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Réviser son bac

HORS-SÉRIE
avec

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Term L, ES, S
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gra l’essentiel du cours
pro 013
2 • Des fiches synthétiques
• Les points et définitions clés
• Les repères importants

des textes clés


• Les plus grands auteurs
• Des extraits incontournables
• Des citations

DES sujets de bac


• 19 dissertations
commentées
• L’analyse des sujets
• Les problématiques
• Les plans détaillés
• Les pièges à éviter

DES ARTICLES DU MONDE


• Des articles du Monde
en texte intégral

Hors-série Le Monde, avril 2013

&’:HIKPMH=YU\^U]:?k@a@a@c@p"
• Un accompagnement

M 05274 - 2H - F: 7,90 E - RD
pédagogique de chaque
article
En partenariat avec
Réviser son bac
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Philosophie Terminale, séries L, ES, S

Une réalisation de

Avec la collaboration de :


Stéphane Ernet

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
Sybil Gerault
Pierre Leveau

Édition revue et augmentée par Rémi Moracrine

En partenariat avec
sommaire
Avant-propos

Cet ouvrage, constitué de fiches de cours, de sujets corrigés et d’articles du Monde, a été conçu pour
vous préparer efficacement au baccalauréat de philosophie. Il vous propose un parcours original dans le
programme officiel de Terminale : à chaque notion correspond un cours de deux pages illustrées, encadré
de colonnes de mots clés qui vous permettent de vous approprier les termes techniques du vocabulaire phi- Le sujet p. 5
losophique. Vous y trouverez également des citations majeures que vous pourrez reprendre en dissertation
et qui vous permettront de mémoriser les thèses essentielles et les grands enjeux, propres à chaque notion chapitre 01 – La conscience, l’inconscient p. 6
philosophique. chapitre 02 – La perception p. 10
À la suite de chaque cours, un texte clé extrait d’une œuvre majeure d’un philosophe classique vous est
proposé : il s’agit d’une référence incontournable sur le sujet que vous pourrez utiliser lors de l’épreuve.
chapitre 03 – Autrui p. 14
Dans la même optique, les articles extraits du Monde mettent en relation la notion philosophique avec l’ac- chapitre 04 – Le désir p. 18
tualité ou vous proposent une réflexion approfondie sur la notion étudiée. Ils permettent de faire ressortir les chapitre 05 – L’existence et le temps p. 22
grands enjeux philosophiques du programme et vous donnent des références originales et précises (faits
d’actualités, ouvrages sortis récemment, etc.) dont vous pourrez également faire usage en dissertation.
Le jour du baccalauréat, vous aurez le choix entre trois sujets : deux dissertations sur notion et une ex-
plication d’un texte philosophique. Quel que soit le sujet choisi, il est nécessaire pour réussir l’épreuve de La culture p. 27
tenir un propos qui s’appuie sur des analyses conceptuelles, sur des thèses majeures de l’histoire de la phi- chapitre 06 – Le langage p. 28
losophie et sur des exemples précis. Le contenu de cet ouvrage vous permet de vous préparer en ce sens,
notamment grâce aux nombreux sujets corrigés qui accompagnent les cours et aux conseils qui vous sont chapitre 07 – L’art p. 32
donnés pour les traiter de manière conceptuelle. chapitre 08 – Le travail p. 36
L’essentiel est enfin de se rappeler qu’un bon devoir de philosophie est avant tout un exercice de pensée
chapitre 09 – La technique p. 40
par soi-même qui mobilise des références non pas par simple érudition, mais dans le cadre d’une véritable
réflexion. Comme le rappelait en son temps Hegel : « La philosophie doit nécessairement être enseignée et chapitre 10 – La religion p. 46
apprise, aussi bien que toute autre science. […] Autant l’étude philosophique est en et pour soi une activité chapitre 11 – L’histoire p. 50
personnelle, tout autant est-elle un apprentissage. » C’est à cet apprentissage que les pages suivantes vous
invitent.

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R. M. La raison et le réel p. 55
chapitre 12 – Théorie et expérience p. 56
chapitre 13 – La démonstration p. 60
chapitre 14 – Le vivant p. 64
chapitre 15 – La matière et l’esprit p. 70
En partenariat avec
chapitre 16 – La vérité p. 74

La politique, la morale p. 79
Complétez vos révisions du bac sur www.assistancescolaire.com :
méthodologie, fiches, exercices, sujets d'annales corrigés... des outils gratuits et efficaces chapitre 17 – La société et les échanges p. 80
pour préparer l'examen. chapitre 18 – La justice et le droit p. 84
chapitre 19 – L’État p. 88
chapitre 20 – La liberté p. 92

Edité par la Société Editrice du Monde – 80, boulevard Auguste Blanqui – 75013 Paris
Tél : +(33) 01 57 28 20 00 – Fax : +(33) 01 57 28 21 21
Internet : www.lemonde.fr
Président du Directoire, Directeur de la Publication : Louis Dreyfus
Directeur de la rédaction : Alain Frachon
Imprimé par Maury
Commission paritaire des journaux et publications : n° 0712C81975
Dépôt légal : mars 2013
Achevé d’imprimer : mars 2013
Numéro hors-série réalisé par Le Monde – © Le Monde – rue des écoles 2013.
le sujet

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L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)


âme
Du grec «  psyché  », l’âme est le
terme longtemps utilisé pour dé-
signer la conscience. Cependant, il
La conscience, l’inconscient chose », Husserl, contre Descartes,
montre que loin d’être une « subs-
tance pensante  » autarcique, la
conscience est toujours visée in-

L
faut prendre garde aux différents tentionnelle d’un objet, tension
sens du mot âme qui peut parfois ’homme, dans la mesure où il est conscient, c’est-à-dire de certains objets. Cela peut être la part inconsciente vers ce qu’elle n’est pas, et que c’est
recouvrir des réalités différentes capable de se prendre lui-même pour objet de pensée, Suis-je totalement transparent de notre personnalité qui entre en jeu. Selon Freud, là son essence.
et qui est souvent employé dans à moi-même ? toute névrose provient d’une rupture d’équilibre Ainsi, par exemple, si je suis
un sens religieux ou théologique. n’est plus simplement dans le monde comme une chose La conscience n’est pas pure transparence à soi : le entre le surmoi, le ça et le moi, qui se manifeste par conscient d’un arbre situé en face
ou un simple être vivant, mais il est au contraire devant le sens véritable des motifs qui me poussent à agir un sentiment d’angoisse : de moi, ma pensée est tournée en
cogito
Ce terme signifie « je pense » en
monde  : la conscience, c’est la distance qui existe entre moi m’échappe souvent. C’est ce que Freud affirme en
posant l’existence d’un inconscient qui me détermine
– le « ça » est totalement inconscient ; il correspond
à la part pulsionnelle (libido et pulsion de mort) ;
direction de cet arbre qui me fait
face : j’accomplis un acte conscient
latin. Formulé par Descartes, le et moi-même et entre moi et le monde. à mon insu. Le sujet se trouve ainsi dépossédé de sa – le « moi » est conscient ; la part inconsciente est intentionnel. La conscience im-
cogito est un terme qui désigne la souveraineté et la conscience de soi ne peut plus être chargée de se défendre contre toutes les pulsions du plique donc une forme de dua-
conscience humaine en tant que Comment concevoir la C’est ce que Husserl essaie de montrer : loin d’être une prise comme le modèle de toute vérité. « ça » et les exigences du « surmoi » ; lité entre un sujet et un objet,
sa caractéristique première est conscience ? chose ou une substance, la conscience est une activité L'inconscient n'est pas le non conscient  : mes sou- – le «  surmoi  » désigne l’instance psychique in- mais aussi une forme d’unité, de
d’être pensante et d’être le propre Que je sois certain que j’existe ne me dit pas encore de projection vers les choses. Elle est toujours au- venirs ne sont pas tous actuellement présents à ma consciente, exprimant la puissance des interdits liaison : c’est l’intentionnalité.
d’une subjectivité. Le cogito est qui je suis. Descartes répond que je suis « une subs- delà d’elle-même, qu’elle se projette vers le monde, conscience, mais ils sont disponibles (c'est le précons- intériorisés (interdit parental, interdits sociaux) qui
donc la certitude première de tance pensante » absolument distincte du corps. vers ses souvenirs vers ou l’avenir, à chaque fois cient). L'inconscient forme un système indépendant sont à l’origine du refoulement et du sentiment de conscience morale
toute conscience et le fond sur Pourtant, en faisant ainsi de la conscience une dans une relation – ou visée – que Husserl nomme qui ne peut pas devenir conscient sur une simple culpabilité. Le «  surmoi  » est celui qui interdit ou La conscience morale est la ca-
lequel tout acte de conscience «  chose  » existant indépendamment du corps et « intentionnelle ». injonction du sujet parce qu'il a été refoulé. C'est une autorise les actes du « moi ». pacité qu’a l’homme de pouvoir
prend naissance. Descartes le repliée sur elle-même, Descartes ne manque-t-il pas force psychique active, pulsionnelle, résultat d'un Je ne suis donc pas « maître dans ma propre maison », juger ses propres actions en
formule ainsi clairement dans la nature même de la conscience, comme ouverture La conscience que j’ai d’exister conflit intérieur entre des désirs qui cherchent à se et le conflit entre ces trois instances psychiques se bien comme en mal. Même si
le Discours de la méthode (1637) : sur le monde et sur soi ? peut-elle être remise en doute ? satisfaire et une personnalité qui leur oppose une manifeste par la névrose. La cure psychanalytique celle-ci est susceptible de nous
cogito ergo sum, « je pense, donc Je peux me tromper dans la résistance. consiste à retrouver un équilibre vivable entres les faire éprouver du remords ou
je suis ». connaissance que je crois avoir Il se produit en nous des phénomènes psychiques contraintes sociales et nos désirs. de nous faire avoir «  mauvaise
de moi (celui qui croyait être dont nous n’avons pas conscience, mais qui déter- L'inconscient ne pourra s'exprimer qu'indirecte- conscience  », elle fait pourtant
conscience courageux peut s’avérer n’être minent certains de nos actes conscients. Ainsi, nous ment dans les rêves, les lapsus et les symptômes notre dignité.
Il faut distinguer la conscience qu’un lâche, par exemple), mais pensons nous connaître, mais nous ignorons pour- névrotiques. Seule l'intervention d'un tiers, le psy- On peut penser ici à Rousseau

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d’objet de la conscience de soi, la pure conscience d’être, elle, est quoi nous avons de l’attrait ou de la répulsion à l’égard chanalyste, peut me délivrer de ce conflit entre moi qui, dans l’Émile, écrivait  :
comme le montrent bien en nécessairement vraie. Ainsi, Des- et moi-même, conflit que Freud suppose en tout « Conscience ! Conscience ! Instinct
français les deux expressions cartes, au terme de la démarche homme. divin, immortelle et céleste voix
suivantes : « avoir conscience (de du doute méthodique, découvre […] juge infaillible du bien et du
quelque chose) », qui signifie être le caractère absolument certain La conscience fait-elle la grandeur ou mal qui rend l’homme semblable
dans un rapport direct à un objet, de l’existence du sujet : « je pense, la misère de l’homme ? à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence
et « être conscient », qui signifie donc je suis ». Cette certitude de- Pascal répond qu’elle fait à la fois l’une et l’autre. de sa nature et la moralité de ses
que nous sommes à nous-mêmes meure, et rien ne peut la remettre Parce qu’elle rend l’homme responsable de ses actes, actions », montrant par-là que la
notre propre objet de conscience. en cause. la conscience définit l’essence de l’homme et en fait conscience est d’abord et avant
La conscience de soi peut être Descartes fait alors du phéno- sa dignité. J’ai conscience de ce que je fais et peux tout une réalité d’ordre moral,
définie comme le savoir intérieur mène de la conscience de soi le en répondre devant le tribunal de ma conscience voire sentimental. Elle peut ainsi
immédiat que l’homme possède fondement inébranlable de la et celui des hommes  : seul l’homme a accès à la se définir comme le sentiment que
de ses propres pensées, senti- vérité, sur lequel toute connais- dimension de la spiritualité et de la moralité. j’ai de ma propre existence an tant
ments et actes. sance doit prendre modèle pour Pourtant, parce que la conscience l’arrache à qu’existence morale.
Enfin, rappelons que le mot s’édifier. l’innocence du monde, l’homme connaît aussi
« conscience » est un terme mo- par elle sa misère, sa disproportion à l’égard de intuition
derne, qui n’existe pas en tant que L’intentionnalité de la l’univers et, surtout, le fait qu’il devra mourir. Acte de saisie immédiate d’une
tel dans l’Antiquité  : on parlait conscience Cependant, avoir conscience de soi, ce n’est pas chose par le sujet. L’intuition peut
alors d’âme pour désigner cette Que la conscience ne soit pas une lire en soi comme dans un livre ouvert; savoir que être sensible (je vois un arbre),
présence du sujet à lui-même et substance mais une relation, cela j’existe, ce n’est pas encore connaître qui je suis. mais aussi intellectuelle (je
aux choses. signifie que c’est par l’activité de Davantage même, c’est parce que je suis un être conçois un triangle). L’intuition
la conscience que le monde m’est de conscience que je peux me tromper sur ma est la forme la plus immédiate
conscience présent. Husserl tente, tout au condition, m’illusionner et me méconnaître : un que prend l’acte conscient.
intentionnelle long de son œuvre, de dégager animal dénué de conscience ne saurait se mentir
L’intentionnalité, du latin intentio, les structures fondamentales de à soi-même.  sujet/ objet
est un terme utilisé en phénomé- cette relation, à commencer par Le sujet est le producteur de la
no-logie par Husserl pour désigner la perception. Il montre ainsi que pensée : il s’agit de celui qui pense
l’acte par lequel la conscience se celle-ci est toujours prise dans un UN article du Monde à consulter et qui est conscient. L’objet est ce
rapporte à l’objet qu’elle vise. En réseau de significations  : je ne • Lacan entre Descartes et Freud p.9 qui est produit par le sujet qui
affirmant que « la conscience est peux percevoir que ce qui pour (Christian Delacampagne, 12 février 1999) pense  : il est ce dont le sujet est
toujours conscience de quelque Le Caravage, Narcisse, vers 1597-1599. moi a un sens. Sigmund Freud (1856-1939). conscient.

6 Le sujet Le sujet 7
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Descartes expose
Dissertation : La conscience Lacan entre Descartes et Freud
la découverte du cogito qui est le
Le philosophe Jean-Marie Vaysse s’interroge sur les origines métaphysiques de la
principe même de la conscience.
peut-elle être un fardeau ? psychanalyse freudienne.
Mais aussitôt après je pris garde

N
que, pendant que je voulais ainsi Le plan détaillé du développement ’en déplaise aux pédants ritualistes. On appelle ça, paraît- de la religion de la science, de cette «  métaphysique du
penser que tout était faux, il fal- I.  La conscience est la marque de la grandeur et aux cuistres, ce n’est il, le « retour du sujet ». Triste tendance «  positiviste  », Freud sujet  », dont la philosophie,
lait nécessairement que moi qui humaine.
pas une fois, mais deux, rengaine. Dans cette ambiance s’efforce de construire, du depuis Descartes, fait ses
le pensais fusse quelque chose  ; a)  La disposition de la conscience nous donne le
que la psychanalyse a été fondée : morose, une exception mérite concept d’inconscient, une délices  ? Il n’en est rien, et
et remarquant que cette vérité : je statut de sujet lucide et responsable de nos actes.
pense, donc je suis, était si ferme b)  Ce sont les exigences du corps qui peuvent da- la première fois par Freud, d’être signalée  : Jean-Marie théorie plus rigoureuse que l’apport essentiel de Lacan est
et si assurée, que toutes les plus vantage être vécues comme un fardeau : maladies, la seconde par Lacan. Et n’en Vaysse, professeur à l’université celle de Schopenhauer – et qui, de montrer pourquoi  : parce
extravagantes suppositions des travail, douleurs ; nous souffrons de vieillir trop vite. déplaise aux cagots, aux bigots de Toulouse-Le Mirail, a eu le en même temps, rende compte que la découverte freudienne
sceptiques n’étaient pas capables c) Les manifestations du corps et ses désirs, relayés et aux rustres, ce n’est pas Freud, courage de consacrer un essai des faits dont, dans sa pratique s’inscrit elle-même, qu’elle le
de l’ébranler, je jugeai que je par l’inconscient, peuvent alourdir et perturber la mais bien Lacan qui a tiré, des de cinq cents pages à l’histoire thérapeutique, il est témoin. veuille ou non, à l’intérieur
pouvais la recevoir sans scrupule conscience (psychanalyse).
découvertes psychanalytiques, torturée, problématique et ora- Au cœur de cette théorie  : d’une conception du «  sujet  »
pour le premier principe de la Transition  : Ne serait-il pas préférable de n’avoir
les conséquences les plus geuse du concept d’inconscient une réflexion sur la notion de comme «  garant  » de la vérité
philosophie que je cherchais. aucune conscience des limites de notre condition ?
Puis, examinant avec attention décisives pour la philosophie. – ou, plus exactement, de ses « symptôme » (ou de « signe »), qui dérive en droite ligne de
ce que j’étais, et voyant que je II. La conscience peut être malheureuse. Les philosophes, d’ailleurs, ne antécédents philosophiques et sur le problème même de la Descartes, la psychanalyse
pouvais feindre que je n’avais a) En tant qu’individu, la conscience de nos défauts s’y sont pas trompés. Dès 1955, depuis le début du XVIIe  siècle. « signification ». Ce n’est pas un demeure, de toute nécessité,
aucun corps, et qu’il n’y avait psychologiques est douloureuse. Heidegger, venu en Normandie Vaste voyage dans le temps, avec hasard si, remarque Jean-Marie partiellement tributaire de cette
aucun monde ni aucun lieu où b)  En tant qu’être humain, la conscience de notre pour participer au colloque visite obligatoire de quelques Vaysse après Michel Foucault, « métaphysique » qu’elle entend
je fusse ; mais que je ne pouvais condition ne peut susciter que l’incompréhension
organisé en son honneur à monuments qui ont pour nom L’Interprétation des rêves paraît dénoncer.
pas feindre pour cela que je n’étais et l’angoisse (Cf. Pascal).
Cerisy-la-Salle, décidait de Descartes, Pascal, Malebranche, en 1900, la même année que Cela ne l’empêche pas de
point ; et qu’au contraire de cela c) En tant que citoyen, la conscience des injustices et
même que je pensais à douter des déterminismes divers pesant sur nous n’incite prolonger sa visite pour passer Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, les Recherches logiques de contribuer à «  déconstruire  »
de la vérité des autres choses, il pas au bonheur. quelques jours en compagnie Fichte, Schelling, Schopenhauer, Husserl – deux livres qui, cette dernière – ainsi que
suivait très évidemment et très Transition : Mais prendre conscience des détermi- du psychanalyste français. Ce Nietzsche, Husserl, Merleau- au seuil de notre siècle, font Lacan, et, sur un autre mode,

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certainement que j’étais ; au lieu nismes n’est-il pas un moyen de s’en libérer ? dernier nouait, dans les années Ponty et Heidegger. éclater ce qu’on appelle, depuis, Derrida, l’ont montré. On aurait
que si j’eusse seulement cessé de suivantes, un dialogue amical la « crise de la représentation ». tort, toutefois, d’attribuer à
penser, encore que tout le reste « La grandeur de l’homme est avec Maurice Merleau-Ponty, La question du sujet La véritable découverte de l’influence du seul Heidegger
de ce que j’avais jamais imaginé L’analyse du sujet grande en ce qu’il se connaît
eût été vrai, je n’avais aucune I. Les termes du sujet misérable ; un arbre ne se Jean Hyppolite, Louis Althusser. Ce n’est pas le genre de balade Freud n’est donc pas celle de cette orientation « subversive »
raison de croire que j’eusse été : • Conscience : connaît pas misérable. » Plus récemment, Jacques qu’on fait en un week-end, fleur à l’inconscient, mais celle du de la pensée lacanienne. Car
je connus de là que j’étais une – sens psychologique  : faculté de se représenter sa (Pascal) Derrida, Alain Badiou et Alain la boutonnière et Guide vert sous fait que «  l’inconscient est l’influence philosophiquement
substance dont toute l’essence ou propre existence. Juranville, en France, ainsi que, le bras. Mais, pourvu qu’il dispose structuré comme un langage ». la plus décisive qui se
la nature n’est que de penser, et – sens moral : faculté de juger, ou de se représenter la III. La prise de conscience est libératrice. aux Etats-Unis, Stanley Cavell, d’un peu de temps, le pèlerin Il en résulte que le «  sujet  » soit exercée sur Lacan n’a
qui, pour être, n’a besoin d’aucun valeur morale de ses actes. a)  Sans conscience, le bonheur et la liberté ne ont compté parmi ses lecteurs : studieux ne regrettera pas ses lui-même n’est que l’effet d’une probablement pas été celle du
lieu, ni ne dépend d’aucune chose • Fardeau : seraient ni vécus, ni ressentis vraiment.
lecteurs critiques, parfois, mais efforts. Au cas, en effet, où il en structure qui le dépasse, et que « maître de Fribourg » mais, dès
matérielle. En sorte que ce moi, – idée d’absence de liberté, d’entrave. b) En matière morale, la conscience donne un idéal à
attentifs, toujours. aurait douté, Jean-Marie Vaysse le les prétentions de la conscience les années 30, celle d’un Russe
c’est-à-dire l’âme par laquelle je – idée d’efforts, de douleur. respecter, mais que l’on ne peut jamais parfaitement
suis ce que je suis, est entière- • Peut-elle : atteindre. Malheureusement, la psychana- convaincra sans peine du fait que, à exercer sa «  royauté  » sur de Paris qui s’appelait Alexandre
ment distincte du corps, et même – idée de possibilité, de choix. c) La conscience nous donne un projet d’existence, lyse ne suscite plus, aujourd’hui, dès le moment où, avec Descartes, l’esprit humain se trouvent à Kojève.
qu’elle est plus aisée à connaître – idée de légitimité. toujours susceptible de changer (Cf. Sartre). les mêmes passions que dans la notion de « sujet » est devenue jamais balayées.
que lui, et qu’encore qu’il ne fût les années 70. Cela ne veut pas centrale pour les philosophes Est-ce à dire que la psychanalyse Christian Delacampagne
point, elle ne laisserait pas d’être II. Les points du programme Conclusion dire que la puissance critique de occidentaux, la question de ce parviendra à nous débarrasser (12 février 1999)
tout ce qu’elle est. • La conscience. La conscience peut être vécue comme un fardeau,
cette forme de « pensée » (terme que nous nommons aujourd’hui
• L’existence et le temps. mais c’est également le fait d’être conscients de nos
que je préfère, ici, à celui de «  psychisme inconscient  » n’a
René Descartes, • La morale. propres limites qui nous en libère. Pourquoi cet article ?
Discours de la méthode, • Le bonheur. « science ») se soit, au fil des ans, plus cessé, elle non plus, de se En présentant dans cet article un ouvrage de Jean-Marie Vaysse
4e partie • La liberté. émoussée. Mais simplement poser. Davantage : cette question consacré à l’histoire philosophique de la notion d’inconscient,
Ce qu’il ne faut pas faire que le public lit moins, que les s’est, à partir de Schopenhauer, Christian Delacampagne nous rappelle que la psychanalyse s’est
La problématique Oublier la dimension positive de la conscience. constituée au sein d’une tradition philosophique moderne fondée
« je connus de là psychanalystes écrivent plus confondue avec l’énigme du sens
que j’étais La conscience que nous possédons peut-elle être mal, que les éditeurs somno- de l’existence. «  Inconscient  » sur la notion de sujet (découvert dans toute sa clarté par Descartes).
une substance considérée comme une charge nous empêchant de Les bons outils lent, et que les philosophes se est alors devenu synonyme L’histoire de l’inconscient peut se comprendre comme une tentative
dont toute l’essence jouir pleinement de l’existence ? • Pascal, Pensées.
sont empressés, après la grande de «  volonté  », et «  volonté  »,
de déconstruction de cette notion de sujet au profit d’une mise en
ou la nature n’est que Se rendre compte de ses propres défauts confère-t-il à • Sartre, La Nausée. lumière des structures générales qui régissent la pensée et l’action
de penser » l’homme de la grandeur ou nuit-il au contraire à son • Descartes, Méditations métaphysiques. effervescence de 68, de renouer synonyme de « vie ». Là-dessus, humaines, au premier rang desquelles le langage.
bonheur et à sa liberté ? • Saint Augustin, Confessions.  avec leurs vieilles habitudes spi- arrive Freud. Médecin, adepte

8 Le sujet Le sujet 9
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

La perception
MOTS CLÉS senties par les sens, ni un pur MOTS CLÉS (suite)
fragment d’étendue conçu par
aperception la raison. Il faudrait cesser de étendue
Mot inventé par Leibniz et repris confondre la perception avec L’étendue d’un corps, c’est la por-
ensuite par Kant dans la Critique autre chose qu’elle (sensation tion d’espace que celui-ci occupe
de la raison pure (aperception ou intellection) et lui restituer dans le réel. C’est parce que les

J
transcendantale), pour désigner sa spécificité. corps sont dans l’espace qu’ils sont
l’acte par lequel un sujet opère un étendus. Chaque corps occupe l’es-
retour réflexif sur ses perceptions ’ai la sensation d’une couleur ou d’une odeur, mais je perçois Comment pace de manière spécifique.
et en prend conscience. Leibniz toujours un objet doté de qualités sensibles (une table rouge peut-on sortir
de l’alternative ? évidence
oppose ainsi l’aperception aux
« petites perceptions » qui sont des
et sentant la cire). Alors, si je ne perçois pas simplement du C’est Husserl qui nous donne Du latin  videre («  voir  »), l’évi-
perceptions inconscientes. rouge, mais une chose rouge, cela signifie que, quand je perçois, la solution : dans la perception, dence est ce qui s’impose comme

apparence
j’identifie des objets (l’objet table, ayant telles ou telles qualités la chose ne se donne ni morce-
lée dans une diversité de qua-
réel de façon immédiate et qui
peut ainsi être tenu pour vrai sans
L’apparence désigne d’abord le ca- sensibles) et que j’opère la synthèse des sensations provenant lités sensibles, ni comme une réflexion. Cependant, toute évi-
ractère fugitif et vague de ce que de mes différents sens. La question est alors de savoir d’une totalité parfaitement claire et dence n’est pas vraie, même si des
le sujet perçoit. L’apparence peut transparente pour la raison vérités peuvent êtres évidentes.
être sensible (il m’apparaît qu’il part comment s’opère cette synthèse, et d’autre part comment qui conçoit. Elle se donne « par
fait froid, alors qu’il fait tiède) je reconnais tel ou tel objet. esquisses  ». En effet, je peux inné
ou intellectuelle (il m’apparaît faire le tour de cette table que Est inné ce qui est donné à un être
que cette équation est vraie, alors j’ai sous les yeux  : j’ai sans à sa naissance et appartient de ce
qu’elle est fausse). Elle ne doit pas Comment articuler perception cesse conscience de l’existence fait à sa nature. S’oppose à acquis.
être confondue avec l’apparition et sensation ? d’une seule et même table, Un des problèmes essentiels est de
qui désigne l’acte par lequel un On peut soutenir que ce sont les différentes sen- alors même que la percep- déterminer, chez l’homme, les parts
phénomène est donné au sujet. sations qui vont s’additionner pour composer tion de cette table ne cesse respectives de l’inné et de l’acquis.
l’objet : la sensation du toucher de la table, de de varier. C’est l’essence de la
empirisme sa couleur et de sa forme, s’ajoutent les unes perception. Sens
Du grec empeiria, « expérience ». aux autres jusqu’à constituer la perception Chaque «  vécu  » de la table est Au nombre de cinq (toucher, goût,
Doctrine philosophique selon de l’objet «  table  ». C’est la solution défendue celui de la même table : ce n’est odorat, ouïe et vue), les sens sont
laquelle toutes nos idées et par les empiristes : la connaissance dérive de pas une représentation dans ce par quoi le sujet peut être mis

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connaissances sont dérivées de l’expérience, entièrement faite d’une accu- l’esprit ni une simple apparence. en rapport avec le réel sensible
l’expérience sensible. La raison, mulation de sensations. Nous avons d’abord Au contraire, chaque vécu de la situé hors de lui.
selon les empiristes, est elle-même des sensations, et ce sont elles qui composent table me la rend présente, mais
issue de l’expérience, aussi bien nos idées. d’un certain point de vue, sous sensible/ intelligible
extérieure (perception sensible), Mais comme ces sensations se présentent tou- un certain aspect ; c’est ainsi dans Est dit sensible tout ce qui
qu’intérieure (réflexion), et en dé- jours conjointement dans mon expérience un flux temporel d’esquisses concerne les objets accessibles
pend d’autant plus qu’elle permet sensitive, je finis par prendre l’habitude de les que chaque objet apparaît à la au moyen des cinq sens. Est dit
(grâce aux signes) de rassembler les unir  : je désigne alors leur union par un seul René Descartes (1591-1650). conscience, et il ne peut en être intelligible tout ce qui concerne
perceptions. À l’époque moderne, nom (je nomme « tulipe » l’union de certaines autrement : je ne peux pas, par l’intellect et ses objets (idées,
l’empirisme est un courant qui se odeurs, couleurs, et formes se présentant en- La perception est-elle définition, percevoir en même temps les six faces nombres).
développe fortement en Grande- semble). Au sens strict, toute chose n’est alors réductible à un acte de la raison ? d’un cube posé devant moi. Le propre de la chose
Bretagne avec John  Locke et Da- qu’une collection de sensations, unies sous une Se pose ici une alternative  : ou bien on sou- perçue, c’est donc de ne jamais pouvoir se donner sensualisme
vid  Hume. Kant s’opposera aux seule dénomination par une habitude. tient avec les empiristes que la perception tout entière à la conscience : un objet entièrement Le sensualisme est une doctrine
empiristes en affirmant l’existence se confond avec la sensation, mais alors elle présent, est un idéal toujours visé mais jamais atteint. qui veut ramener toutes nos
de structures a priori de l’esprit La perception est-elle n’offrirait qu’un pur divers sans unité ni connaissances aux sensations.
et, ainsi, la possibilité de connais- réductible à une somme signification propre  ; mais cela ne corres- OUTILS L’épicurisme, par exemple, est
sances non empiriques. de sensations ? pond en rien à notre expérience perceptive. • Descartes, Discours de la méthode  ; Méditations un sensualisme. Cela n’implique
Peut-on cependant réduire ainsi l’objet à une Ou bien on soutient avec Descartes que la métaphysiques. pas qu’il suffit de sentir pour
essence/ accident collection de qualités senties et la perception perception d’un objet se confond avec un acte • Locke, Essai sur l’entendement humain. connaître, mais seulement que,
Du latin esse, «  être  ». L’essence à une somme de sensations reçues ? Descartes de la raison : percevoir, c’est concevoir, ce qui • Merleau-Ponty, Phénoménologie sans sensation, aucune connais-
d’une chose, c’est sa nature, ce qui montre que c’est impossible  : prenons un fait aussi problème. Comme le note en effet de la perception. sance ne serait possible.
définit son être, ce qui fait qu’elle morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche ; Merleau-Ponty, devant la raison, un carré est
est ce qu’elle est. Ce terme s’oppose il est dur, odorant, et possède une forme dé- toujours un carré, qu’il repose sur l’une de synthèse
Edmund Husserl (1859-1938), philosophe allemand,
à « l’accident » qui désigne un ca- terminée. Mais si on l’approche d’une flamme, fondateur de la méthode phénoménologique.
ses bases ou sur l’un de ses sommets  ; mais un article du Monde Du grec sun, «  ensemble  », et
ractère de la chose qui aurait pu ces qualités sensibles disparaissent toutes ; et pour la perception, dans le second cas, il à consulter tithémi, « poser ». Opération de
ne pas être, qui existe par hasard. pourtant, chacun le reconnaîtra avec évidence, est à peine reconnaissable  : nous percevons l’esprit qui consiste à rassem-
Ainsi, par exemple, on peut consi- « la même cire demeure ». L’expérience révèle spontanément autre chose. Par conséquent, • Les neurobiologistes enquêtent sur la bler des éléments divers, et à
dérer que la raison est l’essence donc que la cire était, à mon insu, autre chose « Être, c’est être perçu. », il faut sans doute sortir de l’alternative si perception visuelle : lorsque « la vision construire un ensemble à partir
de l’homme (c’est ce qui fait ce que ce que je croyais : elle n’est pas un assem- Esse est percipi. l’on veut rendre compte de notre expérience aveugle » éclaire l'inconscient p.13 de ces principes. La synthèse s’op-
qu’il est), tandis que la couleur de blage de qualités sensibles  ; son essence doit (George Berkeley) perceptive réelle : l’objet perçu ne serait alors (Hervé Morin, 19 mai 1995) pose à l’analyse qui est un acte de
cheveux de chacun est un accident. être distinguée de son apparence. ni une pure collection de diverses qualités décomposition.

10 Le sujet Le sujet 11
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Bergson met en
Dissertation : Le réel se limite-t-il Les neurobiologistes enquêtent
lumière le rapport de la perception
à l’action intéressée et leur disso-
ciation chez l’artiste.
à ce que perçoivent nos sens ? sur la perception visuelle :
Auxiliaire de l’action, elle [la
perception] isole, dans l’en-
L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
• Le réel :
Lorsque la « vision aveugle » éclaire
l’inconscient
semble de la réalité, ce qui nous – tout ce qui existe concrètement.
intéresse  ; elle nous montre – contraire de ce qui est seulement imaginé, conçu,
moins les choses mêmes que le rêvé.
parti que nous en pouvons tirer. • Ce que perçoivent nos sens :
Par avance elle les classe, par
avance elle les étiquette ; nous
– toutes les informations fournies par nos cinq sens.
– référence à l’activité spécifique de perception, qui ne
L’étude de certaines affections cérébrales permet de distinguer deux types de
regardons à peine l’objet, il nous se limite pas à une simple sensation passive. perception visuelle.
suffit de savoir à quelle catégo- • Se limite-t-il :
rie il appartient. Mais, de loin en
loin, par un accident heureux,
des hommes surgissent dont
les sens ou la conscience sont
moins adhérents à la vie. La
– idée de restriction, par rapport à une opinion
courante ou à une définition possible.
– idée d’objectivité, de délimitation exacte des
contours. II. La perception sensorielle possède de nombreuses
limites.
A u volant d’une voiture, il
arrive fréquemment que
le conducteur freine bru-
talement afin d’éviter un obstacle
qui surgit devant son véhicule
les neurologues se gardent bien de
la relier à l’inconscient freudien.
Ils préfèrent la traquer du côté
animal, en particulier chez les pri-
mates. De fait, en 1965, l’éthologue
champ aveugle. Les patients ont
pu accomplir ces tâches avec une
précision assez bonne, adaptant la
pince formée par le pouce et l’index
à la forme des objets à saisir, et
mettant en jeu la conscience percep-
tive. Ainsi, certains patients, partiel-
lement insensibilisés à la suite d’une
lésion cérébrale, peuvent pointer
un endroit de leur corps qui vient
nature a oublié d’attacher leur II. Les points du programme a) Le rôle des facultés mentales est déterminant dans − ballon, cycliste ou animal − avant Nicolas Humphrey, de l’université orientant la carte selon l’axe de la d’être stimulé, alors même qu’ils
faculté de percevoir à leur fa- • La perception. la perception : elles ne sont pourtant pas elles-mêmes même de l’avoir clairement iden- de Cambridge, a noté que sa gue- fente. Mais lorsqu’on introduisait déclarent n’avoir pas senti qu’ils
culté d’agir. Quand ils regardent • La matière et l’esprit. perçues. tifié. Cette expérience familière non Helen, privée de cortex visuel, un délai entre la présentation du avaient été touchés. Ce phénomène
une chose, ils la voient pour • La théorie et l’expérience. b)  La perception sensorielle est une connaissance montre la complexité de la per- pouvait ramasser des objets et stimulus et la réponse motrice, cette de blindtouch est l’équivalent pour
elle, et non plus pour eux. Ils • L’interprétation. « confuse » (Descartes), puisqu’elle ne retranscrit pas ception visuelle et les différents éviter des obstacles. Depuis lors, dernière se faisait moins précise. le toucher du blindsight pour la
ne perçoivent plus simplement fidèlement la nature de l’objet perçu. niveaux de « conscience » qui y sont il a été clairement démontré que Chez l’individu normal, les réponses vision.
en vue d’agir  ; ils perçoivent L’accroche c) On peut même supposer que la réalité de l’esprit associés. Elle illustre les conclusions les macaques pouvaient présenter motrices sont également moins Parmi d’autres, ces observations
pour percevoir, – pour rien, La formule «  Je crois ce que je vois  » est souvent est plus certaine que celle des corps sur lesquels des d’un nombre croissant de neurolo- une « vision aveugle » similaire à précises après un court délai, ou plaident pour l’hypothèse d’une or-
pour le plaisir. Par un certain employée pour mettre en doute quelque chose illusions sont toujours possibles. celle de l’homme.

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gues, qui considèrent qu’il existe lorsqu’il est demandé de décrire ganisation du cerveau en modules
côté d’eux-mêmes, soit par leur tant que l’on n’en a pas eu de preuve tangible, Transition : Comment garantir la preuve de l’existence différents modes de représentations l’objet présenté. « Tout ce passe donc spécialisés dans diverses formes
conscience soit par un de leurs perceptible. d’une réalité appelée « esprit » ? mentales conscients et inconscients Systèmes comme si deux systèmes de traite- de perception, conscientes ou non.
sens, ils naissent détachés  ; et, utilisés pour des tâches distinctes et indépendants ment de l’information coexistaient, L’identification des mouvements,
selon que ce détachement est La problématique III. Le terme réel a un sens limité. faisant appel à des systèmes neuro- Faut-il pour autant voir dans la explique Marie-Thérèse Pérenin. des formes, des couleurs, ou même
celui de tel ou tel sens, ou de la La perception est-elle un critère suffisant pour dé- a) Le réel au sens scientifique regroupe tout ce qui a naux séparés et complémentaires. blindsight la survivance d’une vi- Le système pragmatique, qui est le des visages et des expressions
conscience, ils sont peintres ou terminer ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? Est-elle été vérifié expérimentalement et qui n’est pas pour Pour parvenir à ces conclusions pro- sion archaïque ? « Il est vrai qu’elle seul à subsister chez les patients, faciales, ne sont que quelques-
sculpteurs, musiciens ou poètes. fidèle à la nature réelle des choses  ? Peut-elle tout autant perçu tel quel par nos sens. Sa constitution visoires, les neuropsychologues se s’apparente à celle de vertébrés in- est précis et rapide. Mais il est très uns des modes de traitement de
C’est donc bien une vision plus englober ? et ses limites font l’objet de théories en constante sont particulièrement intéressés, férieurs, reconnaît Marc Jeannerod, instable. Tandis que le système sym- l’information visuelle connus, dé-
directe de la réalité que nous évolution, à mesure que les sciences avancent. depuis une vingtaine d’années, à qui dirige l’unité Vision et motricité bolique, qui leur fait défaut, permet voilés au hasard des pathologies
trouvons dans les différents Le plan b)  Le réel au sens objectif est donc impossible à une pathologie hors du commun, de l’Inserm à Lyon. La grenouille, qui à l’homme normal d’identifier l’ob- et des accidents. C’est pourquoi
arts ; et c’est parce que l’artiste détaillé délimiter, puisque chacun a aussi un point de vue qui la vision inconsciente ou aveugle n’a pas de cortex, est ainsi capable, jet, de le nommer. » Cette opération il apparaît illusoire, estiment les
songe moins à utiliser sa percep- du dévelop- dépend de sa façon d’interpréter, de son expérience (blindsight, selon la terminologie dit-il, de localiser très précisément plus complexe, consciente, est aussi neurologues, d’espérer identifier,
tion qu’il perçoit un plus grand pement et de ses projets. anglo-saxonne). C’est en 1974 que des objets en mouvement. » Cela plus lente. s’il existe, un siège unique de la
nombre de choses. I.  La réalité est le premier cas de blindsight a été lui permet, entre autres, de gober L’intérêt de cette distinction entre conscience perceptive.
délimitée par la Conclusion clairement identifié par un psy- des insectes au vol. Sans faire un réponse pragmatique et symbo-
Henri Bergson, perception. Le réel ne se limite pas à ce que perçoivent nos sens, chologue de l’université d’Oxford. saut trop rapide entre le batracien lique est qu’elle s’applique à d’autres Hervé Morin
La Pensée et le mouvant a)  Est d’abord dans la mesure où le terme «  réel  » suppose une Laurence Weiskrantz avait alors « et l’homme, il est de plus en plus types de déficiences spectaculaires (19 mai 1995)
jugé réel ce sorte d’idéal d’objectivité, ou au contraire une vision découvert » un sujet qui avait perdu admis que divers types de vision
qui est perçu nécessairement subjective du monde extérieur. la moitié de son champ visuel après ont pu se superposer au cours de
« C’est donc bien concrètement, avoir été opéré d’une tumeur du cer- l’évolution des espèces. pourquoi qui parvient à percevoir visuelle-
une vision plus par opposition Les bons outils veau. « Daniel T. » restait néanmoins Une expérience récente, menée par cet article ? ment un mouvement qui apparaît
directe de la réalité à ce qui est rêvé, • Descartes analyse la perception d’un morceau de capable de suivre du regard et de Marie-Thérèse Pérenin et Yves Ros- dans le champ de vision de son œil
que nous trouvons
espéré, projeté. cire dans Les Méditations métaphysiques. saisir des objets circulant dans son setti, de l’équipe de Marc Jeannerod, Dans cet article, Hervé Morin non fonctionnel). Par l’évocation
dans les différents
arts ; et c’est parce b)  Toute la dé- • Berkeley montre le type de réalité des choses perçues champ aveugle. Le plus étonnant semble ainsi étayer l’existence chez met en lumière les cas de vision de ce type d’expériences, l’auteur
que l’artiste songe marche scienti- dans Les Principes de la connaissance humaine. est qu’il n’était pas conscient de l’homme de deux systèmes visuels aveugle (blindsight) qui sont des met en évidence le lien profond
moins à utiliser fique s’attache ses capacités visuelles, qualifiées indépendants et complémentaires. cas de perceptions étudiés par la qui unit la perception et l’incons-
sa perception qu’il au critère de ce qui est vérifiable par la perception de résiduelles, et ne les mettait en Ces chercheurs ont demandé à des neuropsychologie  : un individu cient (pas au sens freudien du
perçoit un plus sensorielle (directe et naturelle) ou par des instruments Ce qu’il ne faut pas faire œuvre qu’à la demande des expéri- patients atteints de cécité partielle parvient à percevoir un objet sans terme), et pose par là la question
Dresser un cataloguer de choses réelles, mais
grand nombre d’optique (perception artificielle). mentateurs. de placer une carte dans une fente le percevoir pleinement pour au- de la structure de la perception
non perçues (atomes, etc.).
de choses » Transition  : Nos sens ne sont donc pas les seuls à Cette vision inconsciente n’est ce- ou de saisir différents objets rec- tant (ainsi, par exemple, un borgne consciente chez l’homme.
entrer en jeu. pendant pas propre à l’homme, et tangulaires présentés dans leur

12 Le sujet Le sujet 13
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Autrui
MOTS CLÉS En quel sens ai-je MOTS CLÉS (suite)
besoin d’autrui pour
autre/ autrui être conscient de moi- respect
L’autre est tout ce qui n’est pas même ? Reconnaissance de la dignité
moi (un objet, un animal, un Pour Hobbes, j’ai besoin d’autrui d’autrui en tant qu’elle équivaut
homme, etc.). parce qu’il est dans la nature à la sienne propre. Kant définit le
Autrui désigne l’autre en tant humaine de désirer qu’autrui ad- respect comme le sentiment par
que personne humaine et donc mette ma supériorité. La nature lequel nous prenons conscience
en tant qu’alter ego, c’est-à-dire humaine révèle donc un désir de de la loi morale en nous.
en tant qu’il est un autre moi- pouvoir sur autrui.

Q
même. Hegel juge cette thèse insuffi- solipsisme
Autrui est donc à la fois un autre sante, car Hobbes suppose une Formé du latin solus (« seul ») et
moi, et un autre que moi. C’est u’est-ce qu’autrui  ? Un autre moi-même, c’est-à-dire nature humaine antérieure à la ipse (« soi-même »), le solipsisme
cet entrelacement du même celui qui est à la fois comme moi et autre que moi. rencontre d’autrui. Mais selon est l’acte par lequel un sujet se
et de l’autre en autrui qui fait Hegel, je ne suis homme que si saisit comme étant seul avec
l’objet d’un questionnement Rencontrer autrui, cela suppose donc d’une part la vie en l’on m’accorde ce statut. Le désir lui-même et ainsi radicalement
philosophique. communauté ; mais d’autre part, comme je ne saurais être moral de pouvoir, et donc le besoin coupé du monde et des hommes.

compassion
tout seul, la moralité elle-même suppose la rencontre d’autrui. d’autrui n’est pas seulement révé-
lateur, mais bien constitutif de
On peut ainsi opposer l’attitude
solipsiste à l’acte intersubjectif
Sentiment qui nous fait éprouver mon humanité. qui ne me «  coupe  » pas des
la souffrance d’autrui. Compatir, Comment définir ce qu’est moi. En termes platoniciens, autrui entrelace Selon Hegel, l’humanité ne autres mais qui me met en rap-
c’est littéralement «  souffrir autrui ? le même et l’autre. nous est pas donnée à la nais- port avec eux.
avec  » l’autre. Rousseau pose La réponse semble simple : autrui, ce sont les sance, au contraire, elle est
la compassion – appelée aussi
pitié et suscitée par le malheur
autres hommes dans leur ensemble. Cela signi-
fie que je ne comprends jamais autrui comme
Quel rapport existe-t-il entre moi et
autrui ?
gagnée si nous voyons autrui
nous l’accorder, car c’est lui
Zoom sur...
d’autrui – comme le sentiment étant seulement autre chose que moi, une chose Nous avons retenu du solipsisme cartésien qui me donne le statut d’être La conception Husserlienne de
caractéristique de la nature parmi les choses. Dès la perception, je ne vise l’idée que le moi est plus certain que le monde : humain. l'intersubjectivité
humaine. pas autrui comme je vise une chose inerte, il y a d’abord le moi, puis ensuite seulement le
c’est-à-dire comme une pure altérité  : autrui monde et autrui. Selon Descartes en effet, je Pour Husserl, la visée d’autrui
humanité/ animalité est tout à la fois autre que moi et identique à n’ai pas besoin d’autrui pour avoir conscience un homme, c’est-à-dire comme étant libre ; et est en soi spécifique et diffère
Par opposition à l’animalité de moi ; mais tout seul, puis-je avoir conscience « Une conscience de soi qui est en acceptant de reconnaître le maître, l’esclave de la visée de tout autre objet

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qui désigne les caractéristiques d’exister ? pour une autre conscience de accepte d’être asservi, c’est-à-dire de ne pas être intentionnel, parce que je sais
communes à l’ensemble des soi n’est pas seulement pour elle lui-même reconnu comme homme. qu’autrui me voit le voir : autrui
espèces animales dont l’homme Husserl va montrer que la conscience n’est pas comme pur objet, mais comme est bien un objet de ma percep-
fait partie, l’humanité est une substance, mais une ouverture à l’altérité : son autre soi. » Quel rôle autrui joue-t-il dans tion parmi tous les autres, mais
l’ensemble des caractéristiques je n’ai pas d’abord conscience de moi, puis (Hegel) la moralité ? il diffère de tous les autres objets
spécifiques au genre humain. d’autrui et du monde, parce que ma conscience Selon Hegel, c’est finalement le maître qui de- parce que je suis moi-même un
Sur le plan moral, l’humanité est d’emblée rapport au monde et à autrui. Le vient inhumain en refusant le statut d’homme objet de sa perception. Il est vrai
en moi comme en autrui est monde dont je suis conscient n’est pas un désert Il faut le miroir de l’autre pour que la à l’esclave. Il est en réalité esclave de son désir que c’est également le cas avec les
considérée par Kant comme ce vide, car je peux deviner la trace d’autrui der- conscience de nous-même ne soit pas une qui l’enchaîne au plaisir. Faisant d’autrui un animaux  : mais même si je sais
qui nous confère un caractère rière les choses : le chemin sur lequel je marche illusion : ce qui différencie le fou qui se prend moyen d’assouvir ses désirs, et non une fin en qu’un animal me voit lorsque
sacré, qui oblige absolument et n’a pas été tracé par mes seuls pas. pour Napoléon, et Napoléon lui-même, c’est soi, le maître méconnaît la liberté véritable : je le regarde, je ne sais pas quel
sans restriction au respect. qu’autrui ne reconnaît pas que le fou est ce qu’il je ne suis vraiment libre que si je reconnais sens il peut bien donner à cette
En quoi la visée d’autrui est-elle croit être. Or, la reconnaissance par l’autre ne autrui, malgré toutes ses différences, comme perception.
intersubjectivité spécifique ? passe pas simplement par la reconnaissance de étant le même que moi (voir zoom ci-contre). Face à autrui, je peux m’assurer
Du latin inter, « entre », et subjec- À même la perception, je distingue moi, les l’autre : tel est le véritable sens de la dialectique La moralité ne se fonde donc pas sur un de la signification qu’il donne à
tus, « sujet ». Terme phénoméno- autres choses que moi, et autrui, c’est-à-dire du maître et de l’esclave. prétendu «  droit à la différence  », bien au ce qu’il voit de moi par le langage :
logique utilisé par Husserl pour l’autre moi. Husserl montre que cette distinc- contraire  : c’est parce qu’autrui, malgré ses parce qu’autrui peut me parler,
désigner la relation réciproque tion, qui semble toute naturelle, est en fait très Qu’est-ce que la reconnaissance différences, appartient au même, c’est-à-dire à je suis face à lui en situation de
des consciences les unes avec les complexe, et repose en dernière analyse sur d’autrui ? l’humanité, que j’ai des devoirs moraux envers compréhension réciproque.
autres, comme étant à l’origine le langage  : autrui, à la différence des choses, Je reconnais autrui comme un homme, et en lui ; c’est pourquoi Rousseau faisait de la pitié, Paresser lorsqu’on a du travail
de la constitution d’un monde répond quand je lui parle. échange, il fait de même. Hegel va montrer sentiment naturel par lequel je m’identifie sous le regard de son chien n’est
commun. Par le langage, je suis avec autrui en situation en quoi cette thèse est absurde : si je cesse de aux souffrances d’autrui, le fondement de la pas un problème ; mais si autrui
Autrui n’est pas coupé de moi, de compréhension réciproque (ce pourquoi, dominer autrui, si je le reconnais comme un moralité.  me voit dans cette situation, j’en
mais je le découvre en même d’ailleurs, je ne me comporte pas de la même autre homme, alors, c’est lui qui va me dominer. suis gêné, parce que je sais le
temps que moi-même dans la façon seul que devant autrui). Le langage fonde La reconnaissance est donc pour Hegel «  une sens qu’il donne à mon comporte-
possibilité du dialogue et le par- donc la «  communauté intersubjective  ». Un rivalité à mort  » dont l’enjeu est le choix un article du Monde ment. Autrui n’est donc pas celui
tage d’un monde commun. langage que je serais seul à comprendre serait entre la vie et la liberté. Dans la lutte pour la à consulter qui a des devoirs envers moi ; c’est
au mieux un code, au pire un charabia : par le reconnaissance, l’esclave est le premier à lâcher bien plutôt moi qui ai toujours
personne seul fait que je parle une langue, je ne suis jamais prise : il préfère abandonner sa liberté plutôt • Des animaux doués d’empathie p. 17 des devoirs envers lui, parce que
Désigne autrui en tant qu’entité seul, parce que parler une langue, c’est d’emblée que de risquer sa vie. Le maître arrive donc à (Pierre Le Hir, 27 février 2010) c’est aussi à travers lui que je
morale qu’il me faut respecter. Socrate. appartenir à une communauté. obliger l’autre à le reconnaître comme étant me juge.

