Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Ahess 0395-2649 1971 Num 26 3 422441
Ahess 0395-2649 1971 Num 26 3 422441
Economies, sociétés,
civilisations
Metz Christian. Réflexions sur la "Sémiologie graphique" de Jacques Bertin. In: Annales. Economies, sociétés,
civilisations. 26ᵉ année, N. 3-4, 1971. pp. 741-767 ;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1971.422441
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1971_num_26_3_422441
de Jacques Bertin *
742
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » С METZ
Remarquons à ce propos que le titre, s'il veut être complet, annonce aussi les
composantes (ici : variations de cotes et de dates); mais il les annonce seulement,
et le graphique lui-même les reprendra en charge par le jeu de ses variables visuelles,
alors qu'en matière d'invariant le titre (c'est-à-dire le recours à la langue) n'annonce
pas l'information, mais la contient toute entière : plus rien dans le graphique ne
viendra la reprendre.
743
TEXTES ET IMAGES
Certaines composantes sont par elles-mêmes ordonnées : leurs paliers sont rangés
dans un certain ordre avant toute intervention du rédacteur graphique. Cet ordre
préexistant peut tenir à la nature des choses ou à des classifications socio-culturelles
susceptibles de varier à travers l'histoire, ou d'une civilisation à une autre. (On
regrettera que Jacques Bertin ne soit pas assez explicite sur ce point, qu'il effleure
seulement; c'est tout le problème des rapports entre culture et technique : le code
graphique est une technique qui est en usage, pour l'essentiel, dans une civilisation
bien précise, la civilisation industrielle et technicienne; elle se développe sur le fond
de diverses autres codifications moins explicites, plus largement sociales, qui sont
propres à cette même société; les Nambikwaras ne font pas de scalogrammes, les
compagnons de Vercingétorix ne « lissaient » pas les courbes; bien entendu, une
étude « cross-culturelle » trouverait peut-être des équivalents de la graphique dans
diverses sociétés, mais il est clair que le code serait tout différent, ainsi qu'il apparaît
lorsqu'on regarde une carte ancienne. Jacques Bertin indique ce genre de problèmes
à plusieurs reprises, mais sans jamais s'y arrêter.) Toujours est-il que des
composantes comme Zones de température (dans les graphiques climatologiques) ou Grades
militaires ou Pyramide des âges présentent des paliers qui, pour des raisons
naturelles ou culturelles, s'offrent déjà rangés au rédacteur graphique : « Tiède » est
entre « Chaud » et « Froid », non entre « Chaud » et « Torride ». Aussi, sur la
surface même du papier, le rédacteur n'est-il pas libre de placer « Tiède » n'importe où :
une composante ordonnée n'est pas ordonnable. Il peut arriver, toutefois, que le
graphiste « dé-ordonne » à dessein (p. 37) une composante ordonnée, dans le but
déclaré de faire apparaître visuellement une corrélation inattendue (Exemple :
l'armée d'un pays compte 3 000 commandants et 2 800 sous-lieutenants, chacun
des autres grades étant représenté par un nombre beaucoup plus faible d'officiers;
le rédacteur pourra ordonner les grades, dans sa figure, selon le nombre de leurs
titulaires et non plus selon la hiérarchie militaire; on aura alors — dans cet exemple
un peu caricatural et qui n'a d'autre réalité que démonstrative x — une composante
« ordonnée dé-ordonnée » dont les paliers pourront être rangés, de gauche à droite,
dans un ordre comme : Commandants -> Sous-Lieutenants -»• Capitaines -*■
Colonels -*■ etc.).
Après les composantes ordonnées, les composantes quantitatives. Ce sont celles
qui consistent en données chiffrées : nombre de tonnes de blé produites par
département, nombre de personnes par catégories quelconques (ou cotes chiffrées des
actions, dans notre tout premier exemple), etc. JJ peut s'agir d'effectifs (nombre de
médecins pour un canton, nombre de bêtes à cornes pour une exploitation, etc.),
lorsque le chiffrage procède seulement par nombres entiers, ou de mesures (poids,
surfaces, prix, etc.), lorsque des décimales sont susceptibles d'apparaître. Dans les
deux cas, le propre des composantes quantitatives, et le trait auquel elles doivent
leur nom, est que leurs différents paliers peuvent être comparés numériquement les
uns aux autres : avec de telles composantes, il est possible de caractériser un palier
comme « représentant » le double, ou le triple, ou le quart d'un autre palier
(10000 tonnes est le quintuple de 2 000 tonnes). On remarque à ce propos que
certaines composantes apparemment chiffrées ne sont pourtant pas quantitatives
mais simplement ordonnées (p. 37), car les chiffres qui définissent chaque palier y
fonctionnent comme des ordinaux : ils déterminent des rangs, non des quantités (on
pourrait dire également que ce sont des numéros plutôt que des nombres; l'idée est
la même); exemple : distinction entre plusieurs catégories de tailles d'entreprises (caté-
744
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » ;.j C. METZ
746
TEXTES ET IMAGES ;
celles qui sont en usage dans les graphiques, et qui ne sont pas les mêmes que celles
de la photographie, de l'art pictural, etc. — se distinguent les unes des autres par
leur position sur huit axes de variations visuelles :
1. Variations dans l'emplacement de la tache, plus ou moins haut ou bas sur
la feuille de papier.
2. Variations dans l'emplacement de la tache, plus ou moins à droite ou à gauche.
3. Variations dans la forme de la tache : cercle, rectangle, surface à contours
complexes ou inédits, etc.
4. Variations dans la taille de la tache, depuis le simple « point » jusqu'à la
vaste plage.
5. Variations dans la couleur de la tache : bleu, rouge, etc.
6. Variations dans la valeur de la tache, du plus ou moins « clair » au plus ou
moins « foncé ».
7. Variations dans le grain de la tache : à partir du moment où elle occupe une
certaine surface, son grenage plus ou moins « gros » ou « fin » est nettement
perceptible.
8. Variations dans Г orientation de la tache. (Nous remettons à un peu plus loin,
pour les raisons que l'on verra, la définition de ce dernier facteur.)
