement du Québec crée en 1997 le fonds
d’investissement de la culture et des communications (FICC). subventionné par le
fonds de solidarité des travailleurs du Québec45 (FtQ) et par la sodec, ce fonds à
capital de risque offre un partenariat financier aux entreprises culturelles québécoises
de création, de production et de diffusion. Puis, avec la création de la financière des
entreprises culturelles (Fidec) en 1999, une société en commandite mixte gouverne-
mentale et milieux privés, les entreprises du milieu de la culture disposent d’un capital
collectif de quelque 45 millions de dollars canadiens. C’est aussi à cette époque que,
pour stimuler l’économie montréalaise, le gouvernement du Québec annonce deux
grands projets que l’on souhaite structurants : la création de la Cité du multimédia,
en 1998, et de la Cité des arts du cirque, l’année suivante. Dans la lignée de ces

45. société de capital de développement destiné aux entreprises québécoises, le Fonds de solidarité FtQ
intervient dans le développement économique du Québec en investissant dans des secteurs d’activités de
l’économie (pour en savoir plus, consulter http://www.fondsftq.com/).

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

grands projets, soulignons la création, en juin 2003, du Quartier des spectacles, un


partenariat né à la suite du sommet de Montréal (2002) et réunissant une multitude
d’acteurs politiques, socio-économiques et culturels ainsi que plusieurs regroupements
communautaires et citoyens.
avec la lente reprise économique qui caractérise la décennie 1990 et les
bouleversements liés à la volonté gouvernementale d’assainir les finances publiques,
on pourrait croire que la culture en aurait subi des contrecoups. En fait, selon des
données compilées par statistique Canada46, les dépenses publiques du gouvernement
du Québec liées aux activités et institutions culturelles passent de 536,4 millions de
dollars (courants), en 1991-1992, à quelque 726,8 millions en 2003-2004. Par
contre, avec les données converties en dollars constants de 2003 (= 10047), on obtient
cependant qu’une très légère hausse, passant de 707,7 millions de dollars en 1991-
1992 à 726,8 millions en 2003-2004. À cette dernière date, elles représentent tout
de même 33 % des dépenses culturelles totales des provinces et territoires canadiens48.
L’élection du gouvernement libéral en 2003 marque un nouveau tournant dans
le discours, notamment avec ce projet de réingénierie de l’État québécois (réduction
de sa taille, de son budget et de son rôle). Dès lors, le nouveau gouvernement propose
une révision des structures de l’État et des pratiques de gestion de l’administration
publique. Diverses raisons sont invoquées pour mettre à l’avant une telle réforme : la
nécessité pour l’État québécois de s’adapter au nouveau contexte socio-économique,
poursuivre le contrôle des dépenses publiques enclenché en 1996 par le Parti
québécois (le « déficit zéro »), réduire les impôts et la dette publique (parmi les plus
élevés à l’échelle canadienne), s’adapter aux changements démographiques (vieillis-
sement de la population) et mettre en place de nouvelles façons pour offrir les services
publics. Dans le secteur plus spécifique de la culture et des arts, comme le souligne
le document Pourvoir la culture ensemble. Cahier de propositions, diverses pistes d’action
sont envisagées pour « accroître le mécénat, perfectionner les modalités d’accès au
capital financier, encourager le développement de la demande, renforcer le secteur
des arts et de la culture [ainsi que] le secteur des industries culturelles, consolider les
liens entre l’État, les milieux d’affaires, les milieux locaux et ceux de la culture49 ».
ainsi, le gouvernement du Québec crée Placement Culture, en 2005, et le Fonds
sur le patrimoine culturel du Québec, en 2006. Le premier est un programme du
ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine (une
nouvelle responsabilité à compter d’avril 2007) qui vise à favoriser la croissance des
investissements privés et à assurer aux organismes de la culture et des communi-

46. Voir supra note 42 et Dépenses publiques au titre de la culture selon le palier de gouvernement et province
ou territoire, Canada, 2003-2004, Catalogue 87F0001xIF, 2005 (en ligne, http://www.statcan.ca/francais/f
reepub/87F0001xIF/2006001/data_f.htm, consulté le 7 septembre 2008).
47. Formule de conversion retenue : dollars courants × 100 ÷ indice = dollars constants. Dans ce cas-ci,
536 387 $ × 100 ÷ 75,8 = 707 733 $. L’auteure remercie monsieur Benoit allaire, conseiller en recherche
culture et communication de l’Institut de la statistique du Québec, pour les renseignements fournis.
48. Voir supra note 46.
49. Pourvoir la culture ensemble. Cahier de propositions, Québec, Ministère de la Culture et des Commu-
nications du Québec, mai 2005, p. 11.

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POUr UnE hIstOIrE DEs POLItIQUEs CULtUrELLEs Dans LE MOnDE

cations, notamment ceux de petite taille, une marge de sécurité financière pour faire
face à l’imprévu. Le second a pour but d’accroître les subventions destinées au secteur
du patrimoine. Également, en accord avec ce projet de décentralisation et de
régionalisation des responsabilités, le gouvernement conçoit en 2003 les conférences
régionales des élus, lesquelles sont devenues depuis des intervenants clés en matière
de développement culturel. Enfin, en conformité avec cet axe visant la réévaluation
des programmes existants, mais aussi face à des problématiques parfois très criantes,
divers rapports et études sont produits : la qualité de la langue dans les médias (2003),
les médias communautaires et télé-Québec (2005), les festivals de films à Montréal
(rapport Vaugeois, 2006), le milieu du cinéma québécois (rapport Macerola, 2007)
et l’industrie du doublage (rapport heenan, avril 200850).

Conclusion
au Canada comme au Québec, les fondements des interventions culturelles
publiques sont donc intimement liés à la question nationale, l’une canadienne, l’autre
québécoise. Dès les années 1960, voire bien avant avec le gouvernement de l’Union
nationale de Maurice Duplessis (1936-1939, 1944-1959), adversaire des politiques
centralisatrices d’Ottawa et défenseur de l’autonomie provinciale, le Québec pose un
problème politique délicat dont l’une des solutions réside dans l’affirmation culturelle
et identitaire. Quant au fédéral, principal promoteur de la culture et de l’identité
canadiennes, et souvent appuyé en cela par les autres provinces canadiennes, il se
donne comme finalités, au fil du temps, la création d’un environnement dans lequel
les arts, la créativité, le patrimoine et l’histoire sont accessibles à tous.
Face à un gouvernement fédéral qui prône une politique culturelle semblable
pour l’ensemble canadien, le Québec se tourne vers un allié de taille, la France, qui
lui inspire alors… des façons de faire. Cette proximité de vues entre les ministres
Lapalme et Malraux se concrétise d’abord avec la création du ministère des affaires
culturelles au Québec en 1961, une première au sein des amériques. Par cette action,
le gouvernement libéral de Jean Lesage met ainsi en place un véhicule par excellence
pour privilégier l’identité nationale… des Québécois. Mais très vite les spécificités
du régime québécois soumis à des influences anglo-saxonnes se distancient de
l’approche d’interventions culturelles à la française, notamment en intégrant la
pratique de l’administration à distance avec la création de sociétés d’État autonomes.
En fait, alors que le gouvernement fédéral multiplie ses interventions culturelles, tout
en innovant à l’époque avec sa politique du multiculturalisme, le modèle québécois
tend dès lors vers une hybridation des deux grands modes de fonctionnement, soit
la concession de responsabilités à des sociétés d’État et à des organismes de
financement autonome, largement inspirés du modèle anglo-saxon, et le maintien
du rôle central de la réglementation gouvernementale et d’un ministère de la Culture
dans l’attribution directe de financements gouvernementaux. Du côté du fédéral, par

50. Pour tous ces documents et rapports, consulter le site internet du ministère de la Culture, des Com-
munications et de la Condition féminine du Québec : http://www.mcccf.gouv.qc.ca.

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Canada et Québec − Diane SAINT-PIERRE

contre, une grande partie des politiques culturelles et des programmes publics en
découlant se réalisera grâce à des agences et des sociétés d’État, créées à compter des
années 1950.
Cela étant dit, soulignons que la démocratisation culturelle a également montré
ses limites au Québec, comme dans bien d’autres pays, et s’est vue dédoublée d’une
finalité nouvelle en termes de démocratie culturelle à partir des années 1980. Cette
finalité trouve aussi ses échos à Ottawa avec l’avènement de la politique sur le
multiculturalisme qui, à compter du remaniement gouvernemental de 1993, s’ajoute
aux autres responsabilités du ministère du Patrimoine canadien. rappelons aussi que
sous les effets combinés des difficultés économiques des années 1980-1990 et de la
remise en question de l’État-providence, le fédéral comme le gouvernement du
Québec révisent en profondeur leurs modes d’intervention publique dans le domaine
de la culture. ainsi, se multiplient les réorganisations gouvernementales et les révi-
sions de programmes publics. sont également élaborés des incitatifs à l’autofinance-
ment et à l’accroissement du mécénat et de partenariats publics-privés, alors que se
développent des modalités d’accès au capital financier pour les organismes et entrepri-
ses du secteur des industries culturelles, et ce, sans omettre ce rôle de plus en plus
croissant accordé aux milieux locaux dans le développement culturel.
Enfin, alors que les objectifs des politiques culturelles canadiennes et québécoises
évoluent de plus en plus dans un environnement changeant et mondialisé, émerge
à la fin des années 1990 cette nécessité de reconnaître l’importance de la diversité
culturelle. L’initiative d’élaborer un nouvel instrument fondateur en droit internatio-
nal, un projet de convention internationale, revient à des membres de la communauté
francophone. alors que le France promeut et défend, pour un temps, le dossier de
l’« exception culturelle », le Québec devient dès 1998 un ardent promoteur de la
« diversité culturelle », notamment avec la création de la Coalition pour la diversité
culturelle, qui regroupe alors une douzaine d’associations québécoises. Puis, en juin
1999, le gouvernement du Québec officialise sa position par une déclaration
ministérielle où il insiste sur la reconnaissance internationale de « la capacité des États
et des gouvernements de soutenir et de promouvoir la culture51 ». Bref, tout au cours
de ce débat – et pour une des rares fois dans les relations Ottawa-Québec dans le
domaine de la culture –, le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral
canadien travaillent de concert à promouvoir ce nouvel instrument qui, depuis son
adoption par la quasi-totalité des pays membres de l’Unesco en octobre 2005,
consacre le droit des États de définir et de conduire des politiques culturelles. Le
Canada devient d’ailleurs le premier signataire de la Convention sur la protection et
la promotion de la diversité des expressions culturelles.

51. Pour un historique intéressant de ce dossier et du rôle joué par le Québec ainsi que pour prendre
connaissance de cette déclaration de juin 1999, consulter le site internet du secrétariat gouvernemental à
la diversité culturelle du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du
Québec (en ligne, http://www.diversite-culturelle.qc.ca/, consulté en septembre 2008).

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Genèse d’une institution publique


pour la culture au Chili :
le Conseil national de la culture et les arts

Maite DE CEA*

La conception actuelle des politiques publiques au Chili subit, d’une part,


l’influence de l’évolution complexe que signifie le passage d’une dictature à une
démocratie et, d’autre part, l’avènement d’un processus de mondialisation culturelle.
Pendant les années 1990, cette transition progressive a donné lieu à d’importantes
réorganisations politiques, sociales et institutionnelles. Au moment où l’on cherchait
à répondre aux transformations internes, la société chilienne devait affronter de
grands changements externes dérivés du phénomène de mondialisation. Ces deux
processus – transition démocratique et mondialisation culturelle – amènent alors à
se repositionner en termes d’identité culturelle et le mode d’organisation de la culture
est en conséquence ouvert au débat. Nous proposons de nous appuyer sur une hypo-
thèse centrale qui met en jeu plusieurs variables étroitement liées, et qui constitue la
condition de l’émergence d’une culture chilienne et, postérieurement, d’une nouvelle
institution publique consacrée exclusivement à la culture.
L’histoire, en tant que mouvement fondateur et constitutif d’une Nation (nous
entendons par là l’État et la société), est un élément fondamental pour comprendre
l’émergence d’une politique culturelle1. Toute décision présente un ancrage dans le
passé. Nous ne pouvons donc pas oublier le contexte historico-culturel du Chili si
nous voulons comprendre les décisions qui ont été prises pendant la décennie 1990
pour la création du Conseil national de la culture et des arts (CNCA). On est passé
d’actions dispersées en faveur des arts2 à une institution cohérente, avec une feuille

* Université Diego Portales à Santiago du Chili, Chili.


1. Mario D’angelo et Paul Vesperini, Politiques culturelles en Europe : une approche comparative, Strasbourg,
Conseil de l’Europe, 1998, 236 p.
2. Si nous passons en revue l’histoire du développement culturel au Chili, certains moments revêtent une
grande importance, comme la création de la Bibliothèque nationale en 1813, l’ouverture de l’université
du Chili en 1843, la fondation du musée des Beaux-Arts en 1880 et la création de la direction des biblio-
thèques, archives et musées (DiBAM) en 1929. Et plus loin on peut retenir également la première retrans-
mission télévisée au Chili, en 1959. Les gouvernements chiliens, comme mentionné précédemment, com-
mencent à assumer de plus larges responsabilités dans le développement culturel à travers ces institutions.
Avec la DiBAM, l’État prend en charge les sujets liés au patrimoine, et à travers les universités, en particu-
lier l’université du Chili puis plus tard l’université catholique, il se préoccupe de la création (médias,
musique, danse, arts visuels).

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

de route unifiée au niveau national et local, avec l’intervention et la participation du


secteur public et de la société civile.
Nous nous sommes particulièrement intéressés à l’analyse des conditions
historiques qui ont permis l’élaboration d’une politique de la culture de la part de
l’État, c’est-à-dire qui font que la culture relève du domaine de ce dernier3. Jusqu’en
2003, la culture ne faisait pas partie de l’intervention publique au Chili, dans le sens
où il n’existait pas de structure institutionnelle propre. Avant cette date, comme nous
l’avons vu précédemment, les affaires culturelles étaient réparties et dispersées entre
divers organismes étatiques, comme le ministère de l’Éducation, le ministère des
Affaires étrangères et le ministère du Secrétariat général du gouvernement. De plus,
pendant la période dictatoriale, la culture a été délibérément remise entre les mains
des forces du marché, et il était par conséquent impossible d’imaginer qu’elle
devienne un domaine d’intervention de l’État. Vincent Dubois décrit une situation
similaire dans le cas de la France, mais cinquante ans plus tôt : « Sans ministère, les
Beaux-Arts forment une catégorie éclatée et incertaine de l’intervention gouverne-
mentale ; le flou des nomenclatures budgétaires et les fluctuations de l’organisation
administrative en sont deux indicateurs4. »

Construction identitaire chilienne


Le concept d’identité est historiquement lié à l’apparition des États-nations. Une
fois dissous les apports de l’Ancien Régime à la fin du xViiie siècle, le nationalisme
s’est converti en une forme moderne d’identité collective. Chaque unité nationale a
produit, dans le but de fournir à sa population une certaine cohésion accompagnée
d’un sentiment particulariste, des symboles, des cultes, des fêtes nationales et des
rituels, en même temps que s’établissaient des langues nationales se substituant aux
idiomes régionaux. L’identité nationale naît, par conséquent, d’un contexte historique
dans lequel la conjonction de différentes nécessités donne lieu à l’État-nation en tant
que nouveau mode d’organisation politique. Pour Anne-Marie iesse, l’idée de
nation se fonde sur le postulat d’une communauté atemporelle dont la légitimité
réside dans la préservation d’un héritage commun, autrement dit, qui renforce
l’existence d’un intérêt partagé5.
Tout au long de l’histoire, le Chili s’est défini lui-même à partir de référents – aussi
bien externes qu’internes – qui changent avec le temps, créant des expressions
identitaires distinctes. Les référents exogènes pour le Chili ont été l’empire espagnol,
pour ce qui est du caractère hispanique et du catholicisme ; l’Angleterre et la France,
respectivement pour les domaines économique et culturel ; l’Allemagne, pour
l’organisation militaire et éducative ; et les États-Unis, dont l’influence est globale
depuis le milieu du xxe siècle. Finalement, le métissage entre Espagnols et Mapuches,
et le grand isolement géographique (deux déserts et une barrière montagneuse
encadrent le pays) figurent parmi les référents internes les plus significatifs.

3. Vincent Dubois, la Politique culturelle : genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.
4. Ibid., p. 86.
5. Anne-Marie iesse, la Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.

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Chili − Maite DE CEA

En plus des différents référents externes et internes, divers récits se sont développés
– en fonction de l’époque historique et du contexte politique et social – permettant
de caractériser cette identité chilienne dans le temps. Certains auteurs identifient ces
versions de l’identité comme étant d’abord « militaire raciale » ou « nationale mili-
taire », de par la lutte pour l’indépendance et les guerres postérieures contre le Pérou
et la Bolivie ; ensuite viendrait une identité « civique nationale », surtout au xxe siècle,
en raison de l’importance de l’État éducateur, de l’industrialisation et de l’expansion
de la démocratie ; puis le récit de l’« expulsion populaire » qui laisserait un grand
nombre en marge du processus de modernisation ; et, enfin, la version du « jaguar du
libre marché » où la consommation règne au cœur de la vie quotidienne des Chiliens.
En effet, la construction nationale au Chili commence après la guerre d’indépen-
dance du xixe siècle. Les premières années de l’indépendance sont consacrées à la
mise en place d’un État, d’une armée, d’une histoire, d’une littérature, d’une langue,
d’une presse et d’une jurisprudence. Le processus indépendantiste a donc un impact
identitaire profond. À cette époque, les facteurs d’opposition à l’Espagnol et la
recherche d’autres référents dans le monde anglo-saxon sont mis en avant.
L’idéalisation des Araucans et de leur très grande résistance à la conquête espagnole
a été fortement exaltée. Une fois passée cette période, l’État et l’élite entreprennent
un processus de nationalisation, qui, au cours de l’histoire du pays, prend toujours
forme dans deux postures antagoniques : un libéralisme républicain, dont le principe
d’orientation est la démocratie, versus un courant de pensée organique conservateur
de type autoritaire. historiquement, le concept de nation a été défini de deux
manières opposées : une définition politique, proche de la tradition française, et une
définition symbolique, plus proche de la tradition allemande. Pour cette dernière, la
nation serait, avant tout, une mémoire partagée, une âme, un esprit, et seulement
ensuite une géographie ou une matière sensible, alors que, selon la conception
française, la nation est une création politico-institutionnelle. Si l’on classifie le concept
de nation comme politique ou symbolique, le Chili s’oriente depuis ses origines vers
le premier. « L’idée directrice du Chili républicain consiste, dans une perspective
historique, à penser que c’est l’État qui a mis en place et affirmé la nationalité
chilienne au cours des xixe et xxe siècles ; et que la finalité de l’État est le bien
commun dans toutes ses dimensions : défense nationale, justice, éducation, santé,
développement de l’économie, protection des activités culturelles, etc.6. » Comme
nous le montre cette citation, à la naissance de l’État chilien président l’autorité, le
gouvernement, la préoccupation pour la chose publique, la référence centralisatrice
par-delà la démocratie. Le national apparaît associé à l’État en tant qu’entité orientée
par la recherche du bien commun.
L’historien chilien Mario Góngora pose comme thèse centrale que la nationalité
chilienne a été une construction verticale. Cela consisterait, selon l’auteur, en une
construction à partir de l’État, dans le plus pur style français. Góngora considère

6. Mario Góngora, Ensayo histórico sobre la noción de Estado en Chile en los siglos XIX y XX, Santiago, Edi-
ciones la Ciudad, 2003.

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

l’État comme le fondement de la nationalité, estimant que sans État, la nationalité


chilienne n’existerait pas. En d’autres termes, au Chili, l’État précède la nationalité,
en opposition avec l’idée allemande pour laquelle la mémoire commune précède le
concret. Les caractéristiques particulières de la géographie du Chili, tout comme sa
spécificité historique d’avoir été le peuple qui a opposé le plus de résistance à la
domination espagnole, furent déterminantes dans le rôle primordial joué par l’État
dans le développement de l’identité nationale. L’historien interprète l’histoire sur la
base d’un État antérieur à la Nation et qui aurait forgé celle-ci. il présente un État
autoritaire, doté d’un grand prestige, qui inspire respect et obéissance aux citoyens.
En bref, un État présidentialiste fort.
Bernardo Subercaseaux défend l’idée que, de cette manière de construire la
nationalité, autrement dit, du caractère idéologico-politique de la constitution de
l’identité nationale, naît l’un des signes les plus forts qui caractérisent le Chili : le
déficit d’épaisseur culturelle. Nous revenons ici sur ce qui a été dit à propos de la
thèse du mal identitaire, si répandue parmi les chercheurs chiliens se consacrant aux
questions culturelles. Pour Subercaseaux, la constitution de l’identité dans les prati-
ques sociales et la modernisation, et non pas dans des dynamiques d’ordre ethnique
ou démographique, entraîne un problème de densité culturelle. Selon ses termes, il
n’aurait pas existé au Chili d’interculturalité active suite au métissage avec les
indigènes, et l’immigration n’aurait pas non plus constitué une grande contribution
à la densité culturelle ni à l’identité. Ce déficit expliquerait en grande partie la
stagnation du développement des différences culturelles, autant d’origine ethnique
ou démographique que sociale. L’auteur soutient que les formes traditionnelles de
l’identité nationale, en refusant aux ethnies et aux groupes d’immigrants des canaux
de participation ainsi que des formes significatives de représentation, auraient fait
perdre à la culture nationale son importance en tant qu’expression polyphonique
d’une entité collective.
En résumé, le Chili serait une nation étrangère à sa propre diversité culturelle et
incapable de faire face au nouveau paysage de la mondialisation. Ce que l’on peut
effectivement supposer, c’est qu’à partir de ce problème culturel existant à la base, il
est très difficile de construire une identité nationale culturellement intégrée. Mais
Bernardo Subercaseaux n’est pas le seul à affirmer ce manque d’identité ou cette faible
affirmation culturelle. Manuel Antonio Garretón et même le rapport du Programme
des Nations unies pour le développement (PNUD) se rapprochent également de cette
position. Garretón ne croit pas que le Chili repose sur un « ciment identitaire » porté
par la religion, par l’ethnie ou par la diversité des folklores. il pense plutôt que s’il
existe une empreinte identitaire, celle-ci est politique. Selon l’auteur, le politico-
administratif définirait le pays, au-delà de tout autre élément qui pourrait être
fondamental pour d’autres peuples.
Le PNUD réaffirme à son tour dans son rapport de 2002 l’important déficit
culturel du Chili. Différentes études révèlent que, pour le plus grand nombre, être
chilien, en tant qu’identité, n’est pas crédible et ne génère aucun sentiment
d’appartenance. De plus, on peut observer que ceux qui croient le moins en cet « être
chilien » sont ceux qui se perçoivent comme exclus au vu des relations sociales

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Chili − Maite DE CEA

actuelles7. il est donc difficile de parler du « typiquement chilien » comme de quelque


chose d’évident pour tous. Dans le même sens, dans son article « La diversidad como
valor. La torre de Babel », José Bengoa affirme qu’actuellement il y a une érosion de
l’identité chilienne. L’auteur présente le Chili de ces dernières années comme vivant
dans une dualité entre homogénéité et diversité : l’État et la démocratie politique,
d’une part, qui essayent de se reconstruire sur les bases leur donnant leur force
pendant la période nationale populaire républicaine, et la société, d’autre part, qui
ne se reconnaît pas en eux. « L’unité socioculturelle provenant de l’État et son histoire
ne constituent pas un élément d’émotion ou d’affectivité suffisante pour provoquer
l’intégration de l’ensemble de la société8. » De nombreux auteurs s’accordent sur le
fait que ce manque de densité culturelle est une donnée constante dans l’histoire du
Chili. Aujourd’hui, le débat resurgit en raison de l’influence de la mondialisation qui
se ressent aussi au Chili.
L’histoire politique du Chili de ces cent dernières années n’est en aucune manière
un cas unique, mais elle s’inscrit dans une histoire plus large qu’est celle de l’Amérique
latine, à travers laquelle nous pouvons trouver de nombreuses similitudes et des points
de convergence entre les différents pays qui composent la région. Nous cherchons à
situer l’évolution du Chili dans le contexte latino-américain, pour ainsi mieux
comprendre les spécificités chiliennes dans le développement de notre travail. Afin
d’obtenir un panorama général de l’histoire politique du continent latino-américain,
nous reviendrons – sans suivre le développement chronologique de tous les événe-
ments – sur certains moments clés du xxe siècle : les années 1940 et la période d’après-
guerre, les années 1960 et les divers coups d’État qui eurent lieu dans la région, et
enfin les transitions démocratiques des années 1980 et 1990.
Si nous allons jusqu’au milieu des années 1940, nous observons la façon dont
l’Amérique latine répond de manière uniforme aux effets – tant économiques que
politiques – de la période d’après-guerre. La Grande Dépression se traduit en
Amérique latine par la misère et la famine. En somme, la vulnérabilité économique
dans laquelle se trouvaient les pays de la région est mise en lumière. L’efficacité du
régime politique capitaliste est remise en cause, et l’idée du rôle prépondérant de
l’État dans la société se renforce9. Nous pouvons dire qu’après le triomphe des alliés
lors de la Seconde Guerre mondiale, le vent de la démocratie soufflait sur le monde
et l’Amérique latine ne fait pas exception. Entre 1944 et 1946, les systèmes
démocratiques remplacent les dictatures dans plusieurs pays (Brésil, Argentine, Pérou,
Venezuela, Bolivie). D’autres (Équateur, Uruguay, Chili, Colombie, Mexique)
consolident leur démocratie, alors que les dictatures se maintiennent dans quelques-
uns (Paraguay, Cuba, honduras, Nicaragua, république Dominicaine). La victoire
des Nations unies donne l’impression d’avoir privé de légitimité politique les courants

7. PNUD, Desarrollo Humano en Chile. Nosotros los chilenos : un desafío cultural, Santiago, Programa de las
Naciones Unidas para el Desarrollo, 2002.
8. José Bengoa, « La diversidad como valor. La Torre de Babel », Patrimonio Cultural, 2007, no 44.
9. Mariana Aylwin, Carlos Bascuñan, Sofía Correa, Cristián Gazmuri, Sol Serrano et Matías Tagle, Chile
en el siglo XX, Santiago, Planeta, 1990, 298 p.

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

de droite qui s’opposent à l’instauration d’une démocratie libérale et qui ont, par
moments, consenti à soutenir des régimes dictatoriaux10.
Si nous nous penchons sur le cas chilien, nous pouvons apprécier le fait que,
pendant cette période d’après-guerre et de guerre froide, il s’agit de l’un des pays
d’Amérique latine les plus favorables à la démocratie. Après avoir vécu une période
de relative instabilité11 pendant les années 1930, le Front populaire arrive au pouvoir
en 1938. Cette alliance de centre gauche qui regroupait radicaux, socialistes et commu-
nistes, au-delà de représenter les classes moyennes, les ouvriers et certains propriétaires,
cherche aussi bien la croissance industrielle que la réforme sociale12. Ce type d’alliance
marque une innovation en Amérique latine, il était en effet peu commun jusqu’alors
que différents partis s’unissent pour gagner une élection. Plus tard, des pactes
politiques et alliances stratégiques apparaîtraient sur l’ensemble du continent.
Ébranlé avec les débuts de la Seconde Guerre mondiale, le Front populaire
connaît une résurrection avec la fin de la guerre. La présence du Front populaire au
pouvoir ne change pratiquement rien à la domination économique de la droite
chilienne. La plus grande présence de l’État dans les affaires sociales et dans la
construction d’un système politique pluriel constitue l’élément le plus marquant de
ces gouvernements. C’est à partir de ce moment-là qu’au niveau international, le
Chili a consolidé son image de nation politiquement stable. Les radicaux et les
communistes s’allient pour être élus et proposer de nouveau un programme avec une
claire approche réformiste. Mais cette alliance dure peu de temps après la victoire
aux élections, car dès que González Videla devient président, il commence à inclure
dans son gouvernement des représentants de l’aile conservatrice de l’échiquier
politique chilien, dans le but d’obtenir une majorité au congrès. En réponse, le parti
communiste se retire de l’alliance et peu à peu le gouvernement devient plus
autoritaire, jusqu’à interdire par voie législative l’existence du parti communiste (ceci
durera de 1949 à 1958). Le Front populaire disparaît ainsi, alors que grandit un
mécontentement parmi les classes moyennes et populaires. Les dernières années de
la décennie 1950 ont été décisives dans la vie politique chilienne. Une alliance de
gauche se forme, derrière Salvador Allende, qui sera, jusqu’à la chute de la démocratie
en septembre 1973, un pôle permanent et clair de pensée idéologique. Cette
transformation définitive de la gauche chilienne l’amènera quelques années plus tard
à être la force politique capable de vaincre la classe dominante. En somme, la carte
des partis politiques accuse certaines modifications pendant l’après-guerre13.
L’aire d’ouverture politique qui règne sur le monde se retrouve également sur le
continent latino-américain. D’une part, les partis réformistes, qui répondaient aux
demandes des classes moyennes, finissent de se consolider en tant que force politique

10. Tulio halperin, Historia contemporánea de América latina, Madrid, Alianza Editorial, 1996, 750 p.
11. Au cours de l’année 1932, le Chili a vécu un soulèvement militaire à portée progressiste, mené par le
colonel des forces aériennes Marmaduke Grove, débouchant sur l’instauration de la « République socia-
liste » qui ne dure que quelques semaines. En octobre de la même année, Grove a en effet été battu par
Arturo Alessandri, le candidat conservateur, aux élections présidentielles.
12. Leslie Bethell, Historia de América Latina, Barcelona, Editorial Crítica, 2002, 378 p.
13. M. Aylwin et al., Chile en el siglo XX, op. cit.

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Chili − Maite DE CEA

importante. D’autre part, le parti communiste se voit renforcé dans différentes


nations de la région14. Mais cette période démocratique influencée par le climat post-
guerre ne dure pas bien longtemps. On pensait que le virage favorable, que – pour
faire court – la guerre avait fait prendre aux économies latino-américaines, se
maintiendrait et tendrait à se consolider. La guerre froide est toutefois venue annuler
toutes les avancées obtenues quant aux libertés politiques et aux désirs de démocratie.
Une tension idéologique forte a de nouveau surgi, ce qui a pour conséquence une
réémergence des dictatures et, pour finir, un recul de la démocratisation dans
l’ensemble de la région15. Au niveau de la sphère politique, les années 1950 sont le
théâtre de plusieurs révolutions en Amérique latine, de natures distinctes. Nous
mentionnerons uniquement ici la révolution castriste à Cuba, étant donné son
importance et son incidence sur le reste du continent dans d’innombrables
dimensions. Les relations entre Cuba et les États-Unis commencent à se fragiliser
jusqu’à être définitivement rompues. Les liens des autres pays du continent avec le
pays du nord se voient également affaiblis. Les événements de l’île cubaine créent
une ambiance qui achève de changer les mentalités et donnent lieu à de nouveaux
comportements. L’épilogue de la révolution à Cuba a pour conséquence une
restructuration définitive du champ de forces qui existait entre le nord et le sud du
continent américain. La révolution crée un climat de tensions dans la région, où
toute lueur de réforme ou d’alliance avec la gauche est proscrite16.

Les années 1960 et 1970 : la popularisation de la culture


Au départ, les bourgeoisies régionales eurent une réaction de panique face à la
révolution cubaine, ce qui se traduisit par un ensemble de coups d’État préventifs de
la part des militaires. La révolution cubaine et le climat de guerre froide se traduisent
dans la région, d’un côté, par un regain d’anti-impérialisme plus ou moins commun
à tous les pays, et, d’un autre côté, en réponse à l’émergence de l’alternative socialiste
dans l’agenda politique de l’Amérique latine, par une alliance des factions
conservatrices avec les États-Unis et leur politique interventionniste, dans le seul but
de prévenir toute tentative de révolution. il s’agit d’une période de tensions sur
l’ensemble du continent. À partir de 1960, l’Amérique latine entre dans une étape
critique de son histoire17, comme nous le verrons dans le cas du Chili avec le coup
d’État et la dictature de Pinochet qui a suivi.
Entre 1964 et 1973, deux gouvernements réformateurs18, celui d’Eduardo Frei
Montalva, puis celui de Salvador Allende Gossens, essayent de produire de grandes

14. Olivier Dabène, La región América Latina. Interdependencia y cambios políticos, Buenos Aires, Corre-
gidor, 2001, 318 p.
15. José Del Pozo, Historia de América Latina y el Caribe. 1825 hasta nuestros días, Santiago, Lom, 2002,
309 p.
16. Olivier Dabène, América Latina en el siglo XX, Madrid, Síntesis, 1999, 255 p.
17. J. Del Pozo, Historia de América Latina y el Caribe…, op. cit.
18. Les programmes de Frei et Allende sont habituellement identifiés respectivement comme « la révolu-
tion en liberté » et « la voie chilienne vers le socialisme ».

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

réformes structurelles afin d’apporter des solutions aux profonds problèmes sociaux
et à l’enlisement économique régnant au Chili à l’époque. Néanmoins, aucun ne
remplit ses objectifs, ce qui contribue à l’émergence d’une scène politique hautement
idéologisée et d’une opinion publique toujours plus polarisée19. La décennie des
années 1960 a été critique au niveau social, politique et économique. La société
chilienne s’est enfoncée dans l’échec du modèle économique de substitution des
importations, divers mouvements sociaux de protestation ont émergé, et le système
politique est déstabilisé. Dans ce contexte, le Chili – de même que nombre d’autres
pays de la région – doit vivre d’importantes transformations dans tous les secteurs.
La culture, bien entendu, n’est pas écartée de ce processus. Au milieu des années
1960, toute la responsabilité qui revenait alors aux universités étatiques et publiques
dans le domaine culturel est à nouveau assumée par l’État.
Le gouvernement d’Eduardo Frei Montalva (1964-1969) comme celui de
Salvador Allende (1970-1973) mènent des réformes structurelles dans le pays, tout
en étant à l’écoute des demandes sociales et culturelles croissantes de la population.
Dans le champ spécifique des interventions culturelles, le gouvernement d’Eduardo
Frei Montalva concentre son attention sur la démocratisation culturelle, introduisant
dans les secteurs populaires et ruraux d’autres formes de création telles que la culture
de masse et la culture populaire. L’idée fondamentale de ces deux gouvernements
était de rapprocher la culture des masses, cap qui fut maintenu tout au long de la
période 1964-1973 avant d’être brusquement modifié par le coup d’État militaire.
Les gouvernements de Frei Montalva et d’Allende ont aspiré à l’application d’une
politique culturelle active, où l’action de l’État s’étendrait au plus grand nombre avec
pour priorité les classes les plus populaires de la société.
Le gouvernement d’Allende a créé d’autres institutions dont les fonctions
comprenaient la démocratisation de la culture. C’est le cas de la réorganisation opérée
au niveau du département de la culture et des publications du ministère de l’Éduca-
tion. Jusqu’alors, la fonction de ce département était purement limitée à l’offre
culturelle, laquelle a été maintenue pendant l’Unité populaire, mais en donnant beau-
coup plus d’importance à la création artistique communautaire. Dans un contexte
idéologique de lutte des classes, la culture devait être en adéquation avec l’objectif
du projet socialiste, et elle finit de fait par être absorbée par le politique. Dans la
citation suivante – tirée du programme du gouvernement de l’Unité populaire – nous
pouvons voir l’orientation que prend l’action culturelle :
« Parce que la culture nouvelle ne sera pas créée par décret ; elle émergera de la
lutte pour la fraternité contre l’individualisme ; pour la valorisation du travail humain
contre son dénigrement ; pour les valeurs nationales contre la colonisation culturelle ;
pour l’accès des masses populaires à l’art de la littérature et aux moyens de commu-
nication contre sa commercialisation. Le nouvel État rendra possible l’incorporation
des masses à l’activité intellectuelle et artistique, aussi bien à travers un système
éducatif radicalement transformé, qu’à travers l’établissement d’un service national

19. Simon Collier et Sater William, Historia de Chile 1808-1994, Madrid, Cambridge University Press,
1999, 359 p.

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Chili − Maite DE CEA

de culture populaire. Un réseau étendu de centres locaux de culture populaire


encouragera l’organisation des masses pour exercer leur droit à la culture. Le système
de culture populaire stimulera la création artistique et littéraire et multipliera les
canaux de relation entre artistes ou écrivains et un public infiniment plus large
qu’actuellement20. »
De 1970 à 1973, la culture est conçue comme un principe idéologique de
l’identité révolutionnaire que promeut le gouvernement socialiste de Salvador
Allende. À cette époque, on perçoit la culture comme un élément transformateur
des consciences, dont l’objectif principal est de désarticuler l’ordre culturel de type
« bourgeois » et de reconstruire selon les intérêts des classes populaires.
Sous l’administration d’Allende, de nouvelles institutions ont été créées : la
maison d’édition nationale quimantú en 1971 et le musée de la Solidarité Salvador
Allende en 1972. La maison d’édition quimantú avait pour principaux buts, d’une
part, mettre le livre à la portée de tous les Chiliens au moyen d’une politique de
production, de distribution et de tirage qui réduirait les coûts d’édition et de vente.
Et d’autre part, celui de concevoir le livre comme un élément important dans
l’émancipation des consciences pour la patrie qui naissait avec le gouvernement de
l’Unité populaire, dirigé par Salvador Allende. Ce second objectif illustre parfaitement
l’inclinaison du gouvernement d’Allende quant au développement culturel21 : il
s’agissait de divulguer l’idéologie refondatrice du gouvernement populaire. Les œuvres
qui composent la collection du musée de la Solidarité Salvador Allende sont le
produit de la vocation solidaire qui a incité des artistes du monde entier à donner
leurs œuvres, exprimant ainsi leur soutien au projet social et politique qui se
développe au Chili sous la présidence de Salvador Allende22.
La scène du développement culturel au Chili, jusqu’à la fin des années 1960 et
le début des années 1970, était tenue par une université publique présente dans tout
le pays, une large diffusion de la nouvelle chanson, du nouveau cinéma chilien et de
divers labels discographiques, et une forte contribution gouvernementale au théâtre
municipal, à la télévision nationale et aux bibliothèques publiques. En résumé, nous
pouvons constater que l’État chilien joue un rôle prépondérant dans ce qui est relatif
à l’animation de la vie culturelle. Néanmoins, la réalité chilienne n’est alors que le
reflet d’une tendance globale du continent sud-américain. L’éducation est publique,
de même que les principaux moyens de communication. L’histoire du développement
culturel du Chili se caractérise, jusqu’à cette époque, par la prédominance d’un
mécénat officiel, par lequel l’État subventionnait et soutenait de diverses manières le
domaine des arts, bien qu’il n’existe pas d’institution unique étatique consacrée à la
coordination des actions culturelles. Le gouvernement de l’Unité populaire, sous
l’égide de Salvador Allende, propose un ambitieux projet de transformations écono-
miques qui sera le fer de lance de ce qui s’appela « le chemin vers le socialisme23 ».

20. Gobierno de Chile, Programa de la Unidad Popular, Santiago, Editorial Prensa Latinoamericana, 1970.
21. La maison d’édition quimantú a produit des tirages à 50 000 exemplaires qui étaient distribués à tra-
vers l’ensemble du territoire national, faits sans précédent au Chili.
22. information du site officiel du musée Salvador Allende (http://www.museodelasolidaridad.cl).
23. J. Del Pozo, Historia de América Latina y el Caribe…, op. cit.

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

Mais peu à peu il rencontre des obstacles : déficit de la production agricole, croissance
économique lente, expansion du marché noir, le blocus financier opéré par les États-
Unis étant l’un des facteurs importants de la déstabilisation du régime. L’inflation
ne tarde pas à s’installer, accompagnée par la raréfaction des biens.

La dictature militaire
En 1973, la légitimité du régime démocratique ne perdure pas et le coup d’État
fomenté par les militaires exploe. Le régime autoritaire de Pinochet se caractérise par
une personnalisation du pouvoir concentré dans ses mains et une faible
institutionnalisation. En parallèle, des mesures coercitives privatives de liberté, des
réformes économiques d’essence purement néolibérale sont menées dans le but de
moderniser l’économie du pays24. S’il y eut bien des essais néolibéraux dans presque
tous les pays de la région, la réduction du rôle de l’État est un titre de gloire presque
exclusif du régime autoritaire chilien, étant donné la force et la rigueur avec lesquelles
il imposa les mesures économiques qu’il avait lui-même dessinées25. En quelques
mots, le régime se caractérise par une forte répression, une violence, et un pouvoir
concentré entre les mains de Pinochet et de quelques proches. Et les réformes écono-
miques structurelles proposées à la Junte militaire par les Chicago Boys26 commencent
à être mises en œuvre. Les exportations et l’ouverture économique vers l’étranger
sont au cœur de la grande réforme, dont la règle de base est de partout laisser faire
le marché. L’objectif principal consistant à détruire tout vestige de marxisme, puisque
celui-ci constituait, aux yeux des Chicago Boys, une menace à l’ordre national.
Après de nombreuses tentatives de réforme de la constitution politique chilienne,
Pinochet signe une constitution en 1980, dans laquelle il prévoit un plébiscite pour
ou contre son maintien au pouvoir. Ce texte montre le succès du régime sur
l’opposition puisqu’il met, pour un temps, fin à la crise interne et fixe un cadre pour
les affrontements politiques. il montre également que la démocratie serait limitée s’il
ne gagnait pas l’élection de 198927. Les militaires fixaient ainsi l’avenir du Chili avec
les fameuses « enclaves autoritaires » définies par Manuel Antonio Garretón28.
À partir de 1981, la légitimité du régime de Pinochet s’affaiblit, et il doit faire
des concessions pour survivre face à l’opposition. Jusqu’en 1987, différents mouve-

24. Carlos huneeus, El régimen de Pinochet, Santiago, Editorial Sudamericana, 2001, 670 p.
25. Carlos Malamud, América Latina, Siglo XX la búsqueda de la democracia, Madrid, Editorial Síntesis,
2003, 170 p.
26. Économistes chiliens, dans leur majorité diplômés de l’université catholique et ayant suivi des études
de troisième cycle à l’université de Chicago pendant les années 1960, qui ont appliqué au Chili ce qu’ils
avaient appris de professeurs tels que Milton Friedman et Arnold harberger. ils ont instauré un pro-
gramme de privatisations et de réduction des dépenses publiques pour corriger la forte inflation et les
difficultés économiques héritées du gouvernement précédent.
27. O. Dabène, América Latina en el siglo XX, op. cit.
28. Parmi ces aspects « non démocratiques » de la démocratie consentie, on trouvait, jusqu’à très récem-
ment, des mesures telles que les sénateurs désignés, le système électoral binominal encore en vigueur aujour-
d’hui, la composition du Conseil de sécurité national, l’inamovibilité des commandants en chef des forces
armées, les sénateurs à vie – règle applicable aux anciens présidents de la République –, entre autres. Autant
d’aspects qui démontrent une forte participation des forces armées dans le processus politique.

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Chili − Maite DE CEA

ments sociaux commencent à s’exprimer dans la sphère publique, faisant naître très
lentement un projet de gouvernement alternatif. Le 5 octobre 1988, l’alternative du
non gagne avec 54 % des voix. Un pacte politique est formé, la Concertation des
partis pour la démocratie29, dont le futur candidat, le démocrate-chrétien Patricio
Aylwin, remportera les élections avec 53,8 % des suffrages. Ce sera le début de la
transition vers la démocratie au Chili. À la différence des dictatures ou autoritarismes
ayant régné sur presque toute l’Amérique latine depuis les années 1960, qui ont
échoué dans leur gestion, amenant les militaires à renoncer en raison du rejet d’une
part de la population, le régime chilien reçoit jusqu’à la fin l’appui de presque la
moitié de la population (autour de 43 %) et présente un bilan économique positif.
De plus, le changement de régime vers la démocratie se fait en accord avec les
échéances établies dans la constitution de 1980, élaborée par le régime lui-même30.
Tous les documents existants relatifs aux actions culturelles mises en œuvre
pendant la dictature militaire offrent un panorama de désordre en la matière. Ceci
est dû à l’absence de cadre institutionnel – que ce soit organique ou normatif – sur
le terrain culturel. Sous Pinochet, il n’y a pas eu de politique culturelle de gouverne-
ment (et encore moins d’État), c’est-à-dire pas de ligne d’action publique cohérente
et suivie à long terme. L’État fait preuve d’ingérence dans presque tout ce qui est lié
aux activités culturelles, depuis les droits d’auteur jusqu’à la promotion et distribution
de livres. Le régime militaire se charge rapidement de désarticuler toute l’organisation
culturelle de l’État, sans qu’il y ait une ligne directrice explicite à suivre. Des recteurs
militaires sont nommés dans les universités, participant personnellement à toutes les
décisions culturelles au sein de ces lieux d’études. La citation suivante nous donne
un éclairage sur le climat créé au Chili au moment de l’instauration du régime de
Pinochet : « L’assaut donné aux installations de ChileFilms31, du musée d’Art
contemporain et du musée des Beaux-Arts, après un grotesque déploiement des forces
militaires dans le parc forestier, témoignent de ce que la guerre contre le communisme
se jouait également sur le plan de la culture32. »
Le coup d’État met fin à la dynamique existante. Cependant, la tendance posant
l’État comme acteur principal de l’action culturelle n’est pas bouleversée. Le régime
militaire a connu deux phases distinctes d’intervention quant aux politiques
publiques de la culture. Une première étape, du coup d’État jusqu’à la fin des années
1970, s’est caractérisée par une culture centralisée par le gouvernement, avec l’objectif
dela soumettre à des fins politiques, liées à une forte idéologie nationaliste. La seconde
étape durera jusqu’en 1989, caractérisée par le transfert de la régulation de la culture
aux forces du marché, bien que l’exécutif continue à établir un contrôle de l’offre.
La politique néolibérale du régime de Pinochet eut pour conséquence une nette
diminution des subventions directes au domaine de la culture.

29. Coalition politique qui réunissait des partis de gauche et du centre : la démocratie chrétienne (DC),
le parti radical (PR), le parti pour la démocratie (PPD) et le parti socialiste (PS).
30. C. huneeus, El régimen de Pinochet, op. cit.
31. Entreprise nationale de production cinématographique.
32. Arturo Navarro, Cultura, quién paga? Gestion, insfraestructura y audiencias en el modelo chileno de desar-
rollo cultural, Santiago, RiL Editores, 2006, 261 p. (p. 63).

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

il existait un ensemble de répartitions étatiques qui menaient des actions


culturelles de manière séparée et peu coordonnée. Selon les auteurs, qui analysent
les thèmes culturels de l’époque, il apparaît que, pendant dix-sept ans de dictature,
deux orientations basiques ont fondamentalement primé en matière de culture33.
Dans un premier temps, une ligne totalisante et d’homogénéisation est suivie, à
travers laquelle on peut apprécier une tendance culturelle à caractère nationaliste.
Les conceptions de doctrine de sécurité nationale, de nationalisme culturel et de
pensée catholique traditionnelle font leur apparition. La définition de la culture qui
prévaut pendant cette première étape du régime militaire (jusqu’à la fin des années
1970) est celle qui se réfère aux aspects et valeurs qui distinguent une nation d’une
autre. Un an après le coup d’État militaire, est élaboré un document intitulé Politique
culturelle du gouvernement du Chili, dans lequel la junte définit ce qu’elle entend par
culture et sa vision de l’action culturelle que doit mener l’État. Dans ce document,
il est affirmé qu’il faut « développer une vigoureuse politique culturelle, afin que le
Chilien, redécouvrant nouvellement ce qu’est son “être national”, projette vers l’avenir
une nouvelle personnalité, caractérisée par l’objectif résolu de faire de son pays la
Grande Nation à laquelle il aspire et que sa tradition historique réclame34 ».
Un décret de loi est promulgué et crée la fonction de « conseiller de la junte de
gouvernement en matière culturelle, dépendant directement de celle-ci, dont les
fonctions seront celles de conseiller, proposer les mesures, politiques et programmes
qui doivent être adoptés pour diffuser, perfectionner et en général encourager le
développement culturel du pays et rendre dignes ses moyens de diffusion, en des
termes qui préservent la tradition historico-culturelle de ce dernier et permettent de
la projeter dans un avenir avec un sens de la nationalité35 ».
Vers la fin des années 1970, l’influence de cette pensée totalisante commence à
faiblir, cédant la place à une conception qui s’accommode des préceptes néolibéraux
s’installant dans la société chilienne, puisqu’il apparaît alors incompatible de
considérer l’intervention de l’État – selon la vision nationaliste de la culture – avec
les fondamentaux néolibéraux dominants. Par conséquent, les actions culturelles du
régime sont, dans une seconde phase, orientées vers la « haute culture », dans le sens
conservateur, élitiste et illustre du terme36. Cette vision exclut totalement la participa-
tion des masses à la vie culturelle, puisqu’il s’agit d’une conception provenant des
strates socio-économiques les plus élevées du Chili, et ce sont elles qui possèdent la
sensibilité esthétique pour jouir de la culture, en particulier des expressions artistiques
venant d’Europe. Ce qui est populaire est ainsi déconsidéré, ou au mieux considéré
comme pittoresque. Cette vision se voit renforcée par le modèle économique instauré.
L’État a de moins en moins d’influence sur les affaires culturelles, cette responsabilité

33. Cristián Antoine, « La nueva institucionalidad cultural de Chile », Ius Publicum, 2004, no 12, p. 89-
103.
34. Gobierno de Chile, Política Cultural del Gobierno de Chile, Santagio, Editora Nacional Gabriel Mis-
tral, 1975.
35. Ibid.
36. Carlos Catalan et Giselle Munizaga, Políticas culturales estatales bajo el autoritarismo en Chile, San-
tiago, Centro de indagación y Expresión Cultural y Artística, 1986.

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Chili − Maite DE CEA

étant affectée aux corporations privées ou aux centres culturels des municipalités. Le
département d’extension du ministère de l’Éducation joue un rôle très réduit dans
le développement culturel du pays. L’idée de culture en tant que bien commercial
devient manifeste, puisque la logique du marché s’installe aussi dans le domaine
culturel. Cependant, il existe toujours une réticence de la majeure partie du monde
de la culture, ce qui rend cette transformation relativement lente.
Pour résumer en quelques mots les agissements en matière culturelle du régime
de Pinochet, nous pourrions dire qu’il existe pendant cette période une politique
d’autofinancement, d’exclusion et de censure. À travers la logique industrielle
régnante, la culture de masse constitue l’élément le plus diffusé par les médias
audiovisuels (contrôlés par l’État). La décentralisation de la culture est encouragée
(dans le sens d’un affaiblissement de la fonction étatique dans le domaine culturel)
et, dans une moindre mesure, l’idée de démocratiser la culture est présente – incarnée
par le ministère de l’Éducation – dans le but de toucher tous les Chiliens. L’État
remplit à cette époque un rôle complètement subsidiaire, et ne montre jamais un
grand intérêt pour la création d’un cadre institutionnel propre au champ culturel.
C’est uniquement à la fin du régime que la possibilité de créer une institution
culturelle commence à faire l’objet de discussions. Dans un document émis par le
département d’extension du ministère de l’Éducation, la création d’un ministère de
la Culture, d’un institut du patrimoine, d’un fonds national de la culture et d’un
institut du livre a bien été proposée, mais sans que cela ne mène à un projet concret.
Les débats reprendraient une fois la démocratie retrouvée, comme nous le verrons
par la suite.
Dans le contexte national, nous observons, pendant les années qui précèdent le
retour à la démocratie au Chili, un consensus de tous les secteurs de la société autour
de la nécessité de donner plus de cohérence aux interventions culturelles menées par
l’État. À la fin du régime de Pinochet (1989), une commission a ainsi été mise en
place dans le but de rédiger un programme de développement culturel. Elle a proposé
une nouvelle forme d’institutionnalisation, qui aurait comme principale fonction de
coordonner les différentes activités du domaine culturel. Cette commission a souligné
que l’État devait agir dans le champ culturel selon un principe de subsidiarité, c’est-
à-dire non pas créer un « art d’État », mais stimuler la créativité des individus et des
groupes, en leur facilitant les moyens nécessaires pour y parvenir.
D’un autre côté, les différentes alliances de partis politiques souhaitant arriver au
gouvernement en 1989 ont inclus dans leur projet de gouvernement la nécessité de
reconfigurer la politique culturelle existante. Évidemment, il y avait des différences
techniques relatives au type d’institutionnalisation qu’il fallait créer (les partis de
droite ne voulaient pas d’une intervention directe de l’État, mais plutôt que celui-ci
ait une fonction subsidiaire ; les partis de centre gauche préféraient la création d’un
organisme public stable pour coordonner les actions de l’État relatives à la culture).
Néanmoins, tous les arguments allaient dans le sens d’une critique radicale du schéma
existant.

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

Le lent retour de la démocratie vers les années 1980


La chute du mur de Berlin, en tant que symbole de la fin de l’opposition entre
l’Occident et les pays du bloc soviétique, expliquerait en grande partie les
changements sur l’échiquier politique mondial, dans lequel les pays latino-américains
jouent un rôle de plus en plus actif. À l’exception des cas cubain et mexicain, jusqu’à
la fin des années 1970 et pendant la décennie 1980, l’ensemble des nations latino-
américaines a vécu un lent retour à la démocratie, ce que Samuel huntington a appelé
la troisième vague « démocratisatrice37 ». Ce processus recouvrerait différentes
méthodes et différents niveaux de consolidation des régimes démocratiques en
fonction des nations38.
Le cas chilien de redémocratisation est relativement paradigmatique au sein du
continent latino-américain. Le Chili, pays de grande tradition démocratique, vécut
en démocratie de manière quasi ininterrompue depuis 1830 et de manière continue
après la chute d’ibáñez en 1931. Tous les secteurs sociaux étaient alors représentés
dans la vie politique et la justice sociale était l’un des thèmes les plus importants pour
tous les gouvernements chiliens. Cependant, le retour à la démocratie, à la fin des
années 1980 – après le régime autoritaire de Pinochet –, est très lent et complexe.
Les tâches du premier gouvernement démocratique – ou en transition vers la
démocratie39 – sont peu nombreuses mais précises : avant tout, il s’agit de renforcer
les relations entre civils et militaires, mises à mal pendant la période de la dictature.
Ensuite, le gouvernement devait pouvoir contenir le thème des violations des droits
de l’homme perpétrées depuis 1973 par le gouvernement militaire. Et, enfin,
maintenir la croissance économique tout en réduisant les inégalités existantes40. Le
chemin vers la démocratisation sera un processus lent au Chili. La persistance
d’éléments constitutionnels fixés depuis la dictature, les « enclaves autoritaires » de
Garretón, qui rendent très difficile l’avancée sur la voie démocratique, constitue l’une
des raisons de ces difficultés. Sous le deuxième gouvernement de la Concertation des
partis pour la démocratie, des réformes importantes sont entamées, notamment la
modernisation de l’administration publique, fer de lance du gouvernement
d’Eduardo Frei qui aurait fait de la gestion publique et de l’émergence d’une culture
organisationnelle ses priorités, toujours sous le contrôle du pouvoir exécutif. Ricardo
Lagos, pour sa part, impulse pendant son mandant une réforme du service public,

37. Samuel huntington, La tercera ola. La democratización a finales del siglo XX, Buenos Aires, Paidós,
1994, 329 p.
38. Pour plus de détails sur ce débat, voir Guillermo O’Donnell, Philippe C. Schmitter, Gerard Lehm-
bruch et Lawrence Whitehead (eds), Transitions from Authoritarian Rule. Comparative Perspectives, Mary-
land, e John hopkins University Press, 1986, 190 p. ; Guillermo O’Donnell et Philippe C. Schmitter,
Transitions from Authoritarian Rule. Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Maryland, e
John hopkins University Press, 1989, 81 p. ; Juan J. Linz et Alfred Stepan, Problems of Democratic Tran-
sition and Consolidation. Southern Europe, South America and Post-Communist Europe, Maryland, e John
hopkins University Press, 1996, 479 p. ; Manuel Antonio Garretón, « De la transicion a los problemas
en la democracia chilena », Politica, 2004, no 42, p. 179-206.
39. J. J. Linz et A. Stepan, Problems of Democratic Transition…, op. cit.
40. S. Collier et S. William, Historia de Chile 1808-1994…, op. cit.

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Chili − Maite DE CEA

mettant l’accent sur l’idée de professionnalisation du secteur. Un retour aux principes


de l’administration publique bureaucratique apparaît ici, bien qu’il s’agisse de
maintenir les nouvelles caractéristiques « modernes » de gestion publique. Cette
nécessaire cohabitation entre État, marché et société nous oblige à nous pencher sur
le rôle de chacun dans le processus de transformation des sociétés. Comme nous
l’avons vu précédemment, les décennies 1980 et 1990 ont été synonymes d’un
profond changement économique et politique au Chili (libéralisation exacerbée du
marché et re-démocratisation). L’acteur le plus ignoré dans ces processus a sans doute
été le social. Tel que nous l’expliquerons plus loin, dans le cas particulier du secteur
culturel, la réforme institutionnelle qui fonde cette nouvelle figure administrative a
pour objectif de répondre à cette nécessité de la présence des trois acteurs dans le
processus politique, la formulation et l’exécution des politiques culturelles.
Les politiques culturelles des trente dernières années ont été influencées par les
réformes néolibérales menées sous la dictature. Le Chili, comme les autres pays
d’Amérique latine, a hérité de l’époque coloniale une manière relativement paterna-
liste de mener les affaires culturelles, ce qui transparaît dans le soutien direct à des
compagnies permanentes dans les arts visuels, l’aide aux musées nationaux, et les
bourses pour intellectuels et écrivains. Dans le processus de construction des États-
nations au début du xixe siècle, cette forme d’appui aux différents domaines artisti-
ques était perçue comme une manière de « faire nation », de créer une sorte
d’« identité nationale ». Avant 1990, année où le Chili revient à la démocratie et où
on envisage peu à peu la possibilité de créer un organisme public chargé de la coordi-
nation des affaires culturelles, le pays suivait la tradition, comme la majorité des pays
de la région, consistant à produire, distribuer et consommer de façon directe les
services culturels. Le gouvernement central possédait alors une chaîne de télévision
vieillissante ; il aidait au financement de compagnies stables pour qu’elles donnent
des représentations dans des lieux publics appartenant à l’État, ou développent des
projets commandés par le ministère de l’Éducation et la Culture ; ou encore, il
finançait directement des écrivains pour la réalisation de leurs œuvres.
Pendant les années 1990, on a assisté à de profondes transformations de la société
chilienne et de l’État. Ces transformations ont constitué une réponse aux processus
internes et externes qui modèlent et maintiennent en tension permanente les
structures sociales, politiques, culturelles et économiques du pays. Au cours des
quinze dernières années, le Chili s’est efforcé, à travers les différents gouvernements,
d’établir une institutionnalisation de la culture pour remplacer l’organisation disper-
sée et peu coordonnée existante, tout en rendant possible la mise au point d’une
législation compatible avec ces objectifs. Chaque gouvernement a favorisé une
réflexion sur la possibilité de restructuration de la politique culturelle et a mis en
place une commission ou un groupe de travail chargé d’analyser la situation de la
culture dans le pays, et de proposer une politique culturelle au président.
En 1990, avec la fin de la dictature au Chili, l’accent est remis sur le rôle de l’État
en matière culturelle. Dès le premier gouvernement de la période de transition vers
la démocratie, un ensemble de critères guidant l’intervention de l’État dans les affaires
culturelles est proposé. Parmi les plus importants : garantir la liberté de création et

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

d’expression ; accepter l’autonomie des processus culturels par rapport à l’État ;


favoriser l’égalité dans l’accès à la culture ; reconnaître – de fait et légalement – la
diversité culturelle et les identités ethniques présentes dans le pays ; encourager la
décentralisation dans la production et la gestion culturelles ; promouvoir la participa-
tion de tous les secteurs à la vie culturelle ; et, finalement, protéger et diffuser le
patrimoine physique et spirituel de la nation41. La participation dans cette nouvelle
institution d’acteurs provenant de différents secteurs de la société, la décentralisation
et déconcentration de la culture, et la coordination des divers organismes dédiés aux
affaires culturelles au Chili, constituent des facteurs qui favoriseraient le développe-
ment démocratique du pays. Nous pouvons affirmer que cet ensemble de critères
d’action est devenu le référent de l’action publique dans le secteur culturel. il n’y a
pas de discours ni de manifestation culturelle présentés aujourd’hui par l’État
(concrètement par le CNCA) qui ne mentionnent ces points comme étant les objectifs
principaux de son action.
De nombreux experts du domaine culturel estiment ainsi que le rôle de l’État en
matière culturelle est fondamental et qu’il l’a été de plus en plus depuis le retour à
la démocratie. L’État devait, d’une part, ouvrir les portes à la liberté d’expression,
permettre le débat sur le passé récent, en finir avec la censure, recréer une ambiance
démocratique et, surtout, faire ressurgir chez chaque Chilien le sentiment de
confiance en la démocratie42. D’autre part, il devait accepter le fait que le monde
subissait des bouleversements et, même si ces changements étaient parfois pleins de
contradictions, le Chili devait faire partie de ce processus. Pour cela, il était nécessaire
de créer une forme d’organisation du domaine culturel qui serait capable de remplir
tous ces objectifs43.

Continuité et changement
dans le modèle de politique culturelle au Chili
Comme cela a été écrit à propos des nations européennes, le soutien à la
production et à la consommation de culture, et des arts en général, est profondément
enraciné dans l’histoire des pays44. Dans le cas chilien, la culture a toujours été en
grande partie du ressort de l’État. À l’exception de la période du régime militaire, où

41. Pour plus de détails, voir Eugenio Tironi, « Cultura y Comunicaciones en una época de transición
(Chile, 1990-1994) », Proposiciones, 1994, no 25, p. 63-75 ; Manuel Antonio Garretón, Propuesta para la
Institucionalidad cultural chilena, Santiago, Ministerio de Educación, 1991 ; Milan ivelic, Chile está en
deuda con la cultura, Santiago, Comision asesora presidencial en materias artístico culturales, 1997 ; Ley
Número 19.891, Consejo nacional de la cultura y las artes, 2003.
42. Bernardo Subercaseaux, « Cultura y Democracia », dans E. Carrasci et B. Nagrón (dir.), La cultura
durante el período de la transición a la democracia. 1990-2005, Santiago, Consejo Nacional de la Cultura
y las Artes, 2006, p. 19-29.
43. Manuel Antonio Garretón, Cultura y Desarrollo en Chile. Dimensiones y perspectivas en el cambio de
siglo, Santiago, Andrés Bello, 2001, 247 p.
44. Annette Zimmer et Stefan Toepler, “e Subsidized Muse: Government and the Arts in Western
Europe and the United States”, Journal of Cultural Economics, 1999, no 23, p. 33-49.

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Chili − Maite DE CEA

les interventions culturelles cessent d’être une priorité pour le gouvernement,


l’histoire du Chili montre une grande centralité de l’État sur le sujet, arrivant à son
apogée en 2003 avec la création du Conseil national de la culture et des arts (CNCA)
en tant qu’institution publique, étatique, chargée de coordonner, penser, élaborer et
exécuter les politiques culturelles. Bien que la représentation par différents acteurs
engagés dans la vie culturelle soit encouragée, la plus haute autorité de l’institution
culturelle possède le rang de ministre d’État et est à la fois le président du Directoire
national du Conseil de la culture et des arts. Autrement dit, cette figure est à la tête
aussi bien du service public que du corps consultatif.
L’État souhaite promouvoir la participation de tous les secteurs et ne plus être,
comme il l’a historiquement été, l’unique agent sur le terrain culturel. Depuis 1990,
la centralité de l’État commence à donner lieu à l’émergence d’institutions culturelles
privées à but non lucratif. il conviendrait de nuancer l’apport privé dans le domaine
de la culture et des arts, en défendant l’inclusion de la société civile dans la réflexion
autour des affaires culturelles et leur mise en œuvre. L’idée d’intégrer les différents
acteurs dans la figure administrative de la nouvelle institution est présente.
Néanmoins, l’État est toujours celui qui coordonne, élabore, reçoit les conseils, et
finalement décide dans le domaine de la culture.
Dans la chronologie présentant le développement culturel au Chili et le rôle
conféré à l’État dans ce domaine, on peut observer l’existence d’une tradition
marquée dans cette présence étatique et dans le mode de fonctionnement des
institutions. À l’exception de la période de dictature, un regard d’ensemble porté au
cas chilien et à la nouvelle institution culturelle indique une certaine continuité dans
la manière de mener les politiques publiques. Nous pouvons visualiser, dans le cas
de la création et la mise en marche du CNCA, une continuité dans la centralité
administrative, si caractéristique des organes étatiques chiliens, puisque le service
public du CNCA conserve les mêmes caractéristiques que les autres services équivalents
dans le pays. Cependant, dans tout ce nouvel appareil étatique dédié au domaine
culturel, il y a un aspect novateur qu’il ne faut pas négliger. Au-delà des nombreuses
caractéristiques communes à tous les services publics, le CNCA comprend une figure
distincte, celle des organes de conseil. Cette forme d’organisation dans l’institutionna-
lisation culturelle répond précisément à ces moments critiques de l’histoire du Chili,
qui ont provoqué un certain changement institutionnel, tout du moins dans la loi
qui établit la création de ce service. Le changement institutionnel illustre la manière
avec laquelle la société se transforme avec le temps et explique à la fois le changement
historique
Sous le gouvernement du président Patricio Aylwin (1990-1994), une commis-
sion de conseil à l’exécutif est créée avec pour objet la réalisation d’un diagnostic de
la situation du pays en matière culturelle. La commission Garretón fait état d’une
dispersion administrative des organismes liés à la culture, d’une absence de ressources,
d’une carence de politiques et de cadre juridique, d’une faible compétence
professionnelle des ressources humaines et d’une coordination déficiente entre les
différents secteurs travaillant dans le domaine culturel. Pour remédier à cette
situation, la création d’un Conseil national de la culture, qui regrouperait les

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

différents services de l’État dans ce domaine, est proposée45. Ces recommandations


n’ont jamais été appliquées car, en raison des priorités politiques de l’exécutif, le projet
de loi n’a pas été envoyé au Parlement. Pendant le gouvernement du président
Eduardo Frei Ruiz-Tagle (1994-2000), on peut observer une continuité dans l’analyse
du problème de la culture, au moins en ce qui concerne le débat sur les politiques
publiques culturelles. On constate un soutien aux propositions présentées par la
première commission relative à la décentralisation culturelle et à la volonté de
constituer des fonds pour des appels à concours afin de financer les diverses
manifestations artistiques. Une nouvelle commission souligne une fois de plus la
dispersion administrative entre les organismes chargés de la gestion culturelle, qui se
traduit par une inefficacité des politiques publiques nationales46. Après de nombreux
débats sur le travail de la commission ivelic et la discussion d’un groupe de ministres
d’État autour des propositions de celle-ci (et en particulier l’idée toujours présente
de créer un Conseil national de la culture), un projet de loi créant une direction
nationale de la culture et un fonds national de développement culturel voit le jour
et est envoyé au Parlement, sans succès.
Le gouvernement du président Ricardo Lagos (2000-2006) manifeste, depuis le
début de son mandat, une plus grande préoccupation que ses prédécesseurs pour le
développement culturel du Chili, en déclarant avoir pour objectif d’atteindre progres-
sivement une société plus libre et plus tolérante. Pour la première fois, le gouverne-
ment du Chili met en œuvre une politique publique explicite dans ce domaine. Un
nouveau groupe de travail est constitué afin d’analyser et de proposer des
changements aux projets antérieurs de création d’une nouvelle institution culturelle47.
Après un long passage par la Chambre des députés et le Sénat, la loi numéro 19.891
qui crée le Conseil national de la culture et des arts est votée. Le projet de loi qui
crée le CNCA a fait l’objet de trois ans de débats au Parlement, il a recu quelques
modifications et a été finalement approuvé en août 2003. Les deux années suivantes
ont été consacrées à l’installation de la nouvelle institution culturelle et à la
préparation d’une politique culturelle d’État, celle qui serait présentée à la fin de
l’administration Lagos, dans le document Chile quiere más cultura. Definiciones de
política cultural 2005-2010.
L’idée que la culture est – entre autres – un facteur primordial du développement
économique et social d’un pays fait peu à peu son chemin au Chili. De manière plus
ou moins explicite, les différents gouvernements de la Concertation ont essayé de
doter la culture de plus de ressources et d’en faire un objet de politique étatique, fait
nouveau dans l’histoire du Chili, seulement comparable à la création de l’université
du Chili, puis de la direction des bibliothèques, archives et musées (DiBAM) au milieu
du xixe siècle et au début du xxe siècle. Ainsi que nous l’avons vu, un gouvernement
ne peut pas déterminer la culture d’un pays, mais il peut l’influencer positivement

45. Manuel Antonio Garretón, Cultura y Desarrollo en Chile…, op. cit.


46. Milan ivelic, Chile está en deuda con la cultura, Santiago, Comision asesora presidencial en materias
artístico culturales, 1997.
47. Lineamientos globales 2000-2006, Santiago, Ministerio de Educación, División de Cultura, 2000.

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Chili − Maite DE CEA

ou négativement. il peut ainsi agir sur le développement et le progrès en incluant


dans sa démarche le désir d’effacer la marginalisation culturelle de certaines personnes
ou de groupes en situation précaire, de favoriser la décentralisation culturelle au
niveau national, et d’encourager et diffuser la culture auprès du reste de la société.
Certains intellectuels postulent que la culture doit être envisagée comme un référent
et une base indispensables à la viabilité du développement à long terme48.

Structure administrative
de la nouvelle institution culturelle au Chili
Administrativement, le CNCA est organisé en deux branches : d’un côté, sont créés
des organes de conseil dont les membres travaillent ad honorem, suggérant que l’action
publique s’inspire d’un nouveau type d’accord avec les citoyens ; et d’un autre coté,
un service proprement dit. La première est composée d’un directoire national et de
son comité consultatif, structure reproduite au niveau des régions. La seconde est
constituée d’une présidence et d’une sous-direction qui se divise en six services :
administration générale, ressources humaines, service juridique, planification et
études, création artistique et citoyenneté et culture, chacun avec ses différentes unités
internes. Nous retiendrons la branche de conseil de la nouvelle figure institutionnelle,
puisque s’y retrouvent les éléments novateurs dans l’articulation entre la politique et
la société civile.
Le directoire national du CNCA est composé d’un président ayant le rang de
ministre, ce qui constitue la plus haute autorité du service, de deux ministres d’État
(Éducation et Affaires étrangères), de trois personnalités issues du domaine culturel,
désignées par le président de la République sur proposition des organisations
culturelles, de deux personnes issues du secteur de la culture désignées par le président
de la République avec l’approbation du Sénat, de deux intellectuels, l’un nommé par
le conseil des recteurs des universités chiliennes et l’autre par les recteurs des universités
privées et, finalement, d’un lauréat du prix national49, élu par ceux ayant été récom-
pensés par ce prix. Le directoire national, composé d’un côté de représentants de l’État
et, de l’autre, de représentants de la société civile50, a pour fonction principale de
prendre les décisions relatives au budget de la culture et aux programmes de travail.
il doit vérifier que les fonctions du CNCA sont effectives, approuver une fois par an
aussi bien le plan de travail que le budget prévisionnel, et s’assurer qu’il y a une bonne
coordination entre les différents ministères, organismes et services publics ayant un
lien direct avec le champ culturel. De la même façon, le Conseil devra soutenir la

48. Claudio Di Girolamo, Del país vivido al país soñado, Santiago, Ministerio de Educación, División de
Cultura, 1997.
49. Le prix national est une récompense décernée par le gouvernement du Chili, à travers le Conseil natio-
nal de la culture et des arts (et, avant sa création, par le ministère de l’Éducation). Ce prix comprend dif-
férents domaines : littérature, journalisme, sciences de l’éducation, histoire, arts plastiques, arts musicaux,
arts scéniques et audiovisuels, sciences humaines et sociales, sciences exactes, sciences naturelles, sciences
appliquées et technologiques.
50. Ley Número 19.891, Consejo Nacional De La Cultura y las Artes, 2003.

151
Poirr-06-Chili:Poirrier-International 1/06/11 19:01 Page 152

POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

relation entre ces institutions, les corporations et les organisations privées. Le directoire
doit proposer au président de la République les projets de loi et les activités adminis-
tratives relatifs au domaine culturel, artistique et patrimonial, ainsi qu’un projet de
distribution des ressources du fonds de développement culturel, tout en en contrôlant
l’utilisation. il devra désigner les membres des comités de spécialistes, ceux de la
commission des bourses, et le jury qui intervient dans la sélection et l’attribution des
ressources aux projets artistiques participant aux concours du Fonds national pour le
développement des arts (FONDART). Le président du Conseil est le responsable officiel
de la gestion du CNCA devant le président de la République. il doit veiller à
l’accomplissement des fonctions du Conseil et des accords établis par le directoire.
De son côté, le comité consultatif national est constitué de quinze personnes liées
à différents secteurs de la création artistique (musique, théâtre, danse, arts plastiques
et populaires), du patrimoine culturel, des industries culturelles, des universités, des
corporations culturelles du secteur privé, des entreprises et des cultures originelles.
Le comité consultatif national a pour fonction de conseiller le CNCA pour toutes les
activités culturelles. Ce comité doit désigner les spécialistes et les jurés qui intervien-
nent dans la sélection des projets en compétition pour l’obtention de financement
provenant du FONDART. ils doivent proposer au directoire des politiques, des projets
de loi et des règlements ayant pour but le soutien, le développement et la diffusion
des arts et du patrimoine. Au niveau régional, le CNCA est territorialement déconcen-
tré dans chacune des quinze régions du Chili, où un conseil régional de la culture et
un comité consultatif régional sont instaurés.
Comme on peut le constater, chaque instance, qu’elle soit de caractère national
ou régional, est composée de personnes provenant de différents milieux : la politique,
la culture, l’université, le monde associatif et l’entreprise privée. Ces personnes ont
pour mission de se réunir périodiquement pour débattre, et parvenir à un accord sur
la manière de mener à bien l’action publique dans le champ culturel. Ce type
d’institutionnalisation de la culture a été choisi pour diverses raisons, parmi lesquelles
les plus importantes sont, d’une part, le contexte de modernisation de l’État que
vivait le pays, dans lequel l’efficience et la coordination des différents organismes
culturels étaient vues comme fondamentales pour le développement du secteur. Et,
d’autre part, l’accent mis sur la participation des acteurs sociaux provenant de secteurs
aussi variés que l’État, l’entreprise privée, l’université et les associations, qui apporte
la preuve d’une plus grande démocratie dans la prise de décisions.

152
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Chili − Maite DE CEA

Modernisation et mondialisation :
l’identité du Chili des trente dernières années
Si nous suivons l’analyse réalisée par Jorge Larraín, l’on serait rentré – depuis la
fin des années 1980 – dans une nouvelle étape de remise en question de l’identité
chilienne. Cette période se caractérise par les processus de modernisation accélérée
qu’a vécus le pays – de même que le reste du continent latino-américain – entre la
fin des années 1980 et aujourd’hui51. L’influence de la culture nord-américaine, les
avancées technologiques, la mondialisation économique et culturelle, la société de la
connaissance, placent le Chili face à une série de défis et, en même temps, l’oblige à
repenser son identité. Comme nous l’avons vu précédemment, a construction
politique de l’identité nationale est traversée par une dimension culturelle : la
sacralisation d’une histoire nationale et la transmission d’une culture nationale. On
peut observer ce phénomène à travers les politiques éducatives des xixe et xxe siècles.
Différents événements historiques ayant contribué à créer un climat national ont
ainsi servi de mécanismes pour institutionnaliser les représentations officielles de la
nation chilienne. Cette société centrée sur l’État s’est vue profondément transformée
au cours des dernières décennies par le système de marché néolibéral dominant. On
peut dire que la modernisation socio-économique a été accompagnée d’une
transformation de l’État ayant des conséquences directes sur la production culturelle.
Même si la mondialisation nous oblige à affronter un paysage complètement
nouveau – vitesse, passivité, hégémonie, etc. –, le contact culturel nous a obligés dans
le passé et nous oblige encore aujourd’hui à assumer l’identité nationale comme un
élément en mouvement. il existe aujourd’hui différents facteurs, tels que la
redéfinition de l’État-nation, le niveau élevé de la consommation, la mondialisation
et l’individualisation, qui ont contribué à établir ce passage depuis la lutte pour des
causes collectives, très commune au cours du xxe siècle, vers une individualisation
croissante, où l’essor de la consommation est à l’ordre du jour52. En se trouvant
immergés dans un système de marché néolibéral, où la consommation est la norme,
les Chiliens n’appréhendent pas la société en tant que sujet collectif53. Ainsi,
l’imaginaire chilien fondé sur une identité nationale de contenus serait de moins en
moins partagé. Cette tendance observée de l’identité nationale à se vider prolonge la
ligne historique du déficit d’épaisseur culturelle que nous avons abordé plus haut.
Nous pouvons affirmer que cette question de la faiblesse identitaire a été présente
tout au long de l’histoire du Chili. À l’époque actuelle, ni la famille, ni la religion,
ni l’État ne parviennent à incarner un « nous » commun à tous. Néanmoins, ils restent
toujours latents et orientent la perception de ce nouvel environnement mondial.
À partir du moment où l’État apparaît pendant les années 1990 comme un agent
de la mondialisation et se détache de ses bases sociales traditionnelles, la séparation

51. Jorge Larrain, Identidad chilena, Santiago, Lom Ediciones, 2001, 274 p.
52. Jorge heyne, « PNUD, Desarrollo humano en Chile 2002. Nosotros los chilenos : un desafío cultu-
ral. Reseña », Revista Perspectivas, 2002, vol. 6, no 1, p. 165-173.
53. PNUD, Desarrollo Humano en Chile…, op. cit.

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POUR UNE hiSTOiRE DES POLiTiqUES CULTURELLES DANS LE MONDE

entre État et Nation mène à une crise de l’identité en tant que principe de cohésion
sociale. La crise de l’État-nation est le résultat, selon Alain Dieckhoff, de deux
phénomènes : d’un côté, l’affaiblissement de l’État en tant qu’agent régulateur et, de
l’autre, la crise idéologique de la nation comme formation sociale organisée par
l’État54. iesse ajoute à cet argument que les nouvelles formes de vie économique
exigent la constitution d’ensembles plus larges que les États-nations55. Nous pouvons
observer de quelle manière l’État se voit réduit aussi bien de l’extérieur qu’en son sein
même : depuis l’extérieur en raison de l’irruption de la mondialisation, qui réduit la
capacité d’action de l’État ; et en son sein, l’État se voit soumis à des tensions aux
niveaux local et régional, ce qui entrave ses fonctions redistributrices et régulatrices.
S’ajoutant à cela, on constate une tension d’ordre idéologique autour du concept de
nation en tant que communauté politique et catégorie juridique organisée par l’État56.
L’État a toujours été un puissant agent de l’institutionnalisation de la nation, dessinant
les contours de l’identité nationale dans le but de parvenir à une concordance entre
unité politique et unité culturelle. Néanmoins, ceci a été quasi impossible dans la
pratique, et encore moins actuellement, où la construction d’une identité nationale
unique devient toujours plus compliquée en raison de la démocratisation croissante
des différentes sociétés. Dans les années 1990, le Chili vit une transition vers la
consolidation démocratique et subit en même temps une influence mondiale
poussant vers une économie de libre marché, et par conséquent vers la logique
exacerbée de la consommation. L’influence de ces facteurs provoque une modification
des centres d’attention des individus dans leur vie et fait resurgir la question de
l’identité et de ses éléments constitutifs dans le débat public et académique.
L’Amérique latine a expérimenté au cours du xxe siècle une évolution d’un
système principalement bipartite (libéraux et conservateurs) vers un échiquier
politique modifié où coexistent de nouvelles options. Des acteurs sociaux différents
émergent pendant cette période : la gauche, le populisme, le nationalisme et l’anti-
impérialisme, qui ont marqué la majorité des idées et des mouvements politiques du
continent57. Le phénomène de mondialisation constitue un autre facteur, qui est
venu compliquer encore plus le paysage latino-américain à la fin du siècle. Les forces
mondialisatrices provoquent différentes transformations – économiques, politiques,
sociales et culturelles – dans la région et entrent à la fois en tension avec les histoires
nationales et surtout politiques des différentes nations latino-américaines.

54. Alain Dieckhoff, la Nation dans tous ses états. Les identités nationales en mouvement, Paris, Flamma-
rion, 2002, 355 p.
55. A.-M.iesse, la Création des identités nationales…, op. cit.
56. A. Dieckhoff, la Nation dans tous ses états…, op. cit.
57. C. Malamud, América Latina…, op. cit.

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La politique culturelle au Danemark.


1945-2007

Jens EngbErg*

Une tradition monarchique


Depuis qu’il existe en tant qu’État, le Danemark a toujours mené une politique
culturelle, mais la politique culturelle danoise moderne fut instaurée en 1749, avec
le gouvernement de Fredéric V, le maréchal de la cour, l’Allemand A. g. Moltke,
ayant en effet inscrit dans les principes de conduite du gouvernement qu’il fallait
accorder une grande importance à la politique culturelle. De concert avec son
collègue, le ministre J. H. E bernstorff, lui aussi d’origine allemande, et ancien
diplomate à Paris, A. g. Moltke œuvra durant les années suivantes à la nouvelle
politique culturelle. Un théâtre royal fut construit où étaient représentés des tragédies
françaises et des opéras italiens, et une académie des beaux-arts fut créée, où venaient
enseigner des artistes étrangers. Des écrivains allemands et français furent invités,
leurs ouvrages publiés aux frais du roi. D’importants travaux de construction et de
décoration furent entrepris, faisant intervenir des architectes et des artistes français,
italiens et allemands. Ce programme culturel était coûteux. Sur la place du Palais
royal d’Amalienborg, à la vue grandiose sur le port de guerre et la mer, le Français
Jacques-François-Joseph Saly (1717-1776) fit ériger une statue équestre de Frédéric
V. Au bout de l’axe traversant la place du Palais royal, une immense église (l’église
de marbre) devait être construite sous la direction de l’architecte français nicolas-
Henri Jardin (1720-1799), mais les travaux durent être interrompus, l’État n’ayant
pas les moyens d’achever la construction.
La politique culturelle était aristocratique et cosmopolite, comme l’avait connue
bernstorff en France sous l’Ancien régime. Elle n’eut que peu de manifestations
danoises, puisqu’elle s’adressait uniquement aux cercles germano-français proches de
la cour. Toutefois, elle prit de l’importance, lorsque sont fondées des institutions
culturelles, reprises par la culture bourgeoise. Au cours de la seconde moitié du
xViiie siècle naît en effet au sein de la bourgeoisie aisée, une culture qui ne jouit pas
des privilèges royaux, mais qui, grâce à l’adhésion plus large qu’elle remporte, prend
tant d’ampleur qu’elle prend le pas sur la culture aristocratique. En 1849,
l’absolutisme fait place à l’État bourgeois, mais en matière de politique culturelle, la
bourgeoisie s’était emparée du pouvoir plusieurs décennies auparavant.

* Université d’Aarhus, Danemark.

1
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PoUr UnE HiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DAnS LE MonDE

La politique culturelle du nouvel État bourgeois fut placée sous le ressort d’un
seul ministère, le ministère des Cultes et de l’instruction publique, dont la mission,
selon le premier ministre des Cultes, était de prendre en main le développement
intellectuel de la population. En 1922, ce ministère est scindé en un ministère des
Cultes et un ministère de l’instruction publique, la gestion des affaires culturelles
restant du ressort de ce dernier. Alors que sous la monarchie absolue, le roi avait fixé
les budgets des institutions culturelles, c’est à présent l’Assemblée nationale qui en
décide, raison pour laquelle les différents ministres des Cultes sont contraints de
justifier de leur légitimité. Des subventions sont accordées à des écrivains, dans la
capitale et en province sont construits de nouveaux musées, des théâtres sont
aménagés, les beaux-arts et la musique, considérés comme expressions nationales, se
voient accorder des subventions.
Parallèlement à la politique culturelle d’État est menée une politique culturelle
privée, jouissant de moyens considérables. En 1876, la fondation Carlsberg est établie
par J. C. Jacobsen, le fondateur des brasseries Carlsberg. La fondation encourage la
recherche en sciences humaines, en sciences sociales et en sciences de la nature et
accorde en outre un soutien financier à l’établissement et à la gestion du musée
d’Histoire nationale, situé au château de Frederiksborg. La fondation est élargie en
1902, lorsque Carl Jacobsen, le fils de J. C. Jacobsen, cède sa brasserie à la fondation
ny Carlsberg, qui avait pour objectif d’encourager les arts et les sciences des beaux-
arts ainsi que d’assurer la gestion de la glyptothèque ny Carlsberg avec sa collection
d’antiquités et de considérables collections d’art danois et français. Heinrich
Hirschsprung, fabricant de tabac, constitue une collection d’art contemporain à partir
des œuvres que le musée royal des beaux-Arts n’avait pas su apprécier et en fait don
à un musée d’art moderne. L’église de marbre que l’État absolutiste n’avait pas
achevée, faute de moyens, est finalement construite par le financier C. F. Tietgen
(1799-1888), manifestation éclatante du fait que la bourgeoisie menait à bonne fin
ce que la monarchie absolue n’avait pas pu faire.
Après la défaite du Danemark devant les Allemands en 1864, la bourgeoisie
danoise tourne le dos à l’Europe et, en matière de politique culturelle, c’est l’isolation-
nisme ultranationaliste qui est encouragé, celle-ci étant considérée comme une affaire
relevant de la haute bourgeoisie, les paysans et petits-bourgeois voyant d’un mauvais
œil les dépenses engagées mais ne s’y intéressant pas vraiment.

Radicaux de la culture et social-démocratie


Dans les dernières décennies du xixe siècle, puis, à nouveau, durant les années
1930, des membres de l’intelligentsia, appelés les « radicaux de la culture », étaient
en opposition à la politique culturelle de l’État qu’ils jugeaient petite-bourgeoise. ils
recherchaient une orientation internationale, considérant la littérature et l’art danois
dominants comme dépassés, faisaient l’éloge de l’architecture et de la peinture
modernes, souhaitaient des convenances sociales et une morale sexuelle plus libres
et témoignaient d’une ouverture sociale. ils publièrent des revues critiques à l’égard
de la culture, cherchèrent à moderniser la politique culturelle danoise, critiquant les

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Danemark − Jens EngbErg

formes sous lesquelles elle s’exprimait et furent en mesure d’en influencer le langage.
Toutefois ils ne firent pas d’adeptes en dehors de leurs propres milieux.
Le mouvement ouvrier, représenté par la social-démocratie, ne s’intéressait guère
à la politique culturelle bourgeoise. L’opinion répandue étant que la base devait se
construire avant l’étage supérieur, il convenait d’assurer les conditions de vie et de
travail avant qu’il soit possible de prendre position sur une politique de la culture.
Contrairement à la bourgeoisie qui s’était engagée dans la lutte contre l’aristocratie
avec sa culture bourgeoise, la classe ouvrière apparaissait sans culture propre et l’on
n’assistait qu’à quelques tentatives sporadiques de création d’une culture ouvrière. Le
mouvement ouvrier exigeait tout au plus que les travailleurs aient les mêmes droits
d’accès à la culture bourgeoise que la bourgeoisie. À partir de 1923, le mouvement
ouvrier s’efforça, par l’intermédiaire de l’Association pour l’éducation des travailleurs,
d’élever le niveau d’éducation de la classe ouvrière, à l’aide de conférences, de cercles
d’études, de cours du soir, d’écoles supérieures populaires dont certaines ciblant
spécifiquement les ouvriers. Au début des années 1930, Julius bomholt (1896-1969),
politicien social-démocrate, qui devint plus tard le premier ministre danois de la
Culture, estimait cependant que compte tenu de l’amélioration des conditions de
vie et de la réduction du temps de travail, il était possible de créer une culture ouvrière
et d’initier une politique de la culture ouvrière, se fondant sur la solidarité née des
expériences faites au cours des luttes ouvrières. Sous maints aspects, la tentative de
bomholt arrivait trop tard. Les efforts des travailleurs tendaient alors à une intégration
culturelle à la bourgeoisie. À cela s’ajoutait le fait que la social-démocratie s’efforçait
d’établir une large politique de front populaire, pour que les mouvements totalitaires
ne déferlent pas sur le pays. Aucune confrontation ne devait se produire entre la
bourgeoisie et le mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier devait donc renoncer
à mener une politique culturelle en opposition à celle de la bourgeoisie. Les sociaux-
démocrates adhéraient d’un côté à l’art bourgeois, tel qu’il se manifestait au théâtre,
à l’opéra, dans les arts plastiques, la littérature et la musique. De l’autre, le parti avait
instauré pour principe que la société danoise se fonde sur une forte solidarité
accompagnée d’une protection publique étendue, principe auquel elle est restée fidèle
dans sa lutte pour les valeurs centrales.
Pendant la Seconde guerre mondiale, le Danemark fut occupé par l’Allemagne.
Un petit parti nazi danois mena alors une politique culturelle agressive, cultivant le
passé « germanique » du Danemark et ses attaches à la culture nazie « aryenne » en
Allemagne. Ce parti ne fit que peu d’adeptes et sa politique culturelle ne tira pas à
conséquence. Par contre, les atteintes portées par l’occupant allemand à la liberté
d’expression eurent pour effet que des bornes furent mises à ce que les journaux
avaient le droit d’imprimer, la radio d’émettre et les théâtres de représenter, avec pour
résultat que le caractère national fut davantage vénéré qu’auparavant dans la littérature
et qu’une presse illégale considérable vit le jour. À partir des milieux liés aux écoles
supérieures populaires, fondées sur les idées de caractère national populaire de
n. F. S. grundtvig (1783-1872), on travailla à mobiliser la jeunesse. L’objectif était
de développer la compréhension du principe démocratique et de défendre l’esprit
national. Le mouvement fut renforcé par l’action du mouvement ouvrier, qui au lieu

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PoUr UnE HiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DAnS LE MonDE

d’activités éducatives traditionnelles, choisit une ligne de politique culturelle mettant


l’accent sur tout ce qui était national, nordique et démocratique. La radiophonie
d’État fut un ton plus national. Par ailleurs, l’Assemblée nationale adopta des lois
qui offraient davantage de possibilités à l’enseignement dans les écoles pour enfants,
jeunes et adultes, de prendre une orientation nationale et nordique.

Soutenir une culture unitaire et populaire


Après la guerre, comme il convenait d’assurer un développement stable et
démocratique et vu la progression du communisme en Europe, le besoin se fit sentir
de soutenir une culture unitaire ou populaire profitant aux forces conservatrices et
unificatrices. Lors du congrès du parti en 194, la social-démocratie adopta pour la
première fois un programme culturel : étaient encouragés la diffusion des activités
culturelles à des cercles plus larges, profitant ainsi au développement personnel et à
la formation individuelle, l’augmentation des subventions accordées aux beaux-arts,
à la musique, à la littérature et aux activités éducatives populaires pour adultes, le
développement du service des bibliothèques populaires et l’utilisation du théâtre, de
la musique, du cinéma et de la radio à des fins éducatives.
Le chef de file de la social-démocratie en matière culturelle, Julius bomholt, fut
responsable de la gestion des affaires culturelles de l’État en tant que ministre de
l’instruction publique en 190, puis de 193 à 197. il est nommé président d’une
large commission social-démocrate aux affaires culturelles. En 1949, cette commis-
sion soulignait dans ses conclusions, que le but n’est pas de créer une nouvelle culture
de classes imprégnée des idées socialistes, mais de laisser la culture faire son chemin,
aux fins d’éliminer tous les clivages de classe, afin de pouvoir initier une collaboration
libre et démocratique entre les hommes et de donner à chaque individu les meilleures
conditions de développement. En tant que parti démocratique, la social-démocratie
était dans l’impossibilité d’élaborer un programme culturel dont la philosophie serait
valable pour tous, au contraire elle se donnait pour tâche que la plus grande liberté
possible sous-tende la vie culturelle. La commission n’imaginait pas qu’il puisse exister
une alternative à la culture établie ; grâce à la politique culturelle, les ouvriers ne
devaient justement pas être transformés en bourgeois, au contraire, la politique cultu-
relle devait contribuer à éliminer les distinctions de classes au profit de la solidarité.
Cette ligne de conduite fut confirmée au cours du congrès du parti en 1949 et
à nouveau en 193, dans la publication du parti L’homme au centre, dont le titre
représentait une sorte de règlement de comptes avec le marxisme. il n’était en effet
plus question d’« ouvriers » ni de « bourgeois », mais d’une conception de l’être
humain comme englobant tous les hommes, quel que soit leur rapport à la
production. Les distinctions de classes n’avaient pas encore disparu ; les éliminer
devait être l’objectif d’une politique culturelle social-démocrate éthique et idéaliste.
Ces réflexions firent l’objet des critiques de la fraction des tenants de la social-
démocratie qui se fondaient sur les thèses marxistes, parmi lesquels l’ancien ministre
de l’instruction publique, Hartvig Frisch, historien des cultures (1893-190) : selon
lui, la classe ouvrière et la bourgeoisie avaient une idéologie et une culture fonda-

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Danemark − Jens EngbErg

mentalement différentes et il était difficile avec une politique culturelle telle, qu’elle
était formulée par la commission aux affaires culturelles du parti, de faire une
distinction entre la politique culturelle social-démocrate et la politique libérale. il
recherchait l’expression d’une idéologie social-démocrate dans la politique culturelle,
œuvrant à la promotion des valeurs socialistes.
bomholt se fit alors le porte-parole de la conception des dirigeants du parti : « La
social-démocratie ne représente aucune école artistique particulière, ni le social-
réalisme ni le modernisme. nous voulons au contraire offrir une liberté de choix
réelle aussi bien à l’artiste qu’au public. Si nous avons une politique de l’art, c’est
une politique pluraliste. Place à tous ! » Déclaration erronée car la politique culturelle
ne devait pas encourager toutes les formes de culture, mais uniquement la culture
unitaire, représentant le plus grand dénominateur commun. La social-démocratie
était considérée comme un parti s’étirant de la base au sommet de la société, qui ne
souhaitait pas un débat idéologique mais la fixation d’objectifs pratiques pour la
politique culturelle : il convient ainsi d’affecter des sommes pour la décoration
artistique, tout en accordant des subventions individuelles aux artistes de mérite. La
politique culturelle devait être mise en œuvre par des comités culturels constitués
d’artistes et d’hommes politiques, chargés à la fois d’encourager les arts et de garantir
la liberté artistique. En 193, une grande manifestation d’artistes exigeant une
amélioration des conditions d’existence de l’art, bomholt mit en place une commis-
sion qui présenta en 19 une proposition de fondation des arts avec un conseil
d’administration comportant des membres du ministère de l’instruction publique,
de l’Académie royale des beaux-arts et diverses associations d’artistes.
Dans ce même esprit, il soumit en 196 un projet de loi portant sur la création
de deux fondations, la Fondation nationale pour la diffusion artistique, ayant pour
objectif de financer la décoration artistique de bâtiments publics nationaux et
communaux et la fondation Eckersberg-orvaldsen, du nom du peintre
C. W. Eckersberg (1783-183) et du sculpteur bertel orvaldsen (1768-1844), dont
la mission était de subventionner de jeunes artistes ou des artistes mûrs représentant
un potentiel important pour le Danemark. Ce projet rencontra la résistance du parti
Venstre, parti libéral s’appuyant sur un groupe important de propriétaires terriens, et
du parti conservateur, De Konservative, qui regroupe la bourgeoisie des villes. Ces
opposants estimaient qu’il valait mieux, pour les artistes, abaisser le taux d’imposition,
permettant ainsi d’accroître les revenus disponibles de la population, de sorte que
chacun puisse acquérir des œuvres d’art et pensaient qu’avec ces deux fondations,
l’État menaçait la liberté d’expression artistique. Malgré cette opposition, le projet
de loi fut adopté par une majorité composée de la social-démocratie et du parti
radical, un parti libéral modéré : avec cette loi, 2 % du budget des travaux publics
devaient être affectés chaque année aux fondations.
En 1964, les directives furent amendées, les allocations relevées, et la fondation
Eckersberg-orvaldsen supprimée, ses tâches étant désormais assurées par une
nouvelle fondation artistique aux larges compétences : elle avait pour rôle d’acquérir,
de sa propre initiative, des œuvres d’arts plastiques destinées à agrémenter les
bâtiments publics et de financer par ailleurs des travaux de décoration. Elle devait

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PoUr UnE HiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DAnS LE MonDE

également créer des bourses triennales à l’intention des jeunes artistes, octroyer des
allocations à vie et des dotations à des artistes d’âge mûr et ayant fait leurs preuves
et accorder son aide à la famille en cas de décès. Sa vision était de mener une politique
culturelle empreinte de beauté, de compétence, de qualité, de créativité et de témérité.
Les expressions artistiques recevant des subventions publiques ne devaient pas être
soumises à la gestion de l’État. Son conseil de surveillance comprenait vingt-huit per-
sonnes : cinq représentants du Folketing (le parlement danois), trois des municipalités,
trois des universités et le reste est composé d’écrivains, de peintres, de musiciens et
de compositeurs. L’assemblée ne se distinguait en fait pas vraiment d’un cercle amical
sans autre compétence que d’élire des membres – la qualité de membre étant valable
trois ans, sans possibilité de reconduire la nomination – pour divers comités de
littérature, musique, arts plastiques et d’accorder des bourses. Les présidents de
comité étaient nommés par le ministre chargé des Affaires culturelles et c’étaient eux
qui se réunissaient en tant que conseil d’administration de la fondation.
Les amendements ne rencontrèrent guère d’opposition au parlement, le parti
libéral et les conservateurs estimant que des garanties pour la liberté artistique étaient
assurées. L’importance du principe « d’indépendance », selon lequel les comités
comportant une majorité d’artistes sont intercalés entre les responsables politiques
de l’allocation des crédits et la répartition des subventions est soulignée ; les artistes,
eux aussi, sont satisfaits. Certains estimèrent, toutefois, que les critères d’affectation
étaient vagues, que la peinture non figurative faisait l’objet d’un certain favoritisme
parce qu’elle cadrait avec les projets de décoration des architectes, et que cela
engendrait une élite restreinte d’artistes au sein du conseil de surveillance et un
prolétariat considérable en dehors. Ce à quoi, J. bomholt rétorqua qu’il en était ainsi,
que c’était à l’élite qu’il fallait s’en remettre et que le fait qu’on ne pouvait être
membre d’un comité plus de trois ans offrait une garantie contre la partialité.

La création du ministère de la Culture (1961)


L’idée d’établir un ministère de la Culture avait été avancée par Julius bomholt
dès 1937, dans un article paru dans Jeunesse rouge, le journal du mouvement des
jeunes sociaux-démocrates, où il écrivait qu’il convenait de rendre efficace la gestion
des Affaires culturelles par l’État, tout en démocratisant l’accès à l’art et à la culture.
il ajoutait que si l’on plaçait la gestion de la culture sous la tutelle d’un ministère des
Affaires culturelles, on serait mieux à même de venir en aide au côté productif de
l’art et de la culture sans que la liberté d’expression en pâtisse.
il est cependant douteux que la création, en 1961, du ministère danois chargé
des Affaires culturelles se fonde directement sur ses idées. Le projet en est soumis en
1961 par le Premier ministre social-démocrate Viggo Kampmann (1910-1976), qui,
semble-t-il, estimait que le ministère de l’Éducation avait pris trop d’importance,
qu’il se comportait de manière passive par rapport à la recherche et aux universités,
et qu’était négligée la politique de subventions à la littérature, à la musique, aux arts
et à la culture. C’est sur cette dernière partie des motifs que l’accent doit être mis.
Au début des années 1960, le Danemark connaît une période de croissance

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économique, faisant suite aux difficultés des années de la guerre et de l’après-guerre.


La société du bien-être a les moyens d’englober à la fois les biens de consommation
et les biens immatériels. Le bien-être économique et social étant assuré, c’est main-
tenant au tour du bien-être culturel. Par ailleurs, la société est en rapide mutation :
l’exode rural est important, la vie familiale, solidement ancrée dans les villages,
disparaît, les modèles traditionnels de la famille se désagrègent avec l’entrée des
femmes sur le marché du travail. La vie sociale avait besoin d’être ravivée, et un
renouvellement culturel devait contribuer à apporter une nouvelle stabilité.
Depuis les années 1930, la social-démocratie avait fait sienne l’idée qu’il n’existait
pas de culture ouvrière spécifique et que la société favorisait le développement de la
culture bourgeoise. Cependant, une division en classes demeurait au plan culturel,
étant donné que la culture bourgeoise soutenue par la société ne représentait pas un
bien au même degré pour la classe ouvrière que pour les classes supérieures. La social-
démocratie avait donc pour objectif une politique culturelle active, menée par un
ministère des Affaires culturelles efficace, qui entraînerait un nivellement des diffé-
rences de classes, lorsque la culture bourgeoise serait mieux transmise à l’ensemble
de la société. La classe ouvrière se rapprocherait ainsi du niveau culturel de la
bourgeoisie.
rien dans les déclarations de V. Kampmann sur le projet de ministère n’indique
qu’il avait pensé à J. bomholt comme premier ministre des Affaires culturelles, ni
que la question avait été abordée avec lui. rien ne prouve non plus que V. Kamp-
mann ait été inspiré par la création du ministère chargé des Affaires culturelles en
France en 199, même si vraisemblablement, c’était le cas. il est difficile de croire
que le Premier ministre, V. Kampmann, ait projeté un ministère des Affaires cultu-
relles sans prendre l’avis du ministre qui, durant trente ans, avait été le porte-parole
de son parti dans le domaine de la culture. De même, on a peine à croire qu’il n’était
pas au courant de la création du ministère français. En outre, les facteurs
économiques, politiques et culturels qui avaient entraîné la création du ministère en
France en 199, se trouvaient être les mêmes au Danemark en 1961.
V. Kampmann souhaitait que le ministère de l’Éducation soit divisé en un
ministère de l’Enseignement et un ministère des Sciences et de la Culture, mais le
ministre de l’Éducation, membre du parti radical et partenaire de la social-démocratie
dans le gouvernement de coalition, refusa de se dessaisir de la gestion de ces
domaines. J. bomholt dut donc se contenter d’un ministère de la Culture auquel
furent affectées les affaires concernant les subventions aux écrivains, aux peintres et
aux sculpteurs et aux compositeurs, la gestion d’un certain nombre de musées,
bibliothèques et archives et de certaines écoles de formation à ces institutions. De
même, il se vit attribuer les affaires relatives au théâtre, au cinéma et à la radio, les
droits d’auteur, la sauvegarde du patrimoine et des monuments historiques, les
fondations scientifiques, les relations culturelles avec l’étranger et la protection de
l’environnement. Le ministère fut officiellement intitulé « ministère des Affaires
culturelles » – mais, dans le langage courant, « ministère de la Culture » –, titre que
J. bomholt avait proposé en 1937, ce qui indiquait que le ministère n’administrait
pas la culture, mais contribuait à établir le cadre de son épanouissement.

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La création de ce ministère, doté d’un budget propre, entraîna d’importants


travaux de réforme. J. bomholt, dressant quelques années après la création du minis-
tère un bilan provisoire, est fier de rappeler toute une série de mesures concernant
les arts plastiques, la musique, la littérature, les théâtres, le film, les cinémas, les
formations artistiques, les droits d’auteur, les bibliothèques, les musées d’art et les
musées d’histoire de la culture, la sauvegarde des monuments historiques et la
protection de l’environnement, et que partout étaient lancées de nouvelles initiatives.
En 1963, une commission réunie par le ministère avait proposé que soient créés
dans le pays des centres culturels, qui, à l’instar des maisons de la culture françaises,
seraient chargés de la diffusion de la culture, mais le projet ne fut pas réalisé. Le
ministre écrivait lui-même des chroniques sur l’action de son ministère, où il montrait
l’imporance de la culture et de ses professionnels pour lui, et dans lesquelles il
soulignait qu’il fallait assurer une formation à la culture. Mais ce n’est pas avant janvier
196, date où la Fondation nationale pour la diffusion artistique (Statens Kunstfond)
commence à subventionner et à décerner des aides publiques aux artistes, que cette
importance des professionnels de la culture et de leur art pour chacun est reconnue :
126 allocations sont attribuées, sous forme de dotations et de bourses d’études
triennales, équivalant annuellement à près du double de salaires ouvriers ordinaires.
Par ailleurs, la Fondation fit savoir que trop peu d’artistes ayant été pris en considéra-
tion, elle demandait à la commission des finances du Folketing d’être autorisée à
dépasser le budget. Ceci se produisit précisément au moment où le gouvernement
social-démocrate proposait de nouveaux impôts destinés à éponger les augmentations
de salaires résultant des négociations salariales sur le marché du travail, en même
temps qu’il exigeait des syndicats qu’ils fissent preuve de modération.

Une résistance populaire : le rindalisme


il s’ensuivit un violent mouvement de protestation, en particulier en province,
contre la politique culturelle de la social-démocratie, mouvement qui était également
la manifestation à la fois d’une aliénation par rapport à l’art contemporain et de
craintes concernant la tournure prise par l’évolution de la société. Le chef de file de
cette résistance fut Peter rindal (né en 1923), chef d’entrepôt dans une usine d’une
ville du Jutland, qui donna son nom au mouvement baptisé « rindalisme ».
rapidement, 60 000 signatures furent recueillies sur les lieux de travail pour protester
auprès du Folketing contre la Fondation.
La lettre de protestation montrait bien quel élément de politique culturelle
soulevait des protestations : « Les électeurs soussignés protestent vigoureusement
contre le projet présenté par le ministre de la Culture d’accorder des subventions
d’un montant de deux millions de couronnes par an aux artistes mentionnés dans le
projet. nous estimons qu’il s’agit là d’un emploi abusif de l’argent de l’État et que
si ces personnes ne sont pas en mesure de vivre de leurs activités artistiques, il existe
de bonnes possibilités de trouver un emploi dans les métiers de la production. » Peter
rindal ne prend pas lui-même directement position dans cette lettre sur la qualité
des expressions artistiques subventionnées, alors que les ouvriers d’une usine de
construction mécanique le font en soulignant que l’art moderne n’est que de

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l’escroquerie : « Cheveux longs, gros pulls de laine et longues barbes, ce n’est pas ça
qui fait les artistes, cela donne des originaux, qui, eux, nous font des tableaux
modernes incompréhensibles. » D’autres travailleurs d’une sucrerie trouvaient que la
Fondation artistique récompensait « des poèmes pervers, de la peinture bizarre, si on
peut appeler ça de la peinture et des ramassis quelconques de vieux bouts de ferraille ».
Un autre groupe, des ouvriers d’abattoirs, se faisait l’interprète d’une indignation
sociale et d’un malaise général accrus en face de la rupture avec les modèles sociaux
traditionnels, notamment le modèle familial, au début des années 1960 : « Avec les
revenus que nous avons et les charges fiscales dont on nous accable, nous sommes
obligés de faire travailler nos femmes. » quant à des ouvriers d’une usine de conserves
de poisson, ils écrivaient que c’est déplacé de verser des salaires aux artistes « à une
époque où les Danoises sont obligées, par dizaines de milliers, d’abandonner foyer
et enfants pour entrer dans la vie active et gagner leur vie ».
Le rindalisme était un mouvement populaire provincial dirigé contre ce qui était
estimé être les excentricités d’une classe supérieure élitiste de la capitale. Les rindalistes
considéraient la politique culturelle comme une conjuration entre une élite et ses
artistes se retournant contre eux, le petit peuple raisonnable. Les ouvriers qui se
ralliaient au rindalisme ne souhaitaient pas que leurs impôts les élèvent à un niveau
culturel bourgeois. beaucoup représentaient la première génération d’ouvriers venus
de la campagne. ils ne voyaient pas quel intérêt présentait une politique culturelle
qui visait à les introduire au modernisme, et souhaitaient au contraire retrouver la
sécurité de l’existence qui avait caractérisé les villages. ils dénonçaient non seulement
qu’une culture qui n’était pas la leur était financée grâce à leur propre argent, mais
qu’en plus, elle leur était imposée.
Lorsque la fondation retira sa demande d’autorisation de dépassement budgétaire
auprès de la commission des finances, la houle de protestations s’apaisa. Le rindalisme
a toutefois laissé des traces profondes dans l’histoire de la politique culturelle danoise
et les points de vue des rindalistes ont persisté et, longtemps après que le mouvement
protestataire a culminé, les politiques craignaient toujours de déclencher de nouvelles
réactions. En outre, un grand nombre de leurs partisans furent récupérés par le parti
du progrès, un parti populaire protestataire qui s’élevait contre le dirigisme toujours
plus prononcé de l’État et luttait âprement contre le financement public de la culture.
En 1973, ce parti entra au Folketing, porté par un nombre important de voix. il se
désagrègea au milieu des années 1990, mais certains aspects de sa politique,
notamment sa répugnance à l’encontre d’une politique culturelle élitiste financée par
les petits contribuables, se perpétuèrent dans le parti du peuple danois, issu d’une
scission du parti du progrès qui obtint lui aussi un nombre de sièges important au
Folketing.

Les années 1968


Peu de temps après que le calme fut pratiquement rétabli après ces mouvements
des rindalistes, une nouvelle révolte éclata, complètement à l’opposé : la contestation
anti-autoritaire des jeunes qui se déclencha en 1968 dans les universités, inspirée de
mouvements contestataires analogues aux États-Unis, en France et en Allemagne. La

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révolte prit de l’ampleur et s’accompagna de manifestations de rues et d’occupation


de bâtiments. C’était comme une remise en cause des règles traditionnelles et de
régime qui n’étaient plus adaptées à la situation sociale. il ne s’agissait pas seulement
d’une révolte étudiante contre des conditions universitaires dépassées, mais d’une
vaste remise en question par les jeunes générations des normes de la société. Leur
révolte était liée au fait que, sur tous les fronts, l’évolution de la société était si
dynamique que l’expérience et l’âge ne constituaient plus des valeurs en soi et que le
fait d’être jeune n’était plus un handicap mais un atout. La contestation, avant tout
anti-autoritariste, était dirigée contre les structures patriarcales ; les jeunes contesta-
taires s’insurgeaient contre les modes de vie commune établis, le manque de liberté
sexuelle, les conditions de logement et de travail, et exigeaient un renouvellement des
idées dans tous les genres artistiques ; bref ils se faisaient les porte-parole d’une
nouvelle conception de la culture.
Le rindalisme puis les événements de 1968 étaient extrêmement préoccupants
pour la social-démocratie – qui craignait de perdre ses électeurs fidèles au sein de la
classe ouvrière – et le parti radical. Les deux partis redoutaient également de perdre
la nouvelle génération ou du moins les jeunes qui avaient une conscience politique
avancée et ceux qui avaient les meilleures formations. La social-démocratie tenta
d’abord de voir si les problèmes pouvaient être résolus par la création de centres de
diffusion de la culture, dont il avait été question en 1963 mais renonça à cette idée :
créer des maisons de la culture missionnaires serait sans nul doute considéré comme
une nouvelle tentative d’imposer la culture élitiste. Le rêve social-démocrate d’amener
toute la population à un niveau de culture unitaire élevé n’ayant clairement pas
abouti, une nouvelle politique culturelle était nécessaire.

Une nouvelle politique culturelle


En 1968, le parti libéral et les conservateurs formèrent un gouvernement avec le
parti radical. K. Helveg Petersen (1909-1997), radical et ancien ministre de
l’Éducation sous divers gouvernements sociaux-démocrates, fut nommé ministre de
la Culture. il réunit une commission chargée d’élaborer un rapport sur la gestion des
affaires culturelles du ministère ainsi que de soumettre un projet de réforme. Le
rapport, intitulé rapport no 517. Un mémorandum de la politique culturelle, fut achevé
en janvier 1969. Toute première tentative de donner une vue d’ensemble de la
politique culturelle danoise, ce rapport fut normatif au cours des décennies suivantes.
bien que le rindalisme et les mouvements contestataires n’aient été que rarement
mentionnés directement dans le rapport, les arguments avancés visent nettement les
deux mouvements et les propositions faites à empêcher que cela ne se reproduise. La
première partie du rapport élaborée par les hauts fonctionnaires du ministère de la
Culture constituait une étude concrète des pratiques antérieures et des réformes
possibles, d’importance pour la politique relative à la protection de l’environnement
et à la sauvegarde du patrimoine, au théâtre, aux aides publiques aux artistes, la
formation, à la médiation de la culture, aux musées, bibliothèques, maisons de la
culture, à la radio et à la télévision, et aux échanges culturels avec l’étranger.

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Dans l’étude des différents domaines choisis, on soulignait la nécessité du travail


dans le domaine culturel. En ce qui concerne l’aide aux artistes, l’État, en tant que
représentant de la société, se doit de subventionner les arts en raison de leur impor-
tance pour la société : « il existe une compréhension croissante du fait que la
concertation des forces créatrices d’un pays, au sein de la vie économique, de la
recherche scientifique et des arts est d’une importance primordiale pour son dévelop-
pement politique et économique, social et culturel. » quant aux musées, des conces-
sions sont faites au rindalisme et à la jeunesse contestataire : les musées historiques
constituaient, non seulement par leurs collections, mais aussi dans leur manière de
diffuser la culture, de telles reliques du passé qu’ils en devenaient inintéressants et
que des changements étaient nécessaires, s’ils devaient être en mesure de transmettre
l’héritage culturel. La deuxième partie du rapport rédigée par des représentants de la
vie économique, du monde universitaire, des ministères et autres domaines du secteur
public proposait des perspectives et des analyses de la société, en termes d’objectifs
et de moyens de la politique culturelle.
Si le rapport se refusait à donner une définition de la culture, il en ressortait une
culture plurielle, qui indiquait une distanciation par rapport à la conception de la
culture élitiste comme seule et unique, ainsi que l’avait prôné la politique culturelle
qui avait déclenché le rindalisme. Le pluralisme allait si loin que le rapport affirmait
que chacun avait droit à ce que sa propre définition de la notion de culture soit
reconnue : il plaidait ainsi pour une politique culturelle reconnaissant l’existence et
la coexistence de nombreuses cultures différentes et ayant les mêmes droits. Une
politique culturelle de cette sorte n’entrerait pas en conflit avec certains groupes de
la population, comme cela avait été le cas avec la précédente politique culturelle et
les ouvriers rindalistes, mais elle ne pourrait pas non plus rien affirmer d’autre que
le fait que tout avait la même valeur, ce qui impliquait, en poussant le raisonnement
à l’extrême, qu’elle cessait d’être une politique.
Faisant une concession au rindalisme, le rapport déclarait que les efforts culturels
consentis jusqu’à présent au bénéfice d’une culture considérée ou voulue comme une
culture unitaire, avaient profité aux gens aisés et à ceux ayant une formation
supérieure, alors qu’elle n’avait pas visé la large majorité de la population. Le résultat
en était que certains publics nantis avaient pu accéder plus facilement et à moindre
coût à la forme de culture qu’ils appréciaient, alors que les expressions culturelles
d’autres groupes sociaux avaient été négligées. Le rapport élargissait la notion de
culture, il devenait dès lors possible d’accorder des subventions à des expressions
culturelles jusque-là non subventionnées.
La politique culturelle de l’avenir est envisagée comme comportant deux volets.
Elle fait une distinction entre la création artistique assurée par les artistes et les
établissements culturels et la médiation de l’art et de la culture, représentée
essentiellement par l’épanouissement culturel des différents groupes de population.
Selon le rapport il convenait d’accorder des aides publiques aux artistes et aux
établissements culturels, mais jusqu’à présent, les possibilités pour la population de
participer de manière active à des activités culturelles étaient réduites. or, elle en
ressentait un besoin croissant et il fallait donc rectifier la politique en ce domaine.

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« Cela ne fait aucun doute que la politique de médiation de la culture devra à l’avenir
aller au-delà de la simple subvention aux institutions culturelles traditionnelles », telle
était la conclusion du rapport. Pas un mot sur les institutions dont il s’agissait, bien
qu’il fut clair que cela couvrait des considérations de parité, ce qui rendait difficile
d’accepter que telle ou telle forme de culture ou d’expression artistique ait plus de
valeur qu’une autre.
Lors de sa présentation au Folketing en janvier 1969, le rapport sur la politique
culturelle reçut un accueil favorable. Tous les partis s’entendirent sur le fait qu’il
convenait de fonder la politique culturelle sur une conception plus large de la culture.
Seul le parti socialiste de gauche, Venstresocialisterne, objecta qu’aucune définition de
la culture n’ayant été proposée, les cibles pouvant faire l’objet de subventions et les
priorités à accorder étaient plutôt floues. Le débat dans la presse avança le même
argument, mais la question ne fut abordée ni au Folketing ni par le ministre de la
Culture.
Conformément au rapport, les finalités de la politique furent considérées comme
constituées de trois volets, aucun n’étant jugé plus important que les autres.
Premièrement, les établissements culturels centraux et nationaux de la capitale
devaient être aménagés. Deuxièmement, les fondations et comités de l’État devaient
d’une part accorder des aides publiques à des artistes et à des activités artistiques,
d’autre part assurer des activités de conseil auprès des instances publiques et privées
qui sont consommatrices de culture. Troisièmement, la culture de la province devait
être stimulée et encouragée grâce à des initiatives et des aides financières accordées
par exemple à des théâtres et des orchestres régionaux, à des musées d’histoire locale
et à des maisons de la culture. Tout le monde s’accorda sur le fait que le manque de
clarté dans la définition des activités à subventionner était compensé par le respect
strict du principe « d’indépendance », conférant aux experts indépendants des comités
et conseils la responsabilité des priorités.
En 1973, survint toutefois une affaire montrant que le principe d’« indépen-
dance » n’est pas inconditionnel. Jens Jørgen orsen (1932-2000), peintre et artiste
aux talents multiples, fit une demande de subvention, qu’il obtint, pour un film sur
la vie sexuelle de Jésus, auprès de l’institut du cinéma danois, qui régit les aides
financières à la production de films. De violentes protestations s’élevèrent, au
Danemark comme à l’étranger, et l’affaire devint un élément de la campagne
électorale qui, en décembre 1973, aboutit à l’entrée de cinq nouveaux partis au
Folketing, parmi lesquels le parti du progrès, tandis que les quatre grands anciens
partis perdirent un nombre considérable de sièges.
Au cours d’un débat au Folketing, niels Matthiasen (1924-1980), ministre social-
démocrate de la Culture, reconnut que la législation existante sur les aides publiques
aux arts rendait impossible l’annulation d’une décision de l’institut du cinéma. Mais
comme il avait été prévu que le film serait tourné en France et que cela ne pouvait
se faire à cause du scandale que l’affaire y avait provoqué, il était à présent possible
de retirer la subvention en invoquant cette raison. orsen remania cependant son
projet et envoiya une nouvelle demande, pour laquelle il obtint à nouveau des
subventions de l’institut du cinéma. Le ministre de la Culture transféra le dossier à
l’avocat du gouvernement, conseiller juridique de l’État. L’avocat du gouvernement

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estima que la décision de l’institut ne pouvait être annulée. Mais fort à propos,
l’avocat constata en même temps, que, malgré cela, le film ne pouvait recevoir de
subventions, étant donné que orsen portait vraisemblablement atteinte aux droits
d’auteur moraux des quatre évangélistes en remaniant leurs récits du nouveau
Testament. Pour ce motif étrange, les subventions furent rappelées et un débat se
poursuivit durant des années au Folketing, où des forces puissantes cherchèrent à
soumettre les attributions d’aide financière aux arts à un contrôle politique.
Le parti conservateur, suivi du parti libéral, exigea que le ministre de la Culture
soit autorisé à refuser une aide aux projets, qui comme celui de orsen,
scandalisaient la majorité de la population. Par ailleurs, le parti chrétien populaire
exigea que non seulement la valeur artistique soit prise en considération, quand on
évalue si un projet doit être subventionné, mais également le contenu moral et
religieux de ce projet. Le parti conservateur, le parti libéral et le parti chrétien
populaire estimèrent que leur proposition ne portait pas atteinte à la liberté
d’expression ou à la liberté artistique, personne n’empêchant les demandeurs écartés
de réaliser leurs projets à leurs frais. ils jugèrent également qu’un contrôle exercé par
le ministre de la Culture est démocratique, puisqu’il donne la possibilité aux
politiques élus par le peuple de sauvegarder les intérêts de la majorité de la population.
quant au nouveau venu au Folketing, le parti du progrès, il souhaitait que les aides
publiques aux arts soient tout simplement supprimées.
Des contre-arguments furent avancés par la social-démocratie. Le ministre de la
Culture, niels Mathiassen, estima que l’affaire orsen était un cas désagréable mais
isolé, où le cadre d’entente existant est éclaté, mais que cela ne justifiait pas un
revirement total en matière de politique culturelle, visant l’abandon du principe
d’« indépendance ». En outre, il ne pouvait par formuler un texte de loi permettant
une intervention politique, sans qu’il soit question de contrôle politique. Un contrôle
émanant du ministre équivalait à un dirigisme politique des subventions aux arts.
Cela aurait donc pour conséquence que certaines expressions artistiques auraient la
priorité par rapport à d’autres, selon la couleur politique au pouvoir. il importait
non seulement d’apporter une aide publique aux arts s’adressant à la majorité, mais
également d’encourager l’art expérimental, qui interpelle la société. Les seuls critères
décisifs étaient la qualité et le talent, tels qu’ils sont définis par les experts selon le
principe d’« indépendance ». Les décisions entraîneraient des désaccords, mais le
désaccord est la condition d’une démocratie.
Après quatre ans de débats au Folketing et l’émoi suscité par le film de orsen
s’étant calmé, la proposition d’amendement de la loi sur les aides publiques à l’art
fut rejetée. Cette affaire avait démontré, et ce pour des dizaines d’années et comme
une mise en garde pour tous les comités accordant des subventions, que le principe
d’indépendance n’est valable que s’il existe un consensus.
Le ministre de la Culture, niels Mathiassen, estima nécessaire de rendre compte
des principes et finalités de la politique culturelle. Le point de départ en était :
« Apparemment, nous ne sommes pas encore arrivés à un stade où il existe dans la
population une compréhension généralisée de l’importance des tâches de politique
culturelle. » quatre facteurs renforcent toutefois le besoin d’une vue d’ensemble sur

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la politique culturelle : la population avait davantage de loisirs, le chômage rendait


nécessaires des efforts de politique culturelle, de plus en plus d’habitants étaient
concentrés dans des milieux urbains stériles et peu stimulants et le travail présentait
souvent des dangers pour la santé et était exténuant, en même temps que beaucoup
de gens avaient un sentiment d’impuissance par rapport aux forces lointaines qui
décidaient de leur existence. La politique culturelle ne pouvait résoudre les problèmes
engendrés par ces conditions, mais, elle pouvait par contre armer chacun pour mieux
y faire face.
La tâche de la politique culturelle devait procéder de quatre principes se
distinguant par le fait qu’ils étaient formulés sur fond des expériences faites à la suite
du rindalisme et de l’affaire orsen. Premièrement, la politique culturelle respecte
la liberté d’expression, aucun artiste ne peut donc être tenu à l’écart de subventions
pour des raisons morales. Deuxièmement, le principe de démocratie culturelle
implique que la culture non élitiste est considérée comme ayant de la valeur et digne
d’être subventionnée. Troisièmement, il convient, pour toute attribution de subven-
tions à la culture, élitiste comme non élitiste, de faire intervenir des considérations
d’ordre qualitatif, quatrièmement, la gestion de la politique culturelle doit être plus
largement décentralisée vers les collectivités locales. La politique culturelle devait être
menée à la fois par la social-démocratie en tant que parti et par le mouvement
syndical. La finalité supérieure était de supprimer les anciens privilèges et les clivages
de classes persistants, grâce à une aide à la culture de la collectivité, tout en œuvrant
à un développement de la démocratie et à une amélioration de la qualité de vie de
chaque individu.

Culture élitisme versus culture populaire


Le rapport entre culture élitiste et culture non élitiste continuait cependant à
poser des problèmes. En 1976, au cours d’un débat avec la ministre social-démocrate
de l’Éducation, ritt bjerregaard (née en 1941), le poète Klaus rifbjerg (né en 1931)
critiqua la politique culturelle social-démocrate qui, selon lui, faisait passer l’art
professionnel au second plan au bénéfice d’un art ouvrier plus dilettante. ritt
bjerregaard rétorqua que la culture élitiste procurait rarement du plaisir aux sociaux-
démocrates ou à leurs électeurs, qu’elle se faisait au contraire le messager de la classe
dominante, à laquelle les sociaux-démocrates n’appartenaient pas. ils ne voyaient
donc pas pour quelle raison ils subventionneraient la culture élitiste en particulier,
qui ne contribuait pas à la démocratisation ni à autre chose. En 1984, Mimi Stilling
Jacobsen (née en 1948), ministre de la Culture d’un gouvernement conduit par le
parti conservateur, s’efforça, dans un rapport sur la politique culturelle, de diriger
l’attention vers les institutions culturelles traditionnelles et de ce fait, vers la culture
élitiste, sans que pour autant soit prise une position nette sur la notion de « culture
non élitiste ». Comme celle-ci ne pouvait être définie ni sa qualité jugée par rapport
à la culture élitiste, et comme il fallait nécessairement accorder des priorités, le résultat
pouvait être qu’il faudrait accorder des subventions dans les cas où les demandes en
seraient faites avec le plus d’insistance ou bien que tout pouvait entrer en ligne de
compte comme subventionnable, puisqu’il fallait que ce soit élitiste ou populaire.

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Au contraire de la social-démocratie, les conservateurs discutaient rarement la


politique culturelle ni n’adoptaient de programmes dans ce domaine, ce qui, en
réalité, était superflu, puisque le parti social-démocrate se chargeait de la vulgarisation
de la culture bourgeoise. Cependant, la politique culturelle des années qui suivirent
le rindalisme, impliquait qu’à côté des aides publiques accordées à la culture élitiste,
on subventionna également la culture non élitiste, qui, d’un point de vue conserva-
teur, était tout au plus petite-bourgeoise. grethe rostboell (née en 1941), ministre
conservateur de la Culture de 1991 à 1992, souhaita redresser la situation, les sociaux-
démocrates ayant, selon elle, laissé la culture élitiste dépérir.
Elle estimait que trop de gens avaient trop longtemps pensé que tout se vaut.
S’exprimant de manière particulièrement claire et nette, elle défendit énergiquement
son point de vue, selon lequel un affrontement avec les faux prophètes soutenant que
l’art devait revenir au peuple était nécessaire. En qualité de ministre de la Culture,
elle souhaitait accorder des subventions plus importantes à l’art de qualité véritable,
elle désirait notamment voir la capitale agrémentée de temples de l’art et de la culture,
tels qu’un nouvel opéra, une nouvelle salle de concerts, un théâtre moderne. Définir
la culture de haut vol n’offrait pas de difficultés pour grethe rostboell : cette culture
se caractérisait par la qualité, le professionnalisme et la consécration internationale,
elle se situait dans la capitale, où elle était prisée et pratiquée par ceux qui ont une
formation supérieure, ceux qui sont doués et les personnes aisées. grethe rostboell
estimait que les subventions à la culture non élitiste pouvaient sans inconvénient être
réduites. Si cette culture était populaire, elle n’aurait pas besoin de subventions, si au
contraire elle ne l’était pas, elle ne devrait pas avoir droit à des subventions. il faut
reconnaître que grethe rostboell avait une politique culturelle précise, et qu’elle
s’efforçait de l’appliquer. Ses objectifs étaient de promouvoir le conservatisme et de
permettre la diffusion des joies que procure la fréquentation de la culture élitiste ; en
même temps, la population danoise qui était, à son avis, culturellement arriérée devait
être orientée vers la culture européenne, d’un niveau supérieur. Elle souhaitait une
augmentation des allocations aux grands établissements culturels danois, mais ces
aides lui furent refusées pas le gouvernement qui la désavoua, par crainte de la perte
de mandats que ses points de vue aristocratiques risquaient d’entraîner.
Après cette période, il apparut que la politique culturelle établie à la suite du
rindalisme et de la révolte des jeunes sur la base du rapport no 517 (voir supra),
s’appuyant sur les quatre principes fondamentaux de liberté d’expression, démocratie
culturelle, qualité et décentralisation et visant à la fois la culture élitiste et la culture
populaire, n’avait plus sa légitimité originelle. La société avait évolué, s’orientant
largement vers la droite, depuis les semaines mouvementées de la fin des années 1960.
Cependant le moment n’était pas encore venu de remplacer la politique culturelle
d’alors par une nouvelle. La remplaçante de grethe rostboell au poste de ministre
de la Culture de 1993 à 1996, la social-démocrate Jytte Hilden (née en 1942), se
mit à la recherche d’une nouvelle politique culturelle, sans toutefois la trouver. il
devint clair que la social-démocratie avait du mal à argumenter avec conviction pour
la politique culturelle à double visée et n’avait rien d’autre à mettre à la place que de
veiller, au plan administratif, à ce que le principe d’« indépendance » soit maintenu,

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et à ce que les institutions culturelles continuent à recevoir leurs subventions comme


avant. il n’existait plus aucune argumentation porteuse ou d’idéologie maîtresse, et
ceci ne changea pas sous les deux ministres de la Culture suivants, de 1996 à 2001,
issus tous les deux du parti radical.
Les subventions restent cependant conséquentes (voir tableau 1). À cela s’ajoutent
les sommes importantes que reçoivent la radio et la télévision, provenant des recettes
de redevance et le sport, des recettes du PMU. La répartition des tâches entre l’État
et les collectivités locales peut se résumer au fait que l’État se charge des domaines
sensibles de la politique culturelle, c’est-à-dire les arts plastiques, la littérature, le
théâtre, le cinéma, l’architecture ainsi que des archives, tandis que les postes de
dépenses les plus importants des communes et des départements sont les aspects plus
substantiels, à savoir les bibliothèques municipales et le sport, ainsi que les théâtres
régionaux et la pratique de la musique au niveau local. Les collectivités locales ont
en outre des dépenses importantes pour les établissements culturels, comme les
bâtiments des bibliothèques et les terrains de sports.

