Vous êtes sur la page 1sur 180

Philippe Lacoue-Labarthe

L’« Allégorie »
suivi de

Un commencement
par Jean-Luc Nancy

Galilée
Lignes fictives
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lallegoriesuividOOOOIaco
COLLECTION LIGNES FICTIVES
dirigée par Cécile Bourguignon
L’« Allégorie »
© 2006, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

ISBN 10 : 2-7186-0724-6 ISBN 13 : 978-2-7186-0724-5 ISSN : 0223-7083


Philippe Lacoue-Labarthe

L’« Allégorie »
suivi de

Un commencement
par Jean-Luc Nancy

Galilée
fa 3612 ,As>in ai? S0QL
Aux enfants,
les quatre : A. et M., E. et G., ainsi peut-
on symboliquement les convoquer, en chias¬
me si l’on veut,
qui auront tout de même été de très loin
ma joie la plus douloureuse et mon exis¬
tence la plus distinctement muette,
de tout mon cœur.

Paris, le 20 mai 2006.


Avertissement

L’ensemble des textes que réunit ce livre a été


composé entre l’automne de 1967 et les premières dé¬
cades de 1968, même si certains d’entre eux étaient
antérieurs.
Sur les conseils d’un ami, cet ensemble fut adressé
à un éditeur réputé qui lui réserva un accueil et pro¬
mit une publication pour « la rentrée » suivante. À
l’automne toutefois l’écho parvint de l’« immense dif¬
ficulté » que rencontrait en général l’édition en rai¬
son des « Evénements de Mai »... Le livre ne parut
pas. Seule une sélection de textes figura au sommaire
du Nouveau Commerce entre 1968 et 1970. Pour
parler à peu près comme Rimbaud, ce fut là « une
belle gloire de conteur emportée »...
C’est pourquoi je ne sais vraiment que penser de la
présente publication trente-huit ans plus tard, qu’un
autre ami, autrement fidèle celui-là, aourdie malgré - il
le savait — ma sévère réticence. Baudelaire, cette fois,

11
laisse entendre quelque part que lorsqu’une barque
est chargée il faut la mettre à l’eau ; et franchir le
fleuve. Admettons...
Ouverture

Parfois, le soir on pénètre dans un jardin clos


depuis longtemps ;

(ou bien, en d’autres circonstances — marche, retour —


on franchit le seuil d’une demeure laissée à l’aban¬
don.)

dans le jardin, l’herbe a poussé (friches), du lierre


couvre les murs ; il règne le plus grand désordre végétal ;

(Dans la maison, la lumière ne pénètre presque plus ;


des gravats recouvrent le plancher ou le carrelage —
les fentes, rainures et dessins ; les quelques meubles
qui sont restés après le départ, peut-être précipité,
des derniers habitants, sont couverts de poussière.)

l’herbe est noire. S’y mêlent ronces, broussailles, tout


un branchage. De l’eau, venue des pluies, est immo-

13
bile au creux d’une pierre. L’ombre du feuillage - quel¬
ques arbres - est bleue. La lumière tremble au-dessus
de l’herbe. Le vent - un souffle issu de l’ombre - agite
peu l'herbe et le feuillage obscur, il traverse l’air encore
chaud. C’est le soir - l’été, à la veille du calcin de l'an.
On marche dans l’herbe qu’on piétine. À la limite
des pierres (au faîte du mur qui clôt le jardin), le ciel
est plus sombre. La nuit s’annonce. Quelques oiseaux
passent rapidement, au-dessus de tout ;

- On vient ici,
non pour célébrer une demeure, un jardin,

mais parce que l’on s’est égaré (on a depuis long¬


temps erré entre des chemins non reconnus) ; il faut
attendre ici, maintenant - que le jour paraisse -, sans
impatience ; ne pas s’effrayer, reprendre, si l’on peut, le
cours des choses (même si l’on oublie, autre chose est
survenu) : la ville laissée derrière soi, quelques routes, les
prairies le long du fleuve qui sont profondes (où il y a de
l’eau, des ruisseaux, de larges flaques qui éblouissent et
réfléchissent le ciel), peut-être des collines (d’où l’on
verrait la plaine et tout un réseau de chemins) ; la porte
enfin — bois pourrissant, la pierre du seuil disparue sous
la broussaille, une inscription effacée sur le linteau ;

mais parce que la scène n’est pas située,


- insituable ;

14
elle a lieu sans présence, sans loi.
On ignore ce qui l’engage et provoque son très lent
déroulement, hors de tout regard quasiment - à
quelle infranchissable distance cela se joue, depuis
toujours (se répète), cela va se jouer encore.

RÉCITATIF

L avènement du matin fait disparaître étrangement


toutes les ombres. Les choses s’illuminent. Entre les
quelques arbres, le ciel', entre les pierres et les murs,
l’herbe — blanchissent.
Au front, aux épaules — dans l’envers du dos, le froid.
Une douleur tenace dans les yeux, le visage.
Effondrement intérieur : vertige, nausées — une im¬
mense fatigue, jamais encore ressentie.
Effacement de soi — vide.
On regarde : l’éveil du visible terrasse.

AIR

(Théâtre sans personnages,


tragédie sans protagonistes ;
nulle, pour ainsi dire, fiction — mythes, péripéties,
reconnaissances. Il ne se passe presque rien, sinon
que cet événement foudroyant a lieu (mais indéce-

15
labié, sans lieu — la scène est vide) : cet effacement
insensé par lequel je disparais.
Ici, les choses sont de peu de poids. Le vide dont il
est question est hors de présence et de pensée, ce ren¬
versement est sans mesure : il n’y a pas de plus haute
horreur.)

Ce par quoi nous décédons,

l’oubli — au commencement —, la terreur


de n’être rien
dans l’éternelle indifférence de l’été.

D’où s’épouvante — plaintes — gémit,


à distance pourtant
mais en nous :

une bête divisée


(rien d'une part ; de l'autre quelque chose
comme la terre entre ses ombres
- vignes, ronces, racines noires -
et la clarté parfois trompeuse).

Je disparais

dans le froid — au-delà du froid,


auparavant, dans l’autre nuit
où s’obscurcit, se refuse
par éclairs
une sauvagerie sans nom, la primitive
colère.

16
RÉCITATIF

Les forces manquent. Je n ’ai plus aucun pouvoir ni


sur mon corps ni sur autre que lui. Rupture en moi,
mais transparence.
Rien n ’a changé autour de moi. La lumière se dispose
indéfiniment sur les mêmes choses (arbres, pierres,
herbe...) dans leur enclos.

Mais elle n est saisissable qu ’à son détour (rupture,


détournement), en son vide le plus clair, au-delà de
son tremblement, de sa cassure noire, dans son
absolue blancheur.

RÉCITATIF

On ouvre (maintenant debout, mais d’une grande


faiblesse) la porte. Ne se découvre pas ce qu’on
s’attendait à voir, mais une étendue sans ombres,
sans rien qui la divise (comme la mer quand aucun
soufifie ne la soulève et qu ‘elle repose non scintil¬
lante, mais immobile éclatante — à ne pas la voir),
dans un bruissement à peine déchirant...

17
QUATUOR

(Division en miroir,
mais de telle sorte que trois des voix refluent sans
cesse — multiplicité qui s'épuise —, ne faisant plus
qu une, qui s'opposera à la quatrième.)

Puis DUO

(Toujours répétant le même texte.)

L’oubli — un fleuve peu profond,


mais sombre ; l’eau immobile,
mais reposant violente.
À l’inverse, l’eau si claire qu’on n’en supporte pas
la vue.

Le silence est tel,


— il s’éloigne rumeur qui ne s’achève pas —
si vive la brûlure,
qu’on défaille.

L inaccessible transparence
où l’on meurt...

18
RÉCITATIF

(Issue peut-être illusoire. Sortir du jardin — pour


un peu, on chanterait, on danserait — s'avère, on le
savait, impossible.
On demeure... Dire qu 'on ne s'effraie pas...
Il n’y a guère à imaginer :
tout — ce qui, dans le jardin s'épanouit et se montre —
a maintenant disparu, mais rien au-delà ne peut
s'apercevoir. Ce qui s'estpassé (un effacement) s'efface
à nouveau (je disparais toujours plus sûrement) : on
ne revient pas. Cela se fige tel. )

(Un récit ne peut s’achever, n’ayant pas eu de com¬


mencement — étant, cela revient au même, depuis
longtemps achevé : parfois, le soir, on pénètre dans un
jardin clos depuis longtemps. Parfois, le soir, à bout de
forces, on a peur - rien n’est à dire -, une scène se
dresse dans la mémoire, on se livre à ce jeu d’un invi¬
sible théâtre ; mais cela demeure effrayant, incompré¬
hensible, au-delà de la force et du désir : quelque
chose vient de s’écrire qui n’est que l’envers de l’effa¬
cement, de la blancheur pressentie, - tout le contraire
d’une révélation ;

cela ne s’achève pas...)


I
L’« allégorie »

Prétexte

1. Incipit Lamentatio...

Beth — Plorans ploravit in nocte et lacrimae ejus in


maxillis ejus : non est qui consoletus eam...

Daleth — ... et ipsa oppressa amaritudine.

2.
H et h — ... ipsa autem gemans conversa est retrorsum.
Teth — Sordes ejus in pedibus ejus, nec recordata est
finis sui : deposita est vehementer, non habens consola-
torem...

3.
Cap h — ... et considéra, quoniam facta sum vilis.
Lamed — O vos omnes qui transitis par viam attendite,
et videte si est dolor sicut dolor meus...

23
Mem — ... misit ignem in ossibus mets, et erudivit me :
expandit rete pedibus meis, convertit me retrorsum :
posuit me desolatam, tota die mærore confectam.
Nun - ... infirmata est virtus mea...

Souvent —, le soir, on entend un chant très pur et


l’on pense à la mort d'une cantatrice, car cette voix qui
chante expire avec la provenance de la nuit : c’est la fin
de l’été, dans un pays de montagne. L’air est vif et sec.
Au tiers de la pente, on domine une très vaste plaine
qui repose, visible jusqu’à ses confins, dans la clarté du
soir. Le vent s’élève de l’ombre, franchit l’herbe qu’il
ploie et le feuillage des arbres. Il passe à la lumière qui
se retire vers le haut. Il fait l’obscurité qui gagne. C’est
pourquoi la voix chante que la nuit est proche - à
moins que ce ne soit l’inverse et qu elle n’annonce que
la nuit va cesser et qu’il faut prendre garde.

Sans doute a-t-on déjà vu ce même paysage, mais


l’hiver ; on a déjà parcouru, lorsqu'il était enneigé, le
même chemin. On se souvient avoir eu froid : le sang
battait aux tempes, au défaut de la gorge, on étouffait
à demi et l’on ne pouvait s’empêcher d’ouvrir un peu
la bouche où pénétrait un air glacé qui brûlait jus¬
qu’aux poumons. Souvent d’ailleurs, marchant ainsi
avec difficulté, par l’effort, même si ce n’est pas

24
l’hiver, le battement du sang, le bruit de l’air en nous
finissent par produire un curieux chant intérieur et
presque silencieux, comme à la limite du souffle.
Cependant, c’était à midi, non le soir. Le silence était
tel, la neige si blanche et la clarté si vive qu’on demeu¬
rait longtemps ébloui et assourdi, que tout paraissait
s’obscurcir et se dérobait au regard — le versant des
montagnes, les toits d’un village, plus bas, les sentiers
et les champs aux frontières indistinctes. On redoutait
soudain de s’évanouir, par lassitude ou par terreur ;
on suffoquait au bord d’un imminent vertige, le corps
saisi d’un long tremblement. C’est à peine si l’on dis¬
tinguait encore — mais dans quelle splendeur admi¬
rable ! -, vers l’extrémité de la plaine, à l’aplomb du
ciel, au sortir de ce trou d’ombre où l’on perdait cons¬
cience, les murs et l’éclat, l’amoncellement ordonné
et clair des édifices au long d’une pente, les arcades et
les tours d’une grande et belle ville. On ressentait
alors une sorte d’ivresse et l’impression d’une allègre
liberté. Mais il est vrai qu’au plus proche, par la vio¬
lence de la lumière (comme si la lumière s’était noircie
et changée en ténèbres à la jonction des choses), appa¬
raissait d’une insoutenable blancheur cela même que
la neige ne recouvrait pas : les troncs des arbres, les
murs d’un village, des traces irrégulières de pas ou de
roues sur les chemins - faisant dans l’aveuglante obs¬
curité tout un réseau inextricable et brillant où jus¬
qu’à défaillir on se voyait emprisonné.

25
Ainsi pourrait-on dire que la voix chantait. À pei¬
ne audible et cependant placée très haut - éclatante,
tantôt disparue derrière la rumeur et le vacarme d'un
vaste orchestre (ou bien perdue dans la clameur d’un
chœur innombrable), tantôt heurtée, défaite, elle aus¬
si rompue sous l’assaut d’une ou deux voix masculi¬
nes, elle semblait provenir, lorsque tout alentour s’était
apaisé et que les autres voix s’étaient tues, d’un éloigne¬
ment infini, elle s’élevait d’une telle pureté qu’on aurait
pu la penser, si ce n’eût été impossible, antérieure à elle-
même et précédant sa propre naissance. Mais s’épui¬
sant tout aussi bien à se saisir et revenir à son commen¬
cement, déjà versée, passée, déclinante. Elle chantait,
bien qu’il fut difficile d’y reconnaître une parole, on
devinait qu’elle chantait longuement, ceci peut-être :

Mais fatigué, le soir venu, on se couche dans l’herbe...


à l’écoute de cet incessant murmure qui traverse le corps
à bout de forces et l’herbe à peine agitée par le vent. Le
paysage disparaît ; on oublie la neige ancienne et le
froid ; on regarde les choses se montrer dans la clarté du
soir... Ainsi le sol qui est sec, l’herbe jaunie... C’est un
enchevêtrement de tiges hautes et minces, les unes ver¬
ticales et dressées parallèlement, mais les autres recour¬
bées et parfois se joignant de sorte qu’elles figurent des
voûtes, des ogives, des cintres, toute une architecture

26
végétale complexe et d’une extrême finesse, mais aussi
plus ordonnée et régulière qu’on aurait pu le croire à
première vue - parce que le regard avait d’abord ren¬
contré, au ras même du sol, un inextricable et sombre
lacis de tiges brisées, de racines tordues ou calcinées qui
s’entrecroisent et se chevauchent, des mousses qui se
confondent avec les pierres où elles s’accrochent et qui
finissent par recouvrir presque entièrement le sol
qu’elles asphyxient.

... ici - du bruissement confus de la lumière parmi


l’herbe couchée -, de l’ample et bas murmure du chœur
s’élèvent une à une, se mêlent puis se taisent et repren¬
nent successivement des voix d’hommes et de femmes
(et, reconnue, la voix de la même cantatrice plus haute
et fragile que chacune des autres), qui chantent une
souffrance ou célèbrent une mort... Mais l’herbe est
impénétrable et, une fois encore vaincu par quelque las¬
situde, on s’y abandonne, on désire s’y perdre : on se
prend à rêver d’un labyrinthe infini dans chaque prairie,
d’une suite inépuisable de vestibules et de salles, on ima¬
gine les portiques et les galeries d’un monde même pas
souterrain mais où la lumière parviendrait à peine, où
l’on étoufferait dans l’odeur écœurante de l’herbe
vieillie (car c’est la fin de l’été), le corps lui-même se
laisserait pénétrer par les mousses ou la poussière du

27
sol et s’enfoncerait lentement dans la terre. Mais la
récompense serait le spectacle, rêvé juste à l’agonie,
d’une luxuriance prodigieuse comme celle d’un théâtre
ancien, — d’une richesse à son comble en laquelle le
corps épuisé trouverait un étrange sommeil, un repos
sans fin.

... c’est pourquoi la cantatrice apparaît — seule et


désemparée devant l’espace de la salle. Quand elle appa¬
raît, les rideaux de velours qu’on vient de rassembler de
part et d’autre de la scène tremblent encore. Malgré la
distance et la pénombre, on devine la cantatrice jeune
encore et d’une grande beauté. Son visage est fardé —
autour des yeux, sombres, noirs ; et ses lèvres qu’on voit
briller quand la bouche s'ouvre pour le chant et fait un
trou d’ombre dans le visage extatique. Elle porte une
robe noire somptueuse.d’entre les herbes,
elle apparaît et s’avance, - dans le désordre de l’herbe.
Elle marche vers la lumière qui la divise et couche der¬
rière elle son ombre sur le sol : ainsi provient-elle des
ténèbres et quand elle est passée, une trace protonde
est marquée dans l’herbe. Tantôt elle est
seule, tantôt des hommes et d’autres femmes qui cir¬
culaient dans l’ombre derrière elle, viennent aussi à la
lumière et une étrange cérémonie se joue entre eux
qui pourrait être pathétique ou cruelle.
C’est alors ; malgré la complexité des intrigues, la dis¬
position des personnages, les meurtres et les danses,

28
les châtiments, la vaine intervention des dieux, les
colères ou les plaintes, que se produit l’événement
tant attendu : trois personnages, dressés immobiles,
occupent le devant de la scène ; la lumière frappe vio¬
lemment leurs visages ; ils chantent les yeux grands
ouverts et brillants, le visage à peine bouleversé par
l’effort ; leurs voix se mêlent, se croisent, se séparent ;
mais la différence des voix fait l’unité d’un chant
d’une inconcevable tendresse.

... et la cantatrice fait un pas en avant. Sous le fard


(sous l’ombreuse et fine granulation du fard), la peau
soudain tressaille, des rides se creusent, un lacis
d’ombres se forme. Elle rejette la tête en arrière : la gorge
se tend, la poitrine se gonfle, on voit à l’attache des
épaules saillir des muscles comme si elle étouffait. Puis
son visage se tord affreusement, son corps s’agite, elle
tend les mains devant son visage. Ses yeux s’agrandis¬
sent comme sous l’effet de la peur. On dirait qu elle
va mourir, qu elle succombe dans un dernier tremble¬
ment. Elle chante et l’on se tait : on reste interdit et
frappé de stupeur. On imaginerait assez volontiers
qu’épuisée d’avoir tant joué, tant crié et souffert
.exténuée d’avoir offert hors d’elle la voix,
le corps.
c’est à peine si maintenant elle trouve la force d’un
dernier chant pour célébrer toutes les voix qui ont
agité l’obscurité de son corps. (sa pas-

29
sion. cette lente et désespérante déposses¬
sion, cet effondrement vertigineux au centre même
où se faisait le chant).en ce point où manque
le souffle, le regard se voile. tout s’obscur¬
cit — ou bien tout se soulève dans une insoutenable
blancheur.

Cependant la nuit est proche. Le vent s’est apaisé ;


il ne traverse plus l’herbe. L’ombre descend des mon¬
tagnes et grandit ; elle gagne peu à peu la plaine où
l’on entend quelques bruits, - des appels de voix, des
cris d’animaux. Il lait maintenant froid. On décide de
prendre le chemin du retour. Il faudrait marcher à
flanc de montagne, mais à cause de l’obscurité qui
augmente et parce que la fatigue commence à se faire
sentir, on s’égare, on erre dans des prairies et des
rocailles. La nuit venue, c’est brusquement le silence :
marcher serait devenu presque impossible ; le cœur
battrait à se rompre, les jambes trembleraient ; on se
coucherait une nouvelle fois dans l’herbe humide, le
corps déserté de ses forces, la gorge sèche et doulou¬
reuse. La nuit serait sans lumière. On distinguerait
cependant, on devinerait (avec peine), des fossés, des
murettes de pierres. Mais des branches cingleraient le
visage, on s’écorcherait aux ronces ; bientôt, il fau¬
drait avancer en tâtonnant et les paumes des mains se

30
déchireraient aux pierres. Un goût de sang viendrait à
la bouche, le souffle manquerait, un vide se creuserait
à l’intérieur de soi, etc., etc. On vient cependant de bais¬
ser le rideau. Les spectateurs se sont levés dans la salle
encore peu éclairée mais où scintillent les miroirs et
les lustres. On entend une sorte de rumeur confuse.
De l’autre côté, en pleine lumière, elle demeure immo¬
bile et vaguement frissonnante, les yeux fixes, ne
disant rien. Ou bien, une fois encore, elle s’avance,
mais souriante et radieuse. De toute façon, elle ne
cesse de réapparaître, la même voix ne cesse de chan¬
ter, quoi qu’il arrive, même si, murmure à peine
audible, elle ne chante que son propre déchirement et
sa fin toujours proche, puisqu’on le sait, dans le ijiou-
vement que font les lèvres pour s’ouvrir, entre le
souffle et son manque.le vertige est infini,
précisément.Elle ne cesse de disparaître.
Les dormeurs

Au centre de la prairie, les dormeurs reposent. Ils


sont immobiles (abandonnés). Leur visage (les yeux
clos) est tourné vers le vide éclatant du ciel. Leurs
mains sont ouvertes dans l’herbe haute.

Ceux qui vont et viennent — passent (ils franchissent


un seuil, longent le mur d’une ferme, ils parcourent
vignes et champs) ou travaillent -, de loin, aperçoi¬
vent les dormeurs dans la prairie qui paraît noire si le
jour décline.
Le frère et la sœur qui parlent à voix basse tres¬
saillent parce qu’ils sont exposés au vent qui traverse
l’herbe sombre et la ploie, et parce que s’éveille devant
eux une fraîcheur absolument nouvelle où brillent
soudain d’une clarté peu commune toutes les choses.
Ils se taisent.
Certains - ici et là dans la distance — se redressent,
interrompent leur marche. Les dormeurs bougent à

32
peine comme s’ils allaient bientôt surgir doucement
de leur rêve.
Mais le déclin du jour n’a pas commencé. Il n’y a pas
d’orage non plus. Le sommeil des dormeurs est pai¬
sible. Tout est clair. Cependant l’eau invisible gronde
sous le sol. Le feuillage des arbres, l’herbe tremblent. La
lumière aussi tremble. Le visage des dormeurs s’émeut.
On peut dire à la fois : tout se défait et se rompt ;
le silence ne s’établit jamais — Tout se tient ; nul trem¬
blement n’inquiète l’air ou le sol.
Mais peut-être les dormeurs entendent-ils des cris
de joie, bien que leur sommeil n’en soit point troublé.
Peut-être voient-ils eux aussi — mieux encore que tous
ceux qui regardent ou qui sont là d’une manière ou
d’une autre - l’envers du jour qui menace.
Chronique

L’eau trouble est immobile ; vers elle inclinée, y


vient mourir la berge : herbe noire et gravier. La cha¬
leur est excessive — c’est le bras mort d’une rivière
(l’eau dormante) : l’eau est si calme que la poussière
s’y dépose sur toute sa surface qui est opaque com¬
me un pan de terre. Mais nulle aspérité : y tremblent
simplement, depuis le feuillage bleu, des taches de
lumière. Entre la berge et l’eau indécelable (on ne sait
où l’une finit et l’autre commence), dans la boue
cependant, des traces d’animaux sont encore visibles.