On remarque que les variables 1 et 2 correspondent aux deux dimensions du
plan; ce sont les coordonnées orthogonales (p. 148); la position d'une tache n'est rien
d'autre que sa situation par rapport à ces deux premières variables. Le propre des
cartes géographiques (et qui les distingue des autres sortes de graphiques), c'est que
la « composante géographique » mobilise à elle seule les deux dimensions du plan.
Cette composante géographique, Jacques Bertin laisse entendre à diverses reprises
qu'on peut la définir comme la représentation de l'ordre naturel des lieux; mais i
nous semble qu'il vaudrait mieux y voir la représentation des relations spatiales et
topographiques telle qu'elle est conventionnellement opérée dans nos civilisations (il
s'agit là de tout un ensemble de techniques hautement codées, et dont l'auteur
— qui est, comme on le sait, un eminent cartographe — fournit lui-même plusieurs
exemples fort précis).
La carte géographique, selon Jacques Bertin, est un des cas du système graphique
(l'autre étant le « réseau ») où la correspondance ne s'établit pas entre une
composante et une variable, mais entre une composante et deux variables. Toutefois, on
pourrait peut-être considérer que la « composante géographique » consiste, en réalité,
en une combinaison de deux composantes, dont chacune correspondrait alors à une
seule variable : la composante « Nord-Sud », traditionnellement associée à la variable
verticale, et la composante « Est-Ouest », affectée à la variable horizontale; c'est
le problème des longitudes et des latitudes. Le résultat pratique est évidemment
le même dans les deux interprétations, et l'auteur apporte certainement une
appréciable et nouvelle clarté lorsqu'il insiste sur le fait que, dans les cartes, la première
composante autre que topographique mobilise déjà une troisième variable visuelle.
Mais cela tient — et l'auteur n'est peut-être pas assez explicite sur ce point —
à ce que le code proprement graphique vient s'adosser, lorsqu'il s'agit de cartes,
à tout un code cartographique qui semble bien (mais ce serait ici à l'historien ou à
l'ethnologue d'entrer dans plus de précisions) être historiquement antérieur à la
graphique et socialement distinct d'elle. L'homme faisait des cartes, même maladroites
ou approximatives, bien avant de faire des diagrammes; le graphique, de toute
évidence, est lié à la technologie moderne, cependant que la carte — que cette même
technologie a pourtant perfectionnée de façon spectaculaire — a des liens plus
anciens avec la navigation, l'exploration, l'évangélisation, la colonisation, Гаррго-
7«6
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » WS> C. METZ
visionnement, et sans doute aussi avec l'imagination poétique, les rêveries de l'espace
et d'autres pulsions affectives dont on ne voit guère l'équivalent dans le graphique
vrai. Cet enracinement culturel n'est pas sans relations avec les codifications
techniques qu'étudie la Sémiologie graphique. Car, à partir du moment où l'on prend en
considération une topographie autre que de papier — c'est-à-dire lorsqu'on quitte le
diagramme ou le réseau pour la carte — on se trouve entraîné dans des opérations
hautement spécialisées et très particulières; l'auteur expose certaines d'entre elles, et
il est clair qu'elles ne s'appliquent pas aux diagrammes. Aussi, lorsqu'une carte,
non contente de marquer les positions topographiques, indique en plus les densités
de peuplement par un jeu de couleurs — ou plutôt, dans cet exemple, par un jeu de
valeurs — on peut penser que ce sont, au fond, deux codes distincts qui sont
conjointement à l'œuvre dans le même message : on a un graphique plaqué sur une carte.
Du reste, c'est très exactement ainsi que Jacques Bertin (pp. 118-119 et 394) définit
le cartogramme; exemple : une carte départementale de la France comportant, sur
la surface géographiquement affectée à chaque département, un petit diagramme
qui représente la répartition professionnelle de la population active. Mais le
cartogramme est une « espèce » bien précise, et, dans un sens plus général, on peut estimer
que toute carte est, au fond, un cartogramme à partir du moment où elle inclut une
deuxième composante (non topographique), et par conséquent une troisième variable
(non orthogonale). En somme, il semble bien que les cartes, qui, à certains égards,
forment un sous-ensemble des graphiques — et sur ce point, les définitions de l'auteur
sont très claires et rigoureuses — conservent par ailleurs un code distinct, lui-même
lié à des faits de civilisation spécifiques. Il y a là un problème que l'auteur laisse en
suspens, et que le recenseur ne saurait non plus trancher en quelques lignes. La
réponse que lui apportera l'avenir est d'une certaine importance théorique, même
si elle est sans incidence sur la fabrication des graphiques.
(Pages 11 et 44.)
Chaque tache, on Га dit, peut se définir par rapport aux huit variables visuelles*
Mais d'un autre point de vue — et qui, logiquement, vient même le premier —
on peut classer toutes les taches en trois grandes catégories : celles qui s'organisent
par rapport à un point, celles qui s'organisent par rapport à une ligne, et celles qui
s'organisent par rapport à une surface; pour rendre compte de ce fait, Jacques
Bertin pose que Y implantation d'une tache peut être de trois sortes (et de trois
seulement) : ponctuelle, linéaire, zonale.
On pourrait croire que cette tripartition vient en porte à faux par rapport à la
distinction des huit variables : en effet, qu'est-ce qui différencie un point d'une
ligne et une ligne d'une surface, sinon le jeu normal des positions sur les coordonnées
orthogonales, c'est-à-dire les deux premières variables elles-mêmes ? Mais
l'objection, en vérité, serait sans fondement. Car une tache en implantation ponctuelle n'est
pas forcément un point, ni une tache en implantation linéaire une ligne : ainsi,
dans les cartes de géographie où les villes sont figurées par un cercle noir dont le
diamètre est proportionnel à la population, la tache matérielle peut être de grande
surface sans que l'implantation cesse d'être ponctuelle, puisque le seul élément
qui est alors pertinent pour déterminer la position de la ville ( = sa situation par
rapport aux deux premières variables) est le centre du cercle, c'est-à-dire un point
idéal — une pure « position » justement — , l'intersection de deux lignes. Physique-
m
TEXTES ET IMAGES
ment, cette tache consiste donc en une surface; mais dans le code, on voit qu'elle
fonctionne tout autrement qu'une tache en implantation zonale comme celle qui,
sur une carte détaillée de la forêt landaise, représentera un secteur incendié : cette
dernière occupe, elle aussi, de la surface de papier (comme le grand cercle qui figure
Paris), mais ce sont à présent toutes les parties de la surface qui sont pertinentes
quant à la position. De même, une tache en implantation linéaire — représentant
par exemple un fleuve, une route, une frontière — peut avoir une superficie notable :
il suffit pour cela que la largeur du trait ait été mobilisée pour fournir telle ou telle
indication supplémentaire (« Route à grande circulation », etc.); mais pour la
position, seul est pertinent l'axe idéal du trait, c'est-à-dire une ligne — longueur sans
largeur, donc sans surface — pure intersection de deux surfaces.
