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BAC DE
FRANÇAIS
ORAL/ECRIT

textes et fiches
By EITAN BENITAH

TEXTE N°2 pour L’ORAL


Maître Puntila et son
valet Matti de Bertolt
Brecht (1940)
Scène d'exposition

Introduction

La question du rapport maître-valet semble


aussi vieille que la comédie elle-même. Des
atellanes1 de l’Antiquité latine à la
commedia dell’arte, née au XVe s. en Italie,
les valets ont toujours occupé une place de
choix. Leurs rapports avec leurs maîtres
furent sources de conflits, de quiproquos,
de malentendus, mais aussi parfois de
confiance et de besoin réciproque. Que l’on
songe au rôle d’auxiliaire précieux et
irremplaçable de Dubois, dans Les Fausses
confidences (1737), de Marivaux, assurant
à lui seul le mariage très délicat de son
maître Dorante avec la riche Araminte ; ou
encore à Ruy Blas (1838), de Victor Hugo,
drame romantique montrant un valet
éponyme propulsé Premier Ministre et
amoureux de la Reine, mais qui à la suite
d’une sombre machination, doit redevenir
simple valet. Au XXe siècle, la question du
lien de subordination se double d’une
revendication sociale, dans un contexte où
l’utopie communiste conteste le pouvoir du
maître sur son valet. Ecrivain communiste,
Bertolt Brecht donne un éclairage
particulièrement dynamique de cette
question dans Maître Puntila et son valet
Matti, une pièce écrite en 1940 lors de son
exil en Finlande. Il imagine un maître à
double facette : sobre, c’est un tyran
acariâtre, ivre, il est traitable et gentil. La
scène d’exposition le montre en butte à son
valet Matti, chauffeur de son état : les deux
personnages s’observent, se défient, se
provoquent à la limite de la rupture, puis se
réconcilient étrangement. Mais la trêve
temporaire ne laisse pas de se nourrir de
méfiance et préfigure une amitié
impossible.

LECTURE : Bien jouer la méfiance


suspicieuse, voire injurieuse de maître
Puntila, puis le changement de ton, d’abord
pacifique puis irrité, de Matti. Les éclats de
voix doivent paraître sincères. Le
radoucissement soudain du maître doit
paraître inattendu et non sans un certain
comique.
QUESTION D’ETUDE : Quel rapport entre
maître et valet s’établit dans cette scène
d’exposition ?
REPONSE ET PLAN : Si l’exposition se lance
sur une scène entre maître et valet, qui plus
est sur les rôles-titres de la pièce, c’est bien
sûr pour poser d’entrée le rapport de force
ambigu qui unit les deux hommes : à la
domination presque sadique de Puntila
répond la réaction pleine de caractère du
valet courageux. Les deux hommes se
jaugent, s’observent et concluent une paix
temporaire. Nous verrons donc tout d’abord
les particularités déroutantes de ce conflit,
puis le comique tendu de cette scène
douce-amère, enfin la dynamique
hégélienne de ce rapport très ambivalent.

Un conflit maître-valet
déroutant

A- L’interrogatoire du valet

Agressé d’entrée de jeu par son maître, le


valet Matti essuie une pluie de questions
fort déplaisantes : « Qui es-tu ? » lui lance
impoliment son maître. Sans l’excuse, si
l’on peut dire, de l’état d’ébriété, maître
Puntila eût mérité une réplique cinglante.
Or, Matti, brave homme débonnaire, que
peu de choses atteignent, répond avec
flegme : « Je suis votre chauffeur, Monsieur
Puntila ». Il cherche à calmer le jeu, à ne
pas envenimer la situation, et explique les
choses comme à un enfant. L’ivresse aurait-
elle fait perdre tous ses repères au maître ?
Mais les questions ne s’ne tiennent pas là :
pas moins de six questions vont s’enchaîner
en une quinzaine de lignes, transformant ce
dialogue en interrogatoire policier. Si le
valet Matti conserve tout son calme au
début, sur les trois premières questions
disons, ( il vient de dehors, de la voiture où
il attend depuis deux jours, cette voiture est
une Studebaker [marque de grand luxe de
l’époque], elle appartient à Puntila), les
questions suivantes vont faire craquer ce
vernis de patience : « Tu peux le prouver ? »
La tournure extrêmement agressive a raison
du sage Matti : « Et je n’ai pas l’intention
d’attendre dehors plus longtemps, sachez-
le bien. J’en ai jusque-là ». Le valet se
rebelle au bout du compte ; le maître
éméché a abusé de la patience de son
chauffeur

