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Pierre Grimal - Charles Pietri - Rome - La Littérature Et L'histoire. 1-École Française de Rome (1986)
Pierre Grimal - Charles Pietri - Rome - La Littérature Et L'histoire. 1-École Française de Rome (1986)
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PIERRE GRIMAL
ROME
LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
Tome I
Charles PIETRI
À LA RECHERCHE D' APULÉE
A propos de: Alexander ScoBJE,Aspects of the Ancient Romance and ils Heritage.
Essays on Apuleius, Petronius, and the Greek Romances (Beitrâge zur Klassis-
chen Philologie, Heft 30): Meinsenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1969, 1
vol. in-8°, 113 pages.
romans grecs. On voit, par exemple, que celui de Charlton raconte une
histoire dans laquelle le beau rôle appartient à des Grecs, soumis à la tou-
te-puissance du roi des Perses, que, dans les Éthiopiques, la situation est
analogue, les Grecs et les nationalistes égyptiens se joignant dans une lut-
te commune contre l'envahisseur perse; l'intention politique est saisissa-
bale aussi dans le roman de Nin-us,véritable épopée de l'antique Babylone
libre et impériale. Finalement, on discerne que la motivation nationale, la
nostalgie de temps plus heureux, ou l'exaltation d'une résistance à l'op-
pression étrangère ne sont pas plus absentes de ces récits qu'elles ne le
sont de la chanson de Roland ou du cycle arthurien.
En revanche, nous ne trouvons rien de semblable dans les Métamor-
phoses : la présence politique de Rome y est acceptée, parfois même sou-
haitée, comme lorsqu'il s'agit de rétablir la sécurité et d'éliminer les ban-
des de brigands qui infestent la campagne; il n'est jusqu'à Lucius, trans-
formé en âne, qui ne tente d'invoquer la puissance tutélaire de César! Un
seul épisode discordant, l'histoire du jardinier et du centurion brutal.
dans lequel les petites gens se liguent pour protéger la victime. Mais on
n'oubliera pas que cette aventure se trouve aussi dans l'Ane de Lucien et
que, par conséquent, elle figurait déjà dans le modèle d'Apulée. Apulée,
loin d'appartenir à l'opposition nationale des Grecs contre le maître
romain - il était originaire d'Afrique, et, en soi, ces porblèmes ne pou-
vaient le toucher que par analogie - intègre son héros à la haute société
romanisée; Byrrhène, la Thébaine, dont le nom porte l'empreinte du dia-
lecte de sa patrie, est alliée, de très près, à une famille de «clarissimes».
On pense à l'entourage d'Hérode Atticus, ou du moins à un milieu très
romanisé et qui collabore de très près avec le gouvernement impérial.
Donc, à aucun degré, les Métamorphoses ne permettent de discerner la
motivation nationaliste qui explique en grande partie la naissance des
romans grecs orientaux.
Ce qui ne veut pas dire qu' Apulée ait ignoré ces romans - et il en
existe un indice très net, que M. Scobie aurait pu utiliser, dans le début
du conte de Psyché. L'histoire est située dans un milie~ géographique qui
reprend, non sans maladresse, celui de Chéréas et Callirhoé, et Psyché est
présentée à peu près dans les mêmes termes que la jeune héroïne syracu-
saine, qui est évidemment le modèle dont s'est inspiré Apulée pour son
mythe platonisant.
Reste à répondre à la question posée par M. Scobie: pourquoi Apulée
a-t-il choisi d'écrire en prose? A quelle tradition se rattachait-il? En réali-
té, le problème est peut-être mal formulé, en ces termes. Car ce n'est pas
Apulée qui, le premier, a raconté l'histoire d'un homme changé en âne, et
son retour à la forme humaine, mais un certain Lucius de Patras, anté-
A LA RBCHBRCHE D'APULa.E 3
Il n'est sans doute pas inutile de résumer cette étude pénètrante, dont
les conclusions ne laissent pas de sembler, au premier abord, paradoxa-
les, mais n'en sont que plus instructives. On sait comment le jeune Lucius,
arrivé dans la ville d'Hypata, se rend au marché, afin de pourvoir à son
dîner, qu'il ne veut pas demander à son hôte, Milon - par discrétion, et
parce que le vieillard lui a été dépeint comme un terrible avare. Au mar-
ché, donc, il achète quelques petits poissons et se met en devoir de reve-
nir chez Milon avec son emplette, lorsqu'il rencontre un certain Pythias,
l'un de ses condisciples d'Athènes, qui exerce à Hypata la magistrature
d'agoranome. Pythias lui demande ce qu'il vient d'acheter et, lorsqu'il
apprend que Lucius a fait l'acquisition de poissons, il s'enquiert du prix
dont il les a payés. Lucius le lui dit, et le prix mentionné fait jeter les
hauts cris à Pythias. Sur quoi, le jeune magistrat se fait désigner le ven-
deur, à qui il adresse les reproches les plus vifs et, pour le punir, ordonne
à son licteur de jeter les poissons sur le sol et de les piétiner publique-
ment. Sur quoi, il se retire, persuadé d'avoir donné une bonne leçon au
mercanti - ce qui n'est pas du tout au goût de Lucius, qui a perdu dans
l'aventure et son argent et son diner.