Fièvre et sommeil à même le sol qui est froid. On


frissonne. Quelqu'un répète d’une voix horrifiée : ce
n’est pas possible, ce n'est pas possible. Au-delà du
talus brille une grande étendue de blé. À la lisière d’un
bois, passe un long cortège d’animaux calmes. Ainsi
résonnera plus tard, mais en un matin radieux d’hiver,
le pas d’un cheval.

34
La porte de la maison, puis celle du jardin, s’ouvrent.
Des enfants traversent le chemin et crient. Devant un
miroir au contraire, il se surprend à rire presque
silencieusement : cela se passe dans la pénombre. Le
vent produit des claquements secs de l’air. Cela fait
un bruit assourdissant, autour, dans la campagne — le
ciel gronde -, quand il tombe.
La veille

La lampe éclaire bien peu. Presque tout est dans


l’ombre. Seules une partie du visage penché, les mains
serrées l’une contre l’autre, l’échancrure blanche de la
robe sont violemment illuminées. Mais de la vaisselle,
un peu en retrait sur la table, et, au mur, un miroir,
scintillent faiblement. Elle est d’ailleurs parfaitement
immobile, comme si elle s’était assoupie.

Rien n’indique que l’aube va poindre. Apparem¬


ment nulle fatigue ne déforme les traits de son visage
qui, malgré l’ombre, est d’une grande sérénité. La
nuit ne laisse pas retentir un seul bruit, — pas même se
faire une lointaine rumeur. Et s’il faut s’éloigner, c’est
avec regret.
L’incendie

À la limite d’un champ depuis longtemps labouré


et qu’on a dû abandonner ainsi - de sorte que la terre
est sèche et, dans les sillons, la maigre végétation qui
malgré tout a poussé (des ronces par exemple), comme
déjà calcinée -, où commence une vaste prairie, au
contraire, un feu de broussailles et de mauvaise herbe
brûle, mais limpide : presque nulle fumée ne le révèle
et les flammes n’apparaissent qu’à peine. C’est plutôt
par un bruit infime (un crépitement) et par la fragile
transparence où scintille et tremble la prairie qu’en
fait on le devine. Mais on ne verrait pas, entre le champ
et la prairie, noircir une cendre d’abord éclatante, on
dirait simplement que l’air brûle sous une intense
lumière, parce qu’il est midi.

Mais on pourrait bien dire aussi que le soir, lorsque


la lumière commence elle-même à paraître, étant plus
sombre, on voit le feu. Il brûle apparemment sans vio-

37
lence ; la fumée n’est guère plus épaisse, bien qu’elle
soit suffisamment blanche maintenant pour masquer
plus ou moins la prairie derrière. Les flammes tiennent
d’ailleurs toute la largeur du champ. Au-delà, du haut
de cette colline, on aperçoit bien cependant la plaine
entière — vignes et labours, chemins et villages —, au
point qu’on distingue, le long de haies, des feux sem¬
blables çà et là. Mais la terre apparaît bleue ; rien ne
bouge ; seuls des oiseaux, en grand nombre, mais sans
bruit, traversent l’espace entre la vigne et le bois
sombre et survolent, comme effrayés, le feu.

La nuit gagne : le feu brûle plus éclatant. Un vent


encore faible s’est levé et couche les flammes qu’il tra¬
verse. Mais le feu gronde dans l’obscurité — quelque
chose de plus que le simple sifflement de l’herbe ou le
craquement des brindilles prises par les flammes, et
qui pourrait venir de la profondeur de la terre. Cette
violence non pas soudaine mais progressive étonne d'au¬
tant plus qu’elle était auparavant tout à fait imprévi¬
sible et qu’à elle seule l’action du vent ne suffit pas à
l’expliquer, puisque alentour, bien que la lumière trop
proche du feu ne permette guère de voir au-delà dans
la nuit, les feux semblables qui brûlaient dans la
plaine semblent s’être éteints. Et sans doute l’incendie
se déchaînera-t-il la nuit entière.
Dehors

La lumière est extrême, il est midi ;


ou bien, si l’on en juge par l’ombre à peine encore
étendue, midi est proche.

Ici, où l’on se tient immobile, le souffle coupé,


s’achève un chemin de boue sèche et de pierres, déjà
blanc sous la lumière, mais sillonné de traces profondes
qui sont noires, les unes très apparentes et régulières, de
part et d’autre, telles qu’en a laissé à la fin de l’hiver - ou
du printemps pour peu qu’il ait été pluvieux - le passage
répété de lourdes charrettes, d’autres, pour un regard
inattentif paraissant moins, mais visibles dans l’ensemble
comme un réseau multiple et serré de fissures, d’éclate¬
ments sombres, de failles. Pour mieux dire, à bien la
regarder, la terre paraît « écorchée » et d’autant mieux
visible sans doute qu’elle est infiniment brisée — et divisée
par l’ombre. Mais le chemin est à peine envahi d’herbe
brûlée - incolore presque, légère, et qui serait sensible au

39
vent s'il y en avait. Pour l’instant, elle est immobile, dure
et sèche comme une excroissance haute et fragile de la
pierre même du chemin. D’ailleurs les brisures de la terre
font des arêtes à peine moins déliées et qui se confondent
avec l’assise compacte, mais déchirée, hérissée de tiges
courbes ou sectionnées, - l’enchevêtrement de pailles, de
ronces, de racines qui évoquent, au ras du chemin, une
forêt complexe pétrifiée, mais toute dévorée d'ombres.

Midi est proche. Mais la terre elle-même, entre ses


ravines sombres, qui d’abord paraissait intacte et
blanche, se révèle entièrement parcourue d’une multi¬
tude de fissures infimes, brisée dans toutes ses parties,
pour ainsi dire éclatée ou pulvérisée comme un visage
vieilli évidemment, ou, plutôt soudain creusé par un
mal, une douleur et se décomposant, — comme celui
d’une femme encore jeune où la tension brusque des
traits (sous l’effet de la peur aussi bien ou de n’importe
quelle émotion vive) ferait se craqueler, autour des yeux,
aux tempes, aux commissures des lèvres, un fard de
théâtre. Il n’y aurait guère à en dire si le champ où
pénètre et s’achève le chemin et que recouvre une cendre
étale d’un gris éclatant (on a dû récemment brûler le
chaume) n’était lui aussi traversé de longues traces
noires, jonché de bois calciné, d obscurs débris d un feu
qui n’a rien épargné, pas même les broussailles et les
taillis d’arbustes qui limitent de tout côté l’espace. À
moins que, dans l’ordre réel des choses, l'inverse ne se

40
soit produit et qu’à chaque défaut de faire calcinée, la
cendre blanche ne soit venue se déposer selon la trame
d’un lacis complexe, reproduisant (ou peu s’en faut),
mais en négatif, celui que modèlent sur le chemin fis¬
sures et ravines. L’effet en est cependant le même, mal¬
gré cette mince différence qui vient peut-être de ce que,
dans le champ, la combustion est achevée.

Cependant midi est proche et le silence paraît s’éta¬


blir. La lumière, qui est feu, brûle. Mais d’innombrables
insectes invisibles font un bruit, à peine audible, d’herbe
froissée. Il faut du moins le supposer puisqu’il n’y a pas
de vent. Ou bien ce serait un souffle d'une extrême fai¬
blesse, telle que l’herbe ni la poussière ne bouge ou ne
vole - et qu’on pourrait croire le bruissement même de
la lumière. L'étrange est que pas un oiseau ne crie (il y a
longtemps qu’ils ont dû déserter ces buissons morts), pas
le moindre bruit ne parvient de la campagne, une plaine
sans doute, qu’on devine au-delà de la haie presque
impénétrable au regard, malgré la nudité des branches.

Cependant l’ombre diminue. La lumière est extrême.


Elle envahit peu à peu la moindre fissure qu elle efface.
Elle brûle verticale. Midi est proche. Il n’y a plus qu’une
blancheur égale, éblouissante où tremble, disparaît la
terre du chemin. Le silence est alors insoutenable. Vient
à naître de cet effondrement.
La discorde

Entre-temps, une éclaircie a eu lieu. Ou du moins


l’orage - et l’espèce de nuit pas même obscure qu’il
déployait — paraît avoir cessé de menacer. On se pré¬
pare donc à assister à cette aurore intempestive, à ce
retour du jour, — de la lumière et de l’ombre qui la
divise. On est d’ailleurs presque déjà tenté de croire
que les contours se font progressivement plus nets et
que les couleurs elles-mêmes surgissent de nouveau.

(Par exemple. (mais) le ciel


est quand même incandescent ; l’unique lumière
brûle, palpite, sans fin variée sans mouvement de nulle
part, se consumant.. blanchit. Dans l’invi¬
sible division de la lumière, il y a.)

Or il n’en est rien - Au contraire, ici même a lieu


l'orage, ou du moins son déchaînement imminent :
éclairs, fracas, vent d’une extraordinaire violence.

42
C’est pour cette raison que tout, maintenant, com¬
me le jour décline, commence à luire d’une manière
surprenante. Et, en effet, on est aveuglé. C’est-à-dire
qu’on n’y voit plus grand’chose, sinon, de fait, mais
peut-être furtivement, de noires figures sur tant d’ex¬
cessive blancheur. Mais l’orage n’éclate pas. Après quoi
seulement (ce fut de courte durée), tout reparaît com¬
me si de rien n’était — et c’est d’ailleurs à peu près
semblable.
II
Histoire de Jeanne

Jeanne, le froid

Le soir tombé, lorsque Jeanne entre chez elle, il fait


froid. Elle a beau, traversant la ville, marcher rapide¬
ment, le froid la saisit. Aurait-elle d’ailleurs réussi à
lutter un tant soit peu contre lui, à peine franchi le
seuil, il la reprend d’une manière plus redoutable
encore. Elle essaie, mais en vain, de fermer la fenêtre :
le vent pénètre toujours, parfois la pluie — et ce pre¬
mier geste qu’elle accomplit, sa demeure retrouvée,
est plus rituel qu’efficace ; elle agite sans grande convic¬
tion la crémone depuis longtemps rouillée, elle pousse
l’un contre l’autre les deux battants jusqu’à ce que
le bois force et résiste. À la longue, elle renoncera ;
elle se résignera à toujours laisser ouverte à demi la
fenêtre. On peut même se risquer à penser qu elle
s’habituera au froid, à cette chambre que plus rien ne
protège de l’extérieur. Chaque soir, on la surprendra

47
murmurant que c’est un monde, qu’on se croirait
dehors...

Jeanne habite un quartier pauvre et lointain. Elle


travaille en ville. Elle doit parcourir, au moins deux
fois par jour, un trajet que sa longueur, et l’état des
voies et des rues, rendent extrêmement pénible. Cela
excède à la fin ses forces. C’est pourquoi Jeanne semble
perpétuellement lasse : elle marche avec difficulté, elle
ne parle pas, ou guère. On dirait qu’elle va bientôt
mourir.

On ne saurait lui donner un âge précis : son corps


est vieilli, son visage encore enfantin, ses yeux ne révè¬
lent rien.
On aurait pu se méprendre sur sa lassitude : pas¬
sive, morne, toujours égale,
- dans ce silence où elle s’enfermait de plus en plus,
une indifférence à l’égard de toute chose :
(Jeanne était simplement lasse,
elle avait froid.)

Jeanne cependant paraît à bout de forces.


Ses yeux sont d’une insoutenable clarté et ne reflè¬
tent rien. Quand elle referme la porte — ayant franchi
le seuil —, quand elle tente de fermer la fenêtre, ses
gestes sont lents et imprécis ;
(Depuis des années, chaque soir, elle constate

48
qu’un peu de force l a encore abandonnée et elle
frissonne :)

On peut ainsi considérer sa vie comme une longue,


sereine et désespérante descente en enfer - déposses¬
sion. C’est pour cette raison qu’elle ne dit rien, mur¬
mure sans fin. Elle dit souffrir d’une maladie qui
ronge le corps, détruit la pensée, - et qui est absolu¬
ment irréversible.

Quand elle se dévêt pour mourir - comme chaque


soir -, le vent froid pénètre dans la chambre et fait
voler en tourbillons les brindilles, les feuilles dessé¬
chées qui, depuis tant d’années, recouvrent le sol.
Elle tourne vers la fenêtre son visage,
oit ruisselle une sueur glacée (comme l’eau pour la
toilette des morts). Elle voudrait ramener à elle ses
jambes qui n’obéissent plus, refermer sur lui-même
son corps qu’elle offre dénudé et tremblant à ce grand
souffle de froid qui se lève alentour et traverse depuis
notre enfance, des chambres délabrées, des salles, des
bâtiments, où ce sont bien nos pas qui résonnent et
nos ombres qui circulent, mais que nous ne savons
déjà plus reconnaître.

49
Que regardait Jeanne ?

(Dehors, dans le froid,


la lumière

immobile — tremble.)

Jeanne est assise : c’est la même chambre, où il fait


froid. La fenêtre est ouverte. Jeanne est encore habil¬
lée (des chaussures de cuir noir dont la semelle est
tachée de boue, un manteau de laine rouge qu elle
maintient refermé sur elle, bien qu elle fait dégrafé et
qu’il bâille de la gorge au ventre). Ses mains sont
croisées et reposent sur le haut de ses cuisses. Elle
tourne la tête vers la gauche :

à bien la regarder,
elle est parfaitement immobile, elle ne tremble même
pas ; on dirait qu’elle ne souffre plus du froid ;

— Son manteau devrait la protéger du froid mieux


qu’il ne paraît le faire (laine épaisse, doublée, au col,
aux manches, d’une fourrure - peut-être seulement
une imitation de fourrure ; mais quand même).

Elle est assise sur une chaise dont le bois n’est ni


verni ni poli, à peine recouvert d’une couche de pein¬
ture blanche, déjà écaillée et salie — plutôt grise. D’où

50
on la voit, Jeanne est à peu près de profil. Elle tourne
la tête vers la gauche : elle serait plutôt posée, le corps
tendu sur la chaise, appuyée des talons au sol, de la
nuque (ou du haut des épaules) au dossier. Dans cette
rigidité, la tête tournée vers la gauche paraît indépen¬
dante du corps. Mais peut-être, au lieu de les croiser
l’une sur l’autre comme on l’avait d’abord cru, Jeanne
a-t-elle largement écarté ses jambes et les maintient-
elle ainsi parfaitement immobiles. Ses mains sont
alors serrées de part et d’autre au bord de la chaise, les
coudes légèrement pliés en arrière...

d’où l’on regarde,

Jeanne immobile et vêtue de noir et de rouge,


est tout entière visible — sauf
le visage,

- qui est pourtant tourné vers la gauche, mais qu’on


distingue mal, parce qu’il est d’une pâleur excessive,
presque de la couleur de la terre - en hiver - ou, ni
grise ni blanche, du mur derrière elle.
La lumière est cependant d’une grande pureté.

C’est peut-être l’aube - la lumière est blanche et clai¬


re ; elle vient de la fenêtre sans doute grande ouverte —
mais qu’on ne voit pas d’où l’on regarde Jeanne. Sous

51
l’effet de l’humidité ou bien tout simplement parce
qu’il a vieilli, le plâtre du mur est presque entièrement
éclaté ; par endroits même, il s’est détaché par plaques
et laisse à nu la pierre tantôt effritée elle aussi, tantôt
couverte d’un réseau de moisissures vertes ou bleues,
mais pâles.
On dirait ainsi le visage de Jeanne pierreux — ou
pétrifié, même les yeux qui sont ouverts immobiles.
Sous les yeux, des rides très fines se croisent en lacis.
L’ombre disposée sur son visage est bleue.
Le visage de Jeanne est immobile.
Il fait pourtant froid :
Le vent pénètre toujours par la fenêtre ouverte.
Les pans du manteau de Jeanne tremblent.
Jeanne ne frissonne ni même ne respire — dirait-
on :

mais Jeanne regarde dans la direction même du lieu


d’où l’on cherche à la voir. Ses yeux sont clairs — exces¬
sivement limpides. Jeanne pourrait déjà s’être dévêtue
pour mourir, dans la claire pureté du froid. Cepen¬
dant le regard de Jeanne ne regarde rien — pas même
ce palier, ce seuil où I on se tient, cette porte qui vient
de s’ouvrir sans un bruit - mais au-delà, saisi d’on
ne sait quel effroi qui grandit hors de mesure la pu¬
pille, voyant s’achever à l’extrémité de l’aube l'ancien
combat.

52
L \avenir de Jeanne, quelques remarques

Elle ne parle pas. Ses lèvres remuent à peine.


Ce sera tout à fait la nuit. Elle se sera définitive¬
ment tue. Le vent se lèvera et l’on entendra les cris, les
plaintes — le rire de Jeanne. Ou bien Jeanne terrassée
balbutiera.

(C’est ainsi — pas seulement dans nos songes — lorsque


nous nous sentons échapper à nous-mêmes, dispa¬
raître, nous effondrer, dans quelque égarement, que
nous pensons notre fin.)
Mais Jeanne, pour l’instant, regarde la lumière :

Jeanne est debout maintenant, mais immobile encore.


Ses vêtements sont épars autour d’elle. La chaise est à
moitié recouverte d’un drap, arraché du lit, sans doute
piétiné parce qu’il est sale, maculé. Le lit lui-même est
défait. Comme toujours il fait froid : mais Jeanne ne
tremble pas, ne frissonne pas. Dehors, c’est vraisem¬
blablement la nuit. Lixée au montant du ht, une
lampe donne une lumière rare qui fait une pénombre
où se tient Jeanne debout. Des ombres partagent
son corps. L’effet est surprenant : elle paraît moins
difforme.

53
Ou bien Jeanne est couchée. Il règne le même
désordre dans la chambre. Les vêtements de Jeanne
sont disposés de la même manière. Jeanne regarde
vers la fenêtre. Ses lèvres remuent un peu, comme si
elle parlait. Pourtant, elle ne dit rien. Elle ferme les
yeux et paraît dormir. — Elle a rejeté les bras en arrière,
les mains fermées sur le montant du lit, mais invi¬
sibles. Dans ce mouvement qui s’est figé (pétrifié),
son corps est tendu, la lumière éclaire le gonflement
du ventre. On est saisi d’étonnement, de honte et de
peur : quelle horreur, dans cette lumière innommable,
cette fille offerte au froid ; quelle bassesse !

Jeanne tremble maintenant. Son corps bouge un


peu. Ses lèvres s’ouvrent. Son regard se divise entre la
peur et la cruauté.

Elle vient de parler : son visage s’est immobilisé à


l instant ; ses lèvres se sont jointes.

Mais dans la chambre, on entend l’écho muet de


ses paroles — quelques mots prononcés par lassitude
ou fureur brève —, ce murmure à peine audible qui
précède infiniment, sur quoi s’achève infiniment

54
notre fragile pouvoir de parler. Autour de sa bouche,
close maintenant, il y a une crispation de la chair. Le
regard de Jeanne vacille. Elle lève ses mains vers son
visage qu’on ne verra plus. Il est improbable qu’elle
pleure. Elle est simplement lasse. Elle a froid. Dehors
la nuit blanchit : il fera bientôt jour, la lumière sera
éblouissante. Le bruissement - ce murmure, cette rumeur
à peine perceptible - ne cesse pas. Soudain la clarté est
si vive que la nuit se fait en Jeanne et recommence.

Jeanne vit dans l’alternance du jour et de la nuit, du


vent et de la pierre - dans le froid. Son histoire est une
énigme : Jeanne n’est pas seulement ce qu elle est.
Penser à son immobilité, à son silence, à quelques
imperceptibles événements - frisson, éblouissement,
murmure à peine audible — donne un malaise et in¬
quiète (trouble). Quelque chose doit être inavouable.

Je me garderai de trop insister. Je ne sais rien de


plus — ou presque rien.

Quand elle vient de parler, quand cette pénombre


déforme, si je puis dire, sa difformité — quand surtout
la lumière est extrême, Jeanne, qu’elle soit belle ou
monstrueuse, qu’on dise d’elle qu’elle ressemble à
quelque animal... Jeanne (je la pense un instant dres-

55
sée, farouche, criant avec sauvagerie) est un très an¬
cien personnage fabuleux, dont on ne doit pas trop
parler, qu’il est interdit de nommer, parce qu 'ilest tou¬
jours trop tard.

Ces précisions pour en être quitte avec Jeanne.


Un animal, un chien

Ce qui respire au fond de la chambre, dans l’obscu¬


rité — ce qui halète doucement et cependant ne bouge
presque pas, on imagine, en entrant, qu’il s’agit d’un
animal, un chien. Mais on ne voit pas briller ses yeux
et l’on distingue à peine une masse sombre étendue,
tapie, qui doit être son corps.

On ne s’attendait pas, sans doute, à un véritable


aboiement — mais au moins à ce qu’il grogne de
manière sourde ou que le halètement soit un instant
un peu altéré ou suspendu - si c’est un chien. De
toute façon, il est atroce de se savoir ainsi regardé et
d’être immobile, dans la partie la moins sombre de la
chambre, devant cette fenêtre où luit encore un ciel
d’orage crépusculaire. Mais sait-on jamais si l’on est
vu ? On hésite à bouger, on retient sa respiration. Car
il se pourrait bien qu’on ait encore échappé à son
attention ; qu’il dorme ou qu’il soit occupé autre-

57
ment. Reste à savoir si l’on osera maintenant battre en
retraite, fuir.