On voit ainsi que, dans la Sémiologie graphique, les termes techniques de position
et implantation recouvrent exactement — à eux deux — l'ensemble des faits que le
langage courant résume par le mot « emplacement ». C'est en effet selon que la partie
de la tache qui indique la position se réduit à un point, à une ligne, ou est au contraire
co-extensive à la surface entière, que la tache elle-même se trouve placée dans l'une
ou l'autre des trois classes d'implantation; or, qu'est-ce à dire, sinon que ces trois
classes correspondent aux trois réponses que l'on peut donner à la question suivante :
« Quelle est la partie de la tache qui indique remplacement » ? Ou encore, de façon
plus théorique (et s'agissant des cartes) : « Dans la topographie du signifiant (= feuille
de papier), quelles sont les parties qui indiquent la topographie du signifié (=
disposition des lieux) ? »
748
LA « SEMIOLOGIE GRAPHIQUE С METZ
On n'a encore rien dit de la variable « Orientation » (pp. 43, 93, 184). Pour
Pisoler de toutes les autres, imaginons deux taches qui seraient l'une et l'autre en
implantation ponctuelle et dont le centre idéal occuperait la même position, qui
auraient toutes deux la forme d'un bâtonnet, la même taille, le même grain, la même
couleur et la même valeur; elles ne se confondraient pourtant pas forcément : l'un
des bâtonnets pourrait être horizontal et l'autre vertical, ou bien l'un oblique avec
le haut à gauche et l'autre oblique avec le haut à droite, etc. De même, il arrive
souvent, dans les cartes, que des hachurages de grain égal se distinguent par leur
inclinaison : c'est encore une différence ď « orientation ».
Le jeu de cette variable, comme on le voit, se trouve bloqué toutes les fois que
la tache — ou les marques qui matérialisent son grain — n'ont pas une forme
oblongue, c'est-à-dire ne manifestent pas un minimum d'inégalité entre une grande
et une petite dimension (1 sur 4 en moyenne, précise Jacques Bertin). Plus
exactement — et c'est là une distinction que l'auteur, à notre sens, n'explicite pas assez —
les variations d'orientation ne sont pratiquement perceptibles i. que si le support
est oblong. Car force est de constater que certaines taches non oblongues restent
en théorie susceptibles d'orientation; en voici un exemple simple :
П convient donc de distinguer plus nettement les cas où une variable se trouve
bloquée pour des raisons radicales, son libre jeu étant formellement incompatible
avec celui d'une autre variable — ainsi, lorsque la « forme » est celle d'un cercle,
toute « orientation » devient impossible : si un cercle tourne autour de son centre,
7*
TEXTES ET IMAGES
l'emplacement total qu'il occupe sur la feuille de papier reste rigoureusement constant
tout au long de cette rotation — et les cas où une variable, sans être bloquée, voit
son efficacité pratique s'affaiblir (comme dans le schéma des deux carrés, esquissé
à l'instant, et où la différence d'orientation est beaucoup moins spectaculaire pour
le lecteur que s'il s'était agi de deux rectangles allongés). Le blocage et le manque
d'efficacité (ou faible lisibilité) sont deux phénomènes bien différents : le premier
intéresse la structure même du système graphique et constitue un problème de
combinatoire; le second, au contraire, se résout en une question pratique
d'adéquation sensorielle des signifiants; là, on a des écarts différentiels impossibles, ici des
écarts différentiels mal choisis ou peu heureux. Cette distinction — qui est, en théorie
sémiologique, celle de la forme et de la substance — , Jacques Bertin la reprend fort
clairement à son compte dans une autre partie de son ouvrage, où il définit les « règles
générales de lisibilité ou de séparation » (pp. 175-190), non sans préciser (p. 175)
qu'elles s'opposent aux « règles de construction » parce qu'elles ne concernent pas
la structure. C'est, nous semble-t-il, une bipartition très analogue qui doit être
fermement maintenue si l'on veut prendre de front le problème des compatibilités entre
variables, et établir la liste exacte des combinaisons non réalisées (= tableau de
présences et d'absences).
Mais revenons à notre texte. En implantation linéaire, continue l'auteur, les
bâtonnets qui peuvent constituer le « pointillé » du trait sont susceptibles, eux aussi,
de diverses orientations, en particulier (pp. 92-93 et 184) selon que leur grande
dimension se situe dans l'axe de la ligne idéale ou lui est au contraire
perpendiculaire :
Mais ici, il faut remarquer que, lorsque le trait qui matérialise la ligne idéale est
continu et non pointillé, les variations d'orientation se trouvent bloquées : une
ligne, par définition, est intrinsèquement orientée, son tracé est déjà pertinent pour
indiquer la position, on ne peut donc pas le faire varier pour indiquer autre chose.
C'est là une sorte de contre-épreuve qui montre après coup que, dans le cas de la
ligne pointillée, ce n'était pas la ligne elle-même mais son pointillé (c'est-à-dire son
grain) qui autorisait les variations d'orientation. Du reste, il en va de même pour
les hachures (qui traduisent fréquemment le grain sur surface notable) : la variation
d'orientation joue par-dessus la variation de grain : les hachures ne sont pas la tache,
elles «sont» (si l'onpeutdire) le grain de la tache. Dans les cas de ce genre, l'orientation
devient une variable seconde et elle n'a plus le même statut théorique que les sept autres
(ni que les formes « directes » de l'orientation). Il conviendrait donc, nous semble-t-il,
de distinguer deux sortes ď « orientation », selon que ce qui est orienté (en pratique :
ce qui est oblong) est la tache elle-même, comme dans l'exemple initial des deux
bâtonnets, ou au contraire, n'est pas la tache, mais l'ensemble des marques
nécessaires à la manifestation de son grain (hachures ou pointillés, notamment). Dans
le premier cas, l'orientation est une variable comme les autres; dans le second, elle
est pour ainsi dire une variable de variable.
