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222 Bulletin critique / Arabica 60 (2013) 208-243

Yaron Friedman, The Nuṣayrī-ʿAlawīs. An Introduction to the Religion, History


and Identity of the Leading Minority in Syria, Leyde-Boston, Brill (« Islamic His-
tory and Civilization », 77), 2010, xix+325 p., 25×16 cm., ISBN : 978-90-04-
17892-2, 129 €/179 $.

La recherche universitaire sur les Nuṣayrī, ou ʿAlawī, comme les adeptes de ce courant
chiite préfèrent se nommer depuis le début du xxe siècle, était jusqu’à une époque
récente fondée sur un nombre limité de sources disponibles, textes provenant tant de
la tradition nuṣayrī elle-même que du milieu des anciens ġulāt de Kūfa dont le courant
nuṣayrī est très probablement issu. L’objectif principal du livre de Yaron Friedman est,
comme l’auteur l’annonce lui-même dès les premières lignes de la préface, de réviser
l’histoire et la doctrine nuṣayrī en combinant les données des études existantes avec
celles des sources publiées récemment.
Les sources complémentaires qui permettent à l’auteur d’aborder cette tâche sont
pour la plupart contenues dans les volumes du Silsilat al-turāt̠ al-ʿalawī : rasāʾil al-ḥ ikma
l-ʿalawiyya, publiés au Liban depuis 2006 (six volumes étaient connus de l’auteur au
moment de la rédaction de ce livre, quelques volumes supplémentaires sont parus plus
récemment). Les Rasāʾil fournissent, en effet, des matériaux d’une richesse extraordi-
naire pour l’étude du courant nuṣayrī, matériaux inédits à l’exclusion de quelques
textes dont les manuscrits sont disponibles ailleurs dans des bibliothèques européen-
nes. Cependant, il ne s’agit pas d’une édition critique, et la plupart de traités nuṣayrī
inclus dans les Rasāʾil ne sont pas connus d’autres sources. Les moyens de vérifier leur
authenticité et leur exactitude sont donc très restreints : les titres de certains d’entre
eux sont mentionnés dans les inventaires établis par J. Catafago et par L. Massignon,
et des citations de traités inédits se trouvent dans d’autres textes dont les
manuscrits sont disponibles. Conscient de ce problème, l’auteur ne lui consacre pour-
tant qu’un court paragraphe, p. 3, où il exprime sa conviction que les Rasāʾil sont une
source crédible.
Le livre commence avec un exposé de l’histoire médiévale des Nuṣayrīs, depuis
Muḥammad b. Nuṣayr (iiie/ixe siècle), l’éponyme du groupe, jusqu’à l’époque mame-
louke et la fatwa anti-Nuṣayrī d’Ibn Taymiyya (première moitié du viiie/xive siècle).
Cette concentration sur la période médiévale est d’ailleurs maintenue dans l’ensemble
de l’ouvrage. De ce point de vue, la mention de la « minorité dominante en Syrie » dans
le sous-titre, qui se réfère à la Syrie contemporaine, déborde le cadre historique de
l’ouvrage. Le premier sous-chapitre de cette partie est consacré à Ibn Nuṣayr, ses rela-
tions avec ʿAlī l-Hādī (m. 254/868) et Ḥ asan al-ʿAskarī (m. 260/873), respectivement
le dixième et le onzième imams des chiites duodécimains, son excommunication, et la
formation d’une communauté qui reconnaissait l’autorité spirituelle d’Ibn Nuṣayr à la
suite des enseignements secrets qu’il aurait reçus des imams. Concernant la base sociale
du groupe nuṣayrī émergent, l’auteur discute l’hypothèse selon laquelle Ibn Nuṣayr
serait soutenu non seulement par le cercle étroit de ses adeptes, mais aussi par la tribu
des Banū Numayr à laquelle il serait affilié. Le support financier du mouvement pour-
rait provenir de la famille vizirale des Banū l-Furāt. Les figures les plus marquantes
dans la période suivant la mort d’Ibn Nuṣayr ont été Muḥammad b. Ğundab et ʿAbd
Allāh al-Ğannān al-Ğunbulānī. Le deuxième sous-chapitre décrit la vie et l’œuvre
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2013 DOI: 10.1163/157005812X646140
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d’Abū ʿAbd Allāh al-Ḥ usayn b. Ḥ amdān al-Ḫ aṣībī (m. 346/957 ou 358/969), le véri-
