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Compte rendu / Book Review

Studies in Religion / Sciences Religieuses


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Compte rendu / ª The Author(s) / Le(s) auteur(s), 2020
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Les Califes maudits. La déchirure


Hela Ouardi
Paris : Albin Michel, 2019. 238 p.

En ayant recours à nouveau à l’approche qu’elle avait adoptée dans Les derniers jours de
Muhammad paru en 2016, dans Les Califes maudits, Hela Ouardi tire avantage de
sources existantes, mais souvent occultées, pour restituer au plus près l’enchaı̂nement
des événements durant les jours suivant immédiatement le décès du prophète Muham-
mad. Ce livre, qui se déploie comme une pièce de théâtre, se compose de trois actes,
divisés en un nombre inégal de scènes pour chacun de ses trois chapitres. La force de
l’ouvrage tient au fait que son auteure en reconstitue le récit à partir, strictement, de la
littérature musulmane, traditionnelle et canonique (Hadı̂ths, Tabaqât, exégèses, chroni-
ques, etc. 12), tout en remettant en question l’idée selon laquelle les quatre premiers
califes auraient été « bien guidés » (11). Ce faisant, Hela Ouardi montre comment
opèrent, à la mort du prophète Muhammad, des enjeux liés autant à des conjonctures
circonstancielles (des individus qui s’affrontent et dont certains finissent par s’imposer
au détriment des autres) qu’à des règles et des codes ancestraux régissant différentes
tribus de la péninsule Arabique. Ce drame en trois actes, dont les conséquences seront
considérables pour les siècles à venir, se joue donc comme une tragédie grecque, des
destins individuels ayant d’incalculables répercussions sur le cours d’une histoire qui
s’étendra sur plusieurs continents.
Le livre s’ouvre sur un « Avertissement », intitulé « Ceci n’est pas une fiction »
(11–13), dans lequel Ouardi présente ses objectifs : proposer une reconstitution histo-
rique détaillée de la naissance du premier califat durant les jours et semaines qui ont
immédiatement suivi la mort du Prophète (11), et « réanimer une mémoire collective
fossilisée par une amnésie générale et confisquée par des forces obscures qui, sous
couvert de glorification du passé de l’islam, l’ont transformé en machine de guerre »
(13). Dans cette perspective, sa méthodologie – une exploration philologique des sources
de la Tradition musulmane, sunnite et shi’ı̂te et « une mise en forme qui rassemble les
récits atomisés de la Tradition dans un ensemble unifié » (11–12) – consiste à construire
un récit cohérent et qui, précise-t-elle, n’a rien d’une fiction.
L’Acte premier (1–20), intitulé « Conclave dans la Saqı̂fa », comprend sept scènes
campées dans la Saqı̂fa (la tonnelle) de la tribu des Khazraj à Médine, où une réunion
nocturne se déroule peu de temps après le décès de Muhammad. La première scène réunit
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les Ansârs (ou « auxiliaires » du Prophète), menés par Sa’d ibn ‘Ubâda, alors qu’ils
entament des négociations sur le choix du successeur de Muhammad, et ce, en l’absence
et en cachette des Émigrants, dont les plus importants sont ‘Ali, Abû Bakr et ‘Umar.
Entre les Ansârs et les Émigrants s’engage ainsi une lutte pour la succession du pouvoir,
succession d’un genre nouveau, puisque les fonctions à la fois religieuses et politiques