Étrange histoire, apparemment absurde, mais à laquelle MM. Der-
chain et Hubaux ont su donner son sens. Ils ont songé en effet à rappro-
cher du geste attribué à Pythias le rite du «piétinement des poissons»,
bien attesté à Edfou, à Esna et à K~m Ombo. Ils ont montré que ce rite
constituait un envoûtement des ennemis du Roi - et de Rê. Il était encore
régulièrement pratiqué à l'époque romaine, au temps même où Apulée
visita l'Égypte, et, sans aucun doute, Apulée ou bien l'a vu pratiquer ou
bien en a entendu parler par ceux qui l'ont renseigné sur le rituel égyp-
tien.
Il est à peu près certain, d'autre part, que cet épisode du marché
d'Hypata ne figurait pas dans le récit de Lucius de Patras et qu'il a été
introduit par Apulée lui-même - s'il est vrai que, dans la version attribuée
à Lucien, l'hôte du jeune héros se montre généreux et fasse bien dîner
l'invité qui lui arrive à l'improviste. Apulée a accentué l'avarice de Milon,
qui était à peine indiquée dans son modèle; il a voulu ainsi justifier la
visite de Lucius au marché et faire naître l'occasion d'accomplir ce rite si
curieux du piétinement des poissons.
Il resterait à savoir - ce que les deux auteurs dont nous résumons la
découverte renoncent à se demander - pour quelle raison Apulée a agi de
la sorte. S'est-il simplement amusé à introduire une énigme, que seuls les
initiés pouvaient déchiffrer? N'a-t-il pas eu quelque intention plus profon-
de? On remarquera que le jeune magistrat porte le nom de Pythias, nom
théophore, qui semble donner à l'événement une valeur de présage; et ce
LE CALAME OOYPTIEN D' APULÉE 9
rite, tout compte fait, est d'excellent augure. Lucius ne pouvait mieux
commencer son séjour à Hypata que de cette façon. Cela lui assurait de
triompher, finalement, de ses ennemis, qui allaient se révéler nombreux
en cette ville. Mais il y a peut-être davantage.
S. Sauneron, qui étudie le piétinement des poissons à Esna, où le rite
est célébré le 1° Payni, fait observer que ce rite est célébré à l'occasion de
la fête qui commémore la « révolte des hommes, au début de la création»
(Esna V, p. 25-26), ce qui lui confère une signification cosmologique parti-
culière. On sait que ce thème de la révolte des âmes, au moment où, pré-
cisément à cause de cette révolte, vont être créés les hommes réapparaît
dans de nombreux textes hermétiques et, en particulier, dans la Korê Kos-
mou. S'il est vrai que l'odyssée de Lucius décrive symboliquement la
montée de l'âme vers la vérité, c'est-à-dire l'union à Horus, maître de tou-
te vérité, il n'est pas indifférent de trouver, au départ de ce long voyage,
le rappel du rite commémorant la victoire du dieu Soleil, victoire rempor-
tée avec l'aide de son fils, sur la révolte des éléments mortels et «froids» -
les poissons - en face de la lumière et du feu divins. Le piétinement rituel
prend alors la valeur d'un omen particulièrement significatif. Mais peut-
être jugera-t-on que c'est faire la part trop belle à l'imagination, et l'on
attendra, très légitimement, des preuves supplémentaires.
*
* *
punition, les mêmes mutilations ont été infligées au gardien infidèle. C'est
Apulée qui a imaginé le rebondissement que nous lisons maintenant dans
les Métamorphoses: comment le mort s'appelait, lui aussi, Thélyphron, et
comment les sorcières se sont trompées et ont mutilé le vivant à sa place;
comment aussi le mort avait péri victime de sa propre femme, empoison-
né par elle; comment son pére, qui avait des soupçons, avait prié un prê-
tre égyptien d'interroger le défunt sur ce qui lui était arrivé en réalité;
nous assistons à la résurrection temporaire du cadavre, nous entendons
ses paroles et nous sommes témoins du dénouement.
Il est d'abord significatif qu'Apulée ait pris, pour exécuter cette opé·
ration magique, un «prophète> égyptien - propheta primarius (11, 28),
c'est-à-dire un prêtre de haut rang. On sait que le mot de prophète traduit
le titre de hem-neter, donné habituellement aux prêtres égyptiens. Apulée,
sur ce point, ne fait que se conformer à l'usage général. Il l'a appelé Zat·
chlas, nom qui nous reste obscur et que les égyptologues ne semblent pas
décidés à interpréter•. Quoi qu'il en soit, ce prêtre va se livrer à ce que les
commentateurs appellent, un peu vite, une opération de nécromancie.
