Vous êtes sur la page 1sur 5

QFP

La succinylcholine en réanimation

A Blanié
B Vigué
Département d’Anesthésie Réanimation
CHU de Bicêtre

F Mégret
A Ouattara
Service d’Anesthésie Réanimation
CHU de Bordeaux

Question 1
Quel est l’intérêt de la succinylcholine en réanimation ?
En réanimation, les intubations, tout comme les ré-intubations, sont fréquentes et sont
souvent réalisées dans un contexte d’urgence chez un patient considéré "estomac plein".
Mais, ce geste d’urgence n’est pas dénué de risque (intubation difficile, hypoxémie
sévère, hypotension sévère et inhalation massive). La succinylcholine, en raison de son
court délai et de sa durée d’action rapide, est donc le curare recommandé pour les
inductions en séquence rapide (1-3). Il n’existe actuellement pas d’autre drogue alternative
validée dans cette indication en réanimation, bien que l’association rocuronium +/-
sugammadex puisse être intéressante (3).

Question 2
Quels sont les risques de la succinylcholine ?
Un des risques de la succinylcholine est la réaction anaphylactique. En France, les
curares sont retrouvés comme premier agent causal (60%) dont les plus fréquemment
incriminés sont la succinylcholine et le rocuronium (respectivement 249 cas (27%) et 301
cas (33%) entre 1997 et 2002) (4).
L’autre risque est l’hyperkaliémie aigüe induite par l’injection de succinylcholine (5-7).
Après succinylcholine, la dépolarisation musculaire provoque, en général, une
augmentation moyenne de la kaliémie de 0,5 à 1,0 mmol/L par efflux à travers les
récepteurs cholinergiques avec un maximum entre la 3ème et la 5ème minute suivie d’une
normalisation sans conséquence clinique dans la majorité des cas (8,9). Toutefois, des
hyperkaliémie sévères ont été décrites provoquant des troubles du rythme cardiaque voir
un arrêt cardio-circulatoire (7). Cette hyperkaliémie induite par la succinylcholine est liée
soit à un efflux majoré de potassium par dérégulation haute des récepteurs cholinergiques
soit une rhabdomyolyse (5-7).
L’hyperkaliémie par rhabdomyolyse est due à la destruction ou augmentation de la
perméabilité membranaire du muscle strié et donc à la perte du contenu cellulaire
(myoglobine, potassium, et créatine kinase). Elle survient surtout lors de dystrophies
musculaires congénitales (myopathie de Duchenne, de Becker…). Le taux de décès en
cas de survenue d’un arrêt cardio-circulatoire est évalué à 30% contrairement à 17% dans
le cas de dérégulation haute (7).
L’hyperkaliémie par dérégulation haute (« upregulation ») des récepteurs cholinergiques
nicotiniques est due à l’efflux plus important de potassium à travers les récepteurs qui sont
dépolarisés par la succinylcholine (5, 6). D’une part cette dérégulation est quantitative
avec une augmentation du nombre de récepteur au-delà de la jonction neuromusculaire.
D’autre part, elle est qualitative avec l’apparition de récepteur immature α1α1δβγ (demi-vie
courte, meilleure affinité et sensibilité à la succinylcholine et durée d’ouverture des canaux
plus longue) et de récepteurs α7AChR (forte affinité pour la choline). De nombreux
facteurs à l’origine d’une dérégulation haute des récepteurs cholinergiques ont été décrits.
Toutefois, le délai d’apparition et les conséquences cliniques de ce phénomène restent
discutés et peu étudiés en réanimation (5-7).