Mais un peu plus tard, quand le corps étendu devant


commence à bouger quelques gémissements se font
entendre, on recule précipitamment, on ouvre la porte
pour fuir, tandis que des cris, en effet inhumains, reten¬
tissent dans toute la maison.
La fenêtre

« Elle donne sur le nord » — autant dire qu elle ne


laisse pénétrer qu’une lumière pauvre, une espèce de
pâleur égale qui ne porte pas d’ombre, n’illumine
rien, immobilise tout au contraire dans le froid du
soir, — les murs et le sol qui se sont obscurcis, le peu
de meubles (comme on pouvait s’y attendre, un lit
étroit, une table et une chaise en mauvais état, une
vieille armoire à glace très abîmée elle aussi ; pas une
lampe ; dans un angle, un guéridon couvert d’un nap¬
peron blanc et sur lequel sont posés une cuvette et un
broc de faïence bleue, un verre). Mais la pièce est
vaste. Du seuil où nous nous sommes tenus quelques
instants en attendant qu’on nous priât d’entrer, le
mur à contre-jour (où s’ouvre la fenêtre) est presque
invisible. Mais à mesure que décline le jour, entre ce
reste de lumière et ce qu’il éclaire à peine, la différence
peu à peu s’efface.

59
Nous étions épuisés ; quand nous eûmes remercié
notre hôte, nous décidâmes de nous coucher sans plus
attendre. Mais la nuit tombée, quand le silence se fut
établi tout autour, — sinon, dans les jardins ou la cam¬
pagne, le bruissement du feuillage, quelques murmures,
l’écho vague de l’incessant passage des animaux - la
clarté de la nuit fit à nouveau paraître le contour de la
fenêtre : d’ailleurs nous avons longtemps veillé, immo¬
biles ou simplement, parfois, tournant l’un vers l’autre
nos regards. Nous étions attentifs à tous les bruits. Nous
attendions. À la longue, puisque du lit où nous étions
couchés nous ne pouvions voir que le ciel nocturne, la
lumière nous fit mal aux yeux. La chambre ne fut jamais
moins obscure.

À l’aube, nous dormions. Mais plus tard, en m’appro¬


chant, je vis que la fenêtre s’ouvrait sur un immense
paysage que rien jusqu’alors, pas même les bruits de la
nuit, ne nous avait permis de soupçonner : il y avait
d’abord, mais encore dans l’ombre, une terrasse de dalles
brunes où se tenaient deux enfants qui regardaient
dans notre direction et cherchaient peut-être à voir ce
que nous faisions (il me semble d’ailleurs que la veille
au soir déjà, lorsque nous étions entrés, de l'un d’entre
eux au moins le visage était apparu à la fenêtre) ; puis
au-delà, - entre les buissons de fleurs et les colonnettes
de la balustrade, mais s’élevant bien au-dessus comme
par l’effet d’un formidable soulèvement de terrain —

60
s’étendaient une large suite de jardins (où disparais¬
saient à moitié, dans la luxuriance du feuillage, les toits
de quelques maisons) et toute une campagne (prairies,
champs de blé, haies et chemins) déployée jusqu’à de
lointaines collines. Toutes les ombres étaient d’un
violet profond.

En quittant la chambre, je me retournai. Je l’entraî¬


nai dans ce mouvement. La porte de l’armoire était
entr ouverte et la glace renvoyait notre image ternie.
Mais levant un peu les yeux pour les détacher de notre
regard vaguement inquiet, nous vîmes dans la glace
au-dessus de nous le haut rectangle d’aveuglante lu¬
mière que découpait la fenêtre, le vide éclatant du ciel.
L’un et l’autre

Persiennes mi-closes et rideaux tirés laissant peu


de passage à la lumière, à l’intérieur, dans la cham¬
bre, tout repose dans une assez douce et chaude
pénombre. Comme ils sont là depuis longtemps, on
imagine que leurs yeux ont fini par s’y accoutumer :
sans doute voient-ils luire autour d’eux faiblement
tous les objets et parviennent-ils à distinguer de l’un
et de l’autre les traits, l'éclat différent des lèvres ou du
regard, le mouvement des gestes et la brève clarté
qu’ils engendrent — et même ce qui du corps fait une
ombre moins obscure —, bien qu'ils soient plus
occupés à parler qu’à regarder.

Ils sont l’un en face de l’autre couchés en travers


d’un grand ht aux boiseries massives qui occupe dans
sa largeur tout un mur, à l’opposé de la fenêtre.

Ils parlent bas — étant proches l'un de l’autre — mais

62
aussi comme s’ils craignaient d’être entendus. Cela
fait dans la pièce un murmure presque continu, guère
plus intense que le froissement des draps quand ils
bougent — un double chuchotement où cependant
deux voix distinctes se croisent, se confondent, se
haussent inégalement parfois (l’une plus cristalline,
l’autre plus calme), puis s’unissent à nouveau, et ainsi
de suite... Mais il arrive qu’elles se taisent - qu’elles
cessent non pas de résonner (elles sont bien trop
faibles ou trop étouffées), mais de bruire doucement.
Alors un autre murmure encore plus fragile et ténu
- ce que les murs et la fenêtre close laissent passer
des bruits extérieurs - vient à peine appuyer le silence
où ils se surprennent brusquement.

Bientôt le jour commence à baisser. Mais ils n’allu¬


ment aucune lampe. De temps en temps, ils bougent
un peu. Cela s’entend et se voit même encore vague¬
ment : ils étendent le bras ; du doigt, ils tracent un
invisible dessin sur le drap ; ils penchent la tête, la
main de l’un se pose sur la nuque de l’autre ; ou bien
ils rapprochent leurs visages et leurs souffles au point
de ne plus rien entendre que la rumeur infiniment
lointaine de leurs corps.

Depuis le commencement, quand elle l’interroge


anxieusement et presque l’implore, il répond qu’il ne
faut pas qu elle ait peur et que rien de grave ne peut

63
lui arriver. Mais il est difficile de la persuader. Elle
revient toujours à la même question, elle décrit sans
relâche les troubles qu elle éprouve, et dont elle craint
qu’ils ne soient les signes avant-coureurs de sa fin. Elle
répète indéfiniment que ce tourment est insuppor¬
table : le pire ne cesse de s’annoncer par vagues suc¬
cessives qui la transportent à la limite de ce dont
encore elle peut avoir conscience. Mais sa lassitude
croît à mesure, elle a déjà le sentiment qu elle ne résis¬
tera plus très longtemps. Et cela sans un cri évidem¬
ment. Elle manque trop de force. Sa voix est peu
assurée et tremble quelquefois : son cœur pourrait
cesser de battre, son souffle manquer soudain. Ses
yeux brillent anormalement, elle doit être au bord des
larmes. Tout son visage est cependant tendu comme
dans l’horreur.

Mais elle paraît s’apaiser. Ils se taisent. Le soir est


venu. Peu après ils se lèvent et s’habillent sans un mot.
Ils sortent de la chambre et ils empruntent un couloir
encore plus sombre. Quand ils ouvrent la porte qui le
commande et qu’ils pénètrent sur la terrasse, la cha¬
leur les sépare brusquement (de nouveau elle suf¬
foque, son cœur bat à se rompre, elle a peur) et ils
clignent des yeux sous la violence de la lumière pour¬
tant déclinante et bien peu vive à cette heure. Ils vien¬
nent s’accouder à la balustrade de pierre. Ils respirent
avec peine. Ils ne disent toujours rien. Tous les bruits

64
maintenant leur parviennent en même temps : par
exemple de la ruelle obscure que surplombe la ter¬
rasse, des voix de femmes qui bavardent, et les cris
d’enfants qui se poursuivent ; ou bien de la ville, mais
plus éloignés et confus, des bruits de moteurs (on s’en
doute), un grondement de foule. Une multitude d’oi¬
seaux traverse à grande vitesse le ciel. Des animaux
commencent à circuler dans l’ombre et sortent de la
terre et des ronces. Mais eux, progressivement — les
bruits - s’apaisent. Alors tout étourdis encore (d’avoir
tant parlé ou tant souffert) - éblouis -, ils demeurent
immobiles et silencieux - elle plutôt dressée, lui un
peu courbé sur cet abîme et pâle —, attentifs, ils écou¬
tent la nuit se faire dans les jardins et tout franchir, ils
patientent (ne voulant pas vraisemblablement revenir
dans la chambre), ils attendent — comme si cet écartè¬
lement où l’un à part de l’autre ils tremblent de
fatigue, ils songent à peine, ils perdent leurs dernières
forces (et d’ailleurs le vent se lève) les avait paralysés.
Mais il est possible qu’ils s’en effraient et ne compren¬
nent pas encore ce qui leur arrive.
Allusion à un commencement

Nous pénétrâmes en nous jouant dans une vaste


plaine.

Ce n’était pas encore tout à fait l’hiver, le froid


naissant nous parut supportable. Nous étions d’une
extrême insouciance, nous marchions allègrement. À
peine brisé, notre souffle faisait une buée légère devant
nous. Un écran mince de larmes tirées par la vivacité
de l’air brouillait un peu notre vue. Aussi loin malgré
tout que portaient nos regards — pour autant que nous
pouvions en juger —, la plaine était déserte. Elle s’éle¬
vait jusqu’à un horizon de collines bleuies par la dis¬
tance. Rien ne nous apparaissait que l’étendue grise et
brune (mais pâle, presque blanche) de la terre et de
l’herbe rase encore humides et vaguement scintil¬
lantes des pluies de la nuit ou de la rosée de l’aube. Et
puisque au loin nous apercevions ces collines, il nous
semblait qu’aucun obstacle ne se présenterait. Nous ne

66
pouvions pas soupçonner qu’une brume matinale,
diaphane au sol, quasiment imperceptible, et qui joi¬
gnait, s’épaississant vers le haut, la terre à l’invisible
ciel qu’elle masquait, déformait peut-être les choses au
point que la plaine se révélerait plus vaste que nous ne
l’avions supposée et que même elle présenterait ici ou
là, quelque accident de terrain propre à rendre, si¬
non impossible, au moins plus lente et pénible notre
progression.

Ce bel espace, dans notre aveuglement, il nous appa¬


rut que nous pouvions le traverser rapidement. L’air
était sec : une merveilleuse exaltation, pour un peu,
nous eût fait bondir et presque danser tant nous res¬
pirions librement, notre corps se mouvait sans effort,
une grâce physique nous transportait. Nous mar¬
chions d’un bon pas et nous parlions entre nous de
choses et d’autres...
.Nous espérions en avoir terminé avant
la venue des grands froids — et déjà nous nous réjouis¬
sions d’atteindre ces collines et d’y trouver refuge...
Nous imaginions même, au-delà, de nouveaux pay¬
sages — un espace moins vaste et moins désolé, des
terres vallonnées par exemple, des prairies, des bois,
des champs de blé et - qui sait ? - des fermes, des che¬
mins - la promesse d’une présence hospitalière. Nous

67
rêvions et rien ne nous paraissait impossible... La seule
brève incertitude que nous éprouvions — certainement
pas un tourment, à peine un léger malaise - tenait à ce
que nous ne savions pas très bien quelle direction, au
départ, nous avions choisie. Les uns parlaient de l’ouest
« assurément » ; d’autres n’en croyaient rien, mais refu¬
saient de se prononcer ; il y en avait même pour dire
que la logique de notre entreprise impliquait que nous
gagnions le midi ; le reste finissait par se moquer de
tous les autres — et bientôt, il faut bien l’avouer en nous
forçant un peu, nous nous persuadâmes que cette ques¬
tion était vaine et sans intérêt, cela devint un sujet
d’amusement ; alternativement, au milieu des rires et
des cris de joie, l’un de nous rebroussait chemin ou
bien infléchissait brusquement sa marche et ce qui un
instant auparavant avait failli provoquer en nous un
commencement d’inquiétude fut soudain l’occasion
d’un intense déploiement de joie...

Bien entendu, quelques heures plus tard, il apparut


que nous n’avions guère progressé. Le jour tirait à sa
fin et à mesure que la lumière déclinait, la brume nous
semblait devenir plus épaisse. Il y avait longtemps déjà
que nous n’apercevions plus les collines ; maintenant,
à peine à quelques mètres devant nous, un mur opaque
mais d’une blancheur éblouissante nous empêchait de

68
distinguer quoi que ce fût.Il fallut bientôt
nous rendre à l’évidence : nous étions perdus. Pour
comble, peu après (comme c’était d’ailleurs à pré¬
voir), nous commençâmes à nous perdre de vue ;
nous nous étions dispersés en cours de route sans y
prendre garde ; mais parce que la brume — qui main¬
tenant s’élevait de la terre - avait tout rendu invisible
autour de nous, au moment où nous pensâmes à nous
appeler, il était déjà trop tard. Nous ne nous voyions
plus et nos voix ne portaient plus, nos cris étaient im¬
médiatement étouffés comme s’ils n’avaient jamais
retenti ailleurs qu’en nous-mêmes. Le froid, là-dessus,
augmenta. Plus d’un sans doute se désespéra et fut au
bord des larmes. Nos rêves s’effondraient d’un coup.
Et comme nous n’avions guère ménagé notre énergie
pendant la journée, une épouvantable fatigue nous
terrassait ; tous, vraisemblablement, nous étions sur le
point de renoncer. Moi-même cependant
j’éprouvais un sentiment plus nuancé. À bout de
forces, hébété si l’on préfère, je me perdais toutefois
sans épouvante, je me sentais disparaître avec un cer¬
tain plaisir. Je ne m’appartenais plus, j’avais tout
oublié (d’où je venais, où j’allais), la terre elle-même
que je foulais - que je piétinais -, à laquelle peut-être,
en tombant, je m’écorchais mains et genoux, m’appa¬
raissait curieusement lointaine et presque aussi im¬
palpable et floue que la brume éclatante où finissait
par s’obscurcir mon regard. Il me semblait — c’est

69
une remarque qu’on ne peut guère éviter - que j’a¬
vais perdu toute notion du temps, qu’aussi bien je
marchais depuis des jours et non depuis des
heures.
furtivement, parfois, je revoyais — j’imaginais.

tout ce que nous avions cru devant nous était sans


doute derrière nous.
depuis le début.
j’étais plusieurs.
maintenant peut-être encore.
Mais s’évanouissant les uns après les autres,
. Je perdais délicieusement conscience ;
tout était sans limite ; il devenait évident que cela
n’aurait pas de fin, qu’il n’y aurait aucun retour pos¬
sible, qu’il faudrait recommencer. Quelque
chose avait dû se produire, puisque depuis, j’ai eu
maintes fois le soupçon — bien qu’il soit pratiquement
impossible de le concevoir — que je n’étais plus moi-
même.

— bref, toutes choses bien connues et sur lesquelles


il n’était peut-être pas indispensable de revenir.

Toutefois — parvenu à ce point (on m’interrogerait,


quelle fable, quelle histoire invraisemblable pourrais-

70
je raconter) -, je me demande s’il ne vaut pas mieux
reprendre, recommencer —, car rien de tout cela,
comme on a dû s’en apercevoir, ne se laisse dire jus¬
qu’au bout comme un voyage ; ou plutôt un tel
voyage n’a jamais commencé, il ne pourrait pas même
avoir lieu (il fallait être quasiment fou pour ne serait-
ce qu’y songer).

Admettons donc plutôt qu’on ait souvent contem¬


plé le même paysage - une vaste plaine effectivement -
qu’on y ait vu souvent des hommes le parcourir et
qu’on ait prêté attention à des cris, à des appels, à
l’écho lointain et comme venu d’ailleurs de nom¬
breuses voix cherchant à se reconnaître ;
admettons encore qu’on ait assisté au spectacle d’é¬
vénements physiques qui sont réellement stupéfiants
pour peu qu’on puisse les percevoir (c’est-à-dire
pour peu qu’ils deviennent perceptibles) — moins
les métamorphoses de la lumière, les changements
de couleurs et de tons, le passage incroyablement
rapide des ombres sur le sol que des variations de
la densité même des choses (l’herbe soudain très lé¬
gère, la pierre aussi peu rugueuse que l’air), des mu¬
tations de la profondeur, des distances (l’horizon se
soulevant à la verticale et venu se confondre avec
les arbres, les buttes d'herbe rase du premier plan),
tout un lent travail, un bouleversement irrésistible
des surfaces, qui provoque peut-être ce vacarme, ce

71
grondement étouffé que tout un chacun sait entendre
sous les choses, dans la terre ;

— admettons même beaucoup moins :

que ce soit le matin, - vers le matin, à ce moment


précis où il se fait jour. Peu importent après tout les
circonstances, l’occasion est presque toujours favo¬
rable : on peut tout aussi bien se déplacer très rapide¬
ment (en train par exemple) ou se tenir immobile. Il
se pourrait même — c’est d’ailleurs le plus probable —
que le paysage - sa désolation, son éloignement, son
apparence équivoque (il paraît à la fois, on ne sait
trop pourquoi, impénétrable et tout entier ouvert au re¬
gard) - donne une impression de déjà vu, qu’il y ait,
tout au moins d’abord, quelque chose d’étrangement
familier dans cette rigidité trompeuse des courbes du
terrain, qui se mettent à bouger dans le soulèvement du
crépuscule (la nuit reflue progressivement), dans ce lar¬
ge étalement successif de terres retournées et d’herba¬
ges qui sur toute sa surface commence à briller de sorte
que les limites, les alternances du clair et du sombre
qui sont sur le point d’apparaître, toutes les diffé¬
rences disparaissent dans une seule éblouissante scin¬
tillation. Une telle âpreté, ou plutôt une telle brûlure,
l une et l’autre, sont à peine supportables. On voudrait
détourner le regard, faire disparaître tout cela - ou
bien disparaître soi-même. Mais ce n'est pas possible.

72
Et bien entendu parce que le froid est trop vif : si
brûlure il y a, elle glace, si l’on perd conscience,
on se pétrifie. On se tient donc là, mais totalement
absent, — un vide en soi mais à ce point lourd, pesant,
qu’on suffoque ; les yeux grands ouverts, mais ne
voyant pour ainsi dire plus rien (cela n’est même
pas obscur), une douleur délicieuse en soi, le senti¬
ment d’une exceptionnelle légèreté conjuguée avec la
plus extrême fatigue. Dire que l’on sombre n’aurait
aucun sens. On est au contraire déchiré, littéralement
déchiré par cet éclatement sans mesure, muet, qui
n’est même pas visible, qui a lieu furtivement, par sur¬
prise — non pas devant mais, si cela peut s’imaginer,
avant, qui peut-être a toujours lieu, ne cesse jamais,
mais que peut-être on est toujours forcé d’oublier - et
dont je crois en définitive qu’on le fuit, qu’on le
redoute par-dessus tout.

Mais n’a-t-on pas été le jouet de quelque illusion ?


La fatigue, un tempérament un peu exalté, une sensi¬
bilité un peu trop vive... Quand tout à nouveau se
découvre et réapparaît (comme au commencement,
c’est l’hiver proche, il fait beau, on a effectivement
envie de marcher, de parcourir ce paysage avenant et
l’on se persuade assez facilement qu’il n’y a rien à
craindre, qu’il ne peut rien arriver), il en reste quand

73
même quelque chose, — bien peu visible, il est vrai.
Cela n’a certes rien d’extraordinaire ou de specta¬
culaire ; c’est vraiment trop répandu et trop peu ap¬
parent. Et comme en plus cela se laisse assez mal dire
(et pour cause).
Hortus conclusus

Parfois, le soir, on pénètre dans un jardin clos depuis


longtemps (ou bien, en d’autres circonstances - marche,
retour -, on franchit le seuil d’une demeure laissée à
l’abandon) ; dans le jardin, l’herbe a poussé, du lierre
couvre les murs ; il règne le plus grand désordre végé¬
tal. Dans la maison, la lumière ne pénètre presque
plus ; des gravats recouvrent le plancher ou le carre¬
lage dont ils masquent fentes et motifs ; les quelques
meubles qui sont restés après le départ des derniers
habitants sont couverts de poussière.
L’herbe est noire. S’y mêlent ronces, broussailles, tout
un branchage arraché des arbres et tombé. De l’eau
venue des pluies est immobile au creux d’une pierre.
Dans le feuillage des arbres demeurés vivants, l’ombre est
bleue. La lumière tremble au-dessus de l’herbe.
Le vent - un souffle né de l’ombre à sa limite - agite
peu l’herbe et le feuillage obscur. Il traverse l’air encore
chaud, car c’est le soir, l’été. On marche dans l’herbe

75
qu’on piétine. Au faîte du mur qui clôt le jardin, le ciel
est plus sombre. La nuit s’annonce. Quelques oiseaux
passent rapidement, au-dessus de tout.
On vient ici, non pour célébrer une demeure, un jar¬
din, surtout pas, mais parce que l'on s’est égaré, — on
a erré assez longtemps par des chemins non reconnus.
Il faut attendre ici que le jour paraisse — sans impa¬
tience (ne pas s’effrayer, reprendre, si l’on peut, le
cours des choses, quand bien même on aurait oublié,
un autre événement serait survenu, etc.). La ville a été
laissée loin derrière soi, on a emprunté quelques rou¬
tes anciennes, puis on a marché dans des prairies, le
long du fleuve, qui sont profondes (où il y a de l'eau,
des ruisseaux, de larges flaques qui éblouissent et ré¬
fléchissent le ciel, de sorte qu’on ne sait jamais très
bien où cesse la terre ferme, on s’égare). Peut-être
même a-t-on traversé des collines (d’où l’on voyait la
plaine et tout un réseau complexe de chemins). On a
cependant trouvé cette porte - bois pourrissant, la
pierre du seuil disparue sous la broussaille, une ins¬
cription effacée sous le linteau.

L'avènement du matin fait disparaître étrangement


toutes les ombres. Les choses s'illuminent. Entre les
quelques arbres, le ciel ; entre les pierres et les murs,
l'herbe — blanchissent.

76
Au front, aux épaules — dans l’envers du dos, un froid
tenace. Les yeux, le visage font mal. On ressent un lent
effondrement intérieur, une immense fatigue jamais
encore éprouvée. On regarde : l’éveil du visible terrasse.
Des voix parlent (chuchotent) dans la mémoire,
mais on ne distingue clairement aucune de leurs
paroles. Il semble que sous la venue de tant d’aveu¬
glante lumière, on s’efface, un vide se creuse à la place
qu’on occupe. Ou bien furtivement, dans une sorte
de renversement sans mesure par lequel on est
presque hors de soi, on s’apparaît comme le person¬
nage sans épaisseur... (ce jardin éblouissant). - C’est
pourquoi les forces manquent.