Mais c'est oublier que la nécromancie n'apparaît guère en Égypte, sinon
très tardivement et en marge de la religion officielle. Nous nous en tien-
drons sur ce point à ce que nous apprend Héliodore et qu'il n'y a pas lieu
de mettre en doute. Héliodore nous montre en effet le saint «prophète>
Calasiris (VI, 14) refuser non seulement d'interroger lui-même les morts,
mais même d'être le témoin d'une scène de nécromancie, disant «que
c'était un spectacle diabolique et que, s'il était contraint d'en être le
témoin, il n'y prendrait point part pour autant; car il n'appartenait pas à
un prêtre ni de pratiquer semblables rites ni même d'y assister. La divina-
tion (continuait Calasiris) ne s'exerçait qu'à l'aide de sacrifices permis et
de prières pures; c'étaient les profanes-qui rampaient sur la terre, au sens
le plus strict, et qui traînaient les cadavres ... > Calasiris n'ignore pas que
les dieux punissent de mort quiconque se livre à ces pratiques criminel-
les.
Faut-il donc admettre que le Zatchlas d' Apulée soit un prêtre vénal?
Sans doute, il se fait bien payer (11, 28, 1), mais il donne comme excuse à
son intervention qu'elle aura lieu dans l'intérêt de la justice : « Nous ne
nous opposons pas à l'accomplissement du Destin, dit-il, nous ne refusons
pas à la terre ce qui lui appartient; c'est pour l'apaisement que donne la
vengeance que nous implorons un court espace de vie> (II, 28, 5) - et cet-
1
On peut penser à djët-kher (« celui qui connaît l'éternité»). transcrit selon la
phonétique grecque.
LB CALAME 8GYPrlBN D'APULtŒ 11
nisme (Esna V), Le Caire, 1962, p. 121 et suiv.). Ce rite de l'union au dis-
que se pratiquait à Esna, mais aussi à Edfou et à Dendéra, et, dit S. Sau-
neron, «on peut le supposer partout où se trouve une chapelle à ciel
ouvert, ainsi près de Koptos>. A. Edfou, l'union au disque est le rite
essentiel des fêtes de fin d'année, l'épisode de la cérémonie vers lequel
tous les rites convergent (S. Sauneron, Ibid., p. 124). Elle a pour but de
faire pénétrer, nous dit-on, le ba divin dans la statue royale, c'est-à-dire,
pour parler le langage d'Apulée, l'animus dans l'image de pierre. Ce sont
les rayons du soleil levant qui ont cette puissance d'animation. Et, préci-
sément, constate S. Sauneron (Ibid., p. 126), l'union au disque continue et
reprend une autre cérémonie, qui avait eu lieu lors de l'inauguration du
temple, lorsque le célébrant avait «ouvert la bouche> des statues - de la
même façon que l'on ouvre celle du défunt, pour lui permettre de partici-
per à la vie divine. Nous apprenons aussi, par les mêmes textes (Ibid.,
p. 136-137),que les plantes, et, plus particulièrement, des fleurs, jouaient
un rôle dans cette cérémonie de l'animation. On y trouve le lotus, la fleur
primordiale, dont est né d'abord le Soleil (Ibid., p. Ï42). A la vérité, Apulée
n'aurait pu, sans une grande invraisemblance, mettre dans les mains de
Zatchlas, à Hypata, des fleurs de lotus, qui ne poussent guère sous le ciel
thessalien; il s'est tiré de la difficulté en jetant un voile sur la nature de la
plante requise pour la réanimation temporaire du mort. Mais il ne fait
aucun doute que, pour décrire et d'abord pour imaginer cette scène, il
n'ait purement et simplement transposé en Thessalie des pratiques qu'il
avait appris à connaître en Égypte. Et c'est bien, cette fois encore, le cala-
me égyptien qui lui sert à composer cette scène singulière, dont Lucius de
Patras ne lui donnait point le modèle.
Mais, déjà, avant même que Zatchlas ne commence ses incantations,
la prière prêtée au vieillard qui l'adjure de venir au secours de la justice
devait nous être un indice suffisant des intentions de l'auteur.
Voici les paroles que lui attribue le conteur: «Aie pitié, prêtre, dit-il,
aie pitié, au nom des astres du ciel, au nom des puissances des enfers, au
nom des éléments de la Nature, au nom des silences de la nuit, et des
sanctuaires interdits de Coptos, et au nom de la montée du Nil et des
secrets de Memphis et des sistres de Pharos ... » (II, 28, 3). Aucune des
invocations n'est dépourvue de signification. Considérons d'abord les qua-
tre dernières, qui comportent chacune une indication topographique : les
sanctuaires de Coptos, la crue du Nil, les secrets de Memphis et les sistres
de Pharos. Les sistres de Pharos ne recèlent aucun secret; il s'agit des
sistres d'Isis, mais notons que l'introduction et surtout la spécialisation de
la religion isiaque à Pharos est un phénomène tardif, qui ne se comprend
que dans l'Égypte ptolémaïque, lorsque Pharos se trouva former le môle
avancé du port d'Alexandrie. Il n'en va pas de même des adyta Coptica et
LB CALAME SGYfflBN D' APULtB 13
*
* *
Pour résoudre l'un des problèmes les plus irritants qui se posent à
propos du roman d' Apulée, et qui est celui de son originalité, on aimerait
disposer de critères simples et à peu près sûrs. Et l'on est tenté de penser
que le «calame égyptien», chaque fois qu'il laisse sa marque, est manié
par Apulée et ne doit rien à Lucius de Patras. Mais ce n'est encore qu'une
hypothèse, une direction de recherche, qui demande de nombreuses
confirmations. Il nous a semblé, à propos de deux épisodes, que l'analyse
montrait avoir été introduits par Apulée, que les éléments égyptiens y
étaient prédominants. Ne serait-il pas possible de tenter une contre-épreu-
ve et d'essayer de voir si un épisode remontant à Lucius de Patras ne
témoigne pas d'une autre conception de la magie que celle que nous
avons découvertes dans les additions certaines d 'Apulée?