Question 3
L’immobilisation en réanimation est-elle un facteur de risque
d’hyperkaliémie post succinylcholine ?
L’immobilisation prolongée, par le dysfonctionnement neuromusculaire qu’elle provoque,
pourrait entraîner une dérégulation haute des récepteurs cholinergiques et une
hyperkaliémie après injection de succinylcholine (10,11). Fink et al. ont montré une baisse
de la fonction musculaire, une perte de masse musculaire et une augmentation du nombre
de récepteurs cholinergiques après 12 jours d’immobilisation chez le rat avec un effet
majoré au cours de l’inflammation (11). La réponse hyperkaliémique paraît dépendante de
la durée et intensité de l’immobilisation, mais aussi, de l’association fréquente à d’autres
facteurs de risque de dérégulation haute. La durée d’immobilisation est difficile à mesurer
en pratique mais la durée de séjour en réanimation pourrait être considérée comme un
marqueur indirect. Les études de Castillo et al. et de Mégret et al., chez 23 et 36 patients
de réanimation, ont montré que le potassium à 5 minutes après injection de
succinylcholine était corrélé à la durée de séjour en réanimation précédant l’intubation
(respectivement, = 0,39 et 0,37, p<0,05) (12,13). Dans une étude récente de 153
intubations en réanimation, l’analyse multivariée retrouve que la durée de séjour en
réanimation est le seul facteur indépendamment associé à l’augmentation de potassium
après succinylcholine (K) (=0,561, p<0,05) et à un risque d’hyperkaliémie aigüe ≥ 6,5
mmol/L (p<0,001) (14). Pour les intubations avant 16 jours de réanimation, le K médian
était de 0,25 mmol/l (0-0,6 mmol/L), comparable à la population « standard », alors que
it de 1,9 mmol/L au-delà de 16 jours. Ce seuil de 16 jours de réanimation
était retrouvé très prédictif d’hyperkaliémie sévère ≥ 6,5 mmol/L (et de K >1,5mmol/L
(données non publiées)) avec une forte sensibilité et spécificité. Une hyperkaliémie sévère
≥ 6,5 mmol/L était retrouvé chez seulement 1% (95% IC : 0-4%) des cas avant 16 jours
contre 37% (IC 95% : 19-58%) après (14). L’étude de Mégret et al. retrouve un seuil de 12
jours pour un K >1,5mmol/L mais comporte un effectif relativement faible (13).
Ainsi la durée de séjour en réanimation, facteur indirect de l’immobilisation, est associée à
une augmentation du potassium après succinylcholine. Au-delà d’une quinzaine de jours
de réanimation, le risque d’hyperkaliémie sévère et/ou d’augmentation importante de
potassium après succinylcholine est un risque réel à prendre en compte. Les
conséquences cliniques de ces hyperkaliémies sont par contre difficiles à juger du fait de
la rareté de l’événement.
Question 4
Les pathologies neurologiques sont-elles des facteurs de risques
d’hyperkaliémie post succinylcholine ?
L’état de dénervation anatomique, qui apparaît à la suite de lésions en amont ou en aval
du motoneurone, est classiquement un facteur de risque de dérégulation haute des
récepteurs cholinergiques (5-7). Le délai de survenue du risque d’hyperkaliémie grave qui
en découle n’est pas clairement défini mais ne semble pas débuter avant les premières 48
heures (15). Selon les cas cliniques rapportés dans la littérature, le risque d’hyperkaliémie
aigüe induit par la succinylcholine peut apparaître à partir du cinquième jour et pendant
plusieurs semaines après le début de l’état pathologique. Chez le babouin avec un
membre dénervé, l’augmentation de la kaliémie apparaît dès le 4ème jour avec un pic au
14ème jour mais sans jamais mettre en jeu le pronostic vital (16). Les cas rapportés et les
études expérimentales n’étudient que les déficits d’origines périphériques ou médullaires
(15,16). Ces études animales ont bien montré que l’efflux de potassium augmente de
manière croissante entre un muscle normal, immobilisé, paraplégique et après section
nerveuse (17). Mais l’origine du déficit neurologique pourrait avoir différentes
conséquences sur cette dérégulation des récepteurs et l’augmentation de potassium.
Aucune étude expérimentale ne s’est intéressée aux risques d’hyperkaliémies lorsque le
déficit neurologique est d’origine cérébrale. Une étude récemment rapportée par notre
groupe et portant sur 153 intubations en réanimation, retrouve un K médian plus
important en cas de déficit moteur d’origine cérébrale mais le faible effectif et le délai du
déficit rendent l’interprétation quelque peu hasardeuse (14). Ainsi, à l’heure actuelle, on ne
peut donc pas conclure sur le risque d’hyperkaliémie lors d’un déficit moteur d’origine
cérébrale.
Dans cette même étude clinique, la présence d’une pathologie cérébrale aigüe à
l’admission en réanimation était associée à une hyperkaliémie sévère ≥6,5 mmol/L
(p=0,047) après analyse multivariée mais pas à une augmentation de potassium K
(p=0,102), et ceci indépendamment de la présence d’un déficit moteur à 48h ou de la
durée de séjour en réanimation (14). Ceci pourrait être expliqué par une sédation plus
profonde et donc une immobilisation plus importante.
Ainsi, la plupart des sociétés savantes recommande la présence d’une dénervation depuis
plus de 48h-72h reste une contre-indication à la succinylcholine du fait du risque
d’hyperkaliémie aigüe (1-3).