14 Le sujet Le sujet 15
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Platon montre à
travers ce dialogue entre Socrate
Dissertation : Qu’est-ce que comprendre autrui ? Des animaux doués d’empathie
et Alcibiade que la véritable L’analyse du sujet b) Cette extériorité m’amène

C
connaissance de soi nécessite la I. Les termes du sujet plutôt à le juger (exemple ’est une scène de la vie des vieux époux finissent par se qu’elle donnera accès à de la l’apparition des soins parentaux.
médiation d’un autre que soi. • Comprendre : de la honte, développé par ordinaire. Une aveugle, ressembler, un attelage de chiens nourriture à un congénère, mais « Pendant 200 millions d’années
– idée de connaissance théorique, Sartre). désorientée, cherche son de traîneau se meut comme un pas à lui-même ? d’évolution des mammifères, les
SOCRATE – Comment faire pour de raisonnement. c)  Du point de vue affectif, chemin. Une voyante vient à corps unique, un chimpanzé Pour Frans de Wall, la réponse femelles sensibles à leur pro-
nous en rendre compte le plus – idée de sentiment, de sympathie. son extériorité peut aussi son secours, la guidant de la baille à la vue d’un congénère tient en un mot  : l’empathie, géniture se reproduisirent da-
clairement ? Nous avons reconnu • Autrui : devenir une rivalité, au point voix. L’infirme la remercie par se décrochant la mâchoire, précisément, ou le souci du vantage que les femelles froides
en effet que, si nous connaissons – tout autre individu. que l’amour-propre en sort de bruyantes effusions. Scène et rit quand l’autre s’esclaffe. bien-être d’autrui. Même et distantes. Il s’est sûrement
cela, nous nous connaîtrons aussi – toute personne considérée exacerbé (cf. analyse de Rous- ordinaire, à cela près qu’elle se Mieux, cette contagion franchit lorsque cet autre n’appartient exercé une incroyable pression
nous-mêmes. Au nom des dieux, comme sujet doté de conscience. seau dans l’Émile). passe en Thaïlande, dans un parc la barrière des espèces : ainsi un pas à la même espèce que soi. de sélection sur cette sensibi-
cette sage inscription* de Delphes, Transition  : Comment ex- naturel, et que les deux prota- singe rhésus bébé reproduit-il les On a vu, dans un zoo, une ti- lité », suppose le chercheur. Voilà
que nous avons mentionnée tout à II. Les points du programme pliquer alors les relations gonistes sont des éléphantes. mouvements de la bouche d’un gresse du Bengale nourrir des pourquoi les mammifères, dont
l’heure, la comprenons-nous bien ? • Autrui. d’amour ou d’amitié sin- Cet exemple est l’un de ceux expérimentateur humain. porcelets. Un bonobo hisser un les petits, allaités, réclament plus
ALCIBIADE – Que veux-tu dire par • La vérité. cères ? dont fourmille le nouveau livre Mais l’empathie a des expres- oiseau inanimé au sommet d’un d’attention que ceux d’autres
là, Socrate ? • La morale. de l’éthologue Frans de Waal, sions plus élaborées. Dans le arbre pour tenter de le faire vo- animaux, seraient les plus doués
SOCRATE – Je vais t’expliquer ce III.  Autrui est compris spécialiste des primates et pro- parc national de Thaï, en Côte ler. Ou un chimpanzé remettre d’empathie. Et les femelles da-
que je soupçonne que signifie et L’accroche dans la mesure où il peut fesseur de psychologie à Atlanta d’Ivoire, des chimpanzés ont à l’eau un caneton malmené par vantage que les mâles. Un trait
recommande cette inscription. Je Dans le livre L’Attentat, de Y. Kha- et veut me comprendre. (Géorgie). Intitulée L’Âge de l’em- été observés léchant le sang de jeunes singes. que partageaient peut-être les
«  L’Enfer, c’est les autres.  » Cette formule
ne vois guère d’exemples propres dra, le personnage principal dé-
prononcée par Garcin dans Huis-Clos de Jean-
a)  La saisie de l’altérité pathie, cette passionnante leçon de compagnons attaqués par Dans ses formes les plus derniers grands reptiles. Ce qui
à l’éclaircir, en dehors de la vue. couvre que sa propre femme est Paul Sartre désigne le fait que les autres font fondamentale d’autrui se de choses, bousculant les fron- des léopards, et ralentissant simples, la «  sympathie  » ani- expliquerait pourquoi certains
ALCIBIADE – Comment dis-tu cela ? directement responsable d’une de moi une chose quand ils me jugent. fait grâce à son visage, à la tières entre l’homme et l’animal, l’allure pour permettre aux male − terme employé par oiseaux − probables descendants
SOCRATE – Réfléchis avec moi. Si attaque terroriste. fois parfaitement singu- est aussi un plaidoyer pour le blessés de suivre le groupe. Darwin lui-même − ne mobi- des dinosaures − semblent eux
ce précepte s’adressait à notre œil lier et totalement fragile : « vivre-ensemble » à l’usage de Dans la même communauté lise nullement des capacités aussi faire preuve de commi-
comme à un homme et lui disait : La problématique comprendre autrui signifie d’abord comprendre et nos sociétés. ont été décrits plusieurs cas cognitives complexes, réputées sération. Le rythme cardiaque
«  Vois-toi toi-même  », comment Quelles sont les exigences à remplir pour qu’il y expérimenter qu’il est autre (cf. analyse de Lévinas). « La cupidité a vécu, l’empathie d’adoption d’orphelins par des propres à l’homme. Elle met en d’une oie femelle s’accélère ainsi,
interpréterions-nous ce conseil  ? ait vraiment compréhension de l’autre  ? Faut-il b) Dans l’amour ou l’amitié, on attend même de ce est de mise, proclame l’auteur. adultes femelles, mais aussi par jeu, décrit l’éthologue, de purs battant la chamade, quand son
Ne serait-ce pas de regarder un le connaître intimement, et déjà un peu l’aimer  ? sujet qu’il comprenne notre propre personnalité. Il nous faut entièrement réviser des mâles. Une sollicitude qui mécanismes émotionnels. Des

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mâle est pris à partie par un
objet où l’œil se verrait lui-même ? Ou suffit-il d’une simple identification à soi ? Mais La compréhension est en même temps un appel à nos hypothèses sur la nature peut sembler naturelle pour des souris se montrent ainsi plus autre palmipède.
ALCIBIADE – Évidemment. s’agit-il alors vraiment de le comprendre en tant la compréhension réciproque. humaine. » À ceux, économistes animaux sociaux, qui trouvent sensibles à la douleur quand L’éthologue ne verse pas pour
SOCRATE – Cherchons donc parmi qu’être différent ? c)  Comprendre ne revient donc pas à posséder ou responsables politiques, qui un intérêt collectif à coopérer. elles ont vu souffrir d’autres autant dans l’angélisme.
les objets celui qu’il faut regarder l’autre, mais à établir une relation d’enrichissement la croient régie par la seule Comment l’expliquer, toute- souris dont elles sont familières. Comme pour les autres ani-
pour voir en même temps cet objet « La connaissance de soi n’est pas possible mutuel (exemple de l’amitié, développé par Kant). lutte pour la survie et, selon fois, lorsque l’individu n’a rien En revanche, des processus maux, « il existe chez l’homme
et nous-mêmes ? sans la présence de quelqu’un d’autre l’interprétation dévoyée que le à gagner à un comportement cognitifs entrent en jeu pour un penchant naturel à la com-
ALCIBIADE – C’est évidemment, qui soit notre ami. » darwinisme social a donnée de empathique, qui devient alors des modes de compassion plus pétition et à l’agressivité ». Mais
Socrate, un miroir ou un objet (Aristote) « Dans l’expérience même de ma la théorie de l’évolution, par proprement altruiste  ? Une complexes, nécessitant de se sa propension à la compassion
semblable. distance aux choses et à autrui, la sélection des individus les expérience a montré que des mettre à la place de l’autre. est « tout aussi naturelle ». Reste
SOCRATE – C’est juste. Et dans l’œil j’éprouve la présence sans distance plus performants, il oppose un singes rhésus refusaient, plu- Comme lorsqu’un chimpanzé que l’empathie n’est pas tou-
par lequel nous voyons, n’y a-t-il pas Le plan détaillé du développement d’autrui à moi. » autre principe, tout aussi actif sieurs jours durant, de tirer sur délaisse ses occupations pour jours vertueuse. C’est aussi sur
aussi quelque chose de cette sorte ? I. Comprendre autrui revient à l’identifier à soi. (Jean-Paul Sartre) que la compétition : l’empathie. une chaîne libérant de la nour- venir réconforter un congénère la capacité à ressentir les émo-
ALCIBIADE – Assurément. a)  Au sens intellectuel, la compréhension sup- C’est-à-dire la sensibilité aux riture si cette action envoyait molesté lors d’une rixe. tions d’autrui que se fondent la
SOCRATE – Eh bien, as-tu remarqué pose la saisie des intentions, des propos, par la émotions de l’autre. Une fa- une décharge électrique à un La compassion prendrait ses ra- cruauté et la torture.
que le visage de celui qui regarde disposition commune de raison (cf.  analyse de Conclusion culté compassionnelle qui, loin compagnon dont ils voyaient cines dans un processus évolutif
dans l’œil d’un autre se montre Malebranche). Comprendre autrui suppose un désir de compréhen- d’être l’apanage de l’homme, les convulsions. Préférant ainsi lointain, à une période bien an- Pierre Le Hir
dans la partie de l’œil qui lui fait b)  Au sens affectif, la compréhension suppose le sion réciproque et respectueux. est partagée par de nombreux endurer la faim qu’assister à la térieure à l’espèce humaine, avec (27 février 2010)
face, comme dans un miroir. C’est sentiment partagé à l’égard des plaisirs et des dou- mammifères, à commencer par souffrance d’un semblable.
ce que nous appelons pupille, leurs éprouvés par l’autre, via la sympathie naturelle les primates, les éléphants et les Autoprotection contre un spec-
parce que c’est une sorte d’image (cf.  analyse de Hume). Cela donne lieu au respect Ce qu’il ne faut pas faire dauphins. Et qui, de surcroît, est tacle dérangeant  ? Mais pour- pourquoi chez les animaux, cet article
de celui qui regarde dedans. moral minimal, parfois au pardon. Proposer une série de réponses sans établir vieille comme le monde. quoi, alors, un singe capucin cet article ? nous interroge sur notre propre
ALCIBIADE – C’est exact. de progression entre elles. Dans ses formes les plus ru- rapport à autrui, élément
Transition : La compréhension repose alors sur ce qui de laboratoire ayant le choix
SOCRATE – Donc un œil qui regarde est commun, et non sur ce qui est différent. L’autre dimentaires, ou les plus ar- entre deux jetons de couleurs Des animaux capables d’al- constitutif de notre humanité.
un autre œil et qui se fixe sur ce qu’il en tant qu’autre n’est-il jamais saisi comme tel ? chaïques, elle se manifeste par différentes, dont l’un lui vaut un truisme  ? C’est ce que ten- Cette réflexion sur les spécifici-
y a de meilleur en lui, ce par quoi il Les bons outils l’imitation, ou la synchronisa- morceau de pomme tandis que draient à montrer les travaux tés du comportement des êtres
voit, peut ainsi se voir lui-même. II. Rencontrer l’autre, en tant qu’autre, revient à • Hume, Enquête sur les principes de la morale. L’au- tion des comportements  : de l’autre garantit également cette de l’éthologue Frans de Waal, humains par rapport à celui des
ALCIBIADE – Évidemment.Platon, ne pas le comprendre. teur montre les parts respectives de l’amour-propre même que nous applaudissons récompense à un partenaire, spécialiste de l’étude du com- animaux ouvre ainsi une pas-
a)  Autrui est un sujet doté d’intériorité, je ne et du souci pour le bien d’autrui. sur le même tempo que nos opte-t-il pour le jeton assurant portement des primates. serelle sur deux autres thèmes
Platon, Premier Alcibiade peux par définition jamais me mettre totalement • Sartre, L’Être et le Néant (chap. « Le regard »). voisins à la fin d’un concert, que une gratification commune  ? En s’intéressant à l’empathie du programme : le vivant et la
* Il s'agit de l'inscription suivante « Connais-toi toi- à sa place, du fait de mon extériorité par rapport à lui • Montesquieu, «  contre l’esclavage  », De l’esprit deux promeneurs accordent la Mieux, pourquoi un chimpanzé telle qu’elle peut s’exprimer conscience.
même  », inscrite au fronton du temple d'Apollon
au sanctuaire grec de Delphes. (cf. analyse de Sartre). des lois. longueur de leurs pas, ou que ouvre-t-il une porte dont il sait

16 Le sujet Le sujet 17
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)

Le désir
Le désir est-il par
essence violent ?
ataraxie/ aponie Dans le Léviathan, Hobbes libido
Du grec ataraxia, «  absence de montre que le comportement Terme latin signifiant «  désir
troubles  ». État de tranquillité de humain est une perpétuelle amoureux ». Chez Freud, énergie
l’âme qui définit le bonheur et, ainsi, marche en avant du désir. Sitôt des tendances affectives, dont le

N
le but à atteindre pour les sagesses satisfait, il se porte sur un autre noyau est la pulsion sexuelle.
antiques (épicurisme et stoïcisme). ous éprouvons sans cesse des désirs : que le désir vise objet, et ainsi de suite à l’infini ;
L’aponie désigne quant à elle l’ab- un objet déterminé − une belle voiture − ou un état dif- mais comme les objets dési- passion
sence de troubles corporels. rables ne sont pas en nombre Du latin patior, «  souffrir  ». Il y a
fus et général – le bonheur −, désirer semble faire corps illimité, mon désir se heurte passion quand un désir, parvenu à
besoin avec l’élan même de la vie qui sans cesse nous entraîne au-delà tôt ou tard au désir d’autrui. dominer et orienter tous les autres,
Le besoin caractérise l’état de l’orga-
nisme lorsqu’il est privé de ce qui
de nous-mêmes  : vers les objets extérieurs pour nous les ap- Les autres deviennent non pas
seulement des concurrents,
aveugle l’homme au point qu’il en
devient dépendant. La sagesse serait
assure son fonctionnement : on dis- proprier, ou vers ce que nous voudrions être mais que nous ne mais bien des adversaires, car dans l’absence ou du moins la domi-
tingue le besoin vital − boire et man-
ger −, qui concerne la conservation
sommes pas. le meilleur moyen d’empêcher
le désir de l’autre de me barrer
nation des passions. La passion a été
particulièrement décrite et analysée
de l’individu, et le besoin sexuel, qui la route est de tuer l’ennemi. par la littérature dont elle fournit
assure la survie de l’espèce. Le besoin Parce qu’il est un être de désir, un des thèmes essentiels.
a donc un caractère nécessaire que le l’homme naturel est nécessai-
désir n’a pas nécessairement. rement violent : il faut un État plaisir
pour faire cesser « la guerre de Satisfaction ou agrément éprouvé
bonheur tous contre tous ». par le sujet. Le plaisir désigne sou-
État de plénitude et de satisfaction vent une satisfaction d’ordre sen-
durable dans le temps, par opposi- Tout désir est-il désir sible, mais il peut aussi être de na-
tion au plaisir éphémère. La philoso- de pouvoir ? ture esthétique et/ ou intellectuelle.
phie antique en fait le souverain bien, Dans le Traité de la nature hu- Il est bien souvent lié à la satisfaction
c’est-à-dire la fin suprême de la vie maine, Hobbes va plus loin. Je d’un désir préalable dont il est la fin.
humaine, indissociable de la vertu. ne désire un objet que parce

désir
qu’un autre le désire aussi : ce
que je désire, ce n’est pas l’objet
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Du latin desiderare, de de privatif lui-même, c’est en priver autrui La tripartition des désirs selon Épicure
et sidus, «  astre, étoile  ». Désirer, pour le forcer à reconnaître
c’est donc littéralement « cesser de que je peux obtenir ce qu’il se Il y a des désirs de trois sortes  : les
contempler une étoile » et regretter voit refusé. Tout désir aspire désirs naturels et nécessaires (boire
l’absence de l’astre qu’on ne voit à obtenir de l’autre l’aveu du quand on a soif, manger quand on a
plus. Cette étymologie met en lu- pouvoir, c’est-à-dire «  l’hon- Marc-Aurèle (121-180), empereur romain et philosophe faim, par exemple) ; les désirs naturels
mière le fait que le désir repose neur ». Tout désir, en tant qu’il vise avant tout à stoïcien. Les stoïciens partagent avec les épicuriens l’idée mais non nécessaires (manger des
d’abord sur une absence, sur un l’humiliation de l’autre, est désir de pouvoir. que notre état initial est celui du trouble intérieur, et qu’il mets délicats et savoureux ou satis-
manque. En ce sens, le désir peut En d’autres termes, je ne désire que médiatement faut précisément la philosophie pour parvenir à la paix de faire ce qu'Épicure nomme « les désirs
La naissance de Vénus, fresque de Pompéi. l’âme et donc au bonheur, conçu négativement comme
se définir comme la tendance ou indirectement un objet : ce que je désire im- du ventre  ») et enfin les désirs non
l’absence de troubles.
consciente à combler un manque. Le médiatement, c’est affirmer ma supériorité sur naturels et non nécessaires (comme
comblement de ce manque pouvant Le désir est-il essentiel pour Le désir peut-il être pleinement autrui  ; la possession de l’objet n’est ici qu’un désirer la fortune ou les honneurs).
prendre la forme du plaisir. comprendre ce qu’est l’homme ? satisfait ? moyen. stoïcienne. Les premiers désirs sont faciles à
Si Spinoza a pu faire du désir l’essence même Dans le désir, il n’est pas dit que j’aspire vraiment S’arracher à la peur superstitieuse de la mort satisfaire et procurent un plaisir
éros de l’homme, c’est que désirer n’est pas un phé- à une satisfaction qui fasse disparaître tout désir. Faut-il chercher à maîtriser et des dieux et s’en tenir aux désirs naturels et parfait, parce que le plaisir est une
Divinité de l’amour chez les grecs. nomène accidentel mais bien le signe de notre Le désir est contradictoire car il veut et ne veut ses désirs ? nécessaires, qui sont tout à la fois faciles à combler qualité insusceptible de degré. Les
Symbole de l’amour et du désir sen- condition humaine. pas être satisfait : que serait, en effet, une vie sans Si le désir est insatiable, il risque d’entraîner et dont la satisfaction est source de plaisir, telle deuxièmes sont plaisants à satis-
suel, par opposition à philia, « l’ami- C’est d’abord le signe d’un manque : on ne désire désir, si ce n’est une vie morte ? l’homme dans des excès et de faire son malheur. est la morale épicurienne. Toutes deux dessi- faire, mais peuvent générer des
tié » et agapê, « l’amour » (selon une que ce que l’on n’a pas. Il y aurait au cœur de Par ailleurs, le désir sent confusément qu’aucun Les sagesses antiques préconisaient ainsi une nent l’idéal d’une sagesse humaine fondée sur habitudes qui nous font dépendre
dimension affective et morale). Éros l’homme une absence de plénitude et un inachève- objet n’est à même de le satisfaire pleinement. discipline des désirs. L’homme est malheureux l’absence de troubles (ou ataraxie) et l’harmonie des caprices du hasard  : celui qui
est présenté comme un démon dans ment qui aspireraient à se combler et qui seraient C’est pourquoi, à la différence du besoin, il est parce qu’il désire trop et mal. Apprendre à désirer avec la nature. s'accoutume au luxe risque de souf-
le Banquet de Platon. Fils de pénia à l’origine de la dynamique même de l’existence. illimité, insatiable et sans cesse guetté par la seulement ce que l’on peut atteindre, en restant frir, si les circonstances le privent
(« le manque ») et de poros (« la res- démesure, comme le montre Platon dans le dans les bornes du raisonnable, telle est la morale de sa fortune. Les derniers désirs
source »), il est un être intermédiaire, Gorgias quand il compare l’homme qui désire à « Malheur à qui n’a plus rien enfin sont illimités : celui qui veut
entre les dieux et les mortels. Éros ne « Le désir (cupiditas) est l’essence un tonneau percé qui ne peut jamais être rempli. à désirer ! Il perd ainsi tout ce qu’il la richesse n'en aura jamais assez
peut être de nature purement divine même de l’homme, en tant qu’elle est Selon Schopenhauer, la vie d’un être de désir un articles du Monde possède. On jouit moins de ce qu’on et connaîtra une insatisfaction per-
(les dieux ne désirent pas puisqu’ils conçue comme déterminée, par une est donc comme un pendule qui oscille entre la à consulter obtient que de ce qu’on espère, pétuelle. Qui recherche le plaisir
sont comblés), mais il n’est pas non quelconque affection d’elle-même, souffrance (quand le désir n’est pas satisfait, et
et l’on n’est heureux qu’avant véritable devra donc s'en tenir à la
à faire quelque chose. […] Le désir d’être heureux. »
plus comme pénia, un pur manque. que le manque se fait douloureusement sentir) • Vivre humainement parmi les humains p. 21 seule satisfaction des désirs naturels
est l’appétit qui a conscience de lui- (Rousseau)
C’est donc un démon (daïmôn) qui vit et l’ennui (quand le désir est provisoirement (Jean Birnbaum, 30 mai 2008) et nécessaires : il connaîtra alors un
en quête perpétuelle de satisfaction. même. » (Spinoza) satisfait). bonheur réel et durable.

18 Le sujet Le sujet 19
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé Dissertation : Le désir peut-il être désintéressé ?


Dans cet extrait, Platon oppose
deux conceptions du désir : celle du Transition : Pourtant, on peut aussi dé-
Vivre humainement parmi les humains
désir tempéré prônée par Socrate, sirer se comporter de façon morale et
et celle du désir illimité affirmée généreuse. Un chef-d’œuvre épicurien entre dans « Le Monde de la philosophie ». André Comte-
avec force par Calliclès.
II. Désir et morale ne sont pas opposés.
Sponville, qui vient de publier, aux éditions Hermann, un essai sur Lucrèce, l’a lu et relu.
Socrate – Considère si tu ne pourrais a) Le désir et le plaisir font juger de ce qui
pas assimiler chacune de ces deux est bien. Tout acte moral a pour moteur Quelle est la place En vieillissant, j’ai compris que divisé en six chants. Le texte de critique de la religion est pourtant
vies, la tempérante et l’incontinente, psychologique un désir (cf.  analyse de de Lucrèce et de sa ce n’était qu’un rêve (quand bien lui que j’ai le plus travaillé, c’est beaucoup plus vive, chez Lucrèce,
au cas de deux hommes, dont chacun Spinoza), dans la mesure où c’est lui seul pensée dans votre propre même ce rêve s’appelle la phi- sans conteste celui, dans le livre II, que chez son maître : il voit dans
itinéraire philosophique ? losophie), qui nous sépare de la que Lucrèce consacre au clinamen, le fanatisme et la superstition
posséderait de nombreux tonneaux, qui nous fait agir, et non la volonté. seule sagesse acceptable : non pas cette déviation indéterminée et l’une des causes principales du
l’un des tonneaux en bon état et rem- b) Le désir porte sur autrui, sur la connais- Elle est à la fois précoce, tardive et l’élimination de la nuit, que seule infime des atomes, qui explique malheur des hommes.
plis, celui-ci de vin, celui-là de miel, un sance, sur la beauté, sur des réalités qui décisive. Précoce, puisque je l’ai dé- la religion peut promettre, mais à la fois l’existence des mondes Il n’y en a pas moins chez lui
troisième de lait et beaucoup d’autres nous dépassent et qui ne constituent couvert à 19 ans, en khâgne  : le De son acceptation sereine. Épicure et celle, tout aussi incontestable une forme de piété ou, comme je
remplis d’autres liqueurs, toutes rares pas seulement notre bien-être matériel rerum natura était au programme, est un sage : il vit, l’expression est pour Lucrèce, de la liberté. C’est préférerais dire, de spiritualité  :
Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon, 1873. cette année-là, du concours de la de lui, « comme un dieu parmi les une théorie qu’on ne trouve ex- la piété, explique-t-il, ce n’est pas
et coûteuses et acquises au prix de (cf. analyse de Platon dans Le Banquet). rue d’Ulm. Je n’ai guère cessé, de- hommes ». Lucrèce n’est qu’un phi- posée dans aucun des textes d’Épi- courir les autels, ni se mettre à
mille peines et de difficultés ; mais Transition  : Dans ces situations, n’est-ce pas puis, de le relire. Pourquoi alors losophe poète, qui essaie de vivre cure qui sont parvenus jusqu’à genoux, ni faire vœu sur vœu  :
une fois ses tonneaux remplis, notre L’analyse du sujet toujours avec l’idée d’un intérêt que l’on agit ? parler d’une place tardive ? Parce humainement parmi les humains, nous, mais que toute l’Antiquité « C’est pouvoir, l’âme en paix,
homme n’y verserait plus rien, ne s’en I. Les termes du sujet que, pendant mes années de for- qui célèbre la sagesse et la lumière, tardive lui attribue, sous son nom contempler toute chose. » Ici, le
inquiéterait plus et serait tranquille • Le désir : mation ou dans mes premiers certes, mais sans pouvoir se libérer grec de parenklisis. Lucrèce, se- matérialisme touche à la spiritua-
à cet égard. L’autre aurait, comme le – tendance générale à obtenir ce que l’on n’a pas.
« Notre propre intérêt est livres, c’est surtout Épicure qui tout à fait de la nuit qui est en lon toute vraisemblance, n’en est lité. « Les innombrables lecteurs
premier, des liqueurs qu’il pourrait – tendance irrépressible, physique et/ ou psycho-
encore un merveilleux m’importait. Lucrèce, son génial lui, et qui est lui. C’est ce que j’ai donc pas l’inventeur. Il n’en reste de Lucrèce, dira Alain, savent ce
se procurer, quoique avec peine, mais logique.
instrument pour nous disciple latin, ne représentait pour essayé de comprendre dans mon pas moins que l’exposé qu’il en que c’est que sauver l’esprit en
crever les yeux agréablement. » moi qu’une voie d’accès − que dernier livre, Le Miel et l’Absinthe, fait est un texte extraordinaire, niant l’esprit. »
n’ayant que des tonneaux percés et • Désintéressé : je trouvais à la fois très fiable et sous-titré Poésie et philosophie chez souvent mal compris, où l’on voit La formule est très juste. Elle dé-
fêlés, il serait forcé de les remplir – idée d’indifférence à l’égard de son profit ou (Pascal) quelque peu décevante − vers son Lucrèce (Éd. Hermann). Lucrèce est ce que peut être un « matérialisme bouche sur ce que j’appelle une
jour et nuit sans relâche, sous peine bien-être personnel. maître, qui était, avec Spinoza et un épicurien paradoxal, et c’est de l’aléatoire », comme disait mon sagesse tragique : une sagesse qui
des plus grands ennuis. Si tu admets – idée de générosité, de don : contraire d’« égo- Marx, l’un de mes philosophes de en quoi il m’intéresse aujourd’hui maître et ami Louis Althusser, ne fait pas l’impasse sur la mort
prédilection. au moins autant que son maître. un matérialisme non fataliste, et la souffrance, une sagesse qui
que les deux vies sont pareilles au ïste », d’« individualiste ». III. Le terme intérêt n’est pas univoque. Concernant la fiabilité de Lucrèce, Le paradoxe est double, à la fois et même antifataliste, qui serait n’essaie pas de consoler, qui
cas de ces deux hommes, est-ce que a) L’intérêt au sens le plus trivial désigne ce qui

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j’avais assurément raison  : on formel et conceptuel. Épicure aussi et surtout un matérialisme n’offre pas un sens ou un salut,
tu soutiendras que la vie de l’homme II. Les points du programme nous est matériellement profitable, rejoignant ne peut rêver d’un disciple plus condamnait la poésie ; Lucrèce ex- de la liberté. mais qui tend vers un certain
déréglé est plus heureuse que celle • Le désir. ainsi l’avidité et l’égoïsme. Mais cela ne constitue intelligent, plus pénétrant, plus pose l’épicurisme en hexamètres C’est le texte de Lucrèce que j’ai le bonheur, même dans les difficul-
de l’homme réglé  ? Mon allégorie • Le bonheur. pas toujours notre intérêt véritable, ni le seul enthousiaste ! Vous savez que dactyliques. Épicure est peut-être plus travaillé. Mais ceux que j’ai le tés, et une certaine paix, même au
t’amène-t-elle à reconnaître que la vie • La morale. intérêt possible. d’Épicure, qui avait beaucoup écrit, le philosophe le plus lumineux de plus lus et relus, non comme un cœur des combats... C’est ce qui
on n’a conservé que trois lettres et toute l’Antiquité, le plus serein, le travail mais comme un plaisir, nous rend Lucrèce si proche, si
réglée vaut mieux que la vie déréglée, b)  D’un point de vue individuel, vivre selon la quelques fragments. Lucrèce, lui, plus heureux. Lucrèce, philosophe comme une émotion, comme un émouvant, si fraternel. 
ou n’es-tu pas convaincu ? L’accroche vertu constitue notre réel intérêt, qui n’est pas n’a écrit qu’un seul livre. Mais c’est épicurien, en tire le poème le plus repos dans la nuit ou le combat,
Calliclès – Je ne le suis pas, Socrate. Les hommes politiques parlent bien souvent au matériel (cf. analyse d’Épictète). un chef-d’œuvre, et le seul exposé sombre, le plus âpre, le plus an- c’est un passage quasi schopen-
L’homme aux tonneaux pleins n’a nom de l’intérêt général, et non au nom de leur c)  D’un point de vue collectif, l’intérêt général épicurien dont nous disposions goissé... Ce n’est pas seulement une hauerien du livre III, sur le diver- Propos recueillis par Jean
plus aucun plaisir, et c’est cela que seule ambition personnelle. est aussi un élément désiré ou voulu par le corps in extenso. Pour qui s’intéresse à question de sensibilité. Lucrèce est tissement, comme dira Pascal, et Birnbaum
j’appelais tout à l’heure vivre à la façon social, et il n’est pas individuel (cf.  analyse de l’épicurisme, il est donc plus que un philosophe tragique, ce qu’Épi- la mort (voir surtout les vers 1 046 (30 mai 2008)
précieux : il est irremplaçable. cure n’était pas. C’est ce qui me à 1 094), et un autre du livre IV, sur
d’une pierre, puisque, quand il les a La problématique Rousseau dans Le Contrat social). Pourquoi le trouvais-je alors déce- gêna longtemps chez Lucrèce, et l’amour, bouleversant d’érotisme
remplis, il n’a plus ni plaisir ni peine ; Le désir n’est-il pas, par nature, par définition, vant  ? Parce que je ne retrouvais qui me passionne aujourd’hui. C’est et de vérité, aux vers 1 030 à 1
mais ce qui fait l’agrément de la vie, tourné vers le bien-être et l’intérêt de celui qui dé- Conclusion pas en lui ce qui me bouleversait pourquoi je parlais d’une influence 134. Il n’est malheureusement pas pourquoi
c’est d’y verser le plus qu’on peut. sire ? Comment pourrait-on désirer ce qu’on jugerait Le désir peut être désintéressé, au sens où il dans les fragments d’Épicure : une paradoxalement tardive de son possible de les citer ici : je ne peux cet article ?
Socrate – Mais si l’on y verse beau- n’apporter ni bien ni plaisir ? Mais bien et plaisir ne se porte pas que vers l’intérêt matériel et certaine lumière, une certaine lé- œuvre sur mon travail  : je ne l’ai qu’y renvoyer le lecteur...
coup, n’est-il pas nécessaire qu’il s’en s’obtiennent-ils toujours en ne visant que le seul personnel. gèreté, une certaine grâce, comme lu d’abord que pour comprendre Cet article de Jean Birnbaum,
écoule beaucoup aussi et qu’il y ait de intérêt particulier ? Ne consistent-ils qu’en cela ?
une vérité heureuse, ou comme Épicure  ; ce n’est que depuis une Selon vous, où cet auteur s’entretenant ici avec le philo-
larges trous pour les écoulements ?
un bonheur qui serait vrai... Lu- quinzaine d’années qu’il m’im- trouve-t-il aujourd’hui sophe André Comte-Spon-
Ce qu’il ne faut pas faire crèce n’est pas seulement philo- porte pour lui-même, et davantage, son actualité la plus
Calliclès – Bien sûr. Le plan détaillé du développement sophe, vous le savez, c’est aussi parfois, que son maître... Pour le intense ? ville au sujet du philosophe
Socrate – [...] ce que tu veux dire, c’est I. Le désir vise notre bien-être particulier. S’en tenir à un seul sens des termes intérêt un immense poète, l’un des plus philosophe matérialiste que je suis, épicurien Lucrèce, exprime
qu’il faut avoir faim, et, quand on a a) Le désir porte sur ce que l’on ne possède pas : et désintéressé, sans les analyser de façon grands de toute l’Antiquité. Mais il n’est de sagesse acceptable que Trois points, qui sont liés, font de à quel point le poème de Lu-
complète. c’est un poète sombre, angoissé, tragique : c’est ma façon d’intégrer Lucrèce un auteur particulière-
faim, manger ? son objectif est de changer notre état grâce à l’ob- crèce (De natura rerum) est
douloureux... Épicure, c’est Mo- les objections que Nietzsche faisait ment nécessaire aujourd’hui  : le
Calliclès– Oui. tention de l’objet désiré (cf. définition de Platon). zart, du moins c’est à lui qu’il me à Épicure ou Spinoza, sans renoncer combat contre l’obscurantisme,
complexe et riche de sens.
Socrate – Et avoir soif, et, quand on a b)  Par-delà des objets spécifiques, le bonheur faisait penser. Lucrèce, ce serait pour autant ni au matérialisme ni l’exploration d’une spiritualité André Comte-Sponville nous
soif, se désaltérer ? peut être vu comme la satisfaction de toutes Les bons outils plutôt Schubert, en plus terrien, à la sagesse... sans Dieu, enfin la quête d’une montre à travers ses propos
Calliclès – Oui, et qu’il faut avoir nos inclinations, la réalisation parfaite de notre • Platon, dans Le Banquet, décrit l’« ascension » de ou Brahms, en plus sombre... J’étais sagesse tragique. Lucrèce est un que la sagesse tragique du
tous les autres désirs, pouvoir les intérêt (cf. définition de Kant). l’amour, du stade physique au stade immatériel et jeune : je préférais la grâce et la lu- Quel est le texte qui vous philosophe des Lumières. Pas plus matérialisme qui est le sien
satisfaire, et y trouver du plaisir c) L’indifférence à l’égard de notre intérêt, le sens intellectuel. mière ; ou plutôt (car je les préfère a le plus marqué, nourri, qu’Épicure, il ne fait profession et celui de Lucrèce conduit
pour vivre heureux. du sacrifice semblent plutôt des prescriptions de • Épicure, Lettre à Ménécée.
toujours) je rêvais qu’elles puissent et pourquoi ? d’athéisme  : les dieux existent,
à une pleine acceptation du
un jour éliminer, comme dit à mais très loin, dans les inter-
la morale, présentées comme des devoirs, non • Rousseau, Le Contrat social. peu près Lucrèce, les fantômes de Lucrèce n’a écrit qu’un seul ou- mondes, où ils sont trop heureux désir dans sa réalité.
Platon, Gorgias comme des désirs. • Spinoza, Éthique. la nuit... vrage, le De rerum natura, mais pour s’occuper des hommes. La

20 Le sujet Le sujet 21
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)


a priori
Formule latine signifiant  «  à
partir de ce qui vient avant  ».
Désigne ce qui est indépendant
L'existence et le temps existe, dans la mesure où seul
il est capable de se jeter hors de
lui-même pour se rapporter à soi
et au monde. Exister, c’est donc

I
de toute expérience. S’oppose être hors de soi, être en ex-tase
à a posteriori. Contre l’empi- l est impossible de définir le temps dans ses trois dimen- Qu'est-ce-que la durée ? permanente. Enfin, exister, en
risme, Kant soutient l’existence
de structures a priori qui pré-
sions (passé, présent et avenir)  ; définir le temps, ce se- À ce temps spatialisé, homogène et mesurable, il
faut donc opposer notre vécu interne du temps
tant qu’un acte ontologique (qui
concerne notre être) s’oppose à
cèdent et conditionnent notre rait dire : « le temps, c’est… ». Or, on ne peut demander ce ou «  durée  ». La durée, c’est le temps tel que nous vivre, en tant qu’acte biologique
connaissance du monde. qu’est le passé (qui n’est plus) ou l’avenir (qui n’est pas en- le ressentons quand nous ne cherchons pas à le
comprendre. Elle n’a pas la ponctualité abstraite
(qui concerne notre corps vivant).

durée core) : seul le présent est, mais le présent n’est pas la totalité du temps  : dans la durée telle que nous la vivons, finitude
Alors que le temps, comme du temps. notre passé immédiat, notre présent et notre futur Caractère de ce qui est fini, c’est-
grandeur physique homogène immédiat sont confondus. Tout geste qui s’esquisse à-dire borné dans l’espace et le
et mesurable, se réduit à une Plus qu’une chose à définir, le temps est la dimension de ma est empreint d’un passé et gros d’un avenir : se lever, temps. L’existence humaine peut
suite discontinue d’instants conscience, qui se reporte à partir de son présent vers l’ave- aller vers la porte et l’ouvrir, ce n’est pas pour notre être dite finie dans la mesure où
ponctuels, la durée désigne le
temps subjectif, tel que nous le
nir dans l’attente, vers le passé dans le souvenir et vers le vécu une succession d’instants, mais un seul et même
mouvement qui mêle le passé, le présent et l’avenir.
elle a un commencement (la nais-
sance) et une fin dans le temps (la
vivons, qui transcende toujours présent dans l’attention (saint Augustin). La durée n’est pas ponctuelle, elle est continue, parce mort). C’est l’horizon existentiel
l’instant ponctuel en empiétant que notre conscience dans son présent se rapporte de la mort qui fait que l’homme
sur le passé et l’avenir. Bergson toujours à son passé et se tourne déjà vers son avenir. ne peut pas ne pas être considéré
montre ainsi que la durée, ou En quoi la conscience Nous ne pouvons percevoir La durée non mesurable, hétérogène et continue comme fini.
temps vécu, est hétérogène, est-elle temporelle ? les choses que sous forme est donc le vrai visage du temps avant que notre
continue et qualitative, contrai- Husserl montre comment la de temps et d’espace ; et ces intelligence ne le décompose en instants distincts. identité
rement au temps physique, qui conscience est toujours conscience formes ne sont pas déduites Du latin idem, « même ». L’iden-
n’en est que la spatialisation intime du temps. Si je regarde à de la perception, parce tité d’une chose, c’est ce qui
abstraite pour les besoins de l’intérieur de moi, je n’y trouve pas que toute perception les Sous quel signe le temps place-t-il en part un être temporel que l’homme existe. Les fait qu’elle demeure la même
l’action. une identité fixe et fixée d’avance, suppose. La seule solution notre existence ? choses sont, mais seul l’homme existe (au sens éty- à travers le temps malgré les
mais une suite de perceptions consiste donc, pour Kant, à Non seulement le temps place notre existence sous le mologique) : l’homme est jeté hors de lui-même par changements.

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espace sans rapport entre elles (le chaud faire du temps et de l’espace signe de l’irréversible, mais il éveille en nous la possi- le temps. Être temporel, ce n’est donc pas simplement
L’espace est avant tout l’éten- puis le froid, le dur puis le lisse par les formes pures ou a priori bilité d’une conscience morale : je me reproche mon être soumis au temps  : c’est être projeté vers un ipséité 
due géométrique, telle que l’a exemple). C’est alors la conscience de toutes nos intuitions passé parce que je ne peux rien faire pour annuler les avenir, vers du possible, avoir en permanence à se Du latin ipse, « soi-même », l’ip-
formalisée Euclide. Descartes du temps qui me permet de poser sensibles  : le temps n’est erreurs que j’ai commises. choisir et à répondre de ses choix (ce que Heidegger séité désigne le fait d’exister en
en fait une «  substance éten- mon identité  : la conscience du pas dans les choses, il est la Parce que le temps est irréversible, je crains mon ave- nomme le souci). tant que soi.
due  », aux caractéristiques temps me permet de comprendre forme sous laquelle notre nir et je porte le poids de mon passé ; parce que mon
strictement géométriques, ou- que dans cette suite de percep- esprit perçoit nécessaire- présent sera bientôt un passé sur lequel je n’aurai Le temps fait-il de la mort
vrant le champ à la physique tions, ce n’est pas moi qui change, ment les choses. aucune prise, je suis amené à me soucier de ma vie. notre horizon ? « Conscience signifie
moderne. Kant considère l’es- mais c’est le temps qui s’écoule. Selon Heidegger, c’est même parce qu’il est de part Si je ne savais pas d’avance que je vais mourir un jour, mémoire – conserva-
pace et le temps comme des Mon identité est donc de part en Quelle est si je n’étais pas certain de ne pas avoir tout le temps, tion et accumulation
formes a priori de notre sen- part temporelle. Surtout, la percep- la solution je ne me soucierais pas de ma vie. Ce n’est donc pas du passé dans
sibilité, autrement dit non pas tion suppose que ma conscience proposée la mort qui nous vient du temps, mais le temps qui le présent. C’est
des réalités objectives existant fasse la synthèse des différents par Bergson ? nous vient de la mort (Heidegger). un trait d’union entre
par soi, mais des structures de moments perceptifs  : j’identifie Ni le passé, ni l’avenir ne Je ne meurs pas parce que je suis un être temporel ce qui a été et qui sera,
l’esprit, conditions de possibi- la table comme table en faisant la sont : seul l’instant présent et soumis aux lois du temps, au contraire : le temps un pont jeté entre le
lité de toute expérience. synthèse des différentes percep- existe réellement, et le n’existe pour moi que parce que la perspective passé et l’avenir. »
tions que j’en ai (vue de devant, temps n’est que la succes- certaine de ma mort m’invite à m’en soucier (in- (Bergson)
éternel/ immortel de derrière, etc.). Or, cette synthèse
Saint Augustin. « Qu’est donc que le temps ? sion de ces instants ponc- conscients de leur propre mort, les animaux ne
Est éternel ce qui est soustrait au Si personne ne me le demande, je le sais  ; tuels de l’avenir vers le passé.
est temporelle : c’est dans le temps connaissent pas le temps). Et comme personne ne
« L’univers dure.
que la conscience se rapporte à mais si on me le demande et que je veuille Quand nous essayons de pourra jamais mourir à ma place, personne ne pourra
Plus nous
devenir temporel, autrement dit
l’expliquer, je ne le sais plus. » approfondissons
ce qui n’a ni commencement, ni elle-même ou à autre chose qu’elle. comprendre le temps, nous non plus vivre ma vie pour moi : c’est la perspective
la nature du temps,
fin dans le temps. Est immortel le détruisons en en faisant de la mort qui rend chacune de nos vies uniques et plus nous comprenons
ce qui a un commencement dans Si le temps n’est pas une chose, une pure ponctualité privée d’être. insubstituables. que la durée signifie
le temps, mais qui n’a pas de fin qu’est-il ? Bergson montre ainsi que notre intelligence com- invention, création
et qui dure donc dans le temps. Selon Kant, le temps n’est ni une intuition (une prend le temps à partir de l’instant ponctuel  : elle de formes, élaboration
perception), ni un concept, mais plutôt la forme le spatialise, puisque la ponctualité n’est pas une un article du Monde continue de
existence même de toutes nos intuitions  : cela seul ex- détermination temporelle, mais spatiale. Le temps à consulter l’absolument
Du latin exsistere, « se tenir hors plique que le temps soit partout (tout ce que serait alors la succession des instants, comme la ligne •Deleuze, la ligne et le devenir p. 25 nouveau. »
de, sortir de  ». Au sens strict, nous percevons est dans le temps) et cependant est une succession de points. Notre intelligence com- (René Scherer, 2 mars 1996) (Bergson)
celui qui est utilisé par les phé- nulle part (nous ne percevons jamais le temps prend donc le temps à partir de l’espace : comprendre
noménologues, seul l’homme comme tel). le temps, c’est le détruire comme temps.

22 Le sujet Le sujet 23
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dissertation : Sommes-nous
Dans cet extrait, Pascal nous rap-
pelle à quel point nous oublions de
considérer le présent dans le cours
de notre existence. prisonniers du passé ?
Deleuze, la ligne et le devenir
L
Nous ne nous tenons jamais au ’entretien a eu lieu devenir.  » Tout est devenir, pas des métaphores. Deleuze la personne qui elle-même
temps présent. Nous anticipons L’analyse du sujet La problématique en  1977, moment de tout est ligne. les expulse d’entrée de jeu, n’est (comme il est dit peu
l’avenir comme trop lent à venir, I. Les termes du sujet Le passé a-t-il une emprise telle que nos choix et nos l’apogée de Vincennes, L’histoire  : «  D’une certaine comme des «  mots sales  ». après, merveilleusement, de
comme pour hâter son cours  ; • Nous : actions sont entravés par des événements antérieurs ? dans l’effervescence d’un manière, on dira que, C’est qu’il n’y a pas de mots Foucault) qu’un ensemble
ou nous rappelons le passé pour – chaque individu et son histoire personnelle ; La liberté humaine n’a-t-elle pas la force de résister après-mai prolongé, période dans une société, ce qui est «  propres  », seulement des d ’é lé m e nt s singuliers,
l’arrêter comme trop prompt  : si –  entité collective  (société, génération, nation, ou de s’en dégager ? féconde de la collaboration premier ce sont les lignes, « mots d’ordre ». Des langages et même si l’on parle de
imprudents, que nous errons dans humanité, etc.). avec Félix Guattari, avant les mouvements de fuite  »  ; de pouvoir. Tel celui de la «  charme personnel  ». Il
les temps qui ne sont point nôtres, • Prisonniers : Le plan détaillé du développement Mille plateaux qu’annoncent les individus  : «  J’essaie philosophie, justement, dont est l’effet d’une rencontre,
et ne pensons point au seul qui –  idée d’enfermement, d’obstacle et de limites I. La liberté donne un statut particulier à l’homme. ces Dialogues. De ce passé d’expliquer que les choses, la forme classique est à l’image d’une «  combinaison  »
nous appartient  ; et si vains, que empêchant d’agir et de décider ; domaine physique a) Le libre arbitre est la faculté de se déterminer selon
proche, ils gardent l’écho les gens, sont composés de de l’Etat, avec ses personnes, heureuse  : «  Un coup de dé
nous songeons à ceux qui ne sont et psychologique ; un choix personnel, sans être poussé ni empêché par
rien, et échappons [et nous laissons – idée de faute et de culpabilité ; domaine moral. une force antécédente ou supérieure.
et n’en acquièrent que plus lignes diverses et qu’ils ne ses sujets, son «  tribunal de nécessairement vainqueur  »,
échapper] sans réflexion le seul • Passé : b) La connaissance humaine progresse (ex. : Pascal de fraîcheur, je dirais, que savent pas nécessairement la raison  », ses jugements. Et, «  une puissance de vie qui
qui subsiste. C’est que le présent, – passé immédiat (enfance, éducation) ou plus loin- dans la Préface du Traité du Vide) en sciences notam- plus d’actualité. Car ils nous sur quelle ligne d’eux-mêmes aujourd’hui, la psychanalyse, s’affirme ». Le charme, comme
d’ordinaire, nous blesse. Nous le ca- tain (origines) ; ment, à mesure que le temps avance. réveillent de notre torpeur, ils sont, ni où faire passer la l’information prennent le l’écriture, comme la pensée,
chons à notre vue, parce qu’il nous –  passé individuel et collectif  (histoire, tradition, c)  Dans l’histoire, le renouvellement des projets nous tendent les fils pour ligne qu’ils sont en train de relais avec leurs «  machines est l’expression de cette
afflige  ; et, s’il nous est agréable, commémoration). politiques montre la singularité de chaque période. débrouiller l’écheveau de tracer  »  ; l’écriture surtout  : répressives  ». Le langage puissance « non personnelle »,
nous regrettons de le voir échapper. Transition  : N’existe-t-il pas pourtant pour chaque notre présent, dégager les vrais « Écrire, c’est tracer des lignes «  géographique  », la ligne de « supérieure aux individus ».
Nous tâchons de le soutenir par II. Les points du programme société un poids de l’histoire ? problèmes de la philosophie, de fuite  », ligne du style qui fuite, avec leurs mots et leurs Deleuze, dont le souci
l’avenir, et pensons à disposer les • Le temps. de la création, de la politique, précède l’écrit et a pour fin la agencements insolites, libèrent. constamment réaffirmé est de
choses qui ne sont pas en notre • L’histoire. II. Le passé a une emprise déterminante.
du désir. Sous une forme vie. Le destin de la ligne, son Des mots «  extraordinaires  » se faire anonyme, de « devenir
puissance pour un temps où nous • La liberté. a) Dans toute société, des événements passés influen-
familière, accessible, il n’est réel devenir, sans doute est-ce jalonnent un nouveau plan, imperceptible  », songe-t-il à
n’avons aucune assurance d’arriver. cent le présent.
Que chacun examine ses pensées, L’accroche b) De façon plus générale, selon le principe du déter- pas de meilleure introduction l’annexe, sur «  L’actuel et le balaient. Deleuze revendique lui-même lorsqu’il en vient

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il les trouvera toutes occupées au Le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004, minisme, le présent est la conséquence nécessaire à l’œuvre du philosophe, à virtuel », qui l’indique, quand ce balayage : « Plutôt balayeur à citer les lignes superbes de
passé et à l’avenir. Nous ne pensons Michel Gondry) est construit sur la volonté du héros du passé. toute philosophie. Une la ligne devient le circuit que juge ! » Nietzsche dans Schopenhauer
presque point au présent  ; et, si d’oublier les moments douloureux de son passé. c)  La réalité de l’emprisonnement est analysée en «  philosophie portative  », orbital qui maintient le virtuel Cette rupture avec l’image de éducateur évoquant le
nous y pensons, ce n’est que pour psychanalyse (ex. : névrose ou complexe d’Œdipe). comme la souhaitait Valéry. autour du réel comme des la pensée, cette mutation dans « bond de joie » de la Nature
en prendre la lumière pour dispo- Transition  : Pour autant, on peut guérir de cette Dialogues tend des fils, particules autour d’un noyau. le langage fait qu’alors la vie à l’apparition d’un artiste,
ser de l’avenir. Le présent n’est ja- emprise du passé. trace des lignes. Ligne L’univers selon Deleuze est même peut se désenfouir et d’un philosophe d’exception :
mais notre fin : le passé et le présent est précisément un des atomique, lucrécien, rebelle s’exprimer, comme il arrive «  Cette découverte la fait
sont nos moyens ; le seul avenir est III. La libération à l’égard du passé est une action concepts-clés. Un autre est à toute transcendance, à l’entrée de certains êtres s’illuminer et une douce
notre fin. Ainsi nous ne vivons ja- de progrès.
« devenir ». Devenir, c’est être céleste ou terrestre. L’exposé rares : « Quand ils entrent dans lassitude du soir, ce que les
mais, mais nous espérons de vivre ; a)  Connaître les déterminismes permet d’en être
et, nous disposant toujours à être moins prisonnier et d’agir en conséquence.
en mouvement, et toujours de Dialogues, que l’on dira une pièce, ce ne sont pas des hommes appellent charme,
heureux, il est inévitable que nous b) La vision que nous avons du passé peut dépendre vers l’autre, vers autre chose, «  populaire  », non en un personnes, des caractères ou repose sur son visage. »
ne le soyons jamais. de nos choix et de nos projets. Le présent oriente donc et la ligne est toujours celle sens péjoratif, mais pour des sujets. C’est une variation Le lecteur, en tout cas, ne pourra
aussi l’interprétation du passé. d’un devenir, que Deleuze le magnifier, confirme d’atmosphère, un changement éviter les rapprochements, et
Pascal, Pensées appelle «  ligne de fuite  ». La lumineusement qu’une telle imperceptible, une population fera surgir, du «  brouillard  »
Conclusion fuite n’est pas une évasion philosophie, toujours en secrète, un brouillard ou une virtuel des images, Gilles
Nous sommes dépendants, mais pas prisonniers. Le dans l’imaginaire, mais «  devenir-révolutionnaire  », nuée de gouttes. Tout change Deleuze lui-même conversant.
« Que chacun examine passé a des conséquences sur le présent, mais qui du bien réel  ; et le devenir est une arme, une « machine en vérité. » Un chant du réel, tel Heureux lecteur de cette
ses pensées, n’annulent pas notre capacité à en tirer des leçons. n’est pas pour l’avenir, mais de guerre  ». Elle est dirigée qu’en lui-même enfin délivré. édition nouvelle, qui goûtera
il les trouvera toutes
dans le présent. Les deux contre tous les pouvoirs, Ces Dialogues tout entiers se le charme deleuzien  ! A
occupées au passé et
à l’avenir. Nous ne Ce qu’il ne faut pas faire déterminent la philosophie politiquement patents ou placent sous le signe d’un tel chaque page, derrière chaque
pensons presque point Dresser uniquement un catalogue d’exemples comme tâche  : devenir, subreptices, dans la forme enchantement. A la manière du ligne, la ronde des images
au présent ; et, si psychologiques sur le regret ou le remords. tracer la ligne. Dès le début, même des discours. Dont, Phèdre de Platon préludant sur l’accompagnera virtuellement,
nous y pensons, dès l’ouverture car il faut en éminemment, le langage l’inspiration sacrée, la mania, «  cristallisera  », comme
ce n’est que pour en parler en termes de musique, binaire qui fragmente la leur ouverture musicale il est dit au chapitre final,
prendre la lumière pour Les bons outils l’entretien avec Claire  Parnet ligne. Peu importe que les propose une variation sur le le texte  : ce doux visage, ce
disposer de l’avenir. • L’analyse et la théorie du libre arbitre chez Descartes,
Le présent n’est jamais nous jette au milieu de cette mots soient inexacts, s’ils charme « source de vie comme regard pénétrant, cette parole
dans les Méditations métaphysiques. philosophie : « Ce pourrait être «  désignent exactement les le style, source d’écrire  ». Le simple, aux sonorités voilées
notre fin. » Gedächtniskirsche («  église du souvenir  ») à Berlin,
mémorial dédié à la paix et à la réconciliation, symbole du • Les lois de l’inconscient dégagées par Freud, dans les ça un entretien, le tracé d’un choses  ». Ce ne sont surtout charme, ce n’est certes pas et prenantes, ce charme.
souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Cinq leçons sur la psychanalyse.

24 Le sujet Le sujet 25
L'a rt i cle d u

Ce lecteur sera aussi «  On n’écrit que par amour, idéal, quand j’écris sur un à écrire sur Deleuze se
certainement plus attentif on ne devrait mourir que par auteur, ce serait de ne rien demandera sans cesse s’il est
que naguère en songeant à amour et non d’une mort écrire qui puisse l’affecter de parvenu à cet idéal.
la mort terrible et digne du tragique. » Tragique n’est pas tristesse ou, s’il est mort, qui le
philosophe, à ce qui parle de la la mort qui a trouvé sa ligne. fasse pleurer dans sa tombe. » René Schérer
mort et semble étrangement, Cette ligne, pour Deleuze, Désormais, qui sera amené (2 mars 1996)
par avance, la commenter. suprême enseignement à lire
Cette philosophie de la vie est ici, est «  le tracé d’un mince
aussi une préparation à bien chemin stoïcien qui consiste à pourquoi cet article ?
mourir. Elle a su faire de la être digne de ce qui nous arrive,
mort un trait de la vie même,
et non pas un «  être-pour-la-
à dégager quelque chose de gai
et d’amoureux dans ce qui
Dans cet article, René Scherer nous montre que, pour le philo-
sophe français Gilles Deleuze (1925-1995), l’existence humaine la culture
mort  ». Car la mort n’est pas arrive, une vitesse, un devenir ». et la pratique philosophique prennent la forme d’un devenir,
séparable de l’amour, d’«  un Ce lecteur, enfin, pourra s'exprimant métaphoriquement par la figure spatiale de la ligne,
et dont le terme temporel ultime est la mort, que Deleuze a lui-
amour de la vie qui peut dire cueillir et méditer cette note
même acceptée stoïquement.
oui à la mort », et, à n’en pas sensible, si profondément
douter, de l’amour tout court. éducatrice, elle aussi  : «  Mon

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L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Le langage
MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)
abstraction langue
Du latin abstrahere, «  tirer, enle- Une langue est un ensemble insti-
ver  ». Constitutive de la pensée tué et stable de signes et de règles
et du langage, l’action d’abstraire grammaticales que partage une
est l’opération de l’esprit qui isole, communauté humaine donnée.
pour le traiter séparément, un Elle se distingue du langage en ce
élément d’une représentation  ; sens qu’elle est une incarnation

A
la blancheur, la liberté, sont des du langage objectif dans une com-
abstractions. ristote définissait l’homme comme « le vivant possédant munauté vivante (par exemple : la

concept
le langage » : la capacité linguistique semble n’apparte- langue française).