Tableau 1 − Répartition des dépenses culturelles


de l’État et des collectivités locales en 2005
(en million de couronnes danoises)
État Communes
et départements
Musique 516,7 564,1
Arts visuels 120,5 7,5
Littérature 215,0 0,0
Théâtre 803,7 394,7
Cinéma 409,6 14,5
Architecture et design 397,3 0,0
Objectifs artistiques communs 93,8 0,0
Bibliothèques 693,5 2 517,0
Archives 175,8 1,5
Musées et zoos 693,6 504,5
Autres objectifs culturels 51,6 677,3
Construction 357,3 1 288,6
Buts communs et réserves 86,6 3,4
Sport 5,0 2 829,0
Radio et télévision 2,3 0,0
Total 4 622,2 8 802,6

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Le poids des fondations


La culture constitue un véritable secteur économique. Selon un rapport du
ministère de la Culture danois, les métiers de la culture réalisaient un chiffre d’affaires
annuel de plus de 10 milliards d’euros en l’an 2000, occupaient 60 000 personnes
et exportaient pour plus de deux milliards d’euros par an. Le monde de la grande
industrie et du commerce porte à la culture un intérêt plus marqué, ses fondations
mènent une politique culturelle parallèle à celle du secteur public, politique qui n’est
soumise à aucun contrôle politique et pour laquelle les sommes mises à disposition,
dont personne ne connaît l’ampleur, se rapprochent peut-être, au total, du budget
culturel de l’État. il n’existe aucun registre central sur les fondations, mais on estime
à environ 10 000 à 12 000 le nombre de fondations à but philanthropique, parmi
lesquelles les plus importantes sont la fondation A. P. Moeller, la fondation
Augustinus, la fondation Carlsberg, la fondation bg, la fondation Egmont, la
fondation novo nordisk, la fondation ny Carlsberg, la fondation nykredit, la
fondation oak Foundation, la fondation oticon, la fondation real Danmark, la
fondation Tuborg et la fondation Velux. Les entreprises à l’origine de ces fondations
produisent de la bière, du tabac, des médicaments et autres biens de consommation
ou bien il s’agit d’établissements financiers. quant à la la fondation A. P. Moeller,
elle est issue d’une compagnie d’armement qui s’occupe également d’extraction
pétrolière.
L’accès à une documentation intégrale sur le montant de fortune de ces fonda-
tions, l’importance des donations qu’elles effectuent, les buts visés n’est pas possible.
quelques-unes publient des rapports annuels, mais, parmi ceux-ci, certains ne
comportent aucun chiffre. D’autres, enfin, ne publient rien et ne communiquent par
principe aucune information. La fondation A. P. Moeller dispose probablement d’une
fortune de plus d’un milliard d’euros mais rien n’est su sur ses donations annuelles.
La fondation real Danmark, qui subventionne principalement l’architecture et la
construction d’établissements culturels, prévoit d’atteindre à elle seule un rendement
annuel d’environ 134 millions d’euros, soit pratiquement l’équivalent du quart du
budget total de l’État danois en matière d’affaires culturelles. La fondation ny
Carlsberg dispose d’une fortune de plus de 40 millions d’euros, mais également de
plus de 4 % du bénéfice annuel des brasseries Carlsberg, ce qui lui permet d’accorder
une aide annuelle aux arts d’environ 8 millions d’euros, soit environ la moitié de ce
que l’État peut utiliser aux mêmes fins.
Ce qui motive en grande partie les propriétaires de ces grandes entreprises à
financer les fondations réside sans nul doute dans l’envie qu’ils ont d’apporter leur
soutien à des buts culturels, mais comment ne pas tenir compte également du fait
que l’engagement des fondations leur confère un pouvoir et un prestige énorme, ce
qui exerce un effet de dynamisme sur la production en motivant et en inspirant les
collaborateurs. Enfin, les coûts ne sont pas si élevés pour les fondations puisqu’elles
bénéficient de déductions fiscales et que, si elles financent largement des événements
ou l’agrandissement d’équipements, elles laissent aux pouvoirs publics le soin d’assu-
rer les dépenses de gestion annuelles. L’État, ainsi astreint à des coûts de gestion

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PoUr UnE HiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DAnS LE MonDE

permanents, est limité dans ses possibilités de mener une politique culturelle
innovante.
Pour des sommes réduites, les fondations acquièrent ainsi une influence déter-
minante sur la politique culturelle de l’État et par là, sur l’évolution de la société. Le
président de l’une des principales fondations explique que les valeurs fondamentales
se résument à Dieu, le roi et la patrie, et qu’elle peut, grâce à ses donations, réparer
certains des dommages causés du fait que l’enseignement scolaire néglige le caractère
national. Les objectifs sont donc bien politiques. Si le directeur de la fondation
A. P. Moeller nie que ce soit l’intention véritable de la fondation de marquer de son
empreinte l’évolution politique de la société, il estime d’un autre côté qu’elle peut
exercer une influence par l’exemple qu’elle donne « en subventionnant les bons
projets, nous espérons faire avancer les choses dans la bonne direction ».
Si la politique des fondations augmente les moyens de la culture, elle peut toute-
fois entraîner un appauvrissement et une stagnation de la vie culturelle : car il n’est
pas certain en effet qu’elles souhaitent spécialement subventionner l’art expérimental,
lequel ouvre de nouvelles perspectives et se montre provocateur. Pour ceux qui en
bénéficiaient, le système des fondations peut être délicat : artistes et directeurs de
musées sont agacés d’être dépendants des conseils d’administration des fondations,
qu’ils craignent et méprisent en même temps. ils se plaignent de la collusion de ces
conseils et des critères d’attribution pas forcément transparents. Cependant, ils ont
l’impression que cela ne nuit pas de faire partie des amis, ce qui se vérifie puisque
les conseils d’administration et les présidents des fondations attachent beaucoup
d’importance au fait d’obtenir des informations sur les demandeurs, auprès de ce
qu’ils appellent le réseau relationnel. Ainsi le principe d’« indépendance » que les
pouvoirs publics à la culture essayaient auparavant de maintenir dans l’octroi des
aides n’existe pas quand il s’agit de subventions provenant des fondations.
Le projet le plus spectaculaire récemment subventionné par une fondation est le
nouvel opéra du éâtre royal de Copenhague. En l’an 2000, le propriétaire du
groupe maritime et pétrolier A. P. Moeller-Maersk, Mærsk McKinney-Moeller (né
en 1913), décide de faire construire un opéra à Copenhague par sa fondation, la
fondation A. P. Moeller : il serait situé côté mer, dans l’axe traversant la place du Palais
royal d’Amalienborg, et aboutissant côté terre à l’église de marbre de C. F. Tietgen.
Choix malencontreux : la place du Palais royal, conçue par niels Eigtved (1701-
174), en est défigurée, la vue sur le port militaire et les « flots sombres » – fondement
même de la monarchie danoise – gâchée. Enfin, les conditions d’accès à l’opéra posent
problème. reste qu’en tant que manifestation de puissance, on ne pouvait trouver
site plus indiqué dans tout le royaume. Le nouvel opéra a coûté près de 30 millions
d’euros, comprend deux scènes, un foyer immense et environ 1 000 pièces, 41 000 m2
au total abritant bureaux, salles de répétition et d’accessoires. L’opéra devant être géré
par le éâtre royal de Copenhague, l’État fut contraint d’augmenter son budget
d’un tiers.
L’armateur Mærsk McKinney-Moeller en confie la conception à Henning Larsen
(né en 192), architecte de renommée internationale, connu en particulier pour son
élégant ministère des Affaires étrangères à riyadh en Arabie Saoudite. Henning

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Larsen propose un édifice aérien et lumineux, s’ouvrant sur la mer et le Palais royal.
Le projet est homologué par le conseil de l’Académie, conseiller de l’État en matière
de travaux publics. Lorsque la construction démarre, il s’avère toutefois que les plans
de Henning Larsen ont été modifiés, car l’armateur n’appréciait pas les façades en
verre. L’édifice était donc doté de larges bandes d’acier en travers de la façade, ce qui
faisait pour ainsi dire l’effet de la calandre chromée des voitures américaines des
années 1960.
Le conseil de l’Académie constata que la réalisation de ce projet remanié ne
donnait satisfaction à qui que ce soit, mais rien n’y fit. Du côté de la fondation, on
fit remarquer que cette critique était inconvenante, qu’elle émanait d’un relativement
petit nombre de personnes et que c’était M. Mærsk McKinney-Moeller qui payait,
et que la construction serait donc réalisée comme il l’exigeait. Lors de l’inauguration
de l’opéra en 200, l’architecte désavoué déclara que l’armateur était quelqu’un de
dur, mais le grand journal conservateur danois nota avec satisfaction ce message de
politique culturelle : « L’opéra est plus qu’un opéra, c’est un règlement de compte
avec la médiocrité, une admirable provocation face à une politique culturelle qui,
durant des décennies, a cultivé la banalité. »

Un tournant libéral : vers l’État minimaliste


Le parti libéral et les conservateurs remportèrent les élections parlementaires de
novembre 2001 et formèrent un gouvernement, avec le soutien du parti du peuple
danois, après près d’une décennie de gouvernements sociaux-démocrates et radicaux.
C’est Anders Fogh rasmussen (né en 193), du parti libéral, qui devint Premier
ministre. En sa qualité de néolibéral, il avait en 1993, dans un livre intitulé De l’État
protecteur vers l’État minimaliste, critiqué en termes virulents la société du bien-être,
qui avait produit les impôts les plus élevés du monde et, malgré cela, n’avait fourni
que des prestations de troisième catégorie dans un ensemble de domaines. Ce qui
caractérisait les Danois, selon lui, c’était « une mentalité pitoyable d’esclave, qui
imprègne toute la société. Et l’explication est en réalité toute simple. L’autorité de
l’État, la fonction publique se sont étendus, gonflés et dominent à tel point la vie
privée de tous les habitants, que la majeure partie de la population danoise a remis
son économie privée entre les mains du Trésor public. La vie des Danois s’est étatisée.
il s’est établi une relation de maître à esclave, où une grande partie des membres de
la société vit des bienfaits de l’État ». on en était arrivé à cette évolution regrettable
à cause d’un dirigisme idéologique accentué : « L’éducation de la population a été
mise en système par des idéologues, qui, grâce à une politique de cooptation
délibérée, ont été positionnés à des points stratégiques de la société danoise. Un
certain nombre des jeunes économistes qui, au cours de l’après-guerre, ont formulé
les visions de l’État protecteur, ont été ensuite nommés à des postes clés de
l’administration centrale, d’où ils ont fixé l’ordre du jour du débat sociétal pendant
trois décennies. La vie culturelle a été dirigée de la même manière, ce qui apparaît
de manière très nette à Danmarks radio qui, de surcroît, jouissait d’un monopole
jusqu’en 1988. »

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Dès son entrée en fonction comme Premier ministre, Anders Fogh rasmussen
annonce une nécessaire rupture avec cette mentalité d’esclave, grâce à une lutte
culturelle et une nouvelle méthode d’éducation de la population. il se retourne contre
le régime de politique culturelle élitiste, avec ses experts tyrannisant la population,
qui avait prévalu sous le gouvernement précédent. il s’agissait désormais de faire le
grand nettoyage dans les conseils et commissions de tutelle administrative, de mener
une politique adaptée à l’opinion de la majeure partie de la population. Plus besoin
d’experts, de connaisseurs ni de faiseurs d’opinion, décidant à la place des gens.
Selon le nouveau ministre de la Culture, brian Mikkelsen (né en 1966), non
seulement les gauchistes avaient exercé une tyrannie d’opinion dans les établissements
de formation et dans les médias, mais ils avaient également fait des ravages dans la
vie culturelle : ainsi il racontait qu’enfant, il avait personnellement été harcelé par
des enseignants socialistes. L’hégémonie de l’opinion gauchiste avait rendu impossible
tout débat libre, tolérant et ouvert, mais maintenant, disait-il, les choses allaient
changer : « nous avons enfin, après avoir pris les rênes du pouvoir, un espace où
exprimer les choses que nous n’avons pas pu dire pendant trente ans de tyrannie
d’opinion. » « Le changement » allait s’appuyer sur des enquêtes sur les origines et les
responsables de ces dérives.
Le parti du peuple danois, parti de soutien du gouvernement, estimait que ce
n’était pas seulement les sociaux-démocrates, mais aussi certains milieux libéraux et
conservateurs, qui s’étaient soumis au radicalisme culturel et avaient été imprégnés
de son mépris pour la population danoise ordinaire, considérée comme une espèce
de sous-humanité. Des vertus populaires, telles que la fidélité entre époux, la
compréhension de l’importance de la cohésion familiale, la satisfaction procurée par
le sentiment de danicité, la satisfaction dans le travail, avaient été bafouées, au titre
qu’il s’agirait de comportements réactionnaires et petits-bourgeois. il assura le
gouvernement de son soutien total à la mise en œuvre de la lutte culturelle.
Le Premier ministre expliqua qu’en modifiant le débat sur les valeurs, on pouvait
faire évoluer la population sur ses valeurs fondamentales. C’est seulement après cela
qu’il serait possible de mettre en œuvre les changements législatifs dont avait telle-
ment besoin la société danoise : « J’estime en réalité que le fait de fixer l’ordre du jour
dans le débat sur les valeurs entraîne plus de mutations dans la société que toutes ces
modifications législatives. Je parle ici de culture au sens large du terme : c’est l’issue
de la lutte culturelle qui décidera de l’avenir du Danemark. Ce n’est pas la politique
économique. ni les modifications technocratiques des systèmes législatifs. Ce qui est
décisif, c’est de savoir qui réussira à fixer l’ordre du jour dans le débat sur les valeurs. »
il faisait ainsi de la politique culturelle la pierre angulaire de la politique globale du
gouvernement.
Le ministre de la Culture s’empressa de fixer l’ordre du jour en annonçant que
le nouveau gouvernement allait, en matière de politique culturelle, prendre position
pour la culture élitiste, ce que le gouvernement précédent n’avait jamais osé faire :
« J’ai reçu mandat de mener une politique culturelle libérale. il s’agit de qualité. Pas
d’“étaler de la confiture”, comme le faisait mon prédécesseur radical. il s’agit de
prendre position et de faire des choix. » Dans un premier temps fut mise en œuvre

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une épuration parmi les experts et spécialistes, ces derniers étant notamment définis
par une personnalité du parti libéral comme des « politiques camouflés en cher-
cheurs ». il faisait savoir qu’on se trouvait à la veille des plus importantes modifi-
cations structurelles depuis la création du ministère de la Culture. quelques déléga-
tions, comités et commissions, qui n’avaient pas manifesté de dynamisme depuis
longtemps, furent officiellement dissous mais, plus important encore, un certain
nombre d’autres furent regroupés en nouvelles unités (le conseil artistique et la direc-
tion des arts) ou rebaptisés. Surtout, la composition des personnels fut modifiée : des
représentants élus furent remplacés par des fonctionnaires de ministères et les oppo-
sants à la politique culturelle du gouvernement durent céder la place à des partisans
de cette politique, désignés par le ministre. il s’agissait, pour reprendre les termes du
ministre de la Culture, « d’un règlement de compte avec ceux qui nous disent
comment nous devons vivre notre vie et comprendre le monde ». Les modifications
se traduisirent par une centralisation accrue et une gestion ministérielle plus pronon-
cée. Les adversaires soutinrent que l’on était passé du principe d’indépendance au
principe « du bras long » du ministre. Celui-ci vit cependant les nombreuses protes-
tations comme une confirmation du bien-fondé de son action : sa tâche n’était pas
d’être en bons termes avec les artistes, la seule chose qui comptait était la qualité de
l’art. il n’était pas question de mener une politique sociale par le truchement de la
politique culturelle.
Le budget de la culture fut rogné d’environ 10 millions de couronnes, les
institutions relevant du ministère de la Culture se virent imposer des économies de
10 % à 1 %. Dans les grands établissements culturels comme la bibliothèque royale,
le Musée national et les Archives nationales, il n’était pas possible de faire des
économies sur l’entretien des bâtiments, la sécurité, etc. : les économies furent alors
concentrées sur les prestations de service au public, la recherche et les achats de livres
et de revues. Sur les sept cents emplois environ du Musée national, soixante-dix à
quatre-vingts furent supprimés, et la bibliothèque nationale, qui comptait 29 colla-
borateurs, dut se séparer de quarante d’entre eux. Les licenciements et les menaces
de compressions supplémentaires de personnel étouffèrent les protestations. Les
réductions de personnel eurent pour conséquence qu’une partie du traitement
courant des nouvelles acquisitions dut être mise en veilleuse, et que les œuvres d’art
achetées furent en plus grand nombre emmagasinées sans être triées, ni répertoriées.
À la suite du changement de gouvernement en 2001, la politique culturelle fut
soumise aux règles de la vie économique privée. Des régimes de déductions fiscales
avantageux furent instaurés pour l’industrie et le commerce, de sorte que les
acquisitions d’œuvres d’art purent être déduites des impôts. Le ministère de la
Culture conclut des contrats finalisés pluriannuels, dont les termes précisaient que
pour pouvoir maintenir leurs budgets, les institutions étaient tenues de fournir les
preuves qu’elles avaient une collaboration positive avec les entreprises privées. De
plus, les conseils d’administration, jusque-là composés d’experts, furent modifiés en
sorte que dans les établissements culturels et les universités, des dirigeants de
l’industrie et du commerce furent constitués membres non professionnels et
présidents des conseils d’administration. Leur présence renforçait le sentiment de

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précarité et le silence des personnels de ces établissements, vivant sous la menace


permanente de licenciements.
En 2004, le ministre de la Culture, brian Mikkelsen, lança son projet de « canon
et mémoire culturelle ». il réunit sept commissions canoniques – concernant
l’architecture, les arts visuels, le design, les arts décoratifs, le cinéma, le théâtre et la
littérature – qui avaient pour mission de sélectionner, chacune dans son domaine,
les douze œuvres danoises les plus importantes de tous les temps. Le résultat des
travaux de ces commissions fut publié en janvier 2006, sous forme de listes de ce
que la culture danoise a produit de plus prestigieux. L’élaboration de ce canon visait
également les établissements scolaires, mais constituait avant tout un des facteurs de
la lutte contre la mondialisation, un des éléments de la lutte culturelle de la politique
de culture d’élite et une manifestation de nationalisme pur et simple. Le ministre de
la Culture quant à lui considérait son projet comme participant essentiellement de
la politique culturelle, comme une tentative de retrouver les racines de la « danicité »
et l’histoire que les gauchistes avaient mis trente ans à éliminer. « Le canon culturel
a pour visée de nous donner des points de référence, de nous rendre conscients de
ce qui est spécifique pour les Danois et le Danemark dans un monde de plus en plus
internationalisé » expliquait-il, et il ajoutait qu’à l’aide du canon, les Danois devaient
maintenir les valeurs danoises dans la lutte contre le radicalisme culturel et contre
les musulmans qui s’efforcent de faire gagner du terrain à leur culture au Danemark.
Après cinq ans au poste de ministre de la Culture, brian Mikkelsen constatait que
la lutte culturelle avait triomphé, et concluait que le combat contre l’hégémonie des
opinions correctes était gagné. Le gouvernement fut en effet reconduit après les
élections au Folketing, en novembre 2007, même si c’est sur la base parlementaire la
plus étroite qui soit.
L’annonce de la victoire par le ministre de la Culture n’empêcha cependant pas
les sociaux-démocrates d’élaborer un nouveau programme de politique culturelle
intitulé « La culture, c’est le bien-être ». Ce programme fut mis au point à la suite
des travaux d’une commission dirigée par Mogens Jensen (né en 1963), porte-parole
aux affaires culturelles du parti, et composée de membres du parti, d’artistes et
d’acteurs de la culture. Le programme, présenté en novembre 2007, faisait le constat
qu’un tiers de la population ne profitait aucunement des offres culturelles, soit parce
que les gens habitent dans des endroits où il y a peu ou pas d’offres, soit parce qu’ils
font partie de groupes qui, traditionnellement, ne sont pas intéressés par ces offres.
Les sociaux-démocrates voulaient éliminer le déséquilibre géographique et social dans
l’accès aux sources culturelles par une augmentation des investissements dans la
production artistique et le développement culturel, où l’art devient partie intégrante
du quotidien des Danois et où les citoyens pratiquent la culture de manière active.
il convenait d’adopter une loi d’ensemble sur la culture, qui fixe le cadre des
obligations de l’État, des régions et des communes, en matière de politique culturelle,
et dont l’objectif est le renforcement de la démocratie, le maintien et le
développement du bien-être : « Le renforcement de l’éducation culturelle, de la liberté
artistique et de la vie culturelle démocratique endiguent les menaces de groupements
extrémistes, étroits d’esprit et intégristes au plan culturel, politique et religieux. nous

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refusons la confrontation et l’intolérance inflexibles en tant qu’idéals culturels et


recherchons à la place la position intermédiaire de la rencontre, du dialogue et de
l’interaction culturelle. En continuant à jeter des ponts et à créer des espaces ouverts
à de nouvelles expressions culturelles et à des rencontres interhumaines, nous voulons
promouvoir le développement continu de la démocratie, du bien-être et de l’égalité
sur une base de valeurs humanistes. »
La victoire de la politique culturelle proclamée par le ministre de la Culture en
décembre 2006 ne fut pas totale, quoi qu’il en ait dit. Les établissements culturels
connurent des compressions de budget et de personnel importantes, un grand
nombre de bibliothèques furent fermées. Les possibilités des acteurs de la culture
d’organiser leurs propres activités et de gérer leur libre recherche furent amputées,
les chercheurs assujettis aux conseils d’administration de la vie économique. La radio
et la télévision nationales furent limitées dans leurs activités. Malgré tout cela et
malgré le contrôle rigoureux, les menaces permanentes et l’incertitude générale
planant sur la vie quotidienne, on n’enregistra pas de changements radicaux dans les
comportements des institutions, certains milieux artistiques manifestèrent même une
certaine volonté de résistance. C’est ainsi que les critiques littéraires de droite
constatèrent à regret que la jeune génération d’écrivains danois continuait, en 2007,
à professer des opinions gauchisantes, la lutte culturelle et son issue victorieuse leur
ayant apparemment complètement échappé. il est pratiquement impossible de
dénicher un seul écrivain néoconservateur de talent, écrit un critique conservateur :
« imaginez un instant qu’un jeune auteur écrive une longue épopée chantant les
louanges des soldats danois ou un autre qui écrirait un roman sur la guerre, dans le
style de ceux qui parurent aux États-Unis après la Seconde guerre mondiale. » Mais
cela ne se produisit pas, les jeunes écrivains étant, de l’avis de critiques conservateurs,
tous de gauche, contre le gouvernement libéral, contre sa manière de traiter les
réfugiés et les immigrés, contre la guerre en irak.
La nouvelle politique culturelle n’a pas davantage mené à la victoire de la lutte
pour les valeurs, comme l’avait annoncé le Premier ministre Anders Fogh rasmussen,
qui en avait fait l’élément prépondérant de la lutte culturelle. Le Premier ministre
lui-même fut obligé de retirer son livre publié en 1993, les Danois n’étant pas décidés
à le suivre dans ce qu’il avait baptisé « le long et ardu passage de l’État protecteur à
l’État minimaliste ». ils ne prônaient pas l’individualisme, mais continuaient à
défendre la solidarité, dont bomholt avait fait une idée-force au plan social dans les
années 1930. ils souhaitaient que l’État-providence soit sauvegardé, obligeant ainsi
le Premier ministre à assumer le rôle de défenseur de cet État protecteur.

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Un modèle espagnol de politique culturelle ?

lluís BonEt et Emmanuel néGRiER*

Dans l’Europe des politiques culturelles, l’Espagne incarne un modèle à part, à


l’image de son régime constitutionnel, ni fédéral ni centraliste, mais composant une
formule originale des deux inspirations constitutionnelles1. on en retrouve la trace
dans le fait que, si l’état espagnol dispose d’une compétence culturelle affirmée, la
culture est, simultanément, une attribution fondamentale des communautés autono-
mes2. celles-ci sont extrêmement diverses, à la mesure des identités historiques,
économiques ou politiques qui y sont enracinées. la « décentralisation » à leur profit
de larges attributions a eu des effets considérables sur la manière dont les politiques
culturelles se sont développées jusqu’à aujourd’hui3. les communautés dites
« historiques », dont l’existence précède l’unité espagnole, disposent d’une langue
propre et d’une identité nationale. Elles ont été au principe de la régionalisation des
politiques publiques, et sont aujourd’hui dotées de compétences supérieures en
nombre et en niveau d’autonomie à celles des autres communautés autonomes4.
celles-ci ont pourtant été créées sur l’ensemble du territoire espagnol, selon un
schéma de mimétisme institutionnel, et afin d’atténuer la spécificité des premières.
Dans bien des cas, elles correspondent cependant à des réalités territoriales assez
évidentes, comme dans le cas de l’Andalousie, des îles canaries ou Baléares, ou de
la communauté valencienne. certaines communautés autonomes ont été formées
sur le territoire d’anciennes provinces, soit le niveau immédiatement inférieur, équiva-
lent au département français. le résultat de ce processus est une grande asymétrie de
taille, de tradition et de perspective politique : ainsi Madrid constitue une
communauté monoprovinciale artificiellement coupée du reste de la castille, tandis
que la cantabrique ou la Rioja sont des communautés démographiquement très
petites, historiquement rattachées à la castille. cette inscription de la décentralisation
sur le territoire espagnol a un impact considérable sur la diversité interne des identités
et des politiques publiques, notamment culturelles.

* Respectivement université de Barcelone, Espagne et cEpEl-cnRs, France.


1. la première partie de ce chapitre a déjà fait l’objet d’une publication : « la politique culturelle vue d’Es-
pagne », dans Diane saint-pierre et claudine Aude (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles. Cas
nationaux en perspective, Québec, presses de l’université laval, 2010, p. 157-177.
2. J. prieto de pedro, Cultura, culturas y constitución, Madrid, congreso de los Diputados, cEc, 1993.
3. X. Bouzada, « la gouvernance de la culture en Espagne », dans l. Bonet et E. négrier (dir.), la Politique
culturelle en Espagne, paris, Khartala, coll. « science politique comparée », 2007.
4. Q. Brugué et R. Gomà (dir.), Gobiernos Locales y Políticas Públicas, Barcelone, Ariel, 1998.

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

Au niveau national, l’état espagnol détient des attributions qui ne peuvent


s’assimiler à celles d’un état fédéral. il dispose certes des compétences dont ce dernier
jouit, par exemple en Allemagne5. il en est ainsi des relations culturelles internatio-
nales, notamment en matière d’échanges de biens patrimoniaux, des capacités à
réglementer les secteurs tels que les droits d’auteur ou les régulations de base des
différents domaines (spectacle vivant, patrimoine, enseignement artistique…). Mais
l’état espagnol intervient aussi directement dans les domaines, par le biais de
politiques publiques à vocation générale (plan de développement des théâtres, de
réhabilitation des cathédrales) ou particulière, lorsqu’il estime d’intérêt national le
soutien à telle entreprise culturelle urbaine ou autonome.
Que l’on se situe à l’échelle nationale, autonome ou municipale, les politiques
culturelles en Espagne continuent d’être inspirées par un modèle d’administration
directe des affaires culturelles, souvent qualifié, de façon à notre avis impropre, de
napoléonien. En tout état de cause, l’Espagne se distingue, tout autant que la France
ou les pays d’Europe du sud, du modèle at arms’ lenght qui fait la particularité de
bien des pays anglo-saxons ainsi que du canada.
nous allons associer deux approches, analytique et descriptive, en posant d’abord
la question de la comparaison historique entre l’Espagne et les autres pays européens,
d’Europe du sud notamment. Ensuite, nous nous attarderons successivement sur
deux secteurs : celui du spectacle vivant et celui des industries culturelles, qui
illustrent, chacun à sa manière, l’ambivalence du laboratoire espagnol, entre
singularité et comparabilité.

Le temps des politiques culturelles


on estime aujourd’hui nécessaire de rapporter les politiques publiques, et donc
les politiques culturelles, à une trajectoire historique singulière qui en dessinerait la
spécificité, dans le concert des analyses comparées. Au nom de la path dependence6,
on estime que les traits propres d’une politique culturelle devraient être rapportés à
des choix historiquement situés, comme celui de renoncer à des transformations
profondes, afin de maintenir en place une économie institutionnelle ou des
arrangements politiques et sociaux. plus globalement, une politique publique, et
singulièrement pour la culture, aurait vocation à s’inscrire dans un récit7 plus vaste
que son secteur, et accompagner un destin politique, national en particulier. le cas
espagnol pose à ce titre plusieurs problèmes de « raccordement historique », jusqu’à
la période contemporaine où circulent de nouvelles valeurs publiques.

5. R. Burns et W. Van Der Will, “German cultural policy: an overview”, International Journal of Cultu-
ral Policy , 2003, vol. 9, n° 2, p. 133-152.
6. p. pierson, “increasing Returns, path Dependence, and the study of politics”, American Political Science
Review, 2000, vol. 94, no 2, p. 251-267.
7. c. salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, paris, la Découverte,
2007.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

Quelle historicité de la politique culturelle ?


le premier problème à résoudre est celui de l’héritage autoritaire, et du statut
comparatif de la politique culturelle du franquisme. Elle se démarque, en Europe du
sud, de celle suivie par l’italie fasciste ou la dictature salazariste portugaise8. Vis-à-
vis de la première, elle ne prétend pas construire une esthétique de régime telle que
le Minculpop en a forgé le projet. Elle se limite à la mise en œuvre de politiques
culturelles basées, comme dans tout régime autoritaire, sur une utilisation intensive
de la censure et la glorification d’un patrimoine et d’un folklore artificiellement
« hispanisés ». Vis-à-vis de la seconde, la politique culturelle franquiste ne démontre
pas la même défiance de principe à l’égard de l’intervention culturelle, en inscrivant
au contraire les politiques de téléclubs9 ou de Casas de Cultura, dans les années 1960,
dans le droit et paradoxal fil d’André Malraux.
il y a dans le franquisme l’expression d’une volonté d’intervention culturelle qui
se veut, comme dans la seconde phase de la Grèce des colonels, un symbole
d’ouverture à l’occidentale, tout en fonctionnant au quotidien sur la répression des
libertés de création et d’expression des identités subnationales10. Dès lors, la politique
patrimoniale du franquisme est le résultat d’utilisation de trois types d’instruments.
le premier est la maîtrise d’un large secteur patrimonial (monuments et musées,
bibliothèques, archives) qui s’appuie notamment sur le contrôle des académies,
regroupées au sein d’un institut d’Espagne, dès avant la fin de la guerre civile, afin
d’en obtenir le soutien.
le deuxième est l’hispanisation de l’identité de référence des éléments patrimo-
niaux, avec une tendance à la folklorisation des pratiques culturelles légitimes et au
rejet des traditions particularistes.
le troisième est le recours à la valorisation touristique et commerciale de toute
une série de monuments réhabilités et transformés en hôtels et restaurants de luxe :
les paradores. cette politique exprime plusieurs finalités, et notamment la nécessité
d’un financement de la restauration du patrimoine qui ne trouve, dans un pays
exsangue, que peu de ressources à ses ambitions ; et la mise en exergue d’un réseau
monumental ouvert à la clientèle touristique occidentale aisée, censée réinsérer
l’Espagne dans le concert libéral européen.
il faut enfin mentionner l’état d’abandon ou d’extrême faiblesse financière qui
marque la plupart des institutions et équipements culturels. une bonne part des
théâtres, des écoles d’art, des musées ou archives qui ont survécu l’ont fait sans réel

8. E. négrier, « políticas culturales : Francia y Europa del sur », Política y Sociedad, 2007, vol. 44, no 3.
9. les téléclubs espagnols avaient un double objectif : permettre la réception de ce média dans des terri-
toires enclavés, ruraux et aux ressources faibles, et encadrer cette réception par le truchement d’anima-
teurs très fortement liés au régime franquiste. le premier aspect ne se traduisit cependant pas par une dif-
fusion très large du réseau national de téléclubs, qui s’avéra obsolète au gré de l’équipement individuel
des ménages. le second fut, dans la pratique, bien moins idéologiquement performant qu’attendu. selon
chus cantero (« los téléclubs », Periférica, 2005, no 6, p. 105-128), la mise en œuvre des téléclubs donna
lieu à beaucoup plus de discussions pluralistes localisées qu’à un endoctrinement unilatéral.
10. À ceci près que l’identité « patrimoniale » de la culture vivante est, pour le franquisme, un folklore
massivement andalou (flamenco, corrida, etc.).

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

soutien. très peu d’équipements se créeront durant cette période, et le legs franquiste
pourrait être ramené à un énorme déficit en infrastructures et, en conséquence, en
pratiques culturelles au sein de la population.
peut-on considérer la politique culturelle franquiste dans une quelconque
continuité historique, ou bien est-elle un radical contre-exemple à la notion de path
dependence ? la notion de transition démocratique ne doit pas tromper. les éléments
de continuité (existence d’un ministère, maintien de certaines prérogatives centrales,
maintien de certaines grandes institutions artistiques et de régulations datant du
franquisme) sont faibles, comparés au bouleversement qui a eu lieu à cette occasion.
l’hypothèse d’un legs franquiste se vérifie plus dans ce qu’il a provoqué d’inversion
de politique publique (crise radicale de la censure, décentralisation, crise de légitimité
de certains registres, patrimoniaux ou folkloriques) que dans ce qui en a concrètement
été préservé11. l’idée d’une communauté de destin (entre pays d’Europe du sud, par
exemple) liée à un passé commun (autoritaire) ne résiste pas davantage à l’examen
des différences considérables d’intensité, de durée, et de rapport à la culture de chacun
de ces régimes. Dirait-on, en s’appuyant sur une comparaison entre l’Espagne,
l’Allemagne voire l’italie, que ces pays ont fortement décentralisé leur politique
culturelle en raison d’un passé totalitaire ? Alors on peut se demander comment
interpréter le cas portugais qui est, depuis 1974, le pays européen le plus centraliste
en matière culturelle12, juste après la Grèce13, qui a également connu une période
autoritaire sans pour autant pratiquer la dévolution territoriale. Ainsi, la territo-
rialisation des politiques culturelles ne peut seulement s’expliquer comme « réaction
démocratique » à une phase autoritaire. Elle dépend surtout du processus de
construction symbolique des états-nations, de leur homogénéité interne, et de la
manière dont les élites orientent l’exercice démocratique du pouvoir.

Une tradition napoléonienne ?


le premier problème est celui que nous avons évoqué en introduction. il concerne
la longue période et l’appartenance de l’Espagne à une « tradition napoléonienne ».
celle-ci signifie la mise en œuvre d’une logique d’administration directe de la culture,
et d’un quadrillage territorial de l’état sur lequel se déploie un corps de règle
uniforme. Avec cette hypothèse, nous sommes directement conviés à relever les
homogénéités de trajectoire entre tous les pays ayant connu, plus ou moins fortement,
l’influence napoléonienne. lorsque l’on parcourt l’histoire des politiques culturelles
espagnoles, on retrouve des traits communs à la plupart des pays européens. Ainsi,
ses prolégomènes, avec la première inspection des beaux-arts, incarnent une volonté

11. pour l’anecdote, la transition dans les milieux culturels publics a obéi à des modalités particulières en
ce qui concerne les personnels, et notamment ceux qui furent transférés, depuis l’administration centrale
(franquiste), vers les nouvelles administrations autonomes. En catalogne, il fut décidé de ne laisser aucun
de ces fonctionnaires sans encadrement par au moins deux personnes de la nouvelle génération, afin de
tuer dans l’œuf toute velléité de « reproduction » chez les anciens cadres du régime autoritaire.
12. Eduardo coelho, « la politique culturelle portugaise depuis la révolution démocratique », Pôle Sud,
1999, no 10, p. 45-57.
13. D. Konsola, « la politique culturelle de la Grèce », Pôle Sud, 1999, no 10, p. 27-44.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

de mise à distance de l’influence des ecclésiastiques sur les biens culturels et leur mise
à disposition du public14.
l’idée d’une politique culturelle publique s’opère, comme ailleurs, par le double
phénomène de sécularisation et de publicisation des biens. sa traduction institution-
nelle, l’administration des Beaux-Arts, deviendra au cours du XiXe siècle, le siège d’un
conservatisme artistique et culturel que contesteront, d’une part, les villes et
provinces, et, d’autre part, les milieux bourgeois éclairés, qui fonderont, dans les cités
espagnoles, les Ateneos, cercles d’animation et de diffusion artistique et culturelle. on
retrouve une dialectique connue de l’essor des politiques culturelles, entre le mouve-
ment associatif urbain, bourgeois puis populaire, et l’institutionnalisation des corps
de professionnels, comme celui des archivistes et bibliothécaires, à la fin du
XiXe siècle15. À l’aube de la guerre civile, l’impératif culturel s’est donc diffusé sur
l’ensemble du territoire. il s’est également enrichi, au cours de la période républicaine
(1931), dont la constitution (articles 45 et 48) fait du service culturel une attribution
essentielle de l’état et consacre, par exemple, l’intérêt public national du patrimoine.
En attestant de cela, nous nous écartons de l’hypothèse d’une spécificité de
l’histoire des politiques culturelles dans les pays de tradition napoléonienne, puisque
ce sont des processus que l’on peut assez facilement repérer dans la plupart des pays
européens, et donc dans des pays qui n’appartiennent pas à cette tradition.
D’autre part, quel est le statut de l’homologie de processus et de forme, lorsque
l’on compare, cette fois de façon plus limitée, la France (terre imitée en théorie) et
l’Espagne (terre réputée d’imitation) ?
on constatera dans l’histoire, y compris la plus autoritaire, la permanence d’une
référence à la France dans les débats sur les politiques culturelles espagnoles. cela est
vrai de la constitution républicaine déjà mentionnée, mais encore des statuts de la
brève Mancommunitat de catalogne, qui fut très précoce à se doter d’une politique
culturelle. c’est également vrai des politiques suivies dans le cadre de la transition
démocratique. la création d’un ministère, la fixation de règles dérogeant au marché
libéral, l’identité, très francophile, de certains ministres (Jorge semprun ou Javier
solana ayant été les plus connus) : tout semble conjuguer politique culturelle
espagnole et révérence à l’égard de la France. Même un ministre franquiste tel que
Manuel Fraga iribarne n’hésitera pas, en pleine transition entre la phalange et l’opus
Dei dans la gouvernance franquiste, à se réclamer d’André Malraux à l’heure de
développer ses casas de cultura, qui n’ont pourtant que peu à voir avec les maisons
de la culture du ministre ci-devant brigadiste.
or cette homologie « napoléonienne » ne résiste pas à l’examen – au-delà des
apparences institutionnelles et discursives – des modalités de fonctionnement de tels
vecteurs de politique culturelle. lisons Jorge semprún nous parler de son incapacité
politique à faire valoir une préférence en matière muséale face à la corporation des
conservateurs de musées16. écoutons-le évoquer le subtil lacis de prérogatives

14. Fernández prado, La política cultural : qué es y para qué sirve, Gijón, Ediciones trea, 1991.
15. l. Bonet, « la politique culturelle en Espagne : évolution et enjeux », Pôle Sud, 1999, no 10, p. 58-74.
16. J. semprún, Federico Sanchez vous salue bien, paris, Grasset, 1993.

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nationales et autonomes. Analysons l’écart structurel entre des normes législatives et


leur mise en pratique, souvent fantomatique ou totalement décalée dans ses moyens
et principes, par rapport aux intentions affichées17. on pourrait aussi faire état du
clientélisme propre à la culture politique espagnole ou plus largement partagée par
les pays latins. ce trait distinctif se constate au travers de la gratuité de nombreux
spectacles ou expositions qui s’adressent en réalité à de petits groupes privilégiés, ou
bien des investissements dans des écoles de musique dont la fréquentation ne
concerne que les élites locales. ce phénomène n’est pas propre à l’échelle locale. les
dernières réformes nationales en matière de cinéma, de livre ou de rémunération liée
à l’économie numérique favorisent clairement les intérêts des opérateurs les plus
puissants, et ne s’accompagnent de concessions minimes que pour les faire admettre
par l’opinion ou les petits entrepreneurs.
En réalité, si l’imitation française n’est ni aboutie ni profonde, c’est pour plusieurs
raisons qu’il convient ici de rappeler rapidement. la première est politique, et se
rapporte à l’hétérogénéité du régime espagnol global à l’égard du système français.
la simple mention de l’organisation décentralisée suffit à comprendre l’ampleur du
gouffre. De ce point de vue, la comparaison est aussi mal aisée avec l’Espagne qu’avec
l’italie18.
la deuxième raison est plus prosaïque : lors de la transition démocratique et
depuis, l’adoption du système français de politique culturelle, fondé à la fois sur
l’intervention directe d’un ministère, mais aussi sur une très forte contribution
indirecte via le statut des intermittents du spectacle19, était et reste jugée hors de
portée financière du système.
la troisième raison est sociologique et politique à la fois. le réseau espagnol de
soutien à une politique culturelle plus forte est réparti sur l’ensemble du territoire.
il est donc fragmenté par plusieurs types de débat : droite/gauche ; autonomie/cen-
tralisme. pour un partisan catalan d’une politique culturelle « à la française », le
renforcement « à la française » du pouvoir du ministère de la culture espagnol n’est
pas un idéal à atteindre, mais un processus à combattre. on appréhende par cet
exemple la complexité de la référence à la France, et son caractère peu probant pour
comprendre l’évolution des politiques culturelles espagnoles. Enfin, et c’est peut-être
la raison la plus importante, l’Espagne connaît, aujourd’hui, une pluralité de modèles
d’inspiration dans son évolution même.

17. A. Rubio, A. Aróstegui, « las contradicciones de la política cultural del Estado en los gobiernos popu-
lares : entre el ¿liberalismo ? y el continuismo socialista », Sistema, Revista de Ciencias sociales, juillet 2005,
no 187, p. 111-124.
18. D. Alcaud, la Politique culturelle italienne. étude sociologique et historique de l’invention d’une politique
publique, thèse, paris, iEp, 2003.
19. p. -M. Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, paris, la République
des idées/le seuil, 2002.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

Un carrefour d’inspiration politique


À l’image des autres pays d’Europe du sud, l’Espagne n’incarne pas tant un
modèle de politique culturelle très spécifique d’un pays où se croisent plusieurs types
d’influence ou de recettes d’action publique. De la France, outre ce que nous avons
déjà mentionné, peuvent être citées les politiques publiques menées dans le domaine
du livre (avec la réglementation des prix) ou du cinéma, avec un dispositif de soutien
assez proche dans sa philosophie du modèle français20. De l’Allemagne découle,
comme nous l’avons indiqué, un système qui ressemble en partie au modèle fédéral,
sans toutefois le pousser jusqu’au terme de sa logique.
Des traditions plus anglaise ou américaine, l’Espagne voit croître le rôle des caisses
d’épargne et des fondations bancaires. on peut ainsi mentionner le rôle de la Caixa,
de la Caja Madrid ou de la Caixa Galicia. chacune d’elles développe des moyens
importants en matière de culture, même si l’on ne doit pas les considérer comme la
panacée. D’une part, leur intervention n’est pas « généraliste », mais se déploie dans
certains secteurs plutôt que d’autres : leur activité, à quelques exceptions près comme
la Caixa Galicia, est assez réduite dans le spectacle vivant, par rapport à leur
investissement dans le patrimoine ou les arts plastiques. par ailleurs, leur rayonnement
territorial n’est pas homogène, ni en termes de présence ni, surtout, en termes de
moyens. le relatif échec italien de la gestion des opéras confiée à des fondations (avec
partenariat privé) montre, au-delà du cas de la scala de Milan, que le modèle des
fondations fragilise certaines institutions, notamment dans le sud du pays. l’hypo-
thèse d’une substitution de l’intervention publique par le développement des fonda-
tions est donc largement irréaliste, même si elles apportent de réelles innovations en
termes d’action culturelle d’intérêt général.
ces trois sources internationales d’inspiration (fédéralisation, privatisation,
institutionnalisation) sont virtuellement contradictoires entre elles, mais le territoire
espagnol les fait se côtoyer selon un assemblage particulier, et en permanente
évolution. Ainsi, à l’échelle autonome, la Generalitat de catalogne est en train
d’expérimenter un modèle de délégation de la décision culturelle et artistique proche
du type at arms’ lenght, ou de conseil des arts que connaissent des pays tels que la
Finlande, le Danemark ou le canada. parmi les sources internationales, se trouve
naturellement aussi la diversité culturelle, un sujet récent et complexe pour la jeune
démocratie culturelle espagnole21.

Le cas du spectacle vivant


le spectacle vivant est un bon exemple pour saisir la nature hybride du régime
politique espagnol, à la fois par le statut particulier qu’il confère aux politiques
nationales et par le rôle joué par les communautés autonomes.

20. A. Rubio, La política cultural del Estado en los gobiernos socialistas : 1982-1996, Gijón, Ediciones trea,
2003.
21. l. Bonet et E. négrier, la Fin des cultures nationales. Les politiques culturelles à l’épreuve de la diversité,
paris, la Découverte, 2008.

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

le ministère de la culture a délégué son intervention à un institut national des


arts de la scène, l’inAEM, actuellement en cours de transformation en « agence », une
forme juridique plus flexible et moins dépendante de l’organisation ministérielle. cet
organisme a pour mission l’appui à la promotion, la protection et la diffusion de la
création théâtrale, chorégraphique et circassienne aux niveaux espagnol et
international. cette fonction est mise en œuvre au travers de la concession de prix,
de subventions à la production et aux tournées de spectacles, mais aussi d’aide à la
construction ou à la réhabilitation de théâtres publics et auditoriums. pour autant,
la partie la plus importante des ressources de l’inAEM est réservée à ses deux unités
de production théâtrale (le centre dramatique national et la compagnie nationale
de théâtre classique), ses deux compagnies de danse (la compagnie nationale de danse
et le Ballet national d’Espagne), et ses cinq centres de production lyrique ou musicale
(le théâtre de la Zarzuela, le centre de diffusion de musique contemporaine, l’Audito-
rium national de musique, les orchestre et chœur nationaux d’Espagne et le Jeune
orchestre national d’Espagne). De même, l’inAEM gère les centres de documentation
théâtrale (cDt) et musicale (cDM), le centre de technologies du spectacle et le musée
du éâtre. toutes ces institutions ont leur siège à Madrid. conscient d’une telle
concentration madrilène, le gouvernement prévoit d’aider les communautés
autonomes pour la création, en partenariat, de centres de production22.
De leur côté, les communautés autonomes, responsables de la politique de
production, diffusion et formation dans leurs territoires, ont ciblé leurs efforts, à
partir des années 1980, sur la rénovation de leurs infrastructures théâtrales, très
détériorées comme on l’a vu et, de façon subsidiaire, sur de petites aides à la produc-
tion, à la programmation scénique. Dans un second temps, difficile à définir tant
l’hétérogénéité des politiques communautaires est grande, mais qui commence au
début des années 1990, un effort plus systématique est accordé au secteur. on le
constate essentiellement dans l’aide à la programmation du spectacle vivant, de la
part des administrations locales, qui s’appuie sur la mise en œuvre de circuits
théâtraux ou musicaux, ou dans une politique de subvention orientée vers la produc-
tion des compagnies ayant leur siège dans la communauté en question. En outre,
pour renforcer la diffusion, les festivals, foires et salons sont soutenus, de même que
sont créés des centres de production chorégraphique et dramatique dans certaines
communautés (catalogne, Valence, Andalousie, Galice et Aragon), qui, au-delà de
leurs différences, ont pour effet de soutenir la production.
les municipalités disposent également de politiques propres de promotion des
arts de la scène. Elles sont essentiellement centrées sur la garantie d’une programma-
tion théâtrale, chorégraphique ou musicale, stable ou saisonnière selon la taille
démographique. nous ne disposons malheureusement pas d’informations détaillées
sur ce que représente, en termes budgétaires, une telle implication. ce que l’on peut
dire, c’est que les municipalités, moyennes ou grandes, centrent leur intervention sur

22. l. Bonet, A. Villarroya, “e performing Arts sector and its interaction with Government policies in
spain”, dans c. smithuijsen (ed.), State on Stage. e Impact of Public Policies on the Performing Arts in
Europe, Amsterdam, Boekman Foundation, 2008, p. 171-184.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

cette gestion des lieux et l’appui aux initiatives locales de production. De leur côté,
les communautés insulaires, forales (notamment en pays basque) et les députations
provinciales qui ont conservé leurs prérogatives, ont davantage vocation à soutenir
les circuits et réseaux, et à développer des politiques de soutien aux municipalités.
Même si les communautés autonomes sont le niveau de gouvernement le plus
compétent en la matière, toutes les administrations peuvent, en vertu de la
constitution, intervenir pour sa promotion. En conséquence, l’administration centrale
n’a pas une relation d’exclusivité avec l’inAEM et ses centres de production. Elle aide
également la production supracommunautaire et les initiatives de construction ou
réhabilitation de lieux de spectacle. De même, elle dispose d’une compétence
essentielle en matière fiscale et de droit du travail.

Les contributions centrale et autonome


le total des contributions autonomes et centrales au spectacle vivant s’est établi,
en 2005, à 443,5 millions d’euros. plus de 81 % ont été apportés par les
communautés autonomes, et près de 19 % par le ministère de la culture ;
représentant respectivement 22,4 % et 15 % de leurs budgets culturels. la situation
a radicalement changé au cours des années récentes. Au cours de la période 2001-
2005, les ressources publiques dédiées au spectacle vivant par les communautés
autonomes ont crû de 172 %. En revanche, les fonds ministériels ont diminué en
termes réels de 11,6 % si l’on tient compte de l’inflation. la part des communautés
autonomes dans l’appui au secteur est passée de 48 % en 2001 à 74 % en 2005.

Tableau 1 − La structure nationale et autonome


du financement du spectacle vivant

2001 2005
Millions d’euros % Millions d’euros %
Communautés autonomes 102,3 61,9 327,7 81,2
État 111,2 38,1 115,7 18,8
Total 213,5 100 443,4 100

En termes de disciplines, c’est la musique qui bénéficie du soutien autonome le


plus important et de la plus forte croissance de ce même soutien. le théâtre suit,
avec 34 % du budget total, tandis que l’aide à la danse croît à un rythme plus faible,
et ne bénéficie que de 10,6 % des crédits. il faut souligner le rôle majeur des circuits
et réseaux régionaux dans les politiques autonomes de soutien au secteur. Dix
communautés comportent de tels dispositifs. les dépenses de personnel avoisinent
10 % du total des fonds, contre 38 % au transfert au profit d’autres collectivités ou
institutions artistiques, et près de 30 % à l’investissement dans les équipements.
Quant à l’administration centrale, la répartition des dépenses entre programmes
a clairement favorisé la musique et la danse, qui totalisent 75 % des budgets. En
outre, et à la différence des communautés autonomes, le ministère destine une part

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importante de ses budgets aux dépenses de personnel des unités nationales de


production (38 % en 2005). sa contribution au secteur, en termes de subventions
aux compagnies et aux collectivités atteint 40 %. Elle n’est que de 5 % en termes
d’investissement.

L’impact des politiques publiques


le marché espagnol du spectacle a connu une profonde transformation, liée à
deux tendances convergentes : un investissement public très fort en matière
d’équipement et d’aide à la production et à la diffusion ; une vitalité d’un secteur
privé jeune et dynamique, qui a su tirer parti des ressources publiques pour mettre
en œuvre des projets à la qualité et au professionnalisme croissants. les aides publi-
ques s’articulent fondamentalement autour de trois stratégies : le fonctionnement des
lieux publics, qui représentent 73 % du total des espaces scéniques professionnels
espagnols ; les subventions à la production, essentiellement d’origine autonome et
centrale ; et enfin le soutien (croissant) aux festivals, et de façon dominante à ceux
de statut public.
c’est la musique classique qui reçoit le plus de fonds, avec les écoles de musique,
les orchestres et auditoriums de grandes villes, notamment. le théâtre vient en
deuxième, devant la danse, qui est dans une situation contrastée. le flamenco jouit
des faveurs du public et d’une reconnaissance internationale, et obtient donc un
appui gouvernemental. par contre, la danse classique pâtit d’un manque d’audience
et se « réfugie » comme complément de l’offre lyrique ou des grands événements.
Enfin, la danse contemporaine compte sur la sympathie de quelques programmateurs
et responsables publics, mais ne répond pas réellement à une demande du public.
En définitive, l’appui des institutions se concentre sur les valeurs les plus sûres : les
grands spectacles, les artistes reconnus et les genres à probabilité d’audience forte. il
ne s’intéresse que de façon subsidiaire aux genres et spectacles minoritaires.
la forte contribution des administrations autonomes et municipales à la
croissance du secteur a permis une certaine démocratisation territoriale de l’accès au
spectacle vivant. Elle a consolidé la production locale : 59 % des spectacles créés se
produisent dans leur propre communauté d’origine. les critères de soutien, ainsi que
la proximité entre créateurs et public, ont facilité la reconnaissance de textes, styles
et artistes plus proches de chaque réalité régionale. cela a également favorisé le
développement de relations clientélistes, et nui à la compétitivité des agents du
secteur.
une autre caractéristique est l’extraordinaire jeunesse d’une bonne partie des
producteurs, festivals et salles de spectacle. Au-delà de l’enthousiasme et de la capacité
d’adaptation qu’elle signifie, cette jeunesse, alliée à la petitesse de leur taille et à leur
forte dépendance à l’égard des aides publiques, est préoccupante en termes de
stabilisation du secteur.
la petite taille et un certain amateurisme des centres, producteurs et festivals sont
une constante du secteur. seules 36,5 % des compagnies recensées par le centre de
documentation théâtrale (cDt) passent le double filtre de 25 000 euros de budget et
d’une production au moins au cours des trois dernières années. sur le millier d’unités

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

de production en Espagne, 46 % n’atteint pas un budget de 50 000 euros. 51 % des


théâtres à programmation professionnelle stable ne dépassent pas 100 000 euros.
Enfin, seuls 41 % des 746 festivals recensés par le cDt se considèrent eux-mêmes
comme professionnels.
cette modicité des ressources globales va de pair avec l’existence de diverses entre-
prises moyennes et grandes, qui disposent d’une expérience et d’une capacité d’initia-
tive plus importantes. les grosses unités se situent en majorité dans les grandes villes
et témoignent d’une diversification croissante de l’offre, avec beaucoup de spectacles
à gros budgets, reposant sur de puissantes stratégies de marketing.

Les soutiens publics à l’industrie culturelle


les politiques de soutien aux industries culturelles sont un autre aspect de la
dialectique entre singularité et comparabilité des politiques culturelles espagnoles.
on y retrouve en effet des instruments classiques, mais dans un paysage qui a ses
propres spécificités, qu’il convient de rappeler, avant d’analyser la contribution des
différents niveaux d’action publique dans ce domaine. la singularité du cas espagnol
des industries culturelles est d’abord liée à un phénomène que nous avons, ailleurs,
abordé en détail : il s’agit de l’énorme potentiel que représente le marché latino-
américain23. Mais l’Espagne est aussi un pays qui possède une grande diversité
interne24, avec tous les problèmes que cela pose en termes de viabilité économique
d’une production culturelle minoritaire ou appartenant à un marché plus réduit. Elle
implique des instruments d’appui différents, adaptés aux différentes réalités qu’elle
prétend soutenir. En termes d’entreprise, il est très différent de produire pour un
marché potentiel de 44 millions d’habitants, et de le faire pour un autre d’à peine
quelques millions. il en va de même pour la production culturelle plus spécialisée
ou minoritaire. la rentabilisation des séries limitées est plus aléatoire que celle de
produits qui s’appuient sur des stratégies promotionnelles d’envergure plus vaste.
Dans certains cas, trop peu fréquents pour les tenants d’un certain activisme culturel,
ce risque et ces coûts unitaires élevés ne peuvent être compensés que par des produits
destinés à des marchés plus larges, ou des produits à contenu plus commercial. étant
donné la concentration croissante des revenus de chaque marché au profit d’un
nombre réduit d’entreprises, et les grands succès de vente de leurs catalogues
respectifs, l’espace laissé à la production indépendante ou minoritaire est de plus en
plus limité.
Dans le domaine audiovisuel, par exemple, les six grands groupes américains
(Walt Disney, Warner, uip, Fox, columbia et Aurum) contrôlent 84 % du marché
cinématographique espagnol (en 2004), avec 1,5 million d’euros de revenu moyen
par film, alors que les longs-métrages distribués par les vingt autres maisons de

23. l. Bonet, « le soutien gouvernemental aux industries culturelles », dans l. Bonet et E. négrier (dir.),
la Politique culturelle en Espagne, op. cit., p. 77-102.
24. pour ne prendre qu’un exemple, en 2004, outre l’édition de 52 707 titres en espagnol, l’industrie édi-
toriale a publié 10 151 titres en catalan, 1 681 titres en basque et 1 547 en galicien (Federación de gre-
mios de editores de España, 2005).

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distribution suivantes n’obtiennent qu’une moyenne de 140 000 euros. par ailleurs,
les dix meilleures ventes ont représenté 25,7 % du total des recettes en Espagne et
les vingt-cinq premières 43,4 %, une proportion très élevée si l’on considère que
1 782 films ont été projetés cette année-là. certes, les filiales des majors américaines
n’hésitent pas à distribuer des films espagnols quand ils peuvent leur rapporter des
bénéfices. Mais il faut immédiatement nuancer ce constat par le fait qu’en 2004,
parmi les vingt-cinq meilleures recettes en Espagne, seuls trois films étaient de
nationalité espagnole : Mar adentro en troisième position (oscar du meilleur film
étranger, distribué par Warner), et les deux autres en 22e et 23e position. selon les
données du ministère de la culture, la part de marché du cinéma espagnol dans les
salles, au cours des dix dernières années, oscille en fonction des succès de chaque
année entre 9,3 % (1996) et 17,8 % (2001).
Dans les autres secteurs culturels, la concentration du marché et le poids de la
production étrangère ne sont pas aussi accentués, mais leur tendance est à la hausse.
pour l’édition phonographique, on estime que la concentration du marché au profit
des trois majors (universal, sony-BMG et Warner-EMi) s’élève à 70 %. la marge de
manœuvre laissée aux labels nationaux et indépendants est donc relativement étroite
et plus spécialisée. Dans ce cas cependant, le poids du répertoire international est
relativement moindre et mieux distribué (pop-rock anglo-saxon, musiques latinos),
avec un taux de pénétration conjointe estimée à 69 %. pour le livre, la concentration
est légèrement inférieure, bien qu’également avérée : 4 % des maisons d’édition y
concentrent 62,2 % des revenus. la part des titres étrangers est moindre et les
traductions représentent seulement 25,8 % du total des titres édités, mais le paiement
des droits d’auteur étrangers est en augmentation et s’élève à 40 %25.
Dans un tel contexte, il s’agit maintenant de voir comment les politiques de
soutien à l’industrie des produits culturels s’organisent et s’orientent. Elles sont
essentiellement réparties entre l’administration centrale de l’état et les communautés
autonomes. En effet, au-delà de ces dernières, seules certaines grandes villes disposent
de politiques d’aide à l’industrie culturelle locale, si l’on ne tient pas compte du
soutien indirect que peuvent représenter les services culturels pour les infrastructures
municipales, ou des politiques d’encouragement de la demande (comme par exemple
le système des bibliothèques publiques ou les écoles municipales de formation
artistique26). parallèlement, on peut aussi mentionner les stratégies d’accès aux
différents programmes européens, depuis ceux qui sont spécialement culturels
(comme culture 2000, Media ou Eurimages), jusqu’aux fonds structurels de
développement régional (interReg, entre autres). ces ressources, en général
quantitativement peu importantes, possèdent la vertu de situer l’industrie culturelle
locale dans une logique d’alliance avec les autres partenaires communautaires et de
jouer le rôle de levier vers d’autres ressources publiques ou privées.

25. Données de la Federación de gremios de editores de España, 2005.


26. il convient de souligner, cependant, l’importance croissante des politiques de soutien à l’établissement
d’entreprises créatrices, ou au tournage cinématographique dans quelques grandes villes comme Barcelone.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

les dépenses conjointes des administrations centrale et autonomes espagnoles se


sont élevées en 2003 à près de 144 millions d’euros, dont 44 pour le livre et 100
pour l’audiovisuel, un chapitre qui inclut également l’aide à la musique enregistrée.
il convient de noter que ces ressources se limitent aux industries culturelles tradi-
tionnelles, puisqu’il est très difficile de différencier, dans les lignes dédiées aux arts
de la scène ou aux arts visuels, ce qui correspond à la fourniture de services ou à une
politique de soutien au secteur privé. De même, pour disposer d’une vision globale
de l’effort public en faveur de ce secteur, il conviendrait d’ajouter à ces dépenses
directes les bénéfices fiscaux que reçoit indirectement, par exemple, la consomma-
tion des produits éditoriaux avec une tVA réduite à 4 %27, ou les considérables
ressources destinées à maintenir les radios et télévisions publiques, qui sont les vraies
locomotives de l’industrie audiovisuelle.
selon ces mêmes sources, l’administration centrale de l’état a apporté en 2003
près de 85 millions d’euros aux industries culturelles, soit 10,7 % de son budget de
dépenses, dont seuls 13 millions, soit 15,3 %, ont été destinés au secteur du livre.
les 72 millions d’euros restants ont été attribués à l’audiovisuel ; les aides à la produ-
ction cinématographiques occupant une proportion particulièrement significative.
Quant au soutien au reste des industries culturelles et à la production privée, elle est
dispersée dans les lignes générales des différents sous-secteurs. Ainsi, seule une petite
partie du budget de l’inAEM est destinée au soutien des initiatives des entreprises
privées de ces différents secteurs industriels.
la promotion de l’industrie éditoriale s’effectue selon plusieurs instruments. D’un
côté se trouvent les ressources destinées à la promotion de la lecture et des lettres

Tableau 2 – Le soutien à l’industrie culturelle du livre et de l’audiovisuel


en 2003

Administration Communautés Total


centrale autonomes

Milliers d’euros % Milliers d’euros % Milliers d’euros %


Livre 12 979 15,3 30 599 51,7 43 578 30,3
Audiovisuel 71 798 84,7 28 538 48,3 100 336 69,7
Total 84 777 100 59 137 100 143 914 100

Part respective de l’administration centrale et des communautés autonomes


dans le soutien à l’industrie culturelle (en %)
Livre 29,8 70,2 100,0
Audiovisuel 71,6 28,4 100,0
Total 58,9 41,1 100,0
source : Ministère de la culture (2006). élaboration propre.

27. le total des bénéfices fiscaux issus de la tVA dans le secteur culturel s’élève à 571 millions d’euros en
2003. En plus du taux extrêmement réduit pour le livre, 12 points en deçà du taux normal de 16 %, le
spectacle vivant bénéficie d’un taux d’imposition de 7 %.

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

espagnoles, à l’édition et aux traductions, ou à la promotion internationale du secteur.


En outre, il faut mentionner le soutien indirect fourni par le secteur de la lecture
publique (bien que la majeure partie de cette responsabilité revienne aux communau-
tés autonomes et à l’administration locale) et la fiscalité appliquée aux livres. une
autre forme de soutien gouvernemental découle de la signature d’accords internatio-
naux, de la négociation d’initiatives législatives ou d’arbitrages budgétaires favorables
au secteur à l’échelle européenne. Enfin, on soulignera l’incidence des différentes
réglementations qui concernent le secteur, de la régulation du prix unique du livre
à la protection du droit d’auteur. la capacité de pression des éditeurs − le groupe
d’entreprises le plus puissant du secteur − sur l’administration espagnole a abouti à
une industrie spécialement protégée, bien que, en fonction de la couleur de chaque
gouvernement, le groupe le plus favorisé puisse être différent. ce fut par exemple le
cas avec la libéralisation du prix des livres scolaires sous le gouvernement du parti
populaire28.
cependant, comme nous l’avons déjà fait remarquer, le cinéma est le secteur qui,
traditionnellement, a reçu le plus important soutien de la part de l’administration
espagnole. sans cette aide, il est évident que l’Espagne ne produirait pas annuellement
environ 150 longs-métrages et ne pourrait pas maintenir une part de marché pour
sa propre production de près de 15 %.
il n’en reste pas moins significatif, cependant, qu’une activité comme la product-
ion de films, avec un chiffre d’affaires de 253 millions d’euros en 2003, soit 2,7 %
du volume d’affaires de l’industrie audiovisuelle espagnole, accapare une part très
grande des dépenses directes de l’administration centrale de l’état, de soutien à
l’ensemble de l’industrie culturelle. c’est une tendance structurelle, qui se maintient
en 2005 puisque les aides à des projets de longs-métrages se sont élevées à six millions
d’euros, les aides à la distribution de films communautaires à 950 000 euros et les
aides aux scénarios d’auteurs individuels à 300 000 euros. En parallèle, 45,4 millions
d’euros ont été consacrés aux aides à l’amortissement des longs-métrages, noyau dur
du système de subvention qui, avec les droits de télévision29, rendent possible la
croissance du secteur. l’évolution du nombre de longs-métrages produits entre 1995
et 2005 (de 59 à 142) ne peut s’expliquer qu’à partir de l’amélioration de ce système.
Dans tous les cas, en contrepartie de cette situation, les 58,5 millions d’euros destinés
en 2005 à soutenir l’industrie cinématographique représentent 69 % du total des
dépenses directes de l’état pour l’ensemble de l’industrie culturelle.
comme dans le cas du livre, la relation de l’administration avec l’industrie
cinématographique remonte aux années du franquisme. un important protection-
nisme fut la contrepartie à la censure et au contrôle des contenus. l’industrie édito-
riale a non seulement bénéficié durant des dizaines d’années d’aides à l’exportation,

28. A. Rubio, A. Aróstegui, « las contradicciones de la política cultural del Estado en los gobiernos popu-
lares… », art. cité.
29. la rénovation de l’accord entre la Banque de crédit officiel, Radio télévision espagnole et la Fédéra-
tion des associations de producteurs espagnols, en vigueur depuis 1994, estimée à 75 millions d’euros
pour la période 2006-2008, est fondamentale pour viabiliser la production.

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

qui impliquaient une situation évidente de dumping, mais aussi de subventions pour
l’achat de papier, un facteur de production fondamental en ce qui concerne la
fabrication de livres et de publications périodiques. ces subventions impliquaient en
plus la distribution d’une quote-part favorisant la corruption et un clientélisme
politique qui allait au-delà de la censure. Au plan fiscal, cette industrie a également
bénéficié d’aides significatives, qui se sont maintenues avec l’entrée en vigueur de la
tVA au milieu des années 1980. De son côté, l’industrie cinématographique a
bénéficié de certains modes de subvention et d’importants quotas de diffusion, depuis
les années 1940. À la fin des années 1960, la diminution des publics, celle des
capacités de production et de marché, ont été compensées par la mise en œuvre, au
cours de la décennie suivante, de politiques centrées sur l’œuvre cinématographique.
l’éclosion, au cours des années 1990, d’un star system audiovisuel (cinéma et
télévision) de réalisateurs et d’acteurs de grand prestige national et international, a
permis de consolider le cinéma espagnol comme l’un des plus puissants d’Europe.
un autre exemple de la promiscuité entre secteurs professionnels et administra-
tion publique nous est fourni par les nominations des grands responsables de la
politique du livre ou de l’audiovisuel des différents gouvernements de l’époque
démocratique. pour le gouvernement, le fait de nommer des professionnels reconnus
des différents secteurs aux postes de directeurs généraux du livre et de l’institut du
cinéma et des arts audiovisuels (icAA), ou de ses comités d’experts, lui a permis l’accès
à l’information stratégique et un bon niveau d’interlocution face à des collectifs dotés
d’une grande capacité de pression médiatique. pour les entreprises, le fait de pouvoir
compter, au sein d’un organe de l’administration comme le ministère de la culture,
sur des responsables capables de négocier avec le ministère de l’économie et des
Finances et, dans le même temps, connaisseurs bien disposés envers les nécessités
réelles du secteur, a traditionnellement été une garantie extrêmement utile. logique-
ment, le résultat de cette connivence n’a pas toujours été positif pour les uns comme
pour les autres. D’une part, l’interprétation de l’intérêt général a toujours été
influencée par le parcours antérieur du directeur général du moment (être producteur
ne revient pas au même qu’être réalisateur, ou ancien directeur exécutif d’une des
associations professionnelles). D’autre part, le niveau réel d’autonomie de chaque
responsable ou la sensibilité du gouvernement à l’égard du soutien au secteur ont
évolué, aboutissant parfois à des situations de crispation, de fortes campagnes de
mobilisation de la part du secteur.
comme nous l’avons signalé, avec la transformation du modèle politique et
administratif territorial au début des années 1980, les communautés autonomes
représentent l’autre niveau de gouvernement qui, à côté de l’administration centrale
de l’état, exerce une influence réelle sur la promotion de la culture et sur l’industrie
culturelle. ces communautés ont apporté dans leur ensemble 59 millions d’euros en
2003, avec une distribution presque paritaire entre les secteurs du livre et de
l’audiovisuel, mais avec une grande inégalité d’implication de la part des différentes
communautés. la catalogne (15,6 % de la population espagnole) a consacré, au
cours de cette année, 26,6 millions d’euros à son industrie culturelle, soit 45 % du
total apporté par l’ensemble des communautés autonomes. suivent la Galice avec

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

Tableau 3 – L’aide des communautés autonomes aux industries culturelles


en 2003
En millions d’euros

Milliers d’euros %
Livre 30 599 51,7
Audiovisuel 28 538 48,3
Cinéma 23 076 39,0
Vidéo 766 1,3
Musique enregistrée 141 0,2
Autres 4 555 7,7
Total industries culturelles 59 137 100,0
Total culture 1 217 894

Industries culturelles/Total Culture 4,9 %


source : Ministère de la culture (2006). élaboration propre.

10,2 millions d’euros, et la communauté de Madrid avec 5,1 millions (un apport
très réduit par rapport à l’importance de son industrie culturelle). De manière globale,
le soutien au secteur du livre représente 51,7 % des ressources affectées par l’ensemble
des communautés autonomes, alors que 80 % des 23 millions d’euros destinés à
l’audiovisuel sont absorbés par le cinéma (autant pour la production de longs-
métrages que de téléfilms).
le soutien public aux industries culturelles se concentre ainsi presque
exclusivement, en Espagne, sur les secteurs du livre et du cinéma. ce sont des activités
qui ne représentent qu’une partie des pratiques des Espagnols vis-à-vis de l’offre de
biens culturels produits en série. si le volume des aides devait correspondre à la
nécessité de renforcer un tissu productif autochtone, avec des œuvres conçues au sein
d’environnements locaux pour un public à la recherche de produits compétitifs et
de qualité, alors l’ampleur des domaines concernés aurait dû croître à la mesure des
transformations dans les habitudes de consommation. cependant, l’appui à la
puissante industrie des jeux vidéo, à l’industrie phonographique, ou à celle des
expressions musicales les plus populaires est presque anecdotique. on pourrait penser
que cette situation répond alors à une option explicite de ne pas soutenir des activités
qui se développent de façon optimale dans le marché libre, ou des produits dont la
qualité culturelle est discutable. Mais alors une bonne partie du soutien aux secteurs
du livre ou du cinéma devrait en faire les frais.
la forte inertie des politiques publiques (structures institutionnelles et dispositifs
de subvention) ainsi que celle de l’origine et des profils professionnels de leurs hauts
responsables nous permettent de formuler une autre hypothèse. la capacité élevée
de lobbying des groupes d’intérêts des secteurs traditionnellement bénéficiaires du
soutien gouvernemental et la faible capacité d’influence des nouvelles activités
émergentes pèsent énormément sur l’évolution des politiques culturelles. celles-ci
sont déjà entravées par la grande rigidité du système administratif espagnol et la

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Espagne − Lluís BonET et Emmanuel néGRIER

tradition d’éviter les changements s’ils impliquent un conflit avec des acteurs
disposant d’une surface médiatique importante. En général, les réformes législatives
et de la structure organique du ministère ne découlent que de la mobilisation
constante des intérêts corporatifs les plus influents, comme on a pu le voir à travers
les nouvelles lois sur le cinéma ou le livre, ou l’intégration dans le droit espagnol, en
2007, de la directive de 2001 sur les droits d’auteur et droits voisins dans la société
de l’information.
le ministère de la culture est organisé sur la base de directions sectorielles, dont
une partie sous la forme d’instituts autonomes comme l’inAEM ou l’icAA. cette struc-
ture n’a pratiquement pas changé depuis 1985. il a fallu attendre 2008 pour que,
sans bouleverser les directions du cinéma, du livre, des arts de la scène ou de la
musique, la vieille direction générale à la coopération et communication culturelles
se transforme en s’adjoignant le titre de « politique et industrie culturelles ». De cette
manière, on a pu annoncer, lors d’une conférence de presse le 16 octobre 2008, la
création pour 2009 d’une nouvelle ligne de subventions qui dépasse le cadre sectoriel
habituel.
les précédents à ce modeste changement doivent être recherchés dans la création,
en 2000, de l’institut catalan des industries culturelles, et dans d’autres initiatives et
projets associant les directions de la culture et de la promotion économique dans
certaines communautés autonomes, comme le projet lunar en Andalousie. De telles
initiatives se traduisent par des dispositifs de soutien beaucoup plus transversaux,
moins enracinés dans les vieilles pratiques de financement par secteur, et plus proches
des stratégies de développement d’un tissu d’entreprises et de projets créatifs. Dans
le cas catalan, la mise en œuvre de l’icic répondait à la demande des grandes entre-
prises culturelles de disposer d’une structure administrative plus souple, clairement
dédiée au soutien à ses projets d’investissement, et où elles pourraient disposer d’une
voix au chapitre, ainsi que d’une relation directe avec le ministère catalan de
l’économie et des Finances. comme pour d’autres initiatives gouvernementales
catalanes (le conseil de l’audiovisuel de catalogne, à la fin des années 1990, ou le
conseil national de la culture et des arts, en 2007), on crée alors une institution
hybride qui, si elle s’inspire du modèle britannique – le Royaume-uni avait mis en
œuvre sa propre politique de soutien aux entreprises créatives en 1997 – s’adapte à
la réalité et à la culture politique latines.

Conclusion
En matière de politique culturelle, l’Espagne est un vaccin efficace contre la
tentation ethnocentrique. En dépit de points communs avec les tendances mainstream
des politiques culturelles (liées aux trajectoires historiques, mais aussi aux enjeux les
plus contemporains), il serait vain d’y reproduire les mêmes schémas explicatifs, tant
les mêmes termes (ministère, transferts de compétence, diversité, par exemple)
renvoient à des réalités distinctes. cela n’en fait pourtant pas un cas si spécifique que
l’on puisse l’ériger en type isolé. plus qu’un modèle, l’Espagne des politiques
culturelles est un terrain particulier d’importation et d’assemblage des recettes

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pouR unE histoiRE DEs politiQuEs cultuREllEs DAns lE MonDE

appartenant à d’autres traditions d’action publique. il s’agit moins de l’accomplisse-


ment d’un destin que d’hybridation de sources et de référentiels d’intervention
publique. hésitant entre système d’administration directe et formes de gestion
déléguée, la politique culturelle en Espagne est très caractéristique des nouvelles
interrogations portant sur la philosophie de l’action publique et la fabrique de l’intérêt
général.
Fondée sur un ministère central mais aussi sur une intense décentralisation des
compétences vers les communautés autonomes et les municipalités, elle peut servir
de ban d’essai à ceux qui s’interrogent sur les risques d’un démembrement des
autorités nationales, comme on le voit depuis vingt ans en France. ceux qui pensent
que la décentralisation rime nécessairement avec fragmentation et inégalité territoriale
pourraient bien devoir réviser leurs a priori. Vingt années après l’entrée en vigueur
de la décentralisation culturelle, au milieu des années 1990, un premier bilan
montrait que l’écart entre la communauté la plus dynamique en dépenses culturelles
publiques (le pays basque) intervenait 2,5 fois plus (en dépense par habitant) que la
plus modeste (Murcia). À la même époque, l’écart entre les mêmes régions françaises
était de 1 à 16 ! la fracture territoriale ne découle pas inéluctablement de la décentra-
lisation des compétences et des capacités d’action. Du reste, la relation qu’entretient
l’Espagne avec les autres pays européens, faite de comparabilité et de distinction, est
aussi vraie entre communautés autonomes espagnoles. certaines ont démontré la
vigueur de leur singularité culturelle, linguistique et stratégique. Mais elles partagent
aussi un large spectre d’enjeux communs, ne serait-ce que parce que certaines jouent,
régulièrement, le rôle de pionnier des innovations institutionnelles ou sectorielles.

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Poirr-09-Etats-Unis:Poirrier-International 1/06/11 19:05 Page 197

Les États-Unis d’Amérique

Jean-Michel TOBELEM*

On le sait, les États-unis d’Amérique ne possèdent pas de ministère de la Culture


et ne paraissent nullement s’en soucier. Cela signifie-t-il pour autant, comme on
l’entend parfois, que les affaires culturelles sont abandonnées aux libres forces du
marché ? Assurément non, car – au-delà du rôle majeur des industries culturelles –
la vitalité culturelle américaine, maintes fois reconnue1, repose avant tout sur
l’initiative des citoyens, à travers les dons et le bénévolat, et sur l’intervention des
institutions sans but lucratif (qui constituent l’essentiel du tissu des musées, des
orchestres symphoniques, des compagnies de danse et du théâtre de création), dans
une dynamique que favorise vigoureusement la fiscalité2. Néanmoins, la question
soulevée par la situation particulière des États-unis lorsqu’on la compare à celle de
l’Europe est la suivante : est-il besoin d’une politique culturelle publique quand on
possède les entreprises de la culture et de la communication les plus puissantes de la
planète3 ; quand les institutions universitaires proposent des productions artistiques
d’avant-garde4 ; et lorsque des philanthropes éclairés et responsables (ils ne le sont
pas tous il est vrai) financent de superbes équipements ? D’autant que contrairement
à l’image qu’en ont certains Européens, ces derniers ne sont pas seulement situés à
Boston, Chicago, New York ou Los Angeles, mais aussi à Portland, Milwaukee,
Toledo, Kansas City, Denver, San Diego, Minneapolis ou encore Fort Worth.
Jusqu’à présent, force est de constater que la réponse est non : en dépit des critiques
récurrentes concernant le rôle de la culture « populaire » par opposition à la culture
« savante » (qui rejoint le débat entre high culture et low culture5), la création artistique
fait preuve de vitalité, les bibliothèques sont riches et nombreuses, le cinéma domine
les écrans mondiaux (à l’exception de l’Inde, de la France et de la Corée), le spectacle
vivant est dynamique et le monde des musées est de tout premier plan6. Toutefois,

* Option culture, France.


1. Tyler Cowen, Good & Plenty. e Creative Successes of American Arts Funding, Princeton, PuP, 2006.
2. Selon le code des impôts, ces institutions poursuivent en effet une visée éducative.
3. Time Warner, Viacom, Walt Disney, etc. Voir Philippe Bouquillon, les Industries de la culture et de la
communication. Les stratégies du capitalisme, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008.
4. Frédéric Martel, eater. Sur le déclin du théâtre en Amérique, Paris, La Découverte, 2006.
5. Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Castelnau-le-Lez, Climats, 2001. Voir éga-
lement Vera L. Zolberg, “Current Challenges for Cultural Policy: New Meanings of Community”, e
Journal of Arts Management, Law, and Society, hiver 2003, vol. 32, no 4.
6. Sur la politique américaine en matière de patrimoine, voir Jean-Michel Tobelem, « L’introuvable poli-
tique patrimoniale des États-unis d’Amérique », dans Poirrier Philippe (dir.), « Politique culturelle et patri-
moines. Vieille Europe et Nouveaux mondes », Culture et musées, Revue internationale. Muséologie et
recherches sur la culture (France), juin 2007, no 9, p. 99-119.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

un examen attentif de la place et des modes de financement des arts et de la (haute)


culture aux États-unis appelle une réponse plus nuancée à la question d’une politique
culturelle publique américaine. Si la puissance publique n’oriente pas directement le
secteur de la culture, elle intervient de trois façons : par l’encouragement à la philan-
thropie et au volontariat ; par l’action d’agences fédérales ou locales ; et par la préoccu-
pation d’une politique culturelle extérieure, du moins à certaines périodes.
Or, si en France la langue et la culture font partie du pacte national et contribuent
à définir l’identité française, ce qui unifie le peuple américain ce sont peut-être – au-
delà de la Constitution – les valeurs de l’American Way of Life, un idéal partagé par
une partie de la population mais qui reste inaccessible pour d’autres7 : la consomma-
tion de masse, l’équipement du foyer, les grandes marques publicitaires qui accompa-
gnent la vie quotidienne, la vie communautaire (marquée par les cérémonies reli-
gieuses, les fêtes locales, anksgiving, la musique populaire et les fanfares), la
télévision, les parcs d’attraction et le sport (baseball, football américain, basket-ball…
dont les héros sont célébrés dans des Halls of Fame à l’allure de musées). Autre carac-
téristique, le financement public de la culture ne se donne pas à voir immédiatement,
éclaté qu’il est entre programmes fédéraux sans rapport direct avec la culture (dans
le domaine économique, urbain, du travail…), agences gouvernementales et interven-
tions privées. Sans compter que – comme le suggère l’expression culture wars – la
définition même de la culture ne fait pas l’objet d’un consensus de la société améri-
caine8. Compte tenu des enjeux exposés précédemment, cette présentation de la
politique culturelle américaine s’organise autour des trois axes suivants : l’émergence
des politiques culturelles publiques américaines ; les acteurs et les parties prenantes
de l’action culturelle aux États-unis ; les forces et les faiblesses du modèle américain.

L’émergence des politiques culturelles publiques américaines


Avant 1945
Pays neuf nourri de vagues d’immigration, d’une échelle continentale et de
structure fédérale, qui a construit la culture états-unienne à partir de l’agrégation
d’une multitude de cultures nationales (mais aussi sur les cendres des cultures
indiennes et au prix de la longue marginalisation des cultures noires9), ainsi que sur
les bases d’un mythe originel (le nouvel Eden de la Wilderness10) : autant de caracté-
ristiques qui ne prédisposaient pas à l’instauration d’une politique culturelle publique.
D’autant que pour les pères fondateurs, il convenait de mettre l’accent sur l’individu,
sur la propriété privée, sur l’initiative locale, plutôt que de favoriser la constitution
d’un État omnipotent, perçu comme potentiellement tyrannique et oppresseur.

7. États-Unis, peuple et culture, Paris, La Découverte, 2004 ; André Kaspi, François Durpaire, Hélène Har-
ter et Adrien Lherm, la Civilisation américaine, Paris, PuF, 2006 (2e édition) ; Adrien Lherm, la Culture
américaine, Paris, Le Cavalier bleu, 2002.
8. Frédéric Martel, De la culture en Amérique, Paris, Gallimard, 2006.
9. Que ne compense pas la création – en 2005 – du musée national des Indiens-Américains à Washing-
ton DC, ainsi que celle du futur musée national des Africains-Américains.
10. Pensons aux peintres paysagistes de la Hudson River School (Cole, Church, Durand, Kensett…).

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

Aujourd’hui encore, du reste, les institutions culturelles et les artistes ne se tournent


pas volontiers vers la puissance publique soupçonnée de vouloir contrôler la création,
de pratiquer la censure (voir infra) et d’imposer des règlements inutiles.
C’est donc davantage sur une base communautaire que l’enjeu culturel a pris
naissance, autour des questions d’éducation, d’accès à la lecture publique et de partici-
pation à la vie artistique locale11. un cadre dans lequel l’action philanthropique,
venant ressusciter l’évergétisme antique, pouvait se déployer, le don de ceux qui ont
fait fortune étant considéré comme la contrepartie nécessaire de leur position
éminente dans la société. Ainsi se fait fortement sentir l’enjeu de respecter et de faire
vivre les cultures de chacune des composantes d’une société multi-ethnique : WASP,
catholique, afro-américaine, hispanique, asiatique… La diversité est la fille du creuset
américain, le melting pot. Si tel n’était pas le cas, si les institutions culturelles étaient
perçues comme des bastions exclusifs de la culture blanche, alors ces dernières
courraient le risque de s’affaiblir, faute du soutien de la population. L’évolution
sociodémographique n’est donc pas éloignée des réflexions de politique culturelle dès
lors que, comme on le verra, c’est grâce aux individus (par les dons, le bénévolat et
la participation aux instances de direction) et grâce aux structures locales (associa-
tions, fondations et entreprises) que les équipements culturels trouvent les moyens
financiers de leur existence. Par conséquent, ignorer son environnement c’est se
condamner à terme.
Pour fondre des communautés immigrantes aux origines si diverses dans le creuset
commun de la future grande puissance, les philanthropes jouèrent un rôle décisif
afin de créer un environnement culturel propice à leur assimilation : orchestres sym-
phoniques, musées, bibliothèques, lieux de commémoration, sites patrimoniaux12.
Dès 1917, alors que le gouvernement jouait un rôle mineur dans le financement des
arts et de la culture (intervenant essentiellement dans le domaine des bibliothèques),
l’instauration d’une déduction fiscale pour les activités charitables consolida la
prééminence de l’initiative individuelle et de l’intervention privée dans le secteur
culturel : « Cette nouvelle loi fiscale devait devenir la politique gouvernementale
nationale de soutien aux arts et à la culture la plus importante et permanente13. » En
termes de politique, cela signifie qu’un pouvoir non négligeable est confié à des
individus fortunés, capables d’exercer une influence notable sur les institutions
culturelles, même si ce pouvoir est à la fois dilué (par le nombre important de
donateurs, riches ou moins aisés) et réparti entre plusieurs types de financeurs
(pouvoirs publics, fondations, entreprises et personnes privées14). rappelons qu’il en
est de même dans le domaine de l’éducation, de la santé et des institutions religieuses

11. Maria-rosario Jackson et Joaquin Herranz Jr., Culture Counts in Communities. A Framework for Mea-
surement, Washington DC, e urban Institute, 2002.
12. Mark Meigs, “Professional Eccentrics and Eccentric Professionals: Changes in the Cultural Landscape
of Philadelphia, 1900-1930”, Paris, Cahiers Charles V, 2000, no 28.
13. John Kreidler, « La culture aux États-unis : le triomphe de la politique locale et des marchés », dans
Financement et gestion de la culture aux États-Unis et en France, Paris, Éditions de Bercy, 2004, p. 232.
14. Netzer Dick, “Cultural Policy: an American View”, dans Victor A. Ginsburgh et David rosby (eds),
Handbook of the Economics of Art and Culture, vol. 1, New York, Elsevier, 2006.

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et caritatives, dont le financement repose largement sur les contributions d’entre-


prises, de fondations et de particuliers.
Les pères fondateurs n’étaient nullement indifférents à l’art et à la culture, comme
en témoigne le rôle joué par omas Jefferson dans ce domaine, ou encore la célèbre
parabole de John Adams, déclarant en 1780 devoir étudier la politique et l’art de la
guerre pour que ses enfants aient la liberté de s’intéresser aux mathématiques, à la
philosophie, à la géographie, à l’histoire naturelle, à l’architecture navale, à la navi-
gation, au commerce et à l’agriculture, afin que leurs enfants puissent avoir le droit
d’étudier la peinture, la poésie, la musique et l’architecture. Il fallut toutefois attendre
l’année 1800 pour que soit créée la bibliothèque du Congrès (comprenant des
collections artistiques et musicales). De même, le legs de James Smithson, qui devait
donner naissance au célèbre complexe d’institutions culturelles et scientifiques de la
Smithsonian Institution à Washington DC mit… dix ans pour être accepté, en 184615.
Par ailleurs, plusieurs initiatives restées le plus souvent sans suite témoignent de
l’émergence de la question culturelle à l’échelon fédéral, selon la chronologie établie
par le National Endowment for the Arts (NEA16). En 1859, le président James
Buchanan nomme une commission intitulée « National Arts Commission » : créée
en vue de promouvoir les arts, elle disparaît deux ans plus tard. En 1879, la tentative
d’un parlementaire d’instaurer un conseil des arts (Council on Arts Matters) n’aboutit
pas non plus. Fondé en 1891, le Conservatoire national de musique, établi à New
York, et dont le premier directeur artistique fut Anton Dvorak, n’existe plus
aujourd’hui. une autre tentative destinée à donner naissance à un National office of
the Arts échoue pour sa part en 1897.
C’est en 1899 que voit le jour le premier Conseil des arts relevant d’un État
fédéré, celui de l’utah. En 1906, le gouvernement fédéral accepte la donation de
Charles Lang Freer, qui donne lieu en 1923 à la création de l’un des musées de la
Smithsonian Institution, la Freer Gallery. Plus tard, en 1937, Andrew W. Mellon fait
don de sa collection et d’une somme d’argent, une donation qui est à l’origine de la
National Gallery of Art de Washington DC en 1941. En 1909, le président eodore
roosevelt nomme les trente membres d’un Council of Fine Arts, lequel ne survit pas
au manque de moyens financiers. Dans les années 1910 apparaissent une Commission
on Fine Arts (traitant principalement de questions d’architecture) ainsi que le National
Institute of Arts and Letters et l’American Academy of Arts and Letters, qui fusionneront
en 1976.
Il a fallu la crise de 1929 – suivie de la grande dépression économique et du New
Deal – pour que la suprématie de l’initiative privée, sous l’égide du « divin marché »,
devienne moins incontestable et que le rôle de la puissance publique trouve un écho
plus favorable, y compris dans le secteur culturel, à travers les programmes fédéraux

15. ripley Dillon, e Sacred Grove. Essays on Museums, Washington DC, Smithsonian Institution Press,
1969 ; Philip D. Spiess II, “e Impossible Museum: e Smithsonian Celebrates 150 Years”, Museum
News, juillet-août 1996.
16. e National Endowment for e Arts. 1965-2000. A brief Chronology of Federal Support for the Arts
(édition révisée), Washington DC, NEA, 2000.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

inédits mis massivement en œuvre à cette occasion. En 1934 est instaurée une section
du département du Trésor dont la fonction est de passer des commandes à des
peintres et à des sculpteurs pour décorer les bâtiments fédéraux dans l’ensemble du
pays. Sous l’égide du Works Progress Administration (WPA), créé en 1935, le gouverne-
ment emploie 3 700 artistes dans le cadre de programmes fédéraux : le Federal Writers
Program, le Federal eater Project, le Federal Art Project (auquel participèrent par
exemple Philip Guston, Jackson Pollock, Lee Krasner ou encore Mark rothko) et le
Federal Music Project. Le WPA avait pour objectif de combattre les conséquences de
la crise de 1929 et les effets durables qui s’en étaient suivis dans les rangs de la
communauté artistique américaine, en recourant notamment à des commandes d’art
sur une très grande échelle, puisque portant sur plus de 200 000 œuvres au total.
Ces programmes furent supprimés en 1942, l’urgence de l’effort de guerre primant
sur toute autre considération, une fois remise en ordre de marche la puissance
productive de l’économie de la première puissance mondiale.

L’après Seconde Guerre mondiale


Comme le rapporte Michael Kammen, « juste après la Seconde Guerre mondiale,
le climat politique modifia peu à peu certaines idées. Quelques personnes, au sein
du gouvernement fédéral, commencèrent à reconnaître que les programmes culturels,
en particulier dans les arts plastiques, pouvaient servir l’intérêt national, en particulier
dans le contexte de la compétition entre alliés sur les concepts de “liberté et
démocratie” ». Il mentionne également « le soutien fourni à l’industrie américaine
du film par le ministère du Commerce entre les deux guerres – une manne financière
qui contribua énormément à la dominance internationale d’Hollywood vers la fin
des années 193017 ». Quant à la Central Intelligence Agency (CIA), elle est mise à
contribution au début des années 1950 pour faciliter l’exportation de la culture
américaine (l’expressionnisme abstrait et le jazz en particulier, symbole de la liberté
de création18) à travers le financement du Congress for Cultural Freedom – soutien
qui fut abandonné en 1967 après la mise au jour de cette opération19. Dans cette
période de l’affrontement des blocs où le monde vacille sur ses bases dans la crainte
du feu nucléaire, l’anticommunisme et la chasse aux sorcières font rage : les créateurs
les plus engagés font partie d’une liste noire qui les prive de leur emploi ou les
contraint à n’agir que dans l’ombre, à l’image du scénariste Dalton Trumbo par
exemple. Les ravages du maccarthysme sur la scène culturelle américaine seront
notamment illustrés en 1976 par le film Le prête-nom (e Front) de Martin ritt.
L’US Information Agency (uSIA) fut pour sa part créée par le Congrès en 1953
« afin d’envoyer dans des endroits éloignés du tiers-monde » des musiciens de jazz,

17. Michael Kammen, « Le financement des arts aux États-unis : un point de vue historique », dans Finan-
cement et gestion de la culture…, op. cit., p. 38.
18. On appelait Louis Armstrong « l’ambassadeur Satch ». Le jazz fut même considéré comme “the coun-
try’s ‘Secret Sonic Weapon’” (Fred Kaplan, “When Ambassadors Had rhythm”, e New York Times,
29 juin 2008).
19. Georges Armaos, « La CIA et le MoMA », dans Jean-Michel Tobelem (dir.), l’Arme de la culture. Les
stratégies de la diplomatie culturelle non gouvernementale, Paris, L’Harmattan, 2007.

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l’exposition « e Family of Man » d’Edward Steichen, des universitaires, ainsi que


des comédies musicales. La date de fermeture de l’agence peut être considérée comme
funeste, puisqu’elle intervint en 1999, soit deux ans avant les attentats du
11 septembre 2001 de New York et de Washington, ses services étant intégrés pour
une part au sein du département d’État20. La fin de la guerre froide donnait l’illusion
d’une victoire complète et définitive de l’empire américain, au moment où de
nouvelles forces tentaient de s’y opposer violemment21. Or, on peut douter que les
productions de masse des industries culturelles américaines donnent aujourd’hui une
image suffisamment séduisante des États-unis d’Amérique22 pour que ces derniers
puissent se priver des outils de la diplomatie culturelle dont se sont dotés des pays
aussi différents que l’Allemagne, l’Espagne, le royaume-uni ou le Japon – sans parler
naturellement de la France, dont les instruments de la politique culturelle extérieure
sont bien connus.
Les premières agences artistiques locales apparaissent dans les années 1948-1949,
avec la Quincy Society of Fine Arts (Illinois) et le Winston-Salem Arts Council (Caroline
du Nord), tandis qu’à la même époque, la proposition du parlementaire Jacob K.
Javits de créer un théâtre, un opéra et un ballet national n’aboutit pas. De même, les
années 1950 voient surgir de nombreuses initiatives parlementaires destinées à mieux
reconnaître la place et le rôle des arts et de la culture, lesquelles se multiplieront
pendant les années 1960. C’est en 1958 que le président Dwight D. Eisenhower
annonce la création d’un centre culturel national à Washington DC, sous l’égide du
gouvernement fédéral, qui deviendra le Kennedy Center for the Performing Arts en
1971, tandis que le New York State Council on the Arts est fondé en 1960 par le gou-
verneur Nelson rockefeller. Dans le contexte de nouvelles initiatives parlementaires
– le député omson en 1961, les sénateurs Javits et Humphrey en 1963 – qui ne
parviennent pas toujours à aboutir à des réalisations concrètes, faute de soutien du
Congrès, le président John F. Kennedy nomme August Heckscher comme conseiller
pour les affaires culturelles et lui demande de préparer un rapport sur les relations
entre les arts et le gouvernement fédéral : il paraîtra en 1963 sous le titre e Arts
and the National Government. En préparant l’installation d’un Conseil des arts
(President’s Advisory Council of the Arts), Kennedy déclare que si le gouvernement
dispose d’agences compétentes dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la
science, il conviendrait désormais de porter une attention analogue à la culture.
Fin 1963, lors de l’inauguration de la nouvelle bibliothèque d’Amherst College,
il insiste sur l’importance des artistes dans la société et sur l’accès de l’ensemble des
citoyens à la culture. Devenu président, Lyndon B. Johnson nomme roger L. Stevens
comme conseiller pour les arts et la culture. Ce dernier assure en 1965 la présidence
du National Council on the Arts, au moment où paraît le rapport du Rockefeller

20. Jeanne Bouhey, « Paysage après le 11 septembre. Les nouveaux enjeux de la diplomatie culturelle amé-
ricaine », dans J.-M. Tobelem (dir.), l’Arme de la culture…, op. cit.
21. Cultural Diplomacy: Recommendations and Research, Washington DC, Center for Arts and Culture,
2004.
22. Bill Ivey, Arts, Inc.: How Greed and Neglect Have Destroyed our Cultural Rights, university of Cali-
fornia Press, 2008.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

brothers Fund intitulé e Performing Arts: Problems and Prospects, qui invite à
compléter le financement privé de la culture, y compris le spectacle vivant, par un
soutien financier des collectivités publiques et du gouvernement fédéral. Le National
Endowment for the Arts (NEA, présidé par roger L. Stevens) et le National Endowment
for the Humanities (NEH) voient enfin le jour en septembre 1965, le président Johnson
déclarant à cette occasion que « l’art constitue notre patrimoine le plus précieux ».
À leurs débuts, ces agences – dont la création représente une avancée majeure
dans la reconnaissance fédérale du rôle de la culture – disposent d’un budget très
modeste et de quelques employés seulement. Mais des programmes sont rapidement
mis en place par le NEA dans plusieurs domaines : la musique, la danse, la littérature,
les arts plastiques, le théâtre et l’éducation artistique puis, par la suite, l’architecture
et le design, le folklore, ainsi que les médias publics, permettant de commencer à
contribuer au financement d’institutions culturelles et d’artistes. Signe fort adressé à
la communauté artistique, une subvention de 100 000 dollars du NEA empêche fin
1965 la disparition de l’American ballet eatre, au moment où est également
subventionnée la Martha Graham Dance Company. Par ailleurs, à la suite d’un rapport
commandé par le National Council on the Arts, l’American Film Institute est fondé en
1967. Symbole d’une prise de conscience de l’ensemble de la société, 1968 voit la
naissance du business Committee for the Arts, sous l’impulsion notamment de David
rockefeller, dont l’objet est de stimuler le soutien des entreprises au secteur culturel.
En 1969 est présenté le rapport Belmont sur les musées (e Conditions and Needs
of America’s Museums), suivi en 1974 de la première enquête statistique sur les musées
américains, « Museums uSA ».
Dans cette atmosphère favorable au développement d’un large soutien à l’art et
à la culture à tous les niveaux de la société (institutions culturelles, artistes, établis-
sements scolaires, médias…), le président Nixon peut déclarer en 1971 : « Ce qui
compte désormais est que le gouvernement accepte le soutien à la culture comme
l’une de ses responsabilités – non pas seulement au niveau fédéral, mais aussi au
niveau des États et au niveau local. Et de plus en plus, à tous les niveaux, les pouvoirs
publics ne le voient pas seulement comme une responsabilité, mais aussi comme une
opportunité – parce qu’il existe une reconnaissance croissante qu’il existe peu
d’investissements dans le domaine de la qualité de la vie en Amérique qui rapportent
autant que l’argent dépensé pour favoriser l’essor des arts23. » De là découle également
le fait que l’on recherche dans quelle mesure la culture peut enrichir les programmes
fédéraux de toute nature et comment ces derniers pourraient bénéficier au secteur
artistique. Le nombre de comités consultatifs (avec une rotation régulière de leurs
membres, parmi lesquels le peintre roy Lichtenstein ou l’écrivain Toni Morrison)
augmente à mesure que se diversifient les secteurs aidés – l’opéra ou le jazz, par
exemple –, dans une période où le budget du NEA double chaque année : 8 millions
de dollars en 1970, 15 millions de dollars en 1971, 30 millions de dollars en 1972,
60 millions de dollars en 1974. Parmi les premiers artistes bénéficiaires des aides du
NEA, on peut mentionner Merce Cunningham pour la danse, Lee Friedlander pour

23. e National Endowment for e Arts. 1965-2000…, op. cit., p. 19.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

la photographie ou encore Laurie Anderson pour la musique. Dès 1974 est adoptée
une résolution destinée à favoriser l’accès des équipements culturels aux personnes
handicapées.
Dix ans après sa création, le budget du NEA, qui emploie dorénavant plus de
250 personnes (il en comptera plus de 500 à son maximum, en 1992), dépasse
74 millions de dollars. Il est désormais précisé qu’une partie des subventions doit être
attribuée aux agences artistiques étatiques (réunies dans la National Assembly of State
Arts Agencies) et aux organisations régionales, dans l’objectif d’un soutien aux
programmes locaux. L’argent fédéral sert de levier et de catalyseur aux financements
privés et aux partenariats, comme celui qui voit le jour entre le NEA et l’entreprise
Exxon (dans le domaine des orchestres symphoniques et de la télévision publique
notamment). C’est en 1977 qu’est créé l’Institute of Museum Services, une agence
fédérale consacrée au secteur muséal (soit quelque 17 500 entités), qui deviendra en
1996 l’Institute of Museum and Library Services en étendant sa compétence aux
122 000 bibliothèques que comptent aujourd’hui les États-unis d’Amérique. Dès
1978, est fixé l’objectif de mieux prendre en considération la communauté artistique
d’origine hispanique. Les offices culturels locaux, quant à eux, passent de 150 en
1966 à 2 000 environ durant cette période.
En 1981, année où l’agence reçoit 27 000 demandes de subvention, le budget
du NEA dépasse 158 millions de dollars (contre 123 millions de dollars en 1978).
Avec l’arrivée de ronald reagan à la présidence, le climat change : il s’agit de revoir
les méthodes du NEA, de stimuler la participation du secteur privé. En 1982, le budget
de l’agence, qui demeure d’une ampleur limitée, est revu à la baisse. Il atteint néan-
moins 162 millions de dollars en 1984, année qui voit la création d’une médaille
nationale des arts et… le retrait des États-unis d’Amérique de l’unesco24. En 1989,
des attaques (donnant naissance aux « guerres culturelles ») sont lancées contre le
soutien apporté par le NEA à des artistes (robert Mapplethorpe, Andres Serrano…)
dont les productions sont jugées comme « obscènes » par le Congrès25. Si le budget
des NEA atteint son point haut en 1992 – 175 millions de dollars –, il ne va cesser
de décroître par la suite, pour atteindre 99 millions de dollars en 1996 et 97 millions
de dollars en 2000, sur fond de remise en cause par le Congrès de l’implication
fédérale dans le financement de la culture et de projets de disparition pure et simple
du NEA, l’action du NEH étant quant à elle moins controversée26. Le personnel de
l’agence est réduit en conséquence. Alors que celle-ci crée un site internet, manifesta-
tion de son implication croissante dans les nouvelles techniques de l’information et
de la communication, de nombreuses limitations et restrictions sont imposées à son
action par le pouvoir législatif. Enfin, après le thème de la créativité, c’est celui du

24. Leur retour se fera en 2003. Voir Divina Frau-Meigs, « Le retour des États-unis au sein de l’unesco »,
Annuaire français de relations internationales, 2004, vol. 5.
25. La Cour suprême se prononcera sur ce point à l’occasion de l’affaire NEA vs. Finley. Voir rothstein
Edward, “Where a Democracy and Its Money Have No Place”, e New York Times, 26 octobre 1997.
26. e American Assembly, e Arts and Government: Questions for the Nineties, New York, Columbia
university, 1990.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

tourisme culturel qui fait son apparition dans les démarches du NEA à la fin des années
1990, souvent corrélé à la thématique de la préservation du patrimoine27.

Les acteurs et les parties prenantes de l’action culturelle


Les financements privés
« Au début du xxIe siècle, ni le gouvernement fédéral ni les grandes fondations
nationales n’exercent le degré d’innovation politique – soutenue par un effort
financier et législatif fort – qui a caractérisé l’ère de 1960-1990. La plupart de cette
énergie se trouve désormais au niveau des États et des villes28. » Soulignons toutefois
que, d’après un rapport publié en 1997, le nombre d’artistes professionnels a
augmenté de 127 % depuis 1970. Pourtant, en dépit de leur niveau de formation,
leurs revenus sont faibles et ils doivent fréquemment occuper un autre emploi pour
survivre29. Par ailleurs, on comptait moins de 8 000 organisations artistiques à but
non lucratif en 1965 mais plus de 40 000 en 2000, représentant aussi bien des
musées, des orchestres ou des compagnies de danse que des parcs zoologiques ou des
jardins botaniques.
Il serait toutefois hasardeux de limiter le financement public de la culture états-
unienne au seul financement par le NEA, voire même le NEH, qui sont de fait
minoritaires en termes de montants budgétaires. L’apport des agences fédérales (NEA,
NEH, IMLS30) est aujourd’hui de l’ordre de 250 millions de dollars, celui des États
fédérés d’environ 400 millions de dollars et celui des collectivités locales de près de
800 millions de dollars31. Mais il convient d’ajouter les subventions versées pour la
télévision publique, le soutien du Département d’État aux échanges culturels, la
participation au financement du Centre culturel John F. Kennedy, de la National
Gallery, des musées de la Smithsonian Institution à Washington DC, etc. On atteint
alors un total de l’ordre de 1,7 milliard de dollars, soit un montant sans commune
mesure avec le seul budget du NEA. Et cela, en n’ayant garde d’oublier que des
ministères ou des agences publiques à vocation non culturelle peuvent participer
indirectement au financement d’activités culturelles (en matière d’urbanisme,
d’environnement ou de développement économique par exemple). S’agissant du
financement local, randy Cohen souligne qu’il est resté important « parce que
l’impact des arts sur la santé des communautés environnantes peut être démontré.

27. Peggy Wireman, Partnerships for Prosperity. Museums and Economic Development, Washington DC,
American Association of Museums, 1997 ; J.-M. Tobelem, « L’introuvable politique patrimoniale des États-
unis d’Amérique », art. cité.
28. John Kreidler, « La culture aux États-unis : le triomphe de la politique locale et des marchés », art.
cité, p. 234.
29. e American Assembly, e Arts and the Public Purpose, op. cit. ; Kevin F. McCarthy, Arthur Brooks,
Julia F. Lowell, Laura Zakaras, e Performing Arts in a New Era, Santa Monica, rand Corporation, 2001.
30. Sans même mentionner le National Park Service (responsable d’espaces naturels, de sites patrimoniaux
et, bien sûr, des parcs nationaux) ou encore la National Science Foundation, qui peut intervenir en faveur
des musées des sciences, des muséums d’histoire naturelle et autres science centers.
31. Ellen McCulloch-Lovell, « Les défis du modèle américain de soutien culturel », dans Financement et
gestion de la culture…, op. cit.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

C’est-à-dire que les dirigeants locaux (maires, conseils municipaux) comprennent


que la présence des arts et de la culture dans leur communauté a un impact positif
sur les problèmes de développement économique et social ainsi que sur les questions
d’éducation32 ». Toutefois, pour mesurer l’effort financier global des citoyens améri-
cains, il convient de prendre en compte les recettes fiscales dont se privent les pouvoirs
publics33 : à cet égard, on constate qu’« avec un taux moyen de taxations de dons au
niveau fédéral et de l’État d’environ 40 %, cela représente environ 6 milliards de
dollars de revenus ainsi abandonnés et constitue aussi le soutien du gouvernement34 ».
Ajoutons enfin l’existence de diverses taxes locales qui bénéficient également au
secteur culturel35.
S’agissant des dons privés, ils proviennent de trois sources principales : les
entreprises, les fondations et surtout les particuliers. À partir d’un total de
300 milliards de dollars de dons privés en 2007 (contre 210 milliards de dollars en
2001), environ 6 % sont attribués au secteur culturel (le chiffre était proche de 8 %
dans les années 1990), l’essentiel allant aux universités, aux hôpitaux, aux églises et
aux diverses causes sociales. Outre des besoins croissants dus à une augmentation des
coûts, cette importance de la collecte de fonds (fundraising) correspond à une
professionnalisation des services de development des institutions culturelles, calqués
sur ceux des hôpitaux et des universités, en relation avec les systèmes d’abonnement
ou d’adhésion (membership). C’est ainsi que « même s’il est vrai que les donateurs les
plus généreux sont essentiels à la stabilité institutionnelle et à la réalisation de projets
de grande ampleur, les organisations artistiques américaines reçoivent un soutien très
important de la part de centaines ou de milliers de donateurs modestes qui compren-
nent que le prix de leurs billets ne couvre que la partie des dépenses directement liées
à la représentation. Il est important de cultiver ces modestes donateurs que l’on peut
encourager à augmenter leurs contributions année après année. En effet, seul un petit
nombre de donateurs commence à un très haut niveau de donation36 ». Cette collecte
est quasiment obligatoire, les recettes propres (billetterie des spectacles ou entrées
dans les sites de visite, à quoi s’ajoutent les revenus des restaurants, boutiques et autres
concessions) étant insuffisantes pour couvrir les besoins des équipements, compte
tenu par ailleurs de la faiblesse mentionnée précédemment des diverses sources de
financement public. C’est ainsi que les services concernés développent en permanence
et de façon quotidienne cette activité de collecte de fonds, à travers des campagnes

32. randy Cohen, « Qui paie pour les arts et la culture ? », dans Financement et gestion de la culture…, op.
cit., p. 100.
33. Arthur C. Brooks, “In Search of True Public Arts Support”, Public budgeting and Finance, juin 2004,
vol. 24, no 2.
34. Leonard L. Silverstein, « L’architecture fiscale américaine du système de soutien aux activités carita-
tives : histoire et règles générales », dans Financement et gestion de la culture…, op. cit., p. 125.
35. Michael rushton, “Earmarked Taxes for the Arts: uS Experience and Policy Implications”, Interna-
tional Journal of Arts Management, printemps 2004, vol. 6, no 3.
36. Marc A. Scorca, « La complexité croissante des structures de soutien financier : comment les gérer ?
La diversification des partenaires : à quel prix ? », dans Financement et gestion de la culture…, op. cit.,
p. 161-162.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

régulières37 (destinées à assurer le fonctionnement de l’institution) et des levées de


fonds exceptionnelles (pour des projets de rénovation, de modernisation ou
d’extension). Mais les salariés de l’équipement culturel sont concernés au premier
chef, de même que la direction et le conseil d’administration de l’institution dont
l’engagement est déterminant, sans oublier les bénévoles qui interviennent à divers
stades du processus.
Contrairement à une légende tenace, les fonds alloués par les entreprises ne
correspondent en moyenne qu’à environ 5 % des dons reçus par les institutions
culturelles, sur une base principalement locale du reste, les firmes tenant à exercer
une action dans leur environnement proche, celui de leurs salariés et de leur siège
social. On observera à ce propos que les montants alloués par les entreprises sont
plus faibles que ceux provenant des particuliers et qu’ils tendent de façon croissante
à être influencés par des préoccupations commerciales. À l’inverse, les fondations
– dont les contributions représentent quelque 10 % des dons reçus par les institutions
culturelles – peuvent agir en prenant davantage en compte les besoins des institutions,
même s’il convient de distinguer les fondations à base familiale des fondations
communautaires, qui agissent essentiellement dans un territoire de proximité38. On
compte aujourd’hui 56 000 fondations, sachant que 1 000 d’entre elles sont
responsables de près de la moitié du total des dons (de l’ordre de 2 milliards de
dollars). Il convient d’observer que la puissance des fondations américaines est sans
commune mesure avec les fondations françaises (pas très nombreuses du reste, bien
qu’en augmentation dans la période récente). Ainsi, à titre d’indication, la fondation
Ford a attribué 829 millions de dollars en 2001, la fondation Packard 429 millions
de dollars et la fondation Annenberg 355 millions de dollars… S’agissant des
fondations d’entreprise, la Ford Motor Company Foundation a attribué 145 millions
de dollars cette même année, la Wal-Mart Foundation 96 millions de dollars et la
J.P. Morgan Chase Foundation 60 millions de dollars.

Fiscalité et dynamiques locales


On l’aura déduit de ce qui précède, l’essentiel des dons (environ 85 %) provient
des particuliers, qui donnent en moyenne 2 % de leur revenu annuel. On considère
par ailleurs que 20 % des familles américaines font une contribution à l’art ou à la
culture39, aux côtés d’autres engagements tels que l’éducation, la religion, l’environ-
nement et les causes sociales ou humanitaires. Il est vrai que les dons sont d’autant
plus intéressants fiscalement que l’on se situe dans les tranches d’imposition les plus
élevées. Mentionnons en outre que quelques institutions très riches bénéficient des

37. « Jour après jour, année après année, minute après minute » (Karen Brooks Hopkins, « Étude sur le
cas de la collecte de fonds aux États-unis : e brooklyn Academy of Music », dans Financement et gestion
de la culture…, op. cit., p. 163).
38. Chris Walker, Stephanie Scott-Melnyk et Kay Sherwood, Reggae to Rachmaninoff: How and Why People
Participate in Arts and Culture. building Arts Participation, Washington DC, e urban Institute, 2002.
39. En 2002 par exemple, ruth Lilly a effectué un don de 120 millions de dollars au profit de l’organi-
sation Americans for the Arts.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

revenus d’une dotation en capital, appelée endowment, qui correspond au placement


de fonds dont seuls les intérêts peuvent être utilisés pour couvrir une partie des frais
de fonctionnement40. Cette technique suppose toutefois une forte immobilisation
de capital, qui n’est possible que grâce à l’importance des dons effectués au profit de
prestigieuses institutions telles que le Metropolitan Museum of Art ou le MoMA,
par exemple ; ou bien grâce au fait qu’un donateur a légué une fortune considérable
à une institution culturelle, dont les revenus permettent de couvrir ses besoins de
fonctionnement, à l’instar de la richissime fondation Getty de Los Angeles, du musée
Kimbell de Fort Worth ou encore du Clark Institute de Williamstown. rappelons
en effet que de nombreuses institutions culturelles renommées ont été fondées par
des individus, qu’il s’agisse du musée Isabella Stewart Gardner à Boston, de la
Corcoran Gallery et de la Phillips Collection à Washington DC, du musée
Guggenheim, de la Frick Collection et de la Morgan Library & Museum à New York
ou encore de la fondation Getty à Los Angeles ; et, plus récemment, de la fondation
Pulitzer pour les arts à Saint Louis ou de la Neue Galerie for German and Austrian
Art à New York ; sans compter de très nombreuses collections universitaires, enrichies
au fil du temps par les donations d’anciens élèves de ces universités (parmi lesquelles
Yale, Harvard, Duke, Cornell ou Stanford, mais également nombre d’universités plus
modestes).
L’émergence des institutions culturelles obéit donc à une logique singulièrement
différente de celle de l’Europe, où la puissance publique joue communément – à
différents échelons – un rôle moteur41. Le cas américain ressortit davantage à la volon-
té initiale d’un donateur ou d’un groupe de fondateurs, qui soutiennent le projet de
création d’un équipement culturel ou en reprennent l’idée. Ils devront ensuite s’assu-
rer du soutien plus large des habitants et des acteurs du territoire, étant entendu
qu’une figure locale se détache généralement pour prendre la tête d’une campagne
de collecte de fonds et réunir les conditions de son succès par un important don
initial, qui donne symboliquement le ton de la campagne de financement (auprès
des individus, des fondations, des entreprises et des pouvoirs publics). Entrent égale-
ment en compte la richesse du territoire et, dans le cas des musées, la présence d’un
ensemble de collectionneurs capables d’effectuer des dons d’œuvres significatives42.
Dans la période récente, de nombreuses villes ont souhaité accorder une place de
choix aux équipements artistiques (mais aussi sportifs et de divertissement) dans leurs
projets de revitalisation urbaine, dans un contexte marqué par la concurrence entre
villes et le déclin industriel de certaines d’entre elles, mais aussi par l’essor du tourisme

40. Jean-Michel Tobelem, Musées et culture, le financement à l’américaine, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 1990 ; id., le Nouvel âge des musées. Les institutions culturelles au défi de la gestion, Paris, Armand
Colin, 2005.
41. Alan riding, “Europe Still Gives Big Doses of Money to Help the Arts”, e New York Times, 4 mai
1995.
42. Karl E. Meyer, e Art Museum: Power, Money, Ethics. A Twentieth Century Fund Report, New York,
William Morrow & Co, 1979 ; Martin Feldstein (dir.), e Economics of Art Museums, Chicago, e uni-
versity of Chicago Press, 1991 ; J.-M. Tobelem, Musées et culture…, op. cit. ; id., le Nouvel âge des musées…,
op. cit.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

urbain et des équipements urbains de loisir. C’est ainsi que les municipalités de
Philadelphie, Boston, Baltimore, Pittsburgh, Seattle, Newark ou Charlotte ont
appuyé des projets de restructuration urbaine passant par le soutien au dévelop-
pement de quartiers artistiques et la modernisation ou la création d’institutions
culturelles tels que des salles de concert ou des musées43. Autrement dit, les profes-
sionnels de la culture doivent s’efforcer de démontrer aux pouvoirs publics que l’art
et la culture sont porteurs de bienfaits pour leur environnement, plutôt que d’espérer
les convaincre de l’utilité du financement de « l’art pour l’art44 ». Les avantages que
les analystes prêtent à la culture sont toutefois nombreux : le développement de
l’éducation artistique, la relation féconde avec les industries de la création, le
renforcement des liens sociaux, l’amélioration de la qualité de la vie, la restructuration
des centres-villes, etc.
Quoi qu’il en soit, en dehors des formes d’autorégulation (codes de bonne
conduite, chartes déontologiques et autres systèmes d’accréditation), les contrôles de
l’administration fiscale (Internal Revenue Service), du Congrès et des procureurs de
la république (district attorneys) font que les institutions culturelles – même indé-
pendantes par statut – constituent des entités qui participent à une forme de « service
public » de la culture45, ou du moins relèvent assurément d’une démarche d’intérêt
général qui sert de fait de justification aux exonérations d’impôts et aux déductions
fiscales qui les caractérisent. On l’observe dans le cadre juridique concernant les
fondations, mais aussi dans les affaires de deaccessioning46, où les institutions
culturelles qui souhaitent se défaire de certaines de leurs œuvres doivent en répondre,
en cas d’abus, devant les législations des États. Tout se passe donc comme si la
puissance publique « déléguait » aux multiples acteurs décentralisés du champ culturel
(professionnels, membres de conseils d’administration, donateurs, bénévoles…) le
soin de dessiner les contours de la politique culturelle des États-unis d’Amérique47.

43. Elizabeth Strom, “Cultural Policy as Development Policy: Evidence From the united States”, Inter-
national Journal of Cultural Policy, novembre 2003, vol. 9, no 3.
44. Investing In Culture. Innovations In State Policy, A report by the NCSL Cultural Policy Working Group,
Denver et Washington DC, National Conference of State Legislatures, 2003 ; Kevin F. McCarthy, Eliza-
beth H. Ondaatje, Laura Zakaras, Arthur Brooks, Gifts of the Muse. Reframing the Debate About the bene-
fits of the Arts, Santa Monica, rand Corporation, 2004 ; Arts and Economic Prosperity III, Washington DC,
Americans for the Arts, 2007.
45. “ese organizations are fundamentally public in their responsibilities and ultimate accountability”
(Stephen E. Weil, “Museums in the united States: e Paradox of Privately Governed Public Institu-
tions”, Museum Management and Curatorship, 1997, vol. 15, no 3, p. 249).
46. Lee rosenbaum, “At the New York Public Library, It’s Sell First, raise Money Later”, e Wall Street
Journal, 1er novembre 2005.
47. Kevin V. Mulcahy, “Cultural Policy : Definitions and eoretical Approaches”, International Journal
of Arts Management, Law, and Society, hiver 2006, vol. 35, no 4.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

Forces et faiblesses du modèle américain


Les limites du marché
Alors que l’espérance américaine, qui a pourtant longtemps alimenté la « machine
à rêve » d’Hollywood, ne suscite plus dans le monde autant d’enthousiasme
qu’autrefois, passé le désenchantement des guerres, du racisme, de la pauvreté et de
la violence, c’est désormais une culture duale qui caractérise la société états-unienne,
que ne contribuent que faiblement à rééquilibrer les instruments publics de la
culture : la vigoureuse culture du loisir et du divertissement d’un côté (l’entertain-
ment), celle de Disney, de Las Vegas et de Broadway ; et, de l’autre, la culture savante
ou « élitiste », celle des grands esprits choyés par les universités et les revues de qualité,
soutenue par les fondations privées et les agences fédérales, celle aussi de la National
Public Radio. On pourrait soutenir que ce fossé n’a cessé de s’agrandir, alors que la
télévision ne confie plus des émissions de grande écoute à des génies de la
vulgarisation tels que le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein, que les
éditeurs concentrent leurs efforts sur des livres peu exigeants sur le plan intellectuel
(avec un nombre singulièrement limité de traductions étrangères) et que les tentations
artistiques initiales des grands studios et de Disney48 ne sont le plus souvent qu’un
lointain souvenir49. Dénominateur commun à toutes ces évolutions : la recherche de
la rentabilité qui a pris le pas dans les industries culturelles sur l’ambition artistique
proprement dite, qu’il s’agisse du cinéma, de la musique ou de la télévision. C’est
une évolution parfaitement analysée pour le domaine de l’édition, mais que l’on peut
aisément transposer à l’ensemble du secteur des industries culturelles.
Ainsi, le grand éditeur américain André Schiffrin a-t-il décrit « les effets de la
doctrine libérale du marché sur la diffusion de la culture », ceux-là mêmes qui l’ont
conduit à repartir du commencement pour fonder une maison d’édition – e New
Press – sous la forme d’une organisation sans actionnaires et sans but lucratif, bien
que n’étant pas liée à une université50, afin de s’adresser au « public général et non à
une élite universitaire, tout en visant le plus haut niveau intellectuel ». Il précise
qu’aujourd’hui « toute la question est de savoir choisir les livres qui vont faire un
maximum d’argent, et non plus ceux qui correspondent à la mission traditionnelle
de l’éditeur […] Par conséquent, ce qui est recherché c’est l’auteur connu, le thème
à succès, et les nouveaux talents ou les points de vue originaux et critiques trouvent
difficilement leur place dans les grandes maisons51 ». On continue pourtant à avoir
accès à des productions de qualité dans l’immense scène artistique des États-unis :
sur certaines chaînes du câble pour la télévision52, dans les campus universitaires et
dans certains festivals pour le théâtre et la musique contemporaine, chez les produc-
teurs indépendants pour le cinéma et la musique populaire. Tandis que le secteur des

48. Voir l’exposition consacrée aux influences européennes de Walt Disney (Paris, Grand Palais, 2007).
49. Peter Biskind, le Nouvel Hollywood, Paris, Le Cherche-Midi, 2002.
50. Sur le modèle, aux États-unis, de Public broadcasting System (PBS) pour la télévision, ou de National
Public Radio (NPr) pour la radio, qui datent des années 1960.
51. André Schiffrin, l’Édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999, p. 63-64.
52. Citons, à titre d’illustration, la série policière e Wire (« Sur écoute ») de la chaîne HBO.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

musées et des arts plastiques est, lui, en bonne santé, porté par la demande du public,
la vitalité des galeries, l’attrait des grandes expositions et la frénésie d’achat des
collectionneurs, malgré des critiques récurrentes en termes d’éthique (voir par exemple
les « affaires » ayant touché la fondation Getty ou la Smithsonian Institution53).

La complexité des jeux d’acteurs


Comme l’exprime l’ancien directeur du Metropolitan Museum of Art de New
York, Philippe de Montebello, est-il préférable d’avoir plusieurs maîtres (dont chacun
dispose d’une parcelle de pouvoir) ou de dépendre d’une tutelle, certes publique,
mais toute-puissante ? Dans le même temps, reconnaissons qu’évaluer l’effort respectif
de la puissance publique en faveur des arts et de la culture en Europe et aux États-
unis impose de tenir compte de l’effort fiscal né des réductions d’impôts accordées
aux donateurs et aux créateurs de fondations (voir supra). Si l’on accepte l’idée que
l’approche de la société américaine consiste à « faire faire » diverses entités à travers
des contributions philanthropiques volontaires – plutôt qu’à agir directement à travers
l’impôt redistributif permettant à des instances tenant leur légitimité des élections
de financer des politiques et des équipements culturels publics –, alors le déséquilibre
qui paraissait flagrant en faveur de l’Europe se réduit singulièrement : il est probable
en effet que l’intervention en faveur des arts et de la culture – qu’elle soit directe
comme en Europe ou indirecte comme aux États-unis d’Amérique – est alors
globalement d’une ampleur analogue.
Admettons cependant qu’il y a là deux conceptions de la démocratie, celle qui
privilégie le choix des instances publiques légitimées par le suffrage populaire et celle
qui favorise l’énonciation de choix individuels par un très grand nombre de parties
prenantes, le tout devant aboutir à un résultat considéré comme satisfaisant par la
collectivité54. En cela, modèles européens et américains ne cessent de s’opposer,
malgré une forme de rapprochement : l’existence d’une intervention publique (certes
à un niveau limité) aux États-unis d’Amérique ; le développement de sources de
financement privé dans les institutions culturelles en Europe. Aux États-unis, on
fustigera le risque de censure et de création d’un « art officiel » lorsque la puissance
publique développe une politique culturelle ; à quoi l’on opposera, en Europe, le
risque de dépendre de financeurs qui n’ont pas de compte à rendre aux citoyens et
la marginalisation de la création artistique la plus exigeante.
À l’heure où l’on parle d’« américanisation » de la politique culturelle française,
sur fond de retrait de l’État ou en tout état de cause de réduction de la voilure du
ministère de la Culture, il n’est pas aisé de porter une appréciation d’ensemble sur
l’expérience culturelle des États-unis d’Amérique, car plusieurs éléments ne se prêtent
guère à une comparaison terme à terme avec le modèle européen : un État relati-
vement récent, de caractère fédéral et se déployant à l’échelle d’un continent ; une

53. Michael Kimmelman, “Art, Money and Power”, e New York Times, 11 mai 2005 ; Paul Werner,
Museum, Inc: Inside the Global Art World, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2005.
54. rob reich, “A Failure of Philanthropy. American Charity Shortchanges the Poor, and Public Policy
is Partly to Blame”, Stanford Social Innovation Review, hiver 2005.

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POur uNE HISTOIrE DES POLITIQuES CuLTurELLES DANS LE MONDE

multiplicité de sources de financement, en forme de kaléidoscope ; une méfiance


envers l’intervention des pouvoirs publics dans le domaine de la création, qui se
double d’une confiance dans le marché, l’esprit d’entreprise et les industries cultu-
relles55. Or, si la puissance publique a globalement accru la part de ses financements
– même de façon éclatée et en laissant l’initiative aux acteurs locaux –, le marché
peut quant à lui paraître répondre imparfaitement aux besoins de la société. Souli-
gnons néanmoins que, dans la plupart des villes grandes et moyennes, on trouve, en
dehors de la bibliothèque publique un musée d’histoire locale, un centre de culture
scientifique et technique, un musée d’art voire un musée d’art contemporain, un
muséum d’histoire naturelle, sans oublier – spécificité américaine – un musée pour
enfants (children’s museum), dont l’intense programmation (ateliers, lectures, exposi-
tions temporaires, spectacles, concerts, voyages…) les transforme volontiers en une
sorte de centre culturel56.
Mais là où autrefois les grandes entreprises prenaient volontiers en considération
des besoins ne ressortissant pas uniquement à leur compte d’exploitation, n’hésitant
pas à contribuer au financement de la high culture, y compris à la télévision, on ne
peut qu’être frappé par la perte d’exigence artistique dans le domaine de la musique,
de la littérature et surtout du cinéma – Hollywood étant presque devenu le synonyme
des États-unis d’Amérique –, les conglomérats qui dominent les industries culturelles
étant à présent à la recherche de taux de rentabilité si élevés qu’ils favorisent la
recherche de blockbusters ou de best-sellers, qu’ils réduisent en l’industrialisant la part
de prise de risque artistique57 et qu’ils proposent au total à l’essentiel de la population
américaine des productions standardisées qui sont particulièrement loin de refléter
la diversité des cultures du monde, y compris du monde développé. Poids des
industries culturelles d’un côté et recherche accrue de ressources financières de l’autre
se conjuguent alors pour donner le sentiment d’un inachèvement, d’un manque
d’ambition culturelle, d’une incapacité à offrir aux citoyens américains des conditions
d’accès analogues (sinon identiques, ce qui serait irréalisable) à une offre culturelle
diversifiée, ce qui n’aurait pas nécessairement comblé d’aise les fondateurs de la nation
américaine.
Finalement, le fait qu’il puisse exister une politique culturelle « par défaut », qui
présente un certain nombre d’avantages, ne signifie pas que son fonctionnement
d’ensemble soit optimal, puisque l’action des associations professionnelles et des
fondations58 ne compense pas nécessairement le manque d’une vision globale et
prospective, d’un projet d’aménagement culturel du territoire ou d’une tentative
d’égalisation des conditions d’accès des citoyens aux œuvres de l’art et de l’esprit. De
fait, « en raison de la fragmentation du processus politique, et des structures de
financement aux États-unis, il n’y a pas de lieu de débat central, national, pour savoir

55. e American Assembly, e Arts and Public Policy in the United States, New York, Columbia uni-
versity, 1984.
56. J.-M. Tobelem, Musées et culture…, op. cit. et F. Martel, eater…, op. cit.
57. K. F. McCarthy, A. Brooks, J. F. Lowell, L. Zakaras, e Performing Arts in a New Era, op. cit.
58. Judith H. Dobrzynskin, “Heavyweight Foundation rows Itself Behind Idea of a Cultural Policy”,
e New York Times, 2 août 1999.

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États-Unis d’Amérique − Jean-Michel TobELEM

quelles ressources devraient être protégées et pourquoi. Ainsi il n’est pas risqué
d’affirmer que, loin de cela, les organisations culturelles et le travail des artistes
survivront ou disparaîtront en fonction de l’influence du marché, des intérêts person-
nels des mécènes et des préoccupations politiciennes, plutôt que selon n’importe quel
processus organisé ou réfléchi de mise en œuvre d’une politique culturelle59 ». Cet
éparpillement est certes stimulant en termes de dynamisme60, mais il est coûteux en
énergie, source de fragilité en cas de récession économique et il paraît accepter de
marginaliser certains types de production artistique. Le point essentiel est à cet égard
que la faiblesse des financements publics actuellement alloués à la culture61 permet-
trait facilement d’envisager une augmentation de ces ressources ; et cela, non pas
pour se substituer aux recettes propres ou aux financements privés, mais pour que
les revenus de la puissance publique permettent de stabiliser le fonctionnement des
institutions culturelles (par ailleurs hautement professionnalisées) dans le sens d’une
moindre dépendance à l’égard de certains types de donateurs, d’une plus large part
laissée à l’innovation et à l’expérimentation, et surtout d’une prise de risque plus
importante (qu’il s’agisse d’une exposition consacrée à un artiste peu connu, de la
présentation d’une pièce de théâtre d’un auteur exigeant ou encore de la program-
mation de l’œuvre d’un compositeur de musique contemporaine62). Dès lors, on
pourrait fort bien imaginer qu’à l’avenir, on assiste concomitamment à une
« américanisation » de la politique culturelle européenne et à une « européanisation »
de la politique culturelle américaine…

59. Marian A. Godfrey, « Politique et philanthropie au sein du système culturel des États-unis : le triomphe
de la politique locale et des marchés », dans Financement et gestion de la culture…, op. cit., p. 202.
60. National Endowment for the Arts, How the United States Funds the Arts, Washington DC, NEA, 2007
(édition révisée).
61. Stephen Kinzer, “Some States Propose End to Arts Spending”, e New York Times, 20 février 2003.
62. « Au sein des orchestres, la tendance affligeante de toujours se coller étroitement au répertoire alle-
mand du xIxe siècle, car on pense que le public sera moins attiré par un travail moins bien connu, est
renforcée dans les périodes économiquement difficiles. Dans des moments comme ceux-là, il semble
impossible – et pas seulement risqué – de programmer une nouvelle œuvre ou un répertoire peu fami-
lier, qui exigerait des répétitions additionnelles coûteuses et pourrait choquer et déplaire au public »
(M. A. Godfrey, « Politique et philanthropie au sein du système culturel des États-unis… », art. cité,
p. 196-197).

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L’impératif de la politique culturelle finlandaise :


renforcer la nation en cultivant la population

Anita KANgAS et Sakarias SoKKA*

Introduction
Les recherches sur l’histoire de la politique culturelle conservent toute leur
importance dans la perspective du développement d’une politique culturelle et de la
réflexion que cette politique doit mener sur elle-même, tant au plan national qu’inter-
national. Dans la plupart des sociétés capitalistes avancées, la manière d’envisager la
« politique culturelle » a connu au cours du temps une évolution reflétant les
préoccupations relatives à la viabilité commerciale des différentes pratiques culturelles
et esthétiques, d’une part, et les conceptions du rôle des pouvoirs publics pour assurer
la préservation de ce qui est traditionnellement perçu comme un bien public, d’autre
part.
L’histoire de la politique culturelle remonte au xVIIIe ou au xIxe siècle. La tradition
finlandaise d’implication de l’État dans le domaine des arts et du patrimoine est
inséparable de l’idée d’une culture nationale et de la construction d’un État-nation.
Au xIxe siècle, toutefois, le soutien des pouvoirs publics à la culture est resté très
limité. Les recherches sur l’histoire de la politique culturelle constituent un sous-
champ important des études sur la politique culturelle. Dans le contexte finlandais,
nous pouvons relever les travaux menés à cet égard par des auteurs comme
Heiskanen1, Ahponen2, Alasuutari3 et Kangas4, qui soulignent le rôle normatif que
la politique culturelle attribue à la culture, en particulier dans sa phase de plein
développement, lorsque, après la Deuxième guerre mondiale, on enregistra une nette
inflexion à la fois dans la formation de la politique culturelle et dans ses modes de
fonctionnement, alors que le processus d’institutionnalisation s’intensifiait. Ce
processus s’est traduit notamment par la spécialisation culturelle de services

* Université de Jyväskylä, Finlande.


1. Ilkka Heiskanen, »Kulttuuripolitiikan pitkät linjat«, Hyvinvointikatsaus 7, Tilastokeskus, 1994, p. 6-9.
2. Pirkkoliisa Ahponen, »Kulttuuripolitiikka instituutiona, markkinoilla ja utopioissa«, dans Kupiainen
et Sevänen (eds), Kulttuurintutkimus, Tietolipas 130, Helsinki, SKS, 1994.
3. Pertti Alasuutari, Toinen tasavalta. Suomi 1946-1994, Jyväskylä, Vastapaino, 1997.
4. Anita Kangas, »Konstpolitik-välfärdspolitik«, dans Kultur i Norden – forskning och praktik, 1992, p. 46-
61 ; id., “New Clothes for Cultural Policy”, dans Ahponen et Kangas (eds), Construction of Cultural Policy,
Jyväskylä, SoPhi, 2004.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

administratifs nationaux et locaux, par la professionnalisation des agents culturels


nationaux et locaux et par la promotion de la culture comme l’un des principaux
champs d’action des politiques publiques nationales et locales, tant du point de vue
politique que du point de vue financier.
Jim Mcguigan distingue trois grandes approches de la politique culturelle. La
première de ces approches privilégie l’État et repose sur l’idée que l’État-nation régit
l’ensemble de la société, y compris le domaine de la culture. Une deuxième approche
privilégie le marché et la commercialisation : l’argent y joue un rôle moteur, la règle
de l’efficience domine, la valeur se trouve réduite à la valeur d’échange. La troisième
approche privilégie l’idée de la société civile et de la communication démocratique,
la discussion des questions politiques relatives à la culture relevant de la sphère de
publics variés. Les discours sur la politique culturelle ne peuvent être isolés des grands
débats (idéologiques) de l’actualité du moment, même si l’on observe des continuités
à travers les différentes périodes. Les pratiques des périodes plus anciennes continuent
souvent d’influencer les formes ultérieures que peuvent revêtir les instruments de
l’action des pouvoirs publics. Il est intéressant de relever à cet égard que l’évolution
de la politique culturelle en Finlande semble avoir suivi un parcours largement
semblable à celui observé dans d’autres pays nordiques ou européens, même si la
Finlande se caractérise par une évolution structurelle globale plus tardive – mais aussi
plus déséquilibrée et plus rapide – que par exemple dans les autres pays nordiques6.
Notre analyse se focalisera sur la description des voies suivies par le développement
de la politique culturelle nationale finlandaise, jusqu’à ses formes actuelles. Dans cette
évolution, chacune des approches indiquées plus haut a joué un rôle important. Pour
approfondir l’analyse des structures administratives, tant à l’échelle nationale que
locale, nous interpréterons cette évolution dans un contexte plus large, ce qui nous
permettra d’arriver à la conclusion selon laquelle les implications politiques
pourraient être spécifiquement finlandaises, si l’on compare avec le développement
des modèles de politique culturelle observé dans d’autres pays.

La Finlande : une région frontalière


Dans une perspective historique, le développement de la politique culturelle
finlandaise est lié à la formation de l’État et à son évolution. Historiquement, la
Finlande a occupé une position périphérique par rapport au cœur industrialisé de
l’Europe et a représenté une zone frontalière entre deux cultures, la Russie et la Suède.
Jusqu’au milieu du xIIe siècle, la zone géographique qui correspond aujourd’hui à la
Finlande constituait un vide politique qui suscitait les convoitises à la fois de son
voisin occidental, la Suède et de l’Église catholique, et de son voisin oriental, la
principauté de Novgorod (Russie) et de l’Église grecque orthodoxe. La Suède émergea
victorieuse de la lutte qui s’ensuivit, et l’ouest et le sud de la Finlande furent englobées

. Jim Mcguigan, Rethinking Cultural Policy, glasgow, open University Press, 2004, p. 33-61.
6. Matti Alestalo, Structural Change, Classes and the State: Finland in a Historical and Comparative Pers-
pective, Research reports, Research group for Comparative Sociology, University of Helsinki, 1986, p. 17.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

dans la Suède et la sphère culturelle occidentale, alors que la région orientale, la


Carélie, devint une composante du monde russo-byzantin7. Suite à la domination
de la Suède, le système juridique et social suédois s’implanta en Finlande. Le
féodalisme ne faisait pas partie de ce système, et par conséquent les paysans finlandais
n’ont jamais été des serfs, et ont toujours conservé leur liberté personnelle. En 1362,
les Finlandais obtinrent le droit d’envoyer des représentants à l’élection du roi de
Suède, et au xVIe siècle, ce droit fut élargi à une représentation à la Diète suédoise
des États.
Au xVIe siècle, la Réforme atteignit la Suède et la Finlande et le catholicisme
romain fut supplanté par la foi luthérienne. Le protestantisme a traditionnellement
favorisé le développement du rationalisme, qui, dans les pays luthériens, s’est
manifesté par une présence forte de l’État dans la société. La relation entre le citoyen
individuel et l’État devint également capitale. Durant la période où elle fut une
grande puissance (1617-1721), la Suède étendit sa domination autour de la mer
Baltique et réussit, grâce à la faiblesse de la Russie, à repousser plus à l’est la frontière
de la Finlande. Avec le renforcement de l’appareil administratif de Stockholm, le
droit suédois uniforme fut étendu à la Finlande au xVIIe siècle. Des Suédois furent
souvent nommés aux plus hautes charges en Finlande, ce qui renforça la position de
la langue suédoise dans le pays8.
Lorsque la Suède perdit son statut de grande puissance, au début du xVIIIe siècle,
la pression russe sur la Finlande s’accrut et la Russie s’empara du pays à l’occasion
de la guerre de 1808-1809. Durant la période suédoise, elle n’était rien d’autre qu’un
regroupement de provinces et non une entité nationale. Elle était gouvernée depuis
Stockholm, qui était la capitale des provinces finlandaises de l’époque. Mais lorsque
la Finlande fut rattachée à la Russie en 1809, elle devint un grand-duché autonome.
Le tsar Alexandre Ier, qui fut grand-duc de Finlande de 1809 à 182, lui concéda
une large autonomie. L’Église luthérienne conserva sa position en Finlande, et le
suédois demeura la langue officielle du pays. Toutefois, le mouvement national
finlandais gagna en importance pendant la période russe. Le décret sur la langue
promulgué en 1863 par le tsar Alexandre II marqua le début d’un processus qui
devait faire du finnois une langue administrative officielle9.
La Diète finlandaise se réunit en 1863 après une interruption de plus d’un demi-
siècle. Par la suite, elle le fit régulièrement et un travail législatif actif put s’engager.
La Finlande constituait un État dans l’État avec son propre Sénat et sa propre Diète,
ses fonctionnaires, sa législation, son armée, sa monnaie (le mark finlandais) et ses
timbres-poste. C’est à cette époque qu’apparurent les premières subventions
publiques en faveur des arts. Le Sénat finança des bourses que l’Association
finlandaise des arts (Suomen taideyhdistys) devait attribuer à des artistes. Des prix
artistiques furent créés pour encourager les artistes les plus doués dans leur travail.

