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Le geste suicidaire
à l'adolescence
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Le fil rouge
Section 2 Psychanalyse et psychiatrie de l'enfant

Fondée par J. de Ajuriaguerra


René Diatkine
Serge Lebovici

Dirigée par Gilbert Diatkine


Bernard Golse
Philippe Jeammet
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Nathalie de Kernier

Le geste suicidaire
à l'adolescence

Tuer l'infans

Préface de François Marty


Postface d'Amélie Nothomb
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ISBN 978-2-13-063514-7
ISSN 0768-066X

Dépôt légal — 1re édition : 2015, septembre


© Presses Universitaires de France, 2015
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Préface

Parce que l'adolescence est renaissance et promesse


de vie, la mort donnée à soi-même à cet âge constitue
une énigme, souvent vécue comme un événement intolé-
rable et scandaleux. Comment la vie peut-elle donner
naissance à la mort ? Devenu un problème de santé
publique, le suicide à l'adolescence illustre à la fois la
dimension du risque et celle de la toute-puissance qui
semblent dominer la psyché de ces enfants devenus
pubères en attaquant ainsi violemment leur propre
corps. La force du masochisme qui les habite oblige à
s'interroger sur cette nécessité de s'abîmer à un moment
de leur développement qui est en même temps celui de la
génération. Il y a bien là un paradoxe à s'acharner sur
soi jusqu'à la mort au moment où l'adolescent devient
capable à son tour de donner la vie. Ce retournement
des pulsions de vie en pulsions de mort qui vise la per-
sonne même avec une telle violence ne peut en effet
qu'attirer fortement notre attention.
Cet ouvrage est-il pour autant un livre sur la mort ?
On pourrait le penser en rapprochant suicide et fin de
soi où la destructivité est au premier plan. Mais le pro-
pos de l'auteure va bien au-delà de ce constat parfois
trompeur. Elle nous propose une réflexion riche, dense
et originale – nourrie d'une pratique clinique et de
recherche auprès d'adolescents ayant commis une ten-
tative de suicide – qui conduit à penser le geste suici-
daire comme une façon désespérée de vivre ou de
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survivre à une détresse profonde qui s'origine dans les


modes de fonctionnement psychique de ces adolescents.
Recherche paradoxale d'une solution à la détresse par
un geste qui mettrait fin à un conflit irreprésentable, où
soi et l'autre seraient tellement emmêlés qu'il serait
quasi impossible de distinguer laquelle des deux parties
doit disparaître. Peut-on penser alors que le suicide
serait une façon de parvenir à se séparer physiquement
de l'autre, faute de pouvoir le faire psychiquement ?
Oui, sans doute, mais la tentative de meurtre que consti-
tue le suicide conduit à explorer la scène du crime dans
des directions multiples et, pour conduire l'enquête,
N. de Kernier se demande en quelque sorte au fil de son
récit qui est l'assassin et qui est la victime. Pour entrer
dans cet univers sidérant du geste suicidaire, pour en
percevoir la complexité et oserons-nous dire toute la
richesse, il est nécessaire de faire un détour par l'ado-
lescence, sa spécificité comme moment clé dans le deve-
nir adulte. Car l'adolescence n'est pas une simple
circonstance du suicide, elle n'est pas seulement un
contexte. Elle est un monde où la fulgurance des chan-
gements qui s'y produisent nécessite paradoxalement la
mise en place d'une temporalité et d'une contenance
psychique permettant que la violence de ces transfor-
mations n'entraîne pas la destruction de tout l'édifice
comme celle que l'on peut voir dans les passages à l'acte
dont le suicide est l'exemple même. Ce monde tourmenté
de l'adolescence, la psychanalyse l'explore depuis long-
temps maintenant, même si longtemps aussi elle en a été
le parent pauvre.
Aujourd'hui, en effet, l'adolescence n'est plus la
Cendrillon de la théorie psychanalytique, comme le
déplorait, il y a plus de cinquante ans, A. Freud pour
qui aucun travail d'envergure n'avait été accompli
depuis la publication de son père, en 1905, des Trois
essais sur la théorie sexuelle. Aujourd'hui, la clinique
du pubertaire permet à la psychanalyse d'enrichir
considérablement son approche. C'est à elle que l'on
doit l'exploration des fonctionnements limites, une
compréhension renouvelée de la clinique de l'agir, des
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modalités d'entrée en psychose à l'âge adulte et, d'une


façon plus générale, des problématiques liées à la vio-
lence auto ou hétéro-agressive. Avec la psychanalyse de
l'adolescent se sont développées de nouvelles perspec-
tives théoriques et cliniques sur la question du cadre
thérapeutique pour une psychanalyse sans divan, pour
une psychanalyse groupale, familiale et institution-
nelle, qui permettent de penser le cadre hors la cure de
la névrose. C'est ainsi que ces dernières années une
réflexion fondamentale a été menée sur les processus de
subjectivation (R. Cahn, 1998) dont l'adolescence
constitue la clé de voûte. Aujourd'hui, cette façon de
concevoir les modalités de construction de soi s'enrichit
et se complexifie en envisageant l'objet (de la relation)
comme un autre sujet. Issue notamment des recherches
actuelles sur le bébé et son environnement primaire,
cette conception introduit à l'idée que la subjectivation
est un travail qui prend sa source dans des interactions
intersubjectives. Cette prise en compte de la dimension
de l'autre comme un autre sujet se décline de façon très
diverse dans les théories psychanalytiques contempo-
raines, mais toutes obligent à penser d'une façon ou
d'une autre le rôle éminent que joue l'environnement
dans la construction subjective. L'interfantasmatisa-
tion, les problématiques inter- et transgénérationnelles,
très présentes dans toute adolescence, comme la pré-
sence des pairs qui peuvent jouer groupalement le rôle
d'un contenant identificatoire, conduisent à considérer
l'adolescence comme un temps où le devenir sujet se
conjugue au pluriel. L'adolescent n'est pas un être
esseulé ; il fait – plus que l'enfant et différemment de
lui – l'expérience de sa socialité. Le regard de l'autre lui
importe et l'aide même à se sentir vivant. C'est l'omni-
présence de ce regard de l'autre que l'on retrouve dans
bien des problématiques suicidaires, où la dimension de
la honte de soi n'est jamais tout à fait absente. L'une
des conséquences de cette approche est particulière-
ment sensible dans les modalités de prise en charge thé-
rapeutique, individuelle ou institutionnelle où le cadre,
comme l'espace psychique, de l'adolescent lui-même
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subit des transformations dans le sens d'un élargisse-


ment et d'une prise en compte de l'importance de la
réalité externe, comme l'a bien montré P. Jeammet
(1980). Plus le monde interne de l'adolescent est fragile,
plus la réalité externe est sollicitée. Et plus elle est solli-
citée comme recours, plus elle est rejetée par lui, par
peur de la dépendance qu'un tel recours risque de déve-
lopper pour l'adolescent vis‑à-vis des objets externes,
notamment parentaux.
L'adolescence se joue aussi et surtout sur la scène
de la sexualité. Le pubertaire peut être pensé comme
l'occasion unique de transformation de la sexualité
infantile – le roc sur lequel s'est édifiée la psychanalyse –
pour que puisse émerger la sexualité génitale. L'infan-
tile n'est jamais soumis dans cette métamorphose ado-
lescente, c'est ce que nous constatons quotidiennement
dans la clinique de ces adolescents difficiles qui ne par-
viennent pas à dompter leurs pulsions. Cette expression
de « domptage » utilisée par Freud montre l'ampleur et
la difficulté de la lutte. Elle laisse entendre le caractère
sauvage de la pulsion qui n'est jamais vraiment totale-
ment dominée. Cependant, le travail d'adolescence a
précisément pour but d'élaborer psychiquement les
bouleversements qu'occasionnent l'entrée en puberté et
la fréquence des tentatives de suicide à l'adolescence
nous indique à quel point cette lutte est acharnée et
combien l'élaboration psychique peut s'y trouver en
difficulté.
L'adolescence n'est pas seulement un âge de la vie, ni
même une simple étape du développement. Elle peut
être pensée comme un processus ou, mieux, comme un
travail psychique qu'exige la poussée pulsionnelle
pubertaire. La puberté et les fantasmes qui l'accom-
pagnent opèrent de profondes transformations somato-
psychiques dont la violence et la nouveauté affectent
l'enfant devenant pubère ; plus ou moins brutalement
confronté à des éprouvés inédits, il lui appartient de
métaboliser ces changements pour leur donner sens, il
lui faut rendre familier ce qui apparaît d'abord comme
étranger, à commencer par son propre corps soumis à
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des forces qui semblent étrangères au monde de


l'enfant. Cette transformation pubertaire est subie et
confronte l'adolescent au sentiment de son impuissance
à y faire face, du moins à pouvoir en contrôler le dérou-
lement. Elle semble agir sur les sujets les plus fragiles
comme une entreprise anti-narcissique, désubjecti-
vante, désorganisatrice, au point d'attaquer les bases
narcissiques et identitaires de l'enfant. Le corps devient
le théâtre du « je », lieu où s'affrontent pulsion et
défense sur fond de refoulement et de sublimation plus
ou moins bien réussie selon les acquis de l'enfance et de
la latence. Tant de bouleversements nécessitent une éla-
boration, un mouvement d'appropriation subjective
d'un corps changeant face à des investissements pul-
sionnels puissants, parfois ravageurs, faute précisément
d'être contenus, faute d'être liés à un travail de repré-
sentation, de pensée.
Dans ce contexte de grands changements, il n'est pas
étonnant que le corps pubère subisse les attaques visant
à le détruire. La violence à l'adolescence repose sur ce
vécu de persécution, expression de la détresse. À l'ado-
lescence, l'ennemi, c'est le corps (A. Birraux, 2004),
c'est lui qui supporte les projections de haine qui tra-
duisent le sentiment de persécution qui assaille l'adoles-
cent au narcissisme fragile. La projection est la défense
la plus communément utilisée pour se protéger des
attaques internes : ce qui ne peut être contenu et élaboré
dans l'espace psychique de l'adolescent est projeté sur
les objets externes – et le corps pubère est vécu comme
un objet externe – qui deviennent ainsi source de
menace pour l'intégrité narcissique de l'enfant deve-
nant pubère. C'est ainsi qu'à l'adolescence la plupart
des manifestations psychopathologiques qui se donnent
à voir et à entendre, et parfois très bruyamment,
concernent non seulement le corps manifeste, le corps
biologique, mais aussi le corps érotique, le corps latent,
fantasmatique, celui qui est le théâtre des luttes qui
opposent sexualité infantile et génitale, le génital trou-
vant la place déjà occupée par l'infantile, comme le sug-
gère J. Laplanche (2000).
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Si le narcissisme de l'adolescent est violemment


attaqué par le pubertaire, il est aussi intensément
investi, parfois même surinvesti pour tenter de repous-
ser les attaques dont il est l'objet. Cette inflation nar-
cissique est particulièrement visible dans les fantasmes
de toute-puissance dont la forme la plus aboutie est
celle de l'auto-engendrement (P.-C. Racamier, 1995).
En effet, si l'adolescence est une sorte de renaissance
– l'activité libidinale semble renaître après un temps de
latence –, elle donne à l'adolescent le sentiment que
c'est lui qui est à l'origine de cette recréation. L'adoles-
cent semble revivre ce moment déjà rencontré dans
l'enfance où le bébé a l'illusion de créer l'objet dont il
a besoin. Ce fantasme de toute-puissance puise ainsi à
la source des moments héroïques du bébé majestueux
et trouve de nouveaux accents à l'adolescence pour se
dégager de la dépendance infantile aux objets paren-
taux. L'adolescent devient le créateur de lui-même, il
ne doit sa vie à personne d'autre qu'à lui-même ; il est
à l'origine de sa propre vie. Ce fantasme ordinaire et
transitoire de l'adolescent lui permet de rêver la vie,
sans souci de rencontrer la réalité, comme le propose
D. W. Winnicott (1971). Il est à l'origine de toute forme
de créativité, car il ne se soucie d'aucune convention,
d'aucune référence, d'aucune antériorité. Cette liberté
est proprement révolutionnaire et prétend faire table
rase des savoirs anciens, comme l'est l'adolescence
elle-même dans son processus. Mais, pour devenir
réelle, cette activité créatrice doit, à un moment donné,
rencontrer la réalité ; elle doit s'inscrire dans la
reconnaissance de la dette (de vie), l'échange et le par-
tage. Faute de quoi, le fantasme devient délirant. Ce
fonctionnement sur le mode de l'auto-engendrement
s'accompagne d'un autre fantasme de ce type, l'auto-
désengendrement. Si je suis à l'origine de moi-même,
alors je suis libre de reprendre ce que j'ai créé. Ce
registre de l'auto-désengendrement organise la possibi-
lité du suicide. Le fonctionnement psychique qui
conduit au geste suicidaire procède du retrait des inves-
tissements libidinaux des objets externes vers le moi du
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sujet. L'univers est ici narcissique. Cette activité fan-


tasmatique traduit alors le plus souvent non pas un
acte de liberté mais plutôt, comme N. de Kernier nous
le montre si bien, un acte de contrainte interne, car le
suicide philosophique est rare en tant que passage à
l'acte à l'adolescence. La réalité, en effet, est toute
autre ; s'il met en scène une forme de toute-puissance,
le suicide et sa tentative sont l'expression d'une mélan-
colisation de l'investissement pulsionnel. Le suicide agi-
rait comme modalité défensive (registre maniaque) face
à la menace d'effondrement (mélancolie).
La contrainte interne s'appuie sur un mouvement
psychique d'allure mélancolique où l'ombre de l'objet
(source de déception, objet perdu, objet de haine)
est tombé sur le moi de l'adolescent, résultant d'une
confusion dans la différenciation moi/non-moi. Dans
le prolongement des travaux de C. Chabert (2003),
N. de Kernier montre dans son ouvrage l'importance
des mouvements identificatoires et leur version mélan-
colique à l'œuvre dans les problématiques suicidaires
des adolescents et adolescentes qu'elle a rencontrés.
L'attaque contre le moi du sujet vise ainsi un autre et
toute attaque visant l'objet touche le moi du sujet.
C'est l'objet confondu avec le moi propre du sujet qui
est visé dans cette tentative de meurtre. Cet objet initia-
lement très investi, source de plaisir intense, mais aussi
de réassurance narcissique, lorsqu'il vient à manquer,
lorsqu'il déçoit, lorsqu'il s'éloigne, devient source de
menace et de détresse. La haine qu'il suscite se retourne
contre le moi. Dès lors, c'est le moi du sujet qui reçoit
les attaques destinées à l'objet. Non seulement le moi
est endeuillé de lui-même, mais ses auto-reproches
l'empêchent de sortir de cette boucle infernale où fina-
lement l'objet en tant qu'autre est perdu par le moi, ou
plutôt il est confondu avec lui, ce qui est l'ultime façon
de ne pas le perdre. Cette version mélancolique du trai-
tement de la perte de l'objet d'amour ou de l'amour de
l'objet masque la haine pour l'objet, haine impossible à
adresser à un objet désormais confondu avec le moi.
Ainsi, le suicide porte souvent la marque de l'impos-
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sible conflit, mais surtout de l'impossible séparation


d'avec l'objet, fondu dans le moi. C'est pourquoi il est
légitime de parler du suicide comme une tentative de
séparation d'avec l'objet et qu'en ce sens il est l'une des
expressions des pathologies du narcissisme.
N. de Kernier aurait pu se contenter de reprendre et
de commenter tel ou tel aspect du registre psychopa-
thologique utilisé par les auteurs pour affiner notre
compréhension de ces modalités de l'agir suicidaire à
l'adolescence. Ce travail, qui a le mérite de montrer
que des recherches universitaires menées avec rigueur
et en référence à la théorie psychanalytique apportent
un éclairage pertinent sur des problématiques cliniques
extrêmement complexes, elle l'a accompli mais elle ne
s'en est pas tenue là. En effet, à partir de ses propres
travaux de recherche et de sa clinique, elle nous
propose une approche novatrice autour de ce qu'elle
appelle « le meurtre de l'infans ». Penser ce meurtre
d'une part de soi, impuissante, assujettie aux désirs des
autres, permettrait d'élaborer le geste suicidaire, voilà
sa proposition. En tuant l'infans en soi, l'adolescent
donnerait vie au génital pubertaire. Le suicide, geste
sacrificiel d'allure masochiste, apparaît comme une
protection des objets parentaux trop aimés, trop haïs,
et en même temps une tentative de se séparer d'eux.
Tuer l'enfant merveilleux, l'enfant imaginaire et terri-
fiant que portent les rêves des parents (cruauté des
idéaux !), serait une façon de se séparer de cet imagi-
naire parental qui assigne l'enfant à une place d'enfant
idéal. La perte dont il est question ici concerne cette
place d'enfant idéal et la nécessité de traiter cette assi-
gnation pour accéder à la vie de son désir. La tentative
de suicide serait une erreur tragique : l'adolescent cher-
cherait à éteindre la source pulsionnelle, source de vie,
de conflit et de culpabilité aussi, faute de pouvoir faire
le deuil de l'enfant merveilleux, tout-puissant implanté
en lui par les fantasmes parentaux.
Le geste suicidaire coupe court au travail de liaison,
c'est même un acte de déliaison massive allant jusqu'à
la désintrication pulsionnelle et de clôture. Sauf s'il est
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entendu par un thérapeute. Le geste thérapeutique vise


à rétablir la dynamique de l'investissement libidinal du
lien à l'objet et constitue une ouverture par la mise en
sens de l'acte lui-même et de ce qu'il contient de diffici-
lement représentable. Comme si la représentation de la
perte, de l'enfant que l'on a été, de l'enfant merveilleux
porté par le fantasme parental, le meurtre de l'infans,
constituait une alternative au geste suicidaire. La scène
thérapeutique est ici essentielle en ce qu'elle vise à per-
mettre au sujet suicidant de procéder non pas à une
reconstitution du crime mais plutôt à une rencontre
transférentielle resubjectivante. Dans un ensemble de
récits cliniques très vivants, N. de Kernier nous rend
sensibles à la façon dont se rejoue dans l'espace du
transfert l'impuissance éprouvée par l'adolescent face
aux angoisses d'anéantissement qui l'assaillent. Elle
montre comment la projection sur la personne du théra-
peute de ces conduites d'auto-sabotage tend à réduire à
son tour le thérapeute à l'impuissance. Et c'est précisé-
ment dans cette capacité du thérapeute à supporter ces
projections pour les analyser, ce que l'auteure appelle
la fonction phorique et contenante de l'analyse du
transfert, que va pouvoir se dénouer la tragédie du sui-
cide. Avec son lot de révélations de brèches béantes, de
traumatismes non traduits qui viennent s'actualiser
dans la cure et trouver un espace et une temporalité
nouvelle pour être enfin élaborés.
Permettre à l'adolescent de se penser et d'en éprou-
ver du plaisir quand jusque-là penser fait mal, voilà la
perspective du travail psychanalytique avec les adoles-
cents en général, et tout particulièrement avec les ado-
lescents aux prises avec la tentation du passage à l'acte
suicidaire et parfois sa tentative.
Il n'y a pas si longtemps, les adolescents en difficulté
étaient hospitalisés avec les adultes en psychiatrie,
confrontés à un monde inconnu où ils étaient des étran-
gers. Il n'y a pas si longtemps, les adolescents suici-
dants étaient hospitalisés dans les services d'urgence
et, une fois hors de danger, sortis de l'hôpital avec
quelques adresses pour une thérapie qu'ils ne feraient
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jamais. Le temps de la récidive et du risque létal nous


rappelle combien tout geste suicidaire appelle une aide
appropriée qui ne peut se limiter aux soins médicaux
d'urgence, même si ceux-ci sont évidemment indispen-
sables. La proposition que nous fait N. de Kernier est
à saisir pour sa profondeur, son originalité et les pers-
pectives qu'elle ouvre pour une psychanalyse de l'ado-
lescent suicidant. Elle nous invite à réfléchir aux
modalités de prise en charge de cette clinique si difficile
en redonnant du temps – le contraire de l'urgence – et
de l'espace à la dynamique psychique de ces adoles-
cents à bout de souffle qui cherchent à mettre un terme
à leur souffrance en mettant un terme à leur vie.
Entendre cette souffrance et la traiter pour qu'elle
devienne pensable permet le plus souvent à ces adoles-
cents de reprendre goût à leur vie. Cet ouvrage nous y
invite fortement et les propositions qu'il contient sont
des sources d'inspiration que l'on ne peut que soutenir
sans réserve.

François Marty
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À l'origine, le geste
et le meurtre

« Au commencement était l'action », écrit Freud


(1912) en clôturant Totem et tabou. Avant l'usage de la
parole, avant le maniement des représentations, l'acte
exprime nos éprouvés. L'infans démuni de langage agit
pour survivre. Mais, à d'autres périodes critiques de
sa vie, l'humain peut à nouveau recourir à des modes
d'expression non verbale. L'agir de l'adolescent prend
fréquemment des formes destructrices.
Les débuts de notre pratique de psychologue dans
une institution pour adolescents nous avaient amenée
à nous interroger sur leurs conduites à risque auto-
destructrices plus ou moins délibérées. Mors ultima
ratio ? Or, dans un contexte de souffrance mortifère,
ces conduites nous apparaissaient paradoxalement
comme des gestes de survie, au-delà de la possible mort
qu'elles pouvaient entraîner. Il est à chaque fois difficile
d'attribuer un sens à un geste d'une violence a priori
insensée, sidérant l'entourage et même souvent les soi-
gnants. Or, tenter une mise en sens là où le sens
échappe, tel a été notre objectif. Le geste suicidaire à
l'adolescence nous est apparu comme le paradigme de
toute souffrance humaine devenue intolérable. Pour-
tant, adolescence et mort semblent a priori incompa-
tibles puisque la jeunesse évoque d'abord la vie dans la
plupart des esprits. Depuis environ trois décennies,
beaucoup d'encre a déjà coulé sur les tentatives de
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suicide des adolescents demeurant pourtant d'actualité


et captant l'attention de notre société.
Le geste suicidaire porte ce que l'adolescent n'arrive
pas à se représenter. Par cet écrit, nous tentons une
traduction de ce qui demeure encore traumatique pour
le sujet recourant au geste suicidaire, celui-ci consti-
tuant lui-même une énième tentative de traduction. Il se
base sur notre pratique clinique et sur la recherche que
nous avions menée dans le cadre de notre thèse de doc-
torat à l'Université Paris Descartes (Kernier, 2009b),
comprenant trente études de cas longitudinales à l'aide
d'entretiens et de bilans projectifs. Telle était notre
thèse :
Le geste suicidaire manifeste une voie de décharge
pulsionnelle retournée contre soi pour préserver l'objet
et peut être compris comme une défense violente ins-
tinctuelle. Le courant sexuel instinctuel coïncidant
avec l'après-coup pubertaire apparaît insuffisamment
contenu et excessivement infiltré de motions infantiles
parricides et incestueuses non intégrées, en écho à des
motions infanticides attribuées aux figures parentales,
ce qui brouille les repères générationnels. Le geste sui-
cidaire signe donc momentanément un échec d'élabo-
ration du traitement de la perte et du conflit œdipien
réactualisés à l'adolescence, ce qui se traduit par une
irruption d'identifications mélancoliques. Mais le geste
suicidaire nous semble aussi pouvoir être compris
comme une tentative désespérée de redémarrage du
processus de subjectivation.
L'équipe de pédopsychiatrie de liaison du service
de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent l'hôpital
Necker-Enfants malades, le service de médecine pour
adolescents de l'hôpital Bicêtre et l'unité d'accueil et
d'urgences de la fondation Vallée nous avaient ouvert
leurs portes pour nous permettre de rencontrer un
nombre conséquent d'adolescents après une tentative
de suicide. Trois articles princeps dans les revues
internationales Crisis : Journal of Crisis Intervention
and Suicide Prevention (2012), The Bulletin of the
Menninger Clinic (2012) et Journal of Child Psycho-
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therapy (2013) synthétisent nos résultats de recherche.


À savoir : premièrement la variété des fonctionne-
ments psychiques associés au geste suicidaire, deuxiè-
mement le repérage de l'identification mélancolique
comme aménagement psychique commun aux adoles-
cents ayant recours au geste suicidaire témoignant
d'une désorganisation du fonctionnement psychique,
troisièmement une menace de confusion des repères
intergénérationnels et quatrièmement la possibilité
d'une évolution du fonctionnement psychique à dis-
tance du geste suicidaire, en particulier des remanie-
ments identificatoires, cette évolution s'avérant d'au-
tant plus favorable que l'adolescent verbalise des
scénarios meurtriers. Notre pratique clinique s'est
essentiellement ancrée à l'hôpital Necker, d'abord
dans le prolongement de notre recherche, ensuite
grâce au soutien de la Fondation de France, ayant
octroyé une subvention conséquente dans le but de
pérenniser la fonction de psychologue dédiée aux ado-
lescents suicidants au sein de l'équipe de pédopsychia-
trie de liaison.
Dans ce chapitre introductif, nous allons d'abord
remonter aux sources étymologiques des termes « geste »
et « suicide », et convoquer des mythes originaires pour
alimenter nos associations : les récits de la Genèse et
Œdipe roi de Sophocle. Un rappel de données épidémio-
logiques actuelles soulignera la nécessité d'une attention
très soutenue durant l'année suivant le geste suicidaire.
Au chapitre II, parcourir des travaux psychanalytiques
sur le geste suicidaire à l'adolescence, auquel nous
mêlerons des vignettes cliniques de notre pratique, amè-
nera à préciser notre propre contribution. Au fil des
chapitres qui suivront, clinique et théorie dialogueront
sans cesse. Les présentations cliniques s'attacheront
également à montrer l'évolution de l'adolescent un an
plus tard, notre objectif étant de faire ressortir les res-
sources mobilisatrices des adolescents après un geste
suicidaire et ses possibilités accrues de choix, bien
que dans les nombreux récits que nous avons enten-
dus l'adolescent soit convaincu au moment de l'acte
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20 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

de ne pas avoir d'autre choix que ce recours à l'auto-


destruction. À partir des faits cliniques, nous nous
acheminerons vers la métapsychologie. Ainsi, au cha-
pitre III, nous verrons l'identification en tant fonde-
ment de l'organisation psychique, corrélée aux repères
générationnels, pour ensuite explorer au chapitre IV ce
qui peut mener à une désorganisation psychique,
lorsque la psyché ne parvient plus à lier un afflux exces-
sif de pulsions se déliant les unes des autres. La violence
qui y est associée se révèle paradoxalement à la fois une
conséquence de cet emballement traumatique et une
défense vitale. Le chapitre V ouvre sur une proposition
de métaphore porteuse de sens, l'infans, à partir des
scénarios meurtriers que nous avions mis en exergue
comme facteurs porteurs de changement potentiel.
L'acte constituant un meurtre de la parole, nous stimu-
lons d'autant plus nos associations par des métaphores.
L'infans est le prototype de l'incapacité de l'adolescent
à verbaliser ses éprouvés, ses affects et ses représenta-
tions, alors que la parole est acquise. Entrevoir et pen-
ser l'infans dans l'adolescent apparaît dès lors comme
une voie de réorganisation. Comme nous le verrons au
chapitre VI, c'est ce que vise le travail psychothérapeu-
tique en rétablissant la parole du sujet là où celle-ci fait
défaut, en tissant un fil associatif là où règne une dis-
continuité chaotique.
En somme, nous proposons une compréhension dyna-
mique de la violence se manifestant durant l'adoles-
cence, tout en explorant les processus à la base de sa
transformation au service du développement du sujet.
L'enjeu de réflexion essentiel des thérapeutes est en
effet d'« explorer les questions que pose cette énergie
pulsionnelle qui prend parfois une voie destructrice
dans son expression pathologique à l'adolescence et qui
continue à œuvrer, de l'intérieur, à la fin de la puberté,
pour se mettre au service de l'investissement culturel »
(Marty, 1997, p. 17).
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LE « GESTE », UN MOUVEMENT
PORTEUR DE SENS EN DEÇÀ
DE LA REPRÉSENTATION ?

Le recours au geste est-il simplement une alternative


à la verbalisation ? Pourquoi préférer le terme « geste »
à celui d'« action », d'« acte » ou de « conduite » ?
C. Cyssau (1995) considère le geste comme la manifes-
tation du négatif du psychique, d'une impression per-
ceptive du corps dont le sens demeure latent, mis en
suspens hors du champ de la représentation et du lan-
gage. Le geste se distingue par conséquent de l'action,
d'une inscription positive du corps. Le geste pourrait
être l'« expression de zones non psychisées qui n'ont pas
accès au sens » (p. 33). Venant du latin gestus, lui-même
formé du verbe gero-ere signifiant « porter », le geste
désigne généralement un mouvement du corps ou une
attitude, visant une expression ou une signification et se
manifestant par une action, un comportement moteur
volontaire ou involontaire (p. 35). Sur cette base, le
geste peut se concevoir comme « portant une matière
indéfinie, portant une mobilité incessante illocalisable,
portant une mobilisation constante d'un travail de
condensation de la matière » (p. 46). Le geste suppose
une transformation en figuration qui n'a pas encore lieu
et suppose une quête. Lorsque le sujet ne dispose pas
d'investissement psychique stable de l'objet, le geste
opère en deçà d'une figuration possible de la significa-
tion qu'il porte. Là où le chaos menace d'une immensité
de l'espace et d'une infinité du temps, le geste met en
place une temporalité particulière où le corps est le lieu
d'une différence, où le psychique est le lieu d'un infigu-
rable ; il porte l'intervalle présidant à l'instauration
des processus psychiques. Il serait réducteur de limi-
ter le geste à l'indicible. « Si le geste n'est jamais dit, il
est aussi ce qui porte à dire […] l'excès d'une perte »
(p. 313). Au-delà de l'acte, le geste porte en creux et
tacitement une quête subjective et objectale.
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« L'agir, à l'adolescence, n'est pas un acte », affirme


S. Lesourd (1997, p. 148). Nous rejoignons cette concep-
tion puisque ce que l'adolescent cherche, en agissant,
c'est lui-même. L'adolescent « attend des autres un
retour qui le nommera dans ce qu'il est par la nomina-
tion de ses actes » (p. 149). Il est l'acte qu'il agit et il est
agi par l'acte, dans une tentative de représentation de
sa place subjective. Dès lors, ne parler que d'acte nous
paraît insuffisant. La notion de geste porte l'acte et per-
met d'entendre celui-ci comme passage. Selon nous, le
geste porte une quête de soi à travers l'agir. « Le geste
porte le passage. Il est en passage. Il rend un passage à
la fois possible et présent » (Cyssau, 1995, p. 49). Ainsi,
pourrions-nous dire, le geste de l'adolescent porte le
passage adolescens, le rend à la fois possible et présent.
Que porte, en particulier, l'expression « geste suici-
daire » ? L'étymologie du mot « suicide » nous aidera à
le préciser.

« SE SOI-TUER », ATTAQUE DE SOI,


D'UN AUTRE EN SOI OU
PAR UN AUTRE EN SOI ?

Nous suivons l'idée que l'attaque de soi sous-tend


l'attaque, difficile à avouer, d'un autre en soi. Et que
cet autre en soi est le parent intériorisé ou peut-être
justement difficile à intérioriser de manière structu-
rante. Le père de la psychanalyse avait en effet expliqué
la tendance au suicide comme l'acharnement du malade
à « supprimer du même coup et lui-même et l'objet à la
fois aimé et haï » (Freud, 1916-1917, p. 520). Cette idée
est confortée par l'étymologie latine du mot suicide : sui
signifiant « soi » et -cide dérivé de caedere signifiant
« tuer ». Le mot suicide n'a été introduit dans la langue
française qu'au XVIIIe siècle par l'abbé Desfontaines
pour remplacer l'expression « homicide (ou meurtre) de
soi-même » employée jusque-là (Moron, 1975, p. 12),
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À L'ORIGINE, LE GESTE ET LE MEURTRE | 23

cette transformation linguistique mettant en évidence


les formes inversées d'un même désir mortifère que
représentent le meurtre et le suicide. Toutefois, il est
remarquable que le verbe se suicider dérivé du latin
équivaille à « se soi-tuer ». Le redoublement du « se »
dans le terme français retient notre attention. Ainsi, se
suicider pourrait équivaloir à un double mouvement
mortifère. Se suicider pourrait signifier non seulement
se tuer soi-même mais aussi tuer un autre en soi, cet
autre ayant été intériorisé par identification. Ou encore,
si sujet et objet s'inversent, être tué par un autre en soi.
La référence au parricide, dont F. Marty (1997)
émet l'hypothèse qu'il apparaît comme le paradigme de
toutes les violences à l'adolescence, est incontournable
pour penser le geste suicidaire, visant la destruction du
parent en soi et répondant à une motion infanticide de
l'imago parentale tyrannique.
Quelle serait l'utilité d'un tel meurtre ? Dans nombre
de grands récits mythiques fondateurs, les origines de
l'humanité ou de la civilisation se fondent sur un meurtre
transgressif. La redondance du pronom personnel dans
le verbe « se suicider » peut traduire que le sujet s'affirme
par ce geste. « Je me suicide » signifierait profondément
à la fois : « Je tue l'autre en moi » (en écho à « Je suis tué
par l'autre en moi ») » et « J'existe pour moi ».

Meurtre de l'infans dans la Genèse :


un récit de l'origine

Dans le livre de la Genèse, la condition humaine naît


de la transgression de l'interdit de goûter au fruit de
l'arbre, interdit cannibalique (Marty, 2000a) mettant
en lumière la nécessité de reconnaître l'enfant, fruit de
l'homme et de la femme, pour qu'une transmission
humaine puisse se produire. Le geste suicidaire pour-
rait être compris comme une répétition d'un canniba-
lisme infanticide parental ou de motions infanticides
propres à l'adolescent. La suite de la Genèse donne une
représentation meurtrière plus affirmée, le fratricide
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24 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

de Caïn, pouvant éclairer dans l'après-coup le geste


d'Adam et Ève.
Il est à supposer qu'Adam et Ève laissent en héritage
à leur descendance l'énigme de leur acte de désobéis-
sance, inaugurant la condition mortelle de l'humain.
Caïn élimine son frère Abel, enfant modèle lui faisant
de l'ombre. Ce meurtrier, bien que condamné à l'exil,
devient le fondateur d'une cité et le père d'une nom-
breuse descendance (Genèse, 4). Caïn aurait agi la
violence qu'il portait en lui sur la personne de son
frère dans une répétition du cannibalisme parental.
L'accomplissement du meurtre par le fils ferait écho au
vœu de mort inconscient parental. Le fratricide appa-
raît comme le point de rencontre entre les vœux infan-
ticides parentaux et le parricide. Abel représente à la
fois l'enfant qui ne parle pas – l'infans – et qui suit son
frère aîné, et le prolongement narcissique du père tout-
puissant (le Dieu), sacrifiant ses biens les plus précieux
susceptibles de plaire au père. Pas un mot n'avait été
formulé par Adam et Ève à propos de leur geste, le
fardeau inconscient de cette non-élaboration ayant été
transmis à Caïn d'abord, à Abel ensuite. Par son acti-
vité d'agriculteur, Caïn reste attaché à la terre naguère
honnie lors de la faute de ses parents et répète aveuglé-
ment la transgression, la punition et la privation de
jouissance de ceux qui l'ont précédé. Mais, contrai-
rement à Adam et Ève, Caïn parvient, une fois sorti
de sa confusion, à nommer son geste et à exprimer du
remords : des processus nouveaux s'instaurent. À la
décharge pulsionnelle succède maintenant la capacité
de porter un jugement sur l'acte, ce qui peut être une
prémisse d'intériorisation d'un interdit. Les processus
d'élaboration des pulsions meurtrières sont à recom-
mencer à chaque génération, chez chaque individu.
Dans le texte hébreu, plus que double de Caïn, Abel
apparaît comme double de la mère, comme pris dans les
filets d'une relation de captation narcissique mater-
nelle : Caïn a été « conçu » et « enfanté » tandis qu'Abel
a juste été « enfanté », sans mention du père (Genèse, 4,
1). Cette dimension incestuelle peut faire écho au déni
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d'Ève de la perte d'amour subie en étant chassée du


Paradis et à son vœu de retrouver inchangé ce vécu
atemporel et agénérationnel d'avant la faute. Abel
adhère ensuite à ce que la figure paternelle (Dieu)
attend de lui, sans dire un mot, sans exprimer de désir
propre. Dans le récit, il n'est désigné que comme « frère
de », et ce dès le début, sans être en position de sujet. Il
semble ajouté à Caïn, voire collé à lui. En tuant Abel,
Caïn ne tue-t‑il pas le reflet de sa mère en lui, dans une
lutte contre une situation d'enfermement au sein d'une
relation primaire à la mère menaçant son narcissisme ?
Le meurtre de Caïn peut dans sa signification pro-
fonde confluer avec un geste suicidaire dans la mesure
où ce n'est pas essentiellement une affaire entre soi et
l'autre mais une affaire entre soi et soi. En tuant Abel,
Caïn tue sa propre image qu'il ne supporte pas, qui
révèle le redoublement mortifère de la mère – et donc
une possible confusion avec elle – et menace son iden-
tité. Dans un registre narcissique, il s'agit avant tout
d'un meurtre à soi-même et par soi-même d'une partie
de soi, nécessaire à l'avènement d'un processus identifi-
catoire œdipien. En d'autres termes, le geste de Caïn
peut être vu comme l'acte nécessaire pour passer du
chaos pulsionnel informe aux affects et à la pensée
humaine et subjectale. Caïn réussit là où Narcisse
échoue, en se dégageant de la figure mortelle du spécu-
laire et de l'enfant idéal, ce qui rejoint notre vision du
geste suicidaire, attaque agie de l'autre en soi. Para-
doxalement, ce qui est attaqué peut prendre existence :
mort, Abel se met à crier à partir de la terre, devient
plus vivant qu'il ne l'était de son vivant. L'infans
devient sujet parlant. Le geste suicidaire peut-il être
compris comme une tentative désespérée de donner vie
à la part de soi menacée d'inceste ?
Le mythe de Caïn et Abel nous éclaire sur la fonction
du meurtre du double, et plus particulièrement du
meurtre de l'infans pour la construction d'une identité
propre. Le geste suicidaire, en tant qu'anéantissement
de soi ou d'une partie de l'autre muet en soi, peut s'avé-
rer être l'ultime recours pour l'adolescent en quête
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26 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

d'existence. Les récits originaires de la Genèse peuvent


être compris comme un cheminement d'élaboration du
traitement de la perte.
Traitement de la problématique de perte puisqu'il
s'agit, dans ces premiers récits de la Genèse, d'abord de
fusion atemporelle et agénérationnelle (paradis d'Adam
et Ève), puis d'incorporation (ingestion du fruit inter-
dit), puis d'ébauche de séparation et de confrontation à
la réalité (être mortel), puis de découverte de l'autre,
objet de haine intense et de désorganisation (Caïn et
Abel), puis de décharge des motions haineuses envers
l'infans (meurtre de Caïn), enfin de la reconnaissance
de l'objet perdu ouvrant l'accès à la différence des géné-
rations. À l'instar de ce cheminement de Caïn, nous
comprenons le geste suicidaire comme tentative désespé-
rée d'élaborer la problématique de perte d'une doulou-
reuse intensité, tant la menace de confusion identitaire
et générationnelle est patente.
Nous voyons la tentative de suicide dans le double
registre narcissique et œdipien : tuer l'autre en soi, tuer
en soi le parent indifférencié et fusionnel, ce qui appa-
raît dans les récits de la Genèse, tuer aussi le parent
différencié et rival, ce que le drame d'Œdipe illustre
davantage.

Œdipe, infans meurtri devenant


meurtrier : quête et attaque
des origines

Le geste suicidaire découlerait-il d'un échec d'élabo-


ration des conflits liés à la problématique d'Œdipe qui
se pose à tout adolescent ? Œdipe est d'abord un enfant
que ses parents ont voulu tuer. Adolescent, il est tiraillé
entre un rejet et une quête de ses origines. Après le geste
parricide ignoré comme tel, l'ascension d'Œdipe sur le
trône est due à son triomphe sur la Sphinge. Avant lui,
tout humain face à cette énigme demeurait infans et en
mourait. Œdipe, lui, sort du statut d'infans et affirme
sa propre puissance en provoquant le suicide de cette
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figure monstrueuse. A-t‑il éliminé une imago maternelle


archaïque ayant tenté sur lui une emprise mortifère ?
A-t‑il, à ce moment, suivi le parcours de Caïn qui a éli-
miné le double attaché à la mère incestuelle ? Cette vic-
toire sur la Sphinge peut être vue comme un équivalent
matricide. Ce matricide social (délivrer le peuple de son
tyran) est consécutif au parricide et précède le matricide
– les noces incestueuses supprimant la mère en tant que
telle. Le suicide de la Sphinge, provoqué par Œdipe,
reflète la tension entre le moi en quête d'identité et
d'identification bien définie et une figure tyrannique
dont le moi doit se délivrer pour exister. Œdipe s'auto-
nomise, ne fût-ce que partiellement, en se dégageant
d'une emprise mortifère et en se reconnaissant comme
sujet différencié et changeant au fil du temps. Il lui reste
à percer l'énigme de sa généalogie, de la nature de ses
liens à son père et à sa mère.
Devenu roi, Œdipe cherche désespérément le meur-
trier de son prédécesseur et réalise dans quelle horreur
il baigne. Lorsque l'insanité des liens avec ce qu'il a de
plus cher est dévoilée, Jocaste se suicide et Œdipe se
crève les yeux. Cette automutilation d'Œdipe équivaut
à un suicide social. Désormais, il va errer, comme Caïn
a été voué à errer. Lui qui, en héros ignorant ses ori-
gines, maîtrisait son royaume, à présent, connaissant
ses origines, il ne maîtrise plus rien. Œdipe est agi à son
insu par des puissances lui échappant et l'ayant poussé
à commettre les crimes les plus infâmes. Les deux sui-
cides jalonnant ce récit sont le suicide de la Sphinge,
mère archaïque et tyrannique, et celui de Jocaste, mère
abandonnique et incestueuse. Œdipe se suicide moins
radicalement mais s'effondre dans une culpabilité
mélancolique. Les mêmes puissances intérieures qui
l'avaient rendu criminel à l'encontre de ses parents se
retournent contre lui. Il veut ne plus voir et ne plus être
vu. La cruauté du destin va se poursuivre chez ses
enfants : ils répéteront ces meurtres laissés en héritage,
Étéocle et Polynice s'entre-tuant, Antigone se suicidant.
Œdipe apparaît comme un coupable innocent, por-
tant le poids de traumas anciens. Par le parricide, il
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28 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

retourne à son insu les motions destructrices subies


passivement durant sa petite enfance en motions des-
tructrices agies. Un retournement de la passivité en
activité s'opère sans lucidité. Consécutif à la non-
reconnaissance du fils par la mère, l'inceste provoque la
destruction de l'objet maternel puisqu'il est non
reconnu comme tel. Tout adolescent parcourt dans son
théâtre intérieur le drame d'Œdipe, mu par des vœux
meurtriers à l'encontre de ses imagos parentales. Œdipe
est la figure de l'extrême incapacité à élaborer le traite-
ment de la perte et des conflits de haine et d'amour à
l'égard de chacun de ses parents reconnus comme objets
différenciés dans une dynamique triangulaire. L'agir
est une voie de décharge de ce qui ne peut être conflic-
tualisé mentalement.
Après ces associations sur le geste suicidaire, nous
allons dresser un panorama épidémiologique actuel
du phénomène pour ensuite réintroduire notre fil de
réflexion.

ACTUELLEMENT, UN CONTEXTE
ÉPIDÉMIOLOGIQUE PRÉCONISANT
UN SUIVI DANS LA DURÉE

Les récits mythiques survolés dévoilent des réalités


humaines connues et pourtant sans cesse questionnées
par des manifestations psychopathologiques.
Le suicide en France constitue aujourd'hui un pro-
blème majeur de santé publique, la deuxième cause de
décès pour les 15-24 ans (Aouba, Péquignot, Camelin,
Laurent et Jougla, 2009). La France est le deuxième
pays d'Europe (après la Finlande) présentant le taux
de suicide le plus élevé. Parmi les jeunes âgés de 15 à
19 ans, ce taux est estimé à 4,1 pour 100 000 habitants
(Tournemire, 2010). Selon les services hospitaliers, il
y aurait davantage de tentatives de suicide chez les
jeunes, surtout les jeunes filles (Mouquet et Bellamy,
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À L'ORIGINE, LE GESTE ET LE MEURTRE | 29

2006). Les enquêtes en population générale révèlent


que 25,5 % des 15-19 ans ayant fait une tentative de
suicide n'ont pas consulté pour ce motif (Beck, Guil-
bert et Gautier, 2007). Les enquêtes rendent compte
de la complexité du problème, mettant en évidence le
cumul des facteurs susceptibles d'augmenter le risque
suicidaire et une absence de corrélation entre la tenta-
tive de suicide et la présence d'un seul facteur défavo-
risant (Choquet, 1995 ; Morasz et al., 2008).
Actuellement aucune définition des comportements
suicidaires ne fait l'objet de consensus au niveau inter-
national. La tentative de suicide, considérée par D. Mar-
celli et É. Berthaut (2001) comme l'échec d'un suicide
quelle qu'en soit la cause mais parfois nommée para-
suicide pour éviter de prendre en compte l'intentionna-
lité de l'acte 1, ne laisse indifférent aucun soignant ou
travailleur social.
La survenue d'un geste suicidaire expose le sujet à un
risque important de récidive pouvant aboutir au suicide
« réussi » 2 ou, autrement dit, au suicide létal :
— environ 1 % des suicidants se suicide dans l'année
(Morasz et al., 2008, p. 11) ;
— les suicidants présentent 10 % à 14 % de risque
de suicide dans leur vie entière ;
— les sujets ayant effectué plus de cinq tentatives de
suicide sont surreprésentés dans la population suici-
dante à pronostic fatal ;
— durant la première année de suivi, le risque de
suicide est cinquante fois celui de la population témoin ;
— 48 % des adolescents ayant effectué un geste sui-
cidaire grave récidivent dans les onze ans qui suivent ;
— parmi les suicidants hospitalisés en psychiatrie et

1. Comme le soulignent Freud (1913, p. 192) puis Haim (1969, p. 9), il est
utopique d'identifier avec certitude l'intentionnalité réelle de l'acte du sujet et
de déterminer sa volonté ou non de mourir, tant les raisons conscientes et
inconscientes s'imbriquent.
2. Nous n'aimons pas les expressions « suicide réussi » ou « suicide raté ».
Tout geste suicidaire, qu'il conduise ou non à la mort, n'est-il pas un geste
« réussi », une expression de l'extrême souffrance qui ne peut se dire autre-
ment ? Et il ne faut pas sous-estimer le risque de mort par suicide pouvant
suivre un premier geste suicidaire.
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30 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

suivis durant cinq ans, on retrouve 13 % de suicide, la


plupart dans les deux premières années ;
— la récidive du geste suicidaire est d'autant plus
fréquente que le premier passage à l'acte est survenu
chez un sujet jeune (Marcelli, 2012, p. 21).
Le risque de récidive est particulièrement élevé dans
les six mois qui suivent un geste suicidaire (Batt, 2001,
p. 56-57), ce qui nous amène à être particulièrement
attentive à l'évolution des aménagements psychiques et
à observer les potentialités de changement après un
délai d'un an, passée cette durée de période de vulnéra-
bilité reconnue épidémiologiquement.
Nous allons revoir les études psychanalytiques sur
le geste suicidaire à l'adolescence, qui nous amèneront
à approfondir les concepts constituant le soubassement
de notre réflexion.
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II

L'impansable pensé
par des psychanalystes
d'adolescents

AU COURS DE L'HISTOIRE,
DE LA CONDAMNATION
À LA COMPRÉHENSION

Durant l'Antiquité, le suicide est puni, le cadavre


étant privé de sépulture. Les suicides deviennent nom-
breux à Rome sous l'influence de philosophes (pour
Sénèque, « penser à la mort, c'est penser à la liberté »),
de littérateurs (comme Lucain, « poète du suicide »)
et de la politique (en disgrâce auprès de l'empereur,
se suicider pour soustraire ses biens à la convoitise
du tyran). Malgré les condamnations religieuses et
civiles, des vagues de suicides s'observent : aux XIIe
et XIIIe siècles, « suicide sacré » incité par l'hérésie
cathare ; au XVIIIe siècle, d'Alembert et Diderot posent
le suicide comme gage de liberté individuelle et Voltaire
admet la légitimité du suicide dans l'Ingénu ; en 1774, la
parution des Souffrances du jeune Werther de Goethe
provoque un effet de contagion sur la jeunesse (Moron,
1975, p. 8-11). Le code pénal de 1810 ne considère plus
le suicide comme un crime contre soi-même.
Les premiers travaux sur les tentatives de suicide
s'inscrivent dans deux courants attribuant chacun des
causes et s'excluant mutuellement. D'abord la psychia-
trie classique, selon Esquirol (1838, p. 665) : « L'homme
n'attente à ses jours que lorsqu'il est dans le délire. Les
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32 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

suicidés sont des aliénés. » Puis la sociologie classique :


pour Durkheim (1897), le suicide est lié au degré d'inté-
gration du sujet dans son groupe social.
Vers la seconde moitié du XXe siècle, les positions
scientifiques deviennent plus nuancées. Aux théories
réductrices succède un désir de saisir les processus dans
leur dynamisme associé à la complexité des formes de
manifestations et des facteurs déterminants. L'ensemble
du fonctionnement de l'appareil psychique et de ses
interactions est pris en considération. Une écoute psy-
chanalytique, en écho au travail intérieur du théra-
peute, nous apparaît indispensable pour répondre à la
demande de mise en sens des remous intérieurs violents
du sujet à travers ses manifestations symptomatiques
bruyantes.
À l'heure actuelle, une dérive totalitaire menace la
pratique générale du psychologue : isoler le comporte-
ment suicidaire de ses racines, le quantifier, l'évaluer
et préconiser une rééducation à la maîtrise des pulsions
qui convient à la norme sociale du moment, quitte à
faire l'économie de l'écoute de la souffrance profonde
du sujet et de la mise en sens des processus incons-
cients. La volonté de tout contrôler et de calculer tous
les risques laisse pressentir une homogénéisation des
pratiques qui ne laisse que peu de place à l'écoute sin-
gulière du sujet. Couper le symptôme de ses racines
inconscientes pour le réduire à une entité mesurable
– endossant notamment le label de risque, d'urgence ou
de dangerosité – nous apparaît comme une dérive per-
verse. Bien qu'aucune approche ne soit idéale, ne sous-
estimons pas le danger de robotisation auquel peut
mener un comportementalisme exclusif.
Une autre dérive perverse nous apparaît dans la
banalisation du phénomène suicidaire. L'idéologie de
la « liberté » animant les fascinés du suicide apparaît
dans la création foisonnante d'associations de type
« Droit de mourir dans la dignité » et de cliniques pour
l'euthanasie volontaire. Cette conviction de liberté est
en totale contradiction avec le sentiment de l'adolescent
d'être prisonnier d'un mouvement intérieur étranger à
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 33

lui-même, tel que nous l'entendons à maintes reprises,


et court-circuite le travail thérapeutique d'accompa-
gnement de la souffrance et du traitement de la perte.
Les partisans du « droit au suicide » ne sont-ils pas
leurrés par des fantasmes d'omnipotence et d'auto-
engendrement analogues à ceux qui envahissent les sui-
cidaires ? Leur idéologie n'est-elle pas une réponse sim-
pliste en miroir, dépourvue d'élaboration mentale de la
problématique à l'œuvre chez le suicidaire ? Loin de
blâmer la liberté humaine, ne sous-estimons pas le dan-
ger de son idéologie.
Face à ces approches faisant l'objet d'une fascination
croissante, nous avons la tâche de rendre compte au
mieux des apports de l'approche psychanalytique qui
est la nôtre, malgré ses inévitables limites. Aussi dérou-
tante puisse être la prise en compte de l'activité de
l'inconscient et de ses manifestations chez l'humain, elle
respecte l'écoute singulière du sujet dans sa complexité
et favorise une mise en sens de sa souffrance.

S. FREUD : « … DU MÊME COUP


ET LUI-MÊME ET L'OBJET À LA FOIS
AIMÉ ET HAÏ »

Le père de la psychanalyse fait déjà remarquer en


1901 que beaucoup de lésions en apparence acciden-
telles sont des mutilations volontaires et que l'on peut
« s'attendre à ce que le conflit psychique aboutisse chez
eux au suicide » (p. 225). Freud relate des exemples de
suicide inconsciemment consenti (p. 229) résultant d'un
sentiment de faute dont le sujet attend un châtiment.
L'hypothèse du sentiment intense de culpabilité comme
source du désir suicidaire est évoquée à nouveau dans
Totem et tabou (1912), lié à la culpabilité après le
meurtre du père de la horde : « Les impulsions au sui-
cide, éprouvées par nos névrosés, se révèlent régulière-
ment comme étant la recherche d'un châtiment pour
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34 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

leurs désirs homicides contre autrui » (p. 216, note 1).


Ce qui rejoint sa compréhension de la tendance suici-
daire comme un acharnement du sujet à « supprimer du
même coup et lui-même et l'objet à la fois aimé et haï »
(1916-1917, p. 520), comme le suggère le redoublement
du pronom réfléchi dans l'expression « se suicider ».
Dans Totem et tabou, le lien fait entre motions parri-
cides inconscientes et sacrifice nous amène à concevoir
le geste suicidaire comme un scénario autosacrificiel
masquant des vœux meurtriers impossibles à exprimer
autrement que par leur retournement contre soi, l'ob-
jet cible de ces vœux meurtriers pouvant être investi à
plusieurs niveaux : objet originel ou objet sexuel.
L'idée que le geste suicidaire peut être une adresse à
un autre retournée contre soi apparaît encore dans
cette formule des Minutes de la Société psychanaly-
tique de Vienne : « le suicide est l'apogée de l'auto-
érotisme négatif » (13 février 1907, p. 136, cité par
Delrieu, 2008, p. 1589). Or il est bien connu que
l'auto-érotisme, définissant un caractère d'un compor-
tement sexuel où le sujet obtient la satisfaction en
recourant uniquement à son propre corps, se construit
sur la base des premières relations d'objet. Le geste
suicidaire manifesterait-il la précarité du lien à l'objet
primaire ? Selon cette supposition, une tendance à
l'attaque de soi agie renverrait aux configurations de
relations tissées – ou insuffisamment tissées – durant la
prime enfance. La carence des auto-érotismes a pour
conséquence la sidération d'une partie de la vie psy-
chique ou l'accroissement des tendances à l'acte (Rous-
sillon, 1991, p. 242), c'est‑à-dire le retour à l'état des
commencements imprégnés de l'action (Freud, 1912,
p. 226).
En 1910, Freud intervient lors d'un débat sur le sui-
cide à l'école et incite à comprendre comment la pulsion
de vie si extraordinairement forte peut être vaincue, et
en se demandant si cela ne peut réussir qu'avec l'aide
d'une libido déçue ou s'il existe un renoncement du moi
à son affirmation provenant de motifs propres au moi.
Il exprime l'intuition suivante : « on ne peut ici partir
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 35

que de l'état cliniquement connu de la mélancolie et de


sa comparaison avec l'affect de deuil » (p. 132), ce qui
sera approfondi dans « Deuil et mélancolie » (1915b).
Freud affirme dans Minutes de la Société psychana-
lytique de Vienne : « Le suicide ne serait pas tant une
conséquence qu'un substitut de la psychose, bien que
les deux formes puissent bien entendu se combiner à un
degré quelconque » (20 avril 1910, p. 481-482, cité par
Delrieu, 2008, p. 1589). Quelle surprise de voir cette
association entre tendance au suicide et psychose,
Freud s'étant pourtant peu intéressé à cette pathologie.
Dans l'analyse de l'autobiographie du président Schre-
ber (1911), Freud rappelle les idées morbides et les pas-
sages à l'acte suicidaire de cet homme lors du début de
sa deuxième maladie, peu avant l'envahissement total
des idées délirantes, sans s'y attarder guère. Le lien à
l'imago paternelle et son caractère impitoyable appa-
raissent clairement comme générateurs des phénomènes
morbides. Freud suppose que « le père joue le rôle d'un
trouble-fête qui empêche l'enfant de trouver la satisfac-
tion qu'il recherche » (p. 302) ; nous pouvons supposer
que le lien intime entre le fils et sa mère a été trop préco-
cement troublé (par le père, tant redouté ?), ce qui a pu
entraver la qualité de l'auto-érotisme ou donner à celui-
ci un caractère très culpabilisateur. Cette supposition
permettrait de mieux comprendre l'affirmation de
Freud selon laquelle le suicide résulterait d'un auto-
érotisme négatif. Par les attaques de soi d'abord, par les
délires ensuite, Schreber lutte contre une confusion. Il
semble s'identifier à un objet non différencié et mort. La
mise en sens du délire à laquelle Freud s'attache peut-
elle aussi nous éclairer sur les impulsions suicidaires ?
Comment le sujet passe-t‑il d'épisodes suicidaires au
délire ? Les passages à l'acte suicidaire pourraient
témoigner d'une incapacité à organiser une psychose.
Or qu'en est-il de la compréhension du geste suicidaire
dans d'autres configurations du fonctionnement psy-
chique ?
La suite des réflexions de Freud sur le suicide suggère
la nécessité d'explorer la dynamique identificatoire.
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36 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Dans les mêmes Minutes citées ci-dessus, Freud aborde


le geste suicidaire à la puberté : « On a l'impression que,
dans beaucoup de cas, c'est la peur de l'inceste qui
mène au suicide. […] Pour l'instant, nous pouvons
accepter sans hésiter la thèse selon laquelle, dans le sui-
cide, la pulsion de vie est vaincue par la libido. » Freud
parle sans doute de pulsion du moi vaincue par la pul-
sion sexuelle, ce qu'il traduira dans « Deuil et mélanco-
lie » par « l'ombre de l'objet tombe sur le moi » (1915b,
p.156). Pour la première fois, Freud évoque le suicide à
l'adolescence. Il semble positionner le geste suicidaire
comme alternative à la réalisation effective des vœux
œdipiens, en les associant en filigrane à des mouvements
mélancoliques, dès lors au traitement de la perte.
Dans « Deuil et mélancolie » toujours, Freud s'étend
davantage sur le suicide, situant son énigme dans la
mélancolie. Le concept d'identification émerge ici
comme mécanisme central de la dynamique suicidaire,
ce qui sera encore plus saillant en 1920 lorsque la tenta-
tive de suicide d'une jeune homosexuelle est évoquée.
En se promenant avec son amoureuse, elle a croisé son
père qui s'opposait à sa liaison et elle s'est alors précipi-
tée sur une voie de chemin de fer, de peur de perdre sa
bien-aimée. L'analyse a révélé que cette tentative de sui-
cide signifiait plus profondément un accomplissement de
désir et un accomplissement d'autopunition. Accomplis-
sement de désir parce que la jeune fille avait fait son
choix d'objet homosexuel suite à une déception : adoles-
cente, en pleine reviviscence du complexe d'Œdipe, elle
désirait inconsciemment un enfant de son père et c'est sa
mère qui a accouché. La naissance du petit frère a été
ressentie comme une trahison de la part de son père mais
inconsciemment son désir d'enfant persistait. Or « tom-
ber » sur la voie de chemin de fer peut aussi vouloir dire
en allemand « mettre bas » – niederkommen. Le geste
suicidaire prend alors un sens d'accomplissement de
désir. Ce geste prend aussi une valeur d'autopunition, la
jeune fille ayant développé dans son inconscient de puis-
sants désirs de mort contre ses parents : vengeance
contre le père destructeur de son amour et plus vraisem-
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 37

blablement contre la mère lorsque celle-ci est devenue


enceinte. Mais la mère aurait pu mourir en accouchant
de cet enfant. L'accomplissement de punition devient
alors aussi accomplissement de désir par identification
avec la mère. Freud éclaircit l'énigme de ce geste suici-
daire : « Personne ne trouve l'énergie psychique pour se
tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un
objet avec lequel il s'est identifié, et deuxièmement ne
retourne pas là contre lui-même un désir de mort qui
était dirigé contre une autre personne » (1920b, p. 261).
Les réflexions occasionnelles de Freud sur les ten-
dances suicidaires se complexifient au fil de son élabo-
ration du concept d'identification. Les cas sur lesquels
il base son analyse de la problématique suicidaire
relèvent de structures de personnalité variées. À partir
du sentiment de faute apparaissant dans Psychopatho-
logie de la vie quotidienne (1901), l'évocation discrète
du désir de meurtre imprégné aussi d'une dimension
sacrée dans Totem et tabou (1912), Freud s'attache de
plus en plus aux processus psychiques associés au geste
et liant objet et sujet avec les particularités d'une dyna-
mique pulsionnelle. Dans « Sur la psychogenèse d'un
cas d'homosexualité féminine » (1920b), des motions
parricides et incestueuses inhérentes au passage à l'acte
suicidaire se font jour dans une constellation identifica-
toire complexe où les problématiques narcissiques et
œdipiennes s'imbriquent. L'objet potentiellement tué
dans le geste suicidaire semble relever d'une condensa-
tion des objets originels et des objets œdipiens.

A. HAIM : L'ADOLESCENCE
COMME FACTEUR SUICIDOGÈNE

Après une mise en latence, l'apport de la psychana-


lyse dans la compréhension du geste suicidaire à l'ado-
lescence prend son envol dans les années 1960. Haim
(1969) est pionnier en France. En s'appuyant sur son
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38 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

expérience clinique, il dégage non pas des causes mais


des facteurs pouvant favoriser ou déclencher le geste
suicidaire : événementiels (perte d'un être cher), socio-
logiques (famille déstructurée, absence de père, déca-
lage de niveau culturel entre l'adolescent et ses parents,
absence de groupe de pairs) et psychiatriques (psychose
maniaco-dépressive, déséquilibre caractériel, alcoo-
lisme chronique, schizophrénie, épilepsie, délires chro-
niques). Ils sont communiqués avec beaucoup de
prudence car la mise en avant de ceux-ci par le suici-
dant ou sa famille peut constituer une rationalisation,
afin de camoufler des causes plus inconscientes ou
moins avouables dans la mesure où elles réveilleraient
honte ou culpabilité. Par ailleurs, les études statis-
tiques manquent à l'époque. Les facteurs psychia-
triques sont à considérer avec distance car ils renvoient
à l'« inépuisable problème des limites entre le normal et
le pathologique » (p. 177), d'autant plus que « le cadre
nosographique traditionnel ne peut convenir pour
classer les adolescents suicidaires » (p. 182).
Selon Haim, le vécu de l'adolescence en lui-même
potentialiserait le geste suicidaire : nombreuses idées de
mort, tendance à l'agir comme défense aux réémer-
gences pulsionnelles et remaniements identitaires
confrontant à l'expérience de la perte propres à cette
période. La tentative de compréhension du geste suici-
daire irait de pair avec une recherche de définition de
l'adolescence, les travaux psychanalytiques dans ce
domaine n'étant qu'à leurs débuts. Partant des travaux
d'É. Kestemberg (1962), A. Haim considère l'adoles-
cence comme un passage de l'enfance vers l'état adulte,
état adulte caractérisé par la capacité à choisir (p. 41) et
donc de renoncer à d'autres désirs simultanés. L'ado-
lescence serait caractérisée par les concepts de crois-
sance, de transformation, d'évolution et surtout de
mouvance vers cette capacité de choisir. Haim définit
l'adolescence comme la « période au cours de laquelle,
sous l'effet de la maturation sexuelle, dans ses aspects
biologiques, psychologiques et sociaux, le sujet procède
au remaniement de l'image de lui-même et des autres et
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 39

du système relationnel de son moi avec le milieu, jusqu'à


l'organisation définitive de sa personnalité » (p. 42). Il
comprend la manipulation de la mort – par les idées ou
par l'agir – comme une recherche de maîtrise face à des
événements existentiels dépassant l'adolescent et face
au désir mêlé de crainte de prendre son indépendance,
donc de se détacher des objets d'amour infantiles.
Haim reconnaît que considérer l'adolescence comme
facteur suicidogène ne suffit pas, la plupart des adoles-
cents n'allant pas jusqu'à s'autodétruire. Le principal
facteur antisuicidaire serait la mouvance, manifesta-
tion de l'énergie libidinale intense à l'adolescence.
Paradoxalement, il peut favoriser le suicide ou au
contraire s'y opposer. La mouvance se manifeste en
effet par le rapide changement de préoccupations : les
désirs passent d'un extrême à l'autre, ce qui fait que
l'adolescent n'a pas le temps de réaliser son souhait de
mort. Ainsi, « est suicidogène ce qui vient gêner l'action
des facteurs qui empêchent tous les adolescents de se
suicider » (p. 248). Il mentionne des facteurs suicido-
gènes anciens – perturbations de la constitution du moi
et de la relation archaïque mère-enfant – et des facteurs
actuels. Sa dernière hypothèse est que le suicide est
« une dépression cliniquement ratée » (p. 269).
Le décès brutal de Haim demeure une énigme. Son
entourage s'est demandé si son accident de voiture
n'était pas un équivalent suicidaire. Le véhicule avait
emprunté une trajectoire qui ne pouvait que l'amener à
s'écraser contre un obstacle. Fasciné par son objet
d'étude, Haim aurait-il emporté avec lui son mystère le
plus insondable ?

F. LADAME : UNE DIALECTIQUE ENTRE


LES DIMENSIONS INTERNE ET EXTERNE

En Suisse, F. Ladame met en exergue les défaillances


précoces d'internalisation des objets originaires et
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40 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

articule celles-ci à la dynamique familiale. Tout comme


Haim, F. Ladame montre une articulation entre le
comportement suicidaire et les ratés du processus de
l'adolescence, la fin de celui-ci étant marquée par
« l'acquisition d'une identité sexuelle fixe et irréver-
sible, la stabilisation de l'idéal du moi, la capacité d'in-
timité et la possibilité d'être seul » (1981, p. 6-7). Toute-
fois, il insiste plus que Haim sur la sévérité du contexte
psychopathologique au sein duquel émerge la tentative
de suicide : « Je n'ai pas connaissance de tentative de
suicide d'adolescent qui ne soit ancrée dans une psycho-
pathologie et, le plus souvent, une psychopathologie
sévère » (p. 6). Du fait de carences affectives précoces et
d'angoisses archaïques non élaborées, les angoisses de
séparation et de persécution, envahissantes, débor-
deraient les moyens de contention mentale. L'activité
fantasmatique ne peut être utilisée comme « tampon »
narcissique. Les objets primaires internalisés frustrant
et tout-puissant resteraient scindés, paralysés par un
clivage entravant leur synthèse.
Cette conception du geste suicidaire résultant d'un échec du
processus de séparation-individuation me fait penser à Coumba,
11 ans, que j'ai rencontrée à la suite d'un geste suicidaire par
ingestion de médicaments appartenant à sa mère. Elle idéalise sa
mère décrite comme une bonne mère, bien qu'elle ait l'impression
que celle-ci aime plus sa petite sœur. Elle est hantée par la peur
de devenir comme ses amies et que sa mère ne la « comprenne
plus » : « Quand ma mère me parle, des fois j'ai tendance à répon-
dre, donc là je me dis : “Regarde, là, t'es déjà vulgaire, donc tu
vas devenir pire.” » Non encore pubère, elle appréhende beau-
coup les changements de l'adolescence. En particulier, Coumba a
peur de fréquenter des adolescentes de son âge : « J'ai peur de
jamais écouter ma mère quand elle ne veut pas que je sorte,
d'être indépendante sans écouter ma mère ou de faire n'importe
quoi. » Fréquemment, elle se sent rejetée, comme si sa place
n'était pas dans ce monde : « Quand je marche dans la rue, des
gens n'arrêtent pas de me regarder. Je me dis : “Pourquoi ils ne
s'en prennent qu'à moi ? Peut-être que j'aurais pas dû naître ?” »
Le geste suicidaire de Coumba semble résulter notamment d'une
angoisse de séparation d'avec la mère se doublant d'une angoisse
persécutrice intense. L'objet maternel est préservé par l'idéalisa-
tion, l'accumulation en elle d'introjects hostiles et le retourne-
ment contre soi des motions agressives.
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 41

Les interactions entre l'enfant et son contexte rela-


tionnel expliqueraient le blocage précoce des processus
d'internalisation et la difficulté de faire de nouvelles
introjections, empêchant l'adolescent d'établir une
séparation complète entre la représentation de soi et
celle de l'objet. Ces blocages seraient-ils le fait de fragi-
lités de l'enfant ou de carences provenant des parents ?
« C'est en fait un peu la question de l'œuf et de la poule,
car ce sont les interactions qui comptent et qui abou-
tissent à des cercles vicieux dont seuls les résultats sont
observables » (p. 18). F. Ladame observe l'intensité de la
rage narcissique habitant le suicidant et l'absence de
remodelage de l'idéal du moi, demeurant sous la seule
emprise de ses précurseurs, issus de l'imago parentale
idéalisée toute-puissante. Il souligne aussi l'échec du
mouvement d'externalisation puisque le corps propre
est attaqué comme un étranger, comme s'il ne leur
appartenait plus. La lutte sans répit contre des objets
internes éminemment mauvais et hautement investis
d'énergie haineuse témoigne d'un échec dans la tâche
de séparation complète des représentations du self et
des représentations d'objet. L'auto-sabotage continu
résulterait du désir permanent de plaire à l'objet intro-
jecté, autrefois rejetant. Dans cette optique, l'agressi-
vité masochiste est vue comme « une défense secondaire
qui préserve le lien à l'objet originaire, lien qui ne peut
pas être abandonné » (p. 22). L'écoute des suicidants
dévoile deux objectifs inconscients : d'abord, la volonté
de se défaire magiquement d'une présence intérieure
torturante personnifiée sous les traits d'un bourreau
intérieur qui doit être éliminé ; puis, à un niveau plus
profond, plaire à cet objet haïssant, s'identifier totale-
ment à lui et, paradoxalement, le blesser, moins pour le
punir que pour qu'il se soucie enfin du sujet (p. 23).
« Je voyais plus l'intérêt de vivre », dit Caroline, 14 ans,
après son ingestion de médicaments. « Je ne connais pas mon
père. Mon tonton, c'est mon faux tonton. Parce que je ne
connais que ma mère dans ma famille, enfin ma mère et ma
grand-mère. Ma grand-mère, je la vois jamais. Et puis, avec ma
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42 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

mère, je m'engueule tout le temps, donc j'ai des fausses tatas, un


faux tonton, mon autre tonton, je le vois jamais, il a le sida. »
Elle ne se sent pas comprise par sa mère, objet tout à la fois
d'amour et de haine intenses. « C'est quand même ma mère. Je
l'aime même si on s'engueule tout le temps, même si des fois je dis
qu'elle est conne, des trucs comme ça, enfin je lui dis pas en face
parce que sinon je m'en mange une, et puis qu'elle m'énerve. »
Caroline aimerait que sa mère se rende compte qu'elle ne va pas
bien, qu'elle se soucie d'elle. « Elle dit qu'elle m'aime mais enfin,
quand on aime quelqu'un, on se rend compte des choses, on
essaie de comprendre, on fait un peu d'efforts, on voit qu'on est
pas bien et, elle, elle ne le voit même pas. » Elle affirme que l'une
ne pourrait pas vivre sans l'autre et qu'en même temps elle ne la
supporte pas. Lorsque sa mère, qui a déjà fait une tentative de
suicide durant sa jeunesse, ne va pas bien, elle « remet tout sur »
Caroline, qui doit porter le poids de son mal-être et qui s'auto-
rise peu à exprimer le sien.

Ce commerce paradoxal avec l'objet, où haine et


amour se confondent et s'exacerbent au point d'entraî-
ner une insupportable désorganisation, est au cœur de
notre problématique. Le tissage des liens objectaux
s'opère en premier lieu au sein de la dynamique fami-
liale, à laquelle F. Ladame attache une attention toute
particulière. Il constate la porosité des barrières inter-
générationnelles. Certains fonctionnements familiaux
entravent le processus de séparation entre l'adoles-
cent et ses parents, comme l'a relevé Stierlin (cité par
Ladame, 1981, p. 30) :
— L'enchaînement (binding) amenant l'adolescent à
ressentir toute tentative de séparation comme le « crime
numéro un » des parents.
— La délégation (delegating) : l'adolescent est chargé
d'une mission, comme un mandataire, à l'extérieur de
la famille, mais celle-ci est dictée par les besoins des
parents et non par les besoins de l'adolescent qui se
retrouve « parentifié », c'est‑à-dire chargé du rôle de
parent de ses parents. Dans ce cas de figure, l'un des
deux parents a raté son propre processus de séparation
d'avec ses parents.
— L'expulsion (expelling) : la disparition de l'adoles-
cent est jugée nécessaire pour la résolution d'une crise
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 43

parentale. L'enfant est devenu superflu voire nocif


pour la relation conjugale et doit être sacrifié.
Ces dysfonctionnements familiaux constituent très
souvent de véritables cercles vicieux : l'adolescent peut
être dépositaire des projections parentales, amplifiées
par une collusion entre les parents projetants, et tirer
des gratifications de cette fonction indispensable dans
l'économie psychique des parents, notamment l'évite-
ment partiel de la confrontation à la perte imposée par
le processus d'adolescence. F. Ladame relève la massi-
vité avec laquelle sont mises en dépôt, chez l'adolescent,
les parties mauvaises, haineuses, destructrices du self
des parents, au détriment de toute partie bonne. L'at-
tribution des rôles se trouve dès lors complètement
rigidifiée. Les parents en question eux-mêmes fonc-
tionnent encore par clivage, n'ayant pas pu intégrer,
dans leur propre self, les aspects mauvais et bons de
l'objet originaire. Étant donné la nécessaire relation
entre le sujet qui projette et le dépositaire de la partie
projetée, toute rupture de relation entraîne la dispari-
tion de la fonction économique de l'identification pro-
jective (Klein, 1946). Les parents se trouvent donc face
à deux exigences contraires et devant être satisfaites
simultanément : se débarrasser de leur mauvais self
projeté sur leur enfant et ne rompre la relation à aucun
prix. L'adolescent, dès lors piégé dans ce dilemme inso-
luble, ne peut ni rester ni partir. Est constatée une inca-
pacité des parents à l'empathie et à servir de contenant
aux émotions et conflits de l'adolescent. Surtout, le
parent de même sexe apparaît défaillant et l'adoles-
cent en difficulté n'a pas la possibilité de rechercher
du réconfort auprès de ce parent ou, s'il s'y hasarde,
s'expose à des réponses inadéquates. D'où la fréquente
« parentification » de l'enfant, laissant entrevoir une
fonction possible de la tentative de suicide dans l'écono-
mie familiale : rétablir le parent dans son rôle de
parent. Si des séparations familiales diverses précèdent
souvent le geste suicidaire, des séparations souvent pré-
coces ont déjà eu lieu et déterminent un fonctionnement
particulier.
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44 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

D'une part, l'adolescent suicidant souffre de troubles


psychiques définis notamment par une dépressivité, une
déficience du moi et des processus d'internalisation, des
relations d'objet infiltrées de masochisme. D'autre
part, l'ensemble des relations familiales et sociales sont
perturbées. L'auteur insiste sur la dialectique entre ces
deux niveaux d'observation.
La tentative de suicide est une attaque du corps
sexué postpubertaire (Ladame, 1989), mais vise en
même temps la préservation de l'image idéale du corps
prépubère. Le hiatus entre le corps perçu et le corps
imaginaire ou idéal devient un fossé impossible à com-
bler. Face à la double confrontation à la différence des
sexes et à l'inscription générationnelle, l'adolescent
dénie la réalité de la mort. Son passage à l'acte vise à
la fois à nier et à réaliser la séparation, par une « coa-
lition du “dedans” et du “dehors” », à satisfaire un
fantasme d'engendrement et dénier la loi de reproduc-
tion, la sexualité parentale et la sienne. F. Ladame met
en garde contre le piège d'établir une adéquation entre
suicide et désir de mort. Le geste suicidaire signe plutôt
le refus de vivre une certaine vie et le « désir de vivre
une autre vie » (p. 23).
F. Ladame et son équipe ont largement contribué à
une amélioration de la prise en charge en affirmant
qu'une tentative de suicide est toujours grave, toujours
à prendre au sérieux, et ce quelle que soit la sévérité des
séquelles somatiques qui en découlent et quel que soit le
moyen utilisé. Si cette prise de conscience est aujour-
d'hui acquise, elle était une réelle innovation dans les
années 1970-1980.
Se rapprochant des Laufer (1984), F. Ladame quali-
fie la problématique des adolescents suicidants en
termes d'impasse ou de fin prématurée du développe-
ment, en conséquence d'une cassure dans le dévelop-
pement (1989, p. 26).
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 45

M. ET M. É. LAUFER : UNE CASSURE


DE DÉVELOPPEMENT

En Grande-Bretagne, M. et M. É. Laufer considèrent


la tentative de suicide comme « un épisode psychotique
aigu » (1984, p. 136), car celle-ci impliquerait la perte
de la capacité de maintenir le lien à la réalité externe et
comme un signe de rupture aiguë du mouvement d'orga-
nisation d'une identité sexuelle stable. L'adolescent se
sentirait prisonnier d'un conflit insupportable, ne trou-
vant pas le moyen de gérer un sentiment de soumission
passive, le plus souvent au père pour le garçon, à la
mère pour la fille. L'agression contre le propre corps est
alors vécue comme un soulagement car elle leur permet
de penser qu'ils peuvent faire quelque chose pour lutter
contre leur sentiment d'impuissance. Le geste suicidaire
exprimerait aussi bien une haine inconsciente contre le
corps pubère qu'une tentative d'annuler l'état de ten-
sion douloureuse (p. 138).
Les Laufer ont repéré quelques facteurs de risque
vital immédiat :
— l'absence de culpabilité consciente à l'idée des sen-
timents que sa mort pourrait susciter chez ses parents
ou son analyste, la certitude que ceux-ci seraient sou-
lagés s'il mourait ;
— le renoncement à la lutte, le maintien dans une
situation de dépendance totale vis‑à-vis des parents, le
corps est vécu comme une prison ;
— l'impulsion obsédante d'attaquer l'un des
parents, difficile à contrôler ;
— le sentiment qu'il n'y a pas d'issue, d'être anor-
mal ou de ne plus avoir la maîtrise de sa propre vie et
de ses pensées.
Les auteurs insistent sur l'importance de garder à
l'esprit qu'un suicide reste un danger potentiel très
réel, faute de quoi il y a un risque de connivence avec
un fantasme secret de toute-puissance de l'adolescent
sur son suicide. Par ailleurs, il importe que l'adolescent
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46 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

sache que, même si l'analyste est conscient du danger,


il ne peut pas l'empêcher de se tuer.
À partir du moment où la tentative de suicide est
considérée comme un épisode psychotique aigu dans la
vie de l'adolescent, elle constitue selon les Laufer une
expérience traumatique ayant pour conséquence la
nécessité de répéter des situations pouvant être vues
comme équivalentes au suicide. Dès lors, « permettre à
l'adolescent de réexpérimenter et de revivre le trauma-
tisme dans le transfert permet de diminuer le pouvoir
destructeur de l'expérience traumatique » (p. 144). La
cohérence et la stabilité du cadre sont des critères théra-
peutiques essentiels pour qu'un changement puisse sur-
venir. L'instauration d'une psychothérapie s'avère très
souvent difficile tant l'adolescent et les parents résistent
à admettre la gravité de ce qui est arrivé. Or la tentative
de suicide est toujours le symptôme d'un trouble et un
facteur de risque pour l'avenir de l'adolescent.
La théorisation des Laufer a le mérite de contribuer
à sensibiliser à la souffrance extrême de l'adolescent
suicidant tout en dégageant la complexité des angoisses
qui le hantent. Cependant, leur vision d'« impasse » du
développement en tant qu'équivalent psychotique nous
semble quelque peu enfermante. L'adolescent, psycho-
tique ou non, ayant recours au geste suicidaire ne tente-
t‑il pas désespérément de trouver une issue ? Cette ques-
tion fait notamment écho aux conceptions de P. Jeam-
met et É. Birot.