Du latin conceptus, « reçu, saisi ». nir en propre qu’à l’homme, et le distinguer de tous les Naturalisme/
Produit de la faculté d’abstraction,
un concept est une catégorie géné-
autres vivants. Le langage permet à l’homme de penser et de conventionnalisme 
Le naturalisme est une doctrine
rale qui désigne un caractère com- communiquer ses idées : il fonde donc la vie en communauté. philosophique qui considère que le
mun à un ensemble d’individus. principe de toute réalité réside dans
Les concepts, auxquels renvoient la nature. En ce qui concerne le lan-
les signes du langage, permettent Comment définir le langage ? Peut-on parler gage, le naturalisme conçoit donc
d’organiser et de classer notre sai- Le langage se définit par un vocabulaire, c’est-à-dire d’un langage animal ? que les mots sont une propriété des
sie du réel. par un pouvoir de nomination, et par une grammaire, Certains animaux ont développé des formes choses et qu'ils sont une imitation
c’est-à-dire par des règles régissant la nature et les évoluées de communication, et particulièrement par les sons et les signes des choses
dialogue relations des mots. Saussure a montré que les mots ceux qui vivent en société comme les abeilles. telles qu'elles se présentent dans la
Des mots grecs dia, « à travers », que nous utilisons pour parler (ou signes) sont la Mais, comme l’a montré Benveniste, ce «  lan- nature (ainsi, par exemple, le mot
et logos, «  parole  ». Le dialogue totalité d’un signifiant (la suite de sons qui compose gage » n’a rien à voir avec le langage humain : « miauler » semble imiter le bruit
n’est pas uniquement échange le mot) et d’un signifié (ce que le mot désigne). il dicte un comportement, et non une réponse du chat). Le conventionnalisme
d’informations utiles, il est aussi Il a aussi établi qu’il n’y avait aucun rapport logique linguistique. considère quant à lui que le prin-
échange d’idées. Il fait accéder à la entre le signifiant et le signifié : c’est la thèse de l’ar- Les animaux n’utilisent pas dans leur commu- cipe de toute chose est arbitraire
représentation abstraite, il est, par bitraire du signe. Le langage est donc une convention nication des signes composés, mais des signaux je lui parle  : parce qu’il me répond, autrui est et n'a pas sa source dans la nature.
conséquent, le propre de l’homme. arbitraire ; c'est pourquoi, d’ailleurs, il existe plusieurs indécomposables. Alors que le langage humain « Les limites de mon langage non un simple objet de ma perception, mais un Ainsi, le conventionnalisme conçoit

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langues. est un langage de signes, la communication autre sujet qui me vise à son tour dans sa propre le langage comme un ensemble
ineffable animale est un code de signaux, dont chaque
signifient les limites de mon conscience. de signes et de sons contingents,
Ce qui ne peut être dit, soit parce signal renvoie à une seule signification possible. propre monde. » Le langage permet de viser intentionnellement sans rapport direct avec les réali-
qu’on suppose qu’il n’existe au- (Wittgenstein) autrui comme sujet : Husserl peut donc affirmer tés désignées (par exemple, le mot
cun mot pouvant l’exprimer, soit que c’est lui qui fonde la communauté humaine, « chat » ne semble pas ressembler à
parce que ce qui est à dire reste Qu’est-ce qui caractérise le langage entendue comme « communauté intersubjective ». l'animal désigné, si bien qu’on peut
confus, obscur. humain ? d’abstraction : le mot arbre peut désigner tous aussi bien appeler ce dernier « cat »
Selon Rousseau, « la langue de convention n’ap- les arbres, parce que nous avons, contrairement Le langage a-t-il une fonction ou « gato »).
langage partient qu’à l’homme » : les animaux possèdent aux animaux, la faculté de ne voir dans cet éthique ?
On peut le définir comme un sys- leur « langage » dès la naissance. Ils n’ont pas à arbre-ci qu’un exemplaire de ce que nomme le Le langage semble n’avoir qu’une seule fonction : parole
tème de signes ordonnés suivant l’apprendre, parce que c’est leur instinct qui le mot arbre (le concept d’arbre). décrire des «  états de choses  » (comme par Elle est nécessairement indivi-
des règles. Il est une spécificité hu- leur dicte ; ce « langage » est inné, et non acquis. exemple : « le chat est sur le paillasson »). duelle, et suppose un sujet actif. Par
maine dans la mesure où il com- Le « langage » animal n’a pas de grammaire : les Le langage ne sert-il qu’à Wittgenstein remarque cependant qu’à côté la parole on s’approprie une langue.
porte des caractéristiques propres signaux qui le composent ont chacun un sens communiquer ? de cette fonction descriptive, le langage a plus La parole est ce par quoi le sujet
absentes de la communication précis et unique, et ne peuvent donc pas être Comme l’a montré Bergson, les mots désignent fondamentalement une fonction éthique : dire exerce sa fonction linguistique.
animale, en particulier sa plasticité combinés entre eux. Grâce à la grammaire et au des concepts généraux, et non des choses sin- que le chat est sur le paillasson, c’est certes
et son caractère articulé, rendant nombre infini de combinaisons qu’elle permet, gulières. Le langage simplifie donc le monde et décrire la position du chat, mais c’est aussi signe
possible une infinité de combinai- le langage humain, lui, est plus riche de signi- l’appauvrit : il nous sert d’abord à y imposer un célébrer la communauté humaine pour laquelle Élément fondamental du langage,
sons à partir d’un nombre réduit fications et surtout, il est capable d’invention ordre en classant les choses par ressemblances. cette proposition a une signification. Le langage composé d’un signifiant, suite de
d’éléments. et de progrès. Le langage ne fait donc pas que décrire un fait de l’homme « l’animal cérémoniel » : il n’a sons ou de gestes, et d’un signifié
monde qui lui serait préexistant  : c’est lui de sens que dans une communauté, et c’est cette ou concept, qui lui donne sens
Sur quelle faculté le langage qui délimite le monde humain, ce que nous communauté de langue que nous célébrons, (distinction saussurienne).
« C’est dans les repose-t-il ? pouvons percevoir et même ce que nous pou- même sans le savoir, dès que nous parlons.
Le mot arbre désigne aussi bien cet arbre-ci que vons penser. N’existe, en fait, que ce que nous
mots que nous cet arbre-là. Arbre ne désigne pas un arbre donné, pouvons nommer dans notre langue.
« Voyez par exemple
pensons. […] Vou- mais le concept même d’« arbre » (ce que doit être un article du Monde à consulter
avec quelle sincérité on
loir penser sans les une chose pour être un arbre  : avoir un tronc, Le langage constitue-t-il prononce le mot miasme...
mots, c’est une ten- etc.) ; c’est pour cela qu’il peut désigner tous les la communauté humaine ? • Les deux bouts de la langue p. 31 n’est-ce pas là une
tative insensée. » arbres. Les mots ne renvoient pas à des choses, La conscience ne vise pas autrui comme une Michel Onfray (1er juillet 2010) onomatopée... du dégoût ? »
(Hegel) mais à des concepts abstraits et généraux. chose parmi les choses, parce que, contraire- (Bachelard)
Ferdinand de Saussure (1857-1913). Le langage est donc le fruit de notre faculté ment aux choses, autrui peut répondre quand

28 La culture La culture 29
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Bergson met en
lumière la généralité propre au lan-
gage qui nous empêche la plupart du
Dissertation : La langue est-elle un moyen
d’expression comme un autre ?
Les deux bouts de la langue
A
temps d’accéder à la vérité des choses. u commencement était le fin du fin. Je songe aux « na- ptérodactyle à Saint-Germain- plus particulièrement « l’être
L’analyse du sujet Babel, chacun connaît tionalistes  », plus justement des-Prés... ensemble  » sans perspective
Nous ne voyons pas les choses I. Les termes du sujet « Nous pensons un univers l’histoire  : les hommes nommés «  indépendantistes À l’autre bout de la langue de d’échanges autres que de biens
mêmes ; nous nous bornons, le plus • La langue : que notre langue a d’abord parlent une seule et même régionaux », qui font de la lan- fermeture, locale, étroite, xé- immatériels.
souvent, à lire des étiquettes collées –  la langue maternelle et/ ou la langue du pays modelé. » (Saussure) langue, dite «  adamique  », gue un instrument identitaire, nophobe, il existe une langue L’espéranto propose d’habi-
sur elles. Cette tendance, issue du d’adoption. celle du premier d’entre un outil de fermeture sur soi, d’ouverture, globale, vaste, ter une langue universelle,
besoin, s’est encore accentuée sous – tout système de signes reconnus collectivement et/ eux. Puis ils se proposent une machine de guerre anti- cosmopolite, universelle  : cosmopolite, globale qui se
l’influence du langage. Car les mots ou institutionnellement. b)  Tous les moyens d’expression ne sont pas de construire une immense universelle, autrement dit un l’espéranto. construit sur l’ouverture,
(à l’exception des noms propres) dési- • Moyen d’expression : conventionnels ou culturels. Les pleurs et les cris, tour destinée à pénétrer les dispositif tribal. Elle est la création de Lud- l’accueil, l’élargissement ; elle
gnent des genres. Le mot, qui ne note – support par lequel des idées, des sentiments, des identiques chez tous les individus de la même cieux. Pareille architecture Précisons que le politique- wik Zamenhof, un juif de veut la fin de la malédiction
de la chose que sa fonction la plus besoins sont extériorisés. espèce, sont ainsi naturels ou physiques. suppose que les hommes ment correct passe souvent Bialystok, une ville alors si- de la confusion des langues
commune et son aspect banal, s’in- – idée de revendication. c)  Une langue évolue de façon constante. Elle habitant le même élément sous silence cette information tuée en Russie (en Pologne et l’avènement d’un idiome
sinue entre elle et nous, et en mas- • Comme un autre : est soumise à des éléments sociaux  :  mots et que Dieu en deviendraient de qu’il n’existe pas une langue aujourd’hui). Dans cette cité susceptible de combler le
querait la forme à nos yeux si cette – processus de comparaison qui renvoie à l’idée de expressions à la mode, vocabulaire propre à une facto les égaux. Cette volonté corse, une langue bretonne, où la communauté juive cô- fossé de l’incompréhension
forme ne se dissimulait déjà derrière nivellement, d’absence de différence spécifique. génération, etc. prométhéenne agit comme mais des dialectes corses ou toyait celle des Polonais, des entre les peuples ; elle propose
les besoins qui ont créé le mot-lui Transition : Ne s’agit-il pas toujours de faire voir ce une autre formule du péché bretons, chacun correspon- Allemands et des Biélorusses, une géographie conceptuelle
même. Et ce ne sont pas seulement II. Les points du programme que l’on ressent, ce que l’on est, de la même façon originel car, goûter du fruit dant à une étroite zone géo- les occasions de ne pas se com- concrète comme antithèse à la
les objets extérieurs, ce sont aussi nos • Le langage, la culture. que pour tout autre mode d’expression ? de l’arbre de la connaissance, graphique déterminée par le prendre étaient nombreuses. religion du territoire ; elle pa-
propres états d’âme qui se dérobent • La société et les échanges, l’État. c’est savoir tout sur chaque pas d’un homme avant l’in- En ces temps, déjà, Dieu pou- rie sur l’être comme généalo-
à nous dans ce qu’ils ont d’intime, II. La langue n’a pas de fonction privilégiée. chose, autrement dit, une fois vention du moteur. Le mythe vait jouir de son forfait. Fin gie de son ontologie et non sur
de personnel, d’originalement vécu. L’accroche a) D’autres formes d’expression permettent d’exté- encore, égaler Dieu. Il y eut d’une langue corse ou d’un 1870-début 1880, l’espéranto l’avoir ; elle est le vœu d’une
Quand nous éprouvons de l’amour De plus en plus de pays font passer des tests de langue rioriser les sentiments, et de meilleure façon : l’art, une sanction pour le geste unique parler breton singe pa- se propose donc le retour au nouvelle Grèce de Périclès
ou de la haine, quand nous nous aux candidats à l’immigration. la musique (cf. analyse de Bergson sur les limites du d’Ève, personne n’a oublié... radoxalement le jacobinisme Babel d’avant la colère divine. pour l’humanité entière − car
sentons joyeux ou tristes, est-ce langage courant). De même pour celui des honni, car lesdites langues À l’heure où le mythe d’une était grec quiconque parlait
bien notre sentiment lui-même qui La problématique b)  La langue est sociale, d’abord parce que le lan- constructeurs de Babel  : la régionales sont compartimen- langue adamique semble grec  : on habitait la langue
arrive à notre conscience avec les Si l’on s’exprime toujours dans sa langue, est-ce par gage répond à la nécessité de communiquer pour confusion des langues. tées en groupe de dialectes prendre la forme d’un an- plus qu’un territoire  −  ; elle

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mille nuances fugitives et les mille habitude, ou parce que les autres moyens d’expres- satisfaire ses besoins et organiser le travail entre Dieu qui est amour, rappe- − j’eus des amis corses qui, glais d’aéroport parlé par des est la volonté prométhéenne
résonances profondes qui en font sion sont moins riches, moins révélateurs ? Pourtant, les hommes (cf. analyse de Bergson sur la fonction lons-le pour qui aurait la le vin aidant, oubliaient un millions d’individus, on com- athée non pas d’égaler les
quelque chose d’absolument nôtre : le recours à d’autres signes et gestes n’est-il pas parfois utilitaire du langage), exactement de la même façon fâcheuse tendance à l’ou- instant leur religion et leur prend que la langue de Shake- dieux, mais de faire sans
Nous serions alors tous romanciers, plus efficace et adapté à l’exigence d’expression ? que les animaux ont un moyen de communication blier, descend sur Terre pour catéchisme nationaliste pour speare mutilée, amputée, défi- eux, de quoi prouver que les
tous poètes, tous musiciens. Mais le pour survivre ensemble. constater de visu l’arrogance avouer qu’un berger du cap gurée, massacrée, dévitalisée, hommes font l’histoire − et
plus souvent, nous n’apercevons de Le plan détaillé du développement Transition : Pourquoi n’existe-t-il pas alors de langue de ces hommes. « Il dit : “Voilà corse ne parlait pas la même puisse triompher de la sorte non l’inverse.
notre état d’âme que son déploie- I.  La langue est un mode d’expression culturel et universelle ? qu’à eux tous ils sont un seul langue que son compagnon du puisqu’on lui demande d’être
ment extérieur. Nous ne saisissons non naturel. peuple et ont un seul langage ; cap Pertusato ! Babel, Babel... la langue du commerce à tous Michel Onfray
de nos sentiments que leur aspect a)  Toute langue est construite sur une structure et III. La langue dépasse la simple faculté d’expression. s’ils ont fait cela pour leur La langue régionale exclut les sens du terme. Vérité de La (11 juillet 2010)
impersonnel, celui que le langage a un système conventionnels de signes (cf. analyse de a) La pensée se forme par le langage (cf. analyse de début, rien désormais pour l’étranger, qui est pourtant sa Palice, elle est langue domi-
pu noter une fois pour toutes parce Saussure). Hegel). La langue est donc ce par quoi la pensée eux ne sera irréalisable de parentèle républicaine. nante parce que langue de la
qu’il est à peu près le même, dans individuelle, voire l’identité collective, s’entretient. tout ce qu’ils décideront de Elle fonctionne en cheval civilisation dominante. Par- pourquoi
les mêmes conditions, pour tous les b) Tous les autres modes d’expression culturels sont faire. Allons  ! Descendons et de Troie de la xénophobie, ler l’anglais, même mal, c’est cet article ?
hommes. Ainsi, jusque dans notre « Ce que l’on conçoit bien alors compris et interprétés en fonction de sa ou là, brouillons leur langage, de autrement dit, puisqu’il faut parler la langue de l’Empire.
propre individu, l’individualité nous s’énonce clairement/et les ses langues. sorte qu’ils n’entendent plus préciser les choses, de la haine Le biotope de l’anglais a pour Dans cet article, Michel Onfray
échappe. Nous nous mouvons parmi mots pour le dire arrivent le langage les uns des autres.” de l’étranger, de celui qui n’est nom le dollar. prend pour point de départ la
des généralités et des symboles. aisément. » (Boileau) Conclusion Et Yahvé les dispersa, de là, à pas «  né natif  » comme on Mais cette langue agit aussi légendaire tour de Babel pour
La langue n’est pas un moyen d’expression comme un la surface de toute la Terre, et dit. Or, comme une espèce comme un régionalisme pla- montrer comment la diversité
Henri Bergson, Le Rire autre, car c’est par elle que la pensée, la compréhen- ils cessèrent de bâtir la ville » animale, une langue obéit nétaire  : elle est également des langues existantes est le
sion et l’identité de l’individu se façonnent. (Gen. 11, 6-7) − où comment à des besoins relatifs à une fermeture et convention pour signe d’une profonde division
semer la discorde... configuration temporelle et un même monde étroit, celui entre les hommes.
Dès lors, il y eut des lan- géographique ; quand ces be- des affaires, du business, des Cet article nous amène à
« Le mot, qui ne Ce qu’il ne faut pas faire gues, certes, mais surtout soins disparaissent, la langue flux marchands d’hommes, nous interroger à la fois sur
note de la chose Établir une comparaison de valeur l’incompréhension parmi meurt. Vouloir faire vivre une de choses et de biens. Voilà l’origine des langues, mais
que sa fonction la entre les langues. les hommes. De sorte que langue morte sans le biotope pour quelle raison l’espéranto également sur leur valeur
plus commune et la multiplicité des idiomes linguistique qui la justifie est une utopie concrète à idéologique (comme ou-
son aspect banal, Les bons outils constitue moins une richesse est une entreprise thanato- égalité avec le projet de paix verture vers les autres) et
s’insinue entre • Rousseau, Essai sur l’origine des langues. qu’une pauvreté ontologique philique. Son équivalent en perpétuelle de l’abbé de Saint- communautaire (le langage
• Benveniste, Problèmes de linguistique générale. et politique. On se mit alors à zoologie consisterait à vouloir Pierre, autant d’idées de la comme principe d’apparte-
elle et nous » • Merleau-Ponty, Sens et non sens. parler local, ce que d’aucuns réintroduire le dinosaure dans raison dont le biotope n’est nance, d’identité).
• Wittgenstein, Tractatus philosophicus. célèbrent aujourd’hui comme le quartier de la Défense et le pas « l’avoir » mais « l’être » −

30 La culture La culture 31
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

L’art
MOTS CLÉS des facultés qui sont communes MOTS CLÉS (suite)
à tous les sujets  : le sentiment
art que j’éprouve devant la belle œuvre génie
Ars en latin  ; traduit le mot grec peut, en droit, être partagé par tous. Du latin genius, de genere qui
techné, «  savoir-faire  ». Désigne Kant estime néanmoins que cette signifie « produire ». Le génie dé-
d’abord le savoir-faire de l’artisan, définition vaut aussi bien pour le signe dans le domaine des beaux-
la maîtrise technique. Terme qui beau naturel que pour le beau ar- arts une personne capable d’une
tend à être réservé aujourd’hui à tistique ; en un sens, le beau naturel production artistique à nulle autre
la création artistique. peut être selon lui supérieur au pareille, ce qui la rend absolument

L
beau artistique, parce qu’il est pu- singulière est donc inimitable. Le
beau ’art ne doit pas seulement être entendu dans le sens de rement gratuit : la belle œuvre est génie est donc l’artiste par excel-
Ce qui fait naître le sentiment es-
thétique. Si l’Antiquité cherchait à
« beaux-arts » : il ne faut pas oublier l’art de l’artisan, qui faite pour plaire, et cette intention,
quand elle est trop visible, peut
lence, le créateur absolu d’un style.

formuler des règles objectives du lui aussi réclame une technique, c’est-à-dire un ensemble gâcher notre plaisir ; rien de tel avec kAnon (canon)
beau, la modernité, avec Kant, a
insisté sur le fondement subjec-
de règles à respecter. Il est clair cependant que les beaux-arts un beau paysage. La beauté, selon un sens classique,
est définie à partir des règles, de
tif du jugement esthétique et sa n’ont pas la même finalité puisqu’ils recherchent le beau et L’œuvre d’art a-t-elle la mesure. Kanon en grec, signifie
spécificité. Kant définit le beau produisent des objets dépourvus d’utilité. une fonction ? « règle », au sens d’instrument et de
comme « ce qui plaît universelle- Contrairement à l’objet technique procédure. Le canon est donc un en-
ment sans concept ». qui trouve la raison de son existence semble de règles données pour œu-
Comment définir l’art ? le sentiment du beau est le « libre jeu » de l’imagina- dans son utilité, l’œuvre d’art semble vrer à un contenu. Tous les grands
beau/ agréable Ce n’est qu’au xviiie siècle que le terme d’art a été réduit tion et de l’entendement : le beau suscite un jeu de ne pas avoir de fonction particu- sculpteurs grecs (Phidias, Praxitèle)
Kant oppose l’agréable, qui à la signification que nous lui connaissons actuelle- nos facultés par lequel nous éprouvons en nous le lière. Suffit-il alors de rendre un objet ont respecté un canon pour leurs
touche les sens, au beau, qui ment. Il avait jusque-là servi à désigner toute activité dynamisme même de la vie. technique inutilisable pour en faire statues, que reprendront ensuite les
suscite un plaisir désintéressé. humaine ayant pour but de produire des objets : en une œuvre d’art  ? C’est en tous cas artistes de la Renaissance.
Le jugement sur l’agréable et ses ce sens, l’art s’oppose à la nature, qui est l’ensemble de la théorie du ready-made de Marcel Les grecs possédaient également
variétés est lié à un intérêt, et re- tout ce qui se fait sans que l’homme n'ait à intervenir. Duchamps. le mot kosmos, dont le sens est
lève de la seule faculté de désirer. L’art réclame toujours des règles  : lorsque l’on est Pour Kant cependant, cette inutilité « en bon ordre ». Le terme désigne
Ce n’est pas l’objet d’un simple charpentier comme lorsque l’on est musicien, il faut n’est pas simplement une absence à la fois l’ordre et la beauté (ou la
jugement  : il produit une incli- observer des règles si l’on veut produire l’œuvre dé- de fonction  : elle résulte de la na- beauté résultant de l’ordre). C’est
nation et un plaisir en résulte. sirée. C’est exactement ce que veut dire le mot technè ture même du beau. Dire qu’une de là que proviennent le sens et

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L’agréable dépend du goût de en grec : la technique, c’est l’ensemble des règles qu’il fleur est belle ne détermine en rien l’origine du mot cosmétique.
chacun et est particulier, tandis faut suivre dans un art donné. le concept de fleur  : le jugement
que le beau doit être universel. esthétique n’est pas un jugement Œuvre
de connaissance, il ne détermine L’œuvre est le produit du travail.
beaux-arts/ « Rien ne nous empêche de en rien son objet, qui plaît sans C’est le résultat obtenu par le pro-
arts mécaniques/ qu’on puisse dire pourquoi. C’est ducteur une fois le processus de
arts libéraux
dire que, comparée à cette ainsi parce que le beau plaît sans production achevé. Il peut s’agir
Au Moyen Âge, on opposait aux réalité, l’apparence de l’art concept que l’œuvre ne peut pas aussi bien d’une oeuvre utile dans
arts dits «  mécaniques  », qui ré- est illusoire ; mais l’on peut avoir de finalité assignable. le cas de l’artisanat (une table, une
clamaient une habileté manuelle, dire avec autant de raison Victoire de Samothrace chaise), que d’une œuvre sans uti-
les sept arts «  libéraux  » (c’est-à- que ce que nous appelons L’art sert-il à quelque chose ? lité particulière dans le cas d’une
dire dignes des hommes libres)  : réalité est une illusion plus Le beau dépend-il du goût de Que l’œuvre d’art n’ait pas de fonction assignable œuvre d’art produite par un artiste.
la dialectique, la grammaire, la forte, une apparence plus chacun ? ne signifie pas que l’art ne sert à rien : Hegel, dans
rhétorique, l’arithmétique, l’astro- Selon Kant, la réponse est négative : le beau plaît son Esthétique, lui assigne même la tâche la plus
nomie, la géométrie et la musique.
trompeuse que l’apparence universellement, même s’il s’agit d’une universali- haute. Une œuvre n’a pas pour but de reproduire
« L'art est ce
Aujourd’hui, on appelle « beaux- de l’art. » (Hegel) té de droit, et non de fait. Si je juge une œuvre belle la nature avec les faibles moyens dont l’artiste qui révèle à la
arts  » les arts qui ont pour objet alors que mon voisin la trouve laide, la première dispose, mais de la recréer. conscience la vérité
de représenter le beau : essentiel- chose que je tenterai de faire, c’est de le convaincre. Dans le tableau, ce n’est donc pas la nature sous forme
lement la peinture, la sculpture, Peut-on définir ce qu’est C’est ce qui différencie le beau de l’agréable  : que je contemple, mais l’esprit humain  : l’art sensible. »
l’architecture, la musique, la danse le beau ? l’agréable est affaire de goût et dépend du caprice est le moyen par lequel la conscience devient (Hegel)
et la poésie. On voit bien ici que Deux grandes conceptions s’affrontent dans l’histoire de chacun, alors que le beau exige l’universalité. conscience de soi, c’est-à-dire la façon par la-
le terme tardif de «  beaux-arts  » de la philosophie : soit le beau est une caractéristique Le beau peut être universel parce qu’il fait jouer quelle l’esprit s’approprie la nature et l’humanise. « L’art et rien que
n’équivaut pas aux anciens arts de l’objet, soit il est un sentiment du sujet. La pre- C’est donc parce que nous nous y contemplons l’art! C’est lui qui
libéraux ;au contraire, nombre de mière doctrine remonte à Platon : une chose est belle nous-mêmes que l’art nous intéresse.
nos beaux-arts (comme la pein- quand elle est parfaitement ce qu’elle doit être ; on un article du Monde Certes, un outil est aussi le produit de l’esprit
nous permet de
ture, la sculpture ou l’architecture) peut parler d’une belle marmite, quand cette marmite à consulter humain ; mais il a d’abord une fonction utilitaire vivre, qui nous
étaient jadis considérés comme rend exemplaire l’idée même de marmite. et pratique. En contemplant une œuvre d’art en persuade de vivre,
des arts mécaniques, et leurs « ar- La seconde est inaugurée par Kant : le beau n’est pas • Mauvaise querelle sur l'art revanche, nous ne satisfaisons pas un besoin pra- qui nous stimule
tistes » comme des artisans. Ce qui une caractéristique de l’objet, c’est un sentiment du contemporain p.35 tique, mais purement spirituel : c’est ce qui fait la à vivre »
s’oppose à l’artisanat, ce sont donc sujet, éveillé par certains objets qui produisent en (Jean-Luc Chalumeau, 3 avril 1997) supériorité des œuvres sur les autres objets qui (Nietzsche)
les beaux-arts. nous un sentiment de liberté et de vitalité. En effet, Statue de Kant à Kaliningrad. peuplent notre monde.

32 La culture La culture 33
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Alain explique que
Dissertation : L’œuvre d’art Mauvaise querelle sur l’art contemporain
l’activité de l’artisan se distingue
doit-elle plaire ?
L
de celle de l’artiste qui conçoit son es censeurs de l’art contem- tous les niveaux de notoriété : Pierre- nent à la modernité. Mais a-t-on le De véritables artistes combinent le
œuvre en la produisant, tandis porain se réveillent depuis Alain Four l’a parfaitement démontré, droit de conclure de cet exemple (non talent et la lucidité  : c’est leur faire
que l’artisan la conçoit avant de quelques semaines. Il leur chiffres à l’appui (Le Monde du 15 isolé, hélas !) que les institutions ne une bien mauvaise querelle que de
la produire. L’analyse du sujet paraît urgent de proclamer que l’art mars). présentent que des imposteurs alors leur reprocher ce qu’ils font pour
I. Les termes du sujet est aujourd’hui en crise ou dans une En revanche, les dénonciateurs de ce que les véritables artistes seraient être reçus par les institutions. C’est
Il reste à dire en quoi l’artiste dif- • Œuvre d’art : impasse. La belle découverte  ! «  A qu’ils nomment « l’art officiel » n’ont tous voués à l’obscurité de nouvelles consentir à une querelle plus injuste
fère de l’artisan. Toutes les fois – sens classique : toute création appartenant à la quel moment fixeriez-vous la crise de pas tout à fait tort quand ils désignent catacombes  ? Il me semble qu’un encore que de récuser en bloc l’ »art
l’art ? », demandait, en 1961, Georges la nouvelle nomenklatura des respon- autre exemple fera comprendre contemporain ». Le seul procès utile
que l’idée précède et règle l’exé- liste classique des beaux-arts.
Charbonnier à Marcel Duchamp. sables d’institutions de haut niveau pourquoi la réponse est non  : d’au- concernerait ces responsables, ces
cution, c’est industrie. Et encore – sens moderne  : toute production humaine re-
Réponse  : «  En 1900, déjà. Aussitôt (musées et centres nationaux d’art thentiques artistes sont parfaitement fonctionnaires qui, paralysés par la
est-il vrai que l’œuvre souvent, vendiquant ce statut.
que les impressionnistes, de pauvres contemporain, entre autres), accusés capables de prendre le système ins- peur de rater une «  avant-garde  »,
même dans l’industrie, redresse • Doit-elle plaire : types qui ne pouvaient pas vendre de se soumettre à une absurde mode titutionnel comme il est, et de s’y tombent dans tous les pièges des
l’idée en ce sens que l’artisan – idée d’impératif, d’obligation morale ou déon- leurs peintures, sont devenus presque internationale le plus souvent venue adapter pour une part seulement une pseudo-avant-gardismes fabriqués ici
trouve mieux qu’il n’avait pensé tologique. riches…  » L’idée de l’inventeur du des Etats-Unis. part de leur œuvre, comme avant eux et là, et ne cessent pas, comme leurs
dès qu’il essaie ; en cela il est ar- – idée de nécessité. ready-made était claire : notre époque Il est évident que ce groupe de res- tant de maîtres du passé. prédécesseurs qui jetaient Courbet
tiste, mais par éclairs. Toujours n’a rien produit « au grand sens du ponsables a privilégié, depuis une Soit un artiste aujourd’hui fêté par les en prison, d’être les ennemis de toute
est-il que la représentation d’une II. Les points du programme mot, surtout à cause de l’immixtion quinzaine d’années, un certain éso- institutions  : Jean-Michel Alberola, véritable créativité.
idée dans une chose, je dis même • L’art. du commercialisme dans la ques- térisme nihiliste, lequel fonctionne dont l’actuelle exposition au Musée Mais quelle différence, au fond,
d’une idée bien définie comme • La matière et l’esprit. Chardin, La raie. tion ». En somme, la fin de l’art par la d’autant mieux que ces mêmes res- d’art moderne de la Ville de Paris entre les fonctionnaires aveugles
le dessin d’une maison, est une • Le devoir. faute du marché. ponsables se sont instaurés garants est unanimement saluée pour son qui encouragent n’importe quelle
œuvre mécanique seulement, en beauté ou à l’apparence de l’objet représenté (cf. La thèse prônée aujourd’hui par Marc de l’explication. élégance, son éclectisme maîtrisé, sa provocation et MM. Fumaroli et Clair
ce sens qu’une machine bien ré- L’accroche analyse de Platon dans l’Hippias Majeur). Fumaroli (Le Monde du 8 mars) est plus Ladite explication est de plus en plus virtuosité. Alberola se révèle à tous (eux aussi fonctionnaires) qui, tout
glée d’abord ferait l’œuvre à mille Zola, dans la préface de Thérèse Raquin, s’insurge c) Le but de l’art n’est pas de divertir. Certains péremptoire encore  : la notion d’art formelle ; elle a de moins en moins comme un grand peintre, un des en dénonçant les premiers, jettent le
exemplaires. Pensons maintenant contre ceux qui ont trouvé son roman « obscène », artistes modernes revendiquent un autre idéal que contemporain aurait été abusivement de relation avec l’art, mais le seul fait rares Français de sa génération à avoir discrédit sur tout l’art contemporain
au travail du peintre de portrait ; alors qu’il ne visait que la vérité selon lui. celui de la beauté ou du plaisir. Il s’agit au contraire confisquée par «  l’idéologie officielle qu’elle soit proposée par un musée acquis une envergure internationale. en France  ? Les deux attitudes sont
il est clair qu’il ne peut avoir le de faire réfléchir, de choquer, etc. de la délégation aux arts plastiques, de est suffisant. Exemple  : je me sou- Comment diable les conservateurs aussi détestables l’une que l’autre.
projet de toutes les couleurs qu’il La problématique Transition  : Tout et n’importe quoi peut-il donc ses FRAC et de ses vedettes attitrées ». viens m’être trouvé dans l’atelier du ont-ils pu approuver ce nouveau Que les fonctionnaires cessent donc
emploiera à l’œuvre qu’il com- L’artiste est-il soumis à l’impératif de créer un être de l’art ? L’académicien situe la crise exclusi- peintre et sculpteur Louis Cane au Manet, eux qui n’aiment rien tant, de vouloir décider de ce que doit

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vement en France. Ce serait dans ce moment de l’exposition « Un siècle d’habitude, que les épigones du être l’art contemporain, de quelque
mence ; l’idée lui vient à mesure plaisir chez le spectateur ? Le statut d’œuvre d’art
seul pays que l’art contemporain serait de sculpture anglaise  » au Musée minimalisme ou de Beuys  ? C’est bord qu’ils soient. Qu’ils laissent les
qu’il fait ; il serait même rigoureux nécessite-t-il qu’il y ait toujours divertissement, III. L’œuvre d’art est à redéfinir constamment.
tout simplement nul et non avenu. du Jeu de paume, où l’on voyait en que Jean-Michel Alberola n’est pas artistes travailler dans la liberté. Mal-
de dire que l’idée lui vient ensuite, ou peut-on au contraire lui donner un autre rôle ? a) L’œuvre d’art est suffisamment riche pour
On comprend la révolte qui saisit les particulier la fameuse vache et son seulement bon peintre, il est aussi gré le marché, malgré les dérives de
comme au spectateur, et qu’il est L’œuvre d’art peut-elle même être soumise à un mettre chaque spectateur en situation de former et artistes devant de tels propos, telle, veau, coupés en deux par la nouvelle fin stratège. Il a donc su remplir les certaines institutions, il y a une vraie
spectateur aussi de son œuvre en impératif quelconque ? d’échanger des jugements, ce qui suscite un plaisir par exemple, Monique Frydman, qui vedette internationale Damien Hirst. conditions préalables à toute recon- production artistique en France. Au
train de naître. Et c’est là le propre et un intérêt spécifiques (cf. analyse de Kant). a témoigné de sa blessure dans vos Louis Cane ne décolérait pas  : «  Ça naissance officielle aujourd’hui. Je grand sens du mot.
de l’artiste. Il faut que le génie ait Le plan détaillé du développement b) De nos jours, les frontières de l’art ne sont pas colonnes le même jour. n’a aucun intérêt plastique, c’est du l’entends encore me dire, alors que
la grâce de la nature et s’étonne I. Le plaisir a partie liée avec l’essence et l’exis- fixes, et le jugement doit être forgé sur le statut Au-delà de l’émotion légitime, essayons niveau des bocaux à formol des facul- sa carrière ne faisait que commencer : Jean-Luc Chalumeau
lui-même. Un beau vers n’est pas tence même des œuvres d’art. même d’œuvre d’art, sur le fait même de savoir en de comprendre comment des person- tés de médecine, mais le discours qui «  Il faut que je devienne l’ennemi (03 avril 1997)
d’abord en projet, et ensuite fait ; a) Il existe un plaisir naturel propre à la vision des quoi il s’agit d’une œuvre d’art (exemple des ready- nages réputés sérieux un professeur au accompagne l’œuvre nous assure que public numéro un, le Jacques Mesrine
mais il se montre beau au poète ; images (cf. analyse d’Aristote), ce pour quoi l’art est made de Duchamp). Pour cela, le plaisir ne suffit pas. Collège de France, le directeur du Musée c’est un ``travail sur la séparation``. Il de la peinture. Il faut que je parvienne
et la belle statue se montre belle essentiellement imitatif. Picasso et quelques autres de moindre faudrait m’expliquer d’abord en quoi à ce que plus personne ne puisse pourquoi
au sculpteur à mesure qu’il la fait ; b) Les grandes œuvres sont celles qui, depuis leur Conclusion pointure ont cru le moment venu de la séparation est une catégorie artis- me supporter. » J’avais cru qu’il plai- cet article ?
et le portrait naît sous le pinceau. création, plaisent de façon constante, du fait des Une œuvre d’art suscite plaisir et intérêt, de diffé- réactiver le discours antimoderniste, tique intéressante. Ensuite, pourquoi santait  : il ne faisait que formuler
qualités de composition qu’elles possèdent (cf. rentes natures, mais sans que l’exigence de plaisir qui est traditionnel en France. cette catégorie permet à elle seule très sérieusement sa stratégie, étant Cet article témoigne des contro-
Alain, Système des beaux-arts analyse de Hume). soit elle-même un préalable à remplir. Ce discours antimoderniste est de faire entrer une ``œuvre`` dans entendu que l’ »insupportable  » est verses nombreuses que suscite
c) L’appréciation de la beauté se fait en fonction d’autant mieux reçu dans notre pays un musée. Mais il se trouve que les devenu le principal critère de qualité l’art contemporain, et plus parti-
du plaisir ressenti, donc sans plaisir, les œuvres ne Les bons outils que la bourgeoisie y est particulière- conservateurs l’approuvent. » artistique pour nombre de respon- culièrement de la place des artistes
« Toujours est-ilque seraient pas reconnues comme telles. • Aristote, Poétique. ment frileuse en matière d’art. C’est Le problème, pour l’artiste contem- sables des institutions. dans la société moderne, ainsi que
la représentation Transition  : Pourtant, nombreuses ont été les • Hume, De la norme du goût. Est présentée dans d’ailleurs pour cela que l’Etat (relayé porain, est bien là  : s’il veut faire C’est ainsi qu’Alberola exposa, dans de la place et du rôle des institu-
d’une idée œuvres non appréciées, voire condamnées lors cet essai la figure du critique d’art. depuis peu par les grandes entre- carrière, c’est-à-dire être invité à ex- la galerie Pietro Sparta, ses toiles tions dans le développement ar-
prises) y assure le rôle nécessaire de poser dans les grandes institutions, posées par terre retournées contre
dans une chose, de leur création. • Diderot, Traité du Beau.
protecteur des artistes, prenant ainsi il doit absolument être « approuvé » les murs, avec interdiction faite au
tistique. Ainsi, la question se pose
je dis même d’une • Plotin, Traité du beau.
la succession de l’Eglise et des princes. par les conservateurs et assimilés. S’il marchand de les montrer aux visi-
de savoir comment l’artiste peut
idée bien définie II. La relativité du plaisir esthétique constitue • Kant, Critique de la faculté de juger. Quoi qu’en dise M. Fumaroli, ce ne l’est pas, il sera automatiquement teurs. Il multiplia les facéties de ce
parvenir à faire reconnaître son
un problème. œuvre et à rencontrer son public
comme le dessin a) Le jugement esthétique est relatif à chacun, s’il
rôle est tenu avec impartialité au marginalisé, quelle que soit la qualité genre, avec le risque de justifier les
dans la société marchande qui est
d’une maison, repose sur un plaisir. Ce qu’il ne faut pas faire niveau des fameux fonds régionaux de son œuvre. fureurs de Marc Fumaroli et Jean
la nôtre. L’artiste est-il nécessai-
d’art contemporain (FRAC), dont le On peut soupçonner, comme Louis Clair, mais aussi la garantie d’obtenir
est une œuvre b) Le plaisir éprouvé par le plus grand nombre Omettre de citer et d’analyser ne serait-ce qu’un financement est d’ailleurs de plus en Cane, que Damien Hirst n’a qu’un un jour la considération des insti- rement voué à la marginalité  ?
mécanique ne signifie pas que l’œuvre soit de grande qualité exemple d’œuvre d’art. plus régional. Ces organismes répar- seul talent : savoir fabriquer le type tutions. Le but étant atteint, le voici Peut-il parvenir à se faire une place
seulement. » (exemple du cinéma dit « grand public »). Il peut tissent leurs achats entre toutes les d’objets dont les responsables des qui accroche d’excellents tableaux dans la société ?
y avoir un plaisir superficiel, lié à l’apparence de tendances, toutes les générations et institutions pensent qu’ils appartien- aux cimaises d’un grand musée.

34 La culture La culture 35
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Le travail
MOTS CLÉS loi, et non le seul travail, qui
fixe la propriété de chacun.
ZOOM SUR…
aliénation Lorsqu’il passe de l’état de La conception du travail de Karl
Du latin alienus, «  étranger  », de nature à l’état civil, l’homme Marx
alius, « autre ». En droit, désigne le abandonne le bien dont il
fait de donner ou de vendre. C’est jouissait seulement pour en L’accumulation
le sens qu’utilise Rousseau dans Le être le premier occupant  : du capital

T
Contrat social. désormais, n’est à moi que La plus-value progressivement gé-
Selon Hegel, Feuerbach et Marx, oute société humaine est fondée sur un partage du travail ce dont la loi me reconnaît nérée par les processus productifs
l’aliénation est le processus par légitime propriétaire. L’État conduit à une lente accumulation
lequel un individu est dépossédé entre ses différents membres. La nécessité du travail est doit-il alors simplement de capital. Nous ne sommes pas
de ce qui le constitue au profit pourtant vécue comme une malédiction pénible. N’est-il constater l’inégalité des encore dans le mode de production
d’un autre, ce qui entraîne un as-
servissement.
pas cependant une condition de l’accomplissement de l’huma- richesses et de la propriété
de chacun, ou doit-il cher-
capitaliste, mais cette accumula-
tion et la constitution progres-
nité ? En outre, chacun produisant quelque chose de différent, cher à les répartir entre ses sive d’une classe de possédants
capitalisme
Système économique et social
comment mesurer la valeur relative des biens que l’on échange ? membres ? en est une des deux conditions
de possibilité. La seconde, c’est
caractérisé par la propriété pri- L’organisation la constitution progressive d’une
vée des moyens de production et Travailler est-il un capitaliste du classe de prolétaires  ; c’est-à-dire
fondé sur la recherche du profit. obstacle à la liberté ? travail en change- d’hommes ne possédant plus rien
Marx analyse et critique ce « mode Si le travail est vécu comme une t-elle le sens ? qu’eux-mêmes, et par-là réduc-
de production bourgeois  », qui contrainte pénible, il n’en est Marx montre comment tibles à une force de travail qu’ils
repose selon lui sur l’exploitation pas moins le moyen par lequel le système capitaliste fait devront vendre pour survivre.
du travail salarié, devenu une l’homme s’affranchit de la na- du propriétaire celui qui Au prix de son propre épuisement,
marchandise, et l’aliénation des ture et conquiert sa liberté et son possède les moyens de la force de travail produit une plus-
travailleurs. humanité. C’est ce que montre production et non pas ce- value qui revient tout entière au
Hegel : en m’apprenant à retarder lui qui travaille, et qui ne propriétaire du capital ; le salaire
état de nature, le moment de la satisfaction de possède pas l’outil de son n’est donc pas le prix du travail,
état civil mes désirs, le travail m’oblige à me travail. Le système capita- mais le prix de la force de travail,
L’état de nature est un état fictif discipliner. liste privilégie donc le ca- achetée par le propriétaire des
ou supposé de l’homme avant Dans l’effort, l’homme se rend peu pital au travail, si bien que moyens de production, au même

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qu’il ne vive en société. S’oppose à peu maître de lui  : il se libère l’enrichissement est pos- tire que n’importe quelle matière
à état civil, ou état social. Des ainsi de la nature en lui (les ins- sible à la bourgeoisie sans première. Ce qui détermine le sa-
philosophes comme Rousseau tincts) en transformant la nature que celle-ci n’accomplisse laire, ce n’est rien d’autre que le
ou Hobbes ont thématisé cette hors de lui. Faire taire la tyrannie le travail fait par les pro- prix nécessaire au renouvellement
distinction. Karl Marx des instincts, n’est-ce pas là préci- létaires qui est pourtant de la force de travail épuisée par le
sément être libre, n’est-ce pas là la marque propre la condition nécessaire de processus productif.
loisir En quoi le travail est-il de l’humanité ? Le travail est donc nécessaire en un son enrichissement.
Au sens grec de skholê, activité une nécessité ? second sens : sans lui, l’homme ne peut pas réaliser En dépossédant le tra- L’aliénation
libre à laquelle un citoyen grec, L’étymologie même du mot « travail » renvoie à un son humanité. vailleur de ses moyens de du travailleur
qui n’était pas astreint à un tra- instrument de torture  ; Dieu condamne d’ailleurs production et du produit de L’ouvrier, réduit à n’être qu’une
vail manuel, pouvait s’adonner, Adam au travail, qui est le châtiment du péché origi- son travail, le capitalisme, force de travail, voit son travail
temps qu’il pouvait consacrer à nel. Le travail est donc une nécessité vitale à laquelle au lieu d’en faire une activi- l’appauvrir au lieu de l’enrichir :
« Le travail, au contraire, est désir
des occupations personnelles. Le l’homme semble condamné, car, contrairement té libératrice et formatrice, il ne peut même pas acheter le
réfréné, disparition retardée : Illustration tirée des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
loisir a trois fonctions  : le dé- aux animaux, il ne trouve pas dans la nature de a rendu le travail aliénant : produit de ses efforts, tandis
le travail forme. Le rapport négatif
lassement (qui délivre le corps quoi satisfaire immédiatement ses besoins  : les à l’objet devient forme de cet objet dans «  le travail aliéné  » que la rationalisation du pro-
de la fatigue), le divertissement vêtements ne se tissent pas tout seuls, la terre doit même, il devient quelque chose et l’esclave, qui apprend à se discipliner lui-même inauguré par la grande industrie et le salariat, non cessus productif et la division
(qui délivre l’existence de l’en- être cultivée. de permanent, puisque justement, et acquiert patiemment un savoir-faire, devient seulement l’ouvrier n’est pas maître de ce qu’il fait, des tâches le transforment en
nui), et la culture (qui délivre les L’invention des machines ne résout pas le problème à l’égard du travailleur l’objet maître de lui comme de la nature. Alors qu’il était mais encore sa force de travail est elle-même vendue pièce d’un mécanisme qui lui
esprits de l’ignorance). Il ne faut puisqu’il faut encore des hommes pour les concevoir a une indépendance. » une contrainte subie et la marque de l’esclavage, le et achetée comme une marchandise. Le travail devient échappe et sur lequel il n’a plus
pas confondre le loisir avec l’oi- et les réparer. (Hegel) travail devient moteur de notre libération. donc aliéné en un double sens : d’abord parce que le aucune maîtrise. Au lieu d’être
siveté, qui est un état d’inactivité travailleur le vend, et ensuite parce qu’en le vendant, une affirmation de soi et une
complète. Le travail fonde-t-il la propriété ? il s’aliène lui-même. libération, comme le croyait
« L’esclave lui-même La nécessité du travail n’est-elle Le champ appartient à celui qui l’a défriché et qui le encore Hegel, le travail devient
obligation, est une sorte de propriété qu’une contrainte ? laboure : c’est, selon Locke, le fondement même de la le lieu de la suprême aliénation :
contrainte animée et tout homme au service Le travail ne doit pas être pensé dans l’horizon de la société civile. Je possède ce que je travaille, sans avoir un article du Monde en vendant son travail, l’ouvrier
L’obligation est un devoir auquel d’autrui est comme un instrument. survie : par son travail, l’homme cultive et humanise pour cela besoin du consentement des autres ; mais à consulter se vend lui-même, c’est-à-dire
je suis tenu de satisfaire, tout Si les navettes tissaient d’elles même, la nature (Marx) et se cultive lui-même. comme je ne peux pas tout travailler, ma propriété aliène sa propre essence. «  Le
en pouvant matériellement m’y les chef n’auraient pas Tel est le sens de la dialectique du maître et de est naturellement limitée : le droit naturel répartit • Manifeste du parti communiste p. 39 travail ne produit pas seulement
soustraire. La contrainte est une besoin d’esclaves. » l’esclave chez Hegel : le maître, c’est-à-dire celui qui donc équitablement la propriété entre les hommes. («  Les livres qui ont changé le monde  », des marchandises ; il se produit
force à laquelle je n’ai pas la pos- (Aristote) jouit du travail d’autrui sans avoir rien à faire de Rousseau ajoute cependant que ce droit naturel n’est 5 février 2010) lui-même et produit l’ouvrier
sibilité d’échapper. ses dix doigts, est finalement le véritable esclave ; pas le droit positif : dans un corps social organisé, c’est la comme une marchandise. »

36 La culture La culture 37
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Rousseau met en Dissertation : Peut-on opposer Manifeste du parti communiste
lumière l’origine sociale du travail,

P
inexistant à l’état de nature. « rolétaires de tous les pays, unis- allemande de 1872. Marx, qui proposa communauté en unique propriétaire faire du communisme une hypothèse

Tant que les hommes se conten-


le loisir au travail ? sez-vous ! »  : ainsi se conclut
l’ouvrage occidental le plus lu et
lui-même de dissoudre la Ligue des
communistes en 1852, faisait très bien
privé et nie toute individualité. Si le
« marxisme-léninisme » a « entaché »
indéterminée ou une idée éternelle
indifférente aux contingences de
tèrent de leurs cabanes rustiques, le plus traduit après la Bible, rédigé au la différence entre « le parti compris le communisme, c’est donc en parve- l’Histoire réelle. Cette conception, no-
tant qu’ils se bornèrent à coudre répétitive, pénible, imposée par moment où la révolution de 1848 éclate dans le sens tout à fait éphémère » et le nant à persuader que le « commun » tamment défendue par Alain Badiou
leurs habits de peaux avec des la nature (cf. analyse de Marx). en France. Pierre Dardot et Christian parti qui « naît partout spontanément se confondait avec ce qui était imposé et Slavoj Zizek aujourd’hui, nourrit un
épines ou des arêtes, à se parer b)  Au contraire, le loisir est li- Laval reviennent sur la portée de ce du sol de la société moderne », c’est- par l’État. Cependant, on ne peut igno- « marxisme d’invocation » qui, sous
de plumes et de coquillages, à brement voulu, plaisant, sans texte unique. Fondateurs du groupe à-dire de l’organisation spontanée du rer qu’il y a chez Marx lui-même une couvert d’un hommage purement
d’études et de recherche « Question prolétariat en classe. conception réductrice de la politique rhétorique, en revient à un idéalisme
se peindre le corps de diverses exigence de résultats ni de ré-
Marx », vous êtes coauteurs de La – « Un spectre hante l’Europe  : c’est comme violence, notamment comme à forte dimension religieuse.
couleurs, à perfectionner ou gularité.
Nouvelle Raison du monde. Essai sur le spectre du communisme »... La exercice de la coercition par le moyen – De quoi le communisme est-il,
embellir leurs arcs et leurs c)  La division du travail et la
la société néolibérale (La Découverte, dramaturgie du texte, qui résume de l’État, qui a pesé lourd jusque dans selon vous, le nom ?
flèches, à tailler avec des pierres hiérarchie professionnelle s’im- 2009). Comment expliquez-vous le toute l’histoire mondiale par la lutte la pratique des régimes qui se sont Il faut être prudent s’agissant de l’ave-
tranchantes quelques canots de posent à l’individu. Le loisir est formidable succès du Manifeste du entre oppresseurs et opprimés, est réclamés de lui. nir d’un nom qui a désigné et désigne
pêcheurs ou quelques grossiers exercice de la liberté, de l’indi- parti communiste  ? Pierre Dardot et saisissante. Pourquoi une telle mise – Après la chute du Mur de Berlin, il encore des pouvoirs d’État d’autant
instruments de musique, en un vidualité et d’une plus grande Christian Laval  : Ce succès est dû en en scène ? était d’usage de proclamer la mort plus monstrueux qu’ils font régner
mot tant qu’ils ne s’appliquèrent mixité sociale. grande partie au caractère performatif Le Manifeste veut montrer que le de Marx. Or aujourd’hui, avec la l’exploitation capitaliste la plus féroce.
qu’à des ouvrages qu’un seul Transition : Mais le loisir aussi du texte, comme l’a bien montré le phi- communisme s’identifie au mouve- crise économique, Marx revient. S’il peut devenir de nouveau un mot
pouvait faire, et qu’à des arts qui peut être pratiqué avec effort losophe Jacques Derrida dans Spectres ment historique en cours, « le mou- Comment expliquez-vous ce retour de l’émancipation, c’est à la seule
n’avaient pas besoin du concours et régularité : club de sport, de de Marx (1993)  : le Manifeste, loin de vement réel qui abolit l’état actuel qui s’effectue aussi bien du côté des condition de défaire l’identification
de plusieurs mains, ils vécurent, théâtre, etc. N’est-ce pas alors constater une situation (la montée des des choses   ». D’où le tranchant des essayistes libéraux que des penseurs du «    commun  » à l’étatique, long-
sains, bons, et heureux autant une forme de travail ? révolutions), en appelle à un avenir formules et le souffle qui le traverse. radicaux ? temps perpétuée par les partis « com-
qu’ils pouvaient l’être par leur na- L’analyse du sujet qu’il accomplit lui-même par sa publi- Il met en scène la « révolution en Signe des temps, le marketing éditorial munistes ». Le commun compris en
ture, et continuèrent à jouir entre I. Les termes du sujet II. Le loisir est soumis au travail. cation. Les communistes « opposent à permanence  : la bourgeoisie a inau- recycle les proscrits d’hier, Marx en ce sens ne désigne pas un « bien » dont
eux des douceurs d’un commerce • Loisir : a)  Le loisir répond à des procédés économiques et la légende du spectre du communisme guré un bouleversement qui finira tête. On célèbre en lui le prophète de on fait un usage commun (l’air, l’eau,
indépendant. – sens économique : toute activité indépendante du sociaux (cf. analyse de Arendt). un manifeste du parti lui-même » et, par la supprimer elle-même. Il noue la mondialisation, négligeant en cela ou l’information), il est d’abord et
Mais, dès l’instant qu’un homme travail rémunéré. b) Le loisir est passif, notamment quand le travail est ce faisant, font littéralement exister le et condense des idées de diverses pro- sa critique implacable du capitalisme. avant tout ce que des individus font
eut besoin du secours d’un autre, – sens psychologique : toute activité correspondant pénible et abêtissant (cf. analyse de Marx). communisme comme parti. Le « parti venances. L’idée de la lutte entre les Mais on peut aussi relire sérieusement exister par leurs pratiques lorsqu’ils

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dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un goût ou plaisir personnel. Transition : N’y a-t-il pas opposition entre différentes » dont il est question n’est pas la Ligue classes est bien antérieure à 1848. C’est Marx, non pour le « sauver » ou pour mettent en commun leur intelligence,
des communistes elle-même, qui n’en l’historiographie libérale qui, durant l’« actualiser », mais pour s’expliquer et ce qu’ils défendent contre toute
à un seul d’avoir des provisions • Travail : façons de travailler ou de se livrer à un loisir ?
est qu’une incarnation éphémère, mais la Restauration, en a fait la clé des avec lui. On perdrait aussi quelques tentative de privatisation et de mise
pour deux, l’égalité disparut, la – sens large : toute activité qui produit des biens ou
justement quelque chose qui n’existe progrès de la civilisation européenne. précieuses leçons politiques à l’ignorer en marché. «  Communisme   » doit
propriété s’introduisit, le travail services ayant une valeur d’usage. III. Une nouvelle opposition, plus pertinente.
pas encore, à savoir une association Marx ne s’est jamais caché de cet em- ou à le contourner. La simplification donc faire entendre l’idée que l’éman-
devint nécessaire et les vastes –  sens restreint  : activité rémunérée, socialement a) Le travail, dans son essence, suppose une activité internationale de travailleurs agissant prunt à François Guizot ou à Augus- de l’antagonisme entre bourgeoisie et cipation ne peut procéder que des
forêts se changèrent en des cam- organisée. mentale, une maîtrise technique et psychologique au grand jour. tin Thierry. L’idée du remplacement prolétariat, idée que l’on a prise un pratiques de « mise en commun  ».
pagnes riantes qu’il fallut arroser • Peut-on opposer : qui amène l’homme à la culture (cf. analyse de Marx). – Pourquoi Marx et Engels ont-ils de l’antagonisme des classes et des peu vite pour une prédiction socio-
de la sueur des hommes, et dans – opposition de caractéristiques. b)  Inversement, certaines tâches sont purement choisi la forme du manifeste alors nations par l’association universelle logique, relève plutôt de la polarisa- Propos recueillis par Nicolas Truong
lesquelles on vit bientôt l’escla- – opposition de valeur. matérielles, alors qu’elles s’effectuent pendant le que prédominait à l’époque celle du « des travailleurs vient des disciples tion des camps qui s’affrontent et du (« Les livres qui ont changé le monde »,
vage et la misère germer et croître temps libre (ménage). Or le loisir ne se résume catéchisme révolutionnaire » ? de Saint-Simon. Mais l’énergie qui travail de composition des forces qui 5 février 2010)
avec les moisson. II. Les points du programme pas à cela. Le catéchisme est l’exposé d’une doc- porte tout le texte tient à l’objectif qu’il s’impose dans le combat. Cette pola-
• La société, les échanges. c) La véritable opposition de valeur se fait entre le trine sous la forme de demandes et assigne au mouvement prolétarien : la risation requiert, comme Marx l’avait
Jean-Jacques Rousseau, • Le travail, la technique. travail (activité répétitive et soumise à l’exigence de réponses. Moses Hess, surnommé suppression de la propriété privée et la compris, un objectif stratégique, celui pourquoi
Discours sur l’origine • La liberté. de consommation) et « l’œuvre » (activité plus per- le « rabbin communiste », publie en destruction de l’État. qui a tant manqué au chartisme an- cet article ?
et les fondements de l’inégalité • Le bonheur. sonnelle et créatrice, selon les termes de Arendt). 1844 un Catéchisme communiste par – En quel sens les régimes qui se sont glais. Un tel objectif fait aujourd’hui
parmi les hommes questions et réponses. On discutait réclamés du « Manifeste » peuvent- cruellement défaut. Dans cet article, Nicolas Truong,
L’accroche Conclusion alors beaucoup de divers projets de ils être considérés comme commu- – Quels sont les usages théoriques et à travers un entretien avec deux
L’ouverture des magasins le dimanche fait actuelle- Travail et loisir peuvent moins être opposés que « profession de foi communiste ». nistes ? Dans quelle mesure les pays politiques de Marx les plus féconds spécialistes de la pensée de
« Dès l’instant ment débat. consommation et création. Lui-même auteur d’un contre-projet dits « marxistes-léninistes » ont-ils aujourd’hui ? Marx, nous rappelle à quel point
qu’un homme intitulé Principes du communisme, qui selon vous entaché le communisme ? Et en quel sens le communisme est-il le marxisme a été déterminant
eut besoin du La problématique sacrifie encore à la forme des ques- On serait tenté de répondre : en aucun une hypothèse, une idée à réactiver ? dans l’histoire mondiale des
secours d’un autre, Loisir et travail  : s’agit-il de deux activités sans Ce qu’il ne faut pas faire tions et des réponses, Engels suggéra sens. En effet, les moyens de produc- Le plus fécond chez Marx, c’est l’idée
XIXe et XXe  siècles. Cet article
à Marx dès novembre 1847 « de laisser tion devinrent propriété de l’État, mais que, loin d’être la simple projection
dès qu’on point commun entre elles, répondant à des finalités Analyser travail et loisir séparément, tomber la forme catéchisme et d’ap- l’État devint la propriété privée du d’une conscience ou d’une volonté,
questionne également le sens
s’aperçut qu’il contraires ? N’existe-t-il pas des formes de travail, l’art dans deux parties distinctes. peler ça “ Manifeste communiste ”. À parti. Il y avait donc peut-être une les pratiques ont leur logique propre
du communisme aujourd’hui
par exemple, qui s’apparentant au loisir ? et donc, par-là, le sens à donner
était utile à un seul la différence du catéchisme, destiné propriété d’État, mais en aucun cas qui fait que leur résultat échappe
à l’organisation du travail. La
d’avoir des Le plan détaillé du développement
à des cercles de propagande ou à des une « propriété commune ». La seule souvent au contrôle des acteurs eux-
réflexion sur le travail et sur
sociétés secrètes, le Manifeste se veut chose « commune » était sans doute mêmes : les hommes font leur propre
provisions pour I.  Travail et loisir s’opposent sur de nombreux Les bons outils une proclamation « à la face du monde la misère et l’oppression, comme si histoire, mais ils la font dans des sa structure sociale est en effet
deux, l’égalité points. • Marx, Le Manifeste du parti communiste. entier ». Son titre initial, Manifeste du s’incarnait là tragiquement ce que le circonstances données. Si l’on reste au fondement de la pensée de
disparut » a) Le travail relève pour l’homme de la nécessité de • Arendt, Condition de l’homme moderne : l’auteur y parti communiste, ne devient Manifeste jeune Marx avait appelé le commu- fidèle à ce « matérialisme des pra- Marx et de l’idéologie marxiste.
produire pour satisfaire ses besoins. C’est une activité distingue le concept de travail et celui d’œuvre. communiste qu’à partir de l’édition nisme « grossier », celui qui institue la tiques », on ne peut que s’interdire de