7. Suomen kulttuurihistoria I, Porvoo-Helsini, wSoy, 1979, p. 11-391.


8. Erkki Lehtinen, Suomen varhaishistorian ja ristiretkikauden kuvasta uskonpuhdistus- ja suurvalta-aikana,
Jyväskylä, Historiallisia tutkimuksia LxxV, 1968.
9. Päiviö Tommila, Suomen autonomian synty 1808-1819, Helsinki, Valtion painatuskeskus, 1984.

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L’idée germa de créer un art national représentatif et par conséquent des fonds publics
furent consacrés à assurer l’existence d’institutions artistiques. Au cours de cette
période marquée par l’autonomie, la vie artistique finlandaise se développa rapide-
ment et l’importance des subventions s’accrut parallèlement à cet essor10. En raison
des rigidités de l’action administrative, un certain nombre de problèmes furent pris
en charge par des associations culturelles et artistiques qui menaient un lobbying actif
pour le développement de la vie culturelle11.
La tradition de la haute culture européenne (en particulier de la culture de cour)
n’eut qu’un impact limité12 et l’aristocratie finlandaise de langue suédoise ne possédait
que relativement peu de terres : les petits propriétaires fermiers constituaient la
colonne vertébrale de l’économie. Dans ce contexte, le mouvement nationaliste de
langue finnoise devait élaborer un programme politique qui ne remette pas en
question les acquis politiques déjà engrangés en termes d’autonomie et de position
particulière au sein de l’Empire russe, et qui lui conserve le soutien dont il pouvait
déjà bénéficier au sein des couches supérieures de la société. Le nouveau mouvement
nationaliste devait donc centrer ses revendications sur l’élévation de la langue majori-
taire, le finnois, au rang de langue officielle sur pied d’égalité avec la langue minori-
taire, le suédois, qui était alors administrativement et intellectuellement dominante.
Suite à quoi, des groupes divers (tant d’expression suédoise que d’expression finnoise)
promurent leurs propres conceptions de la nation finlandaise et de sa culture auprès
de l’opinion publique, en s’efforçant d’obtenir une reconnaissance légitime pour leurs
actions13.
Le mouvement dit « Fennoman » fut lancé au sein des milieux académiques et
intellectuels établis, et il bénéficia du soutien de l’Église luthérienne, de la classe
moyenne d’expression finnoise et de la paysannerie. Les associations représentant
différents mouvements sociaux tels que le mouvement travailliste, le mouvement
pour la tempérance, les brigades de pompiers et les associations de la jeunesse rurale,
jouèrent un rôle très important dans cette évolution. Ils furent de facto les premiers
instruments du développement de l’identité nationale dans la période allant de 1809
à 191714. Compte tenu de l’importance de la question de la langue, la littérature
occupait une position clé, comme le montre la création de la Société de littérature
finlandaise en 1831. La Société pour l’éducation populaire (Kansanvalistusseura) fut
fondée en 1874 : il s’agit de la plus ancienne organisation finlandaise de formation
des adultes, qui plonge ses racines idéologiques dans l’éveil national et culturel.

10. Paula Tuomikoski-Leskelä, Taide ja politiikka. Kansanedustuslaitoksen suhtautuminen taiteen edistämi-


seen Suomessa, Historiallisia tutkimuksia 103, oulu, Suomen historiallinen seura, 1977, p. 22-30.
11. Sakarias Sokka, Sisältöä kansallisvaltiolle. Taide-elämän järjestäytyminen jaasiantuntijavaltaistuva tai-
teen tukeminen, Helsinki, Cupore, 200 ; Sakarias Sokka et Anita Kangas, “From Private Initiatives towards
the State Patronage”, Nordisk kulturpolitisk tidskrift, 9 (1), 2006, p. 116-136 ; Voitto Helander et Susan
Sundback, Defining the Nonprofit Sector: Finland, working papers of the Johns Hopkins Comparative
Nonprofit Sector Project, no 34, Lester M. Salamon et Helmut K. Anheier (eds), Baltimore, e Johns
Hopkins Institute for Policy Studies, 1998.
12. Voir par exemple Risto Alapuro, State and Revolution in Finland, Londres, University of California
Press, 1988, p. 98.
13. S. Sokka, Sisältöä kansallisvaltiolle…, op. cit.
14. R. Alapuro, State and Revolution in Finland, op. cit.

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La mise sur pied d’associations culturelles trouvait une de ses motivations essen-
tielles dans l’idée selon laquelle il fallait, pour créer une nation, « civiliser » le peuple,
l’éduquer pour lui faire comprendre la signification de sa propre culture et de ses
propres traditions pour renforcer le processus de formation d’un État. Cette « mission
civilisatrice » était au cœur des actions menées aussi bien par le mouvement des
Fennomans, d’expression finnoise et d’inspiration conservatrice (influencé par l’idéa-
lisme allemand), que par leurs rivaux, également d’expression finnoise, mais d’inspira-
tion libérale ou sociale (influencés par les conceptions anglo-saxonnes du libéralisme
social), mais aussi dans l’action de l’élite d’expression suédoise qui cherchait à
renforcer sa position de la langue suédoise et et celle de sa population dans l’État-
nation finlandais1. En général, les mouvements de la société civile et les associations
qui y étaient liées poursuivaient un objectif général d’amélioration des mœurs et du
mode de vie des classes populaires en cherchant à inculquer au peuple une manière
de vivre appropriée16. À cet égard, les relations pratiques et fonctionnelles entre l’État
et les acteurs légitimés au sein de la société civile ont joué un rôle important dans
l’éduction des citoyens conformément aux conceptions prédominantes de ce que
devait être et représenter l’État17.
La Révolution russe de 190 permit la création, en 1906, d’un nouvel organe
législatif destiné à remplacer les anciens États. Depuis lors, l’organe législatif a pris
le nom de Parlement, un parlement à une seule chambre. La création du Parlement
finlandais constitua la réforme parlementaire la plus radicale jamais vue en Europe :
la Finlande passa d’un seul coup d’une diète de quatre États à un parlement mono-
caméral élu au suffrage universel. Les femmes finlandaises furent les premières en
Europe à obtenir le droit de vote. Le droit de siéger au Parlement fut également
étendu aux deux sexes.
Le 6 décembre 1917, le Parlement approuva la déclaration d’indépendance. Dans
le même temps, toutefois, la rupture entre les partis de gauche et de droite était
devenue irrémédiable. La prise du pouvoir par les Bolcheviks en Russie en novembre
1917 avait soulevé une grande émotion en Finlande. Pour la classe moyenne, les
Bolcheviks incarnaient l’épouvantail du socialisme révolutionnaire. Les travailleurs,
en revanche, étaient enthousiasmés par l’apparente efficacité de l’action révolution-
naire. Le succès des Bolcheviks encouragea les ouvriers finlandais à se lancer dans
une grève générale en 1917. En janvier 1918, le gouvernement finlandais autorisa la
garde blanche à agir comme force de sécurité nationale pour rétablir la loi et l’ordre.
Cette décision incita à leur tour les ouvriers à déclencher une grève préventive et
dans les jours qui suivirent, des éléments révolutionnaires prirent la direction du
mouvement socialiste et appelèrent à une insurrection générale. Une guerre civile
éclata donc, qui se termina par la victoire « blanche » et la Finlande devint une

1. S. Sokka et A. Kangas, “From Private Initiatives towards the State Patronage”, art. cité, p. 118-121 et
130-131.
16. Pertti Pesonen et olavi Riipinen, Dynamic Finland. e Political System and the Welfare State, Hel-
sinki, Finnish Literature Society, 2002, p. 30-33.
17. S. Sokka et A. Kangas, “From Private Initiatives towards the State Patronage”, art. cité, p. 126-127.

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république indépendante l’été suivant. La guerre laissa des traces profondes dans le
pays, le divisant à la fois politiquement et culturellement18.
Après la guerre civile, les éléments les plus radicaux de la bourgeoisie victorieuse
tentèrent de modifier les valeurs de base de la culture nationale établie, dans le sens
d’une droite radicale, en soulignant la nécessité de combattre le communisme et de
créer une « plus grande Finlande » en annexant, dans un esprit de romantisme tribal,
des zones de Carélie orientale russe. Cette phase fut éphémère et la politique se
focalisa de nouveau sur les tâches familières de la période antérieure à l’indépendance :
poursuivre la construction de la nation en agissant sur le niveau d’éducation et de
culture de la population et en effectuant des réformes sociales19.

Prestige national
C’est au cours des années 1860 que le Sénat finlandais intégra pour la première
fois dans son budget des subventions destinées à la promotion des beaux-arts en
Finlande. Une des plus anciennes justifications à de telles subventions était la
contribution que la culture pouvait apporter au prestige national. L’État commença
à faire évoluer son administration des beaux-arts : le recours à l’expertise d’associations
culturelles nationales et de panels spécifiquement constitués à cet effet était une
préfiguration du système ultérieur des conseils en matière artistique. De nombreuses
associations et sociétés de promotion de la culture, de la musique, de la littérature,
des arts de la scène et des arts plastiques virent le jour, de même que des associations
regroupant les artistes et des institutions artistiques. L’introduction d’un système
d’enseignement général géré par les municipalités jeta les bases d’une participation
active des citoyens à la vie culturelle. L’État assuma progressivement la tâche de
soutenir les bibliothèques et la formation des adultes qui était assurée par des
associations de la société civile. Ce processus vit se constituer un pilier fondamental
de la politique culturelle finlandaise, à savoir la responsabilité conjointe de l’État et
des pouvoirs locaux pour soutenir la vie artistique et culturelle.
Durant les premières décennies du xxe siècle, le soutien aux arts était assuré par
les conseils pour les arts qui avaient été établis en 1918. Ces instances utilisaient le
pouvoir que l’État leur avait octroyé et qui leur permettait de pratiquer un contrôle
de leurs domaines artistiques respectifs20. La Société finlandaise de radiodiffusion fut
créée en 1926. La même année vit l’apparition d’un élément essentiel du soutien
financier à la vie artistique : la loterie nationale, dont une partie des bénéfices fut
utilisée pour soutenir les arts et les sciences21. Plus tard, en 1940, les paris furent

18. Seppo Zetterberg, Itsenäisen Suomen historia, Helsinki, otava, 199, p. 7-31 ; Jussi T. Lappalainen,
Itsenäisen Suomen synty, Jyväskylä, gummerus, 1977.
19. Ilkka Heiskanen, “Development of Finnish Cultural Policy: An outline”, dans Cultural Policy in Fin-
land. National Report, European Programme of National Cultural Policy Reviews, Council of Europe,
e Arts Council of Finland, Research and Information Unit, Helsinki, Nykypaino, 199, p. 29-62.
20. S. Sokka et A. Kangas, “At the Roots of Finnish Cultural Policy. Intellectuals, Nationalism and the
arts”, International Journal of Cultural Policy, 2007, 13 (2), p. 18-202.
21. P. Tuomikoski-Leskelä, Taide ja politiikka…, op. cit., p. 40-41.

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légalisés et le loto vit le jour en 1971. Une part importante de leurs profits était
consacrée au développement de la vie artistique et culturelle et de l’éducation civique.
Dans le même temps, l’industrie culturelle, c’est-à-dire le cinéma, l’industrie du
disque et la culture populaire, pénétrait sur les marchés et l’État profitait de ce
développement par le biais de la fiscalité (une taxe sur les films, par exemple).
La vie artistique était l’un des instruments à la disposition de l’État dans son
action visant à façonner la citoyenneté pour créer une communauté nationale. Des
bourses, des pensions et des chaires de professeur d’université furent utilisées pour
créer des artistes nationaux. Plus tard, le soutien apporté par l’État au fonctionnement
de diverses institutions et organisations artistiques (nationales et locales) rendit
possible la mise sur pied d’une politique culturelle reconnaissant les minorités
linguistiques et politiques ; des monuments, des fêtes, les programmes de la radio,
et plus tard les productions télévisées unirent le peuple tandis que le développement
du système d’enseignement assurait le niveau d’éducation du pays.
Comme pour une petite nation, le fait d’avoir son propre État n’a jamais constitué
un fait acquis, l’État a joué un rôle central en Finlande, et cela dès la fin du xIxe siècle.
Par conséquent, l’État s’est retrouvé au cœur du soutien aux activités et aux fonctions
sociales, et toute l’action politique s’est focalisée sur ce rôle central22. En dépit des
bouleversements politiques qui ont suivi la Première guerre mondiale, et qui allèrent
jusqu’à une guerre civile, l’idéal d’éducation et la tendance à l’unité de la culture
nationale (bilingue) fleurirent en fin de compte dans les discours officiels. Les institu-
tions publiques semblaient offrir un cadre apolitique pour les activités culturelles,
mais lorsque des acteurs de la vie culturelle voulurent obtenir des réformes, ils durent
faire alliance avec l’État. Différentes organisations de la société civile demandèrent
des subventions à l’État et définirent leur rôle comme celui d’agents d’une politique,
ce qui les inscrivait donc dans cette politique des pouvoirs publics. Les organisations
d’artistes, par exemple, comme de nombreuses organisations de la vie culturelle,
prirent ainsi une part essentielle au développement des formes de la politique
culturelle. Cette caractéristique, typiquement finlandaise (ou nordique), évolua, par
la suite, dans le sens du corporatisme. Les associations ont ainsi contribué à alimenter
le débat politique, et à réorienter des objectifs des politiques culturelles mises en
place.
Après la Deuxième guerre mondiale, comme l’a souligné Tuomikoski-Leskelä23,
la montée des partis de gauche (parti social-démocrate, Union démocratique du
peuple finlandais allié au parti communiste) a suscité un plus grand intérêt des
décideurs politiques pour les questions de politique artistique et culturelle. La phase
de croissance de l’après-guerre a permis à ces décideurs politiques de développer le
système public d’État-providence et ses services. on a pu estimer qu’entre les années
190 et 1990, les dépenses publiques destinées au maintien du revenu ont été multi-
pliées par douze. Dans le même temps, les dépenses de santé étaient multipliées par

22. Voir par exemple Pauli Kettunen, “yhteiskunta”, dans Hyvärinen, Kurunmäki, Palonen, Pulkkinen
et Stenius (eds), Käsitteet liikkeessä. Suomen poliittisen kulttuurin käsitehistoria, Jyväskylä, Vastapaino, 2003,
p. 191 ; Tuija Pulkkinen, “Valtio”, dans ibid., p. 214.
23. P. Tuomikoski-Leskelä, Taide ja politiikka…, op. cit., p. 208-210.

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dix, les dépenses d’éducation par cinq et les dépenses de sécurité sociale et de services
de santé par trois24. En outre, il n’a fallu que vingt-six ans (entre 1946 et 1972) pour
que la part de la main-d'œuvre employée dans l’agriculture ou le secteur forestier
passe de 0 % à 1 %, ce qui correspond à une baisse bien plus rapide que dans les
autres pays nordiques2. Durant cette période, l’organisation du ministère de
l’Éducation26 connut une restructuration et le nombre de ses fonctionnaires doubla,
de 30 à 60 en 1966 avant de continuer à s’accroître au début des années 1970. En
1972, le ministère comptait déjà 14 employés27. La plupart d’entre eux s’occupaient
d’éducation et de sciences, mais une unité chargée de la culture fut formée sur le
même plan que d’autres unités dans les ministères.

Le principe de la sécurité sociale


Pendant la période de l’État-providence (à partir de 196), de nombreuses tâches
nouvelles furent assignées à l’État, ce qui fit évoluer la responsabilité de la société
civile et des citoyens dans la politique culturelle. Le rapport de la Commission
chargée de programmer la réorganisation de la promotion des arts fut publié en 196.
Il définissait très clairement les objectifs d’une politique moderne en matière
artistique : « Les arts sont une composante essentielle de la vie culturelle dans la
société moderne. Ils sont une expression nécessaire et indispensable de l’existence
d’une nation et à ce titre ils doivent être privilégiés en termes de statut et de soutien
des pouvoirs publics. » La Commission considérait qu’il fallait abandonner le principe
alors en vigueur du « soutien » aux arts et adopter plutôt le principe de leur
« promotion ». L’idée était d’abandonner le ton paternaliste des politiques menées et
d’abaisser les barrières entre haute et basse culture, culture élitiste et culture populaire.
Les propositions de la Commission furent adoptées par le Parlement en 1967 dans
le cadre de la loi sur les arts et de la loi sur les dons octroyés aux artistes.
À la fin des années 1960, l’ethos civilisateur était omniprésent dans les discussions
générales sur le rôle de la culture dans la société. Dans ces discussions, le processus
civilisateur se trouvait associé aux principes nouveaux de démocratie culturelle et de
décentralisation. Pendant les années 1970, les définitions de la « culture » utilisées
par l’Unesco trouvèrent également un écho en Finlande, comme on peut le constater
au vu des travaux de la commission chargée d’élaborer la loi de 1974 sur les activités
culturelles municipales. Cette évolution a également conduit à la promotion de la

24. Matti Alestalo et Hannu Uusitalo, “Finland”, dans Flora (ed.), growth to Limits. e Western European
Welfare States Since World War II, Londres/New york, walter de gruyter, 1986.
2. P. Pesonen et o. Riipinen, Dynamic Finland…, op. cit., p. 39.
26. Le département des affaires ecclésiastiques du Sénat précéda ce ministère. Après l’indépendance (1917),
le département fut progressivement transformé en un ministère de l’Éducation (1922). Le département
préparait les questions ecclésiastiques et d’éducation pour les débats du Sénat. Il fut en outre appelé à
s’occuper d’un nombre grandissant de questions relatives à la culture. Le ministère reprit sans les modifier
la plupart des fonctions du département. Markku Heikkilä, opetusministeriön historia III : Kielitaistelusta
sortovuosiin 1869-1917, Pieksämäki, opetusministeriö, 198, p. 461.
27. Autio Veli-Matti, opetusministeriön historia IV. Suurjärjestelmien aika koittaa 1966-1980, Helsinki,
opetusministeriö, 1993, p. 0-2.

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démocratie culturelle dans la politique culturelle28. Selon la commission, les objectifs


de la politique culturelle dans un État-providence devraient être de garantir le droit
des artistes à la sécurité économique partout dans le pays, d’assurer l’accès égal de
tous les membres de la société aux services culturels et la possibilité de s’engager dans
des activités artistiques en amateur, et enfin de promouvoir la coopération culturelle
internationale. Cela signifiait une décentralisation de la mise en place des activités
et des services culturels depuis l’État vers les municipalités et une réorientation de la
politique culturelle pour mettre en valeur la participation personnelle des citoyens
dans des activités culturelles au niveau local29.
Le droit des artistes à la sécurité économique était implicitement repris dans le
dispositif législatif relatif aux conseils des arts et aux subventions aux artistes, alors
que le « principe de la sécurité sociale » se trouvait concrétisé dans les réformes
relatives aux services culturels et à la promotion de la participation des citoyens à la
vie culturelle. Dans cette perspective, de nombreuses réformes législatives concernant
les bibliothèques municipales, les centres d’éducation pour adultes, le travail des
jeunes et le secteur sportif ont représenté autant de jalons importants dans l’expression
de l’idéologie de l’État-providence dans la politique culturelle finlandaise30. La
contribution que la politique culturelle devait apporter au processus d’égalisation
entre les divers groupes sociaux revêtait une importance essentielle. Il apparaissait
également nécessaire de réformer l’administration publique de la culture, de
décentraliser la prise de décision et de confier au niveau local la responsabilité de
l’administration culturelle. quant à la politique culturelle nationale, elle devait être
définie par le pouvoir de l’appareil national décisionnel public pour déterminer la
distribution des ressources qui seraient dévolues à la vie culturelle. Le type de système
ainsi créé se retrouvait dans les autres secteurs de l’administration municipale
(administration, professions, soutien de l’État31).
Devenue partie intégrante de l’idéologie de l’État-providence, la politique
culturelle s’enrichit également d’éléments nouveaux. Elle fut intégrée dans les notions

28. A. Kangas, “New Clothes for Cultural Policy”, art. cité ; Esa Pirnes, Merkityksellinen kulttuuri ja kult-
tuuripolitiikka : laaja kulttuurin käsite kulttuuripolitiikan perusteluna, Jyväskylän yliopisto, Jyväskylä, 2008,
p. 201-204.
29. A. Kangas, “New Clothes for Cultural Policy”, art. cité.
30. L’administration de la culture en Finlande a été façonnée principalement par les lois suivantes : la loi
sur les bibliothèques publiques (1928), la loi sur la protection des édifices (198), la loi sur les subven-
tions et subsides aux auteurs et traducteurs (1961), la loi sur le droit d’auteur (1880, 1927 et 1961), la
loi sur la promotion des arts (1967), la loi sur les subventions aux artistes (1969), la loi sur les activités
culturelles municipales (1981), la loi sur la garantie de l’État pour les expositions artistiques (1986), la
loi sur le musée national des arts (1990), la loi sur les musées (1992), la loi sur les théâtres et orchestres
(1992), la loi sur l’éducation fondamentale en matière artistique (1992). La loi sur la promotion des arts
(1967) a créé le système des conseils des arts et des conseils régionaux des arts. La loi sur les subventions
aux artistes (1969) a notamment fixé les montants des subventions. Les lois sur les musées, les théâtres et
orchestres, les bibliothèques publiques, les activités culturelles municipales et l’éducation fondamentale
en matière artistique comprennent des dispositions financières selon lesquelles les subventions de l’État
pour la culture sont attribuées de manière forfaitaire aux municipalités qui les utilisent pour soutenir l’art
et la culture conformément à leur propre politique.
31. A. Kangas, “New Clothes for Cultural Policy”, art. cité.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

de politique sociale, de planification technocratique et de gouvernance pour aboutir


à l’émergence d’une politique culturelle systématique où l’accent se trouvait mis sur
une définition de la culture et la conviction de pouvoir provoquer certains effets
prédéterminés sur la société. Un système de services publics efficaces fut établi, articulé
sur différentes organisations. Conformément au choix initial orienté vers le consom-
mateur, l’objectif était de créer l’égalité des chances à la fois en termes de production
artistique et d’accès aux activités culturelles. Le secteur culturel, devenu ainsi un
élément du système de sécurité sociale et de ses prestations, développa ses propres
programmes d’orientation, qui reposaient aussi bien sur la notion d’égalité que sur
un critère de qualité artistique élevée pour promouvoir les activités culturelles soute-
nues par des moyens financiers publics. La nécessité pour une forme artistique de
bénéficier d’un soutien financier public était considérée comme légitimant cette forme
en tant qu’art. Certains contenus des domaines traditionnels de l’industrie culturelle
(comme le cinéma, la photographie, la musique populaire et l’industrie de l’art) furent
en partie acceptés comme de possibles bénéficiaires des mesures de politique culturelle
et, de ce fait, purent, au moins en partie, être définis comme étant de l’art.
Durant les trois décennies 1960, 1980 et 1990, des mesures précisément définies
et bien délimitées se développèrent dans le domaine de la politique culturelle. En
raison de l’étroitesse de leur domaine d’action, il était facile de les contrôler et de les
réguler, ou à tout le moins de discuter des implications qu’on en attendait32. Chacune
de ces mesures amena la création de pratiques et d’outils administratifs. La politique
culturelle, l’administration de la culture et les activités culturelles prenaient et
prennent encore leur part respective dans le projet de modernisation.
Le soutien dont bénéficie la politique culturelle de l’État-providence reste
aujourd’hui encore important, même si une étude réalisée au début des années 199033
montrait que les gestionnaires municipaux et les gens « ordinaires » estimaient souvent
que pour réaliser des économies, les municipalités devraient céder la responsabilité
de la plupart des activités culturelles au marché et au secteur non marchand. Récem-
ment, une étude similaire34 indiquait que le citoyen préférerait voir les municipalités
développer les services culturels plutôt que de soutenir davantage les activités
sportives. Il semble que les personnes les plus actives dans ce domaine sont aussi
fidèles à la tradition de l’éducation populaire – dont les objectifs sont fixés de manière
normative par les décideurs politiques – et qu’elles sont actives pour concrétiser cet
engagement et cela en dépit du fait que de plus en plus de gens sont davantage
qualifiés et à même d’analyser et de produire des contenus culturels, ce qui abaisse
généralement les barrières entre les différentes formes de culture3.

32. A. Kangas, “Kulttuuripolitiikan uudet vaatteet”, dans Kangas et Virkki (eds), Kulttuuripolitiikan uudet
vaatteet, Jyväskylä, SoPhi, 1999, p. 163-16.
33. Kansalaismielipide ja kunnat, Ilmapuntari 1993, Kunnallisalan kehittämissäätiö, Jyväskylä, Polemia-
Sarja, 1993.
34. Kansalaismielipide ja kunnat, Ilmapuntari 2008, Kunnallisalan kehittämissäätiö, Vammala, Polemia-
Sarja, 2008.
3. A. Kangas, “New Clothes for Cultural Policy”, art. cité, p. 27, et p. 36.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

Même si le passage d’un projet d’État-providence de portée nationale à une prise


en compte de l’intégration internationale a représenté un changement pour la
Finlande, la politique culturelle avait toujours cherché à élargir les voies permettant
d’exposer les contenus culturels et de trouver des connexions économiques et produc-
tives. Dans ce pays comme partout ailleurs, des organisations et des acteurs internatio-
naux actifs sur les marchés créent de nouveaux rapports de force et entraînent une
diversification des politiques culturelles. À cet égard, l’adhésion de la Finlande à
l’Union européenne, au début de 199, marqua une étape importante.

Restructurer la politique culturelle


La seconde moitié des années 1990 vit apparaître une tendance favorable à un
retrait de l’État du secteur culturel et au développement de nouvelles formes de
partenariat ; en outre, le concept d’égalité revêtit des dimensions nouvelles. En 1993,
la politique culturelle fit l’objet de débats au Parlement sur la base d’un rapport
préparé par le gouvernement à la demande du Parlement. Le rapport dressait la liste
des objectifs de politique culturelle poursuivis par l’État : 1) développer davantage la
structure et les contenus de la politique culturelle nationale et de la législation en la
matière ; 2) soutenir la création artistique (les artistes et les institutions artistiques),
en préservant les conditions d’existence des institutions culturelles nationales et le
système d’enseignement supérieur artistique ; 3) promouvoir, au travers de l’enseigne-
ment général, la compréhension des différentes cultures et de leurs systèmes de
valeurs ; 4) promouvoir le multilinguisme et prendre en compte les besoins culturels
de groupes spécifiques et de minorités culturelles ; ) promouvoir le partenariat entre
les pouvoirs publics, le secteur non marchand et le secteur privé ; 6) favoriser un
développement écologiquement durable pour l’environnement naturel et humain.
Le point de départ de ce processus fut la nécessité de reconnaître la diversité locale
et sociale et de placer cette reconnaissance au cœur des objectifs de la politique
culturelle. Ces nouvelles problématiques, tout comme le partenariat entre les secteurs
public, non marchand et privé et les liens entre culture et développement durable,
furent autant de défis pour les acteurs des politiques culturelles. La technologie consti-
tua un autre phénomène essentiel qui affecta les objectifs de la politique culturelle.
L’entrée en scène de l’industrie culturelle représenta un défi nouveau et considérable
pour la politique culturelle et un groupe de travail fut constitué par le ministère de
l’Éducation afin d’attribuer une définition nouvelle à son contenu dans la perspective
de la gestion administrative à mettre en place. Les industries culturelles commen-
çaient à représenter une part importante de l’image culturelle du pays et un moyen
de projeter cette image à l’extérieur. on ne pouvait donc les traiter comme un simple
secteur producteur de marchandises ni s’en remettre aux seuls aléas des marchés.
Les orientations nouvelles de la politique culturelle vis-à-vis de l’industrie cultu-
relle et des changements technologiques se retrouvèrent également dans les program-
mes adoptés par le gouvernement finlandais à partir des années 1990. En particulier,
le gouvernement sembla chercher à promouvoir les innovations sociales et technologi-
ques comme un élément de la restructuration des services au sein du secteur public

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

et à activer les expérimentations menées pour introduire de nouvelles technologies,


un nouveau type d’expertise et de nouvelles méthodes de travail dans les entreprises
et les prestations des services publics. Manuel Castells a fait référence à plusieurs
reprises36 à la Finlande comme un exemple à suivre quant aux possibilités d’une
utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui
soit à la fois économiquement efficiente, mais aussi socialement et culturellement
réalisable.
Le passage d’un État-providence à un État concurrentiel a suscité bon nombre
de discussions et d’analyses. En dépit des nombreux changements structurels affectant
son environnement extérieur, la Finlande a conservé ses caractéristiques essentielles
d’État-providence de type nordique, avec une structure sociale relativement égalitaire.
Les signes de la mondialisation économique se sont multipliés au cours des années
1980-1990 dans le secteur financier comme dans le secteur productif. Au début des
années 1990, la Finlande a connu une récession économique. La décennie fut
marquée par une crise de solvabilité dans le secteur bancaire, un chômage massif, la
faillite d’institutions économiques établies, la hausse de la dette publique et un
effondrement des échanges avec l’(ex-)Union soviétique. Même si le système de la
politique des revenus a dû s’adapter à un nouvel environnement né de la mondialisa-
tion croissante, il n’a pas montré de signes de faiblesse. La récession économique a
été surmontée dans la seconde moitié de la décennie mais la crise a poussé le
gouvernement à réduire les dépenses publiques et à adopter d’autres mesures doulou-
reuses mais nécessaires pour que le pays puisse affronter plus efficacement le marché
mondial. Au cours de cette période, le gouvernement fit également entrer la Finlande
dans l’Union européenne (199) et dans l’UEM (1999).
La plupart des analyses des évolutions futures de l’État-providence finlandais
s’inspirent du modèle continental ou du modèle libéral en matière de politique
sociale, mais aussi de politique culturelle. La question est de savoir comment, dans
l’avenir, offrir des activités culturelles qui jusqu’à présent ont été largement subven-
tionnées par les pouvoirs publics locaux et nationaux. Dans le débat public sur
l’avenir de la politique culturelle en Finlande, les forces du marché et les associations
et organisations de la société civile sont fréquemment citées comme de nouveaux
promoteurs possibles de la politique culturelle. Historiquement, toutefois, le rôle du
marché dans la promotion d’activités culturelles n’a jamais été très important en
Finlande. Cette situation s’explique fondamentalement par la structure de classe
homogène de la société finlandaise, qui a été davantage une société de fermiers et
d’ouvriers plutôt qu’une société de classes moyennes urbanisées. Dans une large
mesure, l’expansion des classes moyennes a résulté du développement du secteur
public plutôt que du commerce et de l’urbanisation. C’est pourquoi on conçoit
difficilement que, même dans le futur, le marché puisse devenir un promoteur de
premier plan de prestations sociales ou d’activités culturelles37.

36. Manuel Castells, « Castells tietää mistä tässä kaikessa on kysymys », Helsingin sanomat 2.1., 2000.
37. M. Alestalo, “e Decline of a Social Service State: e Case of Finland”, dans Rory o’Donnell et
Joe Larragy (eds), Negotiated Economic and Social governance and European Integration, Proceedings of
the Cost A7 workshop, Dublin, 24-2 mai 1996, Belgium, EC, 1998, p. 10-11.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

Le corporatisme de l’État-providence semble en mesure de survivre même à l’ère


de la mondialisation38. En effet, l’analyse de l’importance du rôle de la confiance et
du capital social pour les performances économiques des sociétés modernes semble
établir que les niveaux élevés de confiance et de capital social (des valeurs tradition-
nelles de l’État-providence nordique), qui ne peuvent se développer que dans une
société où la cohésion sociale est relativement forte, peuvent offrir un environnement
très favorable pour la création d’entreprises en réseau au développement dynamique,
pour une large utilisation des ressources humaines de la société et pour une diffusion
efficace des technologies de l’information et de la communication39.
Dans la politique culturelle du xxIe siècle, les industries culturelles, l’économie
de la création et le contexte international voient leur rôle mis en évidence. Mais le
principe de la sécurité sociale conserve son importance, comme le montrent le
dynamisme et les dimensions de l’administration culturelle publique et l’ampleur du
financement public en faveur des activités culturelles.
Enfin, quand on examine l’évolution de la politique culturelle, il ne faud pas
oublier le rôle joué par l’institution du droit d’auteur. La signification de ce droit
pour la politique culturelle a été reconnue pour la première fois par le gouvernement
finlandais dans le rapport au Parlement de 1982 sur la politique culturelle. La
législation actuelle sur le droit d’auteur, qui suit la tradition continentale en la
matière, trouve ses racines dans une révision simultanée en 1960-1961 des législations
sur le droit d’auteur de quatre pays nordiques, après une préparation conjointe qui
avait commencé déjà dans les années 1930. on est en droit d’affirmer que cette
législation est régie par le principe du changement permanent : quelque vingt-cinq
révisions partielles ou amendements ont été apportés à la loi finlandaise sur le droit
d’auteur depuis 1980. Suite à l’entrée dans l’Union européenne, en 199, une des
principales causes de ces modifications a résidé dans la transposition des sept
directives européennes sur le droit d’auteur adoptées entre 1991 et 2001.
Le fonctionnement économique du système du droit d’auteur est basé sur l’octroi
de licences et l’élaboration de contrats. Les droits des auteurs et des autres détenteurs
de droits sont gérés par les titulaires individuels eux-mêmes ou par des sociétés de
gestion collective que ces auteurs ont constituées. Du point de vue de la politique
culturelle, la gestion collective des droits constitue une caractéristique très importante
du système. La législation sur le droit d’auteur offre des incitants au travail créatif de
personnes qui produisent une valeur ajoutée pour la société. Dans le même temps,
en assurant un environnement légal stable, cette législation favorise l’investissement
dans les industries de la création et de la distribution des œuvres. Le droit d’auteur
génère, pour les auteurs et les autres détenteurs de droits, une récompense financière
pour l’utilisation du résultat de leurs efforts créatifs40.

38. Mauro F. guillén, “Is globalization Civilizing, Destructive or Feeble? A Critique of Five Key Debates
in the Social Science Literature”, Annual Review of Sociology, 27, 2001, p. 20-21.
39. Stephen Knack et Philip Keefer, “Does Social Capital Have an Economic Payoff? A Cross-Country
Investigation”, Quarterly Journal of Economics, novembre 1997, vol. 112, Issue 4, p. 121.
40. Jukka Liedes, “International Copyright. New Perspectives”, Liber Quarterly, vol. 7, 1997, p. 31.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

Les mécanismes de la gestion collective ont connu un développement particuliè-


rement important au cours des années 1980, avec notamment les débuts de l’activité
de Kopiosto, une nouvelle société couvrant une base assez large. Les détenteurs de
droits ont commencé à consacrer à des fins collectives une partie de leur rémunération
au titre du droit d’auteur. C’est dans le cadre de Kopiosto que fut établi le centre de
promotion pour la culture audiovisuelle (AVEK). quant au centre finlandais de
promotion de l’exécution musicale (ESEC), il trouve son origine dans le cadre de la
société collective de gestion des musiciens et de l’industrie musicale (gRAMEx). De
son côté, la société des droits d’auteur des compositeurs finlandais (TEoSTo) avait
déjà créé la fondation pour la promotion de la musique finlandaise (LUSES). Le soutien
offert par ces organisations et par d’autres, plus modestes, a représenté un
complément très important au financement public de la politique culturelle.
Depuis les années 1990, les défis les plus considérables pour le développement
du système du droit d’auteur sont liés à la numérisation. Pendant les premières années
du troisième millénaire, les problèmes les plus importants en matière de droit d’auteur
concernent l’internet et la distribution illégale sur grande échelle, via l’internet,
d’œuvres protégées, notamment par le partage en peer-to-peer. Ces défis se posent à
l’échelle mondiale et il n’existe encore aucune analyse complète de l’impact de ces
évolutions ou des remèdes nécessaires.

Les structures administratives chargées des affaires culturelles


La spécialisation croissante, les mutations rapides et la complexité grandissante
de l’environnement administratif sont caractéristiques des sociétés modernes. La
spécialisation signifie que les différences s’accroissent entre les sujets qui sont d’une
manière ou d’une autre impliqués dans le processus administratif. La complexité
croissante du système entraîne des difficultés à conserver le contrôle de processus
spécialisés et en mutation. Ce qui est en question, c’est la relation entre le tout et ses
différentes composantes individuelles41. La création de nouvelles instances a été un
moyen généralement utilisé pour traiter des défis que fait naître cette complexité.
Chaque pays possède des traditions différentes pour orienter ou diriger la vie
culturelle. La structure de l’administration culturelle finlandaise a évolué progressive-
ment en accompagnant le développement rapide du secteur public et en suivant cinq
procédures différentes toujours en application aujourd’hui42 :
1) le ministère de l’Éducation concentre entre ses mains le pouvoir de répartir les
fonds et il demande l’avis d’organismes experts (conseils et commissions) ;

41. Voir par exemple Kyösti Pekonen, “governance and the Problems of Representation in Public Admi-
nistration”, dans Kooiman (ed.), Modern governance. New government-Society Interactions, Londres, Sage
Publications, 1993, p. 8-88.
42. Voir P. Tuomikoski-Leskelä, Taide ja politiikka…, op. cit. ; Ilkka Heiskanen, Anita Kangas et Peter
Lindberg, “Cultural Policy Decision-Making and Administration”, dans Cultural Policy in Finland. Natio-
nal Report, European Programme of National Cultural Policy Reviews, Council of Europe, e Arts Coun-
cil of Finland, Research and Information Unit, Helsinki, Nykypaino, 199, p. 69-102.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

2) le ministère de l’Éducation délègue son pouvoir décisionnel à un conseil ou à une


commission d’experts qui agit comme une autorité publique mais prend ses déci-
sions de manière indépendante (par exemple le Conseil des arts) ;
3) l’État accorde des subventions à une fondation et à un organisme expert (la Fonda-
tion du film finlandais) qui affectent les fonds suivant les règles définies par l’État ;
4) l’État attribue des fonds publics aux municipalités pour la production d’activités
culturelles (institutions artistiques et culturelles, centres culturels, services de la
culture, etc.).
En soulignant le point de vue des experts, le Conseil d’État, le ministère de
l’Éducation établit un organe de coopération temporaire chargé de planifier et de
mettre en œuvre de vastes programmes (par exemple le programme pour la société
de l’information, le programme pour l’industrie culturelle, le programme pour la
créativité). Les membres de cet organe sont sélectionnés parmi des représentants des
différents ministères et organisations et d’autres instances d’expertise.
Au fil des années, l’administration culturelle s’est diversifiée et cette tendance
paraît se poursuivre encore aujourd’hui. Cela n’a toutefois pas ébranlé sa position.
Le système est profondément et solidement enraciné dans deux éléments : les disposi-
tions législatives qui le régissent et ses caractéristiques corporatistes. L’administration
finlandaise est unique en son genre, parce que tant l’administration locale, qui est
responsable de la production de services, que l’administration nationale sont
traditionnellement très fortes. L’administration culturelle présente donc à la fois des
caractéristiques centralisatrices et décentralisatrices.

La structure actuelle du système finlandais de politique culturelle


Le schéma 1, page suivante, présente les principales connexions formelles entre
les différentes unités du système finlandais de prise de décision en matière de politique
culturelle et de gestion de cette politique. Les filets indiquent une forte connexion
entre organisations (en termes de régulation, de financement, etc.).
Au sommet, le Parlement finlandais possède le pouvoir décisionnel suprême en
matière de politique culturelle. Au niveau inférieur, le Conseil d’État (ou gouverne-
ment) remplit un double rôle : il agit comme cabinet collectif et il est composé des
différents ministres qui élaborent et mettent en œuvre la politique dans leurs dépar-
tements respectifs. En raison du multipartisme qui caractérise le système politique
finlandais, les gouvernements sont généralement des gouvernements de coalition.
Chaque fois qu’un nouveau cabinet est constitué, les partis qui souhaitent y participer
négocient les principaux objectifs de la politique à mener. Sur la base de ces
négociations, ils établissent une plate-forme écrite qu’ils s’engagent à mettre en œuvre.
Cette plate-forme comprend un programme de politique culturelle.
Le fait de présenter séparément le ministère des Finances reflète le rôle crucial
qu’il joue dans la formulation du budget de l’État et la programmation financière
globale. Il joue officiellement un rôle de coordination vis-à-vis des autres ministères,
ce qui signifie qu’une série de négociations sont menées entre le ministère des
Finances et chaque ministère. Au-dessous, le ministère de l’Éducation occupe une
place centrale dans la formulation et mise en œuvre de la politique culturelle.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

Schéma 1
Président – Parlement – Conseil d’État
État Régions Communes

Ministère des Finances Conseils régionaux Communes


Ministère des Affaires étrangères (19 + 1, associations communales 113 villes et 302 autres
Ministère de l’Environnement pour le développement régional) communes
Ministère du Transport et des Communications - assemblée du conseil régional - conseil municipal
Ministère de l’Intérieur - conseil d’administration du conseil régional - conseil exécutif municipal
Ministère de la Justice - bureau du conseil régional ➔ Processus décisionnel
Ministère du Commerce et de l’Industrie ➔ Stratégie de développement régional : et administration
programme de développement et planification des pouvoirs locaux
Ministère de l’Éducation autonomes
Ministre de l’Éducation Ministre Organismes administratifs Centres - commissions municipales
et des Sciences de la Culture régionaux pour le développement pour les affaires culturelles
économique, les transports (orchestres, musique,
Département de l’éducation Département de la Mise en œuvre
et l’environnement bibliothèques, théâtres,
et de la politique politique culturelle, des de la législation,
musées, etc.)
scientifique sports et de la jeunesse pilotage et supervision Mise en œuvre et
➔ Droits fondamentaux, développement des
accès aux services publics, activités, entre autres,
etc. culturelles
Institutions nationales Établissements autonomes Institutions locales
Théâtre national Conseils des arts (musique, Conseils régionaux des arts Institutions régionales Bibliothèques municipales,
Opéra finlandais théâtre, danse, (13, organes Bibliothèques régionales, musées municipaux,
Musée national des architecture, littérature, gouvernementaux musées régionaux théâtres, orchestres, etc.
Beaux-Arts artisanat et design, arts centraux) d’histoire culturelle,
Archives nationales plastiques, cinéma) musées régionaux des arts
(comprenant les sept
archives régionales)

Habituellement le ministère est dirigé par deux ministres, l’un chargé de l’Éducation
et des Sciences et l’autre de la Culture43. Les principaux organes de décision en
matière de politique culturelle au sein du ministère de l’Éducation (ministre de la
Culture) sont le département chargé de la politique culturelle, des sports et de la
jeunesse et, en tant qu’organes autonomes, le Conseil des arts de Finlande, les conseils
nationaux des arts, certains conseils nationaux et organismes non gouvernementaux
quasi autonomes, ainsi que d’autres organes experts. Ces organes forment aussi un
lien entre le ministère et les plus importants groupes d’intérêts et institutions au sein
de la société civile et du monde de la culture. Certaines organisations et institutions
concernées ont le « droit » de proposer les membres susceptibles de les représenter au
sein de ces organes. Les membres des commissions et conseils sont donc nommés
par des organisations et associations professionnelles artistiques et cette nomination
est ratifiée par le ministère de l’Éducation pour une période de trois ans. Les organisa-

43. Le ministère de l’Éducation a célébré son 200e anniversaire le 10 octobre 2009. À cette occasion, les
deux ministres ont proposé qu’à l’avenir, le ministère prenne le nom de ministère de l’Éducation et de la
Culture.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

tions concernées sont par ailleurs fréquemment invitées à donner leur avis sur les
questions relevant de la politique culturelle. Il existe en outre des conseils qui sont
responsables de tâches officielles (Conseil national du film, Conseil national du droit
d’auteur, Conseil de l’information populaire, etc.).
Le schéma 1 montre qu’il existe des organisations distinctes ayant un pouvoir de
décision en matière de gestion culturelle au niveau régional et au niveau local. En
Finlande, les municipalités jouent un rôle essentiel. Avec la décentralisation, les
citoyens ont la possibilité de prendre part au développement de leur communauté,
par exemple par la participation démocratique au processus décisionnel municipal.
La décentralisation apporte également aux pouvoirs locaux un niveau élevé
d’indépendance financière.
Depuis des décennies, la conception de la politique culturelle nationale en
Finlande implique que l’administration fournisse le cadre permettant de mener des
activités de création sans interférer avec le contenu de la création culturelle ou la
nature des activités culturelles librement pratiquées. En pratique, cette conception a
conduit à la reconnaissance de l’autonomie artistique et culturelle sous une triple
forme, qui souligne également le rôle actif important de la société civile dans le
fonctionnement du système : 1) la décentralisation au niveau municipal mais aussi
régional du processus décisionnel en matière de politique culturelle ; 2) le rôle indirect
mais important des organisations artistiques et culturelles dans le processus
décisionnel en matière de politique culturelle ; 3) le fait que le processus décisionnel
en matière de politique culturelle se trouve régi par le principe d’autonomie (par le
recours à des organes experts indépendants). Toutefois, il est difficile de concilier
l’autonomie octroyée aux activités culturelles et un soutien public fondé sur des
dispositions législatives et des fonds publics. D’une part, la législation et le finance-
ment public doivent se traduire par des solutions normalisées, interprétées ensuite
par le ministère de l’Éducation qui les utilise pour définir les activités « méritant » le
soutien des pouvoirs publics. D’autre part, il est difficile d’établir des organes experts
indépendants à la fois flexibles et impartiaux tout en disposant d’une expertise
suffisante. Enfin, l’attribution de tâches aux autorités municipales ne garantit pas
que le principe de subsidiarité – et encore moins la démocratie culturelle – soient
suffisamment mis en œuvre.
Le débat sur l’autonomie régionale remonte aux origines mêmes de l’indépen-
dance du pays. Mais ce n’est qu’au début des années 1990 que les premières formes
de pouvoir régional apparurent en Finlande. Selon une loi de 1994, la responsabilité
du développement régional incombe à l’autorité régionale. Il existe dix-neuf conseils
régionaux exerçant ce type de pouvoir en Finlande. Leur rôle est de promouvoir la
région en termes de développement économique et ils sont responsables de la politi-
que et de la planification régionales. Les conseils régionaux jouent un rôle important
vis-à-vis des programmes de l’Union européenne. La promotion des activités cultu-
relles est également de leur ressort, même si la part de ces activités dans les budgets
et les programmes varie considérablement entre les conseils et entre les régions.
Les conseils régionaux se verront accorder une responsabilité légale pour la
planification essentielle et les tâches de type préventif menées dans les régions. Le

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

caractère effectif des programmes stratégiques régionaux vis-à-vis des autorités


régionales sera amélioré. Pour mieux organiser la collaboration entre les conseils
régionaux, l’ensemble du pays sera divisé en zones de coopération destinées à traiter
les questions interrégionales. Six agences administratives régionales (AVI) et quinze
centres pour le développement économique, les transports et l’environnement sont
devenus opérationnels au 1er janvier 2010.
Les agences administratives régionales favorisent la parité régionale en assumant
toutes les fonctions d’application, de contrôle et de supervision de la législation dans
les régions. Les agences renforcent la mise en œuvre des droits fondamentaux et de
la protection juridique, de l’accès aux services publics, de la protection de l’environne-
ment, du développement durable, de la sécurité publique, et d’un environnement
de vie et de travail sûr et sain dans les régions.
Les centres pour le développement économique, les transports et l’environne-
ment favorisent le développement régional en mettant en place les activités des
pouvoirs publics dans les régions. Les centres promeuvent l’esprit d’entreprise, le bon
fonctionnement du marché du travail, les activités développant les compétences et
la culture ; ils s’emploient à assurer le bon fonctionnement des transports, un
environnement sain et une utilisation durable des ressources naturelles dans les
régions ; ils sont en charge des questions liées à l’immigration de la main-d'œuvre.
Les organisations régionales les plus importantes dans le domaine de la culture
sont les conseils régionaux des arts (créés en 1969). La Finlande compte treize conseils
régionaux des arts composés de onze membres au maximum. Les membres sont
nommés par les principales organisations et institutions artistiques professionnelles
et leur nomination est ratifiée par le ministère de l’Éducation pour une durée de trois
ans. Les conseils régionaux des arts attribuent de manière indépendante les fonds
destinés à la promotion des arts et les subventions publiques aux organisations
artistiques. Ils fonctionnent sous l’autorité du ministère de l’Éducation mais agissent
comme agents autonomes dans leurs régions respectives. Les conseils régionaux des
arts emploient un secrétaire général à plein temps, un personnel administratif et au
maximum quatre artistes de la région.
Dans son ensemble, l’administration régionale de la culture en Finlande présente
le même caractère très hétérogène qui caractérise l’administration régionale en
général. on y voit coexister une partie de l’administration culturelle publique ayant
un mandat national tels les conseils régionaux des arts et une administration ayant
un mandat régional ou municipal (par exemple les bibliothèques publiques
municipales et les musées chargés de remplir des missions de portée régionale). Des
archives provinciales font office de dépôt pour les documents officiels et supervisent
la sauvegarde des archives locales. Ces archives provinciales fonctionnent sous la
tutelle des archives nationales et de la direction des musées.
Si l’on examine la structure hiérarchique de l’administration culturelle et que l’on
interprète les informations fournies par le tableau 2, on constate que les municipalités
constituent un niveau organisationnel essentiel en Finlande. Dans chaque municipa-
lité, deux principaux organes décisionnels : le conseil municipal élu au suffrage
universel pour un mandat de quatre ans, composé à la proportionnelle, et le conseil

232
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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

exécutif, dont les membres sont élus par le conseil municipal. Ces deux organes
décisionnels sont notamment responsables de la définition des objectifs de la politique
culturelle municipale. Une loi de financement permet d’octroyer des subventions de
l’État aux municipalités pour les différents services rendus sous la formes d’un
montant forfaitaire qu’elles peuvent utiliser pour les arts et la culture en fonction de
leurs projets.
Les différentes administrations municipales sont divisées en secteurs dirigés par
un conseil ayant une large base. Les conseils culturels municipaux ou les instances
équivalentes agissent comme des agents de médiation entre les autorités supérieures
ayant le pouvoir de décision et les institutions culturelles et artistiques locales. Ces
institutions locales comprennent les services des affaires culturelles, les bibliothèques,
les musées, les centres d’éducation pour adultes, les écoles d’art, les théâtres, les
orchestres, les centres culturels, les ateliers pour les arts des médias, etc. Le secteur
culturel est également impliqué dans plusieurs projets de développement qui
favorisent l’emploi et promeuvent l’image de la vie urbaine et qui sont partiellement
financés par les fonds structurels de l’Union européenne.
De manière générale, en Finlande, l’administration de la politique culturelle est
très développée, très bureaucratisée et très diversifiée. Le processus décisionnel peut
être considéré comme démocratique – du moins dans le sens où les intéressés peuvent
se fait entendre dans le système, au travers des organisations artistiques et culturelles
et par le biais des organes décisionnels experts et municipaux où leurs représentants
sont présents44. Toutefois, le niveau élevé de bureaucratisation pourrait également
indiquer que des « techniques administratives » peuvent être utilisées pour mettre en
œuvre la plate-forme conformément aux calculs de l’administration. L’Union
européenne a accru le recours à ces techniques administratives à tous les niveaux de
l’administration.

Le financement de la culture et des arts


Au cours des dix dernières années, la culture (au sens large) a représenté plus de
 % du total des dépenses de consommation des ménages. Au cours de la même
période (199-200), la part du secteur culturel dans la progression en valeur du
PNB s’est située entre 3 % et 3, %4.
Dans le bilan de 2008, la section principale du ministère de l’Éducation absorbe
plus de 1 % du budget de l’État, qui est de 44,29 milliards d’euros. Le ministère
de l’Éducation est, en termes de budget, le deuxième ministère après celui des Affaires
sociales et de la Santé. Il a bénéficié en 2008 d’un budget de 7,17 milliards d’euros,
dont 6 % affectés à la culture et aux arts.

44. I. Heiskanen, A. Kangas et P. Lindberg, “Cultural Policy Decision-Making and Administration”, art.
cité, p. 71-104.
4. Kulttuurin satelliittikirjanpito. Pilottiprojektin loppuraportti, opetusministeriön julkaisuja 2008:20,
Helsinki, opetusministeriö, 2008.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

Le chiffre de 430 millions d’euros (6 %) pour la culture et les arts n’inclut pas
les dépenses culturelles de l’enseignement artistique universitaire et polytechnique.
Les bénéfices générés par la loterie nationale, le loto et le loto sportif doivent en
vertu de la loi 104/2003 être affectés en faveur des arts (46, %), des sports
(2,2 %), de la recherche scientifique (19,3 %), du travail des jeunes et des activités
de jeunesse (9,1 %) : il s’agit donc de montants affectés (10 % sont réservés à ces fins
sous la forme d’une utilisation annuelle discrétionnaire). Au fil des années, les
bénéfices globaux ont régulièrement augmenté, et par conséquent la part attribuée
aux arts a également connu une croissance en volume. Jusqu’au début des années
1990, ces montants affectés ont donc été la principale garantie du soutien public aux
arts. En plus des fonds obligatoirement affectés, certains fonds ont également été
libérés pour un usage discrétionnaire. Au cours des années 1990, la part des bénéfices
de la Veikkaus oy (une entreprise publique qui gère la loterie nationale, le loto sportif
et les paris sportifs) utilisée pour financer les arts et la culture a augmenté très
rapidement (de 29 % à 72 %). Le soutien public aux arts n’a donc pas baissé bien
que le montant total des dépenses de l’État ait subi des fluctuations dues aux effets
de la stagnation économique observée après 1991. Toutefois, selon Heiskanen46, la
croissance ininterrompue des bénéfices générés par la loterie nationale pourrait
connaître un coup d’arrêt, ce qui créerait immédiatement des problèmes pour les arts

Tableau 1 – Répartition des dépenses du ministère de l’Éducation

2008 Millions d’euros %

Total 7 167 100


Administration, affaires ecclésiastiques, frais généraux 274 4
Département de l’éducation et de la politique scientifique 5 529 77
Enseignement général 2 058 29
Enseignement professionnel 601 8
Éducation des adultes 472 7
Enseignement polytechnique 381 5
Enseignement universitaire 1 731 24
Sciences 286 4
Département de la politique culturelle,
des sports et de la jeunesse 1 367 19
Aide financière aux étudiants 783 11
Culture et arts 430 6
Sport 107 1
Travail des jeunes 47 0,7

46. Ilkka Heiskanen, Kulttuurin julkinen rahoitus Suomessa – tilastot ja todellisuus: Rahoitustilastojen käyttö-
kelpoisuudesta ja 1990-luvun rahoitustilanteesta taide- ja kulttuurilaitosten kannalta, Helsinki, Taiteen kes-
kustoimikunnan julkaisuja 2, 2000.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

Tableau 2 – Dépenses culturelles inscrites au budget


du ministère de l’Éducation

2008 Milliers d’euros %


Bénéfices de la loterie nationale et du loto sportif 189 204 44
Dépenses culturelles 430 256 100
État/institutions nationales 127 354 30
Subventions publiques légales
(aux institutions municipales artistiques et culturelles) 212 180 49
Subventions aux artistes 16 838 4
Autres mesures de promotion de l’art et de la culture 73 884 17

et pour les institutions culturelles du pays qui y trouvent la quasi-totalité de leurs


ressources financières.
Les conseils régionaux sont des autorités conjointes formées et principalement
financées par les municipalités qui en sont membres mais ils ne jouissent pas eux-
mêmes du pouvoir de lever des taxes. L’État soutient aussi les conseils régionaux.
Cependant, seule une partie modeste de leur budget global est affectée aux arts et à
la culture. Depuis que la Finlande est entrée dans l’Union européenne, le rôle des
conseils régionaux s’est accru et les relations internationales et l’interaction entre les
différentes régions font désormais partie du quotidien. Les conseils régionaux sont
impliqués dans le développement de la politique régionale de l’Union européenne
et l’élaboration des programmes requis pour bénéficier du soutien des fonds
structurels de l’Union européenne pour leur région ; ils sont également en partie
responsables de la mise en œuvre de ces programmes. Entre 1996 et 1999, par
exemple, quelque 00 projets européens furent lancés dans les régions. Les conseils
régionaux sont ainsi directement ou indirectement impliqués dans le soutien aux arts
et à la culture47.
Les subventions des conseils régionaux des arts enregistrent une stagnation et
dans les conditions actuelles du marché, leur valeur est très faible. Par conséquent,
leur part dans le total des dépenses culturelles est très limitée. Certains des conseils
régionaux des arts ont cependant mené de nombreux projets culturels et ont par
conséquent pratiquement doublé leurs ressources financières.
Les 324 municipalités finlandaises assument la responsabilité d’un grand nombre
de services publics. Le développement du système de sécurité sociale a eu un impact
énorme sur les missions et sur l’organisation des municipalités. En 2008, la part des
municipalités dans le PNB total de la Finlande était de 19,7 %. Dans le secteur
culturel, les services municipaux de base comprennent les bibliothèques et l’éducation

47. Anita Kangas et Johanna Hirvonen, Euroopan Unionin rakennerahastot kulttuuripolitiikan välineenä,
opetusministeriön EU-rakennerahastot-julkaisu 3, Helsinki, opetusministeriö, 2000 ; ibid., Kulttuuri-
projekti. EU: n rakennerahastot, alueet ja kulttuuri, opetusministeriön EU-rakennerahastot -julkaisu 4.
Helsinki, opetusministeriö, 2001.

23
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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

artistique (essentiellement en matière musicale et dans les arts plastiques). on trouve


également des musées dans presque toutes les municipalités alors que les théâtres et
orchestres professionnels ou les musées artistiques sont davantage un phénomène
urbain. En 2008, le total des dépenses municipales était de 32,0 milliards d’euros
et le montant affecté aux services culturels de 0,764 milliard d’euros (2,4 %). Les
centres d’éducation pour adultes abritent également certaines activités culturelles qui
ne sont pas reprises dans ce chiffre, qui est détaillé de manière plus spécifique dans
le tableau 3.
Les services culturels municipaux sont le produit d’une interaction particulière
entre l’État, les pouvoirs publics locaux et les citoyens, dans le sens où ces services
sont initiés et définis par des normes légales déterminées par le parlement national
mais que les pouvoirs locaux assument.
Comme la récession économique des années 1990 n’a pas épargné les municipa-
lités, les moyens de rendre ces services plus efficaces et la recherche de formules
alternatives moins onéreuses ont été les thèmes clés de ces dernières années. La
tendance décrite comme un « transfert du producteur au prestataire » des services
publics concerne également les pouvoirs locaux finlandais.
En 2002, la Finlande comptait quelque 2 600 fondations dont environ 40
(17 %) actives dans les domaines de l’art et de la culture48. Selon Pekka oesch49, qui
a procédé à une étude plus spécifique d’une sélection de 230 fondations, environ
30 % d’entre elles s’occupaient d’une institution artistique, d’un centre d’art ou d’une
organisation artistique. La proportion des fondations soutenant les arts et la culture
en général était de 10 %. Les fondations spécialisées dans le soutien à une seule forme
artistique étaient d’environ 10 %. Près de 0 % des fondations culturelles octroient
des bourses, des prix et des subventions à des artistes et à des associations artistiques.

Tableau 3 – Dépenses culturelles municipales en 2008*

2008 Millions d’euros %

Total des dépenses municipales culturelles 764 100


Éducation artistique 76 10
Bibliothèques 306 40
Musées et expositions 108 14
Théâtres, danse et cirque 73 10
Musique 71 9
Autres activités culturelles 132 17
* http://www.tilastokeskus.fi/til/ktt/tau.html
Ces chiffres comprennent les subventions publiques et l’aide légale mentionnées dans le tableau 2.

48. Maarit Manninen, Säätiöt Suomessa, Helsinki, Cupore, 200.


49. Pekka oesch, Säätiöiden tuki taiteille 2001 ja 2005 (Foundation Support for the Arts in 2001 and 2005,
Facts about the Arts), Helsinki, Arts Council of Finland, Publication 38, 2008.

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

En 200, le montant total du soutien aux arts était de 21,8 millions d’euros – ce
montant ne comprend pas les acquisitions d’œuvres d’art – alors qu’en 1997, il
s’élevait à 6,7 millions d’euros. Cet accroissement est dû à l’évolution favorable de
la conjoncture économique générale et ces fondations jouent aujourd’hui un rôle
important dans le financement culturel.
Même si le secteur non marchand – ou tiers secteur – finlandais est économique-
ment limité en termes de comparaisons internationales, il s’est avéré relativement
indispensable et indépendant. Il est par conséquent capable de constituer un
partenaire potentiel pour les municipalités. Selon Helander0, au début des années
1990, le nombre des organisations du tiers secteur en Finlande était estimé à 69 000.
La culture et les loisirs représentent le groupe le plus important, avec plus de 28 000
associations. La coopération entre les associations et les fondations culturelles et les
municipalités s’est traduit par différentes formules mixtes en matière de protection
sociale. Un certain nombre de petites et moyennes municipalités ont externalisé leurs
activités culturelles qui sont actuellement produites par différents acteurs du secteur
non marchand (coopératives, associations, petites entreprises, etc.).

Conclusion
Nous avons cherché à décrire comment la politique culturelle nationale finlan-
daise a évolué jusqu’à sa forme actuelle. Cette évolution semble avoir largement suivi
la même voie que celle que l’on a pu observer dans d’autres pays nordiques ou ailleurs
en Europe. Les nombreux points de rupture ou de jonction qui semblent avoir carac-
térisé l’évolution générale de la Finlande n’empêchent pas que de nombreux instru-
ments utilisés par la politique culturelle contemporaine remontent au xIxe siècle.
La détermination des objectifs et les implications politiques en termes de soutien
des pouvoirs publics à la culture n’ont pas rendu nécessaire un changement radical
quant aux instruments utilisés : de nouveaux instruments et de nouveaux groupes
d’intérêts se sont plutôt ajoutés à l’ancien système sans en changer les conditions
préalables. Une grande partie du débat sur le sentier de dépendance (path dependence)
réside dans le fait que les mêmes programmes sont mis en œuvre année après année,
et que les institutions impliquées sont également les mêmes. Toutefois, la conception
du « même » peut elle-même varier : ce qui est mis en œuvre peut être proche de ce
qui avait été mis en place antérieurement mais le niveau de reproduction sera
certainement imparfait.
En dépit du rôle important joué par l’État et l’administration publique, le
développement de la politique culturelle en Finlande résulte d’une interaction entre
l’État, la société civile et les marchés. Nous avons indiqué qu’à partir du xIxe siècle,
un des principaux objectifs sous-jacents de la prise en charge de la culture par le poli-
tique était d’améliorer la moralité et le mode de vie de la population, d’éduquer civile-
ment les citoyens conformément à la conception dominante de ce que à quoi devaient

0. Voitto Helander, Suomalainen kolmas sektori : rakenteellinen erittely ja kansainvälinen vertailu, Hel-
sinki, Sosiaali- ja terveysturvan keskusliitto, 1999, p. 322-331.

237
Poirr-10-Finlande:Poirrier-International 1/06/11 19:06 Page 238

PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

ressembler la société, la culture et l’État finlandais et de ce qu’ils devaient représenter.


À cet égard, différentes organisations de la société civile ont joué un rôle capital en
tant qu’agents politiques en connexion avec l’action politique des pouvoirs publics.
Les organisations artistiques et culturelles ont donc contribué à l’évolution des
régimes de politique culturelle. À ce titre, il est permis de parler d’une caractéristique
typique finlandaise (ou nordique) qui a, plus tard, évolué vers le corporatisme, et de
conclure que les racines du système sont la législation qui le régit et cette dimension
corporatiste.
La politique culturelle, comme d’autres politiques, a participé au développement
de la vie sociale. L’unification au sein de ses propres frontières a caractérisé l’État
moderne. Pour y parvenir et pour assurer également le développement de l’économie
nationale, l’État est devenu une organisation qui, en raison des services et des
ressources qu’elle fournit, peut être utilisée pour réduire les différences sociales entre
divers groupes géographiques et sociaux. Toutefois, cette réduction renvoie à la
dynamique d’inclusion/exclusion qui se trouve intégrée dans la logique normative
des politiques et des objectifs politiques que l’administration publique a développée
à son usage. En raison de la position historique de la Finlande dans les interstices
des grandes puissances de l’Est et de l’ouest et à la périphérie de l’Europe, l’État et
son succès ont dominé le débat sur la culture nationale. Si l’on veut décrire les
objectifs de la politique culturelle nationale finlandaise au cours des cent dernières
années, on peut dire que cette politique cherchait notamment à agir sur les citoyens
pour renforcer l’État-nation.
La promotion des activités culturelles sur la base du financement public est un
choix qui présente une valeur politique puisque le point de départ de cette politique
est la volonté de faire contrepoids à l’effet uniformisateur et inhibiteur de l’économie
de marché. Les utilisations différentes du terme « culture » demandent une analyse
qui les mette en perspective. Le terme « culture » signifiant les arts et le patrimoine
et les concepts de « culture pour tous », « culture par tous1 » ont été de plus en plus
fréquemment associés comme des composantes de la qualité de la vie et du bien-être.
La reconnaissance, le soutien et la promotion des industries culturelles ont constitué
une nouvelle caractéristique de la politique culturelle. En outre, la mondialisation
remet en question les bases des politiques culturelles de l’État-providence, qui
toutefois semblent avoir été en mesure de répondre à ce défi en raison de la nature
plurielle de la culture elle-même.
En Finlande, en suivant les stratégies de l’Union européenne, la rhétorique du
partenariat a été renforcée, et de nouveaux types de mises en réseau et de coopération
entre différents acteurs sont à présent développés. En matière de politique culturelle,
le rôle des partenariats a gagné en importance au cours de ces dernières années. Une
grande partie du rôle de facilitateur2 se fonde sur la prémisse que le secteur public
finlandais a accueilli positivement la commercialisation et la privatisation ainsi que

1. Augustin girard, Cultural Development: Experience and Policies, Paris, Unesco, 1972.
2. Harry Hillman-Chartrand et Claire McCaughey (“e Arm’s Length Principle and the Arts: An Inter-
national Perspective-Past, Present and Future”, dans Cummings et Schuster (eds), Who’s to Pay for the Arts?

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Finlande − Anita KANgAS et Sakarias SoKKA

les techniques, les tactiques et les paradigmes nouveaux du management public, au


nom de l’efficience et de la responsabilité.
Comme le code de culture politique en Finlande était d’inspiration hiérarchique
et autoritaire, il a encouragé les citoyens à croire que la vérité venait d’en haut, des
autorités et des experts. Mais depuis les années 1990, le champ de la politique
culturelle et de ses systèmes (enseignement, recherche, critique, administration,
institutions, organisations professionnelles, publics et communication) est entré dans
une phase de transition en raison du poids croissant des questions relatives au
multiculturalisme et à la société « arc-en-ciel ». L’impact de la restructuration interna-
tionale s’est fait sentir en Finlande. Cette évolution s’est accélérée lors de la récession
économique des années 1990 mais elle était déjà à l’œuvre dans les années 1980,
alors que le pays connaissait une forte croissance : à la fin de cette décennie, le modèle
d’intégration, hérité du mouvement Fennoman et basé sur la vision d’une nation
finlandaise ethniquement et culturellement homogène, a commencé à être remis en
question dans les débats publics parce qu’il fonctionnait de plus en plus mal dans
une réalité sociale en mutation rapide. À cet égard, le modèle finlandais n’est pas
unique : une tendance analogue s’est manifestée dans d’autres États-nations qui
avaient nourri un même idéal monoculturel.
Le problème actuel relatif à l’intégration nationale est celui de savoir où l’on peut
tracer la ligne entre les citoyens finlandais et les étrangers vivant dans le pays. Une
telle limite se trouve sans cesse affectée par la politique étrangère et par la politique
en matière d’immigration et d’asile. La question de la multiculturalité représente
aujourd’hui un point important à l’agenda de la politique culturelle. À cet égard, la
politique culturelle peut continuer à être utilisée pour favoriser les chances de voir
les citoyens connaître une vie meilleure, ce qui – sous différents visages – a figuré à
l’agenda politique depuis les origines mêmes de la politique culturelle nationale de
la Finlande. Dans le contexte de l’État-providence, cela pouvait signifier qu’un des
objectifs essentiels de la politique culturelle était d’accroître la prédisposition des
habitants à participer à un processus de faisabilité accrue de la démocratie culturelle.

e International Search for Models of Support, New york, American Council for the Arts, 1989) distin-
guent quatre rôles que jouent les États-nations en matière de soutien à la culture, qui diffèrent en termes
de moyens accordés par l’État pour financer la vie artistique et en termes de degré d’implication de l’État
pour façonner activement la culture qu’il soutient. 1) Un État facilitateur encourage le soutien privé aux
arts grâce à des mesures favorables de politique fiscale. 2) Un État mécène finance les arts par l’entremise
de conseils des arts indépendants, qui s’appuient sur des procédures d’examen par les pairs : ce sont donc
des professionnels de l’art et non des agents de l’État qui décident des formes et des œuvres d’art qui
méritent d’être soutenues. 3) Un État architecte s’appuie sur une administration ministérielle centralisée
pour soutenir l’art. Les ministères, bras du gouvernement où opèrent des fonctionnaires de l’État, se
fondent sur des critères sociaux autant qu’artistiques pour décider des formes artistiques qui méritent
d’être soutenues. 4) Un État ingénieur promeut l’art qui remplit un certain nombre d’objectifs politiques
et supprime le reste. Historiquement, la Finlande a joué le rôle d’État architecte par le biais de sa poli-
tique fiscale et elle a également présenté certains traits d’un État mécène depuis la création du Conseil
des arts (Taiteen keskustoimikunta) il y a quarante ans. À l’heure actuelle, elle cherche à évoluer vers un
système intégrant un modèle facilitateur.

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PoUR UNE HISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

La nécessité d’un dialogue interculturel approfondi et davantage structuré s’inscrit


dans cette perspective.
La réorientation de la politique culturelle n’est pas seulement imputable à des
ressources financières plus limitées mais aussi au début d’une réorientation de la
politique culturelle dans un sens plus large3. La connexion étroite entre culture et
économie, l’intégration de la culture dans la planification urbaine et régionale, les
liens entre arts et culture et nouvelles technologies, le rôle assigné à la culture dans
le développement social, la réponse aux besoins de la société en termes d’éducation
à la culture et la prise en compte des différences culturelles : tout cela signifie que les
demandes nouvelles en matière culturelle se retrouvent intégrées dans les articulations
de la politique culturelle nationale de la Finlande. L’idée essentielle est de viser à une
mise en réseau horizontale plutôt que de construire des hiérarchies nouvelles et de
garantir un accès maximum à tous les citoyens pour qu’ils apportent leur contribution
en vue de négocier un « vaste contrat culturel » dans lequel les « nouvelles couches4 »
se trouveraient intégrées dans le cadre institutionnel, ce qui permettrait une
renégociation partielle des préalables des instruments de la politique mise en œuvre.

3. Voir Sarah owen-Vandersluis, Ethics and Cultural Policy in a global Economy, Londres, Macmillan,
2003.
4. Kathleen elen, “How Institutions Evolve”, dans Mahoney et Rueschemeyer (eds), Comparative His-
torical Analysis in the Social Sciences, New york, CUP, 2003, p. 22.

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La politique culturelle de la France depuis 1945

Laurent MArtIn*

La France occupe indéniablement une place à part dans le panorama des


politiques culturelles présenté par ce recueil, dans la mesure où elle a longtemps fait
figure de modèle. La conception et la mise en œuvre d’une politique active en matière
culturelle sous l’égide de l’État y est une réalité très ancienne, renforcée depuis la
Seconde Guerre mondiale par les régimes et gouvernements successifs. Si l’atta-
chement des élites politiques et culturelles françaises à cette politique, leur prosély-
tisme – encore actif, comme en témoigne le programme des rencontres Malraux,
lancé en 1994 par le ministère de la Culture pour présenter et diffuser partout dans
le monde l’organisation et les réalisations du ministère1 – ont pu agacer certains des
partenaires de la France, ce modèle a suscité chez d’autres – ou chez les mêmes – une
admiration teintée d’envie et, parfois, une volonté d’imitation.
Le paradoxe est que, si ce modèle continue de jouir d’une grande réputation à
l’étranger, il est aujourd’hui assez largement décrié et condamné en France. Les
constats d’« impasse », de « malaise », de « crise » se succèdent depuis quelques années
et les appels à la « refondation » le disputent aux constats de décès2. Certes, ce
catastrophisme est un retour de balancier après l’autosatisfaction qui a caractérisé les
années 1980 ; certes encore, il s’inscrit dans une conjoncture idéologique qui fait du
« déclin français » le thème central du débat public et le fonds de commerce de
nombreux essayistes. Mais il témoigne aussi de la perception qu’ont beaucoup
d’acteurs et d’observateurs de la vie et de la politique culturelle en France, de la fin
d’une époque, de la clôture d’un cycle.
Quand ce cycle a-t-il commencé ? Il y a longtemps, auront tendance à dire les
historiens, si nous définissons la « politique culturelle » comme l’intervention des
divers avatars de l’État dans le domaine de la production, de la diffusion et de la
consommation de biens symboliques matériels et immatériels, les historiens auront
tendance à dire : il y a longtemps. Peut-être dès la construction de l’État moderne,
avec la politique de la langue, l’édification d’un appareil censorial, le mécénat royal ;
ou depuis la révolution française et les monarchies constitutionnelles du xIxe siècle,

* Institut de sciences politiques de Paris, France.


1. http://www.culture.gouv.fr/culture/dai/rencmalraux.htm
2. Voir le dossier « Les impasses de la politique culturelle », Esprit, mai 2004 ; Françoise Benhamou, les
Dérèglements de l’exception culturelle, Paris, Le Seuil, 2006 ; Marc Bélit, le Malaise dans la culture. Essai sur
la crise du « modèle culturel » français, Paris, Séguier, 2006 ; Antoine de Baecque, Crises dans la culture fran-
çaise. Anatomie d’un échec, Paris, Bayard, 2008.

241
Poirr-11-France:Poirrier-International 1/06/11 19:07 Page 242

POUr Une hIStOIre DeS POLItIQUeS CULtUreLLeS DAnS Le MOnDe

avec le système des Beaux-Arts et le souci patrimonial ; ou à partir de la IIIe républi-


que, de sa politique scolaire, de sa volonté – tardive – de « populariser » la culture3.
Si nous resserrons la focale sur les seules politiques publiques de la culture adminis-
trées par l’État central, et retenons le critère de la mise en place d’une politique
cohérente dotée d’un budget et d’une administration, il y a lieu de rechercher des
antécédents moins lointains à cette « catégorie d’intervention publique4 ». Pour
l’essayiste et professeur d’histoire littéraire Marc Fumaroli, l’« État culturel » tout-
puissant trouve son origine dans l’État français de Vichy5 ; pour le sociologue Philippe
Urfalino, « l’invention de la politique culturelle » ne date que de la création du
ministère des Affaires culturelles en 19596. Quelle que soit l’option retenue, le choix
de la date de 1945 comme terminus ad quo ne va pas de soi et doit être justifié, au-
delà de la signification globale d’une telle date qui permet les comparaisons entre
diverses expériences nationales.
La Libération, c’est d’abord la fin de la terreur et de l’oppression, le retour à un
régime libéral d’expression ; mais non la fin de tout contrôle, nous le verrons. C’est
ensuite une période où sont réaffirmées de grandes ambitions pour la culture : empê-
cher le retour de la barbarie et réconcilier les Français entre eux. Si certaines de ces
ambitions reçoivent un début de réalisation dans les années qui suivent, la politique
culturelle souffre durant la deuxième moitié des années 1940 et les années 1950 d’un
manque chronique de reconnaissance et de moyens de la part des pouvoirs publics.
Ceux-ci n’accélèrent le processus d’institutionnalisation qu’à partir de la fondation
du ministère des Affaires culturelles en 1959, confié à un intellectuel prestigieux,
André Malraux, qui bénéficie de surcroît de la confiance du chef de l’État. Une grande
politique de la culture est alors mise en place, qui s’appuie à la fois sur une véritable
mystique de l’art et de la culture et sur un corps de fonctionnaires animés d’un esprit
de mission. L’élan donné sera tel qu’il ne retombera pas tout à fait après le départ de
son initiateur, auquel succède une cohorte d’éphémères ministres et secrétaires d’État
d’où ne se détachent guère que les noms de Jacques Duhamel et Michel Guy. Avec
l’arrivée de la gauche au pouvoir et celle de Jack Lang au ministère de la Culture, la
politique culturelle de la France connaît un second temps fort après celui de la période
Malraux. rupture ou continuité par rapport à ses prédécesseurs ? nous en discuterons
mais il est indéniable que des moyens considérables et une nouvelle conception des
rapports entre art, culture et politique ont caractérisé les années 1980 et la première
moitié des années 1990. Après quoi, l’élan retombe de nouveau, les ministres défilent

3. Marie-Claude Genet-Delacroix, Art et État sous la IIIe République. Le système des Beaux-Arts, 1870-1940,
Paris, Publications de la Sorbonne, 1992 ; Christian Faure, le Projet culturel de Vichy. Folklore et Révolu-
tion nationale. 1940-1944, Paris-Lyon, Éditions du CnrS-Presses universitaires de Lyon, 1989 ; Pascal Ory,
la Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994 et Phi-
lippe Poirrier, « L’empreinte du front populaire sur les politiques culturelles (1955-2006) », dans xavier
Vigna, Jean Vigreux et Serge Wolikow (dir.), le Pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front
populaire, Paris, Éditions sociales, 2006, p. 349-360.
4. Vincent Dubois, la Politique culturelle, genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.
5. Marc Fumaroli, l’État culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Éd. de Fallois, 1991.
6. Philippe Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, Paris, Ministère de la Culture, Comité d’his-
toire/La Documentation française, coll. « travaux et documents no 3 », 2004.

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France − Laurent MARtIn

sans avoir le temps ni les moyens d’imprimer leur marque, le constat de crise
s’impose. nous en sommes là. Comment est-on passé d’une époque où tout paraissait
possible au désenchantement actuel, voilà la question à laquelle nous tenterons de
répondre au long des quatre parties de notre développement, qui épouseront les
grandes séquences historiques que nous avons distinguées7.

Une ambition sans moyens.


La Libération et la IVe République (1945-1959)
La Libération, en 1944-1945, est d’abord celle de l’expression. La censure est
levée, des centaines de journaux paraissent dans toute la France, des opinions qui
valaient à leurs auteurs, quelques mois auparavant, de risquer la prison, la déportation
ou l’exécution, ont de nouveau droit de cité. Mais d’autres journaux disparaissent,
suspendus puis interdits par les autorités démocratiques, des écrivains et des journalis-
tes sont arrêtés, condamnés parfois à de lourdes peines, certaines opinions entrent
dans une semi-clandestinité. Certes, les deux systèmes de contraintes, celui de l’État
totalitaire et celui de l’État libéral, diffèrent radicalement par leur nature, leurs
objectifs, leurs moyens, leurs conséquences ; il n’en reste pas moins que l’expression
des idées, l’information, l’art ou la culture sont encadrés et contrôlés par les institu-
tions qui se mettent en place à mesure que le territoire est libéré.
Outre l’épuration des journalistes, la suppression des journaux collaborationnistes
et l’obligation de l’autorisation préalable8 (jusqu’en 1947), d’autres exemples
montrent les limites fixées à la liberté d’expression durant cette première séquence
historique. La radio-diffusion demeure un monopole d’État. Si un certain pluralisme
y règne, il n’empêche pas que le général de Gaulle, par exemple, y soit interdit
d’antenne à partir de 1947 ou que Jean-Paul Sartre, la même année, y soit censuré
pour avoir trop violemment pris à partie le même de Gaulle9. Le cinéma est lui aussi
étroitement surveillé par une commission de contrôle apparue au lendemain de la
Première Guerre mondiale et reconduite sans sourciller après la Seconde. Des mesures
nouvelles sont introduites, telles que l’interdiction à l’exportation et l’interdiction

7. Pour une vue d’ensemble, lire Philippe Poirrier, Histoire des politiques culturelles de la France contempo-
raine, Dijon, Université de Bourgogne/Bibliest, 1996 et id., l’État et la culture en France au xxe siècle [2000],
Paris, Livre de poche, 2009. Une mise au point récente : xavier Greffe et Sylvie Pflieger, la Politique cultu-
relle en France, Paris, La Documentation française, 2009. Voir également emmanuel de Waresquiel (dir.),
Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959, Paris, Larousse/CnrS éditions, 2001. Pour
un point de vue étranger, voir Jeremy Ahearne, French Cultural Policy Debates. A Reader, London/new
York, routledge, 2002 ; David Loosely, e Politics of Fun: Cultural Policy and Debate in Contemporary
France, Oxford and Washington DC, Berg, 1995 et id., “Cultural Policy in the twenty-First Century:
Issues, Debates and Discourses”, French Cultural Studies x, 1999, p. 5-20.
8. Peter novick, l’Épuration française, 1944-1949, Paris, Le Seuil, 1991. Christian Delporte, « La trahison
du clerc ordinaire : l’épuration professionnelle des journalistes, 1944-1948 », La Revue historique, octobre-
décembre 1994, p. 347-375.
9. hélène eck, « radio, culture et démocratie en France, une ambition mort-née (1944-1949) », Ving-
tième Siècle. Revue d’histoire, avril-juin 1991, no 30, p. 55-67.

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aux moins de 16 ans10. La jeunesse est le principal motif d’inquiétude ou le prétexte


à interdire ce qui choque la morale moyenne comme le montre la loi du 16 juillet
1949 sur « les publications destinées à la jeunesse ». Élaborée sous la pression des
ligues familiales et de vertu, votée à l’initiative du Mouvement républicain populaire
(MrP) par des parlementaires de droite comme de gauche, cette loi soumet à l’examen
d’une nouvelle commission, placée sous la tutelle du ministère de la Justice, la totalité
de la presse et de l’édition pour la jeunesse. elle servira beaucoup, et jusqu’à nos
jours, pour interdire l’affichage, la publicité et la vente aux mineurs de nombreux
ouvrages qui ne leur sont pas destinés11. Avec l’article 14 de la loi de 1881, permettant
au gouvernement d’interdire les publications imprimées à l’étranger, avec aussi les
dispositions réprimant l’outrage aux bonnes mœurs et le trouble à l’ordre public, la
IVe république est solidement armée pour faire face à l’imprimé scandaleux.
L’ampleur et la diversité de cet arsenal à la fois censorial et répressif, encore
renforcé durant la guerre d’Algérie, donnent la mesure de l’influence prêtée par les
leaders d’opinion aux diverses formes de communication de masse et du rôle que la
culture est appelée à jouer, à la fois pour contrebalancer cette influence et prévenir
le retour des erreurs du passé. La culture contre la barbarie, telle est l’idée qui inspire
nombre d’écrits de l’époque – prolongeant ceux de la guerre et de l’immédiat avant-
guerre. Une culture non plus réservée aux élites mais qui doit être largement accessible
comme le réclame le programme du Conseil national de la résistance (Cnr) dès mars
1944 : « La possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruc-
tion et d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune
de leurs parents12. » L’accès à la culture apparaît comme le complément de la politique
scolaire ; c’est un droit pour tous, garanti pour la première fois en 1946 par la
Constitution : « La nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction,
à la formation professionnelle et à la culture13. » Le couplage éducation-culture met
l’accent sur la culture la plus légitime, celle du canon « classique », c’est-à-dire celui
que l’on enseigne en classe ; le connaître est la clef qui ouvre les portes de l’« élite
véritable » aux « apports populaires » appelés à renouveler celle-ci14.
Dans ces conditions, on comprend le rôle central joué par l’administration de
l’Éducation nationale dans la politique culturelle de la IVe république. Celle-ci coiffe
les services chargés de la culture, y compris ceux qui n’interviennent que
marginalement dans l’institution scolaire. Une seule expérience, éphémère, dément
ce principe intangible : la création en janvier 1947 d’un ministère de la Jeunesse, des
Arts et des Lettres, confié à l’ancien journaliste Pierre Bourdan, encarté à l’Union

10. Philippe Maarek, la Censure cinématographique, Paris, Librairies techniques, 1982. Jean-Pierre Jean-
colas, « Cinéma, censure, contrôle, classement », dans Pascal Ory (dir.), la Censure en France à l’âge démo-
cratique, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 213-221.
11. ierry Crépin et ierry Groensteen, « On tue à chaque page ! » : la loi de 1949 sur les publications
destinées à la jeunesse, Paris-Angoulême, Éd. du temps présent/Musée de la bande dessinée, 1999.
12. Programme du Cnr, 15 mars 1944, cité par Philippe Poirrier (dir.), les Politiques culturelles en France,
Paris, La Documentation française, 2002, p. 133.
13. Ibid., p. 160.
14. Ibid., p. 160.

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France − Laurent MARtIn

démocratique et socialiste de la résistance (UDSr), petit parti charnière du centre


gauche. regroupant les attributions traditionnelles des Beaux-Arts (lettres, arts
plastiques, théâtre, musique, cinéma, musées, bibliothèques, archives, monuments,
architecture…), celles de l’ancien sous-secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports
(sauf l’éducation physique et les œuvres scolaires, restées à l’Éducation nationale),
enfin celles du ministère de l’Information (moins la radiodiffusion), le nouvel
ensemble est la plus étendue, sinon la plus cohérente, des structures ministérielles en
charge de la culture depuis l’instauration de la IIIe république. Mais il ne dure que
ce que dure l’influence de l’UDrS au sein de la troisième force : de nouvelles élections
rebattent les cartes et mettent fin, dès octobre 1947, à l’expérience. L’Éducation
nationale reprend la main et ne la lâchera plus avant 1959.
Le primat du paradigme éducatif est encore perceptible dans les multiples
initiatives relevant du mouvement de l’éducation populaire. Ce mouvement connaît
un regain au lendemain de la guerre : en témoigne le succès des maisons des jeunes
et de la culture (MJC), au nombre de deux cents à la fin des années 1950 ; en
témoignent également les millions d’adhérents aux nombreux groupements
confessionnels, laïques, politiques, professionnels ou spécialisés qui permettent la
pratique populaire des loisirs, du sport, du tourisme et de la culture. La dimension
éducative est au centre d’une association comme Peuple et Culture, fondée en
décembre 1944 à Grenoble par d’anciens membres de l’école des cadres de l’État
français à Uriage, des syndicalistes de la CGt et de la Bourse du travail15. Son objectif
n’est pas d’organiser directement des manifestations culturelles mais de former des
militants et des animateurs aux techniques et aux savoirs de l’éducation populaire.
Stages, conférences, colloques font passer une vision à la fois humaniste et technique
de la culture, qui s’efforce de transcender les clivages sociaux et partisans. Peuple et
Culture devient l’un des principaux interlocuteurs des pouvoirs publics, lesquels
tentent, via la direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse créée
en 1944 au sein de l’Éducation nationale, de coordonner une politique d’ensemble.
Mais le titulaire de cette direction, l’écrivain Jean Guéhenno, symbole de la
méritocratie républicaine et de l’engagement des intellectuels, démissionne dès juin
1945 et la direction elle-même disparaît un an plus tard.
Plus durable apparaît la direction des Arts et Lettres constituée par décret du
18 août 1945, toujours au sein de l’Éducation nationale. Sous la férule de
l’inamovible Jacques Jaujard, elle perdure sous différents ministres et secrétaires d’État
jusqu’à la fin de la IVe république, constituant l’outil le plus efficace de la politique
culturelle du régime. Ses sous-directions couvrent un territoire élargi par rapport aux
Beaux-Arts traditionnels : arts plastiques, musées, bibliothèques et lecture publique,
archives, lettres, spectacles et musique. Des avancées notables sont enregistrées :
réorganisation du paysage muséal français (ouverture du musée national d’art
moderne en juin 1947, rationalisation du système des musées nationaux, des musées
classés et des musées contrôlés par l’État, création d’une inspection générale des

15. Jean-Pierre rioux, « Une nouvelle action culturelle ? L’exemple de Peuple et Culture », Revue de l’éco-
nomie sociale, avril-juin 1985, p. 35-47.

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musées de province et de la réunion des musées nationaux), mise en place des


premières bibliothèques centrales de prêts dans les départements et du dispositif des
bibliobus permettant la desserte des petites communes (ordonnance du 2 novembre
1945) ; fondation d’une Caisse des lettres pour soutenir la création littéraire, veiller
aux intérêts des auteurs et des ayants droit, venir en aide aux écrivains en difficulté
et à leur famille (loi du 11 octobre 194616). Mais toutes ces avancées restent
extrêmement modestes au regard des besoins et le manque de crédits en limite
considérablement la portée. Philippe Poirrier estime à quatre milliards de francs le
budget consacré par l’État aux Beaux-Arts en 1954, soit 0,10 % du budget total17.
Versailles est restauré grâce aux capitaux de généreux donateurs américains.
Dans deux secteurs seulement, la IVe république se donne les moyens de ses
ambitions. Le premier, c’est le cinéma18. L’État participe au financement de la forma-
tion et de la conservation par les subventions qu’il accorde, respectivement, à l’Institut
des hautes études cinématographiques (IDheC) et à la cinémathèque d’henri Langlois,
deux institutions privées. Mais surtout, l’État – ici, le ministère de l’Industrie et du
Commerce – assiste la création par le biais du Centre national de la cinématographie
(CnC), créé par la loi du 26 octobre 1946. Conçu comme une manière de
compensation aux accords Blum-Byrnes qui ont ouvert le marché français aux films
américains en échange de l’argent de la reconstruction, le CnC reprend une bonne
partie des attributions du défunt Comité d’organisation de l’industrie cinématogra-
phique (COIC) installé par l’État français. Les aspects les plus déplaisants en sont
gommés mais l’esprit corporatiste demeure dans une large mesure. Le CnC organise
la profession, administre le contrôle des films, gère l’aide publique au cinéma. Celle-
ci prend essentiellement la forme d’un compte de soutien qui accorde aux produc-
teurs de films français des aides calculées en fonction des recettes d’exploitation en
salle de leurs films précédents. Le compte est alimenté par une taxe sur les billets
d’entrée que doivent acquitter les spectateurs, y compris des films étrangers dont les
producteurs et réalisateurs ne bénéficient aucunement des aides qu’il attribue. Ce
système permet de maintenir une production nationale importante en volume sinon
toujours en qualité.
Le théâtre est l’autre champ d’innovation privilégié par les pouvoirs publics, en
l’espèce par la sous-direction des spectacles et de la musique. Sous l’impulsion de sa
principale responsable, Jeanne Laurent, la sous-direction mène une politique
ambitieuse de décentralisation théâtrale qui, à la fois, reconnaît, promeut et soutient
des initiatives venues de province19. Cinq centres dramatiques nationaux (CDn) sont
mis sur pied, aux formes juridiques diverses, confiés à des hommes de théâtre qui

16. Signalons également l’importante loi de 1957 sur la propriété littéraire et artistique, qui édicte le prin-
cipe d’une rémunération des auteurs proportionnelle à chacune des recettes de l’exploitation de leurs
œuvres au moyen des divers supports de diffusion.
17. P. Poirrier, l’État et la culture en France au xxe siècle, op. cit., p. 56.
18. Joëlle Farchy, le Cinéma déchaîné. Mutation d’une industrie, Paris, Presses du CnrS, 1996.
19. Sur la décentralisation théâtrale, lire robert Abirached (dir.), la Décentralisation théâtrale, t. 1 : le Pre-
mier âge, 1945-1958, Paris, Actes Sud, 1992. et Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre,
1945-1981, Paris, PUF, 2004.

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ont fait leurs preuves : Jean Dasté à Grenoble puis à Saint-Étienne, hubert Gignoux
à rennes, roland Piétri à Colmar, Maurice Sarrazin à toulouse, Gaston Baty à Aix-
en-Provence. L’étoile la plus brillante de cette constellation est Jean Vilar, dont la
réussite comme fondateur du festival d’Avignon depuis 1947 décide Jeanne Laurent
à le placer à la tête du éâtre national populaire (tnP), institution prestigieuse
fondée en 1920 par Firmin Gémier. Chez tous ces protagonistes de la décentralisation
théâtrale, chez Vilar tout particulièrement, l’art, la culture, le théâtre sont conçus
comme des « services publics », des produits de première nécessité comme le sont le
gaz, l’eau et l’électricité. On retrouve, jusque dans l’esthétique privilégiée par Vilar,
la double dimension élitiste (répertoire classique, exigence de qualité) et populaire
ou plutôt unanimiste (le théâtre pour tous, sans distinction de condition) qui
caractérise l’utopie culturelle de l’après-guerre20.
Avec le concours des jeunes compagnies (1946), l’aide à la première pièce et les
subventions distribuées à une cinquantaine de festivals, le théâtre est le fer de lance
de l’intervention de l’État en matière culturelle sous la IVe république. Mais Jeanne
Laurent est remerciée sèchement en 1952 et l’extension du réseau des centres dramati-
ques arrêtée net. L’heure n’est venue ni d’un grand mouvement de décentralisation
ni d’une grande politique culturelle. La France, qui doit faire face aux tâches de la
reconstruction puis au coût des guerres coloniales, relègue à l’arrière-plan des matières
facilement jugées frivoles. Jeanne Laurent, réduite à l’impuissance, écrit en 1955 un
essai dans lequel elle fustige la faiblesse de l’État en matière culturelle et suggère un
programme d’action21. Celui-ci attendra encore quatre ans pour voir le jour.

L’institutionnalisation paradoxale de la politique culturelle


(1959-1981)
La fondation du ministère des Affaires culturelles, en 1959, marque incontestable-
ment un tournant dans l’histoire de la politique culturelle de la France. De quelle
nature et de quelle portée ? André Malraux et ses conseillers ont soutenu l’idée d’une
rupture par rapport à leurs devanciers ; dans une large mesure, les auteurs des travaux
les plus fouillés sur cette période ont confirmé cette vision, certains d’entre eux
réservant même le terme de « politique culturelle » à la décennie 1959 à 1969 pendant
laquelle André Malraux dirige le ministère22. Alors seulement auraient été réunis une
doctrine globale et cohérente de l’intervention de l’État en matière culturelle et les
outils politiques et administratifs de sa mise en œuvre. Deux remarques viennent
nuancer voire contester cette thèse : les éléments d’une telle conjonction sont

20. emmanuelle Loyer, le éâtre citoyen de Jean Vilar. Une utopie d’après-guerre, Paris, PUF, 1997 ; et, de
la même auteure avec Antoine de Baecque, Histoire du festival d’Avignon, Paris, Gallimard, 2007.
21. Jeanne Laurent, la République et les Beaux-Arts, Paris, Julliard, 1955.
22. P. Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, op. cit. Lire également les actes des journées d’études
organisées par le Comité d’histoire du ministère de la Culture, Augustin Girard et Geneviève Gentil (dir.),
les Affaires culturelles au temps d’André Malraux, 1959-1969, Paris, Ministère de la Culture, Comité d’his-
toire/La Documentation française, 1996. Voir aussi hermann Lebovics, Mona Lisa’s Escort. André Mal-
raux and the Reinvention of French Culture, Ithaca and London, Cornell UP, 1999.

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repérables antérieurement et surtout postérieurement au moment Malraux ; par


ailleurs, la cohérence de ce moment ne doit pas être surestimée, la politique culturelle
alors menée s’apparentant largement à un bricolage politico-administratif dans lequel
le refus de l’institutionnel contrarie constamment les tentatives d’institutionnalisation.
Que la politique culturelle des années 1960 tienne largement du concours de
circonstances, la fondation du ministère le prouve assez23. en 1959, la Ve république
n’a qu’un an. Le nouveau régime doit lui-même beaucoup aux hasards de l’histoire.
André Malraux, l’intellectuel prestigieux rallié au panache du héros de la France libre,
y occupe d’abord le poste de ministre de l’information, jusqu’à ce qu’une parole
malséante sur la torture pratiquée par l’armée française en Algérie l’en écarte. De
Gaulle veut garder auprès de lui cet « ami génial, fervent des hautes destinées » et
demande à son Premier ministre, Michel Debré, de lui tailler un portefeuille sur
mesure. Ce sera celui des « Affaires culturelles », qui donne à son titulaire le rang de
ministre d’État. La novation est importante mais procède moins d’une création ex
nihilo d’un département nouveau que du regroupement de structures existantes
arrachées à leurs tutelles traditionnelles. Le décret d’attribution du 3 février 1959
constitue le ministère par transfert du ministère de l’Éducation nationale (direction
générale des Arts et Lettres, directions de l’Architecture et des Archives), du haut-
commissariat à la Jeunesse et aux sports (services culturels), et du ministère de
l’Industrie et du commerce (Centre national de la cinématographie).
De ce mécano administratif découlent plusieurs conséquences. La première est
que les ministères de vieille souche toiseront de haut cette jeune pousse, en particulier
ceux qui se sont vu déposséder de quelques-unes de leurs compétences ; les
fonctionnaires enlevés à leurs administrations d’origine se feront malaisément aux
règles nouvelles et un certain nombre d’entre eux plaideront pour le retour à la
situation antérieure. Ce fut le cas des associations transférées du haut-commissariat
à la Jeunesse et aux Sports qui retournent en 1961 à leur première administration.
Par ailleurs, des branches maîtresses manquent à l’appel : ni le tourisme ni la jeunesse
ni la recherche ne font partie du nouvel ensemble. Pas davantage les bibliothèques
et la lecture publique, demeurées dans le giron de l’Éducation nationale, la radio et
la télévision, dans celui du ministère de l’Information, les relations culturelles
internationales, que conserve le ministère des Affaires étrangères. Les gros bataillons
de fonctionnaires, les dotations budgétaires majeures, échappent au petit ministère
des Affaires culturelles. Le domaine qu’il administre, quoique fort étendu comparati-
vement aux structures qui l’avaient précédé − c’est vraiment la fin des Beaux-Arts −,
demeure lacunaire, hétéroclite, faiblement doté en moyens financiers et humains.
Quatre cents fonctionnaires, renforcés par le retour des administrateurs de la France
d’outre-mer après les décolonisations, constituent l’ossature du dernier né de la
famille gouvernementale et le ministère du Budget n’accorde à cet avorton rachitique

23. Charles-Louis Foulon, « Des Beaux-Arts aux Affaires culturelles (1959-1969) : les entourages d’An-
dré Malraux et les structures du ministère », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, octobre-décembre 1990,
p. 29-40.

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dont on prédit la fin prochaine que 0,4 % du budget de l’État. Il est vrai que Malraux
ne fait guère d’efforts pour obtenir plus.
Mais l’avorton survivra aux conditions difficiles de sa naissance et même à son
géniteur. Celui-ci a d’autres atouts à faire valoir que ses piètres talents de négociateur
budgétaire. D’abord, sa gloire d’écrivain célèbre, son parcours d’intellectuel engagé,
de résistant, de combattant de la France libre, son aura de monstre sacré, ses
compétences personnelles en matière d’art et de culture. toutes ces ressources rendent
sa légitimité difficilement contestable et désarmorcent bien des critiques. ensuite, sa
proximité avec le général de Gaulle, la confiance et la totale liberté que ce dernier
lui accorde ; on ne peut tout à fait traiter à la légère un homme qui a l’oreille attentive
du chef de l’État dans une république qui s’oriente vers un régime présidentiel. enfin
et surtout, Malraux a une vision, un projet de ce que doit être le rôle de l’État pour
l’art et la culture, et sa passion est contagieuse. La pauvreté des moyens est, dans une
certaine mesure, compensée par la grandeur du dessein et la puissance du verbe.
Quel est ce dessein ? Le décret du 24 juillet 1959 sur la mission et l’organisation
du ministère des Affaires culturelles fixe à ce dernier les tâches « de rendre accessibles
les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre
possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et
de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». À première
vue, rien de bien nouveau : la démocratisation de la haute culture figurait déjà, on
l’a vu, parmi les objectifs de la république précédente. Sauf qu’ici, il n’est plus
question d’éducation, scolaire ou populaire. L’autonomisation des affaires culturelles
vis-à-vis de l’Éducation nationale – mais aussi des mouvements d’éducation
populaire – découple l’éducation et la culture. Comme l’indiqueront à plusieurs
reprises Malraux et son directeur des Arts et Lettres, Gaëtan Picon, l’art et la culture
(celle-ci étant largement identifiée à celui-là) relèvent de l’émotion qui naît au contact
direct de l’œuvre vivante, non du savoir, qui est affaire de choses mortes. nulle
pédagogie, nul intermédiaire savant ne sont requis pour que cette émotion naisse
dans le cœur des hommes, quels que soient leur niveau d’éducation ou leur position
sociale, pour peu que les conditions de la rencontre soient réunies − et telle est la
responsabilité de l’État. L’art est ce qui répond aux questions fondamentales que pose
la condition humaine et ce qui dresse l’homme face à son destin ; il est le seul à
pouvoir rassembler une société d’où la religion s’efface. La culture est communion
et l’art une mystique aux allures protestantes.
L’intéressant est que cette mystique rencontre des réalités bien concrètes pour
forger une « doctrine de l’action culturelle ». La conception malrucienne de la culture
entre en résonance avec la conception gaullienne de la nation, la construction de
l’État-providence prend une nouvelle dimension dans une France en croissance,
bientôt débarrassée de l’hypothèque algérienne, la montée en nombre et en influence
des classes moyennes dotées d’un capital scolaire et culturel important crée une
demande à satisfaire, le besoin d’équipements culturels s’accorde à la nécessité de
modernisation et d’aménagement du territoire. Le lieu de cette rencontre sera le Plan,
qui intègre à partir de la préparation du IVe Plan, en 1961, la dimension culturelle.
Le Plan fournit au jeune ministère des Affaires culturelles l’expertise, les moyens

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financiers et humains qui lui font défaut. en retour, l’administration culturelle se


saisit des outils de la rationalité technicienne, en particulier les méthodes des sciences
sociales − le service des études et recherches du ministère est créé officieusement en
1963 par un jeune agrégé d’anglais, Augustin Girard. L’action culturelle renouvelle
la promesse de la démocratisation ou de la popularisation culturelle – conduire les
gens à la culture – en identifiant « scientifiquement » les besoins à satisfaire et les
moyens à mettre en œuvre. L’ineffable devient quantifiable.
La mise en œuvre passe d’abord par l’organisation du ministère et une institu-
tionnalisation paradoxale car toujours dépendante, semble-t-il, du destin de son
principal responsable. Une direction de l’Administration générale puis une inspection
générale sont créées, respectivement en 1961 et 1965 ; un début de déconcentration
administrative se fait jour avec l’établissement de comités régionaux d’action culturelle
et la désignation de correspondants permanents en province. en 1962 est créé
l’Inventaire général et, deux ans plus tard, un service des fouilles et des antiquités.
Le patrimoine est le secteur majeur, concentrant la moitié du budget du ministère.
Deux lois-programmes − nouveauté de la Ve république −, en 1962 et 1967, enga-
gent de grands chantiers de restauration ; d’autres lois (1960 sur le ravalement des
façades, 1962 sur les secteurs sauvegardés, 1966 sur les monuments historiques, 1968
sur les dations) sont également suivies d’effets rapides et concrets. La création
plastique contemporaine est moins soutenue, même si des commandes publiques à
des artistes de renom réactivent le mécénat d’État et que le Centre national d’art
contemporain est fondé en 1967. Le cinéma bénéficie de la création de l’avance sur
recettes, qui introduit le critère qualitatif dans le soutien aux producteurs et
réalisateurs, tandis que le programme des centres dramatiques nationaux est relancé
dans le secteur théâtral.
Mais la grande œuvre de Malraux, ce sont les maisons de la culture. « exemplaires
de l’action du ministère », elles illustrent et résument la philosophie de l’« État
esthétique » qu’a étudiée Philippe Urfalino24 : l’aménagement du territoire, avec la
construction de grands équipements culturels ; la présence au même endroit de
plusieurs arts qui se fécondent mutuellement − même si le théâtre domine, y compris
dans le choix des directeurs de ces établissements −, le refus des cloisonnements
disciplinaires ; le choix de l’excellence artistique, le rejet de l’amateurisme et de
l’animation socioculturelle ; enfin et surtout, l’utopie généreuse d’une culture partagée
et le contact direct du public avec les œuvres dans ces « cathédrales des temps
modernes » dont la réalisation architecturale doit, elle aussi, être « exemplaire ». Mais
le programme, conçu dans le cadre de la planification et dirigé par Émile Biasini, va
prendre du retard ; les moyens manquent, les négociations avec les élus locaux sont
difficiles. Même si Malraux proclame sa volonté d’en finir avec « le mot hideux de
province » et que les municipalités prennent en charge la moitié du financement,
nous sommes loin d’une opération concertée de décentralisation. Finalement, huit
maisons de la culture seulement verront le jour avant le départ de Malraux (la

24. Les maisons de la culture constituent le cœur de son ouvrage l’Invention de la politique culturelle, op.
cit.

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première au havre, en 1961) ; l’ironie de l’histoire en fera le fer de lance de la


contestation à sa politique.
Cette politique entre en effet dans une zone de turbulence à partir des années
1965-1966. Le décalage entre les paroles, volontiers grandiloquentes, et les actes,
bien plus modestes, finit par agacer voire irriter les milieux culturels. Contesté par
sa droite, qui lui reproche d’encourager les gauchistes, Malraux l’est aussi par ces
derniers, qui l’accusent d’exercer un pouvoir paternaliste et de n’être que le paravent
d’une politique essentiellement conservatrice. La démocratisation culturelle, l’art
unanimiste et le dirigisme centralisateur sont soumis au feu de la « critique », dans
leurs principes comme dans leurs résultats. Les « créateurs », comme on commence
à les appeler, proclament leur volonté de prendre le pouvoir. Dans le même temps
se font jour des aspirations multiples à la créativité spontanéiste et basiste. en 1968,
Malraux fait les frais de cette double exigence contradictoire, comme les autres repré-
sentants de l’action culturelle de l’après-guerre, Jean-Louis Barrault à l’Odéon, Jean
Vilar à Avignon. Il n’est plus considéré comme celui qui représentait les artistes au
gouvernement et les protégeait des foudres de la censure mais comme le gardien d’un
ordre à abattre et d’une culture bourgeoise. Il reste encore un an à la tête du ministère
des Affaires culturelles puis en démissionne quand de Gaulle quitte le pouvoir.
Ceux qui lui succèdent n’ont pas son aura, sa stature ; ils auront (un peu) plus
de moyens financiers mais aucun ne restera assez longtemps pour imprimer une
marque aussi profonde que celle du fondateur. en l’espace de neuf ans, le portefeuille
de la culture change neuf fois de main et plusieurs fois d’appellation (« affaires
culturelles » puis « culture »), de statut (ministère puis secrétariat d’État) et de
périmètre (la culture plus le livre et la communication et moins l’architecture). Mais
la permanence et le renforcement de la structure administrative compensent en partie
cette instabilité. Le ministère est réorganisé, avec la création de la direction du
éâtre, des maisons de la culture et des lettres et celle, la même année (1970) de la
direction de la Musique ; puis avec le Centre national des lettres (1973), la direction
du Livre et de la lecture (1975) − par transfert de compétences de l’Éducation
nationale −, enfin la direction du Patrimoine (1978). Le budget oscille entre 0,5 %
et 0,6 % du budget de l’État, ce qui permet de prendre quelques initiatives, comme
les actions pilotées par le Fonds d’intervention culturelle (FIC), structure tranversale
et interministérielle dont la création avait été jugée prioritaire par la commission
culturelle du VIe Plan de modernisation25. Des lois importantes sont votées, comme
celle relative à la sécurité sociale des artistes (1975), la loi-programme sur les musées
(1978) ou encore la loi sur les archives (1979).
Par ailleurs, le chef de l’État, qui a pour lui la durée et le pouvoir, intervient de
plus en plus dans les affaires culturelles, en particulier pour fonder de grands
équipements à Paris : Georges Pompidou décide souverainement de créer le Centre
national d’art contemporain sur le plateau Beaubourg, sorte de grande maison de la

25. Le FIC est l’un des trois organes créés à cette époque pour orienter la politique culturelle selon une
logique interministérielle, avec le Conseil du développement culturel et la commission interministérielle
pour la culture ; il fut certainement le plus efficace.

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culture de Paris26 ; Valéry Giscard d’estaing est à l’origine de pas moins de trois
grands chantiers culturels (le musée d’Orsay, l’Institut du monde arabe, la cité des
sciences de La Villette, auxquels on peut ajouter l’aménagement de La Défense). La
Ve république renoue avec la tradition du mécénat royal.
Ce volontarisme présidentiel et parisien contraste avec la modestie des ambitions
ministérielles. L’héritage malrucien est bien encombrant et tout l’art des successeurs
consiste à en faire l’éloge pour mieux s’en affranchir. C’est ce que réussit à faire
Jacques Duhamel de 1971 à 1973 qui, aidé de son directeur de cabinet Jacques
rigaud, infléchit notablement la politique de son illustre prédécesseur27 : prenant
acte d’un certain échec de la démocratisation et de l’action culturelles mais aussi des
aspirations révélées par mai 68, il met en avant la notion de « développement
culturel » pour prôner la diversification des voies d’accès à la haute culture (rupture
avec la théorie du « choc esthétique ») et l’élargissement du sens de la culture, en
direction de la vie quotidienne, des pratiques amateurs, des loisirs de masse. La
télévision a pris une place considérable dans la vie quotidienne des Français et le
ministère en charge des affaires culturelles ne peut plus affecter de l’ignorer. À une
définition classique et universaliste de la culture tend à se substituer, notamment
dans les deux premières « enquêtes sur les pratiques culturelles des Français » de 1973
et 1981, une vision anthropologique (tout est culture) et relativiste (à chacun sa
culture28). « La démocratie culturelle comme processus succède à la démocratisation
comme organisation de l’accès aux œuvres29. »
Le ministère veut également répondre au reproche de centralisme et de dirigisme.
Les directions régionales des affaires culturelles (DrAC), instituées par décret en 1977,
tentent d’ajuster la politique nationale aux réalités du terrain. Le temps des « cathé-
drales » culturelles est passé − aucune nouvelle maison de la culture n’est program-
mée −, voici venu le temps des « églises » que sont les centres d’action culturelle et
les équipements intégrés, polyvalents − sportifs, éducatifs, socioculturels − dans des
villes de plus petite taille qui fournissent l’essentiel du financement. À partir de
Michel Guy, secrétaire d’État à la culture en 1974-1976 et « innovateur méconnu30 »,
des conventions baptisées « chartes culturelles » sont passées entre l’État et les villes
pour établir en concertation des politiques culturelles globales et sur plusieurs années.
C’est que les villes développent et diversifient leur offre culturelle. La part de leur
contribution aux dépenses publiques culturelles augmente constamment au cours
des années 1970 pour représenter plus de la moitié (52,5 %) du total, loin devant

26. Jean-Claude Groshens et Jean-François Sirinelli (dir.), Culture et action chez Georges Pompidou, actes
du colloque des 3-4 décembre 1998, Paris, PUF, 2000.
27. Geneviève Gentil et Augustin Girard (dir.), les Affaires culturelles du temps de Jacques Duhamel, 1971-
1973, actes des journées d’étude organisées par le Comité d’histoire du ministère de la Culture, Paris,
Ministère de la Culture, Comité d’histoire/La Documentation française, 1995. et les nombreux essais de
Jacques rigaud, en particulier la Culture pour vivre, Paris, Gallimard, 1975.
28. Olivier Donnat, les Pratiques culturelles des Français, 1973-1989, Paris, Ministère de la Culture, Dépar-
tement des études et de la prospective, La Découverte/La Documentation française, 1990.
29. P. Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, op. cit., p. 273.
30. Michèle Dardy-Cretin, Michel Guy, secrétaire d’État à la culture, 1974-1976, un innovateur méconnu,
Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire, coll. « travaux et documents no 22 », 2007.

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l’État (37,8 %), les départements et les régions (8,8 %31). elles se dotent de structures
qui attestent l’importance nouvelle accordée à cette question : délégations culturelles
confiées à un élu, services culturels. rompant avec une image passéiste de la culture
municipale souvent dénoncée par les milieux culturels, ces villes, en particulier celles
que la gauche conquiert aux élections de 1977, affichent des ambitions novatrices
dans ce domaine, soit du côté de l’animation socioculturelle, soit du côté de la
création la plus exigeante. Quelle que soit l’option retenue, la question culturelle
devient un enjeu important dans le débat politique alors même que le pouvoir central
semble la délaisser. Le « parti des créateurs » et, derrière lui, les cohortes des
professions intellectuelles et culturelles rallient massivement la gauche unie, qui
l’emporte à l’élection présidentielle de 1981.

Les années Lang ou la conciliation des contraires (1981-1993)


L’homme que François Mitterrand choisit pour être son ministre de la Culture
− et qui le restera dix ans, égalant en deux fois le record de longévité de Malraux −
s’appuie sur plusieurs compétences et sources de légitimité : celle de l’acteur, aux sens
propre et figuré, de la vie culturelle, provinciale d’abord, parisienne ensuite ; celle du
professeur de droit, maîtrisant les rouages de l’administration publique ; celle enfin
du militant politique, réactivée au contact de François Mitterrand, qui ne lui ména-
gera pas son soutien. Jack Lang est, en 1981, un homme jeune et dynamique, qui a
une connaissance intime des milieux culturels, de leurs attentes, de leurs codes ; avant
toute chose, il sera le ministre des artistes32.
Mais la lecture qu’il fait, avec d’autres, du moment historique et du rôle que doit
y jouer la culture en général et, singulièrement, la politique culturelle de l’État, est
de bien plus vaste portée que ce qui pourrait s’apparenter à un simple clientélisme.
Il reprend à son compte les analyses qu’ont faites avant lui nombre d’intellectuels et
de hauts fonctionnaires intervenant dans le champ culturel, particulièrement au cours
des années 1970 : les sociétés développées traversent une crise de civilisation ; les
questions qui se posent sont avant tout d’ordre culturel et les réponses doivent l’être
aussi. La culture n’est donc pas ce « supplément d’âme », ce colifichet que les élites
traditionnelles accrochaient au revers de leur politique économique ou sociale ; elle
doit être replacée au cœur de toute politique publique. C’est cette conception que

31. Jalons pour l’histoire des politiques culturelles locales, textes réunis et présentés par Philippe Poirrier, Syl-
vie rab, Serge reneau, Loïc Vadelorge, Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire, coll. « travaux
et documents no 1 », 1995 ; Philippe Poirrier et Jean-Pierre rioux (dir.), Affaires culturelles et territoires
(1959-1999), Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire/La Documentation française, coll. « tra-
vaux et documents no 11 », 2000 ; Vincent Dubois (dir.) avec la collab. de Philippe Poirrier, Politiques
locales et enjeux culturels. Les clochers d’une querelle, xIxe-xxe siècles, Paris, Ministère de la Culture, Comité
d’histoire/La Documentation française, coll. « travaux et documents no 8 », 1998 ; Philippe Poirrier et
rené rizzardo (dir.), Une ambition partagée ? La coopération entre le ministère de la Culture et les collecti-
vités territoriales (1959-2009), Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire, coll. « travaux et docu-
ments no 26 », 2009. Voir aussi Pierre Moulinier, Politique culturelle et décentralisation, Paris, L’harmat-
tan, 2002.
32. Laurent Martin, Jack Lang, une vie entre culture et politique, Paris, Complexe, 2008.

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Jack Lang défend lors de la présentation du budget de son ministère, le 17 novembre


1981, devant les députés de l’Assemblée nationale : l’échec de l’exécutif sortant est
d’abord un échec culturel ; et les décisions prises par ses collègues du gouvernement
sont toutes de nature culturelle, dans la mesure où elles participent de ce « combat
pour un nouvel art de vivre33 » qu’a engagé le gouvernement.
en ce qui le concerne plus particulièrement, le ministère chargé de la culture se
donne pour missions « de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité
d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation
artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des
divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de
favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste
audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre
dialogue des cultures du monde34 ». Cette première reformulation des missions
assignées au ministère depuis le décret fondateur du 24 juillet 1959 montre le chemin
parcouru : de l’accès du plus grand nombre aux chefs-d’œuvre de l’humanité et
d’abord de la France, à la possibilité donnée à chacun de créer, de s’exprimer, de se
former ; du patrimoine national aux cultures des groupes qui composent la collectivité
et au dialogue avec le monde. Autrement dit, de la démocratisation à la démocratie
culturelle et de l’unité de la culture à la pluralité des cultures. Pour autant, et la
politique menée le montrera, il y a moins substitution d’un projet à l’autre qu’addition
des missions léguées par l’histoire sédimentaire de la politique culturelle française.
Ce qui va permettre la conciliation des contraires, c’est le doublement du budget,
en francs courants, du ministère de la Culture sur l’exercice 1981-1982, et la
constante progression des crédits dans les années qui vont suivre malgré un contexte
de rigueur budgétaire. Le budget du ministère représente 0,75 % du budget de l’État
en 1982 pour finir par atteindre le 1 % − objectif symbolique réclamé depuis les
années 1960 par une partie du monde culturel et politique − au début des années
1990. La période dite de « cohabitation », entre 1986 et 1988, ne remet pas en cause
la progression d’ensemble et François Léotard, qui assure l’intermède, n’invalide pas
fondamentalement la politique de Jack Lang. toutes les fonctions, toutes les
directions du ministère, profitent de cette manne. Une série de rapports commandés
par le ministre, et qui lui sont remis entre l’été 1981 et l’été 1982, identifie les besoins
et les manques, met à jour les réseaux sur lesquels le ministère va s’appuyer pour
mener sa politique. L’énumération des mesures adoptées serait trop longue à faire
ici. Un exemple suffira à en donner une idée.
La politique du livre et de la lecture publique est emblématique. elle bénéficie
d’une augmentation d’environ 60 % des crédits sur l’exercice dans le budget 1982 ;
ces crédits atteignent 837 millions de francs en 1991, à comparer aux 405 millions
votés dix ans plus tôt, aux 237 millions vingt ans plus tôt35. Certes, le périmètre s’est
étendu et les dotations aussi, de façon mécanique : la Bibliothèque nationale rejoint
le ministère de la Culture en 1981. Mais la progression reste significative, d’autant

33. Jack Lang, compte rendu analytique officiel de l’Assemblée nationale, 2e séance du 17 novembre 1981.
34. Décret n° 82-394 du 19 mai 1982 modifié relatif à l’organisation du ministère de la Culture, article 1er.

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qu’elle est calculée hors grands travaux : la prise en compte de la Bibliothèque


nationale de France, construite à la fin de la période, alourdirait encore le total. Cet
argent sert à financer des opérations tous azimuts, dont beaucoup ont été proposées
par les auteurs du rapport sur le livre et la lecture remis le 1er octobre 1981 :
opérations de fond, comme la construction des dix-sept bibliothèques centrales de
prêt qui manquaient encore ; opérations de communication, comme la « fureur de
lire », manifestation annuelle lancée en 1989 ; entre les deux, l’augmentation des
aides à toute la chaîne du livre, des auteurs aux libraires, et une loi, la première du
nouveau ministère, établissant le prix unique (ou fixe) du livre neuf. Cette loi,
combattue par la grande distribution et les associations de consommateurs, est votée
dès juillet 1981 au nom du pluralisme de la création et de la préservation d’un réseau
diversifié de diffusion.
tous les aspects de la politique culturelle nouvelle sont donc présents dans le
secteur du livre et de la lecture : augmentation considérable des moyens ; rapport
d’experts ; construction de grands équipements parisiens et d’autres, de moindre
ampleur, en province ; aide à la création et à la diffusion ; régulation par la loi. tout
ou partie de ces aspects se retrouvent dans la plupart des secteurs de la culture régie.
Ajoutons-y un dernier élément, avec le soutien apporté aux littératures « nouvelles »,
« alternatives », « jeunes », « populaires » : c’est le cas, en particulier, de la bande
dessinée, dont la reconnaissance officielle commence par la création de l’atelier-école
de bande dessinée dans le cadre de l’École de l’image d’Angoulême (1983), se
poursuit avec celle du Centre national de la bande dessinée et de l’image (1990) et
s’achève avec le musée de la bande dessinée (1991), toujours à Angoulême. Un festival
existait depuis 1974 dans cette ville, le ministère ne fait donc que reconnaître et
légitimer, par son label et sa subvention, une forme d’expression bien implantée.
Cette ouverture du compas culturel, l’élargissement de son sens, la prolifération
de ses contenus signent l’époque nouvelle même si les idées qui les justifient datent
de la décennie précédente. elles tiennent essentiellement à la volonté de décloisonner,
de dé-hiérarchiser les formes d’expression. Plus d’arts majeurs ni d’arts mineurs mais
l’art dans sa diversité. Plus de haute culture ni de culture populaire, mais la culture
plurielle. Plus de cloison étanche entre économie et culture mais une double recon-
naissance, celle de l’économie dans la culture, celle de la culture pour l’économie.
Comme l’indique le groupe Long terme du Plan36 dans un rapport de 1983,
« prendre conscience de l’impératif culturel, c’est d’abord rejeter cette conception qui
a laissé croire que la culture pouvait rester en marge du développement économique
et de sa crise. C’est ensuite reconnaître la diversité des cultures, supprimer leur
hiérarchisation, contribuer à leur confrontation. C’est enfin soutenir une stratégie
globale pour faire surgir, dans tous les lieux de la vie, des réserves insoupçonnées de
créativité, d’innovation, de plaisir ; pour favoriser toutes les synergies possibles entre
les nécessités économiques et les dynamismes culturels libérés ».

35. Budget voté. Brochure « La politique culturelle, le livre et la lecture, 1981-1991 », Paris, Ministère de
la Culture.
36. L’impératif culturel, Paris, la Documentation française, 1983.

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D’une part, donc, la reconnaissance de cultures minoritaires, marginales : les


cultures régionales et immigrées, les arts de la rue, les arts forains ; ou de cultures
populaires, majoritaires mais illégitimes : bande dessinée, rock, chanson ; ou d’activi-
tés assimilées aux traditionnels métiers d’art : le design, la mode, la gastronomie. Une
nouvelle direction, du Développement culturel (DDC), s’emploie à ouvrir l’espace du
culturellement pensable en conciliant démocratisation et démocratie culturelles : pas
seulement apporter la culture mais reconnaître les cultures ; pas seulement lutter
contre les inégalités d’accès mais promouvoir les différences de pratique. D’autre part,
la représentation de la culture comme gisement d’emplois, moteur de croissance.
« Économie et culture, même combat », proclame Jack Lang à la conférence des
ministres de la Culture organisée par l’Unesco à Mexico en juillet 1982. L’accent mis
sur les industries culturelles permet d’associer la priorité de la lutte pour l’emploi
dans une France qui s’enfonce dans le chômage de masse et la défense de l’identité
culturelle française menacée par la culture de masse à l’américaine. À travers la notion
d’« exception culturelle », mise en avant à l’occasion des débats sur le prix du livre
ou sur les quotas d’œuvres francophones et européennes à la radio et à la télévision,
le ministère de la Culture défend l’idée que les biens culturels, s’ils ont une
composante économique, ne sont pas des marchandises comme les autres.
Ces conceptions sous-tendent la politique extérieure du ministère, très active en
direction d’espaces de solidarité plus ou moins fantasmés tels que les « pays latins »
et méditerranéens ou l’europe. elles expliquent aussi − avec la fascination personnelle
du ministre pour la communication − la revendication constante de rassembler les
administrations qui gèrent les affaires culturelles et celles qui s’occupent des médias.
Ce couplage, esquissé en 1979, rompu en 1981, rétabli en 1986, est définitivement
(?) acquis en 1988. Malheureusement pour Jack Lang, il ne s’accompagne pas d’une
véritable maîtrise sur les dossiers liés à l’audiovisuel, largement affranchi de la tutelle
étatique dans la première moitié des années 1980. De la même façon, le rappro-
chement − très temporaire, un an entre 1992 et 1993 − des ministères de la Culture
et de l’Éducation sous la houlette de J. Lang ne suffit pas à résoudre la question des
enseignements artistiques à l’école. enfin, la plupart de ce qu’il est convenu d’appeler,
à cette époque, les « grands travaux présidentiels » échappent eux aussi, leur nom
l’indique assez, à l’emprise du ministère de la Culture. Ces grands travaux sont pour
partie des chantiers ouverts par les précédents chefs d’État et menés à bien sous
François Mitterrand au prix de réorientations parfois majeures (Centre Georges-
Pompidou, Musée d’Orsay, Institut du monde arabe, Parc et Cité des sciences de La
Villette, aménagement de La Défense), pour partie de nouveaux projets (Grand
Louvre, Opéra-Bastille, Cité de la musique, Bibliothèque nationale de France).
Ces projets donnent lieu à d’abondantes controverses : leur gigantisme, leur coût,
leurs audaces architecturales, les malfaçons et dysfonctionnements liés à la
précipitation avec laquelle ils sont conduits pour être inaugurés à temps par leurs
commanditaires. tout prête à critique dans un contexte où la culture est devenue un
enjeu important du débat public et un moyen de faire de la politique autrement. La
moindre de ces critiques n’est pas celle qui vise cette nouvelle manifestation de
centralisme parisien, inattendue de la part d’un pouvoir socialiste qui avait annoncé

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comme l’une de ses priorités le rééquilibrage des investissements publics entre Paris
et le « désert français ». Mais si les « grands projets de province », quoique assez
nombreux, ne pèsent effectivement pas du même poids que ceux engagés à Paris,
l’essentiel n’est pas là. Il tient à l’effet d’entraînement du pouvoir central vis-à-vis des
collectivités territoriales (notamment à travers les conventions de développement
culturel régional) et à l’émulation qui saisit ces dernières. Aux investissements des
villes et des départements se joignent ceux des régions, auxquelles les lois de
décentralisation de 1982 ont conféré de nouveaux pouvoirs et responsabilités. Les
critiques à l’égard du « dirigisme » parisien n’en sont que plus virulentes tandis que
les milieux artistiques s’inquiètent du désengagement de l’État.
Le concert de critiques enfle à la fin de la période. Cinq chefs d’accusation
principaux sont dressés par les nombreux articles et essais qui paraissent entre le
milieu des années 1980 et le milieu des années 199037. Le premier pointe l’échec
persistant de la démocratisation malgré l’inflation de la politique de l’offre culturelle ;
le deuxième dénonce les méfaits d’une politique spectaculaire, faite de « coups »
médiatiques telles les nombreuses « fêtes » − de la musique, du livre, de l’art, etc. −
au détriment de l’action de fond. L’action de Jack Lang est encore accusée d’utiliser
la culture à des fins politiques voire électoralistes ; ou d’instaurer un art officiel, de
se plier au bon plaisir du prince et d’engendrer des phénomènes de cour. Mais le
reproche le plus constant, le plus sonore en tout cas, est celui qui accuse le ministère
de la Culture de favoriser la confusion des valeurs culturelles en mettant sur le même
plan « Shakespeare et une paire de bottes ». La critique du « tout culturel » vise le
relativisme et l’extension indéfinie du périmètre d’intervention de l’« État culturel ».
elle sera l’une des pièces maîtresses de la mise en cause de la politique culturelle dans
la période la plus récente.

La « fin de la grandiloquence ».
Épuisement ou refondation du modèle culturel français ?
(depuis 1993)
Comme l’écrit le critique de théâtre Jean-Pierre Léonardini, « c’est avec des
sentiments mêlés qu’on peut considérer ces années-là [1980-1990] dans le rétroviseur.
Impression à la fois d’une respiration plus aisée dans les divers domaines de l’art en
même temps que d’une habile instrumentalisation des artistes et des intellectuels38 ».
On peut enrichir la vision : d’un côté, la France couverte d’un « blanc manteau
d’églises » culturelles, le consensus autour de l’intervention de l’État dans le champ
culturel, un ministère qui attire les meilleurs énarques ; de l’autre, les statistiques

37. Parmi les plus retentissants : Alain Finkielkraut, la Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987 ; Marc
Fumaroli, l’État culturel, op. cit. ; Jean Caune, la Culture en action. De Vilar à Lang, le sens perdu, Gre-
noble, Presses universitaires de Grenoble, 1992 ; Michel Schneider, la Comédie de la culture, Paris, Le
Seuil, 1993. La défense n’est guère représentée à cette époque que par le livre de Jacques renard, l’Élan
culturel, Paris, PUF, 1987.
38. Jean-Pierre Léonardini, « Le temps de l’illusion lyrique », Culture publique. Opus 1 : « L’imagination
au pouvoir », (mouvement)Skite/Sens & tonka, 2004, p. 58.

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montrant le maintien d’une forte proportion de « non-public », une sortie de la


culture du champ du débat public et la normalisation technocratique de ce qui fut
une terre de mission. Mais, que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces vues partielles,
c’est souvent pour présenter l’époque présente sous le jour le plus noir : les
nostalgiques de l’âge d’or gardent le « souvenir d’une effervescence […] au regard de
l’éteignoir actuel39 » ; ceux qui n’y ont vu qu’un « cauchemar40 » ne sont pas surpris
par l’actuelle situation, suite logique des « deux décennies de reniements et de
renoncements41 » qui l’ont précédée. La plupart des analystes s’entendent sur le
constat d’un épuisement du modèle français de la politique culturelle. Mais de quel
modèle s’agit-il ? De la décentralisation en trompe-l’œil et du paradigme éducatif de
la IVe république ? De l’action culturelle de Malraux ? Du développement culturel
de Duhamel à Lang ? Il faudrait y voir clair. Il nous semble que la crise actuelle est
une crise à double foyer, une crise à la fois d’efficacité et de légitimité.
La crise d’efficacité, c’est celle qui questionne la capacité de l’État à remplir les
missions qu’il s’est assigné. L’État a-t-il les moyens de ses ambitions ? Le budget du
ministère de la Culture s’est fixé durablement autour de 1 % du budget total de l’État,
soit environ trois milliards d’euros dans le projet de loi de finances 2010. Les soixante-
dix-huit établissements publics nationaux absorbent à eux seuls 40 % du budget
global du ministère, 50 % si l’on décompte les crédits de personnel42. Le legs des
époques précédentes, en particulier des années Mitterrand-Lang, très bâtisseuses,
s’avère lourd à supporter pour le ministère. Au déséquilibre Paris/régions, dénoncées
par ces dernières, s’ajoute la minceur des marges budgétaires, qui rend difficile le
financement d’opérations nouvelles. À vrai dire, cette question déborde celle du poids
des « grands équipements » ; c’est tout un système qui s’est ossifié, rigidifié à mesure
que les subventions se transformaient en avantages acquis. L’action culturelle de l’État
est menacée d’asphyxie financière.
Le problème du financement du régime spécial d’assurance chômage des
intermittents du spectacle est une variante du même problème. Présent dès le début
des années 1990, il n’apparaît dans toute sa force qu’en 2003, quand les organisations
syndicales et patronales négocient la réforme de l’indemnisation et qu’une partie du
monde du spectacle, menacée d’exclusion du système, se révolte et empêche la tenue
d’un certain nombre de manifestations, dont le festival d’Avignon. Quelles sont les
causes principales du caractère exagérément déficitaire du régime spécial ? D’une part,
les abus des employeurs, notamment les sociétés de production audiovisuelle, et, dans

39. J.-P. Léonardini, « Le temps de l’illusion lyrique », art. cité.


40. François Cusset, le Grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2007.
41. Daniel Bensaïd, « Imagination au pouvoir, pouvoirs imaginaires », Culture publique. Opus 1 : « L’ima-
gination au pouvoir », op. cit., p. 138.
42. Chiffres clefs 2010. Statistiques de la culture, Paris, Ministère de la Culture et de la communication,
DePS/La Documentation française, 2010 (www.culture.gouv.fr/nav/index-stat.htm l). La répartition par
« programme » épouse la nouvelle organisation du ministère engagée en 2007 dans le cadre de la révision
générale des politiques publiques. Le ministère ne compte plus que trois directions centrales et un secré-
tariat général : « Patrimoines » (39 % du budget), « transmissions des savoirs et démocratisation de la
culture » (dans l’organigramme actuel : « Médias et industries culturelles », 29 %), « Création » (27 %),
auxquels s’ajoutent les 5 % dévolus à la « recherche culturelle et la culture scientifique ».

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une moindre mesure, de certains employés ; mais ces abus ne deviennent si voyants
qu’en raison, d’autre part, de l’augmentation incontrôlable du nombre des ayants
droit. L’appel d’air provoqué par la professionnalisation des activités artistiques au
cours des années 1980 et 1990 a rendu le système intenable. Là encore, la capacité
de l’État à financer durablement un champ culturel en constante expansion s’est
heurtée à la barrière budgétaire43.
Le désarroi et la colère des milieux artistiques et culturels auraient peut-être été
moindres si ne s’était en même temps imposé le sentiment d’un désengagement de
l’État, en dépit du maintien à niveau à peu près constant du budget du ministère.
La succession rapide des ministres, entre 1993 et aujourd’hui, y est sans doute pour
quelque chose44, qui s’est accompagnée d’une rétrogradation dans la hiérarchie
gouvernementale et d’une chute de prestige. Après la longue flambée de l’expérience
langienne, le ministère semble renouer avec la grise instabilité des années 1970. À
cette différence près − de taille − que l’État dans son ensemble apparaît aujourd’hui
menacé d’une perte de substance, rongé par le bas (l’essor des collectivités territoriales)
et par le haut (le marché planétaire et les organisations supranationales).
Le ministère de la Culture ne compte plus que pour un peu plus de 20 % dans
le financement public de la culture. Les relations entre l’État et les collectivités
territoriales évoluent vers une gouvernance culturelle partagée, au-delà des clivages
partisans. L’État, de tutélaire, se fait partenaire et tisse toute une série de rapports
contractuels avec les collectivités, une coopération autour de plans d’action concertés.
Des lois, en 2002 et 2004, ont étendu le champ de la décentralisation, en particulier
dans le domaine du patrimoine, où l’inventaire général est transféré aux régions. en
outre, les régions, départements et communes peuvent gérer directement certains
monuments historiques inscrits sur une liste dressée par l’État – qui conserve
cependant ceux qui sont les plus profitables. Il en est également résulté une
clarification des compétences entre les divers échelons territoriaux, notamment en
matière d’enseignement artistique (enseignement initial aux communes, écoles
nationales de musique, de théâtre et de danse aux départements, conservatoires
nationaux de région aux régions). Si ces dernières privilégient la création et la diffusion
artistique, les départements soutiennent surtout le patrimoine et l’animation, les
communes jouant un rôle dans tous les secteurs. Celles-ci, et les établissements qu’elles
contrôlent, contribuent pour environ 37 % aux dépenses culturelles publiques, les

43. Les entretiens de Valois, qui se sont clos en janvier 2009 après dix mois de concertation avec les repré-
sentants du spectacle vivant, avaient pour principal objectif d’apaiser les tensions sociales. Les conclusions
du rapport remis à la ministre préconisent la pérennisation du régime des intermittents et la fin du gel
des crédits à la création, la refondation des structures publiques, la mise en place de conférences par région
entre État, collectivités territoriales et professionnels du spectacle vivant pour établir une politique cohé-
rente dans chaque territoire, la création d’un fonds de soutien à la création et à la diffusion. en revanche,
aucune loi d’orientation sur le spectacle vivant n’est prévue, ce qui fait craindre à certains la remise en
cause prochaine de ces accords. Pour une réflexion plus fondamentale sur les intermittents du spectacle,
voir le livre de Pierre-Michel Menger, les Intermittents du spectacle. Une sociologie de l’exception, Paris, Édi-
tions de l’eheSS, 2005.
44. Jacques toubon (1993-1995), Philippe Douste-Blazy (1995-1997), Catherine trautmann (1997-
2000), Catherine tasca (2000-2002), Jean-Jacques Aillagon (2002-2004), renaud Donnedieu de Vabres
(2004-2007), Christine Albanel (2007-2009), Frédéric Mitterrand (2009-).