table fondateur du courant nuṣayrī. Cet exposé est fondé sur un article publié par
l’auteur en 2001. Les neuf sous-chapitres suivants, concernant l’évolution des princi-
paux foyers de la communauté et le développement de la littérature nuṣayrī, touchent
à des questions d’un intérêt capital, telles que la formation du canon nuṣayrī, l’expan-
sion de la communauté et la conversion possible des populations chrétiennes en Syrie,
les pratiques juridiques des Nuṣayrī, les relations entre les Nuṣayrī et d’autres courants
islamiques, notamment le soufisme et le chiisme duodécimain et ismaélien. Ces ques-
tions sont malheureusement traitées très brièvement et mériteraient d’être abordées
dans une perspective plus approfondie. Le corpus d’écrits théologiques fondateurs du
mouvement se trouvait formé et cristallisé au ve/xie siècle, par les auteurs comme ʿAlī
l-Ğisrī, Muḥammad al-Ğillī, Maymūn al-Ṭabarānī, et les membres du clan des Banū
Šuʿba de Ḥ arrān. Le sous-chapitre 9 contient un résumé de la vie et de l’œuvre d’al-
Makzūn al-Sinğārī (m. 638/1240), qui a introduit des réformes importantes dans la vie
de la communauté. Le sous-chapitre 10 décrit la situation des Nuṣayrī sous la domina-
tion mamelouke, les tentatives de convertir les Nuṣayrī à l’islam sunnite, la révolte d’une
partie de la communauté suite à l’apparition d’un leader messianique (mahdī), le takfīr
d’Ibn Taymiyya et la réaction des autorités mameloukes. Le chapitre se termine par un
tableau chronologique qui récapitule les principaux jalons de l’histoire médiévale des
nuṣayrī mentionnés dans le texte.
Dans l’introduction au deuxième chapitre, intitulé « The Nuṣayrī Religion », l’auteur
caractérise le système de croyances nuṣayrī comme essentiellement syncrétiste, déve-
loppé dans le milieu du mysticisme chiite et ayant intégré des éléments hellénistiques
ainsi que des influences des religions autres que l'islam notamment les religions juive,
zoroastrienne et chrétienne. Il évoque également le problème de fragmentation de la
plupart de textes nuṣayrī, dépourvus d’une organisation systématique. L’exposé cohérent
de leurs contenus nécessite donc une intervention artificielle de la part du chercheur.
Dans le deuxième paragraphe de cette introduction concise, l’auteur formule l’objectif
du deuxième chapitre : compléter la recherche sur la doctrine nuṣayrī, et notamment
The Nuṣayrī-ʿAlawī Religion de Bar-Asher et Kofsky, la contribution la plus importante
dans ce domaine ; et discuter les possibles sources de croyances syncrétiques nuṣayrī.
Le chapitre commence par un aperçu de l’histoire des études sur la doctrine nuṣayrī.
L’auteur y distingue trois étapes consécutives. La première (De Sacy, Dussaud, Lyde,
Lammens) était caractérisée par une approche « externe », lorsque le syncrétisme
nuṣayrī était perçu comme fondé sur des éléments d’origine extra-islamique. La
deuxième, « interne » (Massignon, Strothmann, Halm), voit le nuṣayrisme essentielle-
ment comme un courant chiite. D’après l’auteur, il est possible que les travaux de Bar
Asher et Kofsky annoncent le début d’une troisième étape, qui serait marquée par une
réévaluation de la place des éléments extra-islamiques et un retour vers l’hypothèse
« externe ».
Dans le reste de ce chapitre, le plus long du livre, l’auteur aborde les thèmes cen-
traux de la doctrine nuṣayrī : nature de la divinité et la triade divine, cosmogonie,
transmigration, cycles de l’histoire, gnoséologie, démonologie, interprétations allégo-
riques de la loi musulmane, fêtes et calendrier nuṣayrī.
Particulièrement intéressant est l’exposé de la conception nuṣayrī de nidāʾ, déclara-
tion publique de la divinité de l’imam. Cet exposé, partagé entre le premier et le
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deuxième chapitres du livre, s’appuie sur Risālat al-andiya attribuée à Muḥammad