Au début du livre, Lucius rencontre deux voyageurs qui cheminent
comme lui sur la route d'Hypata et dont l'un, nommé Aristomène, racon-
te une singulière aventure. Il nous dit comment il a retrouvé, autrefois, à
Hypata, l'un de ses amis, un certain Socrate, qui avait disparu de leur
commune patrie, Aegium, en Achaïe. Ce Socrate était tombé sous le coupe
d'une sorcière appelée Méroé, et il avait fui son insupportable tyrannie,
mais, désormais sans volonté, il errait en Thessalie, plongé dans le dénue-
ment le plus total, en même temps que dans une déchéance pitoyable.
Aristomène tente de le ramener à une existence plus digne de lui; il le
soigne, le nourrit, l'emmène avec lui; mais, dès leur première étape, au
cours d'une nuit qu'ils passent dans une auberge, la sorcière, accompa-
gnée de sa sœur Panthia, pénètre par magie dans leur chambre; les deux
femmes égorgent Socrate, en lui plongeant une épée dans le cou, du côté
gauche; mais, au lieu de laisser le sang jaillir, elles le recueillent dans une
petite outre, sans permettre que s'en répande la moindre goutte; puis
Méroé plongea la main, par la blessure, dans la poitrine de sa victime et
en retira le cœur. Enfin Panthia, son assistante, plaça une éponge dans la
plaie, en disant: «Éponge, attention! toi qui es née dans la mer, garde-toi
de franchir une rivière». Après quoi, elles quittent la chambre toutes
deux, non sans avoir infligé à Aristomène un traitement aussi humiliant
que malodorant. Et, le lendemain, Socrate, qu' Aristomène. croyait mort,
s'éveilla comme si de rien n'était; mais, sur la route, à quelque distance
de l'auberge, l'éponge tomba, au moment où Socrate allait boire à une
source, et la vie du malheureux s'échappa définitivement.
Cet épisode forme avec la résurrection temporaire du mort, grâce
LE CALAMEOOYPTIEN D' APULÉE 15
Méroé est présenté par Apulée comme l'exécution d'un rite: ne quid
denuntiaret, credo, a uictimae religione, immissa dextera per uulnus il-
lud ... (1, 13, 6). Il ne s'agit pas, évidemment, du rite habituel d'immola-
tion et d'inspection des entrailles, qui est tout différent, mais d'un rite
magique accompli sur la victime (sur ce sens attribué au mot religio, voir
Mauss, Sociologie et ethnologie . .. , p. 54). Tout s'éclaire: Méroé veut conti-
nuer à faire de Socrate son serviteur; elle le transforme en «zombi», grâ-
ce à cette immolation qui met le sang du malheureux en sa possession. Au
moment où tout le sang de Socrate a coulé, l'âme «pneumatique» de
celui-ci s'est enfuie, en poussant le cri aigu habituel des âmes qui s'échap-
pent; Socrate n'a plus d'âme spirituelle; il a, pour quelque temps encore,
une certaine survie quasi mécanique - à la manière des anguilles ou des
petits animaux qui connaissent encore, après la destruction des centres
supérieurs, des mouvements convulsifs qui donnent l'illusion de la vie.
Mais le principe vital lui-même a été emmené par Méroé, et Socrate, au
royaume des ombres, ne connaîtra jamais le repos que donne le retour à
l'élément terrestre.
Nous sommes, là, dans un domaine tout à fait différent de celui de la
pensée religieuse égyptienne et en totale contradiction avec celle-ci. Mé-
roé pratique la magie chamanique dont, certes, l'eschatologie égyptienne
conserve des traces sensibles, mais qui ne constitue pas, sur les rives du
Nil, une magie opératoire, aussi haut que l'on puisse remonter.
Au contraire, les pouvoirs attribués par Socrate lui-même à Méroé,
dans le récit qu'il fait à Socrate de son aventure, sont des pouvoirs typi-
quement chamaniques : elle est capable, dit-il, de bouleverser le monde,
de provoquer des tempêtes, de faire souffler le vent. Un pouvoir caracté-
ristique des chamans est de provoquer le sommeil, un sommeil hypnoti-
que pendant lequel le sorcier opère sur le corps endormi de son patient;
ce qui est, précisément, le cas de Méroé. Nous savons aussi que le chaman
passe pour capable de transporter des maisons au loin (cf. Marcelle Bou-
teiller, Chamanisme et guérison magique, Paris, 1950, p. 6 et suiv.), ce qui
est aussi l'un des exploits accomplis par Méroé (Met., I, 10, 5). .