P. JEAMMET ET É. BIROT : FRAGILITÉS


INTERNES CHEZ L'ADOLESCENT

En France, P. Jeammet (1986, p. 230) remet en ques-


tion l'idée des Laufer selon laquelle la tentative de sui-
cide serait un « moment psychotique », la voyant plutôt
comme la sortie de quelque chose qui serait de l'ordre
de la psychose, une tentative de se dégager d'une identi-
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 47

fication maternelle massive et non négociable. Par une


recherche statistico-clinique qu'il dirige avec É. Birot
en 1994, il met en évidence les spécificités du fonction-
nement mental des adolescents suicidants en précisant
la place de la tentative de suicide dans cette dynamique.
Le fonctionnement mental est réévalué trente mois plus
tard, nous y reviendrons à la fin du chapitre III. Leur
méthodologie combine une approche épidémiologique à
l'aide de paramètres statistiques et une étude du fonc-
tionnement psychique via une grille constituée à l'aide
d'une cotation psychiatrique et de tests projectifs Ror-
schach et TAT (Thematic Appercetion Test). L'analyse
psychopathologique montre la prévalence chez les ado-
lescents suicidants, par rapport aux groupes témoins,
d'une symptomatologie confirmant leur tendance à
l'agir ainsi que de diagnostics d'état limite (31 %) et
de dépression (21 %), bien que l'aspect transnosogra-
phique soit souligné. Contrairement aux attentes, la vie
pulsionnelle et la vie fantasmatique s'avèrent très
riches et le recours à la figurabilité plus fréquent que
celui à la mise en acte. Cette potentialité ne reflète pas
nécessairement la qualité du travail de représentation
des affects et de déplacement. L'émergence fantasma-
tique peut avoir un effet excitant qui, au lieu d'aider à
ce travail, déborde les capacités d'aménagement du moi
et conduit à se protéger par la décharge dans le com-
portement d'une excitation interne que le fantasme ne
fait qu'exacerber. L'issue du fantasme a le plus souvent
un caractère désorganisant. L'homosexualité psychique
ne peut s'élaborer et pousse à l'agir. La problématique
œdipienne apparaît massivement exprimée par tous les
suicidants mais le rôle structurant de l'Œdipe, en parti-
culier de l'Œdipe inversé, fait défaut. Les auteurs
observent une expression souvent « crue », non élabo-
rée, de la position œdipienne, qu'ils voient comme un
déplacement défensif d'une problématique archaïque.
Le mode de régulation narcissique apparaît lui aussi
perturbé, un tiers des suicidants manifestant une diffi-
culté à se représenter eux-mêmes dans une continuité
psychique.
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P. Jeammet et É. Birot ne veulent pas généraliser la


portée traumatique d'un acte suicidaire (Laufer et
Laufer, 1984), constatant le plus souvent un certain
soulagement suivant l'acte suicidaire et, plus ou moins
transitoirement, un accroissement des capacités d'éla-
boration avec une amélioration des capacités de com-
munication.
Des variables discriminantes suivantes ont été déga-
gées : l'incapacité à supporter la perte ou la sépara-
tion, le peu d'utilisation des mécanismes de défense du
registre « obsessionnel » visant à la contention (annula-
tion, formation réactionnelle, rationalisation, sublima-
tion), le peu de fixations anales, le rôle peu organisateur
de l'Œdipe inversé, la difficulté d'élaboration de
l'homosexualité psychique. Ce dernier facteur, recou-
vrant le lien à l'objet primaire, l'identification et la posi-
tion anale passive par rapport à l'objet phallique, est
un de ceux qui différencient le plus le groupe des suici-
dants du groupe témoin. L'ensemble de ces variables
discriminantes, allant dans le sens d'une vulnérabilité
psychique, se rassemblent sous trois rubriques – la fra-
gilité des assises narcissiques, le peu d'efficience des
mécanismes de contention psychique, l'échec partiel de
l'organisation œdipienne à jouer son rôle structurant,
surtout sur le versant négatif avec une difficulté particu-
lière dans l'élaboration de l'homosexualité psychique –
qui se traduisent par des relations d'agrippement et de
harcèlement à tonalité sadomasochistes avec la figure
parentale de même sexe. Se dégage essentiellement
l'extrême sensibilité des adolescents suicidants à la rela-
tion.
Ces dominantes du fonctionnement psychique nous
laissent de plus en plus entrevoir le geste suicidaire
comme manifestation paradoxale, attaque à la fois de
l'adolescent et des parents. Elles sont à resituer dans
le contexte individuel qui les accompagne pour mettre
à jour leur signification latente.
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 49

X. POMMEREAU : L'ENVIRONNEMENT
EXTERNE ET L'AUTRE,
DESTINATAIRE DU GESTE

X. Pommereau a créé l'unité médico-psychologique


de l'adolescent et du jeune adulte (UMPAJA) au sein
du centre Jean-Abadie du centre hospitalier universi-
taire de Bordeaux, première structure française spéci-
fiquement dévolue à la prise en charge des jeunes
suicidaires. Comme P. Jeammet, il insiste sur la vulné-
rabilité psychique caractérisant les jeunes suicidants et
voit le passage à l'acte comme résultant d'une difficulté
de mentalisation. Le corps est alors investi de manière
éminemment paradoxale : « il est à la fois le moyen
d'agir et la cible de ces agissements » (Pommereau,
2001, p. 25). Si le passage à l'acte suicidaire attaque la
personne propre, il s'adresse toujours à un autre : « le
retournement contre soi-même de l'agressivité laisse
deviner qu'elle est d'abord et avant tout manifestement
adressée à l'autre » (p. 75). X. Pommereau insiste sur
la multitude des registres psychiques dans lesquels peut
s'inscrire le geste suicidaire. Il incite à la prudence
diagnostique : « sous couvert d'“objectivité”, la princi-
pale limite du DSM est de privilégier la clinique des
comportements » (p. 60).
En plus des caractéristiques psychiques, l'auteur
accorde une grande place à l'histoire du sujet, aux rela-
tions familiales et à l'environnement social et scolaire.
« Si maladie il y a, c'est beaucoup plus souvent celle des
relations que des individus eux-mêmes » (p. 109).
X. Pommereau repère deux types de milieux familiaux :
celui où prédomine la violence agie – notamment
l'inceste – et celui où règnent le gommage apparent des
conflits et l'évitement relationnel mais au sein des-
quelles circule insidieusement une violence morale sous-
estimée (injonctions, attitudes paradoxales…). Autre-
ment dit, « ou tout se joue dans l'acte, ou tout se noie
dans le non-dit » (p. 101).
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50 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Vu l'importance parfois démesurée accordée à la


réussite scolaire, l'école devient le théâtre de transposi-
tions conflictuelles aiguës. De plus, l'organisation sco-
laire favorise des phénomènes de groupes entre pairs et
les adultes de l'école représentent d'évidentes figures
parentales de substitution. « Plus les parents insistent
sur leur désir de voir l'adolescent réussir à l'école, plus
le sujet se sent dépossédé de toute motivation person-
nelle. Si l'adolescent se confond avec ses performances
scolaires, ce dernier éprouve le sentiment de “non exis-
ter” et peut se lancer dans un “corps‑à-corps” éperdu
au risque de toutes les ruptures agies » (p. 160).
X. Pommereau souligne le déclin du symbole dans
notre société n'encadrant plus suffisamment les temps
de passage par des rites collectifs (p. 86-96). Le passage
à l'acte suicidaire peut être considéré comme une réac-
tion à l'un des trois interdits humains fondamentaux,
l'homicide, l'inceste et le cannibalisme. Il s'agirait
d'une reproduction à l'identique d'un acte de même
nature effectué par un proche ou un ascendant : « Fuir
l'insupportable idée de l'inceste, celle du parricide qui
lui est liée ou une dépendance “dévorante”, en opposant
à ces violations de l'ordre humain une transgression de
même calibre : s'ôter la vie » (p. 71). L'adolescent se
dégagerait par sa conduite auto-agressive du danger
incestueux en supprimant ce qui le rend possible, le
corps génital. Le geste suicidaire signerait, dans un
mouvement alternativement agi et subi, l'impossible
accès à la différence des sexes et des générations. Le
corps deviendrait l'« objet du crime » à faire dispa-
raître. L'un des mobiles serait la fusion, pourtant
redoutée, en hantant la mémoire de ceux qui restent.
X. Pommereau met en exergue le rôle des mécanismes
d'identification dans la genèse de passages à l'acte suici-
daire ponctuant des histoires familiales (p. 126-128) :
identification à un défunt dans la famille, identification
morbide à un personnage idéalisé, identification à un
frère ou à une sœur décédé et idéalisé par les parents,
identification à un pair idéalisé s'étant suicidé ou encore
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 51

identification à un objet perdu : se fondre en lui pour ne


plus le quitter.
Le récit de Coumba à propos de son geste suicidaire me fait
penser à une telle identification à un défunt. Lorsqu'elle avait
8 ans, son père est décédé d'une attaque cérébrale en l'absence
de Coumba. À l'âge de 3 ans, elle avait assisté avec sa cousine au
décès de son grand-père sans en avoir conscience : « Je ne me
rendais pas compte parce que je voyais ma grande cousine qui
pleurait et, moi, c'est pas que j'étais heureuse mais ça me faisait
rigoler de la voir pleurer. Je ne me rendais pas compte que, mon
grand-père, il était décédé, je pensais pas et… Et maintenant, j'y
pense beaucoup. » En découvrant récemment une photo de son
grand-père, la scène lui revient en mémoire et elle peut à présent,
après coup, lui attribuer un sens. En y repensant, elle se dit qu'il
était âgé et que c'était donc « normal » qu'il décède. Et aussitôt,
elle s'en veut d'y penser ainsi et se dit qu'il aurait fallu souhaiter
qu'il vive plus longtemps. La vue de la photo de son grand-père
l'a amenée aussi à penser à son père mort et a déclenché le geste
suicidaire : « Je me disais : “Oh, eux, ils sont morts et, moi, je suis
en vie, en train de m'amuser, donc…” » Coumba se demande
pourquoi elle est née, pourquoi elle est restée en vie et ne se sent
pas à sa place.

Dans un mécanisme d'identification au défunt, le


geste suicidaire peut aussi correspondre à une volonté
de punition d'avoir secrètement désiré la mort du
parent. Les fantasmes parricides peuvent entraîner
une culpabilité intolérable lorsque le réel se télescope
avec l'imaginaire. X. Pommereau constate que les ado-
lescents suicidants évoluent à partir d'environnements
familiaux où ils ont le plus grand mal à situer la place
réelle et symbolique de chacun, et tout particulière-
ment la leur. Les métaphores d'arbre de vie amputé de
certaines branches brisées ou de buisson épineux, dont
les ramifications enchevêtrées sont sans issue, sont évo-
catrices. L'inaccessibilité à l'histoire apparaît aussi
toxique que la confusion.
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52 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

D. MARCELLI : VOULOIR VIVRE…


MAIS AUTREMENT

D. Marcelli et É. Berthaut (2001, p. 188-192) affir-


ment qu'un adolescent effectuant une tentative de sui-
cide le fait presque toujours parce qu'il veut vivre…
mais autrement, cherchant à se séparer d'une enfance
ou à éteindre une excitation, l'une comme l'autre enva-
hissantes. Ils pensent utile de préciser sur quel corps
porte l'attaque suicidaire : est-ce le corps de l'enfant et
les liens qu'il entretient avec les images parentales du
passé infantile ou bien est-ce le corps sexué et les
images parentales de l'actualité fantasmatique inces-
tueuse et excitante ? Le destin évolutif dépendrait de la
capacité à reconnaître les affects sous-jacents au pas-
sage à l'acte, en particulier par les parents : les parents
reconnaissent-ils les affects et la gravité potentielle du
geste ou bien dénient-ils les affects et banalisent-ils le
geste ? Par ces questions importantes, les auteurs sou-
lignent que la tentative de suicide n'est pas seulement
le geste d'un individu isolé : « La TS [tentative de sui-
cide] est aussi un langage interactif sollicitant l'entou-
rage de ce jeune. La façon dont cet entourage répondra
est susceptible de déterminer l'évolution ultérieure »
(p. 192).

M. CHARAZAC-BRUNEL :
L'ADOLESCENT PRISONNIER
DE L'IDÉAL DU MOI PARENTAL

M. Charazac-Brunel (2002) mentionne le chaos


identificatoire et la recherche d'identité de l'adolescent
suicidant « aux prises avec les identifications transgé-
nérationnelles condensées dans l'idéal du moi de ses
parents » (p. 51). Le dégagement du cocon narcissique
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 53

familial et des traumatismes non intégrés de ses propres


parents, à la base de leurs idéaux, s'avère impossible.
L'adolescent resterait « prisonnier d'une peau qui n'est
pas la sienne » (p. 51) lorsqu'il ne satisfait pas l'idéal du
moi de ses parents et ressent que cela peut soit provo-
quer chez eux une blessure narcissique risquant l'effon-
drement, soit provoquer en retour un rejet pouvant
entraîner la mort ou l'abandon réel, soit être toléré à tel
point qu'il ne rencontre plus de limite. Le recours au
suicide apparaît comme un moyen de se dégager radica-
lement de cet enfermement narcissique, de ce vide iden-
titaire. Il est un moyen paradoxal d'essayer d'échapper
à ce sentiment de néant. Le moteur autodestructeur
serait animé par une peur de ne plus être aimé, tant le
poids de l'idéalisation a généré un écrasant faux self.
Quand celui-ci devient hermétique et trop lourd, il
étouffe le self. Le suicidant a peur d'être rejeté s'il
dévoile ce self vulnérable, sans désir personnel et sans
espoir. La régression pathologique prenant l'aspect de
l'effondrement (Winnicott, 1975), le collage à la réalité
par défaut d'espace transitionnel et rétrécissement de
l'univers affectif, un clivage corps-affect menant à un
sentiment d'absurdité sont autant de mécanismes patho-
gènes, avec à l'arrière-plan une crise intrafamiliale
résultant elle-même d'un faisceau de crises beaucoup
plus large. L'effondrement ou la disparition de la struc-
ture familiale animerait la crise intrapsychique. Comme
l'affirme M. Charazac-Brunel, « nous sommes en pré-
sence d'une résonance entre des crises : intrapsychique,
intrafamiliale, transgénérationnelle, institutionnelle,
culturelle » (p. 28). Des mécanismes de défense rigides
masquant leur fragilité caractérisent la famille : refus de
séparation et d'individuation (« la famille doit être
soudée face aux risques ; la fratrie ne doit jamais être
séparée, si on invite un, on doit tous les inviter ») ; écra-
sement de la vie intérieure individuelle (« on pense tous
pareil, aucun espace personnel n'est accepté, nous
n'avons aucun secret, on ne se cache rien »). La famille
du suicidant se distingue aussi par une tendance à
« injecter la dépression familiale sur la personne la plus
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54 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

vulnérable de la famille » (p. 28). Ainsi, la personne


dépositaire de la dépression familiale se trouve isolée
dans la position nodale à la croisée des clivages fami-
liaux, introjectant les processus transgénérationnels
destructeurs de la famille, et fragilisée par cette assigna-
tion. Le suicide peut être vu comme « un symptôme qui
représente une tentative de dépassement d'une crise par
un avortement de cette crise. Cette crise avortée se per-
pétue, telle une onde de choc, à travers les générations
tant qu'elle ne sera pas analysée » (p. 29).

VERS NOTRE CONTRIBUTION


AUX ÉTUDES PSYCHANALYTIQUES
SUR LE GESTE SUICIDAIRE

Après les balises posées par Freud, nous observons


d'abord deux conceptions extrêmes, même si elles ne se
contredisent pas complètement l'une l'autre et même si
les auteurs de la seconde conception s'inspirent des
premiers : la première considère le suicide comme
résultant de la crise de l'adolescence (A. Haim), la
seconde considère le suicide comme résultant d'un
trouble psychopathologique grave en lien avec la psy-
chose (M. et É. Laufer et F. Ladame). Depuis les tra-
vaux de P. Jeammet et de X. Pommereau s'instaure
une position médiane entre ces deux extrêmes, position
qui prévaut actuellement.
Les nouvelles études épidémiologiques mettent en
exergue toute une série d'indicateurs de risque de la
crise suicidaire et l'approche psychiatrique actuelle vise
essentiellement à circonscrire et évaluer la « crise suici-
daire » selon des critères de gravité, de dangerosité et
d'urgence. Si cette approche a une utilité indéniable, il
ne nous semble pas possible d'isoler cette crise du
contexte de l'adolescence. Il est par contre indispensa-
ble d'en rechercher ses origines latentes porteuses de
sens à travers l'observation des aménagements psy-
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 55

chiques dans une dynamique globale. À trop vouloir


modéliser et prédire, le clinicien urgentiste risquerait de
se limiter à une vision réductrice du comportement et,
surtout, de manquer quelque chose d'essentiel dans la
rencontre avec l'adolescent. P. Alvin (2009) dénonce les
dérives amenant les futurs médecins à avoir très vite
peur des suicidants, en citant le Livre de l'interne en
psychiatrie de J.-P. Olié, T. Gallarda et E. Duaux
(2000) : « Conduite à tenir : Idéations suicidaires avé-
rées ou suspectées. La question est celle de l'évaluation
du risque de passage à l'acte suicidaire – La tentative a
eu lieu : il faut évaluer le risque de récidive. Dans ces
deux cas, il s'agit de rechercher les facteurs de risque
suicidaire ».
Tous les auteurs dont nous avons présenté les tra-
vaux s'accordent pour affirmer que les transformations
psychiques et corporelles liées à l'adolescence potentia-
lisent le recours au geste suicidaire. Tous aussi mettent
l'accent sur l'extrême sensibilité de ces adolescents à la
problématique de la perte à laquelle ils sont inévitable-
ment confrontés et aussi sur leur hyperdépendance aux
objets parentaux. Une notion de plus en plus soulignée
par les auteurs est celle d'identification : A. Haim évo-
que les remaniements identitaires propres à l'adoles-
cence particulièrement problématiques ; F. Ladame met
l'accent sur l'échec de la deuxième phase de séparation-
individuation sous-tendue par la mise en œuvre prépon-
dérante de l'identification projective et de l'identifica-
tion à l'agresseur ; P. Jeammet et É. Birot ont souligné
la difficulté d'élaboration de l'homosexualité psy-
chique, celle-ci recouvrant le lien à l'objet primaire,
l'identification et la position anale passive par rapport
à l'objet phallique ; X. Pommereau et M. Charazac-
Brunel insistent enfin sur le rôle d'identifications mor-
bides.
Dans une perspective dynamique, ces auteurs mettent
l'accent sur une vulnérabilité interne et aussi sur la
défaillance de l'environnement familial, scolaire ou
social. Tous tiennent compte de ces deux dimensions,
interne et externe, mais la dimension externe semble
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56 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

prendre davantage d'importance aux yeux des auteurs


plus récents. A. Haim, les Laufer, P. Jeammet et
É. Birot insistent surtout sur les carences internes ;
F. Ladame introduit la dimension intersubjective fami-
liale, mettant l'accent sur la fragilité interne mais s'atta-
chant aussi à décrire les défaillances de la structure
familiale ayant des répercussions sur celle-là ; X. Pom-
mereau, D. Marcelli et M. Charazac-Brunel évoquent
davantage les problèmes d'interaction avec l'environne-
ment. Dans cette prise en compte croissante de l'entou-
rage de l'adolescent apparaissent plus saillantes les
motions parricides et incestueuses associées au geste sui-
cidaire. Si elles semblent n'être passées inaperçues par
aucun des spécialistes, X. Pommereau est celui qui a le
plus mis en exergue cette violence transgressive inhé-
rente au geste suicidaire, adressé à l'autre. Sa création
d'une unité spécifiquement dédiée aux adolescents suici-
daires est évocatrice de sa prise en compte de l'environ-
nement externe.
Le lien entre externe et interne, c'est‑à-dire la
manière dont le sujet s'approprie ses expériences, ses
éprouvés, et y donne sens, nous paraît important. Afin
de préciser les processus psychiques sous-jacents à la
conduite suicidaire et affiner l'écoute des adolescents,
nous allons revisiter le concept polysémique d'identifi-
cation, support de la transmission, modalité écono-
mique de traitement pulsionnel, lien dynamique entre
les dimensions externes et internes et carrefour entre
l'intergénérationnel et l'intrapsychique.
Une exploration de la psyché de l'adolescent ayant eu
recours à un geste suicidaire à l'aide d'outils rigoureux
nous est apparue indispensable pour saisir les processus
d'intériorisation et ses éventuelles défaillances. Notre
réflexion sera alimentée par les résultats de notre
recherche, exposés au long du chapitre III (confusion
des représentations de génération, variété des fonction-
nements psychiques, aménagement psychique commun,
évolution du fonctionnement psychique) et à la fin du
chapitre IV (facteur associé à une évolution favorable
à moyen terme du fonctionnement psychique). Notre
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L'IMPANSABLE PENSÉ PAR DES PSYCHANALYSTES | 57

recherche, combinée à notre pratique de psychologue


clinicienne, s'est déroulée dans les hôpitaux Necker-
Enfants malades et Bicêtre. Durant un an, parmi les
nombreux adolescents pris en charge pour tentative de
suicide, soixante adolescents âgés de 11 à 17 ans ont
accepté de passer un bilan psychologique complet com-
prenant principalement deux à trois entretiens cliniques
et la passation des tests projectifs Rorschach et TAT
analysés selon la méthode psychanalytique de l'École
de Paris. Ils ont également accepté d'être recontactés
un an plus tard pour un nouveau bilan permettant d'ob-
server leur évolution. Le comité de protection des
personnes et le comité d'éthique de l'hôpital Necker
avaient examiné notre protocole méthodologique et
avaient donné leur avis favorable. À l'issue de chaque
bilan, une restitution à l'adolescent et aux parents était
proposée, permettant d'éveiller un auto-investissement
améliorant la prise en charge. Un compte rendu des
résultats des tests de personnalité était remis au psy-
chiatre référent et mis à disposition du consultant ou du
thérapeute prenant le relais de la prise en charge hors
de l'hôpital. Un an plus tard, trente adolescents sont
revenus pour le second bilan annoncé. Les médecins
estiment que ce taux de 50 % est très élevé (Kernier,
2009b, p. 262-264). Lors de la restitution du second
bilan (à la demande du patient), il est particulièrement
fécond de comparer les deux bilans, de montrer à l'ado-
lescent que, d'une année à l'autre, il ne voit plus tout à
fait les mêmes choses et qu'il traite différemment ses
problématiques. Le sujet prend ainsi conscience des res-
sources qu'il a pu développer lui-même. Par la suite,
lorsque la fondation de France a octroyé un finance-
ment, le double bilan est devenu systématique, intégré à
la prise en charge à l'hôpital Necker. 90 % des adoles-
cents revenaient un an plus tard.
Les résultats de ce travail nourriront la suite de notre
développement clinico-théorique. Une réflexion autour
de l'identification constituera la porte d'entrée de notre
cheminement de pensée, quête de sens à l'impensable
impansé : à partir de ce mécanisme indicateur de la
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58 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

qualité de l'organisation pulsionnelle, déterminée essen-


tiellement par la capacité d'élaboration des principales
problématiques que le psychisme humain ait à traiter
– la perte et le conflit œdipien (chapitre III) –, nous
verrons les soubassements d'une désorganisation pul-
sionnelle (chapitre IV), nous proposerons une pluralité
de sens aux contenus de la fantasmatique latente, mise
en acte lorsqu'elle ne peut être l'objet du travail de
pensée (chapitre V), et nous dégagerons enfin des pistes
thérapeutiques (chapitre VI).
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III

L'identification
comme indicateur de
l'organisation psychique

« Qui suis-je ? Si par exception je m'en


rapportais à un adage : en effet pourquoi
tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je
« hante » ? Je dois avouer que ce dernier
mot m'égare, tendant à établir entre cer-
tains êtres et moi des rapports plus singu-
liers, moins évitables, plus troublants que
je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il
ne veut dire, il me fait jouer de mon
vivant le rôle d'un fantôme, évidemment
il fait allusion à ce qu'il a fallu que je
cessasse d'être, pour être qui je suis. »
A. Breton, 1962,
premières phrases de Nadja

Ce monologue d'A. Breton reflète le questionnement


existentiel de l'adolescent : être, mais par rapport à
qui ? Être mais alors aussi ne plus être qui l'on a été ?
L'« adolescence » vient du latin adolescens, participe
présent du verbe adolescere signifiant croître ou pousser.
Ces verbes impliquent une mouvance paradoxale : « ces-
ser d'être » et « être ». La position de l'adolescent com-
porte une ambiguïté : il n'est plus un enfant, il n'est pas
encore un adulte. Mais donner à l'adolescent une position
intermédiaire entre l'enfant et l'adulte n'est pas suffisant.
D'ailleurs, il est de moins en moins aisé de situer claire-
ment la fin de l'enfance et le début du statut d'adulte. Au-
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60 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

delà des modifications biologiques, porter notre attention


aux transformations internes et psychosexuelles est essen-
tiel pour comprendre cette période particulière non seule-
ment comme temps de passage mais comme exigence de
travail psychique complexe, conflictuel sinon paradoxal,
d'intégrations et de contraintes multiples, comme le sou-
lignent F. Marty et J.-Y. Chagnon (2006). Si le pivot de ce
passage est la maturation des organes génitaux, il a pour
corollaire la reprise évolutive de la situation œdipienne,
ce qui implique de nouveaux choix d'objet en adéquation
avec ces transformations et par conséquent des remanie-
ments internes de la plus grande importance.
É. Kestemberg (1962) a souligné l'importance de
l'identification, rappelant que l'adolescence est « un
mouvement de mise en place d'une personnalité non
encore constituée » (p.40). Les adultes ne savent souvent
pas comment considérer l'adolescent, ce pré-quelqu'un,
et, inversement, le jeune en mutation éprouve des diffi-
cultés à se situer par rapport aux autres mais aussi par
rapport à lui-même. La qualité de l'échange avec l'autre
a une valeur structurante significative pour le déroule-
ment du processus adolescent, participant au sentiment
de sécurité de la cohésion interne. La corrélation entre
identité et identification constitue le cœur de la compré-
hension de la dynamique psychique propre à l'adoles-
cence et se confirme par ce fait : « les adolescents sont et
se considèrent en fonction de ce que sont les adultes et
de la façon dont ils les considèrent » (p. 15). L'équilibre
économique entre libido narcissique et libido objectale
qui s'était constitué durant la période de latence se voit
remis en question, ce qui entraîne chez l'adolescent des
oscillations multiples : entre le vécu et le connu, entre ce
qu'il sait et ce qu'il sent, entre ce qu'il veut et ce qu'il
voit, entre les parents qu'il devrait avoir et les parents
qu'il a ou qu'il croit avoir. Ballotté entre ses images et
ses désirs, l'adolescent tente de se construire en oscillant
entre son identité et ses identifications ou, autrement
dit, entre son idéal du moi, ses imagos parentales et les
images que la réalité de lui-même et de ses parents lui
donnent. La résurgence du conflit œdipien provoque
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 61

un déséquilibre interne angoissant dont l'adolescent


cherche à se distancier en privilégiant la relation
conceptuelle à la relation libidinale, souvent par le tru-
chement du langage, de la rumination métaphysique ou
d'un idéal de groupe. L'adolescent lutte contre ses désirs
incestueux et, de plus, son estime de soi est remise en
question par l'acquisition de la maturité de son appareil
génital dont il ne peut se servir pour le moment. D'où
une remise en question des relations objectales, donnant
lieu à une fusion de la libido objectale et de la libido
narcissique qui s'étaient relativement séparées durant
la période de latence. D'où la notion de crise qui est en
fait un déséquilibre libidinal momentané mais utile et
qu'il est nécessaire de considérer comme organisateur.
D'une autre manière, M. Laufer (1964) a travaillé sur
le remaniement des idéaux en lien avec les mouvements
identificatoires. L'idéal du moi est conçu comme une
fonction du surmoi contenant les images et attributs que
le moi s'efforce d'acquérir pour rétablir l'équilibre nar-
cissique en définissant la perfection à atteindre. L'éva-
luation clinique d'un adolescent peut se baser sur la
question suivante : l'idéal du moi s'adapte-t‑il aux nou-
velles exigences génitales, en permettant de se libérer
des sources primaires d'apport narcissique (devenues
inefficaces) et de se frayer une voie vers la maturité
émotionnelle ? Les trois tâches de l'idéal du moi pour
récupérer l'équilibre narcissique sont : modifier les
relations internes avec les objets primaires, contrôler la
régression du moi et favoriser l'adaptation sociale.
Après avoir considéré l'adolescence comme second pro-
cessus de séparation-individuation, P. Blos (1972) s'est
lui aussi attaché à définir les remaniements des instances.
Selon lui, « si le surmoi est l'héritier du complexe d'Œdipe
selon la formule freudienne, l'idéal du moi est l'héri-
tier du processus d'adolescence ; mieux, du complexe
d'Œdipe négatif élaboré en fin d'adolescence » (cité par
Marty et Chagnon, 2006, p. 5). Ainsi, la résolution de la
face négative de l'Œdipe facilite le passage à l'état adulte.
À l'interface entre investissements pulsionnels nar-
cissiques et objectaux, le processus identificatoire est
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62 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

au cœur des processus complexes de l'adolescent. Son


paradoxe réside dans son caractère indispensable
puisque même les identifications pathologiques per-
mettent au sujet de trouver des points d'appui pour sa
construction. Sans elles, les souffrances psychiques
seraient probablement pires encore. L'identification est
donc ce qui permet à l'adolescent de trouver sa place
tout en accueillant le changement qui est en train de se
produire en lui. F. Marty et J.-Y. Chagnon (p. 8) sou-
lignent les paradoxes du processus identificatoire : la
liberté s'acquiert dans la contrainte, les limites offrent
des repères pour que l'adolescent puisse accomplir son
meurtre symbolique des figures parentales et se libérer
de leur dépendance ; accepter les transformations phy-
siques et psychiques tout en restant le même comme le
bateau de Thésée, ce qui suppose une certaine sou-
plesse des défenses ; les objets assurant au départ de la
vie humaine la sécurité physique et psychique sont ceux
qu'il y a à quitter pour devenir adulte et sujet ; tribu-
taire de la qualité du lien à l'autre, l'identification « se
comporte comme une mère nourricière qui doit veiller
à l'intégration des éléments qui proviennent de l'exté-
rieur, tout en tolérant qu'il y ait aussi des rejets »
(p. 9). Dès lors, « l'identification constitue une opéra-
tion économique culturellement décisive puisqu'elle
substitue au meurtre de l'objet l'introjection de ses
qualités » (idem).
L'identification est un indicateur important de
l'organisation psychique de l'adolescent. Sur le plan
psychique, elle comporte une référence au temps et à
l'espace. Au temps dans la mesure où l'adolescent se
réfère non seulement à ce qu'il perçoit qu'il est mais
aussi à ce qu'il a été et à ce qu'il pourrait être. À l'es-
pace dans la mesure où ce qui appartient à soi et à
l'autre est mis en dialectique. L'Œdipe reste la réfé-
rence incontournable de cet organisateur espace-temps
psychique : en prêtant attention aux modalités identifi-
catoires, il s'agit d'explorer dans quelle mesure les
motions pulsionnelles sont élaborées et refoulées. Étape
organisatrice que tout humain est voué à traverser, le
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 63

complexe d'Œdipe est l'éclaircissement nécessaire des


origines ainsi qu'un procès de différenciation des sexes
et des générations. En découle, selon le succès de ce
passage, un nouveau mode de relation à soi et à l'autre
déterminant la vie du sujet. « Le complexe d'Œdipe sert
de mesure psychopathologique, permettant de démar-
quer la névrose des autres configurations psychopatho-
logiques » (Marty, 2008, p. 185).
Comme le fait remarquer C. Chabert (2007), Œdipe
et Narcisse sont deux paradigmes se conjuguant grâce à
une grammaire compliquée articulant des liaisons sub-
tiles entre le conflit œdipien et l'angoisse de perdre
l'amour de l'objet. Toute la difficulté des adolescents,
quelle que soit leur structure de personnalité, réside
dans cette tâche fondamentale : se détacher des objets
originaires (p. 95).
Partant de cette double référence au temps et à l'es-
pace psychiques, et à l'appui de récits cliniques, nous
allons d'abord nous intéresser aux représentations
des générations et ensuite aux théories freudiennes des
identifications. Dans quelle mesure les identifications
permettent-elles de se mouvoir dans l'espace et le temps,
tout en laissant de la marge de manœuvre, procurant au
sujet l'inestimable ressource qu'est la capacité de choi-
sir ? Dans quelle mesure, au contraire, le sujet peut-il se
vivre comme privé de cette capacité à choisir, se sentant
condamné à une répétition mortifère, par une identifi-
cation aliénante ?

D'UNE GÉNÉRATION À L'AUTRE,


UNE MESURE DU TEMPS HUMAIN

Devenir adolescent, c'est entrer dans une nouvelle


perspective : celle des générations. Tout en prenant
conscience de la finitude de chaque génération, donc de
sa propre mortalité. Bien qu'il ne soit pas prêt à devenir
parent, ses métamorphoses amènent l'adolescent à se
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64 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

vivre comme quelqu'un qui peut être à l'origine de la


vie, à la suite de ses parents. En même temps, il éprouve
le besoin de « faire génération » (Marty, 2003d) : se dis-
tinguer de la génération de ses parents, ne pas apparte-
nir à leur monde, s'identifier à la génération de ses
pairs. Il est même souhaitable que la différence de géné-
rations soit activement revendiquée par l'adolescent. Ce
qui implique aussi l'abandon des fantasmes de toute-
puissance donnant l'illusion d'être soi-même à l'origine
de la vie. Mais, comme l'exprimera Christophe, il peut
être problématique de se représenter sa place dans la
chaîne des générations.

« Je me sentais tout… tous contre


moi » – L'ombre d'un meurtre

Christophe, 12 ans, est hospitalisé après une inges-


tion médicamenteuse. Son allure de bambin joufflu
contraste avec ce geste potentiellement destructeur qu'il
explique ainsi : « Dispute à la maison. Je ne me sentais
pas aimé. Je me sentais seul. C'était pas pour en finir
mais c'était pour leur montrer que j'étais malheureux.
Sur le coup, je trouvais pas d'autres moyens pour leur
montrer. » Ce qui le rendait si malheureux ? « Se sentir
pas aimé, se sentir seul. » Le recours à la forme imper-
sonnelle met à distance le ressenti et contribue à une
isolation entre affects et représentations, mécanisme
présent durant tout le discours inhibé, rigide et haché
d'hésitations. Après avoir été sollicité, il précise : « Je
me sentais tout… tous contre moi, tout seul donc… » Le
pronom personnel « me » en trop laisse penser qu'une
part de lui-même serait contre lui. Christophe attribue
surtout ces motions hostiles à son père, lui ayant fait la
morale et ayant pris la défense de sa sœur après une
dispute. Son sentiment de ne pas être aimé s'est accru
lorsque son père est rentré et lui a fait la morale. Il a
alors massivement ingéré les médicaments qu'il prenait
pour soigner une bronchite. La scène du père le répri-
mandant obsède Christophe qui ramène tout son mal-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 65

être à ce bref épisode. Un sentiment de rejet imprègne


toutes ses pensées. Le lapsus « Je me sentais tout… tous
contre moi », avec le pronom réfléchi « me » en trop,
peut-il laisser penser que Christophe se sent d'abord
jugé et rejeté par une partie de lui-même ? Sent-il les
membres de sa famille contre lui ou se sent-il lui-même
contre lui ? J'émets l'hypothèse que ce lapsus reflète la
sévérité de ses parents intérieurs. Le verbe « se suici-
der » comprend un redoublement pronominal analogue
au lapsus de Christophe, si l'on se base sur l'étymologie
de ce terme. Le geste suicidaire signifierait non seule-
ment se tuer soi-même mais aussi tuer un autre en soi,
cet autre intériorisé par identification, ou encore être
tué par un autre en soi. Le lapsus de Christophe dévoile
une attaque des imagos parentales faisant écho à des
motions infanticides leur étant attribuées.

Parler des liens familiaux est particulièrement diffi-


cile, voire impossible. J'observe attentivement l'élabo-
ration graphique de son génogramme. L'arbre dessiné
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66 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

ressemble à un saule pleureur. Au pied de l'arbre, il se


schématise lui-même ainsi que sa sœur. En haut du
tronc figurent son père et sa mère. De chacun d'eux
partent deux groupes de branches. Les grands-parents
maternels figurent sur les branches partant de la mère,
les grands-parents paternels sur les branches partant du
père. Depuis les grands-parents partent d'autres
branches menant à leurs autres enfants, les oncles et
tantes de Christophe. À partir de ceux-ci, les cousins
sont figurés. Sur cette représentation spontanée appa-
raît flagrante l'inversion des générations dans la lignée
de Christophe : sa sœur et lui portent leurs parents qui
portent à leur tour leurs parents. Les oncles, tantes et
cousins sont, quant à eux, représentés dans l'ordre des-
cendant logique à partir des grands-parents, au bout
des branches pendantes du saule pleureur. Les positions
de Christophe et de sa sœur sont ambiguës puisque, sur
ce dessin, ils soutiennent l'arbre familial tout en étant
décalés sur les côtés : cette distance pourrait laisser pen-
ser qu'ils s'écartent de la lignée familiale, autrement dit
qu'ils n'y ont pas leur place, ce qui peut à nouveau
laisser apparaître une projection d'éprouvés infanti-
cides. En même temps, la position au pied du tronc peut
laisser penser que Christophe représente lui-même et sa
sœur comme tuteurs de leurs ascendants. Ce paradoxe
reflète un malaise qui imprègne les représentations
familiales, entre sentiment de rejet et position paren-
tifiée. Au début de la construction du génogramme,
Christophe raie l'un de ses oncles paternels. Je souligne
ce geste et lui en demande les raisons. « Parce qu'en fait
c'était mon père. » « Votre père ? » je reprends. « En
fait, ils sont trois dans la famille. » Christophe voulait
dire qu'il avait dessiné un oncle de trop. Cependant, son
allusion à son père après avoir raturé ce membre de
la famille m'interpelle. Ce geste graphique et ce lapsus
laisseraient-ils transparaître des fantasmes parricides ?
La conjugaison à l'imparfait peut de surcroît laisser pen-
ser que le père est mort. Christophe s'est représenté à
l'ombre de ce meurtre. L'ombre de cet objet tué mais si
remarquablement présent serait-il tombé sur son moi ?
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 67

Dans la vie quotidienne, les parents de Christophe


sont fort occupés par leurs activités professionnelles
respectives et peu présents. Il lui apparaît particuliè-
rement difficile d'exprimer ce qu'il éprouve à propos
de l'indisponibilité de ses parents. Aussitôt après avoir
affirmé qu'il aimerait bien que ses parents, surtout sa
mère, soient un peu plus présents, il semble chercher
à les protéger en banalisant son ressenti. Sous une
façade d'harmonie familiale, il enterre son mal-être.
Christophe apparaît enlisé dans une attitude para-
doxale : il cherche désespérément une issue à une souf-
france insupportable mais refuse d'évoquer clairement
cette souffrance. Néanmoins, il est à supposer qu'une
angoisse latente d'abandon ait pu exacerber un vécu
d'infanticide, mis en acte par le geste suicidaire.
Le regard de tout un chacun sur la vie de Christophe,
sur la relation parents-enfant, telle qu'elle a été présen-
tée au premier abord, ne laisserait pas soupçonner de
violence. Christophe ne fait aucune allusion au vécu
dépressif de son père soigné pour des idées morbides
dont je ne sais que peu de chose. Lorsque je passe en
revue les antécédents somatiques de Christophe, il me
parle d'inquiétudes par rapport à son dos : « Mon père,
il a eu une maladie au dos. Donc quand j'ai mal au dos
on s'inquiète. » Christophe semble redouter la conta-
gion, voire la transmission par son père d'une « mala-
die », difficile à définir et à circonscrire. Christophe
aurait-il adopté un geste potentiellement mortifère en
écho aux idéations morbides de son père ? Le mal-être
silencieux de son père pèse-t‑il sur ses épaules ?
Un an plus tard, Christophe apparaît grandi, le
visage plus mûr et la voix en train de muer. Il semble
plus calme et posé. Ses propos sont laconiques et bana-
lisés. Il affirme que tout va « très bien ». Il arrive
davantage à parler avec ses parents, bien qu'ils soient
toujours très occupés. Il s'investit davantage dans ses
tâches scolaires et aspire à avoir une carrière aussi
brillante que celle de son père ou de sa mère, paraissant
dès lors comme des supports d'identification. Je l'incite
à repenser aux moments difficiles qu'il a traversés un
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68 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

an auparavant et il explique qu'il avait l'impression


que ses parents ne lui faisaient pas confiance, ne pre-
nant pas au sérieux ses propos. Il rectifie aussitôt cette
confidence en affirmant avoir compris que ses parents
lui faisaient confiance mais que c'est juste lui qui avait
l'impression que ce n'était pas le cas. En réponse à mes
questions, il répète sur un ton neutre qu'il est « très
heureux ». Il m'est difficile de faire la part entre ses
éprouvés et un faux self. Cherche-t‑il encore à protéger
son entourage ? L'anxiété parentale pèse-t‑elle encore
sur lui et la banalisation à outrance vise-t‑elle à s'en
distancier ? Dans ses réponses aux épreuves projectives
(Kernier, Canouï et Thouvenin, 2010), globalement
plus défendues que la première fois, quelques tendances
très ponctuelles à la confusion intergénérationnelle sub-
sistent, mais les motions incestueuses et parricides sont
mises à distance et le passé est investi en tant qu'autre
temps. Son attachement à la réussite scolaire signe de
surcroît des processus de sublimation de bon aloi.
Le poids de l'ombre d'un meurtre, difficilement
représentable, avait momentanément paralysé la psy-
ché de Christophe et, dès lors, toute représentation de
défilement temporel. Nous verrons dans le présent cha-
pitre comment l'adolescence risque de demeurer inter-
minable lorsque l'adolescent se vit emprisonné dans une
temporalité figée. La confusion des espaces génération-
nels peut aller jusqu'à une parentification, ce qui
revient, psychiquement, à une inversion des générations
dans un climat incestuel, tel Christophe se représentant
comme portant ses parents et ses grands-parents. Voire
jusqu'à une illusion d'auto-engendrement, telle la
représentation de Christophe à côté de l'arbre familial,
comme s'il initiait à lui seul un nouvel arbrisseau.
Arbrisseau cependant menacé par l'ombre de ramifica-
tions envahissantes ne lui laissant guère d'espace et de
lumière pour pousser. La branche lui faisant le plus
d'ombre est morte, restant non élaguée. Dans un tel
contexte brouillant ces mesures temporelles humaines
fondamentales, nous considérons que l'une des fonc-
tions du geste suicidaire est de « faire génération »
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(Marty, 2003d). La mise en mots des fantasmes meur-


triers a permis à Christophe d'alléger le poids des trau-
mas familiaux : progressivement, ses investissements
aux objets parentaux se déplacent sur des domaines sco-
laires et culturels.

Temporalité figée et figures


de confusion entre générations

L'avènement de la sexualité instinctuelle à l'adoles-


cence bouleverse inéluctablement les repères temporels.
L'adolescent peut plus ou moins durablement éprouver
cette nouveauté comme une introduction forcée, un
écrasement de l'écart temporel et structurel qui sépare
la sexualité adulte et la sexualité infantile. Vu l'impact
traumatique des nouvelles exigences pubertaires, la
topique peut se désorganiser, entravant l'élaboration de
l'Œdipe et entraînant par conséquent un effacement de
la différence des générations. Une « adolescence inter-
minable » constitue un semblant d'issue. Le passage à
l'acte suicidaire traduit alors un sentiment de capture
dans un temps arrêté et une tentative d'instaurer une
temporalité et de mettre une butée à ce qui ne peut se
terminer, s'élaborer. Il met en évidence la difficulté de
l'adolescent à se situer dans sa génération, distincte
de celle de ses parents.
Le destin d'Antigone, fille-sœur d'Œdipe, sera lui
aussi suicidaire. Œdipe est conscient du poids de la
malédiction que portent ses enfants, notamment les
filles condamnées à ne pas se marier et à ne pas enfan-
ter. Œdipe aveugle s'appuie sur ses filles, s'empare
d'elles au sens propre. En ayant besoin de suppléer le
manque de prise sur le monde, Œdipe cherche dans ses
filles la disponibilité qui lui a manqué. Dans Œdipe à
Colonne, Sophocle prête à Créon le mot σκεπτροιν,
signifiant « bâton », pour qualifier les filles d'Œdipe.
Antigone et Ismène deviennent en quelque sorte les
béquilles de leur père, elles portent le père tout en étant
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70 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

ses prolongements phalliques, assumant une fonction


parentale.
Avant l'union incestueuse d'Œdipe, il y a eu son
abandon. Les fantasmes incestueux sont davantage sus-
ceptibles de se réaliser lorsque la mère est perçue
comme étrangère. Le refus d'intégrer un enfant dans
une famille non seulement fragilise les bases identi-
taires de cet enfant mais aussi de la lignée familiale
entière : pour pouvoir s'identifier de manière structu-
rante aux objets parentaux, le sujet doit trouver sa
place dans le désir de ceux-ci. De ces identifications
découleront l'accès à la temporalité psychique et donc
la possibilité de donner vie à une nouvelle génération.
Nous nous situons au cœur du travail du lien qui,
selon F. Marty (2002b), permet le maintien d'une rela-
tion aux objets malgré la coupure du pubertaire et mal-
gré la séparation à établir avec les objets de l'enfance.
Se joue « la capacité de maintenir l'investissement du
lien, même s'il y a désinvestissement et réinvestisse-
ment des objets » (p. 135). Lorsque le travail du lien ne
peut s'accomplir et que la discontinuité est intolérable,
le sujet peut avoir une grande difficulté à penser sa
filiation tout comme à se penser.
H. Faimberg (1993) met en exergue les confusions de
générations lorsque les parents internes assujettissent
l'enfant à leur propre histoire d'angoisse et de mort.
En expulsant activement dans l'enfant tout ce qu'ils
rejettent, les parents le définissent par son « identité
négative ». Dans ce cas, l'enfant n'est pas seulement haï
parce qu'il est différent, mais surtout parce que son
histoire sera solidaire de l'histoire des parents et de
tout ce qu'ils n'acceptent pas dans leur régulation nar-
cissique. Il n'a pas d'espace psychique pour développer
son identité, hors du narcissisme parental aliénant.
Asma et sa sœur ont été surprotégées durant leur enfance par
leur frère en Afrique : « On était à l'abri des choses de dehors,
de la vie. On vivait ensemble, c'était merveilleux. » Leur arrivée
en France lorsqu'Anna était âgée de 11 ans a été un choc. De
surcroît, elles ont dû porter les conflits entre leur mère et leur
beau-père ainsi que le mal-être de leur mère. « Ça a été très dur
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 71

parce que ma mère, dit Asma, elle a fait une dépression. C'était
nous, les seules, à être là pour elle. Donc il a fallu qu'on gran-
disse beaucoup trop vite. » Asma est dépositaire de projections
maternelles hostiles. Sa mère craint en effet que ses enfants ne
lui « gâchent son mariage », depuis que son mari a exigé qu'elle
choisisse entre lui et ses enfants. La souffrance de se sentir reje-
tée par sa mère est à la mesure de l'idéalisation qu'elle lui portait
auparavant : « Étant petite, je l'ai admirée beaucoup. Pour ma
sœur et moi, notre mère était vraiment quelqu'un de magique,
d'exceptionnel. Elle l'est toujours, mais je pense qu'on vivait un
peu dans un rêve. On l'a un peu trop idéalisée et le réveil a été
brutal quand même. Moi, étant en Afrique, je la voyais pas, je la
voyais que pendant les vacances, elle nous appelait quand elle
pouvait, je me suis fait l'idée d'une femme parfaite mais, arrivée
ici, j'ai vu qu'elle n'était pas parfaite et ça m'a fait un choc. »

Le moi clivé, soumis à un pouvoir étranger, produit


un sentiment d'étrangeté. Le sujet devient un « non-
moi ». Lorsque l'identité reste captive de l'organisation
narcissique des parents, il n'y a pas de distance entre le
moi et les objets. La perte n'est pas reconnue. Lorsque
l'histoire n'est pas transmise sous forme de message
explicite et lorsque l'enfant ne peut pas accéder à une
représentation de son histoire et disposer de son désir,
les identifications sont aliénantes de par leur mutisme et
ne sont pas audibles. Il y a chez le sujet, « d'une part,
un manque de reconnaissance de la relation d'objet
et, d'autre part, un objet “en trop” qui ne s'absente
jamais » (Faimberg, 1993, p. 65). L'enfant reste assu-
jetti à ce que les parents disent ou taisent. Il y a un
télescopage des générations : plusieurs générations sont
condensées et le temps est circulaire, répétitif, contrai-
rement à la différence des générations respectant l'écou-
lement inéluctable du temps. Dans un tel cas de figure,
« le sujet se voit et se vit comme le coauteur de sa propre
vie. Co-auteur avec qui ? Avec ses géniteurs, bien évi-
demment » (Racamier, 1995, p. 54).
A. Eiguer (1997, p. 28) expose les dérives dysfonc-
tionnelles du lien parent-enfant se manifestant par un
fantasme d'engendrement du parent par l'enfant ou
d'auto-engendrement, par une idéalisation de l'enfant
par le parent, par une érotisation incestuelle des liens,
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72 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

ainsi que par une parentisation et une carence des iden-


tifications. Les familles fusionnelles, où règne une « ido-
lâtrie infanto-maternelle », sont régies par un mythe de
survalorisation de l'enfant et une idéalisation de la
figure maternelle détentrice de tout pouvoir, voire acca-
paratrice des enfants.
Même en l'absence d'acte incestueux, un lien peut
être qualifié d'incestuel, dans un climat « où souffle le
vent de l'inceste sans qu'il y ait inceste » (Racamier,
1995, p. 13).
« J'ai fait une tentative de suicide parce que j'ai plein de
problèmes dans ma famille et que je suis pas bien dans ma
peau », affirme Susane. Elle parle surtout de problèmes avec son
père alcoolique, nous disant d'emblée que lui-même à l'âge de
20 ans a perdu son propre père qui s'est suicidé. Les raisons et
les circonstances de ce suicide restent un mystère. Susane n'a
pratiquement pas connu sa grand-mère paternelle, alcoolique
elle aussi. Elle explique : « Mon père n'a pas eu une enfance très
très simple et il n'a jamais vu de psy, il n'a pas essayé de régler
ses problèmes donc maintenant il fond sur nous, c'est nous qui
allons voir un psy, moi et ma sœur. » Ainsi, Susane et sa sœur
portent la mission de réparer les blessures familiales. Elles
n'avaient jamais vu les membres de la famille du côté paternel
jusqu'à l'occasion de l'enterrement de leur arrière-grand-père
paternel, très récemment. En les rencontrant, Susane a pu se
dire qu'il n'y a pas « que des côtés négatifs » dans la famille de
son père. Alors qu'auparavant elle voyait très peu son père car
il était absorbé par son travail, il est beaucoup plus à la maison
depuis un an, ce qui est très dur à vivre : « Il veut revenir, il veut
faire son autorité, enfin on a grandi, on n'en a plus besoin. » Les
comportements du père sont imprévisibles et excessifs : à cer-
tains moments il frappe Susane, à d'autres moments il veut tout
le temps l'embrasser. Intrusif, il s'impose dans sa chambre alors
qu'elle a besoin de solitude. Les propos de Susane laissent perce-
voir un climat incestuel : « Ma mère, il l'embrasse jamais, il lui
fait jamais rien. Et, enfin, je comprends pas, je lui dis : “Va faire
des bisous à ta femme, arrête de me toucher”, non et… et quand
il boit justement, ben… ben, il est comme ça, il veut faire des
bisous. Et moi, ça m'énerve donc je lui dis et après il commence
à s'énerver. »

Certaines formes de relations incestuelles, tout


comme certaines formes de masochisme, peuvent se
nouer sur la base d'un « choix » d'objet, aussi insatis-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 73

faisant et aliénant fût-il, plutôt que sur le retour de


l'état traumatique antérieur (Roussillon, 1991, p. 243).
Le contrat narcissique représente le prix à payer pour
s'assurer de l'investissement de l'objet et être ainsi pro-
tégé d'un retour de sa froideur ou de son absence effec-
tive (Roussillon, 1999, p. 22-29).
L'identification à un ancêtre tout-puissant réalise
une inversion des générations, ce qu'I. Boszormeny-
Nagy et G. Spark (1973) appelle parentification, le rôle
de parents que les parents font jouer à leurs propres
enfants. Aussi, la délégation, selon H. Stierlin (1978),
peut être problématique si elle n'est pas adaptée à l'âge
de l'enfant, si elle va à l'encontre de son propre désir
ou si l'enfant est exposé à des conflits provoqués par
des missions en « double contrainte ». Supposé exaucer
les désirs de l'autre, l'adolescent, resté infans, vit donc
par substitution.
Le système de filiation narcissique (Guyotat, 1980),
sous-tendant une croyance de reproduction du même,
correspondant à un fantasme d'immortalité voire d'éter-
nité, se repère par des coïncidences mort-naissance ou
un hyperinvestissement des coïncidences s'apparentant
à un fonctionnement mental de type magique. L'auteur
rappelle la remarque d'Abraham dans une lettre à
Freud : « J'ai l'impression qu'un grand nombre de per-
sonnes présentent, peu après une période de deuil, un
accroissement libidinal. Celui-ci se manifeste dans un
besoin sexuel accru et semble conduire, peu après un
décès, à la conception d'un enfant » (cité par Guyotat,
1980, p.68). Peut s'ensuivre un mécanisme d'incorpo-
ration : l'enfant installe à l'intérieur de lui l'objet sur-
investi par un parent et est comme possédé par lui. Le
cas peut aussi se produire chez l'enfant de remplace-
ment. Les situations de coïncidence naissance-décès
tendent à générer dans la psyché une confusion vie-mort
provoquant le déni de la temporalité chronologique, ce
qui disqualifie tout changement. J. Guyotat (p. 70) com-
prend le geste suicidaire comme la mise en acte du
fantasme du « mort-vivant » lorsque la composante nar-
cissique du lien de filiation est exacerbée, notamment
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lors du déni de l'une des lignées parentales. Il considère


que, souvent, se suicider, c'est changer de filiation.
Dans d'autres cas, le suicide est la réalisation parfaite
de la coïncidence mort-naissance, dans un même acte,
surtout lors de gestes suicidaires à répétition. Apparaît
ici un nouveau fantasme : l'auto-engendrement, s'auto-
créer afin de naître (Bizouard, 1995, p. 23). P.-C. Raca-
mier (1995, p. 52) évoque aussi le revers de l'auto-
engendrement : l'auto-désengendrement comme un
fantasme-non-fantasme, ce qui rejoint la formule de
F. Marty (1997) : « meurtre du fantasme à défaut de
fantasme du meurtre ». En deçà de Narcisse, Protée,
dieu de la mer décrit dans certains mythes comme « pre-
mier homme », puissance inaugurative pouvant prendre
toutes les formes qu'il désire, incarne cet état de fusion
avec l'objet primaire demeurant le seul horizon. Ce
moi-objet illimité et indivis serait comme une branche :
« c'est suivant l'état de l'arbre qu'elle s'épanouit ou
végète » (Bizouard, 1995, p. 28).
« Je suis persuadée qu'il y a quelque chose après la mort
parce que sinon je ne vois pas trop l'intérêt. Moi, il y a un truc
auquel j'aime bien croire, c'est la réincarnation en quelque
chose de pas humain, parce que j'ai quelque chose contre les
humains, c'est plus fort que moi. Mais je rêverais d'être réincar-
née en n'importe quoi : en brin d'herbe, en champignon, en chat,
n'importe quoi qui n'est pas humain. J'aime bien me dire que
plus tard je serai réincarnée si je meurs. Donc, de toute façon,
rien n'est perdu. La mort n'est pas quelque chose de triste vu que
je vais revenir. Si je suis la théorie enfer-paradis, je suis persua-
dée d'aller en enfer donc je me dis : “Si ça se trouve, autant y
aller tout de suite”, ça change rien que ce soit maintenant ou
après. » Par ces croyances, Angélique, 15 ans, tente de colmater
tout éprouvé de perte. Ses gestes suicidaires à répétition peuvent
être vus comme autant de tentatives d'auto-engendrement.

Dante dépeint les suicidés comme des branches qui


végètent puis ne supportent plus le moindre déracine-
ment. Comme Protée, l'adolescent suicidant peut viser
un retour à une totalité indifférenciée, dans l'espoir
tacite d'un changement, voire même se considérer
comme né d'un rapport sexuel entre sa mère et lui-
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même (Perelberg, 2004, p. 152), fantasmes condensant


indifférenciation et inceste, en même temps qu'un évin-
cement du père équivalent à un parricide. À ce désir
d'union indissoluble s'adjoint la peur de se fondre et
d'être anéanti, la relation à la mère pré-œdipienne étant
marquée par l'engloutissement et la violence. P. Jeam-
met (2001, p. 74) évoque une perspective d'auto-
engendrement, pour échapper à ce qui est ressenti
comme l'emprise des autres : « C'est le phœnix renais-
sant des cendres : auto-engendrement par la destruction
du corps, pendant actif de l'union d'où est issu le corps.
Au “je n'ai pas demandé de naître” que ces adolescents
jettent comme un défi à la figure des parents, ils
opposent un “je veux choisir de mourir” qui reflète à
leurs yeux la maîtrise retrouvée de leur propre destin. »
Dans le même ordre d'idées, R. Neuburger (1995) consi-
dère le geste suicidaire comme une tentative d'auto-
appartenance : « l'acte suicidaire représente aussi une
mise en scène de sa propre mort, un rituel dont on serait
l'unique participant ; n'y aurait-il pas l'idée de créer un
groupe d'appartenance avec soi-même, un mariage avec
soi dans la mort, une appartenance dont on ne saurait
être délogé ? » (p. 173). Et S. Olindo-Weber (2001) pro-
longe ce point de vue : « C'est là que l'acte suicide prend
tout son sens paradoxal, si l'on considère que la seule
preuve que l'individu puisse donner de sa liberté, ou de
son auto-appartenance, consiste à sacrifier cela même
qu'il veut sauvegarder à n'importe quel prix » (p. 54).

Le geste suicidaire comme ultime


tentative de « faire génération »

La lutte entre générations semble constituer un phé-


nomène fonctionnel inévitable. Le tout jeune enfant
projette spontanément sur l'adulte sa violence liée à
son besoin de survivre. Ce qui réveille en l'adulte les
parties mal intégrées de sa propre violence primitive.
De même que, dans le dilemme de la poule et de l'œuf,
on ne sait pas qui commence. Le geste suicidaire
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manifeste une expression de cette violence non intégrée


et une résurgence de cette lutte entre générations qui
n'a pas pu être conflictualisée dans une négociation
œdipienne élaborée. Au sein d'un système familial dont
les membres dénient les différences de génération, ce
qui s'accompagne d'un déni généralisé des différences,
le recours au geste suicidaire par l'adolescent constitue
une tentative d'introduire de la différence. Nous avons
souvent constaté que les adolescents suicidants sont
dans une certaine mesure pris dans un lien de dépen-
dance à des figures parentales aliénantes.
Plutôt mourir que de ne pas garder son bébé. Aurélie,
17 ans, est enceinte. Lorsque ses parents l'apprennent, ils lui
disent d'avorter et elle ingère massivement des médicaments.
Aurélie a été adoptée peu avant son premier anniversaire.
Lorsqu'Aurélie bébé arrive en France, la mère de sa mère adop-
tive se suicide, ce qui plonge celle-ci dans une profonde dépres-
sion et l'alcoolisme, la rendant peu disponible affectivement
pour Aurélie. Actuellement, Aurélie entend souvent sa mère
« bourrée » crier « Maman ». Les générations sont embrouillées.
Aurélie est privée de la présence de sa mère et porte les trauma-
tismes non digérés : « Ma mère a été détruite par pleins d'événe-
ments et elle se reposait sur nous, c'est ça que je lui reproche. »
Les propos suivants laissent apparaître une confusion identi-
taire entre elle et sa mère : « Quand j'étais petite, elle est partie
en dépression et c'est moi qui l'ai aidée, enfin c'est ce qu'elle
dit. Moi, j'étais petite à cette époque-là. Elle dit que c'est elle…
que c'est moi qui l'ai aidée à sortir de la dépression. » Comment
« faire génération » dans cette famille où la perspective de deve-
nir parent pose problème ? Aurélie tient à garder son bébé.
Pourquoi ne le garderait-elle pas, elle qui « a des moyens » et
qui « aurait pu éviter d'être enceinte », alors que sa mère biolo-
gique qui était « pauvre » et qui ne pouvait pas utiliser la contra-
ception, puisque « non autorisée » dans son pays, l'a gardée
pendant quelques mois, avant de se rendre compte qu'elle ne
pouvait pas assumer et de la confier à l'orphelinat ? Telle est la
justification d'Aurélie. Par ailleurs, serait-elle tombée enceinte
pour tenter de se dégager, illusoirement, de la captation narcis-
sique maternelle ? Face à la menace infanticide, le geste suici-
daire signe l'ultime tentative de garder le bébé en vie et de
trouver une issue à la confusion intergénérationnelle.

Dans cette tentative de « faire génération » (Marty,


2002b) et de rompre la régulation narcissique des liens
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aux objets parentaux qui s'était établie jusqu'alors


dans un équilibre précaire, l'adolescent recourt à
l'acte, par défaut de pensée et de parole. L'agir à défaut
de parole fait penser à l'infans en détresse, en proie
à une excitation intolérable. Nous sommes attentive à
l'infans se réveillant brutalement chez l'adolescent.
C'est peut-être justement cet enfant en lui, ne sachant
comment s'exprimer, que l'adolescent cherche à éviter
mais qui demande à être entendu par le thérapeute. Le
geste suicidaire survient dans un contexte temporel cir-
culaire, condensant les générations et brouillant donc
les différences intergénérationnelles. L'ignorance des
origines et le mutisme des identifications aliènent la
transmission. L'adolescent en détresse enfermé dans
une position d'infans, dépendant de liens originaires
incestuels, privé de représentations et ne sachant que
faire de l'excitation débordante, peut recourir à l'acte
autodestructeur pour tenter une ouverture vers l'écou-
lement temporel et la différenciation des générations, et
dès lors pour rétablir son identité.
Support de la transmission, modalité économique de
traitement pulsionnel, l'identification constitue un car-
refour entre l'intergénérationnel et l'intrapsychique.
Structurante, elle amène l'enfant à concevoir qu'il est
licite de ressembler mais illicite de s'assembler aux
objets primordiaux (Olindo-Weber, 2001, p. 132).
L'identification est au contraire aliénante lorsque
l'objet est toujours en excès (trop ou trop peu) et la loi
vaguement arbitraire.

L'IDENTIFICATION, UNE MESURE


DE L'ESPACE INTRAPSYCHIQUE

L'appréhension du geste suicidaire ne peut faire l'éco-


nomie de l'approfondissement de ce concept, le geste
étant le précurseur de toute identification.
« Assimilation d'un moi à un autre, étranger, en
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78 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

conséquence de quoi le premier moi se comporte, à cer-


tains égards, de la même façon que l'autre, l'imite et,
dans une certaine mesure, le prend en soi » (Freud,
1932a, p. 88) et aussi « expression première d'un lien
affectif à une autre personne » (Freud, 1921, p. 167),
l'identification revêt des significations psychiques
diverses et mieux vaut parler d'identifications au plu-
riel. Freud parle d'abord d'identifications hystériques,
qu'il distingue ensuite des identifications narcissiques,
et reconnaît enfin que celles-ci peuvent adopter des
fonctions psychiques différentes selon leur qualité.
C. Chabert (2003) met en effet en exergue la différence
entre identifications narcissiques et identifications
mélancoliques.

S'identifier : quelle possibilité


de choisir et de renoncer ?

Avec les exigences de choix d'objet et d'identifica-


tion, l'adolescence confronte à la problématique de la
perte. À l'inverse, les multiples pertes auxquelles est
confronté l'adolescent devront être réparées par la voie
de l'identification. Deuil et mélancolie sont deux types
de traitement de la perte d'objet mobilisant chacun une
identification spécifique. Le concept d'identification est
dès lors consubstantiel à celui de perte. Le complexe
d'Œdipe dans sa forme complète implique une double
identification, hystérique et narcissique, au père et à la
mère. Toutefois, une identification domine sur l'autre,
cette prévalence étant déterminée par le choix d'amour
œdipien. Mais ce choix exige inévitablement un renon-
cement partiel à un objet. Si les identifications narcis-
siques sont prédominantes, l'adolescent s'emmure dans
celles-ci, réduisant considérablement ses capacités de
choisir. Autrement, il peut s'appuyer ponctuellement
sur les identifications narcissiques pour assoupir la
flambée œdipienne excessivement attisée, sans qu'elles
empêchent des choix identificatoires. Si les identifica-
tions narcissiques n'entravent pas le dénouement final
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du conflit œdipien et les choix objectal et identificatoire


propres au processus adolescent, nous pouvons consi-
dérer le recours à l'identification narcissique comme
une étape trophique. F. Marty (2002a) souligne en effet
l'indispensable introduction narcissique à la probléma-
tique œdipienne durant l'adolescence. L'identification
est dans ce cas favorable, animée par ce qu'A. Green
(1983) appelle un narcissisme de vie. Au contraire,
lorsque le narcissisme de mort préside, l'identification
narcissique bascule dans son versant mélancolique, la
problématique de perte s'imposant à l'avant-plan de la
scène psychique. D'où le risque de conduites auto-
agressives. Nous allons donc voir que si certaines iden-
tifications témoignent de capacités de choix, d'autres
identifications révèlent l'impossibilité de choisir, dans
la mesure où un choix confronterait à une perte telle
qu'elle serait menaçante pour l'intégrité psychique du
sujet.

Identification hystérique

Le concept d'identification émerge dans la corres-


pondance entre S. Freud et W. Fliess (1887-1902),
apparaissant central dans la formation des symptômes
hystériques, défenses contre la réalisation d'un désir
inconscient d'identification. En mai 1897, Freud évo-
que un intense sentiment de culpabilité survenant chez
une femme par identification à des domestiques, « dont
les figures se trouvent sexuellement liées à celles du
père ou du frère » (p. 175). Ensuite, les représentations
de « personnes de basse moralité » se verraient subli-
mées dans les fantasmes qui suscitent diverses craintes
(prostitution, trouver un homme caché sous son lit,
etc.). Dans ces exemples de symptômes hystériques, les
identifications qui les sous-tendent se réfèrent à un
modèle du même sexe et, plus encore, une identification
à l'objet du désir du père. Le lien sexuel du père avec
la personne à laquelle la jeune fille s'identifie constitue
la substance même de l'identification. Chez la fille,
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80 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

l'identification à une figure plus mûre de même sexe


s'inscrit au sein d'une relation triangulaire : elle s'ins-
taure à partir du moment où la figure paternelle, pôle
d'union entre les deux femmes, manifeste de manière
plus ou moins explicite un désir envers la personne
ainsi désignée comme modèle d'identification tout en
étant fantasmée alors comme une rivale. Puisque le
désir de la jeune fille pour le père est interdit dans la
réalité, le vécu de rivalité avec l'objet du désir du père
n'a officiellement pas lieu d'être. L'identification ne
pouvant donc pas être exprimée comme telle, des
détours sont nécessaires afin de maintenir ce désir
dans l'inconscient. C'est là la fonction des angoisses ou
autres symptômes névrotiques. Nombre d'exemples
montrent que l'identification répond à un besoin
propre à chacun de se référer à un modèle (Freud,
1921, p. 169). L'identification hystérique s'inscrit dans
une relation objectale, inséparable du désir objectal,
ce qui suppose la reconnaissance de l'altérité et de la
différence. Dans le rêve, l'identification sert à contour-
ner la censure de résistance, puisque la personne
représentée par identification se voit exempte de cen-
sure et peut donc être accueillie dans le contenu du
rêve. Freud énonce trois fonctions de l'identification :
présenter un élément commun aux deux personnes,
présenter un élément commun déplacé et exprimer un
caractère commun souhaité. Ce qui équivaut à échan-
ger les personnages du rêve par identification : « Là où
dans le contenu de rêve ce n'est pas mon moi mais
seulement une personne étrangère qui apparaît, je
peux tranquillement supposer que mon moi se cache,
par identification, derrière cette personne » (Freud,
1899-1900, p. 366) et, inversement, « d'autres fois où
mon moi apparaît dans le rêve, la situation dans
laquelle il se trouve m'enseigne que derrière le moi se
cache par identification une autre personne » (idem).
L'identification permet donc de consolider le lien à
l'objet en l'intériorisant. Dans « Psychologie des foules
et analyse du moi » (1921), il précisera : « L'identifica-
tion est le plus souvent utilisée dans l'hystérie pour
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exprimer une communauté sexuelle. L'hystérique,


dans ses symptômes, s'identifie principalement aux per-
sonnes avec lesquelles elle a eu un commerce sexuel
ou bien qui ont un commerce sexuel avec les mêmes
personnes qu'elle » (p.185). Ressembler à l'objet aimé
serait une façon de l'aimer.
Dans « Deuil et mélancolie » (1915b) et les textes ulté-
rieurs, le concept d'identification est enrichi par l'étude
du narcissisme. Freud distingue l'identification hysté-
rique, dans laquelle l'investissement d'objet persiste et
exerce une action, de l'identification narcissique, dans
laquelle l'investissement d'objet est abandonné.

Identification narcissique,
pas nécessairement mélancolique

L'identification narcissique est plus régressive que


l'identification hystérique, supposant en effet une rela-
tion à l'autre sur une base narcissique.

Les racines de l'identification : de l'oralité


au narcissisme
Le lien entre absorption orale et identification est
approfondi dans Totem et tabou (1912). Freud cherche
un sens aux tabous liés au totémisme et à la nécessité
d'élaborer des théories animistes. Les frères de la horde
auraient tué leur père violent, jaloux et gardant pour
lui toutes les femmes, et auraient ensuite mangé son
cadavre. « Par l'acte de l'absorption, ils réalisaient leur
identification avec lui, s'appropriaient chacun une par-
tie de sa force » (p. 199). Un sentiment de culpabilité
s'en est suivi. Dès lors, les fils s'interdisent eux-mêmes
ce que le père leur empêchait de son vivant : par senti-
ment de faute mais aussi pour assurer leur survie et
réprimer leur rivalité, les frères renoncent tous aux
femmes de la horde alors qu'ils avaient tué leur père
pour pouvoir les convoiter. D'où l'interdit de l'inceste.
Le père mort – intériorisé par ses fils – devient plus
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82 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

puissant qu'il l'avait été de son vivant. À l'interdiction


de tuer le totem s'ajoute désormais celle du fratricide,
généralisée sous forme de commandement – Tu ne tue-
ras point – transgressé par les adolescents suicidants.
Le rituel marque le passage adolescent par le meurtre
symbolique des objets originaires et œdipiens, pour les
investir autrement, en les intériorisant. Ce mécanisme
psychique présente des analogies avec l'absorption : le
moi voudrait incorporer cet objet par le moyen de la
dévoration (Freud, 1915b). Durant cette phase orale,
« investissement d'objet et identification ne peuvent
guère être distingués l'un de l'autre » (Freud, 1923b,
p. 241). L'incorporation de l'objet source de plaisir est
le premier but sexuel (Freud, 1915a). Cet amour
archaïque, ambivalent, est appelé à être secondarisé.
Dans les récits de la Genèse, la condition humaine est
inaugurée par l'ingestion du fruit interdit. Il y a un
parallèle entre l'identification originaire et l'incorpora-
tion cannibalique. Tout comme l'acte de dévoration des
fruits de l'arbre le plus précieux dans la Genèse, le can-
nibalisme est interdit dans Totem et tabou. L'humain
doit dépasser l'impulsion physique primaire envers
l'autre et utiliser ses ressources psychiques pour lui
exprimer son lien affectif. À partir de l'incorporation
cannibalique, le sujet va se constituer sur la base d'in-
trojections successives, colmatant les éprouvés de
perte d'objet. Peut-être certaines formes de geste suici-
daire par ingestion – notamment médicamenteuse –
constituent-elles une régression à l'incorporation, par
manque d'intériorisation d'objets suffisamment bien-
veillants.

Deux types de traitement de la perte


Dans « Deuil et mélancolie » (1915b), Freud décrit le
deuil consécutif à une perte et son virage à la mélanco-
lie si s'ajoute un trouble du sentiment d'estime de soi
exprimé par des auto-reproches ou une attente de châ-
timent. Le sujet endeuillé a pleinement conscience de ce
qu'il a perdu tandis que le mélancolique ne sait pas
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 83

toujours ce qu'il a perdu et la perte peut être d'une


nature morale. Le travail de deuil consiste à retirer
toute la libido des liens qui retiennent le sujet à l'objet
perdu. Or le mélancolique va jusqu'à appauvrir son
moi : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et
vide, dans la mélancolie, c'est le moi lui-même »
(p. 150). La perte du mélancolique concerne davantage
le moi que l'objet et peut donc être qualifiée de narcis-
sique. Une partie du moi s'oppose à l'autre, porte sur
elle une appréciation critique et la prend même comme
objet. Freud considère les auto-reproches comme « des
reproches contre un objet d'amour, qui sont renversés
de celui-ci sur le moi propre » (p. 154). Ce déplacement
de l'objet au moi dans le cas de l'identification mélan-
colique est le cheminement inverse du déplacement du
moi à l'objet dans le cas de l'identification hystérique.

L'identification narcissique, une étape essentielle


dans la constitution du moi
La mélancolie est vue comme une ré-érection dans le
moi de l'objet perdu. Après l'élaboration de la deuxième
topique et de la deuxième théorie pulsionnelle, Freud
reconnaît que ce relais d'investissement par une identi-
fication est constitutif du développement de tout un cha-
cun et contribue à former le caractère du moi. Dans « Le
moi et le ça » (1923b) apparaît l'origine des investisse-
ments d'objet, partant du ça. Si l'objet est abandonné,
il peut s'ériger dans le moi, comme dans la mélancolie.
Toutefois, ce processus survient chez tout individu.
Chercher à être aimé du ça est une manière de le maîtri-
ser. Le complexe d'Œdipe est décrit dans sa forme com-
plète : positif et négatif, sous la dépendance de la
bisexualité originaire. Sa disparition entraîne une iden-
tification au père et une identification à la mère. Pour le
garçon, l'identification au père conserve l'objet mater-
nel du complexe positif et remplace en même temps
l'objet paternel du complexe inversé. Du complexe
d'Œdipe résulte « une sédimentation dans le moi qui
consiste dans la production de ces deux identifications
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accordées de quelque façon l'une à l'autre » (p. 246).


Cette partie modifiée du moi s'oppose au reste du moi
comme idéal du moi ou surmoi, « représentance de
notre relation aux parents » (p. 248) et « héritier du
complexe d'Œdipe » (p. 249).
Les identifications mélancoliques et narcissiques
étaient au départ confondues. Le geste suicidaire résulte
d'un investissement narcissique (s'attaquer soi-même)
mais cette affirmation n'est pas suffisante. L'identifica-
tion narcissique est indispensable à tout humain, si elle
n'entrave pas l'identification hystérique. Elle doit être
distinguée de l'identification mélancolique qui, elle,
peut signer un caractère pathologique des identifica-
tions et, comme nous le rappelle régulièrement la cli-
nique, s'associer au geste suicidaire.
En résumé, l'identification hystérique implique le
renoncement à l'objet du désir de l'autre. Cette possi-
bilité témoigne de la solidité du lien à l'objet, l'investis-
sement objectal résiste. Au contraire, l'identification
narcissique implique un retrait de l'investissement
objectal suivant une filière « anti-objectale ». La perte
qui la mobilise est plus difficilement acceptée par le
sujet et est vécue comme une lacune absorbant une
certaine énergie pulsionnelle. Le surinvestissement nar-
cissique vise à pallier cette insuffisance ou béance. Un
pas de plus et l'identification narcissique bascule en
identification mélancolique : « il s'agit alors d'une iden-
tification à un objet non seulement perdu mais détruit,
mort et, de surcroît, mal identifié » (Chabert, 2003,
p. 164). L'identification mélancolique peut encore être
décrite comme « un mode de traitement singulier de la
perte d'objet, par recours à une opération d'identifica-
tion à l'objet déceptif, l'objet abandonné plus que
perdu » (p. 166). Elle est caractérisée par le refus de la
perte d'objet. Nous avons constaté par notre expé-
rience clinique et confirmé par nos recherches que ces
diverses modalités identificatoires peuvent se retrouver
à des degrés variables chez tout adolescent recourant
au geste suicidaire. Vu la variété des fonctionnements
psychiques observés, le geste suicidaire ne nous appa-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 85

raît pas lié à une structure de personnalité particu-


lière. Parmi les trente adolescents rencontrés dans plu-
sieurs hôpitaux parisiens, nous avons observé la
répartition suivante d'après les tests projectifs : 57 %
de fonctionnements limites, 20 % de fonctionnements
mixtes limites-névrotiques, 10 % de fonctionnements
névrotiques (de type essentiellement obsessionnel) avec
des fragilités narcissiques, 10 % de fonctionnements
mixtes limites-psychotiques et 3 % de fonctionnements
narcissiques (Kernier, Canouï et Golse, 2010).

L'IDENTIFICATION MÉLANCOLIQUE COMME


ÉCRASEMENT SPATIO-TEMPOREL

« Quand je parlais, je ne disais rien »


– Au-delà de l'impansable vide,
l'impensé

Le bras dans le plâtre, un bandage au menton, Clo-


tilde, 14 ans, est hospitalisée après s'être défenestrée
du premier étage de son immeuble. Son sourire énigma-
tique, voire plaqué, ne la quitte à aucun moment. Le
ton de sa voix demeure monocorde.
Clotilde explique : « J'avais une mauvaise opinion de
moi. Enfin, je suis très exigeante envers moi. Quand je
veux faire quelque chose, j'ai envie de le faire bien. Et
des fois, j'ai pas l'impression de faire vraiment très
bien donc j'étais très déçue envers moi. » Elle va jus-
qu'à affirmer qu'elle souhaitait avoir une autre per-
sonnalité. Elle se sent en colère contre elle-même
lorsqu'elle n'a « pas grand-chose à dire » pour s'inté-
grer à une conversation avec des amis et qu'elle a
l'impression d'être « dans la décoration seulement ».
Depuis un an, elle souffre de se sentir seule. « Je me
mettais à l'écart, parce que je me sentais pas à la hau-
teur », explique-t‑elle. Ce qui génère un cercle vicieux :
« Je m'imaginais qu'ils étaient mieux ou que, moi,
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86 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

j'étais moins bien ou j'avais moins de choses intéres-


santes à dire. Je n'avais pas l'impression d'être à la
hauteur de ce qu'ils disaient donc je mettais la barre de
plus en plus haut, et je me sous-estimais de plus en
plus, donc je me décevais moi-même, je m'enfonçais. »
Tout en souffrant de ce mouvement autarcique qu'elle
s'impose, elle apparaît incapable d'adresser le moindre
reproche à autrui. Cherchant à protéger son entou-
rage, son principal souci de plaire aux autres entraîne
un conflit entre ce qu'elle croit être et ce qu'elle croit
que l'on attend d'elle ainsi qu'une inflation du moi
idéal, devenant tyrannique. « C'était vide dans ma
tête », répète-t‑elle. Toutefois, beaucoup de questions
se bousculent dans sa tête dans ses moments de soli-
tude, ce qui génère une souffrance intolérable dans la
mesure où ces questions sont ressenties comme insen-
sées, manquant de liens entre elles et donc comme ne
pouvant être communiquées : « Je réfléchissais à tous
ces problèmes, pourquoi je me mettais en dehors des
autres, même si je restais avec eux, pourquoi j'arrivais
pas à dire quelque chose d'intéressant pour être dans
la conversation, et je ne trouvais pas de réponse. Ça
m'énervait et je me sentais de plus en plus seule et, au
bout d'un moment, c'était trop. » J'entends que la sen-
sation de vide psychique recouvre un sentiment de
chaos en soi, d'une intensité telle qu'il est au bord
d'une expulsion par l'agir. Elle souffre de ne plus par-
venir à se confier, à parler de manière authentique.
« J'avais l'impression que, quand je parlais, je ne
disais rien », tel est le ressenti qui l'obsède.
Depuis peu, elle éprouve une grande difficulté à par-
ler à ses parents, redoutant leur réaction ou ce qu'ils
pourraient penser. De quoi tient-elle tant à préserver
ses proches ? Outre sa tristesse et son repli sur elle-
même, Clotilde dit avec hésitation qu'elle se sentait en
même temps « en colère ». Est-ce cette colère qui est si
difficile à assumer, qu'elle ressent comme si dange-
reuse pour autrui si elle devait être extériorisée ? Elle
cite un exemple : face à son travail scolaire, il lui est
difficile de rester concentrée et elle réfléchit non pas
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au contenu du devoir mais au fait de devoir réfléchir.


