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Selon Jean Claude Carrière, aucune forme d’art ne peut traduire exactement une autre.

Aucun essai littéraire ne peut rendre compte d’un film et vice-versa. Cependant, bon nombre
d’œuvres littéraires se font adapter en film (Dune, également de Denis Villeneuve, le Seigneur des
Anneaux, Harry Potter etc...). C’est également le cas de la pièce Incendies du dramaturge Wajdi
Mouawad, publiée en 2003. Il s’agit du second volet de la tétralogie tragique Le Sang des
Promesses. Cette pièce fut adaptée en 2010 par le réalisateur oscarisé, scénariste et producteur
canadien Denis Villeneuve. En quoi Denis Villeneuve, avec son film Incendies, réalise-t-il à la fois
une adaptation fidèle et une réécriture originale de la pièce de Mouawad ? C’est la question à
laquelle nous allons répondre en regardant dans un premier temps en quoi ce film est une adaptation
fidèle, puis dans un second temps, en quoi il s’agit d’une réécriture originale

Qu’est-ce qu’une adaptation fidèle ? D’après le dictionnaire Larousse, adapter signifie «


transposer une œuvre pour qu’elle convienne à un autre public, à une autre technique », et fidèle
signifie « qui reste conforme à ses caractéristiques ». Une adaptation peut donc être dite fidèle tant
qu’elle garde les caractéristiques principales de l’œuvre transposée. Cela n'exclut donc pas quelques
modifications mineures.
Dans le cas d’Incendies, nous allons voir que ces caractéristiques semblent respectées, que ce soit
dans la forme ou dans le fond.
Concernant la forme dans son film, Denis Villeneuve reprend sensiblement la même histoire
que dans la pièce de Mouawad à quelques détails près. La structure de l’histoire est la même et se
déroule avec le même schéma, les mêmes éléments et des scènes identiques ou similaires avec la
même fonction apparaissent au même moment. Dans les deux cas, on suit deux histoires en même
temps qui sont liées l’une à l’autre : celle de Nawal au Liban des années 60 jusqu’aux années 80, de
sa quête de son fils à son engagement politique pendant la guerre, et de l’autre, celle des jumeaux,
les enfants de Nawal, d’abord au Québec, puis au Liban, en 2010, partis à la recherche de leur père
et de leur frère, et à travers cela, de leurs origines. La plupart des personnages principaux et
secondaires importants, Jeanne, Simon ou encore Jean (Hermile) pour ne citer qu’eux sont les
mêmes avec le même passé et la même personnalité. Certains personnages, de très secondaire à
figurants, ne sont pas les mêmes, mais remplissent le même rôle, respectant ainsi le déroulement des
évènements.
Pour ce qui est du fond, dans le film comme dans la pièce, les mêmes thèmes sont abordés.
Tout d’abord, le deuil d’une enfance qui peut laisser des marques, avec la phrase « l’enfance est un
couteau planté dans la gorge », prononcée pour la première fois par Wahab dans la pièce, puis
répétée plusieurs fois au cours de l’histoire par Nawal. L’abandon est aussi un thème présent dans
les deux œuvres. L’abandon, bien que non voulu, de Nihad, qui rejoint directement le thème le plus
présent des deux œuvres : l’origine. Nihad va perdre la tête à chercher, en vain, ses origines. Jeanne,
suivit par Simon, va faire un voyage initiatique sur la terre de ses ancêtres, à la recherche de son
père, elle aussi recherche ses origines et son passé. Enfin, un thème très présent, si ce n’est le plus,
c’est la guerre, qu’on voit à travers l’histoire du personnage de Nawal et de Nihad dans la pièce, et
essentiellement à travers celui de Nawal dans le livre. Nihad va grandir dans ce contexte de guerre,
devenir enfant soldat, puis franc-tireur, jusqu’à travailler dans une prison d’opposantes politiques
jusqu’à la fin de la guerre. Nawal quant à elle, s’est engagée dans la résistance jusqu'à tuer un chef
de guerre. À travers l’histoire de ces deux personnages, on voit la guerre et ses horreurs.
Enfin, dans les deux œuvres, les jumeaux et Nawal vivent, chacun de leur côté, un voyage
initiatique. Cela rejoint le thème du deuil de l’enfance et du passage à l’âge adulte. Nawal va faire
son voyage en traversant le pays en guerre à la recherche de son fils, vivant alors des expériences
qui lui feront définitivement quitter l’enfance. Les jumeaux, eux, vont retourner sur les pas de leur
mère en quête de leurs origines, pour pouvoir faire le deuil de leur mère et de leur enfance. Leur
voyage est séquencé par des nouvelles étapes et rencontres qui les feront évoluer et définitivement
passer à l’âge adulte.
À travers tous ces éléments, on peut voir une volonté de rester fidèle à l’œuvre. Cependant, d’autres
éléments du film montrent une démarche de réécriture de la part de Denis Villeneuve.