assumées par Muhammad diffèrent des pratiques claniques des tribus préislamiques,
ainsi que du rôle que joueront les premiers califes musulmans.
Les Ansârs sont médinois, issus de deux tribus rivales, celles des Aws et des Khazraj,
tandis que les Émigrants, issus de la tribu des Quraysh, dont provient aussi Muhammad
(lointainement associé aussi à la tribu des Khazraj), ont accompagné celui-ci lors de son
exil à Médine. La scène 2 nous ramène, en un flash-back (34), au moment où les
conciliabules sont déjà entamés par les Ansârs, pendant que Muhammad est encore
agonisant. L’auteure récapitule aussi dans cette scène la genèse des rapports entre les
deux tribus des Aws et des Khazraj. Sous la tonnelle, ces deux tribus, qui tentent
d’imposer l’un des leurs pour succéder à Muhammad, optent pour Sa’d ibn ‘Ubâda, car
il est en mesure de recueillir l’approbation de leurs deux clans rivaux, mais ce choix est
risqué puisque sa santé décline. La scène 2 s’achève sur l’arrivée de nombreux Émigrants
à la suite de ‘Umar et Abû Bakr, accompagnés par Abû ‘Ubayda ibn al-Jarrâh (53).
Quant à ‘Ali, qui n’a pas été mis au courant de ces tractations (57), il demeure dans la
chambre mortuaire, veillant la dépouille du Prophète délaissé par ses autres compagnons
(59). La scène 3 de l’Acte premier présente en flash-back la situation dans le camp des
Émigrants, alors que plusieurs des leurs se seraient déjà ralliés à Abû-Bakr, à qui ils
auraient prêté allégeance, ce qui, selon certaines sources, aurait poussé les Ansâr à se
réunir sous la tonnelle (59). Abû Bakr et ‘Umar auraient donc – malgré leur proximité
familiale avec Muhammad (dont ils sont tous deux les beaux-pères) et malgré leur
loyauté envers lui (65) – manqué ses funérailles pour aller confronter les Ansâr à la
Saqı̂fa.
Dans la scène 4, les Émigrants et les Ansârs sont réunis, ce qui donne lieu à une
confrontation verbale durant laquelle le lecteur apprend en aparté que, selon certaines
sources, ‘Umar aurait préalablement empêché Muhammad de rédiger son testament
(67-88), et donc de désigner lui-même son successeur (93). Lors de sa joute, les argu-
ments présentés par Abû Bakr sont intéressants, dans la mesure où ils mettent en
évidence la situation nouvelle qui prévaut à cette date : « [ . . . ] dans un conseil de
seigneurs, chaque tribu ou clan chante ses propres louanges pour prouver sa supériorité.
Avant l’islam, cette supériorité se fondait notamment sur le paramètre aristocratique de
la généalogie, sur celui, héroı̈que, des exploits militaires ou encore sur celui, littéraire, de
l’éloquence. La Saqı̂fa voit émerger un paramètre jusque-là inédit, celui du mérite
religieux, confondu avec l’ancienneté de la conversion à l’islam. » (74–75). À ces quatre
critères (généalogie, exploits militaires, éloquence et mérite religieux), Abû Bakr ajoute
celui du lien de sang qui « unit tous les Émigrants à l’Envoyé de Dieu » (75) et évoque
pour finir l’argument tribal (76–81). Mais l’accord entre les Émigrants et les Ansârs n’est
pas encore conclu pour autant, étant donné deux difficultés évoquées par l’auteure dans
la scène 5 : d’une part, en Arabie, et bien avant l’islam, l’autorité d’un chef n’était pas
clairement institutionnalisée – il s’agit en l’occurrence de choisir un chef qui soit apte à
représenter une communauté hétérogène, puisque constituée de plusieurs tribus (92) – et,
Compte rendu / Book Review 3