38 La culture La culture 39
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

La technique
MOTS CLÉS ZOOM SUR…
artisan La pensée artistotélicienne
Un artisan est un travailleur qui de la nature et de la tech-
maîtrise une technique et qui nique
produit des objets à l’aide de cette

«
technique. Ainsi, par exemple, un
maçon est capable de transformer L’art et la nature
un tas de pierres en maison à l’aide  Technique » vient du grec technè qui signifie, selon Aris- La substance individuelle
de la technique de construction ou première, support des
qu’il possède. Un artisan est donc tote, «  une disposition à produire accompagnée d’une changements, est elle-même
un travailleur manuel, dont l’acti- règle vraie » : la technique au sens grec, c’est l’ensemble déterminable comme un
composé de matière et de
vité consiste essentiellement en une
transformation de la nature.
des règles qu’il faut suivre pour produire un objet donné. Mais la forme. La matière, c’est le
technique moderne peut-elle encore se comprendre ainsi ? support ultime, le noyau
outil stable de la substance, qui,
Un outil est un instrument artifi- comme on le voit dans la
ciel produit par l’homme et qui lui La technique est-elle s’enterrer. Même les primates ne fabriquent pas production technique, peut
permet d’accroître l’efficacité de son spécifiquement humaine ? d’outils  : un chimpanzé peut se servir d’un bâton perdre une forme détermi-
travail. Ainsi, par exemple, la scie est Chez l’animal, l’organe et l’outil se confondent : pointu qu’il a ramassé, mais il ne saurait le tailler née pour en acquérir une
un outil du menuisier : elle est un le crabe, par exemple, se sert de ses pinces pour lui-même pour le rendre pointu. autre : le bois de l’arbre de-
instrument artificiel qui prolonge Dans le Gorgias, Platon fait le récit mythique de la vient le bois de la chaise.
sa main et son bras en vue de la naissance de la technique : l’imprudent Épiméthée Mais c’est la forme qui fait
transformation plus aisée du bois. n’ayant laissé à l’homme aucun instrument naturel d’une chose ce qu’elle est  :
pour se nourrir et se défendre, son frère Prométhée dans ce sens, elle coïncide
technocratie aurait dérobé la technique et le feu aux dieux. En- avec son essence.
Au sens premier du mot, la techno- tendons par là que la technique comme production Soulignons l’importance du
cratie est le pouvoir (cratos) de la tech- d’outils est pour l’homme une nécessité vitale : avec paradigme de la production
nique. Ce terme désigne aujourd’hui la technique, l’homme devient « homo faber » (Berg- Charlie Chaplin, Les Temps modernes.
technique chez Aristote  : il
l’ensemble des pouvoirs que les son), l’être qui place des outils entre lui et le monde. technique dominer la nature et l’asservir aux va lui permettre de penser
objets techniques peuvent avoir sur besoins de l’homme. la nature elle-même. En

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l’homme qui en dépend, mais aussi Pourquoi la technique Que signifie la définition Le danger lié à la technique n’est donc pas d’abord effet, la production d’une
le pouvoir politique en tant qu’il peut est-elle un ensemble aristotélicienne de la technique ? celui d’une explosion nucléaire ou d’un conflit s u b s t a n c e i n d iv i du e l le
faire usage des objets techniques afin de « règles vraies » ? Selon Aristote, tout objet produit non par la planétaire destructeur  : le véritable danger, suppose l’intervention de
de contrôler les hommes. Un artisan n’est pas libre de faire ce qu’il veut : nature, mais par l’homme, est déterminé par c’est que la technique devienne l’unique mode quatre causes que l’art rend
on ne fait pas des haches en plomb ou des fers quatre causes : la cause matérielle (la matière de pensée, c’est-à-dire la seule façon que nous visibles : en plus de la cause
technologie à cheval en bois. Pour produire un objet, il faut dans laquelle il est fait), la cause formelle (la ayons de penser quelque chose. Car alors, il formelle (la forme du lit)
Au sens premier du mot, la tech- ordonner la matière et la forme selon la fonction forme qu’on va lui donner), la cause finale (ce nous faudra craindre que l’homme se pense et de la cause matérielle (le
nologie est l’étude (logos) de la qu’on veut lui attribuer, en obéissant à ce qu’on à quoi l’objet va servir) et la cause efficiente lui-même en termes techniques, comme un objet bois) déjà citées, il faut une
technique (technè). Par extension, appelle les règles de l’art. (l’artisan qui travaille l’objet). manipulable ou comme une ressource à exploiter cause efficiente (l’artisan) et
on appelle aujourd’hui « techno- Ces règles ne sont pas laissées au caprice de tel ou La technique est l’ensemble des règles permet- de la manière la plus productive possible. une cause finale (le projet de
logies » l’ensemble des objets que tel : elles sont nécessaires et enseignables, c’est- tant d’ordonner ces causes dans un art donné : Or, nous dit Heidegger, cela a déjà eu lieu. La l’artisan).
l’on pourrait qualifier simplement à-dire qu’on peut les transmettre ; en ce sens, on une règle technique nous dit comment travailler technique n’est plus un projet dont l’homme se- L’art permet ainsi de distin-
de techniques. peut dire qu’elles sont « vraies », parce qu’elles ne telle matière, quelle forme lui donner, si l’on veut rait encore le maître : elle est bien plutôt la façon guer ce qui est étroitement
changent pas et ne peuvent pas être modifiées. en faire tel objet. dont l’homme moderne se comprend lui-même uni dans la production d’une
spécialisation et comprend le monde, en sorte que l’homme chose naturelle par la physis
Acte qui consiste pour le travailleur La technique n’est-elle qu’une disposi- La définition aristotélicienne lui-même est mis au service de la technique, et (la « nature ») : alors qu’une
à séparer une tâche d’un processus tion à produire ? s’applique-t-elle à la technique non l’inverse. chose artificielle a hors
productif des autres tâches et à Pour comprendre ce qu’est une chose, il moderne ? d’elle-même le principe de
l’isoler de façon partielle. Ainsi par faut savoir ou imaginer comment elle a été Selon Aristote, la technique est l’ensemble des sa propre production et de
exemple, le travail qui consiste à produite : c’est ce qu’on appelle le « schème règles définissant les moyens en vue d’une fin. ses changements, une chose
s’occuper uniquement de la car- artificialiste ». Autrement dit, la technique Heidegger montre comment notre modernité ne deux articles du Monde naturelle renferme en elle-
rosserie dans la fabrication d’une nous fournit les modèles selon lesquels nous pense plus la technique comme l’ensemble des à consulter même, par essence et non
voiture est un travail spécialisé car comprenons le monde qui nous entoure : règles nécessaires à un art : nous en sommes au par accident, le principe ou
il ne concerne qu’une partie du ainsi, nous appliquons sans même nous en contraire venus à ne plus penser les choses qu’en • De la technique comme horizon la cause de son mouvement
processus de production. La spécia- rendre compte des schèmes techniques sur termes techniques. révolutionnaire p. 43 et de son repos.
lisation est particulièrement visible la nature afin de la rendre compréhensible − La technique n’est donc pas un instrument neutre (Régis Debray, 31 mai 1996) Si donc, selon le mot d’Aris-
dans le cadre du travail à la chaîne et nous disons qu’un arbre produit des fruits, qu’on peut bien ou mal utiliser, mais un mode tote, « l’art imite la nature »,
est une des causes de l’aliénation au comme on dit d’un potier qu’il produit des de pensée. L’homme ne pense plus qu’à gérer, à • Les robots ont-ils une âme ? p. 45 c’est pourtant par analogie
travail, même si elle peut être aussi à cruches. Cela signifie que la façon dont nous calculer et à prévoir : c’est la différence que fait (Christian Delacampagne, 26 mars 1999) avec l’art que se comprend la
l’origine d’une plus grande efficacité pensons la technique détermine radicalement Heidegger entre la pensée méditante et désin- génération naturelle.comme
productive. Statue d’Aristote. notre rapport au monde. téressée, et la pensée calculante qui veut par la une marchandise.

40 La culture La culture 41
Un sujet pas à pas L es a rt i cles d u

Texte clé
Dans cet extrait, Bergson nous
invite à prendre une position
nuancée à l’égard des problèmes
posés par la technique qui n’est pas
Dissertation : Le développement
technique est-il une menace pour la liberté ?
De la technique comme
horizon révolutionnaire
nécessairement source d’aliénation
pour l’humanité. L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
Quand on fait le procès du machi- • Le développement technique :
nisme, on néglige le grief essentiel. – au sens économique, les innovations de produits et
On l’accuse d’abord de réduire l’ou- de procédés de production.
vrier à l’état de machine, ensuite –  au sens usuel, la part grandissante des objets à l’opposé d’une longue tradition philosophique, qui dans l’appréhension du temps
d’aboutir à une uniformité de pro- techniques dans le quotidien. b)  Le marché économique renouvelle sans cesse rejetait le fait technique, Bernard Stiegler rapproche matériel et conceptuel et
duction qui choque le sens artistique.
Mais si la machine procure à l’ouvrier
• Menace :
– idée de danger, identifié ou non.
l’offre de produits et rend obsolètes des objets pour-
tant performants, ce qui nous pousse à consommer
démontre par cet étonnant court-circuit le conditionnement technologique de la
un plus grand nombre d’heures – idée de volonté délibérée. (cf. analyse de Arendt). temporalité.
de repos, et si l’ouvrier emploie ce • Liberté : Transition : Pour autant, s’agit-il de revenir en arrière ?

L
supplément de loisir à autre chose –  au sens philosophique, métaphysique, le libre a question du temps informatiques, mais la pensée d’une réjouissante superficia- la faute d’Epiméthée. Ce ti-
qu’aux prétendus amusements arbitre, la faculté de choix. III. La technique ne doit être qu’un moyen. hante de l’intérieur la tra- du fait technique vient chez lité et par là même promise tan, le frère de Prométhée, a
qu’un industrialisme mal dirigé a – au sens politique, l’ensemble des droits reconnus a) Les possibilités techniques vont jusqu’à changer l’ordre
dition philosophique ; la lui travailler du dedans la tra- à la plus vaste circulation). simplement oublié, dans la
mis à la portée de tous, il donnera à par un État, une Constitution. écologique (réchauffement climatique) ou modifier la
son intelligence le développement structure des organismes (ogm, clonage). Elles permet-
question de la technique la dition critique qui l’exclut ou Cette paresseuse partition en- distribution des qualités aux
qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir II. Les points du programme traient même de détruire la Terre entière (arme nucléaire). borne de l’extérieur, et pour le dévalue ; l’objet étranger se gendre moult gammes dans diverses espèces mortelles
à celui que lui imposerait, dans des • La technique. L’homme se retrouve donc dans une situation de pouvoir cause, si la philosophie est frotte à Platon et Heidegger, le fond sonore de l’époque. modelées par les dieux dans
limites toujours restreintes, le retour • La liberté. quasi divin sur la nature. née de son expulsion même. aux vénérables doctrines qui Pensons à l’opposition de la glaise, de donner à la race
(d’ailleurs impossible) à l’outil, après • L’État. b) Pourtant le risque principal n’est pas là : il est plutôt que L’antagonisme du logos et en conjurent l’incidence. Cette l’Homo faber et de l’Homo humaine de quoi survivre.
suppression de la machine. Pour ce la technique devienne l’unique mode de pensée de l’être de la techné, inaugural chez rencontre, déflagrante s’il sapiens (présente même chez Dans le dialogue de Platon
qui est de l’uniformité de produit, L’accroche humain, que l’homme ne raisonne plus qu’en termes
Platon, qui la redouble dans en est, de deux registres qui Bataille), comme aux conflits qui porte son nom, Protagoras
l’inconvénient en serait négligeable Chaque individu est repérable grâce à son téléphone techniques, se considérant lui-même comme un objet
si l’économie de temps et de travail, portable. ou une ressource à exploiter. La technique doit rester
l’horripilation du philosophe s’ignorent ou se suspectent, le homériques et quotidiens a décrit cet homme « tout nu,

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réalisée ainsi par l’ensemble de la un moyen en vue d’une fin dont l’homme reste maître. par le sophiste, pèse sur les matériel et le conceptuel, c’est entre la Technique (utilitaire, pas chaussé, dénué de couver-
nation, permettait de pousser plus La problématique enfants de l’Académie aussi l’originalité déstabilisante de instrumentale, inhumaine) tures, désarmé », pour lequel
loin la culture intellectuelle et de Les objets techniques accroissent notre pouvoir Conclusion lourdement que le péché ori- ces deux volumes qui devront et la Culture (finaliste, noble Prométhée, pris de compas-
développer les vraies originalités. On d’action, mais n’augmentent-ils pas aussi l’étendue Le développement technique constitue une menace ginel sur les fils d’Adam. Avec faire date. et désintéressée). Ce qui n’est sion, ira dérober le feu chez
a reproché aux Américains d’avoir des pouvoirs exercés sur nous, par exemple la sur- pour la liberté s’il se fait sans intervention collective La Technique et le temps, Travail singulier par la plus recevable, somme toute, Hephaïstos et Athéna le feu ou
tous le même chapeau. Mais la tête veillance ? ou politique de la part des citoyens, et si l’homme se
Bernard Stiegler opère un double compétence requise en l’état actuel de nos connais- le principe créateur des arts et
doit passer avant le chapeau. Faites Gardons-nous la réelle maîtrise du développement de met lui-même au service de la technique.
que je puisse meubler ma tête selon la technique dans notre vie de tous les jours ?
court-circuit, fulgurant dans en amont, chez ce disciple de sances sur la coévolution du métiers. La nature de l’homme
mon goût propre, et j’accepterai pour ses effets, minutieux dans ses Derrida, tant en histoire des geste et de la parole, c’est le étant de n’en avoir pas de défi-
elle le chapeau de tout le monde. Là Le plan détaillé du développement Ce qu’il ne faut pas faire procédures. Il place le margi- techniques (Simondon, Le- refrain humaniste sur les fins nitive (sinon dramatiquement
n’est pas notre grief contre le machi- I. Le développement technique nous libère de mul- Traiter et illustrer seulement l’aspect négatif nal au centre, en sorte que le roi-Gourhan) qu’en histoire et les moyens. La médiologie, insuffisante), c’est la prothèse
nisme. Sans contester les services qu’il tiples efforts et dangers. du progrès technique. vieux noyau éclate, et nous de la métaphysique. Travail entre autres tentatives, part de qui va suppléer aux qualités
a rendu aux hommes en développant a)  Les progrès techniques ont fait reculer les pires voilà conduits à réévaluer les subversif par tout ce qu’il in- ce constat. Ce livre en dessine naturelles qui lui manquent.
largement les moyens de satisfaire dangers naturels : les maladies et autres fléaux sont
principes a priori qui don- quiète, en aval, dans l’ances- l’épistémologie. « L’objet de cet La prothèse n’étant pas ce qui
des besoins réels, nous lui repro- moins dévastateurs dans les sociétés les plus « avan- Les bons outils
cherons d’en avoir trop encouragé cées » techniquement. • Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne.
nent son assiette à la pensée tral ronron. A commencer par ouvrage, signale la première s’ajoute mais ce qui fonde.
d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, b)  Les progrès techniques nous libèrent de tâches • Martin Heidegger, Qu’est-ce que la technique ? occidentale. Le plus curieux les oppositions canoniques phrase du texte, est la tech- « Tu périras par tes vertus, tu
d’avoir favorisé les villes au détriment pénibles, dans la vie professionnelle comme do- est que cette démarche icono- de l’essence et de l’accident, nique appréhendée comme triompheras par tes vices  »
des campagnes, enfin d’avoir élargie mestique. Le temps de loisir s’en trouve augmenté claste est celle d’un dévot, édu- de l’intériorité et de l’exté- horizon de toute possibilité dira Nietzsche plus tard. Nous
la distance et transformé les rapports (cf. analyse de Arendt). « L’essence de la technique qué aux meilleures sources riorité, du transcendantal et à venir et de toute possibilité avons eu la chance de cette dé-
entre le patron et l’ouvrier, entre le c) Les objets techniques sont de plus en plus acces- n’est absolument rien de de l’orthodoxie, instruit de de l’empirique. Jusqu’aux d’avenir.  » Pour regarder en faillance primordiale. L’animal
capital et le travail. Tous ces effets sibles à tous (portable, iPod, etc.). technique. Aussi ne percevrons- grec et d’allemand, et non, figures contemporaines de face le futur que dessinent humain va tirer sa supériorité
pourraient d’ailleurs se corriger  ; la Transition  : Ce pouvoir ne peut-il pas se retourner nous jamais notre rapport comme on aurait pu le croire l’Antinomie, chez Heidegger, l’industrialisation de la mé- de ce défaut de fabrication,
machine ne serait plus alors que la contre nous ? à l’essence de la technique, avec pareil programme, d’un entre le temps de la préoccu- moire, l’informatisation du racontent à leur façon les
grande bienfaitrice. Il faudrait que aussi longtemps que nous nous
l’humanité entreprît de simplifier II. Le développement technique peut être un vecteur bornerons à nous représenter barbare californien dans le pation technique et le temps savoir et les technologies du Grecs, et la légende des dieux
son existence avec autant de frénésie de domination. la technique et à la pratiquer, vent, prophète futuriste et authentique du pour-la-mort, vivant, Stiegler commence par anticipait la connaissance des
qu’elle en mit à la compliquer. a)  Le développement technique entre bien dans à nous en accommoder creux, féru de virtuel et de chez Habermas, entre l’acti- affronter origines et fonde- processus d’hominisation. Ce
une logique de pouvoir qui consiste à surveiller les ou à la fuir. » philosophie à l’estomac. Stie- vité communicationnelle et ments. Et qu’y trouve-t-il ? Le qu’Hésiode dit en mytholo-
Henri Bergson, Les Deux Sources de agissements des individus (cf.  analyse de Foucault (Heidegger)
gler est un expert en systèmes l’activité technique (antithèse «  défaut d’origine  », à savoir gie, Leroi-Gourhan le montre
la morale et de la religion sur le pouvoir technocratique moderne).

42 La culture La culture 43
L es a rt i cles d u L es a rt i cles d u

en paléontologie admirable y ajoute un héritage avec le est une aventure qui vient de du progrès technique. Reste offert à la pensée, et curieu- de plus de six cents pages, le métier à étoffes brochées. noyer l’inventeur. » Heureux
résonance des découvertes silex biface et la hache po- loin. Elle a ses seuils de dis- que Stiegler a mis le doigt sement négligé – ou presque. qui fait, sur ce vaste sujet, le Cette performance lui vaut temps.
aux intuitions. «  L’homme lie, étant entendu que l’outil, continuité, ses accélérations, sur la question cruciale qui Heidegger, il est vrai, a proféré point des connaissances, tout notre respect. D’autant qu’on L’ouvrage de Jean-Claude
commence par les pieds  » la avec la chaîne opératoire qu’il ses vertiges, mais aussi une pointe à l’horizon  : quelle sur le sujet quelques paroles en ouvrant, au fil des pages, ne voit pas du tout Bergson Beaune s’inscrit, enfin, dans
situation debout libérant la sous-tend, constitue notre logique d’ensemble. maîtrise pourrons-nous définitives. « La technique, a-t- mille pistes passionnantes de démonter le moteur de son le sillage des méditations de
main qui libère elle-même la premier support de mémoire. Quel en serait l’effet pour de- garder sur le temps, et selon il dit, n’est pas la même chose recherche et de réflexion. Hispano-Suiza, ni Heidegger Bachelard sur la symbolique
parole. Conquête de la mobi- Se révèle alors, inaperçu des main ? Certains disent : l’uni- quelle politique de la mé- que l’essence des techniques » L’auteur commence par nous celui de sa Volkswagen. des éléments. Il nous propose,
lité et ouverture de l’éventail philosophes, le condition- formisation de la planète. Il moire  ? L’homme pourra-t- – formule dont ses exégètes rafraîchir la mémoire en rap- Jean-Claude Beaune montre en quelque sorte, une «  psy-
cortical, appareillage tech- nement technologique de la est vrai que les macro-sys- il influer sur ses techniques ont en vain essayé de décou- pelant que, si technique et ensuite comment la ques- chanalyse de l’outil  » – et,
nique et réflexivité symbo- temporalisation, que ce soit tèmes techniques, par défini- de stockage et de circulation vrir le sens caché. En France philosophie semblent avoir tion de la technique – ou de surtout, de l’utilisateur d’ou-
lique s’entredéterminent. Le vers l’avant ou l’arrière (les tion, tendent à l’homogène et des traces qui conditionnent même, un universitaire plus divorcé depuis Kant, elles ont ce qu’il préfère appeler les tils. Car la technique, même
quoi élabore le qui, les deux deux étant indissociables  : au standard. Ils traversent les l’aptitude de l’espèce à inflé- modeste, Bertrand Gille, s’est été, au contraire, en étroites «  milieux  » techniques – ne lorsqu’elle est efficace, est
progressent ensemble. La qui ne conserve rien n’invente « différences idiomatiques », chir consciemment sa propre efforcé, durant les années 60 relations, non seulement chez peut être abordée, de nos loin d’être transparente. Elle
technicité n’est pas la chute rien). Le patrimoine comme bousculent les frontières évolution  ? Quel pouvoir, en et 70, de promouvoir l’histoire les Grecs, mais jusqu’au siècle jours, que dans un esprit ré- renvoie l’homme aux résis-
ni l’oubli de l’Etre, mais ce qui le programme, l’anticipation culturelles et alignent le définitive, peut-on garder sur des techniques au même ni- des Lumières. Pour Piero solument interdisciplinaire. tances de la matière, aux dé-
permet à l’Etre de s’articuler comme la rétention, sup- moins sur le plus performant. la puissance  ? A la condition veau de « dignité » que celui della  Francesca, Léonard de Cette question a, en effet, des faillances de son propre corps,
en Logos. Ni dévoiement ni posent le gramme, la trace, Stiegler fait partie de ceux première, répond Stiegler, de dont jouissait déjà l’histoire Vinci ou Galilée, le beau titre dimensions multiples. Une aux angoisses de la « panne »,
arraisonnement, le geste qui l’inscription. Donc le support qui voient dans « les velléités traiter l’objet technique non des sciences, tout en rêvant, d’« ingénieur » est aussi pres- dimension physiologique, à l’inertie des choses. Par où il
capte l’énergie et transforme d’inscription. Donc l’organi- ethniques des fantasmes sans en instrument ou supplément à la fin de sa vie, d’une « épis- tigieux, sinon plus, que celui par exemple, puisque les apparaît que toute réflexion
la matière brute fait démarrer sation d’une matière inorga- avenir  ». On peut penser au second, mais comme le site témologie des techniques  » d’« artiste » ou de « penseur ». processus techniques ne font sur la technique est aussi, à sa
l’humain. Il soude le couplage nique. Par où Leroi-Gourhan contraire que l’idée de dif- premier de la constitution du qui, en replaçant «  technè  » Au seuil du XVIe siècle, Bacon souvent que reproduire ceux manière, une réflexion sur le
de l’homme à son milieu phy- rejoint Derrida. Une théorie férence culturelle prendra sujet et le nœud de toute his- et «  épistemé  » sur un pied reste le véritable inventeur de de l’organisme vivant, modèle sexe et la mort.
sique, rapport médiatisé par de la « différance », cet espace- d’autant plus de force qu’elle toire possible. Si ce n’est pas d’égalité, aurait effectivement la méthode « expérimentale ». ultime de tous les «  auto-
l’outil comme organon, au ment du temps, suppose une est fragilisée par l’universel là une révolution théorique, renoué, de ce point de vue, Avec sa théorie des «  ani- mates  » et autres «  robots  ». Christian Delacampagne
découplage d’un temps pro- théorie de la transmission, pauvre et décontextualisé qu’on nous dise quel sens peut avec la pensée grecque. maux– machines », Descartes Mais aussi une dimension (26 mars 1999)
prement historique d’avec les laquelle exige à son tour une des normes de production et encore avoir ce mot. Mais l’œuvre de Bertrand jette les bases de ce que nous anthropologique  : la magie
Gille n’a malheureusement appelons, depuis Norbert Wie- n’est-elle pas, dans toutes les

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contraintes zoologiques de la pensée longue de la technique de consommation matérielle
répétition. Sauvé du surplace comme «  poursuite de la vie car tel est l’ »effet-jogging », Régis Debray pas atteint le grand public. ner, « cybernétique ». civilisations, y compris dans pourquoi
Reste l’influence qu’elle a pu Spinoza gagne sa vie en po- la nôtre, l’une des figures les cet article ?
animal par la mise hors cortex par d’autres moyens que la éminemment paradoxal, (31 mai 1996)
de ses facultés mentales et vie », à réinsérer dans une évo- exercer sur un petit groupe lissant des verres de lunette. plus anciennes de la techno-
En exposant le sens des
les panoplies qui s’ensuivent, lution vieille de deux millions de philosophes français, de Pascal invente la montre-bra- logie, et le réparateur de la
travaux philosophiques de
le sapiens sapiens échappe d’années (datation des restes Gilbert Simondon à Gilles- celet. Plus fortuné, Leibniz, télé la réincarnation moderne
pourquoi cet article ? Jean-Claude Beaune, Christian
à la programmation géné- de l’Homo habilis trouvés en Gaston Granger, de Gilbert qui a les moyens de payer des du shamane sibérien  ? Une Delacampagne expose à quel
tique en boucle des espèces Chine). Pour saisir le sens des Dans cet article, Régis Debray analyse la nouvelle conception de la Hottois à François Dagognet, ouvriers, se lance dans les en- dimension esthétique, aussi : point la technique est un ob-
concurrentes, pour se repro- autoroutes de l’information, technique proposée par le philosophe Bernard Stiegler. Il s’agit d’une et du regretté Jean-Pierre Séris treprises les plus diverses : on qu’il s’agisse de musique, jet de réflexion fondamental
conception de la technique (technè) conçue non comme opposée à à Frank Tinland. C’est à cette ne lui doit pas seulement la d’architecture ou de design, pour la philosophie, même
grammer en quelque sorte, considérez d’abord les huttes
la raison (logos), mais comme invention proprement humaine qui mouvance que se rattache Monadologie, mais aussi, ce le créateur actuel ne doit-il s'il fut souvent assez peu pris
via l’invention d’une mémoire du paléolithique, fouillez les rend possible le développement de la raison et donc de l’humanité en considération. L'auteur
non génétique cumulable et sols d’habitat de Russie et de Jean-Claude Beaune. Celui-ci qui n’est pas moins utile au pas se faire, avant tout, ingé-
elle-même (voir le texte de Bergson p. 42 sur ce point). En outre, montre alors la nécessité de
transmissible. Nos cousins Dordogne. Il y a continuité des enseigne actuellement la phi- bonheur de la vie, un nouveau nieur  ? Ainsi, bien entendu,
l’auteur pointe la nécessité de sortir de l’opposition classique moyen/ penser la technique dans
les singes ont une hérédité  ; uns aux autres. La domestica- fin pour penser la technique. losophie des sciences à l’uni- système de bouchage des bou- qu’une dimension politique : toute sa complexité au moyen
seul le rameau «  humain  » tion de l’espace et du temps versité Jean-Moulin, à Lyon, teilles, un modèle de machine non seulement parce que, d'une approche interdiscipli-
après avoir été, de 1978 à 1989, à calculer ainsi qu’un projet de la guillotine à la chaise naire qui rendrait possible de
l’animateur de la revue Mi- d’assèchement des mines du électrique, la technologie a saisir son essence et le sens de
son histoire millénaire sans

Les robots ont-ils une âme ?


lieux, dont les trente-sept nu- Harz. Quant à Diderot, il ne toujours été un instrument du
la caricaturer. Pour ce faire,
méros continueront pendant se contente pas, en pilotant pouvoir, mais, surtout parce
il faut étudier la technique
longtemps de faire référence. l’Encyclopédie, d’élever un mo- que, l’histoire de la technique
sous ses aspects pratiques
Auteur ou directeur d’une nument grandiose à la gloire n’est pas séparable de celle de et théoriques, mais aussi
bonne dizaine d’ouvrages de l’artisanat et du travail l’exploitation. « Une machine
Spécialiste d’histoire et de philosophie de la technique, Jean-Claude Beaune s’interroge consacrés à divers aspects de manuel. Joignant le geste à la à tisser, rappelle Marx, fut
politiques, sociologiques
ou psychologiques. Dans la
sur les rapports de l’homme et des machines. la «  culture  » technologique, parole, il s’exerce à démonter, inventée à Dantzig vers 1530 : mesure où la technique est
Jean-Claude Beaune vient de de ses propres mains, trois des mais les magistrats, craignant une production proprement

D
epuis le Neandertal, problèmes : le sexe, le travail moins parlé du sexe que de la outils, les machines, les usines, humaine, la penser sérieuse-
rédiger – seul, ce qui n’est machines les plus sophisti- à juste titre que cette inven-
disait Octavio Paz, et la mort.  » Les philosophes mort, et moins encore du tra- l’industrie, la technique  : il ment revient à constituer une
pas un mince exploit – une quées de l’époque : le métier tion ne convertît nombre d’ou-
réelle anthropologie.
je vois trois grands contemporains, pourtant, ont vail que du sexe. Le travail, les y a là un territoire immense monumentale «  somme  » à bas, le métier à velours et vriers en mendiants, firent

44 La culture La culture 45
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)

La religion
Religion et raison
s’excluent-elles
athéisme mutuellement ? fétichisme
Désigne étymologiquement La philosophie doit, selon Feuer- Stade archaïque du fait religieux,
l’absence (a privatif) de Dieu  : bach, entreprendre la « critique de qui consiste à considérer les objets
l’athéisme est le fait de ne pas la déraison pure  », c’est-à-dire du animés et inanimés comme habi-

I
admettre ni par la foi, ni par la christianisme ; en cela, il s’oppose tés par des esprits et porteurs de
raison, l’existence d’un Dieu trans- l s’agit de savoir ici ce que sont les religions en général, à Kant, qui envisage la possibilité puissances magiques.
cendant (d’un theos).
et non de parler de telle ou telle religion. Le fait religieux est d’une religion rationnelle. Si la
Critique de la raison pure a bien mythe
conviction présent dans toutes les cultures humaines, même les plus montré qu’aucune preuve de l’exis- Du grec muthos, « récit, légende ».
Croyance réfléchie et volontaire
qui n’est pas seulement subjec-
primitives  : fondamentalement, le fait religieux lie l’homme à tence de Dieu n’était recevable,
Kant y explique également que
Récit fictif relatant en particulier
l’origine du monde, et permettant
tivement fondée, mais qui est des puissances qui sont plus qu’humaines. La question est alors l’existence de Dieu est un postulat ainsi d’organiser, au sein d’une
aussi objectivement et rationnel- de savoir si raison et religion doivent s’exclure réciproquement. nécessaire de la raison pratique. société, la compréhension du réel
lement fondée. Elle se distingue de Le devoir en effet semble aller à et de justifier l’ordre naturel et
l’opinion et de la certitude. l’encontre de notre bonheur per- social du monde.
Peut-on définir la religion ? sonnel : dans ce monde, il n’est pas
création continuée Le philosophe latin Cicéron donnait une double possible de penser le juste rapport polythéisme
Manière dont Descartes conçoit la étymologie à la religion : elle viendrait à la fois entre bonheur et vertu. Du grec polus, «  nombreux  », et
création du monde par Dieu : parce de relegere, « rassembler », et de religare, « ratta- Pour que le devoir lui-même ne theos, « dieu ». Religion qui pose
que la nature n’est pour lui rien cher ». Ainsi, la religion rassemble les hommes sombre pas dans l’absurde, il faut l’existence de plusieurs dieux.
d’autre qu’une grande machine, un en les rattachant ensemble à des puissances alors nécessairement postuler
pur mécanisme, elle est dépourvue surnaturelles qu’ils doivent vénérer  : c’est le l’existence d’un Dieu juste et bon raison
de tout dynamisme interne et ne sentiment du sacré, mélange de crainte et de qui garantira ailleurs et plus tard la Si ses déterminations exactes va-
saurait exister par elle-même. Elle respect pour des forces qui nous dépassent. correspondance du bonheur et de rient d’un philosophe à l’autre,
est donc à chaque instant suspen- Vénération du sacré, la religion prend la forme la moralité. Cette « religion dans les tous reconnaissent la raison
due à une création divine continuée, de rites qui se distinguent du temps profane simples limites de la raison » n’est pas comme le propre de l’homme, et
autrement dit toujours renouvelée. comme temps des affaires humaines. la religion des prêtres : pas de culte, comme la faculté qui commande
pas de clergé, ni même de prières, le langage, la pensée, la connais-
croyance Peut-on distinguer plusieurs sortes de c’est une pure exigence de la raison pra- sance et la moralité. Descartes l’as-

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Blaise Pascal
Adhésion à une idée ou une théorie religions ? tique qui pose que Dieu existe, même simile au « bon sens », c’est-à-dire
sans véritable fondement ration- Auguste Comte voyait dans le fétichisme la Selon Feuerbach, le monothéisme le plus ra- si la raison théorique ne pourra jamais à la faculté de juger.
nel. En ce sens, la croyance est une religion la plus primitive. La croyance fétichiste dicalement neuf est le christianisme  : c’est le démontrer. Kant distingue le versant théo-
opinion et s’oppose au savoir. confère aux objets des qualités magiques : ainsi, lui qui a montré que les religions polythéistes rique de la raison, qui a trait à la
c’est parce qu’une force surnaturelle l’habite adoraient des dieux imaginés à la ressemblance volonté de connaître, et le versant
déiste que l’arme est mortelle. On parlera alors de des hommes. La religion grecque, en fait, adorait « Le cœur a ses raisons que pratique, par lequel l’homme se
Est déiste celui qui croit en l’exis- magico-religieux : le rite vise à se concilier les l’homme lui-même : le christianisme dépasse les
la raison ne connaît point. » soucie de son action et entend en
(Blaise Pascal)
tence de Dieu, mais rejette toute grâces de puissances supérieures potentiellement autres religions parce qu’il montre qu’elles ont lui l’appel du devoir moral.
autorité sous forme de dogme ou menaçantes. toutes été anthropomorphiques.
de pratique religieuse. Selon Comte, le stade suivant est celui du po- Une religion rationnelle est-elle religion rationnelle
lythéisme  : ce ne sont plus les objets qui sont Quel est le sens de la critique de possible ? Chez Kant, désigne le fait que,
Dieu vénérés, mais des êtres divins représentés de Feuerbach ? La religion de Kant est-elle encore religieuse  ? quand bien même l’existence de
Les attributs de Dieu, comme manière anthropomorphique. Au rite religieux Auguste Comte. Selon Feuerbach, le christianisme s’est approché Pascal aurait répondu par la négative  : contre Dieu est indémontrable, il est né-
entité transcendante créatrice du est alors associé l’élément du mythe comme de la vérité de la religion sans toutefois l’at- Descartes, et contre tous ceux qui veulent réduire cessaire de l’admettre, afin de don-
monde sont traditionnellement, récit des origines : le mythe n’est pas qu’un récit Surtout, c’est avec le monothéisme que Dieu teindre  : en affirmant que dans le Christ, Dieu la religion à ce qu’il est raisonnable de croire, Pascal ner pleinement sens à la moralité.
sur le plan métaphysique, l’éternité, imaginaire, c’est un modèle qui sert à expliquer n’est plus pensé à l’image de l’homme  : il est s’est fait homme, le christianisme amorce un en appelle au cœur qui seul « sent Dieu ».
l’immutabilité, l’omnipotence et le réel et à le comprendre en racontant sa genèse. désormais infiniment distant, il est le tout-autre. mouvement que la philosophie doit achever en C’est justement la marque de l’orgueil humain que rite
l’omniscience, et sur le plan moral, Le dernier stade de la religion, nous dit Comte, Il ne s’agit plus alors de faire des sacrifices pour inversant la proposition. En fait, la religion n’est de vouloir tout saisir par la raison et par « l’esprit » ; Ensemble des règles établies au
l’amour, la souveraine bonté, et la est le monothéisme. s’attirer ses faveurs, mais de croire en lui : avec pas le mystère du Dieu qui s’est fait homme, mais mais ce n’est pas par la raison que nous atteindrons sein d’une communauté pour la
suprême justice. le monothéisme, c’est la notion de foi qui prend le mystère de l’homme qui s’est fait Dieu. Dieu, mais par le sentiment poignant de notre célébration d’un culte, qui consiste
Qu’est-ce qui distingue le tout son sens. Même si l’homme l’ignore, Dieu n’est autre que propre misère : la foi qui nous ouvre à Dieu est d’un en une suite codifiée de gestes et
monothéisme du polythéisme ? l’homme lui-même : pensant Dieu comme étant autre ordre que la raison, et la raison doit lui être de paroles.
« L'art, la religion Les religions monothéistes croient en un dieu Quelles sont les nouveautés tout autre que lui, l’homme s’aliène puisqu’il se subordonnée.
et la philosophie unique, contrairement aux religions polythéistes. apportées par le monothéisme ? dépossède de ses caractéristiques les plus dignes transcendance
Et si les mythes des religions polythéistes se Le monothéisme remplace le mythe par la foi, et pour les donner à Dieu. « L’homme pauvre a un Du latin transcendere, « passer au-
ne diffèrent que perdent dans la nuit des temps, s’ils racontent une croit en un dieu qui n’est plus pensé à l’image de dieu riche  »  : cela signifie que le dieu chrétien un article du Monde à consulter delà, surpasser ». Par opposition à
par la forme ; leur origine en-dehors de l’histoire, les religions mo- l’homme. On ne peut l’honorer par des sacrifices, n’est que la projection des espérances humaines ; l’immanence, est transcendant ce
objet est nothéistes en revanche ne sont pas mythiques : mais par la prière et par des actions qui obéissent cela signifie aussi que l’homme a dû se dépouiller • République et religion, l'équilibre qui existe au-delà du monde sen-
le même. » elles affirment leur caractère historique en à sa volonté  : le monothéisme introduit une de toutes ses qualités pour en enrichir Dieu. Nous (Gérard Larcher, 6 septembre 2008) p.49 sible de l’expérience, de manière
Hegel posant l’existence « datable » de leur fondateur dimension morale dans la religion ; on peut alors devons alors réapprendre à être des hommes en radicalement séparée. On parlera
(Abraham et Moïse, Jésus-Christ, ou Mahomet). parler d’éthico-religieux. nous libérant de l’aliénation religieuse. ainsi de la transcendance divine.

46 La culture La culture 47
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Durkheim pro-
Dissertation : Toutes les croyances République et religion,l’équilibre
pose une définition générale de la
religion à partir de son caractère se valent-elles ? Les vieux clivages sont dépassés. Reconnaissons le fait religieux, sans déstabiliser l’idéal
originairement social.

Les croyances proprement reli- L’analyse du sujet


républicain.
gieuses sont toujours communes à I. Les termes du sujet

L
une collectivité déterminée qui fait • Toutes les croyances : a République doit-elle à la réflexion politique. Reconnaissons avec délicatesse Il nous faut éviter – et les élus
profession d’y adhérer et de prati- – référence aux croyances religieuses. avoir peur des religions  ? Cette situation nouvelle rend né- et mesure au fait religieux la locaux sont en première ligne
quer les rites qui en sont solidaires. –  référence à toute forme de croyance sociale et Longtemps en France la cessaire de considérer autrement place qui lui revient. L’idéal ré- dans ce combat   –   de répondre
Elles ne sont pas seulement ad- individuelle. réponse à cette interrogation les rapports entre le politique et publicain est de faire en sorte aux provocations de ceux qui
mises, à titre individuel, par tous les • Se valent-elles : s’est traduite dans le slogan « le religieux, entre le citoyen et le que ce fait religieux s’exprime jouent sur les craintes des uns
membres de cette collectivité ; mais – idée d’équivalence, d’égalité. Le cléricalisme, voilà l’ennemi ». fidèle. Les différents discours du sans excès, dans le respect de et les appréhensions des autres.
elles sont la chose du groupe et elles – idée de comparaison et de hiérarchie. Considérée comme introduisant chef de l’État sur ce sujet ont eu l’ordre public. C’est, par exemple, Gardons-nous d’un recours abu-
en font l’unité. Les individus qui la des éléments dissolvants pour le mérite de poser des questions la raison pour laquelle les mani- sif à l’idée de tolérance, conçue
composent se sentent liés les uns II. Les points du programme b)  Moralement, des croyances de type sectaire la communauté des citoyens au difficiles. Comment assurer dans festations extérieures telles que comme l’acceptation de l’autre
aux autres, par cela seul qu’ils ont • La société, les échanges. tendent à exclure l’interprétation critique et l’ap- sein d’une nation indivisible, l’espace public l’expression de les processions et les sonneries « faute de mieux ». Sachons
une foi commune. Une société dont • La religion. partenance de l’individu à une société ouverte. Des la religion fut redoutée comme nos convictions personnelles  ? de cloche du culte catholique dénoncer l’influence délétère
les membres sont unis parce qu’ils • Le bonheur. croyances, religieuses ou idéologiques, mettent un concurrent politique pou- Quelles relations le politique ont été limitées par les pouvoirs des discours xénophobes, qui
se représentent de la même ma- • La morale. également en cause des valeurs morales comme vant conduire à ce contre quoi peut-il nouer avec le religieux  ? publics à compter de 1875. Le enferment les croyants dans une
nière le monde sacré et ses rapports l’égalité entre les hommes (selon les races, selon luttaient avec ardeur les pères Il existe un consensus tacite pour droit public des Français conci- identité religieuse substitut de
avec le monde profane, et parce L’accroche les sexes, etc.) et aboutissent à des traitements fondateurs de la iiie République : considérer que notre conception lie l’expression des croyances citoyenneté. Acceptée comme le
qu’ils traduisent cette représenta- L’église de scientologie a un statut de secte en France, physiques ou moraux inégaux. le « gouvernement des curés ». de la laïcité reste, pour l’essentiel, avec le respect de l’espace public. sujet important qu’elle consti-
tion commune dans des pratiques de religion aux États-Unis. c) Politiquement, certains types de croyance doivent Libératrice pour les protestants un fondement du pacte politique. Notre laïcité postule le respect tue, la religion ne serait plus ni
identiques, c’est ce qu’on appelle être «  combattus  », car ils empêchent l’exercice et les juifs, la République fut, du La nation française est indivisible. absolu de la liberté individuelle, un objet d’instrumentalisation
une Église. Or, nous ne rencontrons La problématique critique du jugement et le développement rationnel reste, considérée avec distance, Elle ignore les communautés et notamment de l’égalité entre ni un vecteur de conflits. Dans
pas, dans l’histoire, de religion sans Au nom de quelle valeur objective peut-on établir une de l’individu (préjugés, fanatisme, etc.). voire défiance, par nombre de pour ne considérer que les ci- la femme et l’homme. C’est, du notre pays, en matière religieuse
Église. Tantôt l’Église est étroite- hiérarchie entre les formes ou les types de croyances ? catholiques. Les durs combats toyens : jamais on ne portera, en reste, ce qui a légitimé la loi sur comme dans tant d’autres, la Ré-
ment nationale, tantôt elle s’étend Comment pourrait-on définir de façon légitime un Conclusion relatifs à la Constitution civile France, la mention de la religion le voile islamique, réponse à des publique n’est pas ce qui divise

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par-delà les frontières  ; tantôt elle critère préférentiel entre les préjugés, les idéologies, Toutes les croyances ne se valent pas dans la mesure du clergé, à la fin du xviiie siècle, sur les documents d’identité. Elle attitudes souvent mues par le les Français quel que soit leur
comprend un peuple tout entier les religions ? où certaines ne veulent pas se reconnaître comme puis ceux de la séparation des repose sur l’idée que les hommes souci du sensationnel, voire de culte. Elle demeure l’essentiel de
(Rome, Athènes, le peuple hébreu), telles et empêchent délibérément les conditions de Églises et de l’État du début du sont gouvernés par la Raison la provocation. Mieux que qui- ce qui les unit.
tantôt elle n’en comprend qu’une Le plan détaillé du développement l’exercice du jugement chez l’homme. xxe siècle ont marqué cette oppo- et non par la croyance. Elle se conque, les élus locaux savent ce
fraction (les sociétés chrétiennes I. Les croyances s’expliquent de la même façon. sition. Leur souvenir explique les fonde sur un optimisme anthro- qu’est la paisible vie quotidienne Gérard Larcher
depuis l’avènement du protestan- a) Par essence, toute croyance se définit par l’assen- appréhensions, sinon l’hostilité pologique hérité de Rousseau : la des fidèles des religions. Celles-ci (6 septembre 2008)
tisme)  ; tantôt elle est dirigée par timent à une « vérité » considérée comme telle, mais Ce qu’il ne faut pas faire des uns vis-à-vis des religions et nature humaine est perfectible. ne doivent pas devenir un facteur
un corps de prêtres, tantôt elle est à sans savoir avéré. Préjugés, superstitions, convictions, Énumérer les défauts des croyances la réserve des autres dans l’ex- Cela se traduit par l’existence de division au sein de la Cité. Il
peu près complètement dénuée de croyances religieuses, etc., sont équivalents selon ce sans chercher au nom de quoi ils peuvent pression de leur foi. d’un service public de l’éducation convient donc qu’elles aient toute pourquoi
tout organe directeur attitré. Mais critère essentiel. être qualifiés de « défauts ». La configuration religieuse de nationale investi de la mission de leur place, mais rien de plus que cet article ?
partout où nous observons une vie b)  Du point de vue de leur fonction, les croyances la France ayant changé, il serait former des citoyens. D’où vient leur place, dans le débat public.
religieuse, elle a pour substrat un reposent sur des mécanismes psychologiques per- illusoire de prétendre régler dès lors que l’on ne pourrait pas C’est une affaire de respect entre Dans cet article, Gérard Larcher
groupe défini. […] Nous arrivons mettant de combler le besoin d’être rassuré (cf. ana- ces questions avec les seules parler des questions religieuses les citoyens. Tel est, sans doute, le aborde la question religieuse
donc à la définition suivante : Une lyse de la superstition et du préjugé par Spinoza, de Les bons outils solutions d’hier et de fonder la dans l’espace public ni mener, fruit principal de notre « laïcité », sous un angle politique en réflé-
religion est un système solidaire de la croyance religieuse par Freud). • L’analyse de la religion comme une névrose collec- politique religieuse de la France s’agissant de l’État, une politique mot intraduisible et concept sans chissant au rapport qui existe
croyances et de pratiques relatives c) Du point de vue du droit, les croyances religieuses tive dans L’Avenir d’une illusion de Freud. contemporaine sur la crainte du religieuse qu’en catimini sous équivalent dans nombre d’États entre les religions et l’État en
à des choses sacrées, c’est-à-dire doivent toutes être reconnues par l’État (cf. analyse de • La distinction entre la religion et la magie dans Les religieux et non sur la confiance peine de voir déployer l’étendard voisins, fussent-ils membres de France. L’auteur nous convie
séparées, interdites, croyances et Locke) dans la mesure où elles impliquent la foi et la Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim. en la Raison. Si les confessions d’une laïcité qui se sentirait me- l’Union européenne. ainsi à envisager la religion, non
pratiques qui unissent en une même conviction de chaque individu, son choix d’existence, chrétiennes restent majoritaires nacée par l’expression des convic- La France a besoin d’hommes comme un facteur de désunion,
communauté morale, appelée Eglise, sa définition du bonheur, etc. dans notre pays, elles se diver- tions de chacun ? et de femmes fiers de leurs mais au contraire d’union entre
tous ceux qui y adhèrent. Le second Transition  : N’y a-t-il pas une différence entre les « S’il était une religion sifient, tandis que le judaïsme Pourquoi refuser le dialogue pu- convictions, qu’elles postulent les citoyens d’un même État ré-
élément qui prend ainsi place dans religions et les sectes du point de vue légal ou civil ? sur la terre hors de laquelle y occupe une place significative blic des religions entre elles ? La l’existence d’une transcendance publicain et laïc. C’est en effet le
notre définition n’est pas moins il n’y eût que peine et que le bouddhisme et surtout République court-elle un risque à ou qu’elles soient matérialistes. concept de laïcité qui permet de
essentiel que le premier  ; car, en II. Toutes les croyances n’ont pas les mêmes effets éternelle, et qu’en quelque l’islam sont professés par un l’organiser ? Pourquoi feindre de Il faut leur permettre de les ex- résoudre les tensions entre com-
montrant que l’idée de religion est ni les mêmes finalités.
lieu du monde un seul mortel nombre important de nos conci- croire qu’il n’existe pas de liens primer avec discernement. Mais munautés religieuses et d’unir
inséparable de l’idée d’Église, il fait
de bonne foi n’eût pas été frappé toyens. Surtout, l’indifférence entre le politique et le religieux ? il ne faut jamais oublier que la
a)  Psychologiquement, toutes les croyances ne se les hommes par-delà leurs dif-
de son évidence, le Dieu de
pressentir que la religion est une ressemblent pas. Elles se distinguent en fonction du face au fait religieux se renforce, Est-il profitable de faire comme décision politique ne saurait ré- férences confessionnelles, en
cette religion serait
chose éminemment collective. degré de conviction qui les accompagnent, et cette tandis que les cercles de spiritua- si les positions politiques des ci- sulter de la référence à un credo. tant que membres de la même
le plus inique et le plus cruel
distinction rejaillit sur les actes qu’elles peuvent des tyrans. » lité non religieuse développés toyens n’étaient en aucune façon Elle doit découler du seul débat communauté politique qu’est
Émile Durkheim, Les Formes engendrer ou non (cf. distinction opérée par Kant (Jean-Jacques Rousseau) en France à partir du siècle des influencées par leurs convictions républicain. Lucidité et mesure l’État.
élémentaires de la vie religieuse entre la foi et l’opinion). Lumières continuent à participer intimes ? sont aussi de règle en la matière.