LA « SEMIOLOGIE GRAPHIQUE » tSCÂâf. C. METZ
Restent les variations de couleur et de valeur. Si nous n'en avons rien dit, c'est
qu'elles sont compatibles sans restriction avec le jeu de toutes les autres, sans que le
tableau combinatoire présente ici de « case vide » : toute tache — depuis la vaste
plage d'implantation zonale ou ponctuelle jusqu'au simple « point », en passant
par les différents « traits » (= implantations linéaires de diverses largeurs) — est
susceptible de varier du clair au foncé, du rouge à l'orangé, du bleu au vert, etc.
Mais, bien entendu, certaines distinctions sont perceptivement plus efficaces
que d'autres; ainsi, les différences de valeur s'apprécient mal sur une trop petite
surface (p. 73); les couleurs sont plus sélectives lorsque chacune d'entre elles est
employée dans la zone de valeurs qui est proche du « ton pur » (p. 87), etc.
VARIABLES VISUELLES
TAILLE FORME ORIENTATION VALEUR COULEUR GRAIN
II reste à expliquer pourquoi Jacques Bertin (pp. 11 et 42) donne aux variables 3
à 8 le nom de variables ď élévation, ou variables de troisième dimension; c'est par
rapport aux deux premières variables (les deux dimensions du plan) que l'auteur
a nommé ainsi les six autres. Les deux premières doivent leur existence même à ce
que tout graphique s'inscrit dans un plan (celui de la feuille de papier); d'un point
de vue hjelmslévien de sémiologie générale, on dirait que le langage graphique
s'inscrit par définition dans une substance de l'expression qui possède — entre autres
caractères qu'énumère aussi l'ouvrage (p. 42) — celui d'être plane (bi-dimensionnelle).
Étant toujours matérialisé sur une feuille de papier, un graphique ne possède jamais
de troisième dimension réelle (p. 42), et se distingue ainsi des compositions
sculpturales, par exemple; mais il possède une troisième dimension idéale (ou, mieux,
structurale) — et qui n'est pas sans réalité psychologique, car les graphiques peuvent
donner une forte impression de relief (p. 42) — , par le seul fait que les variations
sur les deux dimensions du plan ne sont pas les seules qu'il utilise : c'est donc
l'ensemble des autres qui dessine une « troisième dimension »; les six dernières variables
présentent le point commun d'être étrangères au plan dès leur principe : d'où les
dénominations de « variables d'élévation » et « variables de troisième dimension »,
qui ont le mérite de formaliser une donnée que l'expérience phénoménologique et
la perception commune ressentent intuitivement avec beaucoup de force : lorsque,
sur une carte de France, Paris est figuré par un grand cercle qui indique sa forte
population alors que Mont-de-Marsan, beaucoup moins peuplé, doit se contenter
d'un simple point, le lecteur le plus innocent sait bien que la grande tache parisienne
ne reflète pas (sinon par son centre) l'emplacement de Paris sur le territoire national,
et il n'est aucunement scandalisé — alors qu'il devrait l'être, si le code graphique
n'avait pas ses lois propres que le lecteur de cartes, du moins dans nos civilisations,
pressent confusément — de voir que le bas de cette vaste tache recouvre une région
qu'il sait pourtant être celle d'Orléans ou de Vierzon : c'est donc que, d'une façon
cercle, et que, par conséquent, un emplacement sur la feuille de papier peut avoir deux
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » , C. METZ
significations bien différentes selon qu'il assigne une position sur les variables 1 et 2,
ou qu'il matérialise au contraire une indication étrangère au plan. Et de fait, sur
cette carte démographique de la France que parsèment des « ronds » plus ou moins
gros, les cercles noirs donnent bien l'impression de s^enlever sur le tracé de
l'hexagone, de se détacher de lui, de s'ordonner en perspective comme des sortes de volumes.
Dans l'étude de la perception cinématographique, la psychologie expérimentale a
observé des réactions du même genre, et l'on sait que la phénoménologie et la
psychologie de la forme interpréteraient cette lecture spontanément dédoublée comme
l'une des variantes de la ségrégation perceptive. Aussi est-ce à juste titre, nous
semble-t-il, que Jacques Bertin insiste beaucoup sur la différence fondamentale qui
oppose les deux premières variables aux six dernières.
Cette différence, bien entendu, est encore plus nette lorsque la variable
d'élévation ne mobilise plus aucun emplacement sur la feuille de papier; il devient alors
plus difficile encore de confondre son jeu avec celui des variables orthogonales :
c'est le cas de la valeur, de la couleur et du grain. Au contraire — et on regrettera
que l'ouvrage n'indique pas cette sous-catégorisation — il est remarquable que
les trois autres variables d'élévation (taille, forme et orientation) ont ceci de
commun avec les deux dimensions du plan qu'elles se traduisent (du moins au niveau
du signifiant) par des positions sur le rectangle du graphique; elles demeurent
cependant d'authentiques variables de troisième dimension, car ces positions, sur le plan
du signifié, ne sont pas interprétables de la même façon que celles qui résultent du
jeu des deux premières variables : dans l'exemple qui précède, la position du bas
du cercle parisien indiquait une population, alors que la position du centre de
ce cercle indiquait une topographie. Б reste qu'elles étaient l'une et l'autre des
positions (sinon sur le territoire français, du moins sur le rectangle graphique), alors
qu'une variation de couleur n'implique — même sur le rectangle — aucun
changement de position. On constate donc que le propre des six variables d'élévation est
de ne jamais interférer avec les deux premières quant à leur signifié, mais que
certaines d'entre elles interfèrent avec les dimensions du plan quant à leur signifiant,
alors que d'autres ne le font pas.