B- Démission et réconciliation

Excédé, le valet Matti met sa démission


dans la balance : sans autre possibilité de
résistance que celle-là, il est bien décidé à
ne pas tolérer une attitude insultante. En
effet, en remettant sa parole en doute, le
maître l’accuse implicitement de
mensonge, en supposant même des
agissements illégaux. Pourquoi le valet
aurait-il besoin de « prouver » quoi que ce
soit ? N’est-ce pas lui qui aurait à se
plaindre, après deux jours d’attente dans la
voiture ? C’est pourquoi la série de
questions soupçonneuses du maître le
poussent à bout et le font exploser. Le
comble est atteint quand, dans un sommet
d’indélicatesse confinant au sadisme, le
maître cherche à l’humilier : « Qu’est-ce
que ça veut dire : un homme ? Tu es un
homme ? » Matti, de tempérament placide,
n’est cependant pas de nature à se laisser
traiter de sous-homme ou de larbin : « Vous
allez le voir tout de suite que je suis un
homme, Monsieur Puntila (…) Réglez-moi,
cent soixante-quinze marks, et j’irai
chercher mon certificat à Puntila ». Il
réclame ses gages et son certificat de
travail pour aller s’embaucher ailleurs.
C’est alors qu’on assiste à un renversement
de situation spectaculaire : le maître
change du tout au tout, cesse de la harceler,
et lui propose un verre en toute amitié !
« Avec moi, tu peux boire tranquille, frère ».

C- La méfiance légitime de Matti

Offensé, Matti ne se laisse pas amadouer


aussi facilement. Il reste sur ses gardes et
observe son maître pour voir si ce n’est pas
encore un tour pour mieux l’humilier en
changeant une nouvelle fois d’attitude :
« J’aimerais savoir ce que vous avez encore
dans la tête. Je ne sais pas si je vais boire
votre aquavit ». Le maître voit bien qu’il est
piqué à vif et enrobe ses offres amicales de
mots conciliants : « Tu es un homme
méfiant, je vois. Je comprends ça. On ne
doit pas s’asseoir à table avec des
étrangers ». Mais, de fait, l’attitude
courageuse et entière de Matti lui a plu : il a
vu que c’était un homme, il a reconnu une
attitude virile de résistance. Matti n’est pas
une carpette sur laquelle on s’essuierait les
pieds ; il sait se rebeller s’il le faut : « Ta
voix, je la connais, lance le maître (il tourne
autour de lui en l’observant comme une
bête curieuse.) Ta voix sonne tout à fait
comme celle d’un homme. » On a donc le
sentiment d’avoir assisté à une mise à
l’épreuve, épreuve brillamment remportée
par Matti. Il suffisait pour cela de se
rebiffer, de montrer sa dignité d’homme et
de ne pas accepter d’être humilié (ce qui
demande tout de même une bonne dose de
courage pour un subalterne, quelqu’un dont
le salaire dépend entièrement de son
maître).

Un comique tendu

A- Une tension perceptible

La pluie de questions fait ressortir dès le


début, et ce malgré l’ivresse du maître, une
scène d’affrontement, une véritable
épreuve psychologique. Un valet plus
soumis et moins fier que Matti n’aurait pas
réussi l’épreuve. Le sujet de la pièce
explique cette tension réelle : le conflit de
classe sociale entre maître et serviteur.
Brecht a pour projet de montrer sur une
situation simple de la vie réelle comment
une pression certaine peut s’exercer du
maître sur son valet, en suggérant qu’il
n’est pas à sa place ou que c’est un
imposteur. Les insinuations les plus
déplaisantes sont envoyées par le maître
comme autant d’humiliations difficilement
supportées : « Tu es un homme ? Avant tu as
dit que tu étais un chauffeur. Je t’ai surpris
en pleine contradiction, hein ! Avoue-le ! »
On est en droit de se demander si le maître
veut ici écraser l’amour-propre de son
serviteur en le poussant à répondre que son
maître a raison : il n’est pas un homme, ou
s’il s’amuse de façon cruelle par une sorte
de plaisanterie logique. Nul ne
disconviendrait qu’on peut et même qu’on
doit être un homme pour être un chauffeur,
et que distinguer les deux aspects ressortit
plutôt à une forme d’astuce ! Mais Matti,
sobre et excédé par sa longue attente, n’a
pas envie de poursuivre la logique avinée de
son maître, il ne cherche pas le moins du
monde à plaisanter sur le même registre !