Qu’est-ce qu’une réécriture originale ? D’après le dictionnaire Larousse, réécrire signifie «


rédiger quelque chose sous une nouvelle forme » et original signifie « qui émane directement de son
auteur ou de sa source, qui n’est pas une copie, une reproduction, une traduction, une refonte ;
authentique ». Une réécriture originale serait donc une appropriation et modification d’une œuvre
déjà existante permettant de s’en détacher. On peut citer comme exemple les films « Blade Runner
» de Ridley Scott, « Minority Report » de Steven Spielberg ou encore « Total Recall » de Paul
Verhoeven, trois films librement adaptés des nouvelles « Do Androids Dream of Electric Sheep ? »,
« The Minority Report » et « We Can Remember It For You Wholesale » de Philip K.Dick.
Au sujet de la forme, Denis Villeneuve s’est autorisé bon nombre de modifications
concernant les scènes, en supprimant certaines, comme la première apparition de Nihad dans la
pièce et sa discussion avec le journaliste de guerre (personnage alors supprimé). À l’inverse,
d’autres ont été ajoutées comme les scènes de prison de Nawal, élément assez rapidement évoqué
dans la pièce, qui prend donc plus de place dans le film. Enfin, certaines scènes ont été modifiées ou
remplacées, comme celle du bus qui est uniquement racontée dans la pièce, mais qu’on voit dans le
film. Le texte a été entièrement modifié et considérablement réduit. Des personnages ont, eux aussi,
été ajoutés, supprimés ou modifiés, comme Hermile, qui s’appelle Jean dans le film, ou Malak, le
paysan et ancien gardien de prison qui était chargé de tuer les enfants de Nawal (ce qu’il n’a pas
fait), remplacé dans le film par Maïka, l’infirmière qui a aidé Nawal à accoucher. Dans la pièce,
Nawal a accouché seule. Le personnage de Sawda n’existe pas non plus dans le film, ce qui
implique d’importantes modifications. Nawal n’est jamais retournée à son village, n’a jamais gravé
le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe, n’a jamais rencontré Sawda, a fait sa quête seule. À
la fin de la lettre aux jumeaux, Nawal ne dira pas « où commence votre histoire ? À votre
naissance ? [...] Dites que votre histoire, son origine, remonte au jour où une jeune fille revint à son
village natal pour y graver le nom de sa grand-mère Nazira sur sa tombe » car ceci n’est jamais
arrivé dans le film, mais : « moi je dis que votre histoire commence avec une promesse, celle de
briser le fil de la colère. Grâce à vous je peux enfin la tenir, le fil est rompu ». Dans la pièce, le
premier personnage à apparaître est Hermile, qui monologue sur l’emplacement de son bureau. Il dit
son nom et sa profession, ne laissant aucun doute sur son identité. Dans le film, le premier
personnage à apparaître n’est pas identifiable, au début du moins, puisqu'il s’agit de Nihad. Plein
d’enfants sont réunis dans une pièce et se font raser la tête un par un sur la musique « You and
whose Army » de Radiohead. Un plan montre trois points tatoués sur le talon d’un des enfants. On
ne comprend qu’après qu’il s’agit de l’enfant de Nawal, puis, bien plus tard, de Nihad/Abou Tarek.
Dans la pièce, Nawal donne un nez de clown à son fils avant de le donner à Elhame, et reconnaît
alors son fils grâce à cela lors de son procès, où il montre ce nez de clown. Denis Villeneuve a fait
le choix de modifier ce signe de reconnaissance par un tatouage de trois points au talon. Elle
reconnaît alors son fils en le croisant par hasard à la piscine.
Concernant le fond, Denis Villeneuve a fait le choix de plus se concentrer sur le personnage
de Nawal et moins sur celui de Nihad. Dans la pièce, Nihad a quelques scènes où il apparaît seul ou
interagit avec des personnages secondaires, voire figurants, comme sa première apparition et son
dialogue avec le photographe de guerre dans la scène 31, ou encore son monologue à la fin de la
scène 35. Ce n’est pas le cas dans le film, où ses seules apparitions sont brèves et sans dialogue. Les
scènes 31 et 35 participent grandement à l’image qu’on se fait de Nihad. Il parle tout seul à un
interlocuteur imaginaire du nom de Kirk, prend des photos de ses meurtres et les garde en trophée,
ne semble pas réaliser la gravité de ses actes, vois ça comme un jeu. Il chante. On peut d’ailleurs
faire la parallèle avec Nawal, sa mère, surnommée la Femme qui Chante en prison. Ils chantent
pour surpasser la douleur. Ces éléments n’apparaissent pas dans le film. L’image de Nihad est alors
assez floue, les seules informations sur lui ayant été racontées par Chamseddine. On peut se faire
une image de lui moins « fou » qu’il ne l’est dans la pièce. Denis Villeneuve a fait le choix de
montrer la période que Nawal a passé en prison. En effet, dans la pièce, cette période est racontée,
mais aucune scène n’a lieu à cette période. Les 15 années d’horreurs qu’a vécues Nawal alors
imagées, on se rend encore plus compte de la force mentale de Nawal.

En conclusion, on peut se poser la question : adaptation fidèle et réécriture originale sont


souvent considérés comme antinomiques, mais est-ce vraiment le cas ? Certains y verront plus une
adaptation fidèle, d’autres plus une réécriture originale. Le film Incendies de Denis Villeneuve
n’est-il pas un bon exemple d’adaptation à la fois fidèle et de réécriture originale. Est-ce seulement
possible de faire une adaptation entièrement fidèle, n’y a-t-il pas toujours une part de réécriture due
au format comme à la perception de l’auteur ?

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