Il est probable que ces récits relatifs aux sorciers et aux sorcières
viennent, finalement, des populations scythes, dont les attaches avec les
Ouralo-Altaïques ont été souvent affirmées. C'est au chamanisme qu'il
faut attribuer des opérations comme celle des sorcières qui, dans le récit
de Thélyphron, se transforment en belettes pour pénétrer dans la pièce
où le malheureux garde le cadavre qui a été confié à sa vigilance, et qui le
plongent dans un sommeil léthargique. Cette partie du récit appartient
assurément à Lucius de Patras, comme l'analyse de l'épisode le montre;
elle s'oppose à la magie «égyptienne» de Zatchlas, qui n'apparaît que
LB CALAME 8GYPTIBN D'APULÉB 17
1
Ben Edwin Perry, The Ancient Romances, Berkeley 1967, p. 273 et suiv.
3
Albin Lesky, Apuleius von Madaura und Leukios von Patra, in Hermes LXXVI
(1941), p. 43-74.
3
Pétrone, Sat. 42, 4: utres inflati ambulamus. V. Epicharme, 246 K et Sophron
c. StiuJ. ital. di filol. class. N. S. X 1933, p. 349-252; V. Ciaffi, Petronio in Apuleio,
Turin 1960, p. 106.
4
Met. IX, 42, 4.
20 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
9
Epist. 8, 6. V; F. Cumont, s.v. Hilaria, in R.E. VIII, col. 1597-1598.
1
°C.I.L. JJ, p. 313.
11
Macrobe, Sat. I, 21, 10.
u C.I.L. JJ, p. 334 (calendrier de Philocalus).
22 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
15
Met. III, 7, 2.
16
Photios, Bibl. 279.
11
Met. III, 8, 4 : de latronis huius sanguine legibus uestris et disciplinae publicae
litate.
11
Sur la répartition des Thargélia dans le monde grec, v. Fiehn, s.v. Thargelia,
in R.E. VA, col. 1293 et suiv; ajouter V. Gebhard, s.v. Pharmakos, ibid. XIX, col.
1841-1842.
19
Met. III, 2, 5 : tandem pererratis plateis omnibus et in modum eorum quibus
lustralibus piamentis minas portentorum hostiis circumforaneis expiant cirum duc-
tus angulatim forum eiusque tribunal adstituor.
24 ROME, LA Ll'ITBRATURE ET L'HISTOIRE
Apulée ne peut pas ne pas avoir pensé au rite des Thargélia, et cela
d'autant moins que, dans la fête d'Hypata comme dans la fête athénienne,
la conclusion est heureuse: la 'Victimen'est pas sacrifiée; comme dans la
forme la plus récente prise par le rite athénien, l'homme «chargé des
souillures> est libéré, et peut-être honoré, mais cela, aucun témoignage ne
nous le garantit.
La fête du Rire, à Hypata, est donc un rite composite, où nous retrou-
vons certains éléments des Thargélia, et d'autres, qui appartiennent aux
Hilaria de Cybéle ou d'Isis. Le rôle assigné au rire lui-même constitue un
troisième élément, s'il est vrai que ce rire ait souvent accompagné une
mise à mort rituelle. Les fêtes du carnaval, les Hilaria de Cybéle, mar-
quent le renouveau; ce sont des cérémonies du printemps. Or, à Hypata,
nous ne sommes pas au printemps, mais déjà dans l'été affirmé : les lau-
riers-roses y sont fleuris, les bois feuillus. Si - ce qui n'est pas improba-
ble -, Apulée a attaché quelque importance à la date de l'événement qu'il
invente, nous serions effectivement, comme à Athènes, au début du mois
de mai. Et cela rapprocherait le rite de la procession des Argées, à Rome,
ou 27 mannequins étaient jetés dans le Tibre du haut du pont Milvius.
Cette fête avait lieu, on le sait, le 14 mai. C'était, aussi, une purification de
la cité 20 • Une purification par la mort, une mort que les gens d'Hypata,
par leur rire, refusaient d'accepter: une négation de la mort, une néga-
tion du mal. de tout ce qui diminue le vie et attriste. Tel est bien le sens
que dégage, dans la conclusion, le premier magistrat de la cité : « Tu as
été du Rire la source et l'instrument; la faveur et l'amitié de ce dieu t'ac-
compagneront partout; il ne permettra jamais que ton âme éprouve aucu-
ne peine, mais, sans cesse, il éclairera ton front de grâce sereine et de
joie> 21 • La serena uenustas qui attend Lucius, et que lui procurera l'inter-
cession du dieu Rire, est la «paix de Vénus>, et cela nous rappelle que,
dans la Coré Cosmou 22, le Rire est précisément l'une des puissances susci-
tées par Aphrodite, comme compensation pour les âmes créées, sans elle
et sans lui vouées au malheur.