d’autre part, le nouveau critère de mérite religieux est un sujet de compétition entre les
Émigrants et les Ansâr. À ces deux difficultés s’ajoute le fait que Muhammad a été
empêché de dicter son testament (93). La scène 5, qui avait débuté par une proposition
d’alternance du pouvoir entre Ansârs et Émigrants (89–91), se termine par une proposi-
tion d’allégeance à ‘Ali (100), ces deux renversements, de courte durée, menant à la
scène 6, qui confirme l’élection d’Abû Bakr (102–112). Ce choix, qui résulte de
l’ancienne rivalité entre les tribus de Aws et Khazraj, dont aucune ne veux céder le
pouvoir à l’autre (105), s’accompagne de quelques insultes et bagarres entre les
Émigrants et Sa’d ibn ‘Ubâda notamment, bagarres que l’auteure associe au spectre
de « la déchirure » (cf. le titre du livre) qui resurgira 24 ans plus tard, « dans une guerre
qui divisera irréversiblement les musulmans entre sunnites et shi’ı̂tes » (111). Dans la
scène 7, la dernière de l’Acte premier, Abû Bakr et ‘Omar ont quitté la Saqı̂fa pour se
diriger vers la mosquée (113–120).
L’Acte deuxième (121–141), intitulé « Un calife sans royaume », est très court et ne
comprend que trois scènes, dont la première montre que les Ansârs n’approuvent pas
tous l’élection de Abû Bakr (123–124) et la deuxième que les tensions qui persistent
semblent s’estomper lorsque ‘Ali se refuse à réclamer le pouvoir, comme certains
auraient voulu qu’il le fı̂t (134–135). La scène 3 nous apprend que certains Émigrants
étaient également en faveur de ‘Ali (137) et que ‘Abû Bakr, quant à lui, n’a jamais voulu
le pouvoir (140-141). En fait, malgré le calme apparent, « L’ombre de la guerre civile
commence à planer sérieusement, guerre de tous contre tous : Aws contre Khazraj,
Émigrants contre Ansârs, partisans d’Abû Bakr contre les deux branches des ‘Abd
Manâf, Hachémites et Umayyades, etc. » (140).
Enfin, l’Acte troisième (143–186), intitulé « La malédiction », comprend cinq scènes.
La première nous ramène au moment où ‘Ali, qui effectue la toilette de Muhammad dans
la chambre mortuaire, avec son oncle ‘Abbas, entend le chant du muezzin et comprend
que le Prophète a déjà un successeur, alors qu’il n’a même pas encore été inhumé (145).
Dans la famille du Prophète (ahl al-bayt), on considère l’élection d’Abû Bakr comme
abusive, puisque, du point de vue des ahl al-bayt, l’argument religieux leur donne la
préséance, tout comme l’argument clanique (146), surtout que Muhammad, après son
pèlerinage d’adieu, avait proclamé à des milliers de gens, devant l’étang de Khumm :
« Quiconque m’a pour mawlâ (seigneur), ‘Ali ici présent est son mawlâ » (147). Même
s’il n’est pas intéressé à disputer le pouvoir à Abû Bakr, ‘Ali refuse de lui faire
allégeance. ‘Omar et Abû Bakr s’en prennent alors à ‘Ali et à son épouse Fâtima, la
fille de Muhammad (154). Dans la scène 2, Fâtima est déshéritée par Abû Bakr d’une
oasis près de Médine, qui lui revenait de son père. La scène 3 porte sur la malédiction
qu’elle formule en conséquence et la scène 4 sur la mort de Fâtima. Dans la scène 5, qui
clôt l’ouvrage, ‘Ali se réconcilie avec Abû Bakr, qui sera toujours hanté quant à lui par la
malédiction de Fâtima et par le regret d’avoir accepté le califat.
Le livre s’achève par une section de notes finales (187–211) – qu’il eût été plus
commode pour le lecteur d’intégrer aux notes en bas de pages, pour ne préserver qu’un
seul système de notation –, laquelle est suivie de quatre autres sections : une présentation
de la lignée ancestrale de Muhammad (213), une présentation des alliances matrimonia-
les du Prophète (215), une bibliographie incluant les sources arabes (sources de la
Tradition et sources contemporaines, 217–228) et une bibliographie sélective (229–232).
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En regard de la littérature actuelle sur le sujet, cet excellent ouvrage, dont il est
notable qu’il ait été rédigé par une femme, s’avère aussi percutant que Les derniers
jours de Muhammad, dont il constitue la suite (le fait de traiter le même sujet en deux
ouvrages occasionne cependant quelques recoupements, sans doute inévitables). Les
califes maudits se lit en outre de manière fluide et pourra ainsi intéresser autant les
spécialistes que le grand public.

Olga Hazan
Université du Québec à Montréal

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