Son surmoi implacable bloque le déroulement de sa
pensée : « Je me disais : “Mais je peux le faire mieux, je
suis vraiment nulle. Pourquoi je fais ça ?” » Et cet
impitoyable surmoi la torture aussi dans ses relations à
autrui. D'où vient cette colère qu'elle évoque fugace-
ment et à qui s'adresse-t‑elle ? « J'aime pas être en
colère contre les autres. C'est envers moi-même que
j'étais en colère parce que j'avais l'impression de faire
du mal aux autres sans vraiment le vouloir. » Ayant
peur de décevoir, faire plaisir aux autres est devenu
une obsession et elle ne s'autorise plus à se faire plai-
sir. Et l'ombre des objets (Freud, 1915b) tombe dès
lors sur son moi. Cette dérive mélancolique impacte
sur son adolescence. Elle vit « mal » les changements
de la puberté. « J'essayais de me modifier un peu ce
que j'étais pour pouvoir être mieux plus tard, parce
que j'avais pas envie d'être comme j'étais plus tard. »
Par ces propos discordants et incohérents du point de
vue de la logique temporelle, elle signifie qu'elle sou-
haite devenir autre que ce qu'elle est, par trop grande
insatisfaction de ce qu'elle est et de ce qu'elle pense
devenir. Elle souffre de se sentir différente des autres
et voudrait aussi avoir, dit-elle, une « plus grande
logique », comme si elle éprouvait douloureusement
des vacillements de sa capacité à penser, sous l'effet
dévastateur de l'effraction pulsionnelle et de déliaisons
intérieures comportant autant de menaces de désintri-
cation. Penser fait mal : « J'aurais aimé moins penser
et plus vivre. » Les pratiques passionnées de gymnas-
tique permettent à Clotilde d'agir sans réfléchir. Ces
défouloirs, solutions économiques protectrices dans
une certaine mesure, avaient atteint leurs limites. Pen-
ser à l'avenir l'angoisse : « Je me sentais super basse
par rapport aux autres. J'étais vraiment dans le noir
et je ne savais pas trouver la lumière qui pourrait
éclairer ce que je voudrais faire. » Tout désir, au lieu
de se révéler source de créativité, génère des motions
destructrices vu l'emballement pulsionnel qu'il suscite.
L'impossible maîtrise de cette excitation la déborde :
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« J'avais des désirs aussi mais… Je les sentais… Je


pouvais ne pas contrôler ce que je ressentais. » À force
de refuser l'aide d'autrui, cette souffrance psychique a
atteint son paroxysme et a amené Clotilde à se « faire
du mal toute seule ». Les déceptions venant d'autrui se
voient reprises à son propre compte. Clotilde exclut
toute signification possible de sa torture intérieure. Un
superbe isolement lui permet d'éviter un investisse-
ment d'autrui et en même temps de maintenir l'idéali-
sation de l'autre, à l'abri d'une blessure relationnelle
potentielle. « Je me considérais vraiment comme un
problème. » En cherchant à éliminer le problème qui
obscurcissait son existence, Clotilde a été jusqu'à se
détruire elle-même en se défenestrant, telle la Sphinge
de Sophocle considérant sa propre identité comme une
énigme indéchiffrable et ne pouvant se reconnaître
dans l'identification à l'humain opérée par Œdipe.
« J'avais un petit peu le sentiment que j'appartenais
pas vraiment à… Enfin, que je trouvais pas ma place
ici, que je me sentais pas bien en moi. Je n'arrivais pas
à admettre que je me sentais pas bien. J'essayais de
modifier comment j'étais. Alors c'était de pire en pire.
Je voulais essayer de faire comprendre que j'étais pas
heureuse au bout d'un moment mais de montrer que
c'était vraiment dur. Pour ça, j'ai essayé de me faire
du mal. » Clotilde souffrait-elle au point de perdre son
sentiment d'appartenance à la catégorie des humains ?
Les troubles de la pensée, même ponctuels sous l'effet
d'une désintrication pulsionnelle massive, provoquent
en effet des sentiments de déshumanisation particu-
lièrement douloureux. Clotilde avait été jusqu'à se
convaincre que son entourage aurait pu être plus heu-
reux sans elle. L'acte sacrificiel était devenu une néces-
sité pour exprimer des motions confuses qu'elle ne
peut qualifier que d'amour. « J'avais envie que les
gens sachent que je les aime et j'aurais aimé qu'ils
sachent ce que je ressentais. Mais j'arrivais plus à
trouver la force pour leur dire et j'en avais vraiment
marre de moi. C'était devenu une obsession, j'avais
vraiment plus envie de vivre. » Clotilde s'est-elle sacri-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 89

fiée par impossibilité de dire son amour ou par impos-


sibilité de revendiquer et de recevoir cet amour ? Une
demande d'attention l'aurait-elle confrontée à un lien
de dépendance trop menaçant pour elle ? Plutôt que de
souffrir de ne pas trouver sa place dans la vie, Clotilde
risque la mort afin de vivre. En sautant par la fenêtre,
Clotilde s'élance dans l'illusion omnipotente d'avoir
prise sur le mal et sur la mort.
Clotilde souhaite changer car elle ne s'aime pas telle
qu'elle se voit, mais les changements physiques sont
ressentis brutalement et elle se voit prise malgré elle
dans un nouveau rapport à la temporalité la propul-
sant trop subitement hors de l'enfance. Ses propos
témoignent du clivage entre psyché et soma, c'est‑à-
dire d'un désir de changer mentalement tout en gar-
dant un corps d'enfant : « J'avais l'impression de
grandir trop vite et en même temps pas assez. Dans ma
tête, je n'avais pas l'impression de grandir. Et phy-
siquement, j'avais l'impression de grandir. J'avais
l'impression d'être bloquée et que ça continue physique-
ment. » La haine du corps pubère, perçu comme trop
étrange, voire étranger à soi, a amené Clotilde à opérer
un arrêt sur image pour préserver une image d'elle-
même enfant. Elle idéalise l'enfance et les enfants, aspi-
rant à devenir puéricultrice. Grandir signifierait-il
quitter à jamais l'enfance ? Les excitations pubertaires
submergent Clotilde. « Je pense qu'à mon âge on a tou-
jours une attirance pour quelqu'un. » C'est un pro-
blème : comment les motions libidinales peuvent-elles
s'exprimer sans s'emballer dans une désorganisation
potentiellement mortifère ? Clotilde a depuis peu un
amoureux mais évite l'investissement de ce lien éro-
tique, elle ne le voit qu'en groupe. Ce contenant groupal
ne suffit pourtant pas à apaiser les excitations. Clotilde
relègue cette relation à l'arrière-plan et insiste sur le
mal-être qui l'habite et qu'elle ne peut relier à un senti-
ment, quel qu'il soit, adressé à autrui. L'obsession de la
mort masque dès lors l'émergence de la sexualité instinc-
tuelle, tant le poids de l'archaïque rend difficile le
renoncement aux liens avec les objets primaires.
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90 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Un an plus tard, Clotilde apparaît plus soignée, gran-


die et mincie. Elle parle davantage, mais d'un ton
encore monocorde, avec le même sourire figé. Pourtant,
elle se dit « très expressive » par rapport à l'an dernier,
arrivant davantage à parler de ses moments de tristesse
et ayant moins peur de contrarier les autres. Elle suit
une psychothérapie depuis presque un an. Son séjour à
l'hôpital l'aurait beaucoup aidée. Avoir rencontré des
enfants « vraiment malades » l'a amenée à se rendre
compte qu'elle n'était pas la seule à souffrir. Elle se sent
à présent moins perfectionniste et plus « à la hauteur ».
Fréquemment, des « images » de sa défenestration de
l'année passée lui reviennent. Elle se voit sauter par la
fenêtre, comme si elle était spectatrice de son geste, mais
ne se remémore pas les sensations. Le sens de ce geste
violent demeure obscur : « J'ai compris beaucoup de
choses et en même temps je ne sais pas vraiment pour-
quoi je l'ai fait. Je pense que c'est l'accumulation de
beaucoup de choses qui a fait que ça montait et il y a
quelque chose qui a fait tout déborder. Je pense que
dans ma tête je travaille encore pour savoir pourquoi je
l'ai fait. » Comme principal facteur déclenchant, Clo-
tilde parle d'une déception amoureuse qui l'avait fait
beaucoup souffrir. Or, l'an dernier, elle avait à peine
évoqué cet amoureux en banalisant cette relation. Clo-
tilde estime que la relation à ses parents a changé, elle a
moins peur de leur parler. En songeant à son isolement
d'il y a un an, elle pense à son évolution : « Je suis quel-
qu'un qui pense beaucoup. Je voulais absolument
savoir ce que les gens pensaient de moi, si j'étais vrai-
ment mal ou si j'étais vraiment bien. J'ai appris aujour-
d'hui qu'on n'était pas parfait, qu'on pouvait déplaire
à des gens, qu'on pouvait plaire à d'autres et qu'il en
fallait pour tous les goûts. L'année dernière, je voulais
être celle que tout le monde aimait bien, celle qui avait
une bonne personnalité. Je voulais me confondre avec
les autres. C'est pas en se confondant avec les autres
que j'aurais eu une personnalité. Cette année, j'ai
appris que j'avais vraiment une personnalité à moi. »
Contrairement à l'année passée, Clotilde se rappelle
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 91

des rêves et en relate deux. « C'était un avion qui s'écra-


sait et on me reprochait la mort de mes proches et j'étais
en fuite. » L'avion qui s'écrase peut-il représen-
ter elle-même ? Cet avion portait-il les parents inté-
rieurs qu'elle a éprouvé la nécessité de détruire sans le
reconnaître, les fantasmes parricides pourtant néces-
saires au dégagement du pubertaire étant impossibles
à assumer ? Par ce rêve, Clotilde figure-t‑elle la visée
parricide de son propre écrasement ? De ce premier
rêve, elle dit : « J'ai fait le parallèle avec la chute qui
avait été vraiment brutale et forte. » Aucun lien n'est
établi par rapport aux reproches concernant la mort
de ses proches. Le second rêve et le commentaire
qu'elle en fait sont moins directement liés à la chute et
à la culpabilité mais témoignent d'une tentative de trai-
ter l'archaïque avec des processus plus secondarisés :
« C'était des personnes qui étaient habillées avec des
robes d'autrefois et qui m'apprenaient à jouer à un
jeu que j'arrivais pas à comprendre. Et pourtant
j'avais gagné donc je suis arrivée à comprendre que,
les habits d'autrefois, ça reflétait un petit peu le passé.
Et après, on a joué à un jeu que je ne comprenais pas
et pourtant j'ai gagné, donc c'est vrai qu'il faut plus
apprendre à jouer à un jeu et comprendre, d'abord
comprendre et puis après gagner, donc c'est vrai que
c'est beaucoup une réflexion comme ça que je me fais.
Les rêves, j'essaie de les retenir et de réfléchir à ce qui
peut être en parallèle et à quoi ça peut me faire pen-
ser. » Les « personnes habillées en robes d'autrefois »
témoignent-elles d'une irruption de l'infantile sur la
scène psychique au moment de la puberté ? La question
centrale de ce rêve se rapporte à la capacité à « jouer à
un jeu » difficile à comprendre, devant être expliqué.
S'agit-il de la découverte de la génitalisation des liens,
à l'aide d'un soutien narcissique parental ? Quelles
possibilités de passage de la sexualité infantile prégéni-
tale à la rencontre de l'autre différent et complémen-
taire, autrement dit quelles possibilités d'accepter la
génitalité sans renoncer au temps jadis ? La séparation
des objets parentaux n'est pas encore envisageable. La
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problématique de perte demeure envahissante, l'exci-


tation prégnante et difficile à contenir, les processus
d'intériorisation précaires. Cependant, les nouvelles
possibilités de figuration et la curiosité croissante que
Clotilde manifeste à propos de sa vie intérieure me
laissent espérer une relance progressive des processus
d'intériorisation. Ces rêves, et la possibilité d'en parler
et d'y donner du sens, signent une victoire sur la pul-
sion de mort.

Lorsque renoncer renvoie à l'enfant


mort, choisir devient impossible

La défenestration signe une souffrance psychique


des plus paroxystiques. Clotilde se serait-elle laissée
tomber à défaut d'avoir été portée ? Elle ne voit
d'autre choix que le refus de tout apport de son entou-
rage. À l'heure des choix, se laisser aller à son attirance
sexuelle, se positionner dans une identification prédo-
minante reviendrait pour elle à des renoncements trop
insupportables, les liens aux objets originaires tout
comme l'omnipotence infantile étant menacés de des-
truction. Dans ce contexte où la prise de distance est
associée à une rupture brutale, tout renoncement se
voit synonyme de perte de soi, et ce d'autant plus que
Clotilde ne semble pas parvenir à se définir elle-même.
L'idéalisation de l'enfance est à la mesure de l'angoisse
de la disparition de l'enfant en elle. Dès lors, renoncer
équivaudrait-il, dans le fond d'elle-même, à laisser
mourir l'enfant en elle, voire à le tuer ? La représenta-
tion de l'enfant mort serait trop insupportable si elle
devait accéder à la conscience. Se voyant privée de
toute possibilité de choix et ne pouvant alléger le poids
de sa souffrance, Clotilde risque paradoxalement la
brisure extrême d'elle-même pour enfin briser le silence
mortifère. L'impossibilité totale d'exprimer les inévi-
tables motions agressives à l'égard d'autrui et de les
fantasmer se solde par leur concentration extrême sur
elle-même. Elle se prend dès lors comme cible de des-
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tructivité. Lorsque le moi s'abstient de diriger ses


motions agressives vers un objet externe, la restriction
pulsionnelle rend le surmoi hypermoral et cruel, à
l'instar du ça dont il est dérivé. C'est là le basculement
de l'identification narcissique inhérente et même indis-
pensable à tout un chacun dans un versant pathogène,
dans l'identification mélancolique. La haine à l'égard
des objets originaires, pourtant nécessaire dans une
certaine mesure, ne peut s'éprouver, encore moins se
représenter. La défenestration peut se comprendre à la
fois comme une impossible séparation d'avec les objets
originaires et comme le moyen le plus radical de se
dégager de ceux-ci. De surcroît, l'excitation pubertaire
effracte les assises narcissiques déjà précaires et plonge
Clotilde dans un état de détresse insupportable. S'écra-
ser tout entière devient une échappatoire aux éprouvés
trop désorganisants où se mêlent attirance, dépendance
et angoisse de perte intolérables. « Plutôt être coupable
qu'innocent », tel est le premier recours défensif afin
de se protéger contre l'état de détresse (Roussillon,
1991, p. 101). Plus proche du ça que du moi, le surmoi
maîtrise et s'oppose au moi, envers qui il peut aussi
devenir cruel. En effet, le surmoi est hyper moral mais
est aussi cruel que le ça peut l'être, bien que celui-ci
soit amoral. Le surmoi punit le moi de tendances qu'il
a rejetées dans une indistinction entre acte et pensée, et
donc dans une indistinction entre moi et non-moi.

La cruauté du surmoi
D'où le surmoi peut-il tirer une telle cruauté ? Le
surmoi implique une transposition de libido d'objet en
libido narcissique, puisque le moi cherche à s'imposer
comme objet d'amour du ça. De cette accumulation de
libido du moi découle une diminution du transfert de
libido sur les objets et donc une désexualisation. Celle-
ci risque d'entraîner une désunion pulsionnelle. La
composante érotique n'a plus la force de lier la totalité
de la destruction qui s'y adjoignait. Or, si la pulsion de
mort s'avère nécessaire à la régulation de la pulsion de
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vie, elle devient mortifère si elle se détache de celle-ci et


devient libre. Si une pure culture de la pulsion de mort
(Freud, 1923b, p. 268) règne dans le surmoi, celui-ci
peut mener le moi à la mort. La désunion de l'amour
d'avec l'agressivité est la conséquence d'une régression
dans le ça. Ce processus s'étend du ça au surmoi. Si le
moi se sent haï et persécuté par le surmoi au lieu d'être
aimé, il se voit abandonné par toutes les puissances pro-
tectrices et il peut s'abandonner lui-même et se laisser
mourir. L'impératif mélancolique peut s'énoncer ainsi :
« Tu ne haïras et ne détruiras pas l'objet parce que,
avec lui, tu te détruis toi-même ! » (Rosenberg, 1991,
p. 112).
Le surmoi n'est pas aussi cruel lorsque les tendances
pulsionnelles contraires peuvent être intégrées, liées
par l'ambivalence et dans une dialectique avec l'inter-
dit. « Vivre est donc, pour le moi, synonyme d'être
aimé, être aimé par le surmoi » (Freud, 1923b, p. 274).
Être suffisamment aimé par le surmoi implique que
l'objet intériorisé soit un objet vivant, nourricier, en
dépit des déceptions qu'il a pu procurer. « Ce qui
garantit la sécurité du surmoi, c'est le fait que l'objet a
été maintenu » (p. 269). A contrario, l'objet intériorisé
du mélancolique est un objet mort. Dans la mélancolie,
le surmoi devient un « rassemblement des pulsions de
mort » (idem). Donc l'identification mélancolique serait
une identification à un objet mort ou du moins perdu et
dans tous les cas mal différencié. Sa force narcissique
prédominante est davantage toxique que trophique
pour le moi. Elle signe paradoxalement une carence en
identifications narcissiques et suit le paradoxe de la fin
de Narcisse, qui meurt s'il se connaît lui-même. Œdipe
se voit pris dans un paradoxe similaire : soit il ignore la
vérité, il se préserve et Thèbes est condamnée, soit il
sait, Thèbes est sauvée mais il risque de se perdre.
Quelle que soit son action, qui pourtant peut entraîner
un gain narcissique, celle-ci se retourne contre lui
(Roussillon, 1991, p. 154). Il se vit donc comme privé de
toute possibilité de choisir.
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Un aménagement psychique commun


aux adolescents suicidants
Malgré la complexité de chaque fonctionnement psy-
chique et quelle que soit sa modalité prévalente, nous
constatons que les identifications mélancoliques consti-
tuent un aménagement psychique commun aux adoles-
cents suicidants (Kernier, 2013), présentes à des degrés
d'intensité variables selon les sujets. Pour une partie
des sujets, les identifications mélancoliques appa-
raissent massivement dans les tests projectifs à travers
des atteintes de la pensée, des représentations isolées
d'objets confus, non différenciés, dévitalisés ou morts
(exemple : planche 10 du TAT d'Amandine, 16 ans : « Il
y a un gros trou, ça tombe dans le vide. Par moments,
on voit des ombres, mais je ne sais pas si c'est des gens
ou si c'est des animaux »). Une autre partie des sujets
élaborent un récit plus complexe et un réseau d'associa-
tions de représentations intégrant des objets menacés de
mort mais différenciés dans une mise en scène meur-
trière (exemple : planche 4 du Rorschach d'Émilie,
16 ans : « Maléfice dans La Belle au bois dormant ».
Cette figure de marâtre infanticide est précédée d'un
contenu animal meurtrier et suivie d'une représenta-
tion de créature vulnérable menacée : « un bébé chien
qui appelle au secours »). Dès lors, ces diverses formes
d'identifications mélancoliques, à resituer dans les his-
toires singulières, constituent un continuum allant de la
confusion des objets à une amorce de séparation par
une scène de meurtre.

Identification mélancolique ou identification


par l'agresseur
Les scénarios meurtriers peuvent-ils davantage être
vus comme des identifications à l'agresseur que comme
des identifications mélancoliques ? Les identifications à
l'agresseur pourraient-elles être conçues comme des
identifications mélancoliques dont la douleur peut être
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enfin nommée, localisée, faisant revenir des traces


de l'objet primaire meurtrier dont la représentation
serait susceptible d'ouvrir l'accès aux processus de
séparation-individuation ? L'identification à l'agresseur
contre-investit le mouvement traumatique de séparation
à l'objet primaire et peut initier le processus identifica-
toire subjectivant (Jouvenot, 2009, p. 139). Elle peut
revêtir une forme destructrice selon l'interprétation de
S. Ferenczi ou constructrice selon l'interprétation
d'A. Freud (Bertrand et Bourdellon, 2009, p. 6). Elle
peut concerner un processus touchant les bases les plus
élémentaires en lien avec les objets originaires ou une
construction psychique post-œdipienne plus élaborée.
Dès lors, « le passage à l'acte – compris dans l'identifica-
tion annafreudienne – peut constituer un début de mise
en représentation, un dégagement de l'identification à
l'agresseur ferenczienne – identification qui équivaut à
une incorporation détruisant toute différenciation par
un objet archaïque meurtrier » (p. 9). L'identification à
l'agresseur peut en effet donner lieu à une parentalisa-
tion de l'enfant récepteur des identifications projectives
excessives d'objets bizarres de la part de l'adulte asso-
ciée à un déni des différences individuelles, sexuelles et
intergénérationnelles, ou peut a contrario constituer un
processus nécessaire pour parvenir à l'étape du non.
Elle peut être une occasion de réouverture objectale,
d'une reprise de l'activité pulsionnelle et d'un deuil de
l'omnipotence si l'objet survit. L'identification la plus
aliénante, mélancolique, peut en fait être considérée
comme une « contre-identification à l'agresseur » puis-
qu'il s'agit de s'identifier pour « soigner », non pour
agresser (Le Guellec, 2009, p. 46) afin de protéger
l'objet et d'éviter de le perdre. Il s'agirait d'un « proces-
sus anti-identificatoire » ou encore « identifications par
l'agresseur » (p. 47). Le sujet est alors d'abord la cible
immature de l'identification projective excessive par
l'agresseur. Ainsi, il nous semble utile de distinguer
l'identification par l'agresseur de l'identification à
l'agresseur.
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Mal-identification de l'objet à perdre – Quand


éprouver la perte fait trop mal
Si trop d'identifications narcissiques peuvent entraî-
ner leur carence, comment la vie peut-elle l'emporter ?
Comment l'objet intériorisé peut-il ne pas succomber
aux forces mortifères mélancoliques ? C. Chabert rap-
pelle que maintenir vivant l'autre-en-soi qu'est le sur-
moi implique la conservation de traces d'affects. C'est
l'association d'affects à des représentations qui peut
donner un sens au vécu subjectif, en particulier à
l'absence et à la perte – reconnaître l'absence de l'autre
comme cause de sa souffrance. L'éprouvé d'absence et
de perte constitue des conditions effectives de l'activité
de représentation. Puisque l'« on reconnaît comme
condition pour la mise en place de l'épreuve de réalité
que des objets aient été perdus qui autrefois avaient
apporté une satisfaction réelle » (Freud, 1925, p. 138),
la reconnaissance de la perte est indispensable à l'avè-
nement des représentations. La liaison de celles-ci à des
affects nourrit le surmoi, ainsi maintenu vivant. Par
ailleurs, « la capacité à renoncer sans être détruit peut
être considérée comme un effet de la fonction protec-
trice du surmoi, de son effectivité » (Chabert, 2003,
p. 169). En effet, ce destin de la culpabilité liée aux
désirs œdipiens met en évidence la part vivante du
moi, attachée à l'objet. Or, sans affect, la possibilité
de représenter risque elle aussi de disparaître et, de ce
fait, le vécu de la perte. La voie mélancolique s'ouvre
lorsque « l'objet à perdre reste soustrait à la conscience,
parce que non identifié, inconnu » (p. 151). L'orienta-
tion mélancolique abandonne l'objet et « s'engouffre
dans la voie narcissique vite enlisée par le parasitage
d'un objet certes introjecté mais mort, tué » (p. 170).
Bien plus lourd à porter qu'un objet vivant, l'objet
mort parasite.
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La mère morte
Cette identification à un objet mort peut nous rappe-
ler la principale défense mise en place par l'enfant
angoissé lorsque sa mère, frappée par un deuil ou
atteinte d'une dépression, le désinvestit brutalement.
Selon A. Green (1983), l'enfant se défend essentielle-
ment de cette menace de perte d'amour de la mère,
voire de la mère elle-même, par un mouvement unique à
deux versants : le désinvestissement de l'objet maternel
et l'identification inconsciente à la mère morte, la mère
morte étant « une mère qui demeure en vie, mais qui est
pour ainsi dire morte psychiquement aux yeux du jeune
enfant dont elle prend soin » (p. 222). Que l'objet de
l'identification mélancolique soit mal identifié signifie
qu'il n'y a pas de claire différence entre moi et objet, ou
encore pas de claire différence entre masculin et fémi-
nin. Ainsi, « l'identification mélancolique relève d'une
recherche active de confusion, une lutte contre la diffé-
rence et contre ce qu'elle impose de renoncement et de
perte » (Chabert, 2003, p. 164). Ce déni de la différence
amène aussi le sujet à « imposer comme puissant modèle
d'emprise, et de vie et de mort, une figure de mère incar-
nant un objet jamais perdu » (p. 165). Si l'abandon des
objets aimés est nécessaire à la constitution du moi chez
tout un chacun, son refus ouvre la voie aux identifica-
tions pathologiques (p. 167). Le refus de la perte d'objet
caractérise le plus l'identification mélancolique. Ce
refus du renoncement s'exprime notamment par le
maintien d'une bisexualité, sous-tendant un « fantasme
narcissique de retour au ventre maternel, dans l'entre-
tien d'un lien continu, ne tolérant aucune marque de
séparation » (p. 167).
Des identifications mélancoliques peuvent se trouver
à des degrés d'intensité variables dans tout type de fonc-
tionnement psychique. Les états psychotiques en consti-
tuent un extrême, tandis que l'identification narcissique
viendrait pallier cette autodestruction mélancolique
dans les cas plus favorables. Contrairement à l'identifi-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 99

cation mélancolique, elle maintient les investissements


narcissiques vivants et constitue « la procédure de répa-
ration susceptible de lutter contre la douleur et la désaf-
fection déterminées par la perte d'objet » (p. 188).
Les frères Caïn et Abel de la Genèse étaient mal dif-
férenciés – pour revenir à notre introduction. Caïn
semble ne pas vraiment savoir ce qu'il a tué. Et ce qu'il
a tué ne semble pas vraiment mort : muet de son vivant,
Abel mort commence à crier. Cette confusion débouche
chez Caïn sur l'auto-accusation et l'attente du châti-
ment, par identification mélancolique.
Noémie, 14 ans, que je rencontre à la suite de son quatrième
geste suicidaire par ingestion de médicaments et d'alcool (Ker-
nier, Marty, Chambry et Laudrin, 2005), se voit condamnée
impitoyablement par une partie d'elle-même : « J'entends comme
des voix. C'est mes pensées qui parlent, et c'est souvent négatif.
Elles me disent de me tuer, de me faire du mal, de tuer les autres,
d'être méchante avec les autres, de me jeter. » Mais Noémie ne
s'est pratiquement jamais montrée agressive avec les autres :
« Comme j'aime pas faire du mal aux autres, je me le fais à moi-
même, c'est mieux. » Le moi semble scindé en deux parties, l'une
condamnant l'autre, et ce d'autant plus que Noémie réprime
toute agressivité adressée à autrui pour la retourner contre elle-
même. Cette adolescente se dit incapable de se séparer de sa
mère, ayant toujours peur qu'il lui arrive quelque chose.

L'adolescent doit opérer un mouvement de déplace-


ment d'investissement des objets originaires vers des
objets sensiblement différents. Or « plus les objets sont
lourds, plus ils seront difficiles à déplacer, et c'est bien
le poids des objets internes, parfois augmenté par les
réactions effectives des parents réels, qui crée des
situations d'immobilisme graves et alarmantes » (Cha-
bert, 2002, p. 385).

Du masochisme dans l'identification mélancolique ?


Autopunition autarcique ou enfant mort
Les liens entre l'identification mélancolique et le
masochisme, en particulier le masochisme moral, sont
à interroger. Nous reviendrons sur cette question en
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explorant le concept de masochisme en tant que retour-


nement contre soi, parallèlement au geste suicidaire
constituant une adresse à autrui retournée contre soi
(chapitre IV). À l'instar du masochisme, l'acte suici-
daire viserait-il une fusion à l'objet ? La sévérité du
surmoi du mélancolique est à la mesure de la vivacité
des désirs œdipiens ravivés par le pubertaire. Freud
décrit en 1924 le masochisme secondaire survenant
dans certaines circonstances : « le sadisme ou pulsion de
destruction, tourné vers l'extérieur, projeté, peut de
nouveau être introjecté, tourné vers l'intérieur, régres-
sant à sa situation première » (p. 292). Le masochisme
sous sa forme morale – c'est‑à-dire lorsqu'il devient
norme du comportement dans l'existence – attise encore
davantage l'excitation œdipienne durant l'adolescence :
« par le masochisme moral, la morale est resexualisée,
le complexe d'Œdipe ressuscité, une voie régressive est
frayée, de la morale au complexe d'Œdipe » (p. 296). Le
comportement suicidaire, s'il est dicté par un surmoi
cruel et animé par un sentiment de culpabilité incons-
cient sous-tendu par un « besoin de punition de la part
d'une puissance parentale » (idem), ne peut-il pas être
considéré comme une forme morale du masochisme ?
L'auto-attaque entraînerait deux conséquences psy-
chiques paradoxales : d'une part une désexualisation
par identification, d'autre part une resexualisation
incestueuse par masochisme. La violence mortifère du
surmoi mélancolique, dont nous pouvons supposer
qu'il est à l'œuvre chez les suicidants, rendrait alors
compte de la violence de ces désirs. C. Chabert (2003)
en déduit que « la sauvagerie tyrannique du surmoi
mélancolique est en quelque sorte consubstantielle de
l'impact incestueux de l'Œdipe et du maintien d'une
bisexualité essentiellement mobilisée par la nécessité de
non-séparation, de la permanence d'un fantasme de
fusion dont la confusion est le corollaire inévitable »
(p. 170). Si le geste suicidaire résulte d'une menace
d'identification mélancolique, c'est‑à-dire d'identifica-
tion à un objet mort, pouvons-nous le considérer aussi
comme une tentative de rejoindre cet objet mort et de le
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ranimer par la fusion ? La visée fusionnelle rejoint l'état


psychotique. Or nous ne voulons pas préjuger d'une
telle organisation psychique. Les Laufer (1984) voient
la tentative de suicide comme un moment psychotique
mais constatent aussi qu'elle est souvent précédée d'un
événement signant l'échec d'un dégagement d'un lien de
dépendance parentale (p. 136). Nous voyons plutôt le
geste suicidaire comme une tentative de déprise d'un
lien mortifère. Son caractère par moments masochique
peut être vu comme une tentative de réunification pul-
sionnelle pour lutter contre la menace mélancolique,
contre le règne exclusif des pulsions de mort en y adjoi-
gnant de l'Éros. Selon B. Rosenberg (1991), l'appari-
tion du masochisme signe une tentative d'issue d'un
processus mélancolique, par une amorce de liaison de la
destructivité interne. Reconnaître les parts d'autosa-
disme et de masochisme dans le psychisme du suicidant
est donc précieux : dans quelle mesure investit-il un
objet, en lien avec son acte, et dans quelle mesure cet
objet peut-il redevenir vivant ? Nous supposons qu'un
investissement objectal laisse espérer une issue à l'im-
passe identificatoire. Paradoxalement, le masochisme
est considéré comme une forme singulière de mélan-
colie mais, dans le masochisme moral, la part libidi-
nale soustraite en apparence continue d'être vivante
dans l'autopunition. Rosenberg postule l'existence d'un
masochisme a minima même lorsque le niveau de liaison
de la destructivité interne est très bas, soulignant ce
paradoxe : « nous ne pouvons pas dire ni qu'il y a, ni
qu'il n'y a pas de masochisme dans la mélancolie »
(p. 120). Or l'autopunition permet l'accomplisse-
ment de la vengeance sur les objets originaires (Cha-
bert, 2003, p. 64). Ce mouvement autarcique serait
mobilisé par le refus de la passivité vis‑à-vis de l'objet.
Cette visée anobjectale freinerait tout recours à la
représentation qui réactiverait une angoisse de perte
trop aiguë, notamment par la réactualisation d'une
représentation limite difficile à assumer : l'enfant mort.
Cette représentation tragique figure un fantasme mor-
bide de passivité totale. « Lorsque l'enfant mort envahit
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102 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

l'espace identificatoire et révèle l'introjection de la


mélancolie maternelle dans le renversement sur la per-
sonne propre, l'effondrement du système narcissique
laisse émerger l'expérience irréductible de la douleur »
(p. 72). Dès lors, nous considérons que l'attaque de soi
vise à panser cette douleur psychique qui ne peut être
saisie par des représentations. D'autant plus, peut-être,
dans des formes d'auto-attaque se confondant avec un
geste thérapeutique telles l'ingestion de médicaments.
Autrement dit à panser le manque de pensée ou le trop
de pensée qui échoue à se représenter.

Confusions entre l'enfant mort, la mère morte


et la mère meurtrière – Un objet mort parasite
Une telle menace pour le narcissisme constitue le
point d'appel des pulsions de mort, afin de relâcher
les chaînes trop serrées de représentations insoute-
nables dénonçant le « trop d'existence de l'autre en
soi » (Chabert, 2003, p. 82). Le recours à la pulsion de
mort servirait paradoxalement au maintien de la vie. Il
s'agirait de « mourir pour survivre » (idem), se délier
de l'objet parasite intrusif qui s'impose en soi. L'auto-
destruction physique peut être vue comme un mouve-
ment mélancolique reflétant la part de masochisme
mortifère contre-investissant massivement la passivité.
« Dans ce contexte, la représentation de l'enfant mort,
figure du narcissisme et de la mort, s'impose comme
produit de ce contre-investissement : elle en incarne les
risques dans la dénonciation d'une mère détournée,
soumise à une douleur aliénante, à la folie qu'elle
engendre, à la contrainte infanticide qui la trahit »
(pp.87-88). L'enfant mort, représentation limite de la
perte mélancolique figeant tout mouvement érotique ou
de l'inimaginable excès de passivité, renvoie à un
éprouvé infanticide assigné aux figures parentales pou-
vant assaillir l'adolescent en proie à un assaut pulsion-
nel désorganisant.
La figure de la « mère morte », c'est‑à-dire désinves-
tissant brutalement l'enfant et devenant soudainement
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 103

psychiquement inaccessible (Green, 1983), peut-elle


être perçue comme une mère meurtrière ? De la mère
meurtrie à la mère meurtrière, il y a peu de pas. Son
inaccessibilité peut aussi résulter d'une identification
inconsciente aliénante où il y a télescopage des généra-
tions (Faimberg, 1993). Peut-on établir un lien entre ces
identifications aliénantes confondant les générations et
les identifications mélancoliques, celles-là pouvant être
vues comme des figures particulières de celles-ci ? Ser-
vant à résister à la blessure infligée par l'Œdipe et plus
particulièrement par la reconnaissance de la différence
de générations, les identifications aliénantes répondent
à une régulation narcissique des parents internes, ins-
crits dans le psychisme en tant que parents qui consi-
dèrent l'enfant comme faisant partie d'eux-mêmes. De
telles identifications font obstacle à la dialectique entre
le registre narcissique et le registre œdipien. Elles ont
un caractère inabouti, insuffisamment psychisé, et se
situent davantage dans le registre de l'incorporation.
Cette configuration rejoint le noyau mélancolique décrit
par M. Cournut-Janin (1999) résultant de la prise de
l'enfant (et particulièrement de l'enfant fille) dans le
conflit homosexuel primaire de sa propre mère : « Une
génération projette ; la suivante rassemble, sous la
forme d'un gradient complexe de honte et de culpabilité,
la charge accumulée, sur au moins deux générations, de
n'avoir pas réparé le manque maternel le plus enfoui, le
plus profond, celui qui touche à la reconnaissance par
l'autre de son identité. Avoir une identité pour soi toute
seule, vraiment à soi, et si possible une identité sexuée ;
être séparée de la mère » (p. 59).
C. Chabert (2004a) souligne ce paradoxe : « Les mou-
vements destructeurs, lorsqu'ils deviennent compulsifs,
sont à la mesure du désir de vivre lorsque son intensité
devient insupportable » (p. 3). Tout en traduisant une
menace mélancolique au sein des identifications, le
geste suicidaire nous apparaît comme une lutte contre
la dérive mélancolique extrême, le refus de se laisser
écraser par le poids de l'objet mort. L'adolescent subi-
rait l'oppression mortifère de l'objet et l'auto-attaque
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104 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

pourrait marquer l'ultime tentative, paradoxale, pour


s'en libérer.

De désintrication en réintrication pulsionnelle.


Quelle issue à la menace de confusion ?
Puisque l'identification consiste en « l'introduction
dans le moi des “objets” » (Rosenberg, 1991, p. 134) et
que ces objets sont investis de façon bipulsionnelle
(c'est‑à-dire en même temps par la libido et par la pul-
sion de mort), l'introduction de l'objet dans le moi par
identification détermine une désintrication pulsionnelle
consistant en une polarisation des investissements pul-
sionnels, la libido allant vers le pôle du moi proprement
dit et la pulsion de mort vers le surmoi. Si la désintrica-
tion devient nettement importante, nous avons affaire à
une séparation-division de l'objet et surtout du moi. De
l'identification hystérique à l'identification mélanco-
lique, la désintrication pulsionnelle est de plus en plus
polarisée. Dans l'identification mélancolique, la pulsion
de destruction n'est liée qu'a minima. Il s'agit d'un état
de déliaison extrême de la haine qui amène le sujet à
l'autosadisme. Les degrés de désintrication pulsionnelle
sont moindres dans l'identification hystérique et dans
l'identification narcissique. L'ambivalence régissant ces
deux types d'identification « est un état de relative dés-
intrication (ou intrication) pulsionnelle » (p. 117). À
partir de l'identification mélancolique peuvent s'opérer
des tentatives de reliaison de la pulsion de destruction
par l'Éros. Cependant, cette dépense de libido repré-
sente paradoxalement un grand danger pour le moi : « il
peut s'épuiser à la tâche, il peut se vider de sa libido
narcissique et ainsi se sentir lui-même tellement dévalo-
risé (et culpabilisé) que le suicide devient l'ultime solu-
tion qui lui reste » (p. 118). La réintrication pulsionnelle
nécessite un passage de l'autosadisme vers le maso-
chisme. De la liaison de la destructivité dépend la réso-
lution des difficultés objectales et narcissiques et donc la
possibilité d'observer une diminution des identifications
mélancoliques et une restauration des identifications
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 105

hystériques et narcissiques augmentant les possibilités


de choix identificatoire et les capacités à supporter la
perte d'objet.
Loin de se réduire à une déclinaison de formes repé-
rables dans la clinique, l'identification est avant tout un
mouvement psychique à la base du processus de subjec-
tivation, particulièrement mobilisé à l'adolescence. Les
identifications hystériques et narcissiques s'alternent et
s'intriquent subtilement au sein d'un fonctionnement
psychique suffisamment sain, l'investissement du lien à
l'objet, au travers de l'objet de désir de l'autre, alter-
nant avec un relâchement de cet investissement objectal
au profit du moi. Le geste suicidaire traduit un achop-
pement de ce processus de subjectivation, ce que révèle
l'irruption d'identifications mélancoliques, aliénantes,
témoignant de la dérive du lien objectal vers l'emprise
ou l'abandon entraînant une confusion avec l'objet.
Mais nous le voyons aussi comme une ultime tentative
de relance de ce processus.

TUER LE MORT : REDÉMARRER À TOUT


PRIX LE PROCESSUS DE SUBJECTIVATION ?

Considérant l'adolescence davantage comme un pro-


cessus que comme une crise qui comporte de profonds
remaniements non seulement de l'organisation topique,
économique et dynamique de la psyché mais aussi de
l'« espace psychique élargi » (Jeammet, 1980) incluant
les objets parentaux, R. Cahn (1998) introduit la
notion de subjectivation, évoquée pour la première
fois par la plume d'A. Breton en 1937 : « processus
d'appropriation subjective courant depuis la naissance
jusqu'à cette phase conclusive et permettant ou non
l'instauration d'un espace psychique personnel, la pos-
sibilité d'un travail interne de transformation et de
création » (p. 2). Cette notion traduisant une « vectori-
sation du moi (plongé dans l'imaginaire) au sujet (en
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106 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

relation avec le symbolique) » (Richard, 2001, p. 13) a


le mérite de couvrir tous les registres du développe-
ment, de la naissance à l'entrée dans l'âge adulte, bien
qu'accordant au temps de l'adolescence une impor-
tance particulière. Ce processus de subjectivation,
signifiant essentiellement « rendre subjectif » et « deve-
nir sujet », implique une « reprise obligée du mouve-
ment identificatoire » (Cahn, 1998, p. 2). Ainsi les
anciennes identifications se voient-elles non pas per-
dues au profit de nouvelles identifications mais rema-
niées tout comme le surmoi et l'idéal du moi. Ce
remaniement identificatoire, dont l'issue consiste dans
la création de nouvelles identifications plus permis-
sives, plus impersonnelles et transcendantes tout en
maintenant fermement le tabou de l'inceste, implique
l'intégration des représentants parentaux introjectés
dans la représentation de soi. Si ceux-ci demeurent
très clivés ou si le poids de l'inconscient parental rend
impossible la différenciation sujet-objet, les identifica-
tions deviennent aliénantes et obèrent la dimension
ouverte et dynamique du compromis identificatoire.
Autrement dit, « si les nouvelles identifications servent
habituellement l'autonomisation et le dégagement de
l'asservissement infantile, elles peuvent tout aussi bien
faire basculer dans un nouvel esclavage quand l'idéali-
sation se crispe en idolâtrie » (Marty et Chagnon,
2006, p. 7). Les identifications constituent le socle du
processus de subjectivation dans la mesure où elles en
permettent la survenue, d'où l'intérêt d'observer la
répartition de leurs modalités (hystériques, narcis-
siques ou mélancoliques) pour apprécier le déploie-
ment ou l'entrave de ce processus. Il importe aussi de
garder à l'esprit que l'élaboration de la position
dépressive constitue l'enjeu structurel de ce processus
(Richard, 2001, p. 2).
Comme le fait remarquer F. Richard, mettre en avant
aujourd'hui la notion de subjectivation correspond à un
nouveau retour à Freud puisque l'on peut trouver dans
son œuvre des éléments qui montrent l'inachèvement et
la multiplicité du sujet et de son devenir. Le terme de
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 107

sujet apparaît dans « Pulsions et destins des pulsions »


(1915a) à propos du double retournement pulsionnel
– de l'activité sadique en passivité masochiste et du but
objectal de la pulsion en but renversé sur le moi (en but
auto-érotique). Dans ce retournement pulsionnel, celui
ou celle qui était auparavant l'objet devient le « sujet
qui impose à son tour au moi une passivité où il se méta-
morphose en objet des pulsions de l'objet devenu pour
lui sujet » (Richard, 2001, p. 77). Une trajectoire pul-
sionnelle suffisamment souple permettant de passer de
l'activité à la passivité permet l'accès à la position du
sujet. Nous constatons souvent qu'une telle mobilisation
pulsionnelle fait justement défaut chez le suicidant. Il se
voit en effet souvent enfermé dans une position rigide,
redoutant la séparation d'avec l'objet. Les expériences
impliquant l'éprouvé pulsionnel peuvent mener à une
intolérable angoisse.
L'adolescence constitue un moment essentiel du long
processus de subjectivation « pour autant qu'elle
reprend, élabore, modifie, crée de nouvelles modalités de
travail psychique » (Cahn, 1998, p. 50). Dans une double
perspective, synchronique et diachronique, le processus
de subjectivation « se révèle tout particulièrement décisif
certes lors des premières années, mais aussi à l'adoles-
cence, en ce temps de remaniements et de phase provisoi-
rement conclusive qu'elle représente à travers les
angoisses identitaires et la qualité à la fois hyperexcitante
et hypermenaçante de l'objet. De par l'étendue et l'inten-
sité des déliaisons ainsi entraînées, les enjeux sont consi-
dérables, entre le retour aux anciennes liaisons et la
création de liaisons nouvelles » (p. 51). La dialectique
paradoxale entre familier et nouveauté est tout particu-
lièrement mise à l'épreuve. La contrainte nouvelle à la
fois interne – pulsionnelle – et externe – de l'environne-
ment, des objets – vient ratifier, consolider, remettre en
cause ou modifier plus ou moins radicalement les modali-
tés antérieures du processus de subjectivation qui est
bien plus un processus de différenciation qu'un proces-
sus d'individuation-séparation (Blos, 1967). Ce proces-
sus permet, à partir de l'exigence interne d'une pensée
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108 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

propre, « l'appropriation du corps sexué, l'utilisation,


dans le meilleur des cas, des capacités créatives du sujet
dans une démarche de désengagement, de désaliénation
du pouvoir de l'autre ou de sa jouissance et, par là
même, de transformation du surmoi et de constitution de
l'idéal du moi » (p. 52). A. Green (1982, p. 204) considère
en effet l'idéal du moi comme une identification du moi à
une instance post-œdipienne avec remplacement de
l'objet par l'idéal du moi et le dégagement des objets
originaires tout en liant ce qui subsiste de l'archaïque.
Une telle désaliénation du pouvoir de l'autre, allant de
pair avec l'autonomisation de l'idéal du moi, implique
donc un considérable travail de liaison : « lier l'ar-
chaïque, dans le surmoi et l'idéal du moi, c'est encore le
meilleur moyen de ne plus être pris entre le marteau de
l'obéissance et l'enclume de l'orgueil » (Green, 1982,
p. 215). Nous voyons les identifications mélancoliques
comme des intrusions identificatoires aliénantes mas-
sives, entravant la liaison de l'archaïque. Cette aliénation
extrême allant jusqu'à gommer les différences moi-autre
et jusqu'à mortifier le moi fait barrage au processus de
subjectivation. Le geste suicidaire, que nous supposons
lié à une émergence massive d'identifications aliénantes,
peut être considéré comme manifestant une impasse, ne
fût-ce que transitoire, du processus de subjectivation.
Transinstanciel et transnosographique, le processus
de subjectivation a essentiellement affaire avec le moi
mais pas seulement, d'après la célèbre formule freu-
dienne des Nouvelles conférences : « Là où était du ça,
doit advenir du moi » (1932a, p.110). Au niveau du ça,
la manière dont la pulsion aura été ou non intégrée au
soi fera qu'elle sera organisante ou non. Au niveau du
surmoi, il s'agit de voir dans quelle mesure prévaut
l'effet d'une férocité envahissante ou sa dimension
post-œdipienne organisatrice à travers son anonymisa-
tion et sa fonction tutélaire. Au niveau du moi, enfin,
s'opposent les intrusions identificatoires aliénantes et
les identifications structurantes, modelées sur l'objet et
issues du sujet. Le moi apparaît comme l'instrument en
même temps que l'obstacle du processus de subjectiva-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 109

tion. Avec la désaliénation du pouvoir de l'autre, le


travail de subjectivation vise la transformation du sur-
moi et la constitution de l'idéal du moi. F. Richard
(2001) conçoit le processus de subjectivation à l'adoles-
cence comme « une mutation structurelle qui d'une pré-
dominance du moi idéal va à son effacement au profit
de l'idéal du moi/surmoi de plus en plus universel et
culturel, au décours d'une temporalité scandée par des
métabolisations biologiques et par des moments où la
transformation des figures prédominantes de l'idéal du
moi peut induire un trouble transitoire des limites du
moi » (p. 13). Ces indications sont précieuses pour
l'écoute des adolescents ayant recours à une conduite
suicidaire : l'incessant travail de déliaison-reliaison
pour que l'adolescent s'approprie ses pensées propres,
son désir propre et son identité propre apparaît com-
promis par un excès de déliaison susceptible de mener à
une désintrication pulsionnelle. S'assumer comme sujet
semble représenter un danger pour l'adolescent, fixé
dans un état limite non pas entre névrose et psychose
mais « entre capacité et incapacité d'accéder à la posi-
tion de sujet » (Cahn, 1998, p. 54) et en proie à un moi
idéal qui s'impose férocement.
À l'adolescence, le sujet tente de se poser comme
sujet autonome, avec son identité sexuée, ce qui peut
s'avérer menaçant pour un milieu familial aliénant qui
tenterait à tout prix de maintenir son emprise ou son
rejet déniés. S'opère donc une « collusion psychoti-
sante entre un conflit identitaire actuel et la fragilité
narcissique première, bien plus redoutable encore
lorsque s'y adjoignent mensonges, secrets ou doubles
messages parentaux, qu'ils concernent l'origine du
sujet, sa place dans la succession des générations, ses
éprouvés propres ou ceux de ses géniteurs à son égard »
(p. 57). La confusion et l'aliénation des liens à l'autre
entravent le processus de subjectivation, en empêchant
la transformation et l'intégration de la pulsion. Cette
confusion découlant de l'excès d'excitation et de la
perte de sens peut se traduire par l'omnipotence sym-
biotique, l'indistinction des limites, l'idéalisation ou
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110 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

l'exécration de l'objet, l'anéantissement du désir du


sujet ou de l'autre.
Le processus de subjectivation dont découle l'appro-
priation subjective de l'activité représentative, à partir
de la double contrainte de la pulsion et de l'objet, ne
peut émerger que dans des conditions qui permettent au
sujet de se percevoir comme différent et comme pouvant
s'extraire d'une captation narcissique par l'objet. Le
lien à l'objet parental « subjectalisant » (Cahn, 2004),
pourvu d'une fonction de holding winnicottien, peut
favoriser le processus de subjectivation. Le thérapeute
peut aussi remplir cette fonction pour relancer le pro-
cessus lorsqu'il est mis à mal, en tentant de faire adve-
nir à la conscience des éléments préconscients, objets
ou non de refoulement.
La clinique montre que, même lors de conduites agies
préoccupantes, il existe des moments de redémarrage
du processus de subjectivation. Celui-ci peut même
dans certains cas être favorisé par un vécu traumatique
(Richard, 1998, p. 55). Le geste suicidaire peut être
« un dernier recours de l'adolescent pour se réappro-
prier un corps dont il devient maître dans la destruction
à défaut de l'avoir été dans la naissance et dans l'émer-
gence de la sexualité » (Jeammet, 1986, p. 229). Il y a
dans cette utilisation du corps un processus d'expulsion
de la conflictualité psychique se manifestant par la
décharge, mais également un processus défensif de sau-
vegarde de l'identité. Répétant le trauma, la conduite
suicidaire contient aussi un appel potentiel par sa vio-
lence en direction d'un objet vis‑à-vis duquel vont se
rejouer ces expériences traumatiques, avec l'espoir
indicible d'une autre issue à partir de la réponse de
l'objet. Dans quelle mesure la tentative de réappropria-
tion subjective réussit-elle après le geste suicidaire ?
Pour explorer cette question, nous nous intéressons
aux études sur le devenir des adolescents après leur
geste suicidaire, en observant dans quelles conditions la
symbolisation constitue une issue de la violence interne
– celle-ci étant au cœur de toute vie psychique (Marty,
2007, p. 16).
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 111

Que devient l'adolescent


après son geste suicidaire ?

Dans l'étude de P. Jeammet et É. Birot (1994), la


deuxième évaluation du fonctionnement psychique des
adolescents, environ dix-huit mois après le geste suici-
daire, confirme la prégnance des pathologies des limites
et du narcissisme, et met en évidence les « ratés » de
chacune des organisations rencontrées (p. 170). La
mise en exergue de défenses narcissiques majeures,
conduisant parfois à un désinvestissement progressif de
la relation faisant craindre une évolution psychotique,
laisse entrevoir « la tentative de suicide comme signant
l'impossibilité pour le sujet […] de différer et fragmen-
ter le travail psychique du deuil ou de la séparation »
(p. 172). Le risque de récidive concerne une frange très
large de la population des suicidants. À moyen terme, à
peine plus d'un tiers des adolescents suicidants s'en
sort bien et les autres tendent à s'organiser autour de
troubles du comportement ou dans des pathologies nar-
cissiques patentes. Les facteurs de protection se situent
d'une part dans la qualité des investissements objec-
taux, d'autre part dans les défenses narcissiques. Une
caractéristique essentielle propre à ces adolescents,
très vulnérables psychiquement mais pas nécessaire-
ment pathologiques, est relevée (p. 190) : leur sensibi-
lité aux réponses de l'environnement. Les auteurs en
déduisent deux types de solution comme échappatoires
à la récidive suicidaire (p. 191) : premièrement, la mise
en place d'un étayage relationnel tolérable autorisant
une reprise des échanges constructifs et des processus
d'intériorisation ; deuxièmement, un renforcement des
défenses narcissiques (défenses de caractère à tonalité
plus ou moins paranoïaques, relation narcissique en
miroir, relation perverse avec une dominante d'em-
prise et de fétichisation).
La Haute Autorité de santé recommande non seule-
ment une hospitalisation systématique de tout adoles-
cent suicidant – à la suite d'une constatation que 75 %
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112 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

des récidivistes à trois mois n'avaient pas été hospita-


lisés lors de leur précédente tentative de suicide (Fédé-
ration française de psychiatrie, 2001, p. 441) – mais
aussi, au cours de ce séjour hospitalier, une évaluation
plus précise de son état psychique en plus de l'établisse-
ment d'une relation de confiance et la facilitation de la
mise en mots de sa souffrance, en ayant le souci constant
de définir et favoriser les soins ultérieurs. Or se pose la
question cruciale du suivi post-hospitalisation. Les sui-
vis proposés sont généralement refusés par le patient ou
sa famille (p. 442). Leur observance est difficile à obte-
nir dans 80 % des cas. Le jury constate la rareté des
études de suivi et, reconnaissant le risque majeur de
récidive dans l'année qui suit le passage à l'acte, recom-
mande particulièrement une attention et une mobilisa-
tion soutenues durant l'année qui suit le début de la
crise et de développer des études longitudinales. Telle a
été notre démarche.
Nous pensons qu'une évaluation en finesse du fonc-
tionnement psychique prend vraiment son sens dans
une perspective longitudinale, qui signifie à l'adolescent
que son geste n'est pas anodin et que le clinicien reste
attentif à son devenir. Notre recherche s'est donc
appuyée sur une double évaluation de l'adolescent :
juste après le geste suicidaire et un an plus tard. Vu le
risque de récidive très élevé dans les six mois qui suivent
un geste suicidaire, il importe d'observer, passée cette
durée de période de vulnérabilité reconnue épidémiolo-
giquement, l'évolution du fonctionnement psychique.
Après avoir considéré, à l'appui de notre expérience
clinique et de notre recherche, le geste suicidaire
comme signant momentanément un échec d'élaboration
du traitement de la perte et du conflit œdipien réactua-
lisés à l'adolescence, échec se traduisant par une irrup-
tion d'identifications mélancoliques, nous avons pris le
parti de comprendre également le geste suicidaire
comme une tentative désespérée de redémarrage du
processus de subjectivation.
Afin d'observer dans quelle mesure une telle tentative
de réappropriation subjective réussit après le geste sui-
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 113

cidaire, trente adolescents ont passé deux bilans psycho-


logiques, à l'aide d'entretiens cliniques et de tests Ror-
schach et TAT, à un an d'intervalle dans les hôpitaux
Necker-Enfants malades et Bicêtre. Les consentements
des adolescents et de leurs parents avaient été recueillis
pour que les données cliniques soient exploitées dans un
but de recherche et de publications, après obtention des
accords du comité de protection des personnes et du
conseil d'éthique de l'hôpital Necker. Chez 83 % des
sujets, la comparaison des bilans permet de mettre en
évidence des réaménagements positifs à au moins l'un
des niveaux suivants : modulation de l'expression pul-
sionnelle, établissement de liens entre affects et repré-
sentations, traitement de la perte plus élaboré en lien
avec une diminution des identifications mélancoliques,
évolution des capacités de représentation des conflits
et mobilisation défensive de meilleur aloi, notamment
par une contention accrue des représentations. Dans
l'ensemble de l'échantillon, un an après le geste suici-
daire, la tendance à la diminution des réponses témoi-
gnant d'identifications mélancoliques aux projectifs est
significative. Les processus de liaison pulsionnelle appa-
raissent plus opérants. Les réaménagements défensifs
vont dans le sens d'une consolidation des défenses nar-
cissiques : meilleur ancrage dans la réalité externe,
moindre éprouvé de carence affective, moindre senti-
ment d'insécurité ou de vide. Cette restauration narcis-
sique s'associe à une (re)construction d'enveloppes
identitaires contenantes à travers un investissement
accru des limites. En effet, au Rorschach, lors du
bilan qui suit le geste suicidaire, les réponses se réfèrent
très souvent à des contenus effractés, « pénétrés »
(exemples : « rat mort, écrasé », « feuille trouée », « robe
déchirée »). A contrario, les réponses un an plus tard
apparaissent plus délimitées par des « barrières » struc-
turantes (exemples : « masque », « veste », « peau »).
L'élévation des réponses de type « barrière » ainsi que la
diminution des réponses de type « pénétration » tra-
duisent une image de soi mieux intégrée rendant compte
d'un moi dont les limites plus contenantes et protectrices
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114 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

se rétablissent à distance du geste suicidaire (Kernier,


Marty et Devouche, 2012). L'adolescent peut davan-
tage se représenter soi-même comme moi contenant
les contenus psychiques, à partir d'une expérience de
surface du corps suffisamment gratifiante et sécuri-
sante (Anzieu, 1985). Sa représentation de soi apparaît
davantage délimitée, compensant les atteintes narcis-
siques, et permet des échanges plus confiants avec
autrui. Les défenses narcissiques mobilisées sont suscep-
tibles de contenir les mouvements pulsionnels, de per-
mettre une relance des capacités de représentation et de
favoriser les mécanismes de refoulement.
Nous verrons ultérieurement ce qui nous semble
favoriser une évolution favorable du fonctionnement
psychique. Précisons déjà que ce ne sont pas les adoles-
cents chez lesquels les identifications mélancoliques
sont moins nombreuses ou moins envahissantes qui évo-
luent toujours le mieux, ni ceux qui disent avoir suivi
une psychothérapie. Mais, par ailleurs, l'hétérogénéité
des suivis et de l'assiduité des adolescents à ceux-ci n'a
pas permis d'observer rigoureusement l'évolution psy-
chique des individus de notre échantillon en fonction de
la présence ou non d'une psychothérapie.

Quel suivi thérapeutique ?

Évaluer l'impact d'un suivi thérapeutique est diffi-


cile, tant il y a de facteurs à contrôler et qui restent
difficilement maîtrisables, comme le souligne F. Ladame
(1995) : « nous ne savons pas encore quels sont les
facteurs directement responsables des changements
observés (spécialité de la méthode, qualité et inten-
sité de l'investissement du thérapeute ?) » (p. 140). Les
études prospectives sont, d'après F. Ladame, P. Jeam-
met et É. Birot, peu réjouissantes. Cependant, il
importe de garder à l'esprit l'importance de la dyna-
mique transféro-contre-transférentielle, probable fac-
teur de changement ou de non-changement : « Les
mouvements inconscients à l'œuvre chez la plupart des
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 115

suicidants qui les poussent avec force du côté de la


reddition, de l'abdication, colorent, que nous le vou-
lions ou non, la nature du transfert et ne sont pas
étrangers aux contre-attitudes soignantes empreintes
de laisser-faire » (p. 138). D'après l'enquête de M. Cho-
quet et V. Granboulan (2004), la moitié des adolescents
suicidants n'adhère pas au suivi proposé après la sortie
de l'hôpital. La « peur de parler de choses doulou-
reuses », celles de « ne pas en ressentir le besoin » et de
« ne pas connaître le thérapeute indiqué » sont les rai-
sons les plus fréquemment invoquées (pp. 117-137).
Lors de l'évaluation un an plus tard apparaît une amé-
lioration générale de l'humeur, sans différence entre
les jeunes suivis et non suivis.
Aucune des études randomisées (présentant cepen-
dant des faiblesses méthodologiques comme la nature
des groupes de taille trop réduite, un suivi sur une trop
courte période, l'exclusion des cas sévères pour des rai-
sons éthiques, ou encore l'absence de critères diagnos-
tiques) publiées n'a montré une réduction du nombre
des rechutes en utilisant un suivi spécifique par rapport
à un simple suivi routinier (Cremniter, 1997, p. 105).
Mais, pour évaluer un changement, nous pouvons
nous poser ces questions : cherche-t‑on à modifier un
comportement ou une personne ? La seule comptabilité
de récidives et de symptômes ne s'avérerait-elle pas
stérile si l'on ne tient pas compte d'une nouvelle obser-
vation en finesse du fonctionnement psychique ? Nous
sommes d'accord avec F. Ladame (1981) lorsqu'il
affirme qu'empêcher une issue fatale est essentiel mais
que pronostiquer l'avenir en tablant uniquement sur
les récidives est insuffisant. « Ce qui est fondamental,
pour tous les adolescents qui ont fait une tentative de
suicide, c'est l'aboutissement de leur adolescence, c'est
de savoir comment ils seront parvenus ou non à déjouer
les pièges dans lesquels les enferment leurs mécanismes
de défense et leurs relations aux objets internes comme
aux figures significatives de leur entourage » (p. 59).
Le travail thérapeutique consiste essentiellement à
réintroduire une diachronie cohérente, c'est‑à-dire à
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116 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

permettre que les figures identificatoires se retracent


sans incompatibilité interne. « L'individu doit pouvoir
s'y repérer comme même et comme autre sans qu'un tel
repérage ne déclenche une violence mortifère » (Olindo-
Weber, 1999, p. 166). Il s'agit donc de reconsolider
les identifications et les liens, tant intrapsychiques
qu'intersubjectifs. Comme le souligne J.-C. Oualid
(1994, p. 203), le suivi individuel est très difficile à ins-
taurer, car le plus souvent il n'existe pas de demande de
la part de l'adolescent. Il importe que l'acte suicidaire
recouvre un statut événementiel dans la transaction
familiale, sous peine de répétition. À la désignation du
patient, il convient d'opposer la circulation dans les
relations familiales. Il s'agit de réintroduire des tiers,
ouvrir des possibilités et mettre des mots sur l'indicible.
F. Ladame (1981, p. 79) insiste sur la nécessité de tra-
vailler non seulement individuellement avec l'adoles-
cent mais aussi sur son environnement extérieur,
notamment sa famille. Une évaluation de la dynamique
familiale est indispensable, en menant des consultations
familiales dans un autre cadre que le suivi individuel.
Selon l'expérience de l'auteur, il est extrêmement rare
qu'une véritable thérapie familiale soit praticable, tant
les résistances sont massives. Une faible compliance en
psychothérapie individuelle ou familiale, ainsi que pour
les traitements médicamenteux, est très souvent liée à
des symptômes dépressifs ou persécutifs chez la mère.
C'est dire le poids de la famille comme facteur de risque
pour les conduites suicidaires, mais aussi son rôle fon-
damental pour le suivi thérapeutique – et donc la pré-
vention de récidives. En dépit de la connaissance des
risques de récidive et aussi de la curabilité plus aisée des
troubles au moment de l'adolescence, période propice
aux changements, le suivi des adolescents suicidants est
particulièrement difficile à réaliser. « L'expérience cli-
nique, au même titre que les études formalisées, nous
montre quotidiennement que l'interruption prématurée
et rapide des soins est la règle et non l'exception ; cette
mauvaise adhérence au suivi est estimée, en clinique, à
environ trois quarts des cas » (Le Heuzey, 2001, p. 103).
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L'IDENTIFICATION COMME INDICATEUR | 117

Le processus de subjectivation peut redémarrer


lorsque l'adolescent peut rattacher son geste à un sens
latent. Le sens peut émerger si l'adolescent fait l'expé-
rience de se sentir « contenu » au sein d'une structure
et dans un environnement qui ne perde pas de vue ce
qui vient de se passer (Ladame, 2007, p. 210). Pour
rétablir la fonctionnalité du préconscient et remettre
en activité le fonctionnement psychique temporaire-
ment pétrifié, il importe d'être extrêmement attentif à
tout ce qui touche à la question du « contenant » et à la
relation contenant-contenu, ce qui va permettre le réta-
blissement d'un contenant de pensée : « Une fois que le
“contenant” interne est suffisamment solide et que le
processus de liaison, déliaison et reliaison est redevenu
fonctionnel, le sens peut progressivement se substituer
à l'acte » (p. 211).
Béatrice, 16 ans, que j'ai rencontrée peu après son geste suici-
daire, parle un an plus tard de sa psychothérapeute : « Elle est
gentille. Ben, elle est un petit peu comme vous, en fait. Et je
trouve ça bien parce qu'elle est calme. Et je trouve que c'est
mieux pour parler, que les gens qui sont stressés. Je trouve que
c'est mieux d'avoir à parler avec une dame qui est calme, qui est
posée. » Béatrice semble se sentir contenue psychiquement par la
présence de sa thérapeute, condition indispensable pour pouvoir
donner du sens à ses éprouvés. Elle parle de ce qu'elle ressent
par rapport à cette expérience : « Je trouve ça bien parce qu'on
peut en parler, et des fois on ne peut pas toujours tout dire à ses
parents. Donc parler sans avoir peur des conséquences ou du
retour. Maintenant, je parle plus, parce qu'avant j'avais ten-
dance à tout garder même quand j'allais pas bien. Quand j'allais
mal sur une journée et si je gardais tout, eh ben, ça durait, ça
durait. Là, directement, je peux en parler, donc ça va beaucoup
mieux. »

Les rencontres thérapeutiques durant l'hospitalisa-


tion visent à amorcer une appropriation et une élabo-
ration des éléments essentiels à la vie psychique qui se
poursuivront à l'aide de la relation phorique qui s'éta-
blira avec le psychothérapeute (Marty, 2003a, p. 11).
Bien que nous n'ayons pas pu explorer rigoureu-
sement l'impact d'une psychothérapie sur l'évolution
du fonctionnement psychique après une tentative de
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118 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

suicide, nous nous demandons ce qui peut favoriser une


bonne évolution. En somme, qu'est-ce qui a pu être
véritablement thérapeutique, au-delà de la présence ou
non d'une psychothérapie ? Dans l'hypothèse où le pro-
cessus de subjectivation redémarre lorsque l'adolescent
rattache son geste à un sens latent, comment appréhen-
der ce sens latent ? À partir du moment où nous avons
repéré l'identification mélancolique comme aménage-
ment psychique commun aux adolescents ayant recours
au geste suicidaire et où nous en avons dégagé des
formes sensiblement différentes, de l'expression d'une
confusion objectale à une tentative de séparation, il
nous importe d'approfondir les soubassements intra-
psychiques de ces divers aspects de l'identification
mélancolique, de la menace de confusion qu'elle tra-
duit. Ces fondements nous ramènent à revisiter le
concept de pulsion, dans ses aspects désorganisants et
organisants, en tenant compte de l'objet qui en est à
l'origine, pour saisir la violence que recouvre l'identifi-
cation mélancolique. La suite de notre analyse théorico-
clinique vise à dégager quelques pistes sur les issues
d'une menace de chaos, susceptible de brouiller le
temps (en particulier les générations) et l'espace (en
particulier les identifications), et les prémisses intra-
psychiques à la relance du processus de subjectivation.
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IV

Afflux pulsionnel excessif


et désorganisation
psychique

Comme le rappelle souvent B. Golse, il importe


d'écouter les adolescents suicidants en prenant en
compte les trois axes suivants : la dialectique entre pul-
sions de vie et pulsions de mort, la dialectique entre auto
et hétéro-agressivité et la dialectique entre attaque de soi
et attaque de parties physiques ou psychiques de
soi. Cette triple dialectique représente la mouvance de
la pulsion, particulièrement violente chez certains ado-
lescents, entre ses aspects organisants et désorganisants.
Comment saisir les mouvements intérieurs intenses tra-
versant les adolescents au point de les désorganiser et
comment concevoir le retournement de cette violence
contre eux-mêmes ? L'approfondissement des concepts
de pulsion et de masochisme nous donnera des éléments
de réponse. Ces deux concepts sont liés entre eux : le
masochisme détermine la genèse de la pulsion, par le
truchement de l'objet qui implante à son insu un mes-
sage énigmatique à déchiffrer et ouvre sur une perspec-
tive dialectique moi-autre, sujet-objet. Le jaillissement
pulsionnel émanant du lien à l'autre peut se révéler
traumatique. Dès lors, l'objet, en tant qu'origine et des-
tin des pulsions, se révèle la cible de la décharge pulsion-
nelle retournée contre soi. Si l'objet originaire ou l'objet
œdipien est la cible de la violence ressentie, le retourne-
ment contre soi vise-t‑il à préserver l'objet qui pourrait
ne pas survivre à la destruction ? L'approfondissement
du concept d'objet permettra de saisir comment celui-ci
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120 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

peut devenir un objet-non-objet, le recours à l'attaque


de soi étant alors une attaque de l'objet en soi en voie de
désobjectalisation. À la tentative de fusionner avec
l'objet menacé et menaçant de mort psychique afin de le
ranimer s'adjoignent une recherche d'issue à ce danger
de confusion et donc une quête de séparation. Ainsi, à
partir d'un sentiment chaos interne traduisant une
déliaison pulsionnelle massive, le geste suicidaire mani-
feste une voie de décharge pulsionnelle retournée contre
soi pour préserver l'objet, avec un appel de reliaison
pulsionnelle, et peut être compris comme une défense
violente instinctuelle.

PULSIONS : INTRICATIONS
ET DÉSINTRICATIONS

Nous rencontrons Thibaud, âgé de 17 ans, peu après son


ingestion de médicaments. « J'ai l'impression d'avoir honte
d'être heureux. C'est pas une honte mais comme si j'avais pas le
droit », dit-il. Depuis sa petite enfance, il est atteint d'une mala-
die auto-immune. Des poussées l'amènent régulièrement à l'hôpi-
tal. « Je savais que ça pouvait me tomber dessus à n'importe
quel moment, comme une épée de Damoclès. » Couvé par sa
mère et surveillé par son père médecin, Thibaud n'est jamais
suffisamment à l'abri des dangers et des microbes et se sent
« condamné ». La mort qu'il souhaite ardemment est pour lui
« un repos » : « comme si je quittais mon corps, comme si mon
corps était un handicap ». Il voit son corps comme un « obs-
tacle », et même comme une « prison ». Seul ce qui se passe dans
sa tête lui importe. Et dans sa tête, « ça bouillonne » et « c'est
instable ».

Comme Thibaud, beaucoup d'adolescents suicidaires


semblent agis par des forces qui leur échappent. L'intro-
duction de la notion de pulsion de mort (Freud, 1920a)
aurait pu nous amener à penser que le geste suicidaire
serait entièrement déterminé par celle-ci devenue exa-
cerbée. Or Freud montre que la présence de cette pul-
sion de mort, alliée à la pulsion de vie, est indispensable
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 121

pour la survie psychique, pour tempérer les excitations.


Une désorganisation du fonctionnement psychique
serait liée à une désunion de ces pulsions de vie et de
mort, menant à une prépondérance excessive d'un de
ces deux groupes de pulsions ou à une surcharge de
processus primaires non secondarisés. L'identification
mélancolique permet de repérer ce type de désintrica-
tion cliniquement. Si la pulsion est le moteur de la vie
psychique, elle est aussi ce qu'il peut y avoir de plus
indomptable lorsque les mécanismes de défense ne par-
viennent pas à freiner son emballement désorganisant
compulsif, et ce dans une tentative paradoxale de maî-
triser un vécu traumatique, souvent enfoui dans les
arcanes de l'inconscient. Le geste suicidaire s'avère une
expression pulsionnelle excessivement déliée, une bru-
tale décharge du fait d'excitations débordantes, du fait
d'un trauma non élaboré. L'afflux pulsionnel trop fort
fait effraction dans la scène psychique, dont le précons-
cient se révèle insuffisamment protecteur. Dès lors, le
sujet recourt à l'agir comme ultime défense contre ce
déferlement intérieur qui le submerge. Puisqu'une dés-
intrication pulsionnelle trop importante est mortifère,
l'acte signifierait paradoxalement une défense contre
cette menace de mort psychique.
Les propos de Caroline, 14 ans, peu après son geste suicidaire
laissent apparaître la violence de la décharge pulsionnelle qu'elle
agit, après une accumulation d'agressivité indicible : « Quand je
suis pas bien, je dis trop rien. Et puis j'accumule et, au bout d'un
moment, la moindre petite chose, même si c'est rien du tout, je me
fais tout déborder. Et puis j'en avais vraiment marre et j'ai vu des
médicaments dans la cuisine et je les ai attrapés, je les ai pris. »

Le geste suicidaire : décharge


pulsionnelle et désintrications
traumatiques

Nous supposons que le recours à l'auto-attaque


agie, comme défense contre des motions inconscientes
qui se fraient avec force un chemin, s'inscrit dans la
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122 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

répétition d'une attaque – ou d'un événement perçu


comme une attaque – subie dans le passé, avec comme
bénéfice l'illusion d'une maîtrise de cet événement
traumatique. Si tel est le cas, comment le sujet en
arrive-t‑il à se prendre lui-même comme cible ? S'il
recherche une maîtrise, pourquoi n'attaque-t‑il pas un
autre objet, sur lequel il pourrait triompher ? Peut-être
faut-il poser la question autrement : à qui, de manière
latente, s'adresse cette attaque que l'objet s'inflige
manifestement à lui-même, luttant contre la mort psy-
chique tout en risquant de se donner la mort physique ?
Selon nos présupposés découlant de la relecture des
textes de Freud, le geste suicidaire résulterait para-
doxalement à la fois d'une expression pulsionnelle et
d'une tentative de défense vitale pour le psychisme. Ce
paradoxe nous amène à poser la question suivante :
comment l'adolescent peut-il tirer une satisfaction en
s'auto-attaquant, autrement dit par un moyen anormal,
allant à l'encontre de son instinct d'auto-conservation ?
O. Morvan (1986) comprend que l'acte suicidaire
résulte d'une perversion du lien entre la pulsion
sexuelle et la pulsion d'auto-conservation. Cependant,
le geste suicidaire peut aussi se concevoir comme une
ultime tentative d'autodéfense à laquelle recourt l'ado-
lescent. Le paradoxe de l'attaque de soi fait sans doute
écho à la reconnaissance de la pulsion de mort dont
découle la découverte du masochisme, fait psychique
lui-même éminemment paradoxal. Selon F. Ladame
(1991), le geste suicidaire résulte de l'échec du rêve
dans sa fonction de « pare-excitations pour le dedans »,
de liaison du pulsionnel « brut ». L'installation de la
compulsion de répétition traduit un ratage du processus
de liaison-déliaison-reliaison. Elle est le témoin d'une
perturbation fonctionnelle de l'appareil psychique qui
ne peut se désaimanter ni de la forme du fantasme pri-
mordial d'inceste ni de la charge pulsionnelle brute que
celui-ci véhicule par nécessité. Lorsque l'objet ne peut
être investi que massivement, en « tout ou rien », et est
source d'une excitation insupportable, il se voit suscep-
tible d'amener à une confusion entre sujet, désir et
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 123

objet du désir. En résulte une libido menacée de désin-


trication et d'une emprise d'une pulsion de mort.
L'adolescent livré à sa sensualité reste captif d'une exci-
tation, avec tous les risques de débordements, « de la
pure décharge motrice aux mises en acte qui blan-
chissent la pensée qui les a précédées » (Ladame et Pis-
caglia, 2005, p. 335).
Dictée par la clinique, la notion de pulsion émerge
d'une tentative de description de mouvements psy-
chiques, de sensations qui les accompagnent (notam-
ment plaisir ou déplaisir, l'un et l'autre n'étant pas
toujours si distincts l'un de l'autre) et de leurs destins.
La clinique adolescente requiert tout particulièrement
une attention aux processus de liaison et aux menaces
de déliaison pouvant mener à une désintrication pul-
sionnelle. Notre rencontre avec Sylvie donne à penser
sur le chaos pulsionnel mettant à mal les processus de
liaison psychique, majoré par un contexte familial où
toute expression conflictuelle doit être tue.

« J'aime pas rester enfermée » – De


l'inhibition forcenée à la désintrication

Sylvie, 14 ans, oscille entre une attitude souriante et


un renfermement, une difficulté de parler des conflits
qui bouillonnent en elle. Ses propos sont hésitants et
retenus. La forme impersonnelle est souvent utilisée,
mettant à distance ses éprouvés. Elle pleure. Il lui est
difficile de me dire ce qui l'a amenée à ingérer massive-
ment des médicaments (Kernier, 2009a ; 2013). « Des
problèmes avec mes parents », me dit-elle, pour ensuite
s'enfermer dans un long mutisme, étouffer des sanglots
et enfin expliquer qu'elle ne s'entend pas avec ses
parents. « Ma mère s'énerve très vite et je m'énerve
aussi très vite », les motions pulsionnelles agressives
semblent difficiles à tolérer. Ce n'est que récemment
qu'elle ressent un mal-être : « Étant plus petite, on sort
pas, on reste à la maison, c'est pas pareil, ça nous inté-
resse pas trop d'aller dehors et, maintenant, c'est la
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124 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

période de sortir, aller faire des tours. » L'adolescence


entraîne des changements, selon elle. Elle ressent autre-
ment l'attitude de ses parents : « Mes parents, ils sont
super protecteurs donc ils sont toujours en train de
voir ce que je suis en train de faire, de me dire ce que je
dois faire. C'est des papa-poules, c'est des parents-
poules, ils sont toujours en train de demander où je
suis, où je vais et avec qui surtout. » D'après ces pro-
pos, les parents apparaissent peu différenciés sexuelle-
ment, ce qui leur donne un caractère omnipotent. Face
à des parents hyperprotecteurs prônant excessivement
la sécurité de leur enfant, Sylvie éprouve le besoin
d'explorer d'autres espaces, hors du milieu familial. De
surcroît, exprimer agressivité ou colère est considéré
comme « mauvais ». Sylvie se met dans une situation de
danger, susceptible de provoquer sa mort. Pourtant,
elle ne parle pas tant de volonté de mourir que de
souhait de « sortir » de chez elle. Sylvie aurait-elle eu
recours à un tel geste autodestructeur pour tenter de
marquer une séparation entre elle et ses géniteurs,
séparation trop redoutée par ceux-ci ?
Dans le contexte familial qui se dessine à travers les
paroles de Sylvie, la prise de risque répond à une sur-
protection parentale. À être trop protégée, l'adoles-
cente risque de ne pas trouver sa place, de ne pas se
reconnaître comme détentrice d'une existence propre.
Confortable à court terme mais risquée à long terme, la
surprotection vise inconsciemment une économie illu-
soire de l'exigence adolescentaire qu'est la séparation et
de tous les aspects conflictuels qui y sont liés : éviter le
travail de renoncement aux tentations incestueuses et
au contrôle omnipotent.
Sylvie a mal vécu le départ de sa sœur aînée qui l'a
laissée seule avec ses parents et les conflits. Les angoisses
maternelles pèsent désormais sur Sylvie, recevant
l'injonction de ne pas devenir comme sa sœur. Depuis
qu'elle a changé de collège, ses parents lui interdisent de
sortir car ils ne connaissent pas ses nouveaux amis.
De retour de l'école, elle évite de parler à ses parents,
s'enferme dans sa chambre, y regarde la télévision ou
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 125

se réfugie sur internet. Toute expression de l'agressivité


est évitée, de même que les conflits.
Les identifications féminines apparaissent malaisées :
Sylvie se considère comme une « fille-garçon manqué ».
En s'identifiant aux garçons et en entretenant un
rapport de camaraderie infantile avec eux, Sylvie fait
l'économie du désir de l'autre différent et de la génita-
lisation des liens. L'essor pulsionnel propre à l'adoles-
cence semble susciter de l'angoisse, bien que Sylvie
banalise ses métamorphoses physiques et la survenue
de ses premières règles tout en laissant apparaître leur
absence de maîtrise : « De toute façon, qu'on aime ou
qu'on n'aime pas, on les a quand même. » Les parents
semblent aussi, de leur côté, accepter difficilement les
changements et l'idée d'une émancipation progressive
de leur fille.
Le geste suicidaire de Sylvie a été déclenché par une
dispute violente avec ses parents. À leur insu, elle a
invité un groupe d'amis à la maison, ce que ses parents
ont découvert. Elle répète avec émotion : « J'aime pas
rester enfermée. »
En se risquant à mourir, Sylvie a agi comme sa sœur.
La tentative de suicide de sa sœur a succédé à une dis-
pute avec les parents, dont Sylvie ignore les motifs :
« Quand il y a une dispute, je vais dans ma chambre.
Sinon, ils vont toujours réussir à me mettre dans la
discussion. » Encore une fois, elle tente d'éviter les
conflits, de verrouiller sévèrement et comme si de rien
était toute la colère qui, pourtant, n'en peut plus de ne
bouillonner que secrètement. Cette dénégation en dit
long : elle n'aurait « jamais pensé » à faire comme sa
sœur.
En encourageant Sylvie à parler davantage de ce
qu'elle connaît de sa famille, ce qui est difficile, j'ap-
prends qu'une autre tentative de suicide a marqué
Sylvie lorsqu'elle était âgée de 7 ans, celle de sa mère
« à cause de sa maladie », une fibromyalgie localisée
dans le dos dont elle souffre depuis ses 20 ans. Elle et sa
sœur avaient découvert leur mère qui s'ouvrait les
veines : « Pour une fois, on était parties chercher le
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126 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

pain toutes les deux, ma mère nous l'avait demandé.