48 La culture La culture 49
L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS MOTS CLÉS (suite)

histoire
Du grec historia, « enquête ». Ce L’histoire temps de l’histoire et
temps de la nature

L
mot recouvre principalement Le temps de la nature est
deux significations, que la langue ’histoire est toujours histoire d’une communauté humaine : circulaire, il suit des cycles
allemande distingue : le devenir
historique lui-même, comme
il n’y a pas plus d’histoire de l’individu pris isolément qu’il (jours, saisons, génération
et corruption). On ne peut
ensemble d’événements (Ges- n’y a d’histoire des animaux. Il faut distinguer l’histoire concevoir l’histoire de manière
chichte), et la connaissance du comme récit fait par l’historien des événements passés et l’his- cyclique, car cela impliquerait
passé que l’historien essaie de un éternel retour, sans progrès
constituer (Historie). La première toire comme aventure en train de se faire. possible.
signification pose le problème du Le temps de l’histoire est li-
sens et de la finalité de l’histoire ; néaire  : nous pouvons nous
la seconde, celui de la scientificité L’histoire est-elle une Pourquoi représenter l’histoire sous
de la discipline de l’historien. science ? faisons-nous forme d’une chronologie ou
L’historien répond à une exi- de l’histoire ? d’un déroulement successif
historicisme gence de vérité, le problème Certainement pas pour en d’événements. Ce déroulement
Doctrine qui consiste à penser que étant qu’il raconte un passé tirer un quelconque en- dans le temps donne un sens
tout doit être compris à partir d’un auquel il n’a pas été présent. seignement ! « L’histoire à l’histoire  : il y a un passé
point de vue historique. L’histo- Toutefois, cette exigence de ne repasse pas les plats » distinct de l’avenir, et un dé-
ricisme est donc une forme de vérité ne suffit pas à faire de (Marx)  : on ne peut tirer roulement irréversible.
relativisme théorique qui soutient l’histoire une science. Toute un enseignement que de
que toute chose (factuelle ou théo- science a pour but de déga- ce qui se répète, et l’his-
rique) vaut en fonction de la place
qu’elle occupe dans l’histoire.
ger des constantes ou lois
universelles et prédictives.
toire ne se répète jamais.
Comme le remarque
AUTEURS CLÉS
Or, l’histoire est une disci- Hegel, s’il suffisait de
institution pline purement empirique : connaître les anciennes Dilthey (Wilhelm)
Par opposition à ce qui relève il n’y a pas de lois univer- erreurs pour ne plus les Philosophe allemand (1833-
de la nature, peut être consi- selles de l’histoire comme il commettre, la paix régne- 1911) qui influença le mouve-

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Antoine-Jean Gros, Napoléon à la bataille d'Eylau en 1807.
déré comme une institution y a des lois en physique. rait sur Terre depuis bien reconnaître dans ses institutions, c’est le chef ment phénoménologique par
tout ce qui a été établi par les L’histoire peut seulement longtemps… politique. la distinction qu’il établit entre
hommes (langage, traditions, nous enseigner comment Nous faisons de l’histoire que peuple ; c’est la raison pour laquelle nous re- Sans le «  grand homme  », cette image de lui- les sciences de la nature, qui
mœurs, règles, etc.). Il n’y a pas les choses se sont passées, non pour prévoir notre tenons principalement de l’histoire les moments même que sont les institutions lui serait comme s’attachent à expliquer par
de société sans institutions, et non comment elles se Hegel. avenir, mais pour garder où notre peuple a été menacé dans son existence, étrangère  : le second moment de la prise de les causes, et « les sciences de
c’est-à-dire sans organisation passeront. Si donc nous trace de notre passé, parce autrement dit les guerres. conscience de soi est effectué par le chef éclairé l’esprit  », où il s’agit de com-
des activités humaines dans définissons une science par son objet, alors que nous nous posons la question de notre propre (par exemple Napoléon) qui s’identifie aux prendre du sens.
des structures réglées. L’insti- l’histoire n’est pas une discipline scientifique ; identité : c’est parce que l’homme est en quête de Comment un peuple devient-il institutions d’un peuple et qui, animé par la
tution est donc cœxtensive à en revanche, elle l’est peut-être par sa méthode : lui-même, parce qu’il est un être inachevé qui ne conscient de lui-même ? passion du pouvoir, les réforme et les impose Hegel
l’humanité. l’historien a pour but de dire ce qui s’est réelle- sait rien de son avenir, qu’il s’intéresse à son passé. Selon Hegel, parvenir à la conscience de soi autour de lui. Philosophe allemand (1770-
ment passé à partir de traces qu’il authentifie et Par l’histoire, l’homme construit et maintient implique deux mouvements  : poser un objet 1831). Il s’est attaché à récon-
interprétation qu’il interprète. son identité dans le temps. extérieur à soi et le reconnaître comme étant OUTILS cilier le réel et la pensée au
Interpréter, c’est donner une soi-même. C’est ce qui arrive lorsque je contemple • La conception de l’histoire comme déploiement sein d’une philosophie conçue
signification à un phénomène. En quoi consiste le travail L’histoire a-t-elle un sens ? mon image dans un miroir et que je la reconnais de la providence divine, chez saint Augustin, La comme un système dominé
L’interprétation est un des de l’historien ? Ici, il ne s’agit plus de l’histoire comme discipline (et c’est justement ce dont tous les animaux sont Cité de Dieu. par la dialectique, ou pro-
moments fondamentaux de la Le travail de l’historien est un travail d’interpré- de l’historien, mais de l’histoire « en train de se incapables). • La théorie de « la ruse de la raison » de Hegel (La cessus de dépassement des
compréhension. tation : il ne s’agit pas simplement pour lui de faire ». La question est alors de savoir si la totalité Alors, quel est l’objet extérieur à lui qu’un peuple Raison dans l’histoire). contradictions.
faire une chronologie, mais d’établir le sens et des actes humains a son unité et se dirige vers un pose, et comment le reconnaît-il comme étant • L’analyse des conditions dans lesquelles l’his- C’est en effet une philosophie
Téléologie l’importance des événements ainsi que leurs but (une fin), ou s’éparpille dans un simple agrégat lui ? Pour Hegel, l’objet posé, ce sont les institu- toire se déroule pour l’homme ; l’histoire comme du processus réconciliateur, et
Étymologiquement parlant, la té- relations. Selon Dilthey, nous expliquons la d’actes individuels sans rapport entre eux. tions : c’est en créant des institutions chargées histoire de la lutte des classes (Marx, L’Idéologie en ce sens une philosophie de
léologie désigne l’étude, la science nature, c’est-à-dire que nous dégageons peu à peu Hegel montre que l’histoire est en fait le proces- de régir la vie en communauté qu’un peuple par- allemande). l’histoire, qui montre comment
(logos) des fins (telos). Est dit téléo- les lois qui la régissent ; mais nous comprenons sus par lequel un peuple devient conscient de vient à l’existence. Les institutions sont l’image • Foucault et le concept de continuité ou discon- l’esprit parvient à se conquérir
logique tout processus temporel la vie de l’esprit. lui-même, c’est-à-dire conscient d’exister en tant qu’un peuple se donne de lui-même, elles maté- tinuité de l’histoire, Cahiers pour l’analyse. lui-même en s’extériorisant
qui vise la réalisation d’une fin. De même, l’historien ne doit pas expliquer les rialisent le peuple comme peuple. dans le monde par ses créations,
Par exemple, le processus naturel chaînes causales et établir des lois, mais com- en particulier juridiques et ar-
qui consiste pour un chiot à deve- prendre un sens ; aussi l’objectivité historique « Toute la suite des hommes doit Comment un peuple un article du Monde à consulter tistiques. Hegel souligne que
nir chien (sa fin) est un processus n’a-t-elle rien à voir avec l’objectivité scienti- être considérée comme un seul se reconnaît-il dans ses institutions ? ce mouvement de sortie hors de
téléologique. La question se pose fique : étant une interprétation, l’histoire peut et homme qui subsiste toujours et La question est de savoir comment un peuple • La philosophie à l'épreuve de l'histoire soi et de retour à soi à partir de
de savoir si les processus histo- doit toujours être réécrite. En ce sens, l’histoire existera continuellement. » peut s’identifier à ses institutions. Hegel se sou- (Marc Auge, 29 septembre 1995) p. 53 l’extériorité, n’est rien d’autre
riques eux-mêmes sont de nature est surtout la façon dont l’homme s’approprie un (Pascal) vient de la célèbre phrase de Louis XIV : « L’État, que le mouvement même de la
téléologique. passé qui n’est pas seulement le sien. c’est moi  »  ; celui qui permet au peuple de se conscience.

50 La culture La culture 51
Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Schopenhauer
Dissertation : Les hommes savent- La philosophie à l’épreuve
entend montrer que l’histoire ne
ils l’histoire qu’ils font ?
peut prétendre au titre de science,
du fait qu’elle n’a pas pour objet
l’universel.
c)  Les hommes connaissent le passé grâce à
de l’histoire
Seule l’histoire ne peut vraiment l’étude critique des documents.
pas prendre rang au milieu des Transition  : N’existe-t-il pas justement des Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Berlin : Christian Delacampagne confronte les grands
autres sciences, car elle ne peut divergences d’interprétation sur un même courants de pensée aux événements majeurs du xxe siècle.
pas se prévaloir du même avan- événement ?
tage que les autres  : ce qui lui

I
manque en effet, c’est le carac- II. L’histoire est trop complexe. l n’est plus possible, au- l’évidence à quels errements et A trop souvent ignorer ces philosophique (ainsi étran-
tère fondamental de la science, a)  Toutes les répercussions d’une décision jourd’hui, de s’interroger à quels échecs peut conduire horreurs, au pis en y étant gement «  innocenté  ») pour
la subordination des faits connus sont impossibles à prévoir, tant les facteurs sont sur la nature, les modalités l’engagement intellectuel, et parfois impliqué, le débat expliquer les querelles et les
dont elle ne peut nous offrir que nombreux. et les capacités de la pensée en particulier l’engagement philosophique n’autorise-t-il ruptures entre philosophes,
la simple coordination. Il n’y a b)  Les acteurs de l’histoire n’ont pas le recul humaine ou sur les rapports philosophique, dans l’action pas tous les pessimistes, dès qu’il faille considérer comme
donc pas de système en histoire, critique des historiens qui étudieront la période. de la pensée spéculative et de historique. lors qu’il n’apparaît jamais évidente l’idée selon laquelle
comme dans toute autre science. Jules César. c) On peut même se demander s’il n’existe pas un la praxis en faisant abstraction Verdun, Auschwitz, Hiroshima, comme exerçant, en tant que les horreurs de l’histoire re-
L’histoire est une connaissance, processus de lois supérieures qui se développent des quatre événements ma- Berlin  : le premier mérite de tel, une quelconque influence mettent en cause l’idéal de
sans être une science, car nulle L’analyse du sujet à l’insu des acteurs de l’histoire (ex. : la ruse de jeurs et sans précédent qui ont l’ouvrage à la fois modeste sur le destin de l’humanité  ? rationalité des Lumières mais
part elle ne connaît le particulier I. Les termes du sujet la Raison analysée par Hegel ; la lutte des classes marqué l’histoire du XXe siècle. et ambitieux de Christian Le second et grand mérite de accepter parallèlement que les
par le moyen de l’universel, mais • Savoir ce que l’on fait : analysée par Marx). L’expérience de la première Delacampagne est de nous Christian Delacampagne est de engagements politiques d’un
elle doit saisir immédiatement le − conscience et savoir de l’acte effectué. Transition : Dans ce cas, n’y a-t-il pas une bonne guerre mondiale, qui a fait montrer comment les grands ne pas éluder ces questions et, philosophe ne concernent pas
fait individuel, et, pour ainsi dire, − responsabilité et volonté de l’acte effectué. connaissance des lois de l’histoire ? des millions de victimes et courants de la philosophie du au contraire, de les éclairer et sa philosophie, voilà des para-
elle est condamnée à ramper sur • L’histoire : au cours de laquelle ont été XXe  siècle ont été soumis à de les reformuler. doxes qui ne vont pas de soi, ni
le terrain de l’expérience. Les − ensemble des événements passés, à l’échelle de III. L’histoire peut être dangereuse. inaugurées les premières l’épreuve de l’histoire même pour le sens commun ni, sans
sciences réelles au contraire pla- la société, de la nation, de l’humanité. a)  La causalité historique n’est ni totalement armes de destruction mas- lorsqu’ils prétendaient s’en Perspective internaliste doute, pour les philosophes.
nent plus haut, grâce aux vastes − discipline qui étudie et explique ces événements. aléatoire ni totalement nécessaire ou prévisible. sive, a poussé un intellectuel détourner ou s’en affranchir. En retraçant la genèse d’un cer- Le livre de Delacampagne met
notions qu’elles ont acquises, et • Les hommes : b) Affirmer connaître avec une certitude ce que comme Bertrand Russel à Ce faisant, l’auteur ne se pro- tain nombre d’œuvres indivi- en évidence ces contradictions

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qui leur permettent de dominer − tout ou chaque individu, en tant qu’il participe l’histoire va réaliser est le propre des régimes « renoncer à Pythagore » pour posait pas une tâche facile, et duelles, qui ont en commun, à et, s’il y parvient sans confu-
le particulier, d’apercevoir, du à la vie collective. totalitaires. privilégier l’action, le bon sens il faut lui donner acte de sa partir de 1880, de remettre en sion, c’est sans doute parce
moins dans de certaines limites, − les historiens, les grands personnages histo- et le pacifisme. L’optimisme parfaite réussite  : tel qu’il se cause le « criticisme » kantien que, tout pédagogique et syn-
la possibilité des choses com- riques. Conclusion scientifique et philosophique présente, son ouvrage, qui ne sans abandonner totalement thétique qu’il soit, c’est le livre
prises dans leur domaine, de se Les hommes ne savent pas l’histoire qu’ils font et qui prévalait en Europe s’est s’adresse pas prioritairement sa vocation première (fonder d’un auteur qui prend parti,
rassurer enfin aussi contre les II. Les points du programme ne s’entendent pas tous sur l’histoire qu’ils veulent. heurté alors à l’évidence d’une aux philosophes de profession la science), Christian Dela- non d’un présentateur sans
surprises de l’avenir. Les sciences, • L’histoire. Mais les leçons de l’histoire permettent de donner tragique dissociation entre mais entend plutôt offrir à un campagne se situe dans une convictions. La philosophie
systèmes de concepts, ne parlent • La conscience. un certain cadre à nos actions. théorie et pratique, pensée et public plus vaste une informa- perspective «  internaliste  ». reste, pour Delacampagne, la
jamais que des genres : l’histoire • La vérité. histoire. Mais ce drame, on tion documentée et commen- Le débat philosophique a son «  cathédrale inachevée  » qui
ne traite que des individus. Elle • La liberté. le sait, en annonçait et en in- tée sur la philosophie stricto champ propre et ses questions sera sans doute incessamment
serait donc une science des in- Ce qu’il ne faut pas faire troduisait d’autres. La Shoah, sensu, devrait intéresser tous spécifiques (celles du fonde- à reconstruire, le chantier par
dividus, ce qui implique contra- L’accroche Parler uniquement de l’histoire au passé : premier exemple d’une vo- ceux qui, à un titre ou à un ment, du dualisme ou du mo- définition toujours ouvert
diction. Il s’ensuit encore que les Le protocole de Kyoto atteste que les hommes ont il s’agit ici de l’histoire faite, lonté d’extermination totale et autre, ne désespèrent pas de nisme, du sujet transcendan- qui constitue « le seul espace
sciences parlent toutes de ce qui conscience qu’ils bâtissent leur avenir. vue et jugée au présent. systématique, demeure pour comprendre le monde dont ils tal, du rapport entre pensée et
est toujours, tandis que l’histoire longtemps l’impensable (et, ont hérité et dans lequel il leur langage, entre mathématiques
rapporte ce qui a été une seule La problématique en tout cas, l’impensé) de la faut vivre. et logique…) à partir desquels pourquoi
fois et n’existe plus jamais en- Les actes et les motivations des grands person- réflexion philosophique mais, A ce point, une question pour- l’histoire de la philosophie de- cet article ?
suite. De plus, si l’histoire s’occupe nages politiques, tout comme ceux, à moindre Les bons outils à travers le cas de Heidegger, rait se poser  : la philosophie, puis Kant peut être retracée de
exclusivement du particulier et de échelle, de tout un chacun, ne sont-ils pas • La théorie de « la ruse de la raison » de Hegel (La c’est toute la question du lien dès lors qu’on en fait l’his- manière cohérente sans réfé- Dans cet article, Marc Auge
l’individuel, qui, de sa nature, est conscients et lucides  ? Mais n’est-ce pas tou- Raison dans l’histoire). existant entre la pensée de toire, apparaît-elle comme rence à un autre contexte que présente un ouvrage de Chris-
inépuisable, elle ne parviendra jours après coup que l’histoire et les historiens • L’analyse des conditions dans lesquelles l’his- l’irrationalisme et l’irrationa- un moteur, une analyse ou celui de l’histoire des sciences. tian Delacampagne consacré
qu’à une demi-connaissance tou- peuvent juger de ce qui s’est réellement produit ? toire se déroule pour l’homme, chez Marx (L’Idéo- lisme en acte qu’elle ne cesse une simple expression de Mais c’est ici, précisément, que au rapport de la philosophie
jours imparfaite. Elle doit encore logie allemande). de soulever dans la conscience l’histoire  ? N’y a-t-il pas une le bât blesse  : que l’on situe à l'histoire : particulièrement
se résigner à ce que chaque jour Le plan détaillé du développement intellectuelle, notamment dimension relativiste de toute Heidegger par rapport à Hus- complexe, ce rapport est
nouveau, dans sa vulgaire mo- I.  Les actes et les motifs humains sont européenne. L’utilisation histoire de la philosophie ? Et serl, Sartre par rapport à Hei- surtout fondamental pour
notonie, lui apprenne ce qu’elle conscients. de l’arme atomique fait très ce relativisme n’autorise-t-il degger, la «  déconstruction  » comprendre la place de la phi-
ignorait entièrement. a)  L’Histoire résulte de décisions humaines  : « Rien de grand ne s’est évidemment resurgir la ques- pas tous les pessimismes à derridienne par rapport à losophie et des philosophes
guerres, changements de régime…
jamais accompli dans le monde tion de la responsabilité des partir du moment où le débat l’Abbau heideggerienne, Rorty dans le monde sociopolitique
Arthur Schopenhauer, b) Tous les actes de l’homme s’accompagnent
sans passion. » scientifiques, et l’histoire du philosophique semble, dans par rapport à Wittgenstein, est concret dont on ne peut faire
(Hegel)
Le Monde comme volonté et de conscience, psychologique et morale, à la communisme jusqu’à la chute le meilleur des cas, être induit une chose  ; mais qu’il faille abstraction.
comme représentation différence des animaux. du mur de Berlin démontre à par les horreurs de l’histoire ? sortir du domaine strictement

52 La culture La culture 53
L'a rt i cle d u

d’argumentation rationnelle à cessité) fait certainement parti plement comme une pratique donc une importante contri-
l’intérieur duquel nos sociétés de ce chantier et de cet espace. culturelle parmi d’autres for- bution au débat, dont elle sait
peuvent construire leur ave- Le retour aux idéaux des Lu- ment l’armature intellectuelle mettre avec force en évidence
nir ». On le suivra sur ce point mières, le choix du rationa- de la réflexion ample et cultivée les lignes de pente et les zones
en ajoutant que le dialogue lisme et des valeurs démocra- qui se déploie, sans jamais céder d’ombre.
entre sciences sociales et phi- tiques, le rejet du relativisme aux effets de mode, dans cette
losophie (dont il signale dans et de tout « dépassement » de Histoire de la philosophie du Marc Auge
plusieurs passages l’intime né- la philosophie considérée sim- XXe  siècle. Celle-ci représente (29 septembre 1995)

la raison et le réel

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L’essentiel du cours L’essentiel du cours

motS CLÉS
abstraction
Du latin abstrahere, «  tirer,
Théorie et expérience Qu’est-ce qu’une
expérimentation
scientifique ?
MOTS CLÉS (suite)
déduction
Descartes oppose la déduction,
enlever  ». Constitutive de la On oppose souvent un savoir théorique et « abstrait » à l’expé- Tout d’abord, remarquons qu’il comme raisonnement démonstra-
pensée et du langage, l’action
d’abstraire est l’opération de
rience supposée «  concrète  ». Mais «  expérience  » peut s’en- n’y a pas d’expérimentations
dans les sciences pures comme
tif qui conclut à partir de prémisses,
à l’intuition, qui est la saisie immé-
l’esprit qui isole, pour le traiter tendre en un triple sens : l’expérience de l’homme d’expérience les mathématiques. L’expéri- diate de l’évidence de l’idée vraie.
séparément, un élément d’une
représentation  ; la blancheur,
n’est pas l’expérience sensible dont parle Kant, ni non plus l’ex- mentation scientifique, qui a
pour but de soumettre une
Une déduction est valide quand
elle respecte les règles de la logique.
la liberté, sont des abstractions. périence scientifique (ou expérimentation). Il ne faut pas alors théorie à l’épreuve des faits,
opposer à chaque fois théorie et expérience : l’expérience est au n’est pas simplement une ex- expérience
a priori périence brute, parce qu’elle On peut distinguer quatre sens prin-
Formule latine signifiant «  à contraire un moment nécessaire de la connaissance. utilise des processus visant à cipaux de l’expérience :
partir de ce qui vient avant  ». restreindre et à contrôler les – l’expérience sensible, c’est-à-dire ce
Désigne ce qui est indépendant paramètres entrant en jeu dans que les sens nous révèlent du monde ;
de toute expérience et condi- le résultat final. – l’expérience scientifique, c’est-à-dire
« Je réponds
tionne notre connaissance du Ainsi, l’expérimentation l’expérimentation, qui est un dispo-
monde. S’oppose à a posteriori.
en un mot de scientifique se fait en labora- sitif réglé de vérification des théories
l’expérience : c’est toire, et non en pleine nature, scientifiques ;
comprendre, là le fondement parce qu’il s’agit de simplifier – le savoir-faire technique acquis à
expliquer de toutes nos les mécanismes naturels en force de pratique ;
Distinction posée par Dilthey connaissances ; restreignant les causes d’un – la sagesse acquise par l’homme
pour rendre compte de la dif- et c’est de là phénomène pour ne retenir d’expérience au contact des épreuves
férence entre les sciences de que celles qui seront testées de la vie.
qu’elles tirent leur
la nature et «  les sciences de dans le protocole  ; on com-
l’esprit  »  : alors que les phé-
première origine. » pare ensuite les résultats fait
nomènes naturels nécessitent (Locke) obtenus lorsqu’on fait varier Un fait est une donnée constatable
une approche explicative, un paramètre donné. de l’expérience, dont l’objectivité
en ce qu’ils obéissent à des est cependant discutable, dans
causes déterminables par des forgeron  », disait Aristote  : la mesure où son sens dépend

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lois, l’homme, comme sujet l’expérience me livre un sa- « Il n’y a de de son interprétation et d’une
libre, et toutes les activités voir qui n’est pas théorique science que de construction théorique préalable,
humaines, doivent être com- et qui ne s’enseigne pas. Ainsi, l’universel. » surtout en science.
pris, car ils sont porteurs de je ne peux pas transmettre à (Aristote)
sens, d’intentions, de projets, d’autres ce que l’expérience induction
qu’aucune causalité stricte ne m’a appris : c’est ce qui oppose Mode de raisonnement qui
peut expliquer. le savoir-faire de l’expérience Quel rôle consiste à tirer des lois générales
et le savoir théorique qui, lui, l’expérimentation de faits particuliers.
concept peut s’enseigner, parce qu’il joue-t-elle dans Le raisonnement inductif s’oppose
Du latin conceptus «  reçu, repose sur des règles connues les sciences ? au raisonnement hypothético-
saisi  ». Produit de la faculté et transmissibles. Alors que l’expérience sen- déductif, qui part d’hypothèses
d’abstraction, un concept est sible nous est donnée immédia- qu’un enseignement négatif de il faudrait un nombre infini d’ex- générales pour en inférer des
une catégorie générale qui dé- Quel rôle l’expérience tement, l’expérimentation, elle, l’expérience : l’expérimentation périences, ce qui est impossible. conséquences particulières.
signe un caractère commun à sensible joue t-elle est construite. Elle suppose au est incapable de prouver qu’une En d’autres termes, l’expérience
un ensemble d’individus. Les dans la connaissance ? préalable un travail théorique théorie est vraie, elle pourra a en science un rôle réfutateur de intuition
concepts, auxquels renvoient L’expérience est toujours sin- de l’entendement  : elle n’a en seulement montrer qu’elle n’est la théorie, qui n’est jamais entiè- Du latin intuitus, «  regard  ». Chez
les signes du langage, permet- gulière, et ne se partage pas. science qu’une fonction de pas fausse, c’est-à-dire qu’on ne rement vérifiable  : c’est la thèse Descartes, acte de saisie immédiate
tent d’organiser et de classer C’est en cela que Kant a pu confirmation ou d’infirmation lui a pas encore trouvé d’excep- de la « falsifiabilité » des théories de la vérité, comme ce qui s’impose
notre saisie du réel. parler d’expérience sensible d’hypothèses théoriques qui tion. En effet, l’expérimentation scientifiques. La vérité n’est donc à l’esprit avec clarté et distinction.
en lui donnant le sens de ne sont pas, quant à elles, tirées repose sur le principe d’induc- pas l’objet de la physique, qui L’intuition s’oppose à la déduction,
Michael Faraday dans son laboratoire.
concret « perception ». La perception en effet est toujours directement de l’expérience. tion, qui dit qu’une théorie confir- recherche bien plutôt un modèle qui parvient à la vérité par la média-
Est concret l’image qui est perception d’une chose singulière, alors que la On pourrait alors soutenir, avec mée un grand nombre de fois sera d’explication cohérent et efficace tion de la démonstration. Chez Kant,
toujours l’image d’un objet en En quel sens peut-on opposer théorie connaissance se veut universelle. Karl Popper, que les sciences considérée comme valide. Mais de la nature. Le physicien est de- l’intuition désigne la façon dont un
particulier. et expérience ? Comment passer du triangle singulier que je vois expérimentales ne reçoivent pour que sa validité soit absolue, vant la nature comme devant « une objet nous est donné  ; tout donné
Le temps n’est pas qu’une puissance d’usure et devant moi aux propriétés universelles valant pour montre fermée », disait Einstein en étant nécessairement sensible, il ne
connaissance d’amoindrissement, car je peux toujours tirer tous les triangles  ? C’est là pour Kant le travail de citant Descartes : peu lui importe, pourra y avoir pour l’homme que
Du latin cognitio, « action d’ap- quelque chose des jours qui passent  : au sens l’entendement : l’expérience sensible est la matière un article du Monde à consulter finalement, de savoir comment la des intuitions sensibles, et jamais,
prendre  ». Activité de l’esprit courant, l’expérience est alors cette sédimentation de la connaissance, mais elle n’est pas d’elle-même montre fonctionne, le tout étant comme Descartes le soutenait, des in-
par laquelle l’homme cherche à en moi d’un passé me permettant de faire mieux connaissance. Pour connaître, il faut que l’entende- • L'expérience à l'épreuve de la théorie p. 59 de proposer une explication tuitions intellectuelles. Kant appelle
expliquer et à comprendre des et plus vite ce que j’accomplissais auparavant ment donne à cette matière la forme universelle d’un (Roger Chartier, 29 mars 1996.) efficace pour prédire les mouve- intuitions pures, ou formes a priori
données sensibles. péniblement. «  C’est en forgeant qu’on devient concept à l’aide des catégories a priori. ments des aiguilles. de la sensibilité, l’espace et le temps.

56 La raison et le réel La raison et le réel 57


L'a rt i cle d u L'a rt i cle d u

L’expérience à l’épreuve
naturelle les descriptions de plications et l’énoncé de lois gé- soumet le récit des mesures ment) ennemis que sont l’épis-
procédures techniques qui nérales dont la formulation ne au discours de la loi, et ne se témologie philosophique et
lui étaient nécessaires pour dépend pas de ces répétitions. préoccupe guère des applica- l’histoire sociale des sciences.
constituer un vaste répertoire Séparation, enfin, entre l’utilité tions. L’anglaise, à l’inverse,

de la théorie
de « lieux communs » naturels. et l’exactitude, entre les instru- refuse d’extrapoler trop vite à Roger Chartier
Au XVIIIe  siècle, les termes de ments de mesure du savant et partir des mesures, s’attache à (29 mars 1996)
l’échange s’inversent. Ce sont les machines des métiers. la répétition des expériences et
les expérimentations de labo- L’espace expérimental se à l’exactitude des instruments,
ratoire qui sont proposées aux trouve recomposé par la preuve et associe la science et les ma-
pourquoi
Par quels moyens administrer la preuve ? Christian Licoppe démontre comment, du xviie à métiers, soit par la médiation de « exacte ». D’une part, le spec- nufactures. De part et d’autre
cet article ?
de la Manche, la mesure exacte
la fin du xviiie siècle, s’est formé, de part et d’autre de la Manche, le discours expérimental. l’Etat, comme en France, soit par
des transactions directes entre
tacle de la science, s’il garde
ses adeptes, n’a plus rien de fait désormais preuve, mais les
les savants et les entrepreneurs commun avec la procédure de manières de la définir ne sont Dans cet article, Roger Chartier

A
u XVIIe siècle, la connais- tèmes. Mais, pour l’historien, faits naturels. Entre 1630 et manuscrits jusqu’à la fin du comme en Angleterre. la preuve, désormais déléguée point tout à fait identiques. évoque la façon dont l’historien
sance de la nature les pratiques anciennes, objet 1820, les réponses apportées à siècle, «  X  » est un «  on  » qui aux instruments. D’autre part, Le livre de Christian  Licoppe Christian Licoppe considère la
emprunte une voie fondamental de l’enquête, ne ce redoutable défi ne sont pas renvoie à l’autorité anonyme de Triple séparation la continuité et la précision des démontre que c’est en analy- place de l’expérience scientifique
nouvelle  : celle de l’expéri- sont accessibles qu’à travers les demeurées les mêmes. Ce sont l’assemblée savante. Si l’expéri- Dans le dernier tiers du mesures, qui supposent une sant les liens noués entre les à partir de l’époque moderne  :
mentation. Le vieux savoir représentations que les textes leurs variations, leur succes- mentation s’accorde aisément XVIIIe siècle, une triple sépara- extrême discipline de la part de pratiques scientifiques et les l’expérience devient expéri-
des « lieux communs », qui ne en donnent. De là, la distinc- sion ou leur recouvrement, qui avec l’autonomie des membres tion modifie, une nouvelle fois, l’observateur, éloignent la pra- conventions rhétoriques, entre mentation, c’est-à-dire moyen
donnait pas plus d’autorité à la tion opérée par Licoppe dans les constituent l’objet passionnant de la Royal Society à l’égard de le mode de validation des ob- tique expérimentale de l’ethos les communautés savantes et d’élaborer et de prouver des théo-
chose vue qu’à la chose lue, s’en récits d’expérience qu’il a col- du livre. leur souverain, il n’en va pas servations. Séparation, d’abord, aristocratique et la réservent les détenteurs des pouvoirs, ries scientifiques qui rendent
trouve battu en brèche. Mais, lectés entre « ce dont on parle, Christian Licoppe distingue de même en France où les exi- entre le récit des circonstances à des exécutants mieux aptes que peut être véritablement raison des phénomènes. Ainsi,
à leur tour, les expérimenta- comment on en parle et à qui trois régimes de la preuve ex- gences publiques de la preuve de l’expérience et l’adminis- à en accepter les contraintes. construite une histoire des la science acquiert un fondement
teurs se voient dénoncés par on en parle  ». Autrement dit, périmentale. Le premier doit « curieuse » ne sont pas facile- tration de la preuve, renvoyée A l’intérieur de ce nouveau modalités du « dire vrai » selon solide qui permet la démonstra-
tous ceux qui opposent aux quelles sont les opérations dé- rompre avec l’ancienne distinc- ment accueillies par l’Académie aux rapports constants existant régime de preuve, Christian Li- l’expression de Foucault et des
crites par les discours ? Quelles tion et la réfutation de théories
hésitations des expériences tion, venue de l’aristotélisme, qui tient sa légitimité collec- entre des valeurs numérisées. coppe repère deux modalités figures discontinues de la ratio-
empiriques les certitudes des sont les techniques rhétoriques qui affirmait la primauté de tive et exclusive du roi seul. sur la base de preuves.
Séparation, ensuite, entre la différentes. La modalité fran- nalité. Belle manière, je pense,
démonstrations logiquement et les procédures d’argumen- l’expérience du sens commun Le monarque absolu trouve, possible multiplication des ré- çaise minore les réplications, de réconcilier ces frères (fausse-
articulées à partir d’un corps tation mobilisées pour admi- (l’experientia), par défini- d’ailleurs, plus de contentement
de postulats et d’hypothèses ir- nistrer une preuve ? Comment tion partagée et générale, sur dans les disciplines mathéma-
réfutables. La controverse entre le texte désigne-t-il son ou ses l’épreuve artificielle (l’experi- tiques (géométrie, astronomie)
Boyle Hobbes, étudiée par Ste- destinataires ? mentum), toujours particulière, propres à assurer sa puissance
ven Shapin et Simon Schaffer, aléatoire, donc moins convain- et sa gloire que dans les mani-

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donne une formulation exem- Du récit au discours cante. La promotion de l’expéri- pulations expérimentales dont
plaire des polémiques qu’ouvre Dans les comptes rendus d’ex- mentation au XVIIe siècle reste il ne peut être que le plus émi-
le recours à l’expérience. périmentation, les auteurs marquée par cette infériorité nent des spectateurs. La devise
Les observations et les ma- affrontent nécessairement un première. Pour s’imposer, la du roi, «  Nec pluribus impar  »,
nipulations transforment difficile problème  : comment preuve expérimentale doit rem- tolère mal les pratiques où il
profondément les conditions articuler « le récit de ce qui fut plir deux conditions. D’une part, n’est que « primus inter pares ».
d’élaboration, de validation et (une ou plusieurs fois) et le puisqu’il est fort difficile de re- A partir des commencements
de transmission du savoir. Elles discours sur les choses comme produire les expériences, leurs du XVIIIe  siècle, ni le témoi-
inscrivent le travail scientifique elles sont (toujours) ». Face aux résultats doivent être accrédités gnage aristocratique, ni la dé-
dans l’espace du laboratoire et évidences logiques du raison- par des témoins dont le rang et monstration spectaculaire ne
requièrent des machines ou des nement hypothético-déductif, l’autorité garantissent la parole. suffisent plus à faire preuve.
instruments compliqués et coû- les tenants de l’expérience se D’autre part, pour convaincre, Celle-ci réside désormais dans
teux. Et, pour que leurs résultats trouvent fort démunis. En effet, l’expérimentation doit être la possible réplication des expé-
puissent être connus et tenus les épreuves empiriques, dont la spectaculaire, «  curieuse  ». De rimentations. La répétition des
pour vrais au-delà du lieu même reproduction à l’identique est là, la forme donnée aux récits mêmes « effets » devient le gage
où ils ont été obtenus, elles ont quasi impossible en l’absence dont la démonstration se dé- de la régularité et de la stabilité
besoin d’une nouvelle forme d’instruments strictement ploie selon l’enchaînement « X des phénomènes. Elle permet
de discours de savoir  : le récit semblables, ne donnent pas fit et X vit ». de construire des systèmes de
d’expérience. d’elles-mêmes la connaissance Avec subtilité, Christian Licoppe causes, et non plus seulement
C’est à ce genre que Christian Li- de l’ordre, supposé stable, des note une différence dans la de simples conjectures. Elle au-
coppe s’est attaché dans un livre phénomènes. Si le raisonne- caractérisation de ce «  X  » de torise également à transposer
intelligent et sûr. Son titre mo- ment logique affirme d’emblée part et d’autre de la Manche. les expériences de laboratoire
difie d’un mot celui d’un grand l’universalité de ses proposi- En Angleterre, où la publica- en procédés exploitables dans
classique puisqu’il dit «  pra- tions, l’expérimentation propre tion imprimée des récits d’ex- les ateliers et les manufactures
tique scientifique  » là où Ba- aux «  sciences baconiennes  » périence devient ordinaire au ce qui conduit Christian Licoppe
chelard, en 1938, disait « esprit (l’optique, la pneumatique, cours du XVIIe siècle, « X » est un à la qualifier de preuve « utile ».
scientifique  ». Il indique ainsi le magnétisme, etc.) ne peut « je » individuel, qui convoque L’«  utilité  » définit une mo-
clairement les préférences de la avoir une telle assurance. Il les lecteurs en tant que té- dalité nouvelle des échanges
nouvelle histoire des sciences, lui faut passer du «  récit  » au moins virtuels de l’épreuve. En entre les savoirs et les mé-
plus intéressée par les instru- «  discours  », de la singularité France, où les comptes rendus tiers. Depuis longtemps, les
ments, les gestes, les «  faire  » de l’expérimentation racontée des expérimentations faites à livres de secrets artisanaux
que par les théories et les sys- à la régularité objective des l’Académie des sciences restent fournissaient à la philosophie

58 La raison et le réel La raison et le réel 59


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

La démonstration
motS CLÉS MOTS CLÉS (suite)
apodictique moyen du verbe être. Le jugement
Du grec apodeiktikos, «  démons- prend donc cette forme : S est P. Par
tratif ». Un jugement apodictique exemple, le chien (S) est roux (P) est
énonce une vérité nécessaire ; c’est Comme le remarquait Husserl, la volonté de démontrer est appa- un jugement d’expérience.
le cas des propositions de la logique
et des mathématiques.
rue en Grèce antique, aussi bien dans le domaine mathématique jugement analytique,
Se distingue chez Kant du jugement que dans celui de la logique. Être rationnel, l’homme a en effet jugement synthétique
assertorique, qui énonce un fait la possibilité d’articuler des jugements prédicatifs dans des rai- Distinction kantienne. Un jugement
contingent, simplement constaté, analytique est un jugement dont le
et du jugement problématique, qui sonnements en trois temps nommés syllogismes, et qui sont la prédicat est tiré du sujet, et qui, de
énonce un fait possible. forme même de la démonstration. ce fait, n’est qu’une explicitation
qui ne nous apprend rien de neuf. À
axiome (prémisse majeure), or tous les philosophes sont des l’opposé, un jugement synthétique
Principe premier indémontrable hommes (prémisse mineure) donc tous les philosophes est un jugement dont le prédicat
d’un raisonnement déductif. Se sont mortels (conclusion) » : c’est-à-dire, « Tout A est B, or est ajouté au sujet sans qu’il en ait
distingue du théorème, qui est tout C est A, donc tout C est B ». Ce syllogisme, constitué été tiré. Il n’y a de connaissance
une proposition démontrée.Tend d’une majeure, d’une mineure et d’une conclusion uni- nouvelle que si le jugement qui
aujourd’hui à se confondre avec verselles affirmatives, est effectivement concluant (la l’énonce est synthétique. Kant
Raphaël, L’École d’Athènes (détail). Euclide et Archimède entourés d’élèves.
le postulat, pour désigner un prin- conclusion est nécessairement déduite). Mais il existe montre que tous nos jugements
cipe accepté de manière purement des combinaisons incorrectes, comme : « Tout A est B, or Aristote, nous dit Descartes, s’est une définition  !). Simplement, ce méthode, toutes les déductions synthétiques ne sont pas empi-
hypothétique, sans que sa vérité quelque B est C, donc tout A est C » ; comme le montrera trompé sur ce point  : la logique, n’est pas parce que nous entendons reposent en effet sur des termes riques  : il existe des jugements
ou sa fausseté puisse être tranchée. Leibniz, parmi les 512 combinaisons syllogistiques pos- art de la démonstration formelle, intuitivement les mots primitifs primitifs indéfinissables, mais synthétiques a priori, par exemple
sibles, 88 seulement sont concluantes. Les autres sont des est l’art des démonstrations que nous ne pouvons pas les dé- réputés parfaitement clairs et évi- dans les propositions des mathé-
catégorie paralogismes, c’est-à-dire des syllogismes formellement vides et en un sens, inutiles. Elle finir  : il faut plutôt dire que cette dents. Or, pour Leibniz, l’évidence matiques et de la physique pure.
Chez Aristote, les catégories dé- faux. Quelle que soit la combinaison, il faut en fait, pour ne saurait servir de méthode ou impossibilité où nous sommes n’est est un critère purement subjec-
signent les différentes modalités que le raisonnement soit concluant, que la conclusion d’instrument (en grec organon) à pas un problème, parce que nous tif : quand je me trompe, je prends principe de non-
que prend le verbe être dans les ju- soit déjà contenue dans les prémisses : c’est seulement la connaissance en général. avons de ces termes simples une une erreur pour une évidence, en contradiction
gements prédicatifs (par exemple dans ce cas qu’elle est nécessairement déduite, donc que entente intuitive et évidente. sorte que l’évidence n’est pas à elle Principe fondamental de la
le lieu, la quantité, la qualité, etc.). le syllogisme est concluant du point de vue formel. Y a-t-il une autre La méthode géométrique ne nous seule le signe de la vérité. logique énoncé par Aristote et

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Chez Kant, les catégories sont les méthode pour conduit donc pas à vouloir tout dé- Kant, surtout, va démontrer que qui pose qu’il est impossible
concepts a priori fondamentaux La logique formelle peut-elle consti- démontrer ? finir, mais au contraire à partir de la méthode géométrique n’a de d’affirmer d’une chose (un sujet)
de l’entendement, qui permettent tuer l’instrument de toute connais- Selon Pascal dans L’Esprit de la termes absolument évidents pour sens qu’en mathématiques  : la quelque chose (un prédicat) et
de lier et de classer les intuitions sance ? géométrie, c’est la mathématique, définir les autres et commencer définition du triangle me dit ce son contraire en même temps.
sensibles, rendant ainsi possible Pythagore. Telle que nous l’avons définie, la logique est une et plus exactement la géométrie, nos déductions. C’est exactement ce qu’est un triangle, mais pas s’il Ainsi, si S (le sujet : un chien par
la connaissance. Elles sont regrou- science formelle. Comme telle, elle est une condition qui fournit à la connaissance le que dit Descartes : la méthode de la existe réellement quelque chose exemple) est A (son prédicat : roux
pées sous quatre rubriques : quan- Qu’est-ce que la logique formelle ? nécessaire, mais non suffisante, pour la vérité d’une moyen de découvrir la vérité et de connaissance, c’est la méthode géo- comme un triangle. La méthode par exemple), il ne peut pas être
tité, qualité, relation et modalité. Il existe différents genres de jugements prédicatifs qui démonstration : un syllogisme peut être concluant la démontrer : il ne faut employer métrique, qui consiste à déduire des géométrique est donc incapable dans le même temps ne pas être
vont permettre différents types de combinaisons. Il faut du point de vue formel, et faux du point de vue aucun terme sans en avoir d’abord vérités de plus en plus complexes à de passer de la définition à l’exis- A (le chien n’est pas roux). C’est là
connaissance en effet distinguer quatre quantités dans nos jugements matériel, c’est-à-dire eu égard à son contenu. « César expliqué le sens, et n’affirmer que partir d’idées claires et distinctes. tence. une impossibilité logique.
Du latin cognitio, «  action d’ap- (universelle, particulière, indéfinie, singulière) et deux est un nombre premier ; or un nombre premier n’est ce que l’on peut démontrer par des Ainsi, dans son Éthique, Spinoza va Cela n’a aucune importance en
prendre ». Activité de l’esprit par qualités (affirmative et négative). Par exemple, «  tout divisible que par un et par lui-même  ; donc César vérités déjà connues. appliquer à la philosophie la mé- mathématiques  : peu importe au syllogisme
laquelle l’homme cherche à expli- S est P » est une proposition universelle affirmative, et n’est divisible que par un et par lui-même » est un Pascal nomme « primitifs » des mots thode des géomètres : on pose des mathématicien que le triangle existe Raisonnement logique constitué
quer et à comprendre des données « quelque S n’est pas P », une proposition particulière né- syllogisme formellement cohérent, mais absurde comme «  espace  » ou «  temps  », définitions et des axiomes dont réellement : pour lui, la question est de deux premières propositions
sensibles. gative. Produire une démonstration, alors, c’est combiner matériellement (dans son contenu). etc.  : ce sont des termes premiers on déduit tout le reste, y compris simplement de savoir ce que l’on peut (prémisses), à partir desquelles
Le problème de l’origine et du fon- ces différents types de propositions en syllogismes, en D’ailleurs, un syllogisme pose ses prémisses comme à l’aide desquels je définis la signi- l’existence et la nature de Dieu. démontrer à partir de la définition on peut déduire une troisième
dement de la connaissance, ainsi sorte que la conclusion s’impose nécessairement. Or, ce étant vraies sans pour autant le démontrer. En fait, fication de tous les autres mots. du triangle et des axiomes de la géo- proposition qui en découle logi-
que celui de ses limites, oppose en que remarque Aristote, c’est que certaines combinaisons la logique n’a pas pour but de démontrer la vérité Vouloir définir le temps, c’est donc La méthode géométrique métrie. Mais quand la métaphysique quement. L’exemple le plus cé-
particulier Kant et les empiristes. sont possibles, mais que d’autres ne sont pas concluantes, des prémisses, mais d’établir toutes les déductions vouloir définir un terme simple et peut-elle constituer entend démontrer l’existence de Dieu lèbre de syllogisme est le suivant :
quel que soit le contenu des propositions – on dira en cohérentes qu’on peut en tirer : si j’admets que la ma- premier par une suite de termes l’organon de selon une méthode mathématique, Tous les hommes sont mortels (1),
épistémologie de tels cas que le raisonnement est formellement faux. jeure est vraie, et si j’admets que la mineure est vraie, dérivés et complexes, en sorte que la connaissance ? elle est dans l’illusion, parce que les Or les Grecs sont des hommes (2),
Du grec épistémé, «  science  », et La logique formelle a alors pour but de montrer quelles que puis-je en tirer comme conclusion ? Au début de la définition serait elle-même plus Leibniz montre qu’on ne peut gé- mathématiques sont justement in- Donc les Grecs sont mortels (3). Les
logos, « discours ». Partie de la phi- sont les formes possibles d’un raisonnement cohérent, chaque syllogisme, nous sous-entendons donc : « s’il compliquée que ce qu’elle est censée néraliser la méthode géométrique capables de démontrer l’existence propositions 1 et 2 étant posées, la
losophie qui étudie la démarche c’est-à-dire d’établir les règles formelles de la pensée, est vrai que ». Les prémisses sont des hypothèses, et définir (autrement dit : ce n’est pas à toute la connaissance : avec cette de leurs objets. Selon Kant, le seul 3e s’ensuit nécessairement.
scientifique et s’interroge sur les indépendamment du contenu de cette pensée. la logique en tant que telle ne peut produire que des moyen à notre portée pour savoir si
fondements de la science et la raisonnements hypothético-déductifs. La logique un objet correspond réellement au tautologie
validité de ses énoncés. Qu’est-ce qu’un syllogisme n’augmente en rien notre connaissance, elle ne un article du Monde à consulter concept que nous en avons, c’est l’ex- Proposition répétitive dans la-
concluant ? fait qu’expliciter une conclusion qui par définition périence sensible. Au-delà des limites quelle le prédicat est identique au
jugement Un syllogisme est constitué de deux prémisses devait déjà être contenue dans les prémisses, en ne • Aristote : La prudence du juste milieu p. 63 de cette expérience, nous pouvons sujet. Elle prend la forme logique
Acte de la pensée par lequel on re- (une majeure et une mineure) et d’une conclusion. tenant en outre aucun compte du contenu même Propos recueillis par Jean Birnbaum, (1er février 2008) penser, débattre, argumenter, mais suivante : A est A. Par exemple : un
lie un prédicat (P) à un sujet (S) au Par exemple, «  tous les hommes sont mortels des propositions. pas démontrer ni connaître. chien est un chien.

60 La raison et le réel La raison et le réel 61


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Pascal montre
Dissertation : L’expérience peut-elle Aristote : La prudence du juste milieu
que le raisonnement géométrique
est le modèle de tout raisonne- démontrer quelque chose ? L’Éthique à Nicomaque est le deuxième volet du « Monde de la philosophie ». Entretien
ment démonstratif, même si
toute démonstration ne peut L’analyse du sujet
avec Alain Badiou, professeur émérite à l’École normale supérieure.
s’établir géométriquement. I. Les termes du sujet
• L’expérience : Quelle est la place je me suis appuyé sur le très beau construites dans un monde sous des solutions neuves qui rendent
– au sens commun, le vécu, le savoir et le savoir-faire d’Aristote et de texte de sa Physique où Aristote « l’effet de l’événement. En ce sens on vaines celles d’avant. Travail en
Je ne puis faire mieux entendre acquis par la pratique. sa pensée dans votre démontre » que le vide n’existe pas... peut dire que « être » se dit « en di- équipe, problèmes communs,
la conduite qu’on doit garder – au sens philosophique, l’ensemble des perceptions propre itinéraire Pour soutenir que les mathématiques rection de l’un », ce qui signifie : une règles acceptées, modestie sa-
pour rendre les démonstra- sensibles. philosophique ? sont essentielles dès lors qu’on veut vérité est l’être réel des multiples vante, articles des dix dernières
tions convaincantes, qu’en –  au sens scientifique, l’expérimentation, dans des Une place très importante : celle de distinguer les options possibles de conséquences d’un événement. années annulant tout un héritage
expliquant celle que la géo- conditions définies par un protocole et une méthode. l’Adversaire. L’opposition Platon-Aris- la pensée philosophique, j’ai pris à Enfin, Aristote définit génialement historique... Qui ne reconnaît là
métrie observe. Mais il faut • Peut-elle démontrer : tote symbolise en effet deux orien- contre-pente le livre bêta de la Méta- (dans son contexte à lui, qui est celui les traits de la grande scolastique
auparavant que je donne l’idée – idée de possibilité, de capacité. tations philosophiques tout à fait physique où Aristote explique que des sujets et des prédicats) ce qu’on contemporaine, dont la matrice est
d’une méthode encore plus – idée de vérité totalement certaine et objective. irréductibles. Et ce quelle que soit la la seule vertu des mathématiques nomme aujourd’hui la logique clas- la philosophie analytique inaugu-
éminente et plus accomplie, • Quelque chose : question. Dans le champ ontologique, est d’ordre esthétique. J’ai classé les sique, à partir de deux propriétés rée par le cercle de Vienne ?
mais où les hommes ne sau- – tout fait concret et réel, qu’il soit naturel, psycho- le platonicien privilégie la puissance différents rapports entre les arts et la fondamentales de la négation  : le D’un autre côté, l’hégémonie
raient jamais arriver  : car ce logique ou social. séparatrice de l’Idée, ce qui fait des philosophie de telle sorte que la doc- principe de non-contradiction (on contemporaine de la démocratie
qui passe la géométrie nous –  tout élément identifiable, même abstrait  : une mathématiques le vestibule de toute trine d’Aristote sur ce point, dans sa ne peut avoir en même temps et parlementaire se reconnaît dans le
surpasse  ; et néanmoins il est hypothèse, un résultat de calcul… pensée de l’être ; l’aristotélicien part Poétique, est en quelque sorte « coin- sous le même rapport la vérité de P pragmatisme d’Aristote, son goût
nécessaire d’en dire quelque du donné empirique, et veut rester cée » entre Platon et le romantisme, et la vérité de non-P), et le principe des propositions médianes, sa mé-
chose, quoiqu’il soit impossible II. Les points du programme en accord avec la physique et la biolo- et rejetée du côté de la psychanalyse. du tiers exclu (on doit avoir ou P, ou fiance au regard de l’exception et du
de le pratiquer. Cette véritable • La démonstration. gie. En logique, le platonicien choisit J’ai également utilisé les fameux dé- non-P). Or, ce n’est qu’aujourd’hui monstrueux, son mélange de maté-
méthode, qui formerait les dé- • Théorie et expérience. Aristote. l’axiome, qui institue, voire fonde veloppements de la Politique sur le que nous savons qu’en utilisant ces rialisme empirique, de psychologie
monstrations dans la plus haute • La vérité. souverainement, un domaine entier lien entre la démocratie et la crois- deux propriétés on peut définir en positive et de spiritualité ordinaire.
excellence, s’il était possible d’y démonstration, puisque les paramètres sont au de la pensée rationnelle, plutôt que sance de la classe moyenne, pour faire réalité trois types différents de lo- Le train du monde s’accommode
arriver, consisterait en deux La problématique préalable définis par la raison, de telle sorte que le la définition, où Aristote excelle, qui un sort à l’apologie contemporaine, gique  : la classique en effet, mais parfaitement d’Aristote, à l’exception
choses principales  : l’une, de Si la connaissance acquise par l’expérience, notam- résultat soit probant (cf. analyse de Bachelard).