... rien n’a changé. La lumière se dispose indéfini¬


ment, rompue mais transparente, sur les mêmes
choses (arbres, pierres, herbe...) dans leur enclos. On
ouvre (debout maintenant, mais d’une grande fai¬
blesse) la porte du jardin. Ne se découvre pas ce qu’on
s’attendait à voir, mais une étendue illimitée, sans
ombres, sans rien qui la divise, d’où s’élève une vague
rumeur comme celle de la mer quand aucun souffle
ne la soulève et qu’elle repose immobile éclatante - à
ne plus la voir.
Cela produit une certaine exaltation. Dire qu’on ne
s’effraie pas un peu... Mais sortir du jardin (malgré

77
tout) s’avère pratiquement impossible. D’ailleurs,
atteint par on ne sait quelle paralysie, on tombe. On
demeure donc. Quand on lève les yeux, le spectacle de
l’étendue vide et blanche, lui, ne disparaît pas ; le
murmure, à peine audible, ne cesse pas.
III

1
La scène

Par l’échancrure dans la falaise, la vue porte jusqu’à


un horizon lointain — une chaîne de montagnes ou un
rivage escarpé -, malgré la brume matinale qui voile
la plaine (ou la mer) qu’on devrait dominer de très
haut. Devant, en contrebas, où fut vraisemblable¬
ment le centre, se devine encore, parmi l’herbe jaunie,
brûlée, une construction en maçonnerie peu élevée,
une sorte de terrasse plus ou moins disloquée, ruinée
(c’est dans l’écartement des pierres, par chaque an¬
fractuosité que l’herbe a poussé, qu’elle prolifère,
mais par cette lente, perpétuelle, irrépressible invasion,
la pierre a éclaté, elle s’effrite, — à la fin elle a presque
entièrement disparu sous l’herbe). Ici et là émergent
encore ou sont couchés, épars, des fûts de colonnes
brisés ; mais les ciselures sont à peine encore visibles.
Le vent souffle : il couche l’herbe par ondes succes-

81
sives ; ou bien il fait voler en tourbillons une poussière
pâle aussi peu dense que la brume, derrière, qui remue
elle aussi, se déchire furtivement par larges nappes
— mais pour se refaire aussitôt —, circule sans arrêt
(tournoie) sur elle-même et masque parfois l’horizon.
Herbe et pierres, brume et poussière se confondent ou
sont toujours sur le point de se confondre en une
même uniforme grisaille. Ou peu s’en faut. Hormis le
murmure égal du vent, aucun bruit ne se fait en¬
tendre. Nulle voix ne résonne, évidemment ; aussi
bien le bruit trop faible des pas n’éveillerait aucun
écho. Et si, à mesure que le jour gagne, la brume se
dissipe par endroits, des ombres se disposent ou com¬
mencent à passer, c’est bien la plaine (ou la mer) qui
s’illumine au loin d’un faible éclat, ni l’incessante
rumeur du ressac, ni les appels, les cris emportés par
le vent, le grondement sourd que font l’activité du
jour, le travail, ne parviennent jusqu’ici ; le silence,
pour autant, n’en est pas troublé.

II

Par l’interstice, malgré son étroitesse (on ne peut


guère y voir que d’un œil) et la semi-obscurité qui
règne, il se pourrait bien qu'on les aperçoive qui s’a¬
vancent l’un vers l’autre, dressés, légèrement raidis.

82
Mais on ne distingue ni leur visage, ni, pour l’instant,
leur regard.
S’ils ne se saisissent pas immédiatement à bras-le-
corps, ils en esquissent au moins le geste. Puis, avec une
certaine lenteur, et cependant quelques mouvements
vifs (de retrait surtout), ils commencent à tourner
autour d’un centre invisible, comme s’ils se préparaient
à combattre ou à exécuter une danse. Or, en fait, ils
bougent très peu, ils sont presque immobiles. Pourtant,
dans l’ombre, même ainsi retenus, les gestes qu’ils sont
contraints de faire jettent parfois de brèves lueurs. Et
surtout, quelle que soit leur extrême prudence, l’allure
précautionneuse de leur manège, on entend le froisse¬
ment des étoffes, le halètement croisé de leurs souffles,
tantôt le murmure confus de leurs voix (trop bas pour
qu’on puisse saisir un peu des paroles qu’ils échangent,
si du moins ils parlent), tantôt, et c’est bien pire, des
gémissements qu’ils voudraient réprimer, des cris qu’ils
étranglent trop tard, peut-être encore des paroles - des
imprécations, des plaintes ? -, mais tout autant insaisis¬
sables parce que du coup elles se confondent avec ces
cris, ces gémissements. C’est donc bien, quoi qu’il ait
semblé au commencement, qu’une même frénésie, plus
ou moins contenue selon les instants, les habite l’un
et l’autre.
On se demande alors si tout cela ne risque pas d’écla¬
ter brusquement en une furieuse violence et l’on ne
serait pas étonné, par exemple (on le redoute et le

83
désire à la fois), que, déchaînés jusqu’au vertige, ils en
viennent, dans un geste d’une rapidité et d’une bruta¬
lité stupéfiantes, à se donner la mort. Mais ils parais¬
sent simplement jouer un tel épisode. Cependant le
visage de l’un d’eux serait à découvert, on rencontre¬
rait son regard, on ne le reconnaîtrait plus, ils seraient
terrifiants.

III

Tout au fond, une lumière diffuse entretient l’illu¬


sion de la profondeur. Mais devant, la scène serait vide
si de multiples personnages ne s’y étaient pas agités
pendant un certain temps comme des ombres et si,
maintenant, trois d’entre eux n’en occupaient pas le
bord extrême — à peine en retrait d'un pas sur la limite
très nette de l’ombre et de la lumière. Il est d’ailleurs
fort possible que l'effet fût le même s’ils station¬
naient au pied d’un mur élevé ; leurs corps, en tout
cas, ne projetteraient pas plus d’ombre. Des trois, l’un
reste silencieux, les deux autres dialoguent ; et celui
qui ne dit rien est un peu à l'écart, de profil, parce
qu’il regarde les autres qui ne le regardent pas et ne se
regardent même pas, mais regardent devant eux fixe¬
ment, vers l’obscurité où ils ne voient rien mais d où,
évidemment, ils savent qu’ils sont vus tous les trois,
bien découpés sur cet espace lumineux et désert. Les

84
discours qu’ils tiennent sont d’une parfaite clarté, ils
les articulent avec grand soin. À certains passages remar¬
quables, il faut croire que la beauté du texte est telle
que leur voix tremble un peu d’émotion et s’altère
légèrement, et c’est tout juste s’ils ne se mettent pas à
crier, à se plaindre, etc. Mais ils ne font pas visible¬
ment un effort démesuré pour contenir ces accents et
ne pas céder à cette facilité. Et même si leurs paroles
évoquent le pire — la haine, l’aveuglement, la terreur
ou quoi que ce soit de cet ordre —, ils ne se dépar¬
tissent jamais d’un calme impressionnant, dont on
soupçonne seulement, à d’infimes tressaillements du
peu de gestes qu’ils font, qu’il est à chaque instant
menacé mais conquis au prix d’un très dur travail de
la volonté. Quand ils se taisent, le troisième person¬
nage cesse alors de les regarder et se tourne lui aussi
vers l’obscurité pour prendre à son tour la parole. Il
résume brièvement ce qui vient d’être dit et prononce
quelques sentences. Puis, tous trois, ils s’inclinent,
donnant ainsi le signal de la fin de la représentation.
L’ombre se fait sur la scène au moment même où la
lumière jaillit pour les spectateurs qui, du coup, ne
disent rien et osent à peine se regarder.
La distance

La distance favorise les personnages : ils sont plus


aériens, plus beaux, plus chargés de tendresse qu’il
est naturel. Une douce lumière bleutée (une douce
pénombre qui s’illumine) les suscite et les porte ; elle
ne dévoile pas tout à fait leurs traits, mais elle fait
briller chacun de leurs gestes. Des costumes écla¬
tants, d’ailleurs, les habillent. Ils vont et viennent
librement dans un espace à peu près vide, mais
qu’on peut imaginer, à quelques indices, celui d’un
jardin où l’exubérance végétale serait maintenue par
un dessin, un ordre sévères. On les dirait en proie à
une ivresse légère qui leur donne une agilité et une
allégresse un peu folles et les fait danser et bondir.
Mais au regard qui ne cesse de s’émerveiller, rien
n’apparaît qui soit laissé au hasard : ils se croisent,
s’enlacent, se séparent, se poursuivent, — mais ce fai¬
sant, ils donnent l’illusion de tracer d'impeccables
figures qui s’engendrent sans relâche, comme si tout

86
cela obéissait à une logique secrète et compliquée,
mais d une extrême rigueur.

Ils sont un peu loin pour qu’on distingue exacte¬


ment les paroles qu’ils prononcent. Du reste, parlent-
ils vraiment ? Ne chanteraient-ils pas plutôt, et ces
chuchotements que l’on perçoit à peine, ces rires cris¬
tallins mais vite étouffés, ces brefs éclats de voix, ces sou¬
pirs, — cette vague rumeur qui s’ébauche à travers eux
et les contient, ne serait-ce pas plutôt une musique ? Et
sans attendre que la venue tardive, parmi les person¬
nages eux-mêmes, de quelques musiciens avec leurs
instruments confirme ce pressentiment, ne pourrait-on
pas dire qu’il y a déjà comme un « chant silencieux »
dans l’élégance de leurs corps, une harmonie naissante
dans ces mouvements qu’ils font et par lesquels ils
s’unissent et se divisent tour à tour ?

On ne comprend pas bien pourtant ce qui se passe.


Certains d’entre eux paraissent s’aimer naïvement, ou du
moins avec une certaine fraîcheur. D’autres s’attirent vi¬
siblement mais n’osent pas franchir le pas qui les sé¬
pare. D’autres encore — on s’en rend compte peu à peu -
se haïssent et se déchirent, sans trop d’ostentation il est
vrai (bien que parfois...) : cela se discerne en effet le plus
souvent à un geste furtif, à un bref détournement du
regard, à un mouvement de recul vite réprimé ; mais
cela peut aussi éclater avec plus de violence (un cri,

87
par exemple). Une femme ne cesse de se lamenter et
son beau visage tout empreint d’une pathétique et
noble douleur et baigné de larmes, scintille à l’écart,
dans l’ombre. L’un des hommes en revanche - assuré¬
ment le plus lourd et le plus maladroit - apparaît d’une
gaieté un peu forcée et frise parfois le ridicule. À
mesure que progresse l’intrigue, on en vient à soup¬
çonner que tout ne se déroule pas aussi facilement
qu’on l’avait cru au départ ; un imperceptible renver¬
sement des choses a lieu qui finit par inquiéter : on
entend quelques appels qui trahissent certainement un
désarroi ; un personnage disparaît ; les autres, semble-
t-il, ne parviennent pas à se rejoindre ; l’allégresse géné¬
rale devient un peu artificielle, on dirait qu’elle cache
quelque chose. D’ailleurs les voix tremblent ou s’exal¬
tent curieusement, les gestes se précipitent ou sont
brutalement suspendus, on voit les corps tressaillir ; il
passe là-dessus, depuis le commencement peut-être,
un souffle bizarre. Ou tout cela ne serait-il pas plus
simplement comique ?

Mais — c’est que... —, au milieu d’eux tous, lui — un


personnage plus éclatant, plus gai, plus intrépide que
tous les autres —, se tient, ou plus exactement ne cesse
de surgir (il apparaît, disparaît, revient...) et son inlas¬
sable énergie, sa prodigieuse « présence » ne cessent
d’étonner. Il est proprement stupéfiant : vêtu, comme
pour une fête, de rouge vif, hautain, superbe, d’une

88
insurpassable prestance, quoi qu’il fasse ou qu’il dise
une lueur de joie dans son regard tellement claire
qu’on ne peut la soutenir, il fascine par un don qu’il
a d’être insaisissable, l’ivresse qui le possède, cette
existence délirante dont il fait excessivement parade :
il crie, il vocifère, il blasphème ; mais l’instant d’après
il éclate de rire ; ou bien il se fait grave quelque temps,
mais c’est pour exploser ensuite avec force, feindre la
colère, se livrer aux sarcasmes et à la pire méchanceté ;
puis il bondit de nouveau, comme s’il avait tout oublié ;
il est tour à tour mystérieux, tendre, terrible ; il ne
porte pas deux fois le même masque ; ses métamor¬
phoses sont quasiment infinies, - à tel point qu’on ne
sait jamais très bien quel est son élément, si même il
n’est pas à lui seul tous les éléments à la fois (se laissant
dire ou rêver aussi bien selon la transparence de l’air,
l’agilité du feu, le froid des pierres et de la terre, ou
l’eau mouvante, l’eau sombre, l’eau profonde qui sa¬
ture les prairies ou le feuillage) Mais comme cha¬
cun sait, ce démon sauvage est un miracle d’équilibre :
perpétuellement repris dans un étourdissant vertige,
risquant toutes les souffrances en voulant tout épuiser
avec une sorte de rage systématique (presque jusqu’à
l’aveuglement), au moment même où l’on croirait qu’il
va sombrer, il esquive avec tant de grâce le danger, il
joue avec tant de lucidité, il s’aventure avec tant de
légèreté sur l’abîme, qu’il franchit sans aucun mal
l’obstacle et retourne se précipiter dans le même tour-

89
billon sans Fin : il chante, il n’a pas cessé de chanter et
pourrait-il se produire qu’il succombe foudroyé (qu’il
disparaisse dans les flammes de l’ancienne malédic¬
tion ou qu’il se consume à cet infernal tourment de
se savoir n’exister qu’en un lieu si lointain), il chante¬
rait sans doute encore... C’est du moins ce qu’on
imagine.
La séparation

Il est sans doute nécessaire que la séparation, chaque


fois, ait lieu. En effet, ou bien — maintenant qu’ils ont
combattu — elle peut se faire reconnaître et prononcer
l’adieu ; ou bien, abandonnée, elle se lamente. - Quand
elle proclamerait, désormais à l’écart, qu’elle est enfin
délivrée, réunie, exaucée, etc., malgré la beauté et le
caractère grandiose de la scène (qu’on l’imagine un ins¬
tant, dressée, les bras tendus, le visage ravi, mêlant ses
cris d’une indicible joie au fracas d’une musique exces¬
sive — mourant debout !), il serait difficile d’y accorder
quelque crédit car, bien que tout, et d’abord la musique
évidemment, voulût y faire croire, ce qui apparaît sans
équivoque, c’est qu elle meurt - et ses paroles, du moins
ce qu’on en saisit, se révèlent mensongères. C’est qu’en
fait, quels que soient les circonstances et le style, la
fable et le décor - aussi bien l’enjeu, il y va toujours
de la même chose, les variantes sont finalement négli¬
geables : méconnaissance et fatalité, défi, haine, jalou-

91
sie, stupidité déchirante, passion extrême - toujours
survient un malheur contre lequel à la fin il n’est pas de
recours et qui pourtant ne cesse d’être exalté : il faut
obéir et se séparer, les personnages, quelque héroïsme
qu'ils aient manifesté, fussent-ils des dieux, sont forcés
de mourir, au moins à l'apparence qu’ils ont été et
sous le couvert de laquelle ils ont osé presque au-delà
de toute limite. — Ainsi l’un, demeuré seul, avoue sa
défaite et renonce : la parole, dit-il, me fait défaut. Ou
bien le père doit châtier l’enfant malgré toute l’infinie
tendresse qu’il lui porte (la colère qu’il feint ne peut
guère dissimuler sa peine) et sachant bien qu’en se
détournant, c’est à lui-même aussi qu’il porte atteinte.
En un matin où les ténèbres cependant ne sont pas
moins ténèbres que celles qu’en tombant la nuit com¬
mence à déployer sur toutes choses, mais en un lieu
que nul ne saurait reconnaître, épuisés, ils échangent
un dernier regard de leurs yeux encore brillants, puis
ils gagnent la place qui leur était assignée jusqu’à ce
que la musique, en cessant comme s’éteint douce¬
ment une flamme, donne congé.
La fin d’un voyage

... il tremble (fatigue, froid), — d’avoir trop long¬


temps veillé, d’être jeté sur une terre si lointaine : en
effet, rien ne se reconnaît, il est possible que ces murs
éblouissants, ces rues désertes et, plus loin, ce fleuve
qui étincelle et l’herbe qui est blanche, épouvantent.

Parce qu’il lui semble qu’il s’éloigne lentement de lui-


même et qu’il ne parvient plus qu’à peine à se reconnaître,
à tel point qu’il s’étonne presque., —
sombra parfois, juste un instant, dans une sorte de som¬
meil éveillé, hébété, dans un bref oubli de tout, même de
ce qu’il a sous les yeux et ne voit pas.
C’est tout juste s’il ne tremble pas d’apparaître là se
regardant d’un regard inconnu dans cette vitre.

.n’y parvenant pas, mais au con¬


traire, aux rares moments où il croit se ressaisir, quand
son regard est arrêté, comme par inadvertance, par la vitre

95
devant, qui lui renvoie son reflet obscur, —..
l’image qu’il aperçoit de lui-même est fuyante,
comme il s’y attendait tout de même un peu, le visage
défait, plus ou moins hagard. il ne s’y recon¬
naît que faiblement.
Un bâtiment

Sans doute fut-il un temps où la pierre nouvelle était


d’une qualité somptueuse, proche encore (massive, sans
failles, à peine déjà voilée par l’air et les pluies) de la
terre dont elle provenait, mais portant quand même les
traces de son arrachement : cassures fraîches, éclats
multiples brillants, une certaine rugosité.
Cela devait apparaître avec évidence — d’autant
plus que l’architecture du bâtiment est d’une extrême
simplicité : nulle fioriture décorative ; des encadre¬
ments et des corniches pour marquer portes et fenê¬
tres ou soutenir, en aplomb, la charpente du toit, -
mais c’est bien tout.
Car c’est une longue bâtisse - quelque chose comme
un entrepôt - assez basse et fermée et que rien ne
signale spécialement à l’attention.

Mais le bâtiment est mal entretenu ou même, plus


vraisembablement, laissé à l’abandon : la pierre est

97
érodée, par endroits éclatée ou fissurée, elle disparaît,
vers le bas, sous une mousse sombre qui prolifère et la
ronge. Elle est dans l’ensemble ternie, sale, obscurcie.
On soupçonne que, derrière les ouvertures obstruées
par des planches hâtivement clouées, tout un lent
travail de pourrissement s’effectue. Il doit y régner,
mêlées à l’humidité froide, des odeurs suffocantes de
goudron et de bois vermoulu. Une végétation quasi
souterraine, qui ne s’épanouit jamais, étouffe le sol et
la pierre.
Cette irréversible détérioration de l’intérieur, c’est
à craindre, menace le bâtiment.

J’ai sans doute omis un certain nombre de détails


importants : la lumière en particulier (si l’on peut
appeler cela un détail), le poudroiement de la lumière,
au sommet, qui sourd de la pierre et s’élève - et par
quoi les limites du bâtiment, sa figure, s’effacent un
peu ; l’immense place, devant, bien pavée, qui donne
à l’ensemble des dimensions majestueuses ; le fleuve
qui scintille non loin, etc.
Je n’ai pas dit non plus.

À mesure que passent les saisons et les années (à mesure


que la violence des intempéries augmente et la lumière
décline) sous les assauts conjugués de ce peu de clarté

98
restante (puisque tout s’assombrit) qui vient du ciel et
qui divise, de ces ténèbres du sol qui bourgeonnent et
du vent qui souffle sans arrêt de la mer, le désastre,
l’effondrement deviennent proches, la future pous¬
sière qui portera quelques vagues traces, etc.

Qu’en penser pour finir ?


Pour l’instant, tout est lignes : il fait froid, c’est le
matin. Tout est très beau et parfaitement désert. On
s’y trouve, il faut dire, un peu à l’écart de la ville. S’y
égarer procure une joie telle qu’on s’en effraie quel¬
quefois : ce matin par exemple (si l’on s’y trouvait)
car, ne reposant sur rien, tout vacille...
La ville désormais

Puisque c’est l’hiver, toutes les limites se sont effa¬


cées, rien ne se laisse plus facilement reconnaître —
D’ailleurs la lumière est extrêmement vive : une tache
sombre bouge au centre du regard et l’aveugle à moi¬
tié. Tout pourrait aussi bien avoir disparu dans une
blancheur illimitée — D’ailleurs un vent violent sou¬
lève une sorte de cendre : il faut donc bien que
quelque chose ait brûlé.

Mais celui qui marche à travers la ville ne l’ignore


pas tout à fait : c’est pourquoi on ne peut guère l ac-
cuser de se perdre ou d’errer. On dirait même qu’il
s’épuise au contraire à parcourir systématiquement,
l’une après l’autre, toutes les rues de la ville. Du moins,
bien entendu en apparence.
Au commencement toutefois, c’est un peu l’impres¬
sion qu’il s’était égaré que faisait son manège. Mais on
s’est vite aperçu qu’il suivait au contraire une direc-

100
tion dans l’ensemble assez nette, — quand bien même
n’aurait-il jamais eu l’intention de tout explorer ou
n’aurait-il pas su de manière très précise où il allait. Si
l’on préfère, malgré ses retours en arrière, ses crochets,
les pointes rapides qu’il poussait à droite et à gauche,
malgré le curieux dessin brisé qu’auraient tracé ses
allées et venues si on avait pu les reporter sur un plan
de la ville, — malgré donc l’illusion qu’il donnait de pié¬
tiner et de ne pouvoir progresser, c’est quand même
bien le long d’un certain axe qu’il se déplaçait.
D’ailleurs il faut dire qu’une exploration systéma¬
tique de la ville est impossible en si peu de temps : elle
est beaucoup trop vaste et construite dans un tel dé¬
sordre (dans certains quartiers, c’est un véritable dédale
de ruelles, de passages ; et en général, toutes les rues
ne se coupent pas à angle droit et toutes ne sont pas
rectilignes, loin de là) qu’on est pratiquement forcé de
s’y perdre.
Il progresse vers la « terrasse ». Mais sans doute ne
le sait-il pas encore. C’est une vaste place qui n’occupe
pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le centre
de la ville. Elle doit son nom à ce qu’elle tient une
position dominante, et, en effet, elle permet d’aperce¬
voir une bonne partie de la ville. Mais la ville tout
entière, certainement pas. D’abord parce qu’elle n’est
pas assez élevée (et même le serait-elle, la ville est
construite de telle sorte qu elle échapperait encore
forcément, au moins pour un tiers, au regard) ; mais

101
surtout parce qu’elle n’est en fait qu’à la limite de la
ville, — bien que celle-ci s’étende encore beaucoup
plus loin aujourd’hui, ayant débordé en banlieues et
faubourgs, depuis plus d’un siècle, les anciennes forti¬
fications.