Au milieu du chemin, ma sœur, elle fait : “Il faut qu'on
court, il y a quelque chose qui va pas, il y a quelqu'un
qui me dit de courir.” On a couru et, quand on est
arrivées à la maison, ma mère, elle était dans la cuisine
avec… Elle n'avait pas encore ouvert sa veine, elle
commençait juste à… Donc on a appelé les pompiers. »
Dans ce récit, les identités sont souvent confuses. La
sœur de Sylvie entretenait manifestement des liens
fusionnels à sa mère, pressentant le danger et enten-
dant « quelqu'un » qui lui ordonne de courir. Qui est ce
« quelqu'un » ? Un autre en soi ? Une année avant sa
tentative de suicide, leur mère avait été très affectée du
décès de sa propre mère, que Sylvie a peu connue.
Cette mère morte prend encore beaucoup de place chez
sa mère qui dit souvent à Sylvie : « Toi, tu as de la
chance, tu as encore ta mère, elle peut te faire des petits
plaisirs, moi, cette chance, je ne l'ai plus. » Une tenta-
tive de suicide a aussi été faite par la sœur de sa mère.
Sylvie ne dit pas grand-chose de cette histoire « compli-
quée », si ce n'est : « J'ai jamais compris exactement ce
qu'il y avait, ça ne pouvait pas m'effrayer, un truc que
je ne comprenais pas complètement. » À la génération
de Sylvie et à celle de sa mère, une confusion brouillant
les limites moi-autre semble régner entre sœurs et entre
mère et fille. En adoptant une conduite risquant de la
mener à la mort, Sylvie s'est identifiée à de multiples
objets morts. Ainsi, la fonction des identifications nar-
cissiques, étouffant les conflits, peut se concevoir par
rapport à ces confusions identitaires dérivant de pertes
non reconnues comme telles. Autrement dit, les identifi-
cations narcissiques colmatent d'autres identifications
morbides et aliénantes, mélancoliques. L'objet mort
parasitant la psyché de Sylvie se révèle lourd à porter.
Recourir à un acte risquant de donner la mort peut
viser à se désencombrer de cet autre en soi. Objet mort,
objet lourd, objet parasite, cet autre en soi semble han-
ter Sylvie et faire obstacle à sa quiétude, au point
qu'elle ne trouve pas le sommeil dans le silence. Depuis
un peu plus d'un an, ce qui coïncide temporellement
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 127

avec le début des conflits avec ses parents et l'arrivée


de ses premières menstruations, Sylvie entend des
bruits étranges qu'elle reconnaît comme irréels. Sylvie
semble agie par des forces qui la submergent et la
dépassent. D'abord la puberté, elle-même déferlement
pulsionnel violent, ensuite le poids des objets origi-
naires dont elle ne peut s'affranchir. La violence que
Sylvie s'est infligée en risquant de s'autodétruire peut
être comprise comme une réponse défensive à ces autres
violences. Les bruits intérieurs qui l'obsèdent lorsque
règne le silence traduisent-ils une lutte contre une pas-
sivité insupportable ? Monopolisée par une probléma-
tique œdipienne pubertaire non représentable car non
assumable, Sylvie ne peut pas laisser vivre la part
d'enfant en elle, trop dangereuse car la renvoyant à des
désirs interdits et non dépassés ainsi qu'à une passivité
réactivant une angoisse de perte. Elle ne peut donc pas
se laisser aller à la rêverie. Le geste suicidaire semble
exprimer à la fois le meurtre de l'enfant en soi, le
meurtre du parent en soi et la lutte contre l'aliénation
de l'objet mort.
Sylvie ignore les raisons pour lesquelles ses parents
se sont exilés en France, avant sa naissance. Le seul
trait identificatoire commun aux membres de sa famille
maternelle traversant les générations est une douleur
permanente au dos. N'est-ce pas révélateur d'une dou-
leur pesante qui se transmet, silencieusement ? Une
douleur physique antalgique à une indicible douleur
psychique s'exprimant violemment de temps à autre
par des tentatives de suicide : Sylvie répète le geste de sa
mère, de sa tante et de sa sœur. Dans son discours,
toute potentielle source de souffrance est banalisée. En
même temps, j'entends son geste autodestructeur
comme une quête de différenciation et de subjectiva-
tion. L'évitement des conflits, en particulier de la pro-
blématique identificatoire, lui procure une illusion de
maîtrise. Comment trouver un compromis entre l'infans
et le pubertaire ? L'acheminement vers la génitalisation
des liens apparaît en effet régulièrement disqualifié. En
proie à une pulsionnalité débordante, Sylvie se complaît
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128 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

à conserver le statut d'infans qui lui est assigné : ne pas


comprendre, ne pas affronter les conflits, ne pas creu-
ser le passé maternel, éviter de s'exprimer et ne pas
réveiller les morts qui hantent sa mère. En s'attaquant
elle-même, Sylvie marque une rupture avec cette posi-
tion d'infans devenue intolérable et semble chercher à
se défaire de cette part d'elle-même à la fois trop exci-
tante et trop immobilisante.
Sylvie a investi sa thérapie hebdomadaire dans le
centre médico-psycholologique auquel elle a été adressée
à l'issue de son hospitalisation. Ses parents voient aussi
régulièrement la psychologue. L'écoute active de sa thé-
rapeute alimente un transfert positif : « C'est elle qui me
pose des questions, parce qu'avant mes anciens psycho-
logues étaient… Je m'assois, et ils disaient : “Ben, allez-
y, vous pouvez parler.” Et je restais pendant un quart
d'heure à rien dire parce que je voulais pas parler… En
fait, elle enlève les mots de la bouche. Elle arrive vrai-
ment à aller les chercher au fond de toi et, après, quand
elle te les a enlevés, tu vas mieux. » En plus de la théra-
pie en elle-même, le soutien offert aux parents et accepté
par ceux-ci a sans doute été mobilisateur.
Un an après la tentative de suicide, Sylvie apparaît
plus assurée, plus jeune fille, plus posée. Elle affirme
que « ça se passe beaucoup mieux », tant avec ses
parents qu'avec elle-même. Sa « dépendance » à inter-
net demeure le seul « problème », générant des conflits
avec ses parents. Cependant, il semble à présent pos-
sible de parler de ces conflits. À travers la navigation
électronique, Sylvie cherche intensément à alimenter
ses contacts avec ses amis, ce qui apparaît surtout
comme un moyen d'éviter l'angoisse de séparation, mais
aussi de laisser s'exprimer les pulsions libidinales et
agressives. Toutefois, le sens de la tentative de suicide
de l'année passée lui échappe encore et elle évite d'y
penser. Les ressorts inconscients et paradoxaux de ce
geste, entre désir et refus de séparation, entre décharge
pulsionnelle et défense, restent encore obscurs, proba-
blement du fait de l'angoisse de séparation encore pré-
gnante et difficile à reconnaître. Elle pense cependant
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qu'un tel geste n'arrivera plus. Sa concentration sur ses


études – avec l'ambition de travailler dans la police
scientifique – dénote une tendance de bon aloi à la subli-
mation.
Il est un destin pulsionnel singulier qui doit mériter
notre attention : le masochisme. Point de départ de la
sexualité infantile, le masochisme est le mouvement qui
reflète sans doute le mieux le paradoxe du retour à l'ori-
ginaire propre à la pensée freudienne. Il nous aidera à
comprendre en quoi pulsion et traumatisme peuvent en
soi être intimement liés : « la pulsion pouvant être trau-
matisante, le traumatisme pouvant être créateur de
poussée » (Laplanche, 1980, p. 213). L'approfondisse-
ment de cette notion nous permettra de nous focaliser
ensuite sur un autre concept essentiel, l'objet. Si la pul-
sion peut être traumatisante, c'est justement parce
qu'elle est indissociable de l'objet. Le trauma traduit
une absence de réponse adéquate de l'objet, sa préco-
cité compromettant d'autant plus la constitution de la
psyché de l'infans, rendu ensuite vulnérable à d'autres
événements potentiellement traumatiques. Plus qu'une
simple expression de la pulsion de mort, le geste suici-
daire peut traduire la quête tragique d'un interlocuteur
acceptable et peut être vu comme un psychodrame sau-
vage cherchant à donner un sens œdipien à ce qui a été
d'abord subi passivement comme une violence du
monde des adultes (Richard, 1998, p. 56). Dès lors, le
masochisme, en tant qu'état initial de la sexualité,
constitue un trait d'union entre l'expression pulsion-
nelle et l'objet.

LE MASOCHISME : RETOURNEMENT
CONTRE SOI ET TENTATIVE PARADOXALE
DE RELIAISON

Nous l'avons vu, la conception de la pulsion de mort


aboutit à des apories : la réduction de tensions au zéro
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reste toujours asymptotique puisque, « là où il y a pul-


sion, où “ça pulse”, il y a encore de la vie qui se mani-
feste comme telle, même si elle se détourne d'elle-
même » (Rosolato, 1987, p. 25). À chaque fois que l'on
considère ce qui peut être retenu comme spécifique de
la pulsion de mort s'impose un retournement. Or le
masochisme est un retournement, témoignant de l'inté-
riorisation initiale de la pulsion de mort, impliquant
dans la pensée freudienne l'ouverture d'une pensée sur
la mort et sur les conduites susceptibles de donner la
mort. G. Rosolato fait remarquer qu'il y a, dans les
conduites, un champ ouvert, depuis la possibilité de se
donner la mort, de risquer la mort, d'en fuir la pensée
par l'évitement et la distraction ou d'en ressasser les
potentiels sur un mode obsessionnel (p. 23).

« Ma mère m'a coupé les cheveux


et voulait retourner mon chien »
– Coupures et retournements

Louise a 11 ans et est à peine pubère. Son apparence


physique et son langage sont très puérils (Kernier,
2010a). Elle semble impatiente de mettre un terme aux
entretiens, soucieuse de retrouver sa mère venant lui
rendre visite. Louise banalise ce qui s'est passé : « J'ai
pas grand-chose à dire, je vis avec ma mère, je suis
contente, et voilà. » Sans désir de mort d'après ses
dires, son geste suicidaire a eu lieu après un entretien
entre sa mère et ses professeurs. Sa mère a été énervée
d'apprendre que Louise a des notes « moyennes » et
qu'elle est « bazar ». Louise désigne l'attitude de sa
mère à son égard comme principal facteur déclenchant
de son geste suicidaire : « Elle m'a coupé les cheveux et
elle voulait retourner mon chien. Eh ben, ça m'a pas
plu. » Elle parle de son chien comme la « personne »
qu'elle « aime le plus au monde », précisant : « J'ai pas
de frère ni de sœur, donc je me suis beaucoup attachée
à lui et puis il est toujours avec moi. Il me manque. »
Louise n'a pas évoqué ce qui a amené sa mère à lui
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couper les cheveux et je n'ai pas exploré ce fait. Après


coup, en y repensant, je me suis interrogée sur le reten-
tissement psychique de cette coupe de cheveux forcée.
A-t‑elle ravivé un complexe de castration par une mère
toute-puissante, qui la menace en même temps de retirer
son objet d'amour (son chien) ? Louise porte un foulard
sur sa tête et semble tenir à cacher sa chevelure raccour-
cie, comme si elle devait occulter un manque. S'est-elle
sentie soudainement dépossédée d'un attribut identi-
taire féminin durant sa puberté émergente ? Le geste de
sa mère a pu être éprouvé comme un geste infanticide :
tuer une part d'elle-même et la forcer à devenir autre.
Par son geste suicidaire, Louise aurait inconsciemment
tenté de trancher le lien de dépendance à sa mère ou de
maîtriser son corps après s'être sentie disqualifiée par
cette dernière dans son droit d'avoir un corps bien à
elle. Louise confie qu'il est parfois difficile de devoir
prendre soin de sa mère fatiguée et soucieuse, comme si
elle endossait une position parentifiée. Louise n'a pas
vu son père depuis huit ans. Lorsqu'elle était bébé, ses
parents ont divorcé. Les visites du père à Louise sont
devenues de plus en plus rares, puis il n'a plus voulu la
revoir. Louise n'aurait pas gardé de souvenir de son
père, ni de cette séparation. Elle banalise ses éprouvés,
évoquant une enfance « heureuse » et ensuite une décep-
tion lorsque sa mère a été accaparée par son travail.
La solitude de Louise, renforcée par un certain isole-
ment à l'école, est compensée par la présence du chien :
« C'est un peu comme si j'étais sa mère et c'est un peu
comme un bébé », précise-t‑elle. Elle aime prendre soin
de lui et il semble avoir aussi une fonction thérapeu-
tique : « Lui aussi, il s'occupe de moi. » Très récemment,
il y a trois mois, elle a eu ses premières menstruations,
ce qu'elle évoque ainsi : « Ça change. On ne se sent pas
spécialement plus grande mais… C'est pas forcément
non plus agréable. » Elle affirme qu'elle n'a pas envie
de grandir. Elle voudrait rester « bébé », à cette période
où elle était tant « cajolée » et « câlinée », dont elle garde
une nostalgie. Depuis qu'elle grandit, Louise n'aime
pas son corps, elle se voit « enveloppée » et avec des
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« boutons ». Mais, déjà très jeune, Louise faisait des


complexes sur ses oreilles décollées, remodelées par la
chirurgie esthétique.
Lors d'un entretien en présence de la mère, Louise
reproche en ma présence à celle-ci de ne pas être assez
avec elle, ce qu'elle n'avait jamais pu exprimer
jusqu'alors. À l'issue de l'hospitalisation, elle est suivie
en centre médico-psychologique. Elle semble apprécier
ces rencontres thérapeutiques mais s'y rend surtout
pour que sa mère ne « s'inquiète pas », dit-elle, semblant
une fois de plus inscrire ses motivations dans le pacte
narcissique scellé avec sa mère qu'elle s'efforce de sou-
tenir dans une position parentifiée.
Un an plus tard, Louise a grandi et sa coupe de che-
veux est plus féminine. Elle apparaît plus ouverte, son
discours est plus riche et fluide. Portant un regard cri-
tique sur son geste, elle se souvient d'avoir eu peur
d'être séparée de son chien mais dit aussi : « J'étais
déçue que ma mère soit déçue de moi. » Louise exprime
à présent ses propres éprouvés : ce n'est plus unique-
ment sa mère qui est déçue d'elle mais elle-même qui
peut se dire déçue de la déception de sa mère. La peur
de décevoir subsiste mais n'a plus la même intensité.
« Je fais beaucoup d'efforts pour être au mieux pour ma
mère, pour la satisfaire, pour qu'elle soit contente de ce
que je fais, pour que je sois une bonne élève », dit-elle.
L'investissement du lien à la mère reste prégnant, même
plus fort. Sa mère compte énormément sur sa réussite
scolaire : « Dans son enfance, elle n'a pas eu cette
chance de pouvoir faire des études. Elle veut le meilleur
pour moi. Elle veut que j'aie tout ce qu'elle n'a pas eu.
Moi aussi, je veux faire des études et je ne veux surtout
pas la décevoir. Ouais, c'est son rêve un peu à travers
moi. » Louise endosse la délégation d'accomplir ce que
sa mère n'a pas pu accomplir, tel His Majesty the Baby
(Freud, 1914), héros à la place du parent.
D'après ses dires, Louise ne se sent plus seule comme
l'année passée. Elle préfère à présent la compagnie des
garçons mais n'a jamais eu de « petit copain ». En riant,
elle précise : « J'ai un petit ami, c'est Milou. » Le chien
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constituerait-il un objet de transition vers le puber-


taire ? Ou un objet contra-phobique pouvant aussi bien
favoriser un repli sur elle-même qu'ouvrir la voie de la
génitalisation des liens ? Louise se raccroche au monde
de l'enfance : « On peut jouer avec des petits, s'amuser
avec eux. On est encore un peu protégé, donc c'est
mignon, et puis on a l'amour de sa mère, on est chez
soi. » Imaginant sa vie future d'adulte, elle dit vouloir
garder son chien et surtout sa mère proche d'elle et
l'imiter en travaillant et en ayant des enfants. Elle
vante les qualités de courage de sa mère et l'idéalise,
évitant de se confronter au manque de père : « Ma mère
m'apporte l'amour d'un père et d'une mère. » Cette
figure maternelle omnipotente et unique apparaît diffi-
cile à désinvestir et susceptible d'entraver la traversée
du pubertaire.
Contrairement à son inhibition de l'année passée,
Louise relate un rêve : « J'étais dans un immeuble
fermé, avec une amie. Elle était montée dans un ascen-
seur pour aller chercher du secours. Il y avait du sang.
Et puis je suis allée dans une pièce regarder qu'est-ce
que c'était : il y avait quelqu'un avec une scie et, quand
la scie s'est enlevée, ben, en fait, c'était ma mère. »
Louise en rit. Quel contraste entre la figure maternelle
ainsi rêvée et la mater idéalisée qu'elle s'efforce de
satisfaire dans sa vie quotidienne ! Elle relate aussitôt
un autre rêve, plus fréquent : « Il y a des abeilles qui
viennent me… et je sens comme des choses sur ma
peau, comme s'il y avait des abeilles, et je me réveille. »
Dans ce second rêve, Louise est elle-même la cible des
attaques des agents perturbateurs et intrusifs. L'assem-
blage de ces deux rêves racontés successivement laisse
entrevoir un fantasme infanticide. La présence de ce
fantasme dans la vie psychique de Louise me rassure
dans la mesure où elle signe un désinvestissement pro-
gressif de ce lien si idéalisé à l'objet primaire, nécessaire
pour accéder à l'adolescens.
Dans la foulée, Louise revient à son attachement
à l'enfance et exprime son ressenti sur ses premières
menstruations : « C'était perturbant. On avait un peu la
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tête ailleurs, on pleure facilement, on est un peu per-


turbé. Enfin, c'est tout, parce que c'est tout nouveau,
on a l'impression de ne plus être un enfant. » La forme
impersonnelle du discours traduit la difficulté à s'ap-
proprier son corps pubère, à s'en sentir propriétaire.
Le « je » se voit encore ponctuellement submergé par le
« ça », malgré les tendances sublimatoires se dévelop-
pant à travers l'hyperinvestissement scolaire et pou-
vant la renarcissiser. Que coupe la mère avec sa scie ?
Les cheveux de Louise comme peu avant le geste suici-
daire ? L'écoulement de sang émanant de ce supposé
infanticide fait-il écho au flux menstruel traumatisant
car faisant sonner le glas de l'enfance et, plus particuliè-
rement, de l'omnipotence infantile ? Elle imagine sa
propre fertilité annoncée par ses règles : « J'aurai cette
chance de pouvoir faire des enfants », reprise de bon
aloi de l'éprouvé pubertaire. Le deuxième anniversaire
d'adoption du chien approche, coïncidant avec l'anni-
versaire du geste suicidaire : « C'est encore un petit
bébé, comme si c'était mon enfant. Donc je le porte. Le
matin, dès qu'il vient me réveiller pour le sortir, il me
lèche la main, il vient me lécher le visage, tout mignon. »
Louise aime parler de son « bébé », ce qui conforte
l'identification à la mère. Elle « porte » ce chien-bébé
dans une position maternante et ce geste revêt une fonc-
tion d'autant plus thérapeutique qu'il vient donner du
sens aux transformations qui s'opèrent en elle : l'écoule-
ment sanguin cyclique signe la métamorphose du corps,
devenant un giron pouvant un jour porter un petit être.
Le geste suicidaire était survenu lorsque ce portage thé-
rapeutique était menacé, lorsque la mère avait annoncé
qu'elle allait renvoyer le chien à la SPA (Société protec-
trice des animaux). Si le chien disparaît, c'est le lien
entre l'enfance et l'adolescence qui s'effrite, le puber-
taire suscitant des excitations trop brutes. L'efferves-
cence pubertaire peut être contenue à travers le lien au
chien. Si cet objet d'amour inconditionnel constitue un
substitut de bébé, il permet aussi un déplacement de
liens érotisés au père manquant, comme le laissent sup-
poser ses paroles à propos de son chien : « Il n'avait pas
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le droit de dormir avec moi, à chaque fois il pleurait


pour monter, je craquais et, quand ma mère partait de
la chambre, je le prenais pour qu'il dorme avec moi. Et
il dort toujours avec moi. » Ce chien bébé et amoureux
permet à Louise d'investir un autre objet que sa mère.
Louise apparaît tout à la fois nostalgique du lien de
dépendance à sa mère durant son enfance et refuser
cette dépendance en se dégageant de l'emprise que sa
mère exerce sur son corps (lui couper les cheveux) et sur
sa psyché (menacer de la séparer de son chien). La
haine envers la mère suscite une culpabilité intense et
l'intensité de cette culpabilité mérite d'explorer la fonc-
tion du masochisme. Louise idéalise sa mère, la protège
en se soumettant à elle, avec l'illusion de se délivrer de
son emprise et de reprendre une position active de maî-
trise. Cette posture masochiste restaure un alliage des
pulsions de vie et de mort menacées de désintrication.
La coupe de cheveux comme les transformations du
corps liées à la puberté naissante sont vécues comme des
contraintes échappant à la maîtrise de Louise. Ils font
réémerger des complexes qui avaient déjà obscurci son
enfance. L'expérience infantile se voit donc répétée,
mais avec les nouvelles exigences pubertaires difficiles à
intégrer. Prendre soin de son chien comme si c'était un
bébé aide Louise à « faire pactiser corps et psyché afin
de parler en son nom propre » (Birraux, 2004, p. 28)
et à consolider ses identifications à sa mère. Je com-
prends donc à quel point Louise a été désespérée face à
la menace de séparation d'avec ce chien tant aimé et
potentiellement thérapeutique. La priver de son chien,
c'était pour elle la priver de son bébé – donc un équi-
valent infanticide. Le geste suicidaire constitue donc
non seulement une manifestation de ce profond déses-
poir mais aussi l'expression d'inassumables motions
matricides, que Louise retourne contre elle-même, en
écho à cet éprouvé infanticide tout autant qu'une ultime
tentative d'appropriation subjective. Un an plus tard,
l'activité associative accrue et les souvenirs de rêves
procurent des contenants aux éprouvés pubertaires.
En s'attaquant elle-même, le mouvement réfléchi de
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Louise est potentiellement mortifère. Révélateur d'une


impossibilité à se représenter ses transformations
pubertaires et de la détresse suscitée par la menace de
retrait d'un attribut séducteur et d'un objet l'aidant à
donner sens à ses métamorphoses, son geste suicidaire
peut être considéré comme masochique dans la mesure
où il est pour partie imprégné de sexualité. La mère est
ici investie comme agent de maltraitance et de castra-
tion. En même temps, le mouvement réfléchi que consti-
tue le geste suicidaire pourrait être entendu comme une
tentative de retrouvailles avec un passé regretté, une
enfance à laquelle Louise pense avec nostalgie. Plu-
sieurs temps se superposent et juxtaposent. Pour
Louise, pour nombre d'adolescents ayant recours à acte
suicidaire, quel masochisme ? Tout masochisme est-il
destructeur ? Quelles sont les fonctions de ce(s) maso-
chisme(s) ?

Masochismes, du retournement
fondamental aux retournements
auto-provoqués

À la suite de l'introduction du dualisme pulsions


de vie et pulsions de mort, Freud (1920a) s'interroge
sur les fonctions du masochisme, complémentaire au
sadisme. Supposant l'existence d'un masochisme pri-
maire, il esquisse le postulat du primat de l'auto-
agression sur l'hétéro-agression. « Plaisir du déplai-
sir », c'est le paradoxe du masochisme (Laplanche,
1970) qui serait, en tant que temps réfléchi, un état
initial de la sexualité. L'agressivité serait d'abord tour-
née vers le sujet et demeurerait stagnante en lui avant
d'être défléchie vers l'extérieur (Rosenberg, 1991). La
« co-excitation libidinale » serait le fondement physiolo-
gique du masochisme érogène (Freud, 1924, p. 291).
Dès lors, le « masochisme érogène primaire », inaugu-
rant la vie sexuelle, résulte d'un alliage entre pulsions
de vie et de mort. Un enfant est battu constitue une
illustration de ce mouvement masochique à l'origine du
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pulsionnel. Freud décrit trois temps de l'évolution du


fantasme de fustigation chez des femmes névrosées :
1) Mon père bat l'enfant haï par moi ; 2) Je suis battue
par mon père ; 3) Un enfant est battu. Le deuxième
temps serait le plus important puisque apparaissent en
un seul mouvement le fantasme, l'inconscient et la
sexualité sous forme d'excitation masochique. Laplan-
che (1970, p. 155) voit ce mouvement de retournement
contre soi d'une agressivité agie comme l'origine du
mouvement de fantasmatisation : passer au rélféchi,
réfléchir l'action, l'intérioriser, la faire entrer en soi-
même comme fantasme, en ancrant l'action fantasmée
dans la sexualité et dans l'inconscient. Le masochisme
participerait donc à la constitution de la sexualité
humaine.
Le geste suicidaire peut être considéré comme témoi-
gnant d'une décharge pulsionnelle et aussi comme une
défense contre les effets désorganisants pour la psyché
de cet afflux pulsionnel insuffisamment contenu et pare-
excité. Plus qu'un « plaisir du déplaisir » masochique,
le geste suicidaire fonctionne en réaction à un « déplai-
sir du plaisir pulsionnel », autrement dit comme défense
par le corps contre une décharge intolérable pour la
psyché. Cependant, ne négligeons pas la composante
érotique accompagnant certains scénarios suicidaires,
en particulier lors de phlébotomies ou lorsque s'y asso-
cient des scarifications. Certaines récidives suicidaires
résultent d'un masochisme non plus protecteur mais
mortifère, ne permettant plus une inscription dans la
temporalité mais tendant plutôt à gommer celle-ci.
Nous avons vu l'importance du masochisme dans la
régulation du principe de plaisir et de l'activité pulsion-
nelle au sein de la psyché, entre excitation et décharge.
La conception du principe de plaisir change avec l'intro-
duction de la pulsion de mort. Un principe de plaisir qui
ne fonctionnerait qu'en termes de satisfaction absolue,
en « tout ou rien » et en « tout et tout de suite », n'aurait
que des conséquences destructives et mortifères. Cette
apparente contradiction du principe de plaisir conduit
le masochisme à assumer une fonction essentielle dans
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l'instauration de la temporalité et de la continuité : ame-


ner le psychisme à tolérer le déplaisir de l'attente et de
l'ajournement de la satisfaction. L'inclusion du plaisir
masochique dans le principe de plaisir permet la trans-
formation de celui-ci en principe de réalité. Le maso-
chisme est une résultante de l'intrication de la pulsion
de mort à la pulsion de vie. La réussite de cette intrica-
tion pulsionnelle rend la rémanence du passé dans le
présent active et ineffaçable.
Le mouvement réfléchi que constitue le geste suici-
daire peut être vu comme une tentative de retour à
un état originaire, un « temps auto- ». Un tel retour
permettrait-il de retrouver l'objet – séducteur et/ou
maltraitant ? – qui précède ce « temps auto- », ou bien
de se séparer de lui ? Sans doute, paradoxalement, les
deux à la fois. Dans tous les cas, nous écoutons, dans
le discours de l'adolescent, à la fois ce qui relève de
l'actuel et ce qui relève d'un autre plan temporel, l'ori-
ginaire. Le geste suicidaire témoigne indéniablement
d'un brouillage des repères temporels. D'abord par
rapport à la réalité externe : durant l'acte suicidaire, la
mort est déniée, le sujet s'octroyant la toute-puissance
d'en disposer. Avec le déni de la mort, c'est l'histoire du
sujet et le défilement des générations qui sont bloqués.
Ensuite, sur le plan intrapsychique, le geste suicidaire
apparaît comme une lutte physique contre un afflux
pulsionnel trop brutal. Or une telle décharge pulsion-
nelle n'aurait pas lieu si un ajournement et une disconti-
nuité avaient été possibles. Le geste suicidaire révèle
que la fonction régulatrice du temps n'est plus assurée
par le masochisme, comme elle devrait l'être. Le maso-
chisme mortifère, et non plus gardien de la vie, œuvre
pour la confusion et le retour à l'originaire. Comment
penser cette dérégulation du masochisme, allant du
masochisme gardien de la vie au masochisme mortifère ?
Le masochisme érogène primaire peut être considéré
comme le moyen par excellence d'empêcher notre des-
truction. Cependant, une dérégulation de cette fonction
vitale du masochisme transforme ce masochisme gar-
dien de la vie en masochisme mortifère. Le masochisme
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mortifère est donc la conséquence d'un masochisme soit


insuffisant, soit au contraire qui réussit trop bien.
Le vrai masochisme, c'est celui qui va chercher à
nouveau l'autre pour faire monter la tension (Laplan-
che et André, 2000). Le masochisme moral, se présen-
tant comme norme du comportement dans l'existence
(Freud, 1924, p. 289), est la forme la moins sexualisée,
la plus extrême, la plus pathologique, la plus importante
et celle qui est le plus souvent évoquée en tant qu'obsta-
cle au déroulement de la cure psychanalytique. En pré-
sentant l'apparence d'une culpabilité post-œdipienne,
le masochisme moral tente de garder l'apparence de la
névrose, avec une pratique perverse cachée. La culpa-
bilité est investie masochiquement, en la rendant sup-
portable par l'érotisation, en la transformant en source
de satisfaction masochique. Dès lors, le masochisme
moral apparaît comme un « masochisme-gardien-de-la-
névrose » (Rosenberg, 1991, p. 54) ou s'efforçant de
l'être. La culpabilité serait le négatif du masochisme. Le
masochisme moral est la forme de masochisme la moins
investie par la sexualité. Si la resexualisation de la
culpabilité augmente et devient trop importante, si elle
devient évidente et apparente, le masochisme moral se
transforme régressivement en masochisme féminin, ou
encore, si la régression se poursuit, en masochisme éro-
gène. Selon B. Rosenberg, « les formes de masochisme
s'organisent et se hiérarchisent autour d'un axe unitaire
du masochisme moral au masochisme érogène en pas-
sant par le masochisme féminin » (p. 40).
Pour P. Jeammet (2000a), le recours à des conduites
masochiques à l'adolescence viserait une restauration
narcissique : la menace sur le moi et sur l'identité serait
le moteur du masochisme, procurant l'illusion d'une
délivrance de l'emprise de l'objet et d'une reprise de
maîtrise. Le retournement masochique de l'investisse-
ment d'objet insatisfaisant ou insécurisant est l'une des
façons de se délivrer de son influence en le récupérant
en quelque sorte. Le recours à la conduite masochique
reflète des fragilités du lien à l'objet, il s'agit d'une
répétition de ce lien en vue de le maîtriser et de s'en
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140 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

affranchir. Des situations de carences relationnelles de


l'enfance peuvent être réactivées au moment de l'ado-
lescence et, avec elles, la dimension autodestructrice en
lien à la fois avec la perte objectale et avec la menace
que représente l'objet quand il se rapproche. La diffi-
culté est de parvenir à rendre tolérable pour le moi une
reprise d'un commerce avec l'objet.
« Une baffe, ça durait une semaine. C'était assez horrible, la
grosse trace rouge, par exemple juste parce qu'on avait renversé
du jus d'orange. Je pourrais pas trop dire pourquoi, mon
enfance, je la trouvais merveilleuse, mais je la trouvais mer-
veilleuse. J'étais persuadée que tout était bien et tellement
convaincue que, quoi qu'il arrive, c'était forcément bien. Je me
disais : “C'est moi qui dois l'admettre, c'est ma faute, c'est nor-
mal que je reçoive ça, c'est pour m'éduquer, c'est gentil”, je le
prenais pour quelque chose de gentil, en plus elle se donne du mal
pour moi, elle me fait mal pour moi. » Angélique parle ainsi de
son enfance, des coups qu'elle a reçus soi-disant pour son bien.
La compagne de sa mère revendique un statut de mère d'Angé-
lique, ce que celle-ci refuse tout en l'aimant à en souffrir. Celle
qu'elle appelle dès lors sa « marente » l'accuse de la rendre triste
et déprimée. S'ensuit donc une « culpabilité à mort » : « J'étais
persuadée de faire son malheur et que, s'il arrivait quoi que ce
soit, tout serait de ma faute, alors que c'était la personne que
j'aimais le plus au monde et qu'elle était merveilleuse et que
j'étais horrible. Et c'était ce qu'elle me disait et, forcément,
quand une mère dit ça à son enfant, il le croit, surtout si elle lui
répète dix fois par jour. Donc je l'ai bien cru. J'avais beau me
battre contre ça, en même temps, tout ce que je voulais, c'était
être dans ses bras, enfin même si je me retenais. » Angélique est
âgée de 15 ans lors de son quatrième geste suicidaire par phlébo-
tomie. Ce besoin de s'auto-mutiler résulte de la fragilité du lien à
l'objet et de l'intériorisation du mauvais objet donnant lieu à une
carence narcissique. Paradoxalement, la sensation douloureuse
lui permet d'éviter d'éprouver le besoin d'être bercée dans les
bras de cette femme qui l'excite. Angélique recourt à l'auto-
attaque masochiste pour tenter de maîtriser ce qui menace de la
déborder : « Je culpabilise pour un rien. Quelqu'un est triste à
l'autre bout du monde, je culpabilise, je me dis : “Je pourrais le
rendre heureux.” Je suis toujours persuadée que tout est de ma
faute. Et du coup, forcément, ça revient très vite à une haine
spéciale que j'ai contre moi. Enfin, j'ai commencé à me haïr hor-
riblement et, du coup, ça donnait encore plus de sens aux cou-
pures parce que, me faire mal, c'était me punir, et du coup je le
prenais bien. »
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Retournement excessif
coupant de l'objet :
du masochisme au narcissisme

B. Rosenberg voit le lien entre masochisme et narcis-


sisme dans une relation inversement proportionnelle :
lorsqu'il y a moins de masochisme, il y a plus de narcis-
sisme défensif. Lorsqu'un objet est investi, il y a un
retrait pulsionnel à la fois libidinal et agressif du moi
vers l'objet, s'accompagnant donc d'une relative désin-
trication pulsionnelle. Le masochisme, qui correspond
psychiquement à l'intrication pulsionnelle, se voit affai-
bli en cas de désintrication pulsionnelle. Cet affai-
blissement du masochisme peut s'accompagner d'un
mouvement défensif de surinvestissement narcissique
du moi. Mais paradoxalement l'apport d'investissement
libidinal du moi qu'implique le narcissisme favorise
– par l'identification – un processus de ré-intrication
pulsionnelle se traduisant par un vécu masochique et
permettant, en fin de compte, un retour à l'objet : « S'il
est vrai que, dans un premier temps, le narcissisme est
un mouvement défensif par rapport à une désintrication
pulsionnelle et donc à une diminution du vécu maso-
chique, il peut être, dans un deuxième temps, ce qui
favorise la ré-intrication pulsionnelle, la reconstitution
du masochisme nécessaire pour qu'un retour à l'objet
soit possible » (1991, p. 27).
Si l'identification marque la naissance du sujet par
l'autre, le geste suicidaire résulterait-il d'un échec de ce
processus ? Pas par faute de l'un ou de l'autre mais par
une inadéquation du lien qui entrave son intériorisation
vivante. Ou par un refus, ne fût-ce que momentané, de
l'objet – dont la déceptivité peut raviver une brèche
traumatique laissant libre cours à la haine et à un inves-
tissement narcissique excessif. Et en même temps, para-
doxalement, le recours à un tel geste ne signerait-il pas
une tentative de recréer du lien ? Lien minimal entre
Éros et Thanatos par l'acte qui n'est plus purement
autosadique mais qui devient masochique si le sujet
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142 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

considère qu'il est tué par l'autre, lien par une tentative
violente de différenciation de l'autre aliénant, lien à un
nouvel idéal du moi par une tentative d'anéantissement
d'un idéal du moi féroce et omnipotent, lien à l'autre
par une ultime tentative d'être reconnu comme sujet ?
Rosenberg affirme qu'à partir de l'identification mélan-
colique un investissement d'un nouvel objet qui sortirait
le sujet de l'impasse de la mélancolie serait possible à
condition que l'introjection évolue et se transforme en
identification et qu'ainsi la culpabilité envers l'objet
perdu soit vécue. En effet, c'est la culpabilité qui trans-
forme le sadisme en masochisme. Autrement dit, « dès
que le niveau masochique est atteint, il se produit
un retour vers l'objet externe, vers une autre personne
qui assumera, elle, par rapport au sujet mélancolique
devenu masochique, le rôle du comparse sadique »
(p. 115). Les retrouvailles de l'objet à travers la trans-
formation de l'autosadisme en masochisme peuvent être
une étape sur la voie de subjectivation, de la reconnais-
sance de soi comme sujet à part entière. Il s'agit de lier la
pulsion de destruction par l'Éros, de réussir un niveau
de réintrication pulsionnelle assez bon pour renarcissi-
ser ou réhystériser l'identification mélancolique.
R. Roussillon (1999) souligne l'enjeu d'abord et
avant tout narcissique de la position masochique. Dans
une telle position, la sauvegarde narcissique est obtenue
à l'aide d'un brouillage du registre de plaisir et de celui
du déplaisir et d'une confusion, voire une inversion, du
« bon » et du « mauvais » : « Le sujet préfère se sentir
coupable, mais donc “responsable” et actif, maître, que
retrouver l'impuissance et la détresse du vécu agonisti-
que » (p. 28).
Dès lors, le geste suicidaire serait-il l'expression
d'une forme de masochisme ? Le suicidant s'attaque lui-
même sans chercher un objet extérieur pour l'attaquer.
Mais le masochisme dans sa forme morale « peut aussi
être causé par des puissances ou des circonstances
impersonnelles », dit Freud (1924, p. 293), ajoutant :
« Il est très tentant, pour expliquer ce comportement,
de laisser de côté la libido et de s'en tenir à l'hypothèse
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selon laquelle ici la pulsion de destruction a été à


nouveau tournée vers l'intérieur et fait rage contre le
propre soi ; mais le fait que le langage n'ait pas renoncé
à relier à l'érotisme cette forme de comportement et
nomme aussi masochistes ces personnes qui se blessent
elles-mêmes devrait cependant avoir un sens » (idem).
Donc s'attaquer soi-même, faire un geste dont les consé-
quences peuvent s'opposer au développement de soi et
sans passer par un autre objet, peut aussi relever du
masochisme. Plus que du masochisme lui-même, le geste
suicidaire semble surtout provenir d'une dérégulation
du masochisme faisant basculer sa fonction de gardien
de la vie vers des effets mortifères. Le masochisme est
un destin pulsionnel paradoxal puisqu'il est en même
temps retour sur soi et retour à l'origine de l'émergence
du pulsionnel, de la sexualité infantile. Or la genèse du
pulsionnel est-elle réductible au soi ? Pouvons-nous
nous contenter de voir le geste suicidaire comme une
attaque de soi ? Nous devons dépasser l'aspect mani-
feste d'un tel geste et explorer l'« autre en soi » qui peut
le motiver, comme le suggère le redoublement du « se »
du verbe « se suicider » si nous tenons compte de son
étymologie latine. Si le masochisme gardien de la vie
permet le commerce avec l'objet, la dérégulation du
masochisme, devenant mortifère, rend par contre tout
lien objectal menaçant.
Aurélie, 17 ans, ingère des médicaments à la suite de conflits
familiaux. Ses parents adoptifs venaient d'apprendre sa gros-
sesse et lui parlaient d'avortement. Un an auparavant, elle avait
déjà avorté et avait fait sa première tentative de suicide juste
après. Ses nombreuses relations amoureuses sont éphémères.
Chaque fois qu'elle se rend compte qu'elle va tomber amoureuse,
elle rompt. Que craint-elle ? « De souffrir après parce que,
l'amour, ça dure un temps et après c'est fini. Je préfère ne pas
du tout vivre de relation que de souffrir après, parce que plus ça
dure, plus il y aura de souffrance, donc je préfère ne rien vivre
du tout. Souffrir tout le temps, même comme ça, c'est parfait, je
m'autodétruis. » Elle a également quitté le père de l'enfant
qu'elle porte, que pourtant elle trouve « super », et fait tout pour
se faire détester par lui pour qu'il cesse de lui téléphoner et
l'oublie. Cette attitude, soit masochique, soit narcissique, se
généralise : « J'ai toujours besoin d'être dans la merde, j'ai
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144 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

toujours besoin d'avoir des problèmes, ça me fait marrer et


comme ça, au moins, je ne m'ennuie pas. » Les nombreux rap-
ports sexuels d'Aurélie n'ont jamais été protégés : « J'ai jamais
fait attention. Pour moi, si j'attrape une maladie, c'est le destin.
De toute façon, je vais mourir. » La recherche de souffrance va
donc de pair avec un besoin d'éprouver ses limites de survie.
Jusqu'où son masochisme dérégulé peut-il la mener ? Prendre
des risques, c'est préserver une illusion de toute-puissance, celle
de maîtriser toute souffrance et celle de pouvoir s'auto-suffire,
en fantasmant notamment qu'elle peut concevoir un enfant toute
seule.

Les liens singuliers entre masochisme et narcissisme


montrent la place centrale de l'objet. L'excès de nar-
cissisme et la dérégulation du masochisme font barrage
aux investissements objectaux. Le sujet risque de
s'enfermer dans une alternative : la clôture hermétique
sur soi-même ou la confusion sous l'emprise de l'objet
aliénant. Le geste suicidaire dénonce sans doute cette
double menace.
Nous avons abordé le masochisme comme destin
possible des pulsions avant d'aborder l'objet en tant
qu'origine de la pulsion. Freud lui-même n'a-t‑il pas
conceptualisé la pulsion à partir de ses destins tout en
laissant ses origines quelque peu dans l'ombre ? Notre
démarche suit peut-être le cheminement freudien et
post-freudien de la réintégration progressive de l'objet.
La qualité du masochisme, suffisamment gardien de la
vie ou mortifère, dépend essentiellement des modalités
du lien à l'objet.

POUR NE PAS DÉTRUIRE L'AUTRE,


SE DÉTRUIRE SOI… UN MEURTRE
PROTECTEUR ?

Sans objet, il n'y aurait pas de sujet. Le concept psy-


chanalytique d'identification traduit la naissance du
sujet par l'objet. Laplanche (2000) va même jusqu'à
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 145

affirmer que, sans objet, il n'y aurait pas de pulsion.


Après avoir entendu à qui a pu s'adresser le geste suici-
daire de Julie, nous tenterons de comprendre quel com-
merce avec l'objet peut amener un adolescent à recourir
au geste suicidaire.

« … pour que tout le monde soit


autour de moi » – Un geste adressé
à un autre

Julie, 13 ans, est hospitalisée à la suite d'une inges-


tion d'antidépresseurs (Kernier, Marty et Canouï,
2008). D'une voix grave, elle précise : « Je voulais faire
un malaise en cours ou devant des gens pour que…
pour que tout le monde soit autour de moi ». Je souligne
son besoin d'être entourée : « J'ai pas besoin de faire
des choses comme ça pour attirer l'attention, je crois.
Mais j'en suis pas sûre. Enfin, je m'arrache les cheveux.
Alors, on sait pas si c'est à cause… Parce que mon père
a eu un accident il y a quatre ans, donc on sait pas si
c'est pour ça. Enfin, je crois que c'est surtout pour
attirer l'attention, pour qu'on dise : “Julie, arrête”,
pour qu'on s'occupe de moi. » Je rebondis sur l'associa-
tion de Julie entre son arrachement de cheveux et l'acci-
dent de son père quatre ans auparavant, ce qui l'amène
à dire : « Je ne sais pas si ça a un rapport mais, ce jour-
là, c'était la date de l'anniversaire de mon grand-père
qui est mort. Mais, en fait, je sais pas si c'est sa date de
mort ou sa date d'anniversaire. » Lorsqu'elle était âgée
de 9 ans, son père a escaladé vingt-cinq mètres de
rochers et est tombé. Il a été dans le coma et a été para-
plégique pendant un an. J'incite Julie à parler de son
ressenti suite à cet accident. Elle cherchait à ne pas y
penser, dit-elle. Elle précise : « Mon père, j'étais très
proche de lui quand j'étais petite. Donc, pour moi,
c'était impossible qu'il meure. » Le déni a obéré le
retentissement intérieur de ce traumatisme. Le lien
identificatoire au père est approfondi : « Je n'ai pas eu
l'attention d'un père. Même quand j'étais petite, je
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146 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

faisais tout pour attirer l'attention. Une fois, en pri-


maire, j'étais tombée sur la tête, je m'étais fait mal, j'ai
fait semblant que je ne voyais pas les marches, que je
tremblais, ils ont appelé les pompiers. En fait, j'avais
rien. Et puis je me suis inventé des douleurs de ventre
juste pour qu'on fasse attention à moi. Je crois que c'est
depuis l'accident. Avant l'accident, j'étais tout le temps
avec mon père. » Depuis la guérison et le retour à domi-
cile de son père, Julie le trouve changé, en proie à des
sautes d'humeur. Elle affirme que son père lui res-
semble beaucoup et cette identification narcissique vise
sans doute à éviter l'angoisse de le perdre. En contraste,
elle voit son père très « câlin » avec sa petite sœur, à
présent âgée de 9 ans, âge que Julie avait donc au
moment de l'accident de son père. La voyant choyée
comme elle-même l'avait été avant cet événement trau-
matique, Julie a le sentiment que sa place privilégiée
auprès de son père est prise par sa sœur, ce qui accentue
encore l'éprouvé de perte. En s'arrachant les cheveux,
Julie met en acte une indicible colère et réactualise la
séparation radicale qu'elle a vécue au moment où son
père a failli mourir. Ainsi, la prise de risque liée à
l'ingestion de médicaments peut être également com-
prise dans un mouvement identificatoire au père, cepen-
dant potentiellement mortifère.
Après l'évocation de sa jalousie envers sa sœur, Julie
affirme au sujet de son père, en se référant à son acci-
dent : « Je lui en veux d'avoir fait une connerie parce
que ça n'a fait du bien à personne. Il savait qu'il pre-
nait un risque. Maman, elle l'avait prévenu plusieurs
fois de redescendre… Enfin, en même temps, moi, je le
savais et puis, moi… Après quatre ans, je m'avale une
plaquette d'antidépresseurs. » Je lui demande si elle
pense que c'est lié. « Ben, je viens de m'en rendre
compte, en fait. » Qu'est-ce qui l'a aidée à s'en rendre
compte ? « Ben, là, ce que je viens de dire, qu'il prend
des risques. Mais, lui, il nous en a jamais parlé. Il ne
nous a jamais dit pourquoi il a escaladé. À mon avis, il
n'a pas escaladé pour le plaisir. En plus, il m'avait dit
qu'il avait voulu escalader. Alors je ne sais pas ce que je
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 147

dois entendre par là : si, enfin, je savais… il savait qu'il


prenait un risque. Enfin, je crois que personne n'ose lui
dire, tout le monde n'a pas arrêté de dire : “Le pauvre,
le pauvre…” mais il a fait une connerie. Je suis dure
mais c'est vrai. » Dans un journal intime que le père a
écrit au sujet de son hospitalisation et que Julie a lu en
cachette, un long passage est consacré à son propre
père, décédé six ans avant et dont l'anniversaire coïnci-
dait avec l'accident. Julie pense que ce décès a beau-
coup affecté son père mais n'a jamais vu ce dernier
manifester son ressenti. Dans cet extrait d'entretien
apparaît un condensé de problématiques au cœur du
geste suicidaire de Julie, réalisant soudainement, en en
parlant, un lien entre son ingestion d'antidépresseurs et
la prise de risque de son père. Son geste potentiellement
mortel fait écho à celui de son père. Julie s'est très for-
tement identifiée à son père – le lapsus « je savais… il
savait qu'il prenait un risque » le dévoile – sur un mode
non seulement narcissique mais mélancolique. Julie a
souffert de ce qu'elle a perçu comme un désinvestisse-
ment brutal de la part de son père, menacé de mort.
Les barrières intergénérationnelles tendent à s'estom-
per lorsqu'elle parle de son lien à son père, le considé-
rant comme un « grand frère » ou un « copain ». Elle
parle beaucoup de son père mais très peu de sa mère.
Pendant longtemps, elle s'est sentie incomprise d'elle.
Depuis peu, elle tente de s'en rapprocher, sentant
qu'elle grandit et devient « plus une femme ». Elle pré-
cise : « Je sais qu'elle a été adolescente tandis que mon
père maintenant je sais qu'il n'a pas été adolescent. » Je
relève, étonnée, ces derniers propos et Julie se corrige :
« Euh… il n'a pas été adolescent, enfin il n'a pas été une
jeune fille, je sais pas. » Ce lapsus de Julie révèle un
défaut d'élaboration de la perte ayant pu entraver le
processus adolescent du père, susceptible de faire écho
chez Julie, à présent taraudée par la même probléma-
tique. Elle exprime ainsi l'impasse pubertaire qui est la
sienne et qui a pu être au préalable celle de son père. La
menace suicidaire qu'a pu constituer l'accident du père
semble liée au décès de son propre père tout en ayant
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148 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

engendré, selon les dires de Julie, le geste suicidaire


médicamenteux. Cette chaîne identificatoire, que l'on
peut qualifier de mélancolique puisque se référant à des
objets morts, semble renvoyer à des problématiques de
perte non élaborées barrant le processus adolescent,
à des indicibles et douloureux vécus de séparation.
Consubstantielle à la problématique de perte, la résur-
gence du conflit œdipien liée à l'avènement pubertaire
apparaît difficile à élaborer. L'intensité de l'investisse-
ment du parent incestueux, peut-être majorée par sa
longue absence passée et par son risque de mort, attise
en effet le conflit œdipien. Dans le lapsus de Julie appa-
raît l'ambivalence identificatoire. En prononçant « ado-
lescent » au lieu d'« adolescente », elle semble refuser
une part de sa féminité. Julie prend conscience des
changements de son corps et de son identité féminine en
construction, mais elle ne semble pas l'investir psychi-
quement. Elle est partagée entre deux envies : grandir et
« rester petit bébé », dit-elle.
Au départ, les médicaments avaient été prescrits à
Julie car elle se sentait déprimée. Les raisons qu'elle
invoque sont diverses : l'accroissement de ses plaques
dégarnies altérant son image, une difficulté ressentie
lors de l'adaptation dans une nouvelle école et la ferme-
ture de son club de voile où elle s'investissait passionné-
ment. Elle souligne son grand besoin d'activité sportive
pour se défouler. Juste après une séance de natation,
elle avait confié à une amie son mal-être. Bien qu'elle ait
été réconfortée par cette amie, dès qu'elle s'est retrou-
vée seule chez elle, une envie irrépressible de prendre
une forte dose d'antidépresseurs lui est venue et elle est
passée à l'acte. « Je crois qu'elle m'aurait raccompa-
gnée chez moi, ou quelqu'un m'aurait appelée sur mon
portable à ce moment-là, je ne les aurais pas pris », ces
propos mettent en exergue son hypersensibilité à toute
séparation. La période de vie qu'elle traverse est parti-
culièrement sensible : son père revient après une longue
absence, sa sœur a l'âge qu'elle-même avait au moment
de l'accident de son père et prend sa place de fille chérie
auprès de celui-ci, et elle voit son corps se développer
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 149

davantage pour ressembler à celui de sa mère. À la suite


de son hospitalisation, Julie investit beaucoup sa psy-
chothérapie analytique.
Un an plus tard, je revois Julie mincie, d'apparence
plus féminine. Ses cheveux ont poussé et les plaques
dégarnies ne sont pratiquement plus visibles. Elle
semble émue de retrouver des lieux qui l'ont marquée.
Elle repense à son ingestion médicamenteuse : « C'est
stupide, c'est ce que je disais à ma mère, enfin… Non,
c'est pas stupide mais je sais pas si je le referais, je crois
que je le referais mais en sachant que c'est stupide,
enfin que ça sert à rien. Enfin, c'est pas que ça sert à
rien… Enfin, si, ça sert à… Moi, enfin, j'ai appris plein
de choses en l'ayant fait. » Elle évoque le souvenir d'une
petite fille, sa voisine de lit, souffrant d'une maladie
grave, et fait remarquer : « Elle n'avait rien fait pour
être là et, moi, j'avais tout fait pour être là et c'était
stupide. » Comment repense-t‑elle à ce geste avec un an
de recul ? « Tout le monde a dit : “C'est pour attirer
l'attention sur toi, et tout.” Mais on me l'a beaucoup dit
mais c'est comme si tout le monde avait dit ça pour me
rassurer, pour me dire : “Tu as juste besoin de voir
qu'on pense à toi”, mais, moi, je me rends compte qu'il
n'y avait pas que ça, j'accorde beaucoup d'importance
aux amis que j'avais rencontrés, et tout s'est écroulé
d'un coup. » Julie se réfère au club de voile qu'elle avait
tant investi et qui a soudainement fermé. Ses difficultés
relationnelles dans sa classe et avec son père avaient
aussi contribué à déclencher son geste. À présent, bien
qu'il lui arrive encore de se dire qu'elle est nulle et de
s'arracher les cheveux, Julie pense aller de mieux en
mieux. Alors que Julie évitait le plus possible de parler
de sa mère l'an dernier, elle fait à présent directement
référence à elle en se souvenant de son ingestion médica-
menteuse, pour ensuite s'attarder sur son souvenir de la
mère de l'enfant malade qui avait partagé sa chambre à
l'hôpital. L'imago maternelle prend à présent une place
plus importante. Peut-être que le lien transférentiel
positif noué avec sa thérapeute-femme participe à cet
investissement accru de la figure maternelle. L'angoisse
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150 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

de séparation ou de perte d'amour demeure toutefois


importante, même si moins envahissante.
La psychothérapie de Julie a beaucoup contribué à
un gain d'assurance, ce qu'elle exprime en parlant de
sa thérapeute : « Elle a réussi à me faire dire que si je
vis pour moi, je peux être différente des autres, je peux
avoir des avis différents, je peux dire le contraire de ce
que dit mon père. » Julie peut à présent désidéaliser la
figure paternelle avec moins d'angoisse.
Le geste suicidaire, comme l'arrachement quotidien
des cheveux, signe l'attaque non seulement de soi mais
surtout d'un autre, intériorisé par identification. Julie
souhaite et redoute en même temps la séparation d'avec
ses objets parentaux. Elle réalise avoir imité son père,
qui aurait d'après elle délibérément risqué de mourir.
Julie aurait-elle tenté de mettre à mort l'infans, cette
part d'indicible chaos pulsionnel en soi et cette part
d'elle-même encore collée aux désirs de son père et sou-
cieuse de préserver sa mère ? Un an après le geste suici-
daire, l'angoisse de séparation est moins aiguë. Cette
élaboration se manifeste par un rapprochement de la
figure maternelle, une amorce d'identification à celle-ci
et un moindre refus de ce qui touche à la féminité. Les
objets d'amour originaires sont moins menaçants,
davantage désidéalisés, ce qui facilite les processus de
séparation, même si certaines difficultés subsistent.
Tout en se coupant d'autrui en ingérant des médica-
ments, Julie cherche paradoxalement à se rapprocher
d'autrui, à rassembler son entourage autour d'elle.
L'attaque apparaît adressée à autrui : au père dont elle
ressent une proximité ambiguë et qu'elle a vu menacé de
mort, à sa mère très absente. S'attaquer soi pour atta-
quer autrui, voici un paradoxe nous amenant à interro-
ger, à l'appui des conceptions winnicottiennes, les
conditions de relations d'objet suffisamment saines et
celles qui laissent planer de la confusion à l'objet,
lorsque l'ombre de celui-ci s'impose sur le moi par excès
d'absence ou de présence. Enfin, voyant aussi à quel
point Julie cherche à protéger ses parents, nous discute-
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rons cet autre paradoxe qu'est l'attaque de soi pour la


protection d'autrui.

L'objet trop absent ou trop présent :


abandon ou emprise d'un objet-
trauma

« L'objet qui est pourtant l'origine et le but des satis-


factions du ça est en fait pour le moi, à certains égards,
toujours une cause de déséquilibre – pour tout dire un
trauma » (Green, 1979, p. 52). Rester soi-même tout en
étant avec l'autre ne va pas de soi. Si l'objet nourrit le
moi et garantit sa survie, il peut aussi être un facteur
perturbateur. Nous l'avons vu, le rapprochement entre
le moi et l'objet peut se réaliser par l'identifica-
tion. Permettant d'« être comme l'objet », l'identifica-
tion réalise un compromis entre le moi et l'objet. Elle
entraîne une certaine aliénation dans la mesure où elle
implique une transformation du moi sur le modèle de
l'objet, mais elle n'est pas qu'aliénante. « Elle est struc-
turante dans la mesure où l'objet de l'identification est
supposé avoir atteint ce fonctionnement stable à inves-
tissement relativement constant » (idem). La qualité de
l'adaptation de l'environnement aux appétences de
l'enfant permet à celui-ci de ne pas sentir trop tôt et
trop massivement un écart entre lui et son environne-
ment. D'où la nécessité d'une « mère suffisamment
bonne » (Winnicott, 1971, p. 42) s'adaptant aux besoins
de l'enfant et s'éloignant très progressivement en s'ajus-
tant aux capacités croissantes d'autonomisation. La
mère suffisamment bonne est un objet pouvant accepter
l'expression pulsionnelle de l'enfant afin que celui-ci
puisse secondairement s'identifier à cet objet qui tolère
cette expression pulsionnelle, point fondamental dans
la constitution d'un « suffisamment bon » masochisme
(Roussillon, 1991, p. 88). Le moi est alors nourri par
l'apport de l'objet gardant une distance suffisamment
bonne et pouvant dès lors être qualifié de « subjectali-
sant ».
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152 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

La quiétude du moi peut cependant être rompue par


le désir d'objet, inévitablement générateur d'excita-
tions. C'est encore plus vrai lorsque l'environnement
s'adapte mal au rythme et aux attentes de l'enfant, ce
qui peut être revécu au moment de l'adolescence.
Lorsque l'excitation pulsionnelle déborde, l'emprise de
la pulsion ne permet plus au jeu de se maintenir et au
lien à l'objet de se conserver. La bobine est alors « jetée
au loin sans possibilité de retour » (idem). L'objet n'est
jamais plus présent que dans l'absence où il vient à
manquer. Deux solutions partielles peuvent pallier la
source de tensions du moi en manque de l'objet : l'objet
transitionnel (Winnicott, 1971) et le narcissisme. Plus
l'objet investi aura déçu, plus cette narcissisation sera
forte. Ainsi l'objet peut être objet-trauma s'il repré-
sente une menace pour le moi : il force le moi à modifier
son régime par sa seule présence. En effet, l'objet n'est
ni constant ni permanent. « Il est l'aléatoire dans le
temps comme dans l'espace. Il change d'humeur, d'opi-
nion, de désir et force donc le moi à un travail d'ajuste-
ment considérable » (Green, 1979, p. 56). L'objet est
encadré par le sentiment de « trop » ou de « trop peu » :
trop présent, trop peu présent, trop absent, trop peu
absent. Facteur de trouble, l'objet peut aussi, dans la
mesure où il est suffisamment bon et où il rend les pul-
sions tolérables par le moi, être utilisé comme objet
consolateur, apaisant, porteur au sens de holding de
D. W. Winnicott (1971).
L'objet-trauma devient aliénant lorsqu'il ne peut
procurer aucun apaisement. La retraite narcissique en
constitue une défense. À l'excès, « le moi ramène dans
son filet l'objet, mais c'est un objet vide, un fantôme
d'objet » (Green, 1979, p. 66), ce qu'évoque l'identifica-
tion mélancolique. Le moi recourant à l'identification
pour rejoindre l'objet subit une contradiction, d'autant
plus problématique que cette identification est alié-
nante : « il veut être lui-même, mais il ne peut réaliser ce
projet que par l'apport libidinal de l'objet avec lequel il
souhaite s'unir. Il en devient le captif » (idem, p. 72).
Dès lors, cette séquestration objectale devient l'enjeu
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d'un combat impitoyable où le moi croyant meurtrir


l'objet ne réussit qu'à se meurtrir lui-même. Winnicott
(1971) parle d'investissement négatif, investissement du
trou laissé par l'objet, ayant valeur de seule réalité. « À
la place d'un insight, on a un painsight » (Green, 1979,
p. 66), ce qui s'accompagne d'une intolérance au deuil
puisque, perdre l'objet, c'est se perdre soi-même. L'im-
prévisibilité de l'objet est parfois aussi traumatique
que l'expérience de sa perte, si pas plus. L'objet peut
changer sans que le moi note ce changement et le moi
réalise donc qu'il ne connaissait au fond pas l'objet.
Cette « inconnaissabilité de l'objet » oblige donc le moi à
se confronter avec son propre inconnu que son narcis-
sisme colmate. La recherche d'une fin apaisante et refu-
sionnante par la mort peut être un ultime recours. Le
geste du suicidaire, l'attaque de soi agie en passant par
le corps est-elle l'expression de cette recherche de refu-
sion avec l'objet ou bien une défense contre celle-ci, une
lutte contre la menace de mort psychique ? « L'objet est
soit perdu, c'est‑à-dire mort pour le sujet, soit fanto-
mique, c'est‑à-dire changé en vampire assoiffé de sang »
(p. 72). À défaut de distanciation et de différenciation
d'avec cet objet qui devient pesant et non plus utilisa-
ble, le geste suicidaire peut s'avérer paradoxalement à
la fois une attaque détournée de l'objet et une tentative
de sauvegarde du moi et, en même temps, une attaque
de soi qui préservant l'objet.
« Moi, j'étais persuadée que la vie était parfaite parce que
c'est ce qu'on disait. Moi, j'étais persuadée pendant sept ans que
mon père était mort et je le vivais très bien, vu que tout était
merveilleux. À 7 ans, on m'a dit qu'il n'était pas mort. Il n'était
pas là mais il n'était pas mort. Bon, d'accord, je m'étais mis ça
dans la tête : tant pis s'il n'est pas mort, ça aussi, c'était mer-
veilleux. Tout était génial et tout était vu génialement parce que
j'ai vécu avec ma mère et sa copine. Et cette copine faisait un
grillage doré autour de moi pour pas que j'entrevoie le monde tel
qu'il était. Du coup, vraiment, c'était tout pour que je ne voie
que les bons côtés. Et jusqu'à environ 13 ans, je devais ne voir
que les bons côtés. Et parce qu'elle me cachait tout : je ne pouvais
pas aller en colo parce qu'elle savait qu'elle n'aurait plus de
contrôle, qu'elle ne pourrait plus voir qu'il pourrait se passer
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quelque chose de pas bien, donc elle m'empêchait tout, et même


si elle aussi faisait des trucs pas bien. Mais c'était vu bien par moi
parce que c'était comme ça qu'elle me le montrait. Du coup, la
vie était merveilleuse, tout allait bien sauf que, quand j'ai eu
environ 13 ans, elle a monté une entreprise qui s'est très mal
passée, du coup elle n'était jamais là, vraiment jamais. Du coup,
je me suis retrouvée avec ma mère qui faisait absolument pas
comme elle, qui était plus lâche, plus naïve. Nous deux et mon
frère, on savait pas trop comment faire sans sa copine parce que
c'est toujours elle qui s'occupait de tout. Du coup, on s'est
retrouvés face à nous-mêmes, face au monde tel qu'il est réelle-
ment et j'ai l'impression que ça a un peu cassé tout le monde. Là,
il y a un an, elle est partie. Elle s'engueulait trop avec ma mère
et, en fait, elles disaient qu'elles étaient séparées, et, moi, j'ai
jamais compris qu'elles étaient ensemble parce qu'elles n'osaient
pas me le dire. Le soir où elle est partie, elle est venue me voir en
pleurant, elle me regarde, elle me fait : “Écoute, Angélique, je
t'avais dit que je t'abandonnerais pas mais je t'abandonne”, et
elle est partie. Et le lendemain, elle me donne un mot : “Angé-
lique, je ne t'ai pas abandonnée”, enfin, genre “je joue avec les
gens et ça m'amuse”, du coup je l'ai pris archi-mal parce que
c'est en même temps la personne que j'aime le plus au monde, ça
changera jamais parce que je l'ai beaucoup plus considérée
comme ma mère et elle faisait tout pour. De toute façon, ça mar-
chait parce que j'étais petite au départ. Et du coup, je me suis
dite : “Elle devient complètement folle.” Déjà elle m'abandonne,
ensuite elle sort que, non, elle n'a rien dit, que c'était un quipro-
quo, que justement elle a dit qu'elle m'abandonnait pas. Enfin,
n'importe quoi. Je sais pas comment on peut être de mauvaise foi
comme ça, mais maintenant il y a procès avec ma mère parce
qu'elle réclame les droits de mère. » Objet du pouvoir de l'autre,
d'un lien d'emprise camouflé en protection merveilleuse, Angé-
lique découvre violemment l'inconsistance de ce lien au moment
de la puberté. La désillusion traumatique qui découle de cette
révélation et à laquelle s'ajoutent le trauma pubertaire et
l'impossible désinvestissement des objets parentaux trop proches
ou trop absents, imprévisibles et non fiables donc tout-puissants,
génère une insupportable douleur contre laquelle Angélique lutte
par des scarifications et des gestes suicidaires à répétition.

Paradoxe du geste suicidaire :


attaquer et protéger l'autre

Si l'objet est indispensable au moi, l'accepter ne va


pas de soi. Comme le fait remarquer A. Green : « Accep-
ter l'objet, c'est accepter sa variabilité, ses aléas,
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c'est‑à-dire qu'il puisse pénétrer le moi et le quitter,


ravivant ainsi les angoisses d'intrusion et de sépara-
tion » (1979, p. 83). Dans certaines circonstances, le
refus de l'objet est motivé par l'indépendance de l'objet
vécu comme mobile, alors que le moi se sent paralysé
devant lui. Cette stratégie narcissique peut paradoxale-
ment se muer en écrasement mélancolique du moi par
l'objet.
Puisque « plus un homme maîtrise son agressivité,
plus intense devient la tendance agressive de son idéal
contre son moi » (Freud, 1923b, p. 270), le maintien de
liens avec des objets externes et la possibilité d'exprimer
à ceux-ci les motions agressives protègent le sujet d'un
passage à l'acte autodestructeur. Si se prémunir de
l'attaque de soi par retournement de l'agressivité contre
soi implique la possibilité d'adresser cette agressivité à
un autre, pouvoir diriger ses motions pulsionnelles
agressives vers un objet n'est possible que si le sujet se
sent capable d'attaquer l'autre sans pour autant ris-
quer de le faire disparaître, que s'il admet la haine en
soi – haine pour l'autre à l'origine – et que s'il peut se
référer à l'objet du désir de l'autre.
Qu'est-ce qu'un objet que l'on peut attaquer sans le
faire disparaître ? Comment « l'autre de l'autre » peut-
il advenir, sauvegardant le moi ? L'apport de Winni-
cott est incontournable pour saisir la genèse de l'objet
et ce qui l'entrave. Le geste suicidaire peut manifester
l'incapacité de l'objet à survivre aux attaques du sujet.
Il nous faut à présent revoir ce paradoxe que R. Rous-
sillon (1991, p. 121) qualifie de « détruit-trouvé » et qui
s'articule avec l'expérience bien connue de « trouvé-
créé ».
Créer l'objet, autrement dit trouver son extériorité,
dépend de la capacité qu'a l'objet de survivre aux
attaques du sujet et de se laisser utiliser (Winnicott,
1971, p. 168), c'est‑à-dire de ne pas appliquer de repré-
sailles ni du côté de la rétorsion ni du côté du retrait.
« L'objet doit donc être à la fois atteint (détruit) et non
détruit, atteint pour donner valeur et réalité à la des-
tructivité – la reconnaître – et non détruit pour la
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156 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

localiser dans le domaine de la vie psychique. C'est là le


sens de survivre » (Roussillon, 1991, p. 121).
Lorsque ce processus ne peut se dérouler du fait
d'une fragilité de l'objet ne supportant pas les attaques,
le sujet a la lourde tâche de veiller en permanence à
protéger l'objet de ses inévitables motions destructrices.
Le fantasme de destructivité est détruit, le fantasme
d'auto-engendrement se réalise. Le sujet a expérimenté
la « réalité » de la non-survivance de l'objet perdant
dès lors son statut d'objet. Le sujet se vit comme un
« mauvais-moi » et se trouve dans l'alternative suivante :
se soumettre ou se révolter. La constitution exagérée
d'un « faux self » peut s'avérer une protection efficace à
moyen terme : le sujet se soumet artificiellement aux exi-
gences et aux besoins de l'objet et dissimule sa sponta-
néité. Le faux self est une réponse défensive lorsque des
exigences démesurées de la part de l'objet ne permettent
pas au sujet d'utiliser celui-ci. S'instaure alors un cli-
vage et avec lui un sentiment de mal-être plus auquel le
sujet s'identifie. « À la place de la forme matricielle de
l'illusion narcissique primaire “Je suis le sein”, s'ins-
taure une illusion négative à l'origine du noyau de culpa-
bilité primaire “Je suis le mal” » (Roussillon, 1999,
p. 83). Le sentiment de culpabilité qui en découle peut se
formuler ainsi : « Quelque chose de moi n'a pas lieu
d'être ; l'objet, en plein ou en creux, occupe toute la
place » (p. 85). Si ce sentiment de culpabilité devient
trop harcelant, le sujet peut avoir recours à une défense
paradoxale qui consiste à « se rendre coupable de vio-
lence ou de crime pour ne pas se sentir coupable »
(idem). D'où le geste suicidaire résultant de l'échec du
clivage défensif en faux self, comme le suppose Winni-
cott : « le suicide est la destruction du self total pour
éviter l'anéantissement du vrai self. Lorsque le suicide
est la seule défense qui subsiste contre la trahison du
vrai self, le rôle imparti au faux self est alors d'organiser
le suicide. Cela implique naturellement sa propre des-
truction, mais cela élimine en même temps la nécessité de
maintenir son existence, étant donné que sa fonction est
de protéger le vrai self de toute offense » (1960, p. 119).
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En suivant la pensée de Winnicott, nous considérons


le geste suicidaire comme une défense identitaire, ainsi
que comme une attaque de l'objet retournée contre soi,
par impossibilité d'attaquer effectivement l'objet qui ne
survivrait pas à cette attaque. Comme l'affirme C. Cha-
bert, « au-delà de l'expiation mortifiante à laquelle cer-
tains adolescents se soumettent, ce sont les parents, la
mère notamment, qui sont visés et atteints, du fait de la
prévalence des identifications narcissiques » (2002,
p. 389). Attaque de soi, attaque de l'objet ? L'un ou
l'autre, l'un et l'autre ? Qui est visé par un tel geste ?
Lorsque règne une confusion entre soi et l'autre ou
quand le sujet ne peut être véritablement lui-même et
s'attache à plaire à l'objet, l'objet de l'attaque est diffi-
cilement identifiable.
« Ma mère, si j'étais un garçon, ça serait la femme de ma vie.
Ma mère, c'est la meilleure maman que je peux avoir, il n'y a
qu'elle de bien. Elle est toujours là pour moi. Quelqu'un qui
touche à ma mère, c'est mauvais pour la personne. » En
revanche, Amandine, 16 ans, répète des gestes suicidaires,
comme si elle ne pouvait adresser qu'à elle-même l'indicible
colère envers cette mère qui, bien qu'idéalisée, ne la préserve pas
des violences paternelles. Amandine se voit amenée à protéger
cette mère fragile, imprévisible, fréquemment sujette à des crises
d'épilepsie et ayant été négligée durant son enfance par sa propre
mère ensuite assassinée par son conjoint. Ainsi, Amandine se fait
l'écho, le miroir de sa mère : « Quand ma mère ne se sent pas
bien, moi, je ne me sens pas bien. Quand elle est contente, je suis
contente pour elle. »

Dans la compréhension du geste suicidaire, comme


stratégie de survie face au traumatisme, S. Ferenczi met
en exergue les liens entre difficulté de s'identifier à
l'objet, haine envers cet objet, entrave de la décharge
pulsionnelle envers l'objet réel et maîtrise du trauma-
tisme par le retournement de cette décharge pulsion-
nelle contre soi : « C'est parce que je m'identifie (tout
comprendre = tout pardonner) que je ne peux pas haïr.
Mais qu'advient-il de l'émotion mobilisée, lorsque toute
décharge psychique sur l'objet est empêchée ? Demeure-
t‑elle dans le corps sous forme de tension qui essaie de
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158 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

se décharger sur des objets déplacés (à l'exclusion des


objets réels) ? Se punir soi-même (se tuer, suicide) est
plus insupportable que d'être tué. L'approche de
l'anéantissement violent, menaçant de l'extérieur, est
absolue, inévitable, insupportable. Si je me tue moi-
même, je sais ce qui va arriver » (1932b, p. 130). Appa-
raît une confusion entre le sujet et l'objet, à la fois cible
de la haine et potentiellement meurtrier.
Deux mouvements concomitants liés au geste suici-
daire s'esquissent : décharge pulsionnelle d'une part
mais devant épargner un objet fragile ne pouvant sup-
porter d'attaque, défense identitaire d'autre part pour
tenter de sauvegarder l'intégrité du moi. Le geste suici-
daire traduit une modalité identificatoire particulière,
mélancolique, comme alternative au meurtre et comme
stratégie de survie. L'adolescent qui s'auto-attaque
devient l'agent (et non sujet) de ce à quoi il a été assu-
jetti (Roussillon, 1991), ultime tentative de création de
soi et de l'objet. Protéger l'autre ? Se défendre soi-
même ? À partir des motions pulsionnelles et de leurs
objets s'esquisse un nouveau mouvement : la violence
comme défense.

LA VIOLENCE COMME DÉFENSE

« Sinon, il y en a une qui va tuer


l'autre… » – Quand l'une des deux
est de trop

Un 31 décembre, Émilie, 16 ans, est emmenée aux


urgences à la suite d'une ingestion massive d'antidé-
presseurs qu'elle prenait en traitement suite à des crises
d'angoisse (Kernier, Chambry et Alvin, 2009). Cette
jeune fille avide de contacts parle d'emblée de son inges-
tion : « Je m'étais fâchée avec ma mère et c'est la goutte
d'eau qui a fait déborder le vase, j'étais tellement pas
bien. C'est un peu stupide ce que j'ai fait. C'est comme
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si j'étais bloquée, que j'avais plus d'autre solution.


J'étais comme un robot, il fallait juste que je prenne ces
médicaments. » Sous le poids de l'afflux pulsionnel,
Émilie se vit dépossédée de son geste, comme si une
part d'elle-même tyrannique avait commandé ce geste à
une autre part d'elle-même, désincarnée (« robot »)
– morte ? Comme si elle était agie par une force étran-
gère l'ayant dépassée. Émilie se vit comme clivée : « Il y
avait une partie de moi qui voulait vraiment mourir et
il y avait une partie de moi qui tente de rester optimiste
et qui me dit que ça va s'arranger. Je voulais vivre pour
voir une amélioration, ou mourir. » La mort était donc
une issue moins angoissante que le mal-être qu'elle
éprouvait. Le conflit a éclaté lorsque la mère a surpris
Émilie « en flagrant délit » dans les bras d'un copain.
Émilie décrit sa mère comme « épouvantable à suppor-
ter », cette dernière la considérant comme « épouvan-
table à tenir ». « Donc, dans les deux sens, on se fait la
guerre sans pitié », affirme-t‑elle. L'effacement du père
exacerbe l'affrontement entre mère et fille. Émilie
souffre de ne plus pouvoir compter sur le soutien de
son père lorsqu'elle veut obtenir quelque chose et de se
trouver directement face à sa mère : « L'une comme
l'autre, on veut pas lâcher, à la fin il y en a une des
deux qui gagne et ça fait souffrir l'autre. » Au sein de
cet affrontement violent, l'une des deux est de trop.
Émilie hyperinvestit sa mère en tant que parent à la fois
rival et phallique et reçoit des confidences du père qui,
selon Émilie, aimerait divorcer. Ses représentations du
couple conjugal insatisfait exacerbent les fantasmes
incestueux. La haine semble le seul moyen pour parve-
nir à une prise de distance, pour se défendre de la vio-
lence de l'affrontement duel dans une logique « elle ou
moi ». L'évocation de la date de sa tentative de suicide,
le 31 décembre, est assortie d'une dénégation : « J'ai
pas fait exprès. Je m'étais pas dit : “Je vais m'amuser à
leur gâcher le réveillon.” Évidemment, c'était pas pro-
grammé. Je ne suis quand même pas maso à ce point ! »
Or cette date est loin d'être anodine puisque les parents
d'Émilie s'étaient rencontrés un 31 décembre. Ce soir
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160 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

de réveillon, Émilie a d'abord agi des fantasmes de


scène primitive, puis s'est attaquée elle-même tout en
attaquant le couple parental, ce que révèle notamment
le lapsus « maso » – Émilie avait probablement voulu
dire « sadique ». La coïncidence entre l'attaque de la
scène primitive parentale et le sentiment d'avoir elle-
même été attaquée par sa mère dans son intimité est
signifiante dans la mesure où la scène primitive se
répète en quelque sorte mais avec une inversion des
positions : non plus la fille face à la sexualité des parents
mais la mère face à la sexualité de sa fille. Émilie se sent
privée de la possibilité de s'engager dans une relation
amoureuse, de se distancier du couple parental et de
« faire génération ». Elle ressent une emprise de sa mère
sur elle, se sent prisonnière de ses attentes, et le geste
suicidaire a été sa manière de tenter de s'en dégager.
Elle voulait que sa mère remarque qu'elle n'était pas
« son petit jouet qui faisait ce qu'elle voulait, quand elle
voulait, comme elle voulait ». Par les termes « jouet »
comme plus haut « robot », Émilie exprime son angoisse
de devenir inanimée. Elle attribue à sa mère un souhait
de dévitalisation, de non-vie pulsionnelle. Un pas de
plus et Émilie exprime un fantasme infanticide : « Ma
mère va encore me tuer. » Et plus directement, avec des
fantasmes matricides : « Je sais qu'on ne va pas pouvoir
continuer à vivre ensemble très longtemps. Sinon, il y
en a une qui va tuer l'autre. » Les sentiments d'Émilie
contrastent entre haine et remords : « Je suis capable
de la détester mais à un point… Je lui arracherais
les tripes », puis : « Je m'en veux de lui en vouloir. » La
mère d'Émilie ne semble pas pouvoir survivre (Winni-
cott, 1971) aux attaques de sa fille : « J'ai rien dit mais,
à un moment, je l'ai regardée et elle s'est mise à pleurer,
elle m'a dit : “Tu te rends pas compte toute la haine
qu'il y avait dans ton regard.” » Livrée à elle-même
avec ses motions agressives qui ne peuvent être adres-
sées à leur objet, Émilie les retourne contre elle. Émilie
me fait part de son inquiétude secrète : elle est peut-être
enceinte et redoute la réaction de sa mère qui pourrait
la « tuer ». Le fantasme infanticide attribué à la mère
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fait ici écho à l'ambivalence de son propre désir de gros-


sesse. Juste avant le geste suicidaire, Émilie et son ami
avaient décidé de « faire un bébé ». À présent, Émilie
espère que « ça n'a pas marché ». Son désir d'enfant
s'enracinait entre autres dans son besoin de se dégager
de ce qu'elle ressent comme une emprise de sa mère. En
même temps, Émilie reproduit dans son fantasme le
même lien de dépendance que pourtant elle redoute :
« J'avais besoin que quelqu'un ait besoin de moi, pour
que, moi, j'aie une raison de vivre. » Émilie voudrait
donner la vie pour exister pour quelqu'un d'autre. La
concomitance temporelle entre un désir de donner la vie
à un enfant, idéalisé, et le geste susceptible d'entraîner
sa mort m'interpelle. Le geste suicidaire revêt également
une fonction infanticide, en écho à celui qu'elle projette
sur sa mère. Dans son désir d'enfant, Émilie reproduit
un scénario d'emprise semblable à celui qu'elle subit
avec sa mère. Il s'agit en effet d'exister par un autre
aussi bien que pour un autre et de se figurer comme une
mère toute-puissante qui va combler tous les manques
de l'autre et disposer de sa vie et de sa mort. En même
temps, sa mère apparaît dans son discours comme
barrant l'identification à sa fonction maternelle. Les
conflits donnent lieu à des affrontements violents : « On
va se bouffer, mais vraiment jusqu'au bout. » Émilie se
vit comme prisonnière des attentes de sa mère aux-
quelles elle ne correspond pas, ce que sa mère vivrait
comme un « échec ». Cette conviction d'Émilie a pour
corollaire une peur de l'échec et des doutes persistants
sur ce que les autres pensent d'elle. Émilie dit souvent
qu'elle n'est pas la fille dont sa mère rêvait.
Émilie relate deux rêves au sein desquels les angoisses
d'intrusion et de jugement maternel apparaissent cen-
trales : un rêve de kidnapping, puis un rêve d'examen
durant lequel un professeur – une femme – se trans-
forme en « grand oiseau maléfique », en « harpie », et
Émilie se sent amoindrie, maladroite et jugée par ses
camarades, qui la sifflent et lui lancent des tomates. Ce
rêve résonne avec l'angoisse d'Émilie de rater son bac
mais surtout de se sentir jugée par sa mère : « J'ai
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162 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

l'impression que jamais j'y arriverai et que, dans dix


ans, ma mère me regardera l'air de dire : “Voilà, j'avais
raison, tu n'étais capable de rien.” » L'angoisse de per-
sécution et la honte dans le rêve se généralisent dans le
quotidien : « Parfois, j'ai l'impression que tout le monde
a les yeux rivés sur moi, en train de voir tous mes
défauts. » La mère incarne le caractère impitoyable du
surmoi d'Émilie et la honte d'elle-même qui en découle,
fragilisant son narcissisme et, par conséquent, enflant
son moi idéal.
Émilie a été suivie en psychothérapie psychanaly-
tique dans un centre médico-psychologique. Six mois
après le geste suicidaire, l'amélioration a été vrai-
ment notable. Émilie peut davantage s'appuyer sur ses
parents intérieurs, suffisamment soutenants narcis-
siquement. Parallèlement à la psychothérapie, des
consultations familiales avec un psychiatre ont permis à
Émilie et à sa mère de « mieux s'accepter » dans leurs
différences et de « se trouver des points communs » les
rassemblant. Chacune est davantage prête à trouver des
« compromis ».
Un an après son geste suicidaire, Émilie affiche un
large sourire. Comment perçoit-elle son évolution ?
« 180 degrés ! » s'écrie-t‑elle. Tout en introduisant de la
nuance : « Enfin, ma vie est pas du tout parfaite mais
je l'aime bien comme ça. » Ce qui l'a aidée ? « Depuis
l'année dernière, j'ai vu beaucoup de gens, j'avais un
psy, je vous ai vue, vous, ici, il y a une pédopsychiatre
que j'ai vue avec ma mère, donc ça nous a beaucoup
aidées à nous reparler. » Émilie trouve sa mère chan-
gée : « Elle est toujours maman-poule mais elle est moins
possessive, moins étouffante, et elle me laisse faire plus
de choses parce qu'elle a plus confiance en moi. » De
surcroît, la logique du « toi ou moi » s'est assouplie :
« On a appris à vivre les uns avec les autres sans s'étouf-
fer, sans se bouffer. » Par ailleurs, ses performances
scolaires se sont améliorées et elle a découvert une nou-
velle passion pour la danse latine. Elle parle de la per-
ception qu'elle a de son changement : « C'est presque
comme s'il y a un an j'étais étrangère à moi-même. Si on
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 163

me disait : “T'étais qui, il y a un an ?”, je ne saurais pas


répondre. J'ai appris beaucoup de choses, c'est presque
comme si j'étais plus armée pour affronter la vie.
Quand il y a quelque chose qui va pas, je sais beaucoup
mieux gérer. » Les représentations d'« arme » et de
« gestion » mettent en évidence une renarcissisation et
une capacité accrue de représentation. Elle précise
encore : « C'est moi, mon arme. Et je me débrouille avec
ce que j'ai, avec ce que je suis et avec ce que je pense
être bien pour moi ou pas. Aujourd'hui, contrairement
à l'année dernière, je sais ce que je veux et ce que je
veux pas. » Et puis, très joliment dit : « C'est comme si,
moi, j'étais dans un bateau qui tanguait et j'étais ballot-
tée de droite à gauche, sans pouvoir rien faire, alors
que, là, je suis dans mon bateau, mais je le tiens et c'est
moi qui conduis. » Émilie peut maintenant accueillir,
dompter et contenir les motions pulsionnelles sans être
désorganisée.
En résumé, le geste suicidaire d'Émilie décharge
l'expression de motions destructrices condensées, tout
en en protégeant le principal destinataire, sa mère, per-
çue comme fragile. En proie à une angoisse de castra-
tion liée à la rivalité avec sa mère et à une angoisse de
perte, la projection haineuse est la principale défense
mais, non assumée, elle se retourne contre soi. L'agir a
eu pour fonction d'évacuer la tension pulsionnelle inin-
tégrée et la sensualité livrée à elle-même, dans une ten-
tative de maîtrise. Néanmoins, un désir de donner une
vie coïncide avec ce geste susceptible de se donner la
mort. Le geste suicidaire peut être compris comme une
défense violente instinctuelle tout autant que comme
une double tentative d'infanticide : elle pourrait tuer
l'enfant à peine conçu et elle agirait le vœu infanticide
qu'elle attribue à sa mère, dans une logique où l'un
devrait forcément disparaître pour que l'autre survive.
Un an plus tard, Émilie a reconquis une peau psy-
chique, cicatrisation de la plaie ouverte par l'afflux pul-
sionnel l'année précédente. La problématique de perte
apparaît moins aiguë. Sa meilleure élaboration se tra-
duit par la reconnaissance des objets perdus et l'accès à
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164 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

une ambivalence pulsionnelle et à une sublimation fai-


sant place à la logique violente du « toi ou moi ». Ainsi,
la gestion pulsionnelle est étroitement liée aux possibili-
tés d'intégration de la violence.
Après avoir abordé la pulsion, l'objet qui en est à la
fois l'origine et le destin, ainsi que le masochisme qui les
lie, nous revenons aux origines violentes de cette chaîne
dynamique. Partant des théories freudiennes et d'une
lecture d'Œdipe roi de Sophocle, J. Bergeret (1984)
émet l'hypothèse d'une violence originaire, instinc-
tuelle, avant l'émergence de la sexualité. Ce temps
d'avant l'intrication pulsionnelle rejoint le sadisme et
l'autosadisme pré-sexuel, avant le mouvement réfléchi
du masochisme. En effet, à ce stade, le sadisme ne vise
pas une satisfaction libidinale : « Pour l'enfant sadique,
infliger de la douleur n'est pas ce qu'il vise » (Freud,
1915a, p. 27). Cette violence touche aux fondations de
toute structure de personnalité et correspond à une
force vitale présente dès l'origine, comme le suggère
l'étymologie grecque du mot violence : du radical com-
mun βις dérivent tout autant le substantif βια signifiant
« violence » que le substantif βιος signifiant « vie ». Or
cette vie ne va pas sans meurtre.

