Le Mal au cœur de l’histoire tragique d’Eugénie de Franval
“Instruire l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul
motif que nous proposons dans cette anecdote”. Ainsi est introduit la nouvelle tragique d’Eugénie de Franval du marquis de Sade. Une visée moralisatrice et didactique, voici ainsi le projet idéologique d’une œuvre manichéenne qui tend moins à choquer un lectorat déjà aguerri par les extravagances de Sade. Eugénie de Franval est le fruit du Mal, celui dont un homme porte les traits et s’érige en figure : M. de Franval, dont le bonheur et le plaisir ne peuvent être assouvis que par le fruit de ses entrailles, Eugénie qui devient malgré elle et inéluctablement la fille de son père, une mauvaise créature soumise et dévouée à son père, au grand dam de Mme de Franval, l’autre victime de la tyrannie de son mari et qui, a contrario, se dresse en figure d’opposition de par sa candeur et sa bonté. Eugénie de Fraval est donc l’histoire d’une famille annihilée par le Mal, entre le père démoniaque, la mère angélique et la fille pervertie, victime du péché incestueux qui devient malgré elle l’œuvre maléfique de son père. Entre inceste, manipulation et meurtre, comment cette œuvre de Sade questionne-t-elle les effets et les raisons d’un Mal intense et destructeur, véritable moteur d’une histoire vouée au malheur de ses protagonistes. Franval : la figure du Mal qui pervertit et manipule Eugénie Il semble intéressant, si ce n’est nécessaire, d’évoquer en préambule l’onomastique du personnage central de cette œuvre. En effet, le choix du nom d’Eugénie ne résulte en rien du hasard ou d’une fulgurance esthétique. “Eugénie” est issu du grec “Εὐγενία” qui signifie “bien-née”. Au premier abord, le choix de Sade de proposer ce nom à son œuvre semble supposer le déroulé d’une œuvre centrée sur la question du bien et du mal : comment cette fille est-elle bien née ?, ou encore si cette fille est née bonne, va-t-elle le demeurer ? Eugénie est la fille d’une mère présentée comme le Bien incarné et d’un père mauvais qui va, dès sa naissance, destiner sa fille au vice et au Mal. Franval décide de la séparer dès son arrivée au Monde de sa génitrice, qui ne le verra pour la première fois qu’à ses sept printemps. Il est clair : Franval s’approprie sa fille pour en faire son œuvre : il s’occupe personnellement de son éducation, dénué de tout principe moral et religieux, où elle se retrouve en marge de la société, simplement dans un château en compagnie de quelques amies et de professeurs lui enseignant les matières basiques, telles que la lecture ou encore le calcul. Eugénie est destinée au mal de son père, et ce dès son enfance : “M.de Franval qui, dès que cet enfant vit le jour, forma sans doute sur elle les plus odieux desseins, la sépara tout de suite de sa mère.” La peur du bien et des valeurs morales ont donc incité Franval à se charger personnellement d’Eugénie afin de la former, elle qui est dépeinte par le narrateur comme “le miracle et l’horreur de la nature”. Mme de Franval représente un tel danger pour lui qu’il la contraint à cette situation, allant jusqu’à la menace suprême pour une mère : celle de ne plus voir sa fille. Très vite, Franval façonne sa fille et devient l’objet de son désir. “L’horrible dessein” semble inéluctable, Eugénie est vouée au crime, celui que Freud considère comme le tabou suprême dans Tabou et Totem : l’acte incestueux. Pour ce faire, Franval opère un plan machiavélique, celui d’une sacralisation mutuelle. En effet, s’il isole Eugénie du reste du monde, ce n’est pour apparaître que comme la seule personne qui compte à ses yeux, allant jusqu’à faire nourrir une haine viscérale d’Eugénie à l’encontre de sa mère : “Le père […] avait trouvé le secret de placer, dans l’âme de cette