On s’y aperçoit quand même bien que la ville a été


plus ou moins désertée. D’ailleurs il souffle un vent
violent qui soulève une sorte de poussière. Mais le ciel
est bas, la lumière pauvre - Mais il ne faut pas croire
que.Il faut simplement.
L’envers

... c’est un peu comme si, pour ainsi dire à mon


insu, un malheur effrayant m’avait laissé pour mort,
non pas simplement abattu, désenchanté ou triste,
mais éloigné définitivement — exclu. Certes j’en souf¬
fre, parfois même, par crises, très violemment, mais
toujours loin de moi ; car, tous comptes faits, rien n’a
changé et je sais aussi que d’une certaine manière rien
ne peut m’atteindre véritablement. J’ai trop oublié ou
bien, comme c’est probable — bien que je voie mal au
juste comment —, cet événement était incommensu¬
rable : je n’en ai rien su (je ne pouvais rien en savoir),
je ne l’ai même pas vécu et, si tant est qu’il ait eu lieu,
c’est hors de toute mémoire, - au point que ce qu’à
tort donc je pensais, j’ai cru longtemps s’être produit
et m’avoir laissé quelque marque, aurait été bien peu
de choses, presque rien, une très légère secousse à
peine ressentie...

103
(... c’est pourquoi je me serais bien gardé de com¬
battre cet état qui à d’autres eût sans doute paru
insupportable, je m’y serais au contraire installé avec
l impression équivoque de sombrer (c’est un risque au
moins entrevu) mais d’en tirer du même coup un cer¬
tain plaisir, un peu comme on se laisse aller, malgré le
malaise souvent très pénible qu’on y ressent, à une las¬
situde extrême. En moi n’aurait cessé de s’ouvrir et de
battre, tantôt furtive, tantôt s’élargissant au contraire
par longues palpitations successives, une douce bles¬
sure qui n’aurait pu faire mal que par accident (mais
alors — par bonheur, cela ne se produit que rarement
— la douleur, bien que toujours lointaine, est intolé¬
rable). J’aurais été habité ou plutôt, l’expression est
plus juste, déserté par ce vide. À peu près tout me
serait devenu indifférent, à commencer peut-être par
moi ainsi constamment divisé...)

... Sauf, à la rigueur, quelques mouvements de


lumière : en moi, une sorte de tournoiement ; hors de
moi, des gestes, des vibrations, de lents passages, des
alternances — à moins que ce ne fût l'inverse, peu
importe. De vastes espaces, toujours très clairs, presque
blancs, auraient basculé, se seraient partagés, seraient
à la fin passés dans de l’ombre. Je serais entré dans des
difficultés insurmontables et je n’aurais point vu
d’issue. Comme dans une longue maladie, ma vue
aurait baissé, j’aurais frissonné sans arrêt, je me serais

104
senti excessivement fatigué, renversé par un extraordi¬
naire énervement du corps. J’aurais fini par ne plus
me reconnaître ; les choses se seraient lentement défi¬
gurées et s’éloignant, auraient tremblé comme en
reflet. Tout serait venu à manquer...

(... du jour cependant où je compris qu’il était vain


de s’en effrayer (rien n’est assez sûr ou, si l’on préfère,
j’en sais trop peu), ce fut un grand changement : igno¬
rant en somme ce qui m’était arrivé ou si même il
m’était arrivé quoi que ce fût (bien qu’à l’instant
même...), j’imaginais en revanche que je savais exac¬
tement ce qui maintenant pouvait survenir et que
j’avais à craindre... Savoir assez aigu pour causer
d’une certaine façon ma perte — malgré tout ce qui
pouvait, je l’avoue, le gêner et l’obscurcir, mes hésita¬
tions, mes doutes, mes retraits ou mes peurs d’un
moment, mon perpétuel regret surtout d’avoir pour
ainsi dire tout perdu et laissé à l’abandon loin de
moi... Ma perte, ou du moins quelque souffrance que
nul orgueil ne saurait guérir...)
Une chambre désolée

Nul n’y a pénétré (depuis quand, peu importe) :


- la chambre est simplement vide - la maison est tout
entière silencieuse maintenant.

Il se pourait que tout ait été déserté :


(mais on voit qu’il n’est plus question d’attribuer
cette désolation à une quelconque catastrophe ; encore
moins de suggérer que dans la maison, dans la chambre,
un acte s’est commis ; ou qu’il va s’y commettre)
il y aurait alors, sur les murs, des surlaces décolo¬
rées, diverses marques indiquant, ici et là, l’ancien em¬
placement des meubles, des appliques, des tableaux ou
des miroirs ; le papier serait ou bien taché d’humidité,
par larges plaques, ou bien déchiré par endroits en
lambeaux qui pendraient encore ou seraient tombés, —
le plâtre, plus ou moins sali, apparaîtrait ; de la même
manière, le plancher serait couvert de poussière et de
débris (morceaux de bois, fragments de verre bril-

106
lants, vieux journaux bien sûr jaunis, gravats le long
des plinthes), parfois entaillé par éclats ou noirci ; la
fenêtre serait ouverte et pas mal de ses vitres cassées ;
mais les persiennes à moitié closes livreraient tout cet
abandon à la pénombre.

Or il ne s’agit pas de cela. La chambre, quel que soit


son état, est tout simplement vide — la porte viendrait-
elle à l’instant de se refermer : l’écho n’aurait pas lieu
dans la chambre même, mais dans le reste de la maison.
Dans la chambre en effet ne peut plus désormais
retentir aucun bruit. Et cependant, dans les heures qui
suivent, il n’est pas certain que rien ne se produise : par
intermittence, le bois des meubles, du plancher, peut
craquer ; l’ombre peut se déplacer, s’éclaircir ou s’accen¬
tuer ; il peut y avoir, surtout, de brèves illuminations,
aux vitres, dans un miroir. Mais il est certain qu’il n’y
a personne ; et probable que la chambre a été définiti¬
vement désertée comme le soupçon en était venu dès
le commencement.
Richesse et pauvreté

Sur une table est posée une corbeille d’osier


chargée de fruits divers et de belles couleurs, - en par¬
ticulier une ou deux grappes de raisin noir luisant,
des poires jaunes, des figues à ce point mûres qu elles
ont éclaté et qu’on en aperçoit la chair rose. Quel¬
ques larges feuilles se découpent avec une certaine
netteté, vertes parmi les fruits ou bien, dressées au-
dessus, à contre-jour, sombres. À côté de la corbeille
sont aussi posés un flacon à moitié rempli de vin et
un haut verre à pied. Un linge très blanc ne recouvre
pas tout à fait la table dont apparaît le bois usé, mais
tombe en plis réguliers. Sur la surface bombée du
flacon se reflète l’image incurvée, réduite, mais
brillante de la fenêtre. Derrière tout cela, le mur,
bien que suffisamment lumineux, est plutôt effacé,
comme une grisaille unie, brumeuse, très légèrement
assombrie.

108
De l'autre côté, derrière, à l’aplomb de la fenêtre,
fleurs et feuillage : pourquoi pas une glycine avec ses
fleurs en grappe et ses rameaux alourdis de feuilles qui
s’enroulent sur eux-mêmes et pendent ? - Il n’y a rien
à voir au-delà, bien qu’aucun mur, qui assombrirait la
pièce, n’interdise la vue. Sans doute aussi, la porte est-
elle entr’ouverte : il importe peu de savoir sur quoi. À
l’extérieur, il fait certainement un jour éclatant.

Rien ne décore les murs. Le sol est inégal et nu. Pas


une ombre ne glisse ou ne tremble - Pas un bruit non
plus, ou, s’il y en a, très éloigné. Il vient un moment
où la lumière frappe droit la fenêtre, illumine la pièce
tout entière de telle sorte que ce qui, sur la table, repo¬
sait auparavant dans une douce et chaude pénombre,
devient éblouissant, disparaît presque.
Une confession

« Je formais une entreprise difficile : je voulais


rester anonyme, ne pas intervenir, me borner à trans¬
crire ce que je savais. Mais, parce que peut-être je le
redoutais, j’étais contraint de trop en dire. Cependant
je différais l’aveu.

J’avais imaginé que je pouvais sans mal parler de


moi sous le couvert d’un autre. Il suffisait de changer
un peu le nom des personnes et des lieux, d’inventer
au besoin quelques circonstances et une chronologie
plausible. Mais pour parfaire ce système, je crus habile
de donner l’illusion que je l’avais connu et que j’en
racontais simplement l’histoire. Alors peu à peu, à
mesure que je m’efforçais de donner des précisions
convaincantes, je me trouvais impliqué malgré moi
dans ce récit que je n’avais pas voulu celui de ma propre
histoire, j’en devenais paradoxalement le centre, — et, de
justifications en justifications, je restais seul en scène,
finissant bien, tant cette défense était maladroite et
laborieuse, par laisser transparaître, sinon la vérité, au
moins qu’il y avait là supercherie. Je donnerais bien
ici un exemple de l’aberration où cela me conduisit,
mais, outre que j’estime que cela ne présente guère
d’intérêt, la lecture que je viens d’en faire (j’étais à la
recherche d’un échantillon) m’a laissé une telle im¬
pression (c’est un texte d’une telle naïveté et d’un tel
ridicule !) que je préfère m’en abstenir.

Il faut bien que j’avoue aussi que ce récit s’inter¬


rompt au moment où, enfin sorti - au moins provisoi¬
rement - de l’entrelacs complexe (où je me perdais) de
ces préliminaires envahissants, j’avais l’intention de
raconter par exemple (comme s’il se fût agi d’un
autre !) cette scène épouvantable avec ***, à B., un soir
où nous n’en pouvions plus ; je perdais lentement
conscience... Je sais très bien encore ce qui m’empêcha
de poursuivre : précisément, j’étais revenu à B. Les cir¬
constances étaient à peu près les mêmes. Il s’agissait
bien de la même pièce en tout cas, le mobilier était dis¬
posé de la même manière, - autant qu’il m’en sou¬
vienne, c’était aussi le soir... L’absence de *** n’est pas
ce qui m’inquiéta, mais bien plutôt que je ne pouvais
pas (cela me paraissait difficile) rapporter un tel événe¬
ment si je n’avouais pas que j’y avais moi-même parti¬
cipé (ou bien tout simplement qu’il s’agissait de moi).
Quant à le transformer, je ne pouvais m’y résoudre.

111
C’est pour cet ensemble de raisons (mais j’y revien¬
drai) que je trébuchais là et qu’il me faudrait mainte¬
nant franchir ce pas. Auparavant, il s’agirait de savoir
si toutefois il s’agit bien des vraies raisons. Or précisé¬
ment je n’en suis plus très sûr et plus j’y pense, moins
je comprends ce qui a pu, au départ, me pousser à une
telle entreprise...

Je reprends.»
À l’étranger

« Il passe la frontière (un fleuve) vraisemblable¬


ment au tout début de juillet. Après quoi, bien que
l’on perde, comme chacun sait, toute trace de ses
déplacements pendant plus de deux mois, on peut
conjecturer - puisque c’était son intention au départ -
qu’il se rend à T. et qu’il y séjourne. Le 3 septembre,
il est de retour, mais on ignore tout autant l’itinéraire
qu’il a suivi et depuis quand il a franchi la frontière en
sens inverse. En l’absence de tout document et de tout
témoignage (les lettres qu’il a peut-être écrites à cette
époque — mais rien ne permet de s’en assurer puisque
les lieux où il prétend se trouver, il est évident qu’il ne
les a jamais vus ; il s’est plu à brouiller les pistes -, il
ne les a envoyées que longtemps après son retour ;
quant aux divers témoignages prétendûment recueil¬
lis là-bas, d’autres l’ont montré avant moi, ce sont de
pures fictions), on ne peut rien dire de plus.

113
À son retour (ici, les témoignages sont plus sérieux),
on sait qu’il a gardé un silence obstiné, - qu’il voulait bien
rompre seulement pour proférer quelques remarques
absolument déplacées, sans rapport aucun avec sa
situation et où il n’était bien entendu jamais question
de son séjour ou de ce qui avait bien pu lui arriver.
Nombreux d’ailleurs sont ceux qui l’ont soupçonné
de s’être un peu diverti à produire cet effet conster¬
nant, d’avoir en tout cas joué. Je ne me prononcerai
pas là-dessus : tout ce que je peux dire de manière sûre,
c’est qu’il était à peu près méconnaissable, que lui-
même ne reconnaissait rien ni personne (ou du moins
faisait semblant...), qu’il prétendait, aux rares moments
où ses déclarations paraissaient cohérentes, avoir tout
oublié.

J’aurais aimé, c’est évident, proposer à mon tour une


interprétation ; non pour imaginer des événements
qui nous sont définitivement interdits, mais pour
tenter de comprendre les raisons de son attitude et ce
que cachaient, avec plus ou moins de bonheur, les cu¬
rieux propos qu'il tenait — ou que même il avait tenus.
Mais on devine assez bien, je pense, pourquoi je dois
renoncer. »
Biographie

La terre est sombre et claire (ocre et noire, ou bleue)


par longues striures courbes, alternativement. Mais de
l’autre côté du fleuve.

Le fleuve trace lui aussi une courbe. En amont, l’eau


du fleuve scintille, elle est éblouissante ; en aval, elle est
sombre, elle tourbillonne. Le courant est contraire.

Si le fleuve traverse la ville, ce n’est pas en son


centre. Mais d’une vaste place légèrement surélevée,
entre de hauts bâtiments de pierre blanche, on peut
l’apercevoir et souvent il reflète le calme et le vide du
ciel.

115
Ce qui était gravé sur la pierre du linteau est effacé ;
et la pierre elle-même — approximativement en son
milieu —, de part en part, est fendue. En revanche, nul
éclat ne défigure le souriant visage d’enfant sculpté
plus haut.
Mais il est vrai que souvent, lorsque la terre est
sèche, de telles fissures apparaissent en grand nombre.
Aussi bien, les dalles d’une cour pavée en portent de
semblables ; mais l’herbe y a poussé.

La place n’est pas tout entière entourée de bâti¬


ments. Outre cette ouverture étroite sur le fleuve, vers
l’ouest — car elle est parallèle au fleuve —, elle donne
sur de lointains jardins et l’on peut voir, s’il n’est pas
trop tard, si le soleil n’est pas trop bas sur l’horizon, le
haut des arbres sombres.
Mainte façade s’orne de colonnes et de frontons. De
très loin le plus vaste, le plus beau de ces bâtiments,
qui est un théâtre, a été construit sur le modèle d’un
temple.
Il arrive souvent que la lumière, quand elle est vive,
se réverbère sur la pierre blanche et lisse, frappe vio¬
lemment les yeux, aveugle, égare. Comme on le sait,
tout s’assombrit alors soudainement, sauf, au centre,
un vide... Il est à craindre qu’une telle épreuve ne soit
trop lourde à supporter.

116
De l’autre côté du fleuve reposent bien les vertes
prairies et les vignes ; le feuillage de certains arbres
tremble dans le vent qui ne vient pas de la mer.
Ici, des enfants passent en courant, jouent et chan¬
tent. Mais certains, parmi eux, crient.
De multiples oiseaux s’abattent dans les vignes.

Et, en effet, de belles statues, des fontaines, des


massifs de fleurs ici et là...

Mais ce n’est pas immédiatement que la place


donne sur ces jardins, puisqu’à son extrémité...
... la maison dont il s’agit — c’est du moins vrai¬
semblable — est une haute bâtisse de deux étages, mais
qui se prolonge assez curieusement, sur sa gauche (à la
regarder de face), par une aile courbe, en retrait. Un
majestueux péristyle orne la façade proprement dite
sur toute sa longueur. Toutes les fenêtres du premier
étage, y compris celles de l’aile incurvée, sont surmon¬
tées d’un fronton triangulaire. La corniche qui cou¬
ronne le tout et masque le toit n’est ni sculptée ni

117
ajourée en balustrade comme l est en revanche celle
qui domine le péristyle, ou le balcon des fenêtres du
premier étage...
La pierre est blanche...

Il se pourrait que la marée reflue jusqu'ici : le cou¬


rant est en effet contraire et ce sont bien des oiseaux
de mer qui tournoient en criant au-dessus du port. Il
se pourrait aussi que l’eau fût parfois terne et bou¬
euse, - de la couleur même de la terre, bien que, par
larges plaques mouvantes, elle miroite... Mais alors,
pas une ombre ne glisse à la surface de l eau, le ciel
est pur de tout nuage ; si l’eau se brise indéfiniment,
ce n’est que sous l’effet du vent.
Il fait froid.

L’océan, sans doute, n’est pas loin. Mais jamais


visible.

... trop souvent la nuit tombe...


. . . mais la clarté — entre-temps...
Rien n’égare davantage.
L’oubli

Tout se passe comme si nous venions de prendre


un chemin déjà parcouru...

—. nous venons vraisemblablement de re¬


prendre le même chemin. Nous ne l’avons pas voulu
et je n’en suis d’ailleurs pas tout à fait sûr. Je ne me
pose cependant pas la question de savoir où cela pour¬
rait bien nous mener. Nous marchons sans hésiter. La
ville entière, après la pluie, au moins pour toutes ses
surfaces de pierre ou de ciment exposées au ciel, luit
comme un miroir où se réfléchissent immeubles,
véhicules, passants. Peu de monde circule et nul ne
nous prête attention. Au détour d’une rue, nous
venons de traverser tout un quartier en ruines —, il
s’offre brusquement à nos yeux une vaste perspective
(les arbres d'un parc, une esplanade, un palais aux
proportions harmonieuses ; plus loin, la ville descend

119
vers la berge brumeuse du fleuve), mais il ne nous
semble pas — pas même un bref instant — que nous
sommes déjà venus ici, que ce lieu ne nous serait pas
absolument étranger...

Et du reste, peu après, nous quittons la ville.

La campagne, elle aussi, est luisante de pluie, mais


plutôt sombre sous le ciel d’orage. Vers l’horizon, des
bouquets d’arbres, quelques bâtisses, des champs val¬
lonnés sont illuminés par une douce lumière latérale.
C’est maintenant que plusieurs chemins se croisent.
Mais déjà le vent s’apaise, le jour décline, le silence
s’établit. Il vaudrait mieux poursuivre
comme si de rien n’était.

Mais s’il est vrai que tout cela ne nous est en rien
déjà connu, que l’impression furtive..
s’il n’est pas possible de savoir où nous sommes, —
si tout effort est absolument vain, si la ténacité
même, l’obstination.. à proprement
parler...

. si, au contraire, il faut nécessairement


reparcourir.

120
Ici, donc, je dois m’interrompre.
Jean-Luc Nancy

Un commencement
Ce texte a d’abord été écrit pour le colloque « Déconstruction
mimétique » organisé en janvier 2006 autour du travail de Philippe
Lacoue-Labarthe, à Paris, par l’association « La chute dans la
vallée ». Il s’est alors appuyé sur l’ensemble des textes publiés dans
les livraisons du Nouveau Commerce des années 1968-1970.
On ne parle pas de sa vie comme on parle d’un phi¬
losophe ou d’un écrivain. Lacoue-Labarthe est écri¬
vain et philosophe ; il est aussi, dans chacun de ces
rôles, il est lui-même une question posée sur leur par¬
tition — au double sens politique et musical du mot.
Il est lui-même cette partition, il la vit ou il en vit,
c’est-à-dire aussi qu’elle partage sa vie au double et
redoutable sens de cette expression.
Mais Philippe, lui, Philippe Lacoue-Labarthe est
une part de ma vie, il en est une partie, une partition
et un partage.
(D’ailleurs, le mot de « partage » s’est imposé à moi
pour Le Partage des voix, livre dont le thème — la dif¬
férence originaire des voix, le partage des genres et des
genres philosophique et littéraire - se liait précisément
à l’expérience de notre travail commun, tout comme,
peu après, le motif du commun lui-même s’y ratta¬
chait aussi, quoique non exclusivement.)
Ce partage - division et intersection - est donc au
moins double : entre lui et moi, entre « vie » et « tra¬
vail », et entre ces deux registres dont il est clair que
chacun des termes est incertain (vie, travail, lui,

125
moi...). Aussi est-il très difficile, sinon impossible,
d’en parler sans entrer dans une complexité sans
doute inextricable, tout autant qu’il m’est impossible
de parler de lui comme s’il s’agissait d’un penseur et
d’un auteur dont l’œuvre serait seulement posée
devant moi. Elle est en effet tout autant à côté de moi,
comme lorsque nous faisions cours ou écrivions côte à
côte ou bien l’un avec l’autre, pour user d’un mot dont
je crois le concept aussi important que délicat. Nous
aurons beaucoup été l’un avec l’autre, et il faudrait
comprendre ce concept de manière existentiale et non
catégoriale, ainsi que le demande Heidegger : mais
Heidegger ne répond pas ou répond mal à sa de¬
mande, et c’est pourquoi Lacoue-Labarthe entretient
avec lui un rapport si violemment intime. Avec moi,
c’est différent, mais la scène se joue toujours aussi
dans le frottement et dans l’irritation que la proximité
suscite.
Il va de soi — si quoi que ce soit peut aller de soi —
qu’il m’est loisible à l’instant de déposer ces considé¬
rations, et de prendre pour objet cette pensée dont le
ressort le plus puissant est une autre espèce d’être-
avec : celui d’une mimesis pour laquelle la proximité
de l’autre est faite de l’approche partagée — communi¬
quée et disputée - d'une inaccessible et inimaginable
image de « soi », d’un « soi » ou d’un « soi-même » en
général. Un soi-même, c’est-à-dire pas un autre, un
sujet donc mais un sujet assujetti à cette mimesis de

126
l’impossible, et non se supposant autoconstitué :
la récusation de l’autoconstitution sous toutes ses
formes aura été dès le début le point de contact le
plus vif entre nous. Récusation de l’autosuffisance et
revendication d’une saisie de soi plus originaire que
toute saisie de soi. Peut-être est-ce de cette façon que
nous nous saisissions l’un de l’autre...
Prononçant ces mots, je suis comme malgré moi
reconduit à ce qui dans ce contact si vif en effet, c’est-
à-dire vivant et tendu, s’empresse de mêler à nouveau
la vie et la... graphie.
Impossible pourtant de me livrer au récit intime :
beaucoup moins par raison de pudeur (car sans doute
ce qui paraîtrait impudique est-il dès longtemps divul¬
gué, même si plus ou moins bien compris) que par
l’effet d’une difficulté fondamentale. En vérité, je ne
sais pas quel est, quel fut ou quel aura été le ressort pre¬
mier de cette étrange forme d’intimité que de fait nous
avons partagée (à savoir mise en commun et divisée,
d’un même et double consentement dans le dissenti¬
ment). Comme toute intimité, elle est plus intérieure et
plus enfouie que l’intime. Elle est plus énigmatique que
le mystère ou le secret. Aussi est-il insuffisant, voire
impropre, de parler de « complexité » : le complexe
n’atteint jamais à l’inouïe dissimulation du simple, non
plus qu’à la dissimilation qui s’y joue. Cela reste hors de
prise parce que cela, jamais semblable à soi tout en se
rappelant toujours, n’offre en effet aucune prise.