Violence – fondamentale –
et agressivité, sexualité instinctuelle
et sexualité infantile

Le parricide d'Œdipe, précédé d'un acte infanticide


parental, est une lutte pour la survie identitaire. D'où
le dilemme violent fondamental : « Il va falloir ou bien
que les parents (l'un et l'autre) tuent Œdipe, sinon ce
sera Œdipe qui devra obligatoirement tuer l'un et
l'autre de ses parents » (Bergeret, 1984, p. 227). Cette
violence, non encore intégrée, est le fondement de ce
qui deviendra le primat du génital. Elle est étroitement
liée aux vœux infanticides inconscients parentaux appe-
lés à être élaborés au cours de la grossesse et après la
naissance. Ce rappel du mythe d'Œdipe illustrant les
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racines de la violence amène à distinguer l'agressivité,


entraînant une culpabilité post-œdipienne, de la vio-
lence, besoin primitif de toute-puissance sous peine
d'angoisse de mort. Le dépassement de cette violence,
de cette étape de lutte pour la vie, est indispensable
pour acquérir la possibilité d'une reconnaissance de
l'autre en tant qu'objet. J. Bergeret propose des repè-
res pour distinguer « violence » et « agressivité » (1984,
p. 216). Si l'agressivité concerne un objet sexuel et œdi-
pien, au registre de l'identification secondaire, la vio-
lence fondamentale se centre au contraire sur un effort
d'édification d'une identité primaire narcissique dont
le principal objet demeure le sujet lui-même. L'agressi-
vité vise à nuire à l'objet, à le faire souffrir, tandis que
la violence fondamentale s'intéresse avant tout à la
conservation du sujet, indifférent aux conséquences sur
l'objet. L'agressivité est envisagée en fonction des aléas
de l'union et de la désunion des motions amoureuses et
hostiles, donc en lien avec une ambivalence pulsion-
nelle. A contrario, la violence fondamentale ne peut
prendre encore en compte une quelconque ambivalence
affective. Elle se situe dans un registre préambivalent.
Si l'agressivité ne peut être saisie que dans une articula-
tion avec la sexualité, la violence fondamentale est envi-
sagée comme assurant un étayage dynamique au profit
de la sexualité. L'agressivité récupère à son profit sous
son primat des éléments libidinaux, par l'alliage pul-
sionnel. Or la violence fondamentale perd son primat
archaïque et n'est plus intriquée aux éléments libidi-
naux.
L'abord de la violence fondamentale, distincte de
l'agressivité, suppose une distinction entre instinct et
pulsion. Comme premier caractère distinctif, J. Berge-
ret fait remarquer l'écart entre d'une part la fixité ou la
simplicité dans la finalité des buts instinctuels et d'autre
part les variations possibles dans le choix des buts pul-
sionnels et des sources d'excitation. Le second caractère
distinctif réside dans le statut de l'objet : « L'objet de
l'instinct violent primitif demeure assez indifférencié
alors que l'objet de la pulsion libidinale, quelle que soit
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la forme qu'il revête extérieurement, correspond tou-


jours à une représentation interne déterminée par sa
signification conflictuelle originale » (p. 193). La vio-
lence fondamentale est considérée comme un « instinct »
de type animal et non comme une « pulsion » au statut
économique et relationnel plus élaboré.
La violence fondamentale instinctive est appelée à
être intégrée sous le primat pulsionnel libidinal. Un
défaut d'intégration entraînerait des carences dans la
structure de la personnalité (notamment défaut d'hysté-
risation) et dans les relations d'objet. Certaines conflic-
tualisations peuvent en effet se présenter sous des
formes très archaïques chez des sujets présentant une
immaturité affective. Dans ces cas, « le “tout et tout de
suite” du processus violent l'emporte, sans possibilité
de vivre une ambivalence affective permettant à deux
représentations objectales divergentes de coexister dans
une dialectique médiatisable » (p. 231). Reconnaître le
défaut d'intégration de la violence fondamentale et ne
pas confondre celle-ci avec l'agressivité aide à éviter les
erreurs relationnelles et les impasses thérapeutiques.
En reprenant la distinction entre instinct et pulsion
afin de distinguer la violence fondamentale de l'agres-
sivité, constatons que la succession temporelle entre
l'instinct et la pulsion n'est pas la même selon la
conception de J. Laplanche (2000) et celle de J. Berge-
ret, selon que l'on prend en compte la violence ou la
sexualité. Laplanche souligne la relation conflictuelle
entre la sexualité instinctuelle, arrivant au temps pré-
pubertaire-pubertaire, et la sexualité infantile qui
précède, bien que la sexualité instinctuelle ne soit pas
l'héritière légitime de la sexualité infantile. Ce qui
amène Laplanche à relever un paradoxe majeur auquel
est soumis l'humain : « l'acquis pulsionnel précède chez
lui l'inné instinctuel ; de telle sorte que la sexualité ins-
tinctuelle, adaptative, au moment où elle surgit, trouve
– pour ainsi dire – “la place occupée” par le pulsionnel
infantile, déjà et toujours présent dans l'inconscient »
(p. 75). L'instinct violent s'impose dans la prime
enfance avant l'émergence pulsionnelle. A contrario, la
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sexualité instinctuelle advient à la puberté, alors que la


sexualité infantile occupe déjà le terrain. Entre l'ins-
tinct violent et les pulsions agressives, il peut y avoir un
rapport de continuité, puisque la libido (et donc les
motions agressives qui y sont liées) s'étaie sur cet ins-
tinct violent, alors qu'il n'y a pas d'héritage ou de
continuité entre la sexualité infantile et la sexualité ins-
tinctuelle. Dès lors, pour aborder le geste suicidaire à
l'adolescence, il faut prendre en compte à double titre
les deux composantes, instinctuelle et pulsionnelle, de
la force intérieure animant l'adolescent. L'avènement
de la sexualité instinctuelle met à l'épreuve l'intégra-
tion de l'instinct violent de base. Et l'infiltration de la
sexualité infantile dans la sexualité instinctuelle com-
plexifie les métamorphoses de la puberté.

Le geste suicidaire, une défense


paradoxale

Le geste suicidaire exprime une désintrication pul-


sionnelle laissant libre cours aux motions agressives
tout autant qu'une désintégration ou un défaut d'inté-
gration de la violence fondamentale, selon les situations.
L. Morasz (2008) souligne l'importance de repérer la
répartition entre mouvements défensifs de violence et
mouvements offensifs d'agressivité.
Le geste suicidaire peut constituer une défense para-
doxale, suivant le paradoxe de la culpabilité formulé
par R. Roussillon (1971) : se faire violence pour ne pas
sentir la violence en soi. Et ensuite se sentir atteint par
la violence que l'on s'est auto-infligée afin de ne pas
sentir la violence en soi – violence pouvant aussi prove-
nir d'un autre en soi, non identifiable. Ainsi, la violence
agie est le résultat d'une autre violence, subie mais non
reconnaissable comme telle. L'acte – le « faire » – per-
met de ne plus « sentir » l'insupportable en soi ou l'in-
supportable autre en soi. L'acte violent que l'on s'inflige
à soi-même rend la violence « cernable, maîtrisable et
expiable ». Il s'agirait, pour reprendre les formules de
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168 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Roussillon inspirées de Winnicott, d'une part de se tuer


pour ne pas être anéanti et d'autre part d'un retour à
l'état antérieur pour se protéger du retour de l'état
antérieur (p. 71-72). Dans une telle configuration,
l'objet est perçu comme mortifère, voire comme meur-
trier.
À son réveil, Susane, 15 ans, se voit intubée. Le tuyau permet-
tant la respiration artificielle lui fait mal et, tout en se débattant,
elle réalise qu'elle a survévu à son geste suicidaire. Elle a déjà
vécu une telle situation lorsqu'elle était bébé. Devant être opérée
d'une malformation, elle est restée longtemps à l'hôpital reliée à
des tuyaux : « Ma mère m'a dit que j'ai failli mourir. Ils m'avaient
mis des tuyaux partout, que je criais tout le temps, des trucs
horribles. » Susane a survécu à cette opération délicate, trauma-
tique, dont elle ne sait que très peu de chose. Elle est d'accord
avec ma reconnaissance de sa force vitale : « Je me dis que, si j'ai
eu envie de résister quand j'étais petite, c'est que je n'avais pas
envie de mourir. » Je lui fais remarquer qu'elle a également sur-
vécu à son ingestion médicamenteuse et elle dit : « En même
temps, je trouve que c'est pas mal parce que mes parents se sont
rendu compte que j'allais mal et qu'il fallait qu'on parle de beau-
coup de choses. Si ça s'arrange, je me sentirai mieux. » Ainsi, le
geste suicidaire de Susane a en grande partie résulté d'une vio-
lence fondamentale dictée par une défense visant la survie et
appelée à être intégrée. Avant de recourir à un tel geste, Susane
se sentait incapable d'exprimer autrement son mal-être et sa
colère envers ses parents.

Gardons à l'esprit le questionnement suivant lorsque


nous écoutons un patient : « Dans quelle mesure le geste
du patient exprime-t‑il une attaque de l'objet ou une
tentative de protection du moi ? » D'une part, l'attaque
psychique de l'autre passe par l'attaque physique de
soi ; d'autre part, la protection du moi psychique visée
par la violence fondamentale passe par une destruction
du corps réel. Ce paradoxe tient au fait que « la violence
manifeste serait le manifeste d'une autre violence »
(Marty, 1997, p. 8). La puberté elle-même est violence,
contre laquelle la violence agie contre soi peut constituer
une défense. Le caractère traumatique du pubertaire se
comprend par la concomitance entre l'avènement de la
sexualité instinctuelle et la reviviscence « après coup »
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 169

de traumatismes résiduels liés à la sexualité infantile


pulsionnelle.
En partant de la notion de pulsion, nous en avons
appréhendé ses aspects désorganisateurs, dont témoigne
l'identification mélancolique révélant les avatars des
liens objectaux. Certaines formes de masochisme visent
des tentatives de réorganisation, illusoires. Nous avons
exploré les fonctions de cette violence, visant paradoxa-
lement la protection de l'objet et une défense vitale.
Comment, à partir d'une désorganisation pulsionnelle
violente, se réacheminer vers des représentations orga-
nisatrices ? En s'interrogeant sur la constitution même
de la pulsion, sa texture, P. Denis (1997) propose des
pistes pour frayer une trajectoire de la pulsion vers la
représentation. Rappelant le rôle essentiel de la satis-
faction en tant que creuset de la pulsion et de ses capaci-
tés à demeurer liée, il réhabilite et approfondit un
aspect essentiel de la pulsion que Freud (1905) avait
tout juste esquissé, l'emprise. Le psychisme perd sa
capacité de mouvement lorsque le registre de l'emprise
et le registre de la satisfaction-représentation se disso-
cient. Le divorce entre les deux registres étant dès lors
désorganisateur, rétablir un équilibre des investis-
sements « en emprise » et « en satisfaction » restaure une
liaison pulsionnelle organisatrice. La satisfaction est un
préalable indispensable à la naissance des représenta-
tions (Freud, 1895). L'emprise permet d'imprimer dans
le psychisme une image de l'objet en représentation. La
représentation découle donc d'une image constituée en
emprise et colorée en satisfaction. Réciproquement, sti-
muler l'activité représentative, telle que le proposent
chacune à sa façon la médiation projective et l'expé-
rience psychanalytique, permet de rétablir une combi-
naison salvatrice entre emprise et satisfaction : aller
vers un plaisir à représenter et être satisfait du senti-
ment d'avoir une prise sur les pulsions en figurant leurs
manifestations, en en saisissant un sens. Dès lors, toute
représentation d'un fantasme constitue une mise en
forme réorganisatrice du chaos pulsionnel.
Dans nos perspectives à la fois thérapeutiques et de
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170 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

recherche, les épreuves projectives proposent un espace


scénique sur un support signifiant. Elles constituent un
objet mis à disposition pour permettre une projection de
soi et une re-présentation de la matière première psy-
chique qui n'était jusqu'alors pas saisissable. À partir
de leurs stimuli manifestes, les épreuves projectives
incitent à une mise en mots, via le repérage et la traduc-
tion personnels de certains aspects qui parlent au sujet.
Partie par partie, l'expérience subjective est déconden-
sée, apprivoisée, ouvrant l'espoir d'une progressive
intégration dans la trame psychique. Plus que de dévoi-
ler, il s'agit de former ou de créer un sens à l'aide de cet
espace de représentation. Le processus thérapeutique
vise la poursuite de cette mise en forme, vers une élabo-
ration de scènes pubertaires permettant de saisir et de
contenir les éprouvés traumatiques. Transformer l'exci-
tation en pensée plutôt que de l'éliminer en fuite motrice
nécessite la possibilité de « saisir » l'expérience, autre-
ment dit d'« assurer son emprise » (Roussillon, 1991).
C'est cette tentative de mettre en scène l'expérience
éprouvée qui nous a amenée à proposer une représenta-
tion : l'infans. Et ce, afin de restaurer les processus de
pensée, là où le recours à l'agir témoignait justement
d'une faille des processus de pensée.
Dans la section suivante, nous proposons une mise
en forme du chaos interne ressenti par les adolescents
recourant au geste suicidaire, en procurant un contenu
à la violence découlant du dysfonctionnement du conte-
nant de pensées qu'est l'appareil psychique.
Ce chaos désorganisateur résulte de la puberté, cet
inné succédant étrangement à l'acquis chez l'humain,
et de ses répercussions traumatiques sur le psychisme.
La violence serait une défense instinctuelle contre une
autre violence s'imposant de manière inédite et pou-
vant se révéler traumatique : le pubertaire. D'une
insuffisance de représentations ou d'une insuffisance
de soutien narcissique parental et d'obsolescence peut
découler un passage par l'acte. La défaillance de ces
contenants peut barrer l'accès à des scènes pubertaires
susceptibles de mettre en forme et en sens les éprouvés
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 171

bruts qui s'entrechoquent violemment. Le recours à


l'acte signe le trauma à vif et la carence de symbolisa-
tion. Des formes prototypiques de violence aident à
comprendre les réactions inadaptées de l'adolescent et
de son entourage s'accumulant dans un cercle vicieux :
le parricide et son corollaire l'inceste, qui répondent en
écho à un vécu infanticide traumatique que le sacrifice
tente de maîtriser et d'expier.
Un contenu fantasmatique émerge de nos récits cli-
niques : l'infans. Les racines de la violence renvoient à
la prime enfance d'avant l'émergence pulsionnelle, à
l'enfant dénué de langage recourant à la violence pour
s'inscrire dans sa vie naissante. L'infans, jusqu'à pré-
sent discret dans nos développements, devient le point
de convergence de nos nouvelles réflexions. Il condense
des éléments du sexuel infantile et aussi, paradoxale-
ment, de ses entraves.
Notre recherche nous avait permis d'explorer de
nombreux parcours singuliers et, au-delà de leur fonc-
tionnement psychique dominant – névrotique, limite
ou psychotique –, de mettre en évidence la présence
d'aménagements identificatoires spécifiques communs :
les identifications mélancoliques. Celles-ci visent,
nous l'avons vu, à esquiver la représentation insuppor-
table de l'enfant mort, proche de l'enfant meurtri à
mesure que celui-ci est destitué de moyens d'expression.
Lorsque les identifications mélancoliques peuvent s'ins-
crire dans des scénarios meurtriers, l'évolution psy-
chique à moyen terme est la plus favorable. Nous avons
aussi constaté que les scénarios meurtriers prennent le
plus souvent la forme d'infanticide chez les filles et de
parricide chez les garçons, avec parfois des mouvements
de bascule de l'un à l'autre, la problématique sous-
jacente étant commune. On peut donc penser que la
présence dans les protocoles Rorschach et TAT de scé-
narios meurtriers ainsi que celle de scènes de séparation
constitue des critères permettant d'espérer une capacité
accrue de mobilisation psychique de bonne augure pour
une évolution favorable. Dès lors, nous entamons une
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172 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

réflexion sur la valeur de ces fantasmes meurtriers en


tant que scènes signifiantes.
« Fondamentalement, meurtre et suicide sont iden-
tiques », écrit D. W. Winnicott (1950-1955, p. 150).
Tuer l'autre revient de fait à annihiler une partie de
soi, tandis que se tuer soi revient à tuer un autre. Nous
ajoutons qu'après le geste suicidaire les représentations
de meurtre constituent des scènes signifiantes suscep-
tibles de traiter le trauma et d'accueillir des remanie-
ments identificatoires. Le meurtre infiltre l'activité
fantasmatique de tout un chacun et est même un orga-
nisateur fondamental de la vie psychique, avec une
fonction transformatrice à l'adolescence. Les aspects
infanticides et parricides sont les envers d'une même
médaille, se faisant écho l'un l'autre et formant un
complexe nodal (Houssier, 2013). Le meurtre symbo-
lique de l'infans par le scénario donne lieu à une mue
psychique, tel est principalement ce que nous retenons
des études longitudinales de notre recherche lors-
qu'elles laissent entrevoir une évolution satisfaisante.
Se dépouiller des stigmates du trauma pour faire peau
neuve, l'acte-suicide avait tenté de réaliser cette mue
appelée à s'opérer psychiquement. En quoi ces scéna-
rios sont-ils porteurs de changements potentiels ? Qui
est visé à travers ces scènes signifiantes ? En les reliant
aux histoires des sujets telles qu'elles ont été relatées,
nous avons pensé qu'il s'agit davantage de scénarios
infansicides qu'infanticides – mais nous conservons le
terme « infanticide ». Nous préciserons donc ce que
nous entendons à travers la notion paradoxale d'infans
et quel sens peut plus profondément revêtir son
meurtre. À travers cette métaphore porteuse de sens,
nous proposons d'élargir la vision du clinicien et celle
du patient tout en encourageant la mise en mots de ce
qui est si insupportable pour le patient. Cette méta-
phore, figurant notamment le moi idéal grandiose qui
fragilise les processus d'identification de l'adolescent,
vise à stimuler de manière créative les associations
libres du clinicien tout en favorisant chez le patient la
mise en représentation puis la désignation des insup-
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AFFLUX PULSIONNEL EXCESSIF | 173

portables éprouvés qui le hantent. Face au sentiment


d'impuissance que font vivre les adolescents suicidaires,
le clinicien doit trouver des stratégies pour faire émerger
quelque chose de vivant là où il pourrait avoir le senti-
ment que tout est éteint (Freud, 1937). Construire une
histoire, le sens possible du geste, évite de laisser s'instal-
ler un silence énigmatique et inquiétant dans la relation
thérapeutique et en miroir de ce que l'adolescent mani-
feste par son recours à l'agir.
Écouter l'infans dans l'adolescent revient à le tuer
symboliquement car, par définition, l'infans ne peut
parler ni se faire entendre. En dialoguant avec les
aspects archaïques de lui-même, l'adolescent trans-
forme l'infans en lui, l'amène à changer de statut. Une
issue à la sidération traumatique peut dès lors s'entre-
voir, justement parce que l'effet d'après-coup trouve un
sens. Nous développerons l'idée selon laquelle le geste
suicidaire à l'adolescence peut être compris comme une
tentative de tuer la part muette de soi excessivement
dépendante des objets primaires, tributaire des idéaux
parentaux et s'attachant sans cesse à satisfaire ceux-ci
au détriment des propres désirs.
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Du chaos pubertaire,
une mise en forme
organisatrice : l' infans

LE PUBERTAIRE : UN APRÈS-COUP
RÉSONNANT AVEC UN AVANT-COUP

« Avant-coup », l'infans

Il serait réducteur de définir l'infans comme un état


qui précède l'adolescence. Au moins trois termes en
latin désignent l'enfant : infans, le tout petit enfant qui
ne parle pas ; puer, l'enfant de 6 à 17 ans ; et liber,
l'enfant envisagé par rapport aux parents, jouissant
dès qu'il devient adultus de la libertas, pour autant
qu'il se conforme aux coutumes familiales et qu'il ait été
reconnu par le pater familias (Mettens, 2000, p. 755).
La langue française a surtout retenu le rapport au lan-
gage. L'enfant serait avant tout « celui qui ne parle
pas ».
Le terme infans revient fréquemment sous la plume
de Freud. J. Lacan (1949) l'envisage dans le cadre de
l'accession à l'imaginaire : « L'assomption jubilatoire
de son image spéculaire par l'être encore plongé dans
l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage
qu'est le petit homme à ce stade infans […] manifeste
[…] la matrice symbolique où le je se précipite en une
forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la
dialectique de l'identification à l'autre et que le langage
ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet »
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176 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

(p. 450). L'infans peut être vu comme un état origi-


naire, caractérisé par l'illusion d'omnipotence et l'idéa-
lisation : His Majesty the Baby (Freud, 1914) ayant la
mission de combler le parent, tel Abel dans la Genèse,
muet et sans désirs propres. Mais, si nous prenons en
compte la pensée des Romains centrée sur les questions
politiques et de la morale, ce qui manque à l'infans, ce
n'est pas tant le langage que la retenue dans son dire.
La virtus (vir-tus : ce qui fait l'homme) ferait défaut à
l'infans, par conséquent monstrum à la recherche d'un
excès de plaisir (Mettens, 2000, p. 759). Ainsi, deux
représentations contrastées résident dans l'infans :
l'enfant modèle et le monstre.
Destinataire de la séduction originaire des adultes
(Laplanche, 1987), l'infans devient malgré lui le récep-
tacle de la sexualité jaillissante. La sexualité infantile
perdure chez tout être humain, au-delà de son refoule-
ment, et demeure indispensable à la vie psychique.
F. Guignard (2008) propose la définition suivante de
l'infantile : « Étrange agrégat d'histoire personnelle et
de condition universelle, creuset des fantasmes origi-
naires et des expériences sensori-motrices primaires,
l'infantile est le lieu psychique des émergences pulsion-
nelles premières et irreprésentables. De cet “avant-
coup”, nous ne connaîtrons que les rejetons représen-
tables, sous la forme des théories sexuelles infantiles
d'une part et des traces mnésiques d'autre part »
(p. 149). « Aux limites de l'inconscient et du système
Préconscient […] dépositaire et conteneur de nos pul-
sions, […] ce par quoi notre psychisme va advenir »
(idem), l'infantile n'est-il pas le lieu de survivance de
l'infans, appelé non pas à persister à l'identique, non
pas à disparaître, mais bien à se transformer sous l'effet
des remaniements identificatoires successifs ? De la qua-
lité des limites du moi dépend notamment la capacité à
contenir l'infantile, à ne pas se laisser déborder par
l'infans-en-soi. L'infantile suffisamment vivant et suffi-
samment contenu permet d'intégrer psychiquement,
par les fantasmes, les excitations nouvelles, biologique-
ment déterminées, émergeant à la puberté.
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 177

Mais l'infantile peut aussi connaître des souffrances


et c'est alors le « lieu des “points de fixation” qui figent
nos modes d'être » (idem) dans une répétition stérile et
traumatique. Les potentialités créatrices ou les obstacles
invalidants de l'infantile sont étroitement liés à la qua-
lité de la relation tissée entre l'infans et son objet pri-
maire. Au départ entièrement dépendant de son milieu
psychique ambiant, la manière dont l'infans reçoit les
premières nourritures physiques et affectives est déci-
sive. La possibilité de rejeter une partie de ces nourri-
tures et d'en garder en lui une partie, avec l'étayage
maternel, constitue la prémisse des processus identifica-
toires. L'infans est encore dans l'illusion selon laquelle
l'objet maternel peut tout satisfaire et est voué à en sor-
tir progressivement, faute de quoi il est maintenu dans
une relation incestuelle. Il est aussi investi comme voix
future à laquelle il sera demandé de répéter des énoncés
d'une voix morte et de garantir ainsi la permanence
d'un corps qui s'autoregénérerait de manière continue
(Aulagnier, 1975, p. 189). Le renoncement à l'état
d'infans peut s'opérer si la présentation de l'objet
ouvre sur la possibilité de transfert vers d'autres objets
et si l'objet maternel peut s'offrir comme « porte-
parole », ce qui implique l'aptitude à dialoguer intérieu-
rement et à se voir dans la relation à l'infans grâce à
l'investissement d'un autre. Pour accéder au dire,
l'infans doit sentir son corps suffisamment investi par
sa mère pour ensuite prendre confiance dans le langage
pour le représenter, ce qui suppose qu'il ait pu se sentir
investi dans la psyché de sa mère. Le dialogue intérieur
maternel procure un contenant propice au tissage de la
psyché de l'infans. La reconnaissance par l'adulte de
la valeur messagère du langage préverbal ouvre l'accès
à la symbolisation. Telle la victoire d'Œdipe sur la
Sphinge, l'infans peut s'adresser à sa mère comme à une
personne distincte de lui. Il s'autorise ainsi à occuper
une place indépendante du verdict parental. L'infans
remobilise l'infantile de l'adulte qui est appelé à conte-
nir celui-ci et à dépasser les vœux infanticides latents
infiltrant la relation.
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178 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

À la puberté, la rencontre avec l'infans, dont l'ado-


lescent tout comme les parents doivent élaborer la
perte, est traumatogène. À partir des travaux de
P. Aulagnier (1975, p. 37), P. Roman (2005) définit
l'infans en l'adolescent comme « la part des objets de
l'enfance qui inscrit l'enfant dans une histoire de la
relation primaire : il s'agit en effet des investissements
infantiles, liés à la dépendance à la sollicitude mater-
nelle, qui sont marqués par les modalités sexuelles dites
infantiles et livrés/soumis à la violence primaire de la
fonction de porte-parole de la mère » (p. 188). Le
pubertaire réactualise – sans les répéter à l'identique –
les enjeux des relations primaires, ce qui confronte
l'adolescent et ses parents à un traitement de l'infans.
Les remaniements sexuels sous le primat du génital
introduisent l'exigence d'un dégagement de la dépen-
dance maternelle primaire. Un nouvel espace est à trou-
ver, entre l'infans et l'actuel pubertaire. Intégrer
l'infans, c'est demeurer au contact des résidus d'infan-
tile, tout en s'adaptant à la réalité externe et à la pré-
sence d'autrui (Jeammet, 2000b, p. 426), faire en sorte
que le moi advienne là où régnait le ça. Mais ce compro-
mis, ce jeu paradoxal, ne va pas toujours de soi. Cer-
tains adolescents ne peuvent se laisser surprendre par
les émergences de l'infantile et se vivent menacés de
débordement. Lorsque l'infans n'a pas pu éprouver
une sécurité suffisante dans son premier vécu d'union
avec le corps de la mère et que, adolescent, il se trouve
confronté à la réalité de son corps séparé et différencié
au regard du couple œdipien, il peut faire l'économie de
l'élaboration de la perte de l'infans en forgeant une
image d'un corps idéalisé, afin d'entretenir un fantasme
omnipotent de fusion ou d'union avec le corps présexuel
idéalisé de la mère (M. E. Laufer, 2005, p. 370). Son
propre corps sexué et celui de la mère deviennent objets
de haine dans la mesure où ils menacent l'illusion de
toute-puissance infantile. Si les parents de l'adolescent
ont eux-mêmes des difficultés à s'engager dans une
déprise des objets de leur enfance ou à renouer des
contacts avec leurs éprouvés infantiles, l'incestuel régit
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 179

les liens et les générations tendent à s'écraser (Roman,


2005, p. 191). Faute d'être intégré, l'infans trop idéa-
lisé ou trop diabolisé instaurerait-il une menace de
mort ? Le geste suicidaire manifeste l'impossibilité de
renoncer à l'infans tout autant que de le supporter,
révélant paradoxalement un infans à la fois trop encom-
brant et trop peu constitué. Le geste suicidaire serait-il
une manière de tuer l'infans lorsque le pubertaire est
excessivement traumatique ? Voyons ce qu'entraîne la
puberté.

Anamorphoses de la puberté

« L'avènement de la puberté inaugure les transforma-


tions qui doivent mener la vie sexuelle infantile à sa
forme normale et définitive. La pulsion sexuelle était jus-
qu'ici essentiellement auto-érotique, elle trouve à présent
l'objet sexuel. Son activité provenait jusqu'ici de pul-
sions isolées et de zones érogènes qui, indépendamment
les unes des autres, recherchaient comme unique but
sexuel un certain plaisir. Maintenant, un nouveau but
sexuel est donné, à la réalisation duquel toutes les pul-
sions partielles collaborent, tandis que les zones érogènes
se subordonnent au primat de la zone génitale » (Freud,
1905, p. 143). Ce nouveau développement confronte
l'adolescent à un vécu de tension lié à l'excitation
sexuelle. Cette tension provoque du plaisir mais aussi
inévitablement un sentiment de déplaisir s'accompagnant
d'une exigence de changement de la situation psychique.
La puberté apporte également la séparation tranchée des
caractères masculin et féminin (p. 161). À présent, le pri-
mat des zones génitales étant établi, le développement
psychique permet à l'adolescent de trouver ou plutôt de
retrouver son objet sexuel. Le choix d'objet à l'adoles-
cence réactualise des représentations liées à des fan-
tasmes infantiles, c'est‑à-dire des penchants particuliers
envers le parent de sexe opposé. Avec le dépassement et
le rejet de ces fantasmes incestueux s'accomplit chez
l'adolescent l'affranchissement de l'autorité parentale,
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180 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

que Freud considère comme « une des réalisations psy-


chiques les plus importantes mais aussi les plus doulou-
reuses de la période pubertaire, grâce auquel seulement
est créée l'opposition entre la nouvelle et l'ancienne géné-
ration, si importante pour le progrès culturel » (p. 171).
F. Ladame (1991) précise le corollaire de cette proposi-
tion : « on ne peut pas rester dans le couple parental, ou
dans la scène primitive, sans le payer au niveau du sur-
moi » (p. 1498). Le détachement des liens originaires
passe par la modification du surmoi, les objets parentaux
étant désinvestis dans leur valence d'objets d'amour au
profit d'une identification aux parents dans leur polarité
active. À défaut, « la relation d'inféodation du moi au
surmoi devient synonyme d'une relation incestueuse »
(p. 1534). Le surmoi ouvre l'accès à la jouissance adulte
mais barre celui du ventre maternel (p. 1504). Remanie-
ment des pulsions sexuelles sous le primat du génital et
tension sexuelle qui en découle, excitations libidinales
jusque-là inconnues, différenciation des sexes et décou-
verte de l'objet : Freud met en exergue tous ces boulever-
sements internes auquel l'adolescent doit faire face. Dès
lors, la sexualité parvenue à la puberté ne peut plus être
différée (Gutton, 1991, p. 23).
« Je trouve que je suis trop précoce par rapport à ma sœur de
16 ans. Elle a un an de plus que moi mais on dirait que j'ai
grandi beaucoup plus vite qu'elle. Mes premières règles, je les ai
eues avant elle. Pour moi, c'est trop dur, je me disais que pour
moi ce n'était pas normal. Pour moi, c'était ma sœur puisqu'elle
était plus âgée, je me disais que c'est elle qui devait changer
avant moi. Mais, non, c'est moi qui ai changé avant elle, donc
c'est des changements que je n'ai pas aimés mais je m'y suis fait
maintenant. » Les métamorphoses de la puberté ont eu un impact
particulièrement traumatique pour Asma, 15 ans. Lorsqu'elle
a eu ses premières règles, elle a été « abasourdie », dit-elle, et
croyait être malade ou anormale.

L'affirmation du choix d'objet constitue une pro-


blématique essentielle durant l'adolescence : le sujet
est amené à utiliser ses acquis maturatifs avec un autre
exogame. La qualité de ce nouvel échange puise sa
source dans les objets, en particulier les imagos paren-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 181

tales, et renvoie au questionnement essentiel de l'ado-


lescent : « Qui suis-je ? ».
Freud (1905) parlait de métamorphose de la sexua-
lité au moment de la puberté. Nous retenons tout parti-
culièrement le terme anamorphose utilisé par F. Marty
(2004) pour définir le changement de perspective de la
théorie de la sexualité, regardée du point de vue de
l'adolescence. Le préfixe « ana- » implique un mouve-
ment vers le haut. Analyse veut dire aussi « remonter ».
Analyse n'est pas autre chose qu'Auflösung, c'est‑à-
dire « destruction », « dissolution » en remontant ou en
ramenant à ses éléments premiers ; le Auf- étant le ana-
grec (Laplanche, 2006, p. 49). Le terme anamorphose
implique une transformation en ramenant à des élé-
ments de l'origine : l'étymologie suggère que la forme
est remaniée « de bas en haut, en remontant ». Il nous
paraît plus précis que celui de métamorphose qui
implique une transformation par acquisitions succes-
sives, la forme étant modifiée « après ». La métamor-
phose s'inscrit davantage dans une perspective déve-
loppementale tandis que l'anamorphose prend en
compte l'après-coup pubertaire, ce qui a été vécu
durant l'enfance prenant autrement sens au moment de
la puberté.
La première anamorphose a été opérée par Freud
en représentant la sexualité à travers le prisme de
l'infantile. Même si cette conception de la sexualité
biphasique tient compte des modifications puber-
taires, la place de l'adolescence reste reléguée à
l'arrière-plan dans la construction de notre psychisme.
Le second temps de la sexualité, la puberté, reste pour
Freud dans l'ombre du premier. Mais les successeurs
de Freud, en particulier sa fille Anna, ont commencé
à voir autre chose que de l'infantile en observant
les adolescents, d'où l'esquisse d'une deuxième ana-
morphose portant l'éclairage sur l'adolescence comme
deuxième temps du sexuel humain, temps de réamé-
nagements profonds de la sexualité et pas seule-
ment reviviscence de la sexualité infantile. L'adoles-
cence est non seulement un âge mais surtout un
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182 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

processus psychique : notamment second processus


de séparation-individuation selon P. Blos (1967), du
pubertaire à l'adolescens selon P. Gutton (1991), pro-
cessus de subjectivation selon R. Cahn (1998). L'ado-
lescence peut être vue comme une deuxième chance de
renaître pour ceux qui auraient connu des achoppe-
ments dans l'enfance, mais elle peut aussi devenir le
temps des dangers. L'apparition du nouveau sujet
inaugure une troisième anamorphose : « cette émer-
gence, en même temps qu'elle crée du nouveau, refoule
ce qu'il y avait avant elle, ce qui la précédait, en don-
nant l'impression d'une disparition de l'ancien. Nous
sommes habituellement fascinés par l'apparition du
nouveau et cela nous empêche de voir que cette appa-
rition chasse, masque, refoule, ce qui existait aupa-
ravant ; cela nous empêche de voir que l'ancienne
version continue à exister, à l'état de refoulé et non
pas à celui de ruine » (Marty, 2004, p. 195). Le refou-
lement de l'infantile et la constitution de l'infantile
dans son refoulement sont la conséquence du franchis-
sement du seuil pubertaire, condition pour accéder à
l'adolescence. L'adolescence permet tout autant l'avè-
nement de la génitalité que l'existence d'une sexualité
infantile refoulée. Cette anamorphose fait apparaître
la génitalité en laissant transparaître l'infantile, selon
la formule éclairante de F. Marty. L'adolescent a
d'abord besoin d'être, avant d'avoir ou de dire. Cette
nécessité d'être constitue avec force une instance
refoulante. L'adolescence repose sur les bases d'un
infantile constitué mais ne peut être considérée comme
une simple revisitation de l'infantile. La nouvelle pra-
tique génitale et la sexualité se voient impliquées dans
un travail d'amphiximie. Ce processus kaléidoscopique
sera éclairé par la notion d'après-coup, caractérisant
la nature du pubertaire.
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« Après-coup », des « processus


primaires posthumes »
faisant trauma

Le schéma freudien de développement biphasique de


la sexualité, spécifique à l'être humain, introduit à la
notion fondamentale d'après-coup, permettant un déve-
loppement important de la compréhension du processus
adolescent. L'après-coup signifie l'écart entre le temps
où « ça se passe » et le temps où « ça se signifie » (Rous-
sillon, 1999, p. 219). Cette notion essentielle apparaît
chez Freud bien avant les Trois essais de 1905 : « […]
Un souvenir refoulé ne s'est transformé qu'après coup
en traumatisme. La raison de cet état de choses se trouve
dans l'époque tardive de la puberté par comparaison
avec le reste de l'évolution des individus. Bien qu'il soit
rare qu'un souvenir suscite dans le psychisme une émo-
tion qu'aucun incident actuel ne justifie, c'est pourtant
ce qui se produit tout à fait ordinairement dans les cas
de représentations d'ordre sexuel – précisément à cause
du retard de la puberté. Tout adolescent recèle des
traces mnémoniques qui ne deviennent compréhen-
sibles qu'après l'apparition de ses propres sensations
sexuelles. […] Quand un traumatisme (un incident
pénible) se produit la première fois, à une époque où le
moi est déjà formé – car les tout premiers traumatismes
échappent entièrement au moi –, il y a production de
déplaisir ; mais le moi est déjà à l'œuvre et crée alors des
investissements latéraux. Quand, ensuite, un investisse-
ment de la trace mnémonique se produit, le déplaisir se
renouvelle, mais les frayages du moi existent déjà et
l'expérience montre que ce second déclenchement de
déplaisir diminue, jusqu'au moment où, après plusieurs
répétitions, il n'est plus qu'un signal d'une intensité que
le moi est capable de supporter. L'essentiel est donc
que, lors du premier déclenchement de déplaisir, il y ait
inhibition du moi afin que le processus ne s'effectue pas
à la façon d'une expérience affective primaire “pos-
thume”. Et pourtant, c'est justement ce qui se produit
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184 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

lorsque, comme dans le cas du proton pseudos hysté-


rique, le déclenchement de déplaisir est occasionné
par un souvenir. Par là se trouve confirmée l'impor-
tance d'une des conditions nécessaires que nous a fait
connaître l'expérience clinique, à savoir que la date tar-
dive de la puberté rend possible la production de proces-
sus primaires posthumes » (Freud, 1895, p. 366-369).
Tout au début de son œuvre, Freud esquisse une
conception de l'adolescence comme un après-coup
d'une séduction vécue durant l'enfance, ce qui sera
développé à propos du cas Emma. Cette notion d'après-
coup est très liée à la théorie de la séduction et implique,
comme le souligne J. Laplanche (1999), le dépôt de
quelque chose chez l'individu qui deviendra actif seule-
ment dans un « deuxième temps ». Il s'agit donc d'une
théorie du trauma en deux temps : « pour faire un
trauma, il en faut au moins deux. Ce que Freud exprime
de façon moins paradoxale ainsi : “un souvenir ne
devient trauma qu'après coup” » (Laplanche, 2006,
p. 49). Les constructions et fantasmes pubertaires
peuvent remanier les traces infantiles. Les matériaux
infantiles posthumes se révèlent susceptibles d'investir
les matériaux pubertaires pour leur imprimer une
marque. À propos du cas Emma (Freud, 1895, p. 365),
le processus explosif de désintrication pulsionnelle est
provoqué par les liens associatifs qui se font entre la
scène I (du commis), anodine, et la scène passée II (de
l'épicier) remémorée mais qui s'était produite prématu-
rément alors que l'enfant n'était pas mûre pour rece-
voir une excitation sexuelle. Cette chaîne d'événements
temporels se profile elle-même, se découpe, se scande,
sur une autre chaîne, marquée par la biologie : entre les
deux temps, il y a la puberté. La puberté ouvre sur des
sens nouveaux. Mais qu'est-ce qui est traumatique ?
« La scène II ne devient traumatique que parce que
c'est son souvenir qui traumatise. Et son souvenir trau-
matise d'une part parce qu'il provoque plus d'excita-
tion que la scène elle-même et d'autre part parce qu'il
vient de l'intérieur » (Laplanche, 2006, p. 53). Finale-
ment n'est traumatisant psychiquement que ce qui vient
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 185

de l'intérieur. Le traumatisme psychique est toujours


lié à l'après-coup, même lorsque survient un événement
extérieur objectivement qualifiable de traumatique
– tremblement de terre, accident, etc. : « les trauma-
tismes des traumatisés ne deviennent traumatismes psy-
chiques que dans la mesure où ils sont en écho avec des
premiers temps de l'infantile » (idem).
Durant son hospitalisation motivée par une menace de défe-
nestration, son sixième geste suicidaire, Alice, 14 ans, apparaît
énervée et me fait part d'un événement qui la préoccupe et qui
lui laisse craindre que son séjour à l'hôpital ne soit prolongé
(Kernier, 2006). La veille, elle a été avec une autre patiente dans
les toilettes et a vu quelque chose (elle ne dit pas quoi) qu'elle a
voulu faire remarquer à tout le monde, ce qui a donné lieu à une
inspection. Alice a ensuite découvert du ketchup dans les toi-
lettes d'à côté et a eu peur que le personnel soignant ne croie
que c'est elle qui en était à l'origine. J'apprendrai ensuite
qu'Alice a eu une puberté très précoce, réglée dès l'âge de
10 ans et voyant son corps se transformer depuis ses 8 ans, ce
qui avait occasionné un traitement hormonal. Elle parle de cet
avènement pubertaire comme à la fois un motif de fierté, une
promotion féminine et une contrainte vu le traitement médical.
À présent, la vue du ketchup dans les toilettes qui l'obsède ne
figure-t‑elle pas, par un mécanisme de déplacement, la décou-
verte des premières menstruations ? Après coup, Alice ressent
l'impact traumatique du pubertaire. L'inspection des toilettes
fait aussi écho à une problématique anale qui la taraude. Elle
admire la propreté de sa mère – en s'identifiant à elle sur ce
point – et critique la saleté de son père qui « fait la vaisselle
comme un porc ». Son père l'a violemment battue quatre ans
auparavant, suite à une maladresse apparemment anodine : le
lavabo des toilettes venait d'être réparé et Alice s'était appuyée
dessus, ce qui avait décollé la rustine posée par le plombier.
« C'était la première fois qu'il me tapait dessus », précise Alice,
qui en est restée traumatisée. Cette colère muette donne lieu à
d'inavouables vœux de mort – surtout à l'égard du père maltrai-
tant mais aussi de la mère dépressive, passive face aux actes du
père – qui se retournent en culpabilité intense, faisant écho à
une angoisse de perte archaïque : « Tout le temps, je m'inquiète
pour eux, dès que je ne suis pas avec eux et qu'ils doivent aller
quelque part, je m'inquiète. Quand je pars en vacances, j'ai
peur qu'il se passe quelque chose à la maison, je crois que mon
père meurt de sa maladie, j'ai peur qu'il se passe n'importe
quoi. » Les toilettes constituent un lieu chargé de signification,
condensant des excitations d'origines diverses : découverte des
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186 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

menstruations et violence paternelle. Après coup, ces vestiges de


traumatismes remontent à la surface.

Une telle reviviscence de traumatismes résiduels


infantiles dans l'après-coup reste imprimée dans la
théorie freudienne et est encore suggérée par Freud à la
fin de sa vie (Freud, 1937) : « Si un objet apparaît dans
une certaine couche, il est souvent difficile de décider
s'il a toujours appartenu à cette couche ou s'il est par-
venu à une telle profondeur par une perturbation ulté-
rieure » (p. 271). La temporalité ne peut être envisagée
comme strictement linéaire vu le remaniement des traces
mnésiques d'origine infantile qui ont un caractère atem-
porel. Le sujet se construit donc comme décalé, entre
strates, y découvrant progressivement sa capacité à
écrire de nouvelles inscriptions.
C'est bien d'abord une interdiction d'une interpréta-
tion sommaire qui réduirait la conception psychanaly-
tique de l'histoire du sujet à un déterminisme linéaire
envisageant seulement l'action du passé sur le présent
que vient signifier la notion d'après-coup. L'après-coup
est devenu un paradigme de la puberté. Mais cette
notion n'implique pas qu'un simple effet retard ou une
action différée, la sexualité génitale étant mise en latence
jusqu'à l'avènement pubertaire. P. Givre (2007, p. 30)
précise que le terme allemand Nachträglich signifiant
« après-coup » renvoie également à une idée de « supplé-
ment ». L'expression freudienne « la date tardive de la
puberté rend possible la production de processus pri-
maires posthumes » invite à creuser cette signification
supplémentaire de l'après-coup puisque « posthume »
renvoie à quelque chose qui a vu le jour après dispari-
tion de son auteur. « Faut-il entendre que cela concerne-
rait des processus qui apparaîtraient après leur propre
disparition, c'est‑à-dire des processus gouvernés par
une logique temporelle paradoxale ? Cela nous oblige-
rait à concevoir qu'il y ait irruption de l'infantile sur la
scène psychique au moment de la puberté, c'est‑à-dire
au moment où le fonctionnement propre à la sexualité
infantile prégénitale est censé avoir disparu pour laisser
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 187

la place à la génitalité » (p. 32). Dès lors, nous pouvons


penser qu'il y a retour sur la scène psychique de compo-
santes infantiles qui auraient dû être liquidées en des
temps antérieurs, ou encore avènement d'une compo-
sante psychique qui aurait dû intégrer l'infantile mais
qui aurait été tenue à l'écart de celui-ci.
L'après-coup est un phénomène qui, selon J. Laplan-
che, se joue dans l'interpersonnel. Le passage d'un
temps à un autre est caractérisé comme traduction.
J. Laplanche suppose que quelque chose est proféré par
l'autre, qui est après coup retraduit et réinterprété. « Il
se joue d'abord dans la simultanéité d'un adulte et d'un
infans. Le message énigmatique de l'adulte (qui est lui-
même habité par le propre inconscient de celui-ci)
constitue l'“avant-coup” de ce processus, instituant
chez le récepteur un déséquilibre premier qui le pousse
à traduire, en un second temps, dans l'après-coup, et de
façon toujours imparfaite » (Laplanche, 2006, p. 171).
Ainsi, « le concept de Freud d'après-coup contient à la
fois une grande richesse et une certaine ambiguïté, en ce
qu'il combine une direction rétrogressive et une direc-
tion progressive. Je veux rendre raison de ce problème
des directions différentes, vers l'avant et vers l'arrière,
en argumentant que, dès le début, il y a quelque chose
qui va dans la direction du passé vers le futur, de
l'autre à l'individu en question, de l'adulte vers le bébé,
que j'appelle l'implantation du message énigmatique »
(Laplanche, 1999, p. 66). De cette implantation du mes-
sage énigmatique à l'origine du pulsionnel, nous voyons
ce ballottement entre l'archaïque et la nouveauté géni-
tale. Appelé à intégrer l'infans pour s'acheminer vers
l'adolescens, le pubertaire est révélateur de l'identité
hybride de l'adolescent (Kernier et Abe, 2013).

Le pubertaire, de l'infans
à l'adolescens

Après S. Ferenczi (1932a), P. Gutton (1991) parle


de traumatisme pubertaire comme d'« une brusque
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entrée (par forcing) de la passion adulte, dans la ten-


dresse de l'enfance : folie sexuelle sur terre vierge »
(p. 30). Traumatique est la certitude d'être devenu
l'objet adéquat du parent incestueux puisque les repré-
sentations infantiles incestueuses sont possibles et ont
comme pendant le désir meurtrier pour le rival. Le
pubertaire est une « force anti-séparatrice », l'enfant
presque adolescent se voyant attiré par le parent inces-
tueux. « À l'adolescence, l'intrication permanente de la
dimension œdipienne manifeste et de la résurgence de
l'archaïque correspond à la prégnance d'une dépres-
sion, mais aussi d'une culpabilité, insuffisamment
reconnues » (Richard, 2001, p. 2). Mais cette « poussée
archaïque pubertaire » (Gutton, 1991, p. 54) n'équi-
vaut pas à une répétition à l'identique du complexe
d'Œdipe infantile du fait de la pression hétérosexuelle.
La réactivation du conflit œdipien met en crise les orga-
nisations œdipiennes antérieures. L'Œdipe pubertaire
est asymétrique, ce qui le distingue de l'Œdipe infan-
tile : le parent incestueux est investi érotiquement tan-
dis que le parent rival est désinvesti, ce qui « facilite »
sa mise à mort (Gutton, 1991, p. 46). Cet investisse-
ment érotique sera suivi d'un désinvestissement néces-
saire – l'adolescens. « Les modalités de l'inadéquation
(incestueuse) de l'objet parental forment une étape
obligée où s'élabore l'adéquation de l'enfant à la
sexualité adulte ; le partenaire inadéquat permet la
représentation de l'éprouvé pubertaire nécessaire à sa
négociation seconde (refoulement-désexualisation) »
(p. 53).
« Mon prof de musique qui est aussi devenu un ami, qui avait
neuf ans de plus que moi, il y a deux ans, j'ai fini par me rendre
compte que j'étais très amoureuse de lui et… et puis j'ai fini par
lui dire cette année parce que je souffrais trop. » Véronique,
âgée de 15 ans, n'a pas réussi à se distancier de cet amour impos-
sible. Autrement dit, elle reste submergée par le pubertaire. Cet
homme tenait à entretenir une amitié avec elle. Elle s'est de plus
en plus dévalorisée jusqu'à ne plus se supporter, de surcroît
critiquée par un père décrit à la fois comme « caractériel » et
comme artiste, qui lui a transmis la passion des arts plastiques.
Prise par le sentiment de ne plus rien apporter à personne, à
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commencer par ses parents à qui elle mentait de plus en plus, et,
s'en voulant de rester amoureuse de celui qui pourrait être un
substitut paternel, elle s'est brutalement tailladée les veines. « Je
m'en voulais. J'avais peur de montrer que je n'étais pas digne
d'être sa meilleure amie. » Après ce passage violent, Véronique
espère rencontrer quelqu'un de son âge.

La puberté serait le dernier traumatisme que l'enfant


aurait à subir. C'est la « diastase nécessaire à l'opéra-
tion qui donnerait une dernière main à la constitution
de l'inconscient » (p. 55). Telle une sphinge insatiable,
l'inconscient propose de nouvelles énigmes identitaires.
Par son nouveau statut, l'enfant devient un potentiel
séducteur à son tour, il devient actif. Et en même temps,
il est séduit par sa puberté même, autrement dit « auto-
séduit ». La séduction généralisée, telle que J. Laplanche
(1999) la conçoit (séduction venue d'ailleurs favorisant
l'étayage du trajet psychique de la pulsion à partir de
ses racines somatiques, la détournant du biologique),
prend ici tout son sens puisque l'éprouvé pubertaire
implique que l'enfant se perçoit comme séducteur, exci-
tant l'autre comme un adulte. L'organe biologique
devient surtout organe libidinal, par la rencontre avec
l'autre sexe. « La puberté tendrait à extérioriser le
corps génital, devenant séducteur du corps encore
enfant » (Gutton, 1991, p. 32), ce qui amène souvent
l'adolescent à se demander si son corps lui appartient
ou est un objet extérieur, si la puberté lui impose un
ennemi au-dedans ou au-dehors.
Le pubertaire implique un paradoxe : traumatique
par l'écroulement de la toute-puissance infantile qu'il
entraîne, il est éminemment anti-narcissique mais
il offre en même temps une solution sexuelle pour sa
guérison. L'autre sexe est susceptible de combler le
manque, une nouvelle bisexualité psychique est créée,
par la découverte de la complémentarité des sexes. Cette
bisexualité est bien différente de celle de l'enfance qui se
jouait par rapport à la simple présence ou absence d'un
attribut – le pénis – sans fonctionnement complémen-
taire. Cette complémentarité entraîne un double inves-
tissement identitaire et objectal : le double narcissique
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dont l'ascendant est homo-érotique et le porteur de


l'autre sexe dont la génitalité est mise en jeu (p. 41).
Cette nouvelle bisexualité psychique résulte de deux
lignes de forces : l'asymétrie pubertaire nouvelle et le
surmoi, séquelle des organisations œdipiennes infan-
tiles. La pression pubertaire incite à l'investissement du
parent hétérosexuel incestueux et à la désexualisation
de l'image du rival. Ce désinvestissement est une nou-
veauté. « Du pubertaire dépend le désinvestissement
nécessaire de l'Œdipe négatif d'enfance. De deux fan-
tasmes incestueux dans l'infantile, il en reste un dans le
pubertaire » (p. 97). D'où une « nouvelle bipartition » :
ce n'est plus l'amour de l'Œdipe infantile à trois mais
celui de l'adolescent à deux. Cette nouvelle bipartition
« oppose dialectiquement désinvestissement pubertaire
(Œdipe positif) et investissement infantile (Œdipe néga-
tif) du rival, ainsi sacrifié symboliquement autant pour
libérer l'objet incestueux que pour soulager la passivité
amoureuse et charnelle qu'il provoquait » (p. 98). Cette
re-bipartition pubertaire permet un mélange nouveau
de l'œdipien et du pré-œdipien. Un nouveau tri entre
infantile et actuel va permettre un glissement des objets
parentaux infantiles en cours de désinvestissement aux
nouveaux objets potentiellement adéquats. « Important
donc est de concevoir un espace-temps pubertaire où se
mêlent pour se répartir à nouveau homosexualité (résis-
tances à la puberté) et hétérosexualité afin de parvenir
au primat du génital » (p. 105).
Depuis que ses menstruations sont connues par son père adop-
tif, Aurélie « joue avec ses règles » : « De temps en temps, je fais
semblant d'avoir mal pour pas aller à l'école. Les pères, ils sont
vraiment trop marrants avec les règles. Ils savent pas ce que
c'est, alors c'est trop drôle, surtout mon père, il est trop mignon
avec mes règles. La première fois que j'ai eu mes règles, mon père
était aux petits soins avec moi : “Oh la la, t'as pas trop mal ?”
C'est trop marrant. » Elle se considère comme la « petite prin-
cesse » de son père. À présent, à 17 ans, elle est enceinte. Aurélie
tient à garder son bébé mais a plaqué le père de celui-ci. Elle
explique : « J'ai décidé que, mon bébé, je l'aurai toute seule et
qu'il aura une présence masculine. C'est de ça qu'il a besoin, un
bébé, une présence féminine et masculine, comme ça il aura
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l'équilibre. Mais ce ne sera pas son papa. Après, s'il veut le ren-
contrer plus tard, s'il veut que je lui parle de lui, je lui parlerai
de lui. Je ne vais jamais lui cacher parce que moi, en tant
qu'enfant adoptée, si on m'avait caché certains trucs, ça aurait
peut-être été plus difficile, donc déjà c'est clair que je ne lui
mentirai pas. » Quand elle parle de « présence masculine », à qui
pense-t‑elle ? « Mon frère, mon père. S'il veut voir des garçons, il
peut en voir pleins », répond-elle. Ainsi, l'état de grossesse résulte
de l'investissement incestueux du père adoptif. Le geste suicidaire
a été déclenché par une perspective d'avortement, d'autant plus
traumatique que c'est justement son père – le père fantasmé du
bébé – qui en a parlé. En plein essor pubertaire, Aurélie multiplie
les conquêtes pour les délaisser aussitôt, dans un mouvement de
toute-puissance. Elle pense que son père biologique est parti dès
que sa mère était tombée enceinte. Ainsi, elle précise : « Le fait
que je fasse sans père, c'est peut-être aussi pour mon père biolo-
gique, en partie. »

Le pubertaire rassemble essentiellement les éléments


suivants : pression de l'éprouvé originaire, horreur des
interprétations et investissements incestueux, inadapta-
tion du surmoi face à l'entrée dans la catégorie du pos-
sible œdipien et cherchant un nouvel étayage, épreuve
de réalité vacillante. Après cette poussée incestueuse
fantasmatique et la confrontation de l'inadéquation
(incestueuse) de l'objet parental, l'adolescens constitue
le cheminement de renoncement aux objets incestueux
et le détachement des parents : « Dans le pubertaire,
l'enfant suit tragiquement le destin de l'Œdipe. Par
l'adolescens, il désexualise la violence de ses pulsions
et procède à un travail de subjectivation et d'histori-
cité » (Gutton, 1991, p. 12). L'adolescens ou « deuxième
latence » implique une désexualisation des représen-
tations incestueuses, par l'identification et l'auto-
nomisation de l'idéal du moi, pour mener au choix
potentiellement adéquat. Il s'agit aussi d'un travail de
séparation de l'objet incestueux, alors que le pubertaire
constituait une force anti-séparatrice. La méfiance que
le surmoi suscite à la puberté, occasionnée par une bles-
sure de celui-ci envers le moi du fait de la resexualisa-
tion œdipienne, favorise une élaboration de l'idéal du
moi. Le surmoi est devenu inadapté. La libido quitte le
surmoi à la puberté et favorise l'autonomisation de
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l'idéal du moi. Le pubertaire et l'adolescens sont deux


processus contradictoires, mais il importe de garder à
l'esprit que ces deux mouvements sont concomitants,
qu'il ne s'agit pas de deux stades.
Avec le pubertaire, l'infans, porteur des émergences
pulsionnelles premières et irreprésentables, resurgit
après coup et est voué à changer de statut pour laisser
place à l'adolescens. Les réminiscences infantiles, telles
les messages énigmatiques de l'adulte à l'infans à retra-
duire après coup, coïncidant avec l'avènement de la
sexualité instinctuelle propre à la puberté, peuvent
provoquer une désintrication pulsionnelle trauma-
tique. Le processus de transformation et de refoule-
ment de l'infantile sous le primat du génital amène le
sujet à un changement de perspective : la prédominance
de l'être sur l'avoir, la complémentarité des sexes ainsi
que la séparation entre l'idéal du moi et le surmoi. Le
pubertaire blesse l'équilibre narcissique de l'enfance
tandis que l'adolescens en assure une construction nou-
velle. Construction s'opérant notamment par les identi-
fications, permises par la prédominance de l'être et la
sensibilité accrue à autrui : s'identifier, c'est se laisser
affecter par l'autre, accueillir l'autre et devenir en par-
tie comme lui en renonçant à l'avoir.
L'archaïque infiltrant la génitalité et la sexualité
instinctuelle à la puberté est appelé à être élaboré en
névrose adolescente, à être mis en représentations. Il
s'agit de « passer des sens (sensorialité) aux sens (signi-
fiance) » (Gutton, 2004, p. 8) et aussi de passer « de la
chair aux représentances » (p. 16). Mais, lorsque l'ar-
chaïque reste à vif, le narcissisme phallique bloque et
le pubertaire est traumatique. La passivité renvoie à
une prématurité trop vivement ressentie, à la posi-
tion originaire de l'infans en détresse, tel Œdipe aux
pieds transpercés. Nous verrons que la vivacité de cet
archaïque insuffisamment contenu ou scénarisé peut
se traduire par une infiltration excessive de motions
parricides et incestueuses, elles-mêmes liées à des
motions infanticides inélaborées assignées aux figures
parentales. Cette infiltration excessive de l'archaïque
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entrave le meurtre symbolique qui permettrait le pro-


cessus de subjectivation. Le geste suicidaire peut viser
à procurer une illusion de maîtrise là où le sujet est
submergé par le pubertaire traumatique, l'archaïque
à vif entravant les processus de liaison. La mort obsé-
dante masque alors la sexualité envahissante. Dès
lors, comme le formule Ferenczi (1932b), « Se punir
soi-même (se tuer, suicide) est plus supportable que
d'être tué. […] Si je me tue moi-même, je sais ce qui
va arriver. Le suicide est moins traumatique (il n'est
pas imprévu) » (p. 131).

« Je rentre dans le monde des adultes


trop vite » – Infans pubère ruée
de coups

La voix enrouée, Élise, 13 ans, affiche un look de


« garçon manqué » en tenue négligée et avec une coupe
de cheveux masculine. Mais, d'après une infirmière du
service, Élise s'habillait de manière provocante au
début de son hospitalisation. Son survêtement informe
remplacerait ses robes moulantes sur instruction de
l'équipe soignante. La principale cause qu'elle rapporte
de son ingestion de somnifères (Kernier, 2010b ; 2012)
est une agression subie deux mois auparavant : « Je me
suis fait agresser. » Or elle aurait pu dire à la forme
passive : « J'ai été agressée. » La tournure active de son
récit signifierait-elle qu'elle aurait eu un rôle actif dans
cette violence subie ? Exprimerait-elle inconsciemment
une culpabilité par rapport à cet événement ? Peu
avant son geste suicidaire, Élise avait été convoquée
dans le cadre des procédures judiciaires en cours et
redoutait la confrontation avec son principal agresseur.
Le premier geste suicidaire, six mois auparavant, a
suivi une dispute avec sa sœur qui avait traité Élise de
« pétasse des cités ». Élise pense que sa sœur a délibéré-
ment remué le trauma du viol par cette insulte. Elle
explique aussi avec beaucoup d'hésitation que sa mère
« s'acharnait » sur elle et que, petite, elle l'a beaucoup
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tapée, ce qui a généré des idées suicidaires depuis l'âge


de 10 ans. Je lui fais remarquer que cette violence a
déclenché ses vœux de mort et elle rebondit avec plus
d'assurance : « Pour éviter de faire du mal aux autres,
je préfère me faire du mal à moi, parce que je sais que
je peux blesser les gens et je ne veux pas devenir
méchante. » Ces propos laissent apparaître une culpa-
bilité, comme lorsqu'Élise parlait de son agression
subie à la forme active. La deuxième tentative de suicide
a eu lieu deux mois après la première, lors de la rentrée
scolaire. Élise s'était retrouvée dans la même classe que
l'un de ses agresseurs. À propos des avocats lui deman-
dant incessamment de raconter la même histoire, elle
dit : « Ils s'acharnent sur moi comme si j'étais un
chien. » Élise explique de manière détaillée en quels
actes a consisté le viol collectif et affirme que le plus
difficile est d'« essayer de comprendre pourquoi ils
avaient fait ça ». Elle s'est sentie « mal et sale ». Pen-
dant plusieurs mois, elle a « encaissé » seule, en silence.
Ensuite, elle a été surprise par l'attitude « bizarre » de
sa mère, qui n'a pas cru l'assistante sociale. Son père
est décédé par suicide lorsqu'Élise était âgée de 5 mois.
Élise affirme : « S'il était là, je n'aurais pas tous ces
problèmes, parce que je ressemble trop à mon père. »
Ces propos donnent un autre sens au look de « garçon
manqué » qu'Élise se complaît à afficher : des identifi-
cations narcissiques à son père. Mais puisqu'il s'agit
d'un objet mort demeure patente la menace d'une
mélancolisation de ces identifications. Un père qu'elle
essaierait désespérément de faire revivre en elle ? Un
père qu'elle aspirerait à rejoindre par ses gestes suici-
daires répétés ? Un père qu'elle désirerait inconsciem-
ment avoir ? Le trauma provoqué par les attouchements
sexuels aurait résonné avec des vœux incestueux latents
et donc généré un éprouvé de faute que l'attaque de soi
tenterait d'expier. Le point commun avec son père
qu'elle s'attribue est son langage. Or celui-ci provoque
justement son sentiment d'exclusion familiale : à cause
de sa manière de parler, elle est traitée par sa famille de
« racaille ». Une lettre écrite par son père pour elle
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juste avant son suicide matérialise le lien père-fille. À


l'âge de 5 ans, on la lui a lue pour la première fois et
ensuite elle l'a relue plusieurs fois. Depuis un an, elle
pense beaucoup à lui, tel un mort sans sépulture, et
cherche à comprendre le contenu et le sens de ce geste
violent. À présent, elle comprend que « ça n'allait pas
dans sa tête ». Pourquoi aurait-il voulu en finir ? « Il
n'y a que lui qui sait. » La conservation de la lettre de
son père, concrétisant l'investissement d'un lien père-
fille, permet probablement à Élise de maintenir une
part de l'imago paternelle vivante mais celle-ci reste
fantomatique, errante, imprégnée de non-dits et de
mystère. Recherchant auprès d'amis plus âgés l'écoute
qu'elle ne trouve pas dans sa famille, Élise idéalise les
« expériences » que font les jeunes des cités et de leur
« fraternité » pour affirmer : « Dans ma tête, j'ai pas
13 ans », expliquant : « L'expérience de la vie, c'est le
nombre d'histoires auxquelles on a survécu. » Les
« galères » de la cité et les commissariats l'ont sortie
trop vite de l'enfance et l'ont rendue « trop mature ».
De surcroît, elle a précipitamment vu son corps se
transformer à 8 ans. « Je rentre dans le monde des
adultes un peu trop vite », en déduit-elle. Élise idéalise
son enfance, « tranquille » jusqu'à ses 10 ans. « Quand
mes frère et sœurs n'étaient plus là, j'ai changé, je suis
devenue un bonhomme » – telle est la métamorphose
qu'elle met en exergue et qui l'aurait sortie brutalement
de cette insouciance. Depuis lors, Élise pense être consi-
dérée comme la « mal aimée » de la famille, la « petite
racaille », et ce depuis qu'elle parle le « langage des
cités ». La rupture temporelle est marquée par le lan-
gage, ce qui a sorti Élise de son état d'infans, d'être non
parlant.
Les gestes suicidaires d'Élise font aussi écho à ceux de
sa mère, qui en fait « beaucoup », surtout depuis qu'elle
s'est mise en couple. Lorsque son beau-père ne rentre
pas le soir, sa mère désespère et ingère des cachets. Les
raisons de sa violence restent un mystère. « Ma peur,
c'est que j'ai peur de la taper. Je n'ai pas envie que ma
mère termine à l'hôpital. Moi, je ne suis pas comme elle.
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196 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Combien de fois elle m'a emmenée à l'hôpital parce


qu'elle m'avait frappée… » Élise a de plus en plus fré-
quemment envie d'agresser sa mère, ce dont elle s'est
toujours retenue. « Je ne peux pas être dans sa tête. Ma
mère, elle ne m'explique pas, donc je ne peux pas
savoir. » Cette affirmation d'Élise montre qu'en dépit
des fragilités du lien à sa mère la reconnaissance des
limites moi-autre peut dans une certaine mesure préve-
nir une confusion identitaire et préserver le statut
d'objet de la figure maternelle. À chaque geste suici-
daire de sa mère, Élise porte une culpabilité par réso-
nance avec des vœux matricides latents. Elle est amenée
à prendre soin de sa mère et à appeler les pompiers,
dans une position parentifiée, craignant que ses frère et
sœurs ne lui reprochent le geste suicidaire de sa mère ou
de l'avoir « laissée comme ça ». Les motions agressives
latentes d'Élise à l'égard de sa mère violente se muent
dès lors rapidement en souci de protéger la mère fragile.
Après avoir tant de fois découvert et secouru sa mère se
donnant la mort, les rôles s'inversent à l'occasion du
geste suicidaire d'Élise : elle est découverte par sa mère.
Si Élise est à présent la cible des vœux meurtriers de ses
agresseurs, elle a pu se vivre depuis son enfance comme
l'objet de vœux infanticides maternels. Une maladresse
anodine à l'âge de 7 ans avait déclenché une réaction
totalement inadaptée et disproportionnée chez la mère :
« Elle m'a battue jusqu'à ce que je sois ouverte, donc
j'ai été recousue. » Sous l'incitation de sa mère, Élise a
menti à l'hôpital à propos de l'origine de cette blessure
pour protéger sa mère. Avant même son viol, depuis son
enfance, Élise a subi une violence l'ayant effractée,
ouverte au sens propre du terme. Un trauma déshuma-
nisant. Élise renverrait-elle quelque chose d'inquiétant
à sa mère pour susciter une telle violence et être si
souvent prise comme bouc émissaire ? De surcroît,
l'attitude maternelle oscille entre froideur affective et
agression brutale. Le geste suicidaire d'Élise peut-il se
comprendre comme une identification à l'agresseur ?
Son récit est jalonné de figures d'agresseurs : ses vio-
leurs, son avocat, son frère et sa mère. L'identification
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à l'agresseur permet peut-être d'éviter la confusion


mélancolique et dès lors de maintenir l'objet vivant
a minima malgré les menaces de mort patentes, réactua-
lisées lors des gestes suicidaires maternels. La mère
d'Élise a elle-même un lourd passé : abandonnée, elle a
été élevée à la DASS (Direction des affaires sanitaires et
sociales). Elle-même privée d'affection parentale, elle a
pu se sentir démunie vis‑à-vis de sa fille. Comment
transmettre ce qu'elle n'a pas reçu ? De plus, la nais-
sance d'Élise est suivie du suicide du père, réactualisant
cet abandon traumatique. Élise pourrait donc incarner,
pour sa mère, l'être inquiétant qui a « fait fuir » le père
ou qu'elle-même peut imaginer avoir été aux yeux de ses
propres parents pour les faire fuir.
Un amoureux plus âgé, protecteur et respectant son
besoin de ne pas s'engager dans des relations sexuelles
aide Élise. Elle construit des projets professionnels tra-
versés par une identification masculine : elle aspire à
des certificats d'étude en carrosserie pour travailler
dans le garage d'un ami.
Une hospitalisation à la Maison des adolescents lui a
permis d'avoir moins peur des adolescents de son âge.
Elle est suivie par un psychiatre : « Ça m'apporte beau-
coup puisqu'il est à l'écoute. Il comprend certaines
choses que certaines personnes ne comprennent pas. »
Un an plus tard, ayant une présentation plus soignée
et féminine, Élise semble aller mieux : « Je suis diffé-
rente, j'ose sortir de chez moi, je prends du temps pour
moi. » Au niveau familial, Élise se sent toujours mal
aimée, avec le sentiment que sa mère ne lui fait pas
confiance. En revanche, son amoureux apparaît très
étayant et elle désire se fiancer avec lui. Ce lien l'aide à
« encaisser » les violences de sa mère. Élise se réfugie
aussi dans l'écriture. Voici comment elle se décrit lors
des accès de violence de sa mère : « Je la laisse faire, je
dis rien, je parle pas, je tape pas, je manque pas de
respect. Simplement, je m'enferme dans ma chambre et
j'écris des textes, et c'est ça qui me calme parce qu'en
fait, écrire, c'est un truc qui m'a toujours aidée dans
ma vie. » Élise écrit des textes « qui pourraient servir à
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198 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

faire des chansons ». L'écriture procure un espace scé-


nique contenant. Cette ressource permet à ses éprouvés
d'être mis en forme et représentés. De surcroît, son
frère rappeur chante ses textes et les inscrit sur CD. Ses
représentations trouvent donc un écho et une mélodie
dans une voix familière. Souffrant d'un manque
d'attention de sa famille, il lui arrive encore de penser
au suicide. Mais elle affirme : « Je réfléchis beaucoup,
c'est ça qui m'évite de le faire », et explique : « Je me dis
que, si je fais ça, je risque de perdre ma vie alors que,
mon but, c'est qu'on puisse m'écouter. » Elle compare
son besoin de se « faire écouter » et de se « faire voir » à
celui des jeunes qui cassent des voitures. Élise essaie de
se « faire écouter » autrement, notamment par l'écri-
ture chantée par son frère. « En fait, j'aimerais bien
exister », en déduit-elle. Alors qu'elle était disqualifiée
pour son langage de « racaille », notamment par son
frère, elle a trouvé à présent une voie d'expression – et
aussi une « voix » d'expression qui est justement celle de
son frère. Élise a pu dépasser son état d'infans et être
acceptée dans son statut subjectal. Mais Élise voudrait
surtout exister aux yeux de sa mère et reconnaît le para-
doxe suivant : « Elle s'inquiète trop pour moi parce
qu'en fait elle me connaît pas. » Ainsi, la surprotection
maternelle dévoilerait un manque de protection. Être
trop protégée signifie en effet, selon l'étymologie latine
du verbe protegere, être « trop couverte en avant ». À
force d'être excessivement couverte de projections qui
ne lui appartiennent pas, Élise ne trouve pas sa place
dans sa famille et souffre du manque de confiance de la
part de sa mère ainsi que de ne pas être reconnue
comme détentrice d'une existence propre. L'aspiration
au risque zéro révèle une méconnaissance profonde de
ce qu'elle est. Sa relation amoureuse semble la contenir
et la restaurer narcissiquement, lui permettant de ne
pas recourir au geste suicidaire. De surcroît, son amou-
reux exerce le métier de pompier, il représente donc
pleinement la figure du sauveur. Élise exprime les pen-
sées qui l'aident à ne pas passer à l'acte : « Je ne pou-
vais pas le faire parce qu'il y a quelqu'un qui m'aime et
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que je peux pas le laisser tout seul, j'ai pas le droit de


faire, je veux pas suivre le chemin de mon père. »
Récemment, après moult hésitations, Élise est allée voir
la tombe de son père pour la première fois : « J'ai parlé
à un mur, en fait. » Je lui suggère qu'elle a parlé à
quelqu'un qui existe dans sa vie malgré tout, ce à quoi
elle répond : « Qui existe, mais pas présent », et elle
explique ce qui amorce son processus de deuil : « C'est
dur d'accepter de voir la vérité parce que, personnelle-
ment, j'y croyais pas trop, qu'il était mort. Je pensais
juste qu'il était parti et donc c'était assez dur de voir
ça. Et surtout de l'accepter. Il m'a fallu deux-trois
jours pour accepter qu'il était mort et tranquille main-
tenant, donc c'était dur mais j'y ai fait face, je suis
partie sur autre chose. » Dorénavant, le père mort a un
lieu bien à lui. Il peut dès lors reposer, tranquille. Il
perd son statut d'errant et peut être circonscrit dans
une limite. Sa localisation peut aider Élise à le recon-
naître et à éprouver sa perte, son absence. Le mysté-
rieux fantôme est enfin inhumé et trouve un contenant,
matérialisé par le mur de la tombe. Son site bien déli-
mité permet la relance d'une topique différenciée. Élise
peut enfin représenter son père et son absence, donc en
faire le deuil et passer à autre chose. Des questionne-
ments révoltants s'expriment enfin : « Comment il a pu
laisser un bébé de 5 mois ? J'ai du mal à comprendre,
rien que moi, quand je vois un bébé que je ne connais
pas dans la rue, je suis toute contente. Non, je me
demande vraiment comment un homme peut laisser
déjà une femme qui vient d'accoucher. Moi, j'ai vrai-
ment du mal à comprendre. C'est déjà pas assumer
ses responsabilités. C'est honteux. Il avait certainement
des bonnes raisons mais, au lieu de passer à l'acte, il
aurait dû en parler, même parler à un mur, parce que
parler à un mur, ça fait du bien. » Lorsqu'Élise est
seule, elle fait ce qu'aurait dû faire son père et ce qu'elle
a fait face à sa tombe, elle parle à un mur : « Au moins,
ça me calme. Au moins, je parle à un truc qui bouge
pas, qui ne peut pas me faire des réflexions, me juger.
Là, au moins, je suis sûre. » Ces propos laissent entre-
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voir la possibilité pour Élise de reconnaître enfin sa


colère envers son père et de mettre en forme ses ques-
tionnements. Un an auparavant, des éprouvés diffus et
informes animaient une révolte qui ne pouvait être por-
tée que par l'acte. À présent, ils peuvent être contenus,
représentés et énoncés. Leur expression trouve un fond
et un écho : le mur qui contient, la voix du frère chan-
teur ou le réconfort de l'amoureux pompier qui apaise
la braise ardente. Élise songe aussi à faire du sport,
sublimation de bon aloi. Son projet actuel de formation
d'esthéticienne, un métier féminin par excellence,
contraste avec celui exprimé l'an dernier. La reconnais-
sance de la mort de son père et la possibilité de le nom-
mer ont sans doute permis à Élise de se tourner vers un
homme avec moins de méfiance. Elle a également pu
parler à son amoureux du viol qu'elle a subi. Indigné, il
a pu accueillir cette révélation avec empathie. Il s'est
montré patient pour différer son désir sexuel, pour lais-
ser aussi Élise s'approprier son désir à elle. Il attend
qu'elle se sente prête à l'accueillir en elle : « Il m'a laissé
le temps, et c'est ça qui m'a sauvée. »
En résumé, Élise a été la proie d'une destructivité
qu'elle répète par ses gestes suicidaires dans une tenta-
tive de maîtrise. La violence subie réveille de surcroît
celles de la prime enfance : la disparition du père et
l'imprévisibilité maternelle. Élise, à qui l'on a reproché
de « mal parler », était vouée à demeurer infans privé
de verbe. Ses gestes suicidaires répétaient les actes
meurtriers qu'elle avait subis enfant sans mot dire,
mais ils étaient autant de meurtres de l'infans, de l'être
en proie d'un jaillissement pulsionnel inédit et aussi de
l'être non parlant idéalisé, dans l'indicible espoir d'une
réponse porteuse de sens, ouvrant la voie de l'appro-
priation subjective. Un an plus tard, Élise peut mettre
en forme ses éprouvés, mettre davantage de mots sur les
coups subis et agis. Élise peut davantage se distancier
des traumas qu'elle a subis tout en investissant une
figure masculine rappelant la figure paternelle.
Le pubertaire a une valeur de révélation dans
l'après-coup, exigeant un travail psychique pour que
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ses fonctions transformatrices soient effectives. Pour


amener l'adolescent à utiliser ses ressources internes et
pour lui permettre de donner un sens à son vécu, ce
travail psychique requiert des contenants. Tout comme
la chrysalide a besoin d'un cocon pour se faire papillon,
l'enfant pubère a besoin de contenants pour s'engager
dans le processus d'adolescence. Lorsque l'excitation ne
trouve pas de contenant pour l'accueillir, elle devient
elle-même violence. Les conduites violentes peuvent
constituer des recours défensifs contre cette violence
propre à l'excitation insuffisamment contenue. L'acte se
substitue alors au travail psychique pour tenter d'arti-
culer processus primaires et secondaires (Houssier,
2013) et pour relier l'avant-coup au coup et à l'après-
coup (Houssier et Marty, 2007). L'histoire d'Élise
montre particulièrement comment ses agirs tentent de
retisser la trame trouée par les coups, entre son état
d'infans vouée à taire sa vérité comme avant-coup, les
coups des maltraitances subies et des verdicts ainsi que
les transformations pubertaires comme après-coup. Et
comment, par la suite, des contenants procurent une
autre solution que l'agir pour accéder à ce travail de
mise en forme, de liaison et de transformation. Le
pubertaire est une violence inédite, mais il peut confluer
avec une violence antérieure inintégrée et devenir
dévastateur par défaut de contenant. Ce sont ces conte-
nants intrapsychiques et familiaux ainsi que les consé-
quences de leur manque que nous allons approcher.