jeune personne, bien plus de haine et de jalousie, que de la sorte de sentiments respectables et tendres qui devaient y naître pour une telle mère (p.23)”. Eugénie devient même une déesse à ses yeux : “j’aime ma fille, je l’aime avec passion, elle est ma maîtresse, ma femme, ma sœur, ma confidente, mon amie, mon unique dieu sur la terre (p.76)”, rejetant avec véhémence la perspective d’un mariage avec le jeune Colunce : Eugénie n’appartient qu’à lui. Franval attend patiemment, quatorze ans précisément, avant de réaliser son méfait, au terme d’une scène où il vénère sa fille : “sois aujourd’hui la reine de mon cœur, et laisse-moi t’adorer à genoux ! (p.27)”. Cette scène, où Eugénie telle une statue se laisse peu à peu tomber dans le vice préparé par son père, représente l’apogée des Crimes de l’amour, nom que Sade donnera à son recueil dont est issue cette nouvelle, jusqu’à accomplir le funeste destin auquel elle semblait vouée : “Ne vois- tu donc pas […] que je suis aussi pressée que toi de connaître le plaisir dont tu me parles ? Ah ! jouis, jouis ! mon tendre frère, mon meilleur ami, fais de ton Eugénie ta victime (p.27)”. Franval devient alors “impunément le destructeur d’une virginité dont la nature et ses titres lui avaient confié la défense (l.28)”, selon les termes d’un narrateur constamment heurté et offusqué face à la noirceur de ce sombre personnage, usant tout au long du récit d’adjectifs dépréciatifs à son égard, ce que l’on pourrait qualifier d’épithètes sadiennes, à l’instar des épithètes homériques dans L’Odyssée : “l’indigne” ; “l’homme horrible” ; “le scélérat” ; “le misérable” : la stratégie narrative est primordiale car elle permet de rendre compte constamment du mal que représente Franval, qui a réalisé l’exploit, de rendre Eugénie, “la bien-née” en une “infâme créature (p.46)”. Néanmoins, il peut être conclu suite à l’étude de cette œuvre que les actes de Franval témoignent d’une quête conjointe de plaisir et surtout de bonheur. Rien de plus merveilleux qu’un père heureux ! C’est ainsi que la nouvelle révèle un hédonisme et un eudémonisme inhérents aux actes de Franval. Le plaisir charnel vise selon à lui à permettre l’accès au bonheur, aussi bien à lui qu’à sa fille, rappelant que le devoir d’un père est d’assurer cet état à sa fille et qu’il est le fondement nécessaire de la vie : “Foulons aux pieds ces préjugés atroces, toujours ennemis du bonheur (p.44-45)”. Cet eudémonisme qui lui est cher se retranscrit par l’amour unique qu’il éprouve pour sa fille : “il était facile de voir qu’il n’avait jamais rien aimé comme Eugénie (p.30)”. En définitive, c’est par l’acte de l’inceste, qui, étymologiquement, signifie “impur”, qu’il achève sa création : son “infâme créature” et qu’il se l’approprie. La bien-née devient alors impur, ensevelie par un mal qui doit également atteindre Mme de Franval : “il faut que je lui fasse avoir des torts, pour réussir à couvrir les miens, il faut donc que tu l’aies... (p.45)”. Le narrateur élabore une maxime qui résume la perfidie de ces deux cœurs et leur répulsion de tout principe moral : “c’est dans les leçons mêmes de la sagesse qu’ils trouvent de l’encouragement au mal (l.83)”. Franval deviendra encore plus tyran par la suite, en enfermant le bon Clervil, et deviendra même criminel, lorsqu’il capture Valmont, son ami traître qui tenta de capturer Eugénie à dessein de la marier. Franval ne représente pas uniquement le Mal, il est le Mal incarné, ce que le narrateur nous apprend par ailleurs dès l’ouverture du récit par le biais d’une énumération significative : “de la méchanceté, de la noirceur, de l’égoïsme... (p.13-14)”. C’est donc un être incestueux, libertin, pédophile, tyran et meurtrier qui influence l’œuvre. Ses desseins vindicatifs démontrent un