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départements pour 9 %, les régions pour 4 %45. L’engagement financier de ces


collectivités diffère selon la taille, le potentiel fiscal, les projets politiques des structures
considérées. Cependant, l’attractivité culturelle des territoires est devenue une
préoccupation majeure des exécutifs locaux46, ce qui ne va pas sans conflit entre
logiques culturelles et logiques économiques ni réticence des milieux culturels, des
artistes en premier lieu, qui s’inquiètent de se retrouver en tête-à-tête avec des pouvoirs
locaux soupçonnés d’indifférence culturelle, de conservatisme esthétique ou de
clientélisme électoral. Le recours croissant au mécénat47, la cession de monuments
historiques aux collectivités territoriales ou la location longue durée d’œuvres du
patrimoine muséal alimentent encore les soupçons d’un désengagement48. La
suppression de la taxe professionnelle, qui alimente les budgets de ces collectivités
territoriales, risque par ailleurs de les priver des ressources nécessaires au financement
de leur action culturelle.
De l’autre côté, les logiques supranationales aggravent la crise qui frappe le modèle
français. Certes, l’intervention des instances européennes en matière de culture
demeure très limitée, en raison de la résistance farouche des États – dont la France –
devant tout ce qui pourrait s’apparenter à un contrôle extérieur sur une politique
culturelle garante de l’identité nationale. Même si des programmes communautaires
existent en matière culturelle et audiovisuelle, ce n’est pour ainsi dire que
négativement, par le biais des réglementations et des procédures engagées par la
Commission ou par la Cour de justice européenne contre telle politique nationale
accusée de contrevenir aux lois de la concurrence sur le marché intérieur – le cas du
livre dans les années 1980 par exemple –, que l’europe a surtout fait sentir sa
présence. Autrement plus redoutables sont apparus les flux d’images et de sons
véhiculés par des médias et des industries culturelles appartenant à des firmes
transnationales. La mondialisation culturelle alimente le débat, récurrent depuis des
décennies, sur le déclin du rayonnement culturel de la France dans le monde. La
France vit depuis un siècle dans la hantise de « l’américanisation » des esprits et se

45. Chiffres tirés de Chiffres clefs 2009. Statistiques de la culture, cités dans x. Greffe et S. Pflieger, la Poli-
tique culturelle en France, op. cit., p. 78. Aux 21 % du ministère de la Culture doivent être ajoutés les
27,5 % des autres ministères (3,8 milliards d’euros) mais le total reste inférieur à 50 % du financement
public de la culture.
46. La part qu’elles consacrent à la culture est dans tous les cas supérieure à celle de l’État central, du
moins si on ne prend en compte que le seul ministère de la Culture (environ 1 % du budget de l’État) :
2,2 % de leur budget pour les départements, 2,5 % pour les régions et 8,1 % pour les communes (de plus
de 10 000 habitants). Voir Chiffres clefs 2010…, op. cit.
47. en particulier depuis la loi du 1er août 2003 qui accorde une réduction de 60 % d’impôt pour les
entreprises, de 66 % pour les particuliers, en plus de mesures spécifiques pour le patrimoine et les musées.
Cette loi, si elle a incontestablement accéléré le mouvement des entreprises et des riches particuliers vers
la culture, ne l’a pas créé : depuis le début des années 1980 un ensemble de mesures fiscales a visé à encou-
rager le soutien économique des acteurs privés à la vie culturelle, même si la France reste en retard sur ce
plan par rapport à d’autres pays comparables. Voir à ce sujet robert Fohr, « essor et enjeux du mécénat
culturel », La Revue du trésor, mai 2008, 88e année, no 5, et id. (dir.), l’Essor du mécénat culturel en France.
témoignages et pratiques, Ministère de la Culture et de la Communication, Mission du mécénat, mai 2006.
48. Pour une vision à la fois globale et précise de la situation, voir Philippe tronquoy (dir.), « Culture,
État et marché », Cahiers français, Paris, La Documentation française, 2003 et Guy Saez (dir.), Institutions
et vie culturelle, Paris, La Documentation française, 2004.

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voit comme une forteresse assiégée par la culture de masse américaine. D’où une
politique plus défensive qu’offensive, en particulier en matière audiovisuelle et
cinématographique, défendant au niveau international le droit à l’exception puis à
la diversité culturelle, au niveau national les quotas d’œuvres francophones et
européennes et le respect des délais de diffusion selon les supports.
Ceux-ci sont cependant remis en cause par l’irruption de l’internet qui bouleverse
les modes d’accès et d’usage. Deux lois, l’une sur le droit d’auteur et les droits voisins
dans la société de l’information (DADVSI, 2006), l’autre instituant une haute autorité
pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (hADOPI, 2009)
ont fixé les règles en matière de téléchargement. De lourdes peines de prison et des
amendes sont prévues contre les éditeurs de logiciels permettant le « piratage » des
œuvres audiovisuelles ; par ailleurs une « réponse graduée » sanctionne le partage de
fichiers de pair à pair lorsque ce partage constitue une infraction au droit d’auteur :
un courriel d’avertissement en guise de premier rappel à la loi, puis un courrier
d’avertissement par lettre recommandée, et la coupure de la connexion internet en
dernier ressort. Cette dernière disposition a été rejetée par le Conseil constitutionnel
et beaucoup pensent que ces lois sont inapplicables ou déjà dépassées par les
évolutions technologiques49.
Si la crise d’efficacité que traverse la politique culturelle française paraît pour
l’heure insurmontable, c’est qu’elle se double d’une crise de légitimité, c’est-à-dire
d’une remise en cause des finalités de l’intervention de l’État dans le champ culturel.
La principale d’entre elles, constamment réaffirmée depuis 1959, était l’égal accès de
tous à la culture50. Or, cette ambition s’est vue doublement contestée : dans ses
résultats, puisque les enquêtes sociologiques ont toutes démontré que la politique de
l’offre culturelle n’avait pas amené vers la culture les populations qui en étaient
exclues ; dans ses principes, puisque l’idée même d’une culture dont la qualité
intrinsèque justifierait qu’on en favorise la diffusion est battue en brèche. D’un côté,
on s’interroge sur l’utilité de dépenser autant d’argent pour si peu de résultats ; de
l’autre, on se demande pourquoi il faudrait favoriser un contenu culturel plutôt qu’un
autre.
C’est pourquoi la priorité donnée à la démocratie culturelle, par le biais de la
légitimation des cultures minoritaires ou majoritaires, par l’élargissement du sens et
du champ culturel et, in fine, par celui de l’intervention de l’État a paru d’abord une

49. Voir Soon-Mi Peten et al., Cinéma, audiovisuel, nouveaux médias. La convergence : un enjeu européen ?,
Paris, L’harmattan, 2001. Création et diversité au miroir des industries culturelles, actes des Journées d’éco-
nomie de la culture coordonnées par xavier Greffe, Paris, Ministère de la Culture et de la Communica-
tion, DePS, 2006. xavier Cubeles, « Les politiques culturelles et le processus de mondialisation des indus-
tries culturelles », dans Lluis Bonet et emmanuel négrier (dir.), la Fin des cultures nationales. Les politiques
culturelles à l’épreuve de la diversité, Paris, La Découverte, 2008, p. 69-82. Philippe Bouquillion, les Indus-
tries de la culture et de la communication. Les stratégies du capitalisme, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 2008. emmanuel Derieux et Agnès Granchet, Lutte contre le téléchargement illégal : lois DADVSI
et HADOPI, Paris, Lamy, 2010.
50. en 2010 comme en 1959, le ministère a pour mission première « de rendre accessibles au plus grand
nombre les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France » (http://www.culture.gouv.fr/mcc/Le-
ministere2).

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solution de bon sens. De même que l’État se refusait à choisir, au sein de la « culture
cultivée », parmi les valeurs et les esthétiques et finissait par aider aussi bien la
tradition que les avant-gardes − au prix d’une paradoxale institutionnalisation de
celles-ci −, de même il reconnaissait comme légitimes et donc subventionnables toutes
sortes de formes et de genres d’expression ressortissant aussi bien à « l’art de vivre »
qu’à la « culture de masse ». Ainsi se trouvait satisfait l’impératif de la démocratisation,
effectivement réalisé dans la consommation des biens culturels de grande diffusion
délivrés par les industries culturelles. On passait dans l’ordre des pratiques « de
l’exclusion à l’éclectisme51 » et dans celui de la doctrine de la théorie de la légitimité
à celle du relativisme et du multiculturalisme52. Moyennant quoi, la « culture
cultivée » se trouvait reléguée au rang de culture minoritaire, certes respectable mais
de peu d’importance au regard des enjeux de la communication et de la coexistence
des cultures, la révolution numérique bouleversant toute l’économie de la culture et
jusqu’aux rapports de chacun aux pratiques culturelles53.
Face à ce « malaise dans la culture54 », deux options existent. Supprimer purement
et simplement le ministère de la Culture ou doubler la mise, relancer une grande
politique culturelle d’État avec des moyens accrus pour tenir compte de la place
grandissante de la culture au sens large dans les sociétés développées ? Beaucoup
d’analyses récentes prêchent les vertus de l’humilité55. Un État efficace serait un État
qui se concentrerait ou se recentrerait sur ses « missions fondamentales » : le patri-
moine, le soutien à la création, l’éducation culturelle, l’aide aux pratiques en amateur
et une politique audiovisuelle cohérente56 ; une démocratisation « réelle » par le
recours à l’école et aux médias ; le soutien à une création qui « réponde aux attentes
du public » ; le développement des industries culturelles et l’adaptation à l’univers
numérique ; le tout devant pouvoir être mesuré à l’aide d’indicateurs de résultat selon
les termes de la lettre de mission adressée par nicolas Sarkozy à Christine Albanel,
première ministre de la Culture de son nouveau gouvernement57. Particulièrement

51. Olivier Donnat, les Français face à la culture. De l’exclusion à l’éclectisme, Paris, La Découverte, 1994.
52. Éric Maigret et Éric Macé, Médiacultures, Paris, InA/Armand Colin, 2005.
53. Olivier Donnat, les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, Ministère
de la Culture et de la Communication, DePS/La Découverte, 2009.
54. M. Bélit, le Malaise dans la culture…, op. cit.
55. Lire notamment « Fin(s) de la politique culturelle ? », La Pensée de Midi, octobre 2005 ; « Politique
culturelle de la France », Quaderni, automne 2005 ; « Quelle politique pour la culture ? », Le Débat,
novembre-décembre 2005 ; « Les mutations de la sphère culturelle », Raison présente, juin 2007 ; Jean-
Pierre Saez (dir.), Culture & société, un lien à recomposer, toulouse, Éditions de l’Attribut, coll. « Culture
& société », tome 1, 2008.
56. rapport de la commission d’étude de la politique de l’État présidée par Jacques rigaud, 18 octobre
1996. Lire également du même auteur les Deniers du rêve. Essai sur l’avenir des politiques culturelles, Paris,
Grasset, 2001.
57. Lettre du 1er août 2007 (à consulter sur http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-lettre2missi
on07.htm). relevons par ailleurs la création, en janvier 2009, d’un Conseil de la création artistique dont
l’animation a été confiée au producteur de cinéma Marin Karmitz. Il est évidemment trop tôt pour se
prononcer sur ce nouvel organe « dont la mission est d’éclairer les choix des pouvoirs publics en vue
d’assurer le développement et l’excellence de la création artistique française, de promouvoir sa diffusion
la plus large, notamment internationale, et d’arrêter les orientations de nature à permettre leur mise en
œuvre » (décret no 2009-113 du 30 janvier 2009 relatif au Conseil de la création artistique, Journal officiel

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France − Laurent MARtIn

remarquable, dans ces textes comme dans des essais parus au même moment, est
l’insistance sur l’éducation culturelle et artistique, sur la place des arts à l’école :
comme s’il fallait tout reprendre par le début, revenir aux « fondamentaux » et que
la coupure historique entre culture et éducation, de même qu’entre culture et médias,
n’avait plus lieu d’être.
Quant à la légitimité de l’intervention de l’État dans le champ culturel, elle passe
aussi, à lire nombre d’acteurs et d’observateurs actuels, par une cure de modestie, la
« fin de la grandiloquence58 », un « changement de discours59 » pour réduire la
distance entre les ambitions affichées et les résultats obtenus. La politique culturelle
ne peut pas changer la vie, la fonction sociale de l’art doit être revue à la baisse ; la
première fera déjà assez si elle assure les conditions matérielles d’une bonne santé de
la vie culturelle et la seconde doit se borner à présenter des alternatives aux consom-
mations de masse. Fin de l’illusion lyrique ou fin de toute ambition de la politique
culturelle ? La crise économique mondiale qui s’est ouverte en 2008 fait craindre à
beaucoup que la culture non immédiatement rentable ne serve de nouveau de variable
d’ajustement à la politique budgétaire d’un État impécunieux. La nécessité de réduire
les déficits publics risque d’entraîner des coupes sombres dans le financement public
de la culture60.
Cinquante ans après la fondation du ministère de la Culture, vingt-cinq ans après
le doublement de son budget, que reste-t-il de la politique culturelle de la France,
quelle « culture doit-elle défendre61 » ? Le débat n’a pas à être relancé : il n’a jamais
cessé, il accompagne en permanence les évolutions du « modèle culturel français »
dont les contours et le contenu sont constamment redéfinis en fonction des muta-
tions du paysage politique, économique, social, technologique dans lequel il s’insère62.
Bien qu’en voie de normalisation rapide, ce modèle préserve son statut d’exception
dans le monde contemporain. Pour combien de temps encore ?

no 0026 du 31 janvier 2009, p. 1863). Il est d’ores et déjà très contesté par une partie du monde politico-
culturel qui lui reproche d’utiliser des ressources dont manque déjà le ministère.
58. Philippe Urfalino, « Après Lang et Malraux, une autre politique est-elle possible ? », Esprit, mai 2004,
p. 55-72.
59. M. Bélit, le Malaise dans la culture…, op. cit.
60. Un état des lieux : Philippe Poirrier (dir.), Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documenta-
tion française, 2010.
61. Voir le dossier « Quelle culture défendre ? », Esprit, mars-avril 2002.
62. La Politique culturelle en débat. Anthologie 1955-2005, textes réunis et présentés par Geneviève Gen-
til et Philippe Poirrier, Paris, Ministère de la Culture, Comité d’histoire/La Documentation française, coll.
« travaux et documents no 21 », 2006. De Philippe Poirrier, lire aussi « Un demi-siècle de politique cultu-
relle en France », Diversité, no 148, mars 2007, p. 15-20. Sur le « modèle français », nous renvoyons à l’ar-
ticle de rené rizzardo, « Acquis et limites du modèle culturel français », dans Jean-Pierre Saez (dir.),
Culture & société, un lien à recomposer…, op. cit., p. 22-35 et à celui de Vincent Dubois, « Le modèle fran-
çais et sa crise : ambitions, ambiguïtés et défis d’une politique française », dans Diane Saint-Pierre et Clau-
dine Audet (dir.), tendances et défis des politiques culturelles : cas nationaux en perspective, Québec, Presses
de Laval, 2010, p. 17-52.

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La politique culturelle de la Grèce.


La culture comme objet de politique publique

Myrsini ZoRbA*

L’institutionnalisation démocratique de la politique culturelle a débuté en Grèce


bien après la Seconde Guerre mondiale, contrairement à celle des autres pays
européens où la transition vers la démocratie s’est opérée peu à peu. L’issue de la
Seconde Guerre mondiale ne marqua pas la fin des hostilités en raison de la guerre
civile qui agita la Grèce jusqu’en 1949. Au cours des vingt-cinq années qui suivirent,
la culture publique fut dénaturée, conséquence de la restriction des libertés civiles et
des règles démocratiques. Une culture nationale officielle paternaliste fut imposée.
Ce n’est qu’en 1974 à la chute de la dictature des colonels qu’une politique culturelle
publique fut mise en œuvre sous l’autorité d’une démocratie parlementaire.

La culture publique pendant les « Années de pierre1 »


À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la culture publique grecque connut une
longue période tourmentée. Au lieu de la paix tant espérée, la Guerre civile imposa
l’état d’urgence. Les vainqueurs choisirent d’exclure la gauche plutôt que de
réconcilier les antagonismes. Ils consacrèrent davantage d’énergie à supprimer et à
humilier leurs opposants qu’à établir un dialogue et à étendre leur hégémonie. En
raison de ce choix stratégique fait dans les années 1950, le bloc au pouvoir – composé
du Roi, des gouvernements conservateurs, de l’appareil d’État et de ceux, parmi les
intellectuels, qui collaboraient étroitement avec eux – utilisa la culture publique
comme terrain d’exclusion autant que comme outil de propagande.

* Université ouverte d’Athènes, Grèce.


1. Les Années de pierre est le titre d’un film sur l’après-guerre en Grèce. Pendant plus de 30 ans, le pays se
trouva dans l’incapacité de maintenir des conditions démocratiques normales : la Seconde Guerre mon-
diale et la résistance au fascisme (1940-1944) menèrent le pays à la guerre civile (1946-1949), suivie d’une
période de gouvernance parlementaire (1950-1966) qui se caractérisa par de graves affrontements poli-
tiques et sociaux, des élections douteuses et l’intervention arbitraire du Roi au sein des institutions démo-
cratiques. Le pays connut ensuite des années de dictature (1967-1974). À cet héritage autoritaire s’ajou-
tait l’impact du régime dictatorial d’avant-guerre de Ioannis Metaxas (1936-1940), une période de loi
martiale et de censure (N. Alivizatos, les Institutions politiques de la Grèce à travers les crises, 1922-1974,
Paris, LGdj, 1979 ; I. Nicolakopoulos, «Ελεγχόμενη δημοκρατία» dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία
του νέου ελληνισμού, vol. 9, Athènes, Ellinika Grammata, 2003, p. 9-46).

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PoUR UNE HISToIRE dES PoLITIqUES CULTURELLES dANS LE MoNdE

dans un tel contexte, la culture publique n’était pas seulement en connexion


directe avec la politique, elle était littéralement instrumentalisée2. Après la guerre
civile, l’idéologie « ordre et loi nationale » fut utilisée pour reconstruire l’identité
nationale, excluant et annihilant tout dialogue avec l’intelligentsia libérale
progressiste3. La coercition, le contrôle idéologique direct et la suppression de la libre
expression culturelle dominèrent les années 1950 : les dissidents vivaient dans la
crainte constante d’être exilés ou emprisonnés. Nombre d’artistes et d’écrivains fuirent
le pays en raison de leurs prises de position politique et idéologique. Une grande
partie des jeunes qui s’étaient engagés dans la Résistance contre les Allemands
émigrèrent en France, d’autres qui avaient participé à la guerre civile cherchèrent
refuge dans les pays du bloc socialiste4.
Le modèle d’État qui prévalait était paternaliste, basé sur une démocratie fragile.
Les droits civils – dont la libre expression artistique, la liberté de langage et de
religion, tout autant que la liberté de parole – furent soumis à des restrictions
particulières jusqu’au début des années 1960. L’idéologie communiste était proscrite,
les films, pièces de théâtre et journaux soumis à la censure. L’accès à l’éducation
supérieure et aux emplois du secteur public était réservé exclusivement à ceux qui
faisaient résolument preuve d’un esprit national5. Toute opinion progressiste
encourait le risque d’être étiquetée « communiste » et marginalisée ; toute expression
culturelle non conforme était indiscutablement jugée dissidente. Le mécanisme d’État
tenta systématiquement d’imposer une culture officielle, basée sur le nationalisme,

2. Sur l’instrumentalisation multiple de la culture dans un contexte politique, voir : R. Hewison, Culture
and Consensus. England, Art and Politics since 1940, Londres, Methuen, 1995 ; o. bennett, “e Torn
Halves of Cultural Policy Research”, International Journal of Cultural Policy, 2004, 10-2 et id., “Cultural
Policy in the United Kingdom. Collapsing Rationales and the End of a Tradition”, European Journal of
Cultural Policy, 1995, 1-2 ; P. burke, What is Cultural History?, Cambridge, Polity, 2004 ; P. Poirrier, l’État
et la Culture en France au xxe siècle, Paris, Le livre de poche, 2000 et id., Art et pouvoir, de 1848 à nos jours,
Paris, CNdP, 2006 ; K. Mulcahy, “e Public Interest in Public Culture”, dans Andrew buchwalter (ed.),
Culture and Democracy: Social and Ethical Issues in Public Support for the Arts and Humanities, boulder,
Westview Press, 1992 ; j. McGuigan, Culture and the Public Sphere, Londres, Routledge, 1996 et id.,
Rethinking Cultural Policy, Londres, open University Press, 2004 ; P. bourdieu, la Distinction. Critique
sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; E. belfiore, o. bennett, “Rethinking the Social Impacts of the
Arts”, e International Journal of Cultural Policy, 2007, 13-2 ; P. dueland, “Nordic Cultural Policies: A
Critical View”, International Journal of Cultural Policy, 2008, 14-1 ; P. Mangset et al., “Nordic Cultural
Policy”, International Journal of Cultural Policy, 2008, 14-1.
3. I. Nicolakopoulos, «Ελεγχόμενη δημοκρατία», art. cité ; I. Lampiri-dimaki, «Κοινωνική αλλαγή 1949-
1974 » dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου ελληνισμού, vol. 9-10, op. cit.
4. Le Mataroa, un navire qui amena en France de jeunes étudiants et des artistes grecs en décembre 1945,
est resté célèbre. Grâce à la généreuse initiative d’octave Merlier et de Roger Millier, respectivement direc-
teur et sous-directeur de l’Institut français d’Athènes, plus de 200 bourses permirent à ces jeunes grecs de
poursuivre leurs études dans les académies des beaux-Arts et les universités françaises. beaucoup devin-
rent des intellectuels et artistes de renom : les philosophes K. Axelos et K. Kastoriades, l’historien Nicos
Svoronos, l’urbaniste G. Kandylis, le musicien Ianis Xenakis et bien d’autres. Voir N. Andrikopoulou, Το
ταξίδι του Ματαρόα, 1945, Athènes, Estia, 2008 et R. van boeschoten, “e Impossible Return: Coping
with Separation and the Reconstruction of Memory in the Wake of the Civil War”, dans M. Mazower,
After the War Was Over, Princeton, Princeton University Press, 2000.
5. Avoir l’esprit national signifiait : raisonner conformément à l’idéologie nationaliste du régime de l’après-
guerre civile.

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la religion et le patrimoine de la Grèce antique. Ces trois éléments emblématiques


du régime fasciste de Metaxas, pendant les années 1930, imprégnèrent toute
l’idéologie culturelle de l’État au cours de l’après-guerre, atteignant leur apogée sous
le régime de la junte militaire de 1967 à 1974.
Les structures culturelles de l’État d’après-guerre furent créées ou rétablies dans
les années 1950 : musées, instituts de recherche, festivals de musiques et de films,
prix décernés par l’État6 ; autant d’exemples de l’intervention du gouvernement dans
la culture, qui, relayés par des textes de loi, jetèrent les bases élémentaires de l’action
culturelle publique, bien avant qu’elle n’existe en tant que telle7.
Au cours de cette période, outre l’enseignement, c’est la radio qui représenta le
vecteur le plus efficace pour diffuser les idées et les valeurs culturelles8. Mis à part
son caractère manipulateur et sa propagande, le réseau de la radio d’État contribua
fortement à diffuser la communication, l’information, le divertissement, mais aussi
à enrichir culturellement la vie quotidienne, par la diffusion de pièces de théâtre,
programmes musicaux, entretiens d’artistes, etc. Simultanément, par le biais de la
radio et des festivals, l’État imposa un réseau d’intellectuels et d’artistes auquel les
indépendants et les dissidents avaient peu de chance d’accéder. La dévotion au
gouvernement était récompensée par une participation aux services culturels avec les
bénéfices matériels et symboliques afférents.
Pendant les « années de pierre », le concept de « culture » se limita principalement
au patrimoine de la Grèce antique, synonyme de « grand art ». Les représentations
du éâtre national, du festival d’Epidaure ou encore de l’odéon d’Hérode Atticus9
furent porteuses d’une réelle visibilité et d’un sentiment d’appartenance à « la »
culture ; une culture qui signifiait surtout « Esthétique ». Au nombre des qualités
d’une personne cultivée figuraient également la connaissance des langues étrangères
(surtout le français), la musique classique, la danse classique, des sports tels que le
golf, l’élégance, les bonnes manières et une certaine nostalgie des valeurs sociales
traditionnelles. Néanmoins, plusieurs principes idéologiques soulevèrent des dilem-
mes : le cosmopolitisme mis en opposition à l’authenticité nationale, la comparaison
entre culture des pays de l’Est et civilisation occidentale, le modernisme face au

6. Les festivals d’Athènes et d’Epidaure (1954-1955), le prix de littérature décerné par l’État, le nouveau
centre hellénique de l’Académie d’Athènes (1957), le centre de recherches historiques de la Fondation
nationale de recherche (1968), le centre de recherches sociales d’Athènes (1959), la semaine du Cinéma
grec à essalonique (1960), le musée de delphes (années 1960), le Chariot de espis (fin des années
1950), le théâtre d’État de la Grèce du Nord à essalonique (1961). Ces organismes adhérèrent aux
structures culturelles de l’État d’avant-guerre comme le éâtre national (1930) ou des institutions datant
du XIXe siècle telles que le Musée archéologique national et la bibliothèque nationale.
7. d. Voudouri, Κράτος και μουσεία. Το θεσμικό πλαίσιο των αρχαιολογικών μουσείων, Athènes, Sakkou-
las, 2003 et d. Moschopoulos, « Administration du patrimoine culturel en Grèce : une approche histo-
rique », dans S. Fisch (ed.), National Approaches to the Governance of Historical Heritage over Time. A Com-
parative Report, Vienne, IoS Press, 2008 (Cahier d’histoire de l’administration no 9).
8. Le réseau de la Radio nationale avait été créé sous la dictature de Metaxas en 1938. Propriété de l’É-
tat, elle resta sous le contrôle strict et direct du gouvernement jusqu’à la fin des années 1980, période où
les premières stations de radio privées furent officiellement autorisées.
9. Amphithéâtres en plein air, sites des représentations du théâtre antique et des grands événements
culturels.

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maintien des traditions, le classicisme par rapport à l’expérimentation avant-


gardiste10. Malgré les controverses, le modèle culturel dominant qui en résulta était
ethnocentriste, conservateur et élitiste ; il encourageait une approche directive de la
culture comme « illumination philosophique », et plus encore comme « mission
civilisatrice11 ». bien que le pays ne possède pas d’aristocratie traditionnelle, les élites
dédaignaient la classe ouvrière et manifestaient de l’arrogance et de la supériorité à
l’égard de la culture populaire. Cette attitude de supériorité, ajoutée à un fossé
émotionnel et esthétique, exacerbait les blessures laissées par la Seconde Guerre
mondiale et la guerre civile, soulignant les clivages sociaux et le manque de
légitimation culturelle. Elle bridait toute dimension démocratique de la culture telle
que promue au sein d’autres pays européens dans le cadre d’États-providence
florissants après la Seconde Guerre mondiale, et entravait le dialogue et l’osmose
entre élite et culture populaire12.
En même temps, et en raison de l’amélioration de l’économie, les classes popu-
laires réclamaient davantage de perspectives éducatives, la scolarisation gratuite, ainsi
que la légitimation de leur propre culture (identité, origine, expression, coutumes).
Ces revendications eurent une incidence déterminante sur le mouvement étudiant
naissant ; les syndicats universitaires politisés furent au premier plan de toutes les
luttes politiques qui débutèrent dans les années 1950 et se poursuivirent pendant
une décennie. En dehors des choix esthétiques ou socioculturels des citoyens et des
sujets impliquant l’identité nationale, les autorités de l’État discernèrent dans la
culture la source d’objectifs économiques. Le modèle du développement économique
du pays accentua l’instrumentalisation du patrimoine culturel de la Grèce ainsi que
l’exploitation outrancière de son environnement naturel. « Civilisation » et « Nature »
furent associées politiquement avec pour objectif essentiel d’attirer le tourisme13. Il
n’est pas étonnant que la création de l’organisme grec du Tourisme remonte aux
années 1950, précédant d’au moins vingt ans celle du ministère de la Culture14.

10. M. Vitti décrit ce type de controverses idéologiques chez les écrivains et intellectuels grecs dans les
années 1930 (M. Vitti, Η γενιά του τριάντα, Athènes, Ermis, 1977).
11. G. Vestheim, “Cultural Policy and democracy : eoretical Reflections”, e International Journal of
Cultural Policy, 2007, 13-2.
12. Le présent document utilise quatre concepts distincts pour décrire la relation entre culture et démo-
cratie : l’illumination philosophique, comme discours général d’approche directive ; la mission civilisatrice,
comme concept opérationnel associant discours colonial et expérience ; la démocratisation, comme poli-
tique de diffusion de la grande culture à l’ensemble des citoyens, et de programmes éducatifs favorisant
un « niveau supérieur d’éducation culturelle de la population » ; et la démocratie culturelle comme résul-
tat de l’acceptation de la diversité, de la pluralité et de l’égalité des chances au sein d’un environnement
dans lequel les interventions de l’État tentent de marginaliser les injustices culturelles et la discrimina-
tion, supprimant les frontières entre élitisme et culture populaire. Sur d’autres discours fondés sur ces
concepts, voir N. Elias, e Civilizing Process (1939), oxford, blackwell, 1994 ; A. Kangas, behind the
beginnings of he Finnish Cultural Policy, ICCPR, 2006 ; G. Vestheim“Cultural Policy…”, art. cité.
13. Sur la relation entre le patrimoine et le tourisme, voir : R. Hewison, e Heritage Industry. britain in
a Climate of Decline, Londres, Methuen, 1987 et K. Gray, “Commodification and Instrumentality in Cul-
tural Policy”, International Journal of Cultural Policy, 2007, 13-2.
14. jusqu’aux années 2000, l’organisme grec du Tourisme fit également office d’institution culturelle par
l’intermédiaire de son département du festival d’Athènes (théâtre, concerts, danse). Par la suite, le festi-
val d’Athènes est devenu indépendant.

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Un printemps culturel éphémère au milieu des années 1960


Au début des années 1960, d’intenses manifestations politiques eurent lieu pour
revendiquer la démocratisation et la libéralisation des institutions politiques et,
effectivement, le climat politique répressif commença à changer. Les élections de
1963 portèrent au pouvoir un gouvernement du centre, créant un « printemps »
culturel éphémère. Cette courte période de 1963 à 1965 connut une abondante
activité politique et fut riche en expériences culturelles, surtout pour la jeune
génération. En démocratisant l’appareil d’État, le gouvernement essaya d’abolir les
mécanismes spécifiques de l’oppression tels que le service spécial de la police qui
surveillait les étudiants. Libérée des restrictions politiques imposées par le contrôle
autoritaire de l’État depuis une décennie, la culture publique commença à changer
radicalement. La libéralisation eut un impact considérable et, grâce à l’accès accru à
la culture et à la participation, déclencha créativité, diversité et pluralisme.
En littérature, dans les arts du spectacle et les arts visuels, l’émergence d’idées
nouvelles était très séduisante et enchantait particulièrement les jeunes ; un espace
culturel public différent fut ainsi créé. Un nouveau cercle d’intellectuels se manifesta,
apportant inspiration, nouvelles idées et esprit critique15. La culture politisée
progressiste était dynamisée par deux revendications démocratiques primordiales :
premièrement, le respect de la Constitution par le Roi et les partis de droite ;
deuxièmement, l’augmentation du budget de l’État pour l’éducation publique. Ces
deux revendications constituèrent une solide alliance, fondée sur des sentiments
populaires répandus dans l’arrière-pays qui transmettaient une immense énergie aux
praticiens politiques, et eurent des répercussions sur la culture.
Tandis que de nouveaux courants émergeaient du débat en littérature et dans le
domaine artistique (modernisme, art engagé, surréalisme), une nouvelle relation
s’établit entre politique et culture. dans ce contexte, des pratiques culturelles inédites
virent le jour. on compta d’abondantes initiatives étudiantes, associatives et des
publications foisonnantes. Les œuvres de fiction, revues scientifiques, associations où
l’on pratiquait le brainstorming sociopolitique, les débats publics, les manifestations
et marches pour la paix, la nouvelle vague de musique dans de nouveaux lieux bon
marché et fréquentés exclusivement par les jeunes (les boîtes), ne sont que quelques-
uns des signes extérieurs de cet intense mouvement culturel. Cette bouffée de liberté
sur le plan politique et socioculturel engendra une créativité sans précédent au sein
de la société qui débordait d’énergie et d’optimisme. Le pays vivait dans
l’effervescence, avide de rattraper le temps perdu pendant vingt ans. Tout évoluait
rapidement : de la mentalité du temps de la guerre civile au plaisir de jouir de la paix,
de la vie en zone rurale à la vie en ville, des difficultés économiques à la prospérité,
de l’exclusion à la participation.
Il ne fait aucun doute que dès son instauration en 1964, la principale réforme
institutionnelle en faveur d’une éducation publique libre et obligatoire renforça le
sentiment de vivre un « printemps » culturel. Pour la première fois, les droits culturels

15. A. dimaras, «Σχολική εκπαίδευση. Οι νέες μεταρρυθμίσεις», dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του
νέου ελληνισμού, op. cit., vol. 9.

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de l’État-providence acquirent une signification en Grèce. Et c’était la première fois


depuis la Seconde Guerre mondiale que l’éducation devenait une priorité politique16.
Amplifiant son intervention, le gouvernement appliqua également des critères plus
objectifs et moins discriminatoires pour l’accès à l’enseignement supérieur. En même
temps, la propagande diminua dans les écoles, la langue grecque démotique (grec
courant) fut institutionnalisée, et le « Certificat d’esprit national », obligatoire pour
accéder à une éducation supérieure, fut aboli. Le statut socio-économique des
étudiants commença à évoluer, tandis que les nouvelles lois permirent aux enfants
des villages éloignés, des fermes et de la classe ouvrière urbaine d’accéder aux
établissements d’enseignement supérieur.
La réforme éducative de 1964 apporta très probablement le changement
institutionnel le plus significatif en matière de démocratisation de la culture publique.
L’éducation était perçue par tous comme un secteur très proche de la culture, et sa
présentation conféra un sentiment d’appartenance communautaire qui contribua à
augmenter la confiance et les espoirs d’avenir. Les pages des revues littéraires et des
journaux d’art se firent l’écho de diverses théories et analyses culturelles. d’intenses
débats idéologiques eurent lieu autour de sujets traitant du rôle de l’art, de l’avant-
gardisme, de l’art abstrait, du réalisme socialiste, etc. Une vie culturelle émergeait du
terrain figé par les restrictions et les interdictions.
Au cours de cette période, de plus en plus de femmes commencèrent à s’inscrire
à l’université, et à délaisser la vie ménagère pour s’insérer dans la population active.
Il y eut également des initiatives pour les associations féminines, comme l’Union
panhellénique des femmes (1964), renaissance d’une ancienne association de gauche
dissoute par le régime en 1948. Cette cellule active, en contact avec l’Association
mondiale des femmes démocrates, créa un réseau à travers tout le pays. Au nombre
de ses activités figuraient la création d’écoles parentales, de services de conseils
juridiques, économiques et médicaux, et surtout le développement d’une conscience
démocratique indépendante chez les femmes17.
Les fleurs de ce « printemps » culturel ne tardèrent pas à s’épanouir dans les jardins
de la culture, et bien évidemment dans les magazines, chansons populaires, films et
pièces de théâtre. La culture populaire s’exprima dans les comportements et modes
de vie d’une grande partie de la population et refléta la vie politique qui battait au
rythme de la rue, dans les manifestations estudiantines, voire les spectacles du célèbre
compositeur Mikis eodorakis qui, souvent, associait les paroles de poètes célèbres
au rythme musical rebetiko18 sur un bouzouki, instrument à cordes populaire. Cette
culture politisée et dynamique était très répandue ; elle revendiquait sa différence et
son hégémonie au regard de la culture sophistiquée, « académique et bourgeoise ».

16. M. Repoussi, «Ο χώρος των γυναικών. Πολιτικά κόμματα, γυναικείες οργανώσεις και ομάδες», dans
V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου ελληνισμού, op. cit., vol. 10.
17. Sur le rôle des intellectuels dans la vie culturelle, voir S. Sokka, A. Kangas, “At the Roots of Finnish
Cultural Policy: Intellectuals, Nationalism, and the Arts”, e International Journal of Cultural Policy,
2007, 13-2, p. 185-202.
18. Un style traditionnel de musique folklorique modale urbaine : l’expression du prolétariat dans des
chansons passionnées qui racontent les malheurs des gens ordinaires.

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Une culture populaire démocratique, progressiste et riche en qualité, réclamait sa


place au-devant de la scène, dans la vie du pays qui aspirait au changement. Tant le
cinéma grec que le théâtre témoignèrent de tentatives progressistes pour se
renouveler19.
Pourtant, l’acceptation de plusieurs aspects de la culture populaire fut ressentie
différemment, non seulement par les intellectuels conservateurs, mais aussi par les
progressistes. Les intellectuels et les critiques de gauche considéraient avec un scepti-
cisme élitiste la part non politisée de la culture populaire, estimant qu’elle menait à
la dépolitisation et à l’assimilation du mode de vie américain. À ce stade, on peut
remarquer l’antagonisme existant entre l’approche par « l’illumination philosophi-
que » d’un côté, et la tendance à la démocratisation de l’autre. Pendant le « printemps
culturel éphémère », la balance sembla pencher en faveur de la démocratisation, mais
ce processus n’eut jamais le succès escompté et, au cours des dix années suivantes,
« l’illumination philosophique » remporta l’avantage absolu. Ceci indiqua également
que la notion dominante de la culture demeurait immuable et détermina, par la suite,
la politique culturelle elle-même20.

La dictature
Néanmoins, le système politique ne put soutenir la pression des forces progres-
sistes pour plus de démocratisation, et le processus fut abruptement stoppé par la
mise en place de la dictature des Colonels le 21 avril 1967. La junte proclama la loi
martiale et l’abrogation des libertés politiques. Cette situation dura sept longues
années, jusqu’à la chute du régime en 1974. En même temps que l’opportunité d’une
démocratisation politique, tous les principes fondamentaux de la démocratisation
culturelle qui s’étaient développés – et avaient suscité de si grands espoirs – furent
brusquement enterrés.
Les Colonels choisirent comme slogan « une Grèce de Grecs chrétiens », réitérant
l’identité culturelle du pays, mélange de dévotion à la gloire de la Grèce antique et
de foi chrétienne. En même temps que les organisations et les partis politiques, toutes
les associations culturelles furent sommairement abolies : du jour au lendemain, le
pays se retrouva sans structures politiques et culturelles, à l’exception des institutions
officielles dont les administrations étaient ordonnées par les Colonels. Pour remplacer
l’ancienne culture publique qui avait été rejetée sans appel, la junte développa un
discours qui mêlait nationalisme, retour aux racines, anticommunisme, xénophobie
et isolationnisme, avec un élément didactique et la « civilisation gréco-chrétienne »
en point de référence de la plus haute importance : la supériorité culturelle de la
nation grecque et de sa civilisation. Les Colonels imposèrent un contrôle politique

19. G. Tsampras, «Η μουσική 1949-1974 », dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου ελληνισμού
op. cit., vol. 9, p. 259-268. ; F. Lamprinos, «Κινηματογράφος», dans ibid., vol. 9 et 10 ; d. Spathis, «Το
θέατρο», dans ibid., vol. 9, p. 239-258. ; P. Mavromoustakos, Το θέατρο στην Ελλάδα 1940-2000, Athènes,
Kastaniotis, 2005.
20. Sur la relation entre le concept de culture et la culture politique, voir j. Lewis, T. Miller (eds), Criti-
cal Cultural Policy Studies, oxford, blackwell, 2003.

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et culturel oppressif, emprisonnant et exilant nombre de personnalités politiques et


de citoyens suspectés de résistance, isolant le pays du monde extérieur, imposant une
censure à la presse et aux autres médias, interdisant les livres des auteurs de gauche.
Ils tentèrent d’instaurer une culture officielle basée sur une éthique militariste
énergique et déployèrent dans ce but de puissants mécanismes propagandistes, dont
l’apogée fut la création du ministère de la Culture en 1971.
Assumant leur opposition à ce régime paternaliste, les mouvements de résistance
formaient une subculture démocratique progressiste clandestine. Toute une série
d’ouvrages, de musiques issues du « printemps » démocratique passé, et de chansons
nouvelles écrites par Mikis eodorakis en exil, des traductions de livres étrangers
qui parlaient de liberté et de démocratie commencèrent à circuler illégalement,
surtout parmi les étudiants. on vit naître un réseau d’information parallèle, en aval
d’une vie culturelle manifestement immobilisée, où plus rien ne se passait, du moins
jusqu’en 1970 ; pendant cette période, la résistance des artistes et des intellectuels
commença peu à peu à se manifester, et au fil du temps, les étudiants se rebellèrent
ouvertement contre la junte en organisant des manifestations et en scandant des
slogans en faveur de la démocratie et de la liberté.

Un nouveau départ vers la démocratie


En 1974, après une révolte estudiantine dynamique à l’Institut polytechnique
d’Athènes, et à la suite de l’invasion de Chypre par les troupes turques, la dictature
s’effondra et la Grèce commença à construire une vie démocratique et parlementaire
stable. La procédure de démocratisation était applicable à tout l’appareil d’État, ainsi
qu’au ministère de la Culture créé par les Colonels. À partir de ce moment-là, ce
ministère a assumé les tâches d’organisation de la culture publique et d’aide au
développement de la politique culturelle selon la législation de la démocratie
parlementaire.
C’est à cette époque que débuta l’intégration culturelle de la Grèce aux autres
pays européens, de même que son développement économique, la reprise du proces-
sus d’adhésion du pays à la Communauté économique européenne et son
appartenance au Conseil de l’Europe – d’où elle avait été expulsée en raison de son
régime dictatorial. L’instrumentalisation paternaliste de la culture s’était bâtie
graduellement pendant quarante ans, mais sa déconstruction démarra sous la pression
du libéralisme par la mise en place des processus démocratiques.
Les activités culturelles commencèrent à se dérouler dans une atmosphère démo-
cratique et consensuelle de liberté d’expression. Artistes, journalistes, éditeurs de livres
et de magazines, et autres groupes culturels formèrent le premier chaînon d’un réseau
de propagation de la culture. Une politique culturelle prit progressivement forme
avec, comme priorité, la réorganisation des entités et des fondements publics.
Il semble paradoxal que la démocratisation politique du pays n’ait pas été suivie
d’un discours sur la démocratisation culturelle et l’égalitarisme par les intellectuels
progressistes. En effet, éduqués dans l’idéologie esthétique et politique de l’élite
d’avant-garde, ces derniers ne se fiaient pas au goût et au jugement des gens

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ordinaires, mais se sentaient plus proches de « l’illumination philosophique » que de


la « démocratisation ». Le discours culturel qui prévalait dans le milieu intellectuel
était celui de l’illumination, teinté d’un mélange éclectique d’idées issues du marxisme
français (Althusser, Poulantzas) et de l’École de Francfort, et caractérisé par une vision
essentiellement pessimiste. La culture de masse, l’industrie culturelle et la marchandi-
sation de la culture se dressaient comme de nouveaux spectres menaçants contre la
véritable autonomie de l’individu. La logique qui dominait adopta l’argument de
l’élite culturelle, qui devint acceptable pour une grande partie de l’intelligentsia et la
majorité des gens impliqués dans les questions culturelles, indépendamment de leurs
positions politiques respectives. Le traumatisme provoqué par le populisme et
l’autocratie de la junte avait fait de l’illumination un refuge de la culture d’élite. En
tout état de cause, la transformation du discours de l’illumination en politique de
démocratisation nécessita plusieurs années de maturation supplémentaires. Pour que
ceci devienne une mission politique, il fallut attendre le contexte général apporté par
le « Changement21 » et la vision culturelle de Melina Mercouri.
dans l’intervalle, des changements sans précédent – qui apportèrent la liberté de
presse et de parole – causèrent des perturbations et un dynamisme intense dans la
société. de 1974 à 1981, à l’aube d’une ère nouvelle marquée par l’accession au
pouvoir du Mouvement socialiste panhellénique (PASoK), d’autres formes d’expres-
sion culturelle apparurent, amenant une répartition démocratique de l’espace public.
Cette évolution fut principalement le fait des artistes de gauche et des mouvements
sociaux de l’époque qui apportèrent leur propre nuance, exigeant la légitimation de
la diversité et une pluralité d’identités dans la vie culturelle. dans cette atmosphère,
pour se libérer du joug qui avait été imposé par la dictature, toutes les idées avaient
leur chance d’être retenues et diffusées. Spoliée et isolée pendant sept longues années,
la société cherchait à rattraper le temps perdu aussi vite que possible22.
La production et le marché culturels commencèrent à se moderniser tandis que
les petites industries se multipliaient et affichaient les premiers signes de dynamisme.
L’arrivée massive de publications en langues étrangères qui avait débuté après 1970
s’accentua, offrant un large éventail d’ouvrages classiques et contemporains à prix
abordable et dont la qualité ne cessa de s’améliorer. La production littéraire grecque
se développa avec l’apparition de nombreux nouveaux auteurs23. L’intense
mouvement des idées était perceptible dans le monde de l’édition ainsi que dans les
arts de la scène, les chansons populaires et les courants de la culture clandestine24.
Le Nouveau Cinéma grec qui, dans les années 1970, avait fait une brève apparition

21. « Changement » était le slogan des élections de 1981 qui portèrent Andreas Papandreou et le Mou-
vement socialiste panhellénique (PASoK) au pouvoir.
22. G. Voulgaris, «Η δημοκρατική Ελλάδα 1974-2004 », dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου
ελληνισμού, op. cit., vol. 10.
23. E. Kotzia, V. Hatzivasileiou, «Η ελληνική λογοτεχνία 1974-2000 », dans ibid., vol. 10., p. 183-200.
24. M. Zorba, « Le livre et l’édition en Grèce depuis la Seconde Guerre mondiale », dans P. Fouche (dir.),
Dictionnaire encyclopédique du Livre, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2005. ; P. Mavromoustakos,
Το θέατρο στην Ελλάδα 1940-2000, op. cit. ; M.-E. Christofoglou, «Οι εικαστικές τέχνες 1974-2000 »,
dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου ελληνισμού, op. cit., vol. 9 et 10.

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avec de nouveaux réalisateurs, une vision filmique et des thèmes différents, se tourna
vers l’aspect historique et contemporain de la société grecque. Préoccupé par de
nouvelles recherches et expériences esthétiques, il se distancia des films commerciaux
et entreprit de décoder les réalités sociales, en quête d’une nouvelle identité. dans
ce climat d’exploration sociale, les anciennes pratiques culturelles furent rénovées,
créant un ferment substantiel et soulevant de multiples questions relatives à la
nouvelle évolution des identités culturelles.

Le « Changement » socialiste
En 1981, la mission politique du « Changement » apporta, avec le nouveau
gouvernement, une immense vague de transformations socioculturelles. Melina
Mercouri, toute première ministre de la Culture (une fonction qu’elle occupa de
1981 à 1989 puis de 1993 jusqu’à sa mort en 1994), personnifia le changement et
la démocratisation de la culture publique grâce à sa vision culturelle particulière,
présentant clairement une nouvelle approche. Indépendamment de leurs opinions
politiques, les intellectuels les plus influents gardèrent leurs distances, estimant que
la démocratisation de la culture n’était ni requise, ni réalisable. dans la mesure où
ils se considéraient comme les gardiens de la qualité des œuvres d’art et les dépositaires
de la culture, la démocratisation ne représentait à leurs yeux rien de plus que du
populisme. Cette opinion n’était d’ailleurs pas complètement injustifiée : les
préoccupations de la vaste petite bourgeoisie concernaient davantage leur propre
ascension socio-économique que leur capital culturel25. Se basant sur le principe que
les gens ordinaires ne peuvent apprécier le grand art sans y avoir été initiés, les
intellectuels demandèrent à l’État de se charger de cette vaste mission d’éducation.
dans ce contexte, le discours en faveur de l’accès, la participation de tous à la culture
et la diversité était totalement inédit. C’était le devoir et le rôle de l’éducation, et
non celui d’une politique culturelle, de préparer les gens à apprécier la culture. Les
intellectuels s’engagèrent au service de la civilisation et de la culture. Ayant peu de
sympathie pour les pratiques culturelles populaires, ils éclipsèrent la portée
anthropologique de la culture.
Néanmoins, de nombreuses questions relatives à cette évolution des identités
culturelles furent soulevées. Le gouvernement socialiste tenta d’y répondre. Pour la
première fois, Melina Mercouri combina nationalisme et démocratisation, proposant
ainsi une nouvelle expression du patriotisme. dans ce cadre, la composante populaire
fut louée et acceptée sans aucun snobisme. Les petits bourgeois – classe montante
socialement et économiquement – y trouvèrent un moyen d’exprimer leur charge
émotionnelle, révélant une culture qui tentera de trouver un équilibre entre la
démocratisation et le populisme au cours des années suivantes26.

25. P. Panagiotopoulos, «Τραγούδι και πολιτική», dans V. Panagiotopoulos (ed.), Ιστορία του νέου
ελληνισμού, op. cit., vol. 10.
26. M. Spourdalakis, «Ο ελληνικός λαϊκισμός στις συνθήκες του αυταρχικού κρατισμού», dans N. Mouzelis,
T. Lipovatz (eds), Λαϊκισμός και πολιτική, Athènes, Gnosi, 1989 ; A. Pantazopoulos, «Για το λαό και το
έθνος», Η στιγμή Ανδρέα Παπανδρέου 1965-1989, Athènes, Polis, 2001.

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Grèce − Myrsini ZORbA

Les premières mesures sociales prises par le gouvernement eurent un impact


culturel considérable. des décisions politiques, telles que la reconnaissance officielle
de la Résistance nationale, la révocation des « célébrations de la haine27 » et
l’autorisation du rapatriement des Grecs qui avaient fui dans les pays socialistes,
comptèrent beaucoup pour libérer la culture publique de son passé sombre et négatif.
Ces changements ramenèrent sur la scène publique des groupes de population
précédemment exclus, avec leurs témoignages et leurs récits. Mis à part quelques
exceptions, le tissu social du pays s’enrichit, favorisant la réparation des injustices et
autres mesures discriminatoires.
L’impact culturel des réformes de la condition féminine, telles que l’intégration
du principe d’égalité entre hommes et femmes, l’instauration du mariage civil, la
dépénalisation de l’adultère et la légalisation de l’avortement, fut lui aussi important.
Toutes ces décisions influencèrent profondément la Grèce, anéantissant les
anachronismes et les stéréotypes culturels qui avaient prévalu pendant des années.
L’identité féminine put s’affranchir du principe qui faisait du devoir conjugal et de
la maternité des impératifs absolus, et elle s’enrichit grâce à de nouveaux éléments
axés sur le monde du travail, les concepts d’identité féminine, le mouvement
féministe et l’émancipation sexuelle28.
Enfin, d’autres lois et de nouvelles institutions concernant l’éducation, les
travailleurs et la jeunesse furent instaurées. Parmi celles-ci figurait une loi relative à
l’éducation supérieure, l’institutionnalisation de la formation continue, la création
d’un Secrétariat de la jeunesse, le vote à partir de 18 ans et la constitution de conseils
généraux. Non seulement ces mesures apportaient une plus grande mobilité et une
participation accrue – libérant du même coup l’identité culturelle de larges groupes
de la société qui avaient vécu dans la crainte de l’isolement –, la crainte et de
l’isolement dans lesquels ils avaient vécu –, mais elles contribuaient à stimuler et
améliorer la communication, l’expression et la créativité. Ces mesures sociales et
institutionnelles influencèrent profondément les identités collectives et individuelles,
leur apportant une bonne dose de modernisation sociale et rénovant ainsi
considérablement l’identité culturelle du pays. Un véritable processus de réunification
culturelle était en route dans un pays qui avait connu de profondes dissensions
pendant des décennies. Mais une question culturelle centrale et épineuse demeurait
impénétrable : celle de la relation entre l’État et l’Église. bien que la séparation des
deux ait été proclamée, elle ne se réalisa jamais. C’est là un sujet sensible qui dépasse
encore aujourd’hui les limites de la société et du système politique grecs ; un tabou
qui, jusqu’à ce jour, n’a jamais été dépassé.
Melina Mercouri tenta de définir les paramètres démocratiques de la culture en
créant des passerelles entre les artistes de gauche et l’intelligentsia internationale et
européenne, tout en cherchant des solutions pour attirer le public, faciliter son accès
à la culture et susciter sa participation. Elle exprima aussi les émotions populaires

27. Expression utilisée pour désigner les commémorations officielles des atrocités de la guerre civile, les-
quelles étaient exclusivement attribuées aux vaincus.
28. M. Repoussi, «Ο χώρος των γυναικών. Πολιτικά κόμματα…», art. cité.

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refoulées. de cette manière, elle joua un rôle déterminant dans la construction et la


promotion d’une « identité patriotique nationale populaire et progressiste »,
contrastant avec la « tradition bourgeoise conservatrice nationale ». Elle tissa, autour
de ce nucléus, des filaments d’inspirations diverses, en fonction des circonstances :
diplomatie culturelle internationale, comme l’institution de « la Capitale culturelle
de l’Europe » ou les débats passionnés aux conférences de l’Unesco ; revendications
de prestige national comme la demande de restitution des marbres du Parthénon à
sa patrie ; perspectives de développement (tourisme et culture) ; promotion de la
décentralisation et droits des citoyens à la culture par la création de théâtres régionaux
et de concerts municipaux. Pour le gouvernement PASoK d’Andreas Papandreou, et
durant les seize remaniements ministériels successifs, Melina Mercouri fut la
personnification institutionnelle de la politique culturelle de la Grèce, tant au niveau
national qu’international. du service archéologique et de la machine de propagande
qu’il était jusqu’alors, le ministère de la Culture se transforma en un espace
bouillonnant d’idées, d’études et d’expériences grâce à la seule présence de « Melina ».
Le matériel utilisé par le ministère pour mettre en place sa nouvelle politique
culturelle n’était ni une analyse ou une théorie culturelle sociodémocratique bien
élaborée, ni un projet soutenu par des intellectuels influents, mais principalement
du simple bon sens progressiste. on ne peut nier que l’arrivée de Melina Mercouri
et de son cercle de relations ait apporté un capital culturel acquis par le biais de
l’industrie cinématographique, grâce à ses relations avec les artistes internationaux et
les personnalités politiques, à son nom célèbre internationalement qui lui ouvrait des
portes, à ses rapports avec l’intelligentsia américaine de la gauche anti-McCarthyste,
et même grâce au tourisme grec dont elle avait fait la promotion quand elle était
actrice. À cet ensemble d’éléments, ajoutons ses propres qualités remarquables de
popularité aristocratique qui lui permettaient de mobiliser non seulement ses propres
électeurs des quartiers pauvres du Pirée, mais la Grèce tout entière, et même les pays
étrangers. dotée d’un instinct infaillible, elle comprenait les attentes des gens, grâce
à quoi elle poursuivit la démocratisation de la culture, indifférente aux critiques.
Un autre élément du capital culturel de ce ministère était son service des
antiquités grecques – traditionnel et prestigieux corps de fonctionnaires du ministère,
établi scientifiquement avec ses propres objectifs et méthodes. Ces fonctionnaires,
qui s’identifiaient au patrimoine culturel du pays, en étaient les gardiens loyaux et
« véritables » et ses interprètes idéologiques ; ils le soutenaient techniquement et le
défendaient face à tout leader politique négligent, et souvent un peu inculte29. Le

29. Le service des antiquités grecques fut instauré immédiatement après la création de la nation grecque
au début du XIXe siècle et demeura un département du ministère de l’Éducation jusqu’en 1958. Cette
année-là, il fut incorporé au bureau du Premier ministre, et finalement au ministère de la Culture en
1971. Conjointement avec la Société archéologique d’Athènes, il donna une impulsion au développe-
ment de l’idéologie des antiquités grecques à travers des mesures administratives et législatives. Selon sa
charte, la fondation de la Société archéologique d’Athènes était due au « fait que le monde de la Grèce
antique constituait le firmament sur lequel se fondaient l’idéologie du nouvel État et les intellectuels ».
C’est une référence à l’histoire de son premier conseil administratif : « Tous étaient membres des classes
supérieures de la nouvelle capitale, Fanarioti, membres du gouvernement et de l’administration, du monde

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Service des antiquités grecques représente un bon exemple d’instrument administratif


élémentaire de la politique culturelle publique : il date du XIXe siècle, alors qu’une
telle politique n’existait même pas30.
La troisième partie du capital culturel consistait en un ensemble d’éléments
culturels hétérogènes : artistes, requêtes, associations culturelles, interventions de
membres du parti et des autorités locales, syndicalistes, propositions et suggestions
concernant les arts. Ce fut un véritable déluge après l’exclusion chronique des
intellectuels progressistes des initiatives de l’État. Ainsi, une optique culturelle
traditionnelle de gauche, doublée des aspirations néophytes apparues avec l’accession
au pouvoir du PASoK, tenta d’aménager les principaux axes de la politique culturelle.
on peut se demander où se situait le point de jonction entre ces diverses sources et
structures qui formaient l’ensemble du capital culturel du ministère de la Culture
dans les années 1980 ! Étant donné la vulnérabilité de l’élan idéologique et politique,
et la fragilité des structures idéologiques de l’État, le point de convergence était
représenté par Melina Mercouri elle-même. « Puisque Reagan fait de la politique,
pourquoi pas moi, qui suis meilleure actrice ? » déclara-t-elle un jour.
Melina Mercouri réussit en effet à combiner avec succès les différentes attentes
et exigences de sa vaste mission, à la satisfaction quasi générale. Les intimes du PASoK
exprimèrent leurs revendications sur un plan personnel ou collectif : une association
nationale, un secteur de l’organisation d’un parti, ou une autorité municipale. Melina
Mercouri était réceptive aux idées nouvelles et disposée à écouter avec sympathie
ceux qui les lui proposaient. Elle était libérale vis-à-vis des artistes de gauche et
sensible aux attentes des citoyens ordinaires dont la soif de culture, bien qu’imprécise,
était vive tant en ville qu’à la campagne. Elle répondit à tous ces besoins. dans ces
conditions, la seule chose qu’elle ne pouvait réussir seule était l’officialisation d’une
politique culturelle cohérente. Pour y parvenir, il aurait fallu qu’elle puisse compter
sur le soutien d’un nombre important d’intellectuels, mais la distance qu’elle avait
maintenue avec eux était trop grande. Comme elle l’admit un jour : « je ne m’entends
pas bien avec les gens sophistiqués. dès l’enfance, je n’ai pu m’entendre avec eux.
C’est épidermique ! » Sa décision de transférer la compétence des bibliothèques de
l’État au ministère de l’Éducation en est un exemple typique, ainsi que son peu
d’intérêt pour les livres et la lecture politique.
Au sein du nouveau système culturel qui se forma peu à peu, d’aucuns
assimilaient surtout la politique culturelle à l’octroi de généreuses subventions de
l’État aux artistes. d’autres identifiaient la culture à la civilisation de la Grèce antique
elle-même, sans laisser d’espace à son capital en tant que ressource vivante. Avec le

scientifique et du milieu bancaire, les éléments de la Lutte pour l’Indépendance » (www.archet.otenet.gr,


12 mai 2008).
30. Sur la relation entre le patrimoine de la Grèce antique, son administration et son utilité, voir
R. Shannan Peckham (ed.), Rethinking Heritage: Cultures and Politics in Europe, Londres, I. b. Tauris,
2003. ; K. brown, Y. Hamilakis (eds), e Usable Past, New York, Lexington books, 2003 ; Y. Hamilakis,
e Nation and its Ruins. Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece, Londres, oxford
University Press, 2007 ; d. Plantzos, “Time and the Antique: Linear Causality and the Greek art Narra-
tive”, dans d. damaskos, d. Plantzos (eds), A Singular Antiquity: Archaeology and Hellenic Identity in
Twentieth-Century Greece, Athènes, Mouseio benaki, 2008.

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PoUR UNE HISToIRE dES PoLITIqUES CULTURELLES dANS LE MoNdE

temps, diverses opinions s’ajoutèrent, telles que : la culture est synonyme d’« arts » ;
l’art n’a rien à voir avec l’économie politique ; la « grande » culture est incompréhen-
sible pour les gens ordinaires ; « l’illumination » de l’État doit amener les gens à
comprendre la beauté et développer leur goût. Tous ces axiomes semblaient emportés
par un tourbillon soumis à la force centrifuge – malgré tous les efforts accomplis en
faveur de la démocratisation de la culture – et demeurèrent assez irréalistes et
inefficaces. Tandis que la volonté politique se montrait incapable de formuler avec
compétence un discours innovateur et une politique culturelle cohérente, de
nouveaux besoins et d’autres pratiques culturelles apparurent dans la société grecque,
portés par les nouvelles subjectivités émergentes, le développement économique et
la mobilité sociale. dans l’espace public surgirent de nouvelles interrogations qui
concernaient l’évolution nouvelle des identités culturelles.
Pour transcender le problème, Melina Mercouri agit par instinct. dès le début,
elle privilégia la communication internationale, pratiquant une diplomatie culturelle
caractéristique, basée sur ses propres relations cosmopolites, qui se jouait sous les
feux de l’actualité, avec des personnalités telles que jack Lang, olaf Palme, Felipe
Gonzales, le pape, Indira Gandhi, François Mitterrand. Cette communication l’aida
à lancer avec opportunité des projets, expositions, déclarations et, grâce à la promo-
tion des médias, à affronter victorieusement la déconfiture interne et les critiques qui
fusaient de toutes parts. Sur une photo prise en 1985 le jour où Athènes célébrait sa
fête de Première capitale culturelle de l’Europe – un concept dont elle était
l’inspiratrice et qu’elle avait institutionnalisé –, on la voit radieuse entre Andreas
Papandreou et François Mitterrand. C’était le genre d’attitude qu’elle aimait présenter
à ses fans autant qu’à ses rivaux politiques.
La politique culturelle de Melina Mercouri peut se résumer en quatre points
essentiels : un effort permanent pour faire augmenter le budget du ministère de la
Culture, la création d’un réseau de théâtres régionaux, la création du Centre du
cinéma grec, et surtout l’introduction d’une demande de restitution des marbres du
Parthénon auprès du british Museum. bien qu’il ait fallu attendre le milieu des
années 1990 pour que le budget du ministère soit augmenté grâce au revenu de la
Loterie nationale et à la contribution des Fonds structurels de l’Union européenne,
Melina Mercouri demeura pendant des années la plus influente promotrice de
demande de fonds supplémentaires. La formation du réseau de théâtres régionaux
débuta en 1983 – de même que l’institutionnalisation du soutien de l’État aux
compagnies de théâtre indépendantes – et fut un succès. Le Centre du cinéma grec,
fondé en 1970 avec le soutien d’une banque liée au ministère de l’Industrie, fut
restructuré au cours des années 1980. devenu une importante institution, il
fonctionnait selon le principe de mise en concurrence et commandita un grand
nombre de films, notamment ceux de l’illustre cinéaste grec eo Angelopoulos.
C’est en juillet 1982 à Mexico, lors de la Conférence internationale des ministres
de la Culture à l’Unesco, que Melina Mercouri aborda pour la première fois le sujet
des marbres du Parthénon : « Vous devez comprendre ce que représentent à nos yeux
les marbres du Parthénon. Ils sont notre gloire. Ils sont notre sacrifice. Ils sont le
symbole suprême du respect. Ils sont notre dette d’honneur à la philosophie de la

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démocratie. Ils incarnent notre ambition et notre nom. Ils sont l’essence de notre
être en tant que Grecs », dit-elle. La symbolique à laquelle elle se référait, cette
« Grande idée » qui l’avait amenée à devenir ministre, rassemblait tous les éléments
de l’idée qu’elle se faisait de la « Grécité ». Cette « Grécité » était une identité culturelle
doublée d’une large part de civilisation hellénique antique, du sens de l’honneur, de
folklore touristique et de convivialité, ajoutés à la fierté et au tempérament
méditerranéens, et exprimait la sensibilité sociale, l’émotion, la plainte d’un petit
pays contre l’injustice, et – dans certaines circonstances – le développement d’un
syndrome phobique envers les pays étrangers « ennemis ».
on peut se demander quel était le fil conducteur de tout ceci ? En se penchant
sur la culture publique de cette époque, on remarque que la culture sociale longtemps
réprimée qui s’était manifestée après la chute de la dictature en 1974 fut instaurée
en 1981 comme politique culturelle du gouvernement. Néanmoins, cette toute
récente politique ne pouvait immédiatement atteindre sa maturité, ni adopter de
nouvelles mesures stratégiques et modifier à elle seule les mentalités et les conditions
existantes. À la lumière de la nouvelle théorie institutionnelle qui reconnaît souvent
une « dépendance de sentier » dans la politique publique31, elle resta néanmoins
prisonnière de la matrice du passé. Le manque d’un noyau dur d’intellectuels dans
ses rangs fut l’une des raisons pour lesquelles la nouvelle politique culturelle
progressiste du PASoK troqua la logique de subordination pour la domination, et non
pour l’hégémonie. Elle préféra également l’illumination à l’autoritarisme et au
manque de démocratie ; mais n’opta pas pour un projet résolument égalitaire32. En
plus, survinrent de nouveaux doutes et une série d’émeutes – dus en partie à la
confusion entre une identité nationale de l’est ou du sud – qui, devant l’attitude
ambivalente de la Grèce à propos de sa participation à la Communauté économique
européenne, furent provoqués par son adhésion à celle-ci. Ce dilemme reste encore
manifeste à diverses occasions, malgré les mesures prises pendant les années 1990
pour moderniser le pays.

Hégémonie culturelle
entre politique au sens large et stratégie politique
Il est intéressant d’approfondir le concept d’« hégémonie33 ». La déconstruction
de la tradition d’un long passé antidémocratique, le manque de liberté et la
domination nationaliste d’une part, la nécessité de mettre en œuvre une politique et
une culture publique modernisée de l’autre, occasionnèrent une grande compétition
pour l’hégémonie. La page était tournée, mais la lutte pour la redistribution du capital

31. M. Tsakatika, «Η αχίλλειος πτέρνα των νέο-θεσμικών προσεγγίσεων: πώς αλλάζουν οι θεσμοί», Επιστήμη
και κοινωνία, Athènes, Sakkoula, 2004, 13.
32. Sur la notion du projet égalitaire, voir A. Frenander, “No discord, or, an Area Without Significant
Political Stakes? Some Reflections on Swedish Postwar Cultural Policy discours”, International Journal of
Cultural Policy, 2007, 13-4 ; E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony and the Socialist Strategy, Londres, Verso,
2001 ; C. Venn, “Cultural eory and its Futures”, eory, Culture and Society, 2007, 24-3.
33. A. Gramsci, Gli intellettuali e l’organizzazione della cultura, Turin, Einaudi, 1952.

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culturel selon de nouvelles conditions ne faisait que commencer. Ceci était parti-
culièrement évident en matière de politique. des sujets relatifs à l’identité nationale
grecque, ou perçus comme tels, avaient provoqué fanatisme, guerres de culture et
conflit politique au sein de la société pendant un quart du siècle passé : avant, pendant
et après les années Mercouri. Il y avait eu des affrontements à propos de l’adoption
officielle de la langue vernaculaire courante (le grec démotique) et de l’abolition de
la grammaire « purifiée » des érudits (le grec katharevousa) dans l’éducation et l’admi-
nistration publique ; de la mise en place d’une réforme de l’orthographe simplifiant
le système d’accentuation ; du principe d’égalité entre les hommes et les femmes ; de
la séparation de l’Église et de l’État ; de la légalisation du mariage civil ; des droits
d’immigration et de la diversité ; du droit pour les meilleurs étudiants albanais de
porter le drapeau grec lors des parades et spectacles de leur école ; de l’abolissement
de la mention des religions sur les cartes d’identité nationale ; du contenu des livres
scolaires d’histoire ; et sur de nombreux autres sujets socioculturels similaires qui,
d’une manière ou d’une autre, divisaient constamment l’opinion publique.
Inversement, en ce qui concernait le ministère de la Culture pendant les vingt-
cinq dernières années du XXe siècle, les controverses visaient davantage le sens restreint
de la politique culturelle, c’est-à-dire le patrimoine culturel et le soutien de l’État aux
arts et aux lettres. Les questions tournaient autour de la préservation et la promotion
du patrimoine culturel, le subventionnement des arts, le soutien financier des
fondations et associations culturelles, le bon fonctionnement et la transparence des
institutions et des comités œuvrant au sein du ministère de la Culture, la
modernisation et l’expansion des musées et, bien entendu, l’efficacité du budget.
Cette distance entre politique culturelle et stratégie culturelle ne fut jamais
comblée, et pas seulement à cause de la décision politique du ministre de la Culture
de se concentrer exclusivement sur la politique culturelle au sens le plus restreint. La
mentalité des intellectuels grecs, qui influençaient toute la société, contribua
également à cet état des choses. La majorité d’entre eux demeuraient logiquement
influencés par la « grande » culture et ne pouvaient donc percevoir les concepts de
droits culturels, citoyenneté culturelle et projet égalitaire comme des missions
importantes dans le cadre de l’État-providence, à l’instar de ce qui avait été réalisé
dans nombre de pays européens pendant la seconde moitié du XXe siècle. Plus tard,
ils furent également incapables de conceptualiser la culture comme une ressource,
un pluralisme civique et une stratégie d’inclusion, susceptibles de changer l’équilibre
de l’organisme dans l’économie morale du pouvoir. Le discours culturel resta ainsi
attaché aux deux axes du patrimoine antique, le pilier de l’identité nationale et les
arts. À leurs yeux, la culture populaire, la diversité, la démocratisation, la cohésion
sociale, l’inégalité d’accès ou de participation, n’avaient rien à voir avec la signification
de la culture qui, pour eux, était synonyme de civilisation. dans ce contexte, le
prestige national, le parrainage des arts de « grande qualité » par l’État et l’élitisme
dominèrent facilement les cartes mentales du pays.
Si, en matière de politique sociale, les ruptures des gouvernements socialistes avec
le passé furent audacieuses, dans le domaine de la politique culturelle, tant leur
discours que leur programme et leurs prévisions politiques restèrent attachés à une

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matrice moins innovatrice. La politique culturelle ne fut jamais ancrée socialement34.


Ce n’était pas le social, mais le national qui dictait le programme : le patriotisme de
la gauche et de la droite, l’amour de l’antiquité de la gauche et de la droite, et
l’élitisme de la gauche et de la droite, se contestaient les uns les autres. L’étatisme et
le populisme – ignorant constamment les pratiques culturelles émergentes, les
protestations et les conflits identitaires – s’imposèrent et associèrent la politique aux
messages qui devaient être préparés pour la compréhension du public. C’était une
manière de s’assurer que la politique culturelle était débarrassée de toute réalité
opérationnelle de conflit socioculturel conduisant à des guerres de culture, à
l’expansion de la discrimination, à de nouvelles hiérarchies et à l’exclusion sociale.

Les années 1990


Malgré tout, il y eut divers projets et initiatives mis en œuvre par les ministres
de la Culture successifs dans un effort de modernisation. Mentionnons, par exemple,
le Réseau culturel des villes, une idée en faveur du développement culturel régional
et une étape vers la démocratisation que l’on doit au musicien anos Mikroutsikos,
ministre qui succéda à Melina Mercouri. Ce projet tenta de moderniser la politique
culturelle par une politique des arts liée à la décentralisation et à la modernisation
des fondations et des institutions publiques dans un nouveau cadre institutionnel.
En 1994, le Centre national du livre en Grèce fut également créé, avec le statut
d’institution indépendante. Il fut conçu sur le modèle du Centre français du livre
afin de mettre en œuvre une politique culturelle basée sur la recherche, les mesures
structurelles de soutien et des campagnes stratégiques pour promouvoir la lecture.
Son succès auprès des professionnels du domaine littéraire (auteurs, traducteurs,
éditeurs, bibliothécaires, libraires, etc.) et de divers publics (élèves, étudiants,
professeurs, universitaires et autres) rassembla rapidement de nombreux amateurs de
livres. Grâce à des abonnements aux bibliothèques dans les villes et en périphérie,
des groupes de lecture, des conférences, rencontres avec les auteurs, festivals du livre
et campagnes populaires, le Centre national du livre en Grèce devint, en quelques
années, le point de référence et le modèle d’une politique culturelle réussie.
Mais la tentative d’innovation la plus importante de Mikroutsikos pour instaurer
une nouvelle organisation fut un échec. La structure administrative du ministère était
basée sur une vision centralisée, sans réelle compétence. Seule la section archéologique
était dotée d’une structure intégrée, composée d’un service central et d’un service
régional. Les efforts de décentralisation et de modernisation des services ministériels
rencontrèrent une féroce opposition corporatiste de la part du personnel. Une fenêtre
d’opportunité venait de se fermer. Pourtant, une autre fenêtre s’ouvrit bientôt : pour
être mis en place, les fonds structurels européens et les programmes opérationnels
pour la culture de 1994 exigeaient surtout le transfert des responsabilités opération-

34. Sur la relation entre la politique culturelle et ses connotations sociales, voir N. Kiwan, “When the
Cultural and the Social Meet: a Critical Perspective on Socially Embedded Cultural Policy in France”,
e International Journal of cultural Policy, 2007, 13-2.

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nelles et de financement aux gouvernements locaux et régionaux. Malgré la pression


des mécanismes de l’Union européenne, les efforts furent produits à un rythme
modéré, pour ne pas dire lent, et le succès ne fut que partiel. Favorisée par le système
politique, la mentalité bureaucratique était toute-puissante. Le fait de n’avoir pas
rénové l’administration publique elle-même est la raison pour laquelle « l’approche
grecque de la décentralisation et de la privatisation a été basée, d’abord, sur l’instaura-
tion et le renforcement du rôle des organisations fonctionnant sur le principe de
pleine concurrence35 ». Il y eut quelques tentatives pour contourner les services et les
mécanismes insuffisants de l’État et créer des structures parallèles. Parfois, il en résulta
de bonnes solutions qui apportèrent des résultats concluants ; mais en règle générale,
on tombait dans un cercle infernal de compétences entremêlées, objectifs différés et
autres propositions contradictoires. La réforme administrative et la décentralisation
restent deux tâches à accomplir36.
À la fin des années 1980, un nouveau facteur déterminant survint. La radio et la
télévision qui, jusqu’alors, étaient restées sous le monopole de l’État, furent privati-
sées. Leur influence sur l’opinion publique s’accrut de plus en plus. bien que
pluralisme et visibilité étaient en principe les bases de la loi qui régissait le fonction-
nement des médias privés, l’information commença à être dirigée par des entreprises
du monde de l’édition à but lucratif (à l’instar des grands journaux) ou dépendante
d’autres secteurs économiques. Ce lien s’amplifia, ainsi que l’importance du rôle des
médias et leur influence sur le système politique. Ceci transparaissait de manière
évidente face aux importants défis que cette décennie apportait en matière d’identité,
de diversité et de sphère publique, ainsi que lors des grands rendez-vous politiques37.

L’ère de la modernisation
Au milieu des années 1990, l’idée de modernisation du pays dominait, dans le
cadre de l’intégration à l’Europe et du processus d’une globalisation accrue. Sous la
direction du Premier ministre C. Simitis, le gouvernement socialiste PASoK réélu
choisit comme principal objectif de moderniser les structures du pays. Grâce au
soutien des fonds structurels de l’Union européenne, des projets culturels furent
soutenus par un investissement économique impressionnant de 1,7 milliard d’euros

35. C. dallas, Greece, dans Council of Europe/ERICarts, Compendium of Cultural Policies and Trends in
Europe (www.culturalpolicies.net 24 février 2008).
36. Le ministère de la Culture se compose de quatre Conseils d’administration : antiquités et patrimoine
culturel ; restauration, musées et travaux techniques ; culture contemporaine ; soutien administratif. Les
principaux musées publics fonctionnent selon « le principe de pleine concurrence » du ministère, bien
qu’ils soient totalement à charge du financement public. Il comprend également plusieurs organismes qui
ont le même statut, tels que le Centre du cinéma grec, la Fondation hellénique pour la culture, le Centre
national du livre et, plus récemment, le Centre pour le théâtre et la danse.
37. G. Paschalidis, «Η ελληνική τηλεόραση», dans N. Vernikos (ed.), Cultural Industries, Athènes, Kritiki,
2005 ; K. Sarikakis, “Mediating Social Cohesion: Media and Cultural Policy in the European Union and
Canada”, dans K. Sarikakis (ed.), Media and Cultural Policy in the European Union, Amsterdam, Rodopi,
2007.

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entre 1994 et 200638. jamais, jusqu’alors, le pays n’avait eu l’opportunité d’investir


dans la culture selon un programme bien élaboré et échelonné sur plusieurs années39.
Malgré le climat politique extrêmement novateur et les directives libérales du
gouvernement, la dépendance de la voie étatique resta prédominante dans la politique
culturelle, et la mise en œuvre du programme opérationnel des fonds structurels de
l’Union européenne en faveur de la culture renforça le point de vue qui dominait
depuis longtemps. d’ambitieux objectifs économiques se traduisirent en fait par de
modestes mesures concernant la vision socioculturelle et la démocratisation de la
culture. Le rôle du ministère de la Culture dans la gestion et l’allocation des fonds
resta capital, en dépit des efforts de décentralisation. Les municipalités continuèrent
à dépendre du ministère en raison de leur manque de compétence et d’indépendance
en matière de ressources financières. Le programme politique continua à privilégier
les anciennes valeurs de la culture dominante, ignorant les besoins de la nouvelle
génération, la culture populaire, la vague d’immigrants, la culture communautaire,
la régénération urbaine, et les problèmes existentiels liés à la situation du pays « face
à l’altérité et la mondialisation40 ».
La répartition du budget fut extrêmement asymétrique : 90 % du budget du
2e Programme opérationnel pour la Culture (1994-2000) fut dépensé pour la
protection et la mise en valeur du patrimoine culturel de la Grèce antique, et
seulement les 10 % restants pour la culture moderne. dans le 3e Programme
opérationnel de la Culture (2000-2006), le fractionnement fut de 64,6 %, contre
32,4 % affectés au développement de la culture moderne. Ces 32,4 % étaient destinés
à l’infrastructure pour des événements culturels et de communication très importants
(principalement l’olympiade culturelle) et à l’achèvement des centres culturels et de
conférences de la métropole. La culture continua à être perçue uniquement dans le
sens très restreint du terme, privilégiant le passé au détriment du présent, l’élite plutôt
que le populaire, la culture comme une présentation plutôt qu’une participation. Par
conséquent, la modernisation signifia le renforcement de la pyramide de l’élite et la
création de nouvelles hiérarchies. En réalité, la politique culturelle ne stimula ni un
meilleur accès pour le public, ni une plus grande participation.
de récentes recherches montrent que la majorité des Athéniens n’ont jamais visité
le Musée archéologique national (73 %), la Galerie nationale (77 %) ou la Salle de
concert d’Athènes (83 %41). Les grandes infrastructures contemporaines, peu

38. Le financement de la culture est resté un sujet épineux depuis l’époque de Melina Mercouri. Le 0,5 %
habituel du budget public moyen ne fut jamais satisfaisant. des fonds supplémentaires furent disponibles
grâce à la Loterie nationale et au programme d’investissement public. des fonds publics sont également
attribués à la culture par le biais des activités de différents ministères, tels que : le ministère de l’Éduca-
tion et des Affaires religieuses (éducation artistique, formation continue aux adultes, problèmes de jeunes
et de religions, éducation interculturelle, archives et bibliothèques publiques) ; le ministère de la Presse
(radio publique et TV) ; le ministère de l’Environnement, de la Planification et des Travaux publics (pré-
servation du patrimoine naturel et architectural) ; le ministère des Affaires sociales (programme d’accès
gratuit au théâtre pour les travailleurs).
39. L. Mendoni, “Culture and European Cultural Funds”, Metarrythmissi, 2006, 3.
40. E. Papataxiarchis, « La Grèce face à l’altérité », Ethnologie française, 2005, 2.
41. Metron Analysis, « Les pratiques culturelles des Grecs », Highlights, 2005, 19, p. 1-53.

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PoUR UNE HISToIRE dES PoLITIqUES CULTURELLES dANS LE MoNdE

nombreuses, qui furent achevées, visaient délibérément les classes moyennes et


supérieures cultivées, public économiquement stable et socialement favorisé – ce
même public bénéficiant des billets subventionnés par le gouvernement pour les
événements artistiques privés et publics des fondations très prestigieuses.
Néanmoins, les années 1990 furent décisives pour le développement du
parrainage privé dans le domaine des arts avec l’émergence de nouvelles institutions,
l’expansion des musées, des expositions et de grands événements culturels. Certains
d’entre eux développèrent leur infrastructure grâce aux fonds de l’Union européenne,
établissant une coopération publique-privée. on peut citer quelques exemples
remarquables comme les salles de concert d’Athènes et de essalonique, et le musée
benaki, dont les programmes annuels sont généreusement subventionnés par l’État.
beaucoup d’autres institutions parrainées par des commanditaires privés (comme le
Festival de l’humour à babel, le salon international Art Athina, le musée d’art des
Cyclades, le musée Goulandris d’histoire naturelle, le musée macédonien d’Art
contemporain, la Fondation du monde hellénique) élaborèrent des projets, des
événements et programmes éducatifs avec le soutien de l’État et des partenariats. Les
fondations culturelles des banques (fondation Kostopoulos, banque du Pirée) furent
également très actives ainsi que les organisations sans but lucratif telles que les
fondations onassis et Latsis, qui commanditèrent les principales expositions du
patrimoine antique grec. La fondation Niarchos, également sans but lucratif, a signé
récemment un accord avec le gouvernement pour financer la construction de la
nouvelle bibliothèque nationale et celle du nouvel opéra national à Athènes. d’autres
institutions et structures, municipales ou étatiques, furent créées, développées ou
réorganisées, entre autres : le Festival de danse de Kalamata (1996), le musée d’État
de l’art contemporain à essalonique (1997) et le musée de la photographie (1997),
le musée national de l’art contemporain à Athènes (2000).
C’est également durant la décennie 1990 que fut posé le principe des structures,
des valeurs et des attitudes de la société grecque par rapport au multiculturalisme et
à l’altérité. Pour la première fois, la Grèce cessait d’être un pays d’émigrants pour
devenir un pays d’immigrants42. La présence sur le sol grec d’un grand nombre
d’immigrants – près de 10 % de l’ensemble de la population – était une nouvelle
expérience qui provoqua des réactions hostiles et des conflits culturels, exacerbant la
xénophobie et la discrimination. La gestion de cette vague d’immigration ne fut pas
aisée, et l’homogénéité culturelle du pays, les formes traditionnelles de la structure
socioculturelle et l’identité culturelle de la nation, ainsi que les droits des immigrants
furent mis en doute. Ceci conduisit la majorité de la population, bien plus que la
moyenne constatée dans les autres pays européens, à exprimer leur opposition à
l’immigration dans les sondages de l’Eurobaromètre. Le gouvernement essaya
d’aborder plusieurs de ces problèmes culturels par la mise en œuvre d’une politique
éducative : la création en 1996 de l’Institut d’éducation des compatriotes et

42. P. Kafetzis, «Ξένοι εργάτες. Η Ελλάδα χώρος υποδοχής οικονομικών μεταναστών», dans V. Panagio-
topoulos (ed.), Ιστορία του νέου ελληνισμού, op. cit., vol. 10 ; N. diamantouros, «Πρόλογος», dans
M. Pavlou, d. Christopoulos (eds.), Η Ελλάδα της μετανάστευσης, Athènes, Kritiki, 2004.

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Grèce − Myrsini ZORbA

d’éducation interculturelle, une agence indépendante du ministère de l’Éducation ;


l’instauration de programmes éducatifs pour les gens du voyage ; le développement
d’un programme décennal pour une intervention positive dans l’éducation de la
minorité musulmane à race43. Pourtant, le discours sur le multiculturalisme et la
diversité ne figura jamais dans les priorités de la politique culturelle gouvernementale.
Seuls les groupes radicaux, les groupes de gauche et les oNG œuvrant pour les droits
de l’homme encouragèrent un tel discours culturel.
En dépit des difficultés et des obstacles, le pays se trouva mieux placé au début
du XXIe siècle pour apprécier son adaptation à l’évolution et à l’esprit européen, plus
confiant et déterminé à mener ses missions de développement et de modernisation.
Intégré à l’Union européenne, c’était le pays le plus prospère et le plus pacifique des
balkans, malgré les contradictions provoquées par l’ethnocentrisme et le manque de
consolidation entre droits civils et société civile44.
Le nouveau siècle vit la poursuite de la création de nouvelles institutions
municipales ou publique-privées, parmi lesquelles on peut citer : le festival interna-
tional de danse d’Athènes (2003), le festival des Arts vidéo d’Athènes (2004), la
Foire internationale du livre de essalonique (2004), la biennale d’Athènes (2007),
la biennale d’art contemporain de essalonique (2007) et la fondation eocharaki
(2007). Néanmoins, deux grands sujets prédominaient dans le programme du
ministère de la Culture et captèrent l’intérêt général de la société au cours de ces
dernières années : la réclamation des marbres du Parthénon au british Museum et la
candidature de la Grèce aux jeux olympiques de 2004. Ces deux causes faisaient
fonction de « Grande idée » qui, en référence à l’identité nationale, reliait le passé au
futur, de façon cruciale, reproduisant le discours nationaliste. La revendication des
marbres avait été un parcours obligatoire pour chaque ministre de la Culture depuis
Melina Mercouri. L’aspect symbolique touchait à l’épanouissement du sentiment de
prestige national. La restitution des marbres du Parthénon était, et demeure à ce jour,
une revendication culturelle et politique qui acquiert de nouvelles dimensions au fil
des années et à chaque changement de ministre. En tentant de développer une
stratégie diplomatique à l’encontre du british Museum, chaque ministre fait de
nouveaux efforts pour attirer l’attention de l’opinion publique. Les derniers espoirs
sont apparus avec l’inauguration du nouveau musée de l’Acropole (2008), prêt à
recevoir ces marbres dans les meilleures conditions, et réfutant les affirmations du
british Museum quant aux risques de pollution.
Les jeux olympiques de 2004 ont également déclenché un sentiment de prestige
national et provoqué une intense activité autour de l’achèvement des principaux
travaux publics. Au nom de la modernisation, la politique culturelle fut priée de se
plier à d’ambitieuses exigences visant à concevoir et mettre en œuvre les infrastruc-
tures nécessaires, rénover des musées et sites archéologiques, ou encore organiser des

43. N. Askouni, Η εκπαίδευση της μειονότητας στη Θράκη. Από το περιθώριο στην προοπτική της κοινωνικής
ένταξηs, Athènes, Alexandreia, 2006.
44. Exemples : les controverses concernant le nom de « Macédoine », utilisé par le FYRoM, et l’abolition
de l’appartenance religieuse sur les cartes d’identité, qui provoquèrent le conflit entre le gouvernement et
l’Église orthodoxe.

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PoUR UNE HISToIRE dES PoLITIqUES CULTURELLES dANS LE MoNdE

expositions artistiques internationales et des événements de grande envergure


(l’olympiade culturelle). Toute cette action politique se concentra principalement
sur la culture en tant que « présentation ». Pendant les mandats du ministre socialiste
E. Venizelos (1996-1999 et 2000-2004), le ministère entreprit un travail colossal de
législation, d’étude, de préservation et d’achèvement des infrastructures. de
nombreux musées furent rénovés, des centaines de monuments et sites archéologiques
prêts à accueillir les visiteurs, des collections préparées pour des expositions. Fut
également réalisée l’unification des principaux sites archéologiques d’Athènes, grâce
à la mise en place d’un espace piétonnier sous l’Acropole d’Athènes.
quelques mois avant les jeux olympiques, des élections nationales portèrent au
pouvoir le parti de droite Nouvelle démocratie. Le Premier ministre C. Karamanlis
se chargea personnellement du portefeuille du ministère de la Culture, geste
symbolique à l’occasion des jeux. dans son discours d’investiture au Parlement, il
annonça que la priorité numéro 1 de son gouvernement serait « l’investissement dans
la culture et l’éducation. […] Pour nous, la route du futur commence par l’éducation
et la culture. j’ai décidé de prendre personnellement la responsabilité du ministère
de la Culture, afin d’insister sur l’importance que nous donnons aux jeux olympiques
ainsi qu’au capital culturel de notre pays45 ». deux ans plus tard, il quittait le
ministère de la Culture sans avoir accompli la moindre réforme importante, ni laissé
aucune trace de sa présence. La déclaration demeura vide de contenu. Son
gouvernement conservateur néolibéral souligna cependant l’aspect économique de
la culture, la croissance économique et la priorité du parrainage privé pour les arts.
Ses collaborateurs, menés par son conseiller économique, créèrent un magazine appelé
Notebooks on Culture dont le premier numéro – et le dernier, jamais édité – fut
consacré à l’économie de la culture.
Les successeurs de Karamanlis poursuivirent les travaux entamés par les
gouvernements socialistes précédents. Le musée de l’Acropole fut achevé et plusieurs
autres projets menés à terme, dont une loi relative à la rétrocession des antiquités
volées à la Grèce (entraînant le transfert d’artefacts par le musée Getty en 2006), la
création du Centre national pour le théâtre et la danse (2007), et une loi sur le
parrainage culturel prévoyant des exemptions fiscales pour les commanditaires privés.
que signifiaient tous ces changements pour le public ? de quelle manière les gens
s’approprièrent-ils les nouvelles institutions et infrastructures et se familiarisèrent-ils
avec elles ? quelle fut l’influence de ces changements sur leur comportement culturel
et leur mentalité ? Comme il n’existe, au niveau national, aucune enquête sur les pra-
tiques culturelles des visiteurs, l’information quantitative est souvent contradictoire,
et donc peu fiable. L’absence d’un observatoire de la culture et le manque de
recherches représentent une véritable carence et un obstacle pour comprendre et
analyser le milieu culturel. Selon quelques estimations, les dépenses en produits et
services culturels augmentent, bien que ceci ne puisse être corroboré par des résultats
probants. quant à l’importance que revêt la culture à leurs yeux, comparée à la

45. www.ana.gr (13 mai 2008).

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moyenne européenne UE27 (77 %) les Grecs arrivent derrière (68 %)46. L’enquête
Eurobaromètre sur les valeurs culturelles en Europe montre que la participation des
Grecs aux activités culturelles est, dans la majorité des cas, très inférieure à celle de
la moyenne européenne UE27 : 41 % n’ont pas lu de livre au cours des douze derniers
mois (moyenne UE27 = 28 %) ; 67 % n’ont pas visité de monument historique
(moyenne UE27 = 45 %) ; 54 % ne sont pas allés au cinéma (moyenne UE27 = 48 %)
; 75% n’ont visité ni musée ni galerie d’art (moyenne UE27 = 58 %) ; 79 % n’ont
assisté à aucun concert (moyenne UE27 = 62 %) ; 85 % n’ont pas fréquenté de
bibliothèque publique (moyenne UE27 = 64 %). Seul le taux de fréquentation d’un
théâtre se rapproche de la moyenne UE27 : 70 % des Grecs ne sont pas allés au théâtre
(moyenne UE27 = 68 %). L’important, ce sont les raisons qui justifient cette attitude :
ainsi, à la question « quelles sont les barrières à l’accès à la culture ? », 36 % citent
« le manque d’intérêt » comme l’un des obstacles les plus importants, contre 27 %
pour la moyenne UE27.
Il est également intéressant de se pencher sur les dépenses culturelles publiques
et privées47. La tranche supérieure de 20 % des ménages les plus aisés consacre 6,4 %
de son budget annuel à la culture, alors que la tranche inférieure de 20 % des ménages
économiquement les plus faibles n’y consacre que 3,1 %. de même, le taux de non-
participation aux activités artistiques est impressionnant : parmi ceux qui n’ont
aucune activité artistique, la moyenne UE27 s’établit à 38 %, contre 61 % chez les
Grecs. Les Grecs détiennent également un record européen négatif pour l’utilisation
de l’internet : 71 % d’entre eux disent ne l’avoir jamais utilisé (la moyenne UE27 est
de 46 %) et 94 % considèrent qu’ils n’en ont aucune utilité. Même le pourcentage
de ménages qui possèdent une connexion haut débit n’est que de 4 %, contre une
moyenne UE27 de 30 %.
En revanche les Grecs sont mieux placés en ce qui concerne l’Europe dans sa
réalité historique, politique et sociale : ils estiment que les échanges culturels au sein
de l’Europe sont très importants (49 %, contre 44 % moyenne UE27). Ils ont
également une opinion positive sur leur rôle pour développer une meilleure
compréhension et plus de tolérance (43 %, contre 42 % moyenne UE27), bien qu’ils
ne soient pas tellement disposés à rencontrer personnellement des citoyens d’autres
pays européens (55 %, contre 63 % moyenne UE27) ni désireux d’apprendre une
nouvelle langue (52 %, contre 60 % moyenne UE27). dans tous les cas, ils considèrent
clairement l’Europe comme le « continent de la culture » – quel que soit le sens donné
à ces mots (81 %, contre 67 % moyenne UE27) – même si beaucoup croient qu’il
n’existe pas de culture européenne spécifique, mais seulement une culture occidentale
globale qui est la même en Europe et aux États-Unis (33 %, très proche de la
moyenne UE27 de 32 %).

46. Tous ces chiffres proviennent des Valeurs culturelles européennes, 2007, Rapport Eurobaromètre spé-
cial no 278.
47. M. Zorba, EU Structural Funds and eir Impact on Cultural Policy: e Greek Case 1994-2006, Vienne,
ICCPR Proceedings, 2006.

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La crainte de la globalisation qui menace la culture européenne est extrêmement


forte : à la question « L’Europe et ses nations doivent-elles prendre des mesures pour
préserver la culture ? », 69 % des Grecs ont répondu par l’affirmative, contre 53 %
pour la moyenne UE27, ce qui place la Grèce en tête. Enfin et surtout, 65 % des Grecs
considèrent que l’État est l’acteur le mieux placé pour lancer des initiatives culturelles,
contre 50 % pour la moyenne UE27. Cette habitude des gens de s’en remettre toujours
à l’État pour la prise d’initiatives en matière culturelle est due à une dépendance de
la voie étatique, et aux conditions particulières qui avaient fait obstacle au développe-
ment de la société civile dans le pays.
« Nous désirons que la culture soit le pivot central d’un essor touristique durable
et d’une promotion internationale de notre pays » déclara le ministre de la Culture
le plus récent, Monsieur Liapis, lorsqu’il fut nommé en 2007. Mais quelques mois
plus tard, aux derniers jours de cette même année, un énorme scandale – à connota-
tion érotique – éclata à propos de la distribution de l’argent public. Cet événement
poussa le Secrétaire général du ministère de la Culture à faire une tentative de suicide,
et déclencha une crise gouvernementale. Il s’ensuivit la cessation d’une grande partie
des activités du ministère, des déclarations politiques sur la rationalité et la
transparence des dépenses, ainsi que des promesses pour l’attribution de subventions
dégagées de toute influence politique. Reste à savoir si la déclaration du ministre
– affirmant que le ministère serait réformé selon de nouveaux principes et de nouvelles
règles – sera réellement entérinée. En outre, au-delà du credo moral exprimé avec
abondance, on attend aussi un nouveau discours culturel.

Conclusions
En Grèce, le concept de politique culturelle a toujours été accepté sans grandes
discussions, car il répondait à la conviction de chaque citoyen que la culture améliore-
rait la vie sociale. Cette certitude a été profondément enracinée en chacun en raison
de l’attachement incontestable de tous au patrimoine de la Grèce antique, de la
reconnaissance générale de ses valeurs esthétiques universelles élevées, et du rôle
important du parrainage de l’État. La Constitution elle-même fait référence à la
mission de l’État « d’éduquer moralement et spirituellement les Grecs » et de préserver
l’environnement culturel, les monuments et le patrimoine.
Les objections exprimées à diverses occasions n’ont jamais mis en cause ni la
politique culturelle en tant que telle, ni la nécessité de l’intervention de l’État et ses
dépenses en matière de culture. Mis à part les convictions idéologiques ou politiques,
la politique culturelle comme objet de politique publique recueille un consensus
général, en dépit des objections partisanes ou des approches différentes sur les
missions et les méthodes. de plus, au cours des dernières décennies, elle a été
défendue universellement comme la politique par excellence qui était injustement
ignorée sur le plan financier. Elle réclamait, de manière exponentielle, davantage de
soutien, de parrainage et de concrétisation. La responsabilité du gouvernement à
l’égard de « notre civilisation », continuellement reconnue par les hommes politiques,
est un leitmotiv dans chaque conférence, article, débat ou émission. C’est la mise en

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Grèce − Myrsini ZORbA

œuvre quantitative et qualitative de cette responsabilité qui a été la principale critique


à l’encontre des gouvernements au cours des trente dernières années. Ce qui a été
plus rare, c’était l’appel en faveur d’un discours différent, car le débat public se limitait
généralement au discours du respect et de la sauvegarde du patrimoine, et le soutien
en faveur des arts. L’approche théorique de l’École de Francfort a exercé une grande
influence, concentrant les attaques des intellectuels et de l’opinion publique sur les
cibles de l’industrie culturelle et de la culture de masse (inférieure et populaire)
identifiées comme principales menaces stables pour la culture. de ce fait, la défense
de la « grande culture », associée au pessimisme face à l’« effondrement » de la
civilisation, fut l’une des idéologies les plus diffusées parmi les intellectuels et les gens
ordinaires.
dans la langue grecque courante, les mots utilisés pour « culture » et « civilisation »
ont la même signification. C’est également le cas dans les textes officiels et les déclara-
tions du gouvernement. Ceci sous-tend une logique selon laquelle le milieu culturel
ne serait pas tant une structure polyvalente basée sur un modèle anthropologique
(tels une ressource ou un réseau vivant) qu’une pyramide hiérarchique dominée par
une élite, catégorie supérieure dans l’échelle des êtres « civilisés48 ». Et cette pyramide
trouve son point culminant, sa valeur absolue dans la civilisation de la Grèce antique
(philosophie, tragédie, monuments). Par conséquent, les discours novateurs qui
essayèrent de temps en temps de présenter une analyse ou une méthodologie
différente ne réussirent pas à s’inscrire dans le débat public et la conscience collective.
L’objectif du débat public – de la grande culture à la culture populaire, de la
présentation à la participation, du respect des monuments à la libre expression des
sentiments, des devoirs aux droits, du patronage de l’État à l’État-providence, de
l’homogénéité à la diversité – n’a jamais varié. En adoptant la culture comme mission
civilisatrice, la politique culturelle rechercha principalement l’affiliation des citoyens
à une culture unique, la « grande culture », seule digne de ce nom49.
dans ce contexte, la politique culturelle mise en œuvre dans le pays n’a d’ennemis
qu’elle-même et son emprisonnement dans un discours traditionnel qui ne varie guère
malgré les nouvelles approches suggérées par l’anthropologie, la sociologie, l’histoire

48. Le mot « culture » (κουλτούρα, koultoura) dans son origine latine ne fut jamais incorporé dans la langue
grecque, alors que le mot « civilisation » (πολιτισμός, politismos) trouve son origine dans polis (ville) et
politis (citoyen), qui ont une racine grecque. des dérivés furent créés à partir de politismos : « politismiko »
« politistiko » (civilisationnel). Le mot koultoura, probablement importé d’Allemagne dans les années 1930,
ne se propagea guère en dehors des petits cercles gauchistes et servit à signaler leur antagonisme à l’égard
de la civilisation bourgeoise : un Kulturiaris voulait dire un intellectuel snob qui maniait un langage tel-
lement abstrus qu’il était incompréhensible. À cette même époque apparut le mauvais mot « culture », qui
fournissait un nouveau système conceptuel en France (P. ory, « L’histoire culturelle a une histoire », dans
Laurent Martain, Sylvain Venayre (dir.), l’Histoire culturelle du contemporain, Paris, Nouveau Monde,
2005). Au cours des dernières décennies, le mot koultoura fut réutilisé en raison des traductions de textes
européens qui faisaient une distinction entre « culture » et « civilisation », selon leur signification diffé-
rente dans d’autres langues européennes. Voir également : Valeurs culturelles européennes, enquête Euro-
baromètre n° 278 (2007) : la « civilisation » est évoquée par une faible proportion des citoyens européens
(13 %) mais par un grand nombre de Grecs (38 %). Ceci n’est pas vraiment une surprise, étant donné le
rôle de la Grèce antique dans le patrimoine de l’Europe.
49. R. Williams, Culture. Londres, Fontana, 1981.

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de la culture et autres études culturelles réalisées au cours des trente dernières années.
La force et l’inflexibilité du discours traditionnel, avec ses principaux composants de
prestige national, d’identité nationale, d’esthétique et de parrainage des arts par l’État,
sont si grandes que les nouvelles requêtes, pourtant urgentes, émanant de la société
– comme l’accès, la participation, la diversité, la pluralité, le développement, la
globalisation et les pratiques culturelles émergentes – demeurent au second plan. de
l’après-guerre à aujourd’hui, les discours et les concepts tels que « les droits culturels
faisant partie de l’État-providence », « la culture comme facteur d’intégration sociale »,
« le pluralisme civique », « les négociations des identités » ou « la citoyenneté
culturelle » n’ont jamais eu beaucoup d’impact sur la politique culturelle grecque.
Les grands débats sont réservés à une élite intellectuelle et académique ; ils ne suscitent
pas l’intérêt du public, ne s’inscrivent pas dans les comités parlementaires ni les
programmes des partis et, dès lors, ne nourrissent pas la politique culturelle. C’est la
raison pour laquelle la Grèce a instauré un modèle restreint de politique culturelle,
malgré plusieurs fenêtres d’opportunité dans les années 1980 et 1990.
La politique culturelle grecque s’inspira d’abord de la tradition française, quoique
l’influence intellectuelle allemande ait également été manifeste dans la formation des
intellectuels. La priorité fut mise sur l’intervention de l’État et les subventions
publiques, et non sur la réglementation ou les institutions indépendantes. Le système
grec était basé sur un modèle administratif intense, bien que la structure de
l’administration publique soit fragile. L’intelligentsia de gauche avait Malraux et son
projet des maisons de la culture pour modèles, et plus tard jack Lang et son
culturalisme socialiste flexible et anticonventionnel.
En dépit de profonds différends entre les ministres de la Culture français et grec
sur des sujets concernant l’administration publique et les politiques sectorielles, un
certain parallélisme fut toujours prôné du côté grec ; le mélange du prestige français
et de la tradition aristocratique était en effet attirant. Pendant les années 1970, la
déclaration commune des Premiers ministres V. Giscard d’Estaing et K. Karamanlis
« Grèce, France, Alliance » donna le ton. Plus tard, dans les années 1980, A. Papan-
dreou et F. Mitterrand, ainsi que leurs ministres de la Culture, M. Mercouri et j. Lang
– dont l’influence était importante – exprimèrent le nouveau sentiment : ils tentèrent
tous deux d’élargir le champ culturel au « tout culturel ».
dans les années 1990, le concept même de culture commença à évoluer sous la
pression des nouvelles pratiques culturelles qui avaient envahi la société, mettant en
évidence la consommation culturelle et la libérant de son prestige formaliste du passé.
Les jeunes et la classe moyenne cultivée contribuèrent à créer une nouvelle osmose
entre public et privé, haut et bas de la pyramide, traditionnelle et innovante. Ainsi,
un espace intermédiaire hybride et subventionné vit le jour, spécialement dans le
domaine de l’information, grâce à la presse gratuite (et plus tard, d’une certaine
manière, avec les blogs), aux expositions d’art, aux représentations de théâtre et aux
séances de cinéma. Les générations les plus jeunes eurent l’occasion d’expérimenter
un environnement ranimé par le développement de l’information et la diversité, de
pouvoir chercher des réponses au sein de nouvelles subjectivités, de nouveaux modes
de vie et de nouvelles aspirations.

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Grèce − Myrsini ZORbA

Avec le temps, l’identité nationale unidimensionnelle et les canons artistiques ou


littéraires relevèrent de nombreux défis, sous la pression des médias et des nouvelles
technologies, de l’économie culturelle et de la consommation, désormais tournées
vers une « démocratisation culturelle ». Ce que l’État n’avait pu accomplir se réalisa
en vertu des règles du marché50.
L’immigration représentait également un nouveau facteur important dans la
croissance économique, ainsi que la redynamisation des villages éloignés désertés par
la population active et les jeunes. La présence de l’Autre dans la société grecque
commença à mettre à l’épreuve les attitudes et mentalités traditionnelles. Malgré le
conflit – ainsi que la xénophobie et le racisme qui s’étaient développés et sont restés
évidents –, l’immigration apporta un métissage culturel, une convivialité et surtout
une diversité culturelle de fait.
Ces changements n’ont pourtant pas entraîné l’adaptation de l’administration
publique aux nouveaux besoins. En dépit des efforts de décentralisation à diverses
occasions, les fonctionnaires sont restés dépendants des nominations politiques,
manquent de compétence et sont d’un niveau insuffisamment élevé de qualification.
Le gouvernement conserve un rôle interventionniste fort. dans le domaine du
patrimoine et des subventions de l’État – malgré le transfert des responsabilités aux
administrations locales et régionales – et en ce qui concerne la mise en œuvre des
programmes spécifiques dans le cadre des fonds européens, c’est la volonté politique
centralisée qui a le premier et le dernier mot. En dépit du nombre d’organisations
qui fonctionnent selon le principe de pleine concurrence ces dernières années, la
nomination des membres du Conseil d’administration, la planification, la stratégie
et, évidemment, le contrôle des finances par le mécanisme politique centralisé,
empêchent toute autonomie51. La politique culturelle est toujours prisonnière des
handicaps du système politique et de l’administration publique, des intérêts locaux
et collatéraux, et des enjeux de la relation clientèle.
Cette situation n’empêche pourtant pas les municipalités d’organiser surtout l’été,
leurs activités festivalières, généralement assorties d’événements culturels gratuits. Les
symptômes de localisme, de populisme et le « recyclage » de stars et célébrités de la
télévision sont courants. Tous ces facteurs font enfler les dépenses publiques pour la
culture. Provenant de différentes sources ministérielles ou régionales, elles servent
divers objectifs et missions, ce qui réduit du même coup leur efficacité.
bien que plusieurs ministres aient successivement réclamé l’augmentation du
budget de la Culture à 1 % de celui de l’État, il s’avère que l’ensemble des dépenses
réelles de l’État dans ce domaine est de seulement 1,6 %. Le budget du ministère de
la Culture ne représente en réalité qu’une maigre fraction de la somme totale. Une
série d’autres ministères soutiennent des événements culturels qui ne sont pas intégrés
dans une évaluation et un projet global52. Il est incontestable qu’une meilleure

50. A. Girard, Développement culturel : expériences et politiques, Paris, Unesco, 1972.


51. Y. Scarpelos, H. Stratoudaki, Mapping the Twilight Zone of Greek Cultural Policy, Vienne, ICCPR, 2006 ;
C. dallas, Greece, op. cit.
52. N. Christodoulakis, «Η οικονομία του πολιτισμού», Metarrythmissi, 2006, 3.

291
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PoUR UNE HISToIRE dES PoLITIqUES CULTURELLES dANS LE MoNdE

coordination et une meilleure gestion de l’ensemble du budget de l’État deviennent


des priorités absolues.
La politique de l’État a également ignoré les industries culturelles ; il n’existe
aucune politique spécifique de développement et aucun support structurel, à cause
de la logique des subventions gérées de façon centralisée, logique qui a laissé des
réformes structurelles inexploitées. Le secteur du cinéma, par exemple, soutenu
principalement par le financement de projets de films par l’entremise d’un comité
de sélection centralisé du Centre du cinéma grec, mettait l’accent sur la créativité du
réalisateur et pas sur le développement d’une industrie cinématographique. Le secteur
de l’édition est resté dépourvu de toute réforme structurelle, mis à part la baisse de
la TVA sur les livres. Laissée sans soutien face aux nouveaux progrès technologiques,
l’industrie de la musique s’est, elle, effondrée au cours des dernières décennies.
dans de telles circonstances au tournant du nouveau siècle, le pays essaya de
s’adapter au processus de globalisation et aux conditions à remplir pour les jeux
olympiques de 2004 en matière d’économie, de technologie, d’infrastructure, de
sécurité, et de médias. Ce fut un processus long et très onéreux, une étape décisive
dans un monde globalisé qui prouva combien il est important et difficile d’arriver à
équilibrer la compétition internationale, les projets à grande échelle, les corporations
multinationales, l’omnipotence des médias, la diplomatie du monde et les questions
de sécurité. Le discours culturel autour des jeux fut un mélange de prestige national
et de promesses économico-libérales de profit liées au tourisme. Au lendemain des
jeux, lorsque les dernières lumières se furent éteintes, la culture publique dut affronter
les problèmes bien connus, et la nécessité d’un discours rénové se fit une nouvelle
fois ressentir.
Le gouvernement de droite, qui venait tout juste d’être élu quelques mois avant
sous le slogan « Réformes », essaya de se concentrer sur la dimension économique de
la culture comme facteur de développement. Le Premier ministre arrivé au ministère
de la Culture plein de promesses le quitta deux ans plus tard sans avoir effectué le
moindre changement. Un scandale considérable au ministère de la Culture et la
faillite de la réforme éducative, qu’il tenta en 2007, mirent en lumière le sentiment
de vide que la culture publique avait connu pendant ces deux dernières années.
quant à la société, elle contient sa propre contradiction : d’une part, la majorité
des gens est pessimiste et préoccupée par le déclin des valeurs sociales et de l’éthique ;
d’autre part, la diversité émergente rend la vie culturelle productive et pluraliste. Peu
à peu, les gens innovent et expérimentent ; ils engagent des dépenses culturelles et
participent davantage à des événements publics et à des représentations bon marché.
Athènes compte plus de cent représentations théâtrales pendant la saison hivernale :
nombre d’entre elles sont très exigeantes et pour certaines la totalité des billets sont
vendus d’avance. des expositions, festivals et conférences, manifestations
internationales de danse, de musique, de photographie et de cinéma, foires du livre,
événements annuels sur vidéo, animations, bd, et concerts de musique font partie
de la vie quotidienne à Athènes, essalonique et dans des villes plus petites.
En même temps, la marchandisation de la culture apporte son lot de nouvelles
hiérarchies, d’inégalités de participation et d’accès sur lesquelles il faut se pencher

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Grèce − Myrsini ZORbA

sérieusement. Avec un quart de la population qui vit sous le seuil de la pauvreté, la


cohésion sociale doit être considérée dans son ensemble, avec ses éléments culturels
significatifs. des inégalités dans l’attribution d’infrastructures et de ressources
publiques, favorisant les classes moyenne et supérieure, doivent être réajustées par
une redistribution du capital culturel. L’identité nationale créée dans le passé, lorsque
des structures démocratiques stables n’existaient pas, avait fixé des contraintes et des
barrières dans la vie culturelle de la société et retardé le processus de modernisation
tenté dans les années 199053. La modernisation nécessite plus de temps et de plus
grands efforts pour rénover la logique, les concepts et les discours, et pour transformer
les structures, les processus et les ressources humaines.
La politique culturelle doit gérer le droit d’accès et de participation comme un
intérêt public. Elle doit préconiser une politique équitable qui favorise l’amélioration
de la démocratie culturelle dans la sphère publique54. L’insertion sociale, la
démocratisation de la culture et l’accroissement des droits à la citoyenneté culturelle
doivent être élaborés55. Un nouveau programme, qui prendra en compte l’intérêt
public, dans des conditions révisées de production et de distribution de la culture,
pourrait donner un nouveau sens à la politique culturelle. La gestion de la culture
comme ressource pouvant alimenter la citoyenneté culturelle demeure un objectif à
formuler clairement et à poursuivre, afin de modifier l’équilibre actuel dans
l’économie morale du pouvoir.

53. d. Sotiropoulos, “old Problems and New Challenges: e Enduring and Changing Functions of the
Southern European State bureaucracies”, dans R. Gunther, N. diamandouros, d. Sotiropoulos (eds.),
Democracy and the State in the New Southern Europe, oxford, oxford University Press, 2006, p. 197-234.
54. j. Habermas, la éorie de l’action communicative, oxford, Polity Press, 1987 ; id., e Structural Trans-
formation of the Public Sphere. Cambridge, MIT Press, 1989.
55. Sur la citoyenneté culturelle, voir C. Mercer, Towards Cultural Citizenship: Tools for Cultural Policy and
Development, Stockholm, Gidlunds Forlag, 2002.

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La politique culturelle de l’Irlande depuis 1945

Alexandra SlAby*

Dans un pays dont l’histoire se singularise à bien des égards de celle de ses voisins
européens, le fait même de parler de « politique culturelle » ne va pas de soi. l’histoire
polarise le discours culturel irlandais entre « les arts » et « la culture », les premiers
étant perçus comme l’apanage de l’élite anglo-irlandaise et la seconde comme l’ensem-
ble des modes d’expression propres à la civilisation irlandaise au sens arnoldien. Avant
d’entrer dans l’histoire des rapports État/culture de ce pays, il faut rappeler certaines
idiosyncrasies irlandaises susceptibles d’informer ces rapports : l’homogénéité de la
société après l’indépendance dont le cadre de référence est local et rural, l’absence de
révolution industrielle et de tradition de pensée révolutionnaire marxiste qui ailleurs
oriente le discours culturel vers la possibilité d’émancipation sociale ou politique, et
enfin la culture politique anti-intellectualiste des dirigeants. En raison de cette
worldview, cette vision du monde des hommes politiques irlandais qui ont façonné
l’Irlande indépendante, le discours politique à l’égard des idées et des productions
culturelles étrangères est très méfiant. Tout au long du xxe siècle, l’Irlande est à la
recherche d’un discours culturel qui représente son identité distincte tout en se
donnant une apparence moderne pour acquérir la reconnaissance des autres pays.
Parler de politique culturelle irlandaise, c’est parler de la tentative au cours de
l’histoire de concilier ces deux pôles de la culture tels qu’ils sont perçus par les
Irlandais, à savoir élitiste et populiste, étranger et indigène, afin de servir des causes
qui évoluent dans l’histoire − encouragement à la création, démocratisation, rayonne-
ment national. De la difficulté pour la culture à trouver une place dans les préoccupa-
tions de la classe politique découle une légitimité fragile et sans cesse reposée de
l’intervention de l’État.
C’est avec beaucoup d’hésitations et très peu de moyens que l’État irlandais met
en place le modèle britannique d’intervention à distance (arm’s length) en 1951
lorsqu’il crée l’Arts Council irlandais. C’est la nature de la culture à soutenir qui est
en jeu dans ces hésitations. Ce nouvel organisme semi-autonome se heurte dans ses
premières décennies d’existence à un dilemme : éduquer la sensibilité esthétique des
Irlandais en leur apportant le meilleur de la culture savante internationale, ou alors
soutenir les formes indigènes d’une identité culturelle irlandaise distincte. Dans les
années 1970, le discours culturel irlandais est rattrapé par la dichotomie qui
caractérise tous les discours culturels du monde occidental à l’époque : excellence ou
accès. l’orientation décidée vers l’accès, la démocratie culturelle, se poursuit dans les

* Université de Caen, France.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

années 1980 qui voient en outre des mesures originales tentant de concilier accès et
excellence, savant et populaire, indigène et étranger. Fort d’une légitimité nouvelle
dans le domaine culturel (et non plus seulement artistique), l’État crée en 1993 un
ministère spécifiquement dédié aux arts et à la culture. le tournant du xxIe siècle voit
cependant cette légitimité et l’autonomie administrative et conceptuel du domaine
culturel se fragiliser. Cette étude en quatre temps permettra de voir les réponses
irlandaises aux questions perpétuellement reposées de la mission d’une politique
culturelle, et par là dans quelle mesure l’Irlande s’aligne sur ou se démarque de ses
voisins, la Grande-bretagne pour des raisons évidentes, mais aussi la France.

La mise en place d’un Arts Council irlandais :


hésitations, difficultés (1951-1973)
Avant d’étudier l’architecture administrative de ce nouvel organisme qui peut
sembler être une copie conforme de l’Arts Council britannique, il convient d’en
replacer la genèse dans le contexte irlandais spécifique. À la différence de la Grande-
bretagne où l’Arts Council est conçu pour reprendre le rôle du Committee for the
Encouragement of Music and the Arts (CEMA) qui avait présidé à la vie culturelle du
pays pendant la Seconde Guerre mondiale, en Irlande l’Arts Council tire son origine
de l’initiative personnelle, celle de omas bodkin1 et de Patrick J. little, respective-
ment directeur de musée et homme politique passionné de musique classique. le
premier réclame depuis l’indépendance de l’Irlande une politique artistique ; il
soumet plusieurs rapports au gouvernement, mais celui de 1949 trouve un contexte
plus propice à sa mise en application. e Report on the Arts in Ireland attire en effet
l’attention sur la négligence des gouvernements depuis l’indépendance en 19 quant
à la protection et la promotion de son patrimoine artistique et l’éveil d’une sensibilité
esthétique chez les Irlandais. Quant à Patrick J. little, Eamon de Valera l’envoie à
Paris et à londres afin de rassembler des idées pour la conception d’un futur Arts
Council. le rapport bodkin, comme on l’appelle, doit constituer, d’après l’Arts Act
(loi sur les arts) de 1951, la charte de travail du futur Arts Council irlandais dirigé
par Patrick J. little. En réalité, ce dernier en oriente la priorité vers la musique
classique. l’Arts Council irlandais ne tire donc pas son origine dans la demande
populaire ; il n’est pas conçu comme étant la réponse à une demande, la solution à
un problème, ce qui soulève des questions de légitimité auprès du public. À la
différence de la Grande-bretagne également, ce n’est pas sur fond de politiques
sociales qu’est prise cette initiative ; il ne s’agit pas d’investir dans les arts afin de
stimuler l’offre et ensuite la demande, l’emploi et la relance économique : les artistes
ne doivent pas « croire que tout sera fait pour eux comme le pensent certains, à savoir
qu’il est du devoir de l’État, à l’époque moderne, d’intervenir dans tous les domaines
d’activité humaine ».

1. omas bodkin (1887-1961), directeur de la National Gallery (197-1935), puis titulaire de la chaire
barber de beaux-Arts et premier directeur du Barber Institute de l’université de birmingham (1935-195).
Voir Henry boylan (ed.), A Dictionary of Irish Biography, Dublin, Gill & Macmillan, 1998 et Anne Kelly,
“omas bodkin. e Church, the State and omas bodkin”, e Irish Times, 5 décembre 1987.
. Dáil Éireann, Debates, vol. 15, 4 avril 1951, col. 190-191.

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Irlande − Alexandra SlABy

À la suite de l’Arts Act (loi sur les arts) de 1951, le nouveau conseil est formé de
sept membres : un directeur et six membres ordinaires nommés par le Taoiseach
(premier ministre irlandais). À ceux-ci s’ajoutent cinq membres cooptés. Il reçoit une
subvention annuelle du gouvernement et décide de l’allocation de ces subventions.
En dehors des formes artistiques énoncées par l’Arts Act de 1951 (peinture, sculpture,
architecture, musique, théâtre, littérature, art industriel, beaux-arts et arts appliqués),
l’Arts Council peut aussi veiller aux emblèmes de la nouvelle nation, tels que les
monuments, les bâtiments publics, les pièces, médailles et timbres-postes3.
les débats parlementaires montrent une opposition sur la nature de la culture à
soutenir. Pour Éamon de Valera en 1951, le nouveau conseil doit s’inscrire dans une
politique identitaire plus large : « Tout ce qui est proposé ici pour nous permettre de
nous distinguer davantage sur ce plan [intellectuel et spirituel] doit recevoir l’approba-
tion de l’Assemblée4. » D’autres députés du Fianna Fáil expriment plus explicitement
leurs craintes empreintes d’anti-intellectualisme : pour eux, la culture, c’est « un jeune
homme décoiffé avec une barbe accompagné d’une jeune femme en sandales, tous
deux béats devant un Picasso, surtout si le tableau est accroché à l’envers5 ». le Fine
Gael, auteur de cette loi, est plus proche de la conception keynésienne de la mission
de l’Arts Council : John A. Costello cite le rapport bodkin qui dit que l’État doit
soutenir les beaux-arts, la culture cultivée, pour leur faculté d’exaltation intellectuelle,
spirituelle, morale et même civique : « le bon citoyen ne sera jamais indifférent à
l’art ; il incitera ses dirigeants à soutenir l’art... [...] nous dépendons des œuvres d’art
pour quasiment tout élan vers l’élévation de l’esprit et la noblesse d’action qui ne
nous est pas fourni par le patriotisme ou la religion6. »
le compromis irlandais est trouvé. Alors que l’Arts Council de John Maynard
Keynes vise à « promouvoir une meilleure connaissance, compréhension et pratique
des beaux-arts exclusivement7 », l’Arts Council irlandais doit « stimuler l’intérêt de la
population pour les arts et promouvoir la connaissance, l’appréciation et la pratique
artistiques8 ». le conseil est aussi mis en place pour appliquer les recommandations
du rapport bodkin dont l’orientation générale est en faveur des arts visuels dans le
but de redresser la prééminence historique des formes sonores et verbales. Pour que
son rapport attire enfin l’attention du gouvernement (il s’y était essayé depuis 19),
omas bodkin préconise le développement « en accord avec la tradition ancienne »
des facultés visuelles des Irlandais, à travers les musées et l’art industriel. Cette
expression visuelle servirait à donner une meilleure image de l’Irlande à l’étranger.
la musique et le théâtre seront soutenus plus tard, lorsque les formes visuelles auront
été encouragées. Acquis pourtant à cette cause de promotion de l’art visuel dans une
optique qu’on ne peut pas encore qualifier de marketing, lorsqu’il inaugure le conseil
début 195, Éamon de Valera déplace encore l’accent des arts vers la culture de façon

3. Dáil Éireann, Debates, op. cit., col. 193.


4. Ibid., col. 1341.
5. Ibid., col. 1316.
6. omas bodkin, Report on the Arts in Ireland, Dublin, e Stationery office, 1949, p. 7.
7. royal Charter, 1946.
8. Arts Act, 1951.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

plus large et particulariste : la mission doit être de « redonner à notre peuple l’intérêt
qu’ils avaient autrefois pour les choses de l’esprit et de les encourager pour que notre
pays acquière la place qui lui revient dans tous les domaines de la culture9 ».
Concernant enfin le degré d’investissement de l’État, cette « stimulation » ne doit
pas, selon Éamon de Valera, être un fardeau financier10, mais il est nécessaire que
l’État assume ce rôle de mécène que les donateurs privés ne peuvent continuer de
tenir11. Tous s’accordent sur un rôle de mécène de la part du nouvel organisme. Ainsi,
l’Arts Council reçoit pour commencer à travailler en tout et pour tout 1 100 livres.
Il n’est pas surprenant alors que pendant les premières années d’existence de l’Arts
Council, une opposition éclate entre tenants de la culture cultivée (musique, littéra-
ture, beaux-arts) autour de ses trois premiers directeurs, Patrick J. little (1951-1956),
Seán Ó Faoláin (1956-1959) et Donal o’Sullivan (1960-1975), et tenants de la
revendication identitaire autour d’Éamon de Valera. Malgré l’orientation fournie par
le gouvernement en faveur des arts visuels, on a une approche très personnalisée de
la politique artistique qui donne lieu à des accusations d’élitisme et de manque de
transparence dans la gestion de fonds publics. De manière prévisible, Patrick J. little
met dans un premier temps l’accent sur la musique, domaine qu’il privilégie et qu’il
pense être aussi la forme artistique privilégiée de la population. Toutefois, en même
temps, il stimule la participation locale et l’activité amateur. Comme en Grande-
bretagne, il s’agit de développer des local Advisory Committees dans cinq centres
régionaux, mais même cette tentative de décentralisation n’aboutit pas encore dans
les années 1950, faute de définition précise des prérogatives. Toutefois, pour sortir
la vie culturelle de Dublin, des festivals artistiques et culturels d’envergure sont créés
à cette époque : le festival d’opéra de Wexford en 1951, le festival de musique et de
danse An Tostál1 en 1953, le festival de cinéma de Cork en 1956 et le festival de
théâtre de Dublin en 1957.
Un recentrage vers les arts visuels s’opère au milieu des années 1950 avec une
hausse significative de la subvention de l’Arts Council dans ce domaine. Des manifes-
tations ont lieu pour promouvoir l’art industriel, la sculpture, l’architecture ; il envoie
des étudiants se former à l’étranger, achète des tableaux d’artistes irlandais. Malgré
ces initiatives, c’est toujours la musique qui reçoit la plus grande proportion des
subventions. En effet, dans le rapport annuel de l’Arts Council de 1963-1964, on lit
que depuis 1951, la musique a reçu 1,6 % des subventions, le théâtre 1,1 %, la
peinture 18,1 %, le dessin industriel 8,6 %, la sculpture 3,7 % et l’architecture 3,4 %.
Sous la direction de Seán Ó Faoláin, de façon prévisible encore une fois, c’est la
littérature qui est privilégiée13. En 1960, pour tenter de réorienter de nouveau la

9. Transcrit dans l’Irish Press du 6 janvier 195.


10. Dáil Éireann, Debates, op. cit., col. 1337.
11. Ibid., col. 1343.
1. Festival de musique et de danse qui se tient tous les ans au mois de juin à Drumshambo, dans le comté
de leitrim.
13. Seán Ó Faoláin et son bras droit Mervyn Wall – tous deux écrivains – apportent le soutien de l’Arts
Council à une exposition internationale du livre en novembre 1957 et subventionnent les périodiques sui-
vants : Irish Writing, Studies, et e Dublin Magazine. En 1958 est créé le Macaulay Prize pour les jeunes
artistes et écrivains.

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Irlande − Alexandra SlABy

politique artistique de l’Arts Council vers les arts visuels, Donal o’Sullivan, expert
en la matière, en est nommé directeur ; des initiatives importantes sont prises alors
dans ce domaine14. l’Arts Council œuvre en même temps à sensibiliser le public à
l’art moderne en cofinançant des achats de tableaux pour les galeries et les bâtiments
publics et en organisant l’exposition d’art moderne la plus importante que l’Irlande
ait connue, appelée « rosc », en 1967-1968. la fréquentation des musées fait un
bond15.
Aux prises avec le choix de formes culturelles à soutenir et avec la question de
savoir s’il faut encourager davantage l’activité professionnelle ou amateur, l’Arts
Council est pendant presque trente-cinq ans le seul décideur en matière de soutien
à la culture. Il est sous les feux des projecteurs ; les sceptiques l’attendent au tournant.
Il a en effet des difficultés à asseoir sa légitimité dans l’opinion publique qui n’y voit
qu’un groupe de personnes œuvrant selon des priorités éloignées de celles du public.
les activités des premières décennies sont émaillées de controverses : en 196 par
exemple, il cautionne la démolition de constructions géorgiennes pour l’agrandisse-
ment des bureaux de l’Electricity Supply Board (équivalent irlandais de l’EDF16). Au
même moment, en 1966, il fait des difficultés pour recevoir le legs de la maison du
metteur en scène Sir Tyrone Guthrie supposée servir de retraite à des artistes. Enfin,
on reproche à l’Arts Council de ne pas soutenir la musique traditionnelle. Il ne peut
plus vivre dans sa tour d’ivoire − telle est la nouvelle réalité qui s’impose à partir des
années 1970.

La nécessité de la démocratisation (1973-1993)


Dans le paysage politico-culturel irlandais, les années 1970 s’ouvrent avec les
agitations étudiantes au National College of Art (nCA) qui réclament une réforme de
l’enseignement et de l’administration de cet établissement. la classe politique en est
amenée à actualiser sa perception et sa gestion de l’enseignement artistique ; la
situation du nCA est débattue au Parlement pendant toute l’année 1971. l’Arts
Council organise un débat à Trinity College sur la question et Seán Ó Faoláin plaide
alors pour une définition plus large de la culture comme « mode de vie » incluant
toutes les formes d’expression, y compris les plus modernes17.

14. le gouvernement s’intéresse alors aux arts visuels. Après la construction de la gare routière busáras,
terminée en 1953, qui est le premier bâtiment de style bauhaus en Irlande, il s’agit de moderniser les pra-
tiques de design. C’est l’objet d’un rapport publié en 196 par des experts scandinaves appelé Design in
Ireland ou Kilkenny Report qui conclut que « dans les domaines visuel et artistique, l’écolier irlandais se
range parmi les cancres en Europe » (Irish Export board, Design in Ireland: Report of the Scandinavian
Design Group in Ireland, Dublin, An Córas Tráchtala, 196, p. 49). C’est alors que s’ouvrent les Kilkenny
Design Workshops qui créent un design irlandais destiné à trouver sa place tant dans les objets quotidiens
que de luxe. la même année se crée un Council of Design. Puis, dans les années 1970, l’oPW, sous la direc-
tion de son architecte principal raymond McGrath, achète plusieurs tableaux d’art moderne irlandais
pour les ambassades et consulats à l’étranger.
15. e Arts Council, Annual Report 1963-1964, Dublin, e Arts Council, 1964, p. 1.
16. brian P. Kennedy, Dreams and Responsibilities, Dublin, e Arts Council, 1990, p. 139.
17. John Turpin, A School of Art in Dublin Since the Eighteenth Century, Dublin, Gill & Macmillan, 1995,
p. 458.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

le 11 novembre 1971, Mary robinson, alors sénatrice représentant Trinity


College, fait quant à elle le plus mémorable plaidoyer jusqu’alors au parlement irlan-
dais pour une plus grande place de la culture dans la politique du gouvernement18.
Elle appelle à la planification et à un soutien plus important, faisant référence aux
efforts d’André Malraux pour sortir la culture de l’apanage de la bourgeoisie. Elle
propose de créer en Irlande des structures du type des maisons de la culture et un
programme de développement culturel sur le modèle des programmes de développe-
ment économique.
la culture est devenue une question de société et donc une question politique.
la nécessité de la démocratisation de la culture se pose aussi dans les débats sur l’Arts
Act de 1973, loi de nouveau à l’initiative du Fine Gael. Même s’ils expriment une
déception générale sur le fait que ce projet de loi ne propose pas grand changement
par rapport au précédent, les débats sur la loi de 1973 montrent une évolution depuis
les derniers débats sur la question en 1951. Personne ne conteste plus le soutien de
la culture par l’État. les partis s’entendent sur la nécessité de démocratiser la culture.
Des débats, il ressort la nécessité de réorienter les activités de l’Arts Council vers des
formes plus accessibles de pratique culturelle que sont expositions et concerts, et de
mettre l’accent une fois de plus sur les arts visuels19. Dans ce même esprit, le cinéma
entre dans le domaine d’intervention du conseil.
le discours travailliste sur la culture atteint son apogée au moment de ces débats.
Ce parti s’est intellectualisé et s’est renouvelé, même si ses effectifs ne peuvent guère
être amplifiés faute d’une urbanisation et d’une industrialisation fortes. Michael D.
Higgins, élu sénateur en 1973, commence à faire entendre sa conception de la culture
dans ses éditoriaux à partir de 1983. Il tente d’introduire des paradigmes étrangers
plus larges dans le discours sur la culture, et par là de le sortir de la dichotomie
colonial/natif. Mais ce discours se heurte à l’absence d’une tradition de pensée du
progrès par l’éducation universelle basée sur la philosophie des lumières, dont il n’est
jamais ressorti de discours émancipateur0.
les idées travaillistes sur la culture entrent à l’Arts Council. Son nouveau président
Colm Ó briain, membre du parti travailliste, l’ancre davantage dans la société
irlandaise des années 1970 et redore son image. Il remporte un certain nombre de
batailles, empêchant cette fois-ci que des maisons géorgiennes soient détruites1. Des
femmes y sont nommées pour la première fois, ainsi que des personnalités autres que
des artistes. Il s’agit aussi de favoriser moins l’offre que la pratique amateur et
l’enseignement. l’Arts Council dispose aussi de moyens accrus. De 195 à 196, sa
subvention est multipliée par trois environ. Il en va de même de 196 à 197 ; entre

18. Dáil Éireann, Seanad Debates, vol. 71, 11 novembre 1971, col. 1113-1174.
19. Ibid., 1 novembre 1971, col. 1185-1186.
0. Alexandra Slaby, “From Enhancement to Investment: Cultural Discourse in Ireland since 19”, dans
olivier Coquelin (ed.), Political Ideology in Ireland: from the Enlightenment to the Present, Cambridge,
Cambridge Scholars Press, 009.
1. En 1975 en effet, Bord na Móna (Peat Board, qui régit la production de tourbe) veut détruire des cons-
tructions géorgiennes classées. le ministre du Gouvernement local donne sa permission, mais l’Arts Coun-
cil s’y oppose fermement également par voie de presse et triomphe, ce qui rehausse son image après le
fiasco de l’ESb en 196.

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Irlande − Alexandra SlABy

197 et 198, elle sera multipliée par 48. En même temps, en 1976, l’Arts Council
soutient pour la première fois le jazz et la musique traditionnelle. En 1984, dans le
domaine de la pratique amateur, il soutient la création du réseau Community Arts
For Everyone (CAFE) et, en 1985, du projet Arts Community Education (ACE).
Poursuivant son entreprise de démocratisation de la culture, l’Arts Council se lance
à partir de 1986 dans une politique de concertation avec le ministère de l’Éduca-
tion3, mais il n’en ressort rien. C’est là une difficulté quasi insurmontable en Irlande
que l’intégration de ces deux domaines de politique publique. Cette approche de la
démocratisation par l’éducation est de plus en plus en conflit avec une démocratisa-
tion par le tourisme culturel.
Face à la prédilection constante du Fine Gael pour les beaux-arts et l’enseigne-
ment artistique, un autre discours se fait entendre de façon de plus en plus insistante,
celui du ministre Fianna Fáil des Finances puis le Taoiseach Charles Haughey, mécène
des arts, ami de François Mitterrand. l’homme de l’exemption fiscale sur les revenus
de la création artistique (loi de finances de 1969), d’Aosdána (1981, système de
bourses sur cinq ans pour les artistes ayant apporté une contribution remarquable à
la vie culturelle du pays) et de l’Irish Museum of Modern Art voit dans la culture, par-
delà la création et la participation, un véhicule de communication identitaire.
Même s’il entend « encourager sans contrôler4 », Charles Haughey affiche peu à
peu une volonté de mainmise directe sur la culture en souhaitant que l’Arts Council
passe sous la tutelle du ministère des Finances et que ses membres soient tous choisis
par le ministre. Il s’agit ensuite pour Charles Haughey de passer de mesures ponctuel-
les à une administration planifiée sur le modèle des politiques publiques existantes :
le gouvernement ne peut plus délaisser les « besoins spirituels et culturels » ni accepter
« de la planification économique et du laisser-faire culturel5 ». En même temps, Mary
robinson appelle à une intégration de la culture dans les politiques publiques6, à
commencer par un resserrement des liens entre l’Arts Council et le ministère de
l’Éducation. Dans le rapport de l’Arts Council de 1975, le mot policy apparaît pour
la première fois explicitement, de même que l’idée de développement. Afin de
démocratiser toujours plus l’accès à la culture, les collectivités locales doivent
également relayer l’offre culturelle sur tout le territoire7.
Une étape supérieure est franchie dans l’institutionnalisation des rapports État/
culture lorsqu’en 198 est créé le poste de secrétaire d’État aux Arts et à la Culture

. Pour mieux comprendre ce que cette nouvelle réalité recouvre, voir Victoria White, “What Makes
Community Art so Different?”, e Irish Times, 0 mai 199.
3. e Arts Council, Annual Report 1986, Dublin, e Arts Council, 1986.
4. la formule restée célèbre est tirée d’un discours important de Charles Haughey sur la culture intitulé
Art and the Majority, prononcé en juillet 197 à l’université de Harvard, voir Martin Mansergh, e Spi-
rit of the Nation: e Speeches and Statements of Charles J. Haughey (1957-1986), Dublin, Mercier Press,
1986, p. 154.
5. Dáil Éireann, Dáil Debates, vol. 68, 17 octobre 1973, col. 6-63.
6.. Ibid., col. 1-34.
7. Voir par exemple “Dublin Gives £50,000 to Promote Culture”, e Irish Times, 10 janvier 1976 ;
“e Price of Culture”, e Irish Times, 16 mars 1976 sur les questions posées par l’utilisation de ces fonds
à partager entre bénéficiaires installés et émergents.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

au sein du département du Taoiseach, dans un climat de scepticisme toutefois8.