al-Ğillī et publiée dans les Rasāʾil. Le nidāʾ y est présenté comme une action volontaire,
un rituel accompli par le mystique arrivé à un degré élevé dans son parcours spirituel.
La proclamation de la divinité des imams, fait attribué à certains de leurs disciples
intimes, constitue l’ « exagération » même dont les ġulāt étaient accusés. Cette procla-
mation était généralement suivie de la malédiction publique de l’Imām et de l’excom-
munication, voire de l’exécution des « exagérateurs ». Les Nuṣayrī auraient cru que la
malédiction de l’imam était en réalité une bénédiction, et que l’exécution qui pouvait
suivre n’était qu’une apparence pour tromper leurs ennemis. Cela rejoint la conception
nuṣayrī du docétisme. La comparaison que l’auteur fait entre nidāʾ nuṣayrī et locutions
paradoxales, souvent d’apparence blasphématoire (šaṭḥ iyyāt), des soufis extatiques, est
également intéressante, ainsi que la note sur l’utilisation des propos théopathiques des
prônes (ḫ uṭba pl. ḫ uṭab) attribués à ʿAlī b. Abī Ṭālib dans le rituel du nidāʾ.
Dans le troisième chapitre l’auteur discute les points de vue chiites et sunnites sur
les Nuṣayrī, avant d’aborder la question de l’autodéfinition de l’identité nuṣayrī dans
le Dīwān d’al-Ḫ aṣībī. Le dernier sous-chapitre de cette partie est consacré aux particu-
larités de l'initiation dans la communauté et ses étapes successives.
La partie finale du livre est constituée par les annexes. La première annexe contient
un inventaire d’ouvrages proto-nuṣayrī et nuṣayrī. L’auteur y donne des informations
sur les auteurs, réels ou présumés, discute les problèmes d’attribution de textes, l’his-
toire de leur composition et de leur transmission, mentionne les manuscrits, les édi-
tions existantes et, le cas échéant, la bibliographie. Ces notes sont très utiles, mais
parfois trop concises, notamment en ce qui concerne la description des contenus des
ouvrages inédits nouvellement publiés dans les Rasāʾil. La deuxième annexe contient
des titres et des descriptions sommaires d’ouvrages qui ne nous sont pas actuellement
disponibles. Dans l’annexe suivante, l’auteur présente les différents types de l’écriture
cryptée utilisés dans les ouvrages d’al-Ṭabarānī. Les deux annexes suivantes contien-
nent respectivement une table de la hiérarchie des ahl al-marātib et la liste des imams
et leurs bābs d’après les sources nuṣayrī. L’annexe 6 est une description des poèmes du
Dīwān d’al-Ḫ aṣībī, repartis en trois groupes selon leur fiabilité. L’annexe 7 contient un
résumé des chapitres du Dustūr, livre utilisé et mémorisé par les initiés Nuṣayrī. Enfin,
la huitième annexe est une traduction de la fatwa anti-Nuṣayrī d’Ibn Taymiyya.
Le livre est muni d’une bibliographie sélective – qui n’inclut malheureusement pas
toutes les références mentionnées dans le texte – et d’un index général.
Le livre contient sans doute des éléments nouveaux intéressants, correspondant à
l’intention de mise à jour que l’auteur a exprimée dans l’introduction. Cependant,
dans l’ensemble, cette mise à jour reste dans l’ombre du résumé des travaux antérieurs.
À part quelques questions particulières, comme le concept de nidāʾ mentionné ci-des-
sus, les nouveaux traités des Rasāʾil ne sont pas systématiquement explorés et mis à
contribution, ce qui laisse souvent le lecteur sur sa faim. En comparaison aux études
précédentes, les réflexions sur les influences extra-islamiques – zoroastrienne, hellénis-
tique, juive et chrétienne – changent tout au plus des accents, sans apporter de nouvel-
les données décisives. Bien que les Šayḫī et les Bahāʾī soient mentionnés (p. 185), le
thème de possibles influences et échanges entre les Nuṣayrī et les courants similaires
n’est malheureusement pas développé davantage.
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L’exposé comporte certaines irrégularités structurelles. Ainsi, p. 144, l’auteur pré-


sente la taqiyya comme résultant du danger permanent et croissant de persécutions,
sans pour autant donner des références ou des exemples de telles persécutions. Plus
loin, p. 223, il semble contredire cette thèse, en affirmant que « les persécutions de la
secte par les autorités musulmanes se sont intensifiées seulement à l’époque mame-
louke ».
Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la valeur scientifique de l’ouvrage, qui
augure des progrès significatifs qui nous attendent sans doute prochainement dans le
domaine des études nuṣayrī.

The Institute of Ismaili Studies (Londres) Orkhan Mir-Kasimov

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