127
Si je dis de cette manière qu’il s’agit de quelque chose
ou de quelqu’un — voire de plus d’un — qui ne ressemble à
rien tout en se donnant la figure de cette irressemblance,
on comprend que, volens nolens, je suis déjà en train de
parler de Lacoue-Labarthe ou de ce que dans nos années
d’outre-68 on eût appelé « la pensée Lacoue-Labarthe ».
Mais alors, j’aurais déjà réduit l’enjeu d’une pan à un
schème philosophique, d’autre part à une « pensée » don¬
née devant moi — vorhanden — et j’aurais manqué la sim¬
plicité de l’énigme et la complexité de sa panition.
Cette énigme doit rester énigme, pour peu qu'on se
refuse à la dissoudre dans la psychologie ou dans n’im¬
porte quelle autre espèce de typologie ou d’étiologie.
Elle a et elle aura été l’énigme d'une double paternité,
en particulier celle de quelques travaux dans lesquels
s’est toujours jouée une scène. Double paternité,
c’est-à-dire double empreinte, double type ou bien
comme je l’ai suggéré à l'instant double cause : or cau¬
salité double n’est plus causalité, c’est rencontre d’effets
sur fond de provenance dérobée.
Une telle rencontre organise une scène. Pour qu’il
y ait scène, en effet, au double sens d'espace de jeu (ou
de comparution) et d’épisode d’un drame (ou d’un
partage), il faut et il suffit que soit interrompue, brisée
ou dissipée la linéarité causale. La scène est le lieu de
plus que la causalité : le lieu où déplient leurs effets les
origines et les fins par-delà toute cause.
Certainement la scène, comme telle, détient la réserve

128
et la ressource de l’énigme. Toute scène, peut-être, sup¬
pose une énigme sur le fond de laquelle elle se joue.
Nous avons donc, lui et moi, eu notre scène. Nous
l’avons eue et nous l’avons toujours, même si c’est désor¬
mais sous moins d’apparences. Nous l’avons eue, nous
l’avons été, nous l’avons jouée, elle s’est jouée de nous :
comment démêler ? C’est un autre aspect de l’énigme.
Parfois notre scène s’est elle-même prise pour objet et
mise en abîme, comme dans le dialogue intitulé Scène à
la suite duquel nous travaillons encore (nous sommes
censés travailler). Mais jamais elle ne fut absente : d’em¬
blée nous fumes enrôlés, faudrait-il dire ; d’emblée se
proposa, voire s’imposa un jeu de rôles (bien longtemps
avant que cette expression n’apparût).
Quels rôles ? En un sens, peu importe. De toute
évidence les protagonistes ont été l’Ecrivain et le Phi¬
losophe. Mais il importe de remarquer ce trait déci¬
sif : s’il est manifeste que je dois jouer le Philosophe,
il ne l’est pas moins que Philippe tient à endosser les
deux masques tour à tour ou superposés. Il l’est aussi,
bien qu’avec une moindre évidence, que je veux à
mon tour figurer, à savoir au moins être figurant, dans
un rôle qu’on pourra dire d’écrivant. La scène est
donc complexe, voire retorse, à l'instar de toute scène
puisque le fond d’énigme qui forme la coulisse ou bien
l’outre-scène et parfois l’obscène de chacune contient
aussi la coappartenance des rôles dans l’énigme et leur
communauté peut-être inavouable.

129
Mais inavouable au point que le secret nous en
échappe.

L’inavouable de la communauté, si j’ai compris


Blanchot (ce dont je ne peux décider), est ce qui s’op¬
pose à son désœuvrement ou ce qui tout au moins s’en
distingue. (Or il faut le mentionner ici, notre associa¬
tion ou notre partition étonna et intrigua Blanchot,
dont il n’est pas inimaginable que le livre ait aussi
voulu nous surprendre dans notre intimité.)
Ce qui s’écarte du désœuvrement n’est pas pour
autant l’œuvre, pas en tout cas cette œuvre que la
communauté ou le sujet peut vouloir être en soi et par
soi lorsqu’elle - ou lui - veut s’effectuer, se modeler
ou se fictionner en propre. L’inavouable serait plus et
moins que cette œuvre à caractère de figure, de stature
et de type exemplaire.
Il serait une autre espèce d'œuvre, celle que Blanchot
représente par l’œuvre de chair sans désir et sans enfant,
cette œuvre d union sans communion et de passion
impassible dont il prend la scène à Duras. Œuvre de
mort, en fait, non pas au sens d’une assomption léthale
de la communauté dans une essence : au sens où le par¬
tage est celui du mourir, du jouir en tant que mourir et
de ce que pour ma part je nommerais l’accès à l’insensé
du sens.
En d’autres termes, l’accès à ce qui reste inacces-

130
sible. Accès sans accès, accès au sens de crise plutôt
qu’au sens de portail ou de seuil. La crise est le
moment de la tension dans l’imminence d’une rup¬
ture ou d’une résolution. Jouir en tant que mourir, ce
ne serait pas jouir de mourir - pas, plus, à dire vrai,
que mourir de jouir. L’un et l’autre représenteraient
en somme des satisfactions au plein sens du mot. Mais
dans la crise il n’y a rien de tel. Dans la crise il y a la
tension, la tension elle-même sans résolution, se résol¬
vant ou s’exprimant comme tension, comme rapport
de forces. Pour Philippe, à vrai dire, l’accès s’offre moins
vers un inaccessible que vers un inadmissible devant
lequel il élève une protestation permanente.
Moyennant cette grave différence d’accent, il me
semble que nous aurons partagé cette crise, cet accès à
l’inaccessible et cette contrariété des forces dont l’une
donne issue à ce que l’autre interdit. Nous l’aurons par¬
tagée, comme il se devait, tout à la fois en y participant
de conserve et en nous contrariant l’un l’autre dans nos
rôles : chacun jouant pour l’autre une possibilité de
l'accès et une impossibilité d’accéder. Telle la philoso¬
phie pour la littérature et telle la littérature pour la phi¬
losophie, chacune se nourrissant de ce différend, cha¬
cune en même temps s’y épuisant.
Partage inavouable puisque nul secret n’est à avouer,
sinon le très étrange et déjà révélé secret selon lequel le
sens s’enfuit de part et d’autre et cette fuite contrastée
forme la commune vérité, commune en tant qu’ina-

131
vouable, inavouable en tant que privée de mots et de
toute espèce de signe - hors ce signe ou ce signal singu¬
lier que serait donc la scène elle-même : signalement ou
signalisation du hors-scène. Toute scène dispose l’aveu
d’un inavouable, aveu sur lequel la scène s’ouvre et se
referme.
Faudrait-il croire, à ce compte, que lui et moi
aurions commis cette œuvre de chair désincarnée que
Blanchot reprend à Duras ou joue avec elle ? Peut-être
faut-il le penser, sinon l’avouer. Si la chair entre nous
fut médiatisée, l’incorporel, c’est-à-dire le sens (nous
pourrions dire la voix, ou le ton, l’accent, le timbre)
aura bien formé le lieu ou le nœud d’un rapport qu’il
convient une fois de plus de caractériser comme une
partition. Une partition du sens, un rapport sensuel si
je peux me risquer à esquisser ainsi ce qui reste à égale
ou à incommensurable distance aussi bien de l’insensé
du sexe que du sensé de la signification. Par-delà nos
différends les plus accusés, en effet, je crois que nous
avons en commun le sens de la limite du sens — ou bien
de ce qui en imite la limite inimitable. « Par-delà »,
toutefois, ne veut pas dire que nous nous rejoignons :
nous ne cessons plutôt de diverger sur cette limite
même.

De cette partition, je veux dire avant tout, en


empruntant directement la métaphore à un thème

132
naguère obsédant chez Philippe, que la littérature fut
la musique et la philosophie le texte, mais l’une à
l’autre dans un rapport tel que le texte jamais ne
puisse prendre le pas comme il semble le faire indû¬
ment dans l’opéra.
La forme de référence devait être le lied ou bien
1 oratorio. Cela veut dire au moins : l’action, l’événe¬
ment, confié au chant, non à la signification des mots
(la cantate, j’imagine, devait rester à distance pour ses
résonances religieuses trop précises).
Lied ou oratorio, il s’agissait du chant et en quelque
façon de la littérature comme chant. Philippe est
arrivé dans ma vie de pensée comme la tonalité d’un
chant profond dont je n’avais aucune idée — et dont
il n’y a précisément nulle Idée, nulle Forme, nulle
Figure. Au contraire, une défiguration en est à la fois
la condition et l’enjeu : cette déformation par l’effet
de laquelle le visage d’une cantatrice se porte à la
limite. Pareille défiguration constitue sans doute un
motif majeur dans la pensée de Lacoue-Labarthe, au
point que c’est à partir d’elle qu’il faut entrer dans sa
logique de la mimesis : ce qu'il s’agit d’« imiter » n’est
pas une figure, et c’est pourquoi la mimesis n’est pas
une imitation. Mais ce à quoi il s’agit de se rapporter
(ou bien ce avec quoi « être-soi » est en rapport ou
plutôt fait rapport) n’est pas non plus rien, une abs¬
traction ou bien un pur concept : pour le dire en
termes kantiens, c’est bien une intuition, non pour-

133
tant celle d’une figure, mais celle d’une défiguration,
et par conséquent sans doute aussi une inintuition.
« Défiguration » ne vaut pas ici comme mise à mal
d’une figure - encore qu’il serait légitime de suivre
chez Lacoue-Labarthe un motif iconoclaste et d’y dis¬
cerner l’origine d’une disposition d’affect qu’on peut
nommer la « sainte fureur », mais sur laquelle je ne
m’arrêterai pas maintenant. « Défiguration » prend
plutôt la valeur de ce à quoi se porte une figure dans
son mouvement vers sa propre limite — une figure
s’illimitant, ou dans un désir d’illimitation qui sans la
briser la porterait jusque-là où elle se forme, ou encore
là d'où elle prend forme, jusqu’à son lieu ou à son
moment d’esquisse, d ébauche et de naissance, jus¬
qu’au geste initial d’une formation sans forme don¬
née. Bildung ohne Vorbild : peut-être la vérité du Bild.
Ici revient la cantatrice : car le geste dont nous par¬
lons a, chez Lacoue-Labarthe, son paradigme ou bien
sa scène primitive dans l’ouverture d’une bouche qui
chante.
Mais ce n’est pas une image, et je veux dire par là
non seulement que c’est à entendre au sens propre (ce
qui veut dire entendre, et écouter, écouter la musique),
mais aussi que cela ne relève pas de la représentation
visuelle ou plastique : c’est d’un autre ordre, car c’est
par là que la littérature s’introduit, ce qui veut dire
comme de juste que c’est ainsi qu elle sera toujours
déjà entrée en scène, qu elle aura toujours déjà chez

134
lui ouvert la scène (quitte à y convoquer, ensuite, la
philosophie à titre de deutéragoniste).
La littérature est orale, aime-t-il à dire : compre¬
nons que c’est parce qu’elle chante et que le chant pré¬
cède et excède la figure, qui risque en outre d’y
décéder aussi bien que d’y transcender - ou l’un en
l’autre.

C’est ainsi que j’en viens à cela par quoi j’avais


d’abord imaginé de commencer, et que je me mets à
faire allusion à son commencement : à l’ouverture de la lit¬
térature chez Lacoue-Labarthe, de sa littérature publiée,
du moins (mais pour être orale, ne doit-elle pas être
publique aussi ?), et au fait que ses premiers (ou presque
premiers) textes, qui furent littéraires, furent aussi
publiés dans les premiers temps de notre rencontre. Phi¬
lippe fut pour moi sinon tout de suite, du moins très
vite et de manière soulignée, la figure de l’écrivain - la
première figure, dirais-je, rencontrée en chair et en os,
dans la mesure où les quelques rares écrivains rencontrés
auparavant étaient déjà pour moi étiquetés comme
« écrivains ». Avec Philippe, au contraire, je rencontrais
un écrivain in statu nascendi. Un écrivain en train de se
faire écrivain, en train, par conséquent, de s’engager
dans la mimesis de l’inimitable singularité d’une écri¬
ture - d’un ton, d’une voix, d’une phrase comme il ne
disait pas encore à cette époque. Un écrivain qui s’in-

135
ventait. Peut-être en cherchant la pose, peut-être en
cherchant à y échapper.
À l'été de 1968, le premier que nous passions
ensemble, en Provence, dans une ferme prêtée par un
ami de Philippe, arriva le numéro 11 du Nouveau
Commerce, qui contenait ses premières publications.
Lorsque me fut adressée l'invitation au colloque d'au¬
jourd'hui, j’ai presque immédiatement vu remonter
de ce passé déjà lointain l’image de cette revue et de
ces pages : comme si, dès lors qu'il s’agissait de parler
de Lacoue-Labarthe, la figure de l’écrivain ne pouvait
que se reformer dans son allure, dans son schème ou
dans son rythme pour moi originaires. Si je m’attache
à présent à ces textes, et à ceux qui suivirent dans trois
livraisons de la revue, en 1969 et en 1971, c’est parce
qu’ils portent le ton et l’élan du commencement, de
l ouverture. Pendant ces années, nous commencions
nos activités communes à l’Université, sous le signe
général, avancé par lui, du rapport entre philosophie
et littérature. En même temps, nous faisions la
connaissance de Derrida, dont la lecture, déjà, nous
avait rapprochés.
Le souvenir de ces textes est donc pour moi celui
d’un commencement au sens le plus simple et fort du
mot : moins l’inauguration que l’engagement et le
premier pas, celui qui ouvre la route entière. Bien
entendu, je ne savais pas en 68 que je déchiffrais avec
ces textes ce que j’appellerais aujourd’hui le mono-

136
gramme d’une pensée. Mais je sentais et je savais, fût-
ce obscurément, qu’il y avait là une voix, c’est-à-dire
quelque chose dont jusqu’alors je n’avais eu qu’une
expérience immédiate et irréfléchie. Je n’ai pas su aus¬
sitôt ce que je suis en train de dire maintenant, mais
mon souvenir m’assure avec vivacité que j’en ai su
quelque chose.
Deux choses, en réalité.
D’une part l’existence de la voix en tant que singu¬
larité d’une vibration dans l’émission de ce qu’il fallait
bien, très vite, reconnaître comme un chant. La sin¬
gularité d’une tenue du chant : le maintien du chan¬
teur — qui allait se révéler cantatrice dans le texte de la
troisième livraison — et avec le port de la voix la retenue
propre à la tenir à égale distance du cri et du souffle.
Non pas, cependant, dans un simple juste milieu, car
le registre s’apparente plutôt à celui du murmure, et
le mode est mineur ; il écrit : « le murmure, à peine
audible, ne cesse pas » (p. 78). (Dans « L’allégorie »
on trouve aussi, p. 31, « murmure à peine audible,
elle ne chante que son propre déchirement » - par où
il faut entendre que le murmure est toujours celui du
déchirement, lequel est proprement le déchirement
du propre.)
D’autre part, dans l’apparition de ces textes écrits
par quelqu’un que je connaissais comme philosophe,
la manifestation d’une irréductibilité de la voix à
l’exercice philosophique. Cette manifestation était

137
d’autant plus éclatante (de fait, il s’agit aussi d’éclat
dans ces pages : nous y viendrons) que la pensée affleu¬
rait à toutes les lignes : non par le concept, mais par
un suspens de tout récit et de toute figuration déter¬
minés. Dans la réserve de ce suspens se signalait
sinon proprement le travail, mais ce qui est plus : la
préoccupation d’une pensée que le mot nietzsché¬
en de rumination ou celui, blanchotien, de ressasse-
ment pourraient évoquer (à défaut du terme « médita¬
tion », dont Philippe ne voudrait pas pour cause de
bigoterie).
J’apprenais une double leçon, ou bien les deux énon¬
cés d’une unique lectio lacoue-labarthienne : la littéra¬
ture est orale et la poésie est pensante. Si la littérature
commence et finit dans la poésie, il s’ensuit que l’ora¬
lité pense d’une pensée propre. Elle n’est pas « pen¬
sante », en effet, par reconduction ou emprunt d’un
discours qu elle mêlerait au chant : elle pense par son
chant, par le chant de sa bouche.
Plus tard j’apprendrais de quoi l’oralité est pour lui
la pensée : rien de moins que de l’origine impossible,
rien de moins que de l’inimaginable et inaudible exis¬
tence prénatale, de cette vie dans la mère - vie de la
mère aussi, vie en elle et par elle — qui aura été vécue,
c’est-à-dire éprouvée (la poésie n’est-elle pas une expé¬
rience ?), avant tout, archaïquement, dans et comme
la perception de la voix de la mère. Il l’explique de
manière précise et physiologique, métaphysiologique.

138
dans Le Chant des Muses. Le chant, selon lui — le
chant, c’est-à-dire la pensée chantante -, franchit la
distance entre l’avant et l’après de la naissance. Je pro¬
pose de préciser : entre la mort d’avant et la mort
d’après, entre nos deux inexistences. Or cette distan¬
ce franchie, cet accord et cet écho d’un inexistant à
l’autre, c’est tout justement « moi-même », c’est « ma
vie », dont la mienneté ne tient qu’à cet écho en moi
de ce qui jamais ne fut ni ne sera moi.
Entre rien et rien, entre le rien d’un plein et le rien
d’un vide, entre mère et mort, quelqu’un : moi, lui,
mais qui donc ? S’il n'est lui-même que l’écho qui
retentit entre mère et mort, il se trouve et se perd du
même mouvement : il se perd comme sujet, il se
trouve comme voix ; il se perd comme chanteur et se
trouve comme chant. Entre cette perte répétée et cette
retrouvaille ou cette invention, ou bien cette impro¬
bable réincarnation désincarnée, semble se jouer tout
le drame, toute l’action de ces textes (de cette espèce
d’opéra ou d'oratorio) et tout l’enjeu de cette poésie
(donnons-lui ce nom, en effet, au moins pour couper
au plus court et sous bénéfice d’inventaire).
La perte ou la dissipation le précède :
depuis le début.
j’étais plusieurs.
maintenant peut-être encore.
Mais s’évanouissant les uns après les autres, .
(P. 70.)

139
L’hyperbole des points de suspension, ici et ailleurs
dans ces textes, à laquelle on doit aussi rattacher l’usage
insistant des parenthèses et de ces tirets qu’on dit sus¬
pensifs, porte une indication majeure, une note domi¬
nante : le suspens est ici le concept et le régime, la tona¬
lité même du drame. L’action est actée dans un suspens,
dans son propre suspens et en tant que suspens. Ce qui
est suspendu n’est rien d’autre que l’identité dissipée
d’un début toujours antérieur, identité fascinante mais
mourante — fascinante car mourante, et désemparée,
exténuée, prise dans un effondrement vertigineux de la fi¬
gure qu’on finit par voir apparaître.
Elle apparaît disparaissant, cette figure, sur une
scène. C’est une cantatrice.
La cantatrice va mourir, non de manière acciden¬
telle, mais parce que « cette voix qui chante expire avec
la provenance de la nuit » (p. 24). Mais la nuit dans
laquelle le chant s’éteint n’est rien d’autre, on finit par
l’apprendre, que l’origine et la destination du chant.
Essentiellement, la voix s’avère « antérieure à elle-mê¬
me et précédant sa propre naissance » (p. 26), tout
autant qu elle s’épuise « à se saisir et revenir à son com¬
mencement » (p. 26). La voix et son chant ne sont pas
autre chose que l’interminable épuisement, le « déclin »
qui se précède et se succède dans une impitoyable sépa¬
ration d’avec soi-même. « La séparation » est le titre du
fragment, ou de la strophe, qui après « La distance »
vient conclure l’ensemble ouvert par « La scène ». Or

140
la séparation est la nécessité même : celle de mourir
— et comme il le précise « de mourir, au moins à
l’apparence qu’ils ont été » (p. 92) — ils, tous les person¬
nages, c’est-à-dire tous, sans restriction, tous les êtres
puisqu’on vient de comprendre que l’être s’égale à l ap-
parence. Cette égalité, toutefois, ne se résout pas dans
l’ironie d’une universelle comédie : derrière l’équiva¬
lence de l’être et de l’apparence, c’est-à-dire derrière la
scène, règne ce qui se dérobe à l’être autant qu’à l’appa¬
rence, et qui consiste en un mouvement, en un passage
à la limite, un évanouissement, un éblouissement, un
déchirement. Ces mots, et quelques autres de même to¬
nalité, donnent la basse continue de tous ces textes. Mais
ce n’est pas une cadence, ou ça ne l’est qu’à peine : c’est
plutôt un essoufflement, et plus profondément, plus
originellement, c’est une disparition. « Elle ne cesse de
disparaître » (p. 31), est-il dit de la cantatrice.
Sans doute, un autre chant se fait entendre, celui
d’un « personnage plus éclatant, plus gai, plus intré¬
pide que tous les autres » (p. 88) et dont on imagine,
est-il écrit, qu’il chanterait encore en étant foudroyé.
On ne peut faire plus qu’imaginer ce chant qui vien¬
drait de Tailleurs et qui vraisemblablement est impos¬
sible. De toutes les manières, le chant côtoie la mort
ou va s’y perdre.