Certains lui préféreraient en effet un dispositif fiscal amélioré sur le modèle américain
pour favoriser le mécénat privé9. D’autres veulent saisir l’occasion de cette « crise
culturelle » pour mieux placer la culture au cœur de la vie quotidienne des Irlandais
et faire en sorte que les décisions culturelles n’émanent pas seulement de ce nouveau
secrétariat, mais aussi des autres acteurs que sont l’Arts Council et les collectivités
locales30. Face à ces inquiétudes, Ted nealon, le nouveau secrétaire d’État chargé des
arts, tente de rassurer l’opinion publique : l’Arts Council restera toujours souverain
en matière décisionnaire31. En réalité, le nouveau secrétariat intervient au niveau
supérieur, dans le domaine culturel plus large : il rassemble toutes les prérogatives
culturelles qui étaient auparavant réparties entre les ministères des Communications
(médias), de l’Éducation (bibliothèques, soutien des collectivités locales aux arts et
aux institutions culturelles), de l’Environnement, du Tourisme et des Eaux et Forêts,
du Travail et des Affaires étrangères. Il reprend aussi les prérogatives de Roinn na
Gaeltachta (ministère du Gaélique) et de l’Office of Public Works (bureau des travaux
publics) pour les parcs et monuments nationaux. Il a sous sa tutelle qui plus est les
institutions culturelles nationales. Ce secrétariat publie en 1987 le premier document
de politique générale sur les arts3 qui préconise l’adoption d’une approche planifiée
de la culture33. À la lecture de ce document, on remarque que l’expression cultural
policy est récurrente, alors que jusqu’alors, on parlait plutôt d’arts policy. Pourtant,
ce document n’a pas la résonance attendue : sa publication est suivie très rapidement
d’élections et il est abandonné suite au changement de gouvernement. Malgré cela,
sous le nouveau mandat de Charles Haughey en tant que Taoiseach, le financement
de la culture s’accroît sensiblement au tournant des années 1990 : entre 1988 et 1993,
la subvention de l’État à l’Arts Council augmente de 70 %.
le contexte de la construction européenne contribue au même moment à ancrer
la culture dans la politique publique irlandaise. l’aide européenne est déterminante
dans la construction et le développement des institutions culturelles nationales et des
sites patrimoniaux. la première manifestation visible est la nomination en 1991 de
Dublin comme capitale européenne de la culture34 qui lui permet de restaurer le
quartier de Temple Bar, de créer l’Irish Museum of Modern Art, d’ouvrir le Dublin

8. Dick Walsh, “Culture Ministry Soon”, e Irish Times,  janvier 198.
9. Voir, pour un point de vue adverse recommandant plutôt un système fiscal d’encouragement au mécé-
nat privé sur le modèle américain, Charles Acton, “Why We Don’t need a Minister for the Arts”, e
Irish Times, 10 novembre 198.
30. richard Pine, “Cultural Policy in Ireland”, e Irish Times, 4 janvier 1983.
31. “nealon not to Change Arts Policy”, e Irish Times, 4 mars 1983.
3. Ted nealon, Access and Opportunity. A White Paper on Cultural Policy, Dublin, e Stationery office,
1987.
33. Voir Declan Kiberd, “Ted nealon’s Parting Promise”, e Irish Times, 7 janvier 1987, et “letters to
the Editor. Access and opportunity. letter from Ted nealon”, e Irish Times,  février 1987. Voir aussi
Michael Dervan, “Music and the White Paper”, e Irish Times,  février 1987 qui dénonce la faiblesse
de l’engagement financier du gouvernement et l’absence de prise en compte des besoins éducatifs (écoles
de musique).
34. nuala o’Faoláin, “Art and Culture for All People”, e Irish Times, 6 août 1990 ; Fergus lenihan,
“Dublin Arts report”, e Irish Times, 7 octobre 1990.

30
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Irlande − Alexandra SlABy

Writers Museum, et de restaurer certaines ailes de la National Gallery35. le discours


du Fianna Fáil et du parti travailliste alors consiste à voir dans l’instance européenne
un moyen pour l’Irlande de mieux défendre sa spécificité culturelle associant tradition
et modernité36. Ce n’est là que le début de l’influence de l’Europe sur la politique
culturelle irlandaise ; l’arrivée des fonds structurels européens aura un impact plus
large, géré par les ministres des Arts à partir des années 1990.
À la fin des années 1980, e Hot Press déplorait la marginalisation de la culture
dans les programmes politiques comme le reflet de l’utilitarisme et de l’absence d’une
tradition de pensée politique sur la culture37. l’État a désormais une relation directe
avec la culture. Pour Charles Haughey, il doit en être le principal mécène ; au moment
où se crée en 1988 un conseil mettant en relation l’entreprise et la culture appelé
Cothú (soutien), il ne doit pas être remplacé dans ce rôle par le secteur privé38. le
mécénat d’entreprises est peu encouragé. la même année, l’intellectuel Declan Kiberd
réclame dans l’Irish Times un ministère de la Culture sur le modèle français représenté
à l’époque par Jack lang, en vue de sauvegarder la culture irlandaise dans un contexte
où le transfert de souveraineté nationale au profit de l’Europe suite à l’Acte unique
européen commence à faire peur en Irlande39. la culture est à présent appelée à entrer
de façon autonome (ce qui ne veut pas pour autant dire intrinsèque) et institution-
nelle dans le champ d’action du gouvernement.

Vers une politique culturelle irlandaise conciliatrice et originale


(1993-2002)
le gouvernement de coalition Fianna Fáil-labour, arrivé au pouvoir fin 199,
crée le 1 janvier 1993 un ministère autonome pour les arts et la culture. Son intitulé
complet est Department of Arts, Culture and the Gaeltacht. Ces trois mots reflètent la
vision de la culture respectivement du Fine Gael, du labour Party et du Fianna Fáil.
Cette initiative est saluée par le grand public dans un contexte d’enthousiasme et
d’optimisme unanimes. le Programme for a Partnership Government 1993-199740
demande alors à l’Arts Council de rédiger des plans triannuels pour une gestion
stratégique des ressources allouées par le gouvernement. le National Development
Plan 1994-1999 alloue en effet 40 millions de livres au ministère. l’augmentation

35. Dáil Éireann, Dáil Debates, vol. 40, 13 novembre 1990, col. 1107-1110. Voir aussi “Missed oppor-
tunity”, e Irish Times, 4 janvier 199, et un article contemporain de Fintan o’Toole, “Charlie Hau-
ghey’s Mystical Culture Club”, e Irish Times, 8 février 199, pour un bilan critique du rôle de Charles
Haughey dans le soutien à la culture (“Mr Haughey presided over policies that were crass, ill-conceived, vin-
dictive and just plain silly”). Voir aussi Fintan o’Toole, “How Charlie Came to be Painted as Patron of
the Arts”, e Irish Times, 10 février 007 où le commentateur se demande si Haughey n’a pas acheté
dans une certaine mesure le silence des artistes.
36. “Haughey links Sweeping Changes in Europe With Prospects of Irish Unity”, e Irish Times, 9 avril
1990.
37. Joe Jackson, “Sheer Art Attack”, e Hot Press, vol. 13, n° 1, 9 juin 1989, p. 35.
38. “Haughey Praises Arts Sponsorship for business”, e Irish Times, 15 octobre 1988.
39. Declan Kiberd, “Ministry of Culture With Vision Wanted”, e Irish Times, 4 octobre 1988.
40. Fianna Fáil et labour, Fianna Fáil and labour Programme for a Partnership Government 1993-1997,
Dublin, Fianna Fáil et labour, 199, p. 56.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

du budget de l’Arts Council de 1,5 à 0,8 millions de livres entre 1993 et 1997
complète le tableau d’une véritable renaissance culturelle.
Michael D. Higgins est nommé ministre. Intellectuel, sociologue et poète,
originaire de l’ouest de l’Irlande où, sur le campus de Galway, il a participé à
l’émergence d’un discours travailliste sur la culture dans les années 1970, il est le seul
en Irlande à parler de la culture dans la terminologie de la théorie critique. Il prône
l’accès de tous à « l’espace culturel » à l’intérieur et la défense de l’exception culturelle
en Europe, contre la réification de la culture et la colonisation de l’imagination. En
poste, il doit mettre en application les objectifs des fonds structurels et du programme
Interreg à travers des programmes nationaux41, ce qui oriente sa politique culturelle
vers le développement économique et social des régions de l’ouest de l’Irlande
(Gaeltacht), la préservation et la promotion du gaélique comme langue vivante, le
développement des institutions culturelles nationales, l’articulation d’une politique
nationale de l’audiovisuel et du patrimoine, et favoriser la renaissance du cinéma4.
En dehors de l’administration des programmes européens, c’est dans la radio-
diffusion et le cinéma, terrains d’application de son discours culturel, que se concentre
l’essentiel de son activité. Dans un climat d’urgence lié à la multiplication rapide des
concurrents aux chaînes de service public, et aux difficultés financières éprouvées par
l’émetteur national de service public, rTÉ, au début des années 1990, Michael D.
Higgins se préoccupe de la défense du service public. Un livre vert, Broadcasting in
the Future Tense, publié à cet effet en 1995, fournit un cadre en même temps que
l’occasion d’un débat public préparant la réforme de la législation. Est envisagée la
création d’une autorité qui contrôlerait à la fois rTÉ et le secteur indépendant et
œuvrerait à une meilleure prise en compte des intérêts des divers groupes de
population ayant été négligés43. Cette nouvelle Broadcasting Commission prendrait
alors le relais de l’Independent Radio and Television Commission (IrTC). Assurer
intégralement une mission de service public en Irlande nécessite la prise en compte
du public gaélophone. le Broadcasting Authority (Amendment) Act de 1993 prévoit
en effet l’établissement d’une chaîne de radiodiffusion en gaélique, Telefís na Gaeilge
(TnaG), qui émet à partir du 31 octobre 199644. En même temps, dans le cinéma,
la politique culturelle du ministère est couronnée de succès. Michael D. Higgins
rétablit l’Irish Film Board (créé en 1980 pour encourager la production de films
irlandais mais démantelé en 1987) par l’Irish Film Board (Amendment) Act de 1993.
Que son pot de départ soit célébré à l’Irish Film Centre est révélateur de son succès
dans ce domaine.
Comment l’Arts Council s’accommode-t-il de ce nouveau concurrent ? Contraire-
ment à la situation britannique, il n’y a pas d’ingérence du gouvernement dans ses
décisions. le ministère respecte le principe de l’« intervention à distance ». le
ministère approuve le premier Arts Plan soumis par l’Arts Council. la formulation
d’une politique culturelle modifie-t-elle les critères de soutien ? la lecture de ce plan

41. respectivement Cultural Development Incentive Scheme et Tourism Operational Programme.


4. e Department of Arts, Culture and the Gaeltacht, Vision/Fís, 1995.
43. Uinsionn MacDubhghaill, “Fighting Higgins Takes on Media Moguls”, e Irish Times, 3 juin 1997.
44. Id., “Higgins Sees TnaG as Antidote to Soulless Exploitation”, e Irish Times, 19 septembre 1996.

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Irlande − Alexandra SlABy

montre qu’il s’agit à la fois d’encourager l’excellence et l’accès ; c’est le reflet des
hésitations qui criblent la politique artistique ou culturelle depuis le début. la gestion
des moyens reporte le temps des interrogations : le budget de l’Arts Council double
pendant le mandat de Michael D. Higgins, passant de 11,6 à 0,8 millions de livres.
Une impulsion nouvelle est alors donnée ; de nombreux projets apparaissent et le
secteur se professionnalise davantage.
Enfin, le mandat de Michael D. Higgins permet un dialogue avec la France au
moment de l’organisation du festival « l’imaginaire irlandais » au cours duquel les
visions irlandaise et française de la culture irlandaise à représenter s’affrontent. Ce
projet est lancé par Mary robinson et François Mitterrand au cours d’une visite
officielle à Paris en 199, lorsque la première émet auprès de son homologue français
le souhait de voir « lancer par la France un nouveau débat culturel et économique
présentant les nouvelles tendances et le monde changeant de l’Irlande45 » à travers
un « festival d’art et de culture irlandaise contemporaine46 ». Après de longs mois de
négociations, ce projet se concrétise enfin. Doireann ní bhriain, chargée de l’organi-
sation de ce festival côté irlandais, souhaite représenter un panorama de la culture
irlandaise contemporaine et dépasser sa représentation stéréotypique confinée à la
poésie et à la musique traditionnelle. Michael Grant, directeur du Comité mixte
d’organisation, précise cette vision : le but de ce festival est de mettre fin aux clichés
français sur l’Irlande et la conception française de l’art irlandais qui remonte aux
années 1950, et de représenter une Irlande nouvelle, dotée d’une imagination
nouvelle47. Des malentendus de traduction (entre « imagination » et « imaginaire »),
de formes culturelles à représenter (arts visuels ou littérature et musique) émaillent
la préparation de cet événement. les Irlandais souhaitent en effet organiser une
exposition collective d’art irlandais contemporain au Grand Palais, ou à beaubourg,
ou au musée d’Art moderne de la ville de Paris. Michael D. Higgins demande à son
homologue français Philippe Douste-blazy que des réalisateurs français et irlandais
se rencontrent à l’occasion du Festival de Cannes de 1996. Des conflits autour du
logo éclatent, entre tenants d’une vision contemporaine ou passéiste de la culture
irlandaise. Pour ce qui est du contenu culturel de ce festival, un autre malaise éclate,
car la France ne reçoit pas l’art irlandais contemporain à la hauteur des ambitions
irlandaises. Deux articles du Monde s’interrogent sur la difficulté des artistes
plasticiens irlandais, parents pauvres des écrivains et musiciens, à représenter la culture
irlandaise, et sur la capacité des arts visuels à représenter une identité en général, par
opposition au chant et à la poésie48. Cette mise à l’épreuve de cultures politiques et

45. Entretien avec Michel ricard, chef de projet au ministère de la Culture, le 9 janvier 003.
46. Association française d’action artistique (AFAA), l’Imaginaire irlandais. Festival de culture irlandaise
contemporaine, Paris, AFAA, 1996, p. 3.
47. Entretien avec Michael Grant le 9 octobre 00.
48. Valérie Cadet, « le Cercle de Minuit spécial Irlande », le Monde, 11 mars 1996, p. 8 et Geneviève
breerette, « libérés des tabous, les plasticiens irlandais explorent le devenir de leur île », le Monde, 4 juin
1996, p. 30. les événements qui ont le plus attiré l’attention du public sont littéraires ou musicaux, telle
la venue de Seamus Heaney et de riverdance. Dans le domaine de la poésie, cette manifestation a donné
lieu à de nombreuses traductions et à la publication d’une anthologie bilingue de la poésie irlandaise :
Jean-yves Masson (dir.), Anthologie de la poésie irlandaise du xxe siècle, 1890-1990, lagrasse, Verdier, 1996.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

d’imaginaires est riche d’enseignements quant au rapport au passé qui apparaît dans
de tels festivals culturels. En France, l’imaginaire irlandais ne peut se déployer sans
référence au passé. Une explication est fournie par lara Marlowe, correspondante de
l’Irish Times à Paris : dans les années 1990, à l’époque où la glorification des héros
du nationalisme est remise en question, célébrer le passé semble relever du conserva-
tisme et de la facilité49. Cette représentation contemporaine de la culture irlandaise
à l’étranger est en contraste avec les discours culturels à l’intérieur de l’Irlande qui
visent plutôt à protéger et mettre en valeur les piliers de la culture irlandaise. le but
de ce festival est clairement de célébrer l’innovation et la créativité de ce que certains
appellent déjà une « renaissance irlandaise50 ».
la période entre janvier 1993 et juin 1997 est un tournant dans les relations
entre l’État et la culture en Irlande. Michael D. Higgins a placé la culture au centre
de la politique publique51. Ainsi dotée d’une légitimité nouvelle, la culture reçoit des
investissements sans précédents et le sentiment se développe d’une confiance nouvelle
en l’identité culturelle irlandaise (sans pour autant la définir5). En même temps, la
culture commence à intéresser davantage le secteur privé. Un rapport d’évaluation
de la politique de Michael D. Higgins publié par Price WaterhouseCoopers53 donne
un tableau qui reprend des statistiques fournies par Cothú, l’organisme qui met en
relation les mécènes et les artistes. D’après ces données, la contribution du mécénat
aux arts a presque doublé entre 1993 et 199754. Cette nouvelle source de financement
soutient les événements culturels à forte image ou à haut prestige : arts visuels et
galeries (13,6 %), musique classique et contemporaine (13,5 %), théâtre (1 %),
musique traditionnelle et autres (10,5 %55). l’ère des partenariats publics-privés est
sur le point de commencer au moment où Michael D. Higgins est remplacé par la
porte-parole de Fianna Fáil pour les arts, Síle de Valera, petite-fille d’Éamon.
Après les élections de juin 1997, un gouvernement de coalition Fianna Fáil-
Progressive Democrats arrive au pouvoir. le Minister for Arts, Heritage, Gaeltacht and
the Islands (Powers and Functions) Act de 199756 confie au ministère ainsi renommé
− notons la disparition du mot « culture » − de nouvelles missions notamment en ce
qui concerne le patrimoine de l’ouest de l’Irlande, circonscription de la nouvelle
ministre. les relations avec l’Arts Council se tendent dans un contexte d’exigence

49. lara Marlowe, « Qu’est-ce qui passe ? », Irish Times, 3 mai 1996. “It is magnificent, it underlines
French cultural confidence, but there can’t help being the suspicion that non threatening cultures, such
as Irish culture, go down best, and that not many preconceptions are open to change”.
50. luke Clancy, “How real a renaissance in the Arts?”, e Irish Times, 1 juin 1996 et Alan riding,
“e Arts Find Fertile Ground in a Flourishing Ireland”, e New york Times, 1 décembre 1997.
51. Entretien avec Michael D. Higgins le 15 mai 001.
5. Paddy Woodworth, “e best of Times… but beware”, e Irish Times,  janvier 1997.
53. Indecon International Economic Consultants in association with PriceWaterhouseCoopers, Succee-
ding Better. Report of the Strategic Review of the Arts Plan 1995-1998, Dublin, e Stationery office, 1998.
54. Elle s’élève à 5, millions de livres en 1993, 7,4 millions en 1995 pour atteindre 10, millions en
1997.
55. Cothú publie un rapport le 18 juin 1998 qui révèle que le mécénat d’entreprise en Irlande est plus
élevé en pourcentage du PIb que dans huit autres pays d’Europe. Eibhir Mulqueen, “Cothú Hails IEP10.m
Support », e Irish Times, 19 juin 1998 : c’est le mécénat qui a lancé riverdance.
56. Dáil Éireann, Dáil Debates, vol. 483, 0 novembre 1997, col. 316-335.

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Irlande − Alexandra SlABy

croissante de rentabilité économique et d’accusations de politisation des décisions


culturelles57. le directeur de l’Arts Council, brian Farrell, et deux de ses membres,
Paul McGuinness et Jane Cogan, démissionnent en février 00058. on craint égale-
ment une mainmise croissante du gouvernement sur l’Arts Council à la suite du
rapport Towards a New Framework for the Arts où Síle de Valera propose que ce soit
le ministère, et non l’Arts Council, qui formule la politique artistique59.
Alors que Michael D. Higgins, décrit par les observateurs francophiles comme
le Jack lang irlandais, avait un discours intellectuel sur la culture, ce n’est pas le cas
de son successeur qui, comme ses collègues Fianna Fáil, parle rarement de la culture
en termes abstraits ou intellectuels. Pragmatisme et rentabilité sont les maîtres mots
de son discours culturel. De façon intéressante, un certain vide conceptuel n’est pas
déploré par l’opinion publique qui n’attend pas de développement philosophique
sur le sujet60. Souhaitant faire en sorte que le secteur culturel soit rentable, Síle de
Valera entend faire venir la population irlandaise en masse au musée, au théâtre, au
concert, aux festivals, et maximiser ainsi les retombées économiques61. l’Arts Council
commande en 00 un rapport pour formuler une politique des festivals qui conclut
entre autres à la nécessité d’améliorer la relation entre ceux-ci et le tourisme6. Un
secteur nouveau et en plein essor est celui des community arts, « arts en contexte » ou
« arts pluridisciplinaires » ; le soutien financier est accru par le financement pluri-
annuel et la participation nouvelle des collectivités locales. la vie culturelle dans le
Gaeltacht est soutenue à l’intérieur de ce volet, grâce à un nouveau partenariat avec
Údaras na Gaeltachta (« autorité du Gaeltacht ») qui multiplie les événements culturels
impliquant les arts traditionnels ; l’Arts Council aide aussi à l’enregistrement et aux
publications en gaélique. les besoins de la musique traditionnelle sont passés en
revue et un groupe de travail se crée pour identifier les possibilités de développement
du théâtre gaélique. l’Arts Council subventionne aussi de plus en plus de centres
culturels polyvalents de même que de nombreux projets didactiques (audience
development) à partir de 1998. la politique de l’accès est à son apogée.
Dans un déplacement qui s’amorce du discours culturel vers un discours sur le
tourisme culturel, Síle de Valera montre de plus en plus clairement qu’elle s’adresse
à la « prochaine paroisse », ce qui historiquement signifie les États-Unis. la politique
culturelle se transforme en politique identitaire. À cet égard, le discours prononcé
aux États-Unis, à Boston College, le 18 septembre 000, est un tournant. Elle y déclare
que les liens entre l’Irlande et les États-Unis sont plus anciens et plus forts que ceux
qui unissent l’Irlande à l’Europe, et que cette dernière ne doit pas être la « pierre
angulaire » de la nation irlandaise réelle ou idéale. Elle présente la réglementation

57. Emer Mcnamara, “Has the Arts Council Grown Up Too Fast ?”, e Irish Times, 1 octobre 1999.
58. “Arts Council Crisis”, e Irish Times, 3 octobre 1999.
59. “A Plan for the Arts”, e Irish Times, 8 août 000. Medb ruane, “State Control of the Arts is Kiss
of Death”, e Irish Times, 11 août 000.
60. nuala Ó Faoláin, “Art for Art’s Sake leaves Public out in the Cold”, e Irish Times, 30 juin 1997.
61. Síle de Valera, “Arts the Common Currency of All our People”, e Irish Times, 7 août 000.
6. Doireann ní bhriain, Festivals and the Arts Council. A Review of Policy, Dublin, e Arts Council,
00. Ce rapport révèle un manque de formation et de professionnalisation dans le secteur.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

européenne comme une menace pesant sur « notre identité, notre tradition et notre
culture uniques63 », sans définir davantage cependant ce qu’elle entend par là. En
cela, elle fait écho à Mary Harney, Tánaiste (vice-premier ministre), qui déclare lors
d’une réunion de juristes irlandais et américains en juillet 000 que si, géographique-
ment, l’Irlande est plus proche de berlin, spirituellement elle est plus proche de
boston. les Irlandais adhèrent à cette vision. En dehors des fonds structurels
européens qui s’appliquent au patrimoine, l’Irlande est censée participer à d’autres
programmes mis en place entre 1996 et 1999 tels que Kaléidoscope pour les projets
de coopération culturelle, Ariane pour les livres et la lecture et la traduction, et enfin
raphaël pour le patrimoine. Concernant le programme Kaléidoscope, il s’avère que
l’Irlande n’y représente que ,8 % des projets, pour Ariane, 1,9 % et enfin pour
raphaël, le chiffre passe à 0,6 %64. l’Eurobaromètre confirme le sentiment que les
Irlandais ne se sentent pas culturellement européens : l’Irlande se distingue par son
scepticisme quant à une identité culturelle européenne commune65. les Irlandais se
reconnaissent plutôt dans une culture occidentale commune à l’Europe et aux États-
Unis. les implications pour la culture sont une mise à distance du cadre de référence
européen et de la place de la culture parmi les politiques publiques.
En même temps que la ministre opère un glissement vers l’ouest dans sa vision
de la culture irlandaise, l’Arts Council est en difficulté en 00 et 003. le finance-
ment devient plus difficile à obtenir. Une gouvernance plus rationnelle et profession-
nelle doit régner dans tout le milieu artistique ; c’est la condition pour accéder à l’aide
de l’Arts Council. Pour qui satisfera ces critères, les bénéfices sont avantageux : passage
d’un financement ponctuel à un investissement pluriannuel et possibilité de planifier
à moyen terme. Dès 000, 30 % des organismes financés par l’Arts Council sont passés
à un financement pluriannuel. Au même moment, il entame les premières études
d’impact de ses actions : e Creative Imperative66 étudie les effets du soutien de l’Arts
Council aux artistes tandis que A Comparative Study of Arts Expenditures in Selected
Countries67 en replace les contributions dans un contexte plus large.
le mandat de Síle de Valera offre enfin l’occasion d’un débat sur les modalités
de reconnaissance des éléments dits « traditionnels » de la culture irlandaise. Ce débat
est entamé en 000 lorsque la ministre présente un document qui doit servir de cadre
à la législation, Towards a New Framework for the Arts68. Dans ce document, une des
questions soulevées allait marquer le reste de son mandat : la pertinence d’établir un
conseil séparé pour les arts traditionnels, en réponse à un prétendu préjudice

63. Fintan o’Toole, “Code Words Disguise the left v right Debate”, e Irish Times, 3 septembre 000.
64. la Commission européenne tire cependant le bilan mitigé d’une « logique de saupoudrage ». Voir le
rapport du sénateur Maurice blin, l’Europe et la culture, p. 13.
65. Eurobaromètre, European Cultural Values, bruxelles, Direction générale de l’Éducation et de la Culture
de la Commission européenne, 007.
66. Anthony Everitt, e Creative Imperative, Dublin, e Arts Council, 000.
67. e Arts Council, A Comparative Study of levels of Arts Expenditure in Selected Countries and Regions,
Dublin, e Arts Council, 000.
68. e Department of Arts, Heritage, Gaeltacht and the Islands, Towards a New Framework for the Arts.
A Review of Arts legislation, Dublin, e Stationery office, 001.

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Irlande − Alexandra SlABy

historique. Même si un fort consensus s’exprime contre cette initiative, le débat est
néanmoins amorcé et se poursuivra sous le mandat de son successeur.

Les années 2000 : la fin de l’autonomie du domaine culturel ?


lors des élections de 00, il est décidé de mettre fin au domaine autonome large
des arts et de la culture et de redistribuer ses prérogatives vers d’autres ministères. le
patrimoine est transféré vers l’Environnement, les médias vers les Télécommunica-
tions et les ressources naturelles, et le gaélique vers les Affaires communautaires et
rurales. le Heritage Council se retrouve sous l’égide du ministère de l’Environnement
et du Gouvernement local. En 003, une autre fragmentation a lieu : Dúchas/e
Heritage Service est subdivisé entre le patrimoine archéologique qui reste avec l’Envi-
ronnement et les monuments nationaux qui relèvent de nouveau de l’oPW. la vision
de la culture que le Taoiseach bertie Ahern exprime lors du remaniement de juin
00 est révélatrice. Il ne sait que faire de la culture : « Certains domaines de la vie
nationale ne sont pas aisément classables comme étant économiques ou sociaux, mais
participent des deux69. » Il résout son dilemme en associant la culture avec le tourisme
et le sport. Ainsi est né le Department of Arts, Sport Tourism.
En même temps, les pouvoirs du ministre sont renforcés : l’Arts Act de 003
stipule pour la première fois que c’est au ministre de formuler la politique culturelle
en Irlande70, et, fait nouveau, à l’étranger (auparavant, ce volet relevait du Cultural
Relations Committee au sein du ministère des Affaires étrangères71). l’heure est à
l’ancrage de la culture dans le débat public, ce qui est visible dans l’organisation de
consultations publiques pour préparer la nouvelle loi7. les politiques s’y intéressent
davantage : vingt-sept députés et dix sénateurs interviennent lors de la deuxième
lecture et 14 députés sont présents lors de l’adoption, ce qui marque une nette
progression par rapport aux neuf députés et treize sénateurs présents en 1951 et aux
huit députés et treize sénateurs lors de l’amendement de cette loi en 1973. l’opinion
publique également est plus mobilisée que jamais : les députés constatent qu’ils n’ont
jamais reçu autant de requêtes spontanées du public que pour ce projet de loi. Autre
nouveauté, les collectivités locales reçoivent des responsabilités en matière de
financement de la politique culturelle locale73. Hormis le fait que l’Arts Act 2003
confie au ministère la mission d’articuler la politique culturelle, il n’y est plus question
comme dans les lois précédentes de « stimuler l’intérêt du public », il ne s’agit plus
non plus de « connaissance » ni d’« appréciation ». on parle plutôt de « développe-
ment ». Avec l’instrumentalisation qui se généralise de la culture, force est de constater

69. Department of the Taoiseach, Taoiseach’s Press releases, “Taoiseach’s Appointment and the Motion
for Approval of his nominations to Government”, 00.
70. Arts Bill 00, article 5, paragraphe 3.
71. Voir robert o’byrne, “Foreign Affairs of a Cultural Kind”, e Irish Times, 18 janvier 199, pour un
aperçu comparatif de la diplomatie culturelle en Irlande et à l’étranger.
7. Un séminaire public est organisé au printemps 001 à Dún laoghaire par la firme internationale d’au-
dit PriceWaterhouseCoopers.
73. Article 6, paragraphe 1.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

qu’elle a perdu de sa valeur intrinsèque. À l’Arts Council, il donne une nouvelle


mission de développement. là, les objectifs sont plus variés, car ils servent avant tout
les artistes et les organisations culturelles. Concernant le contenu culturel à soutenir,
la séparation entre « tradition » et « innovation » au sein de l’Arts Council domine le
débat. la promotion de la culture traditionnelle est l’une des priorités de John
o’Donoghue.
En dehors de la préparation du projet de loi (une première pour le Fianna Fáil),
la rénovation des institutions culturelles est le principal chantier de John
o’Donoghue : relocalisation de l’Abbey eatre, agrandissement de la National
Concert Hall, rénovation du eatre Royal de Wexford et du Gaiety eatre de Dublin.
Ces travaux sont financés par le programme Access II (007-009) à l’intérieur du
National Development Plan (007-013). Afin de mieux faire connaître la culture
irlandaise à l’étranger, un organisme est créé en 005, Culture Ireland74. Cependant,
fin décembre 005, il est annoncé que l’exemption fiscale sur les revenus de la créa-
tion artistique sera plafonnée à 50 000 euros (ce qui n’affectera que les artistes les
plus riches, tels que U, Enya, e Corrs et Westlife75).
l’Arts Plan 2002-200676 oblige le secteur à se gérer de façon autonome et durable.
Face à la baisse de la subvention de l’État de 47,7 millions d’euros en 00 à 44,1 mil-
lions en 003, l’Arts Council est mis sous pression et finit par abandonner ce plan
impossible à mettre en œuvre sans garantie de financement pluriannuel. la présidente
Patricia Quinn démissionne en mars 004. Avec Mary Cloake, directrice générale
de l’Arts Council et ancienne directrice du développement, la nouvelle présidente
olive braiden instaure un style d’administration qui passe de la planification au
partenariat, comme l’annonce le titre du document en préparation qui remplace
l’impopulaire plan : Partnership for the Arts77. Ses objectifs sont centrés sur l’aide aux
artistes, la pratique artistique des amateurs, le renforcement des infrastructures
locales78. l’Arts Council change sa façon de communiquer avec les artistes : il ne s’agit
plus d’une relation top-down, normative. Il s’agit plutôt de revêtir un rôle d’advocacy
(comme le font les Arts Councils au royaume-Uni et leurs homologues aux États-
Unis), de plaidoyer, d’aide. Cette stratégie est payante : l’offre culturelle se développe
et le gouvernement augmente de nouveau ses subventions. Signe de la vitalité de la
vie culturelle : 77 candidats ont fait une demande de financement de l’Arts Council
pour la première fois en 004. la situation des arts s’améliore dès 00579, et
notamment dans le spectacle vivant (théâtre, danse, cinéma) et les festivals qui
reçoivent un financement accru. la subvention de l’État remonte à 54,5 millions
d’euros en 004 et à 66, millions en 005. Mais il ne s’agit plus de saupoudrer les
subventions : l’Arts Council passe d’une approche unique et uniforme à une approche

74. Voir pour les réactions à cette initiative “Cultural Identity”, e Irish Times, 6 février 005.
75 Deirdre Falvey, “€50,000 Cap Hits only Top-Earning Artists”, e Irish Times, 8 décembre 005.
76. e Arts Council, e Arts Plan, Dublin, e Arts Council, 00.
77. Id., Partnership for the Arts. Arts Council Goals 2006-2010, Dublin, e Arts Council, 005.
78. Deirdre Falvey, “new ArtsSstrategy Emphasises Grassroot Art”, e Irish Times, 15 décembre 005.
79. rosita boland, “Tidings of Financial Comfort for Arts Groups”, e Irish Times, 4 décembre 004.

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Irlande − Alexandra SlABy

sur mesure dans son financement. Pour y accéder, avec le soutien d’une nouvelle
Artists’ Supports Team, il aide les artistes en matière de développement professionnel
et de partenariats par le mentoring.
Si l’on compare ce mandat avec les précédents, les effets du rapprochement entre
les arts et le tourisme sont tangibles. le ministère ne pense plus dans un cadre
culturel. En revanche, il investit massivement dans les infrastructures pour élargir
leur fréquentation par des groupes sociaux nouveaux, irlandais ou étrangers. l’Arts
Council met en place un dispositif pour aider le développement des festivals, surtout
des petits par un small festivals scheme en 005. Toujours hors des lieux habituels de
transmission culturelle, la réflexion s’organise sur les community arts. Arts de la rue,
spectacles de rue, et cirque font aussi l’objet d’une politique pour la première fois en
006. l’Arts Council note qu’en 007 le rythme du développement des arts au niveau
local s’est accéléré : c’est là où se situe la plus forte croissance80. Dans sa nouvelle
stratégie d’accompagnement, il doit s’adapter au fait que les Irlandais, en dépit de la
politique culturelle du gouvernement, ont tendance à bouder les institutions
culturelles formelles au profit de l’informel et du plein air81. À mesure que l’on avance
dans les années 000, la politique culturelle irlandaise semble s’ancrer davantage dans
le local et les différents impacts sociaux ou économiques.
le fossé semble s’accroître alors entre culture savante et culture populaire, résultat
probable de l’absence de conception intrinsèque de la culture au niveau gouverne-
mental, et de l’orientation vers le marketing et le tourisme de la politique culturelle
du ministère. C’est pourquoi les résultats d’une étude sur les pratiques culturelles des
Irlandais en 006 sont décevants au regard de cinquante ans de soutien public à la
culture et d’une augmentation de 400 % du financement depuis 1994, date de la
précédente étude8. Depuis 1994, en effet, l’offre culturelle s’est développée sur tout
le territoire (entre 004 et 005 seulement, les dépenses artistiques des collectivités
locales ont doublé), les changements socio-économiques et les fonds structurels
européens ont apporté davantage de moyens à la population et ont considérablement
amélioré les conditions d’accès à la culture (17 % en 006 ont eu des difficultés à
accéder à un événement culturel, contre 73 % en 1994), le niveau d’études s’est élevé.
l’attitude est très positive vis-à-vis du rôle à jouer par la culture dans la société
moderne (90 % des personnes interrogées), mais les Irlandais ont tendance à bouder
les théâtres, salles de concert et musées pour les cinémas multiplexes, concerts de
rock et autres festivals en plein air. En 006, ils préfèrent toujours fréquenter les
multiplexes et les concerts de rock, quand ils ne regardent pas la même chose chez
eux en DVD. Malgré une politique culturelle basée sur l’offre et l’accès, la population
s’éloigne des formes artistiques subventionnées vers des genres plus commerciaux et
populaires. les Irlandais se désintéressent des genres musicaux tels que le jazz/blues
(baisse de fréquentation de 11 % à 7 % de la population interrogée), la musique
classique (de 9 % à 7 %) et de l’opéra (de 6 % à 4 %). En France, cette fréquentation

80. e Arts Council, Annual Review 2007, Dublin, e Arts Council, 007.
81. Hibernian Consulting, e Public and the Arts 2006, Dublin, e Arts Council, 006.
8. Ibid.

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

se situe autour de 0 %83. le spectacle musical intéresse 17 % des personnes interro-


gées ; le cirque, le spectacle de rue et les spectacles de comiques sur scène attirent de
13 à 19 % de la population. le théâtre semble toutefois avoir une place particulière :
sa fréquentation, même si elle est en baisse depuis 1994 (de 37 % à 30 %), reste en
deuxième position après le cinéma (57 % en 006). Cette désaffection de la culture
savante est typique de la république d’Irlande. En effet, une comparaison avec un
sondage qui a eu lieu l’année suivante en Irlande du nord révèle que la population
n’est pas intimidée par les salles de spectacle et autres lieux culturels formels.
Quels enseignements doit-on tirer de ce décalage flagrant entre les dispositions
du public et ses pratiques ? Doit-on continuer à subventionner avec les deniers publics
ce dont le public se détourne ? on a là l’illustration de la mission de correction du
marché que doit jouer l’Arts Council. Cet engouement de la population pour les
pratiques culturelles informelles et populaires est peut-être la conséquence d’une
focalisation sur les infrastructures et la gouvernance, au détriment de l’éducation
esthétique du public84. Ainsi, dans un essai commandé par l’Arts Council, en réaction
aux résultats de ce sondage, à Ian Kilroy, auteur et journaliste, rédacteur en chef de
la section arts du Irish Examiner, celui-ci critique le discours entièrement utilitariste
du ministère : « Comme le voulait Charles Haughey, l’artiste est étroitement lié à
l’État dont il sert la grandeur […]. Sans le savoir, l’artiste est enfermé dans le goulag
du bien-être. […] Dans le goulag du bien-être, la critique et le dessin humoristique
ne sont pas encouragés. Vous voyez, mes chers artistes, vous ne vous êtes jamais mieux
portés85. »

Conclusion
le choix d’institutions sur le modèle britannique n’a pas signifié la souscription
aux concepts ou idéologies qui ont pu présider à ce choix en Grande-bretagne.
l’Irlande a eu beau se doter des mêmes institutions que la Grande-bretagne pour
administrer la culture (Arts Council, secrétariat d’État, ministère), ce choix est
purement pragmatique (proximité du modèle et facilité d’observation, coût moindre
qu’un ministère). l’Irlande a aussi mis ces institutions au service de ses propres fins :
la promotion d’une Irlande à l’aise dans les formes traditionnelles, démocratiques et
informelles de la culture. Et à la différence de la Grande-bretagne, l’Arts Council est
perçu comme légitime par l’opinion publique et ne souffre pas des mêmes interféren-
ces politiques que son homologue voisin qui est même menacé dans son existence.
l’ambiance culturelle est différente en Irlande. l’État est bien devenu le mécène
principal, ce qui est le reflet de la personnalisation de la politique culturelle irlandaise,
laquelle est avant tout le fait d’individus qui ont entrepris de défendre des causes qui
leur étaient chères − théâtre, littérature, musique. les premières années d’existence

83. http://www.tns-sofres.com/etudes/pol/70605_musique.pdf
84. John burns, “We’ve built it ; Why Won’t ey Come ?”, e Value of the Arts, Dublin, e Arts Coun-
cil, 006.
85. Ian Kilroy, “e Feel-Good Gulag”, e Value of the Arts, Dublin, e Arts Council, 006.

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Irlande − Alexandra SlABy

de l’Arts Council avec Patrick J. little donnent le ton d’une conception de la politique
culturelle qui s’articule et s’organise autour de Mary robinson, Charles Haughey
puis Michael D. Higgins. le mécénat, forme préférée de soutien aux arts et à la
culture, n’est pas transformationnel et il n’est pas normatif. Il est exigeant en matière
de niveau artistique, et il sert des fins de prestige (du rayonnement national à l’image
de l’entreprise), mais il n’a pas vocation à se préoccuper de l’autre extrémité du canal
culturel : le public, qui devrait être le but intrinsèque de la politique culturelle, mais
qui est de plus en plus oublié au profit des bénéfices collatéraux.
Une explication à cette situation réside dans la difficulté pour les arts de trouver
la place qu’ils ont ailleurs dans le système éducatif. Cette situation singularise
l’Irlande. lors du remaniement du portefeuille du ministère des Arts en 00 au
nom d’une meilleure intégration dans les politiques publiques de l’État, il aurait pu
être judicieux de placer les arts au sein du ministère de l’Éducation ; la coopération
entre les deux venait en effet de s’amorcer. l’association des arts au tourisme et au
sport n’est pas une simple juxtaposition : la mission du ministère montre clairement
qu’il s’agit de faire une seule et même politique pour les trois volets ; il n’est pas
étonnant alors que la politique culturelle parle le langage de la politique touristique.
Une autre explication réside dans la difficulté en Irlande de concevoir intellec-
tuellement la culture. l’importance d’un cadre de référence intellectuel sur la culture
pour concevoir la politique culturelle se mesure pleinement ici. l’Irlande est loin,
géographiquement et conceptuellement, des écoles de pensée sur la culture fournies
par les sciences sociales : la culture comme facteur de lien social (école française),
comme facteur d’émancipation (cultural studies). En revanche, le discours culturel
irlandais s’accommode bien du discours postmoderne de la culture − pas une
postmodernité de fin à la française, mais une postmodernité joyeuse et enthousiaste
des possibilités de ses juxtapositions et collages. Dénué de projet transformationnel
ancré dans une tradition intellectuelle plus large, le discours culturel qui émerge est
plutôt fondé sur l’observation et la réaction.
Ainsi, le discours politique sur la culture est marqué de façon constante depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale par la préservation de l’identité culturelle. Plus
que des arts, les politiques se préoccupent de culture au sens de la somme des
éléments de l’identité culturelle. le souci du Fianna Fáil, l’auteur principal par la
force des choses de la politique culturelle irlandaise, a toujours été, du moins à
l’intérieur, d’enraciner la population dans son patrimoine culturel matériel ou
immatériel où elle pratiquerait des formes culturelles indigènes informelles, hors des
institutions culturelles urbaines. Patrimoine, festivals et médias sont devenus les
pierres d’angle de la politique culturelle du Fianna Fáil qui est resté attaché à cet
idéal populaire avec une continuité remarquable. Il n’est pas étonnant alors que
lorsqu’il restaure, à grands renforts de financements européens, ses musées et ses salles
de spectacle, le public ne se bouscule pas aux portillons.
Alors qu’on assiste au passage de la subvention à l’investissement, de la planifi-
cation au partenariat, peut-on mesurer l’impact de cette nouvelle logique entrepre-
neuriale sur la vie culturelle irlandaise ? Sans masse critique faisant des choix culturels
informés, on peut craindre que l’encouragement à cette nouvelle forme de soutien à

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PoUr UnE HISToIrE DES PolITIQUES CUlTUrEllES DAnS lE MonDE

la culture aille dans le sens des préférences du marché et amène à soutenir les indus-
tries culturelles qui n’ont pas besoin de soutien de par leur nature commerciale. Alors,
si on suit cette logique jusqu’au bout, l’existence d’un ministère est-elle justifiée ? Elle
est remise en question en 009 par un rapport d’économistes proposant une réparti-
tion des coupes budgétaires dans les différents secteurs d’activité du gouvernement86.
le ministère étant devenu un simple distributeur de subventions d’après ce rapport,
il est proposé de l’abolir tout en conservant l’Arts Council et de répartir ses prérogati-
ves culturelles au sein d’autres ministères, dans une situation qui ressemble beaucoup
à celle qui prévalait avant la création du ministère en 1993.
l’impression qui se dégage est celle de l’arrivée à la fin d’un cycle. on voit aussi
les dangers pour la culture de se justifier par ses retombées économiques. C’est le
discours qui prévaut depuis Síle de Valera. En effet, tous les acteurs de la politique
culturelle − sauf Michael D. Higgins, the fly in the cultural ointment, le cheveu sur la
soupe culturelle87 − parlent le même langage économique. Cela a pu constituer un
argument fort pour attirer davantage de subventions et d’investissements privés, mais
en temps de crise, la dépendance de la culture vis-à-vis de l’économie a été une
fragilité. En effet, alors que dans d’autres pays (royaume-Uni, États-Unis, France,
Allemagne), les subventions à la culture sont constantes ou en hausse pour soutenir
le secteur, en Irlande elles ont fortement baissé. Cependant, tout n’est pas à recons-
truire ; les infrastructures sont là, toutes neuves. En revanche, l’occasion est donnée
de sortir la culture de l’instrumentalisation et de développer les moyens éducatifs et
critiques pour que la population y vienne de façon informée, et ce pour des raisons
intrinsèques.

86. An bord Snip nua, Report of the Special Group on Public Service Numbers and Expenditure Programmes,
Dublin, e Stationery office, 009.
87. Eilis o’Hanlon, “Minister for Power-Grabbing”, e Sunday Independent, 19 décembre 1993.

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La politique culturelle de l’Italie

Antonella GIoLI*

Le 22 décembre 1947, l’Italie sort dans un piteux état du régime fasciste et de la


guerre ; l’assemblée constituante approuve la constitution de la République italienne.
La loi fondamentale de la nouvelle Italie démocratique entre en vigueur le 1er janvier
19481. L’un des douze articles fondamentaux qui établissent l’égalité de tous les
citoyens devant la loi, la liberté de culte et le droit d’asile, l’article 9, dit : « La
République promeut le développement de la culture et de la recherche scientifique
et technique. Elle protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la
nation. » Le développement culturel et la protection du patrimoine sont donc les
deux objectifs de l’intervention publique mis côte à côte et en relation. Tous deux
constituent des moyens pour lever les obstacles au plein développement et à la
participation effective de tous à la vie du pays − comme le dit un précédent article2 −
et un élément de son développement économique et social. C’est dans ces principes
que le soutien public à la culture trouve sa première légitimation structurelle.

L’après-guerre : les années de « reconstruction » (1945-1959)


L’État
L’immédiat après guerre s’ouvre dans un climat d’unité et d’espérance qui
concerne aussi la culture. Au sein du gouvernement socialiste de Ferruccio Parri (juin
1945-décembre 1945), émanation du Comité de libération nationale qui comprend
aussi des communistes, l’historien de l’art Carlo Ludivico Ragghianti devient sous-
secrétaire au ministère de l’Instruction publique, chargé des Beaux-Arts et des
Spectacles. Mais la durée de ce sous-secrétariat sera celle du gouvernement Parri,
c’est-à-dire moins de six mois. N’obtenant pas les moyens d’action nécessaires,
Ludivico Ragghianti refuse en effet le prolongement de son mandat. Après six mois,
en juillet 1946, le sous-secrétariat perd sa double attribution.

* Université de Pise, Italie.


1. Enrico de Nicola, Costituzione della Repubblica Italiana, promulgata dal capo provvisorio dello Stato, dans
Gazetta Ufficiale, 27 décembre 1947. Voir S. F. Marini, La tutela costituzionale dei beni culturali, Milan
1988 et id., Lo statuto constituzionale dei beni culturali, Milan, 2002.
2. « Article 3 […] La République a le devoir d’éliminer tous les obstacles d’ordre économique et social,
qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, empêchent le plein développement de la per-
sonne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique
et sociale du pays. »

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

En mai 1947, la démocratie chrétienne renvoie les communistes du gouverne-


ment. Les élections du 18 avril 1948 se déroulent dans un climat de violente opposi-
tion entre le Front populaire (réunissant socialistes et communistes) et la démocratie
chrétienne ; cette dernière obtient la majorité quasi absolue. Mais alors qu’il peut
gouverner seul, le secrétaire de la démocratie chrétienne, Alcide de Gasperi, invite
les libéraux, les républicains et les sociaux-démocrates à entrer au gouvernement.
C’est ainsi que naît le « centrisme » qui de façon dommageable, en reléguant la gauche
dans l’opposition, l’exclut du gouvernement et de toutes les questions capitales.
Commence alors le long monopole chrétien-démocrate au sein du ministère de
l’Instruction publique qui, dans le cadre éclaté des institutions qui interviennent dans
la « politique culturelle » italienne, va jouer un rôle central. Plusieurs administrations
exercent en effet une compétence dans le domaine culturel.

Le ministère de l’Instruction publique


Ce ministère concentre la majorité des compétences dans le domaine du patri-
moine. Il a retrouvé en 1944 son appellation d’origine3 qui avait été modifiée en
ministère de l’Éducation nationale par Giuseppe Bottai, ministre fasciste, et mise au
centre d’une organisation politique du patrimoine et des arts4. L’administration du
patrimoine maintient5 en substance la structure centrale et déconcentrée de la
réorganisation opérée par Bottai.
Au sein de ce ministère se trouvent en effet deux directions générales. La Direc-
tion générale des académies et bibliothèques qui a compétence sur trente-trois biblio-
thèques d’État6 et sur dix monuments nationaux et subventionne environ 350 biblio-
thèques de collectivités locales, qu’elles soient populaires ou scolaires, auxquelles
s’ajoutent plus de 200 académies, institutions scientifiques ou littéraires, associations
et centres culturels consacrés à l’histoire nationale. Ses services déconcentrés sont,
outre les bibliothèques d’État, les quinze « surintendances7 » du livre, correspondant
à peu près aux régions qui contrôlent toutes les bibliothèques non nationales, les
collections, même privées, et le marché des antiquités8. En revanche, cette direction
n’a pas compétence sur les Archives nationales qui relèvent du ministère de l’Intérieur.
La Direction générale des antiquités et des beaux-arts reprend elle aussi son nom
d’origine après avoir été, depuis 1940, Direction générale des arts. Elle a compétence
sur tout le patrimoine historique, artistique, archéologique, sur les sites appartenant

3. Décret royal 29 mai 1944, no 142.


4. Pour la politique de Bottai, qui comprend, parmi d’autres, deux lois de tutelle 1089/1939 et 1497/1939,
restées en vigueur jusqu’au texte unique D.lsg (décret léglislatif ) du 29 octobre 1999, no 490, voir Minis-
tère pour les Biens et pour les Activités culturelles, bureau d’études, V. Cazzato, Istituzioni e politiche
culturali in Italia negli anni Trenta, Rome, 2001 (2 vol.).
5. DCPS (décret du chef provisoire de l’État), 30 juin 1947, no 651.
6. Parmi les trente-trois bibliothèques d’État, il y a sept bibliothèques nationales, qui correspondent aux
capitales des États d’avant l’unité, notamment Rome et Florence (bibliothèques nationales centrales),
Turin, Milan, Venise, Naples, Palerme, et les douze bibliothèques universitaires.
7. Échelon administratif appelé « conservation » en France.
8. De la Direction générale dépendaient aussi l’Institut pour la pathologie du livre, spécialisé dans la res-
tauration du papier et, depuis 1951, le Centre national pour les informations bibliographiques et pour
le catalogue unique des bibliothèques italiennes.

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Italie − Antonella GIOLI

à l’État, sur le patrimoine religieux, le patrimoine privé de grande valeur et sur l’art
contemporain. Ses services déconcentrés consistent en cinquante-deux « surinten-
dances » (aux antiquités, aux monuments, aux galeries) réparties sur tout le territoire
à un niveau supraprovincial9. Cette direction contrôle, en outre, trois institutions
autonomes d’art et d’architecture contemporains dont elle est le principal financeur :
la Biennale de Venise, la Triennale de Milan, la quadriennale de Rome10.
Les organismes consultatifs du ministère sont, eux, en revanche, significativement
modifiés. La politique centralisatrice de Giuseppe Bottai les avait réunis en un seul
organisme, le Conseil national de l’éducation des sciences et des arts, composé de
membres choisis par le ministère et de représentants des partis politiques.
En 1947, on recrée des conseils spécifiques, parmi lesquels le Conseil supérieur
des antiquités et des beaux-arts et le Conseil supérieur des académies et des biblio-
thèques11, auxquels participent à parité des membres choisis par le ministère, des
membres élus par le personnel technico-scientifique issu des institutions concernées
par l’univers académique et institutionnel et des représentants de la recherche
scientifique et technique. Ces conseils sont donc des lieux de discussion qui rassem-
blent un personnel hautement qualifié ; mais ils n’ont qu’un pouvoir consultatif.
Bref, se met en place une administration complexe aux compétences très larges ;
l’archéologue Ranuccio Bianchi Bandinelli, directeur général des antiquités et des
beaux-arts de 1945 à 1947, avait bien tenté de la réformer mais il s’était heurté à
« l’indifférence générale de nos institutions politiques envers ces problèmes12 » ; le
ministre concerné lui aurait en effet répondu : « Ne vous faites pas d’illusion, votre
secteur ne pourra jamais avoir des moyens suffisants car il n’est pas payant
électoralement13. »

La présidence du Conseil des ministres


La délégation qui rassemblait « beaux-arts et spectacle » ne dura qu’une année, de
juin 1945 à juillet 1946 car bientôt le spectacle allait connaître un autre rattachement.
Le cinéma, le théâtre et les organismes créés ou dirigés par le régime fasciste comme
l’Istituto Luce ou l’agence théâtrale italienne avaient été placés par celui-ci sous le
contrôle du ministère pour la Presse et la Propagande devenu en 1937 ministère de

9. De la Direction générale dépendaient en outre l’Institut central de restauration, l’Opificio de pierres


dures, l’école archéologique italienne à Athènes, le Cabinet photographique national et le Cabinet natio-
nal des estampes, la chalcographie, l’institut pour l’inventaire.
10. Les appellations italiennes sont : « Biennale di Venezia esposizione internationale d’arte », « Esposi-
zione triennale internationale delle arti decorative e industriali moderne et dell’architettura moderna di
Milano », « Esposizione nationale quadriennale d’arte di Roma ».
11. DCPS du 30 juin 1947, no 602, remplacé par la loi 30 décembre 1947, no 1477. Le Conseil supérieur
de l’instruction publique est composé de soixante personnes, celui des antiquités et des beaux-arts de
vingt-cinq personnes, et celui des académies et des bibliothèques de quatorze, en plus du ministre qui les
dirige.
12. R. Bianchi Bandinelli, « Intervista », dans La Fiera Letteraria, août 1947 ; trente ans après il men-
tionnera cette expérience décevante dans le pamphlet AA., BB.AA. et BC. : l’Italia storica e artistica allo
sbaraglio, Bari, 1974.
13. Cité dans G. Spadolini, Beni culturali. Diario interventi leggi, Florence, 1976, p. VIII.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

la Culture populaire. Supprimé en 1944, ses compétences passèrent à la présidence


du Conseil des ministres14 dans un sous-secrétariat d’État « pour la presse, le spectacle
et le tourisme » qui, comme pour marquer une continuité, s’installa dans l’ancien
hôtel particulier du ministère de la Culture populaire, via Veneto.
Bien que ces années voient l’apparition de chefs-d’œuvre réalisés au prix
d’énormes difficultés financières et logistiques, comme Rome ville ouverte, de Rossel-
lini ou Sciuscià de Vittorio de Sica, le cinéma italien cependant devient rapidement
l’otage d’intérêts économico-industriels et de pressions politiques. L’industrie
hollywoodienne, qui agissait également à travers le Psycological Welfare Branch (PwB),
voulut investir à nouveau le marché italien et obtint qu’en 1945 les lois qui limitaient
l’entrée de la production étrangère soient abrogées15.
En 1947, malgré l’affirmation initiale « l’exercice de l’activité de production de
films est libre », une mesure plaça sous la « dépendance directe » de la présidence du
Conseil, le nouveau Bureau central pour la cinématographie, avec des compétences
très larges16. Au lendemain de la promulgation de cette loi, le 4 juin 1947, le jeune
politicien démocrate chrétien Giulio Andreotti prit la tête de ce sous-secrétariat, où
il restera jusqu’au 20 août 1953. Conscient de l’importance politique du cinéma, le
futur Divo17 ouvrit le marché italien au cinéma américain, tout en imposant un
contrôle très strict à tous les niveaux. En décembre 1947, la censure du film Jeunesse
perdue de Pietro Germi provoqua une lettre de protestation signée par trente-cinq
metteurs en scène, parmi lesquels De Sica, Rossellini, Visconti, Antonioni18. En
février 1948, naquit le Mouvement pour la défense du cinéma italien, auquel adhérè-
rent tous ses représentants les plus importants. Un des manifestes de ce mouvement
dénonça l’imperfection de la loi de 1947, l’invasion de films étrangers, même de
qualité très médiocre, le délitement du circuit national des salles de cinéma, la quasi-
inexistence de crédits bancaires pour la production italienne et la présence d’une
censure très dangereuse19.
En décembre 1949, une nouvelle mesure accorda au cinéma italien des possibilités
de développement en confirmant, cependant, le contrôle du sous-secrétariat20. La
production de films italiens augmenta : de 27 en 1945, elle atteint 170 en 1953.

Le rôle des communes


Dans un pays qui n’a trouvé qu’en 1861 sa propre configuration nationale, les
communes ont toujours représenté des lieux privilégiés de l’identité collective ;
limitées par le régime fasciste dans l’exercice de leurs pouvoirs, dès l’après-guerre,
elles affirmèrent à nouveau leur autorité, même dans le domaine culturel. Plusieurs

14. D.lgt (décret luogotenenziale) 3 juillet 1944, no 163 ; D.lgt 12 décembre 1944, no 407.
15. D.lgt 5 octobre 1945, no 678.
16. Loi 16 mai 1947, no 379.
17. Référence au film Il divo de Paolo Sorrentino, Italie, 2008.
18. Cette lettre fut envoyée à toute la presse italienne mais elle fut reportée dans son intégralité unique-
ment par les quotidiens d’opposition comme l’Unità.
19. Pour le manifeste, voir L. quaglietti, Storia economico-politica del cinema italiano 1945-1980, Rome,
1980, p. 55-57.
20. Loi 29 décembre 1949, no 958 (appelée loi Andreotti).

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communes désignèrent, pour la première fois, au sein des conseils municipaux, un


assessore à la culture, c’est-à-dire un élu investi d’une délégation dans ce domaine.
Plusieurs villes importantes (Livourne, Bologne, Agrigente, Cremone…) ou plus
petites (Albenga, Bassano del Grappa, Cento, Tolentino, Viterbe…) ouvrirent ou
rouvrirent alors leurs propres musées municipaux, avec l’aide de l’État. Ces musées
vont constituer une spécificité du paysage muséographique italien. C’est en effet au
niveau communal que vont se nouer certains des rapports les plus vivants entre, d’une
part, historiens de l’art et fonctionnaires et, d’autre part, architectes et ingénieurs des
musées : c’est le cas de Caterina Mercenaro et Franco Albini pour les musées des
Palais blanc et Palais rouge à Gênes (qui prévoient dans leurs projets une salle pour
les expositions pédagogiques). C’est également le cas de Licisco Magagnato et Carlo
Scarpa pour le musée de Castelvecchio à Vérone et de Costantino Baroni et les BPR
pour le musée du Castello Sforzesco à Milan.
La culture devient donc pour les villes un instrument important et la preuve de
la reconstruction des structures sociales et de la poursuite de nouvelles ambitions.
Ce fut le cas de Milan, qui, dans le cadre d’une riche collaboration entre l’État et la
commune, ponctua sa propre renaissance et son affirmation de manifestations
culturelles : du concert d’Arturo Toscanini qui, le 11 mai 1946, inaugure la Scala
reconstruite, de la réouverture solennelle de la pinacothèque de Brera le 9 juin 1950,
jusqu’à l’exposition de Caravage en 1951, à l’exposition de Guernica de Picasso en
1953 dans la salle ravagée des Cariatides, jusqu’à la fin de la restauration en 1954 de
La Cène de Léonard de Vinci. Milan resurgit ainsi des décombres de la guerre non
plus seulement en tant que « capitale économique » mais également en tant que ville
d’art et de culture.

Les moyens et les domaines d’intervention


Le budget
Au niveau politique, la raison principale de la légitimité de l’intervention publique
en faveur du patrimoine est que celui-ci favorise le tourisme étranger et donc l’entrée
sur le territoire de devises fortes. Ceci vaut en particulier pour le patrimoine
historique et artistique qui, pourtant, par rapport à celui des bibliothèques est d’un
entretien beaucoup plus lourd financièrement, plus élitiste et ayant un impact social
moins important.
Bien qu’on rappelle constamment la « productivité économique » du patrimoine
et le fait que celui-ci produit beaucoup plus de richesses qu’il n’en reçoit (l’apport
économique des étrangers entrés en Italie est, en 1952, de plus de 150 milliards alors
que le budget des deux directions générales n’est que d’un peu plus de 7 milliards21),
les budgets du patrimoine sont jugés unanimement insuffisants par les parlementaires,
année après année et cela quel que soit le domaine considéré

21. Les données budgétaires, dont les montants sont arrondis, sont le fruit du dépouillement d’actes par-
lementaires, Documenti, Bilanci del Ministero della pubblica istruzione, sous différentes législatures, ad
annum. Sauf indication contraire, les montants cités sont en « lire italienne ».

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Si les budgets ordinaires des deux directions montrent dans l’ensemble une
augmentation constante (celui de la Direction générale des antiquités et beaux-arts,
passe de 2 500 millions en 1948-1949 à 4 780 millions en 1951-1952, à 5 200 mi-
llions en 1952-1953 et à plus de 5 820 millions en 1953-1954), il faut noter que le
budget de la Direction générale des académies et bibliothèques ne représente que le
quart du budget de l’autre Direction (en 1948-1949, 517 millions face à 2 500 mil-
lions ; en 1952-1953, 1 353 millions face à 5 200 millions).
De plus, cet accroissement n’est pas le fruit d’un dessein d’ensemble mais résulte
de la concentration des ressources sur certains chapitres du budget tandis que la
plupart d’entre eux restent stables ou connaissent des augmentations imperceptibles,
parfois même inférieures à la dévaluation. La plus grande partie des financements est
absorbée par les dépenses de personnel – même si celui-ci est toujours en sous-
effectifs, surtout en ce qui concerne le personnel technique, et laisse peu de moyens
d’intervention aux services.
Les dotations exceptionnelles ont un poids considérable et représentent certaines
années le quart du budget ordinaire des deux Directions générales. Le premier
financement va aux « restaurations et réparations des dommages de guerre touchant
aussi bien aux biens mobiliers qu’immobiliers d’intérêt artistique, archéologique et
livresque » : de 700 millions en 1947-1948, il s’accroît jusqu’à 1 470 millions en
1952-1953 et en 1953-1954 pour ensuite redescendre rapidement à 572 millions en
1956-1957.
La priorité donnée aux dotations exceptionnelles va favoriser longtemps l’affirma-
tion d’une politique de l’urgence, au détriment d’une planification programmée des
interventions. L’art contemporain est particulièrement pénalisé : les fonds, limités,
sont absorbés en grande partie par le fonctionnement de la galerie nationale d’art
moderne de Rome, et négligent les acquisitions, les aides, les contributions pour des
expositions, ainsi que le soutien aux biennales, triennales et quadriennales.
Ce domaine fait aussi probablement les frais du difficile rapport entre l’art
contemporain et le pouvoir : certes après la tentative, par le régime fasciste, d’un
dirigisme artistique, succéda le principe affirmé par la nouvelle constitution de la
liberté de l’art22 ; mais en 1945-1947, on assista à un affrontement entre l’écrivain
Vittorini et le secrétaire du PCI Togliatti sur la question de la primauté ou non de la
culture sur la politique ; naquit également un débat entre abstraction et réalisme, et
les polémiques dans la presse furent fréquentes à propos des rares acquisitions d’art
contemporain par l’État, comme celles qui eurent lieu lors de la Biennale de 1954.

La campagne de restauration patrimoniale


La grande campagne de restauration et de reconstruction du patrimoine, immobi-
lier et mobilier de l’après-guerre, mise en œuvre par l’État eut, outre sa valeur intrinsè-
que, d’importantes implications psychologiques et sociales : restaurer et construire
des églises, des palais, des bibliothèques, des œuvres d’art, des monuments endomma-
gés et détruits par la guerre, surtout quand ils symbolisaient l’identité citoyenne (le

22. « Article 33. L’art et la science sont libres et leur enseignement est libre également. »

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Italie − Antonella GIOLI

Camposanto à Pise, la Scala de Milan, le Ponte Santa Trinita à Florence), marquait


la volonté du pays d’en finir avec le passé dramatique de la dictature et de la guerre.
Ce programme permit d’expérimenter de nouvelles méthodes et pratiques de
restauration et d’intervention ; il fut aussi l’occasion de vifs débats entre les deux
Directions générales, le ministère des Travaux publics (qui disposait à la fois de fonds
importants et de l’appareil technique du génie civil), le ministère du Travail et la
Caisse pour le Mezzogiorno23.
Se mit donc en place à l’occasion de cette campagne un grand concours de contri-
butions diverses mais celui-ci ne suscita ni l’élaboration d’un programme d’ensemble
d’interventions extraordinaires et ordinaires (ces dernières uniquement laissées à la
charge des deux Directions et de montants inférieurs) ni une évaluation globale de
l’intervention publique.

Les musées et l’essor de l’action éducative


Environ 200 musées nationaux, communaux et ecclésiastiques furent restaurés,
rénovés et rouverts grâce à un investissement considérable de l’État, de la région
sicilienne et de nombreuses communes24. Dans le climat d’une reconstruction qui
se voulait également morale et civile, la nécessité d’une reconstruction physique des
lieux de la culture prit de l’ampleur, et donna naissance également à une politique
des musées.
Les expositions présentées se soucièrent alors non seulement de la mise en valeur
des objets mais également du public : la grande période des années 1950 de la muséo-
graphie italienne se caractérisa par la volonté de dépasser « le noble ennui des galeries
d’antan25 ». L’État et les communes entreprirent une politique – qu’ils poursuivront
avec cohérence jusqu’aux années 1990 – de bas tarifs et de nombreuses exonérations
du droit d’entrée ; cette politique concerna plus de 500 musées et galeries qui
privilégièrent l’approche sociale au détriment de leurs recettes propres26.
on mit alors l’accent sur la valeur pédagogique du musée : lors de l’officiel collo-
que de muséologie de Pérouse27, en 1955, l’action éducative fit l’objet d’une attention
toute particulière dans les communications de Lionello Venturi, Pietro Romanelli,
Gillo Dorfles et Fernanda wittgens. Les premières expériences pédagogiques furent
lancées à Rome, où Palma Bucarelli rouvrit la galerie nationale d’Art moderne en

23. Voir Ministère de l’Instruction publique, Direction générale des antiquités et des beaux-arts, La ricos-
truzione del patrimonio artistico italiano, Rome, 1950.
24. Id., Musei e gallerie d’arte in Italia, 1945-1953, Rome, 1953.
25. R. Salvini, « Il nouvo ordinamento della Galleria degli Uffizi degli architetti I. Gardella, G. Miche-
lucci, C. Scarpa », dans Casabella-Continuità, février-mars 1957, no 214.
26. Dans Ministère de l’Instruction publique, Direction générale des antiquités et des beaux-arts, Annua-
rio dei musei e gallerie d’Italia, Rome, 1950, en sont recensés 529 entre les musées nationaux et les musées
municipaux et quelques-uns ayant statut moral ou privé, en ne prenant pas en considération ceux du Vati-
can. Pour la politique de la billetterie, voir A. Emiliani, « L’arte a pagamento », dans Dal museo al territo-
rio 1967-1974, Bologne, 1974.
27. Voir Ministère de l’Instruction publique, Direction générale des antiquités et des beaux-arts, Atti del
Convegno di Museologia organizzato in collaborazione con l’Accademia Aamericana in Roma, 18-20 mars
1955, Pérouse, 1955.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

décembre 1944 ; cette conservatrice lança immédiatement des activités pédagogiques


et des actions de vulgarisation permanentes ; chacune des nombreuses expositions
fut précédée de conférences. Elle modernisa aussi le service de presse qui fut à l’origine
de multiples initiatives28. À Milan, Fernanda wittgens transforma la pinacothèque
nationale de Brera en un « musée vivant » : elle mit en place une filière didactique,
et personnellement elle emmenait, même en nocturne, les enfants visiter le musée,
ainsi que des associations de loisirs, des groupes d’ouvriers ou de militaires. Elle attira
aussi un nouveau public et de nouveaux partenaires à l’exposition « Fleurs à Brera »,
financée par le grand magasin La Rinascente29.
Le public des musées ne cessait donc d’augmenter. De 1946 à 1952, les visites
dans les musées nationaux furent multipliées par six, passant de 791 066 à
4 725 33030. La « Première semaine des musées » (6-14 octobre 1956), organisée dans
le cadre de la campagne internationale des musées promue par l’Unesco-Icom lors
de leur 10e anniversaire, remporta également un franc succès.
L’action éducative faisait maintenant partie des objectifs et des pratiques muséales.
Ce fut la première réalisation du lien entre « protection du patrimoine historique et
artistique » et « développement culturel » sanctionnée par la Constitution. Ce fut
également le début du processus de « démocratisation » d’une culture historiquement
réservée à une élite et dédiée aux émotions esthétiques individuelles, démocratisation
qui, pendant le régime fasciste, n’avait été conçue et popularisée qu’à des fins
nationalistes.

La diffusion du livre
Un autre grand domaine d’intervention de la politique culturelle italienne, qui
s’appuyait sur une tradition bien enracinée, fut celui du livre et des bibliothèques.
Après que les interventions sur environ 300 bibliothèques et sur les collections
endommagées par la guerre furent terminées en 1954, l’État et les collectivités locales
développèrent un réseau national articulé qui eut des conséquences positives sur le
développement des éditions italiennes et sur celui d’un service public de la lecture.
Ce programme se fondait sur les 92 bibliothèques des chefs-lieux qui s’appuyaient
elles-mêmes sur des réseaux fixes (bibliothèques réduites ou « lieux de prêt ») ou
mobiles (bibliobus, autocars…) ; une large distribution du livre devait ainsi être
assurée dans toutes les zones de la province. Ce réseau prévoyait aussi d’intégrer en
son sein la centaine de bibliothèques populaires « spontanées ». La réalisation de ce
plan, complexe et général, fut lente : en 1956, le service public de lecture était présent
dans 17 provinces sur 92, avec environ 500 bibliothèques populaires en voie de
transformation. En 1961, il l’était dans 40 provinces avec environ 650 lieux de prêt.

28. Voir M. Picciau, « Palma Bucarelli », dans Ministère de l’Instruction publique, Direction générale des
antiquités et des beaux-arts, Direction générale pour le patrimoine historique, artistique et ethno-anthro-
pologique, Centre d’études pour l’histoire du travail et des communautés territoriales, Dizionario biogra-
fico dei Soprintendenti Storici dell’Arte (1904-1974), Bologne, 2007.
29. Voir L. Arrigoni, « Fernanda wittgens », ibid.
30. Données du ministère de l’Instruction publique, Direction générale des antiquités et des beaux-arts,
Musei e gallerie d’arte in Italia 1945-1953, Rome, 1953.

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Italie − Antonella GIOLI

Mais certains problèmes restèrent pendant des années des sujets de controverse,
notamment celui de la répartition inégalitaire des trente-trois bibliothèques nationales
pénalisant le centre et le sud du pays, et celui de l’état d’abandon dans lequel était
laissée la Bibliothèque nationale centrale de Rome, abandon vécu comme une
véritable offense « à la dignité de la Nation elle-même ».

Les expositions temporaires


Un autre terrain privilégié de l’intervention publique dans le domaine culturel
fut celui des expositions temporaires qui, selon Roberto Longhi, passèrent d’environ
40 pendant la période 1920-1940 à plus de 300 pendant les années 1945-195931.
À l’initiative quasi exclusive de l’État s’ajouta alors celle des communes mais les
contenus et les objectifs des uns et des autres n’étaient pas absolument identiques.
Schématiquement, en effet, l’État poursuivait avec les « expositions » organisées par
ses surintendances deux buts : d’une part, montrer le travail de « restauration », effec-
tué sur des œuvres sauvées des sites touchés par la guerre, valorisant ainsi l’« identité
régionale » et, d’autre part, l’activité institutionnelle de conservation, restauration,
inventaire, d’étude et de protection réalisée dans les territoires respectifs. Ces exposi-
tions étaient en général très pointues et destinées aux gens du métier.
Le second objectif des expositions organisées par le gouvernement et la Direction
générale consistait à monter des expositions de prestige destinées à tourner dans diffé-
rentes capitales à l’étranger. Dans ce cas de figure, la fonction de promotion nationale
et diplomatique l’emportait, même au risque de la conservation des œuvres. Dans
l’intitulé de ces expositions, on trouvait d’ailleurs souvent des termes comme
« trésors » ou « civilisation ».
Les communes, elles, s’engagèrent surtout dans des expositions de type monogra-
phique, plus « abordables », ayant parfois un lien avec leur lieu d’origine. Leurs
objectifs prioritaires étaient d’attirer un public nombreux, dépassant le cercle restreint
des spécialistes, de doter la commune d’une image artistique et culturelle, de réussir
à insérer celle-ci dans le circuit touristique tout juste naissant et de prouver ainsi sa
contribution à la reconstruction économique et financière. Le symbole de ce type
d’exposition fut celle que le Palais royal de Milan consacra au « Caravage et aux
Caravagesques », entre les mois d’avril et juin 1951, dont le commissaire fut Roberto
Longhi. Elle servit de modèle à Gênes, à Mantoue et à d’autres villes. Cette exposition
attira en effet environ 400 000 personnes : une foule, dit-on, « aussi nombreuse que
celle d’une année sainte et d’un championnat de football ». on put observer alors
des phénomènes sociaux jusqu’alors jamais vus (queues interminables, rupture de
stock du mince catalogue, ouverture en nocturne, annonces dans la presse non seule-
ment sous forme de communiqués mais également sous forme d’articles ou de
chroniques). Enfin, les bénéfices financiers que la commune en retira n’avaient jamais
été réalisés auparavant.

31. R. Longhi, « Mostre e musei (un avvertimento del 1959) », dans L’approdo letterario, octobre-décembre
1959, no 8 puis dans Paragone, septembre 1969, XX, no 235. Pour les expositions de cette période, voir
A.C. Cimoli, Musei effimeri. Allestimenti di mostre in Italia 1949/1963, Milan, 2007.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

Les années 1960 : croissance économique,


transformations culturelles et contestations
Transformations et opinion publique
En 1956, l’entrée de l’Italie dans le marché commun entraîne pour le pays un
extraordinaire essor économique. Ce « miracle économique » ne fut pas sans consé-
quence sur les transformations sociales et culturelles. L’énorme flux migratoire du
sud vers les villes industrielles du nord appauvrit les tissus historiques, les savoirs
traditionnels et fit éclater les équilibres des territoires d’émigration et d’immigration.
L’expansion et la spéculation immobilière firent main basse sur la ville32 et sur les
sites. La spéculation immobilière, née de la reconstruction, donna naissance à
d’immenses banlieues construites à la périphérie des villes et suscita le « bétonnage »
des côtes avec la construction de résidences secondaires.
La popularisation de l’automobile et l’accroissement du réseau routier facilitèrent
le tourisme intérieur et firent exploser le nombre de touristes étrangers qui passa de
12 millions en 1957 à 20 millions en 1960 ; dans les villes et dans les sites artistiques,
le tourisme de découverte individuelle fit place à un tourisme d’occupation collective.
Avec la scolarisation de masse (en 1962, le collège devient obligatoire et à partir
de 1960-1961 les inscriptions universitaires augmentent), la demande de culture
progressa, tandis que se développait le marché des industries culturelles.
En 1963, le premier gouvernement dirigé par Aldo Moro réunit la démocratie
chrétienne et le parti socialiste italien sanctionnant ainsi l’existence d’un centre gauche
qui restera en place, avec différentes vicissitudes, pendant plus de quinze ans. Au
cœur de son programme : encadrer le développement économique national à travers
la planification.
L’opinion publique commença alors à prêter attention aux conséquences que ces
évolutions socio-économiques avaient sur le patrimoine. Le 29 octobre 1956 naquit
« Notre Italie. Association nationale pour la tutelle du patrimoine historique artistique
et naturel de la nation », grâce à l’initiative, entre autres, de l’archéologue et sénateur
Umberto Zanotti Bianco. Même la presse tira la sonnette d’alarme, non plus
seulement la presse spécialisée mais également les plus importants hebdomadaires
d’actualité et les quotidiens : de l’avertissement de 1954 de Ragghianti, « on est en
train de détruire l’Italie » dans Sele Arte, aux interventions ponctuelles d’Antonio
Cederna dans Il Mondo et L’Espresso en passant par ceux de Cesare Brandi dans le
Corriere della Sera33, les dénonciations se multiplièrent concernant les interventions
ratées, les expositions ou initiatives à risque, la dégradation des musées, les vols
d’objets d’art, les dégâts des touristes « barbares », les abus immobiliers, la dévastation
des centres historiques et des sites.

32. Titre du film Main basse sur la ville, de Francesco Rosi, Italie, 1963, Récompensé avec le « Lion d’or »
à la Mostra du cinéma de Venise de 1963.
33. C. L. Ragghianti, « Si distrugge l’Italia », dans Sele Arte, 1953-1954 ; interventions rassemblées dans
A. Cederna, I vandali in casa, Bari, 1956 et La distruzione della natura in Italia, Turin, 1975 ; C. Brandi,
Il patrimonio insidiato. Scritti sulla tutela del paesaggio e dell’arte, Rome, 2001.

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Italie − Antonella GIOLI

La réponse de l’État
L’État répliqua en créant en 1956 une pléthorique commission parlementaire
mixte et en approuvant en décembre 1957, lors du vote du budget du ministère de
l’Instruction publique, une dotation exceptionnelle pour la défense du patrimoine
artistique, historique et livresque de 18 milliards sur dix ans34. Cette mesure excep-
tionnelle ne résolut pas le problème d’un budget ordinaire certes en augmentation
mais toujours insuffisant (dans la même année 1957-1958 un peu plus de 11 mil-
liards) ; en réalité elle visait à compenser le désengagement progressif du ministère
des Travaux publics.
Peu à peu s’affirma la conviction que les questions posées par le patrimoine,
depuis celles de la conservation jusqu’à celles de son rôle éducatif et social, devaient
être affrontées non à travers des interventions ponctuelles mais à travers une politique
de planification et de programmation générale.
La planification scolaire de 1961-196235 alloua des fonds aux bibliothèques
universitaires, jusqu’alors délaissées, ainsi qu’aux bibliothèques nationales. Dans les
nouveaux programmes du collège obligatoire, on introduisit l’« éducation artistique »
en tant que discipline et on accorda une place à la « didactique des musées et des
monuments36 ».
Une réorganisation générale du ministère de l’Instruction publique augmenta le
nombre des surintendances qui passèrent de 58 à 65, renforcèrent leurs effectifs, et
un nouveau chapitre budgétaire « diffusion de la culture37 » fut créé.
À l’automne 1963, l’appel de la commission nationale italienne de l’Unesco
trouva un grand écho dans la presse nationale et internationale. Cet appel fut lu à la
Chambre des députés ; il invitait le gouvernement italien à prendre des mesures. En
1963, la télévision de son côté lançait une série, L’abordage, qui s’ouvrait sur une
enquête sur l’état du patrimoine.
En 1964, le rapport de la commission nationale pour la planification économi-
que38 consacré aux beaux-arts et à la culture mit l’accent sur l’attraction du patri-
moine national sur le tourisme étranger, l’incidence du droit d’entrée des musées
– en augmentation depuis 1950 et qui atteint, en 1960, 9 milliards environ – sur le
budget de l’État et surtout sur les rapports étroits entre le processus de développement

34. Loi 13 décembre 1957, no 1227.


35. Loi 3 mars 1961, no 158 et loi 26 janvier 1962, no 17.
36. Voir Centre didactique national pour l’instruction artistique, Didattica dei Musei e dei Monumenti,
Atti del Convegno Nazionale di Studio, Gardone Riviera, 2-4 avril 1963, Rome, 1965. Pour les événements
successifs, jusqu’à nos jours, voir E. Gremigni, « Intorno al ruolo della didattica nell’esperienza sociale dei
beni culturali in Italia », dans M. A. Toscano, E. Gremigni, Introduzione alla Sociologia dei Beni Culturali.
Testi antologici, Florence, 2008 ; M. Dalai Emiliani (dir.), Verso un sistema italianodei servizi educativi per
il museo e il territorio. Materiali di lavoro della Commissione Ministeriale, Rome, 1999.
37. Loi 7 décembre 1961, no 1264. Elle rend en outre plus attractive, économiquement et juridiquement,
la carrière des techniciens et des fonctionnaires, puisque les derniers concours avaient reçu très peu d’ins-
crits.
38. Commission nationale pour la planification économique, Rapporto del vice presidente della Commis-
sione nazionale per la programmazione economica, Rome, 1964 (appelé rapport Saraceno).

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de la société et l’ampleur de l’activité culturelle dans sa globalité. Le rapport entre


culture et économie prenait de plus en plus d’importance.
En 1964 également, sur proposition du ministre de l’Instruction publique, fut
créée une commission d’enquête pour la tutelle et la valorisation du patrimoine
historique, archéologique, artistique et du paysage (appelée commission Frances-
chini39). Elle avait pour mission de formuler des propositions concrètes sur une
révision des lois de protection, sur une réorganisation du personnel et sur l’adéquation
des moyens financiers aux besoins. Le parti communiste aurait voulu, en réalité, que
cette commission ait des missions plus amples et puisse aborder des problèmes struc-
turels et politiques tels que la spéculation immobilière et ses conséquences sur la
privatisation du territoire, la destruction des valeurs historiques et collectives, le
contrôle insuffisant de la part des structures nationales et locales, la nécessité de relier
le patrimoine à une politique globale de programmation économique, envisageable
seulement à travers une coopération entre l’État et les collectivités locales. La commis-
sion représenta dans l’histoire des politiques culturelles italiennes un des moments
les plus intéressants de confrontation entre politiciens, techniciens et intellectuels.
Dans son rapport final40, quatre-vingt-quatre recommandations abordaient de
façon analytique et concrète beaucoup d’aspects concernant la protection du patri-
moine et sa valorisation. Étaient prônées entre autres mesures :
– le renforcement du principe de l’« accès du public aux biens culturels », même
privés ;
– une conception élargie et unifiée du patrimoine incluant tout ce qui pouvait avoir
un lien avec l’« histoire de la civilisation » : depuis les archives et les bibliothèques
en passant par les arts appliqués, les costumes, les techniques – qui, bien que prévus
dans les lois de protection, n’avaient pas obtenu jusqu’ici beaucoup d’attention −
sans parler du paysage et de l’environnement ;
– la reconnaissance des œuvres d’art contemporain et des nouveaux médias (photo-
graphie, théâtre, cinéma, programmes audiovisuels) comme biens culturels avec,
pour conséquence, la prise en charge de leur promotion, leur documentation, leur
conservation et leur valorisation par le ministère de l’Instruction publique ;
– enfin, dans ses travaux sur l’art contemporain la commission proposait la création
d’un ministère de la Culture non bureaucratique, dans lequel outre le patrimoine,
seraient réunis l’art contemporain, les moyens de communication de masse,
l’artisanat, l’architecture et l’urbanisme.
Une dernière recommandation réclamait une action énergique pour « éclairer
l’opinion publique sur la valeur des biens culturels » et pour « sensibiliser les citoyens
au respect et à la protection ». Mais dans ce domaine le langage anachronique utilisé
révélait l’incapacité à donner un contenu concret à la fonction éducative davantage

39. Loi 26 avril 1964, no 310 avec DPR (décret du président de la République) 10 novembre 1964 : furent
nommés 27 membres, 16 parlementaires et 11 experts.
40. Rendu au ministre le 10 mars 1966, rendu public accompagné d’actes de travail et d’ample matériel
documentaire dans Per la salvezza dei beni culturali in Italia. Atti e documenti della Commissione d’inda-
gine per la tutela e la valorizzazione del patrimonio, Rome, 1967 (3 vol.).

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proclamée que pratiquée. En effet, c’est la sphère entière des destinataires des biens
culturels, de l’écolier au visiteur en passant par le touriste, qui restait la grande absente
des travaux et du rapport de la commission.
Ce rapport n’empêcha pas les gouvernements de rester passifs pendant plusieurs
années ; en revanche les contenus théoriques et culturels, qui avaient été ciblés par
la commission Franceschini, allaient servir de référence aux responsables des interven-
tions dans le domaine du patrimoine.

Le ministère du Tourisme et du Spectacle


En 1959, la tutelle sur le spectacle et le tourisme passa de la présidence du Conseil
des ministres au ministère du Tourisme et du Spectacle ; une Direction générale du
spectacle fut alors spécialement créée pour cela41. La démocratie chrétienne se
désengagea du contrôle du spectacle pour se tourner vers celui de la télévision, un
terrain qu’elle jugeait plus sensible sur le plan politique.
Lors de la direction socialiste du ministère, deux grandes lois furent promulguées :
elles concernèrent en 1965, le cinéma et en 1967, l’opéra et la musique42. En revan-
che, ne fut promulguée aucune loi sur le théâtre. Les deux lois de 1965 et 1967 défi-
nissaient les objectifs, les procédures, l’incidence, les destinataires du soutien de l’État
dans les deux grands domaines qui ne peuvent assurer leur autofinancement (étant
donné l’écart entre les coûts et les recettes) mais qui sont considérés socialement
utiles.
Dans les décennies suivantes, de nombreuses mesures modifièrent et augmentè-
rent la nature, les critères et la distribution des différents fonds mais elles ne
modifieront pas la structure institutionnelle, politique et culturelle de l’intervention
de l’État dans le spectacle, mise en place par ces deux lois.

Le cinéma
La légitimation de l’intervention publique en faveur du cinéma est déclarée dans
l’article 1 de la loi de réforme : « L’État considère le cinéma comme un moyen
d’expression artistique, de formation culturelle, de communication sociale et en
reconnaît l’importance économique et industrielle. » Pour défendre et développer ces
valeurs artistiques et culturelles, sociales et économiques d’« intérêt général », le
ministère initie une action de très grande envergure. Il accorde des financements, des
contributions, des allégements fiscaux et tarifaires à l’ensemble de l’industrie du
cinéma, de la chaîne de production à celle de la distribution – surtout en faveur des
cinémas des petites villes et des banlieues ; il apporte aussi son soutien aux longs-
métrages, courts-métrages, films d’actualité, films pour la jeunesse ainsi qu’aux
institutions qui soutiennent la culture du cinéma. Son intervention « directe » retient
deux critères fondamentaux : d’une part, la nationalité italienne, en référence à
l’importance économique et industrielle de ce secteur et à son impact en termes

41. Loi 31 juillet 1959, no 617.


42. Loi 4 novembre 1965, no 1213 ; loi 14 août 1967, no 800. Est promulguée également la loi 18 mars
1968, no 337 sur les cirques équestres et le spectacle itinérant, dont l’État « reconnaît la fonction sociale ».

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d’emploi ; d’autre part, la qualité artistique et culturelle, définie selon une hiérarchie
pointilleuse mais aléatoire : les films « normaux » avec « des qualités artistiques, ou
culturelles, ou spectaculaires, suffisantes » ; les films « d’art et essai », italiens ou
étrangers, « d’une valeur artistique, culturelle et technique particulière ou alors
expression de mondes cinématographiques peu connus ».
Dans ses interventions « indirectes », le ministère soutient financièrement des
organismes publics comme la Mostra internationale d’art cinématographique de
Venise, l’institut Luce de Rome, le musée national du Cinéma de Turin chargé de la
conservation du patrimoine filmique et le Centre expérimental de cinématographie
de Rome dédié à la formation. Le ministère soutient également des associations, des
chaires universitaires, etc., qui ont des projets relatifs à la diffusion, à la valorisation
et au développement du cinéma, en particulier italien. Toutes ces interventions
puisent dans un « fonds spécial pour le développement et l’essor des activités
cinématographiques », dont le montant annuel est de 1,47 milliard en 1965.

éâtre lyrique et musique


Le secteur réunit des langages artistiques qui, en Italie, ont une diffusion et des
traditions très différentes. L’opéra est une passion historique et nationale, répandue
en ville comme à la campagne, avec un très fort enracinement en certains endroits ;
cette passion traverse toutes les classes sociales.
La musique, celle véhiculée par des associations de concert ou des orchestres – à
l’exception des fanfares –, et encore plus le ballet font, au contraire, l’objet d’une
bien moindre diffusion et restent majoritairement réservés à une élite.
L’intervention de l’État est définie, par conséquent, comme un important soutien
à une multitude de domaines assez hétérogènes – du théâtre historique à la fanfare
du village – à qui l’on reconnaît un rôle dans la diffusion de la culture musicale. Dans
ce secteur, ce soutien puise sa légitimité, comme pour le cinéma, par l’article 1 de la
loi de réforme : « L’État considère l’activité lyrique et de concert comme une activité
d’intérêt général considérable, puisqu’elle favorise la formation musicale, culturelle
et sociale de la collectivité nationale. »
Le domaine le plus soutenu est celui du théâtre lyrique, auquel est « consacré »
un fonds annuel fixe (en 1967, 12 milliards). Ce domaine comprend onze organismes
lyriques et deux établissements de concerts : il s’agit d’organismes publics, autonomes,
sans but lucratif, contrôlés par le ministère, qui produisent des opéras, des concerts
et des ballets, même à l’étranger, et dirigent directement les théâtres qui leur sont
confiés. Leur répartition géographique43 confirme encore une fois le déséquilibre
historique entre le nord et le sud. Les institutions qui se taillent la part du lion sont
la Scala de Milan, reconnue « d’intérêt national tout particulier dans le domaine

43. Parmi les organismes lyriques, six sont au nord (théâtre communal de l’opéra de Gênes et théâtre royal
de Turin – qui, en 1967, doivent encore être reconstruits –, théâtre de la Scala de Milan, théâtre com-
munal Giuseppe Verdi de Trieste, théâtre La Fenice de Venise, Arène de Vérone) ; trois au centre (théâtre
communal de Bologne, théâtre communal de Florence, théâtre de l’opéra de Rome) ; deux au sud (théâtre
S. Charles de Naples, théâtre Maxime de Palerme). Les deux institutions de concerts sont l’Académie
nationale de Sainte-Cécile de Rome et l’institution des concerts et du théâtre lyrique Giovanni Pierluigi
da Palestrina de Cagliari.

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musical » et l’opéra de Rome, dont on retient le rôle de « représentation » qu’il joue


dans la capitale.
Un deuxième domaine d’intervention de l’État concerne les « théâtres de tradi-
tion » (dix-sept en 196744) et les « associations symphoniques et orchestres » (six en
196745) qui se répartissent inégalement sur le territoire et développent des activités
musicales en province. Un troisième domaine est constitué d’organismes, d’institu-
tions, d’associations à but non lucratif : producteurs de manifestations lyriques, de
concerts, de chorales et de ballets. Un quatrième domaine est celui des fanfares
(financées en 1967 à une hauteur maximale de 100 millions).
Le soutien public est distribué selon certains critères : sauvegarde de la valeur
économique et maintien de l’emploi, présence d’un certain nombre d’Italiens dans
les spectacles ; 20 % de billets à prix réduit, offerts aux étudiants et aux salariés ; enfin,
pour encourager la recherche, l’État établit des quotas et accorde des aides parti-
culières aux œuvres italiennes exécutées pour la première fois.

La consommation et l’industrie culturelle


En 1961, la commune de Mantoue organise l’exposition « Andrea Mantegna »,
dont le commissaire est Giovanni Paccagnini. Cette exposition n’est pas l’aboutisse-
ment d’une recherche scientifique mais le fruit de la volonté politique du maire
d’intégrer sa ville, excentrée et mal reliée à sa région, dans la géographie artistique et
culturelle qui est en train de se développer. Il profite également du fait que la destruc-
tion, pendant la guerre, des fresques de Mantegna aux Érémitiques, ne fait plus de
Padoue une ville rivale. Il contracte pour ce faire de nombreux prêts, consacre un
quart du budget à la publicité – chose jamais vue jusqu’alors – et propose un
calendrier extrêmement dense d’initiatives parallèles − à partir du « déjeuner des
Gonzague » en habits d’époque jusqu’aux spectacles de théâtre, aux concerts et aux
conférences, aux concours journaliers pour le meilleur article de l’exposition. Entre
septembre et novembre 1961, 232 315 visiteurs assaillent le Palais ducal, acquièrent
plus de 20 000 copies du somptueux catalogue qui coûte 6 000 lires, publié par le
comité de l’exposition et distribué par la maison d’édition vénitienne Neri-Pozza, et
achètent encore plus de guides à 500 lires. C’est l’exposition phare du boom
économique, le début de la consommation culturelle. Les spécialistes, interloqués,
s’interrogent sur l’adhésion massive du public à cette initiative si éloignée dans ses
formes de leur zèle pédagogique.
Deux années après, la maison d’édition milanaise des Frères Fabbri inaugure avec
un fascicule consacré à Mantegna, la série I Maestri del colore : il s’agit de fascicules
monographiques très maniables, comportant de très belles reproductions en pleine

44. Sept au nord (théâtres Coccia de Novare, Grand de Brescia, social de Côme, Ponchielli de Cremone,
social de Mantoue, social de Rovigo, communal de Trevise) ; sept au centre (théâtres communaux de Fer-
rare, de Modène, royal de Parme, de Piacenza, de Reggio Emilia, Verdi de Pise, comité estival Livournais
de Livourne) ; trois au sud (théâtre Petruzzelli de Bari, théâtre Massimo Bellini de Catane, organisme des
concerts Sassari de Sassari).
45. orchestre symphonique de San Remo, Angelicum de Milan, Après-midi musical de Milan, orchestre
symphonique haydn de Bolzano et de Trento ; Aidem de Florence ; symphonique sicilienne de Palerme.

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page et des textes d’introduction rédigés par de jeunes chercheurs ; vendus au prix
raisonnable de 350 lires, ils paraissent en kiosque toutes les semaines. C’est la
première entreprise privée en dehors du réseau traditionnel de l’art italien à
promouvoir une exposition. Cette collection connaît un franc succès et est élargie et
rééditée : c’est l’une des premières contributions de l’industrie culturelle à la
vulgarisation de masse.

La contestation
De profonds mouvements sociaux vont affecter certaines des institutions cultu-
relles parmi les plus subventionnées. À partir de l’automne 1967, les universités sont
occupées à maintes reprises ; l’année suivante la protestation s’étend aux écoles
supérieures. Le 30 mai 1968, des architectes et des étudiants occupent la XIVe Trien-
nale de Milan ; en août, des intellectuels et des metteurs en scène – parmi lesquels
Zavattini, Ugo Gregoretti, Pier Paolo Pasolini, Gillo Pontecorvo, Citto Maselli –
organisent une contestation spectaculaire de la Mostra du cinéma de Venise. De la
même façon agissent les artistes, les critiques et les étudiants à la Biennale ; le
7 décembre, les étudiants lancent des œufs sur les fourrures des invitées à la première
de la Scala. En 1969, la protestation ouvrière s’intensifie, jusqu’à « l’automne chaud »,
le plus grand affrontement social de l’après-guerre. Le 12 décembre, à Milan,
l’explosion d’une bombe à la Banque nationale de l’agriculture de la place Fontana
amorce la « stratégie de la tension ».

Les années 1970 : la décentralisation


Les années 1970 commencent sous le signe d’une prise de conscience politique
et civile croissante ; la défaite des forces de centre droit et des forces catholiques lors
du référendum sur le divorce, en mai 1974, a valeur de symbole. Cette décennie se
terminera sur une traînée de violence idéologique et sur le terrorisme.
Dans les rapports complexes entre l’État, les régions et les communes, les
politiques culturelles expérimentent des transformations institutionnelles, politiques
et culturelles qui feront l’objet de nombreux débats.

Le ministère pour les Biens culturels et environnementaux


Le ministère du Tourisme et du Spectacle continue sa politique de surenchère en
prenant des mesures presque toujours exceptionnelles, de peu d’envergure, relatives
à des domaines particuliers, dictées par les urgences et par les groupes de pression
professionnels et industriels ; on n’y distingue toujours pas de dessein d’ensemble.
Les financements publics, bien que croissants, sont toujours aussi atomisés et ne
permettent ni une programmation cohérente des activités, ni une évaluation sérieuse
des ressources publiques disponibles et engagées. Le ministère ne peut pas fournir de
preuves de son efficacité ni en termes d’impact industriel, ni en termes de retombées
sociales, ni en termes culturels. Au contraire, ses financements ignorent les expressions
culturelles plus innovantes, comme le théâtre de recherche et expérimental et le
théâtre pour les jeunes.

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C’est justement dans le domaine du spectacle que certains épisodes confirment,


à grande échelle, la distance culturelle inconciliable qui s’installe entre les différentes
couches de la société. Durant la nouvelle crise du cinéma qui éclate le 29 janvier
1976, la Cour de cassation décide de détruire pour cause d’obscénité toutes les copies
du film Le dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci, champion des recettes sur
le marché national. Le 23 avril 1977, la RAI transmet le spectacle théâtral Drôle de
mystère de Dario Fo et Franca Rame : le Vatican et la démocratie chrétienne intervien-
nent aussitôt pour que le programme soit suspendu. Un changement radical a lieu
– du moins formellement − sous le gouvernement d’Aldo Moro (démocrates chrétiens
et républicains) avec la création, en décembre 1974-janvier 1975, d’un ministère
autonome, le ministère pour les Biens culturels et environnementaux46. L’adminis-
tration des beaux-arts cesse alors d’être l’éternelle Cendrillon, l’excroissance sacrifiée
d’un ministère gigantesque, celui de l’Instruction publique.
Dans ce nouveau ministère, sont rassemblées différentes directions : les deux
directions générales du ministère de l’Instruction publique, celle des Archives nationa-
les (en provenance du ministère de l’Intérieur), celles regroupant les services de la
Discothèque d’État, de l’édition d’ouvrages et de la diffusion de la culture (en
provenance de la présidence du Conseil des ministres).
La loi institutionnelle prévoit, en outre, que d’autres missions, en matière de
spectacles, seront aussi attribuées à ce ministère dans un deuxième temps. Protection,
valorisation, diffusion culturelle sont mises sur le même plan par ce nouveau
ministère : « Article 2. Le ministère pourvoit à la protection et à la valorisation du
patrimoine culturel du pays. Il promeut la diffusion de l’art et de la culture… »
Pour l’organisation de ce nouveau ministère, la loi confie au gouvernement le
soin d’élaborer un décret qui, en tant que tel, n’aura pas besoin d’être approuvé par
le Parlement. Mais cette décision est contestée par les régions, en particulier par la
Toscane qui, dès 1973, avait présenté un projet de réforme prévoyant la diminution
des pouvoirs centralisateurs du ministère et réclamant leur décentralisation. Ce décret
soulève en effet un problème plus large, celui du transfert des compétences de l’État
aux régions, y compris dans le domaine du patrimoine47.
Le décret sur l’organisation du nouveau ministère est cependant promulgué en
décembre 197548. Il s’ouvre par une affirmation presque de principe : « Article 2. Les
biens culturels sont patrimoine national. » En conséquence, les régions pourront
exercer leurs compétences uniquement dans des domaines déjà transférés ou dont le
transfert est prévu ; autrement elles pourront collaborer avec l’État.
L’affirmation orgueilleuse des compétences nationales est à peine nuancée par les
rares ouvertures aux régions. Le nouvel organe de consultation, le gigantesque Conseil
national pour les Biens culturels et environnementaux, est en effet ouvert aux
collectivités locales. Parmi ses 300 membres, il y a un représentant pour chacune des

46. D.l. (décret-loi) 14 décembre 1974, no 657 converti avec D.l. 29 janvier 1975, no 5. Depuis le mois
de juillet 1973, Spadolini était ministre pour les Biens culturels sans portefeuille.
47. Voir ministère pour les Biens culturels et environnementaux, I beni cuturali, Dall’istituzione del Minis-
tero ai decreti delegati, Rome, 1976.
48. DPR 3 décembre 1975, no 805.

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dix-neuf régions ayant un statut ordinaire et pour chacune des cinq régions à statut
particulier49, dix représentants des communes et trois des provinces. Sont institués
des comités régionaux pour les biens culturels dans chaque capitale régionale, compo-
sés en nombre égal des responsables des services déconcentrés de l’État et des repré-
sentants de la région, avec mission de liaison, de coordination et de programmation
d’initiatives communes.
L’administration centrale et déconcentrée se calque sur l’administration des beaux-
arts, sauf qu’elle prend en compte la nouvelle acception des « biens culturels » et
l’insertion des archives50.
La gauche reste sceptique face à ce nouveau ministère car elle le considère comme
une forme vide : selon elle, la nouvelle réforme n’indique pas de nouvelle politique,
ni de réforme de la législation de la protection ; elle consiste en un simple transfert
des bureaux d’une structure à l’autre et n’indique en rien comment des bureaux qui
ne marchaient pas quand ils étaient séparés pourraient mieux fonctionner une fois
rassemblés en un seul ministère51.
Deux années après, en 1977, s’affirme une conception nouvelle du rapport entre
le patrimoine et la société : la culture devrait pouvoir absorber une demande excessive
de travail, souvent peu qualifiée, c’est ainsi que la loi sur le travail de la jeunesse
permet à environ 10 000 jeunes d’accéder au ministère, sans concours spécifiques.
Elle aggrave ainsi le déséquilibre entre un personnel technique insuffisant et un
appareil administratif pléthorique52.
Aucune de ces mesures n’offre de réponse à ceux qui, même au niveau national,
revendiquent le rôle social de la culture et la gestion des biens culturels en partenariat
avec les représentants des réalités politiques et sociales de la ville et du territoire. Une
des personnes les plus lucides qui proposa de relancer une « dynamique sociale pour
les biens et les musées » fut le directeur de la pinacothèque nationale de Brera, Franco
Russoli : après une fermeture tapageuse de cette institution en 1974, à cause de la

49. Les cinq régions ayant statut particulier sont : vallée d’Aoste, Friuli-Venezia Giulia, Sicile, Sardaigne,
Trentino-Alto Adige qui, lui, était articulé en deux provinces autonomes de Trente et Bolzano ayant cha-
cune un représentant au Conseil.
50. Elle comprend au niveau central : une direction générale pour les affaires générales administratives et
du personnel et trois bureaux centraux pour les biens environnementaux, architecturaux, archéologiques,
artistiques et historiques ; les archives ; les livres et les instituts culturels. À ce schéma correspondent, au
niveau territorial, les surintendances archéologiques, pour les biens artistiques et historiques, pour les
biens environnementaux et ceux architecturaux ; les surintendances des archives et les Archives nationales ;
les surintendances pour les livres et les bibliothèques publiques nationales. Elle réorganise les quatre ins-
tituts centraux, ayant autonomie administrative et comptable : l’Institut central pour le catalogue et la
documentation qui comprend le cabinet photographique national, désormais supprimé ; l’Institut cen-
tral pour le catalogue unique des bibliothèques italiennes et pour les informations bibliographiques ; l’Ins-
titut central pour la pathologie du livre ; l’Institut central de restauration. Elle confirme les six institu-
tions autonomes : la Fabrique des pierres dures de Florence, la surintendance spéciale au musée des
Antiquités égyptiennes de Turin, le musée des Arts et Traditions populaires de Rome, le musée national
d’Art oriental, le Musée préhistorique et ethnographique, la Galerie d’art moderne et contemporain et
elle ajoute l’Institut national graphique de Rome, désormais devenu une « institution ».
51. S. Cassase, « I beni culturali da Bottai a Spadolini », Rassegna degli Archivi di Stato, janvier-décembre
1975, XXXV, nos 1-3.
52. Loi 1er juin 1977, no 285.

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Italie − Antonella GIOLI

« dégradation de l’environnement » et un total manque d’espace, il y inaugura en


1977 une exposition intitulée « Procès pour le musée53 ».

Le transfert des compétences étatiques aux régions


La Constitution de 1947 avait déjà prévu de confier aux régions des compétences
législatives, dans les limites des principes fondamentaux établis par l’État, sur, entre
autres, « les musées et bibliothèques des collectivités locales et l’urbanisme54 ». Le
transfert de compétences de l’État aux régions ne se réalisa cependant qu’entre 1972
et 197755, à travers un cheminement législatif complexe. Les régions, elles, revendi-
quaient davantage de compétences dans la gestion du patrimoine et de l’environne-
ment et par conséquent firent pression pour une interprétation plus large du décret
constitutionnel ; l’État, lui, défendit ses propres prérogatives et donnait une interpré-
tation plus formelle et restrictive de ce qui était prescrit par la Constitution. Ce fut
l’interprétation de l’État qui prévalut.
Furent transférées aux régions les compétences relatives aux « musées et aux
bibliothèques des collectivités locales » ou, légère ouverture du décret constitutionnel,
« d’intérêt local ». Furent aussi transférées aux régions les « surintendances » aux livres
et la coordination des autres institutions culturelles actives dans la région.
Le décret d’application laissait, en réalité, une grande ouverture qui n’aura pas
de suite : il prévoyait de futurs transferts de l’État aux régions, communes et provinces
aussi bien dans le domaine de la protection et de la valorisation du patrimoine que
dans celui des activités cinématographiques, théâtrales et musicales. Il accordait, en
revanche, une totale reconnaissance à l’action culturelle décentralisée : les régions
« ont une activité de développement éducatif et culturel en liaison avec la
communauté régionale ». Bien plus importantes furent les compétences transférées
aux cinq régions de statut particulier, spécialement la Sicile, qui jouissait déjà, grâce
à son propre statut, d’une grande autonomie.
À partir de 1972, les régions se lancèrent dans une action législative significative
témoignant d’un effort d’interprétation et de renouvellement basé sur une conception
de la culture davantage liée aux exigences et aux caractéristiques historiques de chaque
territoire56. La culture fut entendue comme une variété d’expériences étroitement

53. Voir F. Russoli, Il museo nella società. Analisi proposte interventi 1952-1977, Milan 1981 ; id., Il museo
come esperienza sociale. Atti del convegno di studi, Roma 4-6 dicembre 1971, Rome, 1972. Russoli, entre
autres, collabora de manière étroite avec l’éditeur Fabbri pour différentes collections de divulgation artis-
tique, parmi lesquelles la suite des Maestri del colore, voir D. Pescarmona, « Franco Russoli », dans Dizio-
nario biografico dei Soprintendenti Storici dell’Arte (1904-1974), op. cit.
54. « Article 117. La région promulgue dans les domaines suivants des normes législatives dans les limites
des principes fondamentaux établis par les lois de l’État, en admettant que ces mêmes normes ne soient
pas en contradiction avec l’intérêt national et avec celui d’autres régions : musées et bibliothèques des col-
lectivités locales ; urbanistique […]. »
55. DPR 14 janvier 1972, no 3 ; l. 22 juillet 1975, no 382 ; DPR 24 juillet 1977, no 616.
56. Pour la législation régionale, voir A. Rossari et R. Togni (dir.), Verso una gestione dei benei culturali
come servizio pubblico. Attività legislativa e dibattito culturale dallo stato unitario alle regioni (1860-1977),
Milan, 1978 (avec des textes de P. Nicolini et S. Sicoli) ; A. Maresca Campagna (dir.), Gestione e valoriz-
zazione dei beni culturali nella legislazione regionale, Rome, 1998.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

liées à l’environnement ; de là découle la relation qu’elles établirent entre conserva-


tion, utilisation du patrimoine, programmation économique des ressources,
planification du territoire.
Dans la législation émanant des régions, lors du premier quinquennat, d’autres
constantes se firent jour… L’exercice des compétences décentralisées en matière de
bibliothèques et de musées (les premières régions à légiférer sur ce point furent la
Toscane, la Lombardie et l’ombrie) entraîna un fort développement d’activités dans
ces secteurs et des partenariats avec les centres sociaux d’éducation permanente ;
l’ombrie opéra par la suite des transferts de compétence aux municipalités.
Mais de nombreuses mesures touchant à l’inventaire, la protection et la valorisa-
tion du patrimoine furent aussi arrachées de force, étant donné que ces fonctions
n’avaient pas fait l’objet d’un transfert de compétences dans toutes les régions : le
Trentin s’arrogea des compétences en matière de « sauvegarde de restauration et
d’inventaire », la Campanie en matière de « recensement » et de « valorisation », les
Marches en matière de « protection et valorisation », la Sicile en matière de « protec-
tion, valorisation et utilisation sociale ».
D’autres mesures concernèrent des secteurs qui, grâce à la nouvelle conception
anthropologique de la culture, avaient acquis une nouvelle légitimité : « le patrimoine
populaire » dans le Trentin ; « le patrimoine historique, culturel et politique de l’anti-
fascisme » en Ligurie ; « l’architecture rurale spontanée » et « les vestiges et instruments
du travail des champs » en Friuli-Venezia Giulia ; « les centres urbains et bâtiments
anciens » en Lombardie ; « le patrimoine linguistique » en Vénétie.
De nouveaux organismes furent créés : en Basilicata, la surintendance régionale
aux livres ; en Toscane, la commission régionale toscane des biens culturels et natu-
rels ; dans la province autonome de Trente, la surintendance provinciale aux biens
culturels ; en vallée d’Aoste la surintendance aux monuments, aux antiquités et aux
beaux-arts ; en Émilie-Romagne l’institut pour les biens artistiques, culturels et
naturels qui devint une référence en matière de politique culturelle, de gestion admi-
nistrative et de réflexion théorique57. Cet institut fut en effet le fruit de la collabora-
tion lancée dès 1968 entre, d’une part, la région, les communes, les provinces, les
organismes pour le tourisme et, d’autre part, la surintendance des galeries de Bologne,
dirigée par Andrea Emiliani, pour assurer la mise en œuvre de campagnes d’inventaire
effectuées dans certaines zones des Apennins. Des recensements semblables dans des
zones marginales et en voie de dépeuplement furent aussi entrepris en Piémont, en
ombrie et en Toscane.
En dernier lieu, les mesures régionales de soutien aux institutions et aux associa-
tions furent nombreuses – comme les récents circuits théâtraux italiens – auxquelles
s’ajoutèrent des contributions directes aux manifestations et aux activités liées à la
promotion culturelle et à l’éducation permanente. Certaines régions intervinrent
dans des domaines spécifiques : les Pouilles soutinrent par exemple le théâtre de prose,

57. Voir A. Emiliani (dir.), Una politica dei beni culturali, Turin, 1974 (textes de P. L. Cervellati, L. Gambi,
G. Guglielmi).

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Italie − Antonella GIOLI

la Sicile, la culture musicale et l’art dramatique, avec une attention particulière pour
le répertoire local, et la Lombardie le théâtre.
Avec la décentralisation, les politiques culturelles se développèrent et se coordon-
nèrent et fournirent des terrains d’expérimentation pour de nouvelles formes politi-
ques plus participatives et d’autopromotion. Le parti communiste, très régionaliste,
voulut démontrer que, même dans l’élaboration d’une politique culturelle, les régions
(Emilia-Romagna, Toscana, ombrie en tête) et les communes que traditionnellement
ce parti administre se révélaient comme des exemples de « bon gouvernement » à la
fois démocratique et innovateur.

Les communes et l’« éphémère »


L’activisme des régions entraîna un dynamisme frappant parmi les communes et
l’on vit apparaître comme jouant un rôle central la figure de l’élu à la culture. quasi-
icône de ce nouveau courant, Renato Nicolini, élu à la culture dans l’équipe
municipale conduite par le maire de Rome, Carlo Giulio Argan58, conçut et réalisa
« L’Été romain ». L’inauguration eut lieu dans la basilique de Maxence le 25 août
1977 avec le film Senso de Luchino Visconti.
Dans une ville ensanglantée par le terrorisme, par le tragique affrontement
idéologique et par la violence, les spectacles de « L’Été romain » sortent alors des lieux
traditionnels et se diffusent dans des lieux, monumentaux ou pas, du centre
historique. Des milliers de citoyens abandonnent leurs banlieues ou leur domicile
privé pour se réapproprier les espaces publics de la ville, transformée en un grand
« texte narratif ». La manifestation abolit les traditionnelles frontières entre culture
d’élite et culture populaire, mélange les catégories culturelles et les paramètres du
goût en faisant se côtoyer cinéma populaire et cinéma d’auteur, musique pop et
musique d’avant-garde, ballet classique et théâtre de rue.
La municipalité conduite par Argan fournit à la manifestation un cadre institu-
tionnel et donne à ce projet culturel une forte dimension sociale. « L’Été romain »
s’affirma, année après année, comme une opération de diffusion culturelle de masse
avec une forte composante de qualité et d’innovation, capable de satisfaire les
demandes de couches sociales exclues de l’offre culturelle traditionnelle, tout en
offrant des spectacles qui ne rentrent pas strictement dans le cadre de la consomma-
tion commerciale (voir le succès des cycles de poésie, de musique populaire et de
théâtre expérimental). « L’Été romain » eut, entre autres, le mérite social de combattre
la marginalité en impliquant de nouveaux publics et le mérite politique d’opposer à
la méfiance, à la peur et à la mort, la créativité, l’art et la culture. La manifestation
s’enracinait dans le territoire citoyen et dans l’imaginaire national. Elle fut imitée par
de nombreuses autres municipalités à tel point que la notion d’« éphémère »
commença à signifier la participation directe des communes à l’organisation de grands
événements de spectacles et de culture dans les villes.

58. Argan est historien de l’art, déjà fonctionnaire de l’administration du patrimoine et professeur d’uni-
versité ; il a été élu comme indépendant dans les listes du parti communiste.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

Cette politique de l’éphémère suscita néanmoins beaucoup de critiques : aussi


bien de la part de ceux qui opposaient les solides paramètres de la tradition culturelle
et de la sacralité de sa jouissance aux expressions au statut culturel incertain comme
de la part de ceux qui faisaient ressortir la nature démagogique et électorale de ces
opérations vécues comme se faisant aux dépens d’interventions plus permanentes
dans les structures culturelles.

Les années 1980 : culture et économie


Les années 1980 sont celles du « reflux », du retour au domaine privé. Après les
faibles gouvernements du centre, de 1983 à 1987, Bettino Craxi, secrétaire du parti
socialiste, est élu président du Conseil. Le ministère pour les Biens culturels et
environnementaux devient un ministère de série B, confié à des politiciens de
deuxième ou troisième plan. Beaucoup d’administrations locales réduisent, à partir
de 1985, leur propre participation à des initiatives culturelles destinées au public
populaire.

Le patrimoine : des financements mal employés


Peut-être pour sortir de l’immobilisme, ou plutôt parce que le secteur patrimonial
(derrière l’alibi de la protection et des retombées sociales) avait déjà été identifié,
spécialement par les grandes entreprises (surtout celles où l’État est actionnaire),
comme ayant un potentiel économique, le ministère des Biens culturels et environ-
nementaux obtint de nombreux financements exceptionnels : du fonds investissement
et emploi en 1982 pour environ 1 000 milliards, du projet gisements culturels promu
en 1986 par le ministère du Travail pour un peu plus de 600 milliards, de la loi
449/1987 pour environ 1 000 milliards.
Ces projets, dûment financés et centralisés, évincèrent les surintendances locales
de leur rôle de contrôle et furent réalisés sans aucune programmation nationale ni
concertation avec les régions et les collectivités locales. Les résultats furent tellement
désastreux qu’ils firent naître dans l’opinion publique la conviction que désormais,
à la différence des décennies précédentes, pour le patrimoine, l’argent existait bel et
bien, mais qu’il était mal utilisé59.
Sur le plan économique, une des rares initiatives du ministère fut de promulguer
la loi de 1982 sur les dégrèvements fiscaux en faveur des fonds privés qui s’investi-
raient dans le patrimoine60. Au-delà des mécénats déjà existants en faveur d’exposi-
tions temporaires ou de restauration d’œuvres d’art, c’était la première tentative de
l’État pour impliquer les forces économiques privées dans la gestion du patrimoine.
Mais le ministère des Finances, pour lequel la défiscalisation proposée constituait un
dangereux précédent, parvint, de fait, à rendre impossible l’application de cette loi.

59. Voir « Rapporto Ispes 1989 », dans Il Giornale dell’Arte, novembre 1989, VII, no 72. Le projet extra-
ordinaire Memorabilia ne fut pas, en revanche, financé. Ce projet, conçu directement par le ministère en
accord avec la société Iri-Italstat, fut présenté avec tapage publicitaire et une somptueuse publication.
60. Loi 2 août 1982, no 512.

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Pour ouvrir un dialogue entre ceux qui analysaient la culture comme une source
potentielle de gain et ceux qui, à l’opposé, rejetaient comme nocive toute approche
économique de la culture, fut créée également, en mars 1986, l’Association pour
l’économie de la culture61.

Le spectacle : création d’un fonds unique permanent


Le domaine du spectacle était dans une situation législative et financière d’une
grande confusion. Le principal secteur, le cinéma, traversait une forte récession : la
production nationale diminuait ainsi que le public, le nombre de séances, les recettes
des films italiens et européens (mais celles des films américains augmentaient) ; le
nombre de cinémas intégrant les premières multisalles grandissait, surtout dans les
villes du Nord, pénalisant de ce fait les villes moyennes et les zones périphériques.
En 1985, après de nombreuses tentatives, ce que l’on appela une « loi mère62 »
redéfinit la totalité du domaine des interventions de l’État en faveur du spectacle.
Les différents fonds auparavant séparés furent rassemblés en un seul fonds permanent,
le Fonds unique pour le spectacle (FUS), réparti annuellement entre quatre secteurs
d’activité (musique, cinéma, prose, cirque et spectacle de rue) avec un quota résiduel
pour le soutien à de nouveaux organismes (Conseil national du spectacle et
observatoire du spectacle) et pour des interventions pluridisciplinaires. Les finance-
ments étaient alloués selon un programme triennal élaboré sur proposition d’un seul
organe de consultation, le Conseil national du spectacle, composé de 56 représentants
issus des ministères – dont un membre également du ministère des Biens culturels
et environnementaux –, des régions et des collectivités locales, des institutions et
organisations professionnelles, des associations avec en plus quelques experts.
La dotation du FUS s’éleva à 600 milliards en 1985, 700 milliards en 1986,
750 milliards en 1987 et englobait aussi d’autres subventions prévues par des lois
déjà existantes. En 1985, par conséquent, le FUS atteignit 716,805 milliards moins
les allègements fiscaux (13 milliards), c’est-à-dire 703,805 milliards.
La loi fixait des seuils minimaux de répartition entre les quatre secteurs d’activité,
mais renvoyait la redéfinition des critères de subvention à de futures lois concernant
chaque secteur. En attendant, au sein de chaque secteur, les fonds furent distribués
selon les critères déjà établis. Par exemple, en 1985, les critères de financement dans
le secteur musique et danse suivirent le schéma défini en 196763. Furent établies pour
les trois premières années les répartitions suivantes : musique et danse 55 %, cinéma
25 %, théâtre de prose 15 %, cirque et théâtre de rue 1,5 %, quota résiduel 3,5 %.
Dans le domaine musical, les onze institutions lyriques, en particulier la Scala de
Milan, se taillèrent encore une fois la meilleure part avec, en plus du financement

61. L’association publie dès 1990 la revue Economia della Cultura ; elle a en outre publié Carla Bodo (dir.),
Rapporto sull’economia della cultura in Italia 1980-1990, Rome, 1994, et Carla Bodo et C. Spada avec la
collab. de C. Da Milano, Rapporto sull’economia della cultura in Italia 1990-2000, Bologne, 2004.
62. Loi 30 avril 1985, no 163.
63. Données disponibles sur le site internet du ministère pour les Biens et les Activités culturelles :
http://ww w.spettacolodalvivo.beniculturali.it/osserv./Relaz.htm

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ordinaire, une partie provenant du quota résiduel ainsi que des dotations exception-
nelles64. Le financement restant fut partagé entre 11 salles de concert et orchestres65,
24 théâtres de tradition, 105 saisons lyriques organisées par des institutions variées,
157 festivals nationaux et internationaux (la plupart dans le Latium – 41 – dont 28
à Rome), 310 concerts, 61 ballets, 932 fanfares.
La création du FUS marquait une forte augmentation des interventions de l’État
et surtout une rationalisation de celles-ci selon des critères cohérents et vérifiables,
qui permettaient la programmation d’investissements publics et privés. Mais les lois
concernant chaque secteur qui auraient dû compléter la réforme entamée avec la loi
sur le FUS ne furent pas élaborées.
À la fin des trois premières années, les quotas provisoires de répartition furent
abolis et il revint au ministre du Tourisme et du Spectacle de fixer annuellement le
quota de répartition entre les secteurs, en ne descendant pas toutefois en dessous des
fonds alloués en 198866.

Les années 1990 :


armature administrative nouvelle et nouveau mode de gestion
Les ministres
Les années à cheval entre les deux décennies 1980 et 1990 virent se succéder des
gouvernements instables, avec des ministres pour les Biens culturels et environ-
nementaux incolores voire nuisibles et un intérim de Giulio Andreotti, à qui l’on
opposait virtuellement la nomination d’Argan, élu au Sénat en 1983, puis désigné
ministre des Biens culturels dans le « gouvernement fantôme » du parti démocratique
de la gauche67.
Entre juin 1992 et mai 1996, en revanche, se succèdent à la direction du ministère
trois ministres efficaces, parmi lesquels deux techniciens non élus : Alberto Ronchey,
journaliste au Corriere della Sera qui introduisit dans les musées la privatisation des
services au public ; Domenico Fisichella qui réforma des directions depuis très
longtemps immobiles ; Antonio Paolucci, surintendant pour les biens artistiques et
historiques de Florence, Pistoia et Prato68, qui ramena au premier plan dans les
médias et l’opinion publique la question du patrimoine.

64. Globalement, la Scala de Milan bénéficia d’un peu moins de 48 milliards ; vint ensuite l’opéra de
Rome avec 33 milliards ; le moins financé fut le théâtre communal de Gênes (un peu plus de 16,700 mil-
liards) ; les deux salles de concerts de Rome et de Cagliari bénéficièrent de financements moindres.
65. S’étaient rajoutés l’orchestre de chambre de Padoue et de Vénétie, l’orchestre symphonique d’Émilie-
Romagne, l’orchestre Toscanini de Parme (à laquelle fut versé le financement le plus important), l’Insti-
tution symphonique des Abruzzes de l’Aquila, l’administration provinciale de Bari et celle de Lecce. Les
financements allaient d’une fourchette d’un peu plus de 2,24 milliards pour l’orchestre Toscanini jusqu’à
un peu plus de 1,20 milliard pour l’association laïque religieuse Angelicum de Milan.
66. Loi 20 décembre 1988, no 555.
67. Argan avait, par ailleurs, présenté à la fin des années 1980 avec Giuseppe Chiarante un projet de
réforme du ministère ; voir G. C. Argan et G. Chiarante, Soria dell’arte e politica dei beni culturali, Rome,
2002 (annales de l’association Ranuccio Bianchi Bandinelli).
68. Voir A. Paolucci, Museo Italia. Diario di un soprintendente-ministro, Livourne, 1996.

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Entre-temps, au mois de mai 1993, un référendum populaire, porté par dix


conseils régionaux, abrogea le ministère du Tourisme et du Spectacle69. Après une
série compliquée de décrets-lois en 1995, les compétences sur le spectacle, parmi
lesquelles la distribution du FUS, furent « de nouveau » rattachées à un département
du spectacle dépendant de la présidence du Conseil des ministres.
Après les élections du mois d’avril 1996, au sein du nouveau gouvernement de
centre gauche dirigé par Romano Prodi, le ministre pour les Biens culturels et
environnementaux avec délégation pour le spectacle et le sport fut walter Veltroni
(1996-1998), en même temps vice-président du Conseil. Giovanna Melandri lui
succéda au ministère (1998-2001, durant les gouvernements D’Alema et D’Amato).
La culture devint alors l’objet d’investissements importants, de travail politique, de
production législative, d’attention et de communication70. Encore plus profondes,
et lourdes de conséquences, furent les transformations de l’armature institutionnelle
et administrative. Ces transformations s’inscrivaient dans le contexte de la réforme
générale de la fonction publique et de la rationalisation des finances publiques71,
portée par le ministre Franco Bassanini.
Régions et collectivités locales intensifièrent leurs programmes d’action, surtout
en vue du Jubilée de l’an 2000 : elles élaborèrent des parcours et des itinéraires pour
alléger le poids des masses de touristes attendues à Rome et l’étendre à des zones plus
vastes. Les nouveaux mots d’ordre d’une rentabilité proclamée du patrimoine
devinrent « tourisme culturel », « vocation et valorisation touristique et culturelle »,
« maîtrise des flux touristiques72 ». Cependant, en 2000, les dépenses publiques pour
la culture en Italie restaient toujours plafonnées à 0,57 % du PNB73.

La diversification des ressources


La politique de développement de la culture demandant des financements de
plus en plus importants, les fonds publics augmentèrent grâce au budget du
ministère, au plan pour le Jubilée, aux fonds européens74. Mais furent également
recherchées d’autres formes de financement, public et privé, pour faire rentrer le
secteur culturel dans le circuit productif, en en démontrant les revenus potentiels, à
la fois directs et indirects, et son impact sur le développement économique.

69. DPR 5 juin 1993, no 175.


70. Voir, par exemple, Ministère pour les Biens et les Activités culturelles, Rapporto 2000, Politiche, inizia-
tive e progetti del Ministero per i Beni e le Attività culturali, Rome, 2001. Pour une analyse de la présence
des musées romains dans la presse 1995-2000, voir A. Detheridge, « Les musées, le public, les médias »,
dans Jean Galard (dir.), Actes du colloque organisé au Musée du Louvre les 23, 24 et 25 mars 2000, Paris,
2001.
71. Loi 15 mars 1997, no 59 ; D.lsg 31 mars 1998, no 112. Ces transformations furent à l’origine d’une
grande quantité d’interventions, en particulier sur les périodiques Economia della cultura et Aedon. Rivista
di arti e di diritto on line (www.aedon.mulino.it), auxquelles je renvoie. Pour une synthèse, voir R. Cesarin,
S. Sicoli, Legislazione dei beni culturali. Dalla riforma della Pubblica Amministrazione alla riforma dei beni
culturali. Fonti e materiali, Milan, 2007.
72. Voir P. Marini, « Les enjeux du tourisme culturel », dans J. Galard (dir.), Actes du colloque…, op. cit.
73. Voir C. Bodo et C. Spada, Rapporto sull’economia della cultura…, op. cit.
74. Pour ces derniers, voir Ministère pour les Biens culturels et environnementaux, Finanziamenti comu-
nitari e beni culturali, Rome, 1996.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

outre les quelques propositions de location d’œuvres d’art à des privés et de vente
des « doublons » dormant dans les dépôts, ou les projets récurrents de vente de
monuments historiques, ou encore de la naïve confiance dans le merchandising et les
droits, la recherche de sources supplémentaires de financement ou de remplacement
des ressources publiques, s’orienta dans plusieurs directions : en 1996, fut « inventé »
le prélèvement hebdomadaire d’une taxe sur le jeu du loto, destinée aux biens
culturels75. Les contributeurs pouvaient destiner à l’État huit pour mille de leurs
impôts, pour des interventions sur les biens culturels76. Les entreprises gestionnaires
de services au public dans les musées durent leur verser des redevances et payer des
loyers. Le monde des entreprises fut également sollicité à travers des allégements
fiscaux, mais sa réponse se révéla décevante.
À partir de 1998-1999, l’engagement des fondations bancaires, actives depuis
1990, put se faire si elles poursuivaient des « objectifs d’intérêt public et d’utilité
sociale » et s’investissaient dans des « activités culturelles ou artistiques77 », dans six
domaines en particulier : le soutien aux restaurations, aux expositions, aux musées,
aux saisons théâtrales, etc. Ce type de financement devint de plus en plus fonda-
mental pour les surintendances, les régions, les collectivités locales, les autorités
ecclésiastiques, les associations.

La réforme de l’administration publique


Le fédéralisme
Le processus de transfert de compétences aux régions, aux provinces et aux
communes, reprit en 1997-1998. Ce transfert modifiant la Constitution, un référen-
dum populaire de confirmation et une loi constitutionnelle78 étaient donc nécessaires.
Le titre V de la Constitution fut donc modifié : l’État gardait la législation exclusive
sur la « protection de l’environnement, de l’écosystème et du patrimoine », le contrôle
sur les « formes d’entente et de coordination » entre l’État et les régions sur la
« protection des biens culturels » et la détermination des principes fondamentaux, de
la « valorisation des biens culturels et de l’environnement » et de « promotion et
d’organisation des activités culturelles » qui sont, en revanche, l’objet d’une législation
concurrente des régions. Cette réforme suscita de nouveaux problèmes79 et, aujour-
d’hui encore, sur le plan du droit, elle n’a pas été complètement mise en œuvre.

75. Loi 23 décembre 1996, no 662. Dans les années 1998-2000, les financements du loto ont rendu pos-
sibles 196 interventions, et 181 dans les années 2001-2003.
76. À hauteur de 34 milliards en 1999, plus de 55 milliards en 2000 (voir C. Bodo et C. Spada, Rapporto
sull’economia della cultura…, op. cit.).
77. Loi 23 décembre 1998, no 461 ; D.lsg 17 mai 1999, no 153. Les autres secteurs sont : assistance et
santé, recherche scientifique, environnement, instruction.
78. Référendum de confirmation le 7 octobre 2001, loi 18 octobre 2001, no 3. La modification consti-
tutionnelle est une des raisons qui rend nécessaire l’élaboration d’une nouvelle loi générale de tutelle, le
Code des biens culturels et du paysage promulgué avec D.lsg 22 janvier 2004, no 42, avec des modifica-
tions successives, encore en vigueur.
79. En particulier, celui de la séparation irréalisable entre la protection et la valorisation a été plusieurs
fois souligné par S. Settis, L’assalto al patirmonio culturale, Turin 2002 et Battaglie senza eroi. I beni cul-
turali tra istituzioni e profitto, Milan, 2005.

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Italie − Antonella GIOLI

Le ministère pour les Biens et les Activités culturelles


En octobre 1998, le ministère pour les Biens et les Activités culturelles (MBAC)
est créé. Il réunit les attributions de l’ex-ministère pour le Patrimoine et l’Environ-
nement, celles exercées par le département du spectacle de la présidence du Conseil
des ministres (et plus illogiquement, celles de la promotion du sport et de la
construction d’établissements sportifs exercées auparavant par la même présidence80).
À partir de la nouvelle appellation du ministère, les « activités culturelles » acquièrent
la même dignité que le « patrimoine » à tel point qu’est prise en considération la
dénomination globale de « ministère de la Culture ». La juxtaposition des activités
de protection-gestion-valorisation-promotion revient tout le long du décret de réfé-
rence, et s’applique également à d’autres domaines d’intervention : la photographie,
le design industriel, la « promotion de la culture urbanistique et architecturale ».
L’organisation administrative du ministère est définie plus de deux ans après, au
mois de décembre 200081. Celui-ci comprend désormais huit directions générales :
cinq déjà existantes (patrimoine historique, artistique et ethnologique ; biens
architecturaux et paysage ; biens archéologiques ; livres et instituts culturels ; archives),
deux directions venues du département pour le spectacle (cinéma ; spectacle vivant),
une direction nouvelle (architecture et art contemporain). Les compétences de cette
dernière précisent surtout la collaboration du ministère avec les administrations
concernées dans l’élaboration d’ouvrages publics de grand intérêt architectural,
destinés à des activités culturelles ou ayant une incidence sur le contexte historico-
artistique et sur le paysage et l’environnement.
De cette nouvelle attention portée à l’architecture contemporaine (dont les
productions de moins de cinquante ans sont exclues de la protection « automatique »)
découlera le concours pour le « MAXXI » (musée national pour les arts du XXIe siècle)
à Rome (1998-1999, dont Zaha Adid a gagné le prix du projet). Géré dans toutes
ses phases par le ministère, il a été considéré comme une référence82.
Le ministère confirma sa propre organisation déconcentrée en surintendances
territoriales, archives nationales, bibliothèques nationales, avec deux nouveautés : les
musées et les institutions autonomes et les surintendances régionales pour les biens
et les activités culturelles. Avec l’institution de Surintendances dans toutes les régions
à statut ordinaire et dans les régions, Friuli-Venezia Giulia et Sardaigne, dotées de
missions de programmation, de coordination et de contrôle des activités des
surintendances territoriales, se constitua un échelon administratif intermédiaire entre
ces dernières et les directions générales ; les surintendances régionales devenaient
l’interlocuteur unique dans le dialogue avec les régions.

80. D.lsg 20 octobre 1998, no 368. Pour une vision générale de la situation du patrimoine sur laquelle le
ministère aurait dû intervenir, voir B. Zanardi, Conservazione, restauro e tutela. 24 dialoghi, Milan, 1999.
81. DPR 29 décembre 2000, no 441.
82. Ce musée est institué par la loi 12 juillet 1999, no 237, qui prévoit de subventionner également : la
création du musée audiovisuel de la Discothèque d’État à Rome, celle du musée d’histoire de la médecine
à Padoue, l’activité de l’association Ferrare musique, les fondations Biennale de Venise et le théâtre la
Fenice de Venise jusqu’à la restauration de la basilique de Noto et à la sauvegarde de la Tour de Pise.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

La création de musées et d’établissements autonomes, en revanche, répondait à


la nécessité de trouver des modalités de gestion plus efficaces. En 1997, une
expérience pilote vit le jour : la surintendance de Pompéi fut dotée d’une autonomie
scientifique, administrative et financière (sauf pour la gestion du personnel), avec un
propre conseil d’administration et la possibilité de faire bénéficier les financeurs privés
d’importants allégements fiscaux83.

Des organismes publics aux fondations


La pensée dominante de la nécessité d’un « État plus léger » et les notions récur-
rentes d’« autonomisation » ou de « privatisation » investissent peu à peu le secteur
de la culture : selon ce courant de pensée, les pouvoir publics (État ou collectivités
locales) doivent désormais se retirer des domaines les plus stratégiques et laisser la
place aux acteurs privés, plus efficaces, plus compétents, plus flexibles et plus
managériaux84. Les deux voies possibles qui s’ouvrent sont, d’une part, l’externalisa-
tion des services à des entreprises privées (par exemple dans les musées, cette
privatisation peut concerner l’ensemble des services et non seulement les services au
public), d’autre part, la transformation du statut public en statut privé85. Ce fut la
voie suivie lors de la transformation des organismes publics du secteur culturel en
« fondations » de droit privé, sans but lucratif, autorisées en revanche à créer des
entreprises. Une fondation peut disposer d’un patrimoine mobilier et immobilier,
conféré par des associés publics et privés ; elle peut recevoir des fonds des entreprises
privées, et son conseil d’administration est composé des associés selon des critères
définis dans leurs statuts respectifs ; l’État peut y être minoritaire.
Le processus commença en juin 1996 dans le secteur de la musique86. Les onze
institutions lyriques et les deux organismes de concerts qui y étaient associés furent
transformés en fondations ; en échange d’allégements fiscaux, ceux-ci bénéficièrent
d’importants financements privés pour la constitution de leur patrimoine et leur
activité triennale. Cette réforme fut taillée sur mesure pour la Scala qui y travailla
pendant des années. Ce théâtre milanais était, en effet, l’un des seuls à pouvoir attirer
des financements privés conséquents, compte tenu de la réalité économique de la
ville, et être donc transformé en fondation87.