Mais ne pensera-t-on pas que c'est là une étrange prédiction, puisque,
dès le lendemain, Lucius allait commencer à connaître les plus extraordi-
naires infortunes, se voir transformer en âne, être cent fois sur le point
de périr et souffrir, sous sa forme animale, toutes sortes de maux? Si
Apulée a voulu donner un sens à cet épisode, qu'il a pris la peine d'inven-
°K. Latte,
2
Rom. Rel., p. 414.
21
Met. III, 11, 4 (trad. P. Vallette).
22 Par. 28.
LA FéTE DU RIRE DANS LES MÉTAMORPHOSES 25
ter de toutes pièces, il faut que le démenti évident apporté par la Fortune
à la prédiction du magistrat dissimule un autre symbole, et que la «béné-
diction du Rire» ne se réalise que dans le Salut final de Lucius, sa consé-
cration à la déesse, et la conquête du bonheur que peut seule dispenser
Isis.
Or, il se trouve qu'Apulée nous a assez clairement laissé entendre que
l'épreuve subie à Hypata par Lucius est semblable à son initiation future.
Au moment où cesse le jeu cruel, et où il découvre que l'on s'est moqué de
lui, Lucius nous dit que «compté déjà parmi le trésor de Proserpine et la
famille d'Orcus» il voit sa fortune transformée 23 : en somme, c'est une
brusque remontée des Enfers jusqu'au monde des vivants. Or, tel est bien
aussi le schéma de l'initiation isiaque, qui lui fera fouler aux pieds « le
seuil de Proserpine et remonter à travers le couches successives des élé-
ments» 24. La fête du Rire, fête de Vie, annonce la véritable résurrection,
qui est l'initiation isiaque.
Si l'on a bien voulu nous suivre, on pensera que cette addition d'Apu-
lée au roman de son devancier est analogue d'intention à toutes les
autres, notamment au conte d'Amour et Psyché, qui est, comme la fête du
Rire, l'histoire d'une félicité conquise à travers la mort et le royaume des
Ombres. Nous avons essayé ailleurs 25 de montrer que les additions d'Apu-
lée, dans les Métamorphoses, se révélaient lourdes de signification ésotéri-
que, que les traits en apparence les plus fantaisistes sont autant d'allu-
sions à des rites très précis de la religion égyptienne contemporaine, tout
imprégnée de mysticisme isiaque. Ici, il nous apparaît qu'Apulée, pour
exprimer la vérité à laquelle il croit, a emprunté le détour d'un fête ima-
ginaire - une fêtt de la «mort joyeuse», qui rejoint, au-delà des particula-
rités rituelles, celle d'Attis ressuscité, et celle d'Osiris retrouvé - croyance
qui nous ramène progressivement à la grande foi égyptienne dans une vie
divine que réalise la mort.
21
Met. III, 9, 8 (trad. P. Vallette).
2
• Met. XI, 23, 7.
25
Le calame égyptien d'Apulée, ci-dessus, p. 1-5.
LE CONTE D'AMOUR ET PSYCHÉ
L'histoire d'Amour et Psyché est, pour nous, d'abord une histoire plai-
sante, un conte de fées, que nous lisons dans les Métamorphoses d' Apulée,
â peu près au milieu du roman. Aucun autre auteur ne semble connaître
cette aventure du dieu Amour. En revanche, les monuments figurés, pein-
ture, relief, sculpture semblent y faire allusion - du moins en apparence,
car nous y voyons souvent le dieu Amour, l'enfant ailé, en présence d'une
jeune fille, ailée comme lui, qu'il entoure de ses bras ou avec laquelle il
joue. S'agit-il de la même histoire? Nous l'ignorons. Parfois, cela paraît
bien improbable, les attitudes des deux personnages ne répondant à
aucun épisode du conte. Le thème de l'âme jouant ou combattant avec
l'Amour comme partenaire ou comme adversaire n'est assurément pas
dérivé du roman d'Apulée. Il est plus difficile d'affirmer que celui-ci ne
se soit pas inspiré des images qu'il voyait un peu partout autour de lui ou
que ces représentations ne se rattachent pas à une tradition, orale ou écri-
te, dont nous avons perdu le témoignage.
A l'intérieur du roman, ce conte est présenté comme une histoire que
raconte une vieille femme, à une jeune fille, qui vient d'être enlevée par
des brigands et qui peut se croire exposée à leurs violences. Le sujet du
conte est en rapport avec la situation dans laquelle se trouve Charité, la
prisonnière. Elle aussi, comme le sera Psyché, a été brutalement séparée
de son fiancé, qu'elle aime; elle a, surtout, été arrachée à sa famille et au
monde qui est le sien. Mais là s'arrêtent les analogies matérielles. Charité
n'est pas soumise â des épreuves, comme le sera Psyché; elle n'a pas été
mariée, et n'attend pas un enfant, elle n'a pas à se défendre contre la
jalousie d'autres femmes, ni la méchanceté d'une belle-mère. Il est donc
difficile de supposer que l'histoire de Psyché constitue pour elle un sym-
bole. Charité n'est évidemment pas invitée à «lire> de cette manière l'his-
toire de Psyché. Si cette histoire contient un symbole, c'est au lecteur de
le déchiffrer, au-delà de la lecture immédiate.