B- Le comique de l’ivresse

Si usé que soit le procédé, le comique de


l’ivresse a toujours une efficacité certaine.
Seul l’état d’ébriété du maître peut
expliquer de nombreuses répliques qui
donnent un caractère parfois irréel à la
scène : il ne reconnaît pas un chauffeur qui
travaille depuis déjà cinq semaines chez lui,
ayant à le côtoyer de près ! Il trouve
« drôle » qu’il attende dans sa Studebaker,
qui est sa propre voiture depuis sans doute
longtemps ! Il s’étonne à nouveau que Matti
soit chauffeur après que le maître d’hôtel le
reprécise ligne 31 : « Tiens, tu es
chauffeur ? » Sans doute aussi, le distinguo
entre être chauffeur et être un homme
s’explique-t-il par cet état qui donne de la
réalité une perception étrange. Dans son
ivresse, Puntila entraîne le spectateur dans
une logique parallèle, un type de
raisonnement tordu et parfois malsain. Ses
commentaires paraissent ainsi soit
déplacés, soit puérils et déconcertants :
« Je l’ai toujours dit, c’est en voyage qu’on
rencontre les gens les plus intéressants. »
(l.32) Il faut souligner que, à part le début
inquisiteur et déstabilisant, l’ivresse fait
ressortir le bon caractère, la générosité de
Puntila, aboutissant à une sorte de double
personnalité proche de la schizophrénie. On
aurait ici une version comique de la
nouvelle de Robert Louis Stevenson :
Docteur Jekyll et Mister Hyde !

C- Un valet surprenant.

Le comique est également accentué par les


réactions assez étonnantes du valet Matti
au caractère bien trempé. Tout d’abord, il
sait ne pas s’offusquer aux remarques de
son maître et lui donne, avec générosité, les
circonstances atténuantes de l’ivresse. D’où
son calme imperturbable au début. Il le
considère comme une personne affaiblie
par l’alcool et cherche à lui parler
doucement. Le valet prend donc soin de son
maître comme un père de son enfant ; il a
presque l’air supérieur à lui. Il a une
conscience bien plus claire de la situation,
il sait qui il est, quelle est sa fonction,
quelle voiture il conduit, depuis combien de
temps il attend : tous renseignements qui
semblent échapper au cerveau embrumé de
Puntila. Puis, la patience le quitte
soudainement : on découvre alors un valet
de caractère, qui se rebiffe, qui ne se laisse
pas faire, qui a sa fierté. Cette forme de
dignité et de force n’est pas la qualité
première que l’on attendrait chez un valet,
d’où une réelle surprise chez le spectateur
qui découvre dans cette exposition un valet
peu ordinaire, un homme solide. On ne
retrouve pas du tout chez Matti cet instinct
servile qui pousse à accepter des
humiliations pour mieux profiter
matériellement de son poste, comme le
chien de la fable de La Fontaine engageant
un loup à supporter parfois le collier pour
ensuite avoir de bons morceaux (Le Chien et
le loup). Matti est un homme pour ainsi dire
indépendant, sauf que sa situation sociale
le rend par force dépendant de son maître.
Mais il n’est pas prêt à tout accepter ; il sait
poser des limites.

Une réflexion dynamique sur


les liens maître-valet

A- La volonté du maître d’humilier


son valet.

Brecht dénonce clairement dans cette


exposition la tendance sadique qui peut
pousser certains maîtres à torturer
psychologiquement leurs serviteurs. Ainsi,
vouloir faire dire à Matti qu’ « il n’est pas un
homme », vouloir le lui faire avouer n’est
pas une attitude innocente. Le maître
cherche clairement à le pousser à bout ou à
provoquer une réaction. Jusqu’où son valet
lui sera-t-il soumis ? Aura-t-il l’audace de
dire quelque chose contre son maître ?
Matti se contente si l’on peut dire, de
donner sa démission, mais il aurait pu
également argumenter, répondre sans
ménagement à son maître, « le remettre en
place ». Philosophe peu bavard (il est en
cela proche des Stoïques), Matti préfère
rompre et s’en tenir là. Il aurait pu par
exemple répondre : « Et un maître aviné est-
il encore un maître ? Un pochtron mérite-t-
il de donner des ordres ? Qui est-il pour se
permettre de jeter la suspicion sur son
caractère humain et viril ? » Mais Brecht a
sans doute voulu éviter les débats, les
prises de bec, les longues argumentations,
préférant la force théâtrale de la démission.
En pleine exposition, ce départ d’un des
personnages éponymes est un coup de
théâtre audacieux qui porte
instantanément le conflit à son point
maximum d’intensité.