83. Loi 8 octobre 1997, no 352. Pour un premier bilan, voir P. G. Guzzo, Pompéi 1998-2003. L’esperi-
mento dell’autonomia, Milan, 2003. Pour les autres musées nationaux, en revanche, il faudra attendre les
décrets du ministre pour les Biens et les Activités culturels du 11 décembre 2001 qui attribuent une auto-
nomie scientifique, financière et comptable aux nouvelles surintendances spéciales pour le pôle muséal
vénitien, florentin, romain, napolitain dans lesquelles sont réunis les musées nationaux des villes respec-
tives. La récente et complexe transformation de la surintendance spéciale pour les antiquités égyptiennes
de Turin en fondation Musée égyptien mériterait un décret particulier.
84. Pour l’us et l’abus du concept de management, voir L. Zan, Economia dei musei e retorica del manage-
ment, Milan, 2003.
85. Voir A. Gioli, « Les musées italiens entre le public et le privé », dans Jean Galard (dir.), l’Avenir des
musées, Paris, Réunion des musées nationaux-Musée du Louvre, 2001, p. 175-205.
86. D.lsg 29 juin 1996, no 367.
87. Devenu une fondation le 6 novembre 1997 : parmi ses financeurs, des institutions publiques (chambre
de commerce de Milan, fondation Cariplo, Assolombarda, province de Milan), des entreprises d’économie

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Italie − Antonella GIOLI

La transformation en fondation fut étendue ope legis en l’espace de deux ans à


d’autres institutions publiques : le centre expérimental de Cinématographie, la
Biennale de Venise (au départ transformée en une « société de culture » toujours de
droit privé), l’Institut national pour le drame antique de Rome-Syracuse, la Triennale
de Milan, le musée national de la science et de la technique « Léonard de Vinci » de
Milan et, pour finir, la quadriennale de Rome88.
Mais dans un pays où se répartissent de façon très inégale les entreprises et les
banques, le recours obligatoire aux financements privés risque d’augmenter les écarts
si l’État n’intervient pas pour « homogénéiser » les inégalités financières.
or, cette logique de l’État-providence est maintenant remise en cause comme
étant à l’origine de l’immobilisme dû aux « financements permanents assurés ». on
favorise désormais la logique « du mérite » car c’est aux sujets les plus dynamiques,
capables d’attirer des fonds, même privés, que non seulement l’État apporte ses
propres financements mais qu’il les augmente.

Les régions : vices et vertus du « local »


Pendant toutes les années 1990 – et la tendance se poursuit –, face à un specta-
culaire retrait de l’État, les régions, les provinces et surtout les communes augmen-
tèrent de façon lente, mais constante, leur pourcentage de financement dans la
culture, induisant donc une décentralisation culturelle89 croissante :
Vers la fin de la décennie, « l’accord de programme » est devenu l’instrument
principal de collaboration entre l’État et les régions. Le premier a lieu en 1999 :
« Accord de programme-cadre dans le domaine des biens culturels », entre le ministère
pour les Biens et les Activités culturelles et la région Lombardie. L’État s’engage à
verser entre 1998 et 2001 un peu plus de 70 milliards ; la région, elle, plus de 55 mil-
liards (presque plus de 28 milliards en faveur des institutions publiques et environ
11 milliards en faveur d’organismes non institutionnels). Cet accord concerne quatre
secteurs : conservation et valorisation du patrimoine, développement des infrastruc-

en %

Année État Régions Provinces Communes


1980 62,9 10,4 2,0 24,8
1990 54,0 16,4 2,1 27,5
2000 50,1 15,2 3,2 31,5

mixte (ENI, SEA) et des entreprises privées (Pirelli, Entreprise électrique milanaise, Banque populaire de
Milan, Armani, Prada).
88. Respectivement : D.lsg 18 novembre 1997, no 426, modifié avec D.lsg 22 janvier 2004, no 32 ; D.lsg
29 janvier 1998, no 19, modifié avec D.lsg 8 janvier 2004, no 1 ; D.lsg 29 janvier 1998, no 20 modifié
avec D.lsg 22 janvier 2004, no 33 ; D.lsg 23 avril 1998, no 134 ; D.lsg 20 juillet 1999, no 237 ; D.lsg
20 juillet 1999, no 258, D.lsg 29 octobre 1999, no 419.
89. Extrait de C. Bodo, « Chi ha paura di monitorare la spesa pubblica per la cultura in Italia ? », dans
Économie de la culture, 2007, XVII, no 1. Pour une analyse de la politique régionale, voir P. Lattarulo,
L’intervento pubblico per l’arte et per la cultura. Il caso della Toscana, Milan, 1992.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

tures pour le spectacle, formation professionnelle de haut niveau à la restauration, et


création et implantation de circuits intégrés d’information État-région. Ces interven-
tions conjointes permirent la réhabilitation du château de Vigevano, l’extension de
la médiathèque de Sainte-érèse de Milan, la réalisation du parc archéologique à
Cividate Camuno (Brescia), la coordination des bibliothèques milanaises (en
particulier les bibliothèques historiques et artistiques), la réalisation de l’auditorium
Dal Verme à Milan, la charte du risque du patrimoine culturel. Il s’agit dans tous les
cas d’opérations importantes, aux valeurs partagées, comme le furent également les
autres accords entre l’État et les régions90.
En revanche, les fonds versés directement par la région Lombardie pendant la
même année 1999, procédure utilisée pour des interventions de plus petite envergure,
prirent une autre direction. Parmi les « activités de promotion éducative et culturelle »
soutenues par cette région, les plus nombreuses furent celles liées aux traditions, aux
dialectes, au folklore, au mythe celtique, à la culture locale91 et qui privilégiaient la
diffusion capillaire vers les petites localités de province. Cet axe privilégié de valorisa-
tion de l’identité locale fut illustré par la création d’une « direction générale des
cultures, identités et autonomies de la Lombardie » et correspondait à la présence
forte dans cette région des adjoints de la Ligue du Nord, parti fédéraliste et
autonomiste très enraciné dans le territoire.
Cet exemple illustre les problèmes que soulèvent les politiques culturelles condui-
tes par des collectivités locales. L’un des aspects les plus délicats de la gestion
déconcentrée apparaît dans l’influence possible d’une direction politique sur
l’intervention culturelle. Ensuite, la fragilité du concept d’« identité » est en train de
devenir, même au niveau national, davantage un élément rhétorique de connotation
du patrimoine culturel et de légitimation de l’intervention publique dans le domaine
culturel. Ce phénomène est peut-être le reflet du retard italien dans la pédagogie du
patrimoine en tant que valorisation des diversités culturelles et instrument
d’intégration sociale.
L’extension de la notion de patrimoine, fruit vital du lien avec les collectivités
locales, n’est pas non plus sans poser de problème comme le montre la promulga-
tion de plusieurs lois : celles prises par la région de la Vénétie sur la « tutelle du patri-
moine historique et culturel des sociétés de secours mutuel » et « le recensement, la
récupération et la valorisation de certains biens historiques, architecturaux et culturels

90. Intesa istituzionale di programma tra il governo della Repubblica e la regione Lombardia/Accordo di pro-
gramma quadro in materia di beni culturali fra il Ministero per i beni e le attività culturali e la Regione Lom-
bardia (26 mai 1999, www.regionelombardia.it). Des accords analogues de programme-cadre dans le
domaine des biens et des activités culturels ont été pris entre le ministère pour les Biens et les Activités
culturels et les régions Toscane (16 décembre 1999), Molise (9 mars 2000), Latium (12 avril 2000),
ombrie (8 mars 2001), Piémont (18 mai 2001, avec le ministère du Trésor, du Bilan et de la Program-
mation économique), Abruzzes (20 décembre 2002), Pouilles (22 décembre 2003), Calabre (22 décembre
2003)…
91. Parmi les activités financées en application de la loi régionale L.r. 9/93, il y a la publication du voca-
bulaire italien-dialecte de la région de Côme, la révocation historique du serment de Pontida, du Nouvel
An celtique, et du projet « Gens de montagne ».

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Italie − Antonella GIOLI

de la grande guerre92 ». ou encore la loi de la région Calabre pour « la tutelle et la


valorisation de la langue et du patrimoine culturel des minorités linguistiques et his-
toriques ». Ici, en prenant la défense des diversités culturelles − même autochtones −
dans le cadre du processus d’élaboration internationale du concept du patrimoine
immatériel, sont considérés comme biens culturels également le « rite religieux, le
chant, la musique et danse populaire, le costume populaire, l’artisanat traditionnel
et artistique, la particularité des produits agro-alimentaires, la gastronomie typique »
des minorités albanaises, grecques et occitanes.

Le musée et le public
Remis en cause à plusieurs reprises dans les années 1960 et 1970, ayant survécu,
à d’autres moments, dans une marginalité sociale et culturelle, le musée semble
prendre une nouvelle importance.
Aux 3 311 musées recensés en 1991 se sont ajoutés de nouveaux musées, natio-
naux, communaux, appartenant à des diocèses ou des propriétaires privés93. Prenant
comme modèle le système muséographique de l’ombrie, se sont créés des réseaux,
des circuits entre petits et moyens musées qui se sont déclinés, selon leur spécificité,
à l’échelle communale, provinciale ou même régionale. Cette mise en réseau, en
répartissant les charges, a permis des économies d’échelle et d’investissements.
Les causes d’un plus grand investissement de fonds dans les musées sont variées.
L’une d’entre elles est l’élargissement progressif, en particulier grâce aux législations
régionales, de la notion de patrimoine qui a permis la création de musées d’entre-
prises, de musée du design et de la mode, de musée rassemblant des ex-voto,
d’écomusée, avec les problématiques afférentes en matière de conservation, d’histoire,
de culture et de « mémoire ». Un autre motif de développement des musées a été leur
introduction dans des plans de développement et de valorisation touristique,
économique et sociale, permettant de ce fait l’accès à des financements communau-
taires. Le public a répondu positivement à ces investissements renforcés. Entre 1996
et 2000, les seuls musées nationaux sont passés de 333 à 380, le nombre de visiteurs
de 25 millions à 30 millions, et les recettes liées au droit d’entrée de 52 millions à
77 millions d’euros94. Différents facteurs, dont chacun mériterait un développement,
ont contribué à rapprocher le public des musées : le développement de nouveaux
services, depuis ceux de la librairie jusqu’à ceux de la réservation, l’augmentation des
services pédagogiques et plus généralement celui des bonnes pratiques d’« accès au
musée », c’est-à-dire de l’annulation des obstacles physiques, psychologiques,
culturels. Également un plus important effort de promotion et de communication,
grâce à des billets groupés, à l’instauration d’une carte musées ou à des spots télévisés

92. Respectivement, L.r. 36/1996 et 43/1997.


93. D. Primicerio, L’Italia dei musei. Indagine su un patrimonio sommerso, Milan, 1991. Pour une mise au
point de la question des musées, voir D. Jalla, Il museo contemporaneo. Introduzione al nuovo sistema museale
italiano, Turin, 2000 ; M. Montella, Musei e beni culturali. Un vero modello di governance, Milan, 2003.
94. Source : MIBAC-bureau de statistique, Statistiche culturali, VIIIe Conférence nationale de statistique,
Rome, 28-29 novembre 2006.

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PoUR UNE hISToIRE DES PoLITIqUES CULTURELLES DANS LE MoNDE

réalisés par l’État pour des événements particuliers. ou encore, la possibilité de


programmation et d’initiative dérivée de l’autonomie de certains musées communaux,
devenus « organismes autonomes » et certains même fondations. Toutes ces réflexions
nourriront, en 2001, L’Atto di indirizzo sui criteri tecnico-scientifici e sugli standard di
funzionamento e sviluppo dei musei.
Enfin, peut-être, faut-il mettre au crédit de l’engouement du public pour le musée
le fait qu’il acquiert un nouveau statut qui permet que soient réunis à la fois sécurité
et expérimentation, culture enracinée et modernité, monumentalisme urbain et
recherche formelle.
En tout cas, l’accent est de plus en plus mis sur l’accessibilité et sur le « public »,
dans ses différentes déclinaisons positives et parfois dangereuses, marquant ainsi une
évolution de l’axe de la politique culturelle du patrimoine vers l’activité, de la
conservation à la compréhension, du déjà existant à la recherche.

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La politique culturelle du Japon

Mayuko Sano*

Introduction
L’agence pour les affaires culturelles (Bunka-cho), l’équivalent japonais du
ministère de la Culture en France, fut créée en 1968 sous la forme d’un organisme
externe du ministère de l’Éducation. Les années 1960 furent marquées par l’orga-
nisation des jeux olympiques à Tokyo en 1964, qui permit aux Japonais de croire à
la renaissance de leur pays après le traumatisme causé par la défaite subie au terme
de la Seconde Guerre mondiale. En 1970, la première exposition universelle organisée
en asie se tint au Japon, à osaka, confirmant ainsi le sentiment de plus en plus positif
qui s’était manifesté lors de la décennie écoulée. La création de l’agence pour les
affaires culturelles ne fut pas directement liée à ces événements, mais elle s’inscrivait
dans ce sentiment général des années 1960, qu’elle contribua à son tour à renforcer.
La naissance de l’agence sera traitée plus loin de manière plus détaillée. Si la
« politique culturelle » doit être comprise comme ce que le ministère de la Culture
d’un pays (ou une organisation équivalente) planifie et met en œuvre, il faut alors
considérer que l’histoire de la politique culturelle japonaise ne débute qu’à ce
moment-là. Certains spécialistes adoptent une telle approche. Toutefois, le champ
d’investigation est beaucoup plus large : il porte sur un large éventail de politiques
liées à la culture et mises en œuvre par les pouvoirs publics japonais, y compris, mais
pas toujours, l’agence pour les affaires culturelles.
Une perspective historique plus longue que la seule seconde moitié du xxe siècle
est par ailleurs nécessaire. Les termes de « politique culturelle » ont été pour la
première fois utilisés au Japon dans les années 1930 et 1940, dans le contexte du
Japon impérial d’avant la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, la politique
culturelle signifiait le contrôle exercé par le gouvernement sur ce que pensait la
population, dans le but de la persuader du caractère sacré de l’Empire nippon et de
l’inciter à être disposée à agir (voire à mourir) comme un élément de cet Empire. La
nature de la politique culturelle japonaise de l’après-guerre est fondamentalement
différente, mais c’est l’affirmation de cette différence qui constitue le fondement
éthique de la politique culturelle actuelle, qui s’enracine dès lors profondément dans
ce contexte d’avant-guerre. De plus, la politique culturelle actuelle a hérité de
quelques caractéristiques essentielles remontant à une période plus reculée encore.
Depuis le milieu du xixe siècle, lorsque le Japon, une société féodale traditionnelle,

* Centre international de recherches sur le Japon, Kyoto, Japon.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

a commencé à s’impliquer dans les relations internationales et s’est inévitablement


engagé dans un processus de modernisation, la culture a toujours été la véritable clé
des débats quant aux politiques à mener. on a pu dire que la fondation de la politique
culturelle japonaise s’est inscrite dans l’environnement international spécifique de
cette époque. Pour comprendre la politique culturelle japonaise, en particulier dans
une perspective comparative, il est indispensable d’en retracer l’histoire, non depuis
la décennie qui précéda la Seconde Guerre mondiale, mais à partir du xixe siècle.
Le texte sera divisé en trois chapitres. Le premier chapitre offrira un bref aperçu
historique de la moitié du xixe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, pour
apporter la base nécessaire à la compréhension des points traités dans les chapitres
suivants. Le deuxième chapitre retracera l’histoire de l’après-guerre depuis l’époque
de la tutelle du General Headquarters/Supreme Commander for the Allied Powers (Ghq/
SCaP1) sur le Japon occupé jusqu’aux années 1980 et 1990, qui virent l’apparition
des notions et des conditions, ainsi que des organisations actuelles de la politique
culturelle. Le dernier chapitre se focalisera sur les développements récents, et conclura
en identifiant les tendances qui émergent dans le domaine de la politique culturelle
au Japon, en particulier sous l’influence de la mondialisation.

De l’ouverture du pays à la Seconde Guerre mondiale


Le Japon du xixe siècle
Ce chapitre se doit de commencer par une rapide explication de la politique
japonaise d’isolement, ou sakoku, adoptée en 1639 et qui prit fin en 1854. Le sakoku
signifie littéralement en japonais (écrit en caractères chinois) « fermeture du pays » :
il était rigoureusement interdit aux Japonais de se rendre à l’étranger et aux étrangers
de visiter le Japon. il serait faux de croire que le Japon avait toujours été fermé aux
relations internationales. au contraire, le pays s’était historiquement montré très
désireux de tirer partir des autres cultures, d’en faire l’apprentissage, de les importer,
de les réinterpréter et de les adapter dans sa propre société. Les bases de la culture
japonaise ont été importées de Chine et de Corée depuis des temps reculés, et au
xvie siècle, lorsque les Portugais arrivèrent au Japon pour la première fois, des
échanges culturels se nouèrent avec l’Europe. Certains seigneurs féodaux firent un
accueil enthousiaste aux missionnaires.
Les Tokugawa, la famille la plus influente au sein de près des 300 seigneurs
féodaux, et qui réussit à établir sa domination sans partage en 1603, s’avisa que la
diffusion du christianisme, qui avait inévitablement accompagné les échanges
commerciaux avec les Européens, pouvait représenter une puissance capable de
menacer son pouvoir (le bakufu). Les Tokugawa décidèrent de chasser tous les
Européens, à l’exception des marchands hollandais, qui séparaient visées commer-

1. Ce quartier général du Commandement suprême des puissances alliées fut établi en 1945 pour mettre
en œuvre la déclaration de Potsdam et pour diriger le Japon par l’entremise du gouvernement japonais
placé sous son contrôle. Le Japon était occupé en théorie par les puissances alliées victorieuses de la Seconde
Guerre mondiale mais l’était en réalité par l’armée américaine. L’occupation prit fin en 1952, lorsque le
traité de paix de San Francisco de 1951 entra en vigueur.

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Japon − Mayuko SAno

ciales et religieuses. Les néerlandais furent toutefois presque totalement confinés sur
un îlot artificiel dans un port du sud du Japon pour y poursuivre leurs activités,
lesquelles étaient d’ailleurs soumises à un contrôle rigoureux de la part du bakufu.
L’autre groupe de marchands étrangers autorisés fut celui des voisins chinois, eux
aussi contraints d’opérer sur un petit territoire voisin de l’îlot néerlandais.
La politique du sakoku se poursuivit pendant plus de 200 ans. Si elle isola les
Japonais des évolutions à l’œuvre dans le reste du monde, il est vrai qu’elle contribua
à préserver la paix sur le territoire nippon et au développement et à la maturation de
la culture japonais dans un environnement fermé tout à fait unique2.
À partir des années 1800, des navires russes et d’autres navires européens firent
leur apparition dans le nord-ouest de l’océan Pacifique et la situation évolua dans un
sens moins paisible. au début du xixe siècle, le gouvernement des Tokugawa (le
bakufu) restait fidèle à la politique d’isolement, en dépit des évolutions du contexte
international. Mais la guerre de l’opium (1840-1842) et la colonisation de facto de
la Chine qui en résulta impressionnèrent vivement le bakufu. Toutefois, avant qu’il
puisse prendre des mesures efficaces pour défendre le Japon après 200 ans de paix,
une escadre américaine se présenta en 1853 et exigea du Japon qu’il abandonne la
politique du sakoku. Craignant une intervention militaire, le bakufu dut accepter de
signer, l’année suivante, le traité de paix et d’amitié américano-japonais (convention
de Kanagawa), le premier instrument diplomatique moderne dans l’histoire du Japon.
C’était la fin du sakoku.
Durant une quinzaine d’années, à partir de ce moment-là et jusqu’à la chute du
régime des Tokugawa, le Japon fut le théâtre de conflits politiques et militaires entre
les seigneurs féodaux, les uns partisans du développement de relations internationales,
les autres favorables à un retour au sakoku, bien que les circonstances aient rendu
cette dernière option impossible. En réalité, le bakufu a dû sans cesse conclure des
traités diplomatiques avec divers pays européens, et commencer à accepter la présence
de représentants diplomatiques3. Le présent article n’entend pas entrer dans le détail
des troubles de cette période : l’aspect important à souligner, c’est que cela avait le
caractère d’une guerre culturelle, puisque les partisans d’un refus des contacts
internationaux basaient leurs arguments sur le caractère sacré de la terre japonaise,
qui devait être préservée des influences occidentales. ils ont progressivement lié cet
aspect à celui de l’autorité de l’empereur, qui n’était depuis longtemps qu’une figure
protocolaire : le pouvoir politique véritable avait été confié à la famille Tokugawa.
Finalement, c’est le camp conservateur qui changea toutefois d’avis suite à certains
affrontements militaires directs avec des forces américaines et européennes : il prôna

2. il est également important de noter que les pays voisins d’Extrême-orient adoptèrent chacun une poli-
tique analogue et qu’il existait en fait entre eux certaines relations diplomatiques. Durant la période du
sakoku, le Japon continua de considérer la Corée et le ryükyü (l’ancien nom de l’île d’okinawa qui fait
aujourd’hui partie du Japon, mais qui était alors un royaume indépendant) comme des voisins amicaux
sur une base diplomatique limitée mais officielle. il existe aujourd’hui une tendance notable dans la
recherche scientifique qui entend examiner cette période non dans la perspective du sakoku mais dans le
contexte international.
3. Dès 1859, on pouvait relever la présence au Japon de représentants diplomatiques (au début, sous une
forme consulaire) des États-Unis, des Pays-Bas, du royaume-Uni et de France.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

désormais l’ouverture du pays et un apprentissage proactif des technologies et des


systèmes sociaux occidentaux, dans le but de moderniser la société japonaise pour
permettre au pays d’être vraiment en mesure de concurrencer l’occident. Même si
la plupart de ceux qui acceptaient l’idée de nouer des relations diplomatiques, y
compris le bakufu, n’y voyait qu’un choix tactique temporaire face à la menace
étrangère, en attendant que le contexte permette un retour au sakoku, le changement
de position des conservateurs a constitué un tournant fondamental, qui a eu un
impact capital sur la politique japonaise.
Face au pouvoir grandissant du camp conservateur, la famille Tokugawa remit le
pouvoir gouvernemental à l’empereur en 1867. Le nouveau régime établi l’année
suivante fut essentiellement l’œuvre du camp conservateur ; il consacrait l’autorité
de l’empereur. Dans l’histoire nippone, l’événement, appelé la restauration Meiji,
est considéré comme la mise en place du premier gouvernement moderne : il marqua
la fin du système féodal.

Les relations extérieures


et la protection des particularités culturelles
Le principal slogan du gouvernement Meiji fut le Fukokukyohei (rendre le pays
prospère et renforcer sa puissance militaire) ; pour atteindre ces objectifs, le gouverne-
ment adopta une politique radicale de modernisation, qui équivalait à une occidenta-
lisation, des systèmes sociaux japonais. Pour mettre en œuvre cette politique, le
gouvernement consentit des investissements considérables pour importer les sciences
occidentales (naturelles comme sociales ou humaines). D’une part, des étudiants
boursiers et des missions diplomatiques furent envoyés en Europe et en amérique ;
d’autre part, des experts européens et américains de divers domaines furent invités
au Japon pour conseiller différentes branches du secteur public et pour donner des
cours dans des instituts nationaux.
Les notions philosophiques et les termes académiques occidentaux furent
rapidement importés et leur traduction donna naissance à un nouveau vocabulaire
japonais, ce qui changea inévitablement les systèmes de valeurs de la société nippone.
Le paysage des cités japonaises connut en quelques années une mutation visible : des
bâtiments de style occidental furent édifiés, le chemin de fer fit son apparition. La
population fut incitée à abandonner les coiffures traditionnelles et les membres des
classes supérieures commencèrent à porter des vêtements à l’occidentale. Ces
changements furent reconnus comme un phénomène social auquel on donna le nom
de Bunmeikaika (Lumières et civilisation). L’élément sous-jacent à un tel mouvement
était l’espoir de ne pas paraître « primitif » aux yeux de l’occident.
La tendance sociale à respecter tout ce qui venait d’être importé tout récemment
d’occident alla trop loin. C’est ainsi, notamment, que dans tout le pays des édifices
anciens de temples bouddhistes furent détruits4. Face à cette situation, certains érudits

4. Si la cause directe de cette vague de destructions a été la nouvelle politique du gouvernement qui cher-
chait à confondre l’autorité de l’empereur et le shintoïsme, et à séparer le bouddhisme du shintoïsme, his-
toriquement mêlés, le phénomène fut accéléré par les tendances sociales du Bunmeikaika.

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Japon − Mayuko SAno

appartenant à l’administration du gouvernement Meiji présentèrent en 1871 une


proposition pressant le gouvernement d’agir pour protéger de tels biens. Cette
initiative conduisit à l’adoption, cette même année, de la loi pour la préservation des
œuvres anciennes5. on a pu y voir le début de la longue histoire de la politique
japonaise de protection des biens culturels.
Le même groupe de personnes eut également l’idée de créer un musée national.
Le projet n’entendait pas nécessairement assurer la préservation des œuvres anciennes,
et il s’inscrivait plutôt dans le contexte de l’importation des systèmes sociaux occiden-
taux, en voyant dans le musée une institution éducative de promotion de l’industrie.
Le South Kensington Museum (l’actuel Victoria and Albert Museum) à Londres
constitua le modèle le plus influent pour les décideurs japonais de l’époque. Toutefois,
lorsque l’idée se matérialisa, en 1872, sous la forme non pas encore d’un musée
permanent mais d’une exposition temporaire organisée sous les auspices du ministère
de l’Éducation, elle fut surtout l’occasion de collecter à travers tout le pays des objets
anciens, dans la ligne de la loi précitée, et qui sont à l’origine de l’actuel Musée
national de Tokyo6.
Une coïncidence voulut que le gouvernement japonais reçoive en 1871 une
invitation à l’exposition internationale de vienne qui devait se tenir en 1873. Le
gouvernement y vit une occasion cruciale grâce à laquelle le Japon pourrait occuper
une position respectable dans la société internationale7. Un chimiste allemand qui
résidait au Japon pour aider à la modernisation de l’industrie de la porcelaine,
Gottfried Wagener, fut désigné conseiller officiel du gouvernement japonais pour
préparer la participation à l’exposition. Son conseil le plus important fut que le Japon
n’expose pas à vienne des produits industriels qui témoigneraient du retard du pays
dans le concert des nations, mais privilégie plutôt l’artisanat et les œuvres d’art, en
particulier de grande dimension, pour renforcer encore la dimension exotique aux
yeux du public européen. Le gouvernement japonais se rangea à cet avis, ce qui se
traduisit par un grand succès.
La collecte des objets provenant du Japon et destinés à l’exposition de vienne fut
menée en parallèle avec la collecte des objets destinés au futur musée national dont
le projet s’était déjà confondu, comme on l’a mentionné plus haut, avec la politique
menée pour la conservation des objets anciens. Les préparatifs de l’exposition de
vienne, qui représentaient un projet national spécial, permirent aussi qu’un budget
et des ressources humaines considérables soient dévolus au projet de musée, tandis
que les connaissances accumulées grâce au projet du musée apportèrent une aide

5. Telle est la traduction que l’agence pour les affaires culturelles donne du nom japonais original du
décret, mais il ne s’agissait pas d’une loi au sens strict, puisque la Diète, en tant qu’organe législatif japo-
nais dans le contexte moderne, ne remonte qu’à 1889.
6. Une autre exposition avait déjà eu lieu en 1871, mais qui conservait des caractéristiques des foires com-
merciales privées et des expositions populaires dans le Japon prémoderne et qui ne représenta donc pas
une étape réussie vers un musée national au sens moderne.
7. Ce n’était pas la première exposition internationale pour le Japon qui avait déjà pris part, sous l’ancien
régime, à l’exposition de Londres en 1862 puis à celle de Paris en 1867, lançant ainsi la mode du japo-
nisme en Europe.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

précieuse pour préparer l’exposition de vienne. En fin de compte, le projet viennois


donna au premier musée national du Japon l’occasion de percevoir l’exotisme dans
le regard des étrangers à la culture japonaise ; le projet du musée, quant à lui, qui
avait déjà adopté une perspective de collecte d’objets anciens, affirmait que l’exotisme
nécessaire pour vienne devait se manifester par ces éléments non contemporains.
La politique culturelle japonaise, alors à ses balbutiements, devait donc remplir
une double fonction : préserver le vieux Japon en réaction à l’occidentalisation rapide
de la société japonaise, et dans le même temps, l’utiliser comme un symbole exotique
de la culture japonaise pour impressionner l’occident. Derrière le masque que
constituait l’impression exotique élaborée dans le cadre de l’exposition internationale,
le Japon poursuivait d’arrache-pied ses efforts de modernisation à l’occidentale de
son industrie et de ses systèmes sociaux. Cette structure à la Janus – modernisation
à l’intérieur et promotion de l’ancien Japon à l’extérieur – s’enracina en profondeur
dans la culture japonaise en créant un dilemme identitaire. Elle est restée jusqu’à
aujourd’hui un axe majeur des débats sur la politique culturelle.

Controverses au sujet de l’art


après le succès obtenu à vienne, le Japon devint un participant régulier et
enthousiaste aux nombreuses expositions internationales organisées en Europe et aux
États-Unis à la fin du xixe et au début du xxe siècle. L’artisanat traditionnel japonais
était particulièrement populaire, ce qui incita le gouvernement nippon à développer
la production en vue de l’exportation. À partir du milieu des années 1870, les services
gouvernementaux s’empressèrent d’analyser les formes d’artisanat particulièrement
en vogue sur les marchés occidentaux et les artisans reçurent instruction de se confor-
mer aux modèles élaborés par les autorités. Ces modèles étaient basés sur le dessin
traditionnel japonais, modifié pour accentuer la touche exotique. Parallèlement, on
pouvait observer un effort visant à s’inspirer des nuances des peintures occidentales,
pour rendre les produits plus faciles à intégrer dans le monde occidental.
au travers de ces expériences, une question importante en vint à se poser au
Japon, celle de la définition de l’« art ». L’« art » était une notion nouvelle, importée
d’occident à cette époque, mais cela ne voulait pas dire que les éléments auxquels
cette notion était applicable n’existaient pas au Japon. Toutefois, si différents types
de productions japonaises jouissaient, en tant qu’artisanat, d’une réputation très
appréciable, même les peintures appartenant au contexte historique japonais n’étaient
tout simplement pas classées comme « art ». Les décideurs politiques nippons,
désireux de rattraper l’occident, estimaient important d’obtenir une cote artistique
élevée et la reconnaissance du Japon en tant que foyer artistique. Cette volonté s’est
traduite par les efforts du musée national cité pour rédiger, pour la première fois dans
l’histoire du Japon, une histoire de l’art nippon, différente de l’histoire de l’art
occidentale, mais compréhensible et respectable du point de vue des normes occi-
dentales de l’histoire de l’art. Le projet a débouché sur la publication de l’Histoire de

8. L’éditeur était Maurice de Brunoff, Paris.

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Japon − Mayuko SAno

l’Art du Japon8, dans une traduction française, publiée même avant l’original japonais,
pour pouvoir être distribuée à l’occasion de l’exposition universelle de Paris en 1900.
Toutes ces tentatives étaient inspirées par un sentiment de fierté de la nation face
au système des valeurs occidentales, qu’elle importait en partie mais auquel elle
résistait en partie. Cette double réaction se retrouve également dans l’établissement
d’institutions nationales d’enseignement considérées comme des infrastructures
permettant d’édifier une nation moderne. Parmi elles, l’École des beaux-arts de
Tokyo, devenue aujourd’hui la faculté des beaux-arts de l’université des arts de
Tokyo, fut inaugurée en 18879. Même si les formes artistiques occidentales ont été
introduites plus tard dans le programme de l’École, l’aspect privilégié à l’origine était
clairement le domaine de la peinture traditionnelle japonaise. on a pu dire que
l’objectif de l’École était de placer ce domaine dans un système d’enseignement supé-
rieur importé d’occident, et lui conférer de la sorte le statut d’« art » au sens occiden-
tal, et de voir aussi les diplômés de cette École être des « artistes », à la différence des
artisans traditionnellement formés par l’apprentissage. Les chevilles ouvrières de ce
projet étaient Ernest Fenollosa, un des experts étrangers invités par le gouvernement
Meiji10, et son ancien étudiant Kakuzo (Tenshin) okakura, figure marquante de la
politique culturelle du gouvernement Meiji qui a également inauguré le projet
d’histoire de l’art et est devenu plus tard un philosophe réputé.

L’ère de l’impérialisme
Les années 1890, durant lesquelles fut rédigée l’Histoire de l’Art du Japon, furent
une époque de changement pour la politique culturelle japonaise, qui passa d’une
attitude fondée sur l’exotisme et sa recréation pour promouvoir le Japon vis-à-vis de
la société internationale à une attitude qui mettait en valeur l’authenticité culturelle.
Ce changement est imputable à la confiance nouvelle des décideurs politiques,
nourrie par les résultats visibles des vingt années écoulées pour construire une nation
moderne depuis la restauration Meiji ; la première Constitution, par exemple, a été
promulguée en 188911, et la Diète inaugurée en 1890.
Le pavillon japonais à la foire mondiale de Chicago en 1893 offre une illustration
remarquable de ce changement. Lors des expositions internationales précédentes, les
pavillons japonais avaient combiné des caractéristiques spécifiques de différents types
d’architectures japonaises pour en souligner la dimension exotique. Mais à Chicago,
pour la première fois dans l’histoire, les responsables nippons décidèrent d’édifier un
bâtiment strictement basé sur le modèle d’un ancien temple existant. ils estimèrent
plus important de présenter un élément de la réalité et de représenter la culture

9. Pour être plus précis, elle démarra en 1885 comme une section administrative pour la recherche et l’en-
seignement artistique, avant d’être rebaptisée comme école en 1887.
10. Fenollosa est resté dans la mémoire des Japonais comme celui qui a découvert et mis à l’honneur la
valeur des arts traditionnels japonais à un moment où les Japonais avaient tendance à se montrer exces-
sivement respectueux à l’égard de tout ce qui s’inspirait de l’occident. il a ensuite inauguré la section
japonaise du musée des Beaux-arts de Boston.
11. La Constitution japonaise actuelle a été promulguée en 1946.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

japonaise d’un point de vue japonais plutôt que de chercher à attirer les regards des
étrangers. Le modèle choisi était celui du pavillon houou-do, du temple de Byodo-
in, un temple bouddhiste représentatif, construit en 1053, à Kyoto, l’ancienne
capitale du Japon. au travers de cette représentation authentique, les décideurs
politiques concernés, dont ryuichi Kuki, alors président du musée national précité,
entendaient affirmer sur la scène internationale que le Japon était « un grand Empire
oriental, riche d’une très longue histoire12 ».
Comme à l’époque de l’exposition de vienne, la question de la représentation de
la culture japonaise à donner sur la scène internationale était alors étroitement liée
à la question de savoir quels aspects de la culture nippone devaient être préservés
dans le pays lui-même. C’est en 1897 que la Diète adopta la loi protégeant les anciens
temples et sanctuaires. À la différence de l’ancienne loi pour la préservation des
œuvres anciennes, la nouvelle loi avait clairement pour but de sélectionner, à des fins
de préservation nationale, les sanctuaires et les temples ayant la plus grande valeur
pour représenter l’histoire nippone et offrir un modèle artistique. Plus tard, en 1929,
la loi fut révisée pour donner naissance à la loi pour la préservation des trésors
nationaux, dont la portée s’étendait au-delà ses seuls temples et sanctuaires. Mais le
choix fait par la loi précédente d’une sélection en vue de représenter l’histoire du
pays ne fut pas modifié, et il se retrouve encore dans l’actuelle loi pour la protection
des biens culturels.
Les pavillons japonais conçus sur le modèle d’un temple ou d’un sanctuaire se
retrouvèrent dans les expositions internationales des deux décennies qui suivirent.
Mais en réalité, l’architecture nippone restait très exotique aux yeux du public
occidental et la réputation de la culture japonaise n’évolua pas, contrairement aux
attentes du côté nippon. L’ambition japonaise de voir le pays reconnu comme une
nation dominante, à l’égal des empires occidentaux, n’était pas totalement exaucée.
il ne serait pas exagéré de dire que l’écart entre les ambitions du Japon et sa réception
a permis au militarisme impérial japonais de se développer avant que la société
internationale n’y prenne sérieusement garde. Le Japon remporta la guerre sino-
japonaise en 1895 et la guerre russo-japonaise en 1905. En 1910, le Japon colonisa
la Corée.
La militarisation japonaise était sous-tendue par l’idée de la pureté de tradition
culturelle nationale. Parallèlement, l’occidentalisation du mode de vie de la popula-
tion se poursuivait, et était perçue comme une marque de développement de la
société. Ce dilemme culturel se posa de manière aiguë lors des préparatifs en vue de
l’exposition universelle de Paris en 1937. Pour cette exposition, le gouvernement
japonais avait prévu une fois encore un pavillon inspiré d’un modèle ancien, mais
un groupe de jeunes architectes défendit l’idée que la représentation de la culture
nippone devait honnêtement refléter les aspects occidentalisés de la culture japonaise

12. Rinji hakurankai jimukyoku houkoku (rapport du bureau temporaire pour la participation à la foire
mondiale de Chicago), Tokyo, rinji hakurankai jimukyoku, 1895, p. 493.

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Japon − Mayuko SAno

contemporaine. il en découla entre responsables de la politique culturelle,


universitaires et journalistes une série de débats sur ce qu’était la culture japonaise,
qui n’apparurent pas seulement dans les revues spécialisées mais aussi dans la presse
d’information générale13.
En fin de compte, l’architecte désigné, Junzo Sakakura, qui venait de terminer
ses études auprès de Le Corbusier, ignora les instructions du gouvernement japonais
qui restait fidèle au style traditionnel, et construisit un bâtiment moderne en béton
mais qui présentait des allusions au dessin traditionnel japonais. Le gouvernement
japonais ne l’accepta pas et se retira du concours des pavillons de l’exposition, mais
les jurés attribuèrent le grand prix à Sakakura. Le catalogue officiel de l’exposition
décrivit son pavillon en ces termes : « M. J. Sakakura était bien qualifié, de par sa
double culture artistique, pour donner au pavillon du Japon le caractère essentiel
voulu par ses créateurs : c’est-à-dire faire ressortir ce qu’il y a de plus moderne dans
le Japon actuel, tout en respectant soigneusement les influences ancestrales qui, dans
ce pays plus qu’en tout autre, inspirent et dirigent la vie nationale14. »
on a pu dire que c’est à ce moment-là que la politique culturelle aux deux visages
poursuivie par le Japon s’est brisée ou a trouvé un moyen d’échapper pour la première
fois à ses impasses. La manière dont Sakakura avait, dans sa représentation, mêlé les
aspects traditionnels et contemporains de la culture japonaise devait être largement
suivie après la Seconde Guerre mondiale.
il convient aussi de relever la création, en 1934, du Centre pour les relations
culturelles internationales en tant qu’organe spécialisé dans la promotion de la culture
japonaise à l’étranger15. Le Centre avait été conçu pour être l’équivalent de l’alliance
française, du British Council, du Goethe Institut allemand, et d’autres organismes
similaires chargés de la diplomatie culturelle qui existaient ou qui apparaissaient à
cette époque en Europe. C’est le Centre qui dirigea les préparatifs de la participation
japonaise à l’exposition de Paris de 1937. La mission du Centre était de conserver,
par le biais de la culture, les derniers contacts internationaux possibles pour le Japon,
qui s’était lancé à partir de 1931 dans des opérations militaires dans le nord-est de
la Chine et qui avait quitté la Société des nations en 1933. D’autre part, le Centre
devait faire office d’organe central de la propagande culturelle en faveur de ce qu’était
alors le Japon impérialiste.

13. Pour plus de détails, voir Mayuko Sano, « Bunka no jitsuzo to kyozo : Bankoku hakurankai ni miru
nihon-shokai no rekishi » (Comment exposer le Japon : une histoire de la recherche du Japon par lui-
même dans l’histoire des expositions internationales), dans Kenichiro hirano (ed.), Kokusaibunkakoryu
no seijikeizaigaku (aspects politiques et économiques des échanges culturels internationaux), Tokyo, Keiso-
shobo, 1999, p. 104-114.
14. Livre d’or officiel de l’exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne, Paris, répu-
blique française, Ministère du Commerce et de l’industrie, 1937, p. 465.
15. Pour plus de détails sur la naissance du Centre pour les relations culturelles internationales, voir atsu-
shi Shibazaki, International cultural exchange and modern Japan. History of Kokusai bunka shinkokai 1934-
1945, Tokyo, Yushindo kobun-sha, 1999.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

La politique culturelle après la Seconde Guerre mondiale


Le contrôle exercé par le ghq/sCap
et le processus de démocratisation
Du point de vue culturel, la Seconde Guerre mondiale a marqué la conclusion
ultime de la politique à deux visages du Japon : une occidentalisation rapide de
l’industrie et des systèmes sociaux, et une radicalisation de la foi dans les pures
traditions japonaises, basées sur l’autorité de l’empereur. Le débat sur le pavillon pour
l’exposition de 1937 représentait bien le dilemme ainsi créé et donnait une idée des
efforts nécessaires pour le surmonter.
Un aspect de ces efforts apparut rapidement après la défaite du Japon en 1945
lorsque, au nom du Ghq/SCaP16, les américains, désireux de changer fondamentale-
ment les mentalités japonaises, mirent fin à l’influence du contrôle impérial dans le
but de démocratiser l’ensemble du système national. Des recherches menées au cours
de la dernière décennie sur les documents du Ghq/SCaP examinés dans une
perspective culturelle ont livré d’importants résultats, même si de nombreux autres
éléments n’ont pas encore été révélés. La censure des spectacles, et en particulier du
kabuki, une forme caractéristique du théâtre japonais traditionnel, a été une mesure
bien connue menée par le Ghq/SCaP dans le domaine de la culture.
avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, et même avant la restauration
Meiji, les autorités nippones exerçaient une censure sur ces spectacles, susceptibles
d’exercer une influence sur l’esprit de la masse de la population. Ce contrôle fut donc
repris par le Ghq/SCaP, dans un contexte différent. Selon les autorités d’occupation,
le répertoire historique du kabuki, aujourd’hui fréquemment comparé aux pièces de
Shakespeare, contenait en particulier des éléments antidémocratiques, à savoir l’accent
mis sur l’idéologie féodale, l’exaltation de la loyauté aveugle (qui avait permis aux
autorités nippones d’envoyer la population sur les champs de bataille), l’admiration
pour le militarisme, le manque de respect envers la vie humaine et envers les femmes,
la valorisation de vengeance. on a pu noter que les deux tiers des pièces du répertoire
du kabuki furent classées comme pernicieuses17.
il est important de noter que le Ghq/SCaP n’entendait pas abolir cette forme
théâtrale, sachant que le kabuki était déjà très réputé à l’extérieur du Japon18 et qu’une
telle abolition aurait suscité des critiques internationales à l’encontre du Ghq/SCaP
ou des États-Unis. L’objectif semblait être de le préserver (en partie), non plus comme
un théâtre populaire, mais comme une forme d’art hautement artistique et soumis
à un contrôle rigoureux. Dans le même temps, on s’attendait à ce que le manque de
pièces kabuki en raison de la censure incite les Japonais à créer de nouvelles pièces
contemporaines, et à s’habituer à apprécier ces œuvres théâtrales « démocratiques19 ».

16. voir la note 1.


17. Yasuki hamano, « Ghq kimitsu houkokusho “ken’etsu to nihon-engeki no genjo” » (le rapport secret
du Ghq/SCaP « la censure et l’état actuel du théâtre japonais »), Kabuki : Kenkyu to hihyo (Kabuki : Stu-
dies and Critics), 2007, vol. 38, p. 101.
18. avant la Seconde Guerre mondiale, le kabuki avait été joué à Moscou en 1928.

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Japon − Mayuko SAno

La rapide « démocratisation » conduisit un moment à l’avènement d’un gouverne-


ment socialiste en 194720. La même année, le Ghq/SCaP renonça à censurer le kabuki
et les pièces interdites purent être rejouées. Le kabuki reste populaire aujourd’hui,
mais il est vrai qu’il a perdu sa nature originale de spectacle populaire et qu’il est
reconnu comme une forme artistique préservée et éloignée de la vie quotidienne.
on a pu soupçonner que l’intention du Ghq/SCaP de convaincre les Japonais de
considérer ainsi le kabuki pouvait être liée à l’introduction de la politique de préser-
vation des biens culturels intangibles, qui est à présent internationalement reconnue
comme la première réussite japonaise au monde. Dès la fin de la guerre, le gouver-
nement nippon avait été très préoccupé par les dommages causés aux biens culturels
pendant la guerre, mais aussi après, en raison de l’état désastreux de l’économie. il
s’était employé dès lors à préparer le renouveau des politiques historiques déjà
mentionnées pour la préservation des biens culturels. En 1949, l’incendie accidentel
qui détruisit les peintures murales du Kondo (hall principal) du temple d’horyu-ji,
un trésor national de la classe la plus élevée, datant du viie siècle, accéléra le processus.
Dans la littérature publiée, il est seulement expliqué que l’aspect immatériel de la
culture n’est entré dans le champ des discussions qu’en cours de route, comme une
nouvelle catégorie de biens à préserver, et il a finalement été inclus dans l’actuelle loi
pour la protection des biens culturels, adoptée en 1950. Même si l’influence du
Ghq/SCaP n’a pas été absolument prouvée, certaines études sont actuellement en
cours à ce sujet.
Un autre aspect de l’influence du Ghq fut l’irruption massive de la culture popu-
laire américaine. avant même le boom des feuilletons télévisés américains au Japon
durant les années 1950 et 1960, des éléments de culture populaire, en particulier le
cinéma et la musique, affluèrent à titre de loisirs et de divertissement pour un très
grand nombre de militaires américains stationnés au Japon. Ces nouveaux genres de
loisirs ont immédiatement essaimé dans la vie japonaise comme symbole d’une
nouvelle ère et ont fortement influencé les goûts de la population. on a prétendu
qu’il s’agissait d’un élément d’une politique soigneusement étudiée par le Ghq21. Le
personnel japonais qui travaillait pour les américains pendant la période d’occupa-
tion a ensuite développé le secteur japonais des loisirs en copiant le système américain.
Face à cette politique des autorités d’occupation, les responsables japonais de la
politique culturelle ont nourri un sentiment de rivalité vis-à-vis du Ghq/SCaP. Le
ministère de l’Éducation organisa un festival national des arts en 1946, à un moment
où tout le pays était encore confronté à des besoins criants de reconstruction après
les dévastations de la guerre. Le festival présentait non seulement du kabuki, du
nogaku, et d’autres arts traditionnels du spectacle, mais aussi des pièces contempo-

19. Y. hamano, « Ghq kimitsu houkokusho… », art. cité, p. 105-109.


20. Ce fut le seul gouvernement de gauche dans l’histoire du Japon ; il ne resta en place que moins d’un
an.
21. voir Masaharu Sato, « Senryo-ki Ghq no tainichi seisaku to nihon no Goraku » (La politique du
Ghq/SCaP envers le Japon pendant la période d’occupation et le divertissement et les loisirs au Japon),
Bulletin of Institute of Sociology and Social Work, Meiji Gakuin University, 2005, no 35, p. 35-45.

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PoUr UnE hiSToirE DES PoLiTiqUES CULTUrELLES DanS LE MonDE

raines, de l’opéra et du ballet classique. on rappellera que lorsque hidemi Kon, un


écrivain qui travaillait à l’époque au ministère, conçut l’idée du festival, et décida de
l’organiser en dépit des énormes difficultés prévisibles, lui et ses collègues voulaient
encourager le pays en lui rappelant la riche culture partagée par ses compatriotes.
Mais en même temps, ils étaient bien déterminés à montrer aux forces d’occupation
la richesse culturelle du pays22. Le festival existe encore aujourd’hui, sous la forme
d’un événement annuel.
Le Japon fut autorisé à faire son retour sur la scène internationale comme une
nation indépendante par le traité de paix de San Francisco en 1951, et l’occupation
par le Ghq cessa en 1952, lorsque le traité entra en vigueur.

La création de l’agence pour les affaires culturelles et son contexte


La politique culturelle du Japon de l’après-guerre fut donc orientée, par les améri-
cains et par les Japonais eux-mêmes, dans le sens d’une politique qui témoigne de la
détermination de la nation à construire un État démocratique, anti-impérialiste et
pacifique. il ne serait pas faux de dire que non seulement les responsables politiques,
mais aussi une large part de la population japonaise, après avoir vécu l’expérience
d’une guerre désastreuse, ont compris que la création d’une culture nouvelle équivalait
à une œuvre de pacification, sans que cette conception soit nécessairement induite
par le Ghq/SCaP. « nation culturelle » était une expression fréquemment utilisée à
l’époque comme étant l’objectif de reconstruction du pays.
Cette conception se trouve confirmée par le fait que la première organisation
internationale à admettre le Japon parmi ses membres après la Seconde Guerre
mondiale fut l’Unesco en 1951, soit même avant la fin de la période d’occupation
et le retour à l’indépendance. La fameuse formule en tête du préambule de la
Constitution de l’Unesco, « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes,
c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », fut
appréciée des Japonais, et un nombre significatif d’associations Unesco de base
s’employèrent à promouvoir cet esprit à travers tout le pays : c’est ce qu’on a appelé
le mouvement Unesco.
Les années 1950 et le début des années 1960 virent la création de certaines
institutions culturelles majeures dans le domaine de la culture, à commencer par la
réouverture du musée historique national. Ce musée avait été absorbé dans les biens
de l’empereur avant la Seconde Guerre mondiale. il redevint musée national en 1947,
et Musée national de Tokyo en 195223. Le musée national d’art moderne fut ouvert
au cours de cette même année 1952 à Tokyo, et sa branche de Kyoto en 1963. Le
musée national d’art occidental fut également inauguré à Tokyo en 1959, lorsque le

22. agence pour les affaires culturelles (supervision), Geijutsusai gojunen : Sengo-nihon no geijutsubunka-
shi (Cinquante ans de festival national des arts : histoire des arts et de la culture du Japon de l’après-
guerre), Tokyo, Gyousei, 1995, p. 110-114.
23. C’est également en 1952 que les branches du musée historique des anciennes capitales du Japon,
Kyoto et nara, sont devenues des musées nationaux indépendants.

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Japon − Mayuko SAno

gouvernement français restitua au Japon la collection Matsukata24. Cette collection


avait été constituée avant la guerre par un célèbre amateur d’art, Kojiro Matsukata,
le patron d’une entreprise de chantiers navals. Une partie de sa collection avait été
envoyée en France pour éviter les destructions de la guerre, mais avait été saisie par
le gouvernement français comme biens d’une nation ennemie.
En fait, les actions politiques pour la promotion de la culture ne se sont pas
développées davantage pendant les deux décennies qui suivirent immédiatement la
fin de la guerre. on dit généralement que c’était parce que le gouvernement japonais
entendait se distancier des activités culturelles en réaction au contrôle culturel exercé
avant et pendant la guerre. il serait plus exact de dire que l’état de l’économie nippone
au lendemain de la guerre ne permettait pas de consacrer des investissements publics
à la culture, sauf pour inaugurer certaines institutions symboliques.
Depuis l’époque de l’occupation par le Ghq/SCaP, les actions limitées menées
dans le domaine culturel l’étaient par le ministère de l’Éducation. on aurait pu y
voir une continuité historique depuis la restauration Meiji en 1868, lorsque les
principales réalisations de la politique culturelle, comme la création du premier musée
et la collecte d’œuvres anciennes, avaient été menées par ce ministère. Mais même
si c’était le cas, à cette époque, éducation était synonyme de construction de l’État
et la culture était interprétée dans une perspective large, et non comme un domaine
indépendant des autres domaines de l’action politique. il s’agissait pour la nation de
la question la plus essentielle parce qu’intrinsèque à la nation elle-même. au contraire,
le fait que ce soit de nouveau le ministère de l’Éducation qui prenne en charge la
politique culturelle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a plutôt servi à
enfermer la politique culturelle dans le système bureaucratique, en particulier vis-à-
vis du ministère des affaires étrangères, et a conduit à faire de la culture une activité
périphérique dans la politique de l’éducation.
Durant les années 1960, le Japon connut une croissance économique specta-
culaire qui vit le PnB du pays multiplié par cinq. Le Japon rejoignit officiellement
l’oCDE en 1964. Ces circonstances permirent au gouvernement – et l’incitèrent en
ce sens – de mener une politique visible de promotion de la culture. Un bureau
spécifique pour les affaires culturelles fut mis en place au sein du ministère de
l’Éducation en 1966. on notera que c’est cette même année 1966 qui vit la création
du premier des cinq théâtres nationaux japonais, sous la supervision du ministère25.

24. aujourd’hui, cinq musées nationaux se sont ajoutés, même si le statut « national » des musées a été
remis en cause au plan politique : ils ont aujourd’hui un statut semi-indépendant. Parmi les cinq musées
supplémentaires, deux sont consacrés aux beaux-arts : le musée national des arts à osaka (1977), pour
les arts contemporains, et le centre national des arts de Tokyo (2007), qui ne possède pas de collections
mais offre des espaces pour des créations expérimentales. Les trois autres sont des musées historiques et
ethnographiques : le musée national d’Ethnologie à osaka (1977), pour les cultures du monde ; le musée
national de l’histoire japonaise (1987) à Chiba ; le Musée national Kyushu (2005) à Fukuoka pour l’his-
toire de l’asie. outre ces musées, dans le domaine des sciences naturelles, le musée national de la nature
et des Sciences, créé en 1949 à Tokyo, avait historiquement fait partie du premier musée national.
25. Ce premier théâtre national est principalement dédié aux arts traditionnels de la scène, en particulier
le kabuki, et abrite également un département d’études sur les arts traditionnels de la scène. Plus tard, il
fut placé sous l’autorité de l’agence pour les affaires culturelles. Pour le nogaku et le bunraku, les deux

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L’agence pour les affaires culturelles fut en outre constituée comme organe
externe du ministère en 1968, en fusionnant avec le nouveau bureau précité et avec
le Comité pour la protection des biens culturels, qui avait été créé comme organe
consultatif du ministère pour la mise en œuvre de la loi pour la protection des biens
culturels en 1950. En réalité, l’apparition soudaine de l’agence ne fut pas le résultat
d’une décision volontariste, mais d’une réforme administrative qui avait forcé chaque
ministère à réduire un organe placé sous sa responsabilité. il est vrai, toutefois, que
l’inauguration de l’agence donna une image volontariste de l’action du gouvernement
en matière culturelle, et marqua un tournant dans l’histoire de la politique culturelle
japonaise. Le premier dirigeant de l’agence fut hidemi Kon, l’initiateur du Festival
national des arts évoqué plus haut.
L’agence récupéra deux domaines majeurs de la politique culturelle du ministère
de l’Éducation, à savoir la protection des biens culturels et la promotion des arts, et
elle reçut également la charge des politiques relatives au système du droit d’auteur
et à la langue japonaise, ainsi que l’administration des affaires religieuses. Le budget
annuel de l’agence devait être affecté dans le cadre de la gestion financière du
ministère. Cette structure de base est restée inchangée jusqu’à ce jour. L’agence avait
reçu 5 milliards de yens lors de sa première année (0,8 % du budget du ministère de
l’Éducation et 0,1 % du budget national26) ; le budget 2008 de l’agence était de
102 milliards de yens (1,9 % du budget du ministère et 0,2 % du budget national27).
La promotion de la culture japonaise à l’étranger constitua un autre aspect de la
politique culturelle qui bénéficia de la croissance économique. Les tensions croissantes
entre le Japon et les États-Unis créées par l’augmentation rapide des exportations de
voitures japonaises rendaient nécessaires une amélioration de l’image du Japon aux
États-Unis. Pour répondre à ce besoin, la Fondation du Japon fut établie en 1972 en
tant qu’organisation spécialisée semi-gouvernementale dépendant du ministère des
affaires étrangères et destinée à promouvoir les échanges culturels, non seulement
avec les États-Unis, mais aussi avec le reste du monde. Le Centre pour les relations
culturelles internationales de 1934, évoqué plus haut, avait continué d’exister après
la Seconde Guerre mondiale, mais ses activités avaient été mises en veilleuse, en tant
qu’organisme ayant joué un rôle important dans la propagande impériale. il fut
finalement absorbé par la fondation dans le contexte démocratique de l’après-guerre.
il importe de souligner à cet égard que la nouvelle organisation prit la forme
d’une fondation, comme son nom l’indique, dotée de 50 milliards de yens (montant

autres formes majeures des arts traditionnels de la scène, qui requièrent chacun un théâtre de style parti-
culier, les théâtres nationaux respectifs furent créés en 1983 et 1984. En outre, le nouveau théâtre natio-
nal qui est consacré aux pièces contemporaines et aux arts de la scène d’origine occidentale (opéra et bal-
let) fut établi en 1997. En 2004, le plus récent des théâtres nationaux fut inauguré à okinawa, la préfecture
insulaire du sud du pays, pour mettre en valeur la culture spécifique de cette zone et de la région asie-
Pacifique environnante.
26. agence pour les affaires culturelles (supervision), Atarashii bunka-rikkoku no souzou wo mezashite :
Bunka-cho 30 nenshi (vers la création d’une nouvelle nation orientée vers la culture : 30 ans d’histoire de
l’agence pour les affaires culturelles), Tokyo, Gyousei, p. 169.
27. voir le site internet du ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Tech-
nologie (nouveau nom depuis 2001) : http://www.mext.go.jp/b_menu/houdou/20/01/08012109/001.pdf

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Japon − Mayuko SAno

porté à 100 milliards de yens en 1991) qui devaient lui permettre, grâce aux intérêts,
de fonctionner en toute indépendance par rapport à la concurrence et aux inter-
férence politiques qui déterminent le budget gouvernemental annuel. Même si la
Fondation du Japon a reçu plus tard des subventions gouvernementales pour
compenser la baisse des taux d’intérêt, son esprit d’indépendance est demeuré un
élément jugé indispensable. C’était la première fois que l’instrument de la fondation,
dont le but avoué était de maintenir une distance par rapport à la politique
gouvernementale, était adopté dans la politique culturelle japonaise. on peut y voir
une manière japonaise de préserver l’indépendance, qui se nourrit de la réflexion sur
ce que fut l’histoire impériale du Japon et la volonté de réagir face à cette période.

Les retombées de la croissance économique


Le boom permanent de l’économie japonaise pendant les années 1970 et 1980
entraîna l’apparition de nouveaux acteurs dans le domaine du soutien et de la promo-
tion de la culture, et notamment des entreprises privées, qui s’étaient retrouvées riches
d’importants excédents financiers. au vu de la croissance des entreprises, la presse et
l’opinion publique commencèrent à exiger d’elles une contribution sociale correspon-
dant aux bénéfices qu’elles retiraient de la société. Les termes de « philanthropie
d’entreprise » et de « responsabilité sociale de l’entreprise » connurent une diffusion
rapide. La « culture » devint l’un des domaines retenus par les entreprises pour y
consacrer des moyens financiers dans le but d’améliorer leur image dans la société.
La donation à des institutions sans but lucratif constituait une des formes possi-
bles de ce soutien. Pour les entreprises, le seuil d’exonération fiscale en cas de
donation28 était multiplié par deux si elles faisaient une donation à une organisation
qualifiée d’organisation d’intérêt public spécifiquement reconnue dans l’arrêté
d’exécution de la loi sur l’impôt des sociétés. il s’agissait sans conteste d’un incitant
puissant pour les entreprises, mais la mesure montrait également que l’ampleur de
l’exonération fiscale n’était pas assez importante pour que la société tire pleinement
profit de la conjoncture économique de l’époque. Les entreprises pouvaient aussi, à
titre d’alternative, apporter à des événements culturels un soutien dans le cadre de
leur politique de publicité : les montants utilisés pouvaient être admis comme faisant
partie des frais de la société. Un nombre grandissant de concerts ou de spectacles
populaires de comédie musicale, organisés sous un intitulé rappelant le nom de
l’entreprise, virent alors le jour à cette époque.
La troisième voie qui s’offrait aux entreprises désireuses d’apporter réellement un
soutien à la culture consistait à créer une institution culturelle spécialisée, capable
d’assurer des activités à long terme indépendamment de fluctuations des finances de
l’entreprise : une galerie ou une salle de concert, par exemple, ou plus fréquemment
une fondation destinée à pratiquer le mécénat pour les activités culturelles. on peut
citer comme exemple représentatif de cette catégorie, la fondation Toyota créée par
la Toyota Motor Corporation en 1974, et particulièrement connue pour le soutien

28. (Montant du capital social × 0,0025 + montant du revenu de l’entreprise × 0,025) × 0,5.

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financier apporté à des projets théoriques et pratiques ayant pour objectif la création
d’un réseau culturel avec les pays asiatiques voisins, ou la fondation Suntory, fondée
par la Suntory Limited (une entreprise de spiritueux) en 1979, connue pour le
soutien apporté à des publications académiques de haute tenue et à des activités
culturelles uniques en leur genre et enracinées dans des régions particulières.
C’est à cette époque que l’on commença à qualifier le soutien à la culture apporté
par des entreprises privées de « mécénat », en important directement en japonais le
terme français. L’association pour le soutien des entreprises à l’art, créée en 1990
pour mettre en réseau les entreprises concernées, s’appelait en japonais « Kigyo
(entreprise) Mécénat Kyogikai (association29) ». Le mot a donné une image de fraî-
cheur aux yeux du public et a été compris comme une sorte de mode. Cela ne signifie
pas cependant qu’il n’existait pas au Japon de tradition d’un soutien privé à la culture.
au contraire, avant l’ère moderne, en particulier à l’époque du régime Tokugawa soit
du xviie siècle à la restauration Meiji au milieu du xixe siècle, le remarquable essor
de la culture a été largement dû au patronage de riches marchands. Même si cet
aspect a été progressivement oublié lors de l’introduction du capitalisme moderne
après la restauration Meiji30, on a pu dire que cette troisième forme de soutien à la
culture, qui dans de nombreux cas a trouvé son origine dans les convictions
personnelles des chefs d’entreprise, constituait une renaissance de cette tradition.
autre groupe de nouveaux acteurs ayant émergé comme soutien à la culture au
cours des mêmes années 1970 et 1980 : les pouvoirs locaux. Cette tendance est
généralement expliquée par le fait que la population avait atteint un niveau de vie
satisfaisant sur le plan économique, et commençait à rechercher davantage
d’épanouissement au niveau de la vie personnelle, ce qui incita les pouvoirs locaux,
plus proches de la vie quotidienne de la population que le gouvernement national,
à mettre en place un meilleur environnement culturel dans leurs régions respectives.
L’« ère du localisme » devint un slogan tant journalistique que politique. Cette vague
coïncida avec les efforts des autorités locales pour s’affranchir du statut de sous-
traitant du gouvernement national. La culture était un domaine propice pour lancer
ce processus. Si la culture était considérée comme un domaine limité au sein de

29. L’association (son secrétariat) s’est développée jusqu’à aujourd’hui en tant qu’organisme bien informé
et spécialisé dans la question du soutien des entreprises à la culture et elle se montre assez active. En 1994,
l’association a obtenu le statut d’organisation reconnue d’intérêt public : les donations en sa faveur, comme
on l’a indiqué plus haut, permettent donc à une entreprise privée de multiplier par deux l’exonération à
l’impôt des sociétés. L’association collecte donc des donations auprès des entreprises et utilise les fonds
reçus pour subventionner d’autres organisations culturelles qui ne jouissent pas du même statut privilé-
gié dans le système fiscal.
30. Une caractéristique remarquable en matière de soutien à la culture au Japon fut, au début du xxe siècle,
l’émergence des entreprises de presse comme organisateurs majeurs d’événements culturels, en particulier
d’expositions assez académiques. Ce rôle de la presse n’a fait que s’affirmer et, aujourd’hui, il est courant
de voir les grands journaux disposer, à côté des journalistes et des commentateurs, d’un personnel spé-
cialisé dans les projets culturels. De leur côté, les grands magasins ont également commencé à organiser
des expositions ou des spectacles sur petite échelle. Ces événements avaient généralement lieu dans les
magasins, et avaient surtout pour but d’attirer des clients, mais certains magasins ont étendu ces activi-
tés même à l’extérieur de leurs locaux, en créant une salle de spectacles, par exemple. Les grands maga-
sins sont reconnus par le public comme d’importants organisateurs d’événements culturels au Japon.

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l’administration des tâches d’éducation dans les gouvernements locaux suivant une
structure identique à celle du gouvernement national, les demandes des citoyens
offrirent aux pouvoirs locaux une chance de changer d’avis et de considérer la culture
comme un domaine en soi, susceptible d’enrichir la vie de la population.
Ceci étant dit, comme cette tendance est partie d’osaka et d’autres préfectures
ou villes importantes s’efforçant de ne pas être en reste par rapport à Tokyo, il convient
de noter que la rivalité par rapport à la capitale a pu jouer un rôle dans ce processus.
De fait, bon nombre de pouvoirs locaux ont mené une action dans le domaine
culturel en construisant un centre culturel, une galerie ou un théâtre municipal assez
visible pour afficher le résultat de leur action dans une optique de compétition.
L’ironie veut en outre qu’en 1986, l’agence pour les affaires culturelles lance le Festival
culturel national, une manifestation annuelle essentiellement constituée par des
spectacles d’amateurs, et que chaque préfecture se devait d’organiser à son tour. Cette
initiative nationale eut pour effet d’accélérer encore les investissements des pouvoirs
locaux qui durent mettre sur pied les équipements requis pour accueillir l’événement.
Par la suite, ces initiatives firent l’objet de sévères critiques, parce que beaucoup
d’entre elles se limitèrent à la construction de bâtiments dépourvus des ressources
humaines spécialisées nécessaires pour y développer des projets créateurs. Cependant,
il est également vrai qu’au moins depuis que ces salles existent, des pièces de théâtre
ou des concerts, et pas seulement ceux du Festival culturel national, mais aussi des
réalisations du secteur privé, ont pu être présentés dans ces régions et la population
local a pu les apprécier, même s’il s’agissait de créations provenant de Tokyo et non
de créations régionales. Dans pareils cas, l’existence de la salle de spectacle a abouti
à conforter le fossé entre Tokyo et la périphérie sur le plan de la création. La
réutilisation de ces salles régionales « vides » a été l’un des sujets brûlants des débats
sur la politique culturelle et à l’heure actuelle des centres dramatiques régionaux, axés
sur la création, ont également vu le jour. Un exemple particulièrement réputé est le
Centre des arts de la scène de Shizuoka (SPaC), créé en 1997 par la préfecture de
Shizuoka et dirigé par le metteur en scène de théâtre Tadashi Suzuki jusqu’en 2007,
Satoshi Miyagi lui ayant aujourd’hui succédé.
La montée en puissance des entreprises privées et des pouvoirs locaux comme
soutiens actifs de la culture a eu dans les faits pour conséquence un soutien accru du
gouvernement national. Les tendances générales précitées ont exercé une pression
sur le gouvernement national dont les investissements en matière de culture, à l’excep-
tion de la protection des biens culturels, étaient restés modestes. Le résultat le plus
déterminant fut, en 1990, la création du Fonds japonais pour les arts, doté d’environ
60 milliards de yens (quelque 50 milliards de yens provenant du gouvernement
national et 10 milliards de dons du secteur privé) et destiné à financer la création
artistique31. Le fonds était géré par le Conseil japonais pour les arts, institué lors de
la création du fonds, en tant qu’organisation autonome affiliée à l’agence pour les

31. Le fonds pouvait compter sur des intérêts de quelque 3 milliards de yens par an au moment de sa
création. Suite à la baisse des taux d’intérêt, les revenus perçus par le fonds se situent à quelque 1,8 mil-
liard de yens. voir www.ntj.jac.go.jp/about/financial/index.html (site du Conseil japonais pour les arts).

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affaires culturelles, et issu de la réorganisation de l’organe de gestion du éâtre


national qui existait depuis 1966.
Même si le montant de la dotation du fonds n’a pas été perçu comme satisfaisant,
son principal héritage est qu’avant et après sa création, le sens ou la nécessité d’un
financement gouvernemental pour les arts a été sérieusement discuté, non seulement
parmi les spécialistes directement concernés, mais aussi dans la presse généraliste. Le
débat le plus vif fut celui qui opposa, dans les colonnes de l’Asahi Shimbun (un des
plus grands journaux japonais), le metteur en scène de théâtre Keita asari, qui
dirigeait sa propre compagnie théâtrale, la compagnie Shiki, et qui insistait sur
l’indépendance de l’artiste par rapport à toute intervention des pouvoirs publics, et
le chef d’orchestre akira Miyoshi, qui devint par la suite directeur du Centre des
festivals de Tokyo, et qui affirmait la nécessité d’un soutien gouvernemental en faveur
d’un environnement plus favorable à la création32.
Ces débats ont pris un caractère plus urgent lorsque le boom économique sans
précédent évoqué plus haut prit fin au début des années 1990 et que de nombreuses
entreprises privées abandonnèrent ce terrain. on a pu dire que lorsqu’elle prit fin, la
mode du « mécénat » eut un impact réel sur la politique culturelle japonaise.

La politique culturelle japonaise aujourd’hui


dans le cadre de la globalisation
Le dernier état en date
Lors des discussions sur la signification de la politique culturelle, au moment de
la création du Fonds japonais pour les arts, le cadre de ce débat n’était pas bien
déterminé. La réponse à la question concernant la nécessité ou la justification d’une
intervention du gouvernement dans le domaine de la culture, et en particulier des
arts, dépendait de la définition que chaque protagoniste de la discussion donnait des
« artistes » : le terme ne désignait-il que l’élite des artistes professionnels (comme le
pensait asari, évoqué plus haut) ou incluait-il un vaste éventail d’amateurs (acception
retenue par Miyoshi). Le Conseil japonais pour les arts ne semblait pas prêt à clarifier
la définition en termes de champ d’action du soutien qu’il apportait. La question est
aujourd’hui résolue ou plus précisément contournée puisque le droit du public de
profiter des arts et de la culture a été mis en avant principalement par des
universitaires qui ont déclaré s’inspirer en particulier du système allemand des droits
culturels33.
La logique qui explique que le soutien des arts s’adresse au public et non aux
artistes a renforcé la position de l’agence pour les affaires culturelles qui avait besoin

32. Leurs échanges de vues furent publiés dans l’Asahi Shimbun le 9 septembre, 2 octobre, 25 octobre et
le 8 novembre 1990.
33. voir Mari Kobayashi, Bunka-ken no kakuritsu ni mukete : Bunkashinko-ho no kokusaihikaku to nip-
pon no genjitsu (vers l’établissement des droits culturels : études comparatives internationales sur les légis-
lations en faveur de la promotion de la culture et état actuel de la question au Japon), Tokyo, Keiso-shobo,
2004.

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Japon − Mayuko SAno

d’une justification plus forte à l’appui de sa demande d’un budget plus important.
Cette logique a également accéléré le lobbying des associations d’artistes : elles ont pu
demander davantage de soutien en déclarant agir dans l’intérêt du public et non le
leur. Ces pressions se sont fait sentir avec succès au niveau d’un groupe de
parlementaires de divers partis, qui se sont désignés eux-mêmes comme la ligue des
députés et des sénateurs pour les questions musicales34 et à qui l’on doit également
une première idée du Fonds japonais pour les arts.
La ligue joua un rôle actif dans la rédaction de la loi fondamentale pour la pro-
motion de la culture et des arts, qui fut finalement adoptée en 2001. La loi établissait
la responsabilité des autorités nationales et locales dans l’élaboration et la mise en
œuvre de politiques dans le domaine de la culture et des arts (articles 3 et 4) parce
que, selon son préambule, créer et jouir de la culture et des arts et trouver la joie de
vivre dans un environnement culturel constituent un souhait de toujours de la
population. Selon une interprétation répandue, les dispositions de la Constitution
nippone sur les droits de l’homme ont directement fourni la base de la loi.
En fait, l’effet le plus concret de l’adoption de cette loi a été d’autoriser légalement
l’agence pour les affaires culturelles, en tant qu’organe concerné au niveau du
gouvernement national, à mener des actions dans le domaine des arts. À l’inverse de
la protection des biens culturels, pour laquelle la base légale avait été établie dès 1950,
il n’existait encore aucune justification légale à l’intervention nationale dans le
domaine du soutien aux arts. Le fait avait d’ailleurs été souligné par l’inspection
administrative de l’agence de Gestion et de Coordination en 1994, et était source
d’anxiété pour l’agence pour les affaires culturelles.
Dans le même temps, toutefois, une caractéristique remarquable de la nouvelle
loi était de ne pas attribuer la responsabilité de la politique culturelle au seul gouver-
nement national, mais aussi aux pouvoirs locaux. Ce choix faisait écho à la révision,
en 1999, de la loi sur l’autonomie locale de 1947. Suite aux débats continuels sur la
décentralisation, les pouvoirs locaux nippons, qui avaient de facto fait office de sous-
traitants du gouvernement national, grâce à cette révision se trouvaient placés sur le
même niveau que lui. Le fait que cette situation nouvelle soit rapidement répercutée
dans le domaine de la culture revêtait une portée symbolique, puisque l’« ère du
localisme » des années 1980 avait été guidée par la culture, comme on l’a vu. La
nouvelle loi fondamentale a joué un rôle moteur pour encourager les pouvoirs locaux
à se montrer de nouveau actifs dans ce domaine. Cette fois, leur action ne privilégia
plus la construction d’équipements culturels, mais dans de nombreux cas,
l’élaboration d’une ordonnance ou d’une stratégie officielle de promotion des arts et
de la culture pour les populations concernées.
L’ironie, pour les responsables culturels, a voulu que juste après l’adoption de la
loi de 2001, la réforme générale du secteur public destinée à réduire de manière
drastique les dépenses publiques entra en application, et qu’une justification plus
forte devint nécessaire pour décider un gouvernement national ou local à financer

34. Leurs activités de promotion de la politique culturelle commencèrent dans le domaine de la musique
en 977, mais aujourd’hui leurs intérêts se sont étendus aux divers arts du spectacle et au cinéma.

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une activité culturelle. Bon nombre d’organisations culturelles publiques, en parti-


culier, au niveau municipal, les musées et les salles de concert, ont dû adopter une
logique d’autosuffisance, et leur gestion est confiée à une entreprise privée ou à une
association sans but lucratif, choisie par appel d’offres, et sur une base contractuelle
temporaire. Pour l’instant, la privatisation des musées nationaux est suspendue, mais
leurs finances sont également passées à l’autosuffisance.
À l’heure actuelle, les termes de « politique culturelle » sont de nouveau à
l’honneur au Japon, mais dans un contexte différent de celui de la Seconde Guerre
mondiale, quand l’expression désignait le contrôle sur les pensées de la population ;
autrement dit, la politique culturelle est de nouveau considérée comme un domaine
qui requiert une intervention des pouvoirs publics, pas nécessairement modeste, mais
toujours bien contrôlée. Comme on l’a déjà dit, cette évolution a été largement
rendue possible parce que l’objectif de la politique culturelle a dû être expliqué dans
le contexte des droits de tous les citoyens à jouir des arts et de la culture. Si cette
logique fournit une justification puissante à l’investissement du secteur public dans
les arts et la culture, il est également vrai qu’en raison de cette même logique, la
politique culturelle ne fait plus débat au niveau artistique. Elle est devenue une
question qui peut être débattue sans jugement de valeur exprimé d’un quelconque
point de vue culturel.
on a pu dire que la tendance à la privatisation, évoquée plus haut, est également
un produit de cette logique. Le « droit du citoyen », qui avait justifié la réapparition
de la politique culturelle, l’a rapidement placée dans une position de concurrence
pure et simple avec d’autres domaines de l’action politique. À l’heure actuelle, il arrive
même que des candidats au poste de gouverneur de préfecture déclarent dans leur
programme électoral qu’ils aboliront les institutions publiques culturelles, dans le
but de restaurer les finances : dans une telle situation, il est presque impossible à la
« culture » de lutter contre des domaines d’action politique financièrement plus
intéressants.

Les deux globalisations


Pour conclure, il convient de dire un mot de deux aspects différents de la mondia-
lisation, qui ouvrent des pages nouvelles pour la politique culturelle japonaise. L’un
est le boom international du cinéma d’animation et des mangas (en bande dessinée
et en dessin animé) japonais. Si le dessin animé japonais était connu depuis les années
1970 ou même plus tôt dans de nombreux pays, essentiellement sous la forme de
programmes télévisés comme Candy ou Sailor Moon, il a commencé à être reconnu
comme une production de niveau artistique grâce aux films de hayao Miyazaki à la
fin des années 1990. Dans le même temps, les mangas japonais connaissaient le succès
populaire, non seulement dans les pays voisins d’asie, mais aussi en Europe – en
particulier en France – et aux États-Unis. Dessins animés et mangas n’avaient pas été
promus par les décideurs politiques nippons : ce succès a été l’œuvre de producteurs
privés au Japon et dans les pays de destination, et du public qui a beaucoup apprécié
ces réalisations.

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on a pu dire, au début de l’exportation des programmes d’animation, que le


public des pays étrangers ne percevait même pas qu’il s’agissait d’œuvres produites
au Japon et ce n’est que plus tard que ces œuvres furent reconnues comme des œuvres
japonaises35. Et c’est plus tard encore que la politique culturelle japonaise commença
à prêter attention à ce domaine. Un premier exemple à cet égard est celui du Salon
annuel du dessin animé organisé par la Fondation du Japon à partir de 1995 en vue
d’une meilleure compréhension entre les pays d’asie par l’intermédiaire des médias
populaires. Cette initiative remporta un grand succès en tant que signe de dialogue.
La fondation prit également conscience du fait que, dans de nombreux pays, les
mangas représentaient une motivation majeure pour inciter les plus jeunes à se lancer
dans l’étude de la langue et de la culture japonaises. au cours de la dernière décennie,
animation et mangas furent régulièrement présentés dans les festivals japonais au
point de devenir un élément de la politique culturelle japonaise vis-à-vis de l’étranger.
En outre, l’agence pour les affaires culturelles inaugura en 1997 le Festival japo-
nais des arts des médias : cette manifestation, qui entendait se situer aux limites de
l’art et les explorer, fit date parce que, dans un cadre organisé au niveau national,
l’animation et les mangas y furent traités comme des arts à part entière. Le festival,
qui se tient chaque année, est devenu l’un des événements artistiques les plus repré-
sentatifs et internationalement reconnus organisés au Japon36. Le domaine des arts
des médias est à présent considéré par l’agence comme essentiel, au même titre que
les plus importants aspects de la culture japonaise contemporaine. Le ministère des
affaires étrangères a également créé en 2007 l’International Manga Award, pour
célébrer les créateurs étrangers de mangas, qui contribuent ainsi à la promotion du
manga, un élément important de la culture japonaise.
L’ensemble de ce processus prouve que la politique n’a fait que suivre la réalité
de la consommation culturelle à l’échelle mondiale. Cependant, s’agissant de la
progression de la globalisation du marché culturel, on a également pu dire qu’actuelle-
ment, l’animation et les mangas ne sont plus perçus comme « japonais » mais comme
des éléments d’une culture contemporaine mondiale commune. il sera intéressant
d’observer comment la politique culturelle japonaise réagira à la situation :
continuera-t-elle à investir dans l’animation et les mangas pour confirmer leur
caractère japonais, ou continuera-t-elle à les soutenir mais dans la perspective
d’enrichir la culture « mondiale », ou bien encore se retirera-t-elle du jeu ?
L’autre aspect de la mondialisation qui confère une certaine influence à la
politique culturelle japonaise est plus officiel et s’inscrit dans le cadre de l’Unesco,
en tant qu’autorité de la politique culturelle internationale. L’Unesco existe depuis
1946 mais semble avoir gagné en visibilité grâce à son action de sensibilisation dans
le domaine de la politique culturelle, en particulier depuis le succès du lancement
du programme du patrimoine mondial en 1972 et davantage encore depuis la
déclaration universelle sur la diversité culturelle en 2001. Cet intérêt s’est encore

35. voir nobuyuki Tsugata, “Why ‘anime’: Japanese animation in the World”, Sophia, 2007, vol. 56,
no 2, p. 225-243.
36. Site internet du Festival japonais des arts des médias : http://plaza.bunka.go.jp/english/festival/2008/

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renforcé avec la publication de la convention pour la sauvegarde du patrimoine


culturel immatériel en 2003 et de la convention sur la protection et la promotion de
la diversité des expressions culturelles en 2005. on a pu dire qu’après la politique et
l’économie, la culture a finalement été reconnue par les nations comme un domaine
où une action commune est nécessaire.
En même temps, il semble que l’autorité internationale renforcée développe, au
nom du respect de la diversité culturelle, une logique où l’importance de chaque
culture tient davantage à la diversité qu’à sa valeur propre. De manière caractéristique,
il est fréquent qu’une candidature à l’inscription au patrimoine mondial ou à la
proclamation des chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité37
soit renvoyée par l’Unesco au pays concerné pour un réexamen de sa valeur, ou pour
une révision effective des règles et habitudes concernant ce patrimoine. En échange
d’une accréditation internationale, des cultures acceptent de modifier une partie de
leur histoire, ou à tout le moins l’explication de sa signification historique.
Pour le Japon, l’ironie réside dans le fait que c’est le pays qui a le plus fortement
poussé l’Unesco à établir un système international pour la sauvegarde du patrimoine
culturel immatériel, et qu’il a beaucoup investi dans le processus. Si le Japon avait
l’intention bienveillante de faire profiter la communauté internationale de sa vaste
expérience en matière de protection des biens culturels, il poursuivait aussi un objectif
politique : faire reconnaître par la communauté internationale sa position leader dans
ce domaine. Une fois que le système international a pris forme avec succès, le Japon
a commencé à essuyer des critiques concernant la sélection de ses candidats, comme
celle du kabuki, jugé comme une forme artistique trop sophistiquée par rapport aux
attentes de l’Unesco en matière de « patrimoine immatériel » et surtout qui n’est joué
que par des acteurs masculins, ce qui n’est pas conforme à la norme internationale
de l’égalité des sexes. Même si le kabuki a fini par être proclamé chef-d’œuvre du
patrimoine oral et immatériel de l’humanité et si l’on n’envisage pas que le Japon
doive réviser son système légal historique pour la protection des biens culturels pour
se conformer au système de l’Unesco, le pays devra affronter des expériences similaires
à celle du kabuki durant la poursuite de l’établissement du cadre international. En
outre, il s’avère que plusieurs éléments de la culture traditionnelle du pays ont déjà
été modifiés volontairement comme si leurs dépositaires cherchaient à l’avance à
éviter les critiques internationales : certains actes risqués dans un rituel, auxquels la
tradition accorde une signification spirituelle, mais pouvant être perçus par des
étrangers comme tout simplement dangereux ou immoraux, ont été ainsi auto-
censurés. EÉtait-ce là le résultat escompté de l’action politique internationale pour
la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ? quelle devrait être l’attitude de la
politique culturelle japonaise dans une telle situation ?
La politique culturelle nippone s’est historiquement développée en étroite
connexion avec l’environnement international. aujourd’hui, elle semble confrontée

37. Ce programme, créé en 2001, a cessé d’exister en 2005 pour être absorbé dans le nouveau cadre à éta-
blir sur la base de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

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Japon − Mayuko SAno

à un défi sans précédent dans le cadre de la mondialisation du phénomène culturel


et de la politique culturelle, qui semble exercer un impact irréversible sur les
différentes cultures. L’attitude du Japon face à ce défi n’est pas encore clairement
définie. il faudra cependant œuvrer à produire une littérature nouvelle pour relever
ce défi, non seulement pour le pays lui-même mais aussi pour une communauté
internationale authentiquement diverse, en tant que pays doté d’une politique
culturelle riche d’une longue histoire et qui s’est trouvé vraiment à l’avant-garde de
cette mondialisation, mais aussi en tant que pays qui a su faire face à des normes
internationales toutes-puissantes à chaque moment de son histoire.

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La politique culturelle en Norvège

Per MaNgseT*

Un modèle nordique de politique culturelle ?


L’institutionnalisation d’une politique culturelle propre en Norvège après la guerre
de 1940-1945 a – comme dans la plupart d’autres pays de l’europe occidentale – été
très marquée par le développement général de l’État-providence pendant la même
période. Cela implique entre autres que les autorités publiques norvégiennes (l’État,
19 départements et 431 municipalités) subventionnent aujourd’hui considérablement
la vie culturelle norvégienne. Les subventions comprennent aussi bien la création
artistique, les institutions culturelles, la condition de vie des artistes que la vie
associative et socioculturelle. La Norvège a d’ailleurs beaucoup d’aspects de politique
culturelle en commun avec les autres pays nordiques, particulièrement la suède, le
Danemark et la Finlande1. Les politiques culturelles de ces pays semblent plus
marquées par des valeurs de l’État-providence que les politiques culturelles de la
plupart d’autres pays : le niveau de subventions culturelles est relativement élevé ; ils
ont des politiques culturelles plutôt égalitaires, solidaires et démocratiques ; et les
politiques culturelles assez social-démocrates de ces pays ont souvent été considérées
comme des instruments de développement et de transformation sociale dans un sens
large. Les pays nordiques ont aussi établi des infrastructures plus décentralisées
d’administrations et d’institutions culturelles que beaucoup d’autres pays. Ils se distin-
guent ensuite par des politiques spécifiques de subventions aux communautés artisti-
ques, comprenant des structures fortes de bourses aux artistes individuels. Ces
politiques ont été développées par les autorités publiques en concertation étroite avec
les syndicats et les organisations professionnelles des artistes. Le champ culturel est
donc marqué par des structures et traditions corporatistes relativement fortes dans
tous ces pays.
C’est un exercice difficile de faire des études valables de politiques culturelles
comparées. Les résultats dépendent en grande partie du choix des pays que les
chercheurs impliquent dans les études. Ils dépendent aussi des aspects étudiés, des

* Telemark University College, Norvège.


1. Peter Kulturpolitikkens mekanismeDuelund (dir.), e Nordic Cultural Model. Nordic Cultural Policy
in Transition, Copenhague, Nordic Cultural Institute, 2003 ; Per Mangset, Kulturpolitikk i Vest-Europa.
Utviklingen av statlig kulturpolitikk i et utvalg vesteuropeiske land i etterkrigstida, manuscrit préliminaire et
inachevé, 2008.

31
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PoUR UNe HIsToIRe Des PoLITIqUes CULTUReLLes DaNs Le MoNDe

méthodes utilisées et des perspectives adoptées2. Mais en ce qui concerne l’organisa-


tion de l’administration culturelle au niveau central, il ne doit pas être controversé
de dire que les pays nordiques se situent entre le modèle français et le modèle britan-
nique. Dans le premier, les pouvoirs de la politique culturelle ont traditionnellement
été concentrés dans un ministère de Culture fort et interventionniste. Dans le second,
l’allocation de subventions à la culture a traditionnellement en grande partie été
déléguée à un conseil d’art plus indépendant des autorités politiques. Les pays
nordiques, y compris la Norvège, ont les deux structures ; c’est-à-dire qu’ils ont aussi
bien des ministères de Culture relativement forts3 que des conseils d’art relativement
autonomes. Ces derniers attribuent et distribuent des subventions à la vie culturelle
d’une manière relativement indépendante des autorités politiques.

Singularités norvégiennes
De telles comparaisons entre la Norvège et des puissances internationales impor-
tantes comme la grande-bretagne et la France paraissent cependant inégales. La
Norvège n’est qu’un petit pays (4, millions d’habitants en 200) dans la périphérie
de l’europe. C’est une nation jeune, qui a eu un long passé colonial, soumise aux
pays voisins (le Danemark et la suède). La Norvège est indépendante seulement
depuis 1905. Les structures sociales du pays sont traditionnellement égalitaires. Histo-
riquement on n’a pas eu une véritable noblesse nationale. Même si la Norvège, grâce
au pétrole, est devenue un des pays les plus riches du monde pendant les quarante
dernières années, les traditions égalitaires persistent, au moins dans la politique
culturelle.
Malgré une immigration accrue pendant les dernières décennies, la Norvège est
toujours un pays homogène du point de vue démographique et culturel. Même si la
religion joue actuellement un rôle limité dans la vie des Norvégiens4, la grande
majorité (83 % en 200) est toujours membres de l’Église d’État luthérienne (protes-
tante). C’est aussi un fait que des courants culturels puritains ont traditionnellement
beaucoup influencé la vie culturelle en Norvège. Dans les pays anglo-américains, de
telles traditions sont allées de pair avec un certain scepticisme envers les divertisse-

2. Harry H. Chartrand et Claire McCaughey, “e arm’s Length Principle and the arts: an Internatio-
nal Perspective – Past, Present and Future”, dans Milton C. Cummings et Mark J. Davidson schuster
(eds), Who’s to Pay for the Arts? e International Search for Models of Arts Support, New York, aCa booKs,
1989, p. 43-80 ; Per Mangset, « Kulturpolitiske modeller i Vest-europa », dans georg arnestad (dir.), Kul-
turårboka 1995, oslo, Det Norske samlaget, 1995a, p. 12-41 ; Mark J. Davidson schuster, “e search
for International Models: Results from Recent Comparative Research in arts Policy”, dans Milton
C. Cummings et Mark J. Davidson schuster (eds), Who’s to Pay for the Arts?…, op. cit., p. 15-42.
3. L’organisation de la politique culturelle au niveau central paraît un peu différente en Finlande, parce
que c’est le ministère de l’Éducation, non pas un ministère de Culture, qui est responsable de la politique
culturelle. Mais le ministère de l’Éducation a deux ministres plutôt égaux, un pour l’Éducation et un pour
la Culture et les sports. au fond il y a donc plus de similitudes que de différences d’organisation centrale
de politique culturelle dans les pays nordiques.
4. Kristen Ringdal, Norge i Europa. Resultater fra Den europeiske samfunnsundersøkelsen, statistisk sentral-
byrå, http://www.ssb.no/samfunnsspeilet/utg/200405/0/index.html, 2004.

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Norvège − Per MANGSET

ments culturels5. Le rôle des pouvoirs publics a longtemps été faible. Dans les pays
anglo-américains les activités culturelles ont donc plutôt été considérées comme une
affaire relevant des choix privés. Mais malgré des traditions relativement puritaines
dans les pays nordiques, les pouvoirs publics prennent actuellement des responsabi-
lités culturelles considérables (voir le niveau élevé de subventions aux institutions
dans le spectacle vivant). Il paraît qu’en Norvège la politique de l’État-providence
d’après-guerre a surmonté le scepticisme puritain traditionnel envers la culture.
Deux clivages culturels importants contribuent à modifier l’impression d’homo-
généité culturelle en Norvège : 1) les Lapons (environ 40 000) constituent une mino-
rité ethnique distincte, avec une langue et culture propres, et avec des institutions et
une politique culturelle propre ; 2) depuis le xIxe siècle, la langue norvégienne est
divisée en deux versions officielles, la version majoritaire, le bokmål (environ 90 %
de la population) historiquement proche du danois, et la version minoritaire, le
nynorsk (environ 10 % de la population). Le nynorsk est surtout implanté à l’ouest
du pays, dans les vallées intérieures du sud, et dans quelques autres régions de cam-
pagne. C’est aussi une langue littéraire et scénique forte. en plus les administrations
et les médias publics sont obligés de l’utiliser, suivant des règles spécifiques (quotas).
Les deux versions du norvégien sont aujourd’hui linguistiquement très proches l’une
de l’autre, et réciproquement tout à fait compréhensibles. Mais historiquement le
nynorsk représentait l’ambition au xIxe siècle de recréer une nouvelle langue nationale,
fondée sur des racines historiques traditionnelles, comme alternative à la langue
officielle (à l’époque le danois). Le nynorsk est toujours porteur des traditions et
symbolismes nationaux très forts, et son influence culturelle est plus forte qu’indique
le pourcentage d’utilisateurs.
La vie politique et culturelle en Norvège est à la fois centralisée et décentralisée.
La capitale est le centre politique et culturel indiscutable en Norvège comme en
France6. Mais traditionnellement des mouvements culturels oppositionnels implantés
dans la province ont en grande partie contrebalancé les pouvoirs centraux en Norvège.
Des contre-cultures rurales, religieuses, linguistiques, antialcooliques et populistes
ont par exemple souvent dominé les débats culturels au Parlement au cours du siècle
dernier.

5. F. F. Ridley, “Tradition, Change, and Crisis in great britain”, dans Cummings, M C. et Katz R s., e
Patron State. Government and the Arts in Europe, North America, and Japan, oxford University Press, 198,
p. 225-253 ; John Michael Montias, “e Public support for the Performing arts in europe and the Uni-
ted states”, dans Paul J. DiMaggio (dir.), Non-profit Enterprise in the Arts. Studies in Mission and Constraint,
New York/oxford, oxford University Press, 1986, p. 28-319.
6. Per Mangset, “e artist in Metropolis: Centralisation Processes and Decentralisation in the artistic
Field”, dans e International Journal of Cultural Policy, 1998, vol. 5, no 1 ; Pierre-Michel Menger, « L’hé-
gémonie parisienne. Économie et politique de la gravitation artistique », Annales ESC, Paris, novembre-
décembre 1993, p. 1565-1600.
. Øivind Frisvold, Teatret i norsk kulturpolitikk. Bakgrunn og tendenser fra 1850 til 1970-årene, oslo, Uni-
versitetsforlaget, 1980 ; Hans Fredrik Dahl et Tore Helseth, To knurrende løver. Kulturpolitikkens historie
1814-2014, oslo, Universitetsforlaget, 2006.

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Les « mécanismes » de développement d’une politique culturelle


on date le plus souvent le début de l’institutionnalisation d’une politique
culturelle moderne autour de la seconde guerre mondiale (en Norvège de 1940 à
1945), tout en réalisant que les pouvoirs publics sont intervenus et ont subventionné
la vie culturelle longtemps avant cette période8. Mais quelles sont les forces sociales
derrière l’origine et le développement d’une politique culturelle propre ? Dans ses
études de l’histoire de la politique culturelle norvégienne, l’historien Hans Fredrik
Dahl9 a essayé d’identifier quelques « mécanismes » spécifiques. entre autres, il met
en évidence « l’imitation », « la donation », « la redistribution », « le besoin de
contrôle » et « la loi de baumol » comme de tels mécanismes.
quand la Norvège, pendant la construction nationale au xIxe siècle, a établi
plusieurs nouvelles institutions et subventions importantes pour développer la vie
culturelle, elle aurait donc imité des structures présentes dans d’autres pays. La
Norvège a dû établir quelques institutions culturelles de base pour être considérée
comme une nation mûre. Il suffisait de regarder – et imiter – les pays voisins10.
quand plusieurs pays européens ont établi des structures de « démocratisation de la
culture » dans les années 1950 et 1960, et de « démocratie culturelle » dans les années
190, les politiques culturelles ont peut-être aussi pris des directions identiques à
cause des imitations réciproques11. Ce « mécanisme » d’imitation s’accorde bien avec
les théories institutionnalistes d’adaptation et d’imitation culturelle de DiMaggio et
Powell12. Mais les développements similaires des politiques culturelles dans des pays
de l’europe occidentale après la guerre sont-ils nécessairement dûs à des imitations
réciproques ? Une hypothèse alternative pourrait être des développements indépen-
dants parallèles dans plusieurs pays, causés par des facteurs communs plus profonds.
Les donations des mécènes privés ont aussi joué un certain rôle pour l’établisse-
ment des institutions culturelles en Norvège depuis le xIxe siècle. C’est un deuxième
« mécanisme » selon Dahl13. Il y a eu peu de mécènes nobles ou très riches en
Norvège. Mais les caisses d’épargne locales ont depuis longtemps été des importants
mécènes dans la vie culturelle locale, même si les sommes versées ont souvent été
modestes. en général les traditions de mécénat culturel sont plus faibles en Norvège

8. geir Vestheim, Kulturpolitikk i det moderne Norge, oslo, Det Norske samlaget, 1995 ; Vincent Dubois,
la Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, belin, 1999.
9. Hans Fredrik Dahl, « Kulturpolitikkens mekanismer », dans Nordisk kulturpolitisk tidsskrift, 2004, no 1,
p. -23 ; id., « studiet av kulturpolitikk som del av allmenn politikk », dans Nordisk kulturpolitisk tidss-
krift, 2006, no 1, p. 5-14.
10. Id., « Kulturpolitikkens mekanismer », art. cité.
11. Cette distinction entre democratisation of culture (une politique plutôt « distributive ») et cultural demo-
cracy (une politique décentralisée et autonome) a été introduite par augustin girard dans son livre, Cul-
tural Development. Experience and Policie, Paris, Unesco en 192. La distinction a ensuite été appropriée
par les rhétoriques gouvernementales de politiques culturelles, au moins dans les pays nordiques.
12. Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, “e Iron Cage Revisited: Institutional Isomorphism and Col-
lective Rationality in organizational Field”, dans Walter W. Powell et Paul J. DiMaggio (eds), The New
Institutionalism in Organizational Analysis, Chicago, Londres, e University of Chicago Press, 1991.
13. H. F. Dahl, « Kulturpolitikkens mekanismer », art. cité ; id., « studiet av kulturpolitikk som del av all-
menn politikk », art. cité.

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Norvège − Per MANGSET

que dans les autres pays nordiques, et beaucoup plus faibles que dans les pays anglo-
américains14.
La politique culturelle norvégienne est aussi traditionnellement caractérisée par
une redistribution de ressources entre la culture de masse et la haute culture15.
Plusieurs instruments de politique culturelle contribuent depuis longtemps à redistri-
buer les bénéfices obtenus sur la production et la distribution des divertissements
considérés comme « légers » en faveur de la haute culture. C’est un principe
profondément puritain « d’impôt sur les plaisirs16 » qui règne. À la fin du xIxe et au
début du xxe siècle les bénéfices des coopératives qui vendaient de l’alcool étaient
souvent canalisés par les communautés locales aux buts culturels « nobles » ; pendant
la première partie du xxe siècle les bénéfices sur les cinémas municipaux ont contribué
à la construction d’importants édifices culturels comme le parc des sculptures de
Vigeland et le musée edvard Munch ; et après la guerre de 1940 à 1945, le loto
sportif et d’autres loteries divertissantes ont fortement contribué à financer aussi bien
la culture que le sport. Dans tous ces cas des bénéfices sur la culture de masse (« le
mauvais goût populaire ») a été redistribué en faveur de la haute culture.
Les autorités publiques norvégiennes ont aussi éprouvé le besoin de contrôler des
expressions culturelles, particulièrement les expressions considérées comme nocives
ou immorales. D’après Dahl1 le besoin de contrôle a donc été un mécanisme impor-
tant pour le développement d’une politique culturelle publique en Norvège. La loi
de 1913, instituant un régime de censure des films, est l’exemple historique le plus
important. La prohibition de publicité à l’unique chaîne publique après l’ouverture
de la télévision en 1960 est un autre exemple. aujourd’hui encore, la publicité
demeure interdite sur les chaînes publiques.
Pendant la plus grande partie du xxe siècle la production artistique, et particulière-
ment la production du spectacle vivant, a été exposée à une crise économique
croissante. La productivité des spectacles vivants a stagné par rapport à la productivité
d’autres secteurs économiques technologiquement plus avancés. Cela implique par
exemple que la proportion des budgets des théâtres couverte par la vente des billets
a diminué dramatiquement pendant la première moitié du xxe siècle. C’est le cas en
Norvège comme dans d’autres pays développés18. C’est un phénomène qui, en
premier, a été étudié par l’économiste américain William baumol. Ce « mécanisme »

14. J. M. Montias, “e Public support for the Performing arts in europe and the United states”, art.
cité ; P. Mangset, « Kulturpolitiske modeller i Vest-europa », art. cité.
15. H. F. Dahl, « Kulturpolitikkens mekanismer », art. cité ; id., « studiet av kulturpolitikk som del av all-
menn politikk », art. cité.
16. ou « impôt sur le désir », « impôt sur le mauvais goût ». Per Mangset, Kulturliv og forvaltning. Innfø-
ring i kulturpolitikk, oslo, Universitetsforlaget, 1992 ; Hans Fredrik Dahl, « Kulturpolitikkens meka-
nisme », art. cité ; Hans Fredrik Dahl, « studiet av kulturpolitikk som del av allmenn politikk », art. cité.
1. H. F. Dahl, « Kulturpolitikkens mekanismer », art. cité ; id., « studiet av kulturpolitikk som del av all-
menn politikk », art. cité.
18. bjørn egeland, « Teatrets økonomi », dans Harald swedner et bjørn egeland (dir.), Teatern som social
institution, akademisk Forlag/studenlitteratur, Köbenhavn/Lund, 194. ; J. M. Montias, “e Public sup-
port for the Performing arts in europe and the United states”, art. cité.

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PoUR UNe HIsToIRe Des PoLITIqUes CULTUReLLes DaNs Le MoNDe

est donc habituellement nommé « la loi de baumol19 ». La loi de baumol peut


expliquer les interventions récurrentes des gouvernements pour sauver des institutions
des spectacles vivants en crise pendant la première moitié du xxe siècle, et
graduellement l’établissement des subventions publiques substantielles et stables après
la guerre de 1939(40)-1945. Ce mécanisme contribue aussi à expliquer le besoin de
l’institutionnalisation d’une politique culturelle plus substantielle et structurée20.
Mais ces « mécanismes » n’expliquent certainement pas tous les aspects de
l’institutionnalisation d’une politique culturelle moderne. on pourrait certainement
en ajouter d’autres. C’est par exemple normal d’associer plusieurs initiatives de la
politique culturelle au xVIIIe et au début du xIxe siècle au combat général pour
construire une nation norvégienne (voir l’établissement du éâtre national en 1899
et du éâtre norvégien en 1912).
Les politologues Hansen et Kjellberg21 ont, pour leur part, soutenu que le
développement des finances culturelles (et indirectement du secteur culturel général)
dépend profondément du développement d’autres secteurs financiers et politiques
plus lourds. Le secteur culturel serait donc plutôt une catégorie résiduelle dans le
grand bilan des interventions publiques. De ce point de vue l’institutionnalisation
de la politique culturelle d’après-guerre serait la conséquence plutôt automatique du
développement général de l’État-providence.
C’est aussi possible de soutenir l’hypothèse que l’institutionnalisation de la
politique culturelle d’après-guerre dépendait d’abord d’une expansion considérable
de la demande des biens culturels : la diminution générale des heures de travail et le
développement des loisirs ont augmenté substantiellement le temps disponible à la
consommation culturelle. en plus l’augmentation générale du niveau d’instruction
de la population a probablement stimulé la demande de biens culturels. Ces
développements « vers une civilisation du loisir » et vers une population plus instruite
auraient donc nécessité l’établissement d’une politique culturelle22.

19. baumol William J. et William g. bowen, Performing Arts. e Economic Dilemma. A Study of Pro-
blems common to eater, Opera, Music and Dance, Cambridge (Mass)/Londres, e MIT Press, 1966.
20. H. F. Dahl, « Kulturpolitikkens mekanismer », art. cité ; id., « studiet av kulturpolitikk som del av all-
menn politikk », art. cité ; P. Mangset, Kulturliv og forvaltning. Innføring i kulturpolitikk, op. cit.
21. Tore Hansen et Francesco Kjellberg, « Kommunale utgifter i Norge : autonomi og sentral kontroll i
lokalforvaltningen », dans Francesco Kjellberg (dir.), Den kommunale virksomhet, planlegging, finanser og
budsjettering, oslo, Universitetsforlaget, 1980.
22. Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Le seuil, 1962.

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Norvège − Per MANGSET

La politique culturelle avant la politique culturelle,


du xixe siècle aux années 1930
Plusieurs chercheurs nordiques ont contesté l’histoire conventionnelle pour
laquelle l’institutionnalisation de la politique culturelle a commencé autour de
194523. D’après eux la politique culturelle a au contraire une bien plus longue
histoire. et certes, on peut tracer les racines de la politique culturelle norvégienne
bien avant cette période. Les premières bibliothèques publiques ont par exemple été
créées vers la fin du xVIIIe siècle. Les premiers musées sont apparus pendant la
première moitié du xIxe siècle. Pendant la même période, la vie associative a com-
mencé à fleurir, grâce à la suppression des réglementations et contrôles absolutistes24.
Pendant tout le xIxe siècle, des tentatives pour établir des institutions permanentes
des arts du spectacle furent conduites en Norvège. Les jeunes institutions ont été en
quête permanente de subventions publiques. Mais la situation économique de ces
institutions a continué d’être incertaine. beaucoup d’institutions des arts du spectacle
ont dû supporter des situations vacillantes jusqu’au lendemain de la seconde guerre
mondiale25.
L’État norvégien a accordé les premières bourses de voyage aux artistes dans les
années 1830. et depuis les années 1860 plusieurs artistes de qualité ont reçu des
bourses plus substantielles et permanentes (dites « salaires d’artiste26 »). À l’époque
on n’avait pas encore établi un système institutionnalisé et universalisé concernant
toute une catégorie d’artistes professionnels. Les critères et procédures d’attribution
étaient flous. Plusieurs attributions ont aussi été débattues avec beaucoup de zèle au
Parlement. on a continué d’attribuer des « salaires d’artiste » jusqu’au milieu des
années 1960, quand ils étaient remplacés par des « bourses de travail » à temps plus
limité.
Les premières initiatives publiques d’une politique de conservation du patrimoine
norvégienne datent aussi du milieu du xIxe siècle2. Une direction nationale du
patrimoine a été créée en 1912. La politique cinématographique spécifiquement
norvégienne a été établie par la loi du cinéma de 1913. elle impliquait d’abord la
municipalisation de la plus grande partie des cinémas norvégiens, puis une censure
préalable de tous les films avant qu’ils ne soient diffusés.
Les années 1920-1930 furent aussi marquées par un fort mouvement culturel
travailliste opposé à la culture dite « bourgeoise ». Ce mouvement, proche du parti
social-démocrate et d’un fort mouvement syndical, a développé des organisations et
des institutions alternatives pour la promotion et la production de films, du théâtre,
des arts plastiques, du sport et de la formation permanente. après l’avènement de la

23. Jens engberg, « Hvad er kulturpolitik », dans Nordisk kulturpolitisk tidsskrift, 2004, no 1, p. 24-42 ;
Dag solhjell, « Når fikk Norge en kulturpolitikk ? et debattinnlegg mot den konvensjonelle visdom »,
dans Nordisk kulturpolitisk tidsskrift, no 2/2005 ; H. F. Dahl et T. Helseth, To knurrende løver…, op. cit.
24. H. F. Dahl et T. Helseth, To knurrende løver…, op. cit.
25. Ø. Frisvold, Teatret i norsk kulturpolitikk…, op. cit.
26. H. F. Dahl et T. Helseth, To knurrende løver…, op. cit.
2. Ibid.

3
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social-démocratie au pouvoir dans les années 1930, puis le long régime politique
social-démocrate de 1945 à 1965, la contre-culture travailliste s’est vite transformée
en politique culturelle hégémonique d’État.
Dans plusieurs pays européens, on peut retrouver les racines de l’institutionnalisa-
tion de la politique culturelle d’après-guerre dans la situation politique et culturelle
des années 1930. en France, par exemple, le Front populaire des années 1930
représente un important arrière-plan au développement de la politique culturelle des
années 1950 et 196028. en Norvège, la social-démocratie a joué un rôle similaire
pendant la même période. Mais le gouvernement de gauche libéral des années 1933-
1935 a aussi pris des initiatives importantes pour établir une politique culturelle,
surtout dans le domaine de la radio, de l’éducation populaire et des bibliothèques29.

Politique culturelle offensive


pendant la Seconde Guerre mondiale
Plusieurs pays européens ont ensuite accéléré leurs initiatives dans le domaine de
politique culturelle pendant la seconde guerre mondiale. en Norvège, le parti
collaborateur de quisling a essayé d’introduire une politique culturelle nazie, caracté-
risée par l’anticommunisme, la censure, la propagande et une forte nostalgie culturelle
nationaliste30. Le gouvernement a aussi établi de nouvelles structures de politique et
administration culturelle, c’est-à-dire le premier ministère de la Culture et le premier
conseil culturel d’État. au cours de la guerre cette politique culturelle a rencontré
une résistance grandissante. après la guerre ceux dans le champ culturel qui avaient
collaboré avec l’ennemi ont été jugés par les tribunaux et/ou exclus des associations
culturelles. La période de politique culturelle offensive durant la guerre est plus ou
moins tombée dans l’oubli ensuite.

Démocratisation de la culture de 1945 à 1970


on peut distinguer deux trajectoires principales, plus ou moins parallèles, de la
politique culturelle norvégienne depuis 1945 jusqu’à nos jours. D’abord les efforts
permanents des autorités publiques de subventionner la production artistique,
soutenir les artistes et diffuser la haute culture au plus grand nombre de Norvégiens.
ensuite l’intérêt constant des autorités publiques en vue de promouvoir les activités
socioculturelles – surtout au niveau local. Mais la politique culturelle norvégienne a
donné priorité à ces deux trajectoires, d’une manière plus ou moins forte, pendant
différentes périodes d’après-guerre31.
Les sociaux-démocrates, qui assument le pouvoir pendant les deux premières
décennies après la guerre (de 1945 à 1965), ont graduellement pris des initiatives de

28. David L. Looseley, e Politics of Fun. Cultural Policy and Debate in Contemporary France, oxford,
berg Publishers, 1995 ; V. Dubois, la Politique culturelle…, op. cit.
29. H. F. Dahl et T. Helseth, To knurrende løver…, op. cit.
30. Ibid.
31. Ibid. ; P. Mangset, Kulturliv og forvaltning…, op. cit.

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Norvège − Per MANGSET

plus en plus systématiques pour institutionnaliser la politique culturelle. C’est la


première période d’une politique culturelle relativement cohérente et universaliste
en Norvège. Mais cela ne veut pas dire que de grandes réformes de l’administration
centrale de la culture ont été conduites. Il n’y a pas eu de ministère spécifique
responsable des affaires culturelles avant les années 1980. Depuis longtemps, un vaste
ministère du Culte et de l’Éducation est en charge de la politique culturelle. Mais
une division spécifique responsable de la culture a été établie en son sein depuis 1938.
C’est dans ce cadre politique et administratif que la forte institutionnalisation de la
politique culturelle d’après-guerre se déroule.
entre 1945 et 190, la politique culturelle norvégienne donne la priorité à la
« démocratisation de la culture », c’est-à-dire à une politique optimiste de diffusion
de la haute culture à tout le peuple, aussi bien du point de vue socio-économique
que géographique. Pour réaliser cet objectif, le gouvernement a créé plusieurs institu-
tions itinérantes pour la diffusion des biens artistiques et culturels. De telles institu-
tions ont été établies dans les domaines du théâtre (1949), du cinéma (1950), des
arts plastiques (1953) et de la musique (1968). La première obligation de ces institu-
tions est de diffuser la « grande culture » dans tout le pays. Les autorités publiques
ont aussi voulu, sans succès, que le nouvel opéra, édifié à oslo (195-1959), accom-
plisse le même genre de mission itinérante. D’un premier point de vue, l’établisse-
ment des institutions itinérantes reflète la force de la périphérie et des contre-cultures
dans le système politique norvégien32. « Le paysan cultivé » est en quelque sorte le
symbole primordial de la construction de la nation norvégienne au xIxe siècle. en
Norvège c’est donc souvent une bonne stratégie politique de recourir à une rhétorique
décentralisatrice pour faire passer une réforme importante au Parlement. D’un autre
point de vue, l’établissement des institutions culturelles itinérantes reflète les efforts
de la social-démocratie de compléter la construction de l’État-providence. Une forte
ambition égalitaire vise à diffuser une catégorie de biens sociaux (les arts et la culture)
à toutes les couches sociales de la population. Mais il ne faut pas oublier qu’un autre
pays nordique, bien moins décentralisateur que la Norvège, la suède, a aussi établi
des institutions itinérantes similaires pendant la même période. en Norvège, une
tentative spécifique de diffuser du théâtre de qualité à la classe ouvrière urbaine a
d’ailleurs échoué après quelques années : le éâtre populaire a ouvert ces portes à
oslo en 1951, mais il a dû les fermer dès 1959.
quelques parallèles entre les politiques culturelles des pays nordiques et celle de
la France peuvent être relevés pendant cette période. La question d’influences
réciproques reste incertaine. Certes, les institutions itinérantes dans les pays nordiques
et les maisons de la culture de Malraux paraissent émaner de conceptions similaires
de « la démocratisation de la culture ». Mais de plus près cette ressemblance paraît
superficielle. en Norvège, la démocratisation de la culture pendant cette période est
toujours marquée par les conceptions égalitaires, distributives et pédagogiques de
l’éducation populaire. La politique culturelle de Malraux s’est au contraire distinguée

32. stein Rokkan, “Norway: Numerical Democracy and Corporate Pluralism”, dans Robert a. Dahl (ed.),
Political Oppositions in Western Democracies, New Haven/Londres, Yale University Press, 1965.

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explicitement des idées de l’éducation populaire33. Les visions de Malraux sont plutôt
marquées par une conception charismatique de la démocratisation de la culture.
Urfalino34 parle par exemple de « l’idée d’une capacité intrinsèque de l’excellence
artistique à provoquer un choc ou une révélation qui abolirait la distance entre le
public et l’œuvre ». Looseley35 écrit que “the received wisdom was that art could elicit
a spontaneous emotion without apprenticeship or mediation”. on ne retrouve guère
cette vision charismatique de la transmission des œuvres culturelles chez les sociaux-
démocrates norvégiens de la même époque.
Une autre institution importante dans le paysage de politique culturelle
norvégien, le Conseil culturel norvégien, a été établie en 1965. Cette nouvelle institu-
tion est également vouée à la haute culture, plus particulièrement aux arts expérimen-
taux et novateurs. avec l’établissement du Conseil culturel, les autorités publiques
reconnaissent que l’attribution de soutien au monde de l’art doit, en principe, être
fait à distance (“at an arm’s length”) du monde politique. Le Conseil culturel norvégien
(Norsk kulturråd) est le parent d’un grand nombre d’autres conseils d’art internatio-
naux, particulièrement dans le monde anglo-américain. Le Conseil d’art de grande-
bretagne a souvent été considéré comme le premier inspirateur de tous les autres
conseils d’art dans le monde. on pouvait donc supposer que l’établissement du
Conseil culturel norvégien refléterait une influence britannique. Mais, à ce jour,
aucune indication précise n’a été retrouvée dans les sources disponibles36.
Le Conseil culturel norvégien a été essentiellement créé afin de défendre la culture
norvégienne contre l’influence accrue de la culture populaire américaine ou américa-
nisée3. C’est une préoccupation qui a aussi souvent caractérisé la politique culturelle
française38. Pour le Conseil culturel norvégien, c’est d’abord la situation de la
littérature nationale qui est en jeu. Comment peut-on la défendre contre l’influence
massive de la culture populaire américaine ? Dans le cadre du conseil on a établi un
système de soutien à la littérature. Mille copies de tous les livres de qualité publiés
en norvégien sont systématiquement acheté pour être distribuer aux bibliothèques
publiques. aujourd’hui près de 200 titres de la littérature dite « adulte » sont
subventionnés tous les ans. en plus, des systèmes semblables ont été institués pour
subventionner la littérature pour jeunes et enfants, et enfin la littérature non
fictionnelle. La mission du conseil est de subventionner en priorité la création un
peu expérimentale, souvent située à l’extérieur des grandes institutions. Les grandes
institutions coûteuses du spectacle vivant ne sont pas subventionnées par le Conseil
culturel. C’est à la charge du gouvernement.
Les institutions du spectacle vivant ont d’ailleurs connu des crises économiques
récurrentes pendant tout le siècle (voir notre évocation de « la loi baumol »). Plusieurs

33. Philipe Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, Paris, Comité d’histoire du ministère de la
Culture/La Documentation française 1996.
34. Ibid., p. 123.
35. D. Looseley, e Politics of Fun…, op. cit., p. 40.
36. anton Fjeldstad, Litteratur til folket ? En litteraturpolitikk blir til (manuscript inachevé).
3. Nils Øye, Skipingen av Norsk kulturfond, hovedoppgave i historie, Universitetet i bergen, 1980.
38. D. Looseley, e Politics of Fun…, op. cit., p. 40.

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Norvège − Per MANGSET

commissions (1935, 1960 et 1968) ont été constituées pour résoudre le problème.
graduellement un système de subventions plus stable et universaliste a été installé39.
on ne peut guère dire que ce système ait été marqué par des courants politiques très
spécifiques.
La politique culturelle des années 1940 à 190 ne vise pas explicitement les
activités socioculturelles moins prestigieuses du loisir et de l’amateurisme. Mais quel-
ques mesures importantes ont été prises aussi vis-à-vis de telles activités, en instituant
un système de loto sportif (le foot) en 1946. au cours des années, le loto est devenu
une source de plus en plus importante de subvention à la culture, au sens large, en
Norvège. D’abord les sports et les sciences ont pu en profiter ; plus tard le loto sportif
a aussi subventionné la culture au sens plus restreint. De nombreuses municipalités
ont aussi progressivement établi des infrastructures politiques et administratives
pendant cette période, particulièrement pour promouvoir des activités socioculturel-
les40. L’établissement de tels organismes au niveau municipal est partiellement dû au
besoin de contrôle de l’usage local des moyens du loto.
Mais la plus grande réforme de politique culturelle pendant cette période est
l’introduction de transmissions régulières de télévision en 1960. Conformément aux
traditions norvégiennes d’homogénéité culturelle, dirigisme social-démocrate et puri-
tanisme prudent, seule une chaîne publique de télévision, très éducative et sage, sans
publicité, a été créée. Ce monopole d’État a subsisté jusqu’en 1992, quand une
nouvelle grande chaîne privée, avec publicité – la TV-2 – a été établie. L’introduction
d’une unique chaîne de télé de type « service public » en 1960 a certainement influen-
cé la vie culturelle des Norvégiens plus que toute autre réforme de politique culturelle
d’après-guerre. La fréquentation des cinémas a chuté de 35 millions de spectateurs
par an dans les années 1950 à 11-12 millions par an dans les années 198041, puis
s’est stabilisée dans les décennies suivantes42.

La démocratie culturelle des années 1970


Les années 190 furent une période d’importantes réformes. Le grand tournant
décentralisateur et socioculturel de la politique culturelle norvégienne est essentiel.
ensuite, le système de subventions aux artistes est substantiellement élargi et renforcé.
autour de 190 on a reconnu, dans les pays nordiques comme en France, que
la politique optimiste de démocratisation de la culture des années 1950 et 1960 avait
plus ou moins échoué. Plusieurs enquêtes montrent que les barrières culturelles envers
la haute culture subsistent, même si les barrières économiques et physiques sont subs-
tantiellement allégées43. en dépit des réformes de « démocratisation de la culture »

39. Ø. Frisvold, Teatret i norsk kulturpolitikk…, op. cit. ; H. F. Dahl et T. Helseth, To knurrende løver…,
op. cit.
40. P. Mangset, Kulturliv og forvaltning. Innføring i kulturpolitikk…, op. cit.
41. Ibid.
42. statistisk sentralbyrå (ssb), Kulturstatistikk 2006, ssb, oslo-Kongsvinger, 200.
43. Pierre bourdieu et alain Darbel, l’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit,
1969 ; Harald swedner, « barriären mot finkulturen », dans swedner Harald (dir.), Om finkultur och mino-
riteter, stockholm, almqvist & Wiksell, 191.

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la classe ouvrière et les couches sociales peu instruites n’affluent pas aux institutions
de la haute culture. Dans les pays nordiques, les objectifs de la politique culturelle
ont été en grande partie redéfinis. Il fallait élargir la conception des activités culturelles
légitimes parmi les acteurs de la politique culturelle. Même les activités sportives sont
incluses. Les activités culturelles non professionnelles ont été revalorisées. La culture
associative et socioculturelle a donc été placée au centre de la politique culturelle. La
revalorisation des cultures populaires locales s’impose comme une priorité.
Cette nouvelle politique de « démocratie culturelle » est marquée par un certain
relativisme culturel. en plus c’est une politique culturelle assez instrumentaliste. on
souhaite utiliser la culture comme instrument pour résoudre des problèmes sociaux
à l’extérieur du champ culturel (créer des environnements socioculturels plus positifs ;
résoudre les problèmes causés par une industrialisation et urbanisation trop forcées).
Cela ne veut pas dire que l’on néglige la haute culture. Il est plutôt question d’une
revalorisation relative des activités socioculturelles à côté des activités culturelles
traditionnelles.
en même temps, une réforme importante de décentralisation de compétences
politiques et administratives du secteur culturel est mise en œuvre. après 195, la
responsabilité de nombreuses décisions est graduellement déléguée aux nouveaux
organismes de politique et administration culturelle dans les municipalités. La plupart
des municipalités ont progressivement embauché des secrétaires ou directeurs chargés
de la culture : 60 % des municipalités ont une administration culturelle propre en
1980, 99 % en 199344. Une réforme similaire concerne les dix-neuf départements.
Ces réformes d’infrastructures politiques et administratives sont en grande partie
venues d’en haut, c’est-à-dire du gouvernement. Le gouvernement et les nouveaux
directeurs culturels départementaux collaborent étroitement pour inspirer les munici-
palités à réaliser les réformes. Mais ce ne sont pas des réformes qui obligent les muni-
cipalités ou les départements à introduire de nouvelles structures. Les conseils munici-
paux et départementaux gardent l’initiative concernant l’introduction éventuelle de
nouvelles structures. Les nouveaux organismes représentent les municipalités et les
départements, pas l’État. Il s’agit d’une véritable « décentralisation » et non d’une
« déconcentration ».
Pendant les années 195-1980 la Norvège introduit de nouveaux systèmes de
soutien aux musées locaux et à l’éducation populaire. Ce sont des réformes qui
correspondent avec les principes socioculturels et décentralisateurs de la « nouvelle
politique culturelle ». Mais les réformes s’avèrent trop généreuses. Le nombre de petits
musées locaux, souvent en plein air, s’accroît sans limites. beaucoup d’associations
profitent des subventions à l’éducation populaire pour faire grandir leurs administra-
tions générales. Ces deux réformes ont donc eu des effets pervers substantiels. après
quelques années, les autorités politiques ont dû limiter les systèmes de subvention
aux musées locaux et à l’éducation populaire.

44. Per Mangset, Kultursekretæren − mellom byråkrati og profesjon ? En sosiologisk analyse av kultursekretæ-
ryrket, stavanger, Universitetsforlaget, 1984 ; id., Kulturliv og forvaltning…, op. cit. ; id., “Risks and bene-
fits of decentralisation: e development of local cultural administration in Norway”, dans e European
Journal of Cultural Policy, amsterdam 1995b, vol. 2, no 1.

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Norvège − Per MANGSET

La « nouvelle politique culturelle » des années 190 est donc premièrement fondée
sur des idées socioculturelles et décentralisatrices. Deuxièmement, elle est marquée
par une conception solidaire et corporatiste du rôle de l’artiste, très typique pour
l’État-providence social-démocrate nordique. Dans ce cadre politique et idéologique,
un nouveau système de subventions aux artistes a aussi été établi. Le Parlement a,
dès 19, introduit un système de « revenu garanti minimum », favorisant une caté-
gorie d’artistes reconnus et expérimentés. Ce système assure un revenu modeste de
base jusqu’à la retraite à 400-500 artistes, surtout aux artistes plasticiens, écrivains et
artisans d’art. en 1980, le système comprend environ 10 % des artistes professionnels
du pays. De 1980 à 2006, le nombre d’artistes professionnels a quadruplé, tandis
que le nombre d’artistes touchant le revenu minimum garanti a stagné autour de
500. aujourd’hui, seuls 3 à 4 % des artistes professionnels touchent le revenu garanti
minimum45. Le Parlement a aussi introduit ou renforcé une série d’autres bourses
pendant les années 190. Il a surtout élargi et renforcé le système de bourses de travail
(3-5 ans), qui – déjà dans les années 1960 – avait remplacé les anciens « salaires
d’artiste ». on a aussi introduit des bourses d’établissement (196), des bourses de
matériaux (198), des bourses de remplaçants (198), etc.46. Toutes ces bourses, et
surtout le revenu garanti minimum, participent d’un état d’esprit syndical et égali-
taire. Il faut toutefois souligner que ceux qui touchent ces bourses sont tous exposés
à une évaluation et une sélection d’après des critères artistiques. Mais on ne peut pas
nier non plus que les organismes qui évaluent et sélectionnent entre les projets des
artistes sont très influencés par les organisations syndicales des artistes.
Peut-on établir un parallèle avec la situation française ? Les années 1960 et 1980,
plutôt que les années 190, sont les grandes périodes de réformes de la politique
culturelle française4. La plupart des ministres français de la Culture des années 190
ont laissé peu de traces, parce qu’ils sont restés peu de temps au pouvoir. Jacques
Duhamel apparaît comme l’exception48. Il y a des points de convergence entre la
politique de « développement culturel » de Duhamel de 191 à 193 et la politique
socioculturelle des ministères culturels nordiques des années 190.

45. NoU, Evaluering av Statens stipend- og garantiinntekter for kunstnere, oslo 1993: 14 ; Mari T. Heian,
Knut Løyland et Per Mangset, Kunstnernes aktivitet, arbeids- og inntektsforhold, 2006, Telemarksforsking,
rapport nr 241, bø 2008.
46. Mie berg simonsen, Kunstnerne i Norge. En oversikt over politikk, økonomi, juss og organisering, gyl-
dendal, ad Notam, 1999.
4. D. Looseley, e Politics of Fun…, op. cit. ; V. Dubois, la Politique culturelle…, op. cit. ; P. Urfalino,
l’Invention de la politique culturelle…, op. cit.
48. geneviève gentil et augustin girard (dir.), les Affaires culturelles au temps de Jacques Duhamel, 1971-
1973. Actes des journées d’étude, 7 et 8 décembre 1993, Paris, La Documentation française, 1995.

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Les défis à l’ordre social-démocrate : les années 1980 et 1990


Vers la fin des années 190 on a donc construit une infrastructure politique et
administrative culturelle très solide et assez uniforme en Norvège. on peut dire que
c’est « l’ordre social-démocrate49 » qui s’est enfin établi, même dans ce secteur.
Pendant les deux décennies suivantes, ce modèle social-démocrate a en grande partie
été consolidé et développé. Mais il a aussi dû affronter des courants politiques et
idéologiques contraires, plus libéraux et conservateurs. quelques aspects importants
du modèle social-démocrate ont aussi progressivement été démantelés.
Ce ne sont pas principalement les différents ministres, mais plutôt un bureaucrate
social-démocrate, Johs aanderaa, qui a influencé le plus la politique culturelle
norvégienne pendant la période d’expansion des années 190. Il occupe le poste de
directeur général de la division culturelle du ministère quand la « nouvelle politique
culturelle » est introduite50. Mais au début des années 1980, un tournant politique
et idéologique fort vers la droite libérale est perceptible en Norvège. Le gouvernement
social-démocrate est remplacé par un gouvernement de droite en 1981. Ce gouver-
nement en coalition avec des partis du centre, dès 1983, reste au pouvoir jusqu’en
1986. Un parlementaire très expérimenté de la droite libérale et conservatrice, Lars
Roar Langslet, s’impose comme le candidat naturel au poste de ministre en 1981.
Mais, parce qu’il est catholique, il ne peut pas diriger le grand ministère du Culte,
Éducation et Culture. Un catholique ne peut évidemment pas devenir le chef
suprême d’une Église d’État protestante ! C’est probablement la raison principale de
la division du ministère en deux en 1982. Un nouveau ministère de Culture et
Recherche est établi en janvier de la même année. Ce mariage entre culture et
recherche s’est poursuivi pendant les années 1980. Mais, après 1990, il y a eu ou des
ministères de la Culture autonomes, ou des ministères en charge de la Culture et des
Cultes.
Le ministère Langslet marque la fin du régime offensif, entrepreneurial et
administratif de M. aanderaa. L’espace d’action de ce dernier est substantiellement
limité par le nouveau ministre. M. Langslet veut, pour sa part, changer la direction
de la politique culturelle dans un sens plus libéral et conservateur. Il souhaite par
exemple que le financement des institutions culturelles soit plus pluraliste, c’est-à-
dire que les subventions publiques soient complétées par des recettes privées
substantielles51. La nouvelle politique a surtout eu des conséquences directes pour

49. L’historien berge Furre (Vårt hundreår. Norsk historie 1905-1990, samlaget, 1991, p. 248-249) a intro-
duit cette expression pour désigner la période entre 1952 en 19 en Norvège. D’après lui cette période
a été marquée par la forte position de la social-démocratie (même si elle n’était pas toujours au pouvoir) ;
par un mélange de l’économie du marché et de l’etat ; par un etat fort et dirigiste ; par des transferts éco-
nomiques substantiels aux groupes et régions défavorisés ; par une forte croissance économique ; par la
priorité à l’industrie ; par le corporatisme ; par la régulation des marchés ; par des services de santé et l’édu-
cation publics – et par des responsabilités fortes de l’État envers les institutions culturelles.
50. M aanderaa est resté directeur général au ministère de 192 jusqu’à sa mort en 1991. Mais c’est entre
192 et 1982 qu’il a influencé le plus la politique culturelle norvégienne.
51. Ministère de Culture et Recherche, St.meld. nr. 27 (1983-84) Nye oppgåver i kulturpolitikken. Tillegg
til St.meld. nr. 23 (1981-82) Kulturpolitikken for 1980-åra, oslo, 1983.

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Norvège − Per MANGSET

deux secteurs, les médias et le spectacle vivant. Le monopôle d’État sur la diffusion
de radio est vite aboli. Il y a ensuite eu une prolifération de petits (et quelques grands)
émetteurs privés de radio52. Le gouvernement a aussi obligé les théâtres à regarder
leurs coûts et leurs sources de revenus de plus près. Le ministère revendique une
augmentation des recettes, ce qui a forcé les théâtres à jouer davantage de pièces plus
légères. Ce tournant de politique culturelle vers la droite libérale et conservatrice est
cependant resté limité. La majorité au Parlement continue de soutenir plutôt le
modèle social-démocrate53. Il y a eu une majorité de centre gauche de politique
culturelle relativement stable et de longue durée, même si les couleurs des
gouvernements ont changé.
La politique socioculturelle au niveau local a d’abord été consolidée, ensuite
affaiblie, pendant les années 1980 et 1990. Pendant les années 1980, le gouvernement
a par exemple pris des mesures importantes pour renforcer la formation culturelle
des enfants. on a d’abord créé un système universalisé d’écoles de culture et musique
au niveau local. Une subvention à ces écoles a été introduite en 1984. L’infrastructure
d’écoles de culture et musique a été encore renforcée quand une nouvelle loi a obligé
toutes les communes à offrir un tel service dès 19954. Cette réforme vise les activités
culturelles des petits amateurs. elle a ensuite contribué à renforcer considérablement
les compétences musicales de nouvelles générations de Norvégiens, et encouragé
beaucoup de jeunes à poursuivre une carrière musicale professionnelle. Vers les années
2000, cette réforme s’est accompagnée d’une autre réforme importante qui concerne
l’animation culturelle dans les écoles, le soi-disant « Cartable culturel ». L’intention
est de transmettre des expériences artistiques professionnelles à tous les écoliers55.
Le développement du secteur culturel au niveau local pendant les années 1980
et 1990 est plutôt dû aux réformes générales de décentralisation qu’à une politique
culturelle intentionnelle du ministère. Les communes norvégiennes, au début des
années 1980, contribuent davantage que l’État au soutien économique de la culture56.
Les structures politiques et administratives, établies au niveau municipal pendant les
années 190, se sont d’abord renforcées au début des années 1980. La consolidation
générale des structures politiques et administratives dans les communes et les
départements bénéficie au secteur culturel. Mais vers la fin des années 1980, la
politique de réformes décentralisatrices initiée et dirigée d’en haut a progressivement
été discréditée. serait-ce le devoir de l’État de se mêler de l’organisation et des priorités
des municipalités ? après l’introduction d’une nouvelle loi municipale en 1993, une

52. Il y a certainement des parallèles avec la libéralisation – et la multiplication de chaînes de télé – pen-
dant la même période en France. Mais en France ce furent un président et un gouvernement socialistes
qui ont entamé la libéralisation. alors que la privatisation et la multiplication des chaînes de télévision
eurent lieu à partir de 1985 en France, cette transformation n’a commencé qu’en 1992 en Norvège.
53. Parlement norvégien, Innst. S. nr. 132 (1984-85) Innstilling fra kirke- og undervisningskomiteen om
kulturpolitikk for 1980-åra og nye oppgaver i kulturpolitikken, oslo, 1985.
54. Ministère d’Éducation et Recherche, St.meld. nr. 39 (2002-2003) « Ei blot til lyst ». Om kunst og kul-
tur i og i tilknytning til grunnskolen, oslo, 2003.
55. Ministère d’Éducation et Recherche, St.meld. nr. 39 (2002-2003) « Ei blot til lyst »…, op. cit.
56. P. Mangset, Kulturliv og forvaltning…, op. cit. ; id., Kulturpolitikk i Vest-Europa…, op. cit.

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grande partie des municipalités ont affaibli leurs administrations culturelles en les
intégrant dans d’autres administrations sectorielles, comme l’éducation, l’industrie
ou l’environnement5.
La rhétorique instrumentaliste s’est davantage accentuée dans le champ de
politique culturelle, surtout au niveau régional et local, pendant les années 1980 et
1990. Le discours prédominant souligne que la culture doit servir à de bonnes causes :
à un essor économique et industriel, au bon développement de la santé populaire et
à l’intégration de différentes minorités ethniques et sociales dans la société norvé-
gienne. Plusieurs projets sont mis en œuvre par les pouvoirs publics pour atteindre
de tels objectifs, souvent sans effets très substantiels, sauf au niveau discursif et
rhétorique. Des discours similaires, accentuant les effets bénéfiques de la culture sur
l’économie, ont eu un nouvel essor après 2000, en Norvège comme dans beaucoup
d’autres pays. beaucoup d’acteurs dans le secteur culturel parlent avec enthousiasme
de « la classe créative », de « l’industrie créative » et de « l’économie de l’expérience58 ».