Cette distinction ne va pas sans conséquence; les variables d'élévation « non-
interférentes » sont précisément celles dont le jeu reste entièrement disponible dans
les trois implantations (voir le tableau de la page précédente), alors que les variables
d'élévation « interférentes » sont celles qui se trouvent entièrement ou partiellemens
bloquées en implantation linéaire et zonale. Or il est clair que, si les premièret
restent constamment libres, c'est justement parce qu'elles n'interfèrent aucunement
avec les éiéments pertinents qui définissent les trois implantations, et qui sont eux-
mêmes formulés par rapport aux variables 1 et 2; et inversement, si (par exemple)
l'implantation zonale a pour effet de bloquer la variation de forme, c'est parce que
cette dernière — dans ses signifiants, du moins — ne peut se définir que par rapport
aux deux dimensions du plan, et qu'une tache « zonale », de son côté, voit sa forme
définie par rapport à ce même référentiel (mais ce coup-ci au niveau du signifiant et
du signifié à la fois) : c'est bien pourquoi la forme d'une tache zonale ne peut pas
indiquer en même temps la forme « réelle » de la zone et quelque renseignement
supplémentaire.
En d'autres termes : il est matériellement possible d'indiquer une taille, une
forme ou une orientation, à quelqu'un qui ne les connaît pas, par référence à l'abscisse
et à l'ordonnée, alors qu'il est impossible de lui indiquer par les mêmes moyens
une couleur, une valeur ou un grain. Et pourtant, dans la structure du code graphique,
il est bien vrai que ces six facteurs, par opposition aux deux premières variables, ont
753
TEXTES ET IMAGES
tous le point commun de fonctionner pour ainsi dire « en dehors du plan ». C'est
là un caractère très notable de ce système.
les autres paliers, c'est-à-dire lorsque le regard regroupe sans trop d'efforts les
diverses taches qui occupent le même palier de la variable, et les différencie
aisément de l'ensemble des taches qui occupent un autre palier de cette variable. (On
notera que la propriété sélective, pour Jacques Bertin, n'est pas du tout le « contraire »
de la propriété associative, mais bien plutôt son complément.) La couleur est
sélective : l'œil « met ensemble » tous les rouges et les distingue nettement de tous les
bleus; cela, d'un seul coup, et sans avoir à déchiffrer laborieusement le graphique
morceau par morceau (à ce compte-là, il est clair que toutes les variables auraient
toutes les propriétés). Sont sélectifs également : le grain, la taille, la valeur. La
forme ne l'est pas : dans un semis quelque peu dense constitué de cercles, de triangles
et de carrés (tous identiques par ailleurs), l'œil perçoit au début un piquetage
uniforme (ou un tachetage uniforme, si les unités sont de plus grande taille), sans
parvenir rapidement à classer les taches en trois catégories, ni à regrouper nettement
celles d'entre elles qui relèvent de la même catégorie. L'orientation est inégalement
sélective, selon les cas et les implantations (étude détaillée, pp. 92-93).
Une variable est ordonnée lorsque le lecteur n'a pas besoin de regarder la légende
pour savoir dans quel ordre se rangent ses différents paliers, et qu'il leur assigne
spontanément un ordre bien précis (et un seul). Ainsi, les diverses valeurs d'une
même couleur sont éminemment ordonnées : à travers tous les gris, de plus en plus
foncés, le regard suit sans hésiter la progression du blanc au noir. (Notons que ce
phénomène n'est pas sans évoquer les paradigmes sériels de la théorie sémiologique :
voir les oppositions « graduelles » en phonologie, comme dans certains cas celle
des degrés d'aperture vocalique; ou encore, certaines séries paradigmatiques dans
la sémantique des langues naturelles : « Glacé/froid/frais/tempéré/tiède/chaud/
brûlant »; la différence est que les valeurs claires ou foncées n'ont de degrés discrets
que dans chaque graphique, non dans le code.) Sont ordonnés également : le grain (du
« gros » au « fin » ou vice versa) et la taille (du « grand » au « petit » ou vice versa).
La forme, l'orientation et la couleur, évidemment, ne le sont pas. Dans les cas
(fréquents) où la couleur donne la sensation de l'être, c'est que les différentes couleurs
en présence n'ont pas été prises dans le même palier de valeur, de sorte que c'est
en réalité la valeur de ces couleurs qui l'est (p. 87); on appelle ton (p. 85) la
combinaison d'une couleur et d'une valeur, c'est-à-dire une certaine couleur dans une
certaine valeur (ou vice versa) ; entre un vert foncé, un jaune foncé et un bleu foncé
— si c'est au même degré exact que tous trois sont « foncés » — , la perception ne
dégage aucun ordre nécessaire.
Une variable est quantitative lorsque l'œil parvient aisément à établir une
estimation (même approximative) des rapports mesurables qui unissent ses différents
paliers. La taille est une variable quantitative, car le regard ressent tel cercle comme
« deux fois plus grand » ou « trois fois plus petit » que tel autre. Si on prend des
mesures, on s'aperçoit bien sûr que ces évaluations sont fort approximatives; mais
du moins existent-elles comme impressions psychologiques, alors qu'une
couleur (par exemple) n'est jamais ressentie comme égale au quart ou au triple d'une
autre couleur. De même pour une forme, une valeur, un grain, une orientation. La
taille est — avec les deux dimensions du plan, dont on va parler à présent — la
seule variable quantitative.
(Pages 50-51.)
La Sémiologie graphique distingue strictement entre les types d'implantation
(ponctuelle, linéaire, zonale) et les groupes d'imposition, qui sont eux aussi au nombre
de trois : la carte, le réseau, le diagramme. Les implantations et les impositions
présentent cependant un caractère commun, car elles correspondent les unes et les
autres à des choix entre plusieurs manières de « jouer » sur les deux dimensions du
plan (variables 1 et 2). Mais la liste totale de ces choix ne peut s'ordonner que sur
deux axes distincts. On a vu, en effet, que les choix d'implantations ne concernaient
pas le graphique tout entier, mais chacune des taches qui le composent : un même
graphique peut comporter des taches de trois implantations. Au contraire, le choix
d'une imposition porte toujours sur le graphique pris en bloc. (On pourrait dire
qu'il concerne la grande unité de lecture — « lexie » au sens de Louis Hjelmslev —
et non pas l'unité minimum qui est la tache). Bref, les trois types d'implantation
correspondaient à trois sortes de taches, alors que les trois groupes d'imposition
correspondent à trois sortes de graphiques.