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délimite et précise dans la langue une dans notre Occident, desdites classes. aussi la logique intuitionniste, avec sans doute d’un seul trait, il est vrai
n’employer aucun terme dont ment dans le milieu professionnel, est valorisante, b) Inversement, un fait nouveau observé peut infirmer certaine expérience du donné. principe de non-contradiction mais grandiose  : son affirmation selon
on n’eût auparavant expliqué offre-t-elle néanmoins un savoir démontré, prouvé ? une théorie acceptée jusqu’alors. L’expérience peut En éthique, le platonicien privilégie la Quel est le texte sans le tiers exclu, et la logique para- laquelle il faut s’efforcer de vivre « en
nettement le sens  ; l’autre, de N’est-elle pas au contraire toujours particulière, voire alors prendre la valeur d’une preuve contraire conversion subjective, l’éveil soudain d’Aristote qui vous consistante, avec le tiers exclu mais Immortel ». Ce trait à lui seul justifie
n’avancer jamais aucune pro- subjective ? Inversement, n’est-elle pas ce qui permet (cf. analyse de Popper sur la falsifiabilité). à une voie antérieurement inaperçue a le plus marqué, nourri, sans le principe de non-contradic- qu’Aristote, parlant de lui-même, dise
position qu’on ne démontrât d’invalider une démonstration ? c) L’expérience au sens le plus courant est requise, y vers le Vrai, alors que, du côté d’Aris- et pourquoi ? tion. Ce qui en réalité veut dire qu’il volontiers « nous, platoniciens »,
par des vérités déjà connues  ; compris pour figurer des démonstrations géométriques, tote, prévaut la prudence du juste Sans aucun doute le livre gamma de existe trois notions essentiellement quitte ensuite à assassiner le maître.
c’est-à-dire, en un mot, à définir ou pour développer les aptitudes purement abstraites milieu, qui se garde à droite comme la Métaphysique, texte fameux entre différentes de la négation. Cette va- Oui, je crois que nous devons essayer
tous les termes et à prouver « Une théorie peut être vérifiée par de l’esprit humain (cf. analyse de Leibniz sur le double à gauche de tout excès. En politique, tous, et dont Barbara Cassin et Michel riabilité de la catégorie logique de de vivre « en Immortels ». Mais c’est
toutes les propositions. […] Cer- l’expérience, mais aucun chemin ne rôle de l’inné et de l’acquis dans nos idées). l’aristotélicien désire le débat organisé Narcy ont proposé il y a quelques an- négation a des conséquences incal- souvent contre l’aristotélisme am-
tainement cette méthode serait mène de l’expérience à la création entre les intérêts des groupes et des nées une lecture tout à fait nouvelle. culables, et il est certain qu’Aristote biant, académique ou électoral, que
belle, mais elle est absolument d’une théorie. » (Einstein) Conclusion individus, le consensus élaboré, la dé- Dans ce texte, tout d’abord, Aristote a vu le problème dans toute son nous devons relever cette maxime
impossible  : car il est évident L’expérience ne démontre jamais à elle seule quelque mocratie gestionnaire. Le platonicien énonce qu’il existe une « science de étendue. Le platonicien, ici, s’incline d’Aristote.
que les premiers termes qu’on chose, mais elle entre en ligne de compte, par vé- est animé par la volonté de rupture, la l’être en tant qu’être », programme devant le génie en quelque sorte
voudrait définir en suppose- rification ou par réfutation, dans le processus de possibilité d’une autre destination de que je suis un des rares à avoir pris grammatical d’Aristote. Propos recueillis par Jean
raient de précédents pour servir Le plan détaillé du développement démonstration. la vie collective, le goût du conflit dès au pied de la lettre, puisque pour moi Birnbaum
à leur explication, et que de I. L’expérience n’est pas un outil adéquat de démonstration. lors qu’il met en jeu des principes. En les mathématiques, qui proposent Où cet auteur trouve-t-il, (1er février 2008)
même les premières proposi- a)  La démonstration est utilisée en logique et en esthétique, la vision du platonicien une ontologie du multiple pur, sont à vos yeux, son actualité
tions qu’on voudrait prouver en mathématique, où l’on procède par l’enchaînement Ce qu’il ne faut pas faire fait du Beau une des formes sensibles l’existence avérée de cette science. la plus intense ?
supposeraient d’autres qui les nécessaire de propositions abstraites, sans lien avec Parler de l’expérience seulement du Vrai, tandis qu’Aristote met en Aristote indique ensuite que le mot Tout le monde est aujourd’hui aris- pourquoi
précédassent ; et ainsi il est clair des données de l’expérience. au sens scientifique. avant la fonction thérapeutique et « être » se prend en différents sens, totélicien, ou presque ! Il y a à cela cet article ?
qu’on n’arriverait jamais aux b) L’expérience ne peut donner que des vérités par- quasi corporelle des spectacles. mais « en direction de l’un ». Et en deux raisons distinctes, quoique
premières. Aussi, en poussant ticulières ou générales, mais jamais universelles ou Comme depuis ma jeunesse je suis, effet, pour moi, l’être est une notion convergentes. D’abord, Aristote in- Dans cet entretien avec Alain
les recherches de plus en plus, nécessaires (cf. analyse d’Aristote). quant à l’orientation principale, du équivoque, dès lors qu’on l’applique à vente la philosophie académique. Badiou, ce dernier rappelle à
on arrive nécessairement à des c) L’expérience, en tant qu’elle fait intervenir la perception Les bons outils côté de Platon, l’étude − très soi- la fois à l’existence réglée de ce qui est Entendons par là une conception quel point la pensée aristoté-
mots primitifs qu’on ne peut sensible, est même susceptible de créer des illusions : • Popper, De la connaissance objective, où l’auteur gneuse − d’Aristote m’a fourni de (les multiplicités disposées sous la loi de la philosophie dominée par licienne a été fondamentale
plus définir, et à des principes si elle nous donne à voir que le soleil tourne, par exemple. fait une analyse des opérations d’induction et de nombreux et remarquables contre- d’un monde) et à la force de rupture l’idée de l’examen collectif de pro- dans la constitution de la
clairs qu’on n’en trouve plus qui Transition : D’un autre côté, l’expérience du pendule déduction (chapitre 1). exemples. J’en citerai quatre. J’ai de ce qui survient (ce que j’appelle blèmes correctement posés, dont philosophie occidentale, en
le soient davantage pour servir de Foucault démontre bien la rotation de la Terre. • Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. proposé une ontologie du Multiple un événement). Donc, « être » se dit on connaît les solutions antérieures particulier du fait des fonde-
à leur preuve. • Pascal, L’Esprit de la géométrie ; Pensées. dont l’ultime support est le mul- au moins en deux sens. Cependant, (Aristote a inventé l’histoire de la ments de la logique et de la
II. L’expérience est requise dans toute démonstration. • Aristote, Analytiques. tiple-de-rien, l’ensemble vide. Pour ces deux sens sont polarisés l’un philosophie comme matériau de science qu'elle a posés.
Pascal, Pensées a)  L’expérience scientifique a une valeur de • Kant, Critique de la raison pure. exposer cette philosophie du vide, et l’autre par l’existence de vérités, la philosophie), et dont on propose

62 La raison et le réel La raison et le réel 63


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Le vivant
motS CLÉS MOTS CLÉS (suite)
âme instinct
Du latin anima, «  souffle, Comportement automatique et in-
principe vital  ». Désigne, chez conscient des animaux, sous la forme
Aristote, la forme immatérielle d’actions déterminées, héréditaires
qui anime tout corps vivant, et et propres à une espèce, ordonnées
qui se manifeste à travers les en vue de la conservation de la vie.
différentes activités que sont la L’instinct est susceptible d’adaptation
nutrition, la sensation ou l’in- La notion même de « vivant » est au cœur de nombreux débats chez les animaux supérieurs. Seul
tellection. Les stoïciens et les
épicuriens en font une réalité
contemporains : avec le développement de la génétique, l’homme l’homme semble en être dépourvu,
d’où la nécessité de l’éducation.
matérielle. a désormais le pouvoir inouï de travailler la vie comme un maté-
Dans la tradition chrétienne et riau, ce qui soulève de graves problèmes éthiques que la science loi
chez Descartes, l’âme est rap- En physique une loi est une rela-
portée à la pensée, propre à à elle seule ne peut sans doute pas résoudre. tion constante à valeur universelle
l’homme  ; séparable du corps, et nécessaire qui régit les phéno-
elle est considérée comme im- Quelles sont les caractéristiques mènes naturels.
mortelle. du vivant ?
Le biochimiste Jacques Monod pose trois caractéris- machine
besoin tiques propres au vivant : un être vivant est un individu Du grec, mèchané, «  ruse  ». Tra-
Exigence ou nécessité naturelle, indivisible formant un tout cohérent, possédant une ditionnellement, la machine est
Cellules sanguines.
d’ordre physiologique, dont l’as- dynamique interne de fonctionnement et doué d’une dans une molécule d’adn), il n’y a mité de stimuli qui définissent ses considérée comme une ruse contre
souvissement est nécessaire au autonomie relative par rapport à un milieu auquel il qu’une organisation particulière possibilités d’action. La vie se défi- la nature. Elle sert de modèle à la
maintien de la vie. peut s’adapter. La première caractéristique de tout être causes constatables (ne plus dire de la matière. nit alors non comme un ensemble science et notamment à la physique.
À distinguer des besoins acquis ou vivant, c’est alors la morphogénèse autonome qui se par exemple que l’œil est fait pour Bergson montre que l’intelligence de normes et de lois analysables, La nature entière peut ainsi être
artificiels, d’ordre psychologique manifeste par exemple dans la cicatrisation : le vivant voir, mais décrire les processus a pour rôle d’analyser et de décom- mais comme une «  normativité  » considérée comme une machine
ou social. produit lui-même sa propre forme et est capable de par lesquels l’œil transforme un poser : au fur et à mesure qu’elle (Canguilhem). Ce qui caractérise dont il s’agit de percer les rouages.
la réparer. Ensuite, tout être vivant possède une inva- stimulus visuel en influx nerveux). s’empare du vivant, elle le décom- le vivant, ce n’est pas un ensemble
biologie riance reproductive : les systèmes vivants en produisent Il faut pour cela réduire le fonc- pose en des réactions mécaniques de lois mécaniques, c’est qu’il est nature
La biologie est l’étude, la science d’autres qui conservent toutes les caractéristiques de tionnement du corps vivant à un qui nous font perdre le vitalisme capable de s’adapter à son milieu en Désigne au sens large ce qui existe

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(logos) de la vie (bios). Ce terme l’espèce. Enfin, tout être vivant est un système où chaque ensemble de mécanismes phy- de la vie. établissant de nouvelles normes indépendamment de l’action
a été forgé au xixe  siècle dans partie existe en vue du tout, et où le tout n’existe que siques et chimiques pour pouvoir vitales. humaine, ce qui n’a pas été trans-
le but de désigner la spécificité par ses parties : le vivant se caractérise par sa téléono- en dégager des lois. La biologie est-elle une formé. Naturel s’oppose alors à ar-
propre au phénomène de la vie mie, parce que c’est la fonction qui définit l’organe. Ainsi, la biologie moderne se science impossible ? tificiel, ou culturel. Aristote définit
qui se distingue radicalement On nomme organisme cette organisation d’organes rapproche de plus en plus de la La biologie moderne se rapproche la nature comme ce qui possède en
des autres phénomènes naturels interdépendants orientée vers une finalité. physique, et la biologie molé- de plus en plus de la biochimie  ; soi-même le principe de son propre
étudiés par les autres sciences culaire semble achever le projet par là, elle perd son objet  : la vie. mouvement, autrement dit comme
(physique, chimie, biologie, etc.). cartésien d’une mécanique du vi- Le biologiste Jacob von Uexküll ce qui possède une spontanéité
La finalité est-elle nécessaire vant : lorsqu’on l’analyse, la vie se envisage une autre possibilité : ne autonome de développement.
finalité, fin pour penser le vivant ? résume finalement à des échanges plus considérer le vivant comme
Bergson.
But, intention. Parler de finalité Dans le vivant, la vie semble être à elle-même sa propre chimiques et physiques… qui sont un objet d’études, mais comme un organisme
naturelle, c’est faire référence au Comment définir finalité : c’est ce que Kant nomme la « finalité interne ». aussi valables pour l’inerte ! sujet ouvert à un milieu avec lequel Être composé d’organes différenciés
fait que «  la nature ne fait rien ce qu’est le vivant ? Le vivant veut persévérer dans l’existence, et c’est il est en constante interaction. caractérisés par leur interdépen-
en vain » (Aristote) : tout dans la Selon Aristote, il faut distinguer les êtres animés des pourquoi il n’est pas indifférent à son milieu, mais fuit Peut-on connaître le Comprendre le vivant, ce n’est pas dance et leurs fonctions spécifiques.
nature serait organisé suivant une êtres inanimés, c’est-à-dire ceux qui ont une âme et le nocif et recherche le favorable. La vie veut vivre : tout vivant ? le disséquer ou l’analyser, c’est Seul le vivant est ainsi organisé.
fonction, un but harmonieux. ceux qui en sont dépourvus. Aristote nomme donc dans l’être vivant semble tendre vers cette fin. Remarquons le paradoxe  : pour établir les relations dynamiques Par analogie, on parlera d’orga-
Kant remarque cependant que si, « âme » le principe vital de tout être vivant, et en Devant l’harmonie des différentes parties d’un or- connaître le vivant, il faut le qu’il entretient avec son environ- nisme à propos du corps social.
surtout dans le vivant, tout semble distingue trois sortes. L’âme végétative est la seule ganisme, il est alors tentant de justifier l’existence détruire. La dissection tue nement  : chaque espèce vit dans
être finalisé, on ne peut cependant que possèdent les végétaux  : elle assure la nutri- des organes par la nécessité des fonctions à remplir, l’animal étudié, et la biochimie un milieu unique en son genre et téléologie
démontrer l’existence d’une telle tion et la reproduction. À celle-ci s’ajoute, chez les et non l’inverse, en faisant comme si l’idée du tout énonce des lois qui ne sont plus n’est sensible qu’à un nombre li- Chromosome. Du grec telos, « fin », et logos, « dis-
finalité objective dans la nature. animaux, l’âme sensitive, principe de la sensation. à produire guidait effectivement la production des spécifiques au vivant : une cellule cours  ». Étude de la finalité, en
L’homme est le seul de tous les vivants à posséder parties. Cela présuppose que l’effet ou la fin sont cancéreuse, une cellule saine et particulier dans la nature vivante.
inné en plus une âme intellective, principe de la pensée. premiers, ce qui est scientifiquement inadmissible : la même la matière inerte obéissent deux articles du Monde à consulter
Est inné ce qui est donné avec un On voit ici que l’âme végétative est de toutes la plus biologie va opposer à notre compréhension naturelle aux mêmes lois chimiques. La vitalisme
être à sa naissance et appartient fondamentale : pour Aristote, vivre, c’est avant tout du vivant par les fins une explication mécaniste. vie est un concept que la bio- • Les chemins du commencement p. 67 Doctrine issue d’Aristote qui pose
de ce fait à sa nature. S’oppose à « se nourrir, croître et dépérir par soi-même ». Cela logie n’a cessé de réfuter, parce (Catherine Vincent, 5 janvier 1999.) un principe vital dynamique pour
acquis. signifie que le vivant se différencie de l’inerte par Qu’est-ce que l’explication qu’il n’est pas étudiable scientifi- rendre compte des activités du vi-
Un des problèmes essentiels est une dynamique interne, par une autonomie de mécaniste du vivant ? quement : les problèmes éthiques • Les leçons de la nature p. 69 vant. Contre le matérialisme et le
de déterminer, chez l’homme, les fonctionnement qui se manifeste dans un ensemble C’est Descartes qui fonde l’entente mécaniste du contemporains se posent, parce que (Dominique Meyer, 27 octobre 2004.) mécanisme, le vitalisme pose l’irré-
parts respectives de l’inné et de d’activités propres à maintenir la vie de l’individu vivant  : il s’agit de comprendre l’organisme non pour le biochimiste, il n’y a plus de ductibilité des phénomènes de la vie
l’acquis. comme de l’espèce. plus à partir de fins imaginées, mais à partir des vie à respecter (il n’y a pas de vie à leurs conditions physico-chimiques.

64 La raison et le réel La raison et le réel 65


Un sujet pas à pas L es a rt i cles d u

Texte clé
Dans cet extrait, Cuvier montre à
Dissertation : Le vivant peut-il être Les chemins du commencement
quel point la vie se définit comme
totalité organique de parties in- considéré comme un objet technique ?
dissociables. à partir d’une seule cellule fécondée, un être humain se fabrique en neuf mois, grâce
a) Le vivant possède la faculté autonome de se repro- à un processus d’une complexité inouïe. Dans une enquête en cinq volets, Le Monde
Tout être organisé forme un duire, de se développer, grâce à ses échanges avec la
ensemble, un système unique réalité extérieure  ; la machine, non (cf.  distinction raconte l’histoire extraordinaire de la vie avant la naissance.
et clos, dont les parties se cor- établie par Kant).

C
respondent mutuellement et b) Le vivant est un ensemble indéfectible, dont on ne roissez et multipliez », dit le Du premier œuf, issu comme nous bryons mêmes des futurs parents. duit lors de la méiose. Les deux
concourent à la même action peut simplement assembler et remplacer les parties message biblique. Et s’il s’agis- tous de la fusion d’une entité mâle Les cellules sexuelles mâles et fe- chromosomes d’une même paire
définitive, par une réaction de l’extérieur  : une greffe est ainsi spontanément sait en vérité d’un message et d’une entité femelle, que sait-on ? melles – les gamètes – témoignent commencent par s’accoler gène
réciproque. rejetée par l’organisme. biologique ? « Depuis que la vie est Qu’il se forma voilà deux à trois mil- en effet de leur existence dès les à gène, sur toute leur longueur,
Aucune de ces parties ne peut c) L’objet technique est inventé, imaginé par l’esprit apparue, observe Jean-Paul Lévy, liards d’années, et qu’il bouleversa premières semaines de la vie in puis, s’écartant à partir du centre,
changer sans que les autres humain, et peut être produit en série. elle refait de la vie. Les humains font l’ordre de la vie. « On peut s’amuser utero. Nichées dans les gonades, amorcent la séparation. Mais cer-
changent aussi, et par consé- Le vivant répond à des lois qui échappent encore à d’autres humains, comme tout ce à imaginer l’insignifiance appa- elles y attendent leur heure pour taines zones de contact résistent ;
qui vit depuis plus de trois milliards rente de cette première rencontre : subir une division à nulle autre les gènes jumeaux s’entremêlent,
quent chacune d’elles, prise la connaissance humaine, et rien n’est exactement
d’années s’est occupé à refaire du l’accolement de deux cellules ou pareille – la méiose -, sans laquelle s’hybrident, s’approprient un peu
séparément, indique et donne Insémination artificielle. identique entre deux organismes semblables.
semblable.  » Médecin, directeur de deux molécules quelconques la diversité des espèces ne serait l’un de l’autre avant de s’éloigner
toutes les autres  : ainsi, si les Transition  : Pourtant, le clonage est désormais
de l’Institut Cochin de génétique parmi des milliards d’autres. Un rien. Comme toutes les cellules du définitivement. C’est là, durant cette
intestins d’un animal sont or- L’analyse du sujet réalisable sur des animaux.
moléculaire, il ne connaît – s’il en événement microscopique, quasi corps, ces cellules germinales nais- valse-hésitation, qu’a lieu leur « re-
ganisés de manière à ne digérer I. Les termes du sujet faut un – qu’« un seul miracle » : invisible, et sans doute la plus sent diploïdes : elles contiennent 23 combinaison », grâce à laquelle les
que de la chair récente, il faut • Le vivant : II.  Le vivant possède des propriétés mécaniques, l’émergence, au sein de la « soupe » grande révolution que la Terre paires distinctes de chromosomes, cellules sexuelles ne transmettent
aussi que ses mâchoires soient − sens scientifique, tout élément possédant des naturelles ou artificielles. chimique originelle, de la première ait jamais connue  », commente chacune provenant pour moitié pas seulement les gènes reçus
construites pour dévorer une propriétés biologiques. a) La notion de finalité et de fonction justifie l’analogie cellule. André  Langaney, biologiste des du père et pour moitié de la mère. du père ou de la mère, mais un
proie ; ses griffes, pour la saisir • Peut-il être considéré comme : entre la technique et le vivant : chaque élément a sa place Parole d’homme de science, parole populations au Muséum national La méiose a pour rôle de réduire de patchwork des deux. Ainsi, l’œuf
et la déchirer ; ses dents, pour la − sens théorique et descriptif, « compris », « expli- dans l’organisation d’ensemble (cf. analyse de Descartes). de raison. Et pourtant ! Comment d’histoire naturelle. A l’équation moitié le nombre de chromosomes fécondé héritera d’un patrimoine
couper et la diviser ; le système qué » selon le modèle de l’objet technique. b) Inversement, des organismes vivants sont utilisés, ne pas s’émerveiller, et s’émerveiller « un donne deux » de la multiplica- des cellules sexuelles, de les rendre dont les richesses proviennent au
entier de ses organes du mou- − sens pratique et moral, « utilisé », « construit » de voire inventés aujourd’hui, pour leur fonction et leur encore, devant le génie du vivant ? tion se substitue celle de la procréa- haploïdes. Ainsi pourront-elles, hasard de ses quatre grands-parents
vement, pour la poursuivre et façon semblable à l’objet technique. efficacité technique (ogm résistants aux pesticides, Un processus d’une complexité tion. Non pas « deux donne un », lorsqu’elles fusionneront dans la et, à travers eux, des innombrables
pour l’atteindre  ; ses organes • Un objet technique : cellules souches, etc.). inouïe, qui, à partir d’une seule mais plutôt « un plus un donne un fécondation, apporter chacune leur générations antérieures. Ainsi, la

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des sens, pour l’apercevoir de − objet artificiel et non naturel. Transition : Pourquoi continuer à faire une différence cellule fécondée, fabrique en neuf autre ». S’il faut se mettre à deux lot génétique, sans que l’œuf excède sexualité, en créant de nouvelles
loin  ; il faut même que la na- − objet destiné à produire un résultat, à assurer une et quelle différence faire ? mois un être humain fait de chair pour faire un troisième, c’est, jus- pour autant les 23 paires chromoso- associations de gènes, autorisera
ture ait placé dans son cerveau fonction. et de sang, de cœur et de sagesse, tement, pour que ce dernier ne soit miques nécessaires – c’est ainsi – à toutes les audaces de l’évolution.
l’instinct nécessaire pour savoir III. Vivant et machine se distinguent par leur valeur. de sensations et de pensée  ? Un identique à aucun des premiers. Là son développement. Car à peine inventé, ce jeu des pos-
se cacher et tendre des pièges à II. Les points du programme a) L’objet technique n’a d’autre réalité que sa fonction. être humain pareil aux autres, et est la justification de « la poursuite Ignorant le processus de reproduc- sibles entraîna une diversification
ses victimes. Telles seront les − Le vivant. Il est construit pour cela. toujours unique ? Car c’est bien là, éternelle de l’autre, cette série de tion habituel (la mitose, au cours des espèces sans précédent. Comme
si l’on ose répondre au savant, le se- cycles où l’espèce se divise chaque de laquelle la cellule mère double dans la cosmologie sumérienne (où
conditions générales du régime − La technique. b) Le vivant est capable de s’adapter, et comprend un
cond « miracle » de la reproduction. fois en éléments opposés, chaque son patrimoine génétique, puis l’eau, manifestation primitive de
carnivore : tout animal destiné − La morale. degré d’adaptation plus grand selon la complexité de
Refaire du semblable, certes. Mais fois destinés à s’unir à nouveau », se scinde en deux, restituant un la vie du monde, se présente sous
à ce régime les réunira infailli- son organisation (cf. analyse de Bergson montrant le
en imposant l’apparition du diffé- ajoute François Jacob, Prix Nobel de jeu complet de chromosomes à un double aspect : Apsu, eau douce
blement, car sa race n’aurait L’accroche lien entre la conscience et la vie).
rent, seul garant de l’adaptation au médecine et professeur au Collège chacune de ses deux cellules filles), ou principe mâle, et Tiamat, eau
pu subsister sans elles, mais Dans le film L’Ascenseur (1984, Dick Maas), un objet c) Parmi les êtres vivants, les hommes en particulier milieu. «  L’espèce doit se mainte- de France. L’innovation est d’autant la méiose impose ainsi au sperma- salée ou principe femelle), tous les
sous ces conditions générales, technique devient un organisme vivant. Or, sans ne peuvent être réduits à une pure fonction, leur nir, mais elle doit aussi être prête plus éblouissante qu’elle met en jeu tozoïde et à l’ovule deux divisions vers, crustacés, poissons et plantes
il en existe de particulières, qu’il s’agisse de science-fiction, peut-on considérer enlevant le statut de personnes. à évoluer quand l’environnement des mécanismes d’une prodigieuse successives. Mais elle fait plus qui s’épanouissent dans la matrice
relatives à la grandeur, à l’es- le vivant comme un objet technique ? change. Si les premiers préhomi- ingéniosité. encore. Chorégraphe d’un délicat aquatique originelle s’orientent vers
pèce, au séjour de la proie pour Conclusion niens, quelques millions d’années Parce que tout se joue en quelques ballet biologique, elle impose aux leur contraire pour que s’unissent
laquelle l’animal est disposé  ; La problématique Le vivant ne peut être considéré comme un simple avant nous, ne s’étaient pas adaptés instants, parce qu’à l’unité de temps gènes des figures inédites. Empê- leurs cellules sexuelles et que se crée
et de chacune de ces condi- Un organisme vivant a-t-il des propriétés et un mode objet technique, non parce que l’analogie est absurde à la savane parce que leur squelette s’ajoute celle du lieu, parce que s’y chant par là même que chaque l’œuf qui les perpétuera. Comment
tions particulières résultent de fonctionnement qui l’apparentent à une machine ? théoriquement, mais parce que la confusion est n’était plus le même que celui de mêle, enfin, l’amour charnel de cellule sexuelle n’emporte avec elle, ces minuscules gamètes, émis dans
des modifications de détail Est-il légitime de l’utiliser et de le traiter comme un dangereuse pratiquement et moralement. leurs cousins forestiers, il n’y au- deux êtres, nous datons l’origine en bloc, une moitié des gènes d’un l’océan par des centaines d’espèces
dans les formes qui dérivent objet, en vue d’un résultat à produire ? rait pas d’hommes aujourd’hui  », de notre identité au moment de la parent que lui-même aurait reçu en distinctes, retrouvent-ils leur moi-
des conditions générales ; ainsi Les bons outils avance Jean-Paul Lévy. Se conserver fécondation. C’est oublier la division bloc de l’un des siens. « S’il en était tié ? « Les progrès récents de l’im-
non seulement la classe, mais Le plan détaillé du développement • Bergson, Matière et mémoire, La conscience de la Vie. et se transformer en même temps : appelée méiose. Certes, la fusion ainsi, chaque individu hériterait munologie ont montré l’extrême
l’ordre, mais le genre, et jusqu’à I. Le vivant a des propriétés et une valeur qui dépas- • Descartes, Lettre au marquis de Newcastle (théorie des ni la scissiparité (reproduction par qui se produit alors entre sperma- d’une moitié d’information venant complication des mécanismes de
l’espèce, se trouvent exprimés sent l’objet technique. animaux machines, car étant dépourvus de pensées). simple division de l’organisme), ni tozoïde et ovule, entre le don du d’un des grands-parents maternels «reconnaissance du soi» au niveau
dans la forme de chaque partie. • Darwin, De l’origine des espèces. la parthénogenèse (reproduction père et celui de la mère, léguera à et l’autre d’un des grands-parents de l’organisme. Il est probable que
sans fécondation), ni le bouturage, l’enfant une subtile mosaïque de paternels, et plus rien des deux les mécanismes de reconnaissance
ne savent le faire. Ils ne donnent – à leurs gènes respectifs. autres », remarque Jean-Paul Lévy. du gamète conjoint en soient une
Georges Cuvier, Discours sur « Chaque corps organique quelques mutations près – que des Mais la source de la différence se Heureusement, les chromosomes variante, ou peut-être une version
les révolutions de la surface du vivant est une espèce Ce qu’il ne faut pas faire
copies de l’original. C’est pourquoi situe bien en amont de cet évé- ne sont pas indestructibles. Ils primitive  », avance André Langa-
globe, et sur les changements de machine divine. » Restreindre le devoir à des exemples de science-fic-
la nature a inventé la sexualité. Et, nement. Elle prend naissance une peuvent se casser, se recoller, bref : ney. Avec la sexualité naît, aussi,
qu’elles ont produits dans le (Leibniz) tion, ou à des idées de « progrès » futurs.
avec elle, la diversité. génération plus tôt, dans les em- se réinventer. C’est ce qui se pro- la reconnaissance de l’autre. Plus
règne animal

66 La raison et le réel La raison et le réel 67


L es a rt i cles d u L es a rt i cles d u

grande sera la difficulté, lorsque trompes de Fallope, dont la partie diamètre), l’une des plus grosses des deux noyaux mâle et femelle. l’espoir de toute cellule  : se diviser. ture. Développant cette idée, il y a des tours et cacher derrière une de réaction immunologique de la
les plus hardis de ces nouveaux terminale (l’ampoule) s’accole à cellules de l’organisme. Lequel finira La naissance de l’œuf, la restitution Encore faut-il qu’elle le fasse au bon quelques mois, Nicole Le Douarin apparence symétrique de remar- mère vis-à-vis du fœtus, bien que
habitants du monde s’essaieront l’ovaire pour y recueillir l’ovule qu’il par l’emporter ? Sur quels mérites, de la diploïdie. Le moment zéro du moment, au bon endroit, de bonne soulignait […] à quel point la des- quables asymétries. Non seulement celui-ci soit étranger par l’apport
à sortir des eaux. Car les cellules émet périodiquement. sur quel exploit sera désigné le développement embryonnaire. façon, comme l’exige la construction truction cellulaire programmée, dé- notre cœur n’est pas au milieu de la génétique paternel. Cette tolérance
sexuelles ne peuvent survivre qu’en C’est donc là, au cœur du ventre vainqueur ? Nul ne le sait, et nous Dans les vingt-quatre heures qui réussie d’un organisme vivant. nommée « apoptose », compense la poitrine, mais, à la suite de Pasteur, mystérieuse autorise la plus belle
milieu liquide, ce qui explique que maternel, qu’aura lieu la rencontre. sommes tous le produit de cette suivent sa conception, le futur Cette aventure risquée suppose un prodigalité de la nature et fait partie les biologistes ont découvert que les des harmonies.
les grenouilles et les salamandres, Elle s’accomplira au terme d’une loterie. Une certitude, toutefois  : enfant à naître se divise en deux enchaînement parfaitement har- de l’embryogénèse. molécules constitutives du monde C’est dans une tout autre forme
contournant le problème, aient course harassante, disputée par une malgré l’intense sélection subie par cellules. Puis en quatre, puis en huit. monieux entre – nombre à peine Cette apoptose, en assurant la survie vivant étaient, comme la main, non d’interdépendance que vivent beau-
conservé leurs amours aquatiques. myriade de spermatozoïdes dont les spermatozoïdes, l’efficacité de Au stade de trente-deux cellules, le coup d’animaux et de végétaux. En
croyable – des centaines de mil- des cellules les plus utiles, représente identiques à leur image dans un
Pour créer véritablement le sta- un seul sortira gagnant. Celui-ci, du ce mode de reproduction est consi- voilà comme une petite mûre, d’où
liers de réactions inscrites dans le donc pour l’organisme une forme miroir, et cette chiralité s’est révélée voici trois exemples très courts :
tut d’animal terrestre, la nature, même coup, déterminera le sexe dérable (le record officiel pour son joli nom, morula. Très vite, les
programme génétique de chaque d’harmonie mais, osons la contradic- universelle ; ainsi, les hélices d’ADN – harmonie trop parfaite : les colonies
une fois encore, doit innover. Et de l’enfant à naître, selon que son l’espèce humaine, détenu par une cellules se divisent en deux groupes,
femme russe du XVIIIe siècle, est de cellule, réactions qui se suivent, se tion, une funeste harmonie, fondée tournent vers la gauche chez tous les de fourmis répètent inlassablement
instaurer une méthode simple et chromosome sexuel sera X ou Y. l’un périphérique, l’autre central. La
universelle pour que la rencontre Garçon ou fille, le choix est en effet soixante-neuf enfants). Et une piste masse cellulaire externe, appelée chevauchent, se croisent en un ballet sur l’existence, dans chaque cellule, êtres vivants. Cette différence avec la et sans fantaisie ce que leur dicte leur
puisse s’effectuer hors de l’eau. dicté par l’appariement XY ou XX. de recherche : dans cette rencontre trophoblaste, sera à l’origine du pla- d’une formidable complexité. d’un programme génétique létal. matière inerte reste l’une des énigmes programme génétique, avec, pour
Ce sera la fécondation interne, à l’in- La mère ne pouvant produire que au sommet des voies utérines, le centa ; la masse interne deviendra Un défi pour les biologistes du déve- L’hécatombe est particulièrement concernant l’origine de la vie. seul objet, la reproduction de l’espèce ;
térieur du corps de la femelle. Par des ovules X, c’est donc au père, par « nez » des cellules semble jouer un l’embryon. L’ensemble commence loppement, qui vont pas à pas pro- lourde pour les cellules nerveuses Construits avec tant de rigueur, tant – harmonie trahie : les mitochondries
des moyens variant à l’infini suivant ses cellules fécondantes X ou Y, que rôle non négligeable. De même que à se creuser d’une cavité centrale poser les clés de cette organisation a embryonnaires. Les infortunés de raffinement, mais tant d’aléas, de nos cellules et les chloroplastes
les espèces, le sperme du mâle est revient le fin mot de l’affaire. C’est les femelles de multiples espèces emplie de liquide. priori inextricable. Ils découvrent que neurones qui ont développé peu de les êtres vivants émerveillent par la des végétaux, structures précieuses,
ainsi acheminé, depuis les testicules pourquoi les diverses méthodes ex- secrètent des phéromones pour Empruntant le chemin inverse des des gènes régulateurs, innombrables connexions ou les ont mal conduites richesse de leurs fonctions, fonctions étaient, dans un très lointain passé,
où il se forme, jusqu’aux organes périmentées pour déterminer – et séduire leurs mâles, l’ovule attire spermatozoïdes, l’œuf redescend la architectes, induisent et maîtrisent sont éliminés au profit d’une sorte éparses que Claude  Bernard aura des bactéries vivant en symbiose, qui
où il assure la fécondation. Parfois orienter – le sexe des enfants avant les spermatozoïdes en émettant trompe de Fallope pour gagner la par de multiples combinatoires hié- de darwinisme neural, autrement dit le génie de rapprocher  : «  Tous les ont ultérieurement été annexées au
dans la séduction anonyme (le mille- leur conception se fondent sur la des substances chimiques, dont la cavité utérine. Au sixième jour du rarchisées la destinée topographique d’une sélection bénéfique. phénomènes du corps vivant sont détriment de leur individualité ;
pattes s’éclipse après avoir déposé séparation des spermatozoïdes en structure n’est pas sans rappeler développement, c’est une sphère et fonctionnelle des cellules em- De même, certains d’entre nous dans une harmonie réciproque telle – harmonie pittoresque : « La Vanille
son sperme dans une petite toile, groupes X et Y (la technique la plus celle des molécules odorantes… creuse constituée d’une centaine bryonnaires. Cellules ainsi conduites, ignorent peut-être qu’en souvenir qu’il paraît impossible de séparer une et la Mélipone » pourrait être le titre
dont l’odeur attire irrésistiblement fiable à ce jour, rendue publique il Voici donc l’élu aux portes de son de cellules, le blastocyste, qui fait après migration, à se différencier de de quelque ancêtre aquatique leurs partie de l’organisme sans amener d’une fable de La Fontaine. Elle ra-
sa belle), parfois avec autorité, voire y a quelques mois par une firme royaume. Il commence par en son entrée dans la cavité utérine. façons très variées pour constituer mains et leurs pieds étaient palmés immédiatement un trouble dans tout conterait comment des plants de
athlétisme (chez les collemboles, le américaine, consiste à rendre ces perdre sa coiffe, l’acrosome, qui se Un monde dont la paroi, richement les divers organes, chefs-d’œuvre à un stade de leur développement, l’ensemble.  » Pour asseoir sa thèse, vanille mexicains, introduits à la
petit mâle va jusqu’à soulever son chromosomes fluorescents, puis à dissout et libère ses enzymes. Ces vascularisée et placée sous la protec- de conception et de réalisation, de et qu’ils doivent la liberté de leurs il invente le concept de «  milieu Réunion, n’avaient pu s’y repro-
énorme femelle pour l’emmener les séparer en fonction de leur lu- derniers ont pour mission d’atten- tion de la progestérone, sécrète gé- intérieur  », entité groupant sang et duire. Que leur manquait-il ? Tout
rigueur et de précision. doigts à une destruction cellulaire
au lieu où il a déposé ses spermato- minosité), avant de féconder l’ovule drir la zone pellucide, enveloppe néreusement facteurs de croissance
Les plus fameux de ces gènes régula- opportune. liquides organiques, sorte de mer simplement leur compagne améri-
phores). Pour transmettre une gout- par insémination artificielle. protectrice qui entoure l’ovule. et éléments nutritifs. L’embryon ne
teurs ont eu le privilège d’enchanter Plus tard dans la vie, l’apoptose intérieure protectrice qui baigne les caine pollinisante, l’hyménoptère

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telette contenant quelques millions X ou Y  : par les voies naturelles, Lequel, dès l’ultime étape franchie, tarde pas à s’y implanter et s’enfonce
seul le hasard décidera. Mais avant, les généticiens. Avec stupéfaction, va connaître des égarements  : dé- cellules et s’efforce de les mettre à mélipone, qu’aucun insecte réu-
de spermatozoïdes, les variations exprime sa satisfaction en émettant profondément dans l’opulent tissu.
amoureuses et anatomiques les plus quel marathon ! Et que d’abandons ! des milliers de petits granules, qui L’aventure in utero commence. ils ont découvert que les gènes de faillante, elle épargnera d’indésirables l’abri des tempêtes de l’environne- nionnais ne pouvait remplacer. […]
sophistiquées ont ainsi été essayées. Partis entre 50 et 100 millions, ils ne empêcheront désormais tout autre la famille Hox, mettant en place le cellules cancéreuses ; excessive, elle ment ; c’est ce qu’on appellera plus Privilégiés de l’évolution, nous ne
Jusqu’à ce que, enfin, soit inventée la seront plus que quelques centaines prétendant de le pénétrer. Vient Catherine Vincent plan d’organisation d’un embryon détruira de précieux neurones. tard l’homéostasie. sommes pourtant que l’un des élé-
plus efficace d’entre elles : un petit à avoir franchi l’utérus et a avoir alors le grand moment, la fusion (5 janvier 1999) humain, étaient extrêmement Enfin, surprise, mais confirmation Dès lors, les physiologistes vont ments de l’immense chaîne de soli-
bijou de la technique baptisé pénis, remonté jusqu’à l’ampoule qui proches de gènes jouant un rôle de l’unité du monde vivant, ce phé- penser autrement. Ils comprennent darité des mondes animal et végétal,
qui a fait ses preuves depuis des coiffe la trompe. Le trajet qu’ils ont comparable chez un ensemble nomène concerne aussi les plantes que chaque organisme vivant doit tributaires, nous aussi, des cycles de
dizaines de millions d’années chez à parcourir leur prendra près de 2 pourquoi cet article ? d’animaux et de végétaux. et leur permet de se protéger de leurs être considéré comme un tout fonc- l’azote, du carbone et de l’oxygène,
les reptiles et les mammifères. heures : 20 centimètres, à la vitesse La souris côtoie ici la célèbre mouche ennemis en créant dans leurs feuilles tionnel, véritable société formée de donc de la providentielle photosyn-
Son principe : un tissu spongieux de 50 millionièmes de mètre par Dans cet article, Catherine Vincent nous dévoile l’origine biologique de drosophile, mais aussi Caenorhabdi- ces trous qui nous intriguent, vraie cellules très diversement spécialisées, thèse placée sous la tutelle du Soleil.
capable de se gorger de sang, de seconde. Avec pour tout bagage un l’homme et son caractère mystérieux. Le texte montre à quel point le phé- tis elegans, petit ver devenu la coque- stratégie de la terre brûlée. mais unies dans l’harmonie d’une Dans Les Nouvelles Nourritures, Gide
gonfler et d’acquérir la rigidité flagelle long et mobile, une belle nomène de la reproduction est source d’interrogation philosophique et de luche des biologistes, et même une Chez un très grand nombre d’êtres aventure commune. Processus aussi dit à Nathanaël : « Tu n’admires pas
nécessaire à sa pénétration dans réserve de carburant et une petite fascination. Il nous décrit un processus biologique qui illustre parfaitement plante à fleurs, Arabidopsis thaliana. vivants, le développement conduit à vrai pour le petit ver aux 959 cellules comme il le faudrait ce miracle étour-
le vagin. A l’autre extrémité de ce- vésicule bourrée d’enzymes, l’acro- la formule de Leibniz selon laquelle « Chaque corps organique vivant est une Ainsi, merveille de l’unité du monde un organisme qui frappe par sa symé- que pour l’homme, qui en compte dissant qu’est ta vie. » Ecoutons-le et
lui-ci s’ouvre une deuxième cavité, some, fichée au-dessus de la tête. Au espèce de machine divine », mais rejoint également les réflexions de Kant vivant, nous partageons ces gènes trie. Le sentiment d’harmonie ins- plus de 100 000 milliards. […] goûtons ces harmonies : ce sont nos
l’utérus. Il se prolonge de chaque bout de la compétition : la timbale. et de Cuvier (cf. texte clé) sur le rapport des parties au tout chez l’être vivant. rescapés de l’évolution avec nos an- piré par les symétries de la nature L’immunologie réserve parfois des vies, nos actions, nos plaisirs.
côté par deux longs conduits, les Un gigantesque ovule (0,14 mm de cêtres communs d’il y a plus d’un a vraisemblablement accompagné surprises, et plus elle a progressé,
milliard d’années. l’homme dès ses origines, probable- plus a été stupéfiante l’absence, chez Dominique Meyer
Hélas, le chaos menace à tout ins- ment aussi contribué à son sens es- les humains et les autres vivipares, (27 octobre 2004)

Les leçons de la nature tant l’harmonie du développement.


On le découvre lorsque l’un des
exécutants de la fragile partition
thétique. L’importance de la notion
de symétrie dans les sciences ne se
limite pas aux êtres vivants. Pierre pourquoi cet article ?
Hostile ou accueillante, la nature cache aux hommes ses mystères, ne leur offrant à fait une fausse note  : la moindre
mutation, le plus petit décalage
Curie fit une étude de la symétrie
des états physiques et postula que, Dans cet article, Dominique Meyer évoque le spectacle de la nature,
admirer que sa beauté. Mais les scientifiques, insatiables et fous du désir d’en violer dans l’expression d’un gène peuvent pour un phénomène, « les éléments étonnant et fascinant pour l’homme. Celui-ci y découvre une forme d’har-
les secrets, nous dévoilent sans cesse de nouvelles raisons d’être séduits. alors être redoutables. […] de symétrie des causes doivent se monie et de perfection, mais aussi de jeu et de fantaisie qui l’amènent à
Claude Bernard a écrit : « La vie c’est retrouver dans les effets produits ». la contemplation de la faune et de la flore. L’auteur illustre ici à travers

A
utour de nous, il n’y a pas mouvement des vagues, mais c’est en Chacun de nous, l’éphémère, l’olivier Jacob, «  le phénomène le plus stu- la création », tout en ajoutant : « La Très récemment, Edouard Brézin a de nombreux exemples précis, empruntés à la biologie, le mystère et
de plus simples, de plus biologiste que j’aimerais vous parler millénaire, naît d’une seule cellule, péfiant, l’histoire la plus étonnante vie c’est la mort  », montrant ainsi pu écrire : « La symétrie détermine la perfection de la nature qui furent une source de questionnement
parfaites leçons d’harmonie d’autres accords de la nature, aux fruit de tant d’attirance. Un miracle qu’on puisse raconter sur cette terre ». combien construction et destruction le monde. » philosophique depuis l’origine grecque de la philosophie.
qu’une rose, le vol d’un oiseau ou le charmes plus austères. qui représente, aux yeux de François Cette histoire commence avec sont complémentaires dans la na- Mais la nature aime aussi nous jouer

68 La raison et le réel La raison et le réel 69


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

La matière
motS CLÉS l’union étroite de «  la substance MOTS CLÉS (suite)
pensante  »  et de «  la substance
composé étendue » que tout oppose, c’est-à- que nous avons en nous des idées
hylémorphique dire l’union de l’âme et du corps innées, alors que Hume leur attri-
De hulé, «  la matière  », et mor- dans l’être humain ? bue une origine empirique.
phé, «  la forme  ». Désigne chez Si cette union va de soi dans la Il faut distinguer, chez Kant, l’idée

et l’esprit
Aristote toute chose individuelle vie courante (je veux mouvoir du concept : l’idée, produite par la
concrète : un lit, par exemple, est ma main, et je la meus) comment raison, est un principe d’unifica-
composé de matière (le bois) et l’expliquer sur le plan métaphy- tion du réel supérieur au concept,
de forme (la forme du lit, qui le sique ? Descartes pose l’existence produit par l’entendement.
définit). « d’esprits animaux », sortes d’in-
flux nerveux assurant la commu- matière, forme
esprit nication entre l’esprit et le corps ; Opposition aristotélicienne. La
Du latin spiritus, « souffle ». Dé- La matière est ce qui est le plus élémentaire, au sens où c’est Spinoza, mais aussi Leibniz et matière est le substrat indéter-
signe, au sens large, par opposi- Bergson, montreront que cette miné que la forme vient déter-
tion au corps matériel, le principe ce qui existe indépendamment de l’homme, comme ce qui est solution n’est pas satisfaisante. miner. La forme d’une chose est
immatériel de la pensée. susceptible de recevoir sa marque, la marque de l’esprit. La dé- ainsi non seulement son contour,
Chez Pascal, l’esprit, qui permet
finition est ici nominale : est matière ce qui n’est pas esprit, et mais surtout son essence, ce qui la
la connaissance rationnelle, s’op- « Tout ce qui est réel définit. Un composé de matière
pose au cœur, par lequel l’homme inversement. Pourtant, matière et esprit sont-ils deux réalités est rationnel, tout ce et de forme est un composé hylé-
s’ouvre à la charité et à la foi.
Chez Hegel, l’esprit est le mou-
que tout oppose ? qui est rationnel est
morphique.

vement de se reprendre soi- réel. » (Hegel) monisme


même dans l’altérité. Il désigne Qu’est-ce qui oppose la matière à Du grec monos, « un seul ». Terme
ainsi le mouvement même de la l’esprit ? crée par Christian Wolff pour dé-
conscience. Si la matière est ce qui manque de détermination, Comment penser signer un système philosophique
l’homme est par excellence l’être qui va lui donner une participation dans lequel la totalité du réel est
ETENDUE forme par son travail. Or, ce travail de transformation de la matière à considérée comme une substance
L’étendue d’un corps, c’est la por- n’est possible que parce que l’homme, comme le dit l’esprit et de l’esprit unique.
tion d’espace que celui-ci occupe Hegel, «  est esprit  ». Parce qu’il a une conscience, à la matière ?
dans le réel. C’est parce que les l’homme peut sortir de lui-même et aller vers le Dans son ouvrage Matière et mé- SENSIBLE/ INTELLIGIBLE

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corps sont dans l’espace qu’ils sont monde, pour le ramener à lui et se l’approprier, ne moire, Bergson entend réconcilier Est dit sensible tout ce qui concerne
étendus. Chaque corps occupe l’es- serait-ce que dans la perception. ce que Descartes avait opposé et les objets accessibles au moyen des
Dispositif optique extrait du Traité de l'homme de Descartes.
pace de manière spécifique. Parce qu’il est esprit ou « être pour soi », l’homme est montrer que l’insertion de l’esprit cinq sens. Est dit intelligible tout ce
capable de ce double mouvement de sortie hors de dans la matière est possible, parce qui concerne l’intellect et ses objets
idéalisme/ soi et de retour à soi, ce qui l’oppose précisément à la que l’esprit et la matière ont au fond de la vie de l’esprit contient tous les qu’est le corps. En réalité, « corps » (idées, nombres).
matérialisme matière, ou « être en soi », qui est incapable de sortir le même mode d’être : ils sont deux autres et n’est que leur développe- et «  esprit  » désignent non pas
L’idéalisme est une doctrine qui hors de ses propres limites. formes de la durée. ment continu. deux ordres, mais deux faces substance
accorde un rôle prééminent aux La matière en elle-même n’est pas, Ce que Bergson nomme « durée » d’une même réalité ; la question Du latin substare, «  se tenir en-
idées. On pourra parler ainsi La matière est-elle ce qui n’a pas de comme le croyait Descartes, l’espace permet donc de penser sous un est simplement de savoir si l’acti- dessous  ». Au sens strict, chez
de l’idéalisme de Platon, qui conscience ? géométrique que nous présente la même concept l’esprit et la matière. vité spirituelle se réduit finale- Descartes, la substance est ce qui
accorde plus de réalité et de di- Pour Hegel, la distinction entre la matière et l’esprit science, mais un ensemble de vibra- ment à l’activité physico-chi- n’a besoin de rien d’autre pour
gnité aux idées qu’aux réalités L'atomiste Démocrite. rejoint la distinction entre être conscient de soi et être tions continues, dont les moments L’esprit se réduit-il à de mique du cerveau (thèse exister : seul Dieu est tel.
sensibles. La notion d’idéalisme non conscient de soi : en ce sens, l’esprit désigne tout se pénètrent sans rupture comme la matière ? réductionniste), ou si le cerveau Mais en un autre sens, la subs-
allemand renvoie aux philoso- Qu’est-ce que la matière ? ce qui porte la marque de l’homme (un produit du les notes d’une mélodie. Nous La question est encore aujourd’hui peut être conçu sur le modèle d’un tance est le support permanent
phies de Kant, Hegel, Fichte et Couramment, la matière désigne l’inerte, par opposi- travail humain ou une œuvre d’art) et la matière, tout n’envisageons la matière comme vivement débattue. Selon la thèse ordinateur, c’est-à-dire comme un des attributs ou qualités  : ainsi
Schelling. L’idéalisme s’oppose tion au vivant : c’est la pierre, le bois, la terre, bref, ce ce qui est étranger à l’homme et n’est qu’un support divisible en objets extérieurs les moniste (du grec monos, un), l’es- système computationnel de trai- la « substance pensante » a pour
au matérialisme, doctrine qui qui est inanimé, c’est-à-dire qui ne possède pas d’âme possible pour ses activités : les choses de la nature, uns aux autres que pour les besoins prit n’est qu’une configuration tement d’informations (thèse attribut principal la pensée.
considère la matière comme au sens qu’Aristote donne à ce terme (le principe vital dans la mesure où elles existent indépendamment de de l’action et sous l’influence du particulière de la matière. Cette fonctionnaliste). On peut cepen-
la seule réalité existante, qui interne à tout être vivant). Pourtant, l’être vivant est toute intervention humaine et n’ont pas encore été langage qui en nommant, crée des thèse est celle de Gilbert Ryle  : dant objecter que la seule chose qui
explique tout, y compris la vie lui aussi composé d’une matière : la distinction de transformées, sont matière. La matière est donc ce qui distinctions. De même pour l’esprit : nous croyons qu’une entité sépa- s’atteste dans les neurosciences,
spirituelle, à partir de la ma- départ est donc insuffisante. n’a pas de conscience et ce dont l’esprit a conscience. il n’est pas en lui-même composé rée et réelle correspond au mot c’est une solidarité entre l’activité « Je crois
tière. L’atomisme antique de En fait, ce qui caractérise la matière, c’est d’abord un d’états de conscience discontinus «  esprit  », et nous en faisons un cérébrale et la conscience ; cela ne la pensée si peu
Démocrite et d’Épicure est un défaut de détermination. La matière est sans forme : Matière et esprit s’excluent-ils néces- et homogènes. Chaque moment «  fantôme dans la machine  » signifie pas que la conscience soit incompatible
matérialisme. ce n’est qu’une fois mise en forme qu’elle est délimi- sairement ? réductible à des états cérébraux avec la matière
tée et déterminée, par exemple, une fois que l’argile Telle est la position de Descartes, qui pose d’emblée (Bergson). La question est surtout
idée a reçu la forme d’une cruche. C’est ainsi qu’Aristote l’existence de deux substances distinctes : « la subs- un article du Monde à consulter morale : faire de l’esprit un proces-
organisée qu’elle
Du grec idein, « voir ». L’idée est considère toute chose concrète comme un composé tance pensante  » et «  la substance étendue  », la sus physico-chimique ou un em-
semble en être
ce par quoi la pensée unifie le de forme et de matière, ou composé hylémorphique première caractérisant l’homme en tant qu’il pense • Les sciences cognitives : une révolution en attente. Les boîtement de fonctions, cela ne une propriété »
réel. La question de l’origine et (de hylé, « matière », et morphè, « forme », en grec). et se pense, et la seconde caractérisant la matière philosophes face à l'intelligence artificielle p. 73 revient-il pas à mécaniser
de la nature des idées divise les La matière n’est alors ici que le support sans forme corporelle, pure étendue géométrique. Pourtant, cette (Jean-Paul Thomas, 22 octobre 1993.) l’homme, c’est-à-dire à nier la li- (La Mettrie)
philosophes. Descartes soutient propre de déterminations formelles. distinction pose problème : comment penser en effet berté et la dignité humaine ? 

70 La raison et le réel La raison et le réel 71


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé Dissertation : La matière est-elle Les sciences cognitives : une révolution en attente
Dans cet extrait, Descartes nous
Les philosophes face à l’intelligence artificielle
invite à distinguer ce qui est de
l’ordre de l’esprit et ce qui est de
l’ordre de la matière corporelle.
plus facile à connaître que l’esprit ? L’étude des « machines à penser » engage des choix métaphysiques. Il est temps d’en débattre davantage.
pas également des difficultés à définir précisément
Nous devons croire que toute
la chaleur et tous les mouve-
ments qui sont en nous, en tant
qu’ils ne déclenchent point de
ce qu’est la matière ?

Le plan détaillé du développement


I. La matière se prête davantage aux exigences de la
R endus prudents par de mé-
morables déconvenues, les
philosophes ne s’aventurent
plus qu’avec circonspection dans les
domaines qui leur sont devenus
phie pourrait osciller sans fin. Les
tensions à l’œuvre au sein même de
ce domaine de recherches – qui vont
parfois jusqu’à la remise en question
du projet lui-même – fournissent
Sous une autre forme, il semble bien
que cette question soit au centre du
débat qui oppose, aux confins du
cognitivisme, les tenants du para-
digme symbolique, pour lesquels
connexionnisme fait l’économie du
manipulateur, c’est-à-dire du sujet,
et explique le système cognitif par la
mécanique du réseau neuronal.
Ce réductionnisme militant peut
la pensée, n’appartiennent connaissance.
étrangers. Des développements malgré tout l’occasion de débats plus la cognition met en jeu la mani- choquer. Le paradoxe est qu’il sus-
qu’au corps. Au moyen de quoi a) La méthode d’observation s’applique aux phéno-
scientifiques récents viennent par- féconds. Le mouvement même de pulation de symboles, et ceux du cite des inquiétudes et des réserves
nous éviterons une erreur très mènes matériels susceptibles d’être perçus.
faire une entreprise de confiscation cette discipline nouvelle lui fait en connexionnisme, aujourd’hui en au sein même de cette constellation
considérable en laquelle plu- b)  Inversement, aucune preuve matérielle ne peut scientifique des objets traditionnels effet rencontrer des problématiques plein essor. Selon William Bechtel et de disciplines que sont les sciences
sieurs sont tombés, en sorte que être apportée sur la réalité tangible de l’esprit d’un de la philosophie. Par exemple, le philosophiques. Adele  Abrahamsen, le connexion- cognitives. Il y a quelques années,
j’estime qu’elle est la première homme, ni de l’Esprit divin, simple objet de croyance. centre du terrain, en ce qui concerne Des résultats limités nisme «  propose une conception Hubert Dreyfus ouvrait la voie de
cause qui a empêché qu’on n’ait c) Les éléments de l’esprit ne se laissent pas connaître l’étude des phénomènes cognitifs, En 1965, Herbert Simon annonçait : radicalement différente du système la critique phénoménologique de
pu bien expliquer jusques ici de la même façon  : un individu qui se sait ob- est occupé depuis une trentaine «  En l’espace de vingt ans, les ma- de traitement fondamental de l’es- l’intelligence artificielle en rappe-
les passions et les autres choses servé peut délibérément cacher, mentir… Il faut d’années par l’intelligence artifi- chines seront capables d’effectuer prit-cerveau. L’idée fondamentale lant que nos capacités cognitives
qui appartiennent à l’âme. Elle donc interpréter, ce qui laisse la part plus grande à cielle et la psychologie cognitive. toutes les tâches, quelles qu’elles est qu’il existe un réseau d’unités sont indissolublement liées à notre
consiste en ce que, voyant que la subjectivité. Mais, comme le rappelle Jean-Ga- soient, que peuvent effectuer les élémentaires ou nœuds dont chacun propriété d’avoir un corps, et pas
tous les corps morts sont pri- Transition : Connaître et interpréter, n’est-ce pas une briel Ganascia à la fin de son livre, hommes. » Le pari n’a pas été tenu : a un certain niveau d’activation. Ces seulement un cerveau.
vés de chaleur et ensuite de activité de l’esprit ? l’Ame-machine, l’intelligence artifi- les résultats les plus probants de- unités sont connectées entre elles, de Tout récemment, Francisco Varela,
mouvement, on s’est imaginé cielle se moque bien de recevoir les meurent étroitement circonscrits. sorte que les unités actives excitent qui situe sa réflexion dans le cadre
que c’était l’absence de l’âme II.  L’esprit peut avoir une bonne connaissance de lumières des philosophes. Ils concernent la résolution de ou inhibent les autres unités ». d’une étude des systèmes biologiques,
S’il est vrai, comme l’expose Jacque problèmes logiques, la traduction, Manipulation et manipulateur s’est inscrit dans une perspective
qui faisait cesser ces mouve- ses lois
Pitrat dans un article consacré à « La l’exploitation des connaissances à Les enjeux d’une telle approche de analogue. Avec Evan Thompson et
ments et cette chaleur. Et ainsi a) La conscience nous donne une plus grande certi-
naissance de l’intelligence artificielle », des fins d’expertise et la reconnais- l’intelligence sont considérables. Tous Eleanor Rosch, il se propose d’» élargir
on a cru sans raison que notre tude de sa propre activité spirituelle que des objets que celle-ci «  s’est donné pour ob- sance des formes. Aussi est-il aisé ceux qui supposent que raisonner l’horizon des nouvelles sciences de
chaleur naturelle et tous les extérieurs. Il s’agit de l’analyse de Descartes qui jectif d’analyser les comportements d’ironiser sur le décalage entre les n’est rien d’autre que manipuler des l’esprit pour prendre en compte dans
mouvements de nos corps dé- aboutit à : « Je pense donc je suis. »

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humains dans les domaines de la prétentions affichées et ces résultats symboles pourvus de sens selon des un même geste l’expérience humaine
pendent de l’âme, au lieu qu’on b) La matière définie comme substance est un concept compréhension, de la perception, limités. L’arrogance des scientistes règles rationnelles se trouvent placés, et les possibilités de transformation
devait penser au contraire que L’analyse du sujet très abstrait. On connaît davantage les éléments de la résolution des problèmes, afin d’aujourd’hui n’est pas nouvelle : leur rappelait John Haugelant, devant une qualitative de ce vécu «. Cette tentative
l’âme ne s’absente, lorsqu’on I. Les termes du sujet (particules élémentaires) ou les lois (force gravita- de pouvoir ensuite les reproduire à naïveté semble rejoindre celle de Vau- alternative. Car il n’y a pas de manipu- originale prolonge certaines intuitions
meurt, qu’à cause que cette • La matière : tionnelle) de la matière. l’aide d’une machine », il faut convenir canson, projetant de construire un lation sans manipulateur. Ou bien le de Merleau-Ponty et établit un dialo-
chaleur cesse, et que les or- – substance fondamentale des choses. c) L’esprit, entendu comme substance, est lui aussi un qu’elle s’attache à élucider, comme la « homme artificiel ». En prenant les manipulateur tient compte du sens gue entre les sciences cognitives, la
ganes qui servent à mouvoir – tous les éléments, tous les niveaux d’organisation terme abstrait. On le connaît par ses manifestations philosophie, la nature et le fonction- choses ainsi, on accepte de suspendre des symboles sur lesquels il agit, et phénoménologie et la psychologie
le corps se corrompent. Afin de cette substance : atomes, molécules, corps, objets… extérieures ou par des schémas théoriques de corré- nement de l’acte de connaître. Les le statut métaphysique de l’homme à il n’est pas simplement mécanique. méditative du bouddhisme.
donc que nous évitions cette • L’esprit : lation entre ses éléments : le conscient et l’inconscient philosophes, témoins de leur propre l’éventuelle mise au point d’un pro- Ou bien il ignore leur sens et il ne L’intelligence artificielle est ainsi le
erreur, considérons que la mort – faculté de penser sous toutes ses formes : conscience, par exemple. désaisissement, devraient donc as- gramme capable de l’emporter sur les raisonne pas vraiment. En bref, « si un théâtre de frondes et de rebellions qui
sister impassibles à la promotion meilleurs champions du jeu d’échecs ! procédé ou système est mécanique, il tempèrent son penchant aux concep-
n’arrive jamais par la faute de idées, réflexion…
de disciplines qui accréditent scien- Peut-on rendre intégralement compte ne peut pas raisonner et, s’il raisonne, tualisations totalisantes et sa vulnéra-
l’âme, mais seulement parce – « réalité » immatérielle ; substance supposée être Conclusion tifiquement le thème, dans lequel de l’intelligence humaine en termes il ne peut pas être mécanique ». bilité aux idéologies archaïsantes.
que quelqu’une des principales distincte du corps. La matière et l’esprit sont étudiés selon des schémas tous ne se reconnaissent pas, d’une de mécanisme ? La mise en évidence L’originalité du connexionnisme Puisque son ambition métaphysique
parties du corps se corrompt  ; • Plus facile à connaître : de lois. Mais cela veut-il dire que tout phénomène a déconstruction de la subjectivité en de telle ou telle prouesse technique est d’échapper à cette alternative, est avouée, pourquoi les philosophes
et jugeons que le corps d’un – exigence de savoir, de vérité. des causes matérielles ? référence à une théorie de la cognition ne répond pas directement à cette in- puisqu’il abandonne l’hypothèse se- refuseraient-ils le débat ? 
homme vivant diffère autant – baisse des efforts, des difficultés, des obstacles. comme « processus sans sujet «, qui terrogation. Il reste en effet à interpré- lon laquelle la manipulation s’exerce
de celui d’un homme mort renoue avec le structuralisme. ter ces performances. Une machine sur des symboles. Renouant avec l’as- Jean-Paul Thomas
que fait une montre, ou autre II. Les points du programme Ce qu’il ne faut pas faire Condamnés au silence par leur vo- accomplissant ce qui serait considéré sociationnisme, ou le renouvelant, le (22 octobre 1993)
automate (c’est-à-dire autre • La matière et l’esprit. Parler uniquement de la matière dans une partie du lonté de respecter l’autonomie du comme une réponse intelligente de la
machine qui se meut de soi- • La conscience. devoir, et de l’esprit dans une autre. travail scientifique, il arrive ainsi part d’un homme peut-elle être dite
même), lorsqu’elle est montée • La vérité. aux philosophes de cautionner par intelligente  ? Turing l’affirmait. Le pourquoi cet article ?
et qu’elle a en soi le principe • L’interprétation. leur passivité les extrapolations philosophe John Searle l’a contesté,
corporel des mouvements pour Les bons outils auxquelles donne lieu l’intelligence en faisant valoir qu’une machine Jean-Paul Thomas rappelle dans cet article à quel point le dévelop-
lesquels elle est instituée, avec L’accroche • Platon, Phédon  (plusieurs arguments en faveur de artificielle, et contre lesquelles, sou- peut assembler des symboles selon pement de la technique, et plus particulièrement de l’intelligence
ligne Jean-Michel Besnier, «  elle ne certaines règles, de telle sorte que le
tout ce qui est requis pour son Le cerveau est peu à peu décrypté et cartographié l’existence séparée et autonome de l’âme). artificielle, pose des interrogations aux philosophes. Il évoque par
sait guère résister ». résultat soit compréhensible par des
action, et la même montre, ou par la science. • Bergson, L’Âme et le Corps (l’auteur intègre à son ar- ailleurs la nécessité de mettre en rapport le développement de la
Entre l’adhésion enthousiaste à Chinois, sans que l’on puisse affirmer
autre machine, lorsqu’elle est gumentation des éléments de découverte scientifique un projet dont les résultats sont qu’elle connaît le chinois. En somme,
technique, les sciences cognitives et la philosophie elle-même.
rompue et que le principe de La problématique sur le cerveau). indéniables, et sa condamnation les règles syntaxiques ne peuvent En effet, certaines machines paraissent être devenues si puissantes
son mouvement cesse d’agir. La structure de la matière n’est-elle pas plus accessible • Spinoza, Éthique. globale au nom de la réduction de engendrer du sens, et l’intelligence mécaniquement qu’elles semblent capables de produire des conte-
à l’analyse et à l’observation que l’esprit ? L’esprit sous • Aristote, De l’âme. l’intelligence artificielle à l’idolâtrie ne peut se définir qu’en termes de nus d’ordre intellectuel. Mais n’en restent-elles pas pour autant des
René Descartes, Traité des toutes ses formes peut-il être vraiment appréhendé • Descartes, Méditations métaphysiques. barbare des ordinateurs, la philoso- sémantique. assemblages matériels ?
passions de façon objective ? Cependant, la science n’a-t-elle • Berkeley, Des principes de la connaissance humaine.