Les transformations pendant l’ère postmoderne : l’après 2000


au passage au nouveau millénaire la politique culturelle norvégienne a dû affron-
ter plusieurs transformations sociales générales, partiellement contradictoires. La
globalisation culturelle affecte la diffusion culturelle dans les médias. De nombreux
artistes sont aussi devenus plus mobiles à cause de la globalisation. Plusieurs analystes
de l’ère postmoderne affirment en plus que la distinction entre art et non-art, entre
culture d’élite et culture de masse, est devenue plus complexe, sinon effacée, à cause
d’une de-différentiation ou fragmentation institutionnelle59.
Dans les pays nordiques, on a aussi remarqué des tendances de déinstitutionna-
lisation dans le secteur culturel, surtout en ce qui concerne le spectacle vivant. Dans
ces pays, les acteurs ont traditionnellement eu des emplois permanents – plus ou
moins comme des fonctionnaires – dans les théâtres. Mais au cours des dernières
décennies, il y eut un grand afflux dans le monde du spectacle de jeunes acteurs
norvégiens formés à l’étranger. Les membres de cette nouvelle génération d’acteurs
ne sont plus embauchés en permanence par les théâtres. Ils deviennent plutôt des
professionnels indépendants.
La montée presque illimitée de nouveaux festivals culturels démontre un autre
aspect de la déinstitutionnalisation dans le secteur culturel. quelques chercheurs ont
analysé cette tendance comme un signe d’une transformation profonde du monde

5. Trine Myrvold, Kultursektor i forvitring ? Økonomisk og organisatorisk utvikling i kommunal og fylkes-
kommunal kultursektor på 90-tallet, oslo, NIbR, 1998 : 18.
58. Richard Florida, e Rise of the Creative Class. And How It’s Transforming Work, Leisure, Community
and Everyday Life, basic books, 2002 ; R. e. Caves, Creative Industries. Contracts between Art and Com-
merce, Harvard University Press, 2000 ; J. b. Pine, J. H. gilmore, e Experience economy. Work is eatre
& every Business a Stage, Harvard business school Press, 1999.
59. Lars Fr. svendsen, Kunst. En begrepsavvikling. Oslo, Universitetsforlaget, 2000 ; Mike Featherstone,
Consumer Culture & Postmodernism, Londres, sage Publications, ousand oaks, New Dehli, 1991.

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Norvège − Per MANGSET

du spectacle vivant60. Ils ont souhaité que la créativité et la flexibilité des festivals
aillent nous sauver de la rigidité et du traditionalisme des vieilles institutions. Mais
le développement récent risque de les décevoir. Pour l’instant beaucoup de festivals
norvégiens ont de grosses difficultés financières ; quelques-uns ont fait faillite. beau-
coup d’entre eux cherchent aussi une institutionnalisation et une professionnalisation
plus solides. Ils souhaitent naturellement devenir des institutions permanentes avec
une bonne subvention régulière du ministère. en même temps les institutions
traditionnelles du spectacle vivant ont, paraît-il, conservé, et même augmenté, leurs
publics61.
Plusieurs études récentes affirment que la distance entre le monde de l’art et le
marché privé s’est substantiellement restreinte récemment62. on parle par exemple
d’une privatisation accrue des institutions culturelles en Norvège. Cette tendance a
même été célébrée avec enthousiasme par quelques chercheurs, qui maintiennent
que le parrainage culturel a substantiellement augmenté récemment63. Cette assertion
paraît bien fondée en ce qui concerne des projets et festivals peu institutionnalisés.
Mais elle l’est moins bien en ce qui concerne les institutions permanentes de spectacle
vivant, qui d’ailleurs pèsent très lourds dans la totalité des budgets culturels publics.
Ces institutions sont toujours pour la plupart subventionnées de 0 % à 95 % de
leurs budgets par les pouvoirs publics64. en Norvège, comme dans la plupart d’autres
pays de l’europe de l’ouest (la France incluse, la grande-bretagne exclue), les recettes
et le parrainage jouent un rôle très limité dans les budgets des institutions du spectacle
vivant.
Les principes de « la nouvelle gestion publique65 » ont certainement aussi laissé
des traces dans le secteur culturel norvégien pendant les dernières années. Indicateurs
de performance, rapports détaillés et évaluations fréquentes caractérisent les relations
entre le ministère et les institutions culturelles. La politique culturelle de l’État est
devenue plus interventionniste et dirigiste, par exemple par une diminution de la
distance entre le ministère et le Conseil culturel. Les tâches déléguées au conseil ont
substantiellement augmenté depuis le milieu des années 1990 et en même temps son
autonomie s’est restreinte66.

60. svein bjørkås, Det muliges kunst. Arbeidsvilkår blant utøvende frilanskunstnere, oslo, Norsk kulturråd,
utredning, rapport nr. 12, 1998.
61. odd F. Vaag, Kultur- og mediebruk i forandring. Bruk av kulturtilbud og massemedier fra 1991 til 2006,
oslo-Kongsvinger, ssb, 200.
62. anne-britt gran et Donatella De Paoli, Kunst og kapital. Nye forbindelser mellom kunst, estetikk og
næringsliv, Pax, 2005.
63. anne-britt gran et sophie Hoffplass, Kultursponsing, oslo, gyldendal akademisk, 200.
64. silje ingstad, Sponsorbidrag og NTO-medlemmer, m/ statistikkvedlegg, oslo, Norsk teater- og orkes-
terforening, 200 ; P. Mangset, Kulturpolitikk i Vest-Europa…, op. cit.
65. “New public management”.
66. Mie berg simonsen, Historien om en budsjettpost. En evaluering av statsbudsjettets kapittel 320, post 74
Tilskudd til tiltak under Norsk kulturråd, oslo, Norsk kulturråd, 2005.

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Enfin ! Un ministre à la française


Le dirigisme et le volontarisme du ministère se sont encore renforcés depuis 2005,
quand un nouveau ministre de la Culture offensif et charismatique, le social-démo-
crate Trond giske, a été nommé. en peu de temps, il a réussi à augmenter considé-
rablement le budget de la culture. son objectif est de l’augmenter de 1 % du budget
de l’État avant 2014 ; il a pris beaucoup d’initiatives plus ou moins spectaculaires
dans différents secteurs culturels ; il est très visible dans les médias – certainement
un homme « branché6 » ; il est parfois critiqué pour ne pas respecter suffisamment
l’autonomie de la culture, mais surtout il est célébré par les gens du secteur pour son
esprit offensif et pour ses bons résultats ; et il se fie souvent plus à ses amis politiques
qu’aux bureaucrates au ministère. son action culturelle est donc caractérisée par du
volontarisme, du dirigisme et du clientélisme, ce qui fait dire qu’il ressemble
beaucoup à un ancien ministre de la Culture français : Jack Lang (1981-1986, 1988-
1993). La Norvège a donc finalement trouvé son « Jack Lang » de la politique
culturelle – pourvu que ça dure.

6. Un social-démocrate de gauche qui est très ami avec les membres les plus chics de la famille royale.

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Le Royaume-Uni

David LosseLey*

Dans son essai sur la politique culturelle française depuis 1958, Jacques Rigaud
écrivait en 1995 : « on ne se lassera jamais d’énumérer, en tous domaines, cette
obstination que nous prêtons aux Anglais de faire autrement que nous1. » Il est vrai
qu’en ce domaine, les différences entre les deux systèmes, français et britannique,
sont manifestes et qu’elles ont été jusqu’à un certain point voulues par les
Britanniques eux-mêmes, qui ont parfois pris comme référence l’état culturel français,
d’abord pour en rejeter le modèle, plus récemment pour l’imiter. L’une de ces
différences tient au fait que la politique culturelle britannique est régie par le principe
de l’arm’s length, selon lequel l’État est tenu à distance − « à la longueur d’un bras »,
littéralement − du monde culturel par un Arts Council (« des » Arts Councils aujour-
d’hui), lequel est un non-departmental public body du ministère responsable de la
culture. en raison de ce statut, le Conseil est partiellement indépendant. Il est dirigé
non par des fonctionnaires mais par des bénévoles nommés par le gouvernement ;
et, à l’aide de advisory panels (commissions consultatives), il a la charge de répartir
les crédits affectés aux arts par le gouvernement en place. D’autres agences culturelles
publiques fonctionnaient déjà, ou fonctionnent aujourd’hui, selon le principe de
l’arm’s length : le British Council, l’uk Film Council2, le Crafts Council (Conseil des
arts appliqués), le Museums, Libraries and Archives Council (Conseil des musées, des
bibliothèques et des archives). Grâce à la redevance, la BBC aussi consacre des sommes
très importantes à la musique (elle a même ses propres orchestres), aux dramatiques
et aux autres arts. Mais c’est la présence et la notion même d’un Arts Council quasi
autonome qui dominent la politique culturelle britannique depuis 1945. C’est
également ce qui la distingue de la France. Ce mode de gestion par délégation sera
au centre de l’analyse présentée ici, au travers de ses rapports avec les diverses instances
centrales, locales et privées.
L’image d’un Arts Council protecteur des artistes et rempart souverain contre les
incursions de l’État, à l’opposé d’un ministère de la Culture à la française, doit être
nuancée pour plusieurs raisons. D’abord, parce que, régi par une charte royale du
9 août 1946, le Council a des rapports avec le gouvernement à géométrie variable

* Université de Leeds, Royaume-Uni.


1. Jacques Rigaud, l’Exception culturelle : culture et pouvoirs sous la Cinquième République, Paris, Grasset,
1995, p. 141.
2. L’uk Film Council, créé en 2000, intervient dans le champ des activités cinématographiques à la fois
directement et à travers le British Film Institute.

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PoUR UNe HIstoIRe Des PoLItIqUes CULtUReLLes DANs Le MoNDe

mais qui ont toujours pris la forme d’un partenariat : il est donc obligé de tenir
compte des orientations gouvernementales. Nuancée ensuite parce qu’il a régulière-
ment été pris à partie par l’État ou par le monde culturel et parce que, depuis les
années 1980, le principe de l’arm’s length s’est érodé. Nuancée enfin parce qu’à
certains égards, le système britannique se rapproche par étapes successives du système
français malgré ce principe4. si l’on schématise quelque peu, on peut discerner dans
cette évolution une trajectoire à deux facettes : l’une correspondant à la formulation
par l’Arts Council d’une politique culturelle digne de ce nom ; l’autre à la mise en
place d’un ministère de la Culture. C’est cette trajectoire qui est présentée ci-après
selon un découpage chronologique en cinq parties : la création de l’Arts Council ; des
années 1960 aux années 1980 ; la révolution thatchérienne ; vers le nouveau
millénaire ; et la politique culturelle aujourd’hui.

1945 : la création de l’Arts Council


Vu de France, le système culturel britannique en œuvre de la seconde Guerre
mondiale aux années 1990 peut paraître invertébré. De son histoire sont générale-
ment absents de grands mobilisateurs politiques tels qu’André Malraux ou Jack Lang.
si cela tient à l’arm’s length ainsi qu’à l’absence d’un ministère d’envergure et la
pénurie en matière de crédits, cela s’explique également par une différence de culture
politique. Celle-ci peut être illustrée par l’emploi persistant du terme arts plutôt que
culture, ce dernier ayant longtemps été considéré par les Britanniques comme trop
« continental », au motif qu’il évoquait la bureaucratisation voire le totalitarisme. De
là tout un vocabulaire administratif délibérément plat. Alors que, en France en 1959,
on parlait volontiers de « création » et de « démocratisation », on voit l’Arts Council
utiliser la formule plus modeste de raise and spread… (améliorer et répandre, le
second s’employant tout aussi bien pour du beurre ou de l’engrais). Cette absence
de terminologie messianique chez les Britanniques était d’autant plus logique que
les crédits étaient maigres et les divers secteurs culturels dispersés dans des ministères
de tutelle différents : les arts vivants et plastiques à l’Éducation, le cinéma, la presse
et l’édition au Commerce et à l’Industrie, l’audiovisuel à l’Intérieur.
Pendant de longues années donc, pour qualifier la politique culturelle britannique
il faut parler non de « politique volontariste » mais de « politique malgré elle », d’une
abstention délibérée. Car, loin de regretter la modestie de leur système, les
Britanniques y voient plus souvent une singularité nationale enviable. en 1945,
l’économiste John Maynard Keynes, qui fut l’« architecte » de l’Arts Council, s’est
même félicité du caractère improvisé de la création de cet organisme au cours d’une
conférence de presse organisée pour annoncer l’événement : « Il me semble [dit-il]

. Voir Robert Hutchison, e Politics of the Arts Council, Londres, sinclair Browne, 1982, p.16-19, pour
une analyse plus détaillée.
4. Pour les détails concrets de cette convergence, voir Graham Devlin et sue Hoyle, Committing to Culture:
Arts Funding in France and Britain, Londres, Franco-British Council, 2000 ; id., “2006 Update on Com-
mitting to Culture”, dans Philip Hensher, Creative Ways Forward: A Seminar on Culture in the 21st Cen-
tury (20 November 2007), Londres, Franco-British Council, 2008, p. 2-1.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

qu’on n’a pas encore compris à quel point une chose importante est arrivée. Le
mécénat d’État s’est installé à pas de loup. Cela s’est passé de manière très anglaise,
sans façon, discrète − bâclée si vous voulez5. » Cette discrétion « très anglaise » et en
réalité faussement modeste est devenue le trait distinctif d’un système britannique
qui a servi de modèle international, notamment pour la création en 1965 du National
Endowment for the Arts aux États-Unis.
Ce système s’intégrait à un mouvement plus large de volontarisme étatique,
impulsé dans l’immédiat après guerre par le gouvernement travailliste de Clement
Attlee entre 1945 et 1951. La mission de cette nouvelle administration était d’im-
planter l’État-providence tel que l’avait conçu William Beveridge en 1942, fondé sur
un régime de santé publique gratuite et de sécurité sociale. en 1944, une année avant
l’arrivée des travaillistes, le gouvernement de guerre dirigé par Churchill avait pris
une mesure de même ordre avec l’introduction d’une réforme majeure pour démocra-
tiser l’enseignement public. et c’est en fait ce gouvernement qui avait pris l’initiative
de créer un Arts Council, initiative reconduite par le gouvernement de C. Attlee.
Il n’allait nullement de soi que la culture devienne une priorité pour ce pays au
bord de la faillite après la victoire de 1945. Ce qui explique cet élan, c’est la conjonc-
ture internationale des années 190 et 1940. La réticence « protestante » bien connue
des Anglais vis-à-vis de la notion de « culture nationale » avait engendré un pragma-
tisme pluraliste et libéral à l’égard des arts. Jusqu’en 1918, date à laquelle le ministère
de l’Éducation britannique devint responsable des dépenses publiques en matière de
culture, celles-ci étaient globalement affectées aux institutions de référence londonien-
nes − British Museum, National Gallery, Victoria and Albert Museum, etc. −, alors
qu’au niveau local, la création de bibliothèques et de musées municipaux avait
également été autorisée par la loi au xIxe siècle : le Museums Act en 184, le Public
Libraries Act en 1855.
Mais la situation commença à changer pendant l’entre-deux-guerres. Il y eut tout
d’abord la création en 1922 d’une radio publique, la BBC, régie selon le principe de
l’arm’s length. Il serait difficile d’exagérer l’importance pour la société britannique de
cette institution : ses émissions culturelles formèrent les goûts du public et le
préparèrent à découvrir d’autres types de pratiques. en même temps, la vie culturelle
se transformait : l’éducation publique se démocratisait ; en 195 apparurent les
premiers livres de poche Penguin ; le cinéma parlant florissait et, en plus des
programmes diffusés par la BBC, les disques shellac 78 tours introduisaient dans les
foyers la musique, « populaire » ou « classique ». De nouveaux « besoins culturels » se
développèrent donc. Furent également posées dans les années 190 les premières
pierres de ce qui allait devenir l’infrastructure du mécénat d’État : en 191, ce fut la
création de la Museums and Galleries Commission ; en 19, celle du British Film
Institute et celle du British Council l’année suivante. Par ailleurs, comme en France,
on voit naître en 1905 un mouvement d’éducation populaire sous le nom de Workers’
Educational Association.

5. Cité dans Andrew sinclair, Arts and Cultures: e History of the Fifty Years of the Arts Council of Great
Britain, Londres, sinclair-stevenson, 1995, p. 47. toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur.

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Malgré ces mutations d’envergure, les dépenses gouvernementales directes pour


les arts et les musées n’avaient toujours pas atteint un million de livres sterling à la
veille de la seconde Guerre mondiale6. Il a fallu la menace du fascisme, le Blitz7 de
1940-1941 et la guerre menée seuls, avant que les Américains n’y entrent à leur tour,
pour que se développe chez les Britanniques la conscience d’avoir une culture
nationale à défendre8. Deux organismes publics traduisent cette nouvelle façon de
penser : l’Entertainments National Service Association (eNsA) et le Council for the
Encouragement of Music and the Arts (CeMA). L’eNsA, ou association de service national
pour les divertissements, était un organisme financé par l’État ayant pour objet le
divertissement des troupes et des travailleurs en usine. Cette association, qui existait
déjà durant la Première Guerre mondiale, devint un mythe au cours de la seconde
pour avoir fait rire les Anglais sous les bombes de la Luftwaffe et avoir donné le coup
d’envoi à bien des carrières de variété après guerre. quant au CeMA, ou conseil pour
l’encouragement de la musique et des arts, il fut créé en 199 grâce à l’initiative
privée et cofinancé à égalité par le Pilgrim Trust (américain) et le Board (c’est-à-dire
ministère) of Education. sa mission était de travailler au maintien du moral national
et de venir à l’aide des artistes sans travail. Durant la guerre, il est devenu une entre-
prise de décentralisation culturelle dans la mesure où, aidé depuis 1942 par un réseau
de bureaux régionaux, il apportait directement la culture classique aux citadins
évacués en campagne et aux travailleurs engagés dans l’effort de guerre, en montant
des tournées de concerts, de spectacles et d’expositions et, au début, des activités
d’éducation populaire. À partir d’avril 1942, il eut pour président J. M. Keynes et
finit la guerre entièrement financé par l’État.
Ces deux structures avaient chacune leur conception de la culture populaire : le
CeMA la considérait comme la participation active à la culture cultivée, la collabora-
tion entre amateurs et professionnels, et l’éducation populaire ; l’eNsA proposait des
spectacles de variété moins exigeants. Mais l’eNsA fut supprimée dès la fin de la
guerre, alors que le CeMA de Keynes devint l’Arts Council of Great Britain (ACGB),
avec pour mission de poursuivre le soutien public à la culture, devenu presque axio-
matique pendant la guerre sans que l’on s’en rende tout à fait compte. Ce choix
s’explique par la réussite du CeMA : lorsque J. M. Keynes en prit la tête en 1942, cet
organisme avait déjà organisé 8 000 concerts, attiré 600 000 visiteurs à ses expositions
itinérantes et 1,5 million de spectateurs aux pièces de théâtre qu’il avait aidées9.
Pourtant, Keynes, personnalité majeure du très élitaire Bloomsbury Group à côté de
Virginia Woolf et d’e. M. Forster10, et marié à une ballerine russe qui avait travaillé
avec Diaghilev, ne supportait pas la dimension éducation populaire et participation
amateur et, dès 1942, avait cherché à l’éliminer du CeMA. Certes, des actions

6. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 2.


7. Le mot Blitz désigne le bombardement intensif de Londres et d’autres grandes villes britanniques par
la Luftwaffe, commencé en septembre 1940 et terminé en mai 1941.
8. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 24 et 48.
9. Anna Upchurch, “John Maynard Keynes, the Bloomsbury Group and the origins of the Arts Coun-
cil Movement”, International Journal of Cultural Policy, 2004, vol. 10, no 2, p. 20-217 (p. 21).
10. Ibid.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

rapprochant professionnels et amateurs allaient être menées quelques années encore,


et il y eut même un mouvement pour créer des centres d’art (arts centres) régionaux
polyvalents. Mais, comme en France treize ans plus tard lorsque André Malraux
devint ministre des Affaires culturelles, l’amateurisme et l’éducation populaire ont
fini par être subordonnés à l’art et aux artistes professionnels.
Ainsi, par la volonté de Keynes, la charte royale du nouveau Council énonçait
comme premier objectif le développement d’« une meilleure connaissance, compré-
hension et pratique des beaux-arts exclusivement », objectif qui de fait est devenu sa
mission primordiale11. Prenant place à côté du ird Programme, créé en 1946 par
la BBC pour diffuser la musique classique sur les ondes, et du festival d’edimbourg
créé en 1947 avec son soutien, l’Arts Council s’est intégré dans l’idéologie qui régnait
au niveau national, selon laquelle il faut continuer à soutenir la culture la plus élevée
parce que, à la paix comme à la guerre, celle-ci accomplit une mission civilisatrice
auprès du bon peuple. À ce même titre, le Council refusa de s’impliquer dans la
culture de masse que Keynes frappa d’anathème lorsqu’il lança son « Mort à Holly-
wood » au cours d’une émission de radio en juin 1945. La charte royale contenait
pourtant d’autres objectifs, en particulier le deuxième qui était d’augmenter
« l’accessibilité des beaux-arts au public partout dans Notre Royaume12 ». Le Council
afficha en effet comme aspiration fondatrice the best for the most (le meilleur pour le
plus grand nombre). Ainsi, comme ce fut le cas dans d’autres pays d’europe, la raison
d’être de l’Arts Council s’est inscrite dès le départ dans un réseau de tensions − entre
objectifs artistique et social, professionnalisme et amateurisme, art et divertissement −,
tensions qui, se recouvrant partiellement, se résument à un débat fondamental qui
parcourt la politique culturelle britannique de cette époque à aujourd’hui : excellence
contre access.
L’ACGB, comme la majorité des institutions culturelles publiques britanniques,
avait le statut juridique d’association reconnue d’utilité publique. en application de
l’arm’s length, il reçut pendant une vingtaine d’années ses allocations non pas d’un
ministère de tutelle mais directement du ministère des Finances (la trésorerie). Il
était composé de onze membres avec un président (chairman) à leur tête, tous
nommés par le Chancelier de l’Échiquier. Parmi ses membres, siégeaient le
représentant d’un comité relativement autonome pour l’Écosse et un autre pour le
Pays de Galles. Pour les cinq premières années de son fonctionnement, J. M. Keynes
avait proposé une allocation de 500 000 livres annuelles1. Vu la catastrophique
conjoncture économique d’après-guerre, il est étonnant qu’il ait même pu obtenir la
somme dérisoire de 25 000 livres pour la première année complète (1945-1946).
toutefois, il fallut limiter les responsabilités du Conseil : il n’avait ni celle du livre ni
celle du cinéma. Il ne s’impliqua pas non plus dans l’éducation artistique, ni dans
les industries culturelles. Ces limites à ses attributions − comme ce fut le cas aux
Affaires culturelles en France − allaient bientôt poser problème.

11. La charte royale est reproduite dans A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 401-407 (p. 401).
12. Ibid., p. 401.
1. Ibid., p. 45 et 54.

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J. M. Keynes mourut avant d’occuper la présidence de l’ACGB. sir ernest Pooley


lui succéda de 1946 à 195, puis Lord Kenneth Clarke de 195 à 1960, lui-même
intellectuel public convaincu des vertus civilisatrices de la culture classique. Le
nouveau poste de secrétaire général fut occupé de 1946 à 1951 par Mary Glasgow,
qui allait plus tard fonder la maison d’édition portant son nom. Pourtant, pendant
ses premières années d’existence et même au-delà, c’est le fantôme de Keynes qui a
dominé les activités du nouveau Conseil.
sous le gouvernement travailliste d’Attlee, la situation du Conseil s’améliora
quelque peu avec un budget atteignant en 1949-1950 (quatre ans après sa création)
600 000 livres sterling. sa liberté de décision étant alors quasiment totale, il respectait
les goûts personnels de Keynes : plus de 50 % de ses dépenses étaient consacrées à
l’opéra, au ballet et à la musique et seulement 15 % au théâtre et 6 % aux arts
plastiques14. La majorité des crédits était octroyée aux institutions londoniennes,
J. M. Keynes s’étant montré hostile à ce qui s’appelait alors regionalism car il croyait
qu’une vraie culture nationale ne peut émaner que de la capitale. en outre, les
premiers responsables de l’ACGB étaient convaincus, non sans raison, que les élus
locaux de l’époque n’avaient ni l’expérience requise pour mener une politique
artistique, ni le souhait d’en mener une car il serait alors nécessaire d’augmenter les
impôts locaux. Pour le jeune Arts Council, il s’agissait donc d’impulser plutôt que de
décentraliser. Ainsi, à côté de l’amateur et du social, la décentralisation des pouvoirs
allait présenter au Conseil un nouveau champ de bataille. Par contre, après la
destruction infligée par le Blitz, la nécessité de construire en région pour « loger les
arts » (housing the arts), notamment pour le spectacle vivant, avait déjà été évoquée
par Keynes lui-même et une politique allant dans ce sens a été menée avec succès à
partir des années 195515.
Dans les années 1950, après quatre années marquées du sceau du volontarisme
présidant à sa création et durant lesquelles il devint agent public à part entière, l’Arts
Council a dû s’inventer une raison d’être. se refusant toujours à élaborer une politique
explicite et réduisant progressivement la gestion directe, héritée du CeMA, des activités
musicales et théâtrales16, il adopta par défaut une politique purement réactive
consistant à simplement répartir de façon sélective ses crédits à ceux qui en faisaient
la demande.

Des années 1960 aux années 1980 : un ministère des Arts


Pendant les années 1950, la tendance à l’effacement de l’ACGB s’accrut à mesure
que ralentissait l’augmentation annuelle de son budget. Alors que les grandes
institutions de la capitale comme Covent Garden et Sadler’s Wells pompaient la
majeure partie de ce budget, la pénurie générale imposa la fermeture entre 1952 et

14. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 74.


15. Cette politique fut relancée par le gouvernement travailliste de Harold Wilson (1964-1970) puis sup-
primée par celui de Margaret atcher.
16. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 118.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

1956 des dix bureaux régionaux hérités du CeMA. Cette mesure recentralisa un corps
déjà fort centralisé et allait avoir des répercussions durables. Il est vrai que, en 1948,
le Local Government Act, loi soutenue par le Council, permit qu’une part des impôts
locaux soit utilisée pour subventionner les arts − notamment les concerts et les
spectacles −, ce qui jusqu’alors avait été quasiment interdit. Mais les premiers résultats
s’avérèrent limités car, dans cette période de reconstruction urbaine, les municipalités
avaient d’autres priorités. À quelques exceptions près, les dépenses en matière
culturelle demeurèrent donc majoritairement au niveau central.
Ce centralisme était aussi une façon d’insister sur le principe de l’arm’s length. De
leur côté, le gouvernement et la Chambre des communes auraient préféré que le
Conseil se consacre davantage à la démocratisation (access), donc à la province17, mais
celui-ci continua résolument de privilégier l’excellence professionnelle à Londres et
dans quelques autres agglomérations. Certes, il voulait bien conseiller et encourager
les collectivités locales, mais avec la fermeture de ses bureaux régionaux il avait perdu
le moyen de le faire18. Avant 1965, donc, ses contacts avec ces collectivités ont été,
selon un de ses responsables, « épisodiques (quoique fréquents, et souvent amicaux)19 ».
Du coup, on vit apparaître des associations régionales des arts (regional arts
associations), d’abord dans le sud-ouest en 1956, grâce à des associations culturelles
locales, ensuite dans le nord-est de l’Angleterre : en 1961, fut créée la North Eastern
Association for the Arts (NeAA20). Cette dernière, qui servit de modèle et de locomo-
tive pour tout un mouvement de régionalisation, était une association intermunici-
pale destinée à répartir des crédits mis en commun par les municipalités concernées
et d’autres organismes locaux afin de promouvoir et partager les arts au niveau
régional21. elle demanda une subvention à l’Arts Council, lequel, avare de son soutien
au départ car il craignait une baisse de la qualité artistique, a d’abord accordé une
subvention dérisoire mais a fini par l’augmenter, créant ainsi un précédent qui allait
s’avérer déterminant.
Dans le domaine qui relevait directement des compétences du Conseil, le manque
de moyens était aggravé par la rivalité acharnée et coûteuse entre les quatre
compagnies d’opéra qu’il subventionnait − Covent Garden, Sadler’s Wells opera and
Ballet (devenu English National opera en 1974), Carl Rosa Company (disparue en
1958) et Welsh National opera. Il se montrait donc encore plus sélectif à l’égard des
autres arts, arguant du slogan « peu, mais des roses22 ». Comme son budget
connaissait une stagnation en 1959, au moment où allaient avoir lieu des élections,
les trois principaux partis politiques envisagèrent de le remplacer par un ministère2.

17. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 119-120.


18. Ibid., p. 121.
19. Nigel Abercrombie, “e Approach to British Local Authorities”, dans John Pick (ed.), e State and
the Arts, Londres, City Arts, 1980, p. 6-75 (p. 70).
20. La NeAA est devenue plus tard la Northern Arts.
21. Il est à noter que les collectivités locales ont continué à financer directement les établissements qu’ils
avaient l’habitude de financer.
22. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 99 et 119-122.
2. Richard Witts, Artist unknown: An Alternative History of the Arts Council, Londres, Warner, 1998,
p. 170.

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en fait, une solution différente fut trouvée à l’occasion de la consultation électorale


suivante. en 1964, en effet, le premier gouvernement travailliste depuis treize ans,
celui d’Harold Wilson, choisit non pas d’abolir le Council mais de créer à ses côtés
le premier « ministère » des Arts britannique − en réalité un sous-secrétariat d’État
du Department of Education and Science qui, en 1979, devint l’office of Arts and
Libraries (office des arts et des bibliothèques). Ainsi, le système des beaux-arts
britannique devint bicéphale : d’un côté le Conseil, de l’autre un ministère de tutelle.
Les prérogatives attachées à ce poste ministériel − dont le premier titulaire fut une
femme, Jennie Lee, qui l’occupa de 1964 à 1970 − étaient très limitées : le titulaire
ne siégeait pas au Cabinet (auquel n’assistaient que les ministres les plus importants),
les fonctionnaires qui y furent appelés auraient préféré rester au ministère de l’Éduca-
tion, et le volontarisme gouvernemental était obstrué par l’arm’s length. Le poste fut
apparemment créé parce qu’en 1962-196, le budget du Conseil avait atteint plus de
2 millions de livres24, montant qu’il n’était pas admissible de voir distribuer par un
corps non gouvernemental. toutefois, une autre analyse peut être faite de cette
création. en effet, la société et la culture britanniques se transformant rapidement, le
gouvernement se trouvait contraint de s’adapter à ces transformations, d’autant plus
que l’Arts Council n’était pas en mesure de le faire. Non seulement se généralisait la
pratique culturelle, mais on observait en outre, sous les effets conjugués de la société
de consommation, de la culture de masse américanisée, et de l’évolution de la
télévision (à la chaîne unique de la BBC s’était ajoutée une chaîne privée, ItV, en 1955
et une deuxième chaîne publique, BBC2, en 1964), une lente démocratisation de la
société britannique, marquée jusque-là par son système de classes. Un des effets
majeurs des Beatles, par exemple, ainsi que de la lancée sur ItV du feuilleton
Coronation Street en 1960, fut de disséminer largement des accents régionaux du nord
de l’Angleterre, industrialisé et défavorisé ; simultanément, des personnalités jeunes
du tout-Londres (Swinging London), comme les Rolling stones, le photographe David
Bailey et l’acteur Michael Caine (e Ipcress File, 1965) faisaient entendre les accents
populaires de la capitale. Par ailleurs, la culture jeune, la mode, la photo, le cinéma
et d’autres arts britanniques s’internationalisaient, constituant une force de frappe
culturelle à l’échelle mondiale. Le gouvernement d’Harold Wilson essaya, tant bien
que mal, de surfer sur cette vague, allant jusqu’à faire décorer les Beatles par la Reine
et ne manquant pas de se faire photographier avec ces « quatre garçons dans le vent ».
Jennie Lee, femme politique respectée pour son volontarisme, collabora avec Lord
Arnold Goodman, président de l’Arts Council entre 1965 et 1972, collaboration grâce
à laquelle la politique culturelle britannique connut son deuxième grand tournant.
en 1965, la ministre lança un livre blanc pour définir une nouvelle politique pour
les arts : A Policy for the Arts: e First Steps25. Ce fut la première tentative gouver-
nementale − et la seule pendant longtemps − pour inventer une politique culturelle.
en 1967, la charte royale fut révisée pour la première fois et, de 1965 à 1971, le
budget du Council tripla. Pendant les années de son ministère, J. Lee fut responsable

24. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 171.


25. « Une politique pour les arts : les premiers pas. »

96
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Royaume-Uni − David LoSSELEY

de l’établissement longtemps attendu du National eatre, sur la rive sud de la tamise,


et de celui du National Film School et de l’open university26. elle mena par ailleurs
une politique de décentralisation en favorisant les Regional Arts Associations (RAA) à
travers le renforcement de leurs pouvoirs. L’Arts Council resta longtemps équivoque
à l’égard des RAA, tiraillé qu’il était entre, d’un côté, son désir de voir les collectivités
locales accorder davantage de crédits au mécénat public et, de l’autre, l’hostilité
d’établissements culturels de référence au transfert du pouvoir de décision artistique
à celles-ci27. Mais au cours des années 1960 et 1970, l’exemple de la NeAA donna un
coup de pouce au maillage du territoire avec la création de douze RAA en Angleterre,
travaillant en partenariat avec l’Arts Council même si très souvent c’était dans le conflit.
en 1970-1971, le Conseil, trop heureux d’abandonner aux associations régionales
des responsabilités socioculturelles dont il ne voulait pas, doubla la subvention qui
leur était accordée28. Par ailleurs, la révision de la charte en 1967 permit la transforma-
tion des comités pour l’Écosse et le pays de Galles en Arts Councils quasi autonomes.
L’Irlande du Nord avait déjà connu une transformation de ce type, un Arts Council
ayant été institué en 1962, tout à fait indépendant du Council.
Un fait montre bien ces mutations : la charte révisée qui parle désormais des
« arts » plutôt que des « beaux-arts ». Par ailleurs, le livre blanc demandé par J. Lee
reconnaît la transformation culturelle en cours et cherche à s’y adapter. quant au
Council, ses attributions ont également été élargies avec sa première commission
« Littérature » (livres et lecture). Certes, ses partis pris culturels n’ont pas changé de
manière radicale : il ne s’agissait pas encore de reconnaître les cultures populaires ou
les industries culturelles. Mais un élan ministériel avait bien été donné pour que
l’accent soit mis sur l’« accès » (access) et les inégalités culturelles, plutôt que sur la
simple sauvegarde de la culture d’élite selon le modèle keynésien, et sous Lord
Goodman, le nouveau président du Council, cet élan fut respecté. Dans un discours
prononcé devant la Chambre des lords, il expliqua la nécessité pour le Council de
mener une politique « différente » qui accordât une importance majeure aux « nou-
veaux publics pour les arts » : « J’ai la conviction que le pays se trouve dans un état
critique. J’ai la conviction que les jeunes manquent de valeurs, de certitudes, de
guide ; […]. J’ai la conviction que les jeunes, une fois gagnés à la cause des arts, sont
sauvés de bien des dangers auxquels ils se confrontent à l’heure actuelle29. »
Cette façon d’énoncer la dimension à la fois sociale et rédemptrice des nouvelles
missions du Council fait penser au langage utilisé par André Malraux à la même
époque. elle suggère que la création d’un ministère ad hoc, même si celui-ci n’occupait
d’abord qu’une place mineure, amenait l’Arts Council à formuler un discours culturel
plus explicite. Mais, comme ce fut le cas en France du temps d’André Malraux, le
gouvernement britannique de l’époque ainsi que le Council se virent dépassés par
une mise en question autrement plus radicale de ce discours. D’un côté, l’influence

26. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 16.


27. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 124-127.
28. N. Abercrombie, “e Approach to British Local Authorities”, art. cité, p. 72.
29. Cité dans A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 150-151.

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d’une culture jeune, qui allait façonner les pratiques culturelles des adolescents
beaucoup plus profondément qu’une politique culturelle naissante. De l’autre, la
découverte − comme en France en 1968 et parfois même sous son influence0 − d’une
idéologie alternative, celle de la démocratie culturelle et des community arts (arts
communautaires) par les acteurs culturels, surtout les gens du théâtre. Cette nouvelle
façon de penser mettait en question la culture cultivée, au nom de l’animation, de
la participation et de la créativité populaire au quotidien. et comme en France, le
clivage « démocratisation-démocratie culturelle » allait dominer le débat culturel dans
les années 1970.
Ces mêmes années virent les collectivités locales augmenter le nombre de leurs
interventions culturelles, à tel point qu’au début des années 1980 leurs dépenses en
faveur des arts et des musées dépassaient celles du Council1. Ce dernier a de son côté
décentralisé auprès des douze RAA la responsabilité d’initiatives expérimentales dites
« nouvelles activités » : arts labs (laboratoires d’arts), minorités ethniques, etc. Les RAA
adoptèrent effectivement une nouvelle conception des arts embrassant le cinéma, les
arts appliqués, les pratiques amateurs et l’animation. Ces nouvelles tendances, l’Arts
Council ne les a absorbées donc que de façon assez minimale : s’il a élargi le périmètre
de ses activités pour en tenir compte, il n’a pas pour autant modifié en profondeur
la priorité qu’il donnait à une culture classique métropolitaine. Il a surtout mené
dans les années 1970 une politique de démocratisation simple et conventionnelle,
où l’accès à la culture cultivée est considéré comme un droit fondamental que l’État
doit affirmer en favorisant les arts centres et les tournées en région, en subventionnant
le prix des billets, en éduquant le goût du public, etc.2. Mais les deux tiers du budget
culturel de l’État et plus du tiers de celui du Conseil pour l’Angleterre allaient
toujours vers la capitale au début des années 1980.
De ce fait, l’Arts Council s’est trouvé pris sous les feux croisés de deux factions
opposées. D’un côté, une faction partisane de la démocratie culturelle décentralisée,
pour qui les notions d’« excellence » et d’« accès » sont des notions bourgeoises et
métropolitaines et les valeurs esthétiques sont purement subjectives. De l’autre, une
faction composée d’intellectuels comme Raymond Williams et Richard Hoggart4
− tous les deux, à cette époque, membres du Council −, pour lesquels le Council, en
faisant du zèle (selon Hoggart) pour apaiser la première faction, refuse de s’engager
plus à fond sur la question des rapports difficiles entre excellence et accès5. Certains
même allaient jusqu’à considérer avec hargne la démocratie culturelle, la voyant
comme une forme de démagogie envahissante et typiquement « européenne »,

0. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 52.


1. Ibid., p. 1.
2. oliver Bennett, “British Cultural Policies 1970-1990”, Boekmancahier, 1991, p. 297-299.
. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 10.
4. Raymond Williams (1921-1988) était écrivain, universitaire et intellectuel de gauche. Comme Richard
Hoggart (né en 1918), il était un des fondateurs des cultural studies.
5 A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 227-228. Voir Richard Hoggart, An Imagined Life: Life and
Times, vol. III : 1959-1991, Londres, Chatto & Windus, 1992, p. 217-22 sur l’Arts Council. et Ray-
mond Williams, “Middlemen: e Arts Council”, dans R. Williams, What I Came to Say, Londres, Hut-
chinson Radius, 1989, p. 98-107.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

aboutissant au nivellement par le bas. Cependant, ce débat sur les grands principes
allait bientôt paraître désuet, lorsque, troisième grand tournant, le gouvernement
conservateur de Margaret atcher accéda au pouvoir en 1979.

De 1979 à 1992 : la révolution thatchérienne


en se remémorant le discours des hommes et des femmes qui ont participé à
l’Arts Council avant 1979, on s’étonne aujourd’hui de leur idéalisme et de leur
innocence. Pour eux, deux idées allaient de soi : que de grandes choses étaient
réalisables avec de faibles moyens grâce aux effets multiplicateurs des bonnes
volontés ; que l’arm’s length autorisait à prendre des risques et même parfois à gaspiller
de l’argent public sans ingérence. Dans les déclarations de l’époque, peu de référence
aux notions de rentabilisation ou de retombées économiques, peu de conscience du
rôle du marketing voire des relations publiques : le soutien public n’avait pas besoin
de ces justifications car la « Culture avec un grand C » parle spontanément aux gens,
leur fait du bien et constitue indubitablement une « bonne cause ». Faut-il voir dans
ces discours suffisance, cécité ou modestie ? sans doute est-il plutôt question d’a priori
culturels inculqués aux responsables de l’Arts Council dans les grandes public schools
− les lycées privés, très cotés, dont ils étaient issus pour la plupart − et ensuite
« naturalisés » (Bourdieu) jusqu’à leur paraître universels et incontestables. À la veille
du grand chambardement lié à l’ère de madame atcher, John Pick, un critique
acharné de l’Arts Council, affirma que celui-ci était bien trop petit pour apporter the
best for the most, mais que sa vraie faute résidait dans le désir qu’il avait de le rester ;
car le Conseil avait, selon Pick, « le sentiment que dans des activités minoritaires
résident les vertus supérieures et, bien sûr, la qualité. Réaction typiquement
britannique6 ». C’est précisément cette façon essentiellement victorienne de voir les
choses qui allait être bouleversée avec l’arrivée de la « Dame de fer ».
Bien qu’elle ait, elle aussi, des valeurs victoriennes à plusieurs égards, l’ère de
madame atcher est celle de la nouvelle droite néolibérale : l’ère du client roi et, en
principe, du « moins d’État ». Les principaux responsables de l’Arts Council sont
bientôt remplacés par des personnalités plus proches de cette idéologie. en 1981, le
vice-président, Richard Hoggart, modérément à gauche, est brutalement évincé ; en
1982, le rédacteur en chef conservateur du Times, sir William Rees-Mogg, est nom-
mé président ; en 198, c’est au tour de Roy shaw lui-même, proche de R. Hoggart
et homme de la gauche modérée comme lui, de céder sa place : c’est le responsable
de l’association pour le mécénat d’entreprise créée en 1976, Luke Rittner, qui lui
succède et y reste jusqu’en 1990. Parallèlement à ces changements, c’est la révolution
dans le discours, et, paradoxalement étant donné le désengagement de l’État vanté
par cette nouvelle droite, c’est avec ce changement de discours qu’une politique au
sens propre va enfin se faire jour.
Comme John Pick l’affirme avec justesse, le nouveau gouvernement transforma
le discours afin de transformer les rapports de pouvoir entre l’État et l’Arts Council :

6. J. Pick (ed.), e State and the Arts, op. cit., p. 17-18.

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« La mutation clé a été de décrire les arts non plus avec les mots du langage tradi-
tionnel qui inclut le jugement esthétique, les satisfactions privées et les apports
spirituels, mais comme une entité purement commerciale, qu’il faut justifier par ses
apports économiques. […] Pour les bureaucrates des arts, le langage est la politi-
que7. » Désormais donc, chaque établissement culturel doit se considérer comme
une industrie et non comme un service public. Au nom du client roi, l’Arts Council
et ceux qu’il aide sont sommés de faire leur autocritique. Il leur faut abandonner la
« mentalité d’assistés », justifier leurs subventions en termes de rentabilité, s’interroger
sur leur efficacité et raison d’être. Alors que le budget du ministère de la Culture
français double en 1982, celui du Council souffre au nom de la logique monétariste
qui, en deux ans, avait fait grimper en flèche l’inflation et le chômage et provoqué
des émeutes dans les rues de Londres, de Liverpool et de Manchester. en dix ans − de
1979 à 1989 −, l’enveloppe du Council augmenta d’à peine 0,6 %8. entre 1986 et
1996, la subvention du Royal opera House à Covent Garden baissa de 28 % et celle
du National eatre de 10 %9. Une nouvelle bureaucratie se mit en place dans les
établissements culturels, chargée d’auto-évaluer les résultats mais aussi de courir après
d’autres financements que ces crédits publics. Le mot d’ordre du programme pour
encourager le mécénat d’entreprise (Business Sponsorship Incentive Scheme) lancé en
1984 par le ministère fut alors le matching funding, ce qui signifiait que de nouveaux
crédits publics ne seraient dégagés qu’à condition d’obtenir la même somme de
sources privées. effectivement, dès la fin des années 1980 le mécénat d’entreprise
triplait, atteignant 0 millions de livres sterling. on incitait également les établisse-
ments à développer les recettes propres dégagées par les guichets, les produits annexes
et les services offerts. Comptabilité et management sont désormais au cœur de
l’entreprise culturelle. Le maintien artificiel du prix des billets pour donner un coup
de pouce à la démocratisation culturelle est donc abandonné, ce qui a pour
conséquence de rendre certains établissements, comme Covent Garden, encore plus
vulnérables au reproche d’élitisme40.
Par l’ensemble de ces mesures, la culture se voit instrumentalisée. Les arts doivent
apprendre à se justifier par rapport à des valeurs autres que celle de « l’art pour l’art » :
c’est le temps des industries culturelles, de l’économie de la culture, de la « renaissance
urbaine » et de la lutte contre l’exclusion − pour ces deux dernières, la responsabilité
étant partagée avec les instances locales (RAA et collectivités). C’est aussi le temps
pour les municipalités en état de crise postindustrielle − Bradford, Liverpool,
Birmingham −, de saisir leur chance pour développer leur propre politique culturelle.
en effet, dans la première moitié des années 1980, les dépenses culturelles des villes
en Angleterre et au pays de Galles augmentèrent de plus du double41.
Certains redoutèrent même qu’au nom d’une idéologie néolibérale poussée à
l’extrême − selon laquelle le soutien garanti aux arts minoritaires (c’est-à-dire cultivés)

7. Cité dans A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 08-09.
8. G. Devlin et s. Hoyle, Committing to Culture…, op. cit., p. 15.
9. Ibid., p. 17.
40. Ibid., p. 16.
41 A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 290-291.

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serait remplacé par la libre concurrence −, l’Arts Council ne disparaisse. Celui-ci, bien
qu’affaibli et moins indépendant, finit par survivre parce que les arts devinrent un
enjeu politique pendant cette période. Malgré la promesse de faire reculer l’État,
l’office of Arts and Libraries intervint de plus en plus : tout en maintenant en principe
l’arm’s length, il se montra encore plus prescripteur à l’égard du Council en matière
de distribution de ses crédits. C’est donc logiquement que, à l’issue de la révolution
de palais qui élimina en 1990 madame atcher et vit en 1992 la victoire surprise
de John Major à l’élection générale, l’office fut transformée en ministère de la
Culture, même si ce fut sous la dénomination peu prometteuse de Department of
National Heritage (DNH), c’est-à-dire « département du Patrimone national ».

Les années 1990 : thatchérisme et blairisme, même combat ?


Malgré son appellation passéiste, le DNH a constitué une mutation majeure à deux
titres : son titulaire devient membre du Cabinet, ce qui transforme la place des arts
dans le gouvernement ; son périmètre implique une acception de la culture plus
compréhensive : arts, musées, bibliothèques, patrimoine, tourisme, sports, cinéma et
médias. Ces modifications fondamentales s’inscrivent dans une décennie 1990 qui
fut celle des bouleversements et de l’instabilité. Ainsi, en 1994, à l’occasion d’une
deuxième modification de la charte royale, l’Arts Council of Great Britain (ACGB) cessa
d’exister, éclaté en quatre organismes autonomes : l’Arts Council of England (Angle-
terre42), l’Arts Council of Northern Ireland (Irlande du Nord), le Scottish Arts Council
(Écosse) et l’Arts Council of Wales (pays de Galles). Les trois derniers existaient déjà,
mais une indépendance plus ample leur fut accordée, correspondant au nouvel élan
régionaliste qui, en 1998, produisit des parlements autonomes pour l’Écosse (Scottish
Parliament), le pays de Galles (Welsh Assembly) et l’Irlande du Nord (Northern Ireland
Assembly). quant à l’Angleterre, le rapport Wilding publié en 19894, qui passait en
revue tout l’édifice du financement public des arts en Angleterre, proposait de
rééquilibrer les rapports entre l’Arts Council et les régions au profit de ces dernières.
Bien qu’édulcoré par Richard Luce, ministre conservateur de 1985 à 1990 et par son
successeur, David Mellor (1990), ce rapport fut à l’origine d’une nouvelle phase de
décentralisation. en 1990, les douze RAA devinrent dix Regional Arts Boards, lesquels
acquirent jusqu’en 1994 successivement un statut, des pouvoirs et des responsabilités
plus amples, privant ainsi l’Arts Council de nombreux clients. en 1994 également,
une loterie nationale fut introduite qui allait apporter à la culture de nouveaux crédits,
car 28 % des revenus récoltés allaient être répartis entre cinq (plus tard, six) « bonnes
causes ». Il est vrai que les quatre Arts Councils ensemble n’en représentaient qu’une,
mais cette mesure permit néanmoins au budget des Arts Councils de doubler à partir
de 199544.

42. Aujourd’hui Arts Council England (ACe).


4. Richard Wilding, Supporting the Arts: A Review of the Structure of Arts Funding, Londres, office of
Arts and Libraries, 1989.
44. R. Witts, Artist unknown…, op. cit., p. 94 ; G. Devlin et s. Hoyle, Committing to Culture…, op. cit.,
p. 18.

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Considérées dans leur ensemble, ces innovations constituent non pas une nouvelle
politique mais le prolongement de celle menée sous madame atcher, et posent une
question dérangeante : quelle est, dans ces nouvelles conditions, la raison d’être d’un
Arts Council tel que Keynes l’avait imaginé ? La loterie en particulier représentait à
la fois une nouvelle manne et un nouveau danger : ne rendait-elle pas quasiment
désuète la notion même de « financement public des arts45 » ? outre ces interroga-
tions, il y avait aussi celles que soulevaient la concurrence toujours plus forte de la
culture médiatique et l’hostilité croissante envers la culture cultivée d’une presse
populiste obsédée par les soaps et les people. Cette hostilité fut clairement perceptible
au moment de la crise financière que connut Covent Garden. Créé par Keynes, cet
opéra finit par tomber victime de la loi de Baumol. Restant déficitaire malgré les
millions de livres provenant des recettes de la loterie, il se vit accusé de prodigalité,
de mauvaise gestion et d’élitisme.
en 199, un an avant de disparaître, l’ACGB publia un rapport qui permet de voir
les retombées de la révolution des années 1980. Le ministre Richard Luce, en réponse
au rapport Wilding, demandait au Council d’avoir une « stratégie nationale pour les
arts et les médias », fruit d’une concertation publique. selon Andrew sinclair,
historien de l’ACGB46, ce document, A Creative Future47, est le plus important de
l’histoire du Council, puisque c’est le premier où il ait déclaré une politique raisonnée.
Celle-ci est fondée sur dix principes pour la gestion publique des arts : des principes
larges, œcuméniques mais flous, comme le premier d’entre eux en témoigne : « Les
arts, l’artisanat et les médias proposent inspiration, plaisir et consolation ; ils aident
les gens à critiquer et à célébrer la société et à comprendre leur relation à cette
société48. » Dans le même style, les principes suivants évoquent l’ensemble des grandes
orientations de la politique culturelle depuis 1945, sans pour autant en relever les
paradoxes : démocratisation et participation ; éducation, qualité, diversité ; patrimoine
et rentabilité ; professionnel et amateur ; excellence et accessibilité.
L’idée maîtresse de ce rapport est qu’il faut soutenir la qualité artistique « partout
où cette qualité se trouve49 ». Il met donc en doute la hiérarchie culturelle qui a
présidé à la création de l’Arts Council : « Pour toute forme, la subvention ne doit pas
être exclue du simple fait de son nom. L’originalité, le potentiel, la qualité, le besoin
et les priorités rivales sont des facteurs pertinents ; le nom de la forme d’art ne l’est
pas50. » Le rapport s’intéresse en particulier aux « arts commerciaux » issus des
industries culturelles, arts qu’il est impératif de reconnaître. Cette nécessité découle
d’une transformation de la vie culturelle britannique : « Nous avons mis à la retraite
les muses et, à leur place, nous bénéficions d’une démocratie des arts. » Car, selon le
rapport, ce sont les entreprises privées et le plus souvent globales − Virgin, News

45. Jim McGuigan, Culture and the Public Sphere, Londres et New york, Routledge, 1996, p. 65.
46 A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 70-71.
47. Arts Council of Great Britain, A Creative Future: e Way Forward for the Arts, Crafts and Media in
England, Londres, HMso, 199.
48. Ibid., p. 27.
49. Ibid., p. 49.
50. Ibid., p. 55.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

International, et autres Benetton −, et les nouvelles chaînes de télévision comme


Channel 451, qui façonnent beaucoup plus la culture britannique aujourd’hui que
le National eatre, le Royal opera House ou l’Arts Council.
Ce rapport a été beaucoup critiqué pour son imprécision et son relativisme
esthétique. Certains, comme Andrew sinclair52, y discernent même l’empreinte
néfaste de la « déconstruction française ». Il est vrai que ce document semble influencé
par les cultural studies qui avaient connu un essor dans les universités britanniques
et qui, depuis les années 1970, portent la trace des grands théoriciens français,
notamment celle de Roland Barthes, Michel de Certeau, Jacques Derrida et Michel
Foucault. Ce mouvement a aussi gagné la discipline émergente des cultural policy
studies qui, comme le souligne oliver Bennett, se trouvent désormais « déchirées »
entre deux tendances dominantes : l’une prenant la forme d’analyses administratives,
statistiques et instrumentalisées ; l’autre celle de recherches plus théoriques et
abstraites, souvent critiques à l’égard de l’hégémonie des institutions et des discours
dominants5.
Malgré son imprécision, ce document aurait pu servir à jeter les fondements d’une
réinvention de la démocratie culturelle pour le nouveau millénaire. Mais le relativisme
culturel que les cultural studies ont fait émerger au sein du très traditionnel Arts
Council se prêtait également à une lecture idéologique tout autre. Les conseillers de
Margaret atcher et de John Major avaient bien compris que les industries
culturelles, moyennant une interprétation consumériste de la notion de culture
« populaire » comme « tout ce qui plaît à la majorité », pouvaient représenter une
issue rêvée à l’impasse « excellence-accès » car, dans cette acception, art et divertis-
sement se valent. C’est donc cette approche populiste qui a été mobilisée à l’encontre
de l’Arts Council pour fustiger son élitisme et son mépris des goûts « populaires »
induits par les industries du loisir54. Ainsi, comme l’explique oliver Bennett, les
établissements culturels insuffisamment soutenus par les crédits publics se situent « à
mi-chemin entre le modèle européen du mécénat d’État, et le modèle américain de
dons privés et mécénat d’entreprise ». et l’auteur de conclure qu’il faut « une
alternative persuasive » à la démocratisation55, c’est-à-dire une nouvelle politique.
en 1997, le gouvernement New Labour de tony Blair, prétendant placer la culture
au cœur d’une nouvelle société, semblait promettre une telle alternative. si les débuts
furent peu prometteurs − le premier budget culturel s’inscrivant dans les limites
financières imposées par le gouvernement précédent −, les choses s’améliorèrent
nettement par la suite. C’est dans le contexte de cette « nouvelle » Grande-Bretagne
plus moderne et plus européanisée, que la transformation par Blair et son secrétaire

51. Channel 4 fut créée en 1982.


52. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 49.
5. oliver Bennett, “Intellectuals, Romantics and Cultural Policy”, dans oliver Bennett et Jeremy Ahearne
(eds), Intellectuals and Cultural Policy, Londres et New york, Routledge, 2007, p. -19 (p. 5) ; o. Bennett,
“Review essay: e torn Halves of Cultural Policy Research”, International Journal of Cultural Policy,
2004, vol. 10, no 2, p. 27-248.
54. J. McGuigan, Culture and the Public Sphere, op. cit., p. 64-65.
55. o. Bennett, “British Cultural Policies 1970-1990”, art. cité, p. 00.

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d’État à la Culture, Chris smith, du DNH en Department for Culture, Media and Sport
(DCMs) se comprend mieux. Le mot de « culture » présent dans cette nouvelle
dénomination suggérait un rapprochement de la politique culturelle britannique avec
les modes d’intervention français tant convoités ; et il y avait en effet des ressem-
blances entre la France de l’ère Mitterrand-Lang et le Royaume-Uni de Blair-smith,
au point que, dans une certaine mesure, on peut parler d’influence. tandis que Cool
Britannia devenait un slogan médiatique et que des personnalités du showbiz étaient
reçues à Downing Street, Chris smith publiait un livre − Creative Britain56 − qui
cherchait à expliquer le changement survenu, dans lequel on voit en filigrane les
traces de la politique de J. Lang ainsi que celles du programme australien Creative
Nation. L’auteur prend le relais du rapport A Creative Future en privilégiant les
industries culturelles, que son gouvernement rebaptise Creative Industries. sous ce
vocable, arts et industries culturelles deviennent synonymes, la notion de « créativité »
aidant « à allier les concepts de l’utile et du beau57 ».
Ainsi, à côté d’événements festifs populaires à la Jack Lang, dont le plus notoire
parce que le plus désastreux fut le Millennium Dome58, les Creative Industries
devinrent l’outil préféré des travaillistes pour s’attaquer aux inégalités culturelles.
Cette politique est toujours en œuvre et exerce toujours de l’influence. elle explique
le fait qu’en 2007, le vénéré Victoria and Albert Museum − organisme appelé « non
départemental » (c’est-à-dire d’arm’s length) du DCMs − ait organisé une exposition
sur Kylie Minogue ; ou qu’en 2008, le non moins respectable Imperial War Museum
(musée impérial de la guerre), également financé à arm’s length par le DCMs, en ait
proposé une sur James Bond. Également significative la présidence entre 2004 et
2009 de l’ACe par le professeur sir Christopher Frayling, un historien culturel connu
pour ses ouvrages érudits sur Clint eastwood et les westerns italiens.
Ce qui est reproché au gouvernement de tony Blair, c’est d’avoir privilégié
l’instrumentalisation et la relativisation, donc, en fait, d’avoir reconduit la priorité
que les gouvernements conservateurs précédents avaient donnée aux industries
culturelles, à la restauration urbaine, à la lutte contre l’exclusion et à ce qui est appelé
péjorativement targetology, qui consiste à imposer aux institutions culturelles
publiques, de façon obsessionnelle, des objectifs chiffrés par rapport auxquels elles
seront jugées. Mais le blairisme culturel peut tout aussi bien être interprété comme
une version mise à jour de la notion d’access, privilégiée entre 1964 et 1970 par le
gouvernement travailliste de H. Wilson. Rien d’étonnant donc de voir ressurgir
depuis peu le retour du frère ennemi de l’access : la notion d’excellence.

56. Chris smith, Creative Britain, Londres, Faber & Faber, 1998.
57. Ibid., p. 24.
58. Le Millennium Dome fut construit à Greenwich, une banlieue au sud-est de Londres, pour marquer
l’an 2000. sorte de parc d’attractions à l’intérieur d’un chapiteau permanent, il coûta beaucoup plus cher
et attira beaucoup moins de visiteurs que prévu.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

XXIe siècle :la politique culturelle aujourd’hui


Avec le nouveau millénaire, les bouleversements des Arts Councils ont continué.
en 2002, l’ACe, le plus grand des quatre Councils, s’est en quelque sorte recentralisé
en fusionnant avec les Regional Arts Boards, accusés de gaspiller du temps et de
l’argent59. Il se compose désormais d’un Arts Council national, à Londres, et de neuf
Arts Councils régionaux, ces derniers ayant la responsabilité de répartir la quasi-totalité
des subventions. quant aux collectivités locales, leur contribution au financement
de la culture continue d’augmenter, même si c’est de façon inégale. entre 1999 et
2005, leurs dépenses ont de nouveau augmenté pour les diverses sphères d’activité
couvertes par le DCMs − sports et médias compris60 −, mais cette augmentation cache
en fait des disparités : l’est de Londres, par exemple, va connaître un boom culturel
avec les Jeux olympiques de 201261. Durant la même période, le mécénat privé a
également connu une hausse62.
Comme en Angleterre, les pouvoirs exécutifs en Écosse et au pays de Galles ont
cherché à réduire la place de l’arm’s length en finançant directement les établissements
culturels majeurs. en Angleterre, suite au livre blanc prospectif Culture and Creativity:
e Next Ten Years, le gouvernement travailliste conduit par Gordon Brown depuis
2007 est, lui aussi, particulièrement actif dans le domaine culturel : il crée une
académie de formation aux industries culturelles, lance l’idée de creative partnerships
(partenariats culturels) qui permettent aux artistes et aux institutions culturelles de
collaborer avec le système éducatif, et promet d’aménager à l’école cinq heures de
culture obligatoires par semaine. Avec 29 millions de visiteurs supplémentaires entre
2001 et 2006, l’introduction de la gratuité dans les musées nationaux anglais
jusqu’alors payants semble être une réussite6. Par contre, si le budget de la culture
a augmenté jusqu’en 2004, cette augmentation a ensuite ralenti, comme ont ralenti
les revenus procurés par la loterie en raison d’une chute des ventes de billets64. Point
n’est besoin d’ajouter que la crise financière installée à l’échelle mondiale depuis 2008
est de très mauvais augure pour le soutien public à la culture.
Depuis quelques années, on observe que le DCMs et l’ACe tentent de refocaliser
la politique culturelle sur la qualité artistique, au détriment de l’access, selon certains.
tessa Jowell, qui a remplacé Chris smith au DCMs en 2001, a expliqué la logique de
cette réorientation dans Government and the Value of Culture65, essai publié en 2004
dont le thème central est que si la culture mérite d’être aidée par l’État, ce n’est pas
en raison de sa contribution à d’autres priorités gouvernementales mais pour sa valeur
propre. tout en reprenant le discours de C. smith − l’excellence et l’accès sont

59. R. Witts, Artist unknown…, op. cit., p. 404.


60. G. Devlin et s. Hoyle, “2006 Update on Committing to Culture”, art. cité, p. 26.
61. Ibid., p. 26.
62. Ibid., p. 26-27. Ces chiffres concernent l’Angleterre uniquement.
6. site DCMs : http://www.culture.gov.uk/094.aspx, consulté le 2 juillet 2008.
64. G. Devlin et s. Hoyle, “2006 Update on Committing to Culture”, art. cité, p. 25.
65. tessa Jowell, Government and the Value of Culture, Londres, DCMs, 2004 (Le gouvernement et la valeur
de la culture).

405
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PoUR UNe HIstoIRe Des PoLItIqUes CULtUReLLes DANs Le MoNDe

compatibles −, t. Jowell réaffirme la primauté de la première sur le second. Certes,


comme son prédécesseur, elle refuse la distinction, considérée périmée, entre haute
culture et divertissement. Mais, tout en affichant dès le départ l’ambition de démo-
cratie culturelle − vaincre « la pauvreté de l’aspiration » −, elle distingue culture
« simple » et culture « complexe », divertissement et « engagement » culturel. et, à en
juger par les exemples qu’elle cite pour illustrer cette « complexité », c’est toujours de
« haute culture » qu’elle parle. Implicitement donc, la démocratie culturelle est définie
dans cet essai non comme la reconnaissance de la culture vécue au quotidien, mais
comme la démocratisation classique, c’est-à-dire « donner à tous la possibilité de
profiter de ce que peut offrir la culture complexe66 ».
Cette notion de complexité réapparaît, cette fois sous forme de propositions
concrètes, dans un rapport commandé par le successeur de t. Jowell, James Purnell,
à sir Brian McMaster, ancien directeur du festival d’edimbourg. Publié en 2008, ce
rapport − Supporting Excellence in the Arts: From Measurement to Judgement67 −
cherche lui aussi à refocaliser la politique gouvernementale sur l’excellence, notam-
ment en critiquant la targetology. L’excellence ne doit pas être considérée comme
exclusive et patrimoniale, mais définie plutôt comme ce qui « se produit quand une
expérience touche et change l’individu » : « Une culture excellente reprend et combine
des significations complexes, nous donne de nouvelles façons de voir, de nouvelles
façons de comprendre le monde autour de nous et elle est pertinente pour chacun
de nous68. »
Il résulte de cette notion de pertinence universelle − notion quelque peu circulaire
où excellence et pertinence sont des conditions nécessaires l’une à l’autre − que
l’excellence doit être diffusée aussi largement que possible. D’où la proposition la
plus audacieuse du rapport, fondée sur le succès déjà rencontré de la gratuité des
musées nationaux : l’entrée gratuite dans tous les établissements culturels subvention-
nés pendant une semaine par an. Ainsi, selon l’auteur du rapport, la position
consistant à penser « ce n’est pas pour moi » peut être vaincue par la puissance
transformatrice de l’excellence. De plus, l’importance, pour l’access, des technologies
Web 2.0 (wikis, réseaux sociaux) et wifi est soulignée, l’interactivité devant « fournir
de nouvelles possibilités radicales pour approfondir l’expérience culturelle69 ».
Pour C. smith, t. Jowell et sir Brian McMaster, le conflit entre excellence et access,
qui parcourt l’histoire de la politique britannique, n’en est donc pas un. Mais cette
« heureuse » réconciliation a ses défauts : elle évite d’analyser en profondeur la relation
qui existe entre création, démocratisation et démocratie culturelles et ne semble pas
loin de l’idéologie « charismatique » d’André Malraux, stigmatisée par Pierre
Bourdieu, selon laquelle il suffit de mettre un paysan de la Corrèze devant un tableau
de Miró pour que la démocratisation soit au rendez-vous. on n’est pas loin non plus

66. t. Jowell, Government and the Value of Culture, op. cit., p. -4 ; citation, p. 14.
67. sir Brian McMaster, Supporting Excellence in the Arts: From Measurement to Judgement, Londres, DCMs,
2008 (soutenir l’excellence : du métrage au jugement).
68. sir B. McMaster, Supporting Excellence in the Arts…, op. cit., p. 9.
69. Ibid., p. 18-19.

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Royaume-Uni − David LoSSELEY

des aspirations idéalistes de Keynes − donner le meilleur au plus grand nombre − et


de son « Mort à Hollywood » lorsque tessa Jowell déclare : « La subvention publique
produit ce que le marché ne peut pas nécessairement soutenir ; c’est presque un
rempart contre le mercantilisme globalisé qui n’est peut-être pas sensible, ou ne peut
répondre, à l’expression locale ou nationale70. »
De la même façon, depuis l’arrivée de New Labour en 1997, on a vu resurgir un
discours identitaire. « Les Anglais se défendent de considérer la culture comme un
facteur déterminant de leur identité nationale71 », avait affirmé Jacques Rigaud en
1995. Mais il n’avait qu’à moitié raison car déjà du temps de Keynes il s’agissait pour
eux de définir un système culturel qui corresponde à une certaine construction du
caractère national : modeste, pragmatique, donc « très anglais ». Aujourd’hui, par
contre, il s’agit de définir une conception d’identité nationale plus consciente, qui
cherche à s’adapter, du moins en principe, à la notion de « diversité culturelle ». Pour
Chris smith, l’important est « de cimenter une identité communautaire », de proxi-
mité ou de groupe, nationale voire internationale ; et pour tessa Jowell, les Anglais
inventent « de nouvelles formes de danse, de musique, de théâtre qui transcendent
les frontières nationales et [les] aident à [se] donner une identité nationale unique72 ».
Ces affirmations, séduisantes mais floues, apparurent bien oiseuses lorsque l’ACe
annonça fin 2007 sa décision de supprimer ses subventions à 194 établissements afin
de mieux en soutenir d’autres et de pouvoir lancer de nouvelles initiatives, provoquant
un tollé général. Preuve s’il en fallait une que le fonctionnement d’une organisation
publique non gouvernementale et quasiment autonome qui a pour mission le soutien
aux arts sera toujours controversé, et que les grandes questions théoriques sont
difficiles à concilier avec la réalité au quotidien.

Conclusion
L’Arts Council « est une institution que nous adorons détester » déclare l’écrivaine
Joan Bakewell, et que « le milieu culturel déteste adorer », ajoute l’historien
A. sinclair7. Le conflit fin 2007 n’est, en effet, que le dernier d’une très longue série
de différends passionnés entre l’Arts Council et le monde culturel. Cette passion vient
du fait que, depuis 1946, le Council jouit d’un pouvoir de légitimation culturel très
vaste, celui de « conceptualiser et d’identifier les arts et l’artistique74 ». Mais, à en
croire A. sinclair, les vrais rapports de pouvoir seraient ailleurs, le Council se trouvant
« broyé entre deux meules » : d’un côté, le désir du pouvoir central de financer
directement les grandes institutions ; de l’autre, celui des régions de régler leurs
propres affaires75. De ce fait, il a subi de constantes remises en question, a été sans
cesse soumis à des enquêtes plus ou moins hostiles, a connu des bouleversements de

70. t. Jowell, Government and the Value of Culture, op. cit., p. 16.
71. J. Rigaud, l’Exception culturelle…, op. cit., p. 14.
72. C. smith, Creative Britain, op. cit., p. 24 ; t. Jowell, Government and the Value of Culture, op. cit., p. 17.
7 A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 18.
74. R. Hutchison, e Politics of the Arts Council, op. cit., p. 1.
75. A. sinclair, Arts and Cultures…, op. cit., p. 98.

407
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PoUR UNe HIstoIRe Des PoLItIqUes CULtUReLLes DANs Le MoNDe

structure, de priorités et de langage qui l’ont affaibli, jusqu’à ce que l’éclatement de


l’ACGB en 1994 rende impossible une politique cohérente à l’échelon territorial.
Aujourd’hui encore, l’ACe entreprend une vaste enquête sur la notion de « valeur
publique » des arts. en fait, il semble qu’au Royaume-Uni, pour le meilleur ou pour
le pire, la caractéristique primordiale de la culture comme politique publique soit
l’indécision, qui se traduit par un certain manque de confiance, une incertitude
historique sur la valeur ou la fonctionnalité politique de la notion de culture, donc
une tendance à chercher partout des justifications instrumentales − sociales, économi-
ques, voire identitaires − de l’intervention publique. Pour vérifier cette assertion, il
suffit de naviguer sur le site internet de n’importe quel établissement subventionné :
à travers le langage guindé, gestionnaire, mercantile qu’il utilise, on a bien du mal à
reconnaître qu’il s’agit d’un organisme culturel.
Certes, l’instrumentalisation de la culture et le questionnement de l’art pour l’art
se sont banalisés en europe, mais ils semblent particulièrement vifs au Royaume-
Uni. en ce sens, l’histoire de la politique culturelle britannique ressemble peu à celle
de la France, laquelle, sur ces mêmes sujets souvent en question, a pu cependant
s’adapter − du moins jusque dans les années 1990 − tout en restant elle-même grâce
au processus de sédimentation décrit par le chercheur Philippe Urfalino76. Aujour-
d’hui cependant, le système britannique ressemble plus que jamais au système
français : on y trouve un ministère de la Culture interventionniste qui finance direc-
tement un certain nombre d’institutions vedettes sous forme de non-departmental
public bodies du DCMs ; la « longueur de bras » − l’arm’s length − s’est progressivement
raccourcie au fur et à mesure des interventions de l’État mais aussi en raison de
l’éclatement de l’ACGB et de la décentralisation. Pourtant, il ne s’agit pas seulement
d’une évolution à sens unique mais plutôt, comme le montre un rapport du Conseil
franco-britannique77, d’une convergence entre les deux pays. en effet, depuis la
seconde Guerre mondiale, les deux États, comme beaucoup d’autres, ont dû faire
face aux mêmes clivages : amateur contre professionnel, accès contre excellence,
culture cultivée contre culture populaire. C’est sans doute pour cette raison qu’après
avoir longtemps considéré le cas français comme un modèle à éviter, les acteurs
culturels et politiques britanniques ont appris à en reconnaître les mérites, même s’ils
proclamaient haut et fort leur singularité nationale.
Au début du xxIe siècle, la préoccupation identitaire est sans doute au cœur de
la problématique de la politique culturelle, tout comme elle le fut pendant la seconde
Guerre mondiale. Une politique publique pour la culture ne peut en effet être séparée
des rapports existant entre identité collective et démocratie culturelle. Dans quelle
mesure celle-ci modifierait-elle la nature même de la culture, comme l’affirme
Raymond Williams lorsqu’il écrit que « même l’art traditionnel change quand ses
publics changent78 » ? Ne faut-il pas effectivement, comme le souhaitent les auteurs

76. Philippe Urfalino, l’Invention de la politique culturelle, Paris, La Documentation française, 1996, p. 10.
77. G. Devlin et s. Hoyle, Committing to Culture…, op. cit. ; id., “2006 Update on Committing to Culture”,
art. cité.
78. R. Williams, “Middlemen: e Arts Council”, art. cité, p. 105.

408
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Royaume-Uni − David LoSSELEY

du rapport A Creative Future, repenser la notion de formes et de qualité esthétiques


pour refléter les pratiques plurielles et la participation active des minorités exclues ?
Comment donc adapter la conception de « démocratie culturelle » prônée par les
acteurs de 1968 à celle de « dialogue interculturel » dont 2008 vient d’être l’année
européenne ?
Vu l’instrumentalisation actuelle de la politique culturelle britannique, on peut
dans une certaine mesure applaudir l’appel lancé par tessa Jowell et sir Brian
McMaster en faveur d’un retour aux valeurs artistiques et au jugement qualitatif, bref
à l’« excellence ». toutefois, même s’ils reconnaissent l’importance des questions
posées plus haut, ils ne font que redécouvrir finalement, par réflexe ou faute de mieux,
la valeur sûre sinon de la haute culture, du moins de l’idéologie charismatique de
l’art. en effet, depuis 1945, les discours officiels, du premier Arts Council comme du
DCMs, toujours marqués du sceau de l’idéalisme de Keynes, n’ont cessé d’osciller
entre des conceptions essentialistes d’excellence et d’access. Il semble donc qu’il y a
encore du chemin à faire avant de savoir penser la démocratie culturelle en termes à
la fois opérationnelles et suffisamment théorisées pour le xxIe siècle.

409
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La politique culturelle de la Suède

Keith WijKander*

L’art, la culture et la politique dans les démocraties occidentales


La politique culturelle en tant que phénomène en soi, autrement dit le fait que
l’État mette en place une politique spécifique ayant trait à ce qui est désigné comme
« culture », et qui par conséquent peut être distincte d’une autre politique et de la
politique en général, se pérennise en Occident après la Seconde Guerre mondiale.
avant cette époque, les questions culturelles, interprétées comme la protection de
l’héritage culturel et des différentes formes d’art, étaient une affaire d’État, mais cette
responsabilité ne s’exprimait qu’à titre exceptionnel en termes de politique (culturelle)
spécialement mise en œuvre à cet effet.
La tradition selon laquelle le pouvoir politique rime avec protection et promotion
de l’art et des autres expressions culturelles dignes d’estime est toutefois très ancienne.
elle a été comprise comme une caractéristique de la capacité des puissants à exercer
cette protection. Celui qui protège l’art protège en quelque sorte la société, ce qui
revient en réalité à une idée féodale. exercer cette protection devient ainsi une marque
et un signe de légitimité politique. Une forme de symbiose entre l’art et le pouvoir
politique a fait son apparition. L’art a donné de la légitimité au pouvoir lorsque les
artistes ont été placés sous sa protection. en échange, le pouvoir politique a donné
aux artistes la possibilité de travailler.
autrefois, ce contexte était assez simple. Les sujets pouvaient voir et être
impressionnés par le lien évident entre le pouvoir politique et la splendeur des œuvres
artistiques. dans les temps modernes, surtout après l’établissement de la démocratie,
ce lien devient plus subtil. Le pouvoir politique détient désormais son mandat
essentiellement du peuple à travers des élections libres. Parallèlement, au cours du
xixe et au début du xxe siècle, l’idéal romantique de l’artiste libre et indépendant est
devenu prédominant. L’artiste libre ne peut pas être placé sous la protection directe
du pouvoir.
Même de nos jours, le fait que le pouvoir politique assume la responsabilité de
l’art signifie pour les citoyens que celui (le parti) à qui ils ont donné le pouvoir mérite
son mandat. L’art ne glorifie plus comme autrefois, en tout cas pas directement, ceux
qui possèdent le pouvoir. Mais lorsque le pouvoir politique des démocraties modernes
soutient un art qui célèbre l’idéal de la liberté artistique, un message implicite est
délivré aux citoyens : le pouvoir politique indique qu’il garantit non seulement la

* Consultant, Suède.


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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

liberté de l’art, mais également celle des citoyens. Cette pensée se retrouve dans la
période de l’après-guerre, surtout en europe du nord-Ouest, dans l’idée particulière-
ment appréciée selon laquelle le pouvoir politique culturel doit être exercé de manière
indépendante.
Peut-être ce code ou ce langage symbolique sur le lien entre la culture et la liberté
a-t-il nourri l’idée d’une politique culturelle indépendante dans les démocraties
occidentales après la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, la bataille contre le
nazisme totalitaire venait d’être gagnée, mais l’épreuve idéologique de la guerre froide
avec le communisme tout aussi totalitaire, débutait. Cette symbolique peut également
se retrouver dans le fondement de la politique culturelle suédoise. Toutefois, la Suède
est restée en dehors de la guerre mondiale et a clamé sa neutralité entre l’est et l’Ouest
durant la guerre froide.
dans cet essai, je vais ainsi explorer les fondements de la politique culturelle
suédoise, qui a fait son apparition dans les années 960 et 970, non dans le contexte
de la relation entre la démocratie et le totalitarisme, mais dans d’autres circonstances.
il s’agit de l’évolution sociogéographique du pays lorsqu’il est passé d’une société
agricole dominée par les traditions à une société industrielle sécularisée et urbaine et
ensuite, à la société de services actuelle. Le fait que la politique, y compris la politique
culturelle, soit influencée par cette évolution est évident, mais nous souhaitons
également montrer comment la politique culturelle a été spécifiquement conçue pour
promouvoir et faciliter ces transformations sociales fondamentales.

Culture et conception de la culture


Pour comprendre ces mécanismes, il est nécessaire d’opérer une distinction
importante entre la culture dans la société et la manière dont elle pourrait actuellement
être décrite ou comprise, et la vision ou les idées sur la culture qui dominent à certains
moments. Fondamentalement, la culture peut être comprise comme étant une ques-
tion sur la nature de la société, sur la manière dont les personnes gèrent leurs relations.
en revanche, la conception de la culture soulève la question de savoir comment les
citoyens comprennent et perçoivent leur culture, ce qui est radicalement différent. La
politique culturelle est en réalité une politique organisée autour de symboles, alors
que l’élément realpolitik, c’est-à-dire son impact sur la vie quotidienne, est limité.
Les symboles autour desquels la politique culturelle s’articule concernent selon nous
la conception de la culture de la société.
La politique culturelle après la Seconde Guerre mondiale doit toutefois être placée
dans un contexte temporel plus long pour que cela puisse être rendu visible. Cet essai
sur la politique culturelle suédoise commence donc dans les années 860. avec un
peu de chance, le lecteur trouvera que ce détour vers la politique culturelle est justifié.

La révolution industrielle
Les États-nations modernes ont fait leur apparition au xixe siècle en même temps
que l’industrialisation. en Suède, la science politique indique généralement que cette
phase correspond à la période comprise approximativement entre 860 et 920,

2
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Suède − Keith WijKander

l’industrialisation y ayant débuté tardivement. La phase d’investissements majeurs,


nommée « lancement », qui marque habituellement le réel début de l’industrialisation,
a eu lieu dans les années 860. Une réforme parlementaire fondamentale a vu le jour
en 866 et l’ordre antérieur, fondé sur la division médiévale des classes de population
(nobles, clergé, bourgeois et paysans), a été aboli. L’autorité royale a été considérable-
ment réduite et le pouvoir politique a glissé vers les industriels de la nouvelle ère,
vers la classe bourgeoise montante et l’aristocratie économique.
Ce développement est illustré dans le graphique , montrant le pourcentage de
la population active dans les domaines respectifs de l’agriculture (et lesdites
professions secondaires) et de l’industrie, des services et de l’administration.

Graphique 1 – Variation entre 1870 et 2008 de l’emploi en Suède


dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie, de l’artisanat,
du commerce, de la gestion et des services
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de
l’agriculture
l’industrie et des services
Source : Statistics Sweden (SCb)

Les deux courbes sont symétriques. il aurait été suffisant de ne montrer qu’une
seule courbe, mais la technique du reflet possède des vertus pédagogiques puisqu’elle
illustre clairement le changement qu’a connu la société suédoise au cours de la
centaine d’années comprises entre 860-870 et 960-970.
Cela signifie que l’économie de la société s’est totalement modifiée. Même la
façon dont vivait la population a changé de manière fondamentale. Grâce au
graphique, il est possible d’identifier trois périodes critiques dans ces changements.
La première, autour de 860-870, correspond au début de l’accélération du
processus. La deuxième, vers 90, coïncide avec le « point de basculement » entre
la proportion de la population qui vivait de l’ancienne économie et de l’agriculture


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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

et la part croissante qui s’orientait vers l’industrie et les nouvelles activités de services.
Par la suite, cette nouvelle industrie a fait partie du quotidien de la majorité de la
population.
La troisième période critique intervient autour de 960-970 : à cette époque,
les courbes s’infléchissent et le développement entre dans une nouvelle phase. Le
graphique ne reflète rien d’autre que la fin du processus d’industrialisation et la
transformation de la Suède en une économie fondée sur les services. nous y revien-
drons ultérieurement. Pour l’instant, il convient de constater que la phase d’indus-
trialisation en Suède a débuté à un moment précis (860-870), atteignant une forme
de domination sociale aux environs de 90, mais prenant fin entre 960 et 970.

Les institutions culturelles de l’État constitutionnel


au sein de l’administration publique ayant fait son apparition au cours du
xixe siècle, les questions aujourd’hui perçues comme relevant de la politique culturelle
du domaine ecclésiastique faisaient partie du domaine d’intérêt public qui peut être
décrit par l’expression « culture spirituelle ». Longtemps, la base était constituée par
l’administration de l’Église protestante luthérienne étatique et le clergé, mais
progressivement, l’école et l’enseignement ont gagné en importance.
L’école primaire publique a été instituée en 82. L’université a été longtemps
dominée par les enseignements des membres du clergé, mais vers la fin du xixe siècle,
les sciences naturelles modernes ont pris une place plus importante et la théologie a
été reléguée à l’arrière-plan. Par la suite, les universités se sont modernisées en
combinant recherche universitaire et éducation.
Parallèlement à un système éducatif laïc qui a peu à peu éloigné l’orthodoxie
religieuse de sa place au centre de la politique, l’État commence à construire des
institutions culturelles publiques dans la capitale, Stockholm. La première fut le
musée national, inauguré en 866, la même année que la réforme parlementaire.
ensuite, une nouvelle bibliothèque nationale a été construite (inaugurée en 878)
ainsi que de nouvelles archives nationales (inaugurées en 89). dans tous les cas,
ces institutions découlaient d’équivalents plus anciens, sous la forme de collections
royales découvertes dans le Palais royal de Stockholm. Le théâtre royal, autrement
dit l’Opéra de Stockholm, faisait partie de l’administration royale jusqu’en 88,
date à laquelle il a été pris en main par le Parlement. Un nouvel opéra a été construit
et inauguré en 898. Le nouveau éâtre dramatique a été inauguré en 908. Ce
théâtre a vu le jour grâce à une initiative privée, mais avec un financement public.
il en a été de même pour le grand musée dédié à l’histoire et la culture suédoise, le
Musée nordique, inauguré en 907. Pour finir, le musée d’histoire naturelle de
Stockholm a été inauguré en 96.
Ces nouvelles institutions culturelles étaient pour l’époque des symboles puis-
sants, véhiculant le message selon lequel la responsabilité de la « culture » était désor-
mais assumée par la classe moyenne émergente et les nouveaux potentats industriels,
dominants au Parlement. Ce mouvement était dirigé contre la monarchie, mais
également contre l’Église. Les nouvelles institutions culturelles ont été érigées dans


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Suède − Keith WijKander

une architecture publique imposante et dans un style renvoyant à l’antiquité. il faut


les considérer comme étant des « sanctuaires laïques » avec pour objectif clair de
rivaliser avec les sanctuaires religieux, les églises, qui jusqu’à présent dominaient le
paysage urbain. au cours de la même période, un nouveau Parlement a été construit
et inauguré en 905, en plein centre de Stockholm, en face de l’ancien Palais royal.
L’État constitutionnel a ainsi engendré une politique institutionnelle dans laquelle
les nouvelles institutions scientifiques de l’enseignement, sous la forme d’universités,
de hautes écoles et d’instituts techniques, défient et remplacent, sur le plan de la
connaissance, la vision traditionnelle et religieuse du monde de l’église. Les
institutions purement culturelles, les musées, les bibliothèques et les théâtres, défient
le monde imaginaire de la tradition à un autre niveau, celui de la foi. La notion de
culture commence à s’étendre en dehors de la sphère religieuse.
dans le graphique 2, la courbe représentant les changements de l’industrie du
pays a été complétée par des lignes marquant les années de création des institutions.

Graphique 2 – Identique au graphique 1, avec l’indication des années


de création des institutions culturelles
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de
l’agriculture
l’industrie et des services

Source : Statistics Sweden (SCb)

il est à noter que l’émergence de la société industrielle suédoise s’accompagne


d’une série de constructions culturelles. jamais au cours de l’histoire suédoise, autant
de constructions d’institutions culturelles de cette envergure et de cette étendue n’ont
été réalisées.

. Chaque création d’institution a été précédée d’une période de planification et de construction d’envi-
ron 0 ans.

5
Poirr-18-Suede:Poirrier-International 1/06/11 19:12 Page 416

POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

Le fait que le nouvel État-nation ait voulu s’affirmer et s’identifier sur le plan
culturel à travers ces projets semble assez clair. il est également difficile de contredire
le fait que les nouvelles institutions doivent être considérées comme des indicateurs
démontrant que le nouvel État constitutionnel s’était également emparé de l’ancien
rôle de la monarchie en tant que protecteur de l’art et des expressions culturelles,
comme il est évoqué en introduction de cet essai.
de plus, les nouvelles institutions transmettent également un message important,
par exemple la façon de percevoir l’idée de « culture ». Tel est certainement le cas,
mais afin de pouvoir interpréter ce message, il faut avant tout expliquer la notion
d’institution. qu’est-ce qu’une institution culturelle officialise ?

La notion d’institution
il est établi que les institutions sont liées aux normes, c’est-à-dire aux ensembles
d’opinions plus ou moins cohérents et aux valeurs qui à un moment donné ont
tendance à être adoptés par la majorité de la société. en général, les perceptions sont
très largement gouvernées par les conditions extérieures de vie. Lorsque ces conditions
changent, les valeurs et les normes changent aussi. Mais l’inverse se produit aussi :
lorsque les valeurs et les normes changent, ce changement impacte les conditions
extérieures de vie. Les personnes qui pensent différemment agissent différemment.
il est impossible de dire ce qui vient avant et ce qui suit. Lorsque le processus est
enclenché, alors il se génère de lui-même.
Le processus de modernisation en Occident, à partir de la seconde moitié du
xviiie siècle, peut être considéré comme un processus de feedback dans la relation
entre, d’une part, les valeurs et les normes et, d’autre part, les changements de condi-
tions de vie. en général, le processus est résumé par les termes suivants : laïcisation,
urbanisation, industrialisation (voir ci-dessus). À ces notions, on peut ensuite ajouter
les différents termes qui sont généralement utilisés pour dépeindre le caractère de
l’évolution moderne tardive à partir de 970 et après : société de services, société
d’information, société de réseaux, société de connaissance, etc.
Globalement, on peut dire que la différence entre les valeurs et les normes réside
dans le fait que les normes sont d’une part plus difficiles à changer que les valeurs,
et d’autre part qu’elles sont organisées selon un principe hiérarchique. Les valeurs
dans une société se modifient tout simplement à un plus haut niveau que les normes.
Pour ainsi dire, les différentes valeurs se développent dans un cadre normalisé. Le
fait qu’il existe une série de normes partagées par la majorité est le signe d’une société
cohérente, ou de la formation d’un État qui fonctionne.
Même les normes changent, mais cela se produit dans un processus compliqué
et souvent contradictoire. Lorsque des changements interviennent dans la formation
des normes de la société, il y a de fortes chances que la société se transforme également
à d’autres égards. Les conditions externes changent.
Selon la définition sociologique habituelle, une institution est un acteur dans un
domaine de la société (ou un « champ ») qui a un mandat ou l’autorité pour
déterminer les règles concernant la façon dont les autres acteurs du domaine peuvent

6
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Suède − Keith WijKander

se comporter et agir. Les institutions ressemblent aux normes fixées à un moment


donné, par exemple dans les lois, les programmes scolaires, ou au sujet des formes
de coexistence acceptées, etc.
Le mot « institution » lui-même signifie dans sa racine latine institutio, la mise
en place, l’organisation, l’éducation et l’enseignement. Ce concept peut à son tour
découler de instituo qui signifie « construire », « instituer » ou « éduquer », cela signifie
que le concept est lié à la structuration du comportement humain.
Le concept a donc un lien avec le « fait de construire » ou la « construction » qui
remonte à la signification de la racine latine. Lorsque l’on parle communément
d’institution, il n’est pas toujours précisé s’il s’agit du bâtiment dans lequel l’institu-
tion est localisée, par exemple un tribunal, une école ou un musée, ou de l’activité
menée par le tribunal, l’école ou le musée. en principe, nous ne faisons aucune
distinction réfléchie, pour la simple et unique raison que le bâtiment de l’institution
publique vise à marquer le caractère institutionnel de l’activité. C’est-à-dire que le
bâtiment imposant de l’institution publique remplit l’objectif de marquer physique-
ment et virtuellement le caractère institutionnel et normatif de l’activité dans le
paysage urbain. Le bâtiment représente fixement l’activité normalisée à laquelle tout
le monde est prié de s’adapter.

« La nouveauté se construit sur le fondement de la tradition :


nous sommes debout sur les épaules de nos ancêtres »
Lorsque l’on applique cette idée d’activité institutionnelle et de bâtiments insti-
tutionnels au domaine de la culture, la conclusion la plus simple et probablement la
meilleure est que les normes que ces institutions véhiculent concernent la notion de
la culture. Le contenu et l’activité de l’institution sont ici complètement secondaires.
C’est la même norme qui est véhiculée qu’il s’agisse d’un musée, d’un théâtre ou
d’une bibliothèque. Le fait principal est que l’institution dirige une activité, « fait
quelque chose » qui correspond à une notion spécifique du concept de culture. Le
bâtiment institutionnel public a pour fonction de confirmer et d’indiquer que cette
conception de la culture correspond également à l’idée ou à la norme publique sur
la culture dans la société. Cette conception de la culture doit être perçue comme
l’expression de l’image de la société.
Cela semble-t-il étrange ? Oui, bien sûr, mais uniquement si l’on croit que la
« culture » est un soi-disant concept commun formulé une fois pour toutes, avec une
signification fixe. Ce n’est bien entendu pas le cas, et on le voit lorsque l’on cherche
à comparer la façon dont la plupart des personnes perçoivent la « culture » dans
l’europe actuelle et comment on y pensait durant le siècle dernier.
Selon une enquête menée en 20082, l’immense majorité des citoyens européens
perçoit donc la culture comme quelque chose qui, en principe, est synonyme d’art
ou d’expressions artistiques. On appelle cela le concept de la culture orientée sur l’art.

2. european Culture Values, Special eurobarometer 278, Commission européenne, 2008.

7
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

La culture s’entend dans cette phrase comme étant un phénomène relativement étroit
et limité. Contrastant avec le concept de la culture orienté sur l’art, on trouve ce que
l’on appelle le concept anthropologique de la culture. Ce concept tient ses principaux
bastions dans la sphère académique. dans ce cas, on perçoit la culture comme le
concept unificateur pour tout le système de croyances, de valeurs, de traditions, etc.,
qui caractérise une société. À l’opposé du concept de la culture orientée sur l’art, le
concept anthropologique de la culture est ainsi englobant.
Toutefois, nul besoin de creuser très profondément dans l’histoire des idées pour
s’apercevoir que les deux approches peuvent être ramenées à la façon de penser de la
période romantique telle qu’elle s’est déroulée vers la fin du xviiie et au début du
xixe siècle. Cette conception culturelle est ainsi « anthropologique » surtout dans la
tradition allemande, entre autres chez johann Gottfried herder (7-80) et
johann Wolfgang Goethe (79-82), dans le sens où l’on pensait aux « peuples »
comme formes d’associations culturelles fondamentales, maintenues ensemble
principalement à travers la langue. La nation/le peuple individuel était porteur
d’expressions culturelles uniques qui, à leur tour, constituaient le peuple.
Toutefois, l’idée de la culture de l’époque romantique était « orientée selon les
types d’art » et ainsi, l’érudition et principalement l’art étaient perçus comme étant
les expressions culturelles les plus nobles chez le peuple ; on parlait des « plus beaux
fruits de la culture spirituelle ». Cette idée est étroitement liée à la vision romantique
du génie artistique, à savoir l’artiste comme véhicule d’une inspiration divine et de
connaissance, une sorte de chamane de la société moderne.
Les notions de peuple et de nation en tant qu’entités culturelles primaires
appartiennent entre autres au romantisme allemand. au cours du xixe siècle, il existe
un courant alternatif, plutôt d’origine française et lié à l’idéal des lumières. dans ce
cas, on parle plutôt de « civilisation » que de culture. L’idée de développement et
d’avancement est en principe la même que celle du romantisme allemand, mais si
le « peuple » est la source dans laquelle la culture puise sa force dans le monde
romantique, l’idée de civilisation française est bien plus aristocratique et élitiste. il
s’agit plutôt du développement et du perfectionnement atteints par les strates supé-
rieures de la société, qui deviennent le point de référence du développement continu
et de la sophistication de la culture ou de la civilisation. Pour le xixe siècle suédois,
c’était sans aucun doute la tradition allemande qui avait la plus grande importance.
La culture dans la vision romantique concernait le développement et le
changement. herder pensait que chaque peuple traversait différents stades selon un
modèle phylogénétique : la naissance, la croissance, la floraison et la maturation, mais
aussi le déclin, le vieillissement et finalement la disparition. Les derniers stades étaient
toutefois bien loin et pour le peuple allemand, c’était la floraison qui était d’actualité.
La notion romantique de la culture correspondait parfaitement aux sociétés qui,
comme l’europe occidentale au cours du xixe siècle, entraient dans la transformation

. Trier les différents courants dans les notions de la culture du romantisme dépasserait la finalité et le
cadre de cet essai. Le texte ci-dessus est ainsi une tentative de saisir l’essence de la pensée romantique, de
manière succincte et simple.

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Suède − Keith WijKander

radicale de l’industrialisation. elle offrait une vision du monde dans laquelle il était
possible de s’identifier et de trouver une direction et un sens au changement social
fondamental qui avait lieu dans chaque pays. C’était avant tout un monde d’idées
qui mettait l’accent sur la continuité du changement, c’est-à-dire qui soulignait que
la société industrielle émergente était liée et issue de la tradition et des liens qui étaient
bien connus de la population. Là où avaient lieu des ruptures et des déperditions de
traditions, le romantisme soulignait au contraire la continuité avec le passé. C’était
une conception de la culture qui fonctionnait de manière compensatoire par rapport
au réel développement de la société.
Précisément, la signification de la communauté nationale – la nation n’est pas
uniquement une communauté linguistique, mais également une communauté
politique – ainsi que la marque de la force de la tradition est très certainement le
noyau du code culturel du romantisme tel qu’il a été adopté en Suède. La nouvelle
société industrielle ne signifie dans l’interprétation du romantisme aucune rupture
avec le passé, mais plutôt son prolongement naturel et son développement. L’art et
les expressions artistiques supérieures sont sortis de l’antre de la tradition et ont pu
fleurir grâce à lui.
de manière emblématique, les idées romantiques allemandes ont été résumées
dans le programme pour le musée national dont le créateur est un architecte
allemand, august Stühler. L’idée était que le rez-de-chaussée du musée comporterait
les collections archéologiques nationales qui devaient représenter les racines très
anciennes du peuple suédois. L’érudition et l’apprentissage, à travers les collections
de la bibliothèque situées au premier étage, représenteraient le développement
culturel. Tout en haut, au troisième étage, on devait trouver la collection nationale
d’art, « les plus beaux fruits ».
Finalement, pour diverses raisons, le musée national a eu un contenu différent,
principalement à cause du fait que la bibliothèque royale a lutté avec succès pour
avoir son propre bâtiment institutionnel. en réalité, le premier romantisme allemand
était dépassé en 860 et les idées romantiques avaient, dès le milieu du siècle,
commencé à prendre une autre forme sous l’influence du succès des nouvelles sciences
naturelles et de l’image du monde qu’elles véhiculaient.
La combinaison romantisme-sciences naturelles s’est exprimée au début du siècle
dans le romantisme national. dans ce mouvement, les idées de base du romantisme
ont pris une nouvelle forme sous l’influence anglo-saxonne (on peut citer la
philosophie d’herbert Spencer et arts Craft, l’esthétique du mouvement). La notion
de langue en tant que force de cohésion communautaire a été édulcorée et à la place,
on y a substitué la nature, l’environnement qui avait façonné et influencé le peuple
depuis les temps anciens, et qui agissait comme un liant. La mise en exergue de la
nature à travers le romantisme national a été exprimée par exemple dans le grand
musée en plein air, Skansen, inauguré à Stockholm en 89, mais également dans
une décision parlementaire en 909 sur les grands parcs nationaux en Lappland et
le musée d’histoire naturelle, qui ont achevé la construction institutionnelle en 96.

. Stühler était également l’architecte et le créateur des institutions de Museuminsel à berlin.

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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

Cette dernière institution culturelle du romantisme naturel est également l’investisse-


ment le plus important.
il est frappant de constater comment l’idée romantique/romantique nationale de
la culture, qui dominait en Suède pendant la période durant laquelle l’industrialisa-
tion s’imposait, semble être faite sur mesure, suivant une conception de la culture
facilitant la transformation sociale. ainsi, le graphique 2 illustre le fait qu’à l’endroit
où les courbes reflètent le drame du changement industriel du pays, au contraire, les
nouvelles institutions culturelles accentuent et soulignent la liaison et la continuité
avec la société agricole que la Suède était en train d’abandonner.
La conception de la culture semble avoir pour fonction d’atténuer le drame du
changement. On pourrait presque dire qu’elle a tendance à être thérapeutique à la
société en décrivant la transformation de la société comme étant moins dramatique
qu’elle ne l’était réellement. Contrairement au message romantique selon lequel le
nouveau était construit sur le fondement de la tradition, les graphiques  et 2 illus-
trent un changement social qui en réalité signifie une vraie rupture avec le passé.
nous avons même une base empirique solide pour affirmer que la Suède n’a jamais
connu un changement aussi radical qu’au cours de la fin du xixe et au début du
xixe siècle lorsque l’économie industrielle a succédé à l’économie agricole.
Pour préciser à quel moment le renouvellement de la société a matériellement eu
lieu, il convient de revenir à la période précédente, à savoir la fin du xviiie et le début
du xixe siècle. au cours de cette période, le mouvement de partage5 se propageait à
travers le pays et la structure villageoise traditionnelle, composée de propriétés et de
cultures partiellement communes, avait presque disparu au profit d’une agriculture
individualisée et privatisée. Les villages étaient démantelés et les fermes constituées
en unités autonomes. Les historiens de l’économie s’accordent à dire que le mouve-
ment de partage était une condition importante de la percée industrielle qui a suivi.
Cette période représente un renouvellement radical de la société agricole tradition-
nelle, mais nullement une remise en cause de sa position d’activité économique
dominante. elle correspond bien mieux que l’émergence de l’industrie, aux relations
réelles telles qu’elles étaient présentées dans la conception de la culture du
romantisme/romantisme national.

Quatre thèses sur la politique culturelle


Cette observation tend à valider l’idée selon laquelle le « caractère thérapeutique »
de la conception culturelle romantique, à savoir son objectif de diminuer ou de
dissimuler le drame du changement social, opère au moyen d’une « technique » ou
d’une « logique » décrivant une condition antérieure comme étant actuelle, alors qu’en
réalité c’est plutôt les conditions contraires qui sont devenues actuelles.
Les institutions culturelles du romantisme/romantisme national remplissent ainsi
l’objectif d’institutionnaliser, de déclarer comme norme publique, une conception

5. Skiftesrörelse : réforme de la propriété agricole propre à la Suède, débutée vers 70 et consistant en un
partage et une attribution des terres auparavant exploitées en commun par les paysans (ndT).

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Suède − Keith WijKander

de la culture qui en réalité ne reflète pas la période actuelle (la révolution industrielle),
mais la période précédente.
il s’agit peut-être d’une conclusion audacieuse, mais elle est fondée sur des
tendances qui peuvent également être identifiées vers la fin du xxe siècle. est-il
possible de considérer la politique culturelle moderne comme un phénomène ayant
les mêmes tendances et s’exprimant de la même façon que les institutions culturelles
de la période romantique ? en tout cas, cette théorie mérite d’être explorée.
nous pouvons donc appeler cette hypothèse la thèse de la fonction thérapeutique
de la politique culturelle. Sa caractéristique principale est de fonctionner selon une
stratégie qui tend à institutionnaliser les conditions culturelles de la période passée
comme étant valables pour les conditions culturelles présentes.
La deuxième thèse est moins originale. elle soutient que le pouvoir politique a
besoin de protéger l’art et certaines expressions culturelles afin de renforcer sa légiti-
mité. nous allons examiner si cela se confirme également dans la politique culturelle
moderne.
Une troisième thèse, étroitement liée à la précédente, consiste à dire que
lorsqu’une nouvelle force politique doit établir son propre « contrat » avec l’art et la
culture, assumer le rôle de protecteur, alors émerge une nouvelle expression culturelle
que le régime antérieur a ignorée ou à laquelle il ne s’est pas attaché. de cette manière,
un nouveau régime annonce que sa relation à l’art et à la culture est plus sincère que
celle du régime précédent, puisque la protection du nouveau régime est plus
complète, plus adéquate. il serait trop long d’effectuer une analyse détaillée de cet
aspect du changement des actions culturelles, de la monarchie à l’État constitutionnel.
La meilleure illustration provient toutefois de l’art de la scène : l’État de la nouvelle
bourgeoisie soutenait le théâtre comme contrepoids à l’importance que l’opéra avait
eu à la cour.
Le quatrième point que nous estimons utile pour comprendre les fonctions
sociétales des actions culturelles grandissantes est qu’elles doivent être comprises
comme faisant partie du processus et de l’expression de la laïcisation. Cela se remar-
que le plus en ce qui concerne les nouvelles institutions culturelles qui apparaissent
comme étant des « sanctuaires laïques » dans le paysage urbain. dans la vision du
monde de la société traditionnelle, la culture est quelque chose d’ancré dans le monde
imaginaire religieux. La laïcisation signifie l’émergence d’une notion de culture
comme quelque chose qui existe en dehors, ou à côté de la religion. Le romantisme
était politiquement considéré comme un mouvement conservateur, mais la religion
a joué un rôle très important.

Le grand changement
Lorsque nous avons décrit la révolution industrielle suédoise de la fin du
xixesiècle, nous n’avons abordé que les aspects économiques, notamment le rempla-
cement de l’agriculture par l’industrie. Mais la transition a été compensée par un
autre changement tout aussi important dans la vie de la population, et qui
probablement était perçu comme plus révolutionnaire encore. il s’agissait du

2
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démantèlement des zones rurales et le mouvement vers les villes et les banlieues que
l’on peut appeler la transformation sociogéographique de l’industrialisation.
Ce changement est illustré en graphique . nous avons complété les graphiques
relatifs à la transition économique du graphique , par une présentation correspon-
dante du changement sociogéographique. Ces deux paires de courbes illustrent le
changement de la société suédoise, d’une société agricole rurale à une société
industrielle laïque, rationnelle et urbaine.

Graphique 3 – Part de la population active dans l’industrie


ou dans l’industrie des services par rapport à celle employée
dans l’agriculture et dans les professions secondaires.
Déplacement des populations en Suède entre campagne/zones
peu peuplées et zone rurale/agglomération entre 1850 et 2008
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de Part de la population résidant en
l’agriculture zones rurales
l’industrie et des services zones urbaines

L’agglomération comprend des zones construites d’au moins 200 habitants. La Suède est un pays à faible densité. Dans la
société agricole suédoise, les villages de plus de 50 habitants étaient rares, sauf dans l’extrême sud du pays. Cela se reflète par
une conception de l’agglomération moins restrictive que les mesures européennes. Dans de nombreux pays, la limite pour ce
qui est considéré comme étant une zone urbaine est plus élevée.

Source : Statistics Sweden (SCb)

en 860, environ 85 % de la population vivait dans les zones rurales avant que
le grand déplacement ne commence. en 970, soit 0 ans plus tard, la proportion
était inversée. Près de 85 % de la population vit dans les villes et agglomérations
tandis que seulement 5 % vit encore à la campagne. de plus, durant cette période,
la population est passée de trois à huit millions d’habitants. ainsi, apparaît clairement
la façon dont la Suède a fondamentalement changé au cours de cette période.
La transformation a donc « duré » environ trois générations et c’est probablement
cet écoulement du temps qui est la raison pour laquelle elle a été perçue comme étant

22
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Suède − Keith WijKander

plus subversive qu’elle ne l’a réellement été. Une grande partie des pays du tiers
monde subit actuellement ce même processus, mais à un rythme bien plus rapide.
il est estimé que la période qui est intervenue pour la Suède environ en 92, c’est-
à-dire lorsque la vie urbaine est devenue majoritaire, a eu lieu pour le reste du monde
en 2007. désormais, la majeure partie de la population mondiale vit dans les villes.
Le graphique montre comment la sociogéographie de la majorité de la population
a fondamentalement changé au cours de cette période jusqu’en 970. Cela ne
concerne pas uniquement la différence des conditions économiques dans le secteur
agricole traditionnel comparées à celles de l’industrie et du secteur des services, mais
également les différences de valeurs et de mentalités qui de toute évidence semblent
respectivement liées aux mondes ruraux et urbains.
Le graphique illustre également que les années 970 impliquent un changement
de tendance, non seulement dans la transition économique, mais aussi dans la
migration des populations. Même après les années 970, la proportion de résidents
des agglomérations urbaines continue certes à croître, mais l’augmentation a depuis
été considérablement ralentie. Cette importante migration intérieure entre 860 et
970 doit ainsi être considérée comme une période achevée. Une nouvelle période
commence.
Le graphique reflète la désertification relative des zones rurales et la croissance
démographique dans les zones urbaines. Cette technique illustre le moment du chan-
gement de majorité entre la population rurale autrefois dominante et la population
urbaine en expansion. Peu de temps après 90 (92) la zone rurale n’est plus la
condition de vie de la majorité. nous sommes ici en présence d’un nouveau « point
de basculement ». Mais même si la majorité de la population habite désormais dans
un contexte urbain, il s’agit en fait d’une majorité qui s’est récemment éloignée du
contexte rural.
nous pouvons comparer la transformation sociogéographique à la transformation
économique. La relation entre les deux paires de courbes en graphique  illustre le
fait que la population croissante n’a pas de place dans l’économie agricole. Ce groupe
trouve plutôt son moyen de subsistance dans l’industrie qui commence à se dévelop-
per ou dans les économies de services, principalement le commerce et les transports.
Toutefois, il est frappant de constater que la migration vers les zones urbaines se fait
avec un retard considérable. L’industrialisation suédoise était pendant longtemps, et
de façon non négligeable, une industrie fondée sur les zones rurales. Le point de
rupture lorsque l’habitation en zone rurale cesse d’être la règle d’une majorité
intervient pour la première fois environ vingt-cinq ans après le point de rupture de
la transition économique.
La transformation sociale, qui pour la Suède a eu lieu entre 860 et 970,
constitue l’arrière-plan de la discussion qui a longtemps occupé la sociologie, portant
sur le phénomène de « la tension fondamentale de la modernité » et qui concerne
l’ambivalence des personnes qui vivaient cette transformation. elle est en général
décrite comme le contraste entre, d’une part, le consentement des personnes et une
sensation de libération face à la nouvelle société émergente et, d’autre part, une forme

2
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de vie regrettée, que l’on abandonnait, et une sensation de perte du contexte, dont
la population avait autrefois fait partie.
Le sociologue Max Weber (86-920) a utilisé le terme entzauberung, soit le
désenchantement, pour en principe décrire ce phénomène. il voulait dire que la
libération de la culture et du mode de vie de l’europe occidentale, soumise à la foi
chrétienne, au dogme et à la tradition, signifiait à la fois une victoire et une défaite.
autrement dit, lorsque le désenchantement a opéré, les personnes ont découvert qu’il
y avait quelque chose qui manquait et qu’ils avaient perdu, malgré les gains de la
libération. il avait également abordé ce qu’il appelait Wiederzauberung, le réenchan-
tement, à savoir différentes expressions des tentatives dans la société moderne de
renouer de manière sociale et psychologique avec ce qui a été perdu.
Émile durkheim a étudié un phénomène voisin qu’il appelait anomie et Marx
utilisait le terme aliénation dans le cadre d’une analyse similaire. il a emprunté le
terme chez hegel. Marx voyait l’aliénation comme un phénomène historique spéci-
fique créé par l’ordre de production du capitalisme avec la division du travail, des
classes et les techniques de production industrielle. L’homme s’efforçait, dans son
monde d’idées, de se réaliser à travers son travail, ce qui n’était pas possible dans la
production industrielle, d’où la sensation d’être sans domicile et le sentiment de
malaise.
Un quatrième interprète du dilemme et peut-être celui qui a le mieux saisi son
caractère est Ferdinand Tönnes, qui a forgé le concept jumelé de Gemeinschaft et
Gesellschaft6. La définition est un peu maladroite, mais on peut dire que Gemeinschaft
représente une société individuelle locale tangible (concrète) caractérisée par la densité
des relations sociales, l’existence d’un contrôle social et de la sécurité. Gemeinschaft
désigne la « grande » société fondée sur des relations professionnelles, la liberté
personnelle, un faible contrôle social et une bureaucratie développée. Gemeinschaft
est « chaud et étroit ». il est orienté sur la tradition. Gesellschaft est « froid et spacieux »
– « moderne ». d’après Tönnes, les idéologies totalitaires du xixe siècle, surtout le
communisme, incarnaient principalement différentes tentatives de renverser ou de
dominer le contraste entre Geimeinschaft et Gesellschaft. La société utopique sans
classes est ainsi en principe la société dans laquelle le contraste devrait être renversé.
La tension de la modernité n’était donc pas une question uniquement pour les États
totalitaires, mais leur façon de la gérer s’éloignait de celle des démocraties.
Toutes les sociétés présentent des caractéristiques de Gemeinschaft et Gesellschaft,
mais l’industrialisation du xixe siècle et le bouleversement sociogéographique
indiquent que le genre de tension que le concept jumelé tente de cerner est devenu
actuel. L’observation de cette tension fondamentale de la modernité est primordiale
pour la sociologie en tant que science7. de nombreux indices montrent que cette

6. Ferdinand Tönnes, Gemeinschaft und Gesellschaft. abhandlung des Communismus und Socialismus als
empirischer Culturformen, Leipzig, 887.
7. G. asplund (99), un essai sur Gemeinschaft et Gesellschaft. dans le débat politique suédois sont appa-
rus dans les années 980 les termes le petit et le grand monde, à savoir encore un concept jumelé, similaire
aux termes de Tönnes.

2
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Suède − Keith WijKander

relation de tension est également un terrain fertile pour une lecture des relations dans
le domaine culturel.

La société industrielle mature et l’émergence de la démocratie


au cours des deux premières décennies du xixe siècle, à travers d’intenses luttes
politiques, un certain nombre de réformes vers la démocratie parlementaire, qui ont
finalement entraîné le suffrage universel en 92, ont été opérées. L’émergence de la
démocratie influence la période constitutionnelle de l’État et une nouvelle phase
commence. À partir de cette époque, la Suède peut également être perçue comme
étant une nation industrielle mature sur le point de vue technologique après la
période antérieure de construction. Une prospérité générale s’installe.
L’émergence de la démocratie en Suède est étroitement liée aux mouvements
populaires ayant fait leur apparition au cours du xixe siècle. il s’agissait de mouve-
ments liés à l’église libre, issus des nouvelles exigences du peuple revendiquant la
liberté de foi en l’Église d’État luthérienne orthodoxe. Le mouvement de tempérance
était fondé sur l’exigence d’une prise de responsabilité citoyenne sociale en réaction
contre l’alcoolisme généralisé. Le mouvement ouvrier s’amplifiait, mais n’avait pas
d’influence politique dans les institutions de l’État constitutionnel.
Grâce à la main-d’œuvre industrielle croissante et au droit de vote, le parti social-
démocrate a renforcé sa position. il a participé à des gouvernements libéraux vers la
fin des années 90 et a pu créer ses propres ministères, toutefois temporaires, au
cours des années 920. en 92, le parti a finalement réussi à établir un gouverne-
ment qui allait durer jusqu’en 976, avec à certains moments l’appui de coalitions.
La politique de l’État au cours de cette période de quarante-quatre ans est ainsi en
grande partie celle du parti social-démocrate.
quelles étaient donc les causes de la domination politique des sociaux-démocrates
en Suède ? Parmi les nombreuses explications telles qu’une base puissante, une
politique de répartition des richesses réussie, un leadership habile, etc., il existe des
raisons, surtout du point de vue culturel, de penser que les sociaux-démocrates ont
longtemps réussi à formuler une politique visant à réduire la tension fondamentale
de la modernité. La politique socioculturelle classique au cours du processus
d’industrialisation faisait en sorte que la société qui émergeait soit affirmée. L’objectif
de la politique était de créer ce qui était perçu comme étant de l’intérêt public. Mais
à côté de cette stratégie planifiée, la politique a également maintenu le lien avec la
société traditionnelle. Pour ainsi dire, la politique était fondée sur une sorte de
médiation entre l’ancien et le nouveau.
Cette idée s’est principalement exprimée dans l’idéologie dite du foyer pour le
peuple, un terme que le chef de parti Per-albin hansson a lancé en 928. L’objectif
de la social-démocratie était dépeint à l’époque comme visant à créer une société qui
devait fournir un foyer confortable à tous les citoyens. La politique promettait ainsi
à la population dont le mode de vie traditionnel avait changé, un nouveau foyer
sociogéographique, où l’on pouvait reconnaître dans le nouveau contexte urbain ce
qu’on avait laissé derrière soi. C’était un message qui a fonctionné comme une
métaphore politique importante pendant quarante ans.

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La politique du foyer du peuple a été principalement conçue en tant que politique


de répartition des richesses classiques, dans le long terme, mais dans la mesure du
possible, elle a également modéré de différentes façons le contraste entre ville et
compagne, entre l’ancien et le nouveau. La grande migration a pris fin autour de
970. au même moment, la vision du foyer du peuple commençait également à
perdre sa crédibilité et son attractivité. d’aucuns peuvent également arguer que la
social-démocratie a également perdu à ce moment-là le poids de la médiation qui
avait sous-tendu les succès précédents. La longue emprise de la social-démocratie sur
le gouvernement tirait à sa fin.

La politique culturelle du foyer du peuple :


l’ancien et le nouveau doivent être maintenus séparés
On peut penser que le code culturel du romantisme/romantisme national
concernant le lien entre la tradition et le moderne devrait être parfaitement compati-
ble avec l’idéologie du foyer du peuple, tel qu’il a été précédemment évoqué. en effet,
le terme « foyer du peuple » a été utilisé pour la première fois par les politiciens
conservateurs, avant que hansson ne s’en empare et ne lui donne son propre contenu.
Mais dans une relation qui de prime abord peut paraître paradoxale, la politique
culturelle social-démocrate, celle du foyer du peuple, va, à partir de 90 et après,
être caractérisée par un code qui, à bien des égards, semble être le contraire du
romantisme social.
Les années 90 et 920 peuvent être considérées comme étant une période de
transition lorsque le romantisme national en général s’estompe. ensuite se produit
la poussée moderniste en 90 avec la grande exposition d’art et d’industrie de
Stockholm, perçue comme un événement majeur. il a souvent été prouvé dans la
recherche et la littérature à quel point le climat culturel a changé : « en 90, tout
d’un coup tout le monde était d’accord sur la façon dont la nouvelle Suède devait
être. Soudainement, on savait comment la technologie et la science devaient être
administrées et pourquoi. Le fonctionnalisme était la seule chose droite et les poètes
saluaient le futur avec des poèmes clairs pour le bien-être de la société8. »
en termes culturels, on peut résumer le changement par le fait que la devise du
romantisme national, « le futur repose sur les épaules de la tradition », est d’un seul
coup rejeté et remplacé par la pensée opposée la plus proche selon laquelle « l’ancien
et le nouveau doivent être maintenus séparés ». C’est également la métaphore
fondamentale derrière laquelle le fonctionnalisme ou le lien brisé avec la construction
du classicisme (et du romantisme) est manifeste. La tradition est perçue aujourd’hui
comme ayant sa valeur en tant qu’héritage culturel et document historique, mais elle
n’a rien à voir avec la façon dont se construit le futur. Le fonctionnalisme de
l’architecture trouve ses équivalents en principe dans tous les domaines, un nouveau
style et de nouveaux moyens d’expression qui, au moins en surface, semblent rompre

8. Formulation tirée de l’ouvrage de M. Kylhammar, Frejdiga framstegsmän och visionära världsmedborgare


(joyeux hommes du progrès et citoyens du monde visionnaires), 990.

26
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Suède − Keith WijKander

avec la tradition et dominent dans l’art et la vie culturelle. La nouvelle façon de penser
se reflète même dans la restauration des vieux bâtiments. Les « restaurations de style »
de la période antérieure ont été remplacées dans les années 920 par une doctrine
de restauration où la différence entre les parties les plus anciennes du bâtiment et les
ajouts récents devaient au contraire être soulignés.
Mais alors comment la poussée moderniste est-elle rattachée à la grande
migration ? nous trouverons peut-être la réponse en graphique . La poussée du
modernisme avec son nouveau code culturelle coïncide avec la période du « point de
basculement », dans la relation de majorité entre la population rurale et urbaine.
nous pouvons donc dire que la conception de la culture du romantisme national
correspond à une société encore dominée par une population rurale essentiellement
agricole qui est en train de sortir de son contexte orienté sur la tradition. dans ce
contexte, il convient de souligner le nouveau rapport avec la tradition.
La conception de la culture du modernisme correspond cependant à une société
qui a été dominée par la population récemment urbanisée. Maintenant, au contraire,
la majorité est en train d’entrer dans le nouveau contexte, ce qui répond à une autre
nature et à un besoin, dans d’autres termes que ceux du romantisme national,
d’affirmer la nouvelle urbanité et la nouvelle manière de subvenir à ses besoins.
L’idéologie du foyer du peuple n’était pas fondée dans le but de créer l’illusion selon
laquelle le fond de la société demeurait la même qu’elle avait été autrefois. elle était
fondée sur l’idée d’adopter le nouveau, tout en prenant la sécurité de l’ancienne
société avec soi dans le nouveau concept. La politique avait du succès, car elle
parvenait à maintenir en équilibre ces deux tendances.

Musées modernistes – théâtre pour la tradition


Comme nous avons pu le constater, la fondation d’institutions publiques du
romantisme national s’est achevée avec l’inauguration du Musée national d’histoire
naturelle en 96. Selon nous, il est ensuite impossible de fonder des institutions
culturelles du romantisme national au niveau national puisque leur code culturel
n’est plus valable. Toutefois, on construit des musées, des auditoriums, des théâtres
et des bibliothèques dans les années 90-920 à travers le pays, dans les villes de
province. C’est comme si ces constructions marquaient leur adhésion à la modernité
que les institutions de la capitale avaient proclamée.
en effet, il faudra attendre jusqu’au « point de basculement » du début des années
90 avant que l’État ne recommence à fonder des institutions. À cette époque on
inaugure rapidement trois nouveaux musées à Stockholm, le musée des technologies
qui est une fondation subventionnée par l’État (96), le musée de la marine de
l’État (98) et le musée historique de l’État (prêt en 99, mais dont l’inauguration
a été repoussée à 92 à cause de la guerre).
Le lien entre les musées et la poussée du modernisme peut s’illustrer comme
indiqué dans le graphique . Mais il ne s’agit pas uniquement d’un lien temporel.
Les musées des années 90 sont tous construits après un nouvel événement qui
émane de la distinction entre l’ancien et le nouveau. Le musée de la mer a un contenu

27
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

Graphique 4 – Identique au graphique 3,


avec l’indication des années d’ouverture des musées
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de Part de la population résidant en
l’agriculture zones rurales
l’industrie et des services zones urbaines
Source : Statistics Sweden (SCb)

qui repose sur la bataille entre les anciens bateaux à voile et les nouveaux bateaux à
vapeur, bataille que les anciens voiliers du romantisme sont condamnés à perdre.
dans le musée des technologies, d’anciennes mines de faible technologie et l’industrie
du fer sont mises en contraste avec l’industrie moderne. Pour finir, dans le musée
historique, l’histoire s’arrêtait au début du xvie siècle, comme pour souligner la
distance entre l’« histoire » et la période actuelle.
il s’agit donc d’un mouvement qui, à la base, se distinguait des musées du roman-
tisme et du romantisme national. Les nouvelles institutions culturelles des années
90 visent à officialiser et à formaliser la conception de la culture du modernisme.
Mais le message du modernisme des années 90 concernant la différence entre
l’ancien et le nouveau ne décrit absolument pas les relations sociales et culturelles qui
ont eu lieu à cette période. au contraire, il décrit les conditions existantes lors de la
phase d’industrialisation et lorsque la grande migration a débuté autour de 860-
870. C’est à ce moment-là que l’éclatement de la société traditionnelle a eu lieu,
pas en 90. La conception de la culture culturelle du modernisme des années 90
affiche ainsi la même particularité que celle observée au sujet du lien traditionnel du
romantisme et du romantisme national. en réalité, elle ne reflète pas la période
actuelle, mais plutôt une période qui est déjà révolue.
Ce n’est que lorsque la période la plus critique du grand changement est passée,
à savoir la phase de rupture, que la conception culturelle officielle et sociale peut faire
son apparition et refléter le développement qui a déjà eu lieu. La fonction « politique/
thérapeutique » dans la conception culturelle institutionnalisée dans les années 90

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Suède − Keith WijKander

consiste dans le fait que les citoyens sont désormais invités à accepter et anticiper la
transformation sociale qui s’est déjà déroulée pendant un demi-siècle. La conception
de la culture de la société traditionnelle est échangée contre la conception culturelle
laïque urbaine.
La personne éminente de la politique culturelle de la social-démocratie dans les
années 90 et 90 était le ministre des Cultes, arthur engberg. On ne se souvient
pas de lui pour les musées, mais pour le éâtre national, un théâtre de tournées
bien organisé, construit en 9 exclusivement pour les tournées dans les provinces.
depuis sa création, le éâtre national a toujours été considéré comme étant emblé-
matique des contributions culturelles antérieures de la social-démocratie. il en est
ainsi selon nous parce que le théâtre avait une fonction symbolique importante dans
la quête de la vision du foyer des peuples pour une médiation entre urbanité et
ruralité. Le théâtre est une forme de culture essentiellement urbaine, mais avec le
éâtre national, arthur engberg a fait savoir que l’ambition culturelle de la social-
démocratie était, à travers des tournées, de renouer avec la Suède que la migration
interne avait tendance à séparer du reste du pays rural. Les nouveaux musées
montraient donc que la différence entre l’ancien et le nouveau était une question
fondamentale. Le éâtre national a marqué de manière symbolique le fait que la
politique cherchait à intervenir comme médiateur et à combler la distance.
L’élargissement des investissements culturels que nous attendons de la part d’une
nouvelle force politique a été pour la social-démocratie d’inclure la perspective
d’approche éducative du peuple dans le cadre culturel. Le parti avait son fondement
dans les mouvements sociaux du xixe siècle et une fois que le pouvoir politique avait
été conquis, la politique générait différents investissements visant à promouvoir
l’éducation du peuple. il s’agissait d’investissements pour la bibliothèque du peuple
et pour le soutien des activités éducatives volontaires que les mouvements populaires
conduisaient en dehors du système éducatif officiel.
Le lien entre la culture et l’éducation du peuple n’était toutefois pas uniquement
une question monopolisée par la social-démocratie. déjà en 9, le budget de l’État
prévoyait un poste de dépense pour les « mesures culturelles et d’éducation du peuple
en général » qui marquait à quel point le lien entre ces domaines était fort. d’ailleurs,
le éâtre national était formellement organisé comme étant une activité associative
et était perçu comme une sorte de théâtre pour l’éducation du peuple.
Finalement, arthur engberg fit ce que l’on attendait d’un politicien culturel, en
renouvelant le « contrat » avec les artistes. Cela a été réalisé grâce à un système instauré
en 96 selon lequel  % des coûts de constructions étaient alloués à la décoration
artistique. Le modèle existait en allemagne où les nazis ont instauré un système
similaire en 9. À travers cette réforme, le travail des artistes visuels était lié à la
construction physique du nouveau foyer pour le peuple. ainsi, la social-démocratie
a élaboré, au cours des années 90, une politique culturelle qui comprenait quatre
éléments symboliques importants :
– institutionnalisation d’une nouvelle conception de la culture : les musées ;
– relais entre la relation urbanité/ruralité : le éâtre national ;
– élargissement du sujet : l’éducation du peuple ;

29
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

– contrat avec les artistes : l’objectif de  % alloué à la décoration artistique.

Le nouveau changement débute au cours des années 1960


Pour la politique suédoise dans le domaine de la culture, les années 90 et 950
sont une période de grande stabilité. La guerre mondiale a gelé toutes les réformes
politiques nationales. Toutefois, en 92, une nouvelle loi concernant la protection
des vestiges anciens est entrée en vigueur, possiblement une expression du sentiment
général de la menace de la guerre sur la société. de manière générale, les années 950
étaient une période dynamique dans la politique suédoise. On parle généralement
du temps de récolte de la social-démocratie, puisqu’une grande partie des activités
de réforme, surtout dans le domaine social qui auparavant avait été limité par
l’économie, allait maintenant être mise en œuvre. La Suède a connu une période de
forte expansion. Mais l’activité ne concernait pas le domaine culturel. Une indemnisa-
tion publique pour les droits d’auteur des auteurs concernant le prêt de leurs œuvres
à la bibliothèque a été adoptée en 95, mais il s’agit de l’unique réforme de la
décennie.
Toutefois, les années 960 sont d’une tout autre nature et l’on peut parler de
cette décennie comme une période de mobilisation politique qui a conduit à la
décision parlementaire de 97, à savoir l’institutionnalisation de la politique
culturelle. À titre d’exemple, le programme présenté par le gouvernement en 96
comporte des investissements dans le domaine culturel ainsi que différentes formes
de soutien à l’art. Les efforts devaient être conçus en concertation avec les propres
organisations des artistes, mais il a été souligné que l’objectif était de « placer l’activité
artistique dans une perspective artistique » parce que sinon, elle « risque d’être isolée
et de devenir une fin en soi9 ».
Ce programme, qui par ailleurs n’était pas très important, est intéressant, car il
illustre très clairement une ambivalence dans la nouvelle politique culturelle de la
social-démocratie dont l’arbitrage devait décider du développement de la politique
culturelle. d’une part, l’ambition de manifester le rôle de la politique en tant que
protectrice de l’art par une alliance avec les artistes et leurs organisations, c’est-à-dire
une forme de protection de l’art convenant à une démocratie développée. de l’autre,
la tradition de la social-démocratie et son héritage de mouvement populaire, qui lie
les questions culturelles aux efforts consentis pour l’éducation du peuple et, par là
même, comprend la culture dans un contexte social.
Cette dernière option doit être largement considérée comme une expression de
ce que nous avons appelé la stratégie de médiation de la politique du foyer pour le
peuple, celle qui avait principalement pour objectif de surmonter l’opposition entre
tradition et modernité au cours de la « grande transformation ». dans le modernisme
des années 90, avec son message concernant « la distinction entre l’ancien et le
nouveau », le nouveau a été symbolisé par les nouvelles formes d’expressions
artistiques révolutionnaires du modernisme, telles que l’architecture fonctionnelle,

9. Projet de loi no 96 : 56, p. 22.

0
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Suède − Keith WijKander

la musique atonale, l’art abstrait et la poésie sans rimes. Cela signifie que l’ancienne
idée politique qui consiste à gagner de la légitimité à travers la protection de l’art
était à ce moment une expression politique symbolique de l’affirmation de la
modernité urbaine.
Tout comme en ce qui concerne la stratégie engberg pour le éâtre national
vingt-cinq ans auparavant, les sociaux-démocrates en 96 voulaient concilier les
deux directions en soutenant l’art, mais également en motivant et légitimant le
soutien en le plaçant dans un contexte social et éducatif du peuple.
dans cette ligne de conduite, bon nombre de campagnes culturelles au cours de
la décennie ont fait tripler le budget de l’État pour la culture au cours de la décennie
(en valeur monétaire), même si du point de vue financier, chacune d’entre elles était
relativement modeste. Une telle augmentation des dépenses n’a plus été constatée
par la suite.
Les gagnants de ce développement furent les domaines du théâtre et de la musi-
que qui représentaient un tiers des augmentations. des équivalents du éâtre
national furent créés dans le domaine de la musique (concerts nationaux) et pour
des expositions (expositions nationales). Mais des investissements ont également été
effectués pour les conférences et les cercles d’études de l’enseignement du peuple. Le
cinéma a été intégré dans la politique culturelle, un exemple typique de la tendance
politique à signaler le renouvellement en s’introduisant dans un nouveau domaine.
Le financement de films suédois de qualité était garanti par un accord dans le domai-
ne et par un institut cinématographique spécial créé en 96 qui devait soutenir la
production.
Cependant, les changements les plus radicaux ont peut-être concerné la
restructuration de l’ancienne sphère ecclésiastique. Une série de réformes politiques
concernant l’école et l’enseignement ont été effectuées au cours des années 960,
dans le but de moderniser et d’élargir les champs de l’enseignement. On tentait de
contrebalancer l’accès socialement inégal à l’enseignement supérieur. Une définition
précise des contours et une gestion plus efficace du système éducatif étaient
souhaitées. Cette politique correspondait au développement de l’administration
gouvernementale, en pleine expansion pendant la période de l’après-guerre. La
sectorisation, c’est-à-dire la création d’une niche pour plusieurs domaines politiques
plus spécialisés, était perçue comme indispensable dans la direction politique de
l’administration en développement.
Ce développement du système éducatif a soulevé, d’une manière plus ou moins
inévitable, la problématique des frontières avec les investissements culturels, où la
logique bureaucratique a fait son apparition. déjà en 960, une restructuration du
budget du ministère du Culte a été opérée afin d’obtenir une répartition plus claire
entre les différents aspects de la « culture spirituelle ». en même temps que le volume
des investissements culturels augmentait, il est devenu normal que la politique
s’exprime en termes de politique culturelle particulière qui était perçue comme plus
ou moins démarquée du système éducatif.
Les académies royales existaient depuis le xviiie siècle. Pour des raisons historiques,
l’éducation artistique, comme les activités de la bibliothèque et des musées, était


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rattachée à ces académies. elles occupaient une position d’administration semi-


publique dans le système culturel et artistique. au cours des années 960 et 970,
cette situation a changé et les académies ont perdu leur rôle dans l’administration.
L’objectif était de professionnaliser les administrations culturelles et éducatives, mais
ces mesures signifient également que les liens entre les différents systèmes ont disparu.
en 968, Olof Palme devient ministre du Culte. avant cela, il avait été ministre
de la Communication et allait l’année d’après devenir Premier ministre. Pendant sa
direction, l’ancien ministère du Culte a laissé place à un nouveau ministère de
l’Éducation. il a retiré les responsabilités des questions relatives à la radio et à la
télévision du ministère des Communications. Un département spécifique dans le
nouveau ministère a été constitué pour le domaine des médias (médias de masse)
avec certaines formes mineures de soutien aux magazines culturels. il était prévu que
la culture et les questions des médias dans l’ensemble devraient pouvoir créer une
base suffisante pour un domaine politique spécifique selon la tendance de la politique
actuelle de l’administration. Ferdinand Tönnes aurait certainement perçu la
sectorisation de l’administration suédoise ainsi que la bureaucratisation au cours de
cette période comme une expression du concept de Gesellschaft.
La laïcisation avançait. en 958, une première enquête concernant la séparation
entre l’État et l’Église suédoise a été engagée. Ses propositions ont été présentées en
968, mais ce n’est qu’en 995 que le Parlement a pu enfin adopter une résolution
concernant cette séparation.
en 965, une enquête avait été exigée pour l’examen des activités des musées.
en 968, une nouvelle série d’enquêtes a été commandée pour proposer la concep-
tion et l’alignement de la politique culturelle séparée qui était prévue. Les enquêtes
étaient achevées au début des années 970 et la politique culturelle nationale a ensuite
été lancée aux moyens de projets de loi, par étapes entre 97 et 976.
Cela signifie que la politique culturelle spécifique de la Suède a pris forme et a
été initiée au cours d’une période critique du processus de modernisation, lorsque
l’emploi dans les industries avait cessé de croître et lorsque la grande migration prenait
fin. avant d’aller plus loin dans l’analyse de la nouvelle politique culturelle, nous
avons besoin d’élargir la perspective afin d’évoquer la direction prise par le
développement de la société.

Société de services – société cognitive


Le graphique 5 tente d’illustrer le nouveau tournant pris par le développement
de la société aux environs des années 970. il s’agit des mêmes courbes que dans les
graphiques  et , mais elles sont également complétées par quelques courbes qui se
reflètent. L’une montre le nombre d’employés dans le secteur des services de
l’économie suédoise. L’autre, le pourcentage de personnes impliquées dans les deux
économies « anciennes », à savoir l’agriculture et l’industrie.
ainsi, on peut identifier un nouveau « point de basculement » dans le dévelop-
pement. On peut voir comment le secteur des services a commencé à croître déjà
dans les années 90, alors que la domination de l’industrie était toujours considérée

2
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Suède − Keith WijKander

Graphique 5 – Identique au graphique 3, complété par des courbes


qui présentent la proportion de la population active
qui au cours de la période est employée
d’une part uniquement dans le secteur des services
et d’autre part dans l’industrie et l’agriculture
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de Part de la population résidant en
l’agriculture l’industrie et de l’agriculture zones rurales
l’industrie et des services des services zones urbaines

Source : Statistics Sweden (SCb)

comme évidente. juste avant 970, la Suède quitte la société industrielle pour une
société de production de services, mesurée par l’emploi de la majorité de la popula-
tion. Comme nous allons le voir, une nouvelle conception de la culture va naître
juste pendant cette rupture. elle sera bientôt exprimée dans la politique culturelle
sectorielle individuelle.
Le contexte de la transition économique est certainement marqué par l’important
déclin de l’emploi dans l’industrie au cours des années 970. il reflète la crise
économique et industrielle que le monde occidental traversait à ce moment-là.
Lorsque la crise s’est achevée vers la fin des années 980, la vie économique et la
manière dont les Suédois subvenaient à leurs besoins avaient fondamentalement
changé. il convient d’évoquer un changement qui, à plusieurs égards, est comparable
à la phase introductive de l’industrialisation. en réalité, la situation était toutefois
moins dramatique puisque le changement sociogéographique qui accompagnait
l’industrialisation n’avait pas eu son équivalent direct dans la société de services.
au lieu de cela, comme nous avons pu le constater, l’entrée dans la société de
services signifie que les flux migratoires ont changé de caractère. La relation entre la
vie rurale et la vie urbaine se stabilise. Même la relation entre le pourcentage de la
population dans les agglomérations de différentes tailles est restée inchangée depuis
970. Mais dans le nouveau cadre démographique, il y a tout de même eu une


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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

restructuration non négligeable. en effet, les plus grandes villes, Stockholm, Göteborg
et Malmö, et leurs banlieues se sont étendues au détriment des villes et aggloméra-
tions plus périphériques. de nombreuses petites villes dans le nord de la Suède ont
tout simplement disparu alors que d’autres ont fait leur apparition à proximité des
grandes villes. de même, la population rurale dans les parties les plus éloignées du
pays a diminué en faveur d’une vie rurale plus proche des zones urbaines et donc
plus confortables.
L’évolution des zones métropolitaines s’est réellement accélérée à partir de la
seconde moitié des années 990. en effet, en 200, ,2 % de la population urbaine
se concentre dans les trois régions métropolitaines. Les grandes villes bénéficient de
l’immigration, principalement parce qu’elles proposent un marché du travail attractif
pour les jeunes diplômés. 0 % des enfants naissent dans l’une des régions
métropolitaines et le nombre de personnes de moins de 0 ans en dehors des trois
grandes régions métropolitaines est plus faible en 200 qu’en 970.
Le graphique 6 compare la croissance du secteur des services, la proportion de
personnes employées et la croissance correspondante d’une partie de la main-d’œuvre
ayant une éducation supérieure, c’est-à-dire possédant un diplôme universitaire.
Une relation sans équivoque entre les deux croissances relatives de la population
est visible. il peut être conclu que l’économie fondée sur les services se développe
principalement comme une économie basée sur l’enseignement supérieur. C’est-à-
dire que ce sont les services ayant une valeur ajoutée supérieure qui entraînent le
développement économique. Si le développement se poursuit dans la direction

Graphique 6 – La croissance du secteur des services,


en proportion du marché total de l’emploi
par rapport à la croissance de la proportion de la population
active ayant fait des études supérieures ou universitaires
%
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2008
Proportion de la population
ayant fait des études supérieures ou universitaires
employée dans le secteur des services

Source : Statistics Sweden (SCb)


Poirr-18-Suede:Poirrier-International 1/06/11 19:12 Page 435

Suède − Keith WijKander

indiquée par la courbe alors 50 % de la population active suédoise sera diplômée en


200.
en réunissant ces tendances, on peut déduire que la période entre 970 et le
milieu des années 990 semble avoir été en quelque sorte la phase d’introduction de
la société de services. C’est à ce moment-là que la grande migration de l’industrialisa-
tion a été remplacée par ce que l’on appelle en général l’urbanisation des zones rurales :
les caractéristiques qui autrefois séparaient les conditions des zones rurales de celles
des agglomérations ont tendance à s’effacer. À partir du milieu des années 990, il
semble toutefois clair que le centre de gravité de la société de services glisse vers les
diplômés des grandes régions métropolitaines ou des plus grandes villes. Ce groupe
peut être désigné comme étant le vecteur de la société cognitive urbaine ou de la
modernité tardive des années 2000. Les changements sociogéographiques de notre
époque concernent dans cette interprétation l’adhésion graduelle de la majorité au
noyau de cette société cognitive. La transition s’est déroulée depuis les années 970,
mais sa direction commence peut-être uniquement maintenant à être claire. elle pose
des conditions aux personnes qui sont à bien des égards comparables à celles qui ont
suivi les changements de la société industrielle.