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE ~ С METZ
On a affaire à une carte (nous l'avons dit d'avance, plus haut) lorsque les deux
premières variables visuelles sont entièrement mobilisées par la représentation
d'une seule composante de l'information : la disposition topographique (« ordre
géographique » chez Jacques Bertin).
H y a réseau lorsque les deux variables orthogonales servent à traduire une
seule composante — aucune différence avec la carte, jusqu'ici — mais que cette
composante est autre que l'ordre géographique. Un exemple classique de réseau est
constitué par les graphiques ď interlocution en psychologie sociale (= représentation
graphique des différents « échanges » de paroles à l'intérieur d'un groupe de sujets
qui conversent). On représente chaque sujet par un point, on dispose l'ensemble
des points en un cercle, et chaque échange entre deux sujets est symbolisé par une
ligne reliant les deux points correspondants. Les deux dimensions du plan sont
donc mises à contribution pour représenter des corrélations qui demeurent
intérieures à une composante unique du contenu : ici, la composante « Distinction entre
les personnes » (ou simplement « Enumeration des sujets »).
Il est d'ailleurs possible, continue l'auteur, de transformer ce réseau en un
diagramme, à la seule condition de restructurer l'information elle-même et de
l'organiser en deux composantes au lieu d'une seule : on ne se contentera plus de
comptabiliser les échanges (= interlocutions), mais on distinguera en chacun d'eux la
locution et l'audition; le cas où A parle à В sera donc différent, désormais, de celui
où В parle à A. On pourra ainsi porter en abscisse les différents sujets en tant que
locuteurs (A, B, C, D, etc.), et en ordonnée les mêmes sujets comme auditeurs (A*,
B', C, D', etc.) ; les intersections orthogonales du graphique ne représenteront donc
plus des corrélations intérieures à une composante, mais des corrélations entre
paliers de deux composantes : « Liste des sujets parlants » et « Liste des sujets
écoutants ». C'est là la définition même du diagramme : graphique dans lequel les deux
premières variables sont utilisées de façon telle qu'elles puissent exprimer des
correspondances entre n'importe quel palier d'une composante et n'importe quel
palier d'une autre composante.
C'est dans le cas du diagramme, comme on le voit, que la relation entre les
paramètres du contenu et les paramètres de l'expression est symétrique et bi-univoque :
une composante pour une variable, et vice versa. Dans les cartes et les réseaux, cette
relation devient au contraire « dissymétrique » : une composante pour deux variables
(mais non une variable pour deux composantes).
Des notions comme celle de carte, de réseau ou de diagramme étaient déjà en
circulation, mais leur définition restait le plus souvent empirique et approximative;
la théorie des impositions a le mérite de leur conférer des définitions rigoureuses,
qui s'organisent toutes trois en un système, et qui, surtout, sont des définitions
« internes » : cartes, réseaux et diagrammes ne sont pas différenciés par des
caractères qui, même spectaculaires, resteraient extérieurs et inessentiels (comme par
exemple leur recours très inégal aux ressources de la couleur), ni par la diversité
de leurs destinations sociales (qui concernent les récepteurs plutôt que les messages),
mais par des critères structuraux et essentiels, qui sont justement les trois
mécanismes sémiologiques de l'imposition.
L'auteur distingue également un quatrième groupe d'imposition, qui est un
peu à part; il s'agit des figurines directement symboliques que comportent parfois les
graphiques : dessin stylisé d'un poisson pour signifier « pêcheries », etc. Les
correspondances, dans ce cas, ne s'établissent plus du tout par rapport aux deux
dimensions du plan, mais entre une tache et le lecteur : les « éléments symboliques » sont
TEXTES ET IMAGES
étrangers au code graphique, même s'ils figurent dans des messages graphiques; ils
renvoient à d'autres systèmes de conventions sociales, auxquels ils doivent leur
signification; cette dernière s'établit sans passer par le jeu, proprement « graphique »,
des correspondances entre composantes et variables. (Ce point de vue, auquel nous
souscrivons tout à fait, est en accord avec diverses recherches sémiologiques récentes,
qui montrent que, dans beaucoup de cas, plusieurs codes distincts sont
conjointement à l'œuvre au sein du même message : tout ce qui est matériellement graphique
ne l'est pas codiquement).
760
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » £2 >Aí C. METZ
Cette cote-là, quel jour a-t-elle été atteinte ? » Dans un cas, le destinataire lira le
graphique à partir de l'abscisse, dans l'autre à partir de l'ordonnée. Ces deux
possibilités (qui peuvent devenir trois ou quatre ou cinq dans d'autres graphiques)
correspondent à ce que l'auteur appelle les types de questions : devant un graphique,
il y a autant de types de questions qu'il y a de composantes dans l'information. La
composante qui a servi à déterminer le type de la question est nommée « composante
ďentrée ».
La distinction des types de questions ne doit pas être confondue avec celle des
niveaux de questions. Dans notre exemple, les questions du type A et celles du type В
étaient de même niveau : niveau « élémentaire », dans les deux cas, c'est-à-dire
questions qui sont posées à partir ďun seul palier de la composante d'entrée (un
seul jour, ou une seule cote chiffrée); le lecteur ne se servait donc pas à proprement
parler du graphique — du graphique entier comme « Gestalt » visuelle, comme forme
d'ensemble — mais le traitait bien plutôt comme un réservoir virtuel de réponses,
dont il « extrayait » la seule qui, pour l'heure, l'intéressât; il n'avait à faire qu'à
une petite partie du matériel visible : une seule intersection orthogonale, dans cet
exemple. D n'en va pas de même lorsque le lecteur se pose une question — du type A
ou du type В — qui ressortit au niveau supérieur, ou niveau d'ensemble : ainsi,
lorsqu'il veut savoir quelle « courbe » générale a suivie le cours de l'action pendant
toute la période couverte par le graphique : la cote a-t-elle été stable, ou en baisse,
ou en dents de scie, ? etc. Formellement définie, la question de niveau supérieur
est donc celle qui est introduite à partir de tous les paliers de la composante d'entrée,
prise en bloc. H existe enfin un étage de lecture intermédiaire, qui correspond aux
questions de niveau moyen : questions introduites à partir de plusieurs paliers de
la composante d'entrée, mais non de tous; exemple : « Durant les huit premiers jours,
comment a évolué le cours de l'action ? »
Cette théorie des questions est remarquablement précise et rigoureuse. L'auteur,
à son propos, n'invoque pas la notion de calcul telle qu'elle est comprise en logique
moderne (« calcul des propositions », par exemple); pourtant, ce dont il pose ici
les bases n'est rien d'autre que le calcul de toutes les questions possibles devant un
graphique donné. D remarque, en effet, que chaque type de question peut se réaliser
dans les trois niveaux, que toute question est entièrement définie par son type et
son niveau, que le nombre des paliers de chaque composante est connu, et qu'il est
donc possible de dresser a priori, par une pure exploration formelle de la combi-
natoire, la liste exacte de toutes les questions que peut se poser le lecteur d'un
graphique déterminé.