72 La raison et le réel La raison et le réel 73


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

La vérité
motS CLÉS MOTS CLÉS (suite)
adéquation erreur
Désigne en particulier la corres- Du latin errare, « errer ». Affirma-
pondance entre la chose et l’idée tion fausse, c’est-à-dire en contra-
que j’en ai et définit ainsi tradi- diction, soit avec les règles de la
tionnellement la vérité. logique, soit avec les données de
l’expérience. À distinguer de la
apodictique faute, qui possède une connota-
Du grec apodeiktikos, «  démons-
tratif ». Un jugement apodictique
La vérité fait partie de ces termes que la philosophie scolastique tion morale et ne concerne pas
tant le jugement que l’action.
énonce une vérité nécessaire ; c’est nommait des « transcendantaux », parce qu’ils sont toujours « au-
le cas des propositions de la logique delà » (trans) de tout ce qui est (ens), et que, comme tels, ils ne évidence
et des mathématiques. Du latin videre (« voir »), l’évidence
Se distingue chez Kant du jugement sont pas définissables : il ne s’agirait pas alors de les comprendre, est ce qui s’impose comme réel de
assertorique, qui énonce un fait mais de les saisir directement par une intuition immédiate. façon immédiate et qui peut ainsi
contingent, simplement constaté, être tenu pour vrai sans réflexion.
et du jugement problématique, qui Cependant, toute évidence n’est pas
énonce un fait possible. les uns les autres, et la définition, cir- nécessairement vraie, même si des
culaire, est purement « nominale », vérités peuvent êtres évidentes. Ainsi,
certitude c’est-à-dire qu’en fait elle ne définit par exemple, il est évident que le So-
Attitude d’ordre intellectuel mais rien. Il faut donc chercher une autre La bouche de la vérité (Rome). leil tourne autour de la Terre comme
aussi moral qui consiste à être as- définition. Pour cela, il faut d’abord l’observation à l’œil nu l’indique,
suré de la vérité d’une chose, même définir ce qui est susceptible d’être La définition de la vérité comme pendant rien d’autre : hormis cela, je peux encore me même si l’astronomie nous a appris
si cette vérité n’est pas démontrée. vrai ou faux. adéquation est-elle satisfaisante ? prendre à douter de tout. Mais, parmi toutes les idées que cela était faux : c’est la Terre, et
Une certitude peut ainsi se révéler Saint Thomas d’Aquin a le premier défini la vérité dont je peux douter, il y a l’idée de Dieu. L’idée d’un non le Soleil, qui tourne.
être vraie ou fausse : je peux par comme l’adéquation de l’esprit et de la chose. Mais être parfait est elle-même nécessairement parfaite ;
exemple être certain d’avoir éteint
« Il y a deux sortes pour que cette définition soit valide, il faudrait que or, je suis un être imparfait : de mes propres forces, illusion
la lampe et ne pas l’avoir fait en de vérités : celle je puisse comparer mes idées aux choses ; le pro- je ne peux donc pas avoir une telle idée. Du latin illudere, «  tromper, se
réalité, comme je peux être certain des raisonnements blème, c’est que je n’ai jamais affaire aux choses en Si j’ai l’idée de Dieu, il faut donc que ce soit Dieu lui- jouer de  ». Il faut distinguer l’er-
d’avoir réussi un examen, et l’avoir et celle des faits. elles-mêmes, mais seulement à ma représentation même qui l’ait mise en mon esprit ; par conséquent, reur de l’illusion : alors que l’erreur

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en vérité réellement réussi. Les vérités de des choses. je suis certain que Dieu existe avant d’être sûr que le m’est toujours imputable, en ce
raisonnement sont Or, rien ne m’assure que le monde est bien conforme monde est comme je le perçois. Mais si Dieu existe, qu’elle résulte de mon jugement,
cogito nécessaires et leur à ce que j’en perçois ; il se pourrait, comme l’a montré et s’il est parfait, il doit être vérace et bon  : il ne que je peux toujours corriger,
Mot latin signifiant « je pense ». L’in- Descartes, que toute ma vie ne soit qu’un « songe bien peut avoir la volonté de me tromper, et le monde l’illusion (par exemple une illu-
tuition « cogito ergo sum », « je pense
opposé est impossible, lié », que je sois en train de rêver tout ce que je crois doit bien être tel que je me le représente. Descartes sion des sens) est un effet de la
donc je suis  », constitue pour Des- et celles des faits sont percevoir : rien ne m’assure que le monde ou autrui est ainsi contraint de poser l’existence de Dieu au rencontre entre la conformation
cartes la certitude première résistant contingentes et leur existent tels que je les crois être. fondement de la vérité. de mes organes et du réel, qui peut
au doute méthodique et, comme opposé est possible. » être expliquée, mais non dissipée.
telle, le modèle de toute vérité. (Leibniz) Faut-il alors renoncer à parvenir La solution cartésienne
à la vérité ? résout-elle le problème ? immédiat
croyance Même si tous mes jugements sont faux, il est En fait, lorsque Descartes affirme que le modèle de la Au sens strict, immédiat signifie
Adhésion à une idée ou une théo- Qu’est-ce qui est cependant une seule chose dont je ne peux pas vérité, c’est l’intuition immédiatement certaine du «  sans médiation, sans intermé-
rie sans véritable fondement ra- susceptible d’être vrai douter : pour se tromper, il faut être ; donc, je suis. cogito, il présuppose que sa définition de la vérité diaire », et s’oppose à médiat.
tionnel. En ce sens, la croyance est ou faux ? « Je pense, donc je suis » est la seule proposition est la vraie définition. Au sens cartésien, par exemple,
une opinion et s’oppose au savoir. Seuls nos énoncés sur les choses, nécessairement vraie. Cette intuition devient le Comme l’a montré le logicien Frege, la vérité se l’intuition est un mode de connais-
et non les choses elles-mêmes, modèle de la vérité : il ne s’agit plus de comparer présuppose toujours elle-même, quelle que soit la sance immédiat, alors que la
doute méthodique sont susceptibles d’être vrais ou mes idées aux choses, ce qui est impossible, mais définition que j’en donne : que je définisse la vérité démonstration est un mode de
Méthode cartésienne de mise à faux ; et encore : la prière, le sou- mes idées à cette intuition certaine, le cogito. Toute comme adéquation, comme cohérence logique de connaissance médiat.
l’épreuve des opinions afin de parve- hait, l’ordre, etc., sont des énoncés idée qui est aussi claire et distincte que le cogito est la proposition ou comme intuition certaine, je
nir à une vérité indubitable. Ce n’est qui n’ont pas de valeur de vérité. nécessairement vraie. présuppose déjà le « sens » de la vérité. Cette circu-
ni le doute spontané de l’homme en En fait, seuls les énoncés qui at- Cependant, à ce stade du doute méthodique, je ne larité ne rend pas la vérité nulle et non avenue, mais « Je vois, par exemple,
proie à l’incertitude, ni le doute des tribuent un prédicat à un sujet, suis assuré que d’être en tant que chose qui pense : invite plutôt à remarquer le paradoxe : la vérité se que 2 fois 2 font 4,
sceptiques, qui font de la suspen- c’est-à-dire les jugements prédi- pour m’assurer qu’autrui et le monde existent, précède toujours elle-même. et qu’il faut préférer
sion définitive du jugement une catifs, peuvent être vrais ou faux. et me sortir du solipsisme, Descartes devra par la son ami à son chien,
sagesse de vie. Saint Thomas d’Aquin : « La vérité est l'adéquation de la chose et de l'intellect. » La vérité serait alors d’attribuer à suite poser l’existence d’un dieu vérace et bon qui et je suis certain qu’il
Le doute comme méthode est provi- un sujet le prédicat qui exprime ne cherche pas à me tromper. un article du Monde à consulter n’y a point d’homme
soire, systématique, et hyperbolique, Quel sens donnons-nous bien comment le sujet est réellement (par exemple, au monde qui ne
car il a une fonction critique : séparer habituellement à la vérité ? l’énoncé « la table est grise » est vrai si la table réelle Quelle est la solution proposée par • Descartes : le spectre du cogito p. 77 le puisse voir aussi
les opinions des savoirs certains, pour Descartes remarque que l’on définit couramment le est effectivement grise). Une proposition serait donc Descartes ? (Propos receuillis par Jean Birnbaum, 8 février bien que moi. »
permettre d’asseoir sur des bases iné- vrai comme ce qui n’est pas faux, et le faux comme vraie quand elle décrit adéquatement la chose telle « Je pense, donc je suis » : il est impossible de douter de 2008.) (Malebranche)
branlables l’édifice des sciences. ce qui n’est pas vrai… Ici, les contraires se définissent qu’elle est. cette proposition. La certitude du cogito ne me dit ce-

74 La raison et le réel La raison et le réel 75


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé Dissertation : La vérité est-elle Qui a peur des vérités scientifiques ?
Dans cet extrait, Alain met en lu- Le sociologue Bruno Latour propose un armistice entre relativistes et rationalistes.
mière le lien indissociable qui unit
la vérité et l’erreur dans l’exercice
de la pensée humaine.
la valeur suprême ? Mais la science bataille sur un autre front : la confusion entre faits et opinions.

S
le niveau et le degré de vérité auquel ils parviennent i on n’a pas confiance dans l’institution en fait qu’un canular, volontairement truffé quirent très vite que l’origine anthropique du
Quiconque pense commence (cf. analyse d’Aristote sur le statut suprême du sage). scientifique, c’est très grave ». Dans son d’erreurs, et stigmatise l’incompétence avec réchauffement n’était pas une thèse relative,
toujours par se tromper. L’es- c)  L’homme est doté de morale, le fait de mentir à nouveau livre, Enquête sur les modes laquelle certains universitaires travaillant une opinion parmi d’autres, mais une réalité
prit juste se trompe d’abord autrui est considéré comme une faute suprême d’existence. Une anthropologie des modernes dans le domaine des sciences humaines em- à prendre très au sérieux.
tout autant qu’un autre  ; son (exemple de Kant). (La Découverte, 504 p., 26  €), le sociologue ploient des concepts issus des sciences dures. Dans son Enquête sur les modes d’existence,
travail propre est de revenir, de Transition : Mais n’y a-t-il pas des cas où le dévoile- français des sciences Bruno Latour raconte Etaient particulièrement visés, et dénoncés Bruno Latour semble esquisser une autocri-
ne point s’obstiner, de corriger ment de la vérité peut faire mal ? sa stupéfaction à entendre un éminent cli- comme «  impostures intellectuelles  », les tique de la pugnacité souvent provocatrice
selon l’objet la première esquisse. matologue répondre ainsi à un industriel travaux se revendiquant du postmodernisme avec laquelle il critiqua durant des années
Mais il faut une première es- II. La relativité de la vérité. qui lui demandait pourquoi il devait le croire visant à mettre au jour comment le discours l’institution scientifique et sa croyance dé-
quisse ; il faut un contour fermé. a) L’exigence de vérité absolue dépend de comporte- lorsqu’il explique que le réchauffement de la scientifique n’est, peu ou prou, qu’une forme noncée comme naïve en la puissance de la
L’abstrait est défini par là. Toutes ments spécifiques qui n’ont pas plus de « valeur » que planète est dû à l’influence humaine. « Il y a d’idéologie propre aux classes dominantes raison. «  Devant la ruine des institutions
nos erreurs sont des jugements les autres (cf. analyse de Nietzsche sur l’idéal moral et cinq ou dix ans, commente Bruno Latour, je ne occidentales. que nous commençons à léguer à nos des-
téméraires, et toutes nos vérités, néfaste de la Vérité). crois pas qu’un chercheur – surtout français S’ensuivit une polémique sur la pertinence cendants, suis-je le seul à ressentir la même
sans exception, sont des erreurs b) La vérité absolue et objective est un idéal auquel ne – aurait parlé, en situation de controverse, de de l’usage métaphorique des concepts scien- gêne que les fabricants d’amiante visés par
redressées. On comprend que correspond jamais de savoir effectif, ce qui crée un «  confiance dans l’institution scientifique  ». tifiques qui dégénéra en guerre des sciences. les plaintes au pénal des ouvriers victimes de
le liseur ne regarde pas à une trouble constant. L’exigence de bonheur doit alors pri- […] C’est à la certitude qu’il aurait fait appel, D’un côté, les rationalistes, prenant la défense cancers du poumon ? Au début, la lutte contre
lettre, et que, par un fort préjugé mer, ce qui entraîne la suspension du jugement comme certitude dont il n’aurait pas eu à discuter la de Sokal, défendaient l’idée selon laquelle la l’institution paraissait sans danger ; elle était
il croit toujours l’avoir lue, même règle de sagesse (cf. analyse de Sextus Empiricus). provenance en détail devant un tel auditoire ; science parvient, dans sa confrontation avec modernisatrice et libératrice – amusante
quand il n’a pas pu la lire, et si Transition : Dans ce cas, doit-on abandonner la vérité c’est elle qui lui aurait permis de traiter son le réel, à produire des énoncés ayant voca- même – ; comme l’amiante, elle n’avait que
elle manque, il n’a pas pu la lire. comme valeur ? interlocuteur d’ignorant et ses adversaires tion à la vérité universelle, indépendants des des qualités. Mais comme l’amiante, hélas,
Saint Thomas d'Aquin.
Descartes disait bien que c’est d’irrationnels.  » Et le sociologue de donner conditions dans lesquelles ils ont été formulés. elle avait aussi des conséquences calamiteuses
notre amour de la vérité qui nous III.  La valeur de la vérité est primordiale dans les raison au climatologue  : «  Quand il s’agit De l’autre, les relativistes soulignaient à quel que nul n’avait anticipées et que nous avons
trompe principalement, par cette L’analyse du sujet relations humaines. d’obtenir des connaissances validées sur des point tout savoir scientifique est construit, été bien trop lents à reconnaître. »
précipitation, par cet élan, par I. Les termes du sujet a)  Le statut même de valeur suppose une prise en objets aussi complexes que le système entier et donc relatif à la période à laquelle il est On peut lire là une tentative de dépasser
ce mépris des détails, qui est la • La vérité : compte de ce qui fait et rend l’humanité supérieure de la Terre, connaissances qui doivent entraî- formulé, et dépendant des luttes d’influence, l’affrontement de la guerre des sciences : après

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grandeur même. Cette vue est − aspect philosophique et scientifique  : idéal de aux autres animaux : liberté, justice, bonheur, etc. ner des changements radicaux dans les détails y compris politiques, qui s’y sont déroulées. tout, peu importe si certains énoncés de la
elle-même généreuse  ; elle va connaissance objective. b) La vérité a une valeur en tant qu’elle contribue à les plus intimes de l’existence de milliards de Menée à coups de livres, d’articles et de nu- science peuvent être tenus pour vrais parce
à pardonner l’erreur  ; et il est − aspect psychologique et moral : idéal de sincérité. la réalisation de toutes les valeurs essentielles. Par gens, il est infiniment plus sûr de se confier méros de revue, la guerre des sciences s’est qu’ils décrivent fidèlement la réalité ou parce
vrai qu’à considérer les choses • Valeur suprême : exemple : comment peut-il y avoir véritable bonheur à l’institution scientifique qu’à la certitude transformée en affrontement de positions. qu’ils font consensus au sein de l’institution
humainement, toute erreur est − idée de supériorité, de plus haut rang dans la dans l’illusion (cf. analyse de Descartes) ? indiscutable. » Pour les décrire à grandes lignes, les cher- scientifique, si l’on s’accorde sur l’idée qu’il est
belle. Selon mon opinion, un sot hiérarchie. c) Inversement, les autres valeurs favorisent la ré- Cet ouvrage (lire le dossier dans « Le Monde cheurs en sciences expérimentales étaient, possible de parvenir à des vérités.
n’est point tant un homme qui se − idée de sélection, de préférence à l’égard de toutes flexion critique et l’intégrité pour chaque esprit des livres  » daté du 21 septembre) pourrait dans leur grande majorité, acquis aux thèses Mais le débat rebondit alors du côté de la phi-
trompe qu’un homme qui répète les autres valeurs. humain, c’est-à-dire les conditions de la vérité. bien marquer la fin de ce qui a été appelé « la rationalistes ; la sociologie des sciences faisait losophie politique. Toutes les opinions étant
des vérités, sans s’être trompé guerre des sciences  » entre rationalistes et figure de bastion du relativisme ; et la philo- légitimes en démocratie, pourquoi certaines
d’abord comme ont fait ceux qui II. Les points du programme Conclusion relativistes. sophie des sciences restait partagée. – les vérités scientifiques – prétendraient-
les ont trouvées. • La vérité. La vérité est une des valeurs suprêmes de la vie hu- Pour un rationaliste, un énoncé scientifique Les lignes de front semblaient figées quand elles être de nature différente  ? Question
• La morale, le bonheur. maine, surtout par le refus de la tromperie et l’appel est vrai s’il correspond à la réalité du monde. éclata en 2009 la polémique autour de l’ori- philosophique délicate, qui suscite un intérêt
Alain, Vigiles de l’esprit à la réflexion critique qu’il suppose. Pour un relativiste, il est réputé vrai s’il fait gine du réchauffement climatique. Les cli- renouvelé. En témoigne la multiplication
L’accroche l’objet d’un consensus parmi les chercheurs à matologues du monde entier avaient beau des colloques comme « Rationalité, vérité et
« Une faute avouée est à moitié pardonnée », dit-on Les bons outils un moment donné. Latour résumait cette idée unanimement expliquer que l’augmenta- démocratie  », au Collège de France, en juin
« Quiconque pense souvent… mais la vérité ne rétablit alors que la moitié • Aristote, Métaphysique (livre A). avec son ironie coutumière dans La Science en tion des températures terrestres était due à 2010, «  Sciences, vérité et démocratie  », au
commence de la valeur. • Sextus Empiricus, Contre les moralistes. L’auteur action (La Découverte, 2005) : « Même si vous l’émission de gaz à effet de serre, l’opinion se centre Canguilhem de l’université Paris-VII,
toujours par se montre l’impossibilité d’une preuve définitivement avez écrit un article qui prouve de manière dé- montrait de plus en plus sensible aux idées en juin 2011 ou encore « Vérités scientifiques
tromper » La problématique objective sur ce qui est bien ou mal par nature. finitive que la Terre est creuse ou que la Lune des climatosceptiques contestant la réalité et démocratie  », à l’Assemblée nationale en
N’y a-t-il rien de supérieur à la vérité, au point qu’elle • Kant, Théorie pratique. Sur un prétendu droit de mentir est faite en fromage de Roquefort, cet article du réchauffement ou l’attribuant à d’autres décembre 2011.
doive être recherchée et trouvée à tout prix  ? Ou par humanité. L’auteur soutient que le mensonge est ne sera pas définitif tant qu’il ne sera pas influences que celle de l’activité humaine. De La question n’est pas que théorique. Comment
« Toutes nos doit-on au contraire la subordonner à d’autres exi- toujours nécessairement une infraction à la loi morale. repris par d’autres et utilisé ultérieurement manière surprenante, des tenants revendiqués un enseignant donnant un cours sur l’origine
erreurs sont gences ? Mais comment l’ignorance ou la tromperie • Frege, Recherches logiques. comme un fait établi. » du rationalisme se rangèrent du côté des cli- de l’homme ou la théorie darwinienne de
des jugements pourraient-elles êtres valables ? • Nietzsche, Par delà bien et mal ; Le gai savoir. Cette guerre des sciences débute en 1996 matosceptiques, tel le médiatique Claude Al- l’évolution peut-il répondre à un élève acquis
téméraires, et quand le physicien américain Alan Sokal lègre, son ancien bras droit Vincent Courtillot au créationnisme en lui rétorquant  : «  C’est
toutes nos vérités, Le plan détaillé du développement publie dans une revue phare des sciences ou le philosophe des sciences Dominique Le- votre opinion, mais ce n’est pas la mienne » ?
sans exception, I. La vérité est une valeur supérieure. Ce qu’il ne faut pas faire humaines, Social Text, un article au titre cour. Mais à l’inverse, les figures de proue Deux livres récents s’efforcent, de manière
a)  L’homme est doté d’esprit, de volonté  : la vérité Traiter de la vérité sans faire de comparaison ronflant  : «  Transgresser les frontières. Vers du relativisme dans le monde francophone, différente, de répondre à cette objection.
sont des erreurs constitue l’idéal ultime auquel se consacrer, surtout avec d’autres valeurs : le bonheur, une herméneutique transformative de la Bruno  Latour et la philosophe des sciences Dans Les Sciences face aux créationnismes
redressées. » face aux préjugés de son époque (exemple de Descartes). la justice, la liberté… gravitation quantique ». Le jour même de sa belge Isabelle Stengers, d’ordinaire méfiante à (Quae, 176 p., 11,50  €), le systématicien
b) Les hommes sont même plus ou moins estimés selon parution, l’auteur révèle que cet article n’est l’idée même de vérité scientifique, se convain- Guillaume Lecointre, du Muséum d’histoire

76 La raison et le réel La raison et le réel 77


L'a rt i cle d u

naturelle, propose d’«  échapper Dans La Terre, des mythes au savoir professeur émérite de philosophie l’art est à présent bien implanté
aux deux extrêmes, celui d’une (Cassini, 2011), le physicien Hubert de la connaissance au Collège de dans les collèges, celui de l’his-
norme épistémologique formelle Krivine démontre comment s’est France. toire des sciences se fait toujours
et idéalisée qui confondrait la construite, à travers l’histoire Face au créationnisme, peut-on attendre…
« science faite » et la « science en des sciences, l’idée qui peut au- compter sur le renfort de l’étude
train de se faire  », oublieuse des jourd’hui être tenue pour une de l’histoire des sciences  ? Si Nicolas Chevassus-au-Louis
contraintes sociales du métier de vérité scientifique que la Terre est l’enseignement de l’histoire de (22 septembre 2012)
chercheur, et celui du relativisme âgée de 4,5 milliards d’années. « Le
[…] le laissant voguer au gré des lecteur qui aurait pu en douter se
besoins, aléas et tourmentes convaincra, je l’espère, qu’il peut y pourquoi cet article ?

la politique,
sociopolitiques. […] Ce n’est pas avoir et qu’il y a eu réellement, dans
parce que ces contraintes existent certains cas, un passage progressif En présentant un ouvrage du sociologue des sciences Bruno
qu’il n’y a pas de méthode scien- […] de la croyance mythique à la Latour, Nicolas Chevassus-au-Louis met en évidence la difficulté
tifique. […] Quand on entre dans connaissance scientifique, qui a des sciences à établir des vérités qui permettent un véritable
un laboratoire pour y mener une
investigation, il y a des attendus
entraîné l’éviction de la première
par la seconde, pour des raisons qui
consensus. En effet, bien souvent, une forme de relativisme conduit
les hommes à réduire les vérités scientifiques à de simples opinions la morale
méthodologiques auxquels chacun n’ont rien d’arbitraire et ne relèvent personnelles. Les scientifiques eux-mêmes font, dans cet article,
doit se plier  ». Et de proposer de pas simplement de la compétition l’objet de quelques reproches : Bruno Latour critique certains
placer la description de ce « contrat pour le pouvoir et l’influence entre d’entre eux qui utilisent des concepts délibérément équivoques
méthodologique des chercheurs » des conceptions qui, intrinsèque- ou s’appuient sur des arguments d’autorité et non sur des preuves
au cœur tant de l’enseignement ment, ne sont ni plus ni moins certaines.
des sciences que des échanges des vraies les unes que les autres », écrit
chercheurs avec le public. dans la préface Jacques Bouveresse,

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L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS AUTEURS CLÉS


civilisation
La civilisation, c’est d’abord
ce qui s’oppose à la barbarie
ou à l’état sauvage, comme
un progrès dans les mœurs et
La société et les échanges Claude Lévi-Strauss
Anthropologue né en 1908 à
Bruxelles et mort en 2009.
Son approche des sociétés hu-
maines est structuraliste, en

U
les connaissances. Rousseau a ce qu’il s’attache à déchiffrer
contesté cette identification de n État, c’est un ensemble d’institutions politiques régis- Les échanges fondent-ils la société ? Selon Aristote, la vie en communauté n’a pas pour des structures invariantes du
la civilisation, au sens d’éloi-
gnement de l’état de nature,
sant la vie des citoyens. Mais qu’est-ce que la société ? Si Selon Adam Smith, l’individu est dans l’inca-
pacité de satisfaire tous ses besoins. Je ne peux
seul but de faciliter les échanges afin d’assurer
notre survie : ce qui fonde la vie en communauté,
comportement social.
Il tient l’interdit de l’inceste
avec le progrès, tant moral la société n’est pas l’État, il serait tentant de la réduire à les satisfaire que si j’obtiens qu’un autre fasse c’est cette tendance naturelle qu’ont les hommes comme l’acte culturel décisif
qu’intellectuel.
On tend ainsi à parler de
une simple communauté d’individus échangeant des services et ce que je ne sais pas faire : il sera alors possible
d’échanger le produit de mon travail contre le
à s’associer entre eux, la philia ou amitié. Il ne
s’agit pas simplement de dire que nous sommes
qui fonde la vie sociale, dans
la mesure où il témoigne de
plus en plus de civilisations des biens. La société aurait par conséquent une fonction avant produit du travail d’un autre. Or, pour qu’autrui tout naturellement enclins à aimer nos sem- la règle de l’échange à l’œuvre
au pluriel, notamment sous tout utilitaire : regrouper les forces des individus, diviser et spé- accepte l’échange, il faut qu’il éprouve, lui aussi, blables, mais bien plutôt que nous avons besoin dans toute société.
l’influence de Lévi-Strauss, le besoin d’acquérir ce que je produis  : il est de vivre en société avec eux pour accomplir plei-
comme ensembles cohérents cialiser le travail, régir les échanges et organiser le commerce. donc dans mon intérêt propre que le plus de nement notre humanité. Comme le remarquait Marcel Mauss
et durables de règles, de savoirs On peut douter cependant que la société se réduise à ces seules gens possible aient besoin de ce que je produis. Kant, l’homme est à la fois sociable, et asocial : il Neveu et disciple de Durkheim,
et de mœurs, sans hiérarchie.
fonctions. Comme chacun fait de son côté le même calcul,
il est dans l’intérêt de tous que les besoins aillent
a besoin des autres, mais il entre en rivalité avec
eux. C’est cette «  insociable sociabilité  » qui a
Marcel Mauss, qui effectue
peu d’études de terrain,
contrat social en s’augmentant ; et avec eux, c’est l’interdépen- poussé les hommes à développer leurs talents ouvre néanmoins le champ
Le contrat social est un pacte dance qui s’accroît. Les échanges deviennent respectifs et leurs dispositions naturelles, bref, à de la sociologie à l’étude des
qui détermine l’organisation Quelle est l’utilité alors le véritable fondement d’une société devenir des êtres de culture. sociétés non industrielles.
d’une société. Chez de nom- de la vie en libérale : la satisfaction de mes besoins dépend C’est la naissance de l’eth-
breux philosophes du xviii e société ? d’autrui, mais la satisfaction des siens dépend nologie. Dans son Essai sur
siècle, comme Hobbes ou Rous- Hume souligne que de moi ; et chacun dépendant ainsi de tous les « La société le don, il analyse le rituel
seau, mais selon des modalités l’homme est un être autres, aucun n’est plus le maître de personne. sacré du « potlatch » au cours
différentes, le contrat social dépourvu de qualités
n’est pas une simple duquel un chef indien offre
est l’origine et le fondement naturelles. Il a donc tout Comment s’organisent les échanges ? somme d’individus, solennellement à un rival
même de toute communauté à la fois plus de besoins Réunis en société, les individus deviennent mais le système des richesses. Ce geste doit

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politique. que les autres animaux interdépendants grâce à l’échange continuel formé par leur association être interprété comme une
(il lui faut des vêtements de services et de biens  : dans la vie en com- représente une réalité lutte pour le prestige et le
culture pour se protéger du froid, munauté, l’homme travaille pour acheter le spécifique pouvoir, la valeur marchande
Par opposition à la nature, la par exemple), et moins travail d’autrui. Chaque bien produit a donc une qui a ses caractères des biens étant secondaire.
culture est l’ensemble cohérent de moyens pour les sa- double valeur : une valeur d’usage en tant qu’il Ce « don » n’est évidemment
des valeurs, normes, mœurs et tisfaire, parce qu’il est satisfait un besoin, et une valeur d’échange,
propres. » pas gratuit ; le chef donateur
(Émile Durkheim)
connaissances qui caractérisent faible. C’est donc pour en tant qu’il est une marchandise. Mais, ainsi cherche à humilier son ri-
une société humaine. pallier cette faiblesse que le note Aristote, comment échanger mai- val et à le contraindre à un
C’est ce à quoi nous initie l’édu- naturelle que l’homme son et chaussures ? C’est la monnaie, comme contre-don ou à la soumis-
cation, en tant qu’elle a pour vit en société  : la vie en commune mesure instituée, qui rend possible Les échanges sont-ils réductibles au sion. À partir de cet exemple,
but de nous ouvrir au monde commun permet aux in- l’échange de produits qualitativement et quan- commerce des services et Mauss met en évidence la
humain. À rapprocher de la dividus de regrouper leurs titativement différents. des biens ? notion de « fait social total ».
notion de civilisation. forces pour se défendre C’est ici que Platon voit le danger d’une so- Comme l’a montré l’ethnologue Claude Lévi- L’échange ne se réduit pas à
contre les attaques et ciété fondée uniquement sur les échanges et Strauss, on ne saurait réduire les échanges aux sa dimension économique,
échange pour réaliser à plusieurs le commerce : les individus y auront toujours seules transactions économiques. En fait, il existe il est partie intégrante d’un
Relation de réciprocité au fon- ce qu’un seul ne saurait tendance à profiter des échanges non pour deux autres types d’échanges qui ont d’ailleurs la ensemble global qui se ca-
dement de la vie en commu- entreprendre  ; elle per- acquérir les biens nécessaires à la vie, mais pour même structure : l’organisation de la parenté, et ractérise par la structure du
nauté. Il y a échange de biens met aussi de diviser et de accumuler de l’argent. De moyen, la monnaie la communication linguistique. triangle  «  donner – recevoir
à partir du moment où il y a spécialiser le travail, ce devient fin en soi, pervertissant ainsi tout Une société n’est donc pas réductible à une simple – rendre  ». Économie, poli-
répartition des tâches, chacun qui en accroît l’efficacité le système de production et d’échange des communauté économique d’échange  : elle se tique, droit, et religion sont
ayant besoin de ce que produit mais engendre également richesses et corrompant le lien social. constitue aussi par l’organisation des liens de pa- interdépendants.
l’autre. de nouveaux besoins La société sert-elle uniquement à as- renté (le mariage), par l’instauration d’un langage
(il faudra à l’agriculteur surer notre survie ? commun à tous ses membres, par un système
des outils produits par le complexe d’échanges symboliques (promesses, « Le monde
« L’homme est forgeron, etc.). Se dessine dons et contre-dons) qui établissent les rapports a commencé
alors une communauté un article du Monde à consulter et la hiérarchie sociale, etc. Pour Durkheim (le
un animal d’échanges où chacun fondateur de la sociologie), une société n’est alors
sans l’homme
politique par participe, à son ordre et • L'ordre « positif » et l'ordre naturel pas une simple réunion d’individus : c’est un être et s’achèvera
nature. » mesure, à la satisfaction (Francis-Paul Bénoit, 22 avril 1987) p. 83 à part entière exerçant sur l’individu une force sans lui. »
(Aristote) des besoins de tous (Platon, contraignante et lui fournissant des « représenta- (Lévi-Strauss)
Claude Lévi-Strauss, père de l’anthropologie structurale. La République, II). tions collectives » orientant toute son existence.

80 La politique, la morale La politique, la morale 81


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Bergson met en
Dissertation : Les échanges L’ordre « positif » et l’ordre naturel
favorisent-ils la paix entre les hommes ?
évidence le caractère vivant des
sociétés humaines, lieux d’une
tension entre les parties (les in-
L’école française du libéralisme admet un rôle actif de l’État.
dividus) et le tout (la société) qui

V
prend une forme contradictoire L’analyse du sujet oici le libéralisme confron- connait actuellement  : sortir du une abstention de l’État. Tout au l’économie. Le rôle de l’État en
du fait de leur opposition mais I. Les termes du sujet té aux réalités de la vie «  trop d’État  » colbertiste pour contraire, l’État se voit assigner ce qui concerne le maintien et
aussi de leur complémentarité • Les échanges : française. Pour beaucoup, rendre la liberté à l’économie, en un rôle essentiel en matière éco- le développement de l’appareil
essentielle. –  sur le plan économique, il y a interrogation, inquiétude, redéfinissant ce que devait être le nomique. de production est sans cesse évo-
échanges de biens et de services, voire déception. Le moment rôle de l’État. Fondamentalement, l’État est le qué par Quesnay : « Il faut que le
La société, qui est la mise en com- au sein d’une société et entre États. semble venu de s’entendre sur le La liberté de l’économie ainsi récla- garant du bien général  ; il re- gouvernement soit très attentif
mun des énergies individuelles, –  sur le plan culturel et linguis- contenu réel de la doctrine libérale. mée était celle de la production, du présente, dit Quesnay, l’ « intérêt à conserver, à toutes les profes-
bénéficie des efforts de tous et tique, échanges d’idées, de senti- S’il est vrai que, depuis 1981, le mot travail et des échanges. Au cœur de général de la nation ». À ce titre, sions productrices, les richesses
rend à tous leur effort plus facile. ments. libéralisme est devenu à la mode, la revendication : la liberté des prix. l’État n’est pas un gendarme se qui leur sont nécessaires pour la
Elle ne peut subsister que si elle • Favorisent-ils : chacun lui a donné la signification Pour Turgot comme pour Quesnay, bornant à assurer la sécurité des production et l’accroissement des
se subordonne l’individu, elle – idée de contribution, d’aide, mais de son choix. On s’est tourné vers le prix valable, car conforme aux intérêts licites de tous ; il est une richesses de la nation. »
ne peut progresser que si elle le pas de causalité directe ou totale. l’étranger  : reaganisme, thatché- données profondes du système autorité, «  supérieure à tous les
laisse faire : exigences opposées, – idée de valeur positive. risme, libertarianisme de l’école de de la satisfaction des besoins des individus  », qui a pour mission Liberté et
qu’il faudrait réconcilier. Chez • La paix entre les hommes : Chicago... De là est née la doctrine hommes, et dès lors le prix juste, de veiller à la prospérité de l’en- gouvernement
l’insecte, la première condition – dans le domaine politique, rela- du « moins d’État ». A été ainsi in- est celui qui se forme par la libre semble de la nation. L’État doit enfin veiller à l’emploi.
est seule remplie. Les sociétés de tions d’entente ou d’indifférence venté un libéralisme excessif qui, discussion entre vendeur et ache- C’est tout d’abord comme légis- Turgot le dit : protecteur des par-
fourmis et d’abeilles sont admi- entre les États. face aux réalités de l’après mars teur. Toute intervention de l’État est lateur que l’État doit intervenir. ticuliers, l’État «  doit faciliter les
rablement disciplinées et unies, –  dans le domaine moral et psy- 1986, n’a aucune chance de succès. ici mauvaise, en raison de « motifs Sur le plan économique, il lui moyens de se procurer par le travail
mais figées dans une immuable chologique, absence de tension ou d’agression entre société n’est pas l’échange, mais le conflit entre des Cet ultralibéralisme imaginaire redoutables » : à savoir, l’action « des appartient de préciser le détail une subsistance aisée  ». Quesnay
routine. Si l’individu s’y oublie lui- individus. intérêts opposés. a fait écran à la réalité  : l’exis- intérêts particuliers toujours cachés des lois naturelles qui régissent le insiste : « L’état de la population et
même, la société oublie aussi sa Transition : Faut-il alors regretter la « civilisation », tence d’une doctrine française du et toujours sollicitant sous le voile marché, notamment ce qui touche de l’emploi des hommes sont les
destination ; l’un et l’autre, en état II. Les points du programme au profit de la « barbarie » ? libéralisme, clairement formulée du bien général ». la concurrence et la sécurité des principaux objets du gouverne-
de somnambulisme, font et refont La société et les échanges, la culture et le langage, la depuis deux siècles, et qui seule consommateurs. Personne ne ment économique des États. »
indéfiniment le tour du même justice et le droit. III. Les échanges sont ce que nous en faisons. correspond aux données sociales, Le garant de doit pouvoir fausser à son profit Les Français sont ainsi faits qu’ils

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cercle, au lieu de marcher, droit a) Les échanges en eux-mêmes sont moins détermi- économiques et politiques de l’économie égoïste le jeu des lois naturelles. veulent à la fois la liberté écono-
en avant, à une efficacité sociale L’accroche nants que les conditions et les objets des échanges : on notre pays. Cette liberté économique, Turgot L’État doit donc créer par la loi mique et un rôle actif de l’État. Le
plus grande et à une liberté in- « Si tu veux la paix, prépare la guerre », dit l’adage peut échanger des armes ou des sourires. Considérer Il n’y a pas, en effet, une concep- et Quesnay la veulent toutefois un « ordre positif », qui précise et libéralisme économique en France
dividuelle plus complète. Seules, ancien. toute chose comme échangeable, au moyen de l’ar- tion unique du libéralisme écono- non pas comme un avantage conforte l’ordre naturel. ne peut donc se réaliser avec suc-
les sociétés humaines tiennent gent notamment, pose aussi problème. mique, mais deux : une française, donné aux entrepreneurs et aux L’État doit en second lieu veiller au cès au cri de «  moins d’État  », ni
fixés devant leurs yeux les deux La problématique b) Les échanges favorisent aussi bien l’égoïsme que l’autre anglaise. Si l’accord existe commerçants, mais comme une respect réciproque de leur liberté même de « l’État autrement ». Sa
buts à atteindre. En lutte avec Les échanges commerciaux favorisent-ils la paix ? Le la moralité (cf.  analyse de Kant sur l’insociable so- sur l’essentiel, la liberté écono- règle posée au profit de tous, et naturelle par tous les acteurs éco- devise ne peut être que : liberté et
elles-mêmes et en guerre les unes dialogue n’est-il pas en effet l’opposé de la guerre ? ciabilité). mique, des différences profondes notamment des consommateurs. nomiques. Il est, nous dit Turgot, gouvernement. La réalité des faits,
avec les autres, elles cherchent N’existe-il pas pourtant de plus en plus de « guerres c) Des conditions parfaites d’échanges supposent les opposent sur les moyens d’at- Ce qu’il faut favoriser, dit Ques- le « protecteur des particuliers » ; de notre pays et de notre temps,
visiblement par le frottement et commerciales » recourant à des pratiques de moins déjà une moralité fondée (cf. Rousseau, le Contrat teindre cette liberté. nay, «  ce ne sont pas des corps il doit s’assurer que «  personne nous ramène inéluctablement à la
par le choc, à arrondir des angles, en moins respectueuses des hommes et des droits ? social). particuliers de commerçants, c’est ne puisse faire à un autre un tort réalité de la conception française
user des antagonismes, à éliminer Besoins actuels le commerce lui-même  ». Turgot considérable, et dont celui-ci ne du libéralisme économique.  
des contradictions, à faire que les Le plan détaillé du développement Conclusion Pour l’école anglaise, il faut, selon demande que l’on défende «  la puisse se garantir ».
volontés individuelles s’insèrent I. L’échange est un facteur de paix. Les échanges favorisent la paix, du moment que les Adam Smith, laisser aller le « cours liberté publique des invasions de L’État doit encore veiller au bon Francis-Paul Bénoit
sans se déformer dans la volonté a) Les vertus du commerce sont de servir les intérêts conditions de l’échange sont pleinement respectées. naturel des choses », dont résulte l’esprit monopoleur et de l’intérêt fonctionnement général de (22 avril 1987)
sociale et que les diverses sociétés de chacun, sur la base de l’entente (cf.  analyse de C’est en effet l’esprit de conciliation qui favorise les nécessairement le progrès de la particulier ».
entrent à leur tour, sans perdre Montesquieu sur le commerce). Le commerce est échanges et ne les pervertit pas. société. L’État doit borner son rôle à Fille des contraintes que lui
leur originalité ni leur indépen- alors le contraire de la guerre. assurer l’ordre matériel. Pour l’école impose le libéralisme, la liberté pourquoi l’État. Les échanges économiques
dance, dans une société plus b) Les vertus de la vie sociale consistent à développer française, celle de Turgot et de économique a ainsi une finalité cet article ? propres à la société marchande
vaste : spectacle inquiétant et ras- des aptitudes morales (cf. analyse de Hume). Ce qu’il ne faut pas faire Quesnay, il en va tout autrement. sociale. Turgot insiste sur l’idée ne doivent donc pas être laissés
surant, qu’on ne peut contempler c)  C’est toujours par le dialogue et la négociation Énoncer des lieux communs sur les méfaits Le bon ordre de la société et la que cette liberté donne à l’acheteur Dans cet article, Francis-Paul à eux-mêmes, mais contrôlés
sans se dire qu’ici encore, à travers diplomatique que l’on évite les guerres. de l’indifférence ou de la guerre. liberté résultent du respect de lois un rôle déterminant. Pour Ques- Bénoit propose une analyse du par l’État qui devient le garant
des obstacles sans nombre, la vie Transition : Mais les guerres n’ont-elles pas toujours naturelles, telles que celles du mar- nay, la liberté économique permet libéralisme tel qu’il a été conçu de leur bon fonctionnement.
travaille à individuer et à intégrer lieu entre des États, des sociétés déjà constituées ? Les bons outils ché concurrentiel. Dès lors, l’État a une «  consommation générale  », par l’école française (plus parti- Dans cette conception du libé-
pour obtenir la quantité la plus • Platon, La République (livre II). le devoir d’intervenir activement l’abondance pour tous. culièrement par les économistes ralisme proprement française,
grande, la variété la plus riche, les II. Les échanges peuvent avoir des vices cachés. • Montesquieu,  L’Esprit des lois (livre  XX), l’auteur pour que tous respectent ces lois. Dans ce système de liberté éco- Turgot et Quesnay) et montre on constate que l’État et la
qualités les plus hautes d’inven- a)  L’intérêt personnel est le but et le moteur de analyse les bienfaits et les dangers du commerce. Cette doctrine de l’école française nomique, l’État n’est nullement que la conception française du société ne s’excluent pas mais
tion et d’effort. l’échange (cf.  analyse de Smith), ce qui ne favorise • Lévi-Strauss, Race et Histoire. répond à nos besoins actuels. Au le spectateur passif du jeu des libéralisme, à la différence de la se complètent : le pouvoir poli-
donc pas la bienveillance à l’égard d’autrui. • Rousseau, Discours sur les fondements et l’origine dix-huitième siècle, la France se forces sociales. Pour l’école libé- conception de l’école anglaise, tique intervient dans la sphère
Henri Bergson, b) Certains « échanges » peuvent même être qualifiés de l’inégalité parmi les hommes  ; Discours sur les trouvait en effet confrontée au rale française, il ne s’agissait pas accorde une place essentielle à économique.
L’Énergie spirituelle de vols déguisés (cf. analyse de Marx sur le salaire). La sciences et les arts. même problème que celui qu’elle de remplacer le colbertisme par

82 La politique, la morale La politique, la morale 83


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

Mots clés Zoom sur...


droit naturel/ droit
positif
Le droit naturel est le droit tel que le
La justice et le droit La pensée politique de platon

Dans le cadre d’une réflexion


centrée sur la recherche de l’es-

Q
définit la nature même de l’homme. sence de la justice, la République
Chez les anciens, le droit naturel ren- ue l’injustice nous indigne montre que la justice est pose les fondements de la cité
voie plus généralement à la nature
d’abord une exigence, et même une exigence d’égalité : Quels sont les rapports du droit et de juste, idéale en ce sens qu’au-
dans sa totalité cosmique, comprise la justice ? « Ce n’est pas la vérité, cune des cités réelles ne l’in-
comme une unité hiérarchisée dans c’est d’abord quand un partage, un traitement ou une Le droit est d’abord l’ensemble des règles qui mais l’autorité qui fait carne aux yeux de Platon. Pour
laquelle l’homme a une place défi- reconnaissance sont inégalitaires, que nous crions à l’injustice. régissent un État : c’est le droit positif. Comme le droit. » être juste, elle devra être divisée
nie. Chez les modernes, le droit na- ces règles varient d’un État à l’autre, n’y a-t-il (Hobbes) en trois classes de citoyens : les
turel désigne plus spécifiquement La justice devrait donc se définir par l’égalité, symbolisée par nulle justice qui soit la même pour tous les artisans et les laboureurs en
ce que l’on appelle communément l’équilibre de la balance. Mais qu’est-ce qu’une égalité juste  ? hommes ? C’est bien la position de Pascal : les assureront la subsistance  ; les
les «  droits de l’homme  », c’est-à- lois n’ont pas à être justes, elles doivent surtout gardiens guerriers la défendront
dire les droits immuables de la Suffit-il d’attribuer des parts égales à chacun ? garantir la paix sociale, car « Il vaut mieux une La justice est-elle une vertu contre les ennemis ; et enfin, les
nature humaine. Le droit positif injustice qu’un désordre » (Gœthe). ou une illusion ? meilleurs gardiens, ceux qui au-
est quant à lui le droit qui existe au La justice se confond-elle obéit à une égalité arithmétique stricte  : que Mais ce n’est pas la position de Rousseau, ni de Platon soutient que la justice, si elle est l’idéal ront parcouru toute l’ascension
sein des communautés humaines avec la stricte égalité ? l’homme lésé soit puissant ou misérable, le rôle la pensée des « droits de l’homme » : les lois peu- de la communauté politique, doit aussi être une du sensible à l’intelligible, gou-
organisées (le droit français, le droit Aristote distingue la justice distributive et la de la justice est de rétablir l’égalité en versant vent être injustes, et cautionner des inégalités de vertu morale en chaque individu. Contre ceux verneront la cité. Les différences
américain, etc.). À la différence du justice corrective. La justice corrective concerne des intérêts de même valeur que le dommage, droits. Un droit positif juste sera alors un droit qui soutiennent que «  nul n’est juste volontai- de fonctions doivent épouser
droit naturel, le droit positif est donc les transactions privées volontaires (vente, achat, comme s’il s’agissait de biens échangés dans un conforme au droit naturel, c’est-à-dire à ce que rement » et que la justice comme vertu n’existe les différences d’aptitudes na-
particulier à une communauté, va- etc.) et involontaires (crimes et délits). Elle acte de vente. la raison reconnaît comme moralement fondé, pas, Platon montre que c’est le rôle de l’édu- turelles. Telle est d’ailleurs la
riable et historique. La justice distributive concerne eu égard à la dignité de la personne humaine. cation d’élever chacun à cette vertu suprême, définition de la justice qui se
la répartition des biens et des qui implique à la fois sagesse, courage et dégage peu à peu du dialogue :
justice honneurs entre les membres tempérance. que chacun exerce l’activité qui
La justice est l’institution du de la cité. Ici, la justice n’est pas Certes, l’homme a tendance à vouloir s’attri- convient à sa nature et occupe
bien sur terre. Elle peut être un de donner à chacun la même buer plus que les autres au mépris de tout ainsi la place qui lui revient par
idéal à atteindre, mais aussi une chose, car il faut tenir compte mérite  : si comme Gygès, nous trouvions nature. Or, ce qui vaut de la cité
réalité politique établie par les du mérite  : l’égalité n’est alors un anneau nous rendant invisibles, nous vaut également de l’individu,

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hommes qui la souhaitent et pas arithmétique (le même pour commettrions les pires injustices. Mais selon une analogie célèbre  : à
qui l’instaurent. Chez Platon et tous), mais géométrique, car elle Gygès était un berger  privé d’éducation, la tripartition de la cité répond
Aristote, la justice est la vertu implique des rapports de propor- et qui vivait hors de la cité  : l’enjeu de la dans l’individu la tripartition
essentielle qui permet l’harmo- tion (à chacun selon son mérite). politique, c’est précisément de rendre les de l’âme en une instance diri-
nie de l’homme avec lui-même citoyens meilleurs, en leur faisant acquérir geante (la raison), une instance
et avec ses concitoyens. Chez Quelle égalité peut exiger cette vertu qu’est la justice, contre leurs dont la tâche est de la seconder
les modernes, la vertu se définit la justice ? penchants égoïstes. (le cœur, instance de la colère),
comme ce qui instaure l’égalité Personne ne peut soutenir que et enfin une partie désirante,
et la liberté parmi les hommes. les hommes sont égaux en fait : L’égalité des droits suffit-elle qui doit obéir. La justice règne
aux inégalités naturelles (de à fonder une société juste ? quand ces hiérarchies natu-
morale force ou d’aptitudes) s’ajoutent La démocratie a commencé par poser qu’il relles (entre les parties de l’âme
La morale est l’ensemble des de- en effet les inégalités sociales y avait des droits inaliénables et universels : dans l’individu et les classes
voirs qui s’imposent à l’être hu- (de richesse ou de culture). les droits de l’homme. Mais la sphère des de citoyens dans la cité) sont
main, en tant qu’être raisonnable Pourtant, la justice exige que les droits s’est progressivement étendue : par respectées. Jusqu’à la fin de sa
et lui commandent le respect de hommes soient égaux en droit, exemple, la richesse globale étant le fruit vie (sa dernière œuvre s’inti-
l’humanité en lui comme en autrui. c’est-à-dire que, malgré les inéga- du travail de tous, il est normal que chacun tule les Lois), Platon cherchera
lités de fait, ils aient droit à une ait droit à une part raisonnable. à penser les fondements d’une
« La justice sans force égale reconnaissance de leur Cette extension du «  droit de  » au «  droit cité ordonnée selon des lois
est contredite, parce dignité humaine. à  » s’est achevée par l’exigence de droits justes, susceptibles de rendre
qu’il y a toujours des C’est ce que montre Rousseau dans «  en tant que  » (femme, minorité, etc.). les citoyens vertueux.
méchants. La force sans le Contrat social : un État n’est juste En démocratie, certaines minorités sont
et légitime que s’il garantit à ses systématiquement ignorées, puisque c’est
la justice est accusée. citoyens le respect de ce qui fonde la majorité qui décide de la loi : donner des « La justice sans
Il faut donc mettre la dignité humaine, à savoir la droits égaux à tous, c’est donc finalement la force est
ensemble la justice et liberté. Seule en effet elle est « ina- reconduire des inégalités de fait. impuissante ;
la force, et pour cela liénable » : la vendre ou la donner Selon John Rawls il faut, au nom de la justice,
un article du Monde à consulter
la force sans
faire que ce qui est au tyran, c’est se nier soi-même. tolérer des inégalités de droits, à condition que
Cette égalité en droit doit pouvoir ces inégalités soient au profit des moins favorisés. la justice est
juste soit fort ou que ce
ainsi se traduire par une égalité • L'injustice de la justice Cela cependant amène à nier que tous les droits tyrannique. »
qui est fort soit juste. » (Pascal)
(Pascal) Statue de Platon à Athènes.
en droits : nul ne doit posséder de (Philippe Simonnot, 9 mars 2001) p. 87 sont universels, parce que certains auront des
privilèges eu égard à la loi de l’État. droits que d’autres n’ont pas.