Question 5
Quels autres facteurs de risques d’hyperkaliémie post succinylcholine ?
L’administration prolongée de curares non dépolarisants a été retrouvée associée à une
augmentation des récepteurs cholinergiques et du pic d’hyperkaliémie dans des études
animales (5,6,18). Cet effet est probablement lié à l’immobilisation et/ou à leur action
antagoniste au niveau du récepteur cholinergique. La seule étude clinique chez 153
intubations de réanimation n’a pas retrouvé d’association entre l’utilisation prolongée de
curare non dépolarisant et K après succinylcholine, mais l’effectif était faible (14). Quant
aux stéroïdes exogènes, la dysfonction neuromusculaire dose dépendante semblent être
liée à une atrophie musculaire et non pas à une augmentation du nombre de récepteurs
(19).
A la suite de brûlures étendues ou de traumatismes thermiques, de nombreux cas
d’hyperkaliémie après l’injection de succinylcholine ont été décrits dans la littérature
parfois compliqués d’arrêt cardio-circulatoire (5-7, 20). La dérégulation haute des
récepteurs cholinergiques serait secondaire à l’inflammation et à la dénervation
musculaire locale. Une dérégulation à distance de la zone de brûlure peut aussi être
observée mais elle serait plus due à l’immobilisation prolongée qu’à des facteurs
systémiques. Dans le cadre d’un traumatisme musculaire direct, la dérégulation haute
serait plus liée à une altération de la membrane musculaire qu’à une dénervation.
En ce qui concerne l’impact de l’infection et/ou de l’inflammation sur l’augmentation du
nombre de récepteurs et du risque d’hyperkaliémie dans les études animales, les données
dans la littérature sont floues, voire contradictoires. (6,21,22). Quelques cas
d’hyperkaliémie aiguë ont été rapportés chez des patients septiques après
succinylcholine, mais tous les patients étaient immobilisés et avaient probablement
d’autres facteurs de risque (23). Dans notre étude portant sur 153 intubations en
réanimation, la présence d’un sepsis et/ou sepsis abdominal n’était pas associée à une
augmentation du potassium ni à une hyperkaliémie ≥ 6,5 mmol/L après l’analyse
multivariée (14). Ainsi, la présence d’un sepsis ne peut, à lui seul, contre-indiquer
l’utilisation de la succinylcholine en réanimation.