141
C’est un motif général de la perte qui donne la
tonalité générale de ces textes. Une perte a eu lieu —
c’est la préhistoire d’une histoire dont cette perte aura
été le seul événement. On serait tenté de dire « le seul
avènement » si ce mot ne rendait un son trop satisfait
et trop avenant, il faut bien le dire, pour la rigueur
dont il s’agit, pour cette rigueur que subit celui qui le
plus souvent se désigne par « on » ou parfois comme
un « nous » sans qu’il soit possible d’y déceler d’autre
communauté que celle d’une dissociation intime.
Rarement il dit « je » et c’est alors pour préciser qu’il a
« sans doute omis un certain nombre de détails » (p. 98),
en ajoutant encore : « Je n’ai pas dit non plus », suivi
d’une double ligne de points de suspension. Ou bien c'est
au milieu d’un récit dont « nous » est le sujet (dont nous
sommes le sujet) que « je » vient à parler, pour dire parmi
d’autres points de suspension : « depuis le début.
j’étais plusieurs.maintenant peut-être encore. ».
Entre cette perte antérieure à l’histoire et de quelque
manière génératrice de cette histoire pourtant inengen-
drée, dépourvue de commencement (il le dit), et la mort
trop certaine s’étend la troisième espèce de perte, qui est
un interminable égarement. Le mot revient plusieurs fois
dans ces brèves esquisses de narration dont plusieurs
n’ont d’ailleurs pas d’autre contenu que le récit d’un éga¬
rement, d’une marche ou d’une promenade errante.

142
L’histoire en est donc difficile à saisir et à rapporter
tout autant qu’elle est plutôt étrange bien que très réelle.
Le narrateur le sait, qui se demande quellefable il pourra
inventer pour se rendre crédible, quelle « histoire in¬
vraisemblable » (p. 70). S’il se pose cette question, c’est
parce qu’il s’attend à être interrogé. Il semble qu’il devra
s’expliquer sur son aventure. Le texte dans lequel sur¬
vient cette mention, si décisive pour le propre statut du
texte, de « l’histoire invraisemblable » s’intitule « Allusion
à un commencement ». Ce titre donne l’enjeu : il s’agit
de dire un commencement, une origine, une prove¬
nance et par conséquent il s’agit en quelque façon de
rendre raison : de rien de déterminé, mais d’une his¬
toire, et moins que cela, d’un passage (« Nous péné¬
trâmes en nous jouant dans une vaste plaine », telle est
l’ouverture du texte). Mais ce commencement, et ce
commencement lui-même présenté comme passage et
par conséquent comme ayant toujours déjà commencé,
on ne peut qu’y faire allusion. L’allusion reste lointaine
et imprécise, et c’est ce caractère qui donne le véritable
régime du « commencement ». Le récit n’en livrera pas
la vérité, et de surcroît il fera lever un doute, sous le signe
d’un mot qui rime avec « allusion » : peut-être aura-t-on
été victime d’une illusion.
Nous sommes donc invités à comprendre que
« l’histoire invraisemblable » n’est pas autre chose que
le récit que nous lisons. Ou plus exactement, ce récit
nous raconte — ou bien nous récite — la vraisemblance

143
(la vraie semblance) d’un invraisemblable : il nous
donne la forme véridique (et même vérifiable, en un
sens qu’il faudra préciser) de ce qui n’a pas de vérité
identifiable comme telle, de ce qui ne ressemble à rien
de vrai, à rien du vrai tel que nous le connaissons. Le
récit ne nous donne pas proprement une fable : il est,
quant à lui, le récit véridique (supposé véridique, comme
tout récit dont la possibilité même dépend de cette sup¬
position initiale) de l’histoire (aventure, épisode, cir¬
constance, événement) pour laquelle toute vraisem¬
blance est refusée et dont la communication est donc
impossible. Or ce récit, pourtant, nous donne un cer¬
tain accès à cette vérité sans ressemblance avec aucune
vérité reconnaissable. Ce récit n’est pas la fable que plus
tard peut-être, et tout autrement, face aux interroga¬
tions, le narrateur (le récitant ?) pourra inventer ; mais
il n’est pas non plus le compte rendu d une histoire
vécue : il est plutôt lui-même le vécu de ce qui, à stric¬
tement parler, s’avère non vécu, ne ressemblant à rien
de vécu, ni sans doute à rien de vivable.
Ni fable, ni raison rendue, ni littérature, ni philoso¬
phie. Mais leur entre-deux, leur partage ou plutôt leur
partition. Ce texte voudrait se situer, s’écrire, s'énoncer
et s’annoncer en même temps (car il est tout entier en
avant de lui-même, dans ce qui se « laisse assez mal
dire » et sur quoi il s’achève), depuis une position qui
serait celle d’un suspens, d’une retenue délicate en deçà
de l’insurmontable division entre la vérité restituée,

144
rendue à elle-même, et l’illusion délibérée, la fiction
prise à son propre jeu.
Cette place n’est pas une autre que celle que plus
tard Lacoue-Labarthe aura aimé désigner comme la
poésie pensante. De fait, c’est bien à un tel genre, s’il
est permis de parler de « genre » ici, ou à un tel
registre qu’appartiennent ces textes.
Bien entendu, il serait vain d’en faire mystère
(comme il le dirait lui-même), ce sont les pensées
développées par Lacoue-Labarthe depuis trente ans
qui me permettent de commenter ainsi ces textes. À
ce compte, ils ne représenteraient rien de plus qu'un
premier support, encore juvénile par certains traits,
pour l’introduction de ces pensées. Et ce support
aurait non seulement les caractères d’une certaine
ingénuité littéraire (un abus du suspens déclaré, une
emphase du mode mineur) mais il serait loin d’ouvrir
sur la richesse des analyses plus tard déployées au¬
tour de la mimesis originaire et de l’écho du sujet
comme régime de sa parole vraie.
Bien que tout cela soit exact, et bien qu’avec
Phrase, en particulier, Philippe ait fait entendre un
autre registre de voix, évidemment plus mûr et plus
grave, en principe donc plus « profond », il m’im¬
porte de dire ici la force à peu près intacte qui appar¬
tient à ces textes du « commencement » (c’est le cas de
le dire).
Cette force, que je pourrais aussi désigner comme

145
une grâce, tient sans doute à ceci que les questions et
les recherches n’y sont pas encore présentes comme
telles, bien que leurs données de principe y soient
toutes présupposées. Il s’agit moins ici de dire que
Lacoue-Labarthe était déjà « lui-même », ce que nous
sommes tous pour commencer et pour finir, que de
reconnaître comment les questions liées à l’« être-
soi », au soi-même et à la mêmeté en tant que mimesis
d’un rien, d’un inimitable outis, se sont trouvées tout
d’abord comme résolues avant d’être posées, et cela
par la grâce exceptionnelle de ces textes précoces.
« Précoce » voudrait dire ici : celui qui s’est trouvé
avant toute découverte de soi ou de quiconque dont
un modèle ou un héros aurait pu procéder. Celui qui
s’est trouvé pour avoir imité rien d’autre que l'imita¬
tion même et pour s’être institué en héros de lui-
même avant qu’aucun « lui-même » n’ait eu ni temps
ni lieu de paraître, s’étant déjà à lui-même apparu
comme depuis une provenance absolument préve¬
nante et tout aussi bien absolument perdue.
Condamné par là même à la prévenance infinie
d’une perte immémoriale. Prévenu aux deux sens :
averti d’une telle perte, mais aussi accusé et compa¬
raissant devant elle. Cette double condition — de pitié
et de crainte pour « soi » — lui appartient comme son
Er-Ent-Zu-eignis.
N’imitant rien, s’imitant lui-même en cette double
posture de prévenu, et certes de cette manière imitant

146
la littérature même, et en elle plus d’un modèle, mais
ce n’est pas cela qui compte : ce n’est pas ce quA
imite, mais qu’A le fasse. Telle est sa version de l’ego
sum : je sais que j’imite, mais non quel j’imite.

Autrement dit, tout semble s’être passé comme si,


une voix ayant résonné, un chant étant venu aux
lèvres, une allure, un ton, un style — bref un sujet ou
son écho — s’étant proposé (je dis bien « proposé » :
avancé, suggéré, prévenant, encore une fois, comme
dans une allusion à lui-même), il devait s’agir ensuite
de se demander comment cela avait été possible.
Comment un sujet aura-t-il pu se reconnaître dans
son antériorité inidentifiable ?
Sans doute la question était-elle vouée à rencontrer
cette vérité, que cela n’avait jamais été possible, mais
réel, simplement, manifestement réel, et que toute
question transcendantale et même existentiale est par
là mise en échec. Mais ce qui est ainsi mis en échec sur
le registre de la question est identiquement ce qui se
donne comme le texte que nous lisons. Ce texte ne
répond pourtant pas à la question. Il ne répond à
aucune question. Ni question, ni réponse, ce texte
raconte. C’est-à-dire qu’il rend compte.
Le texte, ou son auteur - ce texte dont le narrateur,
constamment, s’identifie à la fois avec un acteur des
scènes exposées et avec un observateur de ces mêmes

147
scènes -, ce texte dont le narrateur et par conséquent
aussi l’auteur si l’on veut bien se confier à la fiction
proposée (et comment ne pas se confier ? c’est la
condition même d une lecture) — ce texte, donc, est
en quelque sorte le récit d’une espèce de chœur en
place sur un théâtre dont il observe et commente ou
complaint les actions. Au reste, le narrateur d’« Al¬
lusion à un commencement » prononce bien :

depuis le début.
j’étais plusieurs.
maintenant peut-être encore. (P. 70)

Or « maintenant », c’est le présent du texte, le pré¬


sent du narrateur et celui du lecteur. Maintenant, je
suis plusieurs, alors que je suis en train de vous
raconter ce qui nous est arrivé, la plus grande par¬
tie du texte est énoncée à la première personne du
pluriel, depuis X incipit - « Nous pénétrâmes en nous
jouant dans une vaste plaine » - jusqu’à ce que le
narrateur singulier se détache comme celui qui dif¬
fère des autres dans l’errance où ils s’égarent ensem¬
ble — « Moi-même cependant j’éprouvais un senti¬
ment plus nuancé. [...] je me perdais toutefois sans
épouvante, je me sentais disparaître avec un certain
plaisir. »
C’est cette disparition qui prélude au sentiment
d’être démultiplié et pour finir de « n’être plus moi-

148
même ». Or c’est sur cette déclaration, dont il est pré¬
cisé qu’il est « pratiquement impossible d’en conce¬
voir » la vérité, que se produit une interruption, un
changement de régime par lequel le narrateur se pré¬
sente en tant que tel, c’est-à-dire comme celui qui,
chargé de raconter (« on m’interrogerait [...] quelle
fable pourrais-je raconter »), se « demande s’il ne vaut
pas mieux reprendre, recommencer », car, précise-t-il,
« rien de tout cela [...] ne se laisse dire jusqu’au bout
comme un voyage ». Il ajoute aussitôt : « ou plutôt un
tel voyage n’a jamais commencé » (p. 71).
Il « reprend » alors, en effet, tout son récit comme
celui, non d’un voyage mais seulement d’une « envie
de marcher » dont le mouvement fut en réalité celui
d’avoir « contemplé le même paysage » et dans cette
contemplation, saisi par une « éblouissante scintilla¬
tion », d’avoir été « littéralement déchiré par cet écla¬
tement sans mesure, muet ». C’est donc le récit de cette
expérience privée de paroles — et dont il dit à la der¬
nière ligne que « cela se laisse assez mal dire (et pour
cause).» (p. 74) -, c’est ce récit ou cette récitation
d’une épreuve sensible répétée (« on a souvent contem¬
plé le même paysage ») qui finit par donner le vrai ré¬
gime de cette narration dont nous devons comprendre
qu’elle rapporte l’inénarrable. (Et de plus, il faut le signa¬
ler, rien n’exclut qu’on puisse entendre ce mot dans ses
deux valeurs sérieuse et comique, car le narrateur dit
aussi : « Mais n’a-t-on pas été le jouet de quelque

149
illusion ? La fatigue, un tempérament un peu exalté,
une sensibilité un peu trop vive... » (p. 73). Tout cela
peut-être est comique, il le dit ailleurs (p. 88).
Quoi qu’il en soit, le narrateur est expressément
devenu lui-même - le narrateur en personne, un certain
« moi-même » qui à peine apparu pour « reprendre,
recommencer » aura cédé la place de sujet non plus à un
« nous » mais à un « on » comme sujet impersonnel et
par là même tout à la lois plus puissant et plus inquié¬
tant — plus égarant, pour prendre un mot du texte, il est,
donc, devenu lui-même lorsqu’en effet il a expressément
assumé sa fonction, reprenant en charge le récit « invrai¬
semblable » qu’il lui faut inventer.
Invraisemblable, ce récit l'est parce qu’il est sans
vérité vérifiable dans l’expérience. Il est récit d une
expérience dont rien n’assurera qu elle fut expéri¬
mentée — il sera toujours possible qu elle ait été illu¬
soire - mais dont la vérité consiste précisément en ce
que « peut-être elle a toujours lieu, ne cesse jamais »
mais dont « je crois », écrit-il revenant ici un instant
au singulier (en position de savoir, de soupçon de
savoir), « je crois en définitive qu’on la fuit, qu’on la
redoute par-dessus tout... ». Récit de l’invraisem¬
blable et de l’insupportable : récit de l’inénarrable,
récit en même temps de « rien d’extraordinaire ou de
spectaculaire » car « c’est vraiment trop répandu et
trop peu apparent ». Apparition, donc, de l'inapparent,
qui ne peut pas ne pas faire songer à cette « phénomé-

150
nologie de l’inapparent » dont parle Heidegger - telle
est la nature ou bien la tâche - cela revient ici au
même - du texte que nous lisons.
Mais la nuance - au moins - entre Heidegger et
Lacoue-Labarthe serait que Lacoue-Labarthe se sou¬
cie de laisser l’inapparent inapparaître : c’est peut-être
cela, la littérature, à l’écart de toute phénoménologie,
de la philosophie même.

Lacoue-Labarthe dira, écrira plus tard « mimesis sans


modèle », et c’est ce que veulent dire ici le récit de l’irra-
contable et la parole de la privation de parole à laquelle
a été réduit celui qui perçoit « ce vacarme, ce gronde¬
ment étouffé que tout un chacun sait entendre sous les
choses, dans la terre » (p. 72). Anonyme, commune et
donc impossible à distinguer, l’expérience véritable est
celle, non pas d’une action mémorable, ni d’une pro¬
position répétable, mais d’une écoute ou d’une entente.
Ce qui a été entendu, ce que « tout un chacun sait
entendre » — et nul doute que « entendre » doive être
aussi compris comme « comprendre » — c’est une sono¬
rité inarticulée, un « grondement » antérieur à toute
énonciation ou profération.
Le motif du chant et de la cantatrice est ici aussi
joué, puisque la scène se passe dans un paysage qu’« on
a déjà parcouru » (p. 24) en percevant « le bruit de
l’air en nous » comme « un curieux chant intérieur et
presque silencieux » (p. 25). Le chant - c’est-à-dire, à

151
n’en pas douter, le carmen poeticum — n’est pas un
autre que l’écho d’une voix tout ensemble antérieure
et intérieure — antérieure et intérieure à toute « per¬
sonne » et à tout « sujet parlant ». C’est la voix de ce
qui se dit ici : c’est la littérature — se disant contre,
tout contre la pensée d’une improvenance essentielle
et même en quelque sorte d’une inconvenance essen¬
tielle, d’une inadéquation dont la vérité suppose une
tout autre véridicité que celle du rapport fidèle ou du
témoignage. Un témoignage de l’inattestable, voilà ce
dont il s’agit.
De même que ce qui doit être « recommencé » est
le récit de ce qui n’a jamais ou qui a toujours déjà
commencé, de même ce qui doit être récité est ce qui
ne fut ni énoncé, ni proféré, mais un bruit sourd que
la suite du texte réduira même à « beaucoup moins »,
à une « douleur délicieuse en soi » et au « déchirement
muet » voué à l’oubli. La littérature n’est rien d’autre
que ce récit, ou plutôt ce témoignage - puisque le
récit est impossible — au sujet d’une impraticable et
pourtant nécessaire, tout au moins compulsive remon¬
tée vers une antériorité absolue. Elle n’est rien d’autre
en cela que le chant de la cantatrice dont « [la voix]
s’élevait d une telle pureté qu’on aurait pu la penser,
si ce n’eût été impossible, antérieure à elle-même et
précédant sa propre naissance » (p. 26).
De même d’ailleurs que le récit est proprement
impossible et doit se renoncer, de même la voix chan-

152
tante ne peut que s’épuiser « à se saisir et revenir à
son commencement, déjà versée, passée, déclinante »
(p. 26). De part et d’autre, c’est le même épuisement
dans l’indicible, c’est la double oralité de ce qui sera
nommé plus loin à propos du chant « cette lente et
désespérante dépossession » (p. 30). Double oralité :
partage de la voix en elle-même, avant tout partage
des voix, partage selon une double limite d’extinction
de la voix : d’une part la résistance au dire (au sens, au
récit), d’autre part la disparition du chant dans sa
propre résonance.

Et pourtant, il parle — c’est ainsi qu’il parle.


Sans doute, c’est quelque chose « comme un “chant
silencieux” » (expression donnée entre guillemets) que
le texte désigne un peu plus tard dans l’« harmonie
naissante » des corps des personnages qui paraissent sur
la scène pour y « danser et bondir » (p. 86) selon les
règles d’« une logique secrète et compliquée » (p. 87)
— des corps dont les paroles restent indistinctes et
pourraient bien plutôt être « une musique » (p. 87).
Mais ce qui nous est précisément et discrètement donné
à entendre, c’est qu’on n’en reste pas aux corps, ni à
la musique, ni aux « chuchotements » dont il est ici
question : on parle, il faut parler, on est déjà dans la
parole. C’est bien pourquoi il n’est pas question de
revenir en arrière ni de ressaisir l’« avant », encore
moins de « se » ressaisir avant soi. La double oralité

153
- c’est-à-dire au fond l’oralité comme écartement de
soi, écartement de sa propre intimité vocale — constitue
la condition du parlant.
La condition de l’être parlant est celle de l’impos¬
sible antériorité, de l’annulation originaire de l’origine.
La littérature en est la diction, la récitation dont le
chant donne la célébration et la déploration conjointes.
Cette récitation récite l’impossible en tant qu’anté-
riorité sur la parole ou plus précisément en tant que
précédence de la parole sur elle-même, ce que je pour¬
rais nommer précédence d’une signifiance sur un sens,
ou bien d’une vérité sur le sens, mais ce qui chez Phi¬
lippe se désigne plutôt comme antécédence du chant
sur la parole — sur la parole mais dans la parole. Le débat
classique entre l'affirmation et l’inversion de la formule
« prima la musica, doppo le parole » se résout pour lui
— si l’on peut parler de résolution — de double maniè¬
re : pour le dire en mode scolastique, il y a une primau¬
té ontologique et axiologique de la musique, mais il y
a une primauté logique de la parole, c’est-à-dire que
le logos seul désigne d’abord la primauté en lui en deçà
de lui du chant de la voix par laquelle il s’énonce.
La littérature, donc, imite ce qui la précède, elle
imite l’inimitable vocalité d’où elle procède et vers
laquelle son seul office est de revenir, d’un retour dès
lors interminable et toujours déjà terminé, suspendu.
La mimesis lacoue-labarthienne est vocale ou sonore,
ultra-sonore.

154
À travers les textes que je parcours ici circule un
motif insistant dans sa discrétion : celui d’une parole
murmurée, d’un chuchotement, d’un « murmure à
peine audible » (expression reprise dans deux textes
éloignés l’un de l’autre) ou encore d’un « bruissement »
(parfois aussi, beaucoup plus rarement, cette autre
forme de l’inarticulé qui est le cri). La parole murmurée
répond en quelque sorte à ce qu’il s’agit d’entendre et
qui est indiqué comme « ce grondement étouffé que
tout un chacun sait entendre sous les choses, dans la
terre » (p. 72). Ce grondement du plus profond, du
plus enfoui, du plus ancien, fait entendre ce qui « se
laisse mal dire, et pour cause » : la cause n’est en effet
rien d’autre que la chose sous les choses, la chose même
dont la mêmeté absolument antécédente se dissout dans
le bruit de fond de son antériorité même.

C’est pourquoi la figure prégnante ou la note fon¬


damentale est peut-être fournie, dans le premier de
ces textes — « Les dormeurs » — par une présence très
singulière, un hapax en vérité : au milieu d’un paysage
parcouru de passants mal définis et dans lequel, « au
centre de la prairie, les dormeurs reposent » (p. 32),
apparaît un couple que l’utilisation de l’italique met
en évidence : « Le frère et la sœur qui parlent à voix
basse... ». Très peu sera dit de ce couple, sinon qu’il
« tressaille » sous la fraîcheur du vent et que « soudain
brille » pour eux « une clarté peu commune de toutes

155
les choses ». À ce point : « Ils se taisent. » Le frère et la
sœur ne consomment pas une union. Ils sont au
contraire liés par l’interdit, et c’est cet interdit qu’il
nous faut entendre inter-dit dans leur entretien à voix
basse. La voix basse qui va vers le silence, la voix qui
s’efface en passant de l’un à l’autre - ou de l’une à
l’un -, la voix qui murmure un secret sans doute indi¬
cible, inavouable, le secret d’une impossibilité, d’une
inaccessibilité dont pourtant leur murmure forme
l'accès même, cette voix emportée dans le vent
comme loin d’elle-même en même temps qu elle va
de l’un à l’autre, c’est celle de la littérature.
Il dit que la littérature est orale : il faut ajouter que
c’est à voix basse. Quant à la sœur, c’est d’elle précisé¬
ment que la figure familiale est absente chez Philippe :
il la trouve ailleurs, autrement, hors famille et hors
figure, cette femme ni mère ni amante qui signifie la
provenance dans l’une et la prévenance de l’autre sans
l’une ni l’autre, et qui murmure un secret inaudible.