(Pages 142-159.)
Le « calcul des questions » est incontestablement un point de théorie. Mais cela
ne l'empêche pas d'être lié à des préoccupations (et à des propositions précises)
de sémiologie appliquée : souci d'améliorer la qualité des graphiques, et aussi la
compréhension des graphiques par leurs usagers. (Il s'agit donc d'une double
intervention : à l'émission et à la réception). L'auteur pose, en effet, que le rédacteur
graphique, dès qu'il a dressé la liste des questions possibles, doit établir une sous-
liste qui, comme on va le voir, est inséparable d'une option pratique : parmi tes
questions possibles, quelles sont celles pour lesquelles le rédacteur désire ménager
TEXTES ET IMAGES
Dans chacun des cinq rectangles, les cinq bandes verticales correspondent aux
différentes tailles d'entreprises; la largeur de chaque bande est proportionnelle au
pourcentage de la masse salariale qui, dans cette branche d'industrie, a été versé
aux entreprises de la taille considérée.
Soit maintenant une question de niveau élémentaire, et introduite par la compo-
dante branches d'industrie (exemple : dans la cinquième branche d'industrie, aux
entreprises de quelle taille échoit le plus fort pourcentage de la masse salariale 7) :
on voit que le graphique « répond » à cette question en une seule image (à
condition, évidemment, de regarder le « bon » rectangle !). Mais voici maintenant une
autre question, de niveau élémentaire également, dont la composante d'entrée est
cette fois tailles d'entreprises : aux entreprises de 1 à 5 ouvriers, quelle est la
branche d'industrie qui verse le plus fort pourcentage de la masse salariale ? On
constate que le lecteur, pour répondre à cette question, doit « faire » cinq images
successives (une par rectangle) et les comparer mentalement. Enfin, pour ce qui est
des questions de niveau moyen ou supérieur, le graphique est encore plus
inefficace; exemple d'une question de niveau supérieur : dans quel ordre se classent les
branches d'industrie quant au pourcentage de la masse salariale qu'elles versent
aux entreprises de chaque taille ? La réponse exige ici que le lecteur procède à une
complète restructuration mentale du graphique. Au total, ce graphique est donc
largement « inefficace », puisque les seules questions auxquelles il répond en une
image sont les questions d'un certain niveau (le niveau élémentaire) et d'un certain
type (celui qui se définit par la composante d'entrée branches d'industrie), à
l'exclusion des questions élémentaires des autres types, ainsi que de toutes les
questions des autres niveaux. Jacques Bertin donne aux « mauvais » graphiques de ce
genre le nom de figurations; ce sont, souligne-t-il, des unités illusoires : elles se
présentent extérieurement comme des graphiques uniques, mais ne sont en réalité
que des réservoirs à images multiples. (On verra cependant, un peu plus loin, que
le recours à la « figuration » est inévitable dans certains cas.)
Dans d'autres, en revanche — et notamment dans celui qui vient d'être pris
en exemple — les techniques de la construction graphique, elles-mêmes fondées sur
la connaissance théorique du code, permettent d'améliorer considérablement к
document soumis au lecteur et de transformer une figuration en un graphique vrai.
TEXTES ET IMAGES
BRANCHE 1 I.B-1
BRANCHE 2
BRANCHE 31
BRANCHE 4
BRANCHE 5 1—1
D'après les indications qui précèdent, on accordera volontiers à Jacques Bertin que
ce progrès du rendement tient à ce que :
1. Tout parcours rectiligne du regard, horizontal ou vertical, balaye les divers
paliers ďime composante par rapport à un seul palier ďune autre composante : les
différentes tailles d'entreprises dans une seule branche d'industrie, ou les différentes
branches d'industrie dans une seule taille d'entreprises. (De ce fait, il y a
automatiquement deux composantes d'entrée pour lesquelles toutes les questions de niveau
élémentaire comportent une réponse en une seule image).
2. Les deux sortes de parcours rectilignes, horizontal et vertical, se distinguent
l'un de l'autre par le couple visuel le plus efficace qui soit, le couple orthogonal
fondé sur l'angle droit.
3. Pour la troisième composante (valeur chiffrée des pourcentages), on a choisi,
évidemment, une variable d'élévation — c'est ici la taille, c'est-à-dire la superficie
respective des vingt-cinq rectangles (ou encore leur hauteur, puisque leur largeur
est fixe) — mais qui est douée de la vertu « ordonnée » : grâce à quoi on peut répondre
en une seule image à toutes les questions de niveau élémentaire introduites par la
composante chiffres des pourcentages.
4. C'est la combinaison des trois avantages ci-dessus qui rend compte de la
large efficacité du graphique pour les questions de niveau moyen ou supérieur.
L'auteur en arrive ainsi à une sorte de précepte général : lorsque le jeu d'une
variable d'élévation nettement ordonnée vient se combiner à celui des deux variables
orthogonales, le regard perçoit la variable de troisième dimension comme fortement
détachée du plan, maintient sans effort la claire distinction entre les trois axes
différents de variations, et parvient donc à « dominer » largement trois composantes ďun
seul coup d'oeil.
Jacques Bertin a un peu trop tendance à présenter cette loi comme absolue.