On voit que le conte d'Amour et Psyché propose à notre sagacité plu-
sieurs énigmes. D'abord l'origine de ce récit; ensuite les éléments littérai-
res qu'il utilise; enfin, peut-être, sa signification «transcendante> s'il en
28 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
possède une. Mais il est bien certain que chacun de ces problèmes n'est
pas indépendant; signification et origine sont liées l'une à l'autre: si, par
exemple, Apulée l'a emprunté à une théologie préexistante, il l'a fait pour
transmettre une vérité. D'autre part, s'il a utilisé une source écrite, c'est
par celle-ci que lui sont parv~nus les éléments qui lui ont servi à mettre
en œuvre la donnée qu'il traitait. De quelque côté que l'on aborde l'étude
de ce conte, on se heurte à des pétitions de principe et l'on risque fort de
retrouver, au terme de la recherche, les postulats implicites dont on est
parti. Aussi convient-il d'abord de s'en tenir à des faits incontestables et à
n'édifier qu'ensuite les hypothèses destinées à en rendre compte.
Un grande partie des personnages sont de caractère divin : Amour
(Cupido), naturellement, puis Vénus, Zéphyr, Mercure, Jupiter, Proserpi-
ne, sans parler du dieu Pan et de la nymphe Echo. Psyché elle-même est
intermédiaire entre les personnages humains et les personnages divins.
Mortelle par sa naissance, elle le demeure à travers son mariage avec
Amour, à travers ses épreuves, et n'obtient la divinisation qu'à la fin du
récit. Elle porte donc en elle-même la possibilité de cette divinisation. En
cela elle ressemble à bien des héroïnes de la légende, qui ont été aimées
par des dieux. On se rappellera les innombrables femmes séduites par
Jupiter, et toutes celles qui ont été transformées en astres, par exemple
Andromède, épouse de Persée, Ariane, épouse de Bacchus, et bien d'au-
tres. La divinisation est l'une des conclusions «normales» d'un récit de ce
type, une histoire d'amour entre une mortelle et un dieu. Mais ici un
détail attire notre attention : tandis que les héroïnes «traditionnelles>,
Ariane, Andromède et les autres, portent des noms qui sont, par eux-
mêmes, dépourvus de signification, Psyché, elle, a le même nom que
l'âme humaine. Certes, l'on connaît de jeunes esclaves qui étaient ainsi
appelées; nous le constatons sur des épitaphes. Mais cela n'entraîne pas
qu' Apulée ait voulu donner à son héroïne un nom banal. Il semble bien,
au contraire, que le nom de Psyché, donné à des servantes, ait, lui, une
signification religieuse, sinon mystique; il rentre dans une série bien
connue, et si le dieu de l'Amour s'appelle Eros, on sait que les cognomina
d'Eros et Anteros sont attestés pour de simples mortels. On ne saurait
donc admettre que Psyché ne représente pas, d'une manière ou une
autre, la notion d'âme. Et cela laisse soupçonner que le conte où elle
intervient comme la principale héroïne doit avoir une dimension philoso-
phique ou religieuse.
Psyché, donc, commence sa vie comme mortelle et au bout de son
existence terrestre devient immortelle. Elle est un être intermédiaire entre
l'humain et le divin, l'un de ces êtres auxquels Apulée lui-même donne le
nom de «démons», ajoutant que l'âme humaine, même lorsqu'elle se trou-
LE CONTE D'AMOUR ET PSYCH8 29
ve dans un corps, est l'un d'entre eux. Telle est la doctrine qu'il enseigne
dans le De deo Socratis (chap. XV); un peu plus loin, dans le même traité,
il ajoute que l'Amour (Amor) est lui aussi un démon. Est-il donc invrai-
semblable que, dans un conte, il ait mis en scène et placé face à face ces
deux catégories d'êtres divins? La chose apparait comme d'autant plus
probable que le De deo Socratis présente avec les Métamorphoses des res-
semblances de style qui laissent supposer que ces deux ouvrages sont fort
proches dans le temps 1• Mais, s'il en est ainsi, cela entraine qu'Apulée a
voulu composer, avec l'histoire d'Amour et Psyché, un conte philosophi-
que de couleur platonicienne - puisqu'il utilise comme donnée essentielle
une thèse remontant à Platon, l'identité essentielle de l'Ame et de
l'Amour.
Il est possible d'aller plus loin, si l'on se rappelle qu'Apulée, dans le
De deo Socratis, assure que les «démons» sont soumis à toutes les pas-
sions humaines; s'ils ont, dit-il, en commun avec les dieux, l'immortalité,
ils ont en commun avec les humains la faculté de souffrir; comme nous,
ils peuvent éprouver tous les plaisirs ou tous les désirs de l'âme, ils sont
entrainés par la colère, fléchis par la pitié, conciliés par les présents,
adoucis par la prière, irrités par les outrages, apaisés par les hommages
et changent de sentiment sous l'effet de toutes les autres causes comme
nous le faisons nous-même (chap. XIII). Or, cette description convient
parfaitement aussi bien à Psyché qu'à l'Amour. Que Psyché soit amoureu-
se et souffre, il n'y a là rien qui puisse surprendre, puisqu'elle est de
condition mortelle; mais que l'Amour soit lui aussi tourmenté par des
passions diverses, tantôt le désir (n'est-il pas Cupido?), tantôt la colère, le
ressentiment devant la désobéissance de Psyché, puis le regret, au point
de tomber en langueur, comme un jeune amoureux romantique nous sur-
prend davantage. Toutes ces « variations :o (le terme est appliqué par Apu-
lée aux démons, qui ne possèdent point, par nature, l'immobilité des
dieux) démontrent que l'Amour est non pas l'un des grands dieux. mais
une divinité intermédiaire.