À voix basse, on parle de ce qui est caché, de ce qui


reste sous les choses, de ce qui ne peut être confié qu’à
l'intimité dans laquelle, au lieu d’être divulgué, le
secret deviendra plus secret encore et plus intime que
l’intimité. On parle de ce qui ne saurait être exposé,
communiqué, parce que cela passe et précède toute
communication : cela se communique depuis tou-

156
jours et depuis avant toute communication. Cela n’est
pas « incommunicable », c’est beaucoup plus grave :
cela n’a rien à faire avec aucune communication, mais
ouvre la possibilité de toutes.
C’est pourquoi la chose ou l’acte nommé « littéra¬
ture » s’intitule, ici, d’un mot qui dit une parole pas¬
sant par l’autre, par l’altérité de la parole à son objet.
Le premier texte, éponyme, est intitulé « L’allégorie ».
Les guillemets font partie du titre, et en compliquent
singulièrement la signification. Si Y allégorie désigne le
procédé par lequel on présente une idée au moyen
d’éléments concrets qui lui servent de métaphore, et
si elle est opposée de manière constante dans le roman¬
tisme au « symbole » comme présentation dans un
élément homogène (la foudre est symbole de Zeus, le
personnage qui la tient est son allégorie), alors l’allé¬
gorie désigne un régime d’altérité irréductible entre le
désigné et la désignation. Si la littérature est allégorique,
c’est que le matériau verbal reste étranger à ce qu’il évo¬
que, invoque ou convoque. (On peut noter ici qu’un
autre mot employé dans un titre de ces textes - l’« allu¬
sion » de « Allusion à un commencement » — contient
un autre rapport distancié, celui d’un traitement joueur
qui par chance d’assonance et par similitude d’impré¬
cision vient voisiner avec l’allégorie.)
Mais si l’allégorie s’inscrit entre guillemets, c’est
une fausse allégorie ou bien une allégorie par dé¬
faut - voire une imitation d’allégorie. De fait, il est dif-

157
ficile de parler proprement d’allégorie si le terme ou
l’idée allégorisée ne peut être déterminé clairement dans
l’ordre du concept. Sans l’idée de justice, point de
balance ni d’yeux bandés. Or la notion de précédence
infinie, ou plus rigoureusement encore la notion — si
c’en est une — de disparition de la provenance ou pis
encore de provenance dans la disparition — de prove¬
nance et de destination dans la disparition — se dérobe à
la prise idéelle ou idéale. La perte n’est pas une Idée, n’a
pas de forme : elle consiste à s’en aller au fond et au sans-
fond du fond. Voilà pourquoi l’allégorie de Lacoue-
Labarthe est flanquée des guillemets d’une impropriété
foncière : elle allégorise ce qui reste hors de prise allégo¬
rique. Si l'allégorie est en général une espèce de mimesis,
elle est ici la mimesis d’elle-même, une allégorie d’allé¬
gorie, la répétition exemplaire d’un geste impossible qui
reviendrait à traduire l’intelligible dans le sensible. Or il
n’y a pas de traduction, parce que l intelligible — en sa
véritable et première essence - n’est rien de détermi¬
nable ni de présentable, et pour tout dire rien d intelli¬
gible. L'intelligible est dans l’intelligence suraiguë d'un
inintelligible. Intelligence suraiguë, douloureuse, insup¬
portable - c’est-à-dire impropre à un sujet.
Si donc la littérature et avec elle l’art entier prétend
porter l’intelligible au sensible (qu’on le mette en
version kantienne, hégélienne, heideggerienne ou
adornienne), cette prétention s’effondre ou s’efface
d’elle-même - pour la seule raison qu'il n’y a propre-

158
ment rien à porter au sensible. Rien — que le gronde¬
ment des choses, rien que le voyage impossible, rien
que l’étranglement du chant.

Rien — de fait, sinon l’éblouissement. Ce qui par¬


tait du chant finit par une illumination aveuglante.
Ce qui s’enfonçait dans l’obscurité d’une nuit mur¬
murante culmine dans une clarté insoutenable. Le
motif de l’éblouissement ne cesse de hanter ces pages,
qu’on pourrait dire tout entières écrites pour lui. Une
clarté rend et perd raison de tout.
Avec l’épithète « claire » écrite en italique (p. 89), on
touche à nouveau un point où la biographie coupe la
graphie et peut-être même ouvre une agraphie, un sus¬
pens et un silence : celui où le régime sonore cède au
régime de l outre-visible. Toujours à nouveau dans ces
courts récits sans histoire revient le motif d’une clarté
éblouissante, d’une lumière aveuglante dont l’éclat
semble emporter avec la vision toute la perception des
sens, l’ouïe des voix et du chant. L’oralité se perd dans
une blancheur sidérante, insoutenable, celle que trente
ans plus tard l’auteur nommera surexposition (à propos
de photographies). On comprend que la surexposition
forme le véritable et le seul régime de cela que le récit
s’efforce de réciter : la disparition dans la clarté exces¬
sive d’une vérité qui pour finir égare celui qu elle éblouit
(la lumière égare, est-il dit p. 116). Car le chant lui-

159
même se perd en un point où, comme « manque le
souffle », « le regard se voile » aussi et « tout s’obs¬
curcit — ou bien tout se soulève dans une insoutenable
blancheur.», p. 30). Tel est, rien de moins, l’épui¬
sement « à se saisir et revenir à son commencement »
(p. 26).
On comprend donc que cette récitation, cette litté¬
rature, rejoue pour son compte une scène philosophique
majeure : l’éblouissement du soleil platonicien. Aussi
bien est-ce à partir de là que nous comprenons au
moins mal l’enjeu de cette littérature (du récit, de la
fiction) : ce qui pour la philosophie forme une anam¬
nèse dont le terme évoque un retour au sein de la
lumière originelle, une remontée hyper mnésique à la
source de toute clarté, de toute trace lumineuse, cela
se donne ici comme une anamnèse amnésique et dont
le terme est une surexposition où s’évanouit jusqu’à
l’idée même de terme et de conclusion.
Remémorer l’immémorial, voilà la tâche, et pour
être fidèle à cette tâche, il ne faut pas commémorer
l’immémorial. Commémorer serait prétendre mettre
au présent la scène plus archaïque que primitive. C’est
pourquoi il faut inventer une fable. L’invention est
l imitation amnésique, et l'allégorie parle bien de tout
autre chose que de quelque donné que ce soit, sou¬
venir ou Idée.
Mais une allégorie qui n'allégorise rien ne se con¬
vertit-elle pas ipso facto en tautégorie — selon ce mot de

160
Schelling auquel Philippe ne peut manquer de penser
lorsqu’il écrit « allégorie » entre des guillemets ? En tau-
tégorie, c’est-à-dire en mythe, puisque le mythe repré¬
sente pour Schelling la diction de soi de la nature ?
Les textes que je relis ici sont-ils mythologiques ?
Tout pourrait le faire penser. Des figures s’y présentent,
des archétypes, des scènes originaires semblent indé¬
finiment se rejouer comme « le spectacle, rêvé juste
à l’agonie, d’une luxuriance prodigieuse comme celle
d’un théâtre ancien » (p. 28). Sans aucun doute, ce
théâtre est celui d’un mythe — comme tout théâtre. Mais
comme tout théâtre aussi - qui procède du mythe en lui
donnant congé - c’est-à-dire aussi et tout au moins pour
le moment comme toute littérature, i’« allégorie »
éloigne ce mythe qu’elle approche. Elle dit que c’est un
rêve, et le dernier avant la mort. Elle dit que l’éblouisse¬
ment s’emporte et que le théâtre retourne à l’ombre.
« Les spectateurs se sont levés dans la salle encore peu
éclairée mais où scintillent les miroirs et les lustres. On
entend une sorte de rumeur confuse. » (P. 31.)
Le confus de la rumeur tient à l’indécision entre le
mythe et la littérature. Cette indécision est celle qui
manque à clairement séparer littérature (fable) de phi¬
losophie (vérité) et Lacoue de Labarthe ou bien Phi¬
lippe de lui-même. Il ne manque pas de « soi » : il
manque de n’être pas clairement distinct de lui-
même, ou bien que la vie ne soit pas clairement dis¬
tincte de sa graphie, de son récit, de sa littérature, de

161
sa pensée. Or comment cette distinction pourrait-
elle advenir, si la littérature ne dit rien d’autre que
l’improvenance de la vie et l’improbable de sa des¬
tination ? Vérité fabuleuse d’une fable véridique.
Mais cela même — l’improvenance et l’improbable,
la naissance et la mort, la tragédie et la comédie — cela
n’est pas un objet dont la littérature parlerait. C’est au
contraire ce qui parle en elle ou ce qui la fait parler.
Ce qui fait un sujet parlant, c’est qu’il n’ait ni com¬
mencement ni fin identifiables.
Si c’est la vie qui parle — la biographie, comme le dit le
titre d’un des textes — alors l’« allégorie » ne se fait-elle
pas tautégorie, et la littérature mythe, là où, précisé¬
ment, par le dérobement d’un objet du discours la phi¬
losophie est tenue en suspens, sinon en échec ? Mythe
mais non mythologie — c’est-à-dire non pas compo¬
sition de représentations et de figures mais au contraire
décomposition, déliaison rythmique de la parole ou¬
verte par sa propre improvenance et sur son propre mur¬
mure indéfini. Mythe tenu à distance pour mieux laisser
venir et revenir cette ouverture d’un muthos ? Pourquoi
pas ?

Le texte intitulé « Biographie » ne dit pas un mot


d’une vie. Tout au plus y voit-on un visage d’enfant
sculpté dont le sourire n’est pas défiguré, cependant
qu’au-dessous de lui « ce qui était gravé sur la pierre du

162
linteau est effacé ». Plus loin, dans le paysage d’une ville
que traverse un fleuve, des enfants « passent en courant,
jouent et chantent. Mais certains, parmi eux, crient ».
Plus loin crient également des oiseaux de mer dont la
présence témoigne de la proximité de l’océan, pourtant
« jamais visible », dit le texte. Le fleuve occupe toute
l’attention, le fleuve dont « en amont l’eau [...] scin¬
tille, [...] éblouissante » cependant que « en aval elle
est sombre, elle tourbillonne » (p. 115). La ville autour
du fleuve présente de grands bâtiments majestueux, à
frontons, portiques et corniches de pierre blanche que la
lumière peut rendre aveuglante en une « épreuve [...]
trop lourde à supporter » (p. 116). « ... le plus vaste, le
plus beau de ces bâtiments, qui est un théâtre, a été
construit sur le modèle d’un temple » (p. 116). À la page
suivante, une maison de pierre également blanche retient
le regard tourné vers le fleuve et l’autre rive garnie de
« vertes prairies et de vignes ». Majestueuse, cette maison
aux fenêtres « surmontées d’un fronton triangulaire »
(p. 117) prolonge en quelque sorte la succession mi¬
métique du théâtre et du temple, en même temps
qu elle est, très manifestement et très silencieusement,
la demeure d’une provenance, d’une espèce d’enfance,
étant curieusement désignée comme « la maison dont il
s’agit » sans que cette expression puisse renvoyer à rien
d’autre qu’à l’énigme suspendue du titre.
Temple, théâtre, demeure forment la succession
des modèles (figures, structures, types) cependant

163
que fleuve et mer, enfants et oiseaux, ombre et clarté
forment le mouvement d’un égarement douloureux —
dont le modèle, au demeurant, est tout autant philoso¬
phique (par Héraclite) que littéraire (par Holderlin).
Le texte multiplie comme à plaisir, à dessein en tout
cas, les indices d’une exemplarité multiple au milieu
desquels brille même furtivement (avec humour, peut-
être) Yexemplum poétique de l’alexandrin (« De mul¬
tiples oiseaux s’abattent dans les vignes » - p. 117).
Indices insistants, signaux, anamnèse amnésique et mi-
mesis sans mimétéon, indications discrètes, complices :
tout suggère au lecteur que nulle vie ne se raconte ici,
mais l’invention d’une autre vie, celle d’une image
d’enfant dans une image de maison dont l’histoire est
effacée.
« Biographie » dit l’effacement du récit de vie dans la
vision du fleuve qui lui-même « reflète le calme et le
vide du ciel » dans son « courant contraire » qui est
celui de la marée remontant l’estuaire qu’on devine
étendu. Récit effacé et inversé, anabase et retour qui ne
revient à rien qu’à l’ouverture béante d’un égarement.
Pour autant que le mythe est un récit des origines, il
y a mythe ici, il n’y a rien de moins que mythe et même
reconduction dans le mythe du fleuve philosophique et
du ciel métaphysique, l’un dans l’autre vidés de toutes
figures et de tous concepts. Il y a mythe sans mytho¬
logie, c’est-à-dire sans institution d’allégories pour un
ordre de causes ou de raisons du monde et de l'exis-

164
tence. Il y a mythe comme tautégorie de l’égarement
qui se dit - car de fait il ne fait rien d’autre que se dire,
il n’a rien d’autre à dire que ceci : « Rien n’égare
davantage. » Mais il n’est pas non plus autre chose que
ce dire, cette phrase à peine prononcée, comme lâchée
à peine, murmurée peut-être en contrepoint étouffé
des cris que font entendre les enfants et les oiseaux.
Il n’y a donc pas, pour finir, de récit des origines.
Mais il y a l’origine en tant que récit, l’origine toujours
déjà récitée et toujours déjà effacée dans sa récitation
même. Se récitant pourtant dans son effacement, se
citant toujours à nouveau comme la citation d’une
parole éteinte, jamais prononcée, d’avant toute parole
et pourtant toujours déjà parlante, voix basse à peine
audible et dont rien ne fait taire l’incessante allusion à
un commencement qui ne s’indique que dans l’allu¬
sion, comme allusion, jeu de renvoi et renvoi joué à
l’improvenance majeure. Sans doute les mythes n’ont-
ils jamais rien raconté d’autre. C’est en tout cas ce que
Philippe aura toujours entendu ou ce qu’il aura tou¬
jours voulu entendre, « à l’écoute » — pour le citer
encore une dernière fois, « de cet incessant murmure
qui traverse le corps à bout de forces et l’herbe à peine
agitée par le vent » (p. 26).
La littérature est orale parce que l oralité est litté¬
raire. D’elle-même et de naissance, la parole d’abord
chante l’antériorité non parlante qu’elle efface en elle
en même temps qu elle la chante. En ce sens la parole

165
est de soi mythique. Le logos philosophique fonde la
parole sur soi, lui redonne un commencement lumi¬
neux à lui-même. Mais ce que dit Lacoue-Labarthe,
ce qu’il dit qu’il est si difficile de dire, ce qu’il ne dit
qu’à peine - et dans la peine - mais qu’il chante tou¬
jours à nouveau — puisque c’est toujours aussi neuf
que toujours à nouveau plus ancien — c’est qu’au com¬
mencement on ne fait qu’allusion et que toute parole
est allusion à la gorge d’où elle sort.
Table

Avertissement. 11

Ouverture. 13

I.
L’« allégorie ». 23
Les dormeurs. 32
Chronique. 34
La veille. 36
L’incendie. 37
Dehors. 39
La discorde. 42

IL

Histoire de Jeanne. 47
Un animal, un chien. 57
La fenêtre. 59
L’un et l’autre. 62
Allusion à un commencement. 66
Hortus conclusus. 75

167
III.

La scène. 81
La distance. 86
La séparation. 91

IV.

La fin d’ un voyage. 95
Un bâtiment. 97
La ville désormais. 100
L’envers. 103
Une chambre désolée. 106
Richesse et pauvreté. 108
Une confession. 110
À l’étranger. 113
Biographie. 115
L’oubli. 119

Un commencement
par Jean-Luc Nancy.. 123
DU MÊME AUTEUR

Aux Editions Galilée

Le Titre de la lettre, avec Jean-Luc Nancy, 1975.


L’Imitation des modernes (Typographies II), 1986.
Poétique de lhistoire, 2002.
Heidegger. La politique du poème, 2002.

Chez d’autres éditeurs

«Typographie» dans Mimesis des articulations, Aubier-Flammarion,


1975.
L'Absolu littéraire, avec Jean-Luc Nancy, Le Seuil, 1978.
Le Sujet de la philosophie (Typographies 1), Aubier-Montaigne, 1979.
Portrait de lartiste, en général, Bourgois, 1979.
Retrait de l'artiste, en deux personnes, Mem/Arte Facts, 1986.
La Poésie comme expérience, Bourgois, 1986.
« La vérité sublime» dans Du sublime, Belin, 1987.
La Fiction du politique, Bourgois, 1987.
Musicaficta (Figures de Wagner), Bourgois, 1991.
Le Mythe nazi, avec Jean-Luc Nancy, L’Aube, 1991.
Pasolini, une improvisation, William Blake & Co, 1995.
Métaphrasis suivi de Le théâtre de Hûlderlin, puf, 1998.
Phrase, Bourgois, 2000.
Le Chant des muses, Bayard, 2005.

Traductions

F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Gallimard, 1977 ; rééd.


coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
F. Nietzsche, Fragments posthumes 1874-1876, avec Jean-Luc Nancy,
Gallimard, 1988.
F. Hôlderlin, Antigone de Sophocle suivi des Remarques, Bourgois,
1978-1998.
F. Hôlderlin, Œdipe de Sophocle suivi des Remarques, Bourgois, 1998.
W. Benjamin, Le Concept de critique d'art dans le romantisme alle¬
mand, avec Anne-Marie Lang, Aubier-Flammarion, 1986.
J.-V. Foix, Gertrudis suivi de Krtu, avec Ana Domenech, Bourgois, 1988.
F. Heidegger, La Pauvreté, traduction (avec Ana Samardzja) et intro¬
duction, Presses universitaires de Strasbourg, 2004.
DANS LA MÊME COLLECTION

Jean-Pierre Énard Jean-Marie Drot


Fragments d’amour Le Frangipanier de Féline

Serge Doubrovski Claude Fournet


Fils L Anthologiste
ou Le Territoire de l’inceste
Gilles Plazy
Dragon bleu Claude Broussouloux
Le Regard observé
Jean-Marie Touratier
Farce Brigitte Chardin
Fais-moi comme aux autres femmes
Vercors
Le Piège à loup Démosthène Dawetas
La Chanson de Pénélope
Jean-François Lyotard
Le Mur du Pacifique Marité Bounal
Rencontres immobiles
Jean-Marie Touratier
Autoportraits avec ruines Brigitte Chardin
Reportage
Jos Joliet
L Enfant au chien-assis Démosthène Dawetas
Le Manteau de Laocoon
Alexandrian
Le Déconcerto André Verdet
Détours
Alexandrian Les Exercices du regard
Les Terres fortunées du songe
Claude Fournet
Claude Fournet Portrait de l’Homme qui se farde
Périplum suivi de L ’Homme qui tombe

Jean-Marie Drot Michel Sicard


L Enfant fusillé L ’Ombre des glaciers
Démosthène Dawetas Jean-Luc Nancy
L Incendie de l'oubli L'Intrus

Lucette F inas Hélène Cixous


Une mère à réparer Le Jour où je n 'étais pas là

Jean-Marie Touratier Michel Sicard


Bois rouge Archèmes

Hélène Cixous
André Verdet
Rouen, la Trentième Nuit de
Seul l’espace s'éternise
Mai’31
Alain Coulange
Hélène Cixous
A Wonderful Life
Benjamin à Montaigne
Claude Fournet Il ne faut pas le dire
L'Autre Ambassadeur
Élisabeth Do
Sarah Kofman Le Cahier botanique
Rue Ordener, Rue Labat
Michel Deguy
Jean-Marie Touratier Spleen de Paris

Le Caravage Claude Fournet


L Ivresse d'Adam
Yves Peyre
Chronique de la neige Jean-Luc Nancy
Visitation
Michel Sicard
(de la peinture chrétienne)
Flores
Frédéric-Yves Jeannet
Nathalie Rheims
La Lumière naturelle
L’Un pour l Autre
Philippe Bonnefis
Jean-Marie Touratier Métro Flaubert
L’Œuvre ultime
Hélène Cixous
Gérard Bourgadier Manhattan
Mug Lettres de la préhistoire

Hélène Cixous Jacques Derrida


Les Rêveries de la femme sauvage H. C. pour la vie, c est à dire...
Hélène Cixous Hélène Cixous
Rêve je te dis L Amour même
dans la boîte aux lettres
Hélène Cixous
L'Amour du loup Pascal Quignard
et autres remords Pour trouver les enfers

Jacques Derrida Pascal Quignard


Genèses, généalogies, genres, Ecrits de l’éphémère
et le génie
Pascal Quignard
Les secrets de l’archive
Georges de La Tour

Gérard Haller
Pascal Quignard
all/ein
Le Vœu de silence

Philippe Bonnefis
Pascal Quignard
Le Cabinet
Une gêne technique a l’égard
du docteur Michaux
des fragments

Hélène Cixous
Collectif
Tours promises
Pascal Quignard,
figures d’un lettré
Virginie Lalucq
Jean-Luc Nancy Hélène Cixous
Fortino Sdmano Insister
Les débordements du poème À Jacques Derrida

Gérard Haller Jean Brunet


Commun des mortels Le dernier jour de la Golden
Dawn
Federico Ferrari
Jean-Luc Nancy Jean-Luc Nancy
Iconographie de l’auteur La Naissance des seins
suivi de Péan pour Aphrodite
Hélène Cixous
Frédéric-Yves Jeannet Hélène Cixous
Rencontre terrestre Hyperrêve
Pascal Quignard Pascal Quignard
Requiem L Enfant au visage couleur
de la mort
Pascal Quignard
Le Petit Cupidon Philippe Lacoue-Labarthe
L ’« Allégorie »
Pascal Quignard
Ethelrude et Wolframm Yves Bonnefoy
Dans un débris de miroir
Pascal Quignard
Triomphe du temps
CET OUVRAGE A ÉTÉ COMPOSÉ
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR LE
COMPTE DES ÉDITIONS GALILÉE
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH À
MAYENNE EN SEPTEMBE 2006.
NUMÉRO D'IMPRESSION : 66175.
DÉPÔT LÉGAL : SEPTEMBRE 2006.
NUMÉRO D'ÉDITION : 792.

Imprimé en France
DATE DUE
NT IUN V ITY

64 0540478 5
Première publication intégrale d’un manuscrit dont la situa¬
tion dans le parcours littéraire de Philippe Lacoue-Labarthe peut
être dite initiale en un sens fort : au sens où le commencement
porte la vigueur de l’irruption et ouvre ce qu’il y a d’inaltérable
dans une origine. Ici, selon l'indication du titre, ce ressort de la
certitude littéraire : que la figuration par l’autre (l’allégorie, la
représentation) est la seule voie d’accès à l’infigurable (le même,
le soi-même égaré) — mais ne l’est que distanciée de sa propre
« figuration ».
Récits ou poèmes en prose, inventions d’aventures et de scè¬
nes, paysages, passages et silhouettes composent une rhapsodie
qui relève moins de la « fiction » que de la fable, c’est-à-dire d’une
poésie pensante qui instruit la recherche de la vérité perdue.

S’inspirant du titre de l’un de ces textes — « Allusion à un com¬


mencement » — Jean-Luc Nancy raconte sa rencontre avec cette
écriture, une croisée de chemins, de vies et de pensées. Il examine
comment la fable de son ami, son « allégorie » de la vérité, est
engagée dans un débat intime avec le mythe.

23 €
9 782718 607245 ISBN 2-7186-0724-6

Vous aimerez peut-être aussi