LE PUBERTAIRE RÉVÉLATEUR
DE L'INFANS EN QUÊTE DE CONTENANT

D. W. Winnicott (1952a) insiste sur la nécessité de


contenants sécurisants, et tout particulièrement le
contenant maternel, pour que l'individu puisse se sentir
vivant, pour prévenir les sentiments de persécution, de
désintégration et de perte de contact entre la psyché et
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202 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

le soma. De l'enfant ayant été suffisamment contenu


par un environnement sécurisant et une figure paren-
tale s'adaptant à ses besoins, Winnicott (1952b) écrit :
« si bien qu'il est maintenant perché sur un mur au
lieu d'être porté avec “dévotion” » (p. 196). La qualité
des liens objectaux va permettre (ou non) l'intériorisa-
tion vivante des limites pour devenir individu à part
entière : d'abord, sur un plan narcissique, distinguant
l'animé de l'inanimé et éprouvant son identité propre
bien délimitée ; ensuite, sur un plan œdipien, reconnais-
sant sans trop de frustration et avec suffisamment de
bienveillance les limites imposant des choix identifica-
toires et les limites de la réalité externe à ses aspira-
tions. Tout en étant le but de la pulsion (Freud, 1915a),
l'objet est essentiellement à l'origine de la pulsion
(Laplanche, 1999). Ce paradoxe montre à quel point la
pulsion a besoin d'un contenant pour émerger et pour
se psychiser toujours davantage. D. Anzieu (1985)
illustre à merveille cette réalité psychique à travers sa
métaphore du moi-peau : une figuration dont le moi se
sert au cours de son développement pour se représenter
lui-même comme moi contenant les contenus psychiques
à partir de son expérience de surface du corps. L'envi-
ronnement maternel en interaction avec le moi-peau du
bébé se constituant permet que se charge l'énergie pul-
sionnelle. Anzieu fait justement remarquer qu'en latin
le mot pellis a deux sens : “la peau” et “tu pousses”.
Poussée et peau sont liées dès l'origine (Cupa, 2007). La
poussée pulsionnelle s'appuierait sur cette expérience
de la limite illustrée par le moi-peau : une limite suffi-
samment contenante et permettant en même temps
l'échange avec autrui. S'éprouver soi-même passe par
la mise à l'épreuve des limites. La violence pubertaire
provoque des remous inédits analogues à une mue.
Le moi-peau risque alors de devenir poreux ou her-
métique, tant l'échange avec autrui est vécu comme
traumatique, l'adolescent se sentant dépossédé de
son corps. La mue psychique peut provoquer une
« dépeaussession » (Cupa, 2002), une effraction des
enveloppes psychiques, des différences moi-autrui, des
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 203

différences de sexe et des différences de génération.


Abordons le contenant psychique fondamental qu'est la
représentation pour ensuite traiter des contenants fami-
liaux. Un adolescent seul, ça n'existe pas, pour para-
phraser Winnicott (1952b, p.200). La défaillance des
contenants peut barrer l'accès aux scènes pubertaires
mettant en forme et en sens les éprouvés bruts. Le geste
suicidaire révèle l'insuffisance de contenants suscep-
tibles d'aider l'adolescent à se « repeausséder » (Cupa,
2002), à se réapproprier son corps, son identité et son
histoire.

« Si je ne joue pas, je ne peux pas


survivre » – En quête de contenant

Mohammed, 11 ans, a un physique très enfantin et


parle peu mais très vite (Kernier, Leconte, Thouvenin et
Canouï, 2012). Il explique d'emblée les raisons de son
hospitalisation : « J'ai pris des cachets. » Quelles sont
ses raisons ? « J'étais peut-être pas content. » Je l'incite
à en dire davantage. « Je sais pas… L'école, les jeux,
des trucs comme ça… » Après de nombreuses relances,
j'apprends que Mohammed avait déjà pris des
« cachets » deux mois auparavant, sans avoir été hospi-
talisé, et il banalise : « Il s'était rien passé », « Là, c'est
bon, ça s'est réglé ». Lorsque je lui demande s'il avait eu
envie de mourir, il rit comme s'il s'agissait d'une bou-
tade en rétorquant : « Non, ça va, non. » Par une série
de questions et réponses brèves comme s'il s'agissait
d'un fait divers, je reconstitue la scène suicidaire : après
une dispute avec ses parents au sujet de ses résultats
scolaires, Mohammed voit les médicaments appartenant
à l'un de ses parents et très vite, sans y penser, il les
ingère puis, pris par un malaise et des nausées, va le
dire à ses parents et tombe face à eux. Mohammed
semble avoir voulu se soustraire discrètement à une
situation insupportable. Son geste marque une rupture,
mais traduit-il une volonté de mourir ? « J'étais juste
évanoui. Mais, sinon, ça allait », dit-il avec un apparent
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204 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

déni du risque de mort. Les parents l'emmènent aux


urgences. J'incite Mohammed à parler davantage de ce
qui s'est passé juste avant l'ingestion médicamenteuse et
de son ressenti, et, toujours laconique, il explique : « Je
ne pouvais plus jouer, je travaillais tout le temps. » Les
nombreuses disputes entre sa sœur d'un an plus âgée
que lui et ses parents sont dures à vivre, et je comprends
par le peu qu'il en dit qu'il se met en retrait pour éviter
les conflits familiaux. Il ressent des difficultés scolaires.
Interrompant le fil de notre entretien, Mohammed ques-
tionne le cadre : « Ce sera toujours à la même heure ?
Parce que normalement je suis en activité spéciale. » Il
me parle de son souhait de se rendre à la salle de jeux où
il était depuis peu avant notre arrivée et qu'il avait quit-
tée à contrecœur pour notre entretien. Lorsque je le
rassure sur la possibilité d'y retourner, il semble à la
fois soulagé et plus confiant. Malgré cela, et malgré nos
accords communs sur les horaires de nos entretiens ulté-
rieurs, il signifiera à chaque fois que l'entretien empiète
sur son temps à la salle de jeux. Ainsi, ce transfert
parental contraignant se répète, comme à son insu, ce
que je mets en mots. Il me parle plus aisément des rai-
sons de son geste suicidaire, sur le ton de la confidence
et avec une certaine émotion : « En fait, c'était surtout
sur le jeu. Je ne pouvais pas jouer, moi, ma vie, elle se
réfère un peu au jeu. » Je l'encourage à préciser davan-
tage. « Dans ma vie, si je ne joue pas, enfin si je ne me
mets qu'à travailler et que j'ai envie de jouer, donc je
ne me concentre pas, c'est pour ça que mes parents
m'engueulent. Mais, moi, si je ne joue pas pendant une
seule journée, je ne peux pas survivre. » J'apprends
que Mohammed a souffert de ne pas avoir pu jouer
durant les trois premiers jours de son hospitalisation et
qu'il a dû « marchander » pour pouvoir se rendre à la
salle d'animations le jour de notre premier entretien.
Ma venue a interrompu le jeu tant recherché. Savoir à
présent que je ne vais pas l'empêcher de jouer change
son attitude, qui devient moins défensive. Il explique :
« C'est pour ça que j'ai pris les cachets, c'est un peu
pour le jeu. Parce que, comme je n'allais plus jamais
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jouer, parce que j'avais des mauvaises notes… Et puis


un 3 en dictée, je ne suis pas fier. Donc je ne pouvais
plus jouer. J'avais bien manqué plusieurs heures de
cours, donc il fallait tout rattraper, donc tout le week-
end j'ai travaillé, j'ai demandé après si je pouvais aller
dehors, on m'a dit “non”, donc c'est pour ça que j'ai
pris les cachets. Je voulais au moins sortir prendre l'air,
m'amuser un peu, même si c'est dix minutes. » Les pro-
pos de Mohammed révèlent un vécu d'enfermement,
même d'étouffement – il ne pouvait pas « prendre
l'air » –, par un milieu familial peu à l'écoute de ses
besoins. Mohammed explique : « Moi, ma vie, c'est le
jeu. » Ce préadolescent semble pris dans un conflit entre
les exigences parentales, excessives, concernant la scola-
rité et un besoin d'évasion à travers le jeu lui aussi
excessif. Probablement a-t‑il transféré sur moi les ima-
gos parentales susceptibles de l'étouffer, voire de l'em-
pêcher de vivre. Ces représentations frôlent des fan-
tasmes infanticides attribués aux figures parentales.
Rassuré en entendant que je ne vais pas l'enfermer, le
priver de ses jeux, les défenses peuvent se relâcher un
peu. Le jeu, pour Mohammed, ne semble pas corres-
pondre à une recherche d'isolement puisqu'il dit aimer
les jeux collectifs comme le ping-pong et les jeux électro-
niques en réseau avec des personnes qu'il connaît. Il
éprouve le besoin de jouer pour survivre, pour ainsi
dire. Le jeu lui offre un espace vital nécessaire, « une
aire qu'il ne quitte qu'avec difficulté, où il n'admet pas
facilement les intrusions » (Winnicott, 1971, p. 105). À
côté de l'univers familial contraignant et de l'univers
scolaire perçu de la même manière, un univers virtuel
lui permet d'alimenter sa vie psychique par une rêverie
extériorisée. Le virtuel peut aussi, lorsqu'il joue sur
l'ordinateur, lui procurer une illusion de mise en sus-
pens de la temporalité et d'omnipotence hors de la réa-
lité. Mohammed banalise le vécu de sa croissance et des
changements propres à son âge, et dit, après beaucoup
d'hésitations : « Des fois, je me vois dans le miroir plus
grand mais toujours la même tête. » Cette représenta-
tion contrastée met en évidence un décalage ressenti
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206 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

entre croissance physique (devenir plus grand) et matu-


ration psychique (toujours la même tête). Mohammed
apparaît partagé entre la volonté de grandir physique-
ment et celle de rester psychiquement dans le monde de
l'enfance. L'éveil pulsionnel pubertaire menace l'omni-
potence infantile entretenue par le jeu. Face à la nou-
veauté pubertaire s'annonçant discrètement, jouer
permet sans doute de conserver une maîtrise. Le jeu
semble constituer un rempart contre l'afflux pulsionnel,
préservant un espace potentiel par ailleurs menacé par
les conflits familiaux. Spontanément, Mohammed fait
état de sa ressemblance avec son père constatée par son
entourage. Cette identification au père est ensuite nuan-
cée : cela ne lui plaît qu'« à peu près » car il trouve son
père « un peu frêle » et il aimerait devenir « plus cos-
taud ». Cette identification qui pourrait paraître souple
et structurante bascule vers une représentation d'une
figure paternelle fragile et inconsistante : « Chaque fois
qu'il tombe, je dis : “Ah !” La dernière fois, il marchait
dans le couloir, il s'est pris le bas de la porte sur le pied
et il s'est cassé un pilon. » Mohammed considère ses
liens à chacun de ses parents « pareils », sans les diffé-
rencier, et les banalise. La sœur de Mohammed avait
accompli un geste suicidaire deux mois plus tôt avec des
vitamines, « donc ça n'a pas fait trop d'effet », ce qu'il
dit en souriant comme s'il s'agissait d'une anecdote. Je
lui demande ce qui l'aurait amenée à faire cela d'après
lui et il répond : « Je sais pas, je n'ai pas parlé avec elle.
Elle me l'avait dit avant, j'avais accepté son choix :
qu'elle veut mourir, et voilà. » Je lui demande ce qu'il a
ressenti et il banalise tout autant : « Je savais qu'elle
allait juste prendre des vitamines, elle disait : “Je vais
mourir”, et je savais, donc je ne m'étais pas inquiété
parce que je savais qu'en prenant des vitamines tu
meurs pas. » Lorsque je demande comment ses parents
ont réagi, il raconte le scénario avec un ton dramatique :
« Au début, elle a fait : “Papa, Maman, j'ai voulu me
suicider”, et ma mère, elle a fait : “Emmenez-la vite à
l'hôpital”, et tout. Et Papa, il fait : “Qu'est ce que tu as
pris ?” Elle fait : “des vitamines”, et tout, alors, moi, je
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 207

fais : “C'est pas grave, tu peux retourner dans ton lit”,


enfin ils se sont un peu inquiétés, ils sont restés avec
eux, et donc après Inès voulait pas aller à l'hôpital,
c'était des vitamines, donc ça faisait rien, voilà. Elle
était fatiguée, elles sont restées avec eux, c'est tout. »
Une confusion des identités désorganise la cohérence du
discours : « ils (les parents) sont restés avec eux (au lieu
de elle) », puis : « elles sont restées avec eux » au lieu de
« elle est restée avec eux ». À travers ces lapsus, Moham-
med signifie-t‑il inconsciemment le brouillage identitaire
qui s'opère au moment de l'attaque de soi ? Le pluriel
apparemment incongru énoncé par le lapsus montre que
le sujet recourant à l'auto-attaque s'emprunte en fait
comme cible d'une attaque d'un autre en soi. L'attitude
en retrait (ne pas savoir), les dénégations et les forma-
tions réactionnelles contre-investissent une angoisse de
castration, majorée par la perspective de l'entrée dans
l'adolescence, par la rencontre avec l'autre sexe et par
une amorce de rivalité avec le père difficile à assumer.
La rigidité des défenses cache aussi peut-être des
angoisses plus archaïques. Le jeu procure à Mohammed
tout à la fois une maîtrise de la nouveauté pubertaire
émergeante et un maintien des éprouvés infantiles. Le
message parental est ressenti comme une injonction
étouffante : travailler et ne pas jouer, autrement dit
grandir vite et se couper radicalement de l'enfance. De
l'expurgation forcée de l'infantile résultent une aridité
psychique et une intolérance à la conflictualité. Sans
mot dire, tel l'infans privé de moyens d'expression,
Mohammed a mis en acte les vœux infanticides attribués
inconsciemment à ses parents.
Un an plus tard, Mohammed se montre encore inhibé
et souriant. Sa voix commence à muer et il apparaît un
peu plus grand de taille. Mohammed dit qu'il va
« mieux » mais banalise son geste suicidaire de l'année
précédente, disant avoir oublié. Selon ses propos, il
pense avoir « un peu » changé depuis un an, surtout sur
le plan « mental », en « mieux », mais sans pouvoir pré-
ciser ces changements. Il évoque brièvement la procé-
dure de divorce de ses parents et banalise à nouveau son
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208 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

ressenti par rapport à cet événement : « Je m'en fous un


peu. Comme c'est la troisième fois, ça va. » Face à son
inhibition, je demande ce qui est important pour lui en
ce moment. Il répond « l'école » puis, avec des dénéga-
tions : « Je ne suis pas très sage et je ne travaille pas très
bien. » Mohammed parle plus volontiers de sa passion
toujours d'actualité pour les jeux vidéo, en particulier
un jeu en ligne avec des amis de l'école. Chacun crée son
personnage, traverse virtuellement des pays et « fait des
quêtes ». Le personnage que Mohammed s'est créé est
« un genre de bête verte, enfin une orque verte avec des
gros yeux rouges » et se prénomme « le marteau » dans
une langue étrangère. Le signifiant de la représentation
du « marteau » fait écho à la pression parentale qu'il
subissait un an auparavant et qui avait entraîné son
geste suicidaire. Il s'est par ailleurs créé un second per-
sonnage à allure humaine et utilise alternativement les
deux personnages. Il apprécie le caractère collectif de
ce jeu avec des distributions de « quêtes ». Il précise :
« Alors que, quand on est dans un jeu normal, on ne
peut pas parler, enfin on doit faire ça ici. » Il fait bien la
distinction entre le playing et le game soulignée par
Winnicott (1971, p. 103). Mohammed recherche ce jeu
en tant qu'expérience de rencontre avec autrui, mise
toutefois à distance par le caractère virtuel des échan-
ges. L'angoisse de l'autre différent de soi et de l'autre
sexué est ainsi évitée. Selon ses dires, Mohammed n'a
pas eu d'idées suicidaires depuis son hospitalisation.
Apparemment indifférent aux problèmes familiaux,
tout ce qu'il souhaite, c'est pouvoir plus souvent allu-
mer l'ordinateur et jouer. Mohammed aborde discrète-
ment ses rêves, alors que la rigidité de ses défenses ne le
lui avaient pas permis l'année précédente : d'abord le
personnage de son jeu vidéo, puis lui-même en train de
manger avec sa mère au restaurant. Cette association
pourrait suggérer la proximité du fantasme œdipien
peut-être attisé par la séparation des parents – et donc
l'évincement du parent rival – dont le traitement
s'accomplit notamment par le truchement du jeu.
Alors qu'avant il jouait le plus souvent l'orque, il a
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 209

actuellement tendance à jouer l'homme. « Je le préfère


parce que, en faisant des quêtes et en tuant des gens,
enfin en tuant des personnages, on gagne des sous, des
vêtements. » Les fantasmes parricides peuvent être
figurés par l'intermédiaire du psychodrame virtuel que
constitue le jeu électronique. Si Mohammed évite de
parler des liens à ses parents, il esquisse en revanche un
tableau relationnel de rivalité avec sa sœur : « On se bat
toujours. Enfin, on est frère et sœur, on est pratique-
ment obligés de se battre… Non, enfin, tous les frères et
sœurs se battent. » Une fois de plus, les motions pulsion-
nelles se voient freinées par dénégation aussitôt qu'elles
sont figurées. Le jeu permet l'expression du fantasme
fratricide, intensifié par les conflits familiaux.
La « quête » motivant le jeu si convoité se rapproche
de la quête identitaire et identificatoire propre à la tra-
versée adolescente, ce voyage vers le changement (acqué-
rir des « vêtements », c'est changer d'aspect), l'autono-
mie (« gagner des sous ») et la subjectivation. Winnicott
parle de « quête du soi » par le jeu. Or, lorsque la com-
munication est virtuelle, peut-on véritablement parler
de « quête du soi » ? Plus qu'une détente créative, le jeu
semble plutôt investi en tant que renforcement d'une
organisation défensive évitant les conflits œdipiens et
l'angoisse de perte. L'ordinateur apparaît comme un
support de projection de la charge pulsionnelle difficile
à intégrer en soi et susceptible de mener à des déborde-
ments si elle n'est pas externalisée par le jeu. Jouer en
ayant l'illusion d'entretenir des liens à autrui permet
probablement à Mohammed d'éviter un nouveau pas-
sage à l'acte. Les personnages auxquels Mohammed
s'identifie à travers le jeu contribuent à contenir les
éprouvés liés aux transformations du corps, si difficiles
à verbaliser. Le monde virtuel est ainsi investi comme
solution économique de dégagement de l'assaut pul-
sionnel qui envahit la psyché, mais dans une quête de
contenant identitaire et identificatoire. Quête de conte-
nant d'autant plus cruciale que Mohammed se prive
du langage comme moyen d'expression de son vécu,
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s'assignant à une position d'infans, ce qui précarise les


mécanismes de représentation.

La représentation, un contenant
fondamental

Partant des travaux de D. W. Winnicott, R. Rous-


sillon (1991) développe le paradoxe de la représenta-
tion. La représentation naît d'une mise en forme par le
truchement du médium malléable (Milner, 1977)
auquel peut être comparé le pare-excitation. Le carac-
tère contenant est lié à la possibilité de transformer la
quantité en qualité et d'expérimenter la survivance à la
destruction : une forme peut être détruite mais la mal-
léabilité subsiste. Un objet contenant est un objet dis-
ponible pour accueillir une excitation et lui donner une
forme. La possibilité de cette mise en forme implique
un conflit : conserver la forme produite – s'accrocher à
une représentation-chose – ou conserver la malléabi-
lité – conserver le processus de représentation. Accep-
ter de détruire la forme permet d'appréhender celle-ci
comme représentant de la chose et non comme la chose
elle-même.
La fonction contenante de la représentation permet
de maintenir la pensée comme une « motricité intériori-
sée », pour prolonger la formule freudienne clôturant
Totem et tabou (1912) : « Au commencement était
l'action. » Transformer l'excitation en pensée plutôt
que de l'éliminer en fuite motrice nécessite une possibi-
lité de « saisir » l'expérience, autrement dit d'« assurer
son emprise » (Roussillon, 1991, p. 145) pour la conte-
nir, et de la localiser. Ce qui peut être représenté
pourra être refoulé. Les pans de la vie psychique qui ne
sont pas représentés ne sont pas refoulables bien qu'ils
puissent être « inconscients », c'est‑à-dire non intégrés
dans la subjectivité. La fonction contenante de la repré-
sentation est nécessaire à l'activité de symbolisation,
d'appropriation subjective et subjectivante. Le travail
de symbolisation constitue un travail de construction
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 211

articulant le dedans et le dehors, le sujet et l'objet. Il


implique aussi un nécessaire travail de deuil de l'objet
primaire, c'est‑à-dire d'un renoncement à le retrouver
à l'identique. Il s'agit d'un processus paradoxal : « pour
symboliser, il faut et il suffit de faire le deuil de la chose,
pour faire le deuil de la chose il faut représenter et
symboliser celle-ci » (Roussillon, 1999, p. 223).
Dans les processus de secondarisation, la représen-
tation sert d'ancrage à la castration. La vue de la dif-
férence morphologique des sexes contribue au destin
de la représentation – « L'anatomie, c'est le destin »
(Freud, 1905). La peur de la castration accompagnant
le constat de la différence organique des sexes parti-
cipe à l'émergence de la représentation. Et d'après
Freud, la représentation des différences anatomiques
des sexes engendre l'œuvre civilisatrice du refoule-
ment.
Le geste suicidaire peut-il se comprendre comme un
échec du processus de symbolisation ou, en amont, de la
possibilité de représenter ? Ne pas pouvoir accéder à la
représentation, est-ce demeurer aveugle face à la diffé-
rence des sexes ? Le geste suicidaire traduirait-il l'échec
du refoulement ?
R. Roussillon (1991, p. 140) cite deux exemples don-
nant à réfléchir sur le sens de gestes pouvant être inter-
prétés comme suicidaires : premièrement, un enfant
avale dans un geste impulsif la pâte à modeler en appre-
nant l'arrêt – prématuré – de sa psychothérapie ;
deuxièmement, une patiente suivie en psychothérapie
dans un centre de soins se réveillait brutalement en
pleine nuit et ingérait impulsivement de la matière plas-
tique au péril de sa vie. R. Roussillon pense qu'il n'est
pas suffisant d'interpréter ces actes en termes de geste
suicidaire. Il les voit plutôt comme des représentations
de l'échec de la rencontre avec un médium malléable
et comme une quête de matière à modeler, c'est‑à-dire
d'un environnement contenant pouvant s'adapter aux
besoins du sujet. La destruction de soi ne semble donc
pas la visée de ces gestes dont la conséquence pourrait
néanmoins être autodestructrice. La destruction serait
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plutôt « un avatar de la violence fondamentale ou de la


destructivité, avatar témoignant que l'objet n'a pas
pu ou su “survivre” à la violence fondamentale. Or,
si l'objet est capable de “survivre” à la nécessité de la
pulsion d'emprise, il sera alors découvert comme objet
externe et pourra ainsi coexister avec le sujet. Dès lors,
à la place de l'alternative moi ou lui, la violence fonda-
mentale prendra la forme d'une affirmation de la
conscience de soi. Le sujet a pu “survivre” à la séduction
de/par l'objet, l'objet a pu survivre à la destructivité,
sujet et objet peuvent coexister, objet et source se diffé-
rencier. La pulsion s'organise dans un trajet, un travail
psychique de reliaison devient possible » (p. 145).
Le passage par l'acte – plutôt que passage à l'acte –
peut résulter de l'absence d'élément « conteneur » ou
de système de liaison. Freud fait souvent dériver la pen-
sée de la motricité. L'agir apparaît donc comme une
forme économique d'intériorisation, ce qui peut amener
à le considérer non seulement en tant que fonction
défensive ou protectrice mais aussi comme contenant à
l'état d'ébauche une pensée en train d'advenir ou de se
chercher une forme. Cette conception rejoint celle de
W. Bion (1963) : « L'acte contient un “contenu psy-
chique” en quête de “conteneur” » (cité par Roussillon,
1991, p.170). Les motions sexuelles et meurtrières
infantiles intensément réactualisées avec l'avènement
du pubertaire sont en quête de conteneur et l'acte suici-
daire exprime justement l'insuffisance de ce conteneur
et donc de mentalisation. Vu le défaut de mentalisation,
un ensemble d'éléments psychiques dépourvus de liens
entre eux trouvent une ébauche de liens par l'acte. Le
passage par l'acte pourrait être un semblant de conte-
nant, mais les liens illusoires demeurent en quête de
symbole à même de constituer une liaison psychique. Le
geste suicidaire peut être compris comme une décharge
en quête de liaison et un échec de refoulement par bar-
rage de l'accès aux représentations, notamment aux
représentations des différences sexuelles.
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Soutien narcissique parental


et obsolescence, des contenants
familiaux

L'aptitude à représenter assure une fonction conte-


nante, indispensable à la symbolisation. En amont, la
fonction contenante de la représentation se réfère à
celle de la mère ou du couple parental et, au-delà, à la
fonction de « rêverie maternelle ». À partir de cette
matrice, les conditions de la symbolisation ont trait
d'une part à la fonction pare-excitante ou pare-quantité
de l'environnement, d'autre part à la qualification par
l'objet maternel de son désir pour un tiers, permettant
au sujet de sortir de la spécularité présymbolique et
antisymbolisante. À l'adolescence, ces deux conditions
au travail de symbolisation et au travail d'appropria-
tion subjective découlent de ce que P. Gutton (1991)
nomme d'une part le soutien narcissique parental,
d'autre part l'obsolescence. L'utilisation des objets
parentaux comme contenants suppose, comme lors de la
petite enfance, une réponse à la destructivité du sujet.
C'est ce que R. Roussillon (1991) nomme l'expérience
du détruit-trouvé.
Le nécessaire désinvestissement érotique du parent
rival, préalable au processus adolescens, implique une
transformation de sa présence physique en soutien
narcissique. La fascination pour l'objet parental
s'estompe progressivement et laisse place à une identi-
fication comme « conteneur narcissique ». A contrario,
le « parent excitant » qui s'occupe de son enfant ado-
lescent pour y trouver une satisfaction pulsionnelle
sans adopter une fonction symbolisante est toxique.
Comment s'identifier aux parents si ceux-ci n'aident
pas à intégrer, parce qu'ils ne la reconnaissent pas, la
différence des générations ? Cette question est au cœur
de la problématique de l'adolescent suicidaire, ne sup-
portant plus la conflictualité interne qui s'impose
lorsque la fonction narcissique des imagos parentales
est défaillante. La mort est invoquée comme une
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214 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

solution à ces tensions internes que l'adolescent ne


peut soulager. L'acte suicidaire exprime le désir « que
ça cesse ». L'attaque du corps, se substituant à l'objet
narcissique défaillant, exprime un « besoin de se sentir
exister dans la tension, d'effacer celle-ci et de recom-
mencer » (Birraux, 2004, p. 172).
Susane, 15 ans, affirme : « J'ai toujours pas accepté d'avoir
mes règles parce que je déteste ça. J'ai très très mal au ventre
quand je les ai. Et en plus, j'ai pas envie d'avoir d'enfant. » La
raison qu'elle attribue à ce refus est la crainte d'élever des
enfants comme ses parents l'élèvent. D'autant plus qu'elle se voit
comme son père : « noire », « cynique » et « pas bonne dans les
études ». Son geste suicidaire a suivi une dispute avec sa mère à
qui elle se confiait beaucoup. Les propos de sa mère l'ont extrê-
mement blessée : « Elle m'a dit que je n'arriverais à rien dans la
vie, que j'étais nulle, qu'elle avait honte que je sois sa fille. »
Très sensible à ce que sa mère pense d'elle, cette disqualification
a été traumatique. Susanne manque de contenant narcissique
parental pour accepter les changements qui s'opèrent en elle,
dépasser le pubertaire et s'inscrire comme maillon dans une
chaîne intergénérationnelle.

Le corps pubère reflète en miroir les positions œdi-


piennes parentales. Les parents ont eux aussi à se dis-
tancier de leur enfant devenant adolescent et à recon-
naître les transformations qui s'opèrent en lui. Il faut
du temps pour arriver à « une certaine “déparentifica-
tion”, mise à plat intergénérationnelle, à partir de la
perception de “cet enfant qui ne l'est plus” » (Gutton,
1991, p. 85). Une évolution psychique favorable du
parent comprend une reconnaissance du pubertaire de
l'enfant, le déplacement de l'excitation sur le partenaire
qui intègre le tabou de l'inceste au plan interne et grou-
pal, et une possibilité d'étayer le moi de l'adolescent par
les positions tendres dont le parent sexuellement satis-
fait a le secret. « L'objectif est la séparation des généra-
tions dans une même famille ; à chacun sa chambre
d'amant » (p. 88). Ce qui implique une représentation
de l'adolescent par ses parents dans une organisation
triangulaire où il est reconnu comme porteur d'un sexe
masculin ou féminin susceptible de procréer. Une ins-
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cription de la représentation de l'adolescent dans un


contexte duel n'est guère favorable : il est alors main-
tenu comme symptôme des parents qui, dans une posi-
tion séductrice, exercent des exigences narcissiques.
Cette position entrave l'indispensable obsolescence des
parents, c'est‑à-dire leur capacité à se laisser transfor-
mer en objets inadéquats, en « séducteurs délaissés ».
P. Gutton formule que « l'entrée en génitalité de l'enfant
devrait entraîner, de façon mythique, la sortie du
parent, sa mort génitale » (p. 93). Le terme obsolescence
suggère que « l'embauche du jeune va de pair avec la
retraite de l'ancien » (p. 94). « Serait déclarée “obso-
lète” l'utilisation de l'objet parental au bénéfice d'objets
nouveaux » (p. 140). Les parents désinvestissent la pré-
sence physique, la chair de leur enfant. « L'obsolescence
de l'adolescent ne va pas sans celle des parents » (idem).
Ce processus d'obsolescence réciproque permet un tra-
vail de déconviction représentative des scènes inces-
tueuses.
Laurence, 17 ans, que je rencontre à la suite de son ingestion
massive de somnifères appartenant à son père, souffre de la
séparation d'avec son copain. En même temps, elle ne supporte
pas l'attitude surprotectrice de son père : « Il a du mal à com-
prendre que je ne suis plus sa petite fille, que je grandis. » Elle
précise : « Je sais très bien que c'est pour me protéger, ce n'est
pas pour me faire du mal. Je le sais mais, des fois, j'ai du mal à
le comprendre. » Tout en souffrant de l'emprise de son père sur
elle et de sa jalousie, elle se rend compte que ses copains ont tous
été jaloux et que ce trait de caractère lui plaisait, car cela prou-
vait à chaque fois qu'ils tenaient à elle. « À chaque fois que je
suis avec des méchants, je m'y attache. Aux gentils, je ne
m'attache pas, je suis bizarre », dit-elle. En poursuivant ses
associations, elle se souvient avoir craint à plusieurs reprises,
enfant, de perdre ses parents : « Des fois, je rêvais que soit ma
mère, soit mon père mourait. J'avais peur qu'ils meurent, qu'il
leur arrive quelque chose ou qu'on les tue. » Actuellement, ce
genre de cauchemar resurgit : « Dans une maison avec mes
parents, il y a quelqu'un qui va vouloir nous tuer, on se cache
partout. J'ai déjà rêvé d'un truc comme ça, je me réveille en
sursaut dans la nuit. » Un souvenir d'enfance lui revient et Lau-
rence le reconstruit ainsi : « Je me rappelle une fois, mes parents,
ils avaient fait une fête, j'étais petite parce que j'étais encore
dans un genre de berceau. Et il y avait une mouche et elle venait,
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216 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

elle m'embêtait, enfin, elle me faisait “bzzz” et, moi, je ne sup-


portais plus et je pleurais. Je pleurais et il n'y a jamais personne
qui est venu me voir, je me rappellerai toujours de ça. » La
surprotection parentale actuelle sous-tend une angoisse de perte,
à la fois d'abandon et d'intrusion, ancrée dans la relation entre
Laurence et ses parents depuis la petite enfance. L'intensité de
cette angoisse entrave le processus d'obsolescence à l'heure des
tentatives de déplacement des investissements objectaux. Lau-
rence sent ses parents trop proches ou trop loin et n'arrive pas à
s'en détacher. Leurs relations, encore très infantilisées, ne sont
pas reconnues comme obsolètes. Ses associations l'amènent à
prendre conscience que ce problème de distance à l'objet se
répète dans ses relations amoureuses.

Scène pubertaire : le geste suicidaire


révélateur d'un pubertaire
non contenu ?

La scène pubertaire, lieu où se jouent les consé-


quences des éprouvés pubertaires, constitue un conte-
nant des motions œdipiennes de par leur figuration, à
l'instar des édifices des théâtres antiques – σκηνη. Cette
contention favorise la distanciation, donc l'adolescens.
Si l'enfant pubère souffre de scènes pubertaires, celles-
ci marquent la réussite de la représentativité de
l'éprouvé originaire interprété. Charpente 1 du senti-
ment de continuité d'exister que l'adolescens rétablira,
la scène pubertaire se réfère à une cristallisation des
représentations incestueuses et parricides. « La scène
pubertaire saisit – telle la glace – les souvenirs d'enfance
dans l'actuel, empêche de les dater historiquement, les
déchronologise, coupe le sujet de sa propre histoire
d'enfance en la rendant actuelle » (Gutton, 1991, p. 77).
Le jeu de représentations que constitue la scène puber-
taire s'entend comme un ensemble de « re-présentations »
(Roussillon, 1999). Or une re-présentation implique un
retour vers l'origine. Et le retour vers l'origine tempo-
relle rencontre nécessairement dans son parcours son

1. « Construire la charpente ou scénario du vaudeville » (Balzac, cité par


Le Petit Robert, in Scènes de la vie parisienne, « Les employés »).
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 217

avers mortifère et meurtrier. Une activité fantasmatique


de retour à l'état antérieur protège davantage que le
retour agi à l'état antérieur du retour subi passivement
de l'état antérieur qui a conservé un statut traumatique.
Des fantasmes de meurtre, en tant que représentation de
ce par quoi l'on a été affecté, et leur refoulement pré-
ludent donc à un dégagement de la violence pubertaire et
à l'engagement structurant dans l'adolescens. « L'impé-
ratif catégorique auquel le sujet humain est soumis est de
devenir sujet (ce qui ne veut pas dire agent) de ce à quoi il
a été assujetti ; c'est là la formulation moderne de la
contrainte de répétition : elle désigne, d'une part, la
nécessité psychique pour le sujet de se représenter en
chose et en mot ce qui l'a affecté, mais aussi, d'autre
part, la nécessité de se re-présenter soi-même (opération
auto-méta) au sein de ces événements, de se situer soi-
même » (p. 106).
L'adolescent suicidant semble éprouver des difficul-
tés à représenter et donc à désinvestir les perceptions
pubertaires, ce qui compromet son engagement dans
un processus d'intériorisation. L'insuffisante conten-
tion de la sexualité naissante entrave le refoulement
des motions archaïques qui l'infiltrent : « L'histoire
actuelle, soit la situation présuicidaire, est si profon-
dément infiltrée d'une autre scène inconsciente passée
qu'elle en perd sa consistance » (Olindo-Weber, 2001,
p. 57). L'impression de chaos intérieur que peut
ressentir le suicidant est liée à une « conjonction d'élé-
ments hétéroclites de deux époques psychiques en
surimpression qui se contaminent réciproquement
dans la mesure où un événement actuel vient réac-
tiver le passé traumatique tandis que ce passé trauma-
tique va, en retour, surcharger d'affects archaïques
le moment présent » (p. 75). Il en résulte un vécu
d'impasse qui se traduit par un sentiment d'impuis-
sance, de temps arrêté, de perte de sens ou, au
contraire, un sentiment de temps déferlant à toute
allure, d'un insupportable trop-de-sens excitant et
condensé, avec une seule évidence obsédante : cela ne
peut plus continuer ainsi.
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218 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Peu avant son geste suicidaire, Asma a été confrontée à la


jalousie de ses amies : « Elles veulent me tuer juste pour un mec. »
Ces tensions se surajoutent aux conflits familiaux, ce qui rend la
situation intolérable. Elle ne peut s'approprier de désir pour ce
garçon tant convoité et se vit victime de l'attraction du regard de
l'autre, perçu comme persécuteur : « C'est des filles qui sont
jalouses parce qu'elles sont amoureuses d'un mec, mais en fait, le
mec, il voulait sortir avec moi. Ce qui fait que, après, c'est moi
qui ai tout pris. C'était moi, la pétasse. Pourtant, je n'ai rien
demandé, mais c'est moi qui me ramassais tout. » Ce garçon n'a
même pas été son copain : « Ça n'a pas pu aboutir parce que
c'était tellement tendu que j'ai fait : “Ça ne sert à rien, je ne
préfère pas, je n'ai pas envie de me mettre tout le monde à dos.”
Déjà que je suis hyper mal, que ça ne va pas dans ma tête, je n'ai
pas envie que ça aille encore plus mal. » Asma ne peut donc
investir une scène pubertaire, se représenter comme protagoniste
d'une relation érotique. Elle reproche à sa mère de préférer ses
maris successifs à ses enfants. En se laissant séduire par un gar-
çon, Asma deviendrait le mauvais objet de sa bande d'amies, à
l'instar de la part mauvaise résultant du clivage de l'objet mater-
nel. Et elle se sentirait insuffisamment dévouée à ses sœurs, qui
sont « tout » pour elle, et à sa mère déprimée que son mari rend
malheureuse.

L'avènement pubertaire confronte à nouveau le sujet


à ces fantasmes incestueux et parricides, même si ceux-
ci prennent une dimension différente de celle prise au
moment de l'Œdipe infantile. Par le biais du refoule-
ment de ces fantasmes, l'adolescent accède à la sexualité
adulte et aux objets culturels. Ce cheminement est loin
d'être dépourvu d'embûches. F. Marty (1997) consi-
dère le parricide comme le paradigme de toutes les vio-
lences à l'adolescence. L'étude du parricide permet de
mieux comprendre le destin de toute violence destruc-
trice et de mettre en évidence le rôle des fantasmes
pubertaires comme organisateurs de la vie psychique.
Nous supposons que le recours au geste suicidaire signe
une impossibilité, au moins momentanée, d'élaborer ces
fantasmes pubertaires.
Le retournement contre soi de motions meurtrières
équivaut-il à un meurtre agi du parent en soi ? Ce
retournement vise-t‑il à épargner les parents en se pre-
nant pour cible ? Ou s'agirait-il de répétition d'une ten-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 219

tative de meurtre, vécue comme telle dans un passé loin-


tain ? Autant de questions, à propos du sens du geste
suicidaire, nous incitant à explorer les tragédies de
l'infans réactualisées par le pubertaire et le couple de
désirs opposés infanticide-parricide au cœur de toute
relation entre l'adolescent et ses parents.

DES VŒUX MEURTRIERS, EN ÉCHO À CEUX


ATTRIBUÉS AUX OBJETS PARENTAUX

« Mon père a fait : “Oui, j'ai honte


de toi” » – Résurgence infanticide-
parricide

Armel, bien bâti, paraît plus âgé que ses 14 ans (Ker-
nier, 2008). Il parle de son geste suicidaire par ingestion
de médicaments : « En famille, je suis très renfermé, je
ne participe pas aux discussions, je suis souvent dans
mon coin. Mon père m'a fait qu'il en avait marre et
qu'il avait honte d'avoir un fils comme ça. Ça fait un
choc, ça fait réfléchir à ce que l'on fait ici. » Armel a
entendu ce verdict cruel : son père a honte de lui. Honte
de lui car il est trop réservé, car il tient trop à préserver
son territoire intime. Quoi qu'il fasse, Armel a tout le
temps l'impression de décevoir sa famille. Il dit ne pas y
trouver sa place. Relevons, dans les paroles d'Armel :
« Mon père m'a fait qu'il en avait marre… » Avoir uti-
lisé le verbe « faire » au lieu du verbe « dire » alors que
s'est ensuivi un passage à l'acte (suicidaire) n'est pas
anodin. Les propos du père ont eu valeur d'agir et ont
fait violence dans la psyché d'Armel. La révélation
d'une honte, surtout lorsqu'elle vient du père en tant
que porteur d'idéaux et d'attentes, fait intrusion dans
l'espace psychique de l'adolescent, soudainement ren-
voyé à une impuissance radicale. « De toute façon,
j'avais l'habitude des reproches, mais au point de dire
qu'il a honte de moi, jamais », précise Armel, souffrant
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220 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

d'autant plus de la sévérité du regard posé sur lui qu'il


ne voit pas souvent son père. L'intrusion ressentie est
paradoxalement d'autant plus douloureuse qu'elle suc-
cède à un vécu d'abandon. La honte surgit par le dévoi-
lement de ce qui relève de l'intimité. Le passage de
l'intime au public s'opère lorsque le père reproche à
Armel d'être trop réservé. Puis Armel rend public son
mal-être privé en ingérant des médicaments puisqu'il
convoque toute sa famille autour de son corps menacé.
L'hospitalisation vient marquer la reconnaissance col-
lective d'une souffrance qui ne pouvait plus demeurer
secrète.
Armel parle encore de son père : « Maintenant, il ne
crie plus, il fait plus des reproches. Personnellement, je
préférais quand il criait parce qu'il criait une bonne
fois pour toutes et ça finissait. Et ça ne faisait pas mal.
On encaissait vite tandis que, les petits reproches qui
blessent bien profond, c'est dur d'en réparer les
dégâts. » Avant le divorce de ses parents, il ne voyait
presque pas son père qui travaillait beaucoup. Armel
affirme même : « C'était à peine si je savais qui c'était. »
Il pense que son père lui a manqué. Il exprime une
quête intense de modèle identificatoire et se souvient de
la période insouciante durant laquelle il pouvait idéali-
ser son « papa le héros ». Une amère déception s'en est
suivie : « Quand on grandit, on se rend compte que c'est
loin d'être un super héros. » Peut-il se remémorer un
souvenir déclencheur de cette déception ? Armel consi-
dère son enfance tranquille jusqu'à ses 12 ans, jusqu'à
ce que son meilleur ami décède blessé à coups de cou-
teau. Il enchaîne : « Et puis après, on attaque l'adoles-
cence. Rien que ça, c'est très dur à supporter. Avec les
parents, c'est crier les uns contre les autres. » La dési-
déalisation du père qui, même absent, avait été érigé
dans une toute-puissance héroïque appelle une repré-
sentation de mort par assassinat. Cette représentation,
associée ensuite à celle de l'« attaque de l'adolescence »
et à celles des disputes familiales, suggère, par déplace-
ment, des fantasmes parricides non élaborés. Après le
divorce des parents, Armel voyait davantage son père,
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 221

lorsqu'il passait le week-end chez lui. Le rapproche-


ment relationnel et, donc, la confrontation au père réel
éloigné du père fantasmé ont favorisé la désidéalisation.
L'entrée dans l'adolescence a catalysé violemment cette
désillusion. Armel semble éprouver de grandes diffi-
cultés à endiguer la violence pubertaire qui le traverse,
faisant écho à une perte de repères identificatoires. À
une période où Armel cherche à se construire surgit une
condensation d'événements et de représentations ren-
voyant à la mort. L'intimité d'Armel se voit envahie par
une violence faisant éclater les territoires anciens de
l'enfance. La juxtaposition entre l'énonciation de la
déception liée à son père et le souvenir de l'assassinat
du meilleur ami laisse entrevoir une identification
mélancolique. D'ailleurs, Armel semble ne pas pouvoir
identifier l'objet perdu qui reste vague, mystérieux. Le
mal-être l'habitant paraît diffus, s'accumule secrète-
ment et s'empare de son intimité : « Je gardais tellement
de choses au fond de moi et puis il n'y avait plus de
place et tout est ressorti. Tout ce que je pensais avoir
oublié est ressorti. Et quand ça ressort, ça fait mal, ça
donne envie de mourir. »
Jusqu'à présent, Armel n'a parlé que de ses relations
à son père. Il enchaîne : « C'est bien plus dur avec ma
mère qu'avec mon père. » Qu'est-ce qui est si dur ?
Armel hésite et semble ne pas pouvoir pointer la source
de cette difficulté relationnelle : « Dès que je l'ai au télé-
phone ou que je la vois, je m'énerve. Je n'ai jamais
compris pourquoi. » Cette tension est présente depuis
un an. Armel pense que c'est lié à son entrée précoce
dans l'adolescence, qui aurait d'après lui entraîné un
changement d'attitude de sa mère, ainsi qu'une jalousie
des pairs parce que les filles le préféreraient aux autres
et parce que les professeurs le désignent comme exemple
de maturité. L'association qu'il fait entre ses ten-
sions inexpliquées en présence de sa mère et son entrée
précoce dans l'adolescence traduit la reviviscence
de fantasmes incestueux qui, de par leur caractère
insupportable, se voient projetés sur la mère en tant
qu'agent excitant. En ingérant des médicaments, Armel
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222 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

aurait retourné contre lui la haine éprouvée envers


l'imago paternelle ne respectant pas son besoin d'inti-
mité et l'imago maternelle génératrice d'excitations. Le
geste suicidaire s'adresse manifestement aux parents :
« J'avais surtout pensé à la déception que je faisais par
rapport à mes parents. Mes deux frères étaient toujours
scolaires avec des résultats assez bons, tandis que, moi,
c'est pile-poil la moyenne et encore un peu en dessous.
Quand on est le petit dernier, trouver sa place après
deux grands frères, c'est dur. On compare toujours ce
qu'on fait avec eux. » Seuls sa pratique sportive et son
physique musclé apparaissent valorisés. Paradoxale-
ment, Armel souhaite que l'on s'intéresse davantage à
son intériorité, mais il cache celle-ci : « Moi, j'ai un pro-
blème : même si au profond de moi je vais mal, je suis
tout le temps souriant, à faire des blagues. Donc j'ai
tout le temps un masque et je ne me confie jamais. C'est
vrai que c'est un gros problème, ça, de pas pouvoir de
temps en temps laisser tomber ce masque et montrer ce
qu'on éprouve. » N'arrivant pas à donner un sens à la
souffrance intense qui l'habite, il tente de l'enfouir sous
une chape hermétique. Quel contraste entre le corps qui
suscite la fierté de ses parents et le mal-être psychique
qu'il contient, entre le masque joyeux et la souffrance
cachée. Armel se plierait à son insu à la mission qu'on
lui assigne : ne pas être, juste paraître ce qu'il croit que
l'on attend qu'il soit. La carapace qu'Armel s'érige
tente de protéger son intimité menacée d'envahissement.
Armel pense que sa mère ne le voit pas grandir et n'est
pas près de voir ses enfants s'éloigner. Il qualifie surtout
sa mère de « fausse ». Le masque en faux self qu'il porte
en famille peut faire écho à ce qu'il perçoit comme un
manque d'authenticité chez sa mère. À l'inverse, Armel
se souvient d'une proximité fusionnelle lorsqu'il était
petit, ce qu'il met rapidement à distance : « J'étais une
sangsue à tout le temps vouloir des câlins à sa maman,
mais ça m'a vite passé. Déjà, petit, j'ai arrêté avant les
autres de faire des câlins à ma mère. » L'oscilla-
tion, dans le discours d'Armel, entre fusion et éloigne-
ment extrême laisse apparaître le caractère intrusif de
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 223

l'imago maternelle. Pris dans un scénario œdipien non


élaboré, Armel a pu tenter de se donner la mort en
retournant contre lui les vœux parricides et pour mettre
terme aux sollicitations pulsionnelles le menaçant de
mort psychique. Cette menace de mort apparaît sous
forme d'idées obsédantes : « Tous mes rêves ont un rap-
port avec la mort. C'est tout le temps. Ou c'est moi qui
meurs ou c'est quelqu'un qui m'est proche qui meurt
dans mes rêves, c'est tout le temps la mort. » Qu'est-ce
que la mort, pour Armel ? « Échapper à tout ça, à tout
ce qui se passe sur cette terre. Vivre, c'est continuer à
souffrir. » S'ensuit le récit de ce qui s'est passé juste
avant l'ingestion médicamenteuse. Juste avant d'aller se
coucher, Armel pleure dans les bras de sa mère, puis de
son frère. Ayant décidé d'en finir, il écrit une lettre
d'adieu puis s'empare de tous les médicaments qu'il
trouve. Ensuite : « J'étais seul, dans ma chambre. Dans
la chambre d'à côté, il y avait ma mère et mon frère,
mais ils dormaient, enfin je ne sais pas s'ils dormaient
ou pas. Mais ils étaient dans leur chambre, tout le
monde était dans sa chambre, la porte fermée, j'en ai
profité, j'ai pris les médicaments, je me suis allongé
dans mon lit, je les ai avalés et après je me souviens
plus. » Une représentation incestueuse : la mère et le
frère d'Armel dormant dans la chambre d'à côté et sans
forcément dormir. À travers ce lapsus se pose la ques-
tion d'une confusion des espaces. En affirmant avoir
sérieusement pensé à mourir, pensant qu'il était peu
probable que quelqu'un intervienne la nuit, il pré-
cise : « Logiquement, la première personne qui allait me
découvrir, c'était ma mère au réveil. » Le scénario mor-
bide imaginé par Armel convoque la mère comme témoin
de son autodestruction déclenchée par les propos du
père. À propos de son geste suicidaire, Armel précise :
« Je pense que je le ferai plus pour mes proches… ne le
ferai plus, je veux dire. » Encore un lapsus révélant la
cible de cet acte destructeur : les imagos parentales qu'il
pense décevoir. Et pourtant, Armel affirme ignorer
l'effet de ce geste sur ses parents.
In fine, relevant une manche de son sweat-shirt,
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224 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Armel montre l'impressionnante balafre qui marque


son bras : « Je suis passé à travers la vitre. » Cet acci-
dent a eu lieu trois mois avant l'ingestion médicamen-
teuse : « J'avais fait tous mes devoirs, j'avais rangé ma
chambre, elle était impeccable, je ne savais plus quoi
faire, alors je me suis assis contre ma vitre et… [il
claque la langue] je suis passé à travers. » Les barreaux
du balcon l'ont retenu et lui ont évité une chute du
sixième étage. « Quand on entend le bruit de verre qui
explose et quand on ferme les yeux, on ouvre les yeux et
puis, le poing sur la cicatrice, la peau était là et il y avait
le muscle. Je crois que j'ai eu très peur ce soir-là. »
Précision non anodine : « Tout ça, le jour de l'anniver-
saire de ma mère. » Cet accident avait donné lieu à une
intervention chirurgicale. Sa mère n'avait pas accompa-
gné Armel à l'hôpital car elle avait donné priorité aux
invités de sa fête d'anniversaire. En passant à travers la
vitre, Armel figure de manière agie un scénario d'intru-
sion, à l'instar de l'intrusion qui le guette en perma-
nence. Que cet accident – ou passage à l'acte ? – ait eu
lieu le jour de l'anniversaire de la mère met en exergue
la projection massive sur les parents des motions infan-
ticides, en écho desquelles le geste suicidaire porte des
motions parricides.
Un an plus tard, Armel se plaint encore de l'ambiance
familiale « chaude ». Il évite de penser à son geste,
bien que l'envie de recommencer lui soit souvent reve-
nue. « J'imagine juste qu'en me donnant la mort ce sera
un certain soulagement. » Ainsi, plus que la mort elle-
même, Armel semble surtout chercher à arrêter une
souffrance psychique, du fait d'un danger de désintri-
cation pulsionnelle encore patent. Par des défenses
narcissiques, Armel gèle les sollicitations libidinales
qui pourraient se révéler effractantes. Par rapport au
regard que ses parents peuvent poser sur lui et qui avait
tant blessé Armel l'année passée : « Ce que mes parents
pensent de moi, ça me passe carrément au-dessus de la
tête. Qu'ils soient fiers de moi ou qu'ils aient honte de
moi, pffft… ça me fait ni chaud ni froid. » Si cette indif-
férence ne devient pas excessive, elle peut porter des
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 225

mouvements de vie, comme l'attestent également les sou-


haits qu'il exprime pour son futur : « Je veux vivre
comme une personne qui n'est pas obsédée par son tra-
vail, qui profite des petites choses de la vie, des petits
moments, qui a une famille solide, qui partage des
moments en famille, entre amis. Travailler dans quelque
chose qui me plaît, construire quelque chose pour moi,
pas pour les autres, tout simplement. »
En résumé, le geste suicidaire d'Armel résulte d'une
condensation de conflits insoutenables. L'attraction
érotique par les objets originaires apparaît contre-
investie par des motions haineuses d'une intensité inas-
sumable. Le climat incestuel recouvre des vœux infanti-
cides latents : l'enfant idéalisé est appelé à briller pour
la gloire des parents et non pour vivre à son compte.
Il est voué à demeurer infans. Mieux vaut être mort
que contrarier mater et se séparer d'elle, tel a pu être le
ressenti d'Armel, amplifié par la violence des propos
paternels – « J'ai honte de toi ». Le geste suicidaire
d'Armel a pu porter les vœux infanticides attribués aux
figures parentales tout autant que les motions parri-
cides, la haine nécessaire pour s'affranchir des liens
originaires, pour se dégager du pubertaire et se frayer
un chemin vers la subjectivation.

Du meurtre à la mort : mort


ou arrêt sur image

Aborder les motions meurtrières et incestueuses au


cœur du processus suicidaire, c'est nous confronter à la
mort. « La culture est d'abord le culte des morts », rap-
pelle F. Marty (1997, p. 99). La reconnaissance de la
réalité de la mort et de son imprévisibilité organise la
temporalité et le passage d'une génération à l'autre.
Mais, la temporalité, c'est justement ce que l'inconscient
ignore, comme Freud (1920a) l'a souligné. De surcroît,
notre inconscient ne sait se représenter notre propre
mortalité. Freud semble tout le long de son œuvre extrê-
mement préoccupé par la mort mais masque cette
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226 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

préoccupation, surtout au début, par la mise en avant


de la sexualité. Comment l'adolescent ayant recours à
un geste susceptible de lui donner la mort se représente-
t‑il la mort ou se représente-t‑il sa propre mort ? Plutôt
que la mort, dont la réalité est déniée, l'adolescent
rechercherait l'arrêt d'une souffrance psychique, du
fait d'une désintrication pulsionnelle. Aucune structure
psychopathologique n'est exempte de cette puissance de
désintrication et de déchaînement. L'adolescent suici-
dant révèle sans doute le mieux les frontières, toujours
mouvantes, de la mort et de la vie.
Uomini fummo, e or siam fatti sterpi, fait dire Dante
aux suicidés de l'Enfer (1355, XIII, 37). C'est‑à-dire :
« Nous fûmes hommes, et nous sommes broussailles ».
Ce vers peut être lu comme une non-acceptation de la
séparation. Les broussailles dantesques, pourtant
mortes, ne supportent paradoxalement pas d'être arra-
chées de leur terre-mère – « Pourquoi me déchires-tu ?
N'as-tu en toi nul esprit de pitié ? » (XIII, 35-36). Le
rapport à la mort est particulièrement ambigu chez le
suicidant. Il cherche consciemment à se couper du
monde mais le recherche inconsciemment désespéré-
ment.
L'adolescent veut vivre mais pas n'importe quelle
vie : une vie idéale, dans le « tout ou rien ». M. Chara-
zac-Brunel (2002, p. 63) y voit le reflet d'une dépression
parentale masquée. La peur du vieillissement et de la
mort éprouvée par les parents peut insidieusement se
transmettre à l'adolescent. Les suicidants souhaitent
opérer un arrêt sur image, « où la mort permettrait en
quelque sorte de préserver une image d'eux-mêmes
dans la jeunesse » (p. 64). L'aspect définitif de la mort
semble souvent ne pas avoir été envisagé. Ce n'est peut-
être pas tant la mort en elle-même qui est visée qu'une
quiétude analogue à l'état fusionnel d'avant la nais-
sance où le sujet et sa mère ne faisaient qu'un. O. Mor-
van (1986) affirme même qu'on se suicide toujours pour
ne pas mourir : « il s'agit toujours de fuir par le suicide
la souffrance et la mort, proposition inacceptable autre-
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ment que par la mise en œuvre du déni pervers de la


mort » (p. 239).
Susane, 15 ans, n'a « pas réalisé » que son geste suicidaire
aurait pu la mener à la mort. Elle n'aurait pas pensé à mourir en
ingérant des médicaments mais à rejoindre son grand-père
défunt, « héros » rescapé du génocide arménien et « deuxième
père ». Et ce, d'autant plus que le lien entre Susane et son père
violent peut être qualifié d'incestuel. Elle avait souffert, à l'âge
de 4 ans, des interdictions de la part de ses parents de rendre
visite à son grand-père malade à l'hôpital et d'assister à son enter-
rement. « Je me disais, j'allais rejoindre ceux qui sont là-haut, je
me demandais comment c'était en haut », dit-elle à propos de son
geste suicidaire. Et elle explique l'alternative qu'elle avait imagi-
née : « Je me suis dite : “Si je meurs, je serai avec mon grand-père
et, si je meurs pas, ben, je serai là et ça leur fera comprendre que
je suis vraiment mal et que je souffre vraiment.” » Depuis son
réveil, Susane reçoit beaucoup de visites à l'hôpital, même de
personnes qu'elle ne voit presque jamais. « Je trouve ça halluci-
nant : il faut qu'on en arrive jusque-là pour que les gens nous
disent qu'ils nous aiment », en déduit-elle.

Si Dante propose une représentation paradoxale des


suicidés, si attachés à leurs racines, il révèle ainsi leur
impossibilité de s'inscrire dans une nouvelle génération.
Le tronc crie aussitôt qu'un rameau est cueilli (1355,
XIII, 33). Ce cri n'est-il pas l'écho de la menace de la
mort qui pèse sur toute relation narcissique intermi-
nable, lorsque le sujet n'est que l'appendice d'un parent
ne supportant pas la perspective d'une séparation ? Toute
séparation, intersubjective ou intergénérationnelle, est
alors vécue comme une mort, comme un meurtre. Dans de
tels contextes familiaux, incestuels (Racamier, 1995),
l'adolescent ne peut qu'accomplir un parricide pour se
séparer de ses géniteurs. Comme le relève J. Bergeret
(1984, p. 10), Freud insiste sur la réversibilité de l'idée de
mort : mort du père ou mort de soi-même.

Parricide et inceste

En introduisant l'infans dans ses théories, en éla-


borant l'infantile, Freud développe le « complexe
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228 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

d'Œdipe » à partir de l'interrogation suivante expri-


mée à Fliess : « Comment s'explique le souhait de mort
envers les parents, eux qui dispensent l'amour à
l'enfant et accomplissent ses besoins, et dont il devrait
souhaiter la conservation précisément pour des motifs
égoïstes ? » (Freud, 1897-1902, p. 295) l'amenant à
creuser la légende du roi Œdipe (p. 301). Parricide et
inceste sont au cœur des désirs infantiles appelés à être
dépassés et refoulés au moment de l'entrée dans la
latence. Aucun humain n'y échappe, bien que chacun
ait tendance à détourner son regard de sa propre tra-
gédie, comme Œdipe se crevant les yeux. L'inceste est
aussi une forme de parricide : c'est un meurtre de la
représentation parentale.
Lorsqu'elle a compris que sa mère et son amie si longtemps
présente comme une deuxième mère entretenaient une liaison
homosexuelle et qu'elles n'étaient pas toujours fidèles l'une à
l'autre, Angélique a commencé à redouter les « attouchements
maternels qui étaient un peu spéciaux » et qu'elle ne comprenait
pas lorsqu'elle était petite. « Quand j'ai commencé à comprendre
à peu près qu'elles aimaient les femmes toutes les deux, ça m'a
fait encore plus peur parce que, même si c'est ma mère, je me suis
dit : “Il y a toujours un risque.” Petite, je leur ai toujours fait
confiance, mais du coup ça a un peu cassé la confiance que
j'avais », confie-t‑elle. Angélique a aussi commencé à se méfier de
son frère dès qu'elle est devenue pubère et s'en voulait de ses
propres désirs incestueux inavouables, tout en redoutant ces
mêmes désirs chez son frère : « J'ai aucune capacité d'énerve-
ment, je peux pas en vouloir à quelqu'un. Tout ce que j'ai, c'est
de la peur ou de la tristesse, des trucs comme ça. Impossible de
dire “non” par exemple, enfin je pouvais rien faire, j'étais com-
plètement… à pas savoir quoi faire parce que déjà c'était mon
frère, rien que de le regarder… enfin, non, ça m'aurait terrori-
sée, ça m'aurait encore plus fait peur, je m'en serais voulu, à
moi, énormément de faire ça, de le regarder. » Angélique agit
fréquemment par des scarifications et même par des phléboto-
mies ses auto-accusations de crimes incestueux : « Je me cou-
pais… Surtout que ma mère est infirmière, donc elle ramenait
des scalpels à la maison, pour nous montrer : “Ça, c'est des lames
de bistouri électrique.” Elle nous présentait les trucs, sans se
rendre compte que ça pouvait être néfaste. J'ai commencé à utili-
ser ça. Je ne sais même plus comment ça m'est venu, mais je suis
devenue complètement fan de ça. J'ai eu un intense sentiment de
culpabilité et, ça, ça ne me lâche pas. »
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 229

Le geste suicidaire peut aussi se concevoir comme


l'un de ces scénarios sacrificiels. Il peut être, comme le
suggère F. Marty (1999, p. 94), « l'acte agi par un
retournement contre soi de la haine projetée sur l'autre
par le parricide ». La généalogie des Labdacides dont
Œdipe est un maillon qui s'ignore pendant longtemps se
révèle lourde de traumatismes et d'actes sacrificiels. La
tragédie commence par l'interrogation de la légitimité
de la place qu'Œdipe occupe et du motif de la mort de
son prédécesseur. Œdipe ignore que cette question
concerne ses propres origines. Tant que le coupable
n'est pas désigné et sacrifié, le peuple est la proie d'une
mélancolie : « Notre glorieux terroir ne gonfle plus de
récoltes ; les femmes n'accouchent plus : il n'est plus de
relevailles à leurs douleurs, à leurs cris… Les mourants,
l'un après l'autre, voyez ! » (Sophocle, v. 171-175).
L'impossible deuil de l'ancien roi en raison de la
méconnaissance de son assassin rend le peuple, enfants
symboliques du roi, stérile. Les générations ne peuvent
se succéder et la vie ne peut pleinement se perpétuer que
lorsque le deuil des ancêtres a pu s'accomplir. Ainsi,
le mot « tragédie » porte bien son nom : le terme alle-
mand Trauerspiel signifie « jeu de deuil ». La tragédie
d'Œdipe peut s'entendre comme une tentative d'amor-
cer un travail de deuil, une quête de représentations des
aïeux. Vouloir faire place nette, purifier ses racines tout
en s'interrogeant sur la possibilité de succéder à celui
qui a été roi, c'est‑à-dire d'inaugurer une nouvelle géné-
ration, c'est la problématique de tout adolescent.
En proclamant sa soif de vérité, les paroles d'Œdipe
anticipent le drame caché : « Puisque c'est moi qui me
trouve en possession des pouvoirs qui étaient les siens,
en possession de son lit, fécondant la même femme – oui,
il y aurait encore entre nous ce lien d'avoir des enfants
consanguins, s'il n'avait été marqué de malheur dans sa
postérité. Ah ! le destin s'est appesanti lourdement sur
sa tête. Aussi mènerai-je pour sa cause, comme s'il était
mon père, un bon combat » (v. 258-265). Ces propos,
notamment la traduction d'« 'ομοσποροσ » (c'est‑à-dire
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230 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

« femme de même semence »), indiquent que la seule


libération du peuple de la Sphinge permettait à Œdipe
de prendre la place du roi et d'épouser la reine, même
du vivant du roi. Ainsi, Œdipe n'a pas tué son père
pour épouser la reine. Le mariage n'est que la consé-
quence de l'acte héroïque d'Œdipe. Les représentations
de naissance apparaissent clivées : d'une part impossi-
bilité soudaine du peuple de donner naissance à des
enfants et d'autre part fécondité de la reine depuis
qu'elle est l'épouse d'Œdipe, alors que Laïos avait
refusé toute filiation. Comme le souligne J. Bergeret
(1984), le symptôme de la stérilité entre dans la ligne
associative la plus profonde et la plus puissante du
mythe d'Œdipe : l'expression de la violence fondamen-
tale non intériorisée dans une érotisation légitimable.
L'impasse de la transmission des fonctions parentales
signe cette tragédie. Doutant du lien de parenté l'unis-
sant au couple qui l'élève car un étranger avait insinué
qu'il n'était pas leur fils, Œdipe consulte l'oracle et
reçoit une révélation accablante : il était voué à s'accou-
pler avec sa mère, à faire venir à la lumière du monde
une lignée abominable, à être l'assassin de son père
(Sophocle, v. 776-793). Pour échapper à ce destin,
Œdipe fuit ceux qu'il croit être ses parents. Et, ironie
du sort, il se rapproche de sa terre natale et de ses
parents biologiques. Il croise à son insu son père qui le
chasse violemment – répétant ainsi l'infanticide – et
qu'Œdipe tue pour se défendre. Ainsi, le parricide
et l'infanticide sont étroitement associés. Œdipe tue et
séduira, dé-passivant ce qu'il a subi, mais, en même
temps, il se défend et sera séduit. Lorsque l'enquête
amène Œdipe à penser au parricide est annoncée la
mort d'un père : Polype. Œdipe aurait pu s'interroger :
« Est-ce la peine de notre séparation qui l'a tué ? La
séparation est-elle mortelle, un fils tue-t‑il son père sur
le chemin de la séparation ? Un père survit-il à la sépa-
ration ? » (Roussillon, 1991, p. 156) Dès lors, le retour-
nement prend le relais du refoulement. « S'éloigner
d'un père pour ne pas le tuer serait-il mortel pour celui-
ci ? » (idem). La pièce de Sophocle se déroule comme un
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 231

retour du refoulé des motions meurtrières et inces-


tueuses, sans doute pas assez refoulées au départ. La
vérité est progressivement dévoilée par les témoins de
l'abandon de l'infans aux pieds transpercés, dont
Jocaste elle-même est encore loin d'imaginer ce qu'elle
contribue à révéler. S'agit-il véritablement d'un retour
du refoulé, ou bien d'une résurgence de l'archaïque par
défaut d'intégration de celui-ci ? A. Green (1982) attire
notre attention sur cette distinction : « Ce qui nous par-
viendrait [des temps originaires] par retour du refoulé
ne peut donner à lui seul une image fidèle du passé le
plus reculé, puisqu'il charrie avec lui toutes les couches
des périodes de la vie qui l'ont recouvert. Ce qui est
ramené à la surface n'est pas le témoin fidèle de la pré-
histoire, mais un produit aussi suspect, trafiqué par les
faussaires du préconscient, d'âges fort différents, cha-
cun imposant sa griffe sur l'objet psychique prétendu-
ment “primitif” » (p. 197). Remonter aux sources et
rendre l'archaïque visible est une illusion, peut-être un
défi que se donnent les adolescents suicidants qui
tentent de traverser la frontière de la mort. Rendre
visible l'archaïque, c'est se confronter au trop-de-
visible ou à l'invisible. C'est peut-être le sens de l'auto-
aveuglement d'Œdipe. L'archaïque ne peut se lire
qu'après coup, l'avènement de la sexualité instinctuelle
à la puberté est particulièrement propice à cette révi-
sion. Moins cet archaïque a pu être intégré, seconda-
risé, plus il reste à vif, générant au sein de la psyché
une confusion entre pulsion, moi et objet. Lorsque
l'archaïsme a été « brisé dans son élan vers la reconnais-
sance de la maturité » (p. 210), la question de la prove-
nance des motions meurtrières non intégrées reste
ouverte. Le passage à l'acte constitue à la fois un para-
vent défensif et une exposition de scènes anciennes res-
tées à l'état de stock en attente de représentations
(Houssier, 2013, p. 64). L'identification à l'agresseur (le
parent étant vécu comme un persécuteur et non comme
un passeur), mouvement psychique précaire mais mou-
vement quand même, contre-investit le vide psychique
provoqué par la mélancolisation des identifications
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232 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

renvoyant à une absence de protection parentale. L'on


ne tue réellement son père que lorsqu'il n'y a pas de
père (Marty, 1999). Le parricide, signant un échec iden-
tificatoire, est associé à une séduction incestueuse, lut-
tant contre celle-ci. L'infanticide en est le revers.

Infanticide

La violence du fils ne peut que répondre en écho à


celle des parents (Bergeret, 1984, p. 28). Avant les
crimes commis à l'encontre de ses parents, Œdipe a subi
une violence de la part de ceux-ci : il a été abandonné.
Être mis au monde, ce n'est pas encore naître. Pour
certains, acquérir une existence propre aux yeux de
leurs parents ne va pas de soi. Œdipe ne semble avoir
d'autre ressource que de se faire agent de ce à quoi il a
été assujetti : tuer ses parents après avoir survécu à leur
tentative de meurtre (Roussillon, 1991, p. 157). Un
oracle avait prédit que Laïos périrait de la main de son
enfant (Sophocle, v. 1176). Cette prédiction représente
les craintes que peut ressentir tout futur parent. Donner
naissance à un enfant implique en effet un travail inté-
rieur d'acceptation de céder progressivement sa place,
de prise de conscience de sa mortalité et de renoncement
à une partie de ses désirs. Ce qui a pour corollaire une
transmission de quelque chose de soi qui puisse subsis-
ter au-delà de la temporalité biologique limitée. D'où le
caractère organisateur du fantasme infanticide dans la
parentalité, sur fond d'élaboration de l'ambivalence
dans les liens parents-enfants (Houssier, 2013, p. 65).
Mais le parent qui ne peut pas renoncer à sa toute-
puissance et qui perçoit une insupportable rivalité géné-
rée par l'arrivée de His Majesty the Baby (Freud, 1914)
est d'autant plus susceptible d'être assailli par des vœux
infanticides avec risque de passage à l'acte.
Après son geste suicidaire, Simon, âgé de 14 ans, confie :
« Avec ma mère, quelquefois, enfin il y a toujours : “Ben, si tu
meurs, de toute façon, c'est pas grave, ça nous fera des
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 233

vacances”, mais en rigolant. Et moi, je disais : “Vous inquiétez


pas, un jour, je mourrai, vous verrez si vous rigolerez.” Ils
pensaient pas que ça allait aussi loin, enfin que ça aurait été si
loin… »

Plus le désir de meurtre de l'enfant par le parent a été


intense durant la petite enfance – ce qui se manifeste par
une attitude abandonnique du parent ou des carences
affectives –, plus les vœux incestueux et parricides au
moment de l'adolescence sont violents. Nous pouvons
imaginer qu'Œdipe a pu être attiré par le caractère fami-
lier de Jocaste tout en la prenant pour une étrangère
puisque les liens mère-fils n'ont pas pu s'être tissés. Avec
un apparent détachement, Jocaste se résigne à obéir à
Laïos en abandonnant son fils. La vérité se fait jour
lorsque le berger qui a recueilli Œdipe bébé relate
l'« indigne traitement » (Sophocle, v. 1035) qui lui avait
été infligé et qui a laissé durablement des traces à ses
pieds, d'où le prénom οιδι-πουσ (c'est‑à-dire « pied
enflé »). Œdipe s'exclame alors : « Pour l'amour du Ciel,
qui m'avait fait cela ? Ma mère, mon père ? Parle ! »
(v. 1037) Cette révélation confronte Jocaste à l'énormité
de sa cécité : comment a-t‑elle pu ne pas avoir reconnu
son fils, surtout si c'est elle qui a ligoté ses pieds et trans-
percé ses talons, geste qui a laissé une marque indélébile
chez l'adulte devenu son époux ? Après avoir déclaré que
Laïos seul se trouvait concerné par l'oracle initial qui
prédisait qu'il serait tué par le fils qui naîtrait et avait
abandonné le bébé, il apparaît par la suite que c'est
Jocaste elle-même qui est l'auteur de cette initiative vio-
lente à but autoconservateur. Au vers 1173, le vieux
pâtre affirme que c'est Jocaste qui lui a remis l'enfant.
Apparaît chez Jocaste la violence dans l'abandon de son
enfant, puis l'emprise et le désir incestueux une fois
Œdipe revenu, victime de l'ignorance de son histoire.
Qu'elle n'ait pas attendu les révélations du berger thé-
bain pour disparaître peut prouver qu'elle connaissait
les faits. L'inceste d'Œdipe répond à l'infanticide et à
l'attitude incestueuse de la mère. R. Roussillon (1991)
interprète l'entrave des pieds liés comme une « entrave
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234 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

identifiante » et surtout comme « le signe d'une entrave


première à l'activité » : « Sur la marque laissée dans son
corps par cette réalité première, il a dû fonder son iden-
tité. Ainsi la pulsion d'emprise – besoin de l'enfant de se
rendre capable de modeler un monde satisfaisant, et sans
doute origine de la capacité à se sentir suffisamment
maître de soi et de son destin – d'Œdipe a-t‑elle été
d'emblée trop empêchée » (p. 163). Œdipe s'effondre
sous le poids de la révélation qui réactive la blessure
première, le confrontant à nouveau à un manque de prise
sur son destin, et s'effondre sous le poids des vœux infan-
ticides de son père, que sa mère a cautionnés en ligotant
et remettant Œdipe bébé au berger. Quant à Jocaste,
après avoir cédé à l'abandon de son enfant, aurait-elle
inconsciemment souhaité que celui-ci survive et que des
retrouvailles, même sous forme de mariage, adviennent ?
Dans l'expression du chœur « noces sans nom » (ou ce
« mariage non mariage », traduction d'αγαμοσ-γαμοσ),
semant la vie là où la vie d'Œdipe avait germé (Sophocle,
v. 1215), apparaît l'idée d'un auto-engendrement, dans
un cercle vicieux fermé contraire au déploiement d'une
lignée transgénérationnelle. En découle le suicide de
Jocaste, dupliquant celui de la Sphinge. Le lacet étran-
glant Jocaste n'est pas sans rappeler celui qui liait les
pieds d'Œdipe abandonné, cette analogie suggérant que
la mort de la mère incestueuse reflète en miroir la ten-
tative de meurtre de l'infans. En se crevant les yeux,
Œdipe attaque et détruit l'image perceptive de Jocaste,
il la tue une seconde fois (Roussillon, 1991, p. 158).
S'ensuit un retournement exclusivement contre soi de
cette accusation, mélancolique : « Ma propre main, et la
seule qui m'a frappé, c'est bien la mienne » (Sophocle,
v. 1330). Un tel acte donne un coup d'arrêt, une butée.
L'adolescent accumule un encombrement de culpa-
bilité parentale, dépositaire des remords parentaux
tout autant que de ses vœux meurtriers inconscients.
Réplique de l'infanticide et conséquence de la peur de
l'inceste, le geste suicidaire déguise le destinataire de la
violence auto-adressée.
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 235

Le sacrifice, acte parricide


et infanticide, réplique au trauma subi
par l' infans

Œdipe met un terme, au moins formel, à son désir de


voir : il s'automutile face à Jocaste dévêtue. Sophocle
voudrait-il nous montrer le rôle joué par Jocaste dans
l'aveuglement affectif dont Œdipe était atteint depuis le
début du drame ? L'aveuglement auto-infligé peut être
vu comme une manifestation comportementale à défaut
de défense mentale à l'égard du retour des représenta-
tions insoutenables. De même, l'attaque de soi peut être
vue comme une mise en acte d'un vœu latent tellement
violent qu'il échoue à être fantasmé. C'est la vue de
l'épouse-mère ou de la mère-épouse morte qui a conduit
Œdipe au suicide social. Œdipe préfère errer en vie, se
bannissant de toute vie sociale, que de retrouver ses
parents dans l'au-delà et, en même temps, il suppliera
Créon, frère de Jocaste qui reprendra sa fonction de
roi, de le tuer. Jocaste se suicide radicalement, tandis
qu'Œdipe se suicide à petit feu, s'infligeant un châti-
ment peut-être bien plus lourd que la mort elle-même.
Le recours à l'agir est l'ultime butée pour sauvegarder
une intériorité, un quant‑à-soi inviolable. Plutôt que de
se tuer, Œdipe préfère être tué, bafoué par une puis-
sance suprême décidant de son sort (v.1 409-1413), la
honte étant désormais le seul affect dans lequel il se
reconnaît. Le drame d'Œdipe constitue une illustration
du suicide de l'adolescent comme la manifestation exté-
rieure du suicide latent de la famille (Bergeret, 1984,
p. 181). Œdipe réalise l'horreur du non-désir de ses
parents de son existence tout autant que l'horreur du
parricide et de l'inceste. Le refus des parents de laisser
à Œdipe une place dans leur lignée se mue en confusion
des générations puisque les enfants d'Œdipe sont aussi
ses frères et ses sœurs. Œdipe était voué à être un enfant
mort.
La représentation de l'enfant mort figure un fan-
tasme morbide de passivité totale, d'une extinction
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236 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

pulsionnelle radicale condensée avec celle d'une inno-


cence tragique (Chabert, 2003, p. 66). L'abandon subi
combiné à l'emprise rend très précaires les conditions
de vie psychique. L'extrême passivité qui en découle ne
rend pas possible une activité hallucinatoire et ouvre la
voie à la désintrication pulsionnelle visant le désinves-
tissement de l'objet et de la relation d'objet. « Si le
meurtre de l'enfant Œdipe se résout dans le suicide du
roi Œdipe, n'est-ce pas que le désir est trop clair dans
sa représentation, n'est-ce pas que les lumières du théâ-
tre sont trop crues, les projecteurs trop intenses ? »
Cette question formulée par C. Chabert (p. 70) suggère
que la souffrance paroxystique provient d'un spectacle
trop excitant pour les sens et pour la pensée. Le carac-
tère insoutenable de l'investissement libidinal serait lié
à l'excès de figurabilité qui rend insupportable les pen-
sées soumettant le sujet à une intolérable passivité, tel
Œdipe qui s'aveugle pour ne plus voir. Ainsi, « l'image
de l'enfant mort pourrait rassembler les conditions
d'un intolérable investissement. Elle condense en effet
des représentations multiples, qu'il s'agisse de l'enfant
incestueux voué à la monstruosité ou à la mort, du frère
rival engendrant des souhaits meurtriers, ou encore du
double narcissique, compagnon imaginaire conservant
“le souvenir non seulement de ce que l'on a été, mais de
ce que l'on aurait voulu être idéalement, et dans un
passé magnifié, soit comme un temps paradisiaque,
soit comme celui des promesses et de tous les espoirs”
(Rosolato, 1975) » (Chabert, 2003, p. 71). Comme
l'indique R. Roussillon (1991), quand se profile la zone
traumatique mettant à jour la faillite de l'appareil à
penser et à représenter, les processus de maîtrise sur le
mode du retournement passif/actif contre soi offrent un
palliatif visant à éviter l'effondrement total ou sa répé-
tition.
L'analyse que fait C. Chabert du fantasme de l'enfant
mort montre l'association entre cette représentation
limite et une idéalisation forcenée ainsi qu'une intempo-
ralité. Or l'idéalisation et l'intemporalité concernent à
la fois l'infans omnipotent et l'enfant mort, et elles sont
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 237

justement propres à l'adolescent suicidant déçu dans sa


quête d'idéal et qui, par son acte, fige le temps. Captif
d'une image de lui enfermante, l'adolescent suicidant
est comme Œdipe contraint au spectacle d'images trop
excitantes. Être attentif à l'effet d'écho entre le jeune
enfant et l'adolescent (Braconnier et Golse, 2008) à la
lumière du drame d'Œdipe, c'est entendre l'impossible
renoncement à l'omnipotence infantile tout autant que
la menace du meurtre de l'enfant non désiré.
« L'enfance est un monde clos voué à la disparition
pour laisser l'enfant devenir un homme ou une femme.
Ses portes se referment avec l'adolescence, mais l'en-
fant, lui, demeure en soi, à condition que l'adolescence
fonctionne comme une réouverture du temps, une
ouverture à la temporalité psychique. À condition que,
ayant tourné le dos à l'enfance, l'adolescent puisse
faire vivre en lui l'enfant. Garder l'enfant vivant en soi
n'est pas donné : c'est une faculté créatrice. Une adoles-
cence réussie est celle qui permet à l'adolescent – et à
l'adulte – de conserver vivant l'enfant en lui. » Ces pro-
pos de F. Marty (2005, p. 249) questionne les voies
d'expression de l'infantile. Mais aussi ses entraves
exprimées notamment par le geste suicidaire. Dans le
meilleur des cas, l'appropriation du corps génital
de l'adolescent permet de laisser une place à l'enfant en
soi, sa vie psychique étant moins monopolisée par les
fantasmes œdipiens pubertaires. La possibilité de
l'adolescent de se laisser aller à la rêverie témoigne du
caractère vivant de cette part d'enfant en soi. Mais,
lorsque l'enfant en soi appelle l'enfant mort ou l'enfant
meurtri, les vœux parricides et incestueux restent pré-
gnants, pour masquer cette représentation limite insou-
tenable, et le corps de l'adolescent se maintient dans un
statut d'extraterritorialité, cible privilégiée de motions
haineuses.
Pour communiquer, l'infans agit. Ses actes appellent
une interprétation par l'environnement premier. Cette
communication préverbale revient au premier plan de
la scène à l'adolescence (Golse, 2002, p. 396). Le recours
à l'agir révèle alors une précarité de sens, de mise en
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238 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

lien et de mise en forme de ses messages restant lettre


morte, tel l'infans ne recevant pas de réponse adéquate
à ses manifestations corporelles.
L'état de détresse, souffrance excessive non conte-
nue, renvoie à la « place de l'infans dans les fantasmes
originaires et notamment au sein des fantasmes de scène
primitive et de séduction – place assignée à la passivité
et à l'exclusion, place douloureuse par l'excitation qui
la caractérise » (Chabert, 1999, p. 2). La vivacité de
l'angoisse de castration et de perte d'objet, lorsque les
affects ne trouvent pas de représentation ou de pré-
sence de l'autre pour les accueillir, menace l'intimité du
sujet. L'effacement de l'intimité du sujet et son mutisme
peuvent être engendrés par une difficulté à assumer la
possibilité de dire « non ». Or Freud (1925) puis Winni-
cott (1971) font de la négation un énoncé fondateur de
l'appartenance d'une pensée ou d'un affect à un sujet
qui se reconnaît comme tel, un énoncé garant de la
constitution d'un espace interne. Lorsque cet espace
privé est menacé, le sujet se sent menacé d'empiéte-
ment. L'auto-engendrement mis en acte exprime une
tentative de dégagement d'un sentiment d'emprise.
Reste un personnage du mythe œdipien que nous
avons peu évoqué jusqu'à présent : la Sphinge, « fille
aux doigts griffus, chanteresse d'énigmes » (Sophocle,
v. 1199), se suicidant après la victoire d'Œdipe. Selon
M. Fain (1981), la Sphinge correspond à la partie
femelle de Jocaste éjectée au moment de la naissance
d'Œdipe. Avant d'être confronté à Œdipe, ce monstre
dévore ceux qui ne comprennent pas ses énigmes et
maintient les habitants de Thèbes sous emprise. Elle
incarne le fantasme cannibalique prégnant dans un lien
parents-enfant indifférencié. Comme le fait remarquer
J. Bergeret (1984), la Sphinge n'éprouve aucune haine
pour Œdipe, pas davantage que pour les autres enfants
mis à mort auparavant. « L'enjeu des questions posées
par la Sphinge, l'enjeu du dialogue avec Œdipe, c'est
qu'il est impossible que les personnages de la scène
puissent l'un et l'autre survivre à la rencontre. L'un ou
l'autre doit disparaître après la confrontation. C'est elle
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 239

ou lui, lui ou elle » (p. 53). Surgit encore une fois le


fantasme infanticide s'inscrivant dans le même leitmotiv
que celui du premier oracle : il n'y a pas de place à la
fois pour les parents et pour l'enfant. La Sphinge se
suicide car elle doit renoncer à son omnipotence. Ce
suicide est l'origine de l'ascension d'Œdipe et du rap-
prochement incestueux. L'héroïsme d'Œdipe n'est pas
sans rappeler His Majesty the Baby (Freud, 1914),
figure du moi idéal omnipotent comblant les failles nar-
cissiques des géniteurs. Adulé, investi telle une idole,
Œdipe roi incarne l'idéal absolu et comble sa mère à qui
il procure une jouissance sexuelle. L'héroïsme côtoie
souvent une injonction familiale manifeste ou latente
signifiant que tout espace hors champ familial est
potentiellement dangereux. « Un parent intrusif délivre
inconsciemment le message “séparé de moi tu ne peux
pas vivre” ; d'autre part, chaque adolescent est sommé
de montrer ce dont il est capable en tant qu'individu
et l'héroïsme est attendu de chacun : “tu seras premier
de classe ou champion ou…”. Valeurs communautaires
d'excellence qui s'imposent aux parents, intrusifs ou
non intrusifs, mais placent le discours du parent intrusif
en contradiction interne et, dès lors, l'enfant le reçoit,
en double contrainte impossible à dépasser. Dans un tel
cas de figure, l'acte suicide peut prendre valeur d'un
rituel d'individuation pour forcer l'une des proposi-
tions contradictoires du parent intrusif, c'est finalement
une façon contractée de vérifier qu'il est impossible de
vivre séparé tout en étant un héros solitaire. Seule la
mort permet de concilier ces deux positions existen-
tielles » (Olindo-Weber, 1999, p. 167).
Œdipe délivre un peuple d'une captation tyrannique
pour ensuite se perdre lui-même à son insu sous l'em-
prise de sa mère incestuante. Une telle dyade illustre le
« couple » formé par le parent intrusif avec l'un de ses
enfants suicidant. Le parent tend à annexer les proces-
sus psychiques de son enfant au bénéfice de ses propres
équilibres psychiques : ce peut être un enfant calmant,
un enfant soignant, un enfant-poubelle, un enfant-
providence, etc. Cette annexion n'est pas forcément
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240 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

dévalorisante pour l'enfant qui y trouve son bénéfice,


mais elle est forcément aliénante au plan de sa singula-
rité et de la définition de son propre désir. Dans une
telle modalité relationnelle, quelles que soient les autori-
sations conscientes de séparation, il existe également
une interdiction inconsciente d'éloignement fondamen-
tale. La révélation du lien incestueux a mené au suicide
de Jocaste et à l'automutilation d'Œdipe. La mort de la
mère rejoint l'injonction paradoxale, puissant levier
d'emprise, formulée par P.-C. Racamier (1995) : « Si tu
ne me crois pas, tu me trahis, et si tu me trahis, tu me
détruis : je meurs » (p. 80). Le spectre de la mort et de la
destruction plane en effet avec insistance sur la relation
incestuelle. La Sphinge matérialise ce qui peut être vécu
par l'adolescent suicidant comme la froide monstruosité
du parent unique et tout-puissant, figure matricielle
d'un moi idéal féroce et arbitraire. Ce qui rejoint les
fantasmes de parthénogenèse observés par S. Olindo-
Weber (2001) chez l'un ou l'autre parent des suicidants.
« Le meurtre d'enfant prend alors la tournure d'un
fantasme insistant, vengeance ou sacrifice, sur l'autel
monoparental, étayé par toutes les situations de vio-
lence familiale qui ne manquent pas dans la biographie
des suicidants » (p. 61). Le fantasme de parthénogenèse,
en tant que défi à la loi généalogique, peut s'entendre
comme un meurtre d'enfant, puisque refuser d'inscrire
l'enfant dans sa moitié paternelle ou maternelle revient
à attaquer mortellement la formule de base de sa sub-
jectivité. La représentation de la Sphinge figure la
monstruosité chaotique intérieure envahissant les resca-
pés du suicide, tentant de supprimer ce tueur interne
tout-puissant. À la fois énigmatique, séduisant, sidé-
rant et terrorisant, cet objet aliénant capture le moi et
menace de l'annexer, de le dévorer. Côtoyer la Sphinge
implique un affrontement mortel, « un affrontement
dont le sujet ne peut s'échapper qu'en prenant la place
du mort pour survivre dans le regard de l'agresseur »
(p. 104). Ce vécu traumatique d'intrusion massive
génère un rétrécissement de l'espace et du temps. Impé-
nétrable et énigmatique, la Sphinge représente la
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problématique orale du crime et de l'inceste archaïque


dont l'enjeu est le refus de la différenciation. Dévoreuse
d'enfants, elle est l'envers de la figure maternelle nour-
ricière. De telles motions cannibaliques alimentent des
fantaisies d'inceste comme l'idée de pouvoir être enterré
vivant par erreur ou celle de mener une vie in utero
(Ladame, 1991, p. 1529). L'avidité démesurée a mené la
Sphinge à sa perte : elle n'a pas supporté qu'Œdipe
marque la limite de son omnipotence. La Sphinge se
jette d'un rocher et Jocaste se pend : les deux figures
maternelles se « laissent tomber » faute d'avoir pu « por-
ter » – au sens du holding de Winnicott. Après l'in-
ceste, l'agir suicidaire traverse des générations : Œdipe
s'automutile et se suicide socialement, Antigone se sui-
cide, après avoir porté le poids de son « père-frère » et
s'être sacrifiée pour son « frère-neveu ».
S. Olindo-Weber (2001) propose ce paradoxe : « la
tentative de suicide est un acte visant à la survie »
(p. 45). Cette tentative de survie répond à la tentative
de meurtre assignée à l'objet parental. La mise en acte
du fantasme « On tue un enfant » (Leclaire, 1975) par
l'enfant lui-même vise à contrôler les forces destruc-
trices s'adressant à lui lorsqu'il se démarque de son
groupe familial, toute séparation étant vécue comme
une perte vitale. Mais comment savoir si les parents
réels ont vraiment nourri ces désirs à son égard ? Y a-
t‑il eu réellement un fantasme destructeur de la part du
parent ? Ou bien l'adolescent a-t‑il surenchéri un événe-
ment renvoyant à une violence familiale latente ? Ou
encore y a-t‑il eu durant l'enfance une communauté de
détresse, du fait d'une dépression maternelle perçue
par l'infans comme une violence à son encontre ? Ces
interrogations, restant ouvertes, soulignent la néces-
saire prise en compte de la dimension intersubjective
pour saisir le sens de l'acte autodestructeur. Au-delà de
la question de la poule et de l'œuf, l'emprise infiltre
indéniablement la relation adolescent-parent avec un
jeu de réciprocité et de renversement symétrique.
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Thibaud rêve fréquemment de son père qui le poursuit. Cette


image onirique est itérative, Thibaud ne sait qu'en penser. Son
père médecin s'attache à soigner sa maladie auto-immune. « Les
médecins pensent que mon père m'envoie comme son patient,
pas comme son enfant », précise Thibaud. Il a l'impression que
son père est « triste de nature » et considère ses deux parents
très anxieux : « J'avais peur qu'ils s'inquiètent. Je préfère
prendre sur moi. J'ai toujours tout pris sur moi. Je ne suis pas
du genre à crier quand quelque chose ne va pas. Au contraire,
j'arrête tout, enfin je calme tout. » Malgré sa grande réserve,
Thibaud a l'impression que sa mère, qui le « couve » beaucoup,
sait tout sur lui. Cette mère solitaire, exilée de sa famille restée
en Asie, entièrement dévouée à ses deux enfants, est très « auto-
ritaire ». À l'hôpital, lorsqu'un médecin s'adresse à Thibaud, sa
mère répond à sa place, ce qu'il ressent comme « très étouffant ».
« Voir que je grandis, que je puisse avoir mes opinions, c'est très
dur pour elle », comprend-il. Thibaud est tombé amoureux à
deux reprises mais il a été à chaque fois très « dégoûté » par la
sexualité, qu'il trouve « animale ». « Je suis quelqu'un qui idéa-
lise tout, mais vraiment tout : l'amour, l'amitié, tout. Toutes les
valeurs, je ne sais pas si je les place trop haut ou si je me fais
une opinion des choses si idéale qu'on peut pas les atteindre. Et
c'est pour ça peut-être que je suis déçu de tout ce qui m'arrive »,
en déduit-il. Thibaud n'en a jamais parlé à ses parents mais sa
mère « a tout compris », croit-il. Quel pouvoir attribue-t‑il à
cette mère ! Le climat incestuel régnant dans la relation entre
Thibaud et ses parents entrave tout déplacement des investisse-
ments libidinaux : « Je me dis que j'ai de la chance d'avoir des
parents comme ça, qui s'aiment et qui m'aiment aussi. » Une
entente trop parfaite ?