Mais, dira-t-on, que penser de Vénus, de sa colère contre Ps~·ché, de
sa coquetterie, lorsqu'elle se dit que la liaison de son fils va accuser son
âge, à elle, et son dépit à la pensée qu'elle sera grand-mère? Apulée la
considère+il donc, elle aussi, comme un «démon»? Et si clic l'St, pour lui,
une divinité véritable, en dépit de ses passions, pourquoi n'en sera11-il pas
de même pour l'Amour? L'auteur du De dt•o Soaati, se trouverait en
contradiction avec celui des .\fétamorpho,c\, et tout notre raisonnl'mcnt
dit: «Sœur et épouse du grand Jupiter, soit que, à Samos, qui, seule, peut
se glorifier de t'avoir vue naître, d'avoir entendu tes premiers cris et de
t'avoir nourrie, tu habites tes antiques sanctuaires, soit que de la haute
Carthage, qui t'adresse un culte, en tant que vierge, montant au ciel por•
tée par un lion, tu hantes le séjour bienheureux, soit que, près des rives
de l'Inachos, qui te connaît déjà épouse du Tonnant et reine des déesses,
tu domines les illustres murailles des Argiens, toi que tout l'Orient adore
sous le nom de «conjugale> et tout l'Occident appelle_ Lucine, sois pour
moi, en mes derniers périls, Junon Secourable ... > (VI, 4, 1). La déesse
Junon est ici présentée comme transcendant ses différentes hypostases;
elle se situe au-delà des cultes dont l'honore la piété populaire. La vérita-
ble Junon est insaisissable, inconnaissable, on ne peut l'atteindre qu"à
travers les formes «démoniques> sous laquelle la dépeint l'imagination
humaine. Junon, en soi, est inaccessible à la prière; mais la Junon des
poètes, dans la mesure où on lui prête sentiments et passions, colère et
pitié, peut intervenir dans les affaires humaines, et celles de Psyché en
particulier. Si l'on se réfère à la théologie exposée par Apulée dans le De
Platone et eius dogmate, cette Junon appartiendrait à la catégorie des
dieux «médioximes> (par. 204-205), c'est-à-dire intermédiaires, fort voi-
sins des démons dont parlait le De deo Socratis.
Il semble que, d'un traité à l'autre, la pensée d'Apulée ait connu quel-
que variation, ce qui ne saurait étonner en une matière' aussi délicate et
fuyante. A certains moments, il semble que le philosophe platonicien se
soit orienté vers l'idée que certains démons peuvent prendre la forme et
la fonction d'un «grand dieu>, par exemple que la Minerve, compagne
d'Ulysse, chez Homère, soit en réalité un démon personnifiant la déesse
qui, elle, demeure dans l'Olympe et se soucie peu des hommes. Quoi qu'il
en soit, on comprend comment la Junon du conte peut intervenir dans
cette histoire, comment Vénus peut éprouver des passions violentes, Jupi-
ter prendre intérêt à une aventure amoureuse, Pan tenir Echo serrée dans
ses bras et tous les dieux participer à un grand banquet. Apulée ne peut
que se sentir appuyé par toute la tradition «poétique» (entendez : littérai-
re, au sens le plus large) et, en même temps, en accord avec la théologie
platonicienne, dans la mesure où elle prend grand soin de marquer les
distances et les hiérarchies, de distinguer la véritable nature des divinités
supérieures et les images imprécises que peuvent en donner les hommes,
sous l'inspiration des démons.
Cet accord profond d'Apulée avec lui-même, il devient évident au
livre XI, qui sert de conclusion aux Métamorphoses, lorsque, en poète, il
évoque les mille formes de la déesse Isis, et, en philosophe, et en mysti·
que, découvre en elle l' Ame du monde :
32 ROME, LA LITfÉRATURE ET L'HISTOIRE
« Me voici près de toi, Lucius, émue par tes prières, moi, la Mère de
ce qui est, la maîtresse de tous les éléments, la fille initiale des généra•
tions .. » (XI, 5). Isis peut avoir été l'héroïne d'un mythe, qui la montre
dolente, désespérée, soumise aux mêmes passions que les humains, amou•
reuse, aussi, de son mari; malgré cela, elle n'en demeure pas moins la
Mère universelle, le plus grand de tous les êtres célestes. Ce que l'on
pourrait appeler son «moi poétique» n'est nullement en contradiction
avec son «moi ontologique». Pour Apulée, Vénus est une des hypostases
d'Isis - il le déclare expressément en ce même passage du livre XI - mais
Vénus possède