84 La politique, la morale La politique, la morale 85


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, à travers le dialogue
de Socrate et de Thrasymaque, Platon
montre que la justice est le fonde-
ment ultime des actions humaines et
Dissertation : Le juste et l’injuste
ne sont-ils que des conventions ?
L’injustice de la justice
D
de la paix individuelle et sociale. So- ans La République de d’orchestre pendant une répéti- on un condamné demandant à il évite une dispute, voire un
crate dialogue avec Thrasymaque : L’analyse du sujet Platon, le sophiste Thra- tion : ici, commente notre auteur, rester en prison au terme de sa pugilat, mais il peut aussi créer
I. Les termes du sujet symaque démontre avec l’insincérité possible − comment peine parce qu’il estimerait que une émulation dans le souci
Mais fais-moi la grâce de répondre • Le juste et l’injuste : force arguments que « la justice un chef d’orchestre peut-il se ré- sa libération actuelle n’est pas d’autrui. Ou encore, devant une
encore à ceci  : crois-tu qu’une – sens moral : référence aux va- est à l’avantage du plus fort », jouir d’une interprétation qui ne équitable non pas seulement caisse, au moment où la cais-
cité, une armée, une bande de leurs, aux concepts, aux figures de sorte que « l’homme juste sonne pas juste − affaiblit l’inter- aux yeux des parents de la vic- sière s’impatiente parce que le
brigands ou de voleurs, ou toute du juste et de son contraire. est partout inférieur à l’injuste prétation compliment sans pour time, mais à ses propres yeux ? client fouille trop longtemps
autre société qui poursuit en – sens politique : référence à ce » −  à quoi Socrate répond que autant imposer l’interprétation Comme le dit pertinemment dans sa poche, une remarque
commun un but injuste, pourrait qui est juste par rapport aux la justice, qualité intrinsèque de flatterie. Comme il est difficile l’auteur, s’il y a un doute sur la du genre : « Je vous fais perdre
mener à bien quelque entreprise lois. l’âme, fait le bonheur de celui de diriger autrui avec justesse justice à prendre son dû, il peut votre temps » désamorce la que-
si ses membres violaient entre • Conventions : qui l’accomplit, et l’injustice le sinon avec justice ! Les ordres que tout aussi bien y en avoir un sur relle possible. Le principe est
eux les règles de la justice ? – accords ou pactes passés entre malheur de celui qui la commet. peut se permettre de donner un le fait de prendre moins que son ici : « Je m’en remets à vous »,
Certes non, avoua-t-il. individus. Sans doute. Mais cela suffit-il à présentateur d’émission télévi- dû. « Ce dont on aurait besoin, sous-entendu à votre sens de
Mais s’ils les observaient  ? Cela – règles et pratiques appliquées et définir la justice ? Le problème sée aux personnes présentes sur écrit-il, c’est donc plutôt d’un la justice. Mais cela ne marche
n’irait-il pas mieux ? reconnues par un groupe social. posé par les sophistes n’est pas le plateau, fussent-elles chefs critère qui permette, chaque pas à tous les cas, surtout si les
Certainement. • Ne sont-ils que : résolu, car il faut bien tenir d’État, sont d’autres exemples fois qu’elles sont en question, de deux branches de l’alternative
En effet, Thrasymaque, l’injustice – idée de réduction, de limitation. compte des autres et, comme donnés par Pharo de l’impor- moduler l’application des règles proposée sont trop différentes
fait naître entre les hommes des – idée de définition. le remarque Patrick Pharo en tance des situations pour élu- de justice pour tenir compte de l’une de l’autre. Vous n’irez
dissensions, des haines et des luttes, ouverture d’un essai particuliè- cider le contenu d’une relation leurs conditions d’activation. » pas proposer à un clochard le
tandis que la justice entretient la II. Les points du programme rement dense et brillant, « il y de subordination, mais aussi N’est-ce pas supposer le pro- choix entre habiter chez vous
concorde et l’amitié. N’est-ce pas ? • La justice et le droit. a évidemment des cas où il est de l’incroyable flottement de blème résolu  ? Patrick Pharo ou coucher sur le trottoir... Plus
Que cela soit ! dit-il, afin que je n’aie • L’État. que sa part (de biens et de maux) est injuste juste de faire le profit d’autrui sens des mots les plus usés, au ne le pense pas. La solution, généralement, l’humilité et la
point de différend avec toi. (cf. analyse d’Aristote). et d’autres cas où cela n’est pas premier rang desquels le juste estime-t-il, consisterait à traiter modestie ne sont pas, que l’on
Tu te conduis fort bien, excellent L’accroche c) La figure du juste, du héros peut correspondre à juste ». Reste à savoir lesquels, ce et l’injuste. la justice non pas seulement sache, des vertus socialement
homme. Mais réponds à cette ques- Le mariage et l’adoption pour les couples homo- une justice objective, naturelle : vouloir le bien de qui n’est pas une mince affaire L’actualité, qui fourmille de cas comme un bien à octroyer à payantes en ce bas monde. Le

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tion : si c’est le propre de l’injustice sexuels ne sont pas autorisés par la loi en France, l’autre, rétablir les équilibres entre les hommes. ! Pourquoi respecte-t-on les où l’on se plaint, bruyamment autrui, mais aussi comme un fait de prendre en compte le sens
d’engendrer la haine partout où mais ils le sont aux Pays-Bas. Transition : Pourtant les hommes n’ont pas tous contrats ? Peut-on les annuler et ou dans le secret de son mal- bien à obtenir du fait d’autrui. de la justice d’autrui peut donc
elle se trouve, apparaissant chez les mêmes héros. pour quelles raisons ? Est-ce que heur, de l’injustice de la justice, Il s’agit de s’en remettre au sens aboutir à la situation décrite
des hommes libres ou des esclaves, La problématique les promesses engagent ? Pour- est une raison supplémen- de la justice d’autrui, c’est-à-dire par le fameux Thrasymaque.
ne fera-t-elle pas qu’ils se haïssent, Doit-on penser qu’il n’existe aucune autre justice III. La convention correspond au juste. quoi obéit-on à des ordres ? Et taire d’essayer de démêler cet à « mettre l’autre suffisamment Mais peu importe à notre au-
se querellent entre eux, et soient que celle décidée par les hommes  ? Sa définition a) La convention, au sens politique ou juridique, en quoi un ordre se différencie- écheveau embrouillé depuis la en confiance pour qu’il ne se teur, qui semble en revenir à
impuissants à rien entreprendre peut-elle alors évoluer selon les époques, selon les est elle-même expérience de justice : il y a accord, t-il d’autres actes directifs tels nuit des temps. D’où l’impor- sente ni menacé ni agressé et Socrate, lorsqu’il estime « diffi-
en commun ? lois en vigueur  ? Une valeur suprême comme la égalité et création d’une norme supérieure. qu’une demande, une offre, une tance d’en revenir aux écrits qu’il soit au contraire enclin à cile d’accepter une éventualité
Sans doute. justice n’a-t-elle pas une essence plus objective, plus b)  La volonté générale correspond à l’essence menace, un chantage ? Qu’est-ce fondateurs, notamment, une manifester ce qu’il y a en lui de normative qui fait le bonheur
Mais si elle apparaît en deux atemporelle ? même de la convention  : accord, institution et que cela veut dire quand on dit fois encore, à l’Éthique à Nico- meilleur, qui est précisément le de l’injuste ». Le juste peut pas-
hommes  ? Ne seront-ils pas di- coercition (cf. analyse de Rousseau), ce pourquoi du bien ou du mal d’autrui ? ou maque. La justice est ce qui est sens logique de la justice ». On ser pour un idiot, mais cela ne
visés, haineux, ennemis l’un de Le plan détaillé du développement elle est juste. de vous ? Quid de l’hospitalité conforme à la loi, mais la loi en va crier à l’utopie. Mais en fait il joue pas dans une « estime de
l’autre et des justes ? I. Ce qui est juste est affaire de convention entre envers les étrangers  ? Autant raison de son caractère général s’agit d’un comportement tout soi bien-fondée ». Et si on lui
Ils le seront, dit-il. les hommes. Conclusion de questions tirées de la vie ne permet pas de tenir compte à fait courant et banal, répond demande d’avaler la ciguë ? 
Et si, merveilleux ami, l’injustice a) Les lois, les règlements, les pratiques donnent Le juste et l’injuste ne sont que des conventions, courante contemporaine, qui des cas particuliers ; elle a donc Pharo. Dans une file d’attente,
apparaît chez un seul homme, la norme de ce qui est reconnu comme juste. mais ils sont toute la convention, et non une ont toutes un rapport avec le besoin d’un correctif qui est si quelqu’un dit : « Je crois que Philippe Simonnot
perdra-t-elle son pouvoir ou le b) La reconnaissance de l’institution de la justice convention tronquée, au sens où la norme et sens que l’on a de la justice. ce qu’Aristote appelle l’équité, c’est à vous  », non seulement (9 mars 2001)
gardera-t-elle intact ? dans un État est elle-même affaire d’accord entre l’accord de quelques-uns s’imposeraient à tous. Pharo, qui est sociologue, les imposant de prendre moins que
Qu’elle le garde intact ! concéda-t-il. les hommes (cf. analyse de Hobbes). traite avec une subtilité étourdis- son dû (Livre V, chap. 10). Il y a
Donc, ne semble-t-elle pas posséder c) Sans convention, sans pouvoir reconnu, aucune sante, agrémentant son propos de la violence à « prendre ses pourquoi cet article ?
le pouvoir, en quelque sujet qu’elle norme ne s’impose à personne. Ce qu’il ne faut pas faire d’exemples de locutions tirées droits dans le sens du pire », par
apparaisse, cité, tribu, armée ou so- Transition  : Pourtant, le pouvoir, même démo- Oublier de citer d’autres exemples  de conven- de propos entendus, ce qui est exemple, à table, faire en sorte Dans cet article, Philippe Simonnot, en commentant un ouvrage du
ciété quelconque, de rendre d’abord cratique, peut être qualifié d’injuste, notamment tions : langage, règlement, code, etc. souvent amusant. «  Tu as une de demander exactement son sociologue Patrick Pharo, prend pour objet de réflexion les ambiguïtés
ce sujet incapable d’agir en accord quand il y a abus d’autorité. bonne note, c’est normal », dit un morceau de gâteau ou dans la propres à la notion de justice et les variations du sens de la justice
avec lui-même, à cause des dissen- père à son fils : est-ce un compli- vie académique réclamer lour- en fonction des circonstances dans lesquelles elle apparaît. L’auteur
sions et des différends qu’elle excite, II. La justice s’impose aux hommes. Les bons outils ment ? « Quel beau dessin ! », s’ex- dement sa part des honneurs, pose alors la question de savoir, au quotidien, comment déterminer si
ensuite de le faire l’ennemi de lui- a)  Le pouvoir politique crée un déséquilibre et • Aristote, Éthique à Nicomaque. clame une mère devant l’œuvre ou encore sur la route, prendre un acte, même le plus anodin, est ou non juste. En outre, il insiste sur
même, de son contraire et du juste ? une supériorité, dont on peut abuser (cf. analyse • Rousseau, Du contrat social. informe de son enfant  : est-ce brutalement sa priorité, quitte la place à accorder à autrui dans l’acte juste, qui n’est pas un acte qui
Sans doute. de Montesquieu). • Hobbes, Léviathan. une flatterie ? « C’était pas mal, y à faire une embardée à un autre s’accomplit seul, mais avec et parmi les autres, comme Socrate l’avait
b)  L’égalité est une caractéristique objective de • Montesquieu, De l’Esprit des Lois. a quand même des choses qui ne conducteur. Prendre moins que déjà mis en évidence il y a plus de deux millénaires.
Platon, République, Livre I justice, ou, inversement, le fait de prendre plus • Rawls, Théorie de la Justice. sonnent pas juste », déclare le chef son dû, vraiment  ? Imagine-t-

86 La politique, la morale La politique, la morale 87


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS ZOOM SUR…

L’État
même de l’espèce. Il faut
donc instaurer un pacte par
contrat social lequel chacun s’engage à se La théorie du pacte social de
Le contrat social est un pacte qui démettre du droit d’utiliser Jean-Jacques Rousseau.
détermine l’organisation d’une sa force au profit d’un tiers
société. Chez de nombreux phi- terme qui ne contracte pas
losophes du xviiie  siècle, comme et qui devient seul à pou- Contre les théories

S
Hobbes ou Rousseau, mais selon voir légitimement exercer la politiques de ses
des modalités différentes, le i « l’homme est le vivant politique » (Aristote), alors ce n’est violence : l’État. L’État serait prédécesseurs
contrat social est l’origine et le
fondement même de toute com-
qu’au sein d’une cité (polis en grec) qu’il peut réaliser son donc nécessaire pour assu-
rer la paix sociale  : chaque Que désormais le vice règne
munauté politique. humanité. Or l’organisation d’une coexistence harmonieuse sujet accepte d’aliéner sa en  maître ne signifie pas

État
entre les hommes ne va pas de soi : comment concilier les désirs liberté au profit de l’État, si
ce dernier peut lui assurer
pour autant que la situa-
tion soit irrémédiable. Au
Ensemble durable des institutions et intérêts divergents de chacun avec le bien de tous ? la sécurité. contraire, il faut penser les
politiques et juridiques qui organi- Rousseau formule deux ob- conditions, non pas d’un
sent une société sur un territoire jections  : d’abord, Hobbes retour (impossible) à un hy-
donné et définissent un espace pour fonction d’établir les lois. Selon Aristote, suppose une nature hu- pothétique état de nature,
public. la cité, c’est-à-dire l’organisation politique, est maine alors qu’il n’y a mais d’un état civil qui soit
Le problème essentiel est celui pour l’homme «  une seconde nature  »  : par pas d’homme «  naturel  ». vraiment légitime. C’est
de la légitimité des fondements elle, l’homme quitte la sphère du naturel pour Ensuite, la question est de précisément la tâche que
de l’État. entrer dans un monde proprement humain. savoir s’il est légitime de Rousseau se donne dans le
mettre ainsi en balance la Contrat social. Ses adver-
loi D’où vient la nécessité d’opposer liberté et la sécurité. saires sont principalement
En politique, la loi est la règle éta- société et État ? Hobbes (1588-1679), Grotius
blie par l’autorité souveraine, à Si dans la cité grecque, de dimension réduite, Toute forme (1583-1645) et Pufendorf
laquelle les sujets de l’État qu’elle chacun pouvait se sentir lié à tous par des d’État est-elle (1632-1694), qui ne sont à ses
organise doivent obéir. traditions, une religion et des sentiments légitime ? yeux que «  des fauteurs du
communs forts, l’idée d’État moderne distin- Un État est légitime quand despotisme ». Leurs théories
politique gue la société civile, association artificielle le peuple y est souverain, politiques ont en  effet cela
Du grec polis, « la cité ». Désigne de membres aux liens plus économiques que c’est-à-dire quand les lois de commun qu’elles s’appli-

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l’art de gouverner la cité, de di- sentimentaux, et l’État, comme puissance sont l’expression de la « vo- quent à justifier les rapports
riger un État. Repose-t-elle sur publique posant les lois et contrôlant le Portrait de Montesquieu. lonté générale » (Rousseau). politiques de maîtrise et de
un savoir théorique ou n’est-elle corps social. Celle-ci n’est pas la volonté servitude entre les hommes.
qu’un ensemble de techniques ? L’État moderne a fait disparaître l’idée grecque entre le cadre constitutionnel des lois et ceux de la majorité mais ce que tout homme doit Or, « l’homme est né libre »,
Sur quoi se fonde l’autorité poli- de la politique comme prolongement de la qui exercent le pouvoir : ceux-ci ne sont que vouloir en tant que citoyen ayant en vue et tous sont égaux en droit.
tique  ? Tels sont les grands axes sociabilité naturelle des hommes. des ministres, c’est-à-dire des serviteurs, dont le bien de tous, et non en tant qu’individu Comment penser alors un
de réflexion de la philosophie le rôle est de faire appliquer la loi, de mainte- n’ayant en vue que son intérêt propre. ordre politique qui concilie
politique. Qu’est-ce qui caractérise la notion nir l’ordre social et de garantir les droits des La force en effet ne fait pas le droit : les hommes le devoir d’obéissance à la
d’État ? citoyens dans un cadre qui les dépasse. ne peuvent conserver et exercer leur liberté que loi de l’État, la sécurité de
souverain L’idée moderne d’État pose la séparation L’État se caractérise en effet par sa transcen- dans un État fondé sur des lois dont ils sont les chacun et de ses biens et la
Le souverain est la personne indi- dance (il est au-dessus et d’un autre ordre coauteurs. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils liberté de tous ?
viduelle ou collective qui détient que la société) et sa permanence sous les peuvent être libres tout en obéissant aux lois.
le pouvoir suprême. changements politiques. Expression du cadre
Plus précisément, chez Rousseau, commun à la vie de tous les citoyens, on N’y a-t-il pas une fragilité
le souverain est celui qui établit Page de titre du Léviathan de Thomas Hobbes. « Il apparaît qu’aussi comprend qu’il doive se doter d’un appareil de fondamentale de tout État ? « Chacun
les lois  ; la souveraineté doit ap-
longtemps que les
contrainte apte à en assurer le respect. L’État, aussi fort soit-il, ne peut échapper à de nous met
deux types de menaces fondamentales. Pre-
partenir au peuple pour que l’État
soit légitime. Peut-on concevoir une société hommes vivent sans En quoi l’État est-il nécessaire ? mièrement, ceux qui sont délégués pour exer-
en commun
sans État ? pouvoir commun qui les Selon Hobbes, l’homme est guidé par le dé- cer le pouvoir peuvent perdre de vue le bien sa personne
volonté générale Aristote définit trois ensembles nécessaires : tiennent en respect, ils sir de pouvoir  : sous l’état de nature, cha- commun et viser le pouvoir pour lui-même. et toute
Concept créé par Rousseau dans la famille, le village et la cité. La famille
sont dans cette situation
cun désire dominer l’autre. C’est «  la guerre Le gouvernement est animé d’une tendance sa puissance
Le Contrat social. C’est, par op-
position à la volonté particulière
organise la parenté et assure la filiation  ; le
village quant à lui pourrait correspondre à que l’on appelle la guerre,
de tous contre tous  » qui menace la survie constitutive à usurper la souveraineté à son
profit.
sous la suprême
individuelle, la volonté du citoyen ce que nous nommons la société civile  : il et cette guerre est Deuxièmement, les volontés particulières ten- direction
d’un État en tant qu’il veut ce assure la prospérité économique et pourvoit une guerre dent toujours à se faire valoir contre la volonté de la volonté
qu’il doit vouloir pour le bien aux besoins des familles par l’organisation du
de tous contre tous. » un article du Monde à consulter générale : nous voulons « jouir des droits du générale. »
de tous, et non seulement pour travail et des échanges. citoyen sans vouloir remplir les devoirs du
son bien propre. L’État légitime, Enfin, il y a la cité, parce que les seules commu- • Machiavel au pays des merveilles sujet » (Rousseau). Un État est donc le résultat
pour Rousseau, doit être dirigé nautés familiales et économiques ne satisfont (Hobbes) (Chistian Salmon, 4 février 2012) p. 85 d’un fragile équilibre qui à tout moment peut (Rousseau)
par la volonté générale, qui se pas tous les besoins de l’homme  : il lui faut se rompre. La société comme somme d’intérêts
matérialise dans les lois. vivre sous une communauté politique, qui a privés tend toujours à jouer contre lui.

88 La politique, la morale La politique, la morale 89


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Texte clé
Dans cet extrait, Aristote met
en lumière la nécessité pour
Dissertation : L’État est-il Machiavel au pays des merveilles
l’homme de vivre dans un État s’il
veut mener une existence digne au-dessus des lois ?
de son humanité.

Si l’homme est infiniment plus


sociable que les abeilles et tous
L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
II.  L’État respecte et sert
des lois essentielles.
Q u’en est-il en ce début
de XXIe siècle du Prince
auquel Machiavel
prodiguait ses conseils de
voir s’obtient par le suffrage
universel et non par la force.
Passé un bref état de grâce,
le nouveau prince élu se voit
les quatre ou cinq ans. Un roi
Carnaval, entouré de collets
montés, d’arlequins et de fées
aux masques de velours. S’il
que partageaient les hommes
depuis l’invention de la démo-
cratie. On l’a bien qualifiée de
médiatique, de participative,
les autres animaux qui vivent en • L’État : a)  L’État se constitue pour bonne gouvernance  ? Peut- confronté non seulement à fallait encore une preuve de la ou de sociale pour tenter de
troupe, c’est évidemment, comme –  sens restreint  : pouvoir sou- assurer l’ordre politique et on aujourd’hui encore tenter ses anciens rivaux, tous bien fin du politique, elle résiderait lui redonner un peu de lustre,
je l’ai dit souvent, que la nature ne verain, instance dirigeante d’un la sécurité (cf.  analyse de d’éclairer nos gouvernants sur identifiés, mais à un ennemi dans la figure spectrale de ce mais la politique, comme
fait rien en vain. Or, elle accorde la pays. Hobbes). Il suit donc une les moyens de conquérir le insaisissable et rebelle  : l’opi- prince sans royaume et sans expérience de la démocratie
parole à l’homme exclusivement. – sens général : organisation d’en- loi naturelle fondamentale.
pouvoir, de le conserver et, le nion. D’autres facteurs objec- gloire, condamné à mimer les et art du bon gouvernement,
La voix peut bien exprimer la joie semble d’un pays, englobant di- b)  L’État se constitue pour
cas échéant, sur les raisons de tifs viennent lui compliquer gestes et les attributions d’une appartient au passé. A sa place,
et la douleur ; aussi ne manque-t- rigeants et peuple, sous la forme assurer plus que cela  : la
sa perte ? Beaucoup le croient, la tâche. Le cadre national de souveraineté perdue. nous conservons quelques
elle pas aux autres animaux, parce d’une autorité indépendante, liberté et le bien-être de la
que leur organisation va jusqu’à dans des frontières reconnues. population (cf.  analyse de
dans nos démocraties mé- la gouvernance s’effiloche par Mais que signifie alors dans vestiges, le vieux théâtre grec,
ressentir ces deux affections et à se • Est-il au-dessus : Spinoza), c’est-à-dire une diatiques qui ont transformé les deux bouts, au bénéfice ces conditions conquérir le les tableaux de David, l’œuvre
les communiquer. Mais la parole –  idée de supériorité et d’impu- loi naturelle et morale de l’enseignement du maître flo- des pouvoirs régionaux d’une pouvoir ou le perdre ? De quel de Machiavel… Parfois, il nous
est faite pour exprimer le bien et nité. respect de l’individu. rentin en un commerce lucratif part et des instances supra- pouvoir s’agit-il et de quelle arrive d’en ressentir encore
le mal, et, par suite aussi, le juste –  idée d’extériorité et d’indiffé- c) Même l’État totalitaire se plus proche du marketing que nationales de l’autre, qu’elles perte sinon d’un pouvoir dé- le souffle, comme en 2008,
et l’injuste ; et l’homme a ceci de rence. veut soumis à l’exigence de de la philosophie politique. soient chargées de régulation pourvu de ses attributions et lors de la campagne présiden-
spécial, parmi tous les animaux, • Des lois : réaliser la loi de l’histoire Mais quel est ce pouvoir qu’il économique, monétaire ou d’une perte qui ne se limite pas tielle de Barack  Obama aux
que seul il conçoit le bien et le – sens juridique et politique : les ou de la nature (cf. analyse s’agirait de conquérir ou de d’intervention militaire. à une défaite électorale mais Etats-Unis. La presse, alors,
mal, le juste et l’injuste, et tous les lois en vigueur dans un État donné. de Arendt). conserver  ? Sur quels sujets La souveraineté de la nation est d’une déperdition qui affecte le parle d’homme providentiel,
sentiments de même ordre, qui – sens général : lois au sens naturel, Transition  : Précisément, s’exerce-t-il  ? Quel est son contestée de toutes parts par la pouvoir lui-même, la politique d’élection historique mais,
Nicolas Machiavel. Il est le premier à mettre
en s’associant constituent préci- moral, divin, etc.
à nu la politique, considérant l’État comme
n’a-t-il pas fait en cela la champ d’action, sa sphère puissance des lobbies en tous elle-même ? On peut toujours nous sommes vite obligés
sément la famille et l’État. il est et non comme il devrait être, séparant pire des choses ? Ne faut-il d’influence, ses marges de genres. A peine a-t-on conquis se consoler en qualifiant cette d’en convenir, ce n’était qu’une
On ne peut douter que l’État ne II. Les points du programme pas déterminer quelle loi

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la politique de la morale et aspirant à l’unité manœuvre  ? Quels sont ses le pouvoir dans les urnes qu’on crise de nouvelle phase ou de hallucination. Le retour du po-
soit naturellement au-dessus de la • L’État de l’Italie. spécifique il doit suivre ? rivaux à l’intérieur et à l’exté- découvre qu’il a déserté les mue post-politique, mais c’est litique, tant de fois annoncé, ne
famille et de chaque individu ; car • La justice et le droit. rieur ? A l’époque de Machiavel, palais nationaux pour migrer encore trop dire, car ce qui s’est pas produit.
le tout l’emporte nécessairement III.  L’État n’est pas autre ces questions se posaient de en d’autres lieux – Bruxelles, survit à la politique n’a plus
sur la partie, puisque, le tout une L’accroche chose que le peuple qui le constitue. manière plus simple. Selon lui, Wall Street, Washington –, grand-chose en commun avec Christian Salmon
fois détruit, il n’y a plus de parties, Le film Ennemi d’État (Tony Scott, 1998) montre a) L’État est légitime dans la mesure où il se matéria- les difficultés à gouverner se quand il ne s’est pas purement cette passion et cette quête (4 février 2012)
plus de pieds, plus de mains, si comment un citoyen innocent se voit traqué et lise dans le pouvoir législatif, lui-même constitué
concentraient essentiellement et simplement volatilisé dans
ce n’est par une pure analogie de démis de tous ses droits au nom d’un prétendu par la volonté générale (cf.  analyse de Rousseau).
dans les Etats nouvellement ac- les nuées de la mondialisation.
mots, comme on dit une main intérêt supérieur de la nation. Ou dans la mesure où il vise à l’intérêt de tous, sans
quis. Selon Machiavel, le Prince Depuis la crise de 2008, les
de pierre ; car la main, séparée du sacrifice de quelques-uns (cf. analyse d’Aristote). pourquoi cet article ?
corps, est tout aussi peu une main La problématique b) C’est en veillant à respecter le principe même
y a pour ennemis tous ceux «  marchés  » dictent aux gou-
réelle. Les choses se définissent Comment l’État pourrait-il incarner le pouvoir de la loi que les décisions de l’État sont légitimes. dont il a blessé les intérêts. Il vernements les politiques de ri- Christian Salmon, en montrant qu’aujourd’hui le pouvoir
en général par les actes qu’elles souverain, s’il doit se soumettre aux lois ? Com- ne peut conserver l’amitié ni gueur et les agences de notation politique n’en est plus véritablement un, met en évidence le
accomplissent et ceux qu’elles ment les lois pourraient-elles s’appliquer si ceux Conclusion la fidélité de ceux qui lui en sanctionnent les récalcitrants. désenchantement total vécu par les citoyens du xxe siècle. Nous
peuvent accomplir ; dès que leur qui les font respecter ne les respectent pas eux- L’État ne saurait être au-dessus des lois, celles-ci le ont facilité l’entrée par l’im- De sorte que l’expression de ne pouvons plus désormais nous rapporter aux grandes
aptitude antérieure vient à cesser, mêmes ? Enfin, l’État représente-t-il vraiment une constituant en tant que tel. puissance où il se trouve de la volonté collective par l’élec- doctrines de la philosophie politique classique – comme celle
on ne peut plus dire qu’elles sont entité distincte du peuple ? les satisfaire autant qu’il se tion, censée servir de socle à la que Machiavel a élaborée dans son ouvrage Le Prince – puisque
les mêmes ; elles sont seulement l’était promis. Les problèmes démocratie, finit par apparaître l’existence même de la sphère politique s’est dissipée au profit
comprises sous un même nom. Le plan détaillé du développement Ce qu’il ne faut pas faire de gouvernance dans les démo- comme un subterfuge qui se de pouvoirs qui ne tirent pas leur légitimité du peuple. La vie
Ce qui prouve bien la nécessité I. Le pouvoir souverain détient une place à part Énoncer des affirmations craties modernes reproduisent résume à la possibilité offerte politique authentique, dans laquelle les philosophies politiques
naturelle de l’État et sa supériorité à l’égard des lois. contre le gouvernement ou l’État, parfois jusqu’à la caricature au plus grand nombre de se du passé puisaient leur sens, n’est plus de ce monde.
sur l’individu, c’est que, si on ne a) L’État, compris comme autorité souveraine, est le sans analyse ni nuance. cette situation. Même si le pou- choisir un prince virtuel tous
l’admet pas, l’individu peut alors garant des lois et dispose de la force pour les faire
se suffire à lui-même dans l’isole- appliquer. À ce titre, il n’est pas au même rang que
ment du tout, ainsi que du reste tout citoyen et n’engage pas son obéissance aux Les bons outils
des parties ; or, celui qui ne peut lois de façon équivalente (cf. analyse de Hobbes). • L’analyse des conditions du pacte social par Hobbes,
vivre en société, et dont l’indépen- b) Les dangers et menaces pesant sur l’État doivent dans le Léviathan.
dance n’a pas de besoins, celui-là être combattus avec le souci d’efficacité, et parfois • La théorie de la séparation des pouvoirs par Mon-
ne saurait jamais être membre de contre les lois en vigueur, y compris les lois mo- tesquieu dans L’Esprit des lois.
l’État. C’est une brute ou un dieu. rales (cf. analyse de Machiavel). • Aristote, La Politique.
Transition : Justement, l’État n’est-il pas au moins • Rousseau, Du Contrat social.
Aristote, Politique, Livre I soumis à la loi de sa propre conservation ? • Machiavel, Le Prince.

90 La politique, la morale La politique, la morale 91


L’essentiel du cours L’essentiel du cours

MOTS CLÉS ZOOM SUR…

La liberté
nature en substituant les lois sociales aux lois natu- libre, ma volonté doit respecter la liberté en moi-
relles. C’est donc la culture au sens large, c’est-à-dire même comme en autrui : elle doit observer le com-
destin la façon que l’homme a de faire taire la nature en lui, mandement suprême de la moralité qui ordonne La conception de la liberté
Du latin destinare, « fixer, assujettir ». qui nous fait accéder à la liberté. de considérer autrui toujours comme une fin en soi, dans l'éthique de Spinoza
Enchaînement d’événements tels et jamais comme un moyen de satisfaire mes désirs.
qu’ils seraient fixés irrévocablement La liberté se conquiert donc en luttant contre les Nécessité et liberté

Ê
à l’avance, quoi que nous fassions.
tre libre, c’est faire ce que je veux » : telle est notre définition désirs qui réduisent l’homme en esclavage et en
obéissant à l’impératif de la moralité.
Imaginer que Dieu soit doté d’in-
tellect et de volonté et qu’il choi-
déterminisme courante de la liberté. Je ne serais donc pas libre lorsqu’on sisse entre des possibles, selon
Relation nécessaire entre une cause contraint ma volonté par des règles, des ordres et des lois. Comment être libre certaines fins, ce qu’il va créer, ce ne
et son effet. On parle de détermi- tout en obéissant sont que préjugés de l’imagination.
nisme naturel pour désigner le fait Être libre serait alors la condition naturelle de l’homme, et la à une loi ? Le finalisme n’est qu’une illusion
que tous les phénomènes naturels société la marque de son esclavage. Pourtant, cette opinion ne S’il suffisait d’obéir aux lois pour être libre, alors les anthropomorphique  : Dieu (c’est-
sont soumis à des lois nécessaires sujets d’une tyrannie connaîtraient la liberté. Pour à-dire la nature) n’agit pas pour
d’enchaînement causal. semble pas tenable. Rousseau, la seule solution à ce problème à la fois une fin, mais la seule causalité à
politique et moral, c’est que je sois aussi l’auteur de l’œuvre dans tout ce qui est, c’est
devoir la loi à laquelle je me soumets. la causalité efficiente, mécanique,
Il faut distinguer le devoir, comme Sur le plan politique, le « contrat social » garantit la selon un ordre de causes et d’effets
obligation morale valant absolu- liberté des citoyens non en les délivrant de toute loi, absolument nécessaire. Toute chose
ment et sans condition, susceptible mais en faisant d’eux les auteurs de la loi : par le vote, est tout ce qu’elle peut être. Il n’y a
d’être exigé de tout être raisonnable, les hommes se donnent à eux-mêmes leurs propres donc pas à se lamenter de ce qu’elle
et les devoirs, comme obligations lois, en ayant en vue non leurs intérêts particuliers n’est pas comme on désire qu’elle
sociales, liées à une charge, une mais le bien commun. soit, mais seulement à comprendre
profession ou un statut, qui n’ont De même, sur le plan moral, Kant, en se référant à l’ordre nécessaire de consécution
qu’une valeur conditionnelle et ne Rousseau, montre que la loi de la moralité à laquelle des causes et des effets.
peuvent prétendre à l’universalité. je dois me soumettre (et qui s’exprime sous la forme Il faut donc également en finir
Kant fait de l’impératif catégorique d’un impératif catégorique) ne m’est pas imposée de avec cet anthropomorphisme
de la moralité l’énoncé de notre de- l’extérieur, mais vient de ma propre conscience : je grossier qui projette sur Dieu la
voir en tant qu’êtres raisonnables. suis libre lorsque j’obéis au commandement moral, conviction illusoire qu’ont les
parce c’est moi-même qui me le prescris. hommes d’être dotés d’un libre
impératif catégorique arbitre. Nous nous croyons libres

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Si les impératifs énoncent un de- La liberté est-elle parce que nous avons conscience
voir, tous ne sont pas moraux. l’essence de l’homme ? de nos appétits, tout en ignorant
Kant distingue ainsi les impératifs Dire que la liberté constitue la seule essence de les causes qui nous déterminent à
hypothétiques, qui sont condition- l’homme, cela revient à dire que l’homme n’a pas vouloir ce que nous voulons. Ain-
nels, simples conseils de prudence de nature, qu’il est ce qu’il a choisi d’être, même si si, entre une pierre qui se meut du
ou d’habileté (« si tu veux ceci, fais ce choix n’est pas assumé comme tel voire même fait d’une impulsion initiale et un
cela »), de l’impératif catégorique. Baruch Spinoza (1632-1677). implicite (Sartre). homme qui agit, il n’y a aucune
Seul impératif moral, il com- Pour Heidegger, il faut aller jusqu’à dire que l’es- différence de nature  : le second
mande absolument et sans condi- À quelles conditions sence de l’homme, c’est l’existence  : parce qu’il n’est pas plus libre que la première,
tion à tout être raisonnable, tou- puis-je être libre ? est temporel, l’homme est toujours jeté hors de mais il le croit, simplement parce
jours et partout, indépendamment « Je suis libre quand je fais ce que je veux »... Certes, lui-même vers des possibles parmi lesquels il doit qu’il est conscient de ses actes. Si
des désirs, des conséquences et de mais à quelles conditions suis-je libre de vouloir choisir. la pierre avait conscience de son
l’utilité. En voici une des formula- ce que je veux  ? Le plus souvent, ma volonté est D’instant en instant, l’homme (qu’il le veuille ou mouvement, elle croirait également
tions : « Agis uniquement d’après déterminée par ce que je suis : il n’y aurait aucun non) est une liberté en acte : j’ai à chaque instant en être la cause, elle serait convain-
la maxime qui fait que tu peux sens à vouloir être plus grand si je n’étais pas petit. à choisir celui que je serai, même si la plupart du cue d’être libre. Ainsi, l’homme
vouloir en même temps qu’elle Ma volonté n’est alors pas libre ; bien au contraire, temps je refuse de le faire, par exemple en laissant « n’est pas dans la nature comme
devienne une loi universelle. » elle est déterminée : je ne choisis pas plus de vouloir les autres décider à ma place. Que la liberté soit l’es- un empire dans un empire », et il
Delacroix, La Liberté guidant le peuple.
être grand que je n’ai choisi d’être petit. sence de l’homme, cela signifie donc aussi qu’elle est n’y a donc pas plus de libre décret
liberté Ma volonté n’est donc libre que quand elle s’est un fardeau écrasant : elle me rend seul responsable en l’homme qu’en Dieu. Pourtant,
Contre le sens commun, qui dé- Peut-on dire que l’animal De quelle manière l’homme conquiert- libérée de toutes les déterminations qu’elle a reçues, de ce que je suis. C’est précisément à cette respon- Dieu peut être dit cause libre, au
finit la liberté par la possibilité est libre ? il la liberté ? c’est-à-dire quand elle s’est affranchie de tout ce sabilité que j’essaye d’échapper en excusant mon sens qu’il n’est pas contraint par
de l’assouvissement des désirs, Si la liberté est l’absence de toute règle et de toute Pour être libre, il faut pouvoir choisir de faire ou de qui en fait ma volonté. Pour être réellement libre, comportement et mes choix par un «  caractère  » autre chose à faire ce qu’il fait, mais
Kant montre qu’il n’y a de liberté contrainte, alors l’animal est libre. Mais ce raisonne- ne pas faire. Seul donc un être qui s’est débarrassé de il faudrait que ma volonté veuille ce que toute ou une « nature » (sur le mode du : « ce n’est pas ma qu’il le fait de par la seule nécessité
que dans l’autonomie, c’est-à-dire ment n’a qu’une apparence de vérité : le comporte- la tyrannie des instincts peut remplir les conditions volonté peut vouloir, donc que ce qu’elle veuille soit faute : je suis comme cela ! »). de sa propre nature.
l’obéissance à la loi morale, qui, ment d’un animal est en fait dicté par son instinct, minimales de l’accès à la liberté. Kant soutient que universellement valable. Ainsi, pour Spinoza, la liberté n’est
issue de la raison, assure notre de sorte que l’animal ne peut pas s’empêcher d’agir c’est précisément là le rôle de l’éducation : elle a pour pas le contraire de la nécessité mais
indépendance à l’égard de tout comme il agit. L’instinct commande, l’animal obéit : but premier de discipliner les instincts, c’est-à-dire Qu’est-ce qu’une volonté un article du Monde à consulter de la contrainte. Or, toute chose
motif extérieur et pathologique. loin d’être le modèle de la liberté, l’animal est de les réduire au silence pour que l’homme ne se universelle ? étant contrainte (l’homme y com-
La liberté est alors non pas tant l’incarnation d’une totale servitude à la nature. On contente pas d’obéir à ce que sa nature commande. Kant affirme que ma volonté est universelle quand • Liberté pris), Dieu seul sera cause libre,
un fait qu’une exigence dont ne peut parler de liberté que pour un être qui s’est C’est aussi, et plus largement, le rôle de la vie en elle veut ce que tout homme ne peut que vouloir : (Philippe Boucher, 7 octobre 1989) p. 95 parce que la nécessité de ses actes
l’homme a à se montrer digne. affranchi du déterminisme naturel. communauté  : la société civile nous libère de la être respecté en tant que volonté libre. Pour être s’explique par sa seule nature.

92 La politique, la morale La politique, la morale 93


Un sujet pas à pas L'a rt i cle d u

Dissertation : Toute prise


Liberté
Texte clé
Dans cet extrait, Bergson montre
que la liberté doit se comprendre
à partir de l’acte d’une personna-
lité, d’un « moi » concret.
de conscience est-elle libératrice ?
Bref, nous sommes libres quand nos
actes émanent de notre personnalité
entière, quand ils l’expriment, quand
ils ont avec elle cette indéfinissable
L’analyse du sujet
I. Les termes du sujet
• Prise de conscience :
– aspect subjectif : effort de lucidité, de critique.
b) D’un point de vue collectif, prendre conscience
de son réel statut amène à le changer (exemple de
la conscience de classe pour Marx).
Transition : Mais la révolution ne donne pas tou-
Q ue la liberté puisse craindre
de la liberté, qu’elle puisse en
être menacée, qu’elle puisse
même en mourir, c’est davantage
titre la Russie en 1839 et qui, par une
involontaire prescience, décrit... la
Russie soviétique, demeurée terri-
blement semblable à celle des tsars.
bout de la rue se dessine une prison.
Mille faits incontestés maintenant
arrivent à la connaissance du public
et qui, sous un autre maitre sovié-
et que les États voisins, jusque-là des
plus respectueux, songent à vivre leur
vie pour que leur indépendance ne
soit plus une fiction juridique.
ressemblance qu’on trouve parfois –  aspect objectif  : accession à une vérité, à une jours lieu à un statut meilleur ou plus libre. qu’un sujet de concours plutôt « ba- Custine s’y montre reporter d’un tique, eussent été, un par un, une Qui, naguère, aurait toléré qu’un pays
entre l’œuvre et l’artiste. En vain on connaissance. teau », c’est l’évidence qu’apportent, inimaginable futur, une manière de révolution. de l’Est soit désormais officiellement
alléguera que nous cédons alors à • Libératrice : II. La lucidité repère, voire accroît, les limites de aujourd’hui comme hier, les pays qui Jules Verne politique. C’est ce qu’ex- Pour qui ne se sentait pas inféodé étiqueté comme un pays que l’on fuit
tentent de se soustraire à la tyran- plique si bien Pierre Nora dans la à l’URSS d’hier, mais n’en était pas (même si auparavant chacun savait à
l’influence toute-puissante de notre – sens politique : gain de droits, d’autonomie. nos choix.
nie, qui font irruption presque par préface qu’il écrivit pour l’édition l’ennemi ; pour qui tout avancée de la quoi s’en tenir) et que d’autres pays de
caractère. Notre caractère, c’est en- – sens psychologique : gain de choix, de possibilités a)  D’un point de vue philosophique, la prise de
mégarde dans un univers où le mot abrégée de cet ouvrage, qu’édita la liberté suscite une joie de citoyen qui l’Est adoptent sans le dire une attitude
core nous ; et parce qu’on s’est plu à d’action. conscience du déterminisme pesant sur nous ne le
liberté ne serait plus dépourvu de maison Gallimard il y a quelques voit croitre le nombre de ses pairs, un qu’on pourrait être tenté de compa-
scinder la personne en deux parties fait pas disparaître (cf. analyse critique de Spinoza
sens et de poids. années. La Russie de 1839, celle de sentiment nait : l’espoir, et sa jumelle rer à un droit d’asile, alors que ce
pour considérer tour à tour, par un II. Les points du programme sur le libre arbitre). À plus forte raison si ce renversement Nicolas 1er, c’est, à trop peu près, l’URSS la peur. Car la liberté est d’abord un droit est le désaveu d’un pays-frère ?
effort d’abstraction, le moi qui sent • La liberté. b)  D’un point de vue psychologique et moral, la de cours s’opère sans ces bouleverse- d’avant M. Gorbatchev. désordre, ses conquêtes sont autant Voilà donc que la liberté rend à M.
ou pense et le moi qui agit, il y aurait • La conscience. conscience plus aiguë de nos limites et de nos ments politiques, qu’on les nomme Alors, déjà, il y a exactement cent cin- de camouflets pour l’ordre ancien. Le Gorbatchev la vie beaucoup plus dif-
quelque puérilité à conclure que l’un • L’histoire. défauts ne procure pas une grande confiance en guerres ou révolutions, qui marquent quante ans, la Russie s’étend sur deux porteur de liberté devient l’auteur du ficile que s’il s’était conduit comme
des deux moi pèse sur l’autre. Le soi (exemple du remords). la fracture entre une époque et une parties du monde, et, avec soixante désordre, et les camouflets entretien- les potentats, rouges ou non, qui ont
même reproche s’adressera à ceux L’accroche c) D’un point de vue hypothétique, il serait alors autre, et qui, ruinant l’ordre ancien, millions d’habitants, est devenue nent l’idée de revanche. avant lui occupé le Kremlin.
qui demandent si nous sommes En prenant conscience de sa situation, jusqu’alors préférable d’ignorer beaucoup de choses et de se privent de toute parole ceux qui le la plus grosse population d’Europe. Le joug paraissant s’alléger, les Combien n’est-il pas paradoxal et
libres de modifier notre caractère. ignorée, Œdipe se crève les yeux et s’exile de sentir libre et heureux de ce fait (exemple analysé soutenaient et s’offusquent du nou- Déjà, Nicolas écrase (écrabouille serait peuples soumis s’émancipent et logique à la fois que les libertés dont
Certes, notre caractère se modifie Thèbes. par Descartes). veau. plus juste) la Pologne, persécute les les peuples annexés appellent à la usent, fût-ce avec des mécomptes,
insensiblement tous les jours, et Transition : Mais un être sans réflexion, sans prise La liberté engendre la liberté et, avant uniates, ces chrétiens de rite grec qui sécession. Dans des sociétés encore Baltes, uniates ou Allemands de
notre liberté en souffrirait, si ces La problématique de conscience, est-il libre ? d’en être repu, un pays qui en a été ont le tort de n’être pas schismatiques incompatibles avec la liberté, se déve- l’Est, pour ne rien dire des Polonais,
acquisitions nouvelles venaient se A-t-on toujours intérêt à prendre conscience de durablement privé, pour qui cette comme l’empereur et de reconnaitre loppent des usages que seule la liberté nuisent à la solidité du pouvoir qui
greffer sur notre moi et non pas se choses ou d’emprises auxquelles on ne pourra rien III.  La liberté ne peut s’établir sans prise de privation est presque un élément de l’autorité du pape, déporte ses sujets autorise. La liberté en parait coupable. les a consenties !

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fondre en lui. Mais, dès que cette changer ? Le gain de lucidité donne-t-il dans ce cas conscience. civilisation, veut l’éprouver comme par dizaines de milliers, soumet tous Autrefois ravagées pour avoir crié le D’autant que, toujours mauvaise
fusion aura lieu, on devra dire que un gain de liberté ? a)  L’action politique vise à agir sur les inégalités un pauvre gaspille une fortune inopi- les autres à un espionnage permanent nom de liberté, des nations s’inspirent fille, éternellement mal mariée
le changement survenu dans notre et les exploitations qui peuvent être changées. née. Au point de mettre en péril celui et, selon une expression de l’époque, maintenant, et sans dommages pour avec la liberté, l’économie, à ce que
qui incarne ce mouvement. Parce fait de la Russie une caserne. elles, des pratiques économiques de disent les économistes dont il n’y
caractère est bien nôtre, que nous La prise de conscience en est la première étape
qu’aussi, la liberté fait peur à ceux La comparaison avec son plus célèbre l’Occident avant de se laisser séduire a hélas ! pas lieu de douter, semble
nous le sommes approprié. En un nécessaire, quoique non suffisante.
qui étaient accoutumés à vivre sans successeur soviétique est tout à fait par ses systèmes politiques  ; autre- infliger la démonstration que le
mot, si l’on convient d’appeler libre b)  D’un point de vue existentiel, la prise de
elle ; quand ils ne tiraient pas bénéfice superflue. S’il n’y a pas eu, sous Nico- ment dit, par les différentes manières nouveau régime fait vivre l’URSS
tout acte qui émane du moi, et du conscience d’une liberté fondamentale pour
de ce qu’elle était proscrite. La liberté las, de « procès des blouses blanches » de mettre en musique la démocratie. encore plus mal que le précédent.
moi seulement, l’acte qui porte la l’homme l’amène à revendiquer et à assumer sa devient une ennemie  ; celui qui l’a comme celui que Staline ordonna, La société soviétique se réchauffe, Ce ne serait pas la première fois
marque de notre personne est véri- liberté (cf. analyse de Sartre). restaurée, une cible. c’est qu’on n’avait pas encore songé à et chacun sait que la chaleur est très que des adversaires s’appuieraient
tablement libre, car notre moi seul en c) Tout refuge derrière un déterminisme supposé L’URSS expose au reste du monde l’utilisation politique de la médecine néfaste aux banquises. Pour un pays sur des émeutes de la faim ou
revendiquera la paternité. La thèse de est alors une perte de liberté et un exemple de cette leçon de choses qui serait banale et de ses praticiens. qui, plutôt que d’être un « État », une de la pénurie pour renverser un
la liberté se trouverait ainsi vérifiée mauvaise foi. si elle n’avait pas la taille d’un empire ; Soudain, pratiquement d’un jour à «  République  », ou un nom de lieu gouvernement qui leur déplait et
si l’on consentait à ne chercher cette composé, cet empire, comme il est l’autre, la peur et le soupçon cessent comme « France » ou « Italie », a choi- avant tout l’homme qui l’incarne.
liberté que dans un certain caractère Conclusion de règle pour une telle organisation d’être ce principe de gouvernement si de se nommer « Union » et d’être Dans ce cas, n’est-il pas grand temps
de la décision prise, dans l’acte libre La prise de conscience est libératrice si elle s’accom- politique, de peuples asservis et de transmis sans retouche d’un régime ainsi alphabétiquement classé, c’est que l’Occident songe à nourrir la
en un mot. pagne des conditions permettant de changer ou peuples soumis, de nations annexées à celui qui l’a abattu. Le pouvoir ne sa nature même qui peut paraitre liberté ? 
d’assumer ce qui est devenu conscient. et de nations sous surveillance ; les dédaigne plus de s’expliquer. compromise quand les États baltes
Henri Bergson, Essai sur les don- uns et les autres manifestement prêts Aux yeux du monde, ahuri et donc sortent leurs drapeaux nationaux Philippe Boucher
nées immédiates de la conscience maintenant à faire éclater l’empire, sceptique, d’autant que ce chan- pour fredonner le Chant du départ (7 octobre 1989)
Ce qu’il ne faut pas faire pour emprunter à l’ouvrage qui valut gement agace le conservateur qui
à Mme Carrère d’Encausse peut-être sommeille en chacun de nous, des
« En un mot, Traiter le sujet sans voir la différence entre
la fortune et assurément la célébrité. élections ont lieu où le parti encore
« conscience » et « prise de conscience » d’une part, pourquoi cet article ?
si l’on convient C’est une vérité rebattue que l’URSS unique renonce à la règle du candidat
et entre « liberté » et « libération » d’autre part.
d’appeler libre tout acte Le plan détaillé du développement est l’héritière fidèle de la Sainte unique et où bien des triomphateurs Cet article met en lumière la liberté sous sa forme politique à partir de
qui émane du moi, et du Russie, dont elle ne supprima, pour désignés sont défaits.
I.  La prise de conscience donne une expérience la description de la situation de l’URSS juste avant sa chute. L’auteur
ainsi dire, que le gouvernement dy- Dans la vie quotidienne, perce la
moi seulement, l’acte de liberté. Les bons outils nastique. Pour le reste, qu’il s’agisse liberté : de critiquer à visage décou-
montre qu’à cette période de l’histoire, l’aspiration à la liberté s’est em-
qui porte la marque a)  D’un point de vue individuel, «  prendre • Spinoza, Lettres à Schuller. L’auteur y présente son
de la politique extérieure ou de la vert sans risquer la Sibérie, d’être
parée des hommes vivant en union soviétique et que cette aspiration
de notre personne est conscience » signifie se débarrasser d’une ignorance analogie de l’homme et de la pierre qui roule. police intérieure, qu’on se reporte informé de ce qui ne va pas et de
à la liberté, favorisée par le régime lui-même, s’est retournée contre
ou d’un préjugé sur une question. Cela implique une • Sartre, L’existentialisme est un humanisme. lui, preuve du caractère paradoxal de la liberté et de sa puissance
véritablement libre » à la relation de voyage que publia l’être sincèrement, de manifester
(Pascal) action d’analyse personnelle (exemple du cogito de • Rousseau, Le Contrat social. Astolphe de Custine en 1843 sous le sur la voie publique sans qu’au de subversion de l’ordre établi.
Descartes). • Hobbes, Léviathan.

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Crédits

LE SUJET L’histoire
p. 50 Hegel, DR.
La conscience, l’inconscient p. 51 Antoine-Jean Gros, Napoléon à la bataille d’Eylau en 1807,
p. 6 Le Caravage, Narcisse, DR. © Getty Images.
p. 7 Sigmund Freud, DR. p. 52 Jules César, © Thinkstock.
p. 8 Sculpture, © Thierry Derégnaucourt.
LA RAISON ET LE RÉEL
La perception
p. 10 Husserl, DR. p. 11 Portrait de René Descartes (1596-1650), Théorie et expérience
d’après Franz Hals, DR. p. 56 Michael Faraday, © Getty Images.
p. 12 œil, © Fotolia / Illusion d’optique : la jeune fille et la vieille dame, DR. p. 57 Laboratoire, © Comstock.

Autrui La démonstration
p. 14 Buste de Socrate, © iStockphoto. p. 60 Pythagore, © iStockphoto.
p. 15 Bouddhas, © Thinkstock. p. 61 Raphaël, L’École d’Athènes (détail), DR.
p. 16 Jean-Paul Sartre, DR. p. 62 Aristote, © iStockphoto.

Le désir Le vivant
p. 18 La Naissance de Vénus, © Getty Images. p. 64 Bergson, DR.
p. 19 Statue de Marc-Aurèle, colline du Capitole à Rome, © Jupiteri- p. 65 Cellules sanguines, © Janis Smits/ Fotolia ;
mages. Chromosome, © Fotolia.
p. 20 Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon, 1873, p. 66 Insémination, © Alexandr Mitiuc/ Fotolia.
© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders.
La matière et l’esprit
L’existence et le temps p. 70 Démocrite, DR.
p. 22 Saint Augustin, détail d’un retable, Cambridge, DR. p. 71 Descartes, Traité de l’homme, DR.
p. 23 Sablier, © Alexey Klementiev/ Fotolia. p. 72 IRM, © iStockphoto.
p. 24 Église du souvenir à Berlin, © Sale/ Fotolia.
La vérité
LA CULTURE p. 74 Saint Thomas d’Aquin, DR.

© rue des écoles & Le Monde, 2013. Reproduction, diffusion et communication strictement interdites
p. 75 La bouche de la vérité, © javarman
Le langage p. 76 Saint Thomas d’Aquin, © Thinkstock.
p. 28 Ferdinand de Saussure, DR.
p. 29 Hiéroglyphes, © iStockphoto. LA POLITIQUE, LA MORALE
p. 30 Dialogue, © Vladimir Mucibacic/ Fotolia.
La société et les échanges
L’art p. 80 © Jean-Régis Roustan/ Roger-Viollet.
p. 32 Statue de Kant à Kaliningrad, DR. p. 82 Poignée de mains, © Fotolia (263).
p. 33 Victoire de Samothrace, DR.
p. 34 Jean Siméon Chardin, La Raie, 1728, DR. La justice et le droit
p. 84 Statue de Platon, © Thinkstock.
Le travail p. 85 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, DR.
p. 36 Statue de Marx et Engels, © iStockphoto. p. 86 Balance de la justice, © iStockphoto.
p. 37 Illustration tirée des Confessions de Jean-Jacques Rousseau
© Getty Images. L’État
p. 38 Sieste, © iStockphoto. p. 88 Page de titre du Léviathan, DR.
p. 89 Portrait de Montesquieu, DR.
La technique p. 90 Machiavel, DR.
p. 40 Aristote, © Thinkstock.
p. 41 Les temps modernes, ©Rue des Archives/RDA. La liberté
p. 42 Téléphones portables, © Fotolia. p. 92 Delacroix, La Liberté guidant le peuple, DR.
p. 93 Baruch Spinoza, © Getty Images.
La religion p. 94 Mains liées, © Anyka/ Fotolia.
p. 46 Auguste Comte, DR.
p. 47 Blaise Pascal, © iStockphoto/ Thinkstock.
p. 48 Livres, © Fotolia
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