Références
1. Walz JM, Zayaruzny M, Heard SO. Airway management in critical illness. Chest
2007;131:608-20
2. Prise en charge des voies aériennes en anesthésie adulte à l'exception de
l'intubation difficile. Conférence de consensus de la SFAR 2002
3. Jensen AG, Callesen T, Hagemo JS, Hreinsson K, Lund V, Nordmark J.
Scandinavian clinical practice guidelines on general anaesthesia for emergency
situations. Acta Anaesthesiol Scand 2010;54:922-50
4. Mertes PM, Laxenaire MC: [Anaphylactic and anaphylactoid reactions occurring
during anaesthesia in France. Seventh epidemiologic survey (January 2001-
December 2002)]. Ann Fr Anesth Reanim 2004, 23:1133-143
5. Martyn JA, White DA, Gronert GA, Jaffe RS, Ward JM. Up-and-down regulation of
skeletal muscle acetylcholine receptors. Effects on neuromuscular blockers.
Anesthesiology 1992;76:822-43
6. Martyn JA, Richtsfeld M. Succinylcholine-induced hyperkalemia in acquired
pathologic states: etiologic factors and molecular mechanisms. Anesthesiology
2006;104:158-69
7. Gronert GA. Cardiac arrest after succinylcholine: mortality greater with
rhabdomyolysis than receptor upregulation. Anesthesiology 2001;94:523-9
8. Laurence AS. Biochemical changes following suxamethonium. Serum myoglobin,
potassium and creatinine kinase changes before commencement of surgery.
Anaesthesia 1985;40:854-9
9. Mazze RI, Escue HM, Houston JB. Hyperkalemia and cardiovascular collapse
following administration of succinylcholine to the traumatized patient.
Anesthesiology 1969;31:540-7
10. Ibebunjo C, Martyn JA. Fiber atrophy, but not changes in acetylcholine receptor
expression, contributes to the muscle dysfunction after immobilization. Crit Care
Med 1999;27:275-85
11. Fink H, Helming M, Unterbuchner C, Lenz A, Neff F, Martyn JA, Blobner M.
Systemic inflammatory response syndrome increases immobility-induced
neuromuscular weakness. Crit Care Med 2008;36:910-6
12. Castillo J, Sierra P, Escolano F, Castano J. Succinylcholine induces
hyperpotassemia in patients in critically ill patients. Rev Esp Anestesiol Reanim
1996;43:349-53
13. Mégret F, Perrier V, Fleureau C, Germain A, Dewitte A, Rozé H, Ouattara A.
Variation de kaliémie après une induction en séquence rapide avec la
succinylcholine chez les patients de réanimation. Ann Fr Anesth Reanim
2012;31:788-92
14. Blanié A, Ract C, Leblanc PE, Cheisson G, Huet O, Laplace C, Lopes T, Pottecher
J, Duranteau J, Vigué B. The limits of succinylcholine for critically ill patients. Anesth
Analg 2012;115:873-9
15. Fung DL, White DA, Jones BR, Gronert GA. The onset of disuse-related potassium
efflux to succinylcholine. Anesthesiology 1991;75:650-3
16. John DA, Tobey RE, Homer LD, Rice CL. Onset of succinylcholine-induced
hyperkalemia following denervation. Anesthesiology 1976;45:294-9
17. Gronert GA, Theye RA. Pathophysiology of hyperkalemia induced by
succinylcholine. Anesthesiology 1975;43:89-99
18. Yanez P, Martyn JA. Prolonged d-tubocurarine infusion and/or immobilization cause
upregulation of acetylcholine receptors and hyperkalemia to succinylcholine in rats.
Anesthesiology 1996;84:384-91
19. Shin YS, Fink H, Khiroya R, Ibebunjo C, Martyn J: Prednisolone-induced muscle
dysfunction is caused more by atrophy than by altered acetylcholine receptor
expression. Anesth Analg 2000; 91:322-328.
20. Gronert GA. Succinylcholine hyperkalemia after burns. Anesthesiology
1999;91:320-2
21. Fink H, Luppa P, Mayer B, Rosenbrock H, Metzger J, Martyn JA, Blobner M.
Systemic inflammation leads to resistance to atracurium without increasing
membrane expression of acetylcholine receptors. Anesthesiology 2003; 98:82-8
22. Hinohara H, Morita T, Okano N, Kunimoto F, Goto F. Chronic intraperitoneal
endotoxin treatment in rats induces resistance to d-tubocurarine, but does not
produce up-regulation of acetylcholine receptors. Acta Anaesthesiol Scand
2003;47:335-41
23. Kohlschutter B, Baur H, Roth F. Suxamethonium-induced hyperkalaemia in patients
with severe intra-abdominal infections. Br J Anaesth 1976;48:557-62

Vous aimerez peut-être aussi