La nouvelle conception de la culture des années 1970


La nouvelle politique culturelle est préparée et mise en œuvre au moment où la
société industrielle se transforme en société de services. C’est là que réside la clé de
l’interprétation de la politique. il s’avère qu’elle suit complètement le motif des
changements antérieurs dans la conception de la culture de la société. La politique
culturelle de 97 marque précisément un tel changement.
Les changements dans la conception de la culture sont associés à ce que nous
appelons « points de basculement » dans le développement de la société. autour de
970, un tel point de basculement se produit au cours de l’apparition de la société
de services. Ce qui est fondamentalement nouveau dans la politique culturelle des
années 970 est, comme nous avons pu le constater à plusieurs reprises, l’idée que
la relation entre la politique et les questions culturelles était possible ou pouvait être
gérée ou organisée dans un cadre sectoriel spécifique.
La politique de 97 est donc fondamentalement marquée par l’idée qu’il est en
effet possible de percevoir la culture comme une politique en soi, dans le sens où une
politique culturelle spécifique est désormais perçue comme étant logique, adéquate
ou rationnelle. Pour que l’idée d’une politique culturelle spécifique soit acceptable,
elle doit procéder d’une culture particulière qui peut correspondre à cette politique
particulière. nous avons tenté de montrer comment une telle conception de la culture
est apparue assez rapidement dans les années 960, et comment elle semble avoir été
considérée comme acquise et perçue comme évidente dans un bref délai.
La politique de 97 (sectorisation et politique culturelle) est ainsi loin d’être
uniquement une réforme politique ou administrative. en réalité, c’est par la
sectorisation qu’existe la nouvelle idée selon laquelle la « culture » est une chose à
part. Une « entité » qu’il n’est plus seulement possible de comprendre comme distincte

5
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

de la société ou d’une autre politique, mais qui est désormais correctement conçue
uniquement si elle est comprise ainsi.
La politique de 97 marque ainsi une nouvelle conception de la culture dans
laquelle la devise du modernisme des années 90 sur « la différence entre l’ancien
et le nouveau » est abandonnée au profit de l’idée de « culture en soi ». Le fait de
percevoir la culture en tant que domaine spécifique ou distinct de la société, capable
d’être séparé du reste de la société, peut, à bien des égards, paraître comme une idée
étrange. néanmoins, elle a gouverné la vie culturelle suédoise jusqu’à aujourd’hui.
Cela n’est possible que si la culture est perçue comme l’expression d’un besoin
culturel, ce qui ramène à la fonction politique ou thérapeutique de la conception de
la culture.
visualiser « la culture en soi » est donc intrinsèquement la même chose que de
dire que la culture est séparée de la société, ou du développement de la société. Par
conséquent, la culture a sa propre vie et elle existe pour ainsi dire dans son propre
droit. La nouvelle devise des années 970 peut ainsi être exprimée comme si « il y
avait une différence entre la culture et la société », ce qui la rend assez similaire à son
équivalent du modernisme des années 90 selon lequel « l’ancien et le nouveau
devaient être maintenus séparés ». désormais, la séparation concerne plutôt la culture
et la société.
À cet égard, la conception de la culture des années 970 rappelle le modernisme
des années 90. nous verrons bientôt qu’elle est également similaire aux années
90 pour d’autres raisons. Mais la nouvelle conception culturelle des années 970
présente également une parenté frappante avec le romantisme/romantisme national.
La conception de la culture de cette période est associée à l’apparition de l’industriali-
sation et à la grande migration en 860-870. elle était vouée à s’adapter à la phase
initiale la plus dramatique du changement. La nouvelle conception de la culture des
années 970 doit également répondre à une société où un nouveau processus de
modification important a débuté. Comme en ce qui concerne le romantisme/
romantisme national, nous devons nous attendre à ce que la conception de la culture
des années 970 exerce la fonction de signal de la continuité dans le changement.
Mais il y a une différence entre 870 et 970. La conception de la culture des
années 970 n’a pas pour objectif de répondre à la transition de la société de services
au moyen de la recette du romantisme national. au contraire, la conception de la
culture des années 970 affirme les nouveaux changements de la société et tend à les
reconnaître et les considérer comme l’expression de quelque chose de fondamentale-
ment nouveau. Toutefois, elle place la « culture » dans la position de vecteur de
continuité. Selon nous, il s’agit là de l’essence propre de la conception de la culture
des années 970. La notion de « culture en soi » est la condition essentielle de la
prochaine évolution de la figure de pensée : « même si la société change de manière
dramatique, “la culture” reste néanmoins la même ». Cette idée ne peut être que
précédée de celle selon laquelle la « culture » est quelque chose de distinct de la
« société ».
La conception de la culture des années 970 correspond ainsi à l’hypothèse de
la fonction politique ou thérapeutique de la conception de la culture. Car l’idée d’une

6
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Suède − Keith WijKander

culture inchangée dans une société changeante doit être perçue comme l’expression
du besoin de la société de créer un point stable lorsque tout change, ou presque.
Mais quelle est la raison pour laquelle la culture est « immuable » ? Par quelle
technique la conception de la culture des années 970 a-t-elle tenté de transmettre
ce message ? La technique change avec l’ancienneté de la politique. au départ, lorsque
la politique est mise en œuvre en 97, elle se réfère tout simplement à la conception
de la culture des années 90. La culture doit donc être considérée à travers la vision
artistique du modernisme avant-gardiste des années 90. La politique culturelle
affirme que la vision de l’art et de la culture qui a alors fait son apparition est entiè-
rement valide, qu’elle n’a pas changé. nous reconnaissons cette technique comme
étant aujourd’hui un élément du fonctionnement thérapeutique et politique de la
conception de la culture. elle explique que des conditions antérieures sont valables
pour la période actuelle. La conception de la culture des années 970 affirme ainsi
que la conception de la culture des années 90 est valable pour la nouvelle ère.
Cependant, la relation se complique par la suite, ce qui provient, entre autres,
de l’existence de conflits entre la conception de la culture du modernisme des années
90 et l’idée des années 970 selon laquelle il existe une politique/culture sectorisée.
Le développement de la politique culturelle après 97 peut être largement interprété
comme étant la conséquence de la façon dont ces conflits sont réglés. avant d’y
revenir, il convient d’évoquer les similarités avec le modernisme des années 90.

Les objectifs de la politique culturelle de 1974


Les travaux préparatoires et le projet de loi0 à l’origine de la politique culturelle
sont nettement caractérisés par la tension traditionnelle dans la politique culturelle
des sociaux-démocrates, entre l’orientation sociale et l’orientation artistique. Comme
avant, l’ambition était de lier ces deux préoccupations. Les investissements en faveur
de l’art étaient motivés par sa valeur sociale et son utilité. Le débat politique était
toutefois loin d’être clair. il a eu lieu principalement entre différents courants dans
la social-démocratie, soit clairement opposés les uns aux autres, soit ayant un intérêt
à montrer leur désaccord.
Cependant, sous l’influence des courants politiques radicaux des années 960, la
direction sociale a intégré un élément d’activisme politique pointant du doigt les
institutions et les expressions culturelles décrites comme étant l’art et la culture de
la bourgeoisie. Cette approche n’avait pas eu auparavant de force dans la social-
démocratie. Selon l’étude la plus importante, réalisée par le Conseil des arts, la
direction sociale avait des défenseurs puissants. elle était liée dans les propositions
d’études à des idées contemporaines sur la manière dont la vie sociale et les « activités
culturelles » devaient être organisées par les autorités.
dans le projet de loi, la politique culturelle sociale du Conseil des arts était
clairement effacée et la direction alternative, l’orientation vers les arts et les
institutions, a ainsi eu une place plus importante dans la politique mise en œuvre.

0. Projet de loi no 97 : 28.

7
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

Cependant, la politique culturelle était principalement construite selon l’idée que les
deux directions pouvaient être réunies. La politique culturelle de 97 peut être
considérée comme un compromis politique typique suédois entre différents intérêts.
L’une des nouveautés de la politique de 97 résidait dans le fait que la position
politique serait codifiée ou résumée dans les objectifs généraux à soumettre au
Parlement. il s’agissait d’une idée tirée de la nouvelle direction de l’administration
connue sous le nom de « nouvelle gestion publique » (new public management). quelle
que soit la façon dont cette idée fonctionne, en réalité elle s’adapte à la façon dont
le gouvernement souhaite que la nouvelle politique soit perçue. il est patent que
beaucoup d’efforts ont été consentis afin de formuler les objectifs culturels dans le
projet de loi.
L’objectif principal était « que la politique culturelle devait protéger la liberté
d’expression et engendrer de vraies conditions pour que cette liberté puisse être
exploitée ». Cet objectif place la politique dans la tradition des réformes démocra-
tiques du début du xxe siècle. en pratique, l’objectif répondait principalement à la
politique dans le domaine des médias : service public radiophonique et télévisuel et
nouvelle aide de l’État en faveur de la presse quotidienne. Mais l’objectif marquait
également le caractère de la politique culturelle, centrée autour de fortes valeurs
symboliques.
Un autre objectif était de faire en sorte que la politique « permette un renouveau
artistique et culturel ». il répond à la conception de la culture du modernisme des
années 90 avec sa focalisation sur la rupture artistique. Un troisième objectif était
de « garantir que la culture de l’ancien temps serait intégrée et actualisée ». On tend
la main à la tradition, mais l’attitude est détachée. L’héritage culturel avait besoin
d’être « actualisé » pour être intéressant. Même ici, il existe une référence claire au
code du modernisme des années 90, l’ancien et le nouveau étaient maintenus
séparés.
Parmi les autres objectifs, plusieurs sont caractéristiques de l’orientation sociale
culturelle. La politique allait ainsi « donner la possibilité d’une activité créative et
favoriser le contact entre les personnes ». elle allait « être conçue selon les besoins des
groupes négligés » et elle devait « contrer les effets négatifs du commercialisme sur le
domaine de la culture », une formulation qui relie le débat existant à partir de 90
sur l’impact vulgarisateur de la culture populaire. L’État devait ainsi garantir une
culture de qualité et protéger les citoyens de la « junk culture ».
La politique culturelle devait également « favoriser un échange d’expériences et
d’idées dans le domaine de la culture sur les langues et les frontières nationales ».
dans les années 970, il était encore évident que l’intérêt de la langue et des frontières
nationales devait être souligné. C’est probablement toujours le cas, malgré la vague
de mondialisation et les flux migratoires des dernières décennies.
La question du profil de la nouvelle politique était ainsi accompagnée d’un
objectif qui impliquait que la politique culturelle devait « promouvoir la décentralisa-
tion des fonctions de l’activité et des fonctions de décisions dans le domaine de la

. voir horkheimer et adorno, dialektik der aufklärung, 9.

8
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Suède − Keith WijKander

culture ». L’objectif a été atteint par l’engagement de l’État à créer une structure
institutionnelle décentralisée qui allait couvrir tout le pays à travers un soutien aux
musées, théâtres et orchestres des villes rurales. il s’agit là, en règle générale, d’une
réforme réussie. du point de vue des idées, elle avait ses racines dans le concept du
foyer pour le peuple selon lequel la ville et la campagne devaient être liées grâce à
l’aide des investissements culturels. La réforme des institutions culturelles régionales
est ainsi proche, intellectuellement, du éâtre national d’engberg, mais il s’agissait
également de copies des institutions de Stockholm, qui, dans un format réduit,
allaient se propager dans tout le pays. en revanche, la décentralisation des décisions
et le soutien financier de l’État ne fonctionnaient pas. dans les faits, c’est l’État qui
a dirigé les investissements culturels des responsables locaux des conseils généraux,
au moyen de l’attribution de subventions.
Telle que résumée à travers ces objectifs, il est frappant de voir à quel point cette
politique peut être perçue comme une expression de la culture du modernisme des
années 90 et de la politique social-démocrate de médiation avec laquelle elle allait
de pair. il ne fait aucun doute que la nouvelle politique tentait de marquer la conti-
nuité dans la relation avec la période précédente. La nouveauté dans la politique
n’était donc pas la conception de la culture, malgré les apparences. La nouveauté
résidait plutôt dans l’idée de gérer ou d’organiser les relations de la politique culturelle
au moyen d’une politique sectorielle distincte.

Le changement discret de la politique immuable


en 20, cela fait presque quarante ans que la politique culturelle de 97 a été
inaugurée. il est possible de résumer les principaux développements de la politique
pendant ces années en quelques points.
Premièrement, la politique a été caractérisée par une stabilité et une continuité
remarquables. il n’y a pas eu de changement révolutionnaire. La continuité concerne
particulièrement les objectifs qui sont restés inchangés jusqu’en 996, date à laquelle
une modification est intervenue. Puis ils ont été prudemment modifiés en 20092.
Si on juge uniquement les objectifs de la politique culturelle, alors la culture reste
immuable dans la société en mutation.
Le budget de la culture a été augmenté après 97, entre autres par des investisse-
ments dans les institutions culturelles régionales. depuis, il correspond environ à
 % du budget de l’État. aucune contribution majeure n’a été effectuée, mais il n’y
a pas non plus eu de réduction importante.
ensuite, la politique a suivi les voies administratives sur lesquelles elle s’est fondée
en 97. Toutefois, une nouvelle structure administrative, le Conseil des arts, a été
créée comme autorité administrative de la politique culturelle. en 99, le nouveau
gouvernement de centre droit a institué un ministère de la culture distinct et ainsi,
le caractère sectoriel a été matérialisé. au cours de leur mandat, les sociaux-démo-
crates ont tenté tardivement et sans enthousiasme de rattacher à nouveau l’éducation

2. Projets de loi no 996/97 :  et no 2009/0 : 

9
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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

et la politique culturelle dans un ministère commun en 200, mais un nouveau


gouvernement mené par le parti modéré a rapidement rétabli le ministère culturel
distinct en 2006.
d’une certaine façon, on peut ainsi identifier une rupture avec la continuité
dominante. L’essentiel est peut-être que l’ambition politique traditionnelle des
sociaux-démocrates, qui consiste à lier la politique orientée sur le social et la culture
de l’art, a complètement disparu de l’ordre du jour de la politique culturelle. Cette
évolution ne découle pas d’un débat politique culturel ou d’une prise de position
précise. au lieu de cela, les aspects de la politique orientés sur le social, un à un, ont
été effacés et retirés, ce qui est peut-être un effet de la sectorisation accrue.
vers 970, d’importants efforts politiques ont été consentis pour permettre aux
adultes d’achever leurs études. Un programme d’éducation pour adultes a été mis en
place dans le cadre du système scolaire général et c’est à celui-ci que l’éducation
populaire s’est rattachée. La culture politique de 97 était un compromis dans le
sens où son ambition était de concilier l’éducation populaire des adultes et la politique
culturelle.
en réalité, la culture et les questions d’éducation populaire ont été séparées et ces
dernières ont disparu de la politique culturelle de l’État. Cette évolution n’est pas
due, comme on pourrait le croire, aux initiatives des gouvernements de centre droit
(976-979, 992-99, 2006-), mais à la suite d’initiatives social-démocrates prises
en 980 et 990. il n’y a pratiquement eu aucun débat politique lorsque la
principale orientation traditionnelle de la social-démocratie a été enterrée. bien que
cela semble étrange, il semblerait que personne n’ait réellement pensé à ce qui se
passait. La « voie de la culture sociale » s’était estompée au cours des années écoulées
depuis le compromis de 97.
en 996, les objectifs de la politique culturelle ont été révisés après une étude
complète qui n’a entraîné que peu de changements politiques. La séparation entre
culture et éducation populaire a alors été confirmée par la séparation des deux
objectifs qui, en 97, reflétaient principalement l’orientation sociale (voir ci-dessus).
Toutefois cela n’implique pas un changement de cap politique, mais doit plutôt être
vu comme une adaptation formelle après le changement de fond qui a eu lieu.
L’orientation du projet de loi de politique culturelle, la première depuis 97,
concerne principalement les types d’art et la condition des artistes.
Un autre changement significatif a eu lieu. La formulation relative à
« l’actualisation de la culture de l’ancien temps » qui dans l’objectif de 97, reflétait
la distance entre le modernisme des années 90 et l’héritage culturel (« l’ancien et
le nouveau devaient être maintenus séparés »), a été modifiée par une nouvelle
formulation, plus active et plus « proche », selon laquelle « l’héritage culturel devait
être protégé et utilisé ». La question d’une approche différente de la politique cultu-
relle envers l’héritage culturel a été discutée dans l’étude5 qui a servi de base au projet

. Projets de loi no 980/8 : 27 et 990/9 : 82.


. Projet de loi no 996/97 : .
5. Orientation de la politique culturelle (SOU 995 : 8).

0
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Suède − Keith WijKander

de loi, mais les éléments de l’étude ont été adoptés comme politique du gouverne-
ment. L’État avait alors investi dans de nouveaux musées. aussi en ce qui concerne
le nouvel objectif de l’héritage culturel, il convient de mentionner le fait que l’objectif
officiel de la politique avait été adapté à un développement qui avait déjà eu lieu.
Le développement de la politique culturelle après 97 peut aisément être
interprété comme étant le résultat de conflits entre la nouvelle conception de la
politique et la politique des années 90, devenu plus clair par la suite. Le premier
point concerne la dimension sociale qui n’a tout simplement pas eu de place dans la
nouvelle politique sectorielle. elle n’a pas sa place dans une politique qui se fonde
sur l’idée de la « culture en soi ». au contraire, elle souligne un lien et des influences
dans la société environnante ou dans les autres « secteurs ». Mais la nouvelle politique
culturelle était fondée sur l’idée selon laquelle le domaine de la culture était séparé
des autres domaines et devait être géré selon d’autres mesures et outils politiques.
Le deuxième point de conflit concerne l’héritage culturel. La distinction opérée
par la culture du modernisme des années 90 entre l’art et l’héritage culturel
illustrait l’idée de la différence entre l’ancien et le nouveau. Mais la conception de la
culture des années 970 veut plutôt établir une distinction entre la culture en tant
que telle et la société en général. À cet égard, la vision de l’héritage culturel du
modernisme des années 90 ne convient plus et c’est la raison pour laquelle la
conception culturelle du modernisme tardif des années 970 est à nouveau intégrée.
L’héritage culturel est à nouveau moderne.
nous pouvons donc conclure que là où apparaissent des conflits entre la nouvelle
conception de la culture sectorisée et celle des années 90 à laquelle elle voulait se
référer, les références des années 90 étaient obligées de s’effacer. en même temps
que les références des années 90 ont été atténuées, la politique a curieusement fait
référence au romantisme national. nous allons les étudier à travers les nouveaux
musées qui sont construits après 980.
il semblerait donc que la technique par laquelle la conception de la culture des
années 970 a initialement exprimé la devise de la « culture immuable », à travers les
références au modernisme des années 90, a peu à peu été remplacée par des
références à un concept plus général dans lequel les différentes notions changeantes
sur la culture sont librement mélangées. La conception de la culture des années 970,
« la culture en soi », est que la culture demeure immuable dans une société en
mutation.

Les institutions culturelles de la société de services


notre analyse peut être confrontée à la présence de nouvelles institutions
culturelles. notre interprétation présuppose qu’une nouvelle conception de la culture
entraînera également la création de nouvelles institutions culturelles témoignant de
cette nouveauté. Ce phénomène s’est produit lorsque la conception de la culture du
romantisme/romantisme national des années 90 a fait son apparition.
il a été établi que la conception de la culture des années 970 a en réalité été
introduite en deux étapes : d’abord la nouvelle politique sectorielle de 97 qui a


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clairement marqué son lien avec le modernisme des années 90, puis un ajustement
impliquant que les influences des années 90, qui ne convenaient plus dans la
nouvelle conception de la culture, étaient effacées.
il est intéressant de noter que ces étapes correspondent parfaitement à deux séries
de création de nouvelles institutions : immédiatement après le lancement de la
politique sectorielle, de nouvelles archives nationales (968) ont été créées et
rapidement un nouveau bâtiment institutionnel pour l’institut du film (97) a été
inauguré. de grands bâtiments administratifs ont également été construits pour la
radio publique de Suède et la compagnie de télévision. il ne s’agit donc pas d’institu-
tions publiques dans le sens où elles sont destinées à accueillir le public, mais de
complexes administratifs pour la bureaucratie culturelle émergente. La nouvelle
politique et sa focalisation sur une nouvelle structure administrative propre sont ainsi
marquées par une construction institutionnelle « interne » dans cet esprit. Toute la
série de constructions est réalisée dans une architecture fonctionnaliste, avec toutefois,
pour l’institut du film, un renversement clair vers l’expression d’une nouvelle
architecture « brutale ».
Une dizaine d’années plus tard, une nouvelle série d’institutions culturelles publi-
ques d’une tout autre nature est construite. il s’agit du musée ethnographique (inau-
guré en 980) et du musée vasa à Stockholm (inauguré en 990), puis du musée de
la marine à Karlskrona en 997, du musée d’art moderne à Stockholm (998) et
pour finir le musée de la culture mondiale à Göteborg (200). jamais auparavant,
l’État n’avait autorisé la construction d’autant de musées sur une période si courte.
On peut également citer l’opéra de Göteborg qui a été construit grâce au financement
de l’État entre 989 et 99. il faut revenir à l’époque du romantisme/romantisme
national (voir graphique 2) pour trouver quelque chose de similaire. dans le graphi-
que 7 (le même que le graphique 5) sont indiquées les années d’inauguration des
nouveaux musées. On distingue la manière dont les musées accompagnent la
dominance croissante du secteur des services, ce qui rappelle fortement l’introduction
similaire de la société industrielle cent ans auparavant (voir graphique 2).
Les nouvelles institutions font référence à la fin du xixe siècle. Cela concerne
principalement l’architecture, tant du musée ethnographique que du musée vasa et
l’opéra de Göteborg, qui sont construits dans un style clairement inspiré du
romantisme avec des angles cassés et des façades en bois rouge de Falun. Les références
sont évidentes pour tout Suédois qui s’intéresse à l’architecture. en revanche, le
fonctionnalisme a complètement disparu. Les musées un peu plus récents ne
présentent pas d’éléments évidents liés au romantisme national, mais font clairement
référence au classicisme pur. ils suivent le même développement de style que
lorsqu’une vague de nouveau classicisme a succédé au romantisme national dans les
années 90-920.
Même par leur contenu on peut regrouper les nouveaux musées dans le roman-
tisme national, à travers un thème que l’on peut appeler le voyage. vers la dernière
partie du xixe siècle, comme pour les autres européens, les explorateurs suédois
effectuaient des voyages aux quatre coins du monde. Le nouveau musée ethnographi-
que puis le musée de la culture mondiale exposent désormais au public des collections

2
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Suède − Keith WijKander

Graphique 7 – Identique au graphique 5, avec l’indication des années


d’ouverture des musées entre 1980-2004
%
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1850 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2008
Part de la population employée dans le domaine de Part de la population résidant en
l’agriculture l’industrie et de l’agriculture zones rurales
l’industrie et des services des services zones urbaines

Source : Statistics Sweden (SCb)

ethnographiques de ces voyages. quelques-unes des expéditions les plus importantes


ont été organisées par la marine suédoise et on trouve ainsi une représentation de la
métaphore du voyage dans le musée de la marine.
Sans interpréter explicitement les nombreuses références des nouvelles institutions
culturelles au romantisme national, il est aisé de se référer au parallélisme entre
l’émergence de la société industrielle et celle de la société de services. Le voyage des
explorateurs est une métaphore de la transformation de la société.
Le deuxième élément caractérisant les nouveaux musées est leur nature de
sanctuaires laïques. Toutes les institutions culturelles du modernisme doivent, comme
nous l’avons vu, être mises en relation avec le processus de laïcisation ; mais dans les
institutions culturelles de la société de services, les références sont particulièrement
prononcées. il s’agit d’une part de l’architecture classique et principalement du musée
de la marine pour la référence au temple antique, et d’autre part de la dramaturgie
intérieure des musées. dans le musée de la marine on se promène dans l’axe
longitudinal du bâtiment à travers les expositions qui décrivent l’histoire de la flotte,
avant d’arriver dans la « salle des galions ». Là, on retrouve les galions du xviiie siècle,
inspirés de l’antiquité, accrochés de manière à faire penser au chœur d’une église avec
son crucifix triomphal. Le musée d’art moderne est le premier musée d’art de l’État
construit depuis un siècle et il démontre que même l’art moderne fait désormais
partie de la grande tradition culturelle. Le musée vasa est le plus puissant de tous.
il nous présente le bateau ressuscité des profondeurs de la mer comme un véritable


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POUr Une hiSTOire deS POLiTiqUeS CULTUreLLeS danS Le MOnde

objet de culte. en tout cas, le spectateur est rempli d’un sentiment de vénération
lorsqu’il pénètre dans le musée.
dans l’ensemble, cette analyse des nouveaux musées correspond assez bien à la
conception de la culture des années 970, qui traite du changement de la société,
du romantisme national et des voyages d’exploration, de la culture en soi et
immuable, des œuvres d’art et des objets tels que les objets pseudoreligieux.

La valeur intrinsèque de la culture – un nouveau changement ?


La question qu’il faut se poser est la suivante : avons-nous atteint la fin de ce
voyage qui correspond à la phase d’introduction de la société des services et à la
conception de la culture des années 970 ? quand le prochain changement aura-t-
il lieu ? Sommes-nous déjà dans la phase de transformation ?
quoi qu’il en soit, le gouvernement a mandaté en 2007 une étude d’une portée
considérable, dont l’objet est de formuler une proposition de renouvellement dans
le domaine de la politique culturelle6. Comme il paraissait difficile d’imaginer un
réel renouvellement dans le cadre strict de la politique sectorisée, l’étude a recomman-
dé, conformément à sa mission, d’élargir la perspective culturelle.
La proposition de 2009 a partagé la Suède culturellement engagée en deux camps.
Les communes et les conseils régionaux ont favorablement accueilli les propositions
inscrivant les questions culturelles dans une perspective politique plus large, la
compréhension de la conception culturelle des années 970 étant dans ce cas
relativement réduite. Toutefois, l’opposition était dominante dans les groupes où la
conception culturelle des années 970 était bien ancrée. Les acteurs professionnels
de la vie culturelle et les associations, notamment la presse spécialisée, se sont dressés
contre le projet. Même certaines branches de l’administration publique créées autour
de 97 s’y sont opposées. Les opposants à cette étude se sont rassemblés autour de
l’argument selon lequel les propositions menaçaient « la valeur intrinsèque de la
culture ».
il était entendu par là que la politique culturelle devait être poursuivie dans sa
forme sectorisée. L’argument de la « valeur intrinsèque de la culture » doit être
interprété comme une forme de renforcement du concept de la « culture en soi ».
beaucoup estimaient non seulement que les questions culturelles exigeaient une
attention et une politique particulières, mais également que la culture représentait
des valeurs supérieures à tous les intérêts. Une valeur en soi tout simplement.
La politique culturelle débutée dans le cadre de la laïcisation peut paraître avoir
atteint sa fin. La « culture » souvent décrite en termes anthropomorphiques a surgi
dans le débat consécutif à l’étude comme quelque chose que l’on pourrait qualifier
de projections pseudoreligieuses. Cette observation ne doit pas être perçue comme
ironique. Ce type de projection est presque parfois normal pour une société

6. en tant que secrétaire principal et responsable des questions pratiques pour l’analyse de l’étude et des
propositions principales, j’ai fondé cette contribution sur l’expérience du travail et de l’analyse de cette
étude.


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Suède − Keith WijKander

hautement urbanisée et laïcisée. Si la « culture » endosse le rôle de représentation


d’une forme de sécurité dans le processus de changement, elle acquiert en réalité la
place ou la fonction sociale qui, en réalité, rappelle la religiosité de la tradition à
laquelle elle s’opposait au départ.
Le gouvernement a réagi de manière très ambivalente à ce débat intense. au
départ, il a pris une distance importante par rapport à sa propre étude, avant de
mettre en œuvre les propositions, les unes après les autres. Le plus souvent, depuis
l’étude, la valeur de la continuité culturelle s’est imposée. Le nouvel objectif culturel
adopté par le Parlement en 200, fondé sur la proposition du gouvernement, est très
semblable aux précédents de 996.
À plusieurs égards, il semble que la conception de la culture des années 970 a
été poussée jusqu’à ses limites, voire plus loin encore. en tout état de cause, la
politique culturelle suédoise actuelle est caractérisée par une ambivalence frappante.
Comme si la politique hésitait entre abandonner ou rester dans la notion de « culture
en soi ». Mais lorsque la société de services entrera dans une autre phase, une autre
conception de la culture sera nécessaire. Peut-on deviner qu’elle se référera aux
relations culturelles réelles au cours de la phase d’introduction de la société de
services ?
il existe une différence entre la culture dans laquelle nous vivons et notre
conception de cette culture.

5
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Poirr-19-Suisse:Poirrier-International 1/06/11 19:12 Page 447

La culture comme politique publique :


le cas de la Suisse

Matthieu GiLLaBeRt*, Claude HaUSeR*,


omas KadeLBaCH* et Pauline MiLani**

Introduction
en 1848, au moment où l’europe des nationalités et du romantisme libéral
s’éveille en sursaut, la Suisse moderne a trouvé son gouvernement sous l’impulsion
politique des radicaux, mais cherche encore sa société, et plus encore, sa culture1.
L’affirmation et la consolidation d’une identité nationale helvétique passent en effet,
depuis l’avènement de l’État fédératif en 1848 jusqu’à l’éclatement du second conflit
mondial, par la lente et tâtonnante mise en place d’une politique culturelle qui ne
définira des contours clairs et des objectifs précis qu’à partir de la seconde moitié du
xxe siècle. avant d’aborder successivement les structures et les moyens, puis l’esprit,
et enfin les réalisations concrètes de cette politique culturelle, il convient de rappeler
brièvement dans quel contexte sociopolitique celle-ci a germé et lentement mûri
durant le siècle qui a précédé son éclosion.
L’année fondatrice de 1848 correspond également à la création des archives
fédérales suisses, destinées à légitimer historiquement le tout jeune État fédératif.
Quatre ans plus tard, la mise en place d’une École polytechnique fédérale traduit la
volonté affirmée des radicaux de soutenir l’éducation dans un esprit de progrès qui
permette la formation et la perpétuation des élites du pays. C’est avec des objectifs
semblables que sont créés le Musée national et la Bibliothèque nationale,
respectivement en 1890 et 18942. Le fait d’attendre le passage de deux générations
pour parvenir à établir de telles institutions en dit long sur le poids du fédéralisme
cantonal et les difficultés de la Confédération à s’imposer sur le plan culturel. La
culture n’est alors pas une affaire publique, dans un pays qui hésite et peine à
mobiliser ses forces pour centraliser les éléments composites qui constituent son
identité culturelle et politique. au milieu d’une europe qui voit triompher le modèle
de l’État-nation, en voie plus ou moins rapide d’unification, la Suisse apparaît tiraillée

* Université de Fribourg et ** université de Genève, Suisse.


1. Roland Ruffieux, la Politique culturelle suisse devant une échéance, Lausanne, Rencontres suisses, 1986,
p. 7.
2. Voir la thèse de Chantal Lafontant Vallotton, Entre le musée et le marché : Heinrich Angst : collectionneur,
marchand et premier directeur du Musée national suisse, Berne, P. Lang, 2007.

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entre plusieurs conceptions de la nation, conséquence logique du pluriculturalisme


qui apparaît rapidement comme un de ses fondements identitaires3.
dans le nouvel État fédéral, la culture demeure ainsi une affaire essentiellement
privée, familiale ou associative, pratiquement monopolisée par la bourgeoisie urbaine
qui en accapare les principaux centres d’expression. C’est à Bâle, Berne, Zurich et
Genève, des villes qui comprennent entre 1850 et 1900 entre 30 000 et 100 000
habitants, que se concentre l’essentiel de la vie culturelle et associative. dans le
domaine de l’histoire et des beaux-arts par exemple, l’associationnisme y connaît un
réel essor, stimulé par l’esprit autant patriotique qu’esthétique ou scientifique de ses
promoteurs, bourgeois ou aristocrates. Le premier organisme culturel officiel que
représente la Commission fédérale des beaux-arts, créée en 1888, doit surtout sa
création aux pressions de la Société suisse des beaux-arts, organisme principal du
marché de l’art dès 1860, et de la Société des peintres et sculpteurs suisses, constituée
à Genève en 1866 pour soutenir les artistes professionnels et leur assurer davantage
de présence dans les expositions itinérantes nationales. Un « art suisse » va peu à peu
émerger de ce regroupement institutionnel, prenant des traits folklorico-patriotiques
qui déplairont à une nouvelle vague de créateurs davantage sensibles aux mouvements
de l’avant-garde internationale : ils seront enclins, durant la première moitié du
xxe siècle, à se retrouver dans de petits cercles dynamiques (le Moderner Bund à
Zurich, Le Falot à Genève, le Groupe 33 à Bâle), en marge de la culture officielle et
établie. Celle-ci s’expose dans les œuvres souvent monumentales de Ferdinand
Hodler, dont les représentations belliqueuses marient une esthétique moderne à la
nostalgie d’un passé helvétique médiéval glorieux. autre thème de prédilection
d’Hodler, les cimes alpestres enneigées trouvent un public réceptif dans la bourgeoisie
urbaine helvétique, d’autant plus sensible aux valeurs immuables de la nature que
la société suisse du tournant du siècle entre dans une phase de profonde mutation4.
C’est en effet sous l’influence de deux moments de forte crise que la culture
politique suisse, entendue comme un ensemble des représentations soudant la
communauté nationale sur le plan politique5, va s’affirmer et générer le terreau
idéologique sur lequel vont pouvoir s’implanter les premiers éléments concrets d’une
politique culturelle suisse. tout d’abord, comme le reste de l’europe, la Suisse traverse
une crise de la modernité au tournant du xxe siècle. Celle-ci fera sentir ses effets les
plus marquants sur le pays au sortir du premier conflit mondial. Le modèle libéral-
radical qui s’est imposé depuis un demi-siècle, malgré les résistances d’une partie de
la Suisse au mouvement d’unification qui l’accompagne, vacille alors sous les effets
d’une modernité qui prend plusieurs visages. avec l’essor industriel et technique, la
multiplication des conflits sociaux, la poussée des nationalismes et leur corollaire

3. R. Ruffieux, la Politique culturelle suisse devant une échéance, op. cit., p. 7.


4. Pour plus de détails sur cette évolution, voir l’article de Hans Ulrich Jost, « Beaux-arts et culture poli-
tique en Suisse, 1900-1940 : du paradoxe à l’anomie », Les Annuelles, 1990, no 1, p. 97-107 ainsi que son
ouvrage Politique culturelle de la Confédération et valeurs nationales, Lausanne, Histoire et sociétés contem-
poraines, 1987.
5. Pour reprendre la définition donnée par Serge Berstein dans l’ouvrage qu’il a dirigé : les Cultures poli-
tiques en France, Paris, Le Seuil, 2003.

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Suisse − Matthieu GILLABErt, Claude HAuSEr, omas KAdELBACH et Pauline MILAnI

xénophobe qui transforment en Suisse le phénomène de l’immigration en « question


des étrangers », les fragiles équilibres sociaux, économiques et politiques sont remis
en cause6. Les élites radicales qui dominent encore le pays vont tenter de limiter les
effets de ces changements en affirmant davantage un imaginaire esthétique qui puisse
concilier tradition et modernité. Hodler et sa peinture en sont un des exemples les
plus marquants, amplement accroché aux cimaises du nouveau Musée national suisse
à l’architecture passéiste qui est fondé en 1890 à Zurich, après bien des années de
débats et de réticences7.
Les élites bourgeoises inquiètes s’efforcent de surmonter les difficultés socio-
économiques et politiques du pays en développant une esthétique nationale aux
objectifs rassembleurs. Celle-ci cherche à magnifier un passé historique glorieux, et
veut célébrer un modèle patriotique fondé sur la nature alpestre, garantie de pureté
identitaire, qui puisse intégrer des éléments de la modernité technique et économi-
que. Le programme de l’idéologie helvétiste est ainsi formulé. Pratiquement, il est
placardé sur les affiches touristiques qui vantent la découverte ferroviaire des vallées
et sommets alpins. intellectuellement, il prend forme sous la plume de plusieurs
intellectuels nationalistes qui se regroupent dès 1912 au sein d’une nouvelle Société
helvétique dont la devise latine est parlante : Pro Helvetica dignitate et securitate8.
L’homme de lettres et historien réactionnaire Gonzague de Reynold s’impose à la tête
de cet influent groupe de pression durant la Première Guerre mondiale, marquant
ainsi le retour des forces conservatrices-catholiques aux côtés de l’élite politico-
culturelle libérale-radicale, jusqu’alors exclusivement dominante. Face à la crise sociale
majeure que connaît le pays au sortir de la guerre, marquée par une grève générale
de plusieurs jours, la Suisse bourgeoise se sert les coudes. L’un des moyens de
maintenir sa cohésion idéologique et son emprise politique passe par l’affirmation
d’une politique culturelle davantage soutenue par l’État. La formule a le vent en
poupe ailleurs en europe, même s’il s’agit souvent d’un vent mauvais.
Second moment déterminant dans la mise en place des conditions de possibilité
d’une politique culturelle suisse, la crise des années 1930 et la montée des totalitaris-
mes dans les pays voisins de la Suisse accélèrent un processus de mobilisation
culturelle de la part de l’État fédéral. Conçu d’abord comme une réponse aux dangers
extérieurs qui menacent de plus en plus nettement les valeurs démocratiques suisses,
la « défense nationale spirituelle » s’institutionnalise dès 1939 dans une communauté
d’action dont la dénomination latine, une nouvelle fois, doit permettre de dépasser
les clivages linguistiques du pays. Pro Helvetia, premier véritable instrument d’une
politique culturelle suisse institutionnalisée, naît ainsi dans le contexte incertain et

6. Voir notamment la synthèse de Gérald et Silvia arlettaz, la Suisse et les étrangers : immigration et for-
mation nationale (1848-1933), Lausanne, antipodes et SHSR, 2004.
7. Pour plus de détails, voir notamment la synthèse parfois polémique de H. U. Jost, les Avant-gardes réac-
tionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse 1890-1914, Lausanne, Éd. d’en bas, 1992.
8. alain Clavien, les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle, Lausanne, Éd.
d’en bas et SHSR, 1993.

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PoUR Une HiStoiRe deS PoLitiQUeS CULtUReLLeS danS Le Monde

angoissé de l’immédiat avant-guerre9. Ses pouvoirs sont étendus et dirigés surtout à


l’intérieur du pays, parfois au détriment d’une liberté d’expression de plus en plus
surveillée. au nom de l’union sacrée du pays et de sa survie dans la nouvelle europe
dominée par les régimes dictatoriaux, les valeurs démocratiques déjà critiquées avant
guerre sont révisées à la baisse. Sans atteindre le degré de soumission absolu au régime
qui en ferait les instruments d’une propagande d’État, les moyens d’expression
culturels sont étroitement surveillés, en particulier ceux dont la modernité augmente
l’aura populaire, comme la radio et le cinéma10. La politique culturelle suisse mettra
du temps à se départir de cette ambiguïté politique fondatrice, comme elle peinera
à sortir après guerre de la conception étroite et repliée que lui confère originellement
l’idéologie de la défense nationale spirituelle. Si la compréhension de la politique
publique de la culture en Suisse dans la seconde moitié du xxe siècle nécessite la prise
en compte de cette genèse, l’analyse de son devenir passe aussi par une approche
tripartite, fonctionnelle d’abord, idéologique ensuite, pratique et sectorielle enfin.

Structures, moyens, personnes


avant de se pencher plus en détail sur les aspects idéologiques et pratiques de
cette politique culturelle, il n’est pas inutile de préciser le fonctionnement du système
helvétique marqué par deux principes qui régissent par ailleurs tous les domaines de
la vie politique suisse : le fédéralisme et la subsidiarité qui en découlent. Le
fédéralisme est le système politique qui organise la Suisse, partageant l’ensemble des
compétences étatiques entre la Confédération et les cantons11 qui la composent. La
Constitution suisse laisse aux cantons une grande autonomie ; ainsi toute compétence
qui n’est pas expressément déléguée à la Confédération reste du domaine des cantons.
C’est notamment le cas de l’éducation et de la culture qui relèvent de leur compé-
tence. de même, les communes sont relativement autonomes en ce qui concerne
l’enseignement primaire et les activités culturelles et sportives. ainsi, toute analyse
de la politique suisse doit prendre en compte ces trois niveaux : Confédération,
cantons, communes.
Malgré l’adage mythique : « La culture aux cantons, les canons à la Confédéra-
tion », celle-ci s’est toujours laissé le droit de prendre des tâches spécifiques à sa
charge, notamment lorsqu’il s’agissait de favoriser la cohésion nationale ou pour des
projets de portée générale, voire des projets dépassant les possibilités matérielles ou

9. Pour une mise en perspective générale de l’action culturelle de Pro Helvetia, voir Michael Stettler, die
kulturellen Beziehungen der Schweiz mit dem Ausland – Pro Helvetia – ihre Aufgabe im Inland und Aus-
land, Zurich, 1971 ; Stiftung Pro Helvetia (dir.), Annuaire de la fondation Pro Helvetia 1939-1964, Zurich,
orell Füssli, 1964 ainsi que Franz Kessler, die Schweizerische Kulturstiftung »Pro Helvetia«, Zurich, Schul-
thess, 1993.
10. Voir la synthèse de Gianni Haver, le Spectacle cinématographique en Suisse (1895-1945), Lausanne,
antipodes et SHSR, 2003 et l’ouvrage collectif dirigé par Markus drack, la radio et la télévision en Suisse :
histoire de la Société suisse de radiodiffusion SSr jusqu’en 1958, Baden, Hier + Jetzt Verlag für Kultur und
Geschichte, 2000.
11. Vingt-cinq cantons et demi-cantons jusqu’en 1979, puis vingt-six.

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financières des collectivités. ainsi, la Confédération intervient dans les domaines


culturel et éducatif notamment par son droit de subventionner et de légiférer. elle
gère notamment les écoles polytechniques fédérales de Zurich (depuis 1855) et de
Lausanne (1969), et des institutions culturelles, comme le Musée national à Zurich
(1891), les archives fédérales et la Bibliothèque nationale (1894) à Berne. elle s’est
aussi donné, par les arrêtés fédéraux de 1886 et 1894, des compétences en matière
de protection des monuments historiques et dans l’encouragement des arts.
Quant au principe de subsidiarité, il découle directement de cette acceptation du
fédéralisme. il part du principe que l’État fédéral ne s’occupe que des tâches qui ne
peuvent être supportées par un échelon inférieur, c’est-à-dire les cantons, les villes,
voire les institutions privées.
Ces principes de base ont considérablement influencé l’évolution de la politique
publique de la culture. Une des conséquences est notamment la faible participation,
encore à l’heure actuelle, de la Confédération à l’élaboration de la politique culturelle.
Les cantons jouent un rôle qui reste important, ainsi que les grandes villes qui mènent
des politiques culturelles indépendantes.
il a fallu attendre la Seconde Guerre mondiale, et surtout ses prémices, pour que
la politique culturelle suisse reçoive une véritable impulsion, avec le message du
Conseil fédéral du 9 décembre 1938. il s’agit alors de répondre à la montée des régi-
mes totalitaires, perçus comme une menace pour la culture suisse. Le message, qui
reste perçu encore aujourd’hui comme la Magna Charta de la politique culturelle
suisse, jette les bases d’une communauté de travail chargée de défendre et de
promouvoir la culture suisse : Pro Helvetia.
institution clé de la politique culturelle fédérale, la fondation jouit d’un statut
d’autonomie face à l’État. Celui-ci garde toutefois une position dominante en nom-
mant les vingt-cinq membres de son conseil de fondation et son ou sa président(e)12.
Mais surtout, c’est lui qui fournit à Pro Helvetia la totalité de ses moyens financiers,
ce qui lui sera amèrement rappelé en 2004 suite à l’exposition de omas Hirsch-
horn. Partant en 1939 avec une subvention d’à peine 250 000 francs, Pro Helvetia
cantonne son activité à l’intérieur du pays pendant la guerre. transformée en fonda-
tion de droit public par la loi de 1949, Pro Helvetia reçoit du même coup le double
mandat d’encourager la culture en Suisse et de la diffuser à l’étranger. Pour ce faire,
elle dispose dès 1950 d’un budget de 700 000 francs, dont la moitié est consacrée à
son activité à l’étranger. Mais très vite ce montant sera considéré comme insuffisant
et, jusqu’en 1965, lorsque la loi qui régit la fondation est modifiée, celle-ci n’aura de
cesse de demander une augmentation de son financement. Celui-ci est porté à
3 millions de francs en 1966, 4 millions en 1970, 5 millions en 1971, 8,1 millions
en 1981, 16 millions en 1986 et 28 millions en 199213. Ces montants sont modestes
en comparaison des subventions destinées au domaine scientifique ; la Suisse,

12. Heinrich Häberlin (1939-1943), Paul Lachenal (1944-1952), Jean-Rodolphe von Salis (1952-1964),
Micheal Stettler (1965-1970), Willy Spühler (1971-1977), Roland Ruffieux (1978-1985), Sigmund Wid-
mer (1986-1989), Rosemarie Simmen (1990-1997), Yvette Jaggi (1998-2005) et dès 2006 Mario annoni.
13. en 2007, la subvention fédérale se montait à 32 millions de francs.

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effectivement, distingue soutien à la culture et soutien à la science. elle a ainsi fondé


en 1952 une fondation de droit privé, le Fonds national suisse de la recherche
scientifique, qui a la charge d’encourager et de développer la recherche14. La loi de
1965 précise le mandat de Pro Helvetia :
– maintenir et préserver les caractères originaux de la culture du pays ;
– encourager la création culturelle en se basant sur la situation dans les cantons ainsi
que dans les régions linguistiques et les milieux culturels ;
– promouvoir les échanges culturels entre les régions linguistiques et les milieux
culturels du pays ;
– encourager les relations culturelles avec l’étranger.
il est à noter que ce dernier point concernant la politique étrangère en matière
de culture a toujours été une compétence fédérale et non cantonale15. Face à un
mandat si ample, la fondation a mis sur pied une politique culturelle pragmatique,
répondant aux demandes de subventions qui lui sont adressées, mais rarement en
mettant sur pied elle-même des manifestations culturelles16.
La tâche qui lui incombe est en effet relativement vaste. il n’y a pas, au niveau
de la Confédération, de ministère de la Culture. C’est le département fédéral de
l’intérieur, autorité de surveillance de Pro Helvetia, qui remplit en partie ce rôle, dont
dépendent les compétences culturelles fédérales citées plus haut. Le département
fédéral de l’intérieur subventionne aussi la participation suisse à des congrès ou
manifestations culturelles internationales à l’étranger, dont la Biennale de Venise par
exemple, mais ne soutient pas d’autre activité culturelle de manière directe. C’est, en
vertu du principe de subsidiarité, à Pro Helvetia de s’en charger.
L’État fédéral a continué à intervenir dans le champ culturel après la création de
la fondation. d’une part, comme évoqué brièvement, en politique étrangère par le
biais des représentations diplomatiques et du département politique fédéral, et d’autre
part à l’intérieur des frontières, notamment pour protéger la diversité linguistique.
en politique intérieure, la Confédération alloue, dès 1942, des budgets pour
promouvoir la culture au tessin et aux Grisons. Une des particularités de la Suisse
consiste en son plurilinguisme17 issu de la rencontre de trois grandes aires culturelles.
Le souci de conserver cette diversité rend suspecte toute démarche politique qui
tendrait à la centralisation ou étatisation de la culture. Ce qui explique notamment,

14. À titre de comparaison, le FnRS reçoit en 1952 une subvention fédérale de 2 millions de francs, por-
tée à 100 millions en 1974, et 200 millions en 1987. Sur la politique scientifique, voir antoine Fleury,
Frédéric Joye-Cagnard, les débuts de la politique de la recherche en Suisse : histoire de la création du Fonds
national suisse de la recherche scientifique, 1934-1952, Genève, Librairie droz, 2002 ; et Frédéric Joye-
Cagnard, la Construction de la politique de la science en Suisse. Enjeux scientifiques, stratégiques et politiques
(1944-1974), thèse de doctorat, Université de Genève, 2007.
15. À côté de Pro Helvetia, c’est le département politique (affaires étrangères) qui s’occupe de la diplo-
matie culturelle, avec les représentations suisses à l’étranger, et qui gère, jusqu’à la création de l’office
fédéral de la culture, les relations avec l’Unesco et le Conseil de l’europe.
16. La situation est un peu différente pour ses activités à l’étranger qui nécessitent une planification mini-
male.
17. après l’allemand, le français et l’italien, le romanche est reconnu comme quatrième langue nationale
en 1938.

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en plus de la complexité du système décisionnel suisse, que la Confédération ne reçut


que tardivement, en 2000, une base constitutionnelle pour encourager la culture.
entre-temps, elle a légiféré dans des domaines particuliers ; ainsi, la Constitution
admet dès 1958 l’encouragement du cinéma, pour lequel une loi est établie en 1963.
La même année, la protection de la nature et du paysage est inscrite elle aussi dans
la Constitution.
Bien que rejetant l’idée des accords culturels bilatéraux, la Suisse s’est intégrée
petit à petit dans le jeu de la politique culturelle multilatérale. Un premier pas est
franchi en 1949, avec l’adhésion à l’Unesco. aussitôt est créée la Commission natio-
nale suisse pour l’Unesco : organe de liaison entre l’organisation internationale, la
Confédération et les milieux culturels helvétiques, il est subventionné par l’État
fédéral. d’autre part, la Suisse a rallié le Conseil de la coopération culturelle lors de
son adhésion au Conseil de l’europe en 1962. Ces deux arènes internationales sont
le lieu de débat sur la culture et de réflexions sur les modalités d’intervention étatique,
débat qui touche rapidement la Confédération. il se traduit par une grande entreprise
d’inventaire des biens culturels suisses menée par une « Commission fédérale d’experts
pour l’étude de questions concernant la politique culturelle suisse ».
Cette commission Clottu, du nom de son président Gaston Clottu, est nommée
en 1969 et rend son rapport en 197518. Un de ses grands mérites est d’avoir invento-
rié systématiquement l’action culturelle des collectivités publiques (Confédération,
cantons et communes) et d’avoir proposé un plan d’action pour une politique
culturelle fédérale. elle a aussi établi une statistique des dépenses culturelles publiques,
particulièrement délicates à déterminer, à cause de l’éclatement des collectivités, mais
aussi parce que ces collectivités présentent leurs comptes comme elles l’entendent,
sans devoir inscrire la culture de manière spécifique19.
Ce rapport reste aujourd’hui encore inédit. Son impact, par contre, est à
relativiser. S’il a été longtemps réclamé, puis attendu, il n’a pas eu de véritable
influence sur la vie culturelle suisse. Ses auteurs réclamaient pourtant la mise sur pied
d’une politique culturelle déterminée à construire une culture vivant avec le présent
et tournée vers l’avenir. C’est notamment dans la reprise de la notion de démocratie
culturelle qu’on retrouve dans le rapport l’influence des débats au Conseil de l’europe
et à l’Unesco.
en parallèle à ces travaux, la Confédération restructure le département fédéral
de l’intérieur en créant en 1975 l’office fédéral de la culture qui doit coordonner les
activités culturelles de l’administration fédérale. alors que jusqu’alors les tâches
culturelles restaient fragmentées entre les diverses administrations fédérales, cet office
devient responsable de Pro Helvetia, des relations avec l’Unesco avec le Conseil de la

18. Éléments pour une politique culturelle en Suisse : rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’étude
de questions concernant la politique culturelle suisse, Berne, département fédéral de l’intérieur 1975.
19. il reste ardu de mettre en évidence le budget culturel de la Conférération, et nous ne nous y risque-
rons pas ici. il faudrait pouvoir distinguer les postes consacrés à l’éducation et au développement. Préci-
sons toutefois que ce budget est fort modeste même en tenant compte des subventions accordées à Pro
Hevletia, à la Commission nationale pour l’Unesco, au Bureau international d’éducation, ou les cotisa-
tions versées à l’Unesco et au Conseil de la coopération culturelle.

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PoUR Une HiStoiRe deS PoLitiQUeS CULtUReLLeS danS Le Monde

coopération culturelle, surveille la législation culturelle et coordonne les différentes


instances actives dans la promotion de la culture suisse à l’étranger.
Le rapport de la commission Clottu soulignait la nécessité d’une politique natio-
nale d’encouragement de la culture, tout en respectant le fédéralisme et la diversité.
Mais les résistances à la création de nouvelles bases juridiques restent fortes.
Une première initiative culturelle, demandant que 1 % des recettes fédérales
soient allouées à la culture, et son contre-projet plus modeste élaboré par le Conseil
fédéral sont rejetés en 1986. en 1994, le peuple refuse d’inscrire dans la Constitution
un article donnant des compétences culturelles à l’État. il faudra donc attendre la
révision constitutionnelle de 1999 pour que la Confédération reçoive enfin la base
constitutionnelle pour mener une politique culturelle. désormais, l’article 69 de la
Constitution fédérale précise que la culture est du domaine des cantons, mais que
« la Confédération peut promouvoir les activités culturelles présentant un intérêt
national et encourager l’expression artistique et musicale, en particulier par la
promotion de la formation ».

L’esprit d’une politique culturelle


Cette évolution structurelle et politique se nourrit d’une évolution parallèle, celle
de l’esprit de la politique culturelle. en parler sous-entend un double postulat. C’est
d’abord, à l’encontre d’un fédéralisme étriqué, partir du fait qu’il existe bien la
possibilité d’expliquer les concepts de politique culturelle à une échelle nationale.
Les cantons et surtout les villes sont les acteurs financiers principaux. Mais concernant
les discussions sur les fonctions de la politique culturelle, il faut faire appel à des
contextes plus vastes : nationaux et transnationaux. L’adoption de l’échelle nationale
permet de suivre ces différents questionnements car les institutions mises en place à
la veille de la guerre, notamment celle qui deviendra la fondation Pro Helvetia, sont
conçues dans leur fonctionnement pour être des carrefours, des centres de
coordination et de réflexion entre des entités plus locales. de plus, dès le début, Pro
Helvetia a été chargée du rayonnement culturel à l’étranger, une tâche privilégiée
pour s’imprégner de l’évolution des politiques culturelles hors des frontières.
Un deuxième postulat réside dans la délimitation de l’objet : en dépit du nombre
élevé des protagonistes – individuels et collectifs –, il est possible de retracer les
moments charnières de l’histoire des conceptions de la politique culturelle. Pour
suivre ces questionnements, voire ces tâtonnements, nous retiendront quatre
moments qui, depuis la guerre, voient l’émergence régulière de nouveaux acteurs,
synonyme de nouveaux débats.

Le moment officiel
« Si le peuple en question reste conscient de sa grandeur et de sa force spirituelles,
il sera également à l’abri des influences étrangères20. » Cette phrase, tirée du message

20. Feuille fédérale, 9 décembre 1938, vol. 2, cahier 50.

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du Conseil fédéral appelant l’assemblée fédérale à créer l’institution culturelle Pro


Helvetia en 1938, illustre parfaitement le double objectif assigné alors à la politique
culturelle de la Confédération : donner une ligne morale, voire esthétique, conforme
à un prétendu esprit suisse ; permettre à la culture de se défendre contre toutes les
propagandes, brunes et rouges. L’exposition nationale qui a lieu, en 1939, à Zurich,
et les festivités de Schwyz, en 1941, pour les 650 ans de la naissance de la Confédéra-
tion, ont été conçues selon les canons de cette ligne esthético-politique : patriotisme
alpestre, militarisme, repli sur soi. Le conseiller fédéral Philip etter et l’intellectuel
fribourgeois Gonzague de Reynold, tous les deux de la mouvance catholique conser-
vatrice, sont les principaux architectes de cette défense nationale spirituelle21.
Plusieurs corporations culturelles, comme la Société des écrivains suisses, intègrent
pleinement le concept : par idéal patriotique mais aussi par pragmatisme, espérant
tirer avantage de ce protectionnisme culturel. Le cinéma, nouveau médium menaçant
et outil par excellence des puissances totalitaires, n’est pas négligé puisque les autorités
fédérales créent en 1938 la Chambre suisse du cinéma : la modernité permettra
désormais aussi de véhiculer les valeurs authentiquement suisses.
après la défaite française de juin 1940, ce courant de défense spirituelle va
connaître son heure de gloire. Les périls extérieurs affaiblissent provisoirement
certains contradicteurs du monde culturel et permettent de concrétiser une politique
qui vise à maintenir haut le moral de la population en suivant le mot d’ordre du
général Guisan : « Le moral de l’armée dépend du moral du peuple22. » C’est ainsi
que Pro Helvetia doit reverser une part de son actif à des organismes militaires
d’instruction civique comme « armée et foyer ».
La politique culturelle est reconfigurée après que les menaces extérieures se font
moins pressantes. Le repli culturel laisse place à une lente ouverture, diplomatique
et intellectuelle, vers le monde occidental : l’adhésion de la Suisse à l’Unesco en 1949,
le début des Rencontres internationales de Genève en 1945 ou la fondation, en 1950,
du Centre européen de la culture par denis de Rougemont. Pro Helvetia reçoit après
guerre un nouveau cahier des charges qui abandonne l’instruction civique mais
maintient la sauvegarde du patrimoine et d’une culture helvétique consensuelle. dans
son activité à l’étranger, la fondation aura soin de soutenir des ambassadeurs culturels
fidèles au label d’une Suisse neutre et accueillante, avec l’objectif essentiel de contrer
les fréquentes accusations étrangères de profit et d’égoïsme.

Le moment des créateurs


Mais les critiques de l’attitude suisse – et de cette culture officielle – s’élèvent
aussi en deçà des frontières. Une nouvelle génération de créateurs, dont la jeunesse
s’est forgée durant la guerre, revendique sa part de la politique culturelle. Car la Suisse
fut aussi le lieu discret mais frémissant d’une culture alternative, une marge au contact

21. H. U. Jost, « Reflet culturel de la politique suisse des années 40 », dans nos monuments d’art et d’his-
toire, 1984, no 42/3.
22. andré Lasserre, la Suisse des années sombres : courants d’opinions pendant la Seconde Guerre mondiale,
Lausanne, Payot, 1989.

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des cultures limitrophes en guerre : le Schauspielhaus de Zurich connaît un rayon-


nement grâce à des exilés du troisième Reich et au théâtre de Brecht ; l’activité
éditoriale en Suisse romande connaît un bouillonnement culturel, notamment autour
des Cahiers du rhône, entre des intellectuels suisses et ceux de la Résistance23.
Plusieurs courants se mobilisent alors pour desserrer une culture politique jugée
trop axée sur la préservation du patrimoine et pas assez sur le soutien aux nouveaux
créateurs. depuis 1952, l’historien Jean Rodolphe de Salis est à la tête de Pro Helvetia.
Proche des arcanes fédérales, il trouve les appuis nécessaires et donne l’impulsion à
la fondation pour qu’elle quitte le cocon de la défense spirituelle et se mette au service
de questions culturelles plus contemporaines : nouveaux moyens de diffusion,
démocratisation et engagement de la culture24. des artistes et animateurs culturels,
formulant une nouvelle critique sociale, parviennent, malgré un climat anticom-
muniste marqué et les persistances de la défense spirituelle, à conquérir une légitimité
dans la production culturelle : Freddy Buache dirige dès 1951 la Cinémathèque suisse
qu’il a contribué à créer un an plus tôt à Lausanne, Max Frisch et Friedrich dürren-
matt font des percées mondiales sur la scène théâtrale. Cette « régénération cultu-
relle », selon les mots du journaliste Franck Jotterand25, trouve ses relais dans la presse,
comme la Gazette littéraire de Lausanne, et dans les milieux politiques : en 1965, les
tâches de Pro Helvetia sont protégées par une loi fédérale ; en 1969, après huit ans
de travaux en commission, la Confédération décide de soutenir le cinéma de fiction
considéré encore parfois comme une « menace pour la moralité publique26 ».
ainsi une culture plus contestataire, toujours en peine à trouver des lieux de
légitimation – le festival de Locarno fait figure d’exception –, parvient à rencontrer
un public plus jeune. Pour autant, comme le montre l’exposition nationale de 1964
ou la scission de la Société des écrivains, un couvercle officiel continue de peser sur
la production culturelle : la foi et les doutes scindent le milieu en de multiples
fractures27. La culture de masse, que certains suivent pour son renouvellement du
public et ses nouveaux supports artistiques, est combattue par d’autres, comme la
conservatrice nouvelle Société helvétique, qui appelle à un renforcement spirituel.
La Suisse, cultivée par les uns comme un espace homogène, quintessence des cultures
européennes, est vilipendée par d’autres pour son repli sur soi et son satisfecit.

Le moment des animateurs


durant les décennies suivantes, la politique culturelle capte des créateurs, critiques
envers la société helvétique, comme l’artiste Jean tinguely, le réalisateur alain tanner
ou l’écrivain Hugo Loetscher qui devient un véritable ambassadeur culturel à

23. alain Clavien, Hervé Gullotti et Pierre Marti, « La province n’est plus la province », les relations cultu-
relles franco-suisses à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale (1935-1950), Lausanne, antipodes, 2003.
24. Jean Rodolphe de Salis, « Perte ou métamorphose de la culture ? », dans La culture est-elle en péril ?,
neuchâtel, La Baconnière, 1955.
25. Franck Jotterand, « La politique culturelle », dans erich Gruner, la Suisse depuis 1945. Études d’his-
toire contemporaine, Berne, Francke, 1971.
26. alain tanner, Ciné-mélanges, Paris, Le Seuil, 2007, p. 24.
27. Les Suisses dans le miroir. Les expositions nationales suisses, Lausanne, Payot, 1991.

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Suisse − Matthieu GILLABErt, Claude HAuSEr, omas KAdELBACH et Pauline MILAnI

l’étranger. Ceci développe un besoin de rapprochement entre ces artistes et un public


parfois profane. ajouté au développement des loisirs, ce besoin concourt à organiser
l’« éducation permanente ». depuis 1965, celle-ci est partiellement subventionnée
par Pro Helvetia et « représente désormais une tâche nationale d’envergure28 ». elle
doit notamment rapprocher les populations périphériques d’un art moins populaire.
Le « bus d’animation culturelle » par exemple, aménagé par Pro Helvetia en 1985,
doit permettre aux professionnels de rencontrer ce nouveau public pour connaître
ses attentes et son identité. Cette notion qui refait surface est alors moins mesurée à
l’aune du patriotisme que selon des facteurs sociaux et régionaux.
Les discussions dans l’enceinte de l’Unesco (Mexico, 1980) ont des répercussions
sur l’élargissement du concept de culture : celle-ci recouvre les moyens d’expression
d’une société dans son ensemble et permet le libre développement de l’individu. La
Commission nationale de l’Unesco relaie ces débats en précisant le rôle des anima-
teurs culturels : ils doivent favoriser l’expression et la rencontre des individus au sein
des communautés29. on oppose alors au concept de « démocratisation culturelle »
celui de « démocratie culturelle » où le citoyen est dépositaire de sa propre culture,
s’affranchissant d’une culture élitaire. Les ciné-clubs par exemple, où les projections
sont suivies de débats, doivent permettre à chacun de partager et de définir ses propres
besoins culturels. L’animateur se professionnalise alors partiellement et devient un
nouvel acteur de la politique culturelle.

Le moment des communicateurs


en septembre 1986 sont soumis au peuple une initiative populaire et un contre-
projet du Conseil fédéral qui visent à augmenter la participation financière de la
Confédération à la culture. opposés sur la question de la centralisation et des
montants à allouer, les deux scrutins s’accordent sur un concept large de la culture ;
ils sont refusés tous les deux. Si ce double échec désavoue partiellement le milieu, il
met en lumière la nécessité pour les acteurs d’améliorer la communication sur leurs
activités. d’autant plus que les médias s’emparent plus vivement des questions
culturelles. en 1985, le journal L’Hebdo lance une récolte de signatures pour
l’ouverture d’un centre culturel à Paris ; en 2004, la polémique enfle rapidement au
sujet d’une exposition de l’artiste omas Hirschhorn, soutenu par Pro Helvetia et
dont les œuvres critiques visent directement le conseiller fédéral d’extrême droite
Christoph Blocher. Le parlement, en réponse, réduit le budget de la fondation.
on attend donc des instances culturelles une visibilité accrue et le renforcement
d’une image consensuelle. La décision de l’office fédéral de la culture, en 2008,
d’organiser une remise du prix du cinéma suisse lors d’une soirée gala retransmise en
direct sur les trois chaînes nationales procède de cette évolution. Mais la
communication, à l’heure de la globalisation, est aussi synonyme de mise en réseaux.

28. Rapport d’activité de Pro Helvetia, année 1974.


29. Animation culturelle et éducation permanente : rapport du séminaire international de l’unesco, Suisse-
France, Berne, 1976.

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Les institutions culturelles deviennent des carrefours d’informations et des plates-


formes de rencontre entre artistes, publics et professionnels.
Reste la nature du bien culturel qui interroge ce début de siècle dans ses rapports
avec l’économie et une société moins homogène. La Confédération défend la
complémentarité : la culture apporte respectivement à l’État la pluralité démocratique
et à l’économie une « rentabilité indirecte30 ». il semble actuellement que la politique
culturelle dépend plus de sa capacité à rentabiliser qu’à fournir aux citoyens des outils
de compréhension de leur démocratie et du monde.

Encourager la culture : formes et pratiques


Pour terminer cet aperçu global de la politique culturelle suisse, il convient de
tenir compte des rapports entre l’État et les créateurs, qui, eux aussi, reflètent certaines
particularités nationales. en effet, si le fédéralisme, la sauvegarde des entités linguis-
tiques du pays et la défense de l’autonomie locale conduisent à une répartition
naturelle des tâches de la politique culturelle selon la logique de la subsidiarité, les
mêmes principes sont à l’origine, dans le domaine de la création artistique, d’un
système d’encouragement complexe et peu coordonné sur le plan national. Comparti-
mentée à l’extrême par les autonomies communales et cantonales, la Suisse ne dispose
en effet pas d’une politique nationale d’encouragement de la culture, et les efforts de
concertation entre les différentes collectivités publiques n’ont pas abouti, jusqu’à
l’heure actuelle, à la définition d’objectifs communs. alors que la Confédération
encourage la création par le biais de Pro Helvetia et de l’office fédéral de la culture,
le rôle principal d’organisateurs de la vie culturelle incombe aux communes et aux
cantons qui, en 1990, assument environ 90 % des dépenses globales au titre de la
culture31. Leur degré d’engagement n’est toutefois pas identique, ce qui provoque
d’importantes disparités entre les régions économiquement fortes et les régions moins
prospères. de plus, la concentration des institutions culturelles et des moyens de
diffusion entraîne la polarisation de la vie culturelle et artistique autour des grands
centres urbains de Zurich, Berne, Bâle, Lausanne et Genève, qui attirent la majorité
des créateurs. de manière générale peu orientée vers la création, la politique culturelle
des collectivités publiques suisses est avant tout une politique de conservation et de
diffusion de biens culturels. en 1975, le rapport de la commission Clottu révèle que
le montant des subsides, bourses, commandes ou achats d’œuvres dont les créateurs
bénéficient directement représente moins de 5 % du total des budgets culturels.
Comparées aux bourses du Fonds national de la recherche scientifique allouées aux
jeunes chercheurs, la plupart des subventions, des commandes et des prix font l’effet
de primes d’encouragement32.

30. allocution du conseiller fédéral Pascal Couchepin au forum « Culture et économie », Lausanne, 27 jan-
vier 2005.
31. du pain et des jeux – l’encouragement culturel : un nouveau dialogue entre pouvoirs publics, entreprises et
mécènes, Rüschlikon, Gottlieb duttweiler-institut, 1993, s.p.
32. Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 348.

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Suisse − Matthieu GILLABErt, Claude HAuSEr, omas KAdELBACH et Pauline MILAnI

Promue par les milieux artistiques, une initiative populaire visant à renforcer les
mesures d’encouragement de la culture ainsi qu’à élargir les compétences de la Confé-
dération en matière culturelle est refusée en 1986 lors d’un référendum. Soumise au
parlement en 2007, la première loi fédérale sur l’encouragement de la culture confère
à la Confédération la tâche de soutenir les activités culturelles dont l’intérêt dépasse
le cadre régional. Cependant, la compétence d’encourager la création d’œuvres artisti-
ques est attribuée aux cantons, aux communes et au secteur privé, une intervention
subsidiaire de la Confédération n’étant jugée ni nécessaire, ni souhaitable dans ce
domaine33. disposant en général d’un champ d’action plus vaste que les collectivités
publiques et d’une politique d’allocation indépendante de considérations régionales
ou locales, les fondations culturelles du secteur privé compensent en partie les déficits
du mécénat public. en effet, elles disposent de moyens financiers nettement supé-
rieurs aux budgets culturels de nombreuses collectivités publiques et de la fondation
Pro Helvetia. on estime que les fondations privées ont consacré au début des années
1990 environ soixante millions de francs par an aux activités culturelles, alors que,
sous l’effet de la crise économique, les collectivités publiques ont réduit durant la
même période de manière draconienne leurs dépenses culturelles34.
découlant directement du fédéralisme, du principe de subsidiarité et de la multi-
plicité des acteurs institutionnels, les particularités du système suisse d’encouragement
de la création résident dans l’inégalité avec laquelle se répartit l’aide publique entre
les divers domaines culturels, ainsi que dans le subventionnement indirect de la
production artistique par le biais de la fondation Pro Helvetia et des associations
faîtières. en raison des insuffisances de la politique d’encouragement de la culture et
de l’étroitesse des débouchés sur le plan national, la plupart des créateurs sont obligés
de se consacrer à un second métier.
dans le domaine littéraire, la Confédération encourage la création à travers la
fondation Pro Helvetia qui, dès 1951, alloue des bourses d’écriture aux auteurs suisses
et facilite, pour renforcer les échanges à l’intérieur du pays, la traduction dans les
différentes langues nationales d’œuvres jugées représentatives. de plus, la fondation
finance dans une large mesure les activités de la Société suisse des écrivains qui, fondée
en 1912, regroupe la plupart des auteurs suisses, dont elle défend les intérêts
professionnels et sociaux. en 1970, l’opposition entre une littérature satisfaite du
statut politico-social du pays et une littérature plus engagée conduit à la scission de
la Société suisse des écrivains et à la constitution du groupe d’olten financé, lui aussi,
par Pro Helvetia. Soucieuses d’améliorer la situation matérielle des auteurs, les deux
associations d’écrivains manquent de moyens pour servir d’instruments à une
politique efficace d’aide à la création littéraire. La plupart des villes suisses encoura-
gent la création littéraire au moyen de bourses ou de prix, alors que les cantons qui
affectent spécifiquement une partie de leur budget culturel aux lettres sont peu
nombreux. Sur le plan national, aucune norme commune d’attribution des subsides

33. Message du Conseil fédéral relatif à la loi fédérale sur l’encouragement de la culture, 8 juin 2007.
34. du pain et des jeux, op. cit., s.p.

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PoUR Une HiStoiRe deS PoLitiQUeS CULtUReLLeS danS Le Monde

et des prix ne peut être définie, les bourses étant accordées par les différentes
collectivités publiques selon des critères très variés35.
Les subventions publiques destinées au théâtre proviennent presque exclusivement
des villes, alors que la contribution des cantons et de la Confédération reste marginale
dans ce domaine. Les grands théâtres municipaux des villes de Suisse allemande, qui
disposent d’une tradition théâtrale forte et autonome, sont les principaux bénéficiaires
des crédits publics. Financé dans une large mesure par la ville de Zurich, le Schauspiel-
haus connaît un rayonnement qui dépasse les frontières nationales. éâtre de prédi-
lection des intellectuels réfugiés dans les années 1930 et 1940, il arrive à consolider
sa réputation internationale après la Seconde Guerre mondiale grâce aux pièces de
Max Frisch et de Friedrich dürrenmatt. en Suisse romande, les troupes permanentes
ont plus de peine à prendre pied, la scène théâtrale ayant été longtemps dominée par
Paris qui y exportait ses spectacles. dès le milieu des années 1960, cette région
connaît la naissance de nombreuses troupes libres de théâtre expérimental, dont
certaines bénéficient de subsides ponctuels de la fondation Pro Helvetia. dans la
démocratie suisse, où le référendum tient une place importante, la question des
subventions destinées au théâtre a une dimension politique, les scènes municipales
étant obligées de présenter un programme qui convient aux habitants des aggloméra-
tions urbaines36.
À l’instar de la littérature, le soutien à la vie musicale se caractérise en Suisse par
la multiplicité des acteurs. Sur le plan national, l’association suisse des musiciens
accorde des bourses aux compositeurs et organise et subventionne l’exécution
d’œuvres musicales suisses. Pour encourager la création musicale, la fondation Pro
Helvetia commande des partitions aux principaux compositeurs suisses et facilite ainsi
la composition de plusieurs œuvres symphoniques importantes telles que la
Symphonie liturgique d’arthur Honegger37. dans le domaine de l’interprétation, le
mécénat public va de soi, les orchestres municipaux ne pouvant pas se maintenir sans
d’importantes subventions publiques. Les dépenses des cantons et des communes en
faveur des orchestres symphoniques des villes sont relativement élevées et représentent
le plus souvent plus de la moitié du budget destiné à la vie musicale. en 1970, 55 %
du crédit musical de la ville de Genève sont consacrés à l’orchestre de la Suisse
romande38. Voués exclusivement au théâtre lyrique, l’opéra de Zurich ainsi que le
Grand éâtre de Genève sont, eux aussi, financés dans une large mesure par les
municipalités. L’importance des subventions des villes soulève le problème de la
solidarité culturelle régionale et de la participation financière des communes

35. Annuaire de la fondation Pro Helvetia, op. cit., p. 60-79 et p. 132. Pro Helvetia, Kulturpolitik in der
Schweiz. Förderung der Kultur durch Kantone und Gemeinden, Zurich, Schweizer Spiegel Verlag, 1954,
p. 37-56. Voir aussi Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 25 sq.
36. Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 43-88. Voir également l’ouvrage d’anne-
Catherine Sutermeister, Sous les pavés la scène : l’émergence du théâtre indépendant en Suisse romande à la
fin des années 60, Lausanne, Éd. d’en bas, 2000.
37. Annuaire de la fondation Pro Helvetia, op. cit., p. 132.
38. Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 99.

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Suisse − Matthieu GILLABErt, Claude HAuSEr, omas KAdELBACH et Pauline MILAnI

suburbaines. Redoutant une diminution des entrées, les institutions subventionnées


ont tendance à négliger la musique contemporaine39.
Jusqu’à l’entrée en vigueur de la législation fédérale sur le cinéma (1963), les
beaux-arts et les arts décoratifs représentent le seul domaine de la création dans lequel
la Confédération intervient directement par l’organe de commissions spécialisées.
dotée de crédits annuels, la Commission fédérale des beaux-arts accorde des bourses
aux jeunes artistes, commande des œuvres et organise des expositions nationales. elle
est également responsable de la participation de la Suisse aux biennales internatio-
nales. Les cantons et les communes accordent, eux aussi, des bourses aux jeunes
artistes, et mettent à leur disposition, dans certains cas, des ateliers spécifiques destinés
à la création40. Par leur politique d’acquisitions et de commandes, les collectivités
publiques contribuent à la production artistique et modèlent l’image publique de
l’art suisse. alors que, dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, les courants modernistes tels le surréalisme et l’art abstrait sont exclus de
la conception officielle de l’art, l’après-guerre est déterminé par la percée de l’avant-
garde vers son acceptation publique. La construction d’édifices scolaires et d’établisse-
ments de formation joue un rôle particulièrement important pour la reconnaissance
de la sculpture et de la plastique moderne. La densité des musées et des espaces
consacrés à l’art, dont certains font des efforts importants en faveur des créateurs
indigènes, facilite, elle aussi, la diffusion de la production d’avant-garde41.
en raison de son coût trop élevé par rapport aux moyens dont disposent les petites
collectivités publiques, les cantons et les villes ne montrent en général qu’un faible
intérêt pour la production cinématographique. au nom du principe de subsidiarité,
la législation fédérale donne à la Confédération depuis 1963 les moyens financiers
pour promouvoir le film suisse, tombé dans le provincialisme et la médiocrité durant
les années 1950. dans le cadre des mesures générales d’encouragement de la produc-
tion cinématographique, la loi prévoit des subventions pour des films de valeur, des
contributions aux frais d’exploitation des studios et une aide aux entreprises de
production. en outre, l’aide de la Confédération permet de soutenir les activités
relatives à la culture cinématographique telles que le festival de Locarno, les journées
cinématographiques de Soleure et la cinémathèque suisse. Révisée en 1969, la législa-
tion fédérale facilite l’essor d’un nouveau cinéma suisse réalisé par une génération de
créateurs qui, sous l’influence de la nouvelle vague française et du néoréalisme italien,
se sentent appelés à produire des films exprimant leurs conceptions critiques en
matière sociale, politique et culturelle. Les crédits mis à disposition par la Confédéra-
tion étant très modestes, les réalisateurs sont en général dépendants de la participation
de l’industrie cinématographique, de la télévision ou d’investisseurs étrangers. La
petitesse du marché suisse ainsi que son morcellement culturel constituent des
obstacles majeurs pour une production nationale qui, en raison de l’insuffisance des

39. Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 82.
40. Ibid., p. 123 et 130 sq.
41. Hans a. Lüthy, l’Art en Suisse 1890-1980, Lausanne, Payot 1983, p. 61-97. Sybille omlin, l’Art en
Suisse au xIxe et au xxe siècle : la création et son contexte, Zurich, Pro Helvetia, 2004, p. 124 sq.

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budgets et des problèmes de diffusion, a le plus souvent de la peine à rivaliser avec


l’industrie cinématographique internationale42.

Conclusion
Ce survol des différents domaines de la création met en évidence que l’encoura-
gement de la culture participe, en Suisse, et des qualités et des défauts du fédéralisme.
Si la décentralisation du système politique permet au mécénat public de rester proche
des bénéficiaires du soutien officiel, elle est aussi à l’origine d’un manque de coordi-
nation des multiples acteurs institutionnels et de fortes disparités entre les régions.
Les carences du système se manifestent en premier lieu dans les activités culturelles
dont l’intérêt dépasse le cadre régional, ainsi que dans les échanges avec l’étranger43.
Sur ce dernier point, on relèvera la prudence extrême manifestée par les instances
officielles chargées de la politique culturelle helvétique dans leur ouverture au monde
et aux échanges culturels internationaux. Ceux-ci ne prendront leur véritable essor
qu’à partir du milieu des années 1960, au moment où les anciens cadres de la défense
nationale spirituelle se délitent, dans un contexte plus général de remise en cause des
valeurs établies, et sous l’influence d’une nouvelle génération de créateurs insatisfaits
du peu d’autonomie et du manque de moyens culturels qui leur sont octroyés44.
Certains médiateurs culturels en charge des institutions, tels que le président de Pro
Helvetia Jean-Rodolphe de Salis, son collaborateur Luc Boissonnas ou encore le
remuant journaliste Frank Jotterand sauront rapidement percevoir, voire anticiper
l’importance de ces changements. ils plaideront vigoureusement pour plus de
confiance en soi et d’ouverture culturelle de la Suisse vers l’extérieur, y compris au-
delà du rideau de fer et en direction des pays en voie de développement, grâce
notamment à davantage de coopération avec le secteur émergent de la coopération
technique45. ayant su s’imposer, non sans difficulté face aux résistances des défen-
seurs du repli sur soi, l’apertura al mundo helvétique bénéficiera dans le dernier quart
du xxe siècle de plus de moyens, notamment à travers la création de centres culturels
suisses permanents implantés hors de ses frontières.
À l’intérieur du pays, l’État fédéral affronte actuellement des défis comparables
à ceux de ses voisins en matière de politique culturelle. Ses structures fédéralistes et
la permanence du principe de subsidiarité, comme l’idée communément admise par
les politiques d’une indispensable liberté de l’art et des créateurs culturels, protègent
généralement ces derniers du risque toujours présent de dérive d’une culture d’État
imposant ses choix et ses vues. dans des cas extrêmes, comme lors de l’affaire
Hirschhorn en 2004, on a pu craindre à un retour d’une politique culturelle plus

42. Martin Schaub, le nouveau cinéma suisse, 1963-1974, Zurich, Pro Helvetia, 1975, p. 52 sq. Voir aussi
Éléments pour une politique culturelle en Suisse, op. cit., p. 149-176.
43. Voir du pain et des jeux, op. cit.
44. Pour une vision de l’intérieur de cette évolution, voir l’article de F. Jotterand, « La politique cultu-
relle », art. cité, p. 280-306.
45. Ce contexte est évoqué de manière générale par Claude altermatt, la Politique étrangère de la Suisse
pendant la guerre froide, Lausanne, PPUR, 2003.

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castratrice que stimulante, idéologie du « politiquement correct oblige ». Mais le


temps de la défense nationale spirituelle est bien révolu, et la création culturelle,
plus autonome et disposant de solides appuis ou contre-pouvoirs, ne risque plus guère
d’être instrumentalisée au service d’objectifs purement politiques.
Plus délicate apparaît la question de la commercialisation de ce que l’on dénom-
me de plus en plus les « marchés culturels ». en Suisse comme ailleurs, on assiste à
un mouvement qui pousse le champ culturel à devenir un sous-ensemble du plus
vaste secteur de l’économie de marché et du secteur des services, avec un risque clair
de dépendance, voire de soumission. A priori, l’évolution peut être intéressante,
puisqu’elle consacre la création culturelle comme un secteur dynamique et productif
de la société suisse contemporaine, ainsi que le révèlent par exemple les études qui
ont été faites à Zurich, où près de 10 % de la population active était occupée au
tournant du millénaire dans le domaine artistique ou culturel46. Une évolution qui
a poussé les autorités zurichoises à inscrire dans la Constitution cantonale un article
affirmant la volonté publique de créer des conditions-cadres favorables à l’innovation
culturelle47. au revers de la médaille, cette « tertiarisation » de la culture, considérée
comme un service parmi d’autres, peut générer, dans un esprit libéral dominant,
l’adoption d’une politique publique qui ne soutienne plus que la demande des
« consommateurs », évaluée par l’intermédiaire de sondages pouvant porter à
contestation48. L’offre des institutions culturelles existantes serait alors menacée, et
au niveau des forums internationaux traitant de la culture, la position suisse a
récemment plutôt été de défendre activement la nécessité de maintenir les biens
culturels hors des accords généraux sur le commerce des services (aGCS). très attentif
aux débats touchant à la libéralisation des marchés culturels intérieurs, l’office fédéral
de la culture s’est montré généralement opposé, au sein de l’Unesco, à un tel processus
qui réduirait la création culturelle et artistique au rang d’un simple service parmi
d’autres49.
La préservation de la diversité culturelle est à ce prix. de par son histoire comme
au regard de ses fondements identitaires, la Suisse se trouve en bonne position pour
relever le défi de son maintien.

46. Yvette Jaggi, « Zurich, puissance innovante », dans domaine public, 14 octobre 2005.
47. À ce sujet, voir l’étude détaillée de Jean-Yves Pidoux, olivier Möschler et olivier Guye, la Politique
extérieure dans le domaine culturel : étude et évaluation de l’action conduite par les villes, Berne, nFP 42 Syn-
thesis − 31 avril 2000.
48. o. Moeschler, « Forum : culture et politique en Suisse, l’offre et la demande », dans domaine public,
18 février 2005.
49. Y. Jaggi, « aGCS, culture, Unesco : une convention comme antidote », dans domaine public, 22 avril
2005. Une mise en perspective historique de ces enjeux est fournie par l’ouvrage de Walter Schöni, unesco.
Krise der westlichen Hegemonie. Staatliche Kulturkonzeptionen und die politische rolle der Schweiz, Frank-
furt am Main-new York, 1988.

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POSTFACE

Les politiques culturelles. Modèles et évolutions

Pierre-Michel Menger*

Les politiques culturelles de nombreux pays démocratiques ont aujourd’hui


quelque cinquante ans d’âge, et s’inscrivent dans l’histoire de la construction de l’État-
providence. Depuis un demi-siècle, les politiques culturelles se sont développées dans
les démocraties européennes de manière assez similaire. Le chemin parcouru à peu
près partout depuis qu’ont été énoncés les objectifs fondateurs nous fait passer d’une
culture démocratisable à une culture socialement et économiquement soutenable.
L’exercice de comparaison révèle des différences plus visibles dans la mise en œuvre,
selon le choix de centralisation, de décentralisation ou d’organisation fédérale de
l’action publique et selon que celle-ci est confiée à une autorité politique et adminis-
trative décisionnaire, comme en France, ou à des organisations publiques non
gouvernementales indépendantes, suivant le principe de l’arm’s length initialement
adopté en grande-Bretagne, et repris aussi bien en Irlande qu’aux États-Unis, sous
des formes différentes. Mais la lecture comparative et évolutionniste ne doit pas
masquer que l’inertie de l’action publique est plus forte que ne le laissent supposer
les changements de paradigme.

Le modèle initial : excellence des arts,


vertus de leur démocratisation
Au moment où la culture fut inscrite sur l’agenda des État-providence, dans les
années 1950, les États allouèrent d’abord des moyens budgétaires pour systématiser
et pour amplifier des actions jusque-là sporadiques et sectorielles qui concernaient
généralement les musées et les grands établissements des arts du spectacle. Une
doctrine simple et ferme constitua le socle de l’action publique : préserver et
développer l’offre de culture, égaliser les chances d’accès des citoyens à cette offre.
La politique d’offre culturelle fut établie dans un périmètre restreint. La définition
de la culture était homogène, identifiée à la culture savante, à ses hiérarchies, à ses
classements, et à ses principes de renouvellement et de décantation sélective. La
culture symbolisait une identité nationale, mais prétendait aussi incarner des valeurs
universelles. L’excellence de cette production du passé a été consacrée par l’expertise

* ehess-cnrs, Paris, France.

5
Poirr-20-Menger-Postface:Poirrier-International 1/06/11 19:13 Page 466

PoUr Une hIstoIre Des PoLItIqUes cULtUreLLes DAns Le MonDe

savante et ratifiée par la mise en musée et en répertoire. L’attribution de valeur à ces


œuvres n’est plus, au milieu du xxe siècle, dérivée de canons esthétiques aisément
définissables et légitimables, elle résulte d’une histoire mouvementée d’évaluations.
Les œuvres admirées et consacrées sont issues de périodes historiques dans lesquelles
l’originalité et la nouveauté esthétique ont été définies très diversement, et dans
lesquelles l’organisation de la vie artistique a été dominée successivement par les
corporations, le mécénat royal, aristocratique ou religieux, et, depuis le début du
xIxe siècle, par le marché. La compétition pour l’attribution d’une valeur aux œuvres
et pour la reconnaissance publique de leurs auteurs opère toujours selon la même
trajectoire : l’incertitude sur la qualité et l’originalité encourage la variété de la
production et la coexistence d’artistes infiniment différents. La hiérarchisation et les
classements impitoyablement sélectifs résultent d’une multitude d’appréciations et
de décisions argumentées différemment, controversées, révisables et affectées de
mouvements de réévaluation ou de dévaluation. Au moment de l’expansion des
politiques culturelles publiques dans les années 1950, les œuvres placées sur les
différents étages du palmarès patrimonial devaient en quelque sorte être purgées des
caractéristiques contextuelles de leur financement (souvent assuré par les élites
sociales) et de leur sélection (par principe impossible à garantir parfaitement) pour
pouvoir être assimilées à des biens publics unanimement admirables.
Le débat sur l’universalité admirable de la culture savante avait fait rage dans les
années 1930, dans les rangs des forces les plus hostiles à la démocratie bourgeoise et
au capitalisme de marché, mais avait été tranché. Face aux critiques qui voulaient
faire voler en éclats l’argument de la position d’autonomie ou de relative autonomie
de la sphère artistique dans le champ social, le principe de l’universalité des valeurs
artistiques jugées les plus admirables avait triomphé. c’est ce même débat qui avait
conduit à récuser la valeur artistique et culturelle des produits de l’industrie culturelle,
puisque leur production était assimilée à la manufacture étroitement commerciale
d’opiacés aliénants. La sphère de l’action culturelle publique fut donc définie par
opposition à la sphère des industries culturelles et de la culture de divertissement,
dominée par les lois du marché. Pourtant, l’histoire des arts montrait aussi que l’inno-
vation artistique avait été portée par le marché contre l’institution académique et sa
tutelle étatique, dans les arts plastiques. La littérature et le cinéma évoluaient dans la
sphère marchande, et selon les lois d’une économie où l’innovation avait ses niches.
Dans les pays démocratiques, après guerre, et, plus tard, dans les pays qui, tels la
grèce, l’espagne et le Portugal, reconquièrent la démocratie dans les années 1970,
ou après l’effondrement du communisme, dans l’europe de l’est, l’invention de la
politique culturelle telle que nous la connaissons aujourd’hui supposait ainsi que fût
développée une conception anti-institutionnelle du soutien à la création artistique.
cette conception s’est frayé un chemin dans chacun des modèles d’action publique.
Dans celui qui procède par délégation à des organismes indépendants selon le prin-
cipe de l’arm’s length, ce sont la composition et les procédures de délibération des
conseils d’experts décideurs qui avaient la charge d’établir un principe de représenta-
tion de la diversité des milieux artistiques dans l’enceinte de l’action publique. Dans
le modèle de l’exercice direct de la responsabilité politique, avec ou sans avis de


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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

commissions d’experts, c’est dans la contestabilité des choix que s’est exprimée la
critique anti-institutionnelle.
en europe du nord, l’objectif ne faisait pas de doute : la stratification sociale des
goûts et des préférences, qui crée des inégalités profondes entre les classes sociales,
peut être comprimée. Les gains de niveau de vie et la diffusion de l’éducation dans
la société agissent du côté de la demande, et rendent prévisible le futur de la
consommation : une fois les besoins primaires couverts (nourriture, logement,
transports, santé), les budgets s’orientent plus que proportionnellement vers les
besoins secondaires ou supérieurs – loisirs et culture, mobilité spatiale, soins person-
nels, services domestiques. La grande mécanique de l’État-providence promeut la
culture au rang des droits fondamentaux et des dimensions essentielles de l’épanouis-
sement individuel et collectif, au même titre que l’instruction, la santé et la protection
sociale. en France ou en grande-Bretagne, la philosophie était plutôt celle de l’effet
d’entraînement de la dissémination territoriale de l’offre sur la demande, selon le
principe du choc esthétique et de la conversion aux bienfaits de la culture savante.
Les ambitions qui furent placées dans ce scénario de la force d’entraînement de
l’offre ont été récusées au fur et à mesure que l’action publique se déployait. Les
sociologues et les militants culturels, en France et en Angleterre notamment, ont mis
en évidence la profondeur des inégalités de consommation culturelle et ont jeté le
soupçon sur les vertus de la politique d’offre. Il existe aussi de réelles différences entre
les pays. ces différences tiennent notamment à l’importance des traditions d’éduca-
tion populaire qui contribuent à façonner la conception de la transmission culturelle
(en europe du nord), ou tiennent à l’importance des pratiques amateurs et de
l’éducation artistique, qui distingue la conception britannique ou allemande de
l’action culturelle de celle qui a prévalu en France, où le ministère développa son
action en rompant avec l’amateurisme et les réseaux associatifs d’éducation populaire.
La politique d’offre a eu son efficacité, mais sur un périmètre social beaucoup plus
limité que celui de son universalisme de principe et de son volontarisme irréaliste.

Décentralisation et décentrement
La politique d’offre impliqua les collectivités locales, en europe du nord et dans
les pays à structure fédérale, plus tôt et plus vigoureusement qu’en europe du sud.
Mais la prise en compte de la dimension d’équilibre territorial, perceptible aussi au
canada et au Japon, ébranla progressivement la philosophie universaliste et hiérarchi-
que de l’action publique. L’implication des acteurs locaux retentit sur la conception
de la culture à soutenir.
Le modèle universaliste et hiérarchique se proposait d’étendre à l’ensemble d’un
pays la relation entre l’offre et la demande culturelle qui a cours dans les grandes
métropoles urbaines. Mais les enquêtes sur les inégalités de consommation culturelle
ont révélé ce qu’avait d’illusoire ce schéma diffusionniste de la décentralisation. D’une
part, ces métropoles, et tout particulièrement les capitales des pays traditionnellement
centralisés, concentrent la majorité des artistes et des professionnels des mondes de
l’art, des organisations culturelles les plus coûteuses et les plus comptables du prestige

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national de l’excellence culturelle : la concentration produit une germination


culturelle caractéristique des phénomènes décrits par ce qu’on appelle une économie
d’agglomération. D’autre part, dans la population du cœur des grandes métropoles,
les catégories sociales supérieures sont surreprésentées : ce sont ces catégories qui
fournissent les gros bataillons de la fréquentation, ceux dont la consommation est à
la fois importante et tournée vers la création contemporaine. cette demande a une
importance plus que proportionnelle à son poids démographique1.
L’État-providence et son administration culturelle étaient assurément bien armés
pour persuader les collectivités locales de se doter d’un catalogue rationnel
d’équipements culturels. Dans cette conception de la décentralisation, la spécificité
de l’action locale peut se réduire à la vitesse plus ou moins élevée de la constitution
d’une offre cohérente : là encore, dans une logique de programmation simple, il est
supposé que le catalogue des équipements et des initiatives artistiques est modulaire
et décomposable en fonction des variantes locales, mais que sa composition est telle
que la vie culturelle ne sera complètement épanouie localement que si le catalogue
est partout suffisamment étoffé. Ainsi conçue, la dissémination spatiale de l’offre
culturelle était vouée à décevoir l’ambition égalitaire de l’État-providence.
L’action publique s’orienta vers une diversité croissante d’objectifs. La décentrali-
sation des politiques culturelles, dans les années 190, fit apparaître trois défis : la
répartition des compétences aux différentes échelles de l’action publique, l’élargisse-
ment de la conception de la culture que prennent en charge les autorités locales qui
ont une identité culturelle à faire valoir selon une définition plus anthropologique,
la diversification des tactiques d’activation de la demande par une politique de
médiation et d’animation culturelles.
Les controverses qui en résultèrent tenaient aux conflits de légitimité entre les
divers niveaux de gouvernance et à l’inégalité de compétence entre la bureaucratie
centrale et les administrations locales. Dans les pays à forte tradition administrative
centralisatrice (e.g. France, Italie, Finlande), les mécanismes complexes de cofinance-
ment et de codécision sont plutôt à l’avantage du segment central et des profession-
nels universalistes. Mais les limites rencontrées par la politique d’offre conduisent
aussi à élaborer une panoplie d’interventions volontaristes : une politique socio-
culturelle d’animation et de médiation commence à différencier les objectifs de
démocratisation, à catégoriser les destinataires prioritaires de l’action publique et à
relier expérimentalement la politique culturelle à la politique éducative et à la politi-
que urbaine. s’ouvre ainsi progressivement la brèche du relativisme culturel : au
classement hiérarchique des arts légitimement candidats au soutien public et à la trop
lente acculturation des préférences individuelles au contact des œuvres rendues plus
accessibles, les militants d’un contre-modèle de politique culturelle opposent une

1. selon l’argument de « l’économie d’agglomération », la quantité et la variété des productions sont supé-
rieures là où la concentration des acteurs facilite les interactions, les échanges d’information et d’idées et
la mobilisation des ressources humaines et financières requises par la production par projet. L’argument
revient en force aujourd’hui, au moment où l’art et la culture sont désignés comme des contributeurs
majeurs de l’économie de l’innovation et de la créativité.


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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

réévaluation des cultures populaires, ou, plus radicalement encore, une assimilation
de l’action culturelle à une entreprise de mobilisation politique, dont les supports
sont les pratiques associatives et dont la forme d’expression privilégiée demeure le
théâtre. Les entreprises militantes et politiques qui entendent transformer la culture
en force de désaliénation doivent récuser l’admiration exclusive pour les beaux-arts
et leurs chefs-d’œuvre, dont le culte vide de sens toute culture non savante, mais
doivent récuser aussi le spontanéisme désordonné des expérimentations sans lende-
main. L’une des formules magiques au milieu des années 1970 sera l’appel à la
créativité du public, et à la jonction de la création et de l’animation.
qu’en est-il en europe du nord ? L’ironie de l’histoire de la politique culturelle
dans les social-démocraties apparaît : le soutien aux arts doit être compris et soutenu
comme autre chose que comme un projet de mise à disposition des joyaux des
sociétés inégalitaires, aristocratiques puis bourgeoises, si l’accès à la culture a les
mêmes vertus individuelles et collectives que l’accès à l’éducation. Mais une fois
adoptée une conception pluraliste de la culture, le piège d’un égalitarisme par défaut
s’ouvre : l’égale dignité des arts, des cultures et des pratiques individuelles ne pourrait
constituer un progrès social décisif que dans une société dans laquelle la connaissance,
la pratique et la production de la culture savante n’auraient plus aucun rendement
social distinctif. en réalité, la structure des budgets demeura invariablement moins
pluraliste que la rhétorique des programmes et des changements de paradigme.
Dans un tout autre modèle d’organisation de l’action publique, celui de l’arm’s
length britannique, les conflits d’objectifs ont pourtant été identiques. L’Arts Council,
dès sa création et sous l’autorité de Keynes, avait affirmé la valeur civilisatrice des arts,
fait du soutien public à l’excellence artistique son objectif prioritaire, et considéré les
régions comme des terrains d’application du modèle, tout en privilégiant la concentra-
tion des moyens sur les institutions d’excellence culturelle à Londres. Mais dans les
années 190, un vaste mouvement de régionalisation prend son essor. L’engagement
dans la politique culturelle devient l’objet de conflits déclarés. D’un côté, les moyens
de l’Arts Council sont triplés entre 19 et 1970 ; de l’autre, un réseau de douze
regional Arts Associations est créé et celles-ci s’engagent principalement à soutenir les
arts appliqués, l’animation socioculturelle et l’activité des associations d’amateurs. La
conciliation des deux missions – soutien à l’offre d’excellence, facilitation de l’accès
aux arts – devait être rendue plus aisée par l’augmentation des moyens budgétaires.
Mais c’est la divergence d’objectifs qui tend à s’installer dans la politique culturelle,
et c’est le secteur du théâtre qui en est l’incarnation. Les grandes institutions théâtrales
captent certes la majorité des ressources, dans la continuité d’une politique d’excel-
lence, mais le financement d’un nombre croissant de compagnies de théâtre commu-
nautaires, alternatives, militantes, illustre l’un des effets de la dissémination territoriale
de la culture et de l’implication d’une population d’acteurs et de décideurs locaux
(élus, associations, artistes) dont les objectifs ne sont pas ceux de la démocratisation
unanimiste et consensuelle. rapidement, la question est posée de savoir si, au plus
près du terrain, l’action publique top down ne doit pas se transmuer en une politique
bottom up. La critique relativiste de la culture exige que soit agrandi le cercle des
expressions artistiques et des communautés professionnelles éligibles aux soutiens

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publics. Mais elle introduit aussi la politisation de l’expression artistique, qui est
considérée comme le moyen de faire advenir une démocratie culturelle.

L’ouverture des frontières : la politique culturelle,


le marché, l’économie, la fin des monopoles
en se développant, l’action publique est prise en tenailles. D’un côté, sa dyna-
mique est celle de la différenciation des actions : soutien plus direct à la modernité
artistique, programmes plus systématiques d’aide à la création et à l’innovation la
plus expérimentale, et effort accru de préservation et de rénovation du patrimoine
artistique et culturel – la création de nouveaux musées est la principale signature de
toute politique culturelle qui veut afficher de grandes ambitions. De l’autre côté, la
conception plurielle de la culture commence à s’inscrire dans la différenciation
territoriale de l’action publique. Les deux objectifs, pourtant divergents, sont en
réalité superposés. car en matière de politique culturelle, il existe peu de cas de pure
et simple substitution d’un programme d’action et d’engagement budgétaire à un
autre, dans le catalogue des principales priorités. La logique fondamentale est additive
plutôt que substitutive. enfin, quand la crise économique ouverte au milieu des
années 1970 par le premier choc pétrolier a contraint le modèle de l’État-providence
à s’adapter à un contexte de faible croissance économique, la culture n’est plus seule-
ment tenue pour le territoire d’exception des valeurs civilisatrices, non marchandes
et anti-utilitaristes. L’objectif de démocratie culturelle a ouvert la brèche de la
déhiérarchisation des arts. et celle-ci entrait en résonance avec le spectaculaire
développement des industries culturelles partout en europe.
Les années 190, en europe et en Amérique du nord, sont celles de la diversité
des choix de financement public et de la démultiplication des doctrines de l’action
culturelle publique. Les collectivités locales et régionales deviennent des acteurs clés.
Aux États-Unis, le financement public en direction de la culture opère principalement
via la déductibilité fiscale des contributions « charitables » des personnes privées et
des entreprises. Une décentralisation des choix à grande échelle opère, avec sa triple
caractéristique : la multiplicité des centres de décision, jusqu’au tax payer individuel,
la diversité croissante des structures associatives, communautaires et institutionnelles
de non profit (fondations, organisations, projets, universités) gestionnaires et/ou
bénéficiaires des aides, la pluralité des cultures soutenues horizontalement, même si
l’absence d’une conception tutélaire de la culture ne fait pas obstacle à une hiérarchie
marquée des domaines soutenus. quant à l’action étatique, elle est d’abord le fait
des State Arts Councils, alors que l’État fédéral, qui avait affirmé l’importance politique
et symbolique de l’action culturelle publique dans les années 190 et 1970, se
désengage depuis l’administration reagan. en europe, les gouvernements centraux
se placent souvent en retrait. Le développement de l’État-providence culturel en
europe du nord connaît un coup d’arrêt, provoqué par la forte croissance des
dépenses sociales en période d’accélération du chômage. en grande-Bretagne, le
budget (en valeur déflatée) de l’Arts Council ne progresse que de 0, % dans les années
190, alors que les villes doublent leurs dépenses culturelles. L’utilité de la culture

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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

change de visage. La valorisation économique et industrielle de la production


culturelle, son impact sur le développement local et sur la régénération urbaine, le
développement du mécénat d’entreprise, la diversification des ressources à laquelle
sont incitées les organisations culturelles via le principe du matching funding, tels
sont les vecteurs de la conversion idéologique à laquelle le gouvernement conservateur
de Margaret atcher procède pour réviser la philosophie keynésienne de l’Arts
Council. quand l’État-providence est remis en question, et que l’action publique
opère à moyens constants, la philosophie devient celle des contrats de performance,
des injonctions à la diversification des ressources et à la réduction des coûts dans les
établissements culturels, et celle de la mise en concurrence des établissements selon
le critère de l’excellence.
en France, le rapprochement entre la politique culturelle et l’action économique
a le profil inverse, il est offensif. Il opère dans un contexte budgétaire inverse, celui
créé par le doublement du budget du ministère de la culture voulu et obtenu par
Jack Lang en 191-192 : une situation unique dans l’europe des années 190 !
cette abondance budgétaire permet de renforcer le caractère additif et non pas
substitutif de l’action publique : le cap des interventions croissantes en faveur de la
culture savante et du patrimoine est maintenu, au point de provoquer, dans les années
réputées d’élan décentralisateur, une reconcentration des dépenses du ministère de
la culture sur Paris et sa région, à la faveur d’une politique sans précédent de grands
travaux architecturaux et patrimoniaux. Mais dans le même temps, c’est dans la
politique culturelle française que sont tirées les plus fortes conclusions des critiques
relativistes venues des cultural studies anglaises et des critiques apparues partout en
europe, à la fin des années 190, contre la culture bourgeoise et ses relais dans l’action
publique. Le procès des industries culturelles et de la dénaturation de l’activité
créatrice par son exploitation marchande avait fait partie des leitmotive de la critique
marxiste du capitalisme. or les industries culturelles ont, depuis la fin des années
1950, suscité de multiples innovations musicales (notamment les courants du rock
et de la pop), une effervescente contre-culture adolescente, et des supports d’identifi-
cation avec les valeurs du libéralisme culturel, critique, hédoniste et contestataire, en
opposition avec ce qui était dénoncé comme la culture bourgeoise transmise quasi
héréditairement. et dans les arts plastiques, les avant-gardes cherchaient les ferments
de l’innovation bien ailleurs que dans les seules expériences formelles héritées de
l’abstraction. elles se livraient, par exemple, à une critique ironique des produits de
la culture de masse ou du marché de l’art, qui pouvait entretenir avec son objet
suffisamment de proximité pour mettre en valeur ce qui était pourtant dénoncé.
Le périmètre d’intervention du ministère de la culture s’élargit ainsi à ce qui était
au dehors et à l’opposé de son domaine initial : la production des industries cultu-
relles, le déploiement des formes artistiques dont le marché de grande consommation
assure le succès et le rythme d’innovation. L’action publique, accusée d’échouer sur
le terrain de la démocratisation, prend acte des transformations de son contexte. elle
ne procède pas à des réorientations massives de financements vers les univers de
production culturelle organisés selon les principes de la compétition marchande. elle
agit sur ce terrain de manière symbolique, mais aussi et surtout à travers la réglemen-

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tation du secteur et la régulation de la concurrence. L’exemple, qui vaut aussi pour


toute l’europe, est celui du destin politique et économique du secteur audiovisuel.
Le monopole public de télévision prend fin, dans les différents pays, à des dates qui
s’échelonnent sur près d’une trentaine d’années. L’Italie a, la première, autorisé la
création de chaînes privées en 197, avant la grande-Bretagne, et, dans la décennie
suivante, nombre de pays européens suivent le mouvement, mais le maintien d’un
secteur public dominant demeure une pierre angulaire de l’action publique en europe
du nord, en Autriche, en Irlande ou en suisse, bien plus longtemps que dans les
autres pays. La très forte croissance de l’offre qui s’ensuit a des conséquences consi-
dérables sur les comportements de consommation et de loisir. Dans toutes les
statistiques nationales, la part occupée par la télévision dans les temps de loisir et
dans les dépenses de consommation de loisir des ménages ne cesse de progresser
jusqu’au début des années 2000, avant de commencer à être concurrencée par
l’industrie des réseaux numériques. Il demeure impressionnant d’observer combien
l’intensité de la consommation télévisuelle est corrélée négativement à la pratique
des sorties culturelles.
Dans ce secteur, l’action publique s’est montrée efficace quand elle a développé
un appareillage de régulation, de contractualisation et de contrôle par des autorités
indépendantes, qui a encadré l’expansion de l’industrie audiovisuelle. Le but a été
de maintenir ou de promouvoir la diversité des expressions politiques, religieuses,
culturelles, linguistiques, de rendre l’audiovisuel économiquement solidaire du
cinéma dont il exploitait la production et le patrimoine, et de fixer des quotas
protecteurs de la production nationale, dans une compétition dominée par l’industrie
américaine.
La justification économique des politiques culturelles a par ailleurs substitué aux
constats désabusés sur les limites de l’action de démocratisation une argumentation
volontariste. L’invocation des bienfaits économiques et sociaux de la culture consacrait
l’évolution qui pouvait être observée depuis les années 1970 dans le comportement
des régions et des villes : les politiques culturelles locales n’étaient plus légitimées de
la même manière que les politiques nationales. c’est bien sur le terrain local que la
politique culturelle prend ouvertement les couleurs d’une politique sociale, d’une
politique urbaine, d’une politique de développement économique, d’une politique
éducative. Le discours sur la portée économique de l’investissement dans le secteur
culturel a les plus fortes résonances là où les collectivités territoriales s’engagent le
plus massivement. et de ce point de vue, France et grande-Bretagne ne s’opposent
pas. L’impact de l’action culturelle sur le développement économique des villes, les
bassins d’emploi, sur l’industrie touristique assimile progressivement la dépense
publique à un investissement susceptible d’évaluation. c’est en effet dans les années
190 que sont développés les premiers outils d’évaluation des politiques culturelles.
À l’autre extrémité de la territorialisation de l’action culturelle publique apparaît
le motif de la défense et de la promotion des industries culturelles nationales dans la
compétition commerciale internationale. c’est la troisième dimension économique
des politiques culturelles. Ici, ce qui est d’abord apparu comme le pur produit du
protectionnisme français dans sa lutte contre l’hégémonie de l’industrie cinémato-

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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

graphique américaine a fourni le socle d’un nouveau répertoire de légitimation de


l’action publique, celui de la diversité culturelle et d’une écologie du développement
culturel soutenable. L’une des dimensions de la justification économique de l’action
publique de soutien et de régulation devient alors évidente : c’est la reconnaissance
des enjeux internationaux majeurs de l’intervention publique dans le secteur culturel
et c’est la bataille pour la relégitimation de l’action des organismes internationaux
tels que l’Unesco.
ce déplacement de l’argumentation concernant le pouvoir et les enjeux écono-
miques de la culture doit beaucoup au rôle joué par le cinéma dans le reclassement
symbolique des industries culturelles. Le cas du cinéma met en évidence une fonction
nouvelle et qui n’a cessé de se révéler plus décisive depuis les années 190, celle de
la fonction régulatrice de l’intervention publique sur les marchés industriels de la
culture (la musique et le livre, et la production audiovisuelle nationale seront ainsi
défendus en France). cette fonction régulatrice consistait à réaffirmer d’une manière
originale la vocation nationale d’une politique culturelle sur le terrain le plus immergé
dans la compétition internationale, celui des industries culturelles, comme l’ont
montré les prises de position françaises dans les négociations du gAtt (et le fameux
discours de Jack Lang à Mexico en 192). Au lieu d’apparaître comme une formule
de protectionnisme hors d’âge, la régulation publique, soutenue notamment par la
France et le canada au sein des organisations internationales, pouvait légitimement
invoquer les besoins d’équilibre dans la diversité des cultures, dans une conjoncture
d’accroissement considérable des échanges et de libéralisation du secteur industriel
devenu dominant, celui des programmes audiovisuels.

Politique culturelle, politique industrielle,


société de la connaissance :
des industries culturelles aux creative industries
Au fil des remodelages de la justification sociale et économique de l’action
culturelle publique, c’est la définition même de la culture qui se transforme. nous
sommes habitués à la distinction entre une définition restreinte de la culture, centrée
d’abord sur les arts savants puis incorporant l’ensemble des arts savants et des formes
populaires des arts savants (en musique, en littérature, en danse, etc.), et une
définition anthropologique, relativiste, qui peut être reliée à la longue tradition de
la conception expressive de la culture. ces deux conceptions s’opposent moins qu’elles
ne se complètent, à la manière d’un foyer et de son halo. en revanche, l’incorporation
des industries culturelles dans la sphère des politiques publiques opère un bond d’une
autre nature, celui d’une révision idéologique plus profonde, après tous les procès
intentés aux industries culturelles et au ravalement de l’art à l’état de marchandise.
Les pays nordiques, très attachés à une philosophie de démarchandisation poussée
des biens publics, n’ont pas mis le même empressement à élargir leur politique
culturelle jusqu’aux industries culturelles, que ceux qui affirmèrent soit la position
régulatrice de l’intervention publique dans la sphère culturelle marchande soit une
philosophie libérale d’encouragement au développement du marché culturel.

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La situation évolua rapidement quand une autre bannière fut hissée, en europe
comme en Amérique du nord, celle des creative industries. Le mouvement vint
d’Australie et de l’initiative du gouvernement travailliste de Paul Keating en faveur
d’une creative nation, au début des années 1990. La politique culturelle reconfigurée
avait deux objectifs : œuvrer à la reconnaissance complète du multiculturalisme, et
promouvoir les industries créatives, en se rapprochant de la politique industrielle des
technologies de l’information et de la communication. Les politiques culturelles de
la plupart des pays d’europe se sont converties à cette requalification d’une partie
ou même, comme au royaume-Uni, de la totalité de leur domaine d’intervention.
en europe, la doctrine fut mise au point et en œuvre par le gouvernement de tony
Blair, à partir de 1997. composer une politique culturelle, depuis les années 190,
passe notamment par la redéfinition de son champ. celle mise en œuvre au
royaume-Uni distingue deux domaines d’intervention : le patrimoine (heritage),
d’une part, et les creative industries, qui comprennent l’architecture, la musique, les
arts du spectacle, l’édition, le marché de l’art et des antiquités, la musique, les métiers
d’art, la télévision et la radio, le film et la vidéo, la publicité, le design, la mode, les
jeux vidéo, les logiciels et les services informatiques, d’autre part. L’argument est
simple. Dans sa définition habituelle, la culture soutenue par l’intervention publique
se matérialise par des œuvres, des services, des spectacles, des pratiques qui, toutes,
procurent de l’utilité au citoyen consommateur : dans cette conception, la culture
est un bien final, et sa consommation devrait être aussi équilibrée que possible,
géographiquement et socialement, pour que des satisfactions individuelles soient
assorties de bénéfices collectifs. Dans sa requalification par sa forte teneur en
créativité, la culture devient le secteur où sont recherchées et mises en œuvre des
qualités qui sont également une ressource pour l’économie tout entière. c’est la raison
pour laquelle sont associées aux arts des activités qui relèvent d’une définition
utilitariste et fonctionnelle, mais qui doivent être exercées avec suffisamment
d’invention pour ajouter un coefficient profitable d’originalité et d’innovation. Les
cas du design industriel, de la publicité, de la mode, des logiciels et des services
informatiques, qui sont explicitement incorporés dans le périmètre de l’action
culturelle publique en grande-Bretagne, en sont l’illustration. La politique culturelle
devient ainsi une politique « industrielle ». L’État est là pour l’y aider. cette nouvelle
identité sectorielle de l’action publique a été reprise au Danemark et en suède, aux
Pays-Bas, dans les Länder allemands, en Lituanie, en Pologne.
La requalification de la sphère culturelle en secteur des « industries créatives »
opère à la jonction de trois évolutions. D’une part, la politique culturelle devient
celle de sociétés dont le modèle de croissance repose sur l’innovation technologique
et sur l’élévation du capital scientifique et intellectuel du pays. Mais c’est une
production culturelle qui, comme le fait valoir le modèle anglo-saxon, doit faire la
preuve de sa viabilité sur le marché, en disposant d’un environnement de soutien
public indispensable à la croissance de ses entreprises, à la formation de ses personnels,
à la protection de ses sources de financement et notamment des revenus issus de
l’exercice consolidé du droit de la propriété intellectuelle.

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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

D’autre part, c’est un modèle qui immerge la politique culturelle dans l’ensemble
des politiques économiques et sociales, au plan national et international. La gestion
publique des arts et de la culture ne doit plus être cette evidence-free zone dans laquelle
le maniement de la mesure et l’objectivation statistique constitueraient un
arraisonnement du sacré par le chiffre, de la singularité créatrice par la loi du nombre
et de la finalité sans fin par l’outillage utilitariste des comptabilités publiques rénovées.
Il est significatif que l’un des principaux résultats de l’action en faveur des creative
industries soit la multiplication des opérations de rénovation de quartiers urbains et
de reconversion de sites industriels dans les grandes métropoles européennes et
américaines. Les exemples abondent : Boston, Montréal, helsinki, Amsterdam,
Manchester, Lille, Marseille, Lodz, Barcelone, Dublin, Londres, Milan. De même,
pour les villes de taille moyenne, l’émergence de creative clusters fournit une réponse
possible à la concurrence des grandes métropoles pour attirer les artistes et les
entreprises culturelles. cette dynamique spatiale de concentration dans les métropoles
ou dans les districts urbains fournit un répertoire de justification en faveur de l’action
culturelle que les collectivités locales associent désormais complètement à la gestion
économique de leurs cités, et à l’écologie sociale de celles-ci. La politique des creative
industries, en prenant les traits d’une politique industrielle, prétend créer les dispositifs
d’une régulation efficace, pour écarter les risques de capture par les clientèles
culturelles électoralement les plus bruyantes et les plus menaçantes.
Vient enfin la question de l’emploi dans le secteur culturel. L’un des arguments
de la creative industries policy est la consécration des valeurs clés associées à la créati-
vité : flexibilité et adaptabilité du comportement individuel, goût du risque, capacité
de réaction face à l’imprévu, aptitude à la pensée divergente et intuitive, valorisation
de la diversité dans les équipes. ces caractéristiques font apparaître les ressorts d’une
économie de variété et de différenciation illimitée de la production de biens et de
services artistiques et culturels. Leurs effets sur la situation d’activité des creative
workers constituent un défi pour les politiques sociales de l’État-providence, car la
combinaison de la flexibilité fonctionnelle de l’organisation par projet et du risque
individualisé de sous-emploi est poussée à l’extrême, et sursollicite les mécanismes
de protection sociale. Dans les pays convertis à l’action en faveur des creative
industries, l’adoption de dispositifs spécifiques de protection est inégalement avancée.
Le Danemark, champion de la flexicurité, n’accorde pas aux artistes une position
dérogatoire, pour des motifs d’équité intersectorielle. Les Pays-Bas ont expérimenté
un salariat artistique de longue durée pour les créateurs, mais ont dû réviser
considérablement à la baisse les ambitions du dispositif pour éviter la surchauffe
budgétaire. en Allemagne et au royaume-Uni, certains mécanismes dérogatoires, de
portée limitée, ont été créés récemment. Mais dans aucun pays, la particularité ou
l’exceptionnalité de l’emploi culturel n’a été traitée aussi favorablement qu’en France,
sans du reste que le coût en incombe à l’acteur public. La France avait inventé la
formule d’imbrication entre l’emploi et le chômage pour les intermittents du
spectacle, dans les années 190, et a créé un régime spécifique de sécurité sociale
pour les auteurs dans les années 1970. sa politique de soutien public de l’offre dans
les arts du spectacle a si bien pris appui sur ce mécanisme de flexicurité artistique

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PoUr Une hIstoIre Des PoLItIqUes cULtUreLLes DAns Le MonDe

que la croissance de l’emploi est devenue paradoxale : le travail demandé et rémunéré


par les employeurs des spectacles, de l’audiovisuel et du cinéma a augmenté sans
arrêt, mais le chômage indemnisé a progressé plus rapidement encore, à rebours de
toutes les situations habituellement observées sur les marchés du travail.

Dynamique et inertie des politiques culturelles


La comparaison des modèles d’organisation et de philosophie de l’action cultu-
relle publique et l’étude des quatre phases de leur évolution ne seraient pas complètes
si nous n’insistions pas sur les facteurs d’inertie. Dans les pays qui ont développé
vigoureusement leur politique culturelle depuis un demi-siècle, l’intervention s’est
largement développée par addition et sédimentation, et très peu par substitution
radicale d’objectifs et de priorités budgétaires, pour ce qui concernait les grands piliers
de l’intervention. Les États et les collectivités territoriales ont progressivement conso-
lidé, et figé dans les lignes de dépenses budgétaires récurrentes, une part croissante
de leur action.
Les contraintes budgétaires sur les dépenses publiques poussent les autorités à
contrôler la bonne gestion des ressources d’origine publique et les organisations cultu-
relles à diversifier davantage leurs sources de revenu. tous les pays ont placé la culture
dans le cercle des politiques publiques programmables, évaluables et révisables au
même titre qu’une politique industrielle, éducative ou sanitaire. Ils ont prôné le
recours aux outils du nouveau management public, et ont partout suscité les
résistances, les manœuvres stratégiques d’accommodement du nouveau à l’ancien, et
les difficultés pratiques de mise en œuvre et de démonstration d’efficacité qui ont
accompagné cette évolution.
Peu de pays ont jusqu’ici réduit leurs budgets culturels publics. Le plus souvent,
à l’occasion de changements de majorité politique, il s’agissait de réallocations de la
part variable de leurs engagements. Dans la plupart des cas, la réalité est devenue
celle d’un endiguement progressif des marges de manœuvre, tant dans l’action de
l’État que dans celle des collectivités territoriales. Dès lors, la requalification de la
culture en un ensemble d’industries créatives se comprend mieux. elle signale un
nouveau dualisme. La politique culturelle se divise très visiblement entre le secteur
du patrimoine, lieu symbolique de l’accumulation non destructrice, et celui des arts
et des pratiques placés désormais sous l’emprise des innovations technologiques et
de leur pouvoir de destruction créatrice.

Compléments bibliographiques
Compendium. Cultural Policies and Trends in europe, strasbourg, conseil de l’europe & eri-
carts, 2009.
xavier greffe et sylvie Pflieger, la Politique culturelle en France, Paris, La Documentation fran-
çaise, 2009.
Jim Mcguigan, rethinking Cultural Policy, Maidenhead et new York, open University Press,
200.

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Les politiques culturelles. Modèles et évolutions − Pierre-Michel Menger

Pierre-Michel Menger, le Travail créateur, Paris, seuil/gallimard, 2009.


Philippe Poirrier, l’État et la culture en France au xxe siècle, Paris, Le Livre de Poche, 2009.
Jacques rigaud, les Deniers du rêve : essai sur l’avenir des politiques culturelles, Paris, grasset,
2001.
Andrew ross, nice Work if You Can get it, new York, new York University Press, 2009.
Maryvonne de saint Pulgent, Culture et Communication. Les missions d’un grand ministère,
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Dominque schnapper, la Démocratie providentielle, Paris, gallimard, 2002.
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Table des matières

Maryvonne de Saint Pulgent ........................................................ 9


Avant-propos

Philippe Poirrier ......................................................................... 11


Introduction

thomas HöPel ............................................................................. 17


La politique culturelle en Allemagne au XXe siècle
la politique culturelle en allemagne jusqu’en 1945 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
la politique culturelle dans les deux allemagne de l’après-guerre . . . . . . . . . . 26
En rda, une politique culturelle autoritaire et centraliste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
En rfa, une politique culturelle pluraliste démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
depuis 1990, réinvention d’une politique culturelle nationale . . . . . . . . . . . . . . 42
Bilan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Katya JoHanSon ........................................................................... 49


La politique culturelle australienne. 1945-2009
1945-1949 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1950-1968 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
1968-1975 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56
1975-1991 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
1991-1996 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
1996-2007 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
la politique culturelle australienne au xxie siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72

Christophe Pirenne ...................................................................... 75


Les politiques culturelles en Belgique depuis 1945
introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
de la Seconde guerre mondiale à 1968 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
La situation politique de la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
Les grandes lignes de la politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
les politiques culturelles depuis la communautarisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
Cadre politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
Les grandes lignes de la politique culturelle depuis la mise
en application de la troisième réforme de l’État (1970) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
la culture comme compétence fédérale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
la culture comme compétence communautaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
La communauté flamande ........................................................ 82
Situation politique de la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Principales réalisations culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

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Pour une HiStoire deS PolitiQueS CulturelleS danS le Monde

La communauté française ......................................................... 85


Situation politique de la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Principales réalisations culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
La région wallonne et la région bruxelloise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Les investissements des communautés et des régions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
La culture comme compétence provinciale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Les communes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

Svetla MouSSaKova ....................................................................... 93


Les politiques culturelles en Bulgarie. 1878-2009
la culture bulgare
dans le contexte historique, social et politique (1878-1944) . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Institutionnalisation et législation de la politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Le renforcement du système culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
Politique et culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Élites intellectuelles et début de la construction culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
réformes et restructuration de la culture socialiste (1944-1989) . . . . . . . . . . . 96
réorganiser le champ culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
L’intellectuel et le pouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
L’ouverture européenne des années 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Principes et résultats du développement culturel dans les années 1980 . . . . 100
Organisation administrative de la culture socialiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
la culture de la transition, après 1989 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
Les intellectuels et la crise de la société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Législation et politiques culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Organisation administrative nationale et locale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
financements et mécénat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Mécénat et fondations ......................................................... 109
Perspectives de la politique culturelle : l’exemple des maisons de lecture ... 110

diane Saint-Pierre ....................................................................... 113


Les politiques culturelles au Canada et au Québec :
identités nationales et dynamiques croisées
la politique culturelle (fédérale) canadienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
La question de l’identité et de la culture canadiennes…
face au géant étasunien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
L’effervescence des années 1960-1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
Les impératifs économiques et la dure réalité des années 1980-2000 . . . . . 120
la politique culturelle du Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
La question de l’identité…
au cœur des interventions du gouvernement du Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Une gestion de plus en plus « serrée » des affaires culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . 126
La Politique culturelle du Québec de 1992… et ses lendemains . . . . . . . . 127
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130

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Table des matières

Maite de Cea ............................................................................... 133


Genèse d’une institution publique pour la culture
au Chili : le Conseil national de la culture et les arts
Construction identitaire chilienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
les années 1960 et 1970 : la popularisation de la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
la dictature militaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
le lent retour de la démocratie vers les années 1980 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146
Continuité et changement
dans le modèle de politique culturelle au Chili . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
Structure administrative
de la nouvelle institution culturelle au Chili . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Modernisation et mondialisation :
l’identité du Chili des trente dernières années . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

Jens engBerg ............................................................................... 155


La politique culturelle au Danemark. 1945-2007
une tradition monarchique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
radicaux de la culture et social-démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
Soutenir une culture unitaire et populaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
la création du ministère de la Culture (1961) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
Une résistance populaire : le rindalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
les années 1968 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Une nouvelle politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
Culture élitisme versus culture populaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
le poids des fondations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
un tournant libéral : vers l’État minimaliste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

lluís Bonet et emmanuel nÉgrier ................................................. 179


Un modèle espagnol de politique culturelle ?
le temps des politiques culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
Quelle historicité de la politique culturelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Une tradition napoléonienne ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
Un carrefour d’inspiration politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
le cas du spectacle vivant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Les contributions centrale et autonome . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
L’impact des politiques publiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
les soutiens publics à l’industrie culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195

Jean-Michel toBeleM .................................................................... 197


Les États-Unis d’Amérique
l’émergence des politiques culturelles publiques américaines . . . . . . . . . . . . . . . 198
avant 1945 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198
L’après Seconde Guerre mondiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
les acteurs et les parties prenantes de l’action culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

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Pour une HiStoire deS PolitiQueS CulturelleS danS le Monde

Les financements privés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205


fiscalité et dynamiques locales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Forces et faiblesses du modèle américain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
Les limites du marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
La complexité des jeux d’acteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211

anita KangaS et Sakarias SoKKa ...................................................... 215


L’impératif de la politique culturelle finlandaise :
renforcer la nation en cultivant la population
introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215
la Finlande : une région frontalière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Prestige national . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
le principe de la sécurité sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
restructurer la politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
les structures administratives chargées des affaires culturelles . . . . . . . . . . . . . . . 228
La structure actuelle du système finlandais de politique culturelle . . . . . . . . . 229
le financement de la culture et des arts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237

laurent Martin ............................................................................ 241


La politique culturelle de la France depuis 1945
une ambition sans moyens.
la libération et la ive république (1945-1959) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
l’institutionnalisation paradoxale de la politique culturelle (1959-1981) 247
les années lang ou la conciliation des contraires (1981-1993) . . . . . . . . . . . . . 253
la « fin de la grandiloquence ». Épuisement ou refondation
du modèle culturel français ? (depuis 1993) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257

Myrsini ZorBa ............................................................................. 265


La politique culturelle de la Grèce.
La culture comme objet de politique publique
la culture publique pendant les « années de pierre » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265
Un printemps culturel éphémère au milieu des années 1960 . . . . . . . . . . . . . . . 269
la dictature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
un nouveau départ vers la démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 272
le « Changement » socialiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 274
Hégémonie culturelle entre politique au sens large et stratégie politique . 279
les années 1990 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
l’ère de la modernisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288

alexandra SlaBy ............................................................................ 295


La politique culturelle de l’Irlande depuis 1945
la mise en place d’un arts Council irlandais :
hésitations, difficultés (1951-1973) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296

482
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Table des matières

la nécessité de la démocratisation (1973-1993) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299


vers une politique culturelle irlandaise
conciliatrice et originale (1993-2002) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
les années 2000 : la fin de l’autonomie du domaine culturel ? . . . . . . . . . . . . . 309
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 312

antonella gioli ............................................................................ 315


La politique culturelle de l’Italie
l’après-guerre : les années de « reconstruction » (1945-1955) . . . . . . . . . . . . . . . 315
L’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315
le ministère de l’instruction publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
la présidence du Conseil des ministres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317
Le rôle des communes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 318
Les moyens et les domaines d’intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
le budget . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
la campagne de restauration patrimoniale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320
les musées et l’essor de l’action éducative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
la diffusion du livre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 322
les expositions temporaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323
les années 1960 : croissance économique,
transformations culturelles et contestations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
Transformations et opinion publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
la réponse de l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
le ministère du tourisme et du Spectacle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327
le cinéma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327
éâtre lyrique et musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328
la consommation et l’industrie culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
La contestation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330
les années 1970 : la décentralisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330
Le ministère pour les Biens culturels et environnementaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330
Le transfert des compétences étatiques aux régions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 333
Les communes et l’« éphémère » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335
les années 1980 : culture et économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
Le patrimoine : des financements mal employés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
Le spectacle : création d’un fonds unique permanent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337
les années 1990 : armature administrative nouvelle
et nouveaux modes de gestion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
Les ministres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
La diversification des ressources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 339
La réforme de l’administration publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
le fédéralisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
le ministère pour les Biens et les activités culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
des organismes publics aux fondations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 342
Les régions : vices et vertus du « local » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
Le musée et le public . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345

483
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Pour une HiStoire deS PolitiQueS CulturelleS danS le Monde

Mayuko Sano .............................................................................. 347


La politique culturelle du Japon
introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
de l’ouverture du pays à la Seconde guerre mondiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348
Le Japon du xIxe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348
les relations extérieures et la protection des particularités culturelles . . . . . 350
Controverses au sujet de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352
L’ère de l’impérialisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353
la politique culturelle après la Seconde guerre mondiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356
Le contrôle exercé par le GhQ/SCaP et le processus de démocratisation . . . . . 356
La création de l’agence pour les affaires culturelles et son contexte . . . . . . . . 358
Les retombées de la croissance économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361
la politique culturelle japonaise aujourd’hui
dans le cadre de la globalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
Le dernier état en date . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
les deux globalisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366

Per MangSet ............................................................................... 371


La politique culturelle en Norvège
un modèle nordique de politique culturelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
Singularités norvégiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 372
Les « mécanismes » de développement d’une politique culturelle . . . . . . . . . . . 374
la politique culturelle avant la politique culturelle,
du xixe siècle aux années 1930 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377
Politique culturelle offensive pendant la Seconde guerre mondiale . . . . . . . 378
démocratisation de la culture de 1945 à 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378
la démocratie culturelle des années 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381
les défis à l’ordre social-démocrate : les années 1980 et 1990 . . . . . . . . . . . . . 384
les transformations pendant l’ère postmoderne : l’après 2000 . . . . . . . . . . . . . . 386
enfin ! un ministre à la française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388

david loSSeley ............................................................................ 389


Le Royaume-Uni
1945 : la création de l’arts Council . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390
des années 1960 aux années 1980 : un ministère des arts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394
de 1979 à 1992 : la révolution thatchérienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399
les années 1990 : thatchérisme et blairisme, même combat ? . . . . . . . . . . . . . . . 401
xxie siècle − la politique culturelle aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407

Keith WiJKander .......................................................................... 411


La politique culturelle de la Suède
l’art, la culture et la politique dans les démocraties occidentales . . . . . . . . . . . 411
Culture et conception de la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
la révolution industrielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412

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Table des matières

les institutions culturelles de l’État constitutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 414


la notion d’institution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 416
« la nouveauté se construit sur le fondement de la tradition
– nous sommes debout sur les épaules de nos ancêtres » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
Quatre thèses sur la politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 420
le grand changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421
la société industrielle mature et l’émergence de la démocratie . . . . . . . . . . . . . . 425
la politique culturelle du foyer du peuple –
l’ancien et le nouveau doivent être maintenus séparés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 426
Musées modernistes – théâtre pour la tradition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 427
le nouveau changement débute au cours des années 1960 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430
Société de services – société cognitive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432
la nouvelle conception de la culture des années 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435
les objectifs de la politique culturelle de 1974 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437
le changement discret de la politique immuable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439
les institutions culturelles de la société de services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 442
la valeur intrinsèque de la culture – un nouveau changement ? . . . . . . . . . . . . 444

Matthieu gillaBert, Claude HauSer,


thomas KadelBaCH et Pauline Milani ............................................ 447
La culture comme politique publique : le cas de la Suisse
introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 447
Structures, moyens, personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450
l’esprit d’une politique culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 454
Le moment officiel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 454
Le moment des créateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
Le moment des animateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 456
Le moment des communicateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
encourager la culture : formes et pratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 462

Pierre-Michel Menger ................................................................... 465


Postface
Les politiques culturelles. Modèles et évolutions
le modèle initial : excellence des arts,
vertus de leur démocratisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 465
décentralisation et décentrement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
l’ouverture des frontières : la politique culturelle,
le marché, l’économie, la fin des monopoles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 470
Politique culturelle, politique industrielle, société de la connaissance :
des industries culturelles aux creative industries . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473
dynamique et inertie des politiques culturelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 476

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réalisation-fabrication
transfaire – 04250 turriers

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