désir, si ce n’est un plaisir de faire du mal, notamment à sa femme : “Ce projet (d’offrir à Mme de Franval un amant afin de lui faire avoir des torts) divertit Franval ; mais bien plus méchant que sa fille, […] il répondit que cette vengeance lui paraissait trop douce, et qu’il y avait d’autres moyens de rendre une femme malheureuse (p.40)”. Franval veut prendre du plaisir à faire souffrir, à rendre sa femme malheureuse, jusqu’à en entreprendre la conception de fausses lettres pour faire croire une relation avec Valmont : il est adepte de sadisme, ce plaisir sournois et malsain qui s’érige ici en une apogée du Mal, à l’encontre d’une femme de valeur, aux antipodes de son mari. Les spectres d’un Bien qui résiste aux assauts du Mal Franval ? L’histoire d’Eugénie de Franval est avant tout celle de la famille Franval, une famille bipolaire, caractérisée par une ambivalence entre la bonté d’une mère et la méchanceté du père. Le narrateur ne tarit pas d’éloges concernant Mme de Franval : “figure de vierge où se peignent à la fois la candeur et l’aménité sous des traits délicats, aux beaux cheveux blonds flottant au bas de sa ceinture, aux grands yeux bleus où respirent la tendresse et la modestie” ; “respectable et malheureuse mère” ; “âme tendre et sensible” : Mme de Franval a l’aspect moral et physique d’un “ange céleste (p.116)” tant elle est vertueuse. Elle se dresse en figure antithétique au tyran maléfique que représente Franval : il s’agit d’un ange manipulé par un démon, démon qui va mener à sa perte. Très vite, Mme de Franval est présentée comme une femme docile et soumise à son mari. Ce n’est qu’avec le plus grands des désespoirs qu’elle voit sa fille lui être prise, avant de faire sa connaissance sept ans plus tard, puis d’apprendre, impuissante, qu’elle a été déviergée par son propre père. Eugénie, la manipulée, développe un complexe d’Œdipe au contact de son père. Une “implacable jalousie (p.40)” envers sa mère fait naitre en elle une figure de rivale : “Eugénie n’imaginait pas qu’elle pût avoir au monde une plus grande ennemie que sa mère”. L’ennemie s’oppose derechef à “l’ami” Franval. Eugénie, dans le désir de nuire à sa génitrice, propose dès lors un stratagème : user de Valmont pour la séduire, et ainsi la convertir au mal qui la consume depuis sa naissance. Une volonté de faire du mal, en phase avec les valeurs qui lui ont été inculquées : son père s’est chargé développer en elle une haine viscérale envers sa mère. Une figure endoctrinée aux antipodes de Clervil, le sage qu’elle tentera même de séduire et qui est au soutien de Mme de Franval et de mère, Mme de Farneille. C’est par ailleurs elle qui laisse entendre une liaison incestueuse entre Eugénie et son père, ce qui l’offusque et le choque, ne pouvant imaginer qu’un tel crime ne puisse se produire. Néanmoins, lors d’une entrevue avec Franval, Clervil expose à son interlocuteur mauvais l’incompatibilité entre ses pratiques criminelles et le bonheur auquel il aspire : “Il est impossible, monsieur, que le bonheur puisse se trouver dans le crime (p.71)”. Clervil, dans cette œuvre, est une figure de raison : l’eudémonisme tant convoité par Franval ne peut être atteint avec un cœur si noirci, et finira par être kidnappé puis retenu par Franval. Ce même méchant, toutefois, estime que la bonté n’est qu’utopie et, qu’il est fait comme tous les hommes : les hommes sont tous mauvais : “Les femmes... fausses, jalouses, impérieuses, coquettes ou dévotes... les maris, perfides, inconstants, cruels ou despotes, voilà l’abrégé de tous les individus de la terre (p.33)”. Il s’agit donc d’un Mal universel dont il est question pour Franval, considérant la dévotion comme un péché. Or, les quatre épithètes qu’il attribue aux maris ne semblent que le désigner.