L'acte suicidaire viserait l'appropriation ou la réap-


propriation d'une subjectivité propre, ultime défense
face à la colonisation délibérée de l'emprise. Il s'agirait
de « mourir pour vivre » (Rosolato, 1987, p. 50). « Ten-
ter de se suicider, c'est, au moins un instant, être sûr
d'exister » (Olindo-Weber, 2001, p. 49).
En d'autres mots, il s'agirait d'un sacrifice, au sens
où le conçoit la philosophe A. Dufourmantelle (2007) :
une expérience de la « mort dans la vie » (p. 18).
D'après G. Rosolato, la destruction est centrée sur les
images idéalisées de l'enfant ou d'un objet intériorisé,
sur lesquels se profile la mort avec principalement les
imagos de l'enfant mort et du père mort. Le sacrifice
que l'on s'inflige, la haine que l'on se porte, sont
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 243

d'abord un appel d'amour. Le fantasme infanticide


incarne la culminante culpabilité, se déchargeant sous
forme d'agressivité sur un bouc émissaire innocent mais
coupable quand même. Le sacrifice fonctionne comme
traitement de la culpabilité, l'enfant se sentant coupa-
ble de ses seules intentions agressives à l'égard de ses
parents, ou encore une régulation du « malaise dans la
culture » (titre de Freud, 1929, repris par Rosolato,
1987, p.62), qui prescrit un renoncement – excessif ? –
aux pulsions, surtout agressives. Si la lutte entre les
pulsions de vie et de mort constitue la racine de la culpa-
bilité (liée surtout au meurtre du père), le sacrifice se
greffe sur cet antagonisme pour renforcer l'illusion
d'avoir prise sur le mal et sur la mort (p. 66). Le sacri-
fice vient réguler la violence et construire une nouvelle
alliance lorsqu'il y a une menace de débordement ou de
discorde, dans une illusion d'éradication de la violence.
Les conduites autodestructrices de l'adolescent visent,
comme l'acte sacrificiel, à circonscrire la violence du
traumatisme pubertaire et à rétablir une intrication
pulsionnelle, à l'instar du masochisme. Le sacrifice
tenterait-il une délivrance du trauma ? Le sacrifice,
appelé par la désintrication pulsionnelle, peut être vu
comme une répétition du traumatisme, mais cette fois-ci
dans une tentative de réamorcer la possibilité d'un
espace et d'un temps humain, ou encore de sortir de
l'enfer traumatique et de sa répétition lancinante. Il y a
une parenté étroite entre le trauma et le sacrifice : « Le
sacrifice reprend le mauvais scénario fixé par le trauma
mais il l'utilise autrement. […] Le sacrifice révèle le
trauma comme on développe le négatif d'une photo »
(Dufourmantelle, 2007, p. 58). Un sujet sacrificiel se
voit dépossédé de son corps, à moins que celui-ci ne lui
ait jamais appartenu. Cette sensation de « dépeausses-
sion » (Cupa, 2002) intervient aussi, dans une certaine
mesure, chez le sujet devenant pubère. Quand au
pubertaire s'ajoute un vécu d'emprise, le sentiment de
dépossession du corps n'est qu'une répétition d'une
dépossession qui a déjà eu lieu, parfois en silence, dans
un climat incestuel. Le sacrifice advient alors comme un
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« scandale nécessaire » pour réintroduire de l'ordre et


pour échapper à la pénétration de l'autre. Il tente de
briser un lien incestueux à un parent tout-puissant por-
teur d'un message meurtrier, tel : « Tu n'aurais pas dû
naître si c'est pour ne pas m'aimer comme j'attends
d'être aimé. » L'adolescent se vit enfermé dans un
dilemme n'étant soluble que par l'autodestruction : ne
pouvoir détruire de tels liens qu'en se détruisant soi-
même.
Susane souffre des incessantes disputes de ses parents et
pense qu'elle n'aurait pas dû naître : « Mes parents n'arrêtent
pas de se disputer et ne s'aiment plus. Et je me dis : “Peut-être
j'ai pas été faite…” Parce que ma sœur, quand elle est née, ils
étaient contents, voilà, mais ils étaient jeunes encore et n'avaient
pas trop de sous pour se nourrir. Et en fait, moi, je suis née deux
ans plus tard et… enfin, ils n'étaient pas riches du tout. Et
quand ma mère a été enceinte, c'était pas prévu, c'était pas
voulu. Elle m'a quand même gardée mais je sais que je n'étais
pas voulue. Et ça me rend triste. » Elle dit aussitôt ne pas sup-
porter l'agressivité de son père et sa souffrance lorsque ses
parents l'intègrent dans leurs conflits : « À chaque fois qu'ils
s'engueulent, ils me mettent dans leur discussion alors que, moi,
je n'y suis pour rien. Donc, au bout d'un moment, c'est usant, je
n'ai rien fait, ce n'est pas de ma faute. » Son geste suicidaire peut
être vu comme une tentative de se soustraire, au sens propre,
aux conflits au sein du couple parental dont elle s'éprouve
comme un enjeu, conflits d'autant plus traumatiques qu'ils font
écho à la conviction de son absence de place dans le désir de ses
parents, voire à des vœux infanticides latents qu'elle leur attri-
buerait.

A. Dufourmantelle (2007, p. 21) suggère que le sacri-


fice introduit la possibilité de la mort comme séparation
au cœur de la vie. « Le sacrifice est essentiellement lié à
la mère comme à cette attache originelle qu'il faut bien
trancher pour entrer dans le vif de la vie » (p. 27). La
pesanteur de l'ombre maternelle contribue à ce que
tant de femmes se retrouvent sur l'autel du sacrifice
sous des formes diverses. Une femme qui sacrifie sa vie
serait une femme qui a probablement été elle-même
auparavant sacrifiée. Le sacrifice répète donc un vécu
d'infanticide parental et, dans le même mouvement,
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équivaudrait à un acte parricide, à une attaque de


l'identification parentale devenue possible à l'adoles-
cence. La dimension sacrificielle se transmet de mère à
fille, d'une génération à l'autre. Le sujet ignore le plus
souvent de quel sacrifice sa vie se soutient et pense être
le jouet d'une machination absurde ou tout simplement
de l'indifférence.
L'alliance construite par l'acte sacrificiel pour régu-
ler la violence aurait pour fonction de donner une
preuve que le père idéalisé serait épargné de l'agressi-
vité inconsciente à son égard. Le sacrifice a pour sou-
bassement psychique l'incorporation, temps précédant
l'identification. Selon le mythe freudien Totem et tabou
(1912), il devient un rituel à partir du meurtre du
parent originaire tyrannique, ayant pouvoir de vie et
de mort sur ses fils perçus comme rivaux. L'idéalisation
du père survient dans l'après-coup de ce meurtre.
L'acte sacrificiel vise à se dégager d'un père idéalisé,
féroce et tyrannique, ou d'une mère phallique. Au cœur
de la dramatisation sacrificielle se trouvent « les images
du Père Idéalisé et du Père Mort en concurrence avec
celle de l'Enfant Mort (du fils), celle-ci occultant les
premières, en prenant toute la charge de culpabilité
attachée au meurtre, mais que surmonte la foi dans
l'alliance et dans la résurrection où la mort se trouve
vaincue » (Rosolato, 1987, p. 77).
« Je me dis que si je meurs tout le monde sera débarrassé,
tout le monde pourra vivre sa vie tranquille », telle est la convic-
tion d'Asma. Elle a vécu en Afrique jusqu'à ses 11 ans. A l'âge
de 6 ans, elle a été séparée de sa mère qui l'avait quittée, ainsi
que son frère et sa sœur, pour se rendre en France et s'y rema-
rier. Leur père est parti à son tour lorsqu'Asma était âgée de
8 ans. Il y a quatre ans, Asma et sa fratrie ont rejoint leur
mère. Celle-ci a eu un autre enfant, a ensuite divorcé de son
mari et s'est très récemment remariée une nouvelle fois, tout en
ayant peur que ses enfants lui « gâchent son mariage ». Asma
pense que son nouveau mari, tout comme les précédents, « ne
méritaient pas » sa mère, ce qu'elle explique ainsi : « Parce que,
pour moi, ma mère, c'est quand même quelqu'un de… Je le dis
pas souvent, je le dis jamais, c'est quand même quelqu'un de…
[elle se racle la gorge] particulier. C'est une femme… on va
dire, elle est forte. Et moi, je pense que c'est pas que ses maris
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ne la méritent pas, mais je pense qu'ils profitent d'elle. Elle est


fragile même si elle ne le montre pas. » Il semble difficile à Asma
de trouver les mots pour décrire sa mère, tant elle l'idéalise. Or,
en même temps, elle se sent délaissée par sa mère car son mari,
qui avait décrété : « C'est soit tes filles ou soit moi », passe
avant. Les motions ambivalentes qu'elle éprouve ne peuvent
être intégrées et Asma se porte coupable de tous les problèmes
familiaux. Elle ne supporte pas les disputes entre sa mère et ses
sœurs : « Je les vois souffrir. Je me sens tellement incapable de
les aider, ça me fait tellement mal que je n'ai plus envie de
ressentir tout ça. À la limite, je préfère qu'on me tape, qu'on
me tue, mais pour moi, mes sœurs, c'est sacré. » L'autosacrifice
se substitue à l'agressivité, vu l'idéalisation exacerbée des
membres de la famille.

La figure de la mère morte (Green, 1983), désinves-


tissant brutalement son enfant ne pouvant s'expliquer
ce vide soudain, incarne le traumatisme que le sacri-
fice tenterait de maîtriser. Cette conjonction entre la
mère et la mort s'explique différemment selon les cas.
G. Rosolato (1987) évoque la mère mortifère ou
sadique-perverse séduisant l'enfant passif et en fait un
héros contre le père, mais aussi la mère bonne comme
protection contre la mort, contre la peur qu'elle ins-
pire. Dans ce dernier cas, « le retour au ventre mater-
nel, à la terre-mère comme lieu ultime, est alors conçu
en tant qu'accueil pour un repos total dans un conte-
nant primordial, éternel retour où se clôt paisiblement
le cycle de la vie » (p. 168). Dans tous les cas, le sacri-
fice révèle une impossibilité de reproduire une scène
primitive et de créer une nouvelle génération. En rece-
vant la vie d'un parent sacrificiel, l'adolescent porte le
pesant héritage de la « non-vie » de ce parent, d'où la
terreur lorsque son corps pubère lui indique qu'il
serait biologiquement capable de donner la vie. Dès
lors, quelle vie si ce n'est par le meurtre, voie de déga-
gement d'une idéalisation parentale écrasante et mar-
queur des différences de générations ?
Il importe de souligner les relations psychiques entre
meurtre du père et meurtre du fils, à la base du scénario
sacrificiel, ainsi que leur réciprocité et leurs retourne-
ments, sachant que plus grande est l'idéalisation, plus
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intenses sont les désirs de destruction, le plus souvent


refoulés, et la culpabilité associée. Se dessinent chez
l'adolescent suicidant deux mouvements réciproques :
d'une part un acte auto-sacrificiel infanticide camou-
flant un parricide dans une tentative de dégagement
d'un parent omnipotent idéalisé (figure idéale féroce et
arbitraire devenant la matrice du moi idéal), d'autre
part la répétition de ce qui a été perçu par l'adolescent,
se vivant comme sacrifié, comme un infanticide paren-
tal. Autrement dit, par son acte auto-sacrificiel, l'ado-
lescent dévoile un trauma enfoui et restaure de la
différence là où les identités ont été brouillées voire effa-
cées. Il s'agit de tuer le mort autant que de mourir pour
vivre, pour se réapproprier une vie confisquée. En
somme, mourir vivant plutôt que de vivre mort. Pre-
nant souvent en apparence la forme de relations fami-
liales lisses de tout conflit, un fond de violence non
élaborée, sous-tendue par des fantasmes cannibaliques,
organise les liens entre l'adolescent ayant recours à un
geste suicidaire et au moins l'un de ses parents. À y
regarder de plus près, la crudité des motions cannibali-
ques montre que l'on est encore loin des processus
d'assimilation-introjection à la base de l'identification.
De surcroît, les règnes humains et animaux ne sont
guère distingués. Une telle violence déshumanise les
liens. Tacitement, une redoutable emprise scelle un
pacte narcissique entre l'adolescent et le parent omni-
potent, que nous avons illustrés par l'infans et la
Sphinge. L'idéalisation extrême, la toute-puissance et le
mutisme constituent des points communs entre les pro-
tagonistes de cette relation aliénante, bien que celle-ci
revête souvent une forme de séduction. La communica-
tion est en effet absente : la Sphinge s'exonère de tout
échange en s'attribuant tout savoir tandis que l'infans,
non écouté autant qu'amputé de parole à mesure qu'il
est censé grandir, a la mission de connaître intimement
le désir de la Sphinge et de s'y ajuster. Le sacrifice tente
une issue de ce climat incestuel en articulant infanticide
et parricide. Devenir Sphinge est peut-être un destin de
l'infans procréant à l'âge adulte mais néanmoins inca-
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pable de devenir parent psychiquement, tant il demeure


soumis à son moi idéal féroce, en ne pouvant que l'impo-
ser à sa descendance, tel le père idéalisé de la horde
(Freud, 1912). Acte sacrificiel ou traumatisme auto-
infligé répétant une scène traumatique infantile, le geste
suicidaire répond à cette menace croissante d'anihila-
tion de la subjectivité. Expression d'une violence désin-
triquée et cristallisée sur au moins trois générations
(l'adolescent étant dépositaire de celle de son parent
que celui-ci adresse en fait à son propre parent), le geste
suicidaire porte un dernier espoir pour que l'infans soit
humanisé aux yeux du parent, introjecte suffisamment
les qualités du parent pour s'identifier à lui en tant
qu'humain et s'autorise ce processus agressif, si risqué
pour le parent craignant de le voir s'ériger en meur-
trier : grandir.

TUER L'INFANS EN SOI À L'ADOLESCENCE :


UN SCÉNARIO INCONTOURNABLE

Les représentations meurtrières constituent une mise


en forme d'éprouvés en quête de traduction. La possi-
bilité de se séparer des figures parentales sans angoisse
excessive de les perdre suppose un renoncement à la
toute-puissance infantile. Le scénario infanticide figure
de manière radicale ce renoncement, signe une déprise
du moi idéal. Les représentations de meurtre traduisent
l'affirmation d'une différenciation sur le chemin de la
séparation (Golse, 2001) et préfigurent le processus
d'obsolescence nécessaire au dégagement du puber-
taire.
Après l'histoire de Cindy, nous allons voir en quoi le
meurtre de l'infans est un scénario fantasmatique inhé-
rent au développement psychique de tout un chacun, en
particulier à l'adolescence dans une consolidation des
repères temporels et intergénérationnels, pour ensuite
regarder de plus près les obstacles à la mentalisation de
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ce scénario amenant à l'agir. L'intolérance à l'afflux


pulsionnel dont l'impact traumatique révèle une
puberté en souffrance et la nécessité de se défaire d'un
moi idéal trop envahissant, arrimé voire confondu à
l'objet originaire, participe à ce passage à l'acte infansi-
cide. Nos confrontations clinico-théoriques débouche-
ront sur une réflexion à propos des différences entre
garçons et filles dans la manière de fantasmer ou d'agir
ce meurtre.

« J'ai rien dit jusqu'à aujourd'hui »


– L'inceste, meurtre de la parole
et de la psyché

D'un ton monocorde, Cindy répète : « Tout ce que je


veux, c'est mourir. » À 16 ans, elle est hospitalisée à la
suite de son troisième geste suicidaire par ingestion de
médicaments (Kernier et Marty, 2010). Lorsque je lui
présente le cadre de nos rencontres tout en précisant
que nous nous reverrons dans un an, elle affirme : « De
toute façon, dans un an, vous ne me retrouverez plus, je
serai morte. » Sur le chemin vers le local de nos entre-
tiens, hors de l'enceinte du service où elle est hospitali-
sée, elle me fait remarquer d'un ton provocateur :
« C'est dangereux, je peux fuguer et passer sous une
voiture. » Je lui réponds avec calme et fermeté que je lui
fais confiance. Elle semble surprise par cette réponse
qui contribue peut-être à notre bonne entente par la
suite.
Cindy souffre de l'alcoolisme de sa mère, qui avait été
généré par l'infidélité du père. Depuis un an, Cindy
ressent l'absence de sa mère, absorbée par son travail
et par l'alcool. Son premier geste suicidaire, un an
auparavant, visait consciemment à convaincre sa mère
d'arrêter de boire, dans un mouvement d'inversion
des générations. Cette première tentative de suicide a
donné lieu à une violente dispute avec sa mère saoule.
Celle-ci n'avait pas réalisé que Cindy avait réellement
pris les comprimés, pensant qu'il ne s'agissait que
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d'idées suicidaires, et exprimait des propos extrême-


ment violents : « Tu veux crever ? Ben, vas-y, je t'ouvre
le balcon, vas-y, saute, qu'est-ce que t'attends ? De
toute façon, j'en ai marre de toi, j'aurais dû faire
comme ton père, j'aurais dû vous abandonner, parce
que vous ne méritez que ça. Moi, je travaille pour
vous, c'est comme ça que tu me remercies. » En écho
au contenu infanticide des propos de la mère, des
fantasmes matricides effleurent Cindy : « Je lui dis :
“Écoute, soit je sors par la fenêtre, soit je sors par ici.”
Elle dit : “Tu devras me passer sur le corps.” Comme
elle était bourrée, j'avais juste à la pousser et elle tom-
bait. » Sa mère menace alors violemment de la tuer et de
se tuer ensuite. C'est l'éducatrice du lycée, appelée par
Cindy, qui a prévenu les pompiers. La deuxième inges-
tion de médicaments a lieu peu de temps après, dans un
mouvement identificatoire narcissique à la mère : « Je
me suis dit que, si ma mère recommençait [à boire], moi
aussi, je referais une TS. » Face à sa mère se mettant
en danger par l'alcoolisme, Cindy met sa vie en danger
dans une relation spéculaire à sa mère, se vivant comme
dépositaire de motions infanticides violentes et ne pou-
vant intégrer les motions matricides qui la submergent.
Ces deux tentatives de suicide, chacune ayant occa-
sionné une hospitalisation en psychiatrie, ont changé,
d'après elle, positivement ses relations à sa mère et à sa
petite sœur. Et sa mère buvant moins, Cindy a pu se
décharger avec soulagement des tâches ménagères et
culinaires qui lui incombaient exclusivement avant sa
première tentative de suicide. A contrario, le dernier
geste suicidaire n'est pas lié, dans le discours de Cindy,
uniquement à sa mère mais aussi à d'autres événements
de sa vie qui la font souffrir : échec scolaire, dispute
avec sa meilleure amie, problèmes avec son petit ami.
Une trace douloureuse de son enfance lui revient en
mémoire : son père a quitté le foyer lorsqu'elle était âgée
de 9 ans. Il avait affirmé catégoriquement au juge son
refus de la garde partielle des enfants. Cindy lui avait
demandé les raisons de ce refus et il lui avait répondu :
« Je ne t'aime pas, je ne veux pas te voir. » Une semaine
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avant son dernier geste suicidaire, son père avait télé-


phoné et Cindy l'a entendu après sept ans d'absence de
nouvelles. Il lui a parlé de lui, lui faisant part de son
retour en région parisienne, ne demandant aucune nou-
velle la concernant. Une dispute avec son copain a éga-
lement déclenché la dernière ingestion médicamenteuse.
Cindy ne se sent pas prête à s'adonner à une relation
sexuelle : « Ça fait deux semaines que je l'ai rencontré.
Dès le premier jour, il voulait que je couche avec lui.
Je lui ai dit : “Non.” Il me fait : “Bon, c'est ton dernier
mot, je m'en vais.” Je fais : “Ben, vas-y, casse-toi.” » La
veille du geste suicidaire de Cindy, son copain revient
en pleurs, lui déclare qu'il ne veut pas la quitter, et
Cindy apprend qu'il avait fait de la prison, qu'il réside
sans papiers en France, fume du shit, boit trente-cinq
bières par jour et a un enfant. Elle se demande alors
ce qu'elle fait avec lui. Ce garçon, rencontré à la boxe,
activité pratiquée régulièrement depuis sa première ten-
tative de suicide sur les conseils des soignants de l'insti-
tution psychiatrique où elle avait été hospitalisée, lui a
d'abord plu par son apparence physique. Elle se sent en
sécurité avec ce champion de boxe thaï plus âgé qu'elle.
Elle précise : « C'est bizarre ce que je vais dire, mais c'est
presque comme si c'était mon père. Enfin, mon père, il
n'était pas là pour me protéger. Mais, là, je me sens pro-
tégée. » Cette association entre son partenaire amoureux
et son père s'inscrit dans une reviviscence œdipienne
incestueuse, propre à l'adolescence, mais dont l'intensité
chez Cindy est susceptible de mener à une impasse, par
un investissement narcissique de son corps d'enfant : « Je
ne pense pas que je deviendrai une femme parce que je
compte refaire une TS donc je ne grandirai pas assez
longtemps », affirme Cindy.
Ses premières menstruations sont advenues à l'âge de
9 ans, âge où son père a quitté le foyer. « Je ne me ren-
dais pas compte, c'est maintenant que je me rends
compte que je les ai vraiment. Parce que, ma petite
sœur, elle les a eues l'année dernière à 13 ans, ma mère
aussi, elle les a eues vers 12 ans. » Cindy exprime son
impression d'avoir grandi trop vite. Les tentatives de
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suicide répétées peuvent dès lors être entendues comme


des tentatives de casser ou de contrôler le temps. Sur-
prise par des transformations dont elle se sent victime,
Cindy tente de retrouver une position active en s'auto-
attaquant, pour combattre l'éprouvé de passivité qui la
menace. Dans les souvenirs d'enfance évoqués, un cli-
vage entre le mauvais père et la bonne mère apparaît :
« Je me rappelle de mon père qui était toujours en
train de gueuler sur moi alors que je faisais rien. Avec
ma mère, j'ai des bons souvenirs. On faisait la cui-
sine ensemble, on préparait des tartes. » L'idéalisation
maternelle porte sur un investissement oral. Cette mère
nourricière se voit paradoxalement également attaquée
par les auto-attaques de Cindy, agressivité qu'elle
s'inflige également selon un mode oral, l'ingestion médi-
camenteuse, en miroir à l'ingestion alcoolique de sa
mère. Mère et fille apparaissent unies dans ce scénario
pervers par une identification narcissique régressant à
une oralité archaïque. Plus l'angoisse de perte rejoint
une angoisse physique de mort, plus les procédés identi-
ficatoires ont tendance à régresser à des investissements
cannibaliques (Kernier et Marty, 2010).
« En ce moment, j'arrête pas de faire des cauchemars
parce que, mon père, il a dit qu'il allait peut-être reve-
nir à Paris et… » Cindy s'interrompt brusquement et
baisse les yeux. Encouragée à s'exprimer davantage,
elle avoue : « Je fais plein de cauchemars la nuit : qu'il
me viole et que… Et puis voilà. » Son père a eu plusieurs
femmes et d'autres enfants. Cindy ignore s'il est marié à
présent mais sait qu'il est en couple avec une Thaïlan-
daise, rapprochement avec le compagnon de Cindy qui
pratique de la boxe thaïe. J'associe les inlassables solli-
citations sexuelles intrusives du copain et les menaces
de viol paternel. La relance œdipienne ici suscitée pro-
voque une angoisse difficilement élaborable que seule
la mise en acte tente de maîtriser. Lors d'un entretien
ultérieur, Cindy évoque à nouveau ses cauchemars :
elle rêve de son père la violant. Déjà, enfant, dit-elle,
elle craignait que son père rentre dans sa chambre. Elle
dormait munie d'un couteau. Sur ces évocations, Cindy
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montre son bras blessé, fraîchement scarifié. Pensait-


elle à son père en faisant cela ? En même temps, la pers-
pective de notre rencontre et la charge émotionnelle du
contenu qu'elle me livre faisaient-elles craindre une
dépendance à mon égard, menace de dépendance contre
laquelle ces entailles corporelles tentent de lutter ? Elle
me demande de ne pas en parler aux infirmières, qui ne
sont pas au courant. Je l'interroge sur ses pensées pen-
dant son acte : « Quand on sent le sang, on sent que, la
douleur, elle s'en va en même temps. C'est comme
quand je me fais vomir : même si je ne mange rien, je
vomis que de la bile, ben, ça sort de moi, c'est bête.
J'étais soulagée quand j'étais en train de le faire, quand
j'ai vu le sang couler. » La monstration de ces traces
physiques manifeste une tentative désespérée de mise en
lien et mise en forme de messages restant lettre morte,
tel l'enfant ne recevant aucune réponse adéquate à ses
manifestations corporelles. Ces coupures corporelles
pourraient prendre le relais d'un impossible “non” à
prononcer au père intrusif et pourraient signer une pre-
mière tentative d'adresser un message à l'autre, en
l'occurrence la clinicienne, et de restaurer une inti-
mité. La suite de l'entretien permettra progressivement
à Cindy de verbaliser le poids d'un traumatisme jus-
qu'alors maintenu secret. Elle évoque des rêveries fai-
sant l'objet de poèmes : « Je suis allongée sur mon lit,
j'ai les bras pleins de sang et mon cœur ne bat plus. J'ai
plein de larmes. Enfin, je suis morte, enfin je n'aurai
plus de souffrances, je suis libérée, je ne pleurerai plus
jamais. J'étais soulagée pour moi. » La crudité de ses
représentations va de pair avec un climat de confiance
accru entre nous, suscitant peut-être dans le transfert
une angoisse de dépendance attestée par les entailles
corporelles. Cindy décrit des scénarios particulièrement
violents et intrusifs : « Mon père me donnait souvent
des claques pour rien, il m'engueulait mais toutes les
deux minutes, il m'envoyait dans ma chambre, après il
m'enfermait dans les toilettes, des fois il m'attachait à
la table. Pendant des heures, je pleurais. À l'époque,
j'avais envie de le voir parce que je ne comprenais pas
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pourquoi il me détestait autant. Et plus les années


passent, plus je le déteste. Ça m'a surprise qu'il vienne
tout d'un coup, je me demande ce qu'il veut. » Cindy
évoque à nouveau ses cauchemars et révèle peu à peu
une douloureuse vérité sur le caractère incestueux des
relations entre elle et son père, tue depuis presque
dix ans : « Il est venu me chercher à l'école et, euh…
ben, il m'a pris… » Elle se tait, retient ses larmes, puis
poursuit : « Chez moi, il m'a collée contre le mur et, là,
j'ai cru qu'il allait me violer. » Elle n'a jamais parlé de
cette scène traumatisante à sa mère, ni de ce qui se
passait régulièrement et qu'elle ne comprenait pas :
« En fait, il me touchait vraiment. Il me touchait entre
les jambes, il me touchait les seins, parce qu'à 9 ans
j'étais vraiment développée, j'avais déjà mes règles.
Donc, au début, je me laissais faire. » Passive et hon-
teuse de ne s'être jamais débattue, Cindy s'est emmurée
dans un silence, enfermée par la perversité de son père
qui lui affirmait d'autorité que tous les pères « faisaient
ça » à leur fille et que c'était un secret qu'elle devait
jurer de ne dire à personne. « À l'époque je l'aimais,
donc j'ai rien dit jusqu'à aujourd'hui. » Je lui dis qu'il
est important qu'elle ne soit pas la seule à porter un
poids si lourd. « Ça fait plus de dix ans que j'en ai pas
parlé », affirme Cindy, qui me demande aussitôt de ne
rien dire à l'équipe. Cindy a dû supporter longtemps
cette perversité sans mot dire, portant à elle seule la
souffrance psychique de ce non-sens. Dans de telles
conditions, exister fait mal. Par ses nombreux gestes
suicidaires, je pense que Cindy a cherché non seulement
à rescaper sa mère ravagée par l'alcool mais surtout à
anesthésier sa douloureuse existence depuis qu'elle s'est
sentie souillée par son géniteur. S'est alors instauré un
troc : « la mort contre la disparition de la souffrance
psychique » (Marty, 2004, p. 26). À défaut de réécrire
l'histoire de sa vie, Cindy se soulage enfin d'un poids
qui devenait mortifère.
Après les douloureux aveux qu'elle m'a livrés et
après avoir verbalisé l'intensité de la colère qu'elle a
dû ressentir et s'interdire d'exprimer, je l'incite à se
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confier à son psychiatre référent et je lui propose de


rester à sa disposition si elle souhaite en reparler avec
moi. J'apprends avec soulagement par l'équipe soi-
gnante une semaine plus tard qu'elle a pu partager ce
secret avec les personnes impliquées dans les soins.
Après un travail thérapeutique, elle accepte d'en infor-
mer sa mère. Bien que refusant d'entamer des
démarches judiciaires envers son père, Cindy sort pro-
gressivement de sa position de victime pour s'engager
dans une voie de subjectivation.
À l'issue de l'hospitalisation, Cindy a repris la théra-
pie hebdomadaire au centre médico-psychologique. Son
psychiatre a organisé son hospitalisation dans un centre
thérapeutique pour adolescents car elle repensait beau-
coup aux événements traumatisants qu'elle m'avait
confiés et qu'elle avait ensuite révélés à l'équipe et à sa
mère. Les entretiens thérapeutiques avec Cindy et sa
mère durant ce séjour ont fortement contribué, selon la
jeune fille, à une meilleure communication, aussi par
rapport à ce sujet délicat. Avec du recul, Cindy pense
que cela a été une bonne chose de partager son secret
l'an dernier. À présent, Cindy y pense beaucoup moins,
dit-elle, ou plutôt se force à ne pas y penser et à « passer
à autre chose ».
Un an plus tard, je vois Cindy détendue, plus assu-
rée : « Il y a plein de choses qui ont changé. J'ai redou-
blé ma première, mais ça se passe bien. J'ai des bonnes
notes, mes professeurs sont fiers de moi, je vais mieux. »
Les relations avec sa mère, qui a repris des études et qui
ne boit plus, se sont améliorées : « On parle plus, on
s'écoute plus. » Depuis l'an passé, Cindy ne s'est plus
scarifiée et n'a plus eu recours au geste suicidaire. Com-
ment comprend-elle ses gestes avec du recul ? « Je
n'arrivais pas à exprimer ma douleur autrement, donc
je sais pas… Et que ça se passe par un truc physique. »
À présent, Cindy éprouve moins le besoin de sentir
cette douleur physique car elle se « défoule » à la boxe
beaucoup plus assidûment : « Ça me canalise l'énergie. »
Cindy compare l'investissement de sa mère dans ses
études d'aide-soignante, qui l'aide selon elle à ne plus
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sombrer dans l'alcoolisme, à son propre engagement


dans la boxe qui l'aide à ne plus recourir à des actes
autodestructeurs. Ces processus sublimatoires s'opè-
rent donc en miroir. Cindy assume une fonction mater-
nelle vis‑à-vis de sa petite sœur en pleine « crise d'ado-
lescence », devant survivre à ses attaques à la place de
leur mère qui s'efface pour s'investir dans sa formation.
Bien qu'un lien de dépendance quelque peu aliénant
continue d'enfermer Cindy dans une position d'enfant
parentifiée, elle peut à présent recourir à des activités
sublimatoires pour contenir et exprimer l'excitation
interne. Les aléas environnementaux susceptibles d'atti-
ser cette excitation sont dès lors mieux tolérés. Que sa
mère puisse, elle aussi, s'investir dans des activités
sublimatoires contribue certainement à l'apaisement
pulsionnel de Cindy, moins tributaire de l'imprévi-
sibilité maternelle. Elle pense avoir évolué, ce qu'elle
explique ainsi : « Déjà, en bien, la manière de voir les
choses, de m'investir dans ce que je fais. Si je fais un
truc, si j'ai décidé de le faire, c'est pas pour le faire à
moitié, je le fais à fond. Et je me sens mieux. Enfin,
j'arrive mieux à parler. » L'adolescente, qui n'avait pas
parlé depuis plus de dix ans et dont une part importante
d'elle-même était demeurée infans, a pu enfin mettre
des mots sur l'horreur qu'elle avait subie et qui avait pu
rendre incertain son statut d'humain. Ces révélations
ayant pu être accueillies et contenues, Cindy peut à pré-
sent s'affirmer en tant qu'humain parlant et tisser ses
propres mécanismes de contention psychique.
En résumé, le geste suicidaire de Cindy résulte d'une
condensation conflictuelle mêlant angoisse d'intrusion
paternelle, reviviscence incestueuse majorée par une
relation incestueuse réelle, angoisse d'abandon mater-
nel et paternel – vécus comme des équivalents infanti-
cides. Ce trop-plein de conflits concomitants ouvre une
brèche traumatique telle que la recherche d'apaisement
pulsionnel se solde par un geste susceptible de mener à
une extinction pulsionnelle radicale. Cindy attaque son
corps qui la dégoûte depuis l'avènement pubertaire et
les attouchements paternels qui en ont amplifié le
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 257

trauma. Un clivage entre corps et psyché vise à préser-


ver un espace psychique malgré la souillure corporelle
éprouvée. Meurtrie par les actes incestueux du père et
par le poids de la dépression maternelle, meurtrie égale-
ment dans ses possibilités de verbaliser son ressenti,
Cindy s'identifie à des objets morts, mal différenciés et
mal identifiés. Les passages à l'acte suicidaire signent
autant de tentatives de dégagement des objets inces-
tueux et meurtriers. Un an plus tard, les mouvements
pulsionnels qui étaient débordants et mortifères peu
après le geste suicidaire sont bien davantage contenus,
ce qui permet la relance des processus d'intériorisation
et un étoffement du pare-excitation. Les représentations
de soi sont bien plus vivantes.

On tue un enfant : un fantasme


originel réactualisé

Bien que son évolution soit de bon aloi, l'histoire de


Cindy est particulièrement tragique. Restée infans
durant plus d'une demi-douzaine d'années, étouffant
en elle la violence de son père, elle met enfin des mots
sur ce trauma, après son troisième geste suicidaire et
après nos rencontres. Elle a trouvé une voie d'expres-
sion des scénarios meurtriers qui la hantaient d'au-
tant plus qu'ils résonnaient avec une maltraitance
réellement subie. Enfant, elle n'avait pas de mots pour
reconnaître et qualifier le meurtre de sa subjectivité.
Les transformations pubertaires ont été d'autant plus
traumatiques qu'elles ont donné corps à des sensations
dénuées de tout sens et révélé la signification incestueuse
et mortifère des gestes paternels. Cependant, même sans
passer par une expérience aussi traumatique, des fan-
tasmes de meurtre habitent tout un chacun, particuliè-
rement durant l'adolescence.
S. Leclaire (1975) invite tout psychanalyste à faire
perpétrer sans cesse ce fantasme le plus originaire,
inquiétant : On tue un enfant.
« Il n'est point de vie possible, vie de désir, de créa-
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tion si on cesse de tuer “l'enfant merveilleux” toujours


renaissant » (p. 11). S'il y a pour chacun, toujours, un
enfant à tuer symboliquement, si chacun a le deuil à
faire et à refaire continûment d'une représentation de
l'enfant merveilleux ou terrifiant qu'il a été dans les
rêves de ceux qui l'ont mis au monde, ce « deuil du fasci-
nant infans » (p. 13) serait une condition pour s'extraire
du pubertaire et s'engager dans l'adolescens, ce qui est
manifestement problématique pour les adolescents sui-
cidants que nous avons rencontrés. Les scénarios de
meurtre pouvant être particulièrement effrayants, ils
peuvent être évités ou agis. D'où l'importance de favori-
ser leur reconnaissance et leur représentation, pour y
donner sens. Un geste suicidaire peut être compris
comme une tentative de meurtre de la représentation
tyrannique de l'infans en soi qui empêche de vivre.
Nombre d'adolescents que nous avons suivis et qui
donnent à voir l'évolution la plus favorable de leur fonc-
tionnement psychique semblent avoir tué, par l'activité
représentative proposée, « l'enfant merveilleux (ou ter-
rifiant) qui, de génération en génération, témoigne de
rêves et désirs des parents » (p. 11).
Reprenons quelques illustrations cliniques qui ont
animé le fil de nos réflexions. Élise a le sentiment
d'avoir perdu trop tôt son corps d'enfant. Son corps
de femme a de surcroît été la cible de violences de la
part des agresseurs au regard attiré par ses formes
féminines. L'attaque de ce corps révèle d'abord un
impossible renoncement à son corps d'enfant, tandis
que la reprise du processus de subjectivation peut
s'opérer lorsqu'elle peut être regardée comme objet
de désir par un homme et lorsqu'elle peut se défaire
de son statut d'infans en écrivant, en verbalisant ses
éprouvés. Louise prend soin de son chien comme d'un
bébé. Se voir privée de cet objet-infans si précieux et
démunie d'une partie de son corps signifiante, ses che-
veux, a pu être éprouvé comme un équivalent infanti-
cide qu'elle a répété de manière plus tranchée par son
geste suicidaire. Par ailleurs, elle ne parvient pas à
renoncer à son statut d'enfant et se moule aux attentes
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qu'elle perçoit chez sa mère. Émilie, a contrario, s'en


veut de ne pas correspondre à ce qu'elle croit être
l'enfant rêvé – ou l'infans rêvé, le silence étant propice
à l'illusion de l'ajustement aux idéaux – de sa mère.
Mohammed a pu vivre l'interdiction parentale de
« prendre l'air » comme une motion infanticide. Les
ébauches de scénarios infanticides de ces adolescents,
notamment à travers la médiation projective (Kernier,
2009b), témoignent d'une progressive appropriation du
sens latent du geste suicidaire. L'amélioration de l'état
psychique à moyen terme des adolescents s'étant saisis
de notre espace de parole pour esquisser les motions
infanticides – ou infansicides – latentes dont ils se
vivent l'objet, autrement dit pour tuer symboliquement
la représentation tyrannique de l'enfant roi, nous
amène à affirmer que la projection de ces scénarios
meurtriers ouvre une trajectoire du corps à la repré-
sentation.

Lorsque le pubertaire
est en souffrance, tuer l' infans
en passant à l'acte

Tuer l'infans, préserver l'infantile


Ne perdons pas de vue que l'infans contient aussi
l'infantile, le réservoir pulsionnel indispensable à la vie
psychique. Dès lors, faut-il vraiment tuer l'infans
comme l'affirme S. Leclaire ? L'infantile rejaillissant
lors de la puberté est source de créativité autant que de
trouble. Un compromis entre l'infans et le pubertaire
est nécessaire, ouvrant l'accès à l'adolescens. L'expé-
rience adolescens permet à l'infantile d'être rêvé, éla-
boré, faute de quoi l'infantile se répéterait, donnant
lieu à une impasse (Gutton, 1996, p. 157). Ce qui néces-
site donc le maintien de l'infantile mais autrement que
dans le passé. Pour l'adolescent ayant à apprivoiser le
pubertaire, tuer l'infans en soi par l'agir, en voulant
s'attaquer à l'infantile, signe l'échec de ce compromis :
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il doit coûte que coûte se débarrasser de la pulsion


comme gêneur interne (et d'autant plus si elle a été per-
çue comme telle par la figure parentale). Une résolution
tranchée du paradoxe, c'est‑à-dire choisir radicalement
entre l'ancien et le nouveau, entrave l'amphiximie
pubertaire. L'idéalisation ou a contrario la destruction
de l'infans traduisent une souffrance du pubertaire qui
ne peut s'élaborer. Rester à tout prix His Majesty the
Baby (Freud, 1914) ou à l'opposé attaquer massivement
l'infantile révèlent l'impossible intégration de l'infans.
Or celui-ci est voué non pas à disparaître, non pas à
rester à l'identique, mais à se transformer sous l'effet
d'un nouveau refoulement. Ainsi, « le conflit psychique
se joue entre quelque chose de statique, un état, l'infan-
tile [étymologiquement, ce qui est privé de parole], et un
processus dont on peut inférer qu'il s'anime de ce qui
manquait précisément à cet état : la parole. À l'infans
[…] s'oppose un adolescens en marche vers son accom-
plissement, le sujet d'un mouvement psychique réfor-
mant les forces et les structures qui, à l'état d'infans,
restaient figées comme par une glaciation » (Rolland,
1998, p. 149-150). Cependant, J.-C. Rolland ne semble
pas distinguer l'infans de l'infantile, comme nous pen-
sons nécessaire de le faire.
L'essor pubertaire met « le trône et l'autel en dan-
ger » (Freud, 1932b). La reviviscence de l'attentat pul-
sionnel inaugural plongeant l'infans dans un état de
passivation traumatique peut être insupportable. Tuer
l'infans en soi, c'est refuser l'excitation provoquée
par l'autre. C'est aussi se vivre comme tué(e) par une
figure parentale, cette immolation visant à se rendre
innocenté(e) de ses propres désirs et à arrêter le temps.
Pour Cindy, plutôt mourir que de se voir incestée par
son père. Y aurait-elle été pour quelque chose ? Cette
question a pu la torturer lorsque le pubertaire lui a
fait prendre conscience de la signification des gestes
paternels. Élise ressent inévitablement une culpabilité
d'avoir attiré le regard de ses violeurs, culpabilité atti-
sée par le sadisme des policiers et des avocats dont elle
doit subir les interrogatoires. Julie a pu se vivre cou-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 261

pable de l'accident du père et ses automutilations cons-


tituent autant de moyens d'expier cette faute qu'elle
s'attribue. Ses désirs infantiles interdits auraient-ils
provoqué l'abandon du père ? Le fondement de la com-
pulsion relève de la lutte paradoxale contre la passivité
au sens où C. Chabert (2004b) l'a définie, c'est‑à-dire
« l'être excité par l'autre » – mais « un autre qui peut
se prendre au filet de la relation spéculaire où l'un est
l'autre et l'autre est l'un » (p. 710). L'identification à
l'enfant mort est centrale : s'identifier à un enfant qui,
paradoxalement, n'est plus là et en même temps est
toujours là. Mais, inscrire cette représentation dans
une scène avec un autre qui cause la mort de cet infans
en soi, c'est commencer à admettre que cet autre a une
action sur soi, même si cette action représentée appa-
raît violente. Et c'est aussi commencer à reconnaître
cet autre comme vivant puisque, la violence, c'est
avant tout la vie. Il s'agit de la figuration d'un attentat
pulsionnel : l'excitation provoquée par l'objet, entraî-
nant un danger de mort psychique vu la précarité des
assises narcissique, fragilisées par des traumas anté-
rieurs. La représentation permet de contenir cette vio-
lence, qui sera moins susceptible de déborder par
l'agir. Elle laisse espérer une intégration enfin possible
de la violence fondamentale. Représenter le meurtre
d'une part de soi par l'autre, c'est commencer à établir
un lien avec un temps passé, c'est encore commencer à
accepter la passivité – c'est‑à-dire « admettre que
l'action de l'objet a un effet de modification sur le moi
du sujet » (p. 712).
Le deuil de la mégalomanie infantile est nécessaire
pour laisser place à l'adulte, mais en aucun cas le deuil
de l'infantile indispensable à la créativité psychique.
Lorsque la nécessaire confrontation à la mort, au prin-
cipe de finitude qui sépare les sexes et les générations,
ne peut être fantasmée, le recours au geste suici-
daire est un moyen de l'exprimer. La nouveauté du
corps pubère exige la reconnaissance de sa finitude
pour intégrer sa puissance sexuelle (Ladame, 1991).
L'omnipotence, équivalente à l'inceste, devient dès lors
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262 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

intenable. L'adolescent doit renoncer à l'union narcis-


sique toute-puissante avec l'objet primaire pour inté-
grer une différenciation entre homme et femme, et se
représenter son corps sexué ainsi que celui de l'autre
sexe. Le mouvement évolutif de l'auto-érotisme à la
complémentarité des sexes exige le sacrifice de la
relation incestueuse. Laisser mourir l'infans signifie
le nécessaire renoncement à l'omnipotence infantile,
incestueuse par essence, pour laisser place à la quête
objectale, à la parole et à la pensée. L'adolescent
doit mourir à une partie de lui-même, partie arrimée
à la relation primitive à sa mère. Il doit mettre à mort
la « représentation narcissique primaire » (Leclaire,
1975, p. 14), ou encore la représentation du désir des
parents, « une représentation présidant, tel un astre, à
la destinée de l'enfant de chair » (p. 21), représentation
d'autant plus difficile à repérer qu'elle est inscrite
dans l'inconscient d'un autre. « La représentation nar-
cissique primaire mérite bien son nom d'infans. Elle ne
parle ni ne parlera jamais. C'est dans l'exacte mesure
où l'on commence à la tuer qu'on commence à parler »
(p. 22).
« J'ai rien dit jusqu'à aujourd'hui », m'avait confié
Cindy. Lorsqu'elle a pu enfin parler de l'horreur des
actes incestueux de son père, elle a commencé à vivre et
à mettre un terme à ses gestes suicidaires. Dans un
autre registre de structure psychique, Émilie cherchait
à tuer, non sans honte et culpabilité, l'enfant photo-
phore qu'elle était pour sa mère : « J'ai l'impression
que le fait que je ne corresponde pas exactement à ce
qu'elle attend de moi, pour elle, c'est une sensation
d'échec. Alors que, là, c'est plutôt moi qui ai l'impres-
sion d'être en situation d'échec. » Pour Louise, il est
difficile de renoncer à se modeler à l'enfant merveilleux
que sa mère attend d'elle : « Je fais beaucoup d'efforts
pour être au mieux pour ma mère, pour pouvoir la
satisfaire. » Julie s'impose une forte pression pour
gagner les compétitions de natation, afin d'attirer le
regard de son père. N'avait-elle pas été assez parfaite
enfant pour retenir son père près d'elle, pour l'empê-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 263

cher de prendre un risque mortel ? Le père d'Élise par


contre s'est radicalement suicidé et Élise vit hantée par
la présence paralysante de ce mort qui lui a laissé une
lettre et qu'elle n'a pas pu retenir lorsqu'elle était bébé.
Enterrer son père en allant voir sa tombe et s'autoriser
à rencontrer un objet d'amour adéquat en dépit des
violences subies lui permet de renoncer à être le bébé
idéal qui aurait satisfait son père. Pour Sylvie, il est
difficile de trouver les mots pour dire ce qu'elle a res-
senti lorsqu'elle a vu sa mère sur le point de trancher
ses veines, pour dire aussi son besoin d'explorer des
horizons extra-familiaux. Probablement par défaut de
mots, mystérieux maux de dos et gestes suicidaires se
répètent d'une génération à l'autre chez les femmes de
sa lignée familiale maternelle.
Si l'infans est voué au désinvestissement, ce n'est pas
le cas de l'infantile, puits de créativité indispensable à la
vie psychique. Tuer l'infans implique en fait d'accueillir
l'infantile, de l'intégrer pour assurer une continuité
entre l'enfance et l'adolescence et animer la créativité
psychique. Rester en contact avec l'enfant que nous
avons été est essentiel. « Il s'agit d'intégrer et de trans-
former ce qui vient du ça, de l'enfance, et non de les
réprimer » (Chagnon, 2013, p. 442). Tout l'enjeu du
processus adolescent est de faire tenir ensemble le sexuel
infantile et le nouveau courant sensuel. Lorsque l'infans
est trop envahissant, s'en désencombrer pourrait favo-
riser le maintien en vie de l'infantile, nécessaire au tra-
vail de liaison du rêve et à l'activité fantasmatique. « Le
trône » que Freud voit mis « en danger » par le puber-
taire pourrait être celui de « Sa Majesté l'Infans ».
Selon cette perspective, l'infans acquiert un caractère
d'ancienneté, pour laisser la place à la nouveauté objec-
tale introduite par le pubertaire. Puisque « rencontrer
du nouveau donne un statut d'ancien à ce qui précède »
(Marty, 2005, p. 252), encore faut-il parvenir à donner
à l'infans un statut d'ancien. Telle est l'une des visées
du meurtre de l'infans appelé à être représenté.
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264 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Du fantasme « On viole une infante »


au fantasme « On bat un enfant »
Le scénario infanticide renvoie inéluctablement au
fantasme freudien (1919) « Un enfant est battu ». S'iden-
tifier à l'enfant meurtri permet le passage à la deuxième
phase de ce fantasme, le retournement contre soi,
essentielle puisque à l'origine du mouvement de fan-
tasmatisation, comme l'a souligné Laplanche (1970).
« L'enfant serait mis à la place du personnage sadisé,
passif dans son fantasme de scène primitive (On tue un
enfant), et celle-ci serait réduite à une fustigation »,
rappelle A. Lefebvre (2002, p. 62). S'identifier à l'en-
fant meurtri pourrait revenir à atténuer progressive-
ment la nature incestueuse du fantasme, à ne plus se
considérer comme l'unique objet d'amour du parent et
donc à tenter de se dégager de son emprise. En somme,
plutôt le sadisme que l'inceste. L'emprise, voire l'intru-
sion, implique en effet un infans dans la relation inces-
tueuse ou du moins incestuelle, en deçà du langage :
une relation au sein de laquelle l'on aurait l'illusion de
se comprendre sans avoir besoin de se parler. Une rela-
tion interdisant à l'adolescent d'être à l'écoute de ses
propres ressentis et d'avoir sa pensée propre. Pour
l'infans, quel que soit son âge, maintenu dans une telle
emprise, l'accès au fantasme est entravé. Dans ce cas
de figure domine le fantasme « On viole une infante »
(Cournut-Janin, 1990, p. 143-145) paralysant les mou-
vements psychiques et faisant obstacle à la version œdi-
pienne de ce fantasme, « On bat un enfant ». Le recours
à l'acte constitue une expression directe, non mentali-
sée, des motions échouant à être représentées. Les ado-
lescents que nous avons rencontrés ont chacun éprouvé
une dépossession de leur corps ou de leur psyché.
Cindy et Élise ont l'une et l'autre vu leur intimité vio-
lée, la première par son propre père, la seconde par
une bande d'agresseurs. Élise enfant était de surcroît
régulièrement battue par sa mère. Julie a subi un trau-
matisme « en creux », par défaut de présence de ses
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 265

parents depuis l'accident de son père dont elle soup-


çonne la signification suicidaire. Il lui est difficile de
s'approprier son espace psychique dans la mesure où
elle est convaincue que son père souhaite qu'elle soit sa
« photocopie ». Louise, malgré son extrême attachement
à sa mère qu'elle idéalise, s'est vue dépossédée d'une
partie de son corps et de sa féminité naissante – ses
cheveux – et atteinte narcissiquement lorsqu'elle se voit
violemment destituée de son chien, objet constitutif de
son identité. Sylvie et Mohammed souffrent chacun à
leur manière de ne pas pouvoir disposer de leur désir
de sortir du cocon familial, ne fût-ce que le temps d'une
promenade ou d'une soirée, et étouffent dans un envi-
ronnement excessivement contrôlant. Émilie ne se sent
pas autorisée à être elle-même et à changer de statut
par sa mère qui s'érige en obstacle à toute quête
d'objet adéquat correspondant à la nouvelle donne
génitale. L'extrême attachement à leur(s) parent(s) res-
tant l'objet d'une idéalisation intense et étant par
ailleurs perçus comme fragiles empêchait ces adoles-
cents de réagir en leur exprimant directement leurs
éprouvés. Cette emprise de l'autre sur une partie
d'eux-mêmes barrant le processus de subjectivation les
avait assujettis à une position d'infans. L'obstacle
réside dans la difficulté, voire l'impossibilité, pour la
mère, le père ou l'adolescent de renoncer à la forme
relationnelle que rend seul possible l'état d'infans.
Dans un tel contexte ne permettant pas de projet iden-
tificatoire anticipant la perspective d'un futur et la
place de parent potentiel, le geste suicidaire constitue,
par la décharge de motions haineuses, une tentative de
délivrance de l'infans encombrant, du moi idéal muet
et momifiant. Porter la parole des sujets par les ren-
contres cliniques et soutenir la représentation des
motions meurtrières par la médiation projective leur
donne la possibilité de se réapproprier leur subjectivité
et d'amorcer un processus de séparation d'avec les
objets parentaux. La séparation d'avec les objets
d'amour primaires et œdipiens est la visée ultime du
nécessaire meurtre de l'infans, de l'être privé de lan-
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266 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

gage. Lorsque l'objet n'a pas été suffisamment mal-


léable, passer par le meurtre s'avère une nécessaire
différenciation, sur la voie de la séparation, pour accé-
der au langage en tant que pont et écart intersubjectif
et intrapsychique.
Tuer l'infans en soi, « ce qu'il a fallu que je cessasse
d'être, pour être qui je suis » (Breton, 1962), c'est
tenter de faire advenir du langage et donc du symbo-
lique. Tuer le moi idéal arbitraire et tyrannique pour
laisser advenir l'idéal du moi, tel est le fondement du
processus de subjectivation. « D'objet qu'il était dans
le désir de ses parents, il doit devenir sujet » (Richard,
1998, p. 35). L'infans à tuer, c'est notamment l'en-
fant consolateur prisonnier de l'attente de ses parents,
l'enfant modelé par les idéaux de ses parents et
n'ayant pas pu faire lui-même l'expérience d'un mode-
lage de ses objets externes puis internes – au sens du
« médium malléable » défini par R. Roussillon (1991).
La persistance du moi idéal témoignerait d'un narcis-
sisme infantile insuffisant ou excessif qui ne laisserait
pas de place à de nouvelles identifications et ne laisse-
rait donc pas advenir le sujet dans son intégrité.
Ainsi, l'infans pourrait constituer une métaphore de
ce moi idéal, enfant roi devenant encombrant et
potentiellement facteur d'incestualité s'il persiste au-
delà de la petite enfance. Le détrôner à l'adolescence
pour le remplacer par des idéaux plus souples et com-
patibles avec le choix identificatoire et les exigences de
la réalité ne va pas de soi. Ce travail psychique équi-
vaut à un meurtre symbolique appelé à être repré-
senté, faute de quoi l'agir ou l'inhibition, l'un et
l'autre meurtriers de parole et de subjectivité, risque-
rait de prendre le relais de la représentation. De sur-
croît, favoriser le recours à la représentation, aussi
violents ses contenus soient-ils, est une issue à la
dérive mélancolique.
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 267

Vœux de mort projetés sur un auteur


vivant : de la mélancolie
au masochisme

Outre la nécessité qui se présente à tout un chacun de


renoncer au moi idéal, la possibilité pour les adolescents
ayant eu recours au geste suicidaire de se représenter
des scénarios meurtriers signe un début d'intégration
du trauma mortifère subi dans le passé.
Lorsque l'adolescent suicidant accède finalement à
ses représentations, les motions infanticides éprou-
vées jusqu'alors comme une exigence mais ne pouvant
s'accomplir que par un acte au prime abord dénué de
sens trouvent enfin un auteur. D'abord portées par le
geste suicidaire, elles peuvent ensuite être saisies par le
truchement d'une représentation. Or la représentation
mentale est une victoire sur la désintrication pulsion-
nelle : « Elle re-présente des choses. Elle restitue des
présences. Elle est faite de scénarios dont les objets et
les actions réactivent la vie psychique. Elle anime ou
réanime la subjectivité annihilée ou en voie d'annihi-
lation » (Duyckaerts, 1999, p. 56). Même si les objets
représentés sont dangereux, le sujet se dégage du
magma pulsionnel chaotique qui lui donnait le senti-
ment que rien n'existe et que lui-même n'est rien. En ce
sens, ces scénarios meurtriers témoignent d'une relance
du travail de subjectivation, permettant au moi de se
reconnaître comme auteur de ses productions fantasma-
tiques et permettant par conséquent au sujet de se figu-
rer une position. D'une position passive traumatique
face au pubertaire, l'adolescent devient actif. L'élabo-
ration de scènes signifiantes, aussi cruelles soient-elles,
entraîne un changement de perspective : là où l'adoles-
cent subissait, il peut avoir une prise sur l'existence.
Le sujet se figurant comme coupable ou victime de
motions meurtrières fait l'expérience de la découverte
de la cause de la mésestime envers le moi, ce qui laisse
entrevoir une amorce de différenciation de l'objet et de
dégagement du surmoi par rapport au ça et au moi.
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268 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

Par cette saisie représentative, le sujet commence à


s'approprier ce qui ne faisait jusqu'alors que « tom-
ber » sur lui, telle une ombre sans forme – en référence
à la formule freudienne (1915b) « L'ombre de l'objet
tombe sur moi ». Le moi commence à donner de la
consistance à l'ombre de l'objet qui aurait meurtri
l'infans. Réinvestir l'objet à travers les scénarios
infanticides revient à introduire du masochisme au sein
des aménagements identificatoires mélancoliques.
L'autosacrifice mélancolique inhérent à l'acte-suicide
devient un attentat représenté. L'implication d'un
objet assumant le rôle de comparse sadique atteste de
la possibilité d'être excité par lui et d'une trace de
culpabilité. Le lien ainsi resexualisé triomphe sur le
chaos. Autrement dit, la représentation mettant en
scène un meurtrier succédant à la mise en acte témoi-
gne d'un passage de l'identification par l'agresseur à
l'identification à l'agresseur.
La représentation meurtrière introduit également
une construction temporelle et générationnelle, indis-
pensable à la poursuite du processus adolescent. L'ado-
lescent ayant recours à des conduites à risque se voit
partagé entre la nécessité de désinvestir son fantasme
d'immortalité et la difficulté de s'en dessaisir. La repré-
sentation du meurtre de l'infans constitue une alter-
native au geste suicidaire, de meilleur aloi puisque
davantage tournée vers la symbolisation, avec cette
même visée de désinvestir un fantasme de soi immor-
tel étroitement lié au moi idéal. L'effacement du moi
idéal passe par le meurtre symbolique nécessaire, la
reconnaissance d'une perte du statut infantile. Plus ce
statut infantile est muet et donc difficilement percepti-
ble, moins ce meurtre ira de soi.
Perdre et surtout reconnaître la perte ne vont pas de
soi. « Un objet doit avoir été perdu pour pouvoir être
représenté », rappelle C. Chabert (2004b, p. 709).
Représenter, par l'intermédiaire de la relation psycho-
thérapeutique ou de la médiation projective, l'enfant
meurtri, l'enfant mort parce que tué, c'est non seule-
ment reconnaître sa perte mais attribuer une cause à
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celle-ci. De manière analogue, représenter une perte


implique la possibilité de lier celle-ci à une source de
manque de satisfaction. Représenter un tel manque
implique la reconnaissance d'un minimum de satisfac-
tion préalable. Cette reconnaissance suppose, au-delà
de la perception de la perte de l'objet pourvoyeur
de satisfaction et des aléas de ses défaillances, que
l'éprouvé de cette perception puisse être accueilli et
reconnu comme tel (idem). Lorsque cet éprouvé ne peut
être reconnu persiste la « crainte de l'effondrement »
(Winnicott, 1975), concernant des expériences qui n'ont
pas pu être intégrées psychiquement tant leur puissance
d'effraction les rendait impossibles à accueillir à l'inté-
rieur de soi. Représenter l'infanticide, c'est donner une
forme à un éprouvé douloureux appelé à être contenu et
c'est commencer à accepter l'arrivée d'un autre temps :
« se construire un passé », selon le sens donné par
P. Aulagnier (1989). Par le truchement de la représen-
tation, l'adolescent peut faire de son enfance un
« avant » qui préserve une liaison avec le présent, grâce
à laquelle il se construit un passé comme cause et source
de son être (p. 194). La représentation de l'infanticide,
autrement dit du meurtre de ce que l'adolescent a été,
est d'une part un moyen de désinvestir suffisamment
son passé pour pouvoir investir le présent et le futur
ainsi que pour trouver une nouvelle place dans le sys-
tème de parenté et dans l'ordre généalogique ; et d'autre
part un moyen d'investir un tant soit peu cet enfant
qu'il a été, en reconnaissant sa trace. Une telle repré-
sentation, aussi chargée de souffrance soit-elle, témoi-
gne de la disposition d'un « capital fantasmatique »
auquel l'adolescent doit pouvoir faire appel sa vie
durant. Ce capital peut rendre le mot apte à l'affect
(idem). La figuration de motions haineuses est certes
préférable à l'indifférence, à l'absence de liens. Alors
que le geste suicidaire résultait d'un moment de rupture
entre un avant et un après, la représentation de meurtre
permet de transformer ce moment de rupture en liaison
causale. Entre la prégnance de l'actuel et l'empreinte de
l'archaïque, l'adolescent explore la trame intergénéra-
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270 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

tionnelle de ses objets psychiques internes pour rema-


nier ses identifications. Ce qui s'était répété de manière
agie et destructrice peut faire l'objet de la création
d'une scène, au mieux d'une histoire si le sujet investit
la relation au clinicien. Ainsi, l'adolescent, au lieu de se
momifier dans un télescopage de générations et dans
une position d'infans idéalisée, peut bouger, muter, se
séparer. Nous constatons en effet que la plupart des
adolescents projetant des scènes infanticides peuvent
aussi se représenter des scènes de séparation.
Comment comprendre la tendance que nous avons
observée chez les garçons à figurer des scénarios parri-
cides plutôt que des scénarios infanticides ? Par ailleurs,
comment comprendre l'évolution moins favorable
des garçons que des filles, si l'on compare ceux qui se
représentent des scénarios parricides et celles qui se
représentent des scénarios infanticides ? Le fantasme
parricide serait-il un meurtre symbolique nécessaire
mais non suffisant ? Nous allons à présent tenter d'ap-
porter des éléments de réponses à ces questions, à la
lumière de la piste ouverte par S. Leclaire (1975) : « Il ne
suffit point, tant s'en faut, de tuer les parents, encore
faut-il tuer la représentation tyrannique de l'enfant roi :
“je” commence en ce temps-là, déjà contraint par
l'inexorable seconde mort, l'autre, dont il n'y a rien à
dire » (p. 13).

Tuer ou être tué(e) selon le sexe :


infanticide féminin et parricide
masculin ?