Mais il reconnaîtrait certainement que la maîtrise simultanée de trois variations
distinctes admet divers degrés de complétude, de rapidité et de sûreté; il y a, à n'en
pas douter, des écarts notables selon les « dons » visuels des sujets, leur niveau de
vigilance, leur attention du moment — , selon leur appartenance socio-culturelle
et leur scolarisation antérieure — , selon la complexité globale du graphique, c'est-
à-dire le nombre total de paliers des trois variables additionnées, etc. En un mot,
les facteurs psycho-sociologiques (où se lit l'action de divers autres codes, non
graphiques) ne peuvent pas — même si le rédacteur graphique, idéalement, souhaite
qu'il en soit ainsi — rester sans influence sur la lecture réelle des graphiques. Mais
les démonstrations logiques de l'auteur, et les divers tests visuels qu'il nous
propose, conservent, à notre sens, toute leur rigueur et leur pouvoir de conviction û
l'on considère la loi qui est ici établie comme exprimant une propriété tendancielle
et optimale, et comme signifiant que, toutes choses égales d'ailleurs, le graphique
le plus efficace est celui qui combine les variations orthogonales avec le jeu d'une
variable fortement ordonnée. La figure de la page suivante (librement adaptée de la
page 149 de l'ouvrage) nous semble fort probante à cet égard.
Jacques Bertin examine ensuite (pp. 149-159) diverses conséquences de la loi
générale dont on vient de parler : les variables d'élévation ordonnées (taille, valeur
et grain) sont beaucoup plus utiles que les trois autres; toutes les fois que
l'information comporte plus de trois composantes (ou plus de deux, dans le cas d'une
carte), il n'existe pas ce solution entièrement satisfaisante; il faut se résoudre à
construire plusieurs graphiques, dont chacun est efficace pour une certaine classe
de questions, et dont la somme est finalement efficace pour un grand nombre de
questions; même si l'information ne comporte que trois composantes (ou deux
TEXTES ET IMAGES
pour les cartes), la situation redevient analogue lorsque ces composantes ne sont
ni ordonnées ni ordonnables; etc.
Conclusions
H est à peine besoin de dire, tant la chose est claire, l'ampleur considérable des
services pratiques que la Sémiologie graphique rendra à tous ceux qui, d'une façon
ou d'une autre, ont affaire aux cartes et aux graphiques : rédacteurs, lecteurs,
géographes, historiens, utilisateurs de toutes sortes, chercheurs de différentes disciplines
qui ont recours aux « figures » pour exprimer les corrélations qu'ils ont établies (ou
encore, comme l'auteur le montre à plusieurs reprises, pour que la figure fasse
apparaître des corrélations jusque-là insoupçonnées et suggère ainsi de nouvelles
voies à explorer).
La façon même dont nous avons rendu compte de l'ouvrage enveloppe en elle
un jugement global : un résumé analytique relativement détaillé, comme celui qu
a été tenté ici \ n'est possible que si le livre recensé apporte beaucoup d'éléments
nouveaux et précis, et les ordonne en un système suffisamment consistant pour
donner prise au commentaire suivi.
Quant aux réserves que peut inspirer ce travail imposant, nous les avons
indiquées, pour l'essentiel, en cours de route. Elles se ramènent toutes, au fond, à deux
ordres de considérations : 1. L'auteur, à notre avis, se montre trop indifférent à la
problématique générale de la théorie sémiologique, et trop insoucieux d'y insérer et
d'y situer sa propre recherche. 2. Б ne se préoccupe pas non plus (ou pas assez
d'indiquer les liens qui unissent le code technique de la graphique — objet
spécifique de l'étude — aux multiples codifications socio-culturelles que l'on peut voir à
l'œuvre dans la civilisation où les graphiques sont en usage.
1. Notre compte rendu porte principalement sur la première grande partie du livre (pp. 8 à 190)
intitulée Sémiologie du système graphique; c'est elle qui, comme l'indique ce titre, pose tous le
principes de base de l'ouvrage. La seconde partie (Mise en «uvre du système graphique, pp. 191-428
reprend ces principes sous une forme plus détaillée et plus proche des applications pratiques.
LA « SÉMIOLOGIE GRAPHIQUE » С METZ
Sans aller jusqu'à placer ces deux problèmes au centre de son attention (car il
se fût alors agi d'un autre livre, et qu'on ne saurait parler de tout à la fois), Jacques
Bertin aurait pu néanmoins ouvrir plus de fenêtres, et éviter ainsi ďisoler lui-même
son entreprise. Toutefois, il n'est que juste d'observer que ce relatif refermement
sur soi de la Sémiologie graphique ne tient pas seulement aux choix ou aux méfiances
de l'auteur, mais aussi à la nature de l'objet étudié : par son caractère
technologique, spécialisé et rigoureusement informatif, le code graphique est intrinsèquement
plus protégé contre les infinies complexités et les perpétuelles mouvances propres
à la vie des signes dans les sociétés que ne le sont des systèmes symboliques comme
les représentations collectives, les croyances, les « arts », les mythes, les récits, etc.
(De plus — et les deux choses sont liées — il est au nombre de ces codes que l'on
appelle, en sémiologie générale, « artificiels » ou « formalisés » : la codification n'y
résulte pas d'une longue évolution historique et anonyme, engageant l'ensemble
du corps social, mais de la réflexion consciente et délibérée d'un petit groupe de
spécialistes; aussi est-elle plus simple et plus stricte).
Le code graphique, en un mot, est plus limité que ne le sont les systèmes
largement culturels; par là-même, il est plus maîtrisable, et l'analyse peut espérer venir
à bout plus vite de son fonctionnement. Mais encore faut-il que quelqu'un
entreprenne de le maîtriser. Aussi dirons-nous, en guise de conclusion, que le grand
mérite de ce livre solidement nourri est de faire accéder à la connaissance sémiolo-
gique un domaine que jusqu'ici elle ne contrôlait pas. Il est vrai qu'il existe un code
graphique, il est vrai que son étude interne (qui exige toute une somme d'expérience
et d'analyses précises) devait être entreprise et menée à bien : pour une large part,
c'est à présent chose faite. La Sémiologie graphique mérite bien son titre.
Christian Metz
École Pratique des Hautes Études, VIe Section
(Centre d'Études des Communications de masse).