B- Qu’est-ce qu’un valet digne de ce


nom ?

Si l’image du maître n’est guère reluisante


dans ce début (et l’on n’en attendait pas
moins de Brecht aux opinions marxistes
clairement revendiquées), celle du valet est
plus intéressante : le dilemme qui s’offre à
lui est de se plier en restant en poste ou de
se cabrer mais en démissionnant. Comment
dès lors obéir à un supérieur en se fixant
certaines limites ? Quelle fierté peut
conserver un subalterne ? C’est la question
que semble poser Brecht dans cette
exposition, et Matti serait la figure la plus
juste du valet moderne, affranchi de
l’ancienne soumission, celle de l’Ancien
Régime, et désormais conscient de sa
dignité d’homme, telle que la définit la
Déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen : « Tous les Hommes naissent égaux
en dignité et en droit. » Bien davantage,
Matti n’est pas seulement un fils de la
Révolution Française, c’est aussi un lecteur
de Marx : il sait que les rapports sociaux se
construisent sur la lutte et la résistance. Il
n’est donc pas prêt à tout accepter. Tout au
long de la pièce, son attitude virile et fière
sera comme un guide pour le spectateur qui
peut avoir à souffrir de tels rapports dans
sa vie. Le « théâtre épique » de Brecht a
pour ambition de susciter la réflexion chez
le spectateur et de proposer un modèle de
résistance à l’oppression. Soyez tous des
Matti conscients de votre valeur, n’acceptez
pas qu’on vous maltraite, susurre Brecht
tout au long des scènes de sa pièce.

C- Une pièce humaniste moderne.

L’enjeu de cette exposition est au fond de


poser les cadres d’un humanisme moderne.
Comment la relation d’obéissance ne doit
en aucun cas faire oublier l’humanité qui
est en chacun de nous, voilà ce que nous
enseigne ici Brecht. Pour être valet, Matti
n’en est pas moins homme, pourrait-on dire
en paraphrasant un vers célèbre. De plus, le
maître Puntila n’est pas non plus un être
supérieur dont l’autorité naturelle
éclaterait aux yeux de tous : son vice de la
boisson le rend fragile, incohérent,
solitaire. Il a besoin de Matti pour partager
un verre, pour avoir quelqu’un à qui parler.
Le maître a peut-être plus besoin ici de son
valet que l’inverse, renversement
dialectique de la dépendance maître-valet
qu’avait déjà indiqué le philosophe Hegel
au début du XIXe siècle. C’est pourquoi les
deux personnages peuvent trinquer
ensemble, une fois l’affrontement dépassé :
le pauvre maître qui noie une douleur dans
l’alcool et le robuste Matti qui ne s’en laisse
pas conter sont pour ainsi dire sur un pied
d’égalité. Dans un moment particulier
autorisé par l’ivresse la différence de
condition sociale s’estompe et le partage
humain peut avoir lieu. Brecht invite ses
spectateurs à rechercher ce partage
d’humanité au-delà des divisions de classes
sociales. La reconnaissance de la « voix
d’un homme » ligne 25 par Puntila est un
moment joyeux, comme un immense plaisir
de ne pas être seul, de trouver un semblable
avec qui échanger, et pas seulement des
propos : des sentiments complexes dont se
nourrit l’amitié.

Conclusion

La pièce de Brecht semble s’intéresser à un


sujet rebattu au théâtre: le lien entre maître
et valet. Mais par la force du conflit que la
première scène expose, par le type de
comique ambigu et tendu qui se joue ici, le
dramaturge dépasse la question de la
soumission servile pour déboucher sur une
revendication très noble d’humanité
partagée. Héritier des Lumières et de Marx,
Brecht met en scène un valet valeureux qui
entend rester pleinement humain et qui
n’accepte pas l’humiliation de l’obéissance
veule. Comment rester un homme quand la
nécessité nous commande d’obéir à un
autre : c’est cette difficile question que
nous demande d’aborder Brecht avec
courage et sans faux-fuyant.

M. AMIRATI
Eitan BENITAH

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