En écoutant de nombreux adolescents peu après leur


geste suicidaire, nous avons constaté que les scénarios
meurtriers, lorsqu'ils sont exprimés au cours des entre-
tiens ou par l'intermédiaire de la médiation projective,
prennent le plus souvent la forme d'infanticide chez les
filles et de parricide chez les garçons. De plus, nos
études longitudinales nous ont montré qu'une mobilisa-
tion intrapsychique impliquant une relance des proces-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 271

sus de liaison et un remaniement des identifications se


produit plus aisément chez les filles. Ce qui nous a dès
lors amenée à considérer le fantasme infanticide comme
davantage porteur de mobilisation, dans la mesure où
il ouvrirait à l'infantile une voie de passage.
Selon des études épidémiologiques, les tentatives de sui-
cide concernent davantage les filles tandis que les garçons
vont le plus souvent jusqu'au bout de leur suicide (Cho-
quet, 2004, p. 74). En 1989, l'Organisation mondiale de
la santé a montré que, parmi les 15-24 ans, le taux mascu-
lin de tentatives de suicide dépassait 3 ‰ en Finlande, au
Royaume-Uni et dans une ville française, et le taux fémi-
nin 6 ‰ en France et Finlande. La différence entre les
sexes s'installe entre 11 et 18 ans. Le rapport garçons/
filles est en France de 3,5 pour le suicide et entre 0,47
et 0,66 pour les tentatives de suicide. Au total, la morta-
lité concerne plus les hommes que les femmes et plus les
hommes âgés que les hommes jeunes, alors que la morbi-
dité suicidaire concerne plus les femmes que les hommes
et davantage les femmes jeunes que les femmes plus âgées.
Le mode de tentative de suicide varie aussi selon le sexe :
les garçons de 15-24 ans utilisent surtout des moyens vio-
lents – pendaison ou arme à feu dans la plupart des cas –
tandis que les filles du même âge ont recours à des modes
plus diversifiés (surtout l'ingestion de médicaments
– dont 50 % sont des tranquillisants) (idem).
Nos propres constats, ainsi que le sex-ratio épidémio-
logique en miroir selon que les adolescents mettent fin à
leurs jours ou tentent de le faire, nous amènent à inter-
roger les différences entre le garçon et la fille ayant à
élaborer la nouveauté pubertaire.
Dans les Minutes de la Société psychanalytique de
Vienne, Freud développe une réflexion sur les modalités
de suicide en lien avec la différence des sexes : « La diffé-
rence dans la forme de suicide choisie par les deux sexes
illustre que le symbolisme s'étend jusqu'à la mort. Le
choix des moyens du suicide révèle le symbolisme sexuel
le plus primitif, que nous connaissons depuis longtemps.
Un homme se tue avec un revolver, c'est‑à-dire qu'il
devient quelque chose qui pend de toute sa longueur, un
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“pénis” (pendere). La femme connaît trois façons de se


suicider : sauter d'une fenêtre, se jeter dans l'eau,
s'empoisonner. La première signifie accoucher […] ;
aller dans l'eau signifie donner naissance […] ; s'empoi-
sonner signifie grossesse… » (24 mars 1909, p. 180-181,
cité par Delrieu, 2008, p. 1589). Cette clef des passages
à l'acte quelque peu caricaturale sert à Freud à asseoir
ses théories sur l'inconscient et la névrose. Le corps
s'auto-attaquant semble mettre en scène la posture du
corps du parent de même sexe dans son union à l'autre
parent d'où est issu le corps du sujet et donc son origine.
X. Pommereau (2001) établit des liens entre ses
observations cliniques et les enjeux autour de l'identité
sexuelle. Pensant qu'il convient de dépasser les considé-
rations communes du genre « les garçons tentent sérieu-
sement de se suicider et les filles veulent juste attirer
l'attention », il se demande si le choix des méthodes
traumatiques (pendaison, arme à feu, collision automo-
bile, etc.) est plus fréquent chez les garçons du fait de la
propension masculine à la violence agie, ou bien s'il
témoigne d'une plus grande morbidité psychopatholo-
gique chez les suicidants hommes. Selon l'auteur, il exis-
terait une même proportion d'adolescents des deux
sexes connaissant des états de souffrance psychique
comparables. Ce sont les symptômes ou les comporte-
ments les traduisant qui paraissent différer d'un sexe à
l'autre. Deux points essentiels sont d'abord soulignés :
d'une part, le cumul et la précocité d'apparition des
troubles (avant l'âge de 15 ans) sont de mauvais pronos-
tic, en l'absence de prise en charge ; d'autre part, le fait
qu'un adolescent développe des conduites agies typi-
quement observées dans l'autre sexe est un facteur de
gravité supplémentaire. Lorsqu'il évoque la différence
de la forme des conduites suicidaires entre garçons et
filles, X. Pommereau distingue la « cassure » masculine
de l'« évanouissement » féminin. Les garçons qui vont
mal illustrent, à travers leur mise en acte, le verbe « cas-
ser » selon diverses acceptions. Rompre brutalement
une relation sentimentale, casser son image, commettre
des actes antisociaux qui laissent des traces, comporte-
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 273

ments ordaliques ou pseudo-initiatiques, sont autant de


conduites de « cassure » ou de « rature » qui peuvent
représenter des équivalents suicidaires ou qui peuvent
même précéder ou accompagner l'envie d'en finir. La
violence potentielle du moyen utilisé pour se suicider (le
plus souvent, par balle ou pendaison) est en soi forte-
ment mobilisatrice, tout échec ou reculade étant perçu
comme lâche et méprisable. La masculinité est en
quelque sorte mise en jeu, ce qui permet de comprendre
le recours plus ou moins conscient à des méthodes expri-
mant la puissance phallique. « S'exhiber “raide” à
jamais au bout d'une corde ou “faire gicler” sa souf-
france à la face du monde constituent des représenta-
tions masculines répandues du triomphe suicidaire »
(p. 40). Ce lien entre revendication virile et projection
n'est pas sans évoquer l'acte génital dans sa spécificité
masculine, acte de projection de sa propre substance
dans un autre corps. Par l'acte sexuel, l'homme est
amené à expulser, laisser littéralement tomber une par-
tie de soi dans le corps de la femme. Ce dépôt pouvant
être vécu comme une perte d'une partie de soi, la néces-
sité de délimiter cette perte se fait alors criante. Mais,
paradoxalement, lorsque le garçon procède à un acte
autodestrucuteur abolissant son corps, que ce soit en le
morcelant avec fracas ou en le pendant de tout son long,
il pourrait dénoncer tout autant sa tentative de s'ins-
crire dans une sexualité génitale active et virile que la
menace pressante d'« exploser en plein vol » tant il se
trouve en difficulté pour délimiter la perte qui serait
encourue par l'acte génital recherché.
Les filles manifestent leur désir de rupture par des
comportements plus souvent de l'ordre de l'effacement,
du retrait. Fugues, absentéisme scolaire, apaisement à
travers une prise de calmants, sont autant de moyens
pour l'adolescente de faire disparaître les problèmes en
escamotant sa propre présence, l'évanouissement pou-
vant se percevoir au sens propre ou au sens figuré.
X. Pommereau fait aussi remarquer que les filles ont
moins souvent recours à des moyens violents parce
qu'elles désirent préserver, même dans la mort, leur
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274 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

intégrité physique. Aussi, à la différence des garçons,


les filles optent davantage pour un moyen suicidaire
non traumatique, mues par une envie de « disparaître
sans souffrir ». La mort réelle est-elle toujours visée ?
Selon X. Pommereau, « l'absorption massive de cal-
mants ou de somnifères réalise une représentation méta-
phorique de la mort (sommeil éternel) et du repos
transitoire (sommeil réparateur). Il s'agit d'une mise
“entre parenthèses” laissant le destin décider si “l'arrêt
sur image” sera momentané ou définitif : “Ou bien je me
réveillerai et les choses auront changé… ou bien je ne
me réveillerai pas et peu importe ce qu'il adviendra”
(p. 42). L'emploi des médicaments antalgiques ou anti-
pyrétiques vise, dans un contexte suicidaire, à « cal-
mer l'esprit enfiévré », ou encore à « ne plus penser »
(p. 43), ce qui permet une subtile disparition, spécifi-
quement féminine. La précipitation d'une hauteur
apparaît en revanche en contradiction avec ladite pro-
pension féminine à éviter une atteinte à l'intégrité cor-
porelle trop dégradante. X. Pommereau a pu observer
que cette modalité suicidaire est souvent corrélée à une
pathologie mentale avérée, et ce quel que soit le sexe.
Les « tailladages » et scarifications annoncent ou accom-
pagnent de nombreuses tentatives de suicide par into-
xication chez les filles. Ces incisions faites à l'aide
d'objets tranchants rappellent les scarifications
rituelles des sociétés traditionnelles, même si elles n'ont
d'initiatique que l'apparence. Utilisées comme une
« saignée » visant à purger le corps d'un excès de ten-
sions ou à dévier la souffrance intérieure vers une bles-
sure extériorisée et maîtrisée, pouvant être cachées et
montrées, ces phlébotomies révèlent surtout l'inconsis-
tance des barrières symboliques entre contenant corpo-
rel et contenu psychique. « L'épanchement a aussi pour
fonction de prouver – comme le ferait une pièce à
conviction – combien l'adolescente saigne secrètement
dans la profondeur de son intimité identitaire. Le sang
qu'elle décide de faire couler interroge-t‑il le mystère de
sa féminité menstruelle ? Revendique-t‑elle ainsi une
volonté de maîtrise sur le flux cyclique qu'elle subit
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 275

chaque mois à son “corps défendant” ? La blessure


qu'elle s'inflige représente-t‑elle celle de la castration au
féminin ? De quelle impossible coupure l'adolescente
cherche-t‑elle à témoigner – elle dont l'expérience cli-
nique nous apprend que le lien de dépendance à la mère
est souvent aliénant ? S'agit-il plutôt de révéler l'indici-
ble, c'est‑à-dire la plaie non cicatrisée d'un corps meur-
tri par l'inceste ou le viol ? » (p. 48).
En revenant à nos résultats de recherche, souli-
gnons que notre population de garçons, au demeurant
peu conséquente, est particulière : ils ont adopté une
conduite suicidaire « au féminin », par ingestion médi-
camenteuse. Malgré cette particularité, nous observons
une propension plus importante à l'expression de fan-
tasmes parricides chez les garçons et aux fantasmes
infanticides chez les filles, lorsque des scénarios meur-
triers sont représentés. Nous confirmons par ailleurs
l'observation selon laquelle adopter des conduites plus
fréquemment employées par l'autre sexe est corrélé à
un dysfonctionnement psychique accru.
Ces observations cliniques appellent des réflexions
sur les soubassements psychiques fondamentaux des
différences entre garçons et filles, à la lumière de leur
développement psychosexuel respectif. De prime abord,
nous pourrions penser que le garçon a davantage les
moyens de se dégager de la mère par le fait qu'il possède
un pénis qu'elle n'a pas et qui lui permet donc de se
couper, de se différencier d'elle. Grâce à l'identification
paternelle, il peut élaborer son angoisse de castration
par la symbolisation de cette partie de lui bien délimitée.
La fille accède surtout à son statut de femme lors de
l'apparition des menstruations. C'est par la perte d'un
contenu vital, le sang qui normalement ne doit pas sortir
du corps, que la fillette devient femme. Le corps féminin
se creuse et se dote de formes curvilignes sous la poussée
pubertaire. « Il devient, comme le marque l'élargisse-
ment du bassin, contenant, préparant ainsi la fonction
maternelle de portage du bébé, mais confirmant aussi
la place de contenant du corps de la femme dans la
relation sexuelle » (Lesourd, 1997, p. 43). La fonction
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276 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

de contenance du corps féminin, doublement symbo-


lique de sa place de femme et de sa place de mère, se
marque aussi par la perte sanguine des règles, par la
perte d'un contenu, venant de surcroît marquer l'ab-
sence d'un autre contenu – le bébé. Cette perte peut
se révéler traumatique. Le passage vers la fonction
de contenant d'objet (pénis ou bébé) doit être nommé
et reconnu comme tel pour être structurant. Cette
reconnaissance, ne fût-ce que par le langage, est néces-
saire à la constitution de l'identification féminine. La
jeune fille cherche à éprouver son corps comme conte-
nant. Le garçon peut confirmer au moment de la
puberté la possession de son pénis en tant qu'attribut
phallique mais aussi l'impossibilité d'en avoir pleine-
ment usage pour son compte. L'alternance érection-
détumescence se traduit psychiquement par une oscilla-
tion entre comportements de conquête et moments de
dévalorisation. Le garçon sera en quête de valorisation
narcissique pour éprouver son corps phallique et pour
que celui-ci soit reconnu comme tel. Ainsi, il est destiné
à une sexualité de conquête, dans l'activité et la maîtrise
de l'attente. A contrario, la fille est vouée à l'attente
tout au long de sa vie : attente d'un pénis, de ses seins,
de ses règles, la première fois puis tous les mois, attente
de la pénétration, d'un enfant, d'un accouchement, du
sevrage, etc.
Dès lors, la fille, ayant déjà connu la perte, aurait-
elle plus facilement accès au fantasme « On tue un
enfant » tandis que le garçon se sentirait-il davantage
menacé par la perte et se défendrait-il donc plus intem-
pestivement contre ce fantasme de meurtre d'une partie
de soi ? Le garçon redouterait-il moins le fantasme par-
ricide dans la mesure où celui-ci lui permet de prendre
une position identificatoire davantage active qui sui-
vrait son besoin accru de maîtrise ?
Le scénario infanticide met davantage le sujet dans
une position passive puisqu'il implique la reconnais-
sance de l'effet de l'objet sur soi. Les filles sont peut-
être plus disposées que les garçons à cette réceptivité de
l'objet. La dissolution plus lente du complexe d'Œdipe
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 277

chez la fille (Freud, 1923a, p. 122) contribue en effet à


accroître son souci de préserver et même de protéger
les objets d'amour originaires – et la confronte aussi
davantage à l'angoisse de perte de l'objet. L'identifica-
tion à la mère suscite inévitablement une rivalité. Et
cette rivalité bascule rapidement dans une angoisse
archaïque de disparition de l'objet maternel primaire,
le changement d'objet durant la prime enfance mar-
quant l'ambivalence de la relation de la fillette à sa
mère. Ces angoisses archaïques, pouvant notamment se
manifester par un déni de l'appareil génital féminin
vécu comme castré, sont éclairées par les théories klei-
niennes. L'envie du pénis intervient dans la relation
primaire à la mère et joue également un rôle de contre-
investissement du vécu de rivalité avec elle. La fillette
percevrait une interdiction tacite de la part de la mère
de séduire le père. Dans ses fantasmes infantiles, l'in-
corporation du sexe paternel par son sexe féminin don-
nerait lieu à des représailles terrifiantes : la destruction
du corps et la perte d'amour de la part de l'objet. Cette
angoisse de perte d'amour-propre à la fille, comparable
à l'angoisse de castration du garçon (Freud, 1932b),
expliquerait la dépendance accrue de la fille à l'objet
et sa propension à l'attente. Ainsi, l'intériorité du
corps est tout particulièrement investie par la fille.
Mais l'intérieur du corps n'est pas d'emblée figurable
(contrairement au pénis pour le garçon), ce qui rend sa
représentation plus difficile. D'où une exigence de tra-
vail psychique supplémentaire. Le geste suicidaire de la
fille pourrait exprimer la réactualisation des angoisses
archaïques, tout en préservant le pénis de peur d'une
rétorsion consécutive à son désir. L'ingestion médica-
menteuse, modalité la plus fréquente chez la fille, est
manifestement une attaque du dedans du corps, pou-
vant de surcroît figurer un fantasme d'incorporation-
destruction des objets internes volés au ventre maternel
tant ils sont enviés, cette destruction étant retournée
contre soi afin d'épargner l'objet maternel et d'éviter
de perdre son amour. Nous frôlons un fantasme fémi-
nin enfoui : le rapt du bébé envié. Sa destruction fan-
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278 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

tasmatique sous-tendue par l'acte autodestructeur est


éminemment infanticide.
Le scénario parricide que nous imputons davantage
au garçon peut a contrario être compris comme une
nécessité plus marquée de trancher le lien à l'objet, de
le mettre à mort pour pouvoir s'en séparer. Il s'agit
moins d'une attaque du dedans que d'une attaque exté-
riorisée. Le garçon aurait-il moins tendance que la fille
à protéger les objets originaires et à se sacrifier ? Ou
bien le scénario parricide marque-t‑il une séparation
violente impérative, allant moins de soi que chez la fille ?
En effet, la fille est amenée par son développement psy-
chosexuel à changer d'objet d'amour tandis que le gar-
çon conserve son investissement pour l'objet maternel.
Encore faut-il que le père puisse constituer un repère
identificatoire suffisamment structurant pour permettre
néanmoins une différenciation de cet objet originaire. Si
tel n'est pas le cas, une menace incestueuse plane pour
le garçon qui ne peut désinvestir l'objet maternel et qui
ne peut être désinvesti par elle. Les garçons que nous
avons rencontrés après leur tentative de suicide ne
semblent pas pouvoir accéder à la différenciation des
imagos parentales. L'imago maternelle apparaît toute-
puissante et potentiellement engloutissante, tandis que
l'imago paternelle apparaît insuffisamment différencia-
trice, échouant dans son rôle de tiers séparateur, et
paradoxalement d'une cruauté extrême, à la mesure de
l'attirance incestueuse envers la figure maternelle.
Dans les protocoles de TAT des garçons de notre
échantillon de recherche, les fantasmes parricides et
incestueux soit émergent de manière très crue, soit sont
drastiquement inhibés (Kernier, 2009b). Nous consta-
tons de manière générale que les aménagements défen-
sifs présentent des excès : soit relâchement extrême
laissant libre cours aux processus primaires suscep-
tibles de provoquer des désintrications pulsionnelles,
soit hypercontrôle par inhibition ou formation réaction-
nelle susceptible d'abraser le fonctionnement psy-
chique. L'une ou l'autre de ces dérives peut mener le
fonctionnement psychique à une impasse mortifère. Le
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DU CHAOS PUBERTAIRE | 279

caractère en « tout ou rien » du traitement pulsionnel


révèle des fragilités narcissiques rendant ces garçons
peu aptes à la différenciation de leurs objets primaires
et à la conflictualisation – moins que les filles. Le geste
suicidaire vise à trancher radicalement cet attachement
incestueux. Les identifications mélancoliques particu-
lièrement massives chez la plupart d'entre eux témoi-
gnent de la menace de brouillage des limites moi-autre,
de confusion incestueuse et de mort, sans que cet énoncé
de mort puisse s'inscrire dans un scénario meurtrier.
Lorsque les traumas mortifères subis peuvent être
représentés sous forme de scénarios parricides, la mobi-
lisation accrue des défenses, en particulier des méca-
nismes de contention narcissique, nous laisse espérer
une évolution favorable. Cette mobilisation, permettant
l'intégration progressive du traumatisme, est moins
remarquable que chez nombre de filles, ce qui conforte
l'idée que le geste suicidaire du garçon révèle des fragi-
lités identitaires plus importantes, les liens aux imagos
parentales fusionnels ou paranoïaques rendant encore
plus difficile l'individuation. Cette constatation, qui
appelle d'autres recherches avec des cohortes de gar-
çons plus conséquentes et de plus amples développe-
ments, ne doit pas amener le lecteur à sous-estimer les
potentialités évolutives propres à tout adolescent, gar-
çon ou fille, montrant ou non des capacités de représen-
tation des motions traumatiques qui les hantent.
Si l'infans et son meurtre constituent un pivot du
processus d'adolescence, ils se retrouvent également au
cœur de la relation entre l'adolescent et le psychothéra-
peute d'inspiration analytique s'attachant à la mise à
jour du sens de l'acte et du sujet parlant.
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VI

L' infans au cœur


de la relation
psychothérapeutique

Tisser une toile de représentations internes, la plus


diversifiée et la plus complexe possible, voici une pre-
mière visée d'un travail psychothérapeutique. Cette
ouverture de pans de pensées est non seulement salva-
trice pour le patient mais aussi utile pour alimenter le
travail associatif du thérapeute autour du discours du
patient et autour de ce qui met en panne le travail psy-
chique (ruptures de pensée, agirs). D'où nos proposi-
tions de métaphores porteuses de sens, notamment celle
de l'infans dans l'adolescent.
Nous allons à présent changer de terrain. Après
quelques réflexions plus générales sur le contre-
transfert du thérapeute d'adolescents et sur l'instaura-
tion du cadre en alliance avec les parents, je vais par-
ler d'une psychothérapie engagée depuis deux ans et
demi à un rythme de deux séances par semaine, pour
rendre compte de la subtilité des mouvements psy-
chiques et de leur évolution dans la durée. Il est délicat
de parler d'une thérapie en cours, non encore achevée.
Avec un minimum de détails sur l'histoire de l'adoles-
cente et de sa famille pour préserver confidentialité et
anonymat, nous ne ferons que retracer certains conte-
nus des séances ainsi que le maniement du cadre et des
interprétations, mettant en lumière la réalité interne de
la patiente, ses conflits, ses fantasmes et l'évolution au
cours de la thérapie par les scénarios mis en jeu dans le
transfert. Si jamais elle lit ce chapitre et se reconnaît,
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282 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

j'espère que ce sera une occasion d'apprécier le chemin


déjà parcouru et de renouveler le souhait d'approfon-
dir encore davantage son introspection.
Écrire sur une thérapie offre au thérapeute un ressai-
sissement de sa pensée et un élargissement de sa vision
du monde interne du patient, tel le rassemblement de
pièces d'un puzzle. Si la recherche en psychopathologie
se réalise toujours au service de la psychothérapie, le
psychothérapeute est aussi un inlassable chercheur,
s'autoquestionnant pour trouver de nouveaux ressorts
dynamiques et tirer des fils associatifs amenant les
patients à progresser.

L'INFANS DANS LE CONTRE-TRANSFERT


DU THÉRAPEUTE

Le geste suicidaire suscite inévitablement de nom-


breux questionnements sur la vie et sur la mort. De ce
fait, recevoir un patient ayant eu recours à un tel geste
réactualise chez le thérapeute un fond d'angoisses liées
à sa propre mort et à celle de ses proches, à la finitude
de l'existence. Une révolte intérieure peut s'ensuivre :
cette personne est jeune et aurait, de prime abord,
toutes les raisons pour être heureuse. D'où une fré-
quente tentation de modéliser, de catégoriser, d'enfer-
mer le sujet dans une typologie comportementale : c'est
une défense du thérapeute contre son sentiment d'im-
puissance, contre sa colère. Une défense comme contre-
investissement du mystère de la mort, sans lequel
l'on ne peut pourtant penser la vie. D'où la nécessité
incontournable d'un travail psychanalytique person-
nel : travailler sur soi-même et avec soi-même ces ques-
tions existentielles et essentielles afin d'être en mesure
d'accueillir des adolescents avec leur pulsionnalité à vif
et leur cortège de fantasmes peu mentalisés.
Il arrive fréquemment qu'un patient s'installant dans
une thérapie à la suite d'un geste suicidaire manifeste
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 283

d'autres comportements d'auto-sabotage, escomptant


plus ou moins consciemment provoquer l'inquiétude du
thérapeute. Ainsi, le thérapeute d'adolescent, témoin de
conduites mettant en péril son existence, est souvent mis
dans une position d'impuissance, impuissance contre
laquelle lutte justement l'adolescent lui-même, qui
cherche à l'infliger aux autres. Dans cette position de
passivité forcée, le thérapeute devient souvent le récep-
tacle des excitations, voire des décharges, projetées ou
simplement mises en dépôt par l'adolescent. Je me sou-
viens de flots de paroles sans aucun silence propices à
la pensée : les chroniques d'événements entre copains,
les échanges de textos restitués dans le détail et les
mimiques comportementales prenant le relais des mots.
Ou au contraire les silences, ruptures de discours, mani-
festations de lassitude, comportements en décalage avec
le cadre comme regarder ses ongles ou ses cheveux, ou
même répondre à des SMS. Ces excès, reflétant la diffi-
culté de trouver une distance suffisamment bonne et une
posture d'introspection authentique, mettent particuliè-
rement à l'épreuve le contre-transfert du thérapeute.
La principale tâche du thérapeute consiste à y survivre
par des relances ou des traductions vivantes de ce qu'il
perçoit de son propre ressenti et de ce qu'il suppose être
le ressenti de l'adolescent. Il s'agit dès lors de confronter
l'adolescent à lui-même, afin de rétablir un dialogue
entre lui et lui. Supporter le transfert, quel qu'il soit,
implique que le principal outil du thérapeute est son
propre psychisme, son baromètre interne de sentiments
et d'affects pour en proposer une traduction en mots.
Les termes supporter et transfert véhiculent l'un et
l'autre le sens de porter. C'est dire la fonction phorique
et contenante de l'analyse du transfert, pour en tra-
duire quelque chose au patient, tel que le thérapeute
pense qu'il peut le recevoir. Supporter le transfert, c'est
porter une part du psychisme du patient, y compris les
aspects insupportables qu'il renvoie par moments, dans
une fonction de holding (Winnicott, 1971) sans lâcher
l'infans, sans lâcher la part impuissante du patient ne
sachant s'exprimer. Supporter le transfert et travailler
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284 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

son contre-transfert, c'est porter des germes de sens


latent tentant encore de se dérober à la compréhension.

RETISSER UN CONTENANT FAMILIAL


ET CONSTRUIRE UN CADRE
THÉRAPEUTIQUE

La mobilisation narcissique de l'adolescent en réac-


tion au traumatisme peut être l'écho d'une mobilisation
à un autre niveau, familial. Si les parents ont la possibi-
lité d'entendre le geste suicidaire comme une souffrance
extrême qui ne pouvait s'exprimer autrement et de
reconnaître cette souffrance, un travail familial permet
l'émergence progressive d'un fonctionnement familial
plus contenant et en même temps plus respectueux de
la quête de sujectivation de l'adolescent. Lorsque les
parents se mobilisent, éventuellement s'engagent dans
une psychothérapie, ils offrent un appui précieux à leur
enfant. Le soutien narcissique parental offre en effet la
possibilité à l'adolescent de tuer symboliquement le
parent rival et de se rapprocher fantasmatiquement
du parent incestueux pour ensuite renoncer à celui-ci
au bénéfice d'un autre objet, adéquat à la nouvelle
donne génitale (Marty, 2000b, p. 275). Pour revenir à
notre recherche dans les hôpitaux, nous avons vu par
exemple à quel point Émilie et sa mère ont pu se saisir
des entretiens familiaux proposés au centre médico-
psychologique pour intégrer mutuellement la violence
de leurs liens, ce qui a donné lieu à une restauration
narcissique. Une rivalité plus élaborée et une complicité
réciproque les ont aidées à se distancier l'une de l'autre
tout en reconnaissant leur attachement l'une à l'autre.
Ne se sentant plus menacée, Émilie a reconnu ses senti-
ments à l'égard de son père comme obsolètes et s'est
investie dans d'autres relations et centres d'intérêt.
Elle parle de ses parents non plus comme cibles de
haine virulente ou d'érotisme mais comme figures bien-
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 285

veillantes lui procurant un soutien adéquat. La possibi-


lité pour l'adolescent de nous faire part de ce que ses
parents ont pu ressentir à la suite de son geste suicidaire
ainsi que sa perception un an plus tard d'un change-
ment d'attitude de leur part ou d'un changement de sa
relation à eux, bref la survenue de représentations d'ob-
jets parentaux moins menaçantes, nous apparaissent
corrélées à une évolution psychique favorable. Ce qui
rejoint la constatation de D. Marcelli et É. Berthaut
(2001) : la capacité des parents à reconnaître la gravité
du geste suicidaire et à exprimer des affects associés
influe sur l'évolution ultérieure de l'adolescent. Accom-
pagner la famille est donc essentiel. Le geste suicidaire
peut être travaillé en tant que symptôme familial d'une
souffrance du lien intergénérationnel. L'adolescent
reprendrait à son compte certains traumatismes fami-
liaux non intégrés dont il importe de repérer les réso-
nances subjectives pour chaque membre de la famille. Il
s'agit d'aider l'adolescent à retrouver sa place, à se
repérer dans la succession des générations et à s'indivi-
duer tout en intériorisant les figures parentales pour se
séparer d'elles. Et d'aider les parents à lui céder cette
place, à reconnaître les différences intergénération-
nelles et à accepter que leur enfant se différencie et se
sépare d'eux. Travailler cette distance entre l'adoles-
cent et ses géniteurs revient à procurer aux parents
des outils pour devenir des supports d'identification
permettant à l'adolescent de s'engager sur la voie de la
subjectivité. Le moi peut alors se renforcer non seule-
ment en tant que moi-instance mais en tant que moi-
sujet. Une fois son lien à ses géniteurs consolidé, l'ado-
lescent peut s'en séparer. Soutenir les parents, c'est les
aider à survivre à cette séparation.
La construction du cadre de la psychothérapie va de
pair avec une relation de confiance établie avec les
parents. Les premières consultations familiales per-
mettent de faire circuler les pensées de l'un à l'autre et
dès lors de donner un sens de manifestation affective
commune à tous les membres de la famille, ouvrant ainsi
sur une empathie et une compréhension vis‑à-vis des
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286 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

manifestations violentes faisant l'objet de la demande


de psychothérapie. Si elles sont souvent très révélatrices
des conflits insoutenables pour l'adolescent, non seule-
ment dans sa vie intrapsychique mais avant tout dans
les relations entre les membres de la famille, il est aussi
très utile de voir par ailleurs les parents sans l'adoles-
cent (Gammil, 1978). Tout en précisant que nous ne les
recevons pas « juste pour eux », ou « juste pour lui », ou
« juste pour elle », pas pour nous-même bien sûr, mais
comme parents de leur adolescent, ce qui est préférable
à une formulation négative du type : « Moi, je suis la
thérapeute de votre adolescent et je ne peux pas être la
vôtre. » Cette préconisation de R. Prat (2013) nous est
apparue particulièrement féconde pour répartir les ter-
ritoires de pensée. Ainsi, il est d'emblée annoncé à la
famille que les contenus de la psychothérapie de l'ado-
lescent ne seront pas communiqués aux parents, que les
propos strictement privés lors des consultations avec les
parents concernant les parents eux-mêmes ne seront
pas communiqués à l'adolescent et qu'il y a des espaces
communs faisant l'objet d'une communication entre
parents et adolescent soutenue par le thérapeute. Ces
espaces communs sont préparés avec l'adolescent
– « Vos parents m'ont demandé de les voir, qu'en
pensez-vous ? » « Que pensez-vous qu'ils pensent ? »
« Que pensez-vous qu'ils vont me dire ? » « Qu'est-ce
que je pourrais dire à vos parents qui pourrait vous
aider ? ». Rappeler les territoires intimes est souvent
important, par exemple dire à l'adolescent : « Je ne leur
dirai pas ce que vous me dites, mais je pourrais leur dire
ce que j'en pense », ou aux parents : « Votre fils/fille m'a
dit de vous dire ça. Qu'en pensez-vous ? », « Ce que
vous me dites là, je pourrais en faire quelque chose et le
communiquer à votre fils/fille. » Ensuite, il est impor-
tant de raconter à l'adolescent la part qui l'a concerné
dans le rendez-vous avec les parents, et ce que l'on en a
pensé. Garder clairement en tête ce qui appartient à
chacun permet de voir les parents en l'absence de l'ado-
lescent sans trahir la confiance de l'adolescent. Ce qui
a été confié au thérapeute appartient aux autres, le
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 287

thérapeute en est dépositaire. Les pensées du théra-


peute lui appartiennent, il peut choisir de les communi-
quer ou non en fonction de ce qu'il estime être utile et
entendable par l'autre.
Le début de la thérapie consiste souvent en une
construction de l'alliance avec les parents et en une
relation de confiance avec l'adolescent : « Si je vois vos
parents, vous imaginez que je pourrais raconter ce que
vous dites ici ? » m'arrive-t‑il de demander si l'adoles-
cent prend un air dubitatif à l'évocation d'un rendez-
vous avec ses parents. Dans ce cas, rien ne presse, le
rendez-vous avec les parents attend que l'adolescent
soit prêt et ait bien intégré la délimitation des terri-
toires. Certains craignent que les parents ternissent
leur image en racontant leur point de vue. Une reprise
comme : « À votre avis, je ne pourrais que les croire ? »
peut restaurer les limites des territoires de chacun.
Iris s'est entaillé violemment le bras un mois avant
ses 15 ans. Elle m'est adressée en thérapie à l'issue de
son hospitalisation. Ayant été adoptée à l'âge de 3 mois,
elle dit souvent être indifférente à ses origines et à son
histoire.
Les parents sont assez rapidement dans une bonne
alliance thérapeutique. Tout traumatisme lié à l'adop-
tion d'Iris semble très loin d'eux. Qu'il s'agisse du trau-
matisme subi par Iris, arrachée précocement à sa mère
et à son environnement, bien qu'elle fasse preuve
d'excellentes capacités d'adaptation ; ou qu'il s'agisse
du traumatisme subi par les parents confrontés à la sté-
rilité de leur couple et tentant de faire face à leur nou-
veau rôle de parents avec un bébé étranger qu'ils ont vu
allaité par sa mère biologique. Chaque tentative d'évo-
cation de leur ressenti à propos de ces traumatismes
tend à être aseptisée et même évacuée. « Il n'y a jamais
eu de souffrance », disent-ils, comme s'il fallait à tout
prix éloigner la moindre trace de culpabilité.
Donner le plus d'épaisseur possible aux pensées, en
m'attachant aux petits événements les plus anodins
qu'ils rapportent, permet progressivement de sortir
d'un monde binaire cultivant de la violence même à leur
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288 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

insu. Amener les parents à parler de leur propre ado-


lescence, de leur propre relation à chacun de leurs
parents, ouvre aussi de nouveaux pans de pensée. Quels
aspects de leur propre adolescence Iris pourrait-elle
éveiller ? Quelles sont leurs attentes ? Que pourraient-ils
tenter de vivre par procuration à travers elle ? Une fois
qu'Iris a bien engagé sa thérapie, lors d'une séance pré-
cédant une consultation avec les parents, elle me dit à
quel point les fréquents passages impromptus de son
père dans sa chambre la dérangent et la bloquent dans
son travail, effet inverse de celui souhaité par le père qui
vient avec les meilleures intentions du monde demander
si elle a besoin d'aide et ranger son bureau. Elle aimerait
que son père comprenne son besoin de tranquillité
lorsque la porte est fermée et qu'il frappe à sa porte s'il
souhaite la voir pour un motif autre que celui de la
contrôler. Lorsque je transmets ce message aux parents,
à la demande d'Iris, il ressort des propos du père, appa-
remment inconscient de son intrusivité, qu'il tente de
donner à sa fille ce qu'il n'a pas reçu. Ayant souffert de
la réserve excessive de son propre père, il laissait tou-
jours la porte de sa chambre ouverte, espérant qu'il
viendrait lui parler et partager son savoir. Dans la mai-
son de son enfance où l'on ne se disait pas grand-chose,
fermer une porte était perçu comme une marque de
franche hostilité – alors qu'ailleurs, et en tout cas pour
Iris, ce message serait plutôt véhiculé par un claquement
de porte. De ces différences de perception et de ces
attentes tacites du père découle une déception réci-
proque : ni Iris ni son père ne reçoit la réponse attendue,
ils ne se comprennent pas alors que chacun a l'illusion
que l'on devrait se comprendre sans que l'on ait à ver-
baliser son ressenti et le mobile profond de sa démarche.
Pour Iris, parler devient facilement un risque d'enva-
hissement, d'où sa tendance au silence, basculant facile-
ment dans l'agir lorsque contenir son bouillonnement
intérieur devient trop pesant. Je souligne la déception et
l'incompréhension qu'aussi bien Iris que son père, cha-
cun à leur manière, ont ressenties. En reconnaissant et
même en formulant la volonté indéniable des parents de
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 289

bien faire, j'ai tenté d'ouvrir chacun à une empathie


réciproque et à une compréhension en libérant d'une
culpabilité : il ne s'agit pas tant de faute que de fait.
Avec mon soutien, un dialogue entre Iris et ses parents
sur la répartition des territoires de la maison s'installe
enfin, participant dans une mesure importante à un
apaisement de leurs conflits. La délimitation des terri-
toires physiques aura des répercussions sur celle des
territoires psychiques et sur les processus de pensée.
Il est essentiel que dans leur for intérieur chaque
parent soit convaincu d'être un allié dans la thérapie,
même si dans réalité interne de leur adolescent il peut
apparaître comme une figure monstrueuse. La distinc-
tion des réalités externe et interne, avec la certitude que
la thérapie œuvre pour un remaniement des imagos afin
qu'elles deviennent de plus en plus bienveillantes bien
que les progrès passent par des hauts et des bas, est un
aspect essentiel du travail avec les parents, les aidant à
survivre aux attaques de leur adolescent.

RESTAURER UN CONTENANT IDENTITAIRE


ET CONTENIR L'INFANS

Les scénarios meurtriers et les identifications mélan-


coliques sans scénario relèvent d'une brèche trauma-
tique dévoilée par le geste suicidaire. Ils témoignent
d'une réminiscence d'un message persécutif intraduit,
la réouverture d'une blessure. Nous avons vu que le
geste suicidaire manifeste une voie de décharge pulsion-
nelle ainsi qu'une défense face à un événement trauma-
tique faisant écho au trauma pubertaire et, plus en
amont, à des traumas antérieurs, suscitant une irrup-
tion d'identifications mélancoliques et une menace de
confusion intergénérationnelle. Mais le geste suicidaire
porterait aussi, en deçà d'une tentative de redémarrage
du processus de subjectivation, une quête de conte-
nance. Après la brèche mélancolique démasquée, voire
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290 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

creusée, par le geste suicidaire peut s'ensuivre un retis-


sage d'un contenant narcissique. Cette reconstruction
d'enveloppes psychiques est facilitée par une mobi-
lisation parentale. Dans un premier temps, elle prend
l'aspect d'une quête de peau psychique, voire d'une
carapace. L'ingestion médicamenteuse, modalité de
geste suicidaire que nous avons le plus fréquemment
rencontrée chez les sujets de notre échantillon, traduit
en particulier cette quête de contenance : l'adolescent se
prescrit une réduction minimale du travail de l'appareil
psychique tant l'excitation que celui-ci suscite est intolé-
rable. En ingérant massivement des cachets, le sujet
cherche le plus souvent à « s'envelopper d'un sommeil
qui ressemble à une hibernation (chrysalide) » (Marty,
2002c, p. 468). Ainsi, le geste suicidaire vise autant à
tuer qu'à porter et contenir l'infans. Mais l'acte-suicide
révèle surtout le trauma et le manque de ressources psy-
chiques et relationnelles – ou l'impossibilité momenta-
née d'en disposer – pour le contenir.
À distance du geste suicidaire, la mobilisation de
défenses narcissiques contribue fortement à une dimi-
nution significative des réponses pouvant témoi-
gner d'identifications mélancoliques à distance du geste
suicidaire, comme l'ont révélé les résultats de notre
recherche. Le (re)tissage d'une carapace après le
trauma mélancolique lié au geste suicidaire témoigne de
l'accroissement des capacités de contention psychique,
celles-ci permettant le refoulement. L'infans porteur du
pulsionnel ainsi contenu peut vivre sans débordement et
être donc intégré. Les processus de liaison relancés étof-
fent le préconscient. Ainsi, l'auto-attaque sacrificielle
peut avoir été un moyen de rétablir un refoulement et
de garantir l'obsolescence des objets incestueux de
désir, lorsque la représentation de bribes de sens – figu-
ration de scénarios de meurtre – a pu s'ensuivre. Par la
suite, l'adolescent se construit des barrières contre
l'inceste. Les contenants qui se tissent permettent de
mettre à distance les objets trop menaçants. Ces rema-
niements défensifs à distance du geste suicidaire tra-
duisent un renforcement du moi. Le moi devient apte à
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 291

modérer les processus primaires, introduisant dans la


circulation du fantasme un certain lest, « un processus
de liaison qui retient et fait stagner l'énergie dans le
système fantasmatique, l'empêchant de circuler d'une
façon libre et folle » (Laplanche, 1970, p. 100). En
constituant des liens par des limites, des enveloppes, le
moi permet l'apparition du processus secondaire, se
rapportant à la stase de la libido dans le moi et à la
stabilité relative des objets d'amour. Dès lors, ce ren-
forcement du moi va de pair avec une meilleure gestion
pulsionnelle, une mise en forme unificatrice des excita-
tions sexuelles et aussi une totalisation de l'objet investi,
comme nous avons pu le constater dans nos études cli-
niques. Les propos d'Émilie : « C'est comme si j'avais
perdu de moi […]. Alors que maintenant j'ai vraiment
l'impression de m'être retrouvée », et : « C'est comme
si, moi, j'étais dans un bateau qui tanguait et j'étais
ballottée de droite à gauche, sans pouvoir rien faire,
alors que, là, je suis dans mon bateau, mais je le tiens et
c'est moi qui conduis », illustrent joliment l'accroisse-
ment des processus de liaison et le domptage de la pul-
sion grâce à un renforcement du moi.
Le renforcement du moi et des enveloppes du moi, la
contention accrue des excitations, favorise un destin
pulsionnel : la sublimation. À distance du geste suici-
daire, l'écriture permet à Élise de récupérer une peau
pour contenir l'excitation et de lier formellement un
flux pulsionnel, au bord de la rupture et de la désintri-
cation. Écrire est en même temps un geste de sépara-
tion, de mise à distance des éprouvés et montre un
ancrage dans la temporalité. Louise se voue corps et
âme aux études pour correspondre à l'élève idéale.
Émilie et Christophe s'investissent davantage dans leur
scolarité, se considérant comme de très bons élèves.
Émilie se découvre par ailleurs une passion pour la
danse, mettant à distance son désir d'enfant. Cindy
pratique davantage la boxe et travaille beaucoup pour
réussir à l'école. Chez ces adolescents dont l'évolu-
tion apparaît de bon aloi, une mutation de la pulsion
quant à ses buts et ses objets va de pair avec une
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transposition de l'énergie sexuelle de mort en énergie


sexuelle de vie (Laplanche, 1999, p. 312). La sublima-
tion permet l'intégration de l'agressivité et des buts
sexuels anarchiques dans une perspective socialement
valorisée. Cette mise en forme et maîtrise de l'irruption
pulsionnelle peut s'opérer sur deux modes, complémen-
taires et associés : premièrement une liaison narcis-
sique, imposant une unité au divers et à l'anarchique
de la pulsion, deuxièmement des connexions symbo-
liques, sources de créativité. Le premier mode de liai-
son est narcissique, totalisant, le deuxième se base sur
la circulation des objets partiels, les systèmes mytho-
symboliques que J. Laplanche (p. 319) considère
comme déterminants dans le mouvement de symbolisa-
tion. Ces deux processus, régis essentiellement par le
moi, sont à l'œuvre dans la sublimation, processus par
lequel « le moi essaie sans fin d'assécher la Zuyderzee
du ça, transposant pour partie les pulsions de mort en
pulsion de vie » (p. 231, citant Freud, 1932a, p.110).
Un an après leur geste suicidaire, les adolescents ren-
contrés à l'hôpital sont-ils parvenus à une forme de
symbolisation de ce magma pulsionnel chaotique qui les
envahissait ? Certains sans doute plus que d'autres.
Certains sujets ont tendance à blinder leurs barrières
narcissiques pour se prémunir de toute effraction, à
l'aide des liaisons du premier type. Nous pensons par
exemple à Christophe. D'autres, comme Émilie, peuvent
renforcer leurs enveloppes tout en les maintenant a
minima poreuses pour permettre une circulation symbo-
lisante des objets. « Peut-être au cœur de la liaison sym-
bolique existe-t‑il, là encore, des types différents de
symbolisation », suggère J. Laplanche (1980, p. 250). En
concluant sa réflexion sur la sublimation, il fait appa-
raître que celle-ci est intimement liée à la question du
traumatisme. Les forces qui naissent de la sublimation
sont en effet celles qui naissent du traumatisme. Et en
même temps, ce sont celles qui poussent à renouveler
sans cesse le traumatisme en une sorte de cercle vicieux
(p. 210). L'on peut ainsi comprendre qu'un passage par
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un risque de désintrication peut donner suite à de nou-


velles liaisons.
Le geste suicidaire met à jour un trauma, autrement
dit une rupture de limite. Le tissage moïque qui s'ensuit
et qui se manifeste un an plus tard par des enveloppes
psychiques plus contenantes, un meilleur rapport à la
réalité externe, des liaisons accrues entre agressivité et
libido ainsi qu'un maniement plus aisé de la représenta-
tion témoigne de la force mobilisatrice du sujet, de sa
capacité de réagir au traumatisme et de ne pas laisser
celui-ci s'installer durablement. Les tendances inhibi-
trices que nous avons remarquées chez de nombreux
sujets un an plus tard peuvent être comprises comme
une nécessité d'apaiser la pulsion, vu son impact trau-
matique au moment du geste suicidaire. Or il serait illu-
soire et même peu souhaitable d'inhiber totalement les
émergences pulsionnelles. La sublimation apparaît donc
de bon aloi pour permettre à l'adolescent de « créer
sans cesse une sorte de néo-pulsion » (p. 247) sans se
détruire. Nous constatons que ce processus participe
également au tableau d'évolution favorable, allant de
pair avec une renarcissisation du fonctionnement psy-
chique.
Revenons sur le terrain de la psychothérapie, pour y
rester jusqu'à la fin de ce chapitre. Mon travail consiste
dans un premier temps à aider l'adolescent à s'achemi-
ner vers une restauration narcissique, en s'appuyant
sur ses fantasmes pour se construire et non pour les
considérer comme des persécuteurs. Soutenu par les
associations qui émergent, il peut prendre de plus en
plus d'intérêt pour son propre fonctionnement psy-
chique et éprouver du plaisir à penser (Marty, 2012),
plutôt qu'à recourir à l'agir ou à s'enfermer dans une
position de retrait.
Les cinq premiers mois de thérapie avec Iris ont
constitué un apprivoisement réciproque : l'installation
du cadre, la répartition des territoires – le sien, celui de
ses parents et un territoire commun – et une rythmicité
très régulière de nos rencontres – deux fois par semaine.
Durant cette période, l'imprévisibilité et la violence
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constituent les principaux thèmes des contenus de ses


propos. Elle fait souvent part de ce qu'elle estime être
une constante chez elle : « Je commence quelque chose,
ça me plaît, puis j'arrête parce que ça ne me plaît plus. »
Aucune séance n'est manquée, elle est très ponctuelle.
Mais à travers ses propos semble s'esquisser l'interroga-
tion de la résistance du cadre, de la confiance pouvant
m'être accordée, de ma capacité à entendre des scéna-
rios sadomasochistes où il s'agit essentiellement de
parents insupportables et de conflits avec les pairs
entachés de tromperies, cachotteries et malentendus.
Un des deux parents est tour à tour désigné comme tout
mauvais, cristallisant tous les conflits.
Lorsqu'il se sent suffisamment contenu et suffisam-
ment en sécurité, l'infans peut commencer à parler. La
consistance du contenant procuré par le cadre donne
accès aux contenus chargés de sens et ouvre peu à peu
la voie de la sublimation. Approchons à présent ces
contenus.

DÉPLOIEMENT DYNAMIQUE
DE REPRÉSENTATIONS DE SCÈNES
PARRICIDES ET INFANTICIDES

Après environ six mois de traitement, Iris confie que


sa tentative de suicide était « adressée à sa mère ».
Celle-ci était effondrée lorsqu'elle le lui a dit ouverte-
ment, alors que la raison qui prévalait jusque-là était
l'éloignement géographique de sa meilleure amie. La
question de la bonne distance, que ce soit par rapport
aux parents ou par rapport aux pairs, revient réguliè-
rement. Iris reconnaît : « Si on me touche, je bouffe
[celui qui me touche]. Je déteste qu'on me touche. » À
chaque approche des vacances, la perspective de partir
suscite des angoisses catastrophiques. À propos de la
Sicile comme destination possible envisagée dans la
famille, elle s'exclame : « Je ne veux surtout pas y aller,
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 295

il y a un volcan endormi qui peut se réveiller n'importe


quand ! » Ses conflits et son bouillonnement pulsionnel
intérieur se voient régulièrement projetés sur une scène
externe, sur des dangers potentiels dans l'environne-
ment. Quand finalement une destination se précise pour
les vacances de Noël (nous sommes environ huit mois
après le début de la thérapie), en Europe orientale,
elle en parle en termes extrêmement négatifs comme
d'un pays sale et sans intérêt. Cependant, un scénario
l'apaise : elle s'imagine emmener un lapin en voyage.
« Si on emmène un enfant, il s'en fout de voir du pays, il
accompagne, c'est tout », associe-t‑elle. Cette idée peut
se relier directement à l'adoption d'Iris : un bébé vulné-
rable voyageant malgré lui. J'ai pensé, sans encore le
formuler, que tout voyage pouvait réactualiser le trau-
matisme de l'arrachement à la terre natale et à la mère
nourricière. Emmener un petit lapin, c'est en quelque
sorte prendre la place du parent adoptif et se donner un
rôle actif pour avoir le sentiment illusoire de maîtriser
la situation traumatique subie dans un passé lointain. À
la rentrée, elle qualifie ce voyage d'« horrible ». Je sug-
gère qu'elle pourrait trouver que c'est un pays dange-
reux pour un petit lapin. Elle répond : « Oui, il y a plein
de chiens partout, ils l'auraient mangé », et ajoute :
« Dans l'avion, j'ai cru que j'allais mourir. Il y avait
des turbulences. » Ainsi se figure-t‑elle comme victime
d'une scène infanticide. Je réutiliserai la métaphore du
petit lapin pour représenter l'infans, trace archaïque
d'Iris ayant subi un arrachement traumatique sans mot
dire, dans l'impuissance. Derrière le sadisme qu'elle
s'est constitué comme défense, il y a cette indicible
détresse de l'infans abandonné, arraché, meurtri.
Après neuf mois de thérapie, sa marraine, originaire
du même pays qu'elle et amie des parents adoptifs,
annonce son départ pour un pays lointain. La considé-
rant comme un modèle, elle est très attachée à elle et
revit un arrachement : « Avec elle, je suis comme un
petit lapin devant les phares allumés d'une voiture.
J'aimais philosopher avec elle. » Ses amies, poursuit-
elle, n'aiment pas philosopher comme elle. Ce sont des
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296 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

animaux ne pensant qu'à se détruire. Ils rigolent quand


le professeur parle de l'histoire de Robinson Crusoé,
tandis que, elle, ça la fait réfléchir, déprimer aussi. Je
lui fais remarquer que, elle, elle sait ce que c'est qu'un
petit bébé qui doit soudainement quitter son île paradi-
siaque et partir avec des étrangers. Elle répond que,
son pays d'origine, ce n'est pas le paradis. Mais qu'elle
pense souvent, dans ses délires, au paradis perdu. Le
bébé est au paradis et puis il le perd. Alors qu'au début
de la thérapie elle affiche une indifférence à tout ce qui
touche à ses origines, une sensibilité émerge, avec des
représentations de perte violente. Que cette violence
puisse être scénarisée dans des représentations infanti-
cides m'apparaît toutefois de bon aloi, puisque les pro-
cessus de liaison, déployés par le cadre thérapeutique,
sont à l'œuvre. À la séance suivante, le départ de la
marraine est à peine évoqué. Je suggère la colère combi-
née à la tristesse qu'il a pu susciter en elle. Elle zappe,
remplaçant une perte par des retrouvailles, privilégiant
la représentation consolatrice de sa meilleure amie qui
reviendra bientôt de province. La colère envers sa mère
prend très vite le devant de la scène : elle veut l'inscrire
en colonie de vacances. « Ainsi, elle serait débarrassée
de moi. » En même temps, elle ne s'imagine pas partir
en vacances avec sa mère seule : « Je pourrais avoir
envie de me jeter par la fenêtre. Je pourrais cogner ma
mère. » La représentation de meurtre prend le relais de
la représentation de l'autodestruction. Le scénario par-
ricide fait suite au scénario infanticide dans une visée
défensive, alors que nous essayons de lier colère et
détresse pour donner sens à ces scénarios – que pour le
moment elle met en dépôt dans la thérapie, nous utili-
sant comme contenant en esquivant les pistes de sens.
Iris ajoute, aux motifs qui la retiennent de partir en
voyage seule avec sa mère, un fantasme qu'elle attribue
à son père – qu'elle se figure comme ne pouvant se fier
aux capacités maternelles et sécurisantes de son épouse :
« On kidnappe ma fille. » Il lui arrivera souvent de
reprendre ce fantasme en y impliquant les parents
comme acteurs, se vivant comme séquestrée lorsqu'ils
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l'emmènent en vacances ou la privent de sorties pour


qu'elle travaille. Les représentations infanticides
m'intéressent dans la mesure où elles relancent les pro-
cessus de liaison, font émerger l'archaïque – l'infans en
détresse – dans l'actuel avec un sens nouveau et per-
mettent d'ouvrir progressivement vers des scènes plus
triangulées et libidinalisées.
Les rêves sont rares. Cependant, environ dix mois
après le début de la thérapie, Iris relate ce rêve : « Je
suis dans un verger avec des murs, en train de faire du
jogging. Je croise l'ex-petite amie de mon meilleur ami,
elle est enceinte d'un mois et six jours. Puis je croise la
meilleure amie d'un bon copain, elle me dit la même
chose : elle est enceinte d'un mois et six jours. » Dans un
premier temps, elle n'associe pratiquement pas, si ce
n'est qu'elle n'aime pas beaucoup ces deux filles, qu'elle
était surprise par ces deux nouvelles identiques succes-
sives, et en même temps indifférente. Ensemble, nous
mettrons en évidence le contraste de cet environnement,
le côté sauvage du verger et le côté civilisé des murs. Les
chiffres qui ressortent correspondent, mis ensemble, à
l'âge qu'elle aura très bientôt : 16 ans. Quel bébé naîtra
de la grande Iris de 16 ans ? Deux bébés naissant au
même moment seraient-ils plus rassurants ? Si l'on perd
un enfant, si l'on arrache un enfant, au moins il en reste
un autre. Dans le fin fond de son fantasme, la gémellité
pourrait protéger, au moins partiellement, des consé-
quences catastrophiques de l'infanticide. À cette
période, la question de l'orientation scolaire de la fin du
lycée la taraude. Un choix sera-t‑il possible ? Choisir
son projet, n'est-ce pas seulement tuer en prenant une
place, n'est-ce pas seulement perdre en renonçant à ce
qu'elle ne choisira pas, n'est-ce pas seulement se risquer
à être tuée – Iris rapportant souvent une vision sadique
de ses professeurs – mais aussi donner naissance, et
même donner deux naissances ? Par déplacements sur
des potentielles rivales, avec la référence à un tiers et
non sans ambivalence, Iris peut enfin se figurer aussi
comme donnant la vie.
Un vécu infanticide va s'affirmer et s'intensifier tout
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particulièrement lors des deux dernières semaines pré-


cédant l'interruption estivale des grandes vacances
après plus d'un an de thérapie. À chaque fin de séance,
Iris demande si c'est la dernière fois que nous nous
voyons. À l'âge de 3 mois, c'est justement durant l'été
qu'elle avait été adoptée. L'été ravive les traces indélé-
biles de l'abandon du bébé, de l'enlèvement de l'infans.
Lors de la dernière séance précédant les vacances, elle
dit que l'été est le moment où l'on « perd de vue » plein
de gens. Elle a du mal avec les adultes en ce moment :
« Je suis chiante, et pourtant tout le monde me sup-
porte. Mais ce n'est pas évident que je supporte les
autres. » Je suggère que, quand il y a eu des sépara-
tions, ça a pu faire mal à la petite fille qu'elle a été. Elle
pourrait se demander : « Ai-je été chiante ? » C'est ce
qu'elle pourrait revivre avec la perspective de notre
séparation temporaire. Comme pour masquer son émo-
tion, elle se frotte les yeux, expliquant qu'il y avait
beaucoup de poussière au parc d'où elle vient. Elle me
montre le prénom de son copain figurant sur ses chaus-
sures. Je lui fais remarquer qu'ainsi c'est peut-être un
peu comme si elle l'emmenait avec elle en vacances. Elle
répond : « De toute façon, j'emmène des photos. Ça fait
bizarre de me dire que quelqu'un pense à moi. » Je
reprends : « Ah bon ? Cela vous fait bizarre de vous dire
que quelqu'un pense à vous ? Comme si, se séparer, ce
ne pourrait être, aussi, être en pensée avec l'autre ? »
Elle sourit, songeuse : « Je ne sais pas, peut-être. En
général, je ne pense pas aux autres et je ne pense pas
qu'on pense à moi. » Iris semble découvrir ce qu'est être
en lien avec l'autre en son absence et comment l'on peut
penser la continuité du lien au-delà d'une séparation.
Toute séparation n'est pas un meurtre.
Après environ deux ans de thérapie, une concur-
rence semble s'accroître inconsciemment entre notre
espace thérapeutique et ses groupes de pairs. D'abord,
son groupe de trafiquants : l'argent qu'elle transporte
sur elle est-il davantage destiné à sa thérapeute ou à son
fournisseur de joints ? C'est comme s'il y avait une thé-
rapie psy et une thérapie cannabis. Ensuite, son groupe
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 299

d'amies d'école organise régulièrement ce qu'elles


appellent une « thérapie de groupe » : chacun dit ses
vérités, tout ce que l'on pense à quelqu'un, tous ses
défauts et ses qualités. Ce groupe sera fusionnel pen-
dant environ un an, chaque membre étant en connexion
permanente en dehors des réunions via portables, e-
mails ou réseaux sociaux électroniques. Cependant, de
temps en temps, le groupe prononce sa sentence cruelle
sur l'une des membres humiliée et exclue. Le fantasme
infanticide est réactualisé, partagé par les pairs et agi :
là où l'on a l'illusion que tout le monde est pareil, l'on
exclut un autre différent. À l'approche des vacances de
Noël (fête que d'ailleurs Iris redoute chaque année),
une fille se fait « massacrer » par toutes les membres du
groupe. Iris ne supporte pas son attitude de soumission
extrême : « Elle était comme une petite fille de 5 ans qui
se fait gronder, tête baissée, les cheveux devant les yeux
et qui pleure sans rien dire, qui reste là sans réagir. On
lui criait : “Mais dis quelque chose ! T'es vivante ou
quoi ?!” » À l'approche de l'été, un autre sacrifice
survient, à l'initiative d'Iris. Elle est exaspérée de voir
une fille l'imiter : « J'ai envie de la tuer, ça va être le
meurtre de la sœur. Elle veut prendre ma place et se
mélanger à moi. » Au début de l'année scolaire, cette
fille – de surcroît fille de psychanalyste – était idéalisée,
considérée comme la raisonnable du groupe, voire
comme la psy du groupe. Mais Iris supporte de moins
en moins ses propos se voulant délicats et pleins de
bonnes intentions, comme cette phrase remettant en
cause, dans son for intérieur, la légitimité de sa place :
« Tu peux dire merci à tes parents parce que, s'ils ne
t'avaient pas adoptée, on ne t'aurait pas connue et
ç'aurait été dommage. » Durant cette période, le groupe
commence à se disloquer, comme si « Fukushima était
passé dans le groupe », ce qui déçoit Iris. Un infanticide
collectif semble viser tour à tour une victime du groupe
et peu à peu menacer la cohésion du groupe. Iris appa-
raît tiraillée entre un besoin de remplacer au plus vite
chaque sortante du groupe et une peur que ses amies
puissent la remplacer si elle n'est pas fidèle à chaque
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300 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

rendez-vous au café et si elle choisit de privilégier ses


études. La séparation de l'été approchant (après plus
de deux ans de thérapie), j'ai repris ce fantasme consis-
tant à prendre une place ou à voir sa place prise lors
d'une séance. En effet, depuis un mois précédant cette
perspective de séparation, elle me redemande à chaque
fin de séance si nous nous revoyons encore et de repré-
ciser la date des vacances. En redisant sa haine pour
cette fille du groupe d'abord idéalisée et à présent
décrite comme sans personnalité, l'imitant et voulant
prendre sa place, elle s'écrie : « De toute façon, je
déteste le genre humain. Si je pouvais aller sur Mars,
je partirais tout de suite. D'ailleurs, j'hésite à avoir des
bébés parce que je me dis : “Mais dans quel monde on
vit !” Tout ce que les humains font, ils le détruisent. »
Je reprends : « Vous évoquez les bébés que vous pour-
riez avoir un jour, moi, je pense au bébé avant l'été des
grands changements. Vous avez pu vous demander,
après coup : “Comment a-t‑on pu penser que l'on puisse
comme ça, si facilement, remplacer une maman par une
autre, des parents par d'autres parents ?” » Comme elle
me regarde en silence, je reprends : « Quelle est ma
place ici ? Là-bas ? Qu'aurait pu être ma vie à une autre
place ? » Elle songe : « Si j'avais été là-bas, j'aurais été
une révolutionnaire. J'aurais été la chef d'un gros tra-
fic de drogue. » Elle agit la révolution dans le cadre
psychothérapique deux séances plus tard, sur le pas de
la porte : elle m'annonce que la prochaine séance sera
la dernière avant les vacances, alors qu'une séance
ultérieure était prévue. Avec cette explication toute
simple : « Oui, parce que je pars avec une copine, je
prends l'avion, c'est comme ça. » Aucune demande de
déplacement exceptionnel de séance. Et, de mon côté,
je n'ai pas non plus eu l'idée d'en proposer et je lui
rappelle que je suis là pour elle, comme convenu. En
me mettant devant le fait accompli s'instaure un bras
de fer tacite entre nous, comme si, selon elle, je devais
lui faire cadeau de cette séance, qu'elle retiendra pen-
dant longtemps. Juste avant cette fin de séance brutale,
elle évoquait à nouveau sa haine vis‑à-vis de cette même
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 301

copine prenant de plus en plus de place dans son dis-


cours : elle cherche à rabaisser les autres en faisant
croire que ses parents ont plein d'argent. Une autre
amie est invitée à passer des vacances avec elle, dans un
pays lointain, et se demande quel cadeau lui offrir en
remerciement, en songeant à un objet très coûteux. Iris
est révoltée : « Elle est radine, nous donne toujours des
cadeaux ridicules, et il faudrait lui faire un cadeau qui
coûte cher ? Non mais ça va pas ! » Cette protestation
peut faire écho à un sentiment d'injustice profond :
peut-on être reconnaissant lorsque l'on est acheté
durant les vacances ? Doit-on être redevable à ses
parents ? Qu'ont-ils volé ? De surcroît, une psychothé-
rapie coûte. Serais-je radine, comme cette amie haïe, en
n'ignorant pas cette séance manquée ? Dans son scéna-
rio, me met-elle à une place de voleuse, de mère insuffi-
samment aimante que l'on quitterait sans regret ?
Comme si, à ses yeux, j'avais voulu garder cette séance
pour moi, sans la lui donner. Entre prendre, voler et
adopter, les frontières sont ténues. À la rentrée, après
les vacances, lorsqu'elle me reparle de cette amie haïe,
je lui dis qu'en effet la colère envers cette amie a pris
beaucoup de place dans ses propos, mais que très pro-
bablement n'était-elle pas seulement en colère contre
elle mais contre moi. Niant d'abord cette supposition,
elle dit qu'elle ne voulait pas manquer la dernière
séance avant les vacances, qu'elle a été mise devant
le fait accompli et n'avait pas le choix de sa date de
départ. C'est comme si, tour à tour, j'étais la mère qui
séquestre, exigeant une rançon, et la mère subissant un
enlèvement, brutalement obligée de laisser son enfant
partir à l'étranger. Durant les vacances d'été, arrache-
t‑on les enfants ? Les enlève-t‑on et les force-t‑on à
prendre l'avion ? Cette séance sera retenue durant un
certain temps. Bien après la rentrée, lors de l'une de
ses dénégations courtoises de fin de séance au moment
du règlement (« Je ne vous paie qu'une partie, il faut
que je voie avec mes parents pour le reste »), ma formu-
lation de la colère qu'elle pourrait ressentir débloquera
cette situation : « Vous aimeriez peut-être mieux me
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302 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

balancer ces billets à la figure. La petite fille en vous


qui ne s'est pas sentie assez nourrie pendant mon
absence n'a sans doute pas envie de me donner du
liquide. » L'année précédente, une demande de don de
séance s'était exprimée beaucoup plus subtilement : à la
rentrée après les grandes vacances, elle est arrivée avec
trois quarts d'heure de retard, je l'avais donc attendue
durant une séance et, l'ayant reçue malgré son retard,
je lui avais de fait offert une séance supplémentaire. Le
plus saisissant est que, moi-même, je ne me souvenais
plus, sur le moment, de l'heure de reprise qui avait été
convenue. Cette confusion tacite et de surcroît partagée
révélait déjà cette question cruciale de la place et du
sens de l'absence de l'autre, cet autre qui commence
maintenant à exister dans le manque et dans la diffé-
rence, et dès lors dans la haine. C'est comme si chaque
rentrée après l'été annonçait une demande de cadeau,
prix à payer d'un arrachement brutal, sans écarter
l'éventualité que dans le fond de son inconscient elle
se vit comme un enfant acheté. Il se trouve aussi que
l'anniversaire de sa mère adoptive coïncide avec la fin
de l'été. Elle me dit, à la rentrée de sa troisième année
de thérapie, qu'elle n'arrive jamais à mémoriser l'anni-
versaire de sa mère, que cette date ne s'imprime jamais
dans sa mémoire, et qu'elle ne sait pas quoi lui offrir
comme cadeau. Quel cadeau offre-t‑on à une mère, si
tant est qu'il y ait un cadeau à offrir ? À une mère qui
laisse partir son enfant, à une mère qui exige d'avoir un
enfant ? De surcroît, Iris ne se vit pas comme un cadeau
pour sa mère. Bien qu'elle pense qu'elle lui laisse de
plus en plus d'autonomie, elle est persuadée de la déce-
voir, de ne pas être la « mignonne petite fille » espérée
par sa mère avec des aspirations valorisantes sociale-
ment. Ses attaques du cadre révélant ses incertitudes
sur sa place se confrontent à une survivance du cadre
et donnent lieu à une mise en sens progressive de ses
scénarios infanticides. Nous allons voir à présent de
quelle manière lier ces scénarios à notre relation trans-
férentielle et les articuler aux affects de colère et de
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 303

détresse tout en introduisant un tiers est particulière-


ment mobilisateur dans la thérapie.

COLÈRE DE L'INFANS ENVERS


LE PARENT-THÉRAPEUTE,
OUVRANT SUR UNE TRIANGULATION

Les séances entourant les séparations liées aux


vacances sont des moments privilégiés pour analyser la
colère en lien avec la détresse suscitée par la séparation.
Environ un an après le début de la thérapie, le sur-
lendemain du seizième anniversaire d'Iris coïncide avec
un retour de vacances scolaires de deux semaines.
La veille, j'avais reçu un SMS sur mon portable, sans
signature, demandant s'il y avait bien séance à l'heure
habituelle, comme si j'étais susceptible de prolonger
mon absence, voire de disparaître. Habituellement, à
chaque veille de retour de vacances, la mère m'envoyait
de tels messages et j'ai répondu à Iris comme si le SMS
provenait de sa mère. J'ai réalisé après coup que c'était
Iris qui me l'avait envoyé. Durant la séance, la mine
déconfite, elle me dit qu'elle n'arrive pas à se concentrer
sur les études, alors que les résultats de cette année sont
cruciaux pour l'orientation future. Elle me montre son
poignet scarifié : « Voilà ce que j'ai fait hier. » Ne pou-
vant alors m'empêcher de me sentir moi-même atteinte
par cet acte, il m'a semblé important d'interpréter
d'emblée ce passage à l'acte dans le transfert, en suggé-
rant qu'il y a en elle une petite fille en colère contre une
maman que je pourrais représenter, qui aurait pu pro-
longer son absence sans s'intéresser à elle. Ma réponse
– ou plutôt ma non-réponse – à son message a pu susci-
ter une rage. De plus, ai-je ajouté face à son silence
songeur, c'est comme si la petite fille en elle n'avait
pas la parole pour dire sa colère à cette maman déce-
vante, qu'elle pourrait imaginer davantage tournée vers
un autre qu'elle. Acquiesçant, elle répond, comme
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304 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

résignée : « J'ai l'habitude qu'on me confonde avec ma


mère. » Et associant sur la colère que je propose de
verbaliser : « D'habitude, les gens me disent : “Tes
parents t'aiment.” C'est de la foutaise ! » Cette rage
contre une mère dont tout le monde dit qu'elle a tant
fait pour elle, comment l'exprimer ? « Je la tuerais ! »
s'exclame-t‑elle. Que ce soit Iris elle-même, et non sa
mère, qui m'envoie un message, pour la première fois,
apparaît déjà comme un début de tentative de sépara-
tion psychique. Cependant, je vois encore un système
narcissique, au sein duquel l'absence de l'autre peut
équivaloir à sa disparition. La prise en compte d'un
tiers est encore précaire, voire absente, au point que les
interruptions de séances laissent redouter un abandon
de ma part, voire une menace de mort.
« Je veux sauver ma peau, retrouver ma peau avant
de remplir ma tête », ainsi m'explique-t‑elle ses fré-
quents décrochages scolaires, exprimant ainsi son
besoin d'éprouver ses limites corporelles et psychiques.
Ce que je comprendrai davantage lorsqu'elle me dira
combien elle est dérangée quand son père s'impose à
l'improviste dans sa chambre, sans frapper à la porte,
pour ranger lui-même le bureau d'Iris, en lui deman-
dant : « Alors, tu travailles ? Je vais te faire réviser. »
J'apprends qu'une grande partie des affaires des
parents, notamment les livres du père, est stockée dans
la chambre d'Iris. Régulièrement, à toute heure, le père
ou la mère entre dans sa chambre pour chercher ou
déposer ses affaires, comme dans un entrepôt, sans
tenir compte de l'espace d'Iris, ce que nous pouvons
voir comme un fonctionnement incestuel au service de
la non-séparation. Dans la foulée, Iris me dit que des
ados l'auraient injustement accusée de vol. Elle semble
ainsi renverser son vécu d'intrusion par les parents
dans son espace en désir masqué d'empiéter sur l'es-
pace des parents et de leur voler leurs richesses. Le
thème de vol est récurrent, et je me risque cette fois-ci à
formuler une interprétation la reliant à son vécu pré-
coce : « La petite fille en vous, il y a longtemps, a pu se
sentir volée à sa famille. » Avec un apparent soulage-
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L'INFANS AU CŒUR DE LA RELATION | 305

ment, elle répond en souriant : « C'est très incons-


cient. » Quelques semaines plus tard, elle reparle de son
espace : « Ma chambre, elle m'appartient. » Les limites
des territoires de chacun sont davantage intégrées et
respectées, ce qui va permettre à Iris de se sentir davan-
tage exister pour elle-même. L'efficacité des processus
de pensée s'en voit accrue : progressivement, les résul-
tats scolaires remontent.
Près d'un an et demi après le début de la thérapie, à
l'approche des vacances d'été, elle évoque une liaison
amoureuse sur le point de rompre. Ses relations amou-
reuses, éphémères, ont pour point commun de se nouer
avec des garçons habitant loin de chez elle, comme si
cette distance constituait une protection. Cette période
estivale annonce aussi notre longue interruption des
séances. Je formule ce qui me vient à l'esprit en l'écou-
tant : « C'est comme si, quand vous vous attachez à
quelqu'un, plein de questions revenaient : “Est-ce qu'il
sera fiable ?” “Est-ce qu'il ne va pas partir ?” Et peut
revenir en vous une petite fille qui dans le passé a été
très en colère contre un papa qui est parti pour retrou-
ver quelqu'un de plus intéressant. » Songeuse, elle
répond : « Ouais… Chez chacun, il y a du cool et du pas
cool, même chez les gens que j'aime bien… » Lors de la
séance suivante, elle annonce, satisfaite, son passage en
première, dans la filière choisie. Elle évoque l'été
comme le « moment des changements » : « Et puis il y
aura des moments où je serai avec des étrangers en colo,
je verrai beaucoup de nouvelles têtes. » Je demande :
« À votre avis, comment aurait pu être le premier été de
votre vie, il y a seize ans ? » Après réflexion, elle semble
prendre conscience du grand voyage de son adoption
lorsqu'elle avait environ 3 mois : « Ah oui, c'était
l'été ? » Puis elle enchaîne, pensive, et de plus en plus
souriante : « Ouais, des étrangers sont venus me cher-
cher, j'ai fait un long voyage, tout a changé. J'ai été
embarquée par des étrangers qui m'ont dit : “Nous
sommes tes parents.” Ma mère me dit que je n'ai fait que
dormir pendant une semaine. Je me dis que j'ai été for-
tiche. Je me dis que j'ai de la chance d'être tombée où je
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suis tombée. Sinon, mes copains, je ne les connaîtrais


pas, ç'aurait vraiment été dommage. Donc heureuse-
ment. » Je vois poindre ici un peu plus d'ambivalence.
Iris semble moins dans le « tout ou rien » et moins dans
la détresse. À présent, elle semble voir à la fois les
aspects plutôt bons et les aspects moins bons de ses
parents et de ses amis. Il m'arrivera de reprendre,
avant ou après des vacances, lorsqu'Iris manifeste une
angoisse de séparation – ou des défenses contre celle-
ci –, une interprétation formulant la colère de l'infans
en elle, triste face à un parent qui l'abandonne pour un
autre ou pour d'autres occupations.
Après plus de deux ans de thérapie, Iris, qui a alors
17 ans, parle de ses déboires sentimentaux. Elle est à
nouveau en contact avec un garçon qui l'attire mais qui
l'a déjà déçue à une reprise. Elle pourrait se faire avoir
à nouveau. Il est d'un monde si éloigné que celui dans
lequel ses parents adoptifs l'ont élevée. Contrairement
aux garçons « si ennuyeux » de son quartier n'ayant
« rien vécu », ce banlieusard, il a voyagé, il a même
connu des dangers et des gardes à vue. Je formule :
« Vous, vous en avez vécu, des choses que d'autres
n'ont pas vécues : un voyage, un éloignement de vos
origines. “À quel monde est-ce que j'appartiens ?”
Au fond, à travers quelqu'un comme ce garçon, ne
cherchez-vous pas un peu la tendresse d'un père qui
vous a manqué ? » Après un « Ah non ! » étonné, un
fou rire retenu comme si ce qu'elle venait d'entendre
lui paraissait absurde, et un début de justification
– « Parce que mon père… » –, je précise : « Je parle du
père que vous n'avez pas connu. » Elle prend alors un
air plus concentré : « Ah ! l'aventurier. Je l'imagine
quelque part [elle cite un nom de ville à l'autre bout du
monde]. Il aime la vie facile. C'est là qu'il y a le plus
grand bar à putes. Donc je le vois bien faire des allers-
retours, berner des gentilles filles comme ma mère biolo-
gique. Comme j'ai été bernée. » Je relance : « En disant
ça, c'est comme si vous recherchiez une solidarité avec
votre mère biologique… » Elle retient une larme, ce qui
n'est pratiquement jamais arrivé durant nos deux ans
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de rencontres régulières : « Je m'en rends compte en


vous en parlant, en fait. » Je poursuis : « Vous rappro-
cher d'elle en quelque sorte. » Elle songe : « Je me dis
que peut-être un jour j'irai la retrouver, là-bas. » Elle
revient sur le garçon qu'elle essaie d'oublier, se deman-
dant si elle y arrivera. Je me souviens que, durant les
séances précédentes, elle avait beaucoup parlé d'une
amie plus jeune, de la même origine qu'elle, considérée
comme sa petite sœur et même son « mini-moi ». Elle
était tombée enceinte et s'était fait avorter. J'associe :
« Je me dis, en vous écoutant, qu'il y a deux situations
qui vous touchent tout particulièrement en ce moment :
ce garçon, un aventurier un peu comme votre papa, et
cette petite sœur qui a été enceinte trop jeune et qui n'a
pas pu garder son bébé, un peu comme votre mère. »
Iris apparaît concentrée et touchée : « Oui… Sauf
qu'elle, elle a avorté. Ma mère n'a pas avorté. Heureu-
sement ! Merci Maman. On a beau dire… c'est vrai
qu'on naît pour mourir… mais il y a quand même plein
de choses à faire dans la vie. » J'enchaîne : « L'avorte-
ment, ça vous a remuée. “Et si ma mère avait avorté ?” »
Après une dénégation – « Non mais, ma petite sœur, à
14 ans, elle ne pouvait pas faire autrement » –, elle fait
remarquer que cette amie et le copain dont elle parlait
se trouvent à présent dans la même ville. Et si c'était lui
qui l'avait mise enceinte ? Elle imagine aussi qu'elle
aurait plaisir à aller lui casser la gueule. Je suggère que
c'est comme si, à cet endroit, elle voyait le couple de ses
parents à travers sa « petite sœur » et ce garçon. Elle rit,
précisant qu'elle avait fait à sa petite sœur la description
de ce garçon en lui disant que, s'il est ainsi, elle le
connaît et ce serait facile de la venger.
Au début de la thérapie, j'assistais à une certaine
confusion et une alternance d'excitation brûlante et
d'angoisse d'anéantissement. À présent, un chemin se
dessine vers une triangulation œdipienne et un climat
plus tempéré. Je pense que les formulations d'interpré-
tation reliant Iris à son vécu archaïque tout en incluant
un tiers dans les relations à autrui favorisent beaucoup
une intrication accrue entre amour et haine, ainsi
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308 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

qu'une verbalisation plus aisée des conflits. Il devient


possible d'être en désaccord sans s'entre-tuer, sans
s'auto-attaquer. Les relations à soi et aux autres acquiè-
rent du jeu et de l'épaisseur.
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VII

Ouvertures
pour conclure

Non pas conclure mais ouvrir, telle est notre visée per-
manente pour que notre pensée et celle de ceux qui liront
ces lignes soient sans cesse en mouvement. Après le geste
suicidaire, l'expression du fantasme infanticide pourrait
témoigner d'une trajectoire de l'éprouvé chaotique à une
représentation signifiante et, dès lors, d'un travail de
lien. Il nous est apparu fécond de considérer ce fantasme
comme un révélateur du sens latent du geste suicidaire :
tuer l'infans en soi, attaché aux objets originaires et des-
tinataire du jaillissement pulsionnel inaugural, mortifère
par carence ou par excès de vie. Pour les adolescents ne
trouvant d'autre moyen que ce recours à l'acte destruc-
teur, la visée serait de se désencombrer de l'infans idéal,
soumis aux desiderata parentaux, inadéquat avec la
nouveauté génitale introduite par le pubertaire.
Nous espérons avoir mis en évidence, tout au long de
cet écrit, les multiples paradoxes que soulève le geste
suicidaire à l'adolescence. Tout d'abord, ce geste mani-
festement mortifère porte néanmoins un essor de vie
que le sujet ne sait momentanément comment exprimer
autrement. La séparation d'avec les objets parentaux
est à la fois recherchée et redoutée. À la fois décharge de
motions pulsionnelles massives qui ne peuvent plus être
passées sous silence et défense vitale face à une menace
identitaire, le geste suicidaire dévoile le trauma puber-
taire, faisant écho à des traumas infantiles antérieurs,
et constitue un trauma en soi. Tout en visant l'attaque
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310 | LE GESTE SUICIDAIRE À L'ADOLESCENCE

des objets parentaux trop proches ou trop distants, le


geste suicidaire est auto-attaque afin que ces objets
soient préservés et même protégés. Témoignant d'une
impasse du pubertaire, ce geste signe aussi une ultime
tentative de dégagement du pubertaire. Pour les ado-
lescents suicidants, la mort est à la fois objet de fascina-
tion, voire d'angoisse, et de déni. L'irruption d'identifi-
cations mélancoliques révèle une menace de brouillage
des générations et une insuffisante contention des
motions pulsionnelles pubertaires, par défaut de conte-
nants psychiques, familiaux et sociaux. Mais nous avons
surtout voulu faire ressortir les potentialités évolutives
considérables de ces adolescents : les remaniements
identificatoires qui s'opèrent au cas par cas. Le geste
suicidaire est donc porteur d'une quête d'individua-
tion, de séparation et de subjectivation, et constitue
aussi une tentative de « faire génération ». Une mobilisa-
tion psychique peut s'ensuivre : le moi peut s'affirmer,
comme le révèle notamment la tendance significative à la
construction d'enveloppes identitaires, le surmoi peut
apparaître plus nuancé et une activité sublimatoire peut
participer à l'intégration des motions destructrices ainsi
qu'à l'établissement de processus de liaison. Les repré-
sentations infanticides, lorsqu'elles peuvent être expri-
mées après le geste suicidaire, constituent des scènes
signifiantes témoignant d'une transformation de l'iden-
tification mélancolique en masochisme, de meilleur aloi
puisque introduisant de l'éros dans les liens.
Limiter le travail du psychologue à désigner une entité
psychopathologique pour qualifier le trouble de l'adoles-
cent serait stérile, voire dommageable. Il nous est apparu
essentiel de voir l'adolescent comme regorgeant de pro-
cessus évolutifs. Nous incitons les cliniciens à reconnaître
davantage les mouvements psychiques qui peuvent s'opé-
rer chez les adolescents et à élargir la visée diagnostique à
une démarche plus dynamique de quête de sens, avec une
expectative confiante des potentiels changements à venir.
À la suite du trauma, proposer une écoute contenante
ainsi qu'une surface de projection signifiante peut faire
émerger des contenus riches de sens participant au réta-
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OUVERTURES POUR CONCLURE | 311

blissement des processus de liaison et des mouvements


identificatoires. Une contention psychique intense est dès
lors susceptible de catalyser la mutation subjectivante.
Par la suite, une psychothérapie psychanalytique instau-
rant un cadre bien défini et régulier ainsi qu'un espace
d'échanges avec les parents permet aux mouvements de
pensée de se déployer et dès lors au sens d'émerger, ame-
nant l'adolescent à exploiter et à développer ses res-
sources psychiques, et de progressivement renoncer à ses
défenses autodestructrices.
Partant d'études métapsychologiques des processus
liés à une désorganisation psychique pour proposer des
pistes de réorganisation psychique à l'aide de la méta-
phore du meurtre de l'infans, notre trajectoire s'est
effectuée des contenants du psychisme et de ses dys-
fonctionnements à ce qui peut favoriser des émergences
de contenus porteurs de sens, d'après les faits que nos
expériences de psychothérapeute et de clinicienne-cher-
cheuse nous ont amenée à observer. C'est dire l'étroi-
tesse permanente des liens entre contenant et contenu
de pensée. Pour mener le mieux possible un travail psy-
chothérapeutique, il nous semble essentiel de garder à
l'esprit cette intrication contenant-contenu. Dès lors,
prendre en compte le maniement du cadre, par les pro-
tagonistes de la relation thérapeutique – le thérapeute,
l'adolescent et même les parents, le cadre constituant un
contenant de pensées pour chacun d'eux –, est essen-
tiel pour saisir et reformuler avec le plus de justesse
possible des propositions de sens des contenus du dis-
cours de l'adolescent. Ce qui est non sans répercussions
sur le développement de l'adolescent de sa capacité à
contenir par l'appareil psychique sur la scène mentale,
plutôt que par l'agir, ses contenus psychiques et à leur
donner une forme partageable.
Le geste suicidaire auquel tant de jeunes recourent
avec le sentiment de ne pas avoir d'autre choix que cette
voie autodestructrice gardera sans doute toujours une
part de mystère insondable. Ceux qui liront ces lignes
formuleront leurs propres pistes d'approfondissement,
nous l'espérons vivement.
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Post-face

Quand j'avais 15 ans et qu'on me demandait quel


métier je voudrais exercer plus tard, je ne répondais
pas. En vérité, je trouvais cette question bien frivole :
l'unique question que je me posais était celle de savoir
si j'allais vivre ou mourir.
Il ne s'agissait pas de vouloir vivre ou mourir. Je ne
voulais pas mourir. Mais je ne considérais pas que j'avais
le choix : je pesais 32 kilos pour 1 m 70 et j'étais inca-
pable de me remettre à manger. D'aucuns qualifiaient
mon attitude de suicidaire. Je réfutais ce mot car, à mes
yeux, le suicide résultait d'un choix.
Toute l'interrogation du suicide à l'adolescence réside
sans doute là : l'adolescent qui commet le geste suicidaire
a-t‑il le sentiment de choisir cet acte ? C'est la probléma-
tique qu'aborde Nathalie de Kernier avec une profon-
deur, une sensibilité et une expérience irremplaçables.

Amélie Nothomb
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Bibliographie

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Table

Préface, 7
I – À l'origine, le geste et le meurtre, 17
Le « geste », un mouvement porteur de sens en deçà de la
représentation ?, 21
« Se soi-tuer », attaque de soi, d'un autre en soi ou par un
autre en soi ?, 22
Meurtre de l'infans dans la Genèse : un récit de l'origine, 23
Œdipe, infans meurtri devenant meurtrier : quête et attaque des
origines, 26
Actuellement, un contexte épidémiologique préconisant un
suivi dans la durée, 28
II – L'impansable pensé par des psychanalystes d'adolescents, 31
Au cours de l'histoire, de la condamnation à la compréhen-
sion, 31
S. Freud : « … du même coup et lui-même et l'objet à la fois
aimé et haï », 33
A. Haim : l'adolescence comme facteur suicidogène, 37
F. Ladame : une dialectique entre les dimensions interne et
externe, 39
M. et M. É. Laufer : une cassure de développement, 45
P. Jeammet et É. Birot : fragilités internes chez l'adolescent,
46
X. Pommereau : l'environnement externe et l'autre, desti-
nataire du geste, 49
D. Marcelli : vouloir vivre… mais autrement, 52
M. Charazac-Brunel : l'adolescent prisonnier de l'idéal du
moi parental, 52
Vers notre contribution aux études psychanalytiques sur le
geste suicidaire, 54
III – L'identification comme indicateur de l'organisation psychique,
59
D'une génération à l'autre, une mesure du temps humain, 63
« Je me sentais tout… tous contre moi » – L'ombre d'un meurtre, 64
Temporalité figée et figures de confusion entre générations, 69
Le geste suicidaire comme ultime tentative de « faire généra-
tion », 75
L'identification, une mesure de l'espace intrapsychique, 77
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S'identifier : quelle possibilité de choisir et de renoncer ?, 78


Identification hystérique, 79
Identification narcissique, pas nécessairement mélancolique, 81
L'identification mélancolique comme écrasement spatio-
temporel, 85
« Quand je parlais, je ne disais rien » – Au-delà de l'impansable
vide, l'impensé, 85
Lorsque renoncer renvoie à l'enfant mort, choisir devient impos-
sible, 92
Tuer le mort : redémarrer à tout prix le processus de subjec-
tivation ?, 105
Que devient l'adolescent après son geste suicidaire ?, 111
Quel suivi thérapeutique ?, 114
IV – Afflux pulsionnel excessif et désorganisation psychique, 119
Pulsions : intrications et désintrications, 120
Le geste suicidaire : décharge pulsionnelle et désintrications
traumatiques, 121
« J'aime pas rester enfermée » – De l'inhibition forcenée à la
désintrication, 123
Le masochisme : retournement contre soi et tentative para-
doxale de reliaison, 129
« Ma mère m'a coupé les cheveux et voulait retourner mon
chien » – Coupures et retournements, 130
Masochismes, du retournement fondamental aux retournements
auto-provoqués, 136
Retournement excessif coupant de l'objet : du masochisme au
narcissisme, 141
Pour ne pas détruire l'autre, se détruire soi… Un meurtre
protecteur ?, 144
« … pour que tout le monde soit autour de moi » – Un geste
adressé à un autre, 145
L'objet trop absent ou trop présent : abandon ou emprise d'un
objet-trauma, 151
Paradoxe du geste suicidaire : attaquer et protéger l'autre, 154
La violence comme défense, 158
« Sinon, il y en a une qui va tuer l'autre… » – Quand l'une des
deux est de trop, 158
Violence – fondamentale – et agressivité, sexualité instinctuelle et
sexualité infantile, 164
Le geste suicidaire, une défense paradoxale, 167
V – Du chaos pubertaire, une mise en forme organisatrice :
l'infans, 175
Le pubertaire : un après-coup résonnant avec un avant-
coup, 175
« Avant-coup », l'infans, 175
Anamorphoses de la puberté, 179
« Après-coup », des « processus primaires posthumes » faisant
trauma, 183
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Le pubertaire, de l'infans à l'adolescens, 187


« Je rentre dans le monde des adultes trop vite » – Infans pubère
ruée de coups, 193
Le pubertaire révélateur de l'infans en quête de contenant,
201
« Si je ne joue pas, je ne peux pas survivre » – En quête de
contenant, 203
La représentation, un contenant fondamental, 210
Soutien narcissique parental et obsolescence, des contenants
familiaux, 213
Scène pubertaire : le geste suicidaire révélateur d'un pubertaire
non contenu ?, 216
Des vœux meurtriers, en écho à ceux attribués aux objets
parentaux, 219
« Mon père a fait : “Oui, j'ai honte de toi” » – Résurgence
infanticide-parricide, 219
Du meurtre à la mort : mort ou arrêt sur image, 225
Parricide et inceste, 227
Infanticide, 232
Le sacrifice, acte parricide et infanticide, réplique au trauma
subi par l'infans, 235
Tuer l'infans en soi à l'adolescence : un scénario incontour-
nable, 248
« J'ai rien dit jusqu'à aujourd'hui » – L'inceste, meurtre de la
parole et de la psyché, 249
On tue un enfant : un fantasme originel réactualisé, 257
Lorsque le pubertaire est en souffrance, tuer l'infans en passant
à l'acte, 259
Vœux de mort projetés sur un auteur vivant : de la mélancolie au
masochisme, 267
Tuer ou être tué(e) selon le sexe : infanticide féminin et parricide
masculin ?, 270
VI – L'infans au cœur de la relation psychothérapeutique, 281
L'infans dans le contre-transfert du thérapeute, 282
Retisser un contenant familial et construire un cadre théra-
peutique, 284
Restaurer un contenant identitaire et contenir l'infans, 289
Déploiement dynamique de représentations de scènes parri-
cides et infanticides, 294
Colère de l'infans envers le parent-thérapeute, ouvrant sur
une triangulation, 303
VII – Ouvertures pour conclure, 309

Post-face, 313

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