La candeur et l’ingénuité de Mme de Franval, uniques remparts
à la cruauté tyrannique de son mari, vont finalement lui coûter la vie. Alors que son mari revient vers elle, après l’avoir accusée d’enlever sa fille, et lui demande de fuir à la campagne avec eux, Mme de Franval, aveuglée par l’amour qu’elle porte toujours à son mari, accepte sans broncher, et ce malgré le malheur qu’il lui a provoqué, au prix de velléités de suicide. L’on ressent alors tout le pouvoir et la domination que Franval exerce sur elle : “Mme de Franval, effrayée, n’ose plus rien répondre ; elle se prépare : un désir de Franval n’est-il pas un ordre pour elle ? (p.106)”, “peut-on haïr ce qu’on a bien aimé ? (p.103)”, elle qui va même jusqu’à faire fi de la trahison et de l’insolence d’une fille pervertie : “La voix de la nature est si impérieuse dans une âme sensible, qu’une seule larme de ces objets sacrés suffit à nous faire oublier dans eux vingt ans d’erreurs ou de travers (p.106)”. Mme de Franval est incapable de quelque considération vindicative, et encore moins de haïr. Ce que la miséricordieuse ignore, c’est que Franval a imposé un dilemme à Eugénie, la faisant promettre de la tuer.
L’issue du récit est l’apogée de la dimension tragique qui y
régnait : le cruel Franval, de retour de Suisse et attaqué par des brigands, apprend de la bouche du bon Clervil que son dessein avait abouti : la pervertie Eugénie a assassiné sa douce mère. Néanmoins, ce matricide a fait éclore chez elle des remords fatals. Aussitôt son acte produit, elle se rua sur elle pleine de chagrin, réalisant l’ampleur de son crime : “son repentir, […] s’exprimait déjà par les larmes et les sanglots les plus amers... (p.127)”. Ce meurtre a, semble-t-il, fait émaner des sentiments humains à Eugénie qui, bien que ne connaissant quasiment pas sa mère et, “s’avouant coupable, invoquant la mort (p.128)”, finit par mourir à son tour, “en même temps” qu’elle. La mort de Mme de Franval s’accompagne de pensées à l’encontre de son bourreau, symbole d’un Bien qui ne se sera jamais éteint : “Vous le voyez, homme barbare, les dernières pensées, les derniers vœux de celle que vous déchiriez étaient encore pour votre bonheur (p.128)”. Le destin de cette miséricordieuse prouve que le bien ne l’aura finalement pas sauvé d’une vie et d’une mort cruelle. La mort finale de Franval, agonisant, enterre cette histoire. Il aura finalement été le protagoniste de la destruction de sa famille, dont les motifs auront été dirigés par une quête de bonheur et de plaisir cruels. La manipulation d’une fille destinée au bien allant jusqu’à l’acte incestueux, le meurtre organisé d’une femme fidèle et miséricordieuse ainsi que l’assassinat froid de Valmont en font une figure du Mal incomparable dans les œuvres de Sade. La voix du bien, celle de Clervil, demeure la seule vivante à l’issue de ce drame, ce même Clervil qui accompagne Franval dans son dernier souffle, et ce malgré la retenue dont il a été victime. Le Bien n’était pas assez puissant dans cet œuvre pour enrayer l’entreprise maléfique de Franval. Pédophile, incestueux, meurtrier, barbare, libertin, despote : Franval incarne à lui seul un Mal fatal à sa famille. La manipulation de l’esprit, du cœur et du corps de l’insouciante Eugénie fut l’accomplissement de l’hédonisme et de l’eudémonisme auxquels il s’est attaché. Eugénie, fille d’une mère bonne, fidèle, vertueuse et dévote, en paie le prix, mourant dans la peine la plus abominable, en tant que coupable de matricide. Cet esprit corrompu est l’œuvre du Mal de Franval, fille totalement soumise et dévouée à son père, auquel elle vouait un culte, et réciproquement. La candeur et le cœur pur de Mme de Franval l’auront finalement aveuglée : dans sa miséricorde et sa docilité, elle ne trouvera que la mort des mains de son enfant, tout en ayant le cœur à pardonner son cruel mari, signe que la bonté qui la guidait l’accompagne jusque dans sa tombe. Le Bien ne pouvait altérer la puissance du Mal de Franval dans cette œuvre, un Mal bien trop puissant et sans limites. Cette liaison incestueuse est plus dangereuse que ce qu’il pouvait paraitre, car elle a finalement coûté le prix fort, la vie d’une famille tiraillée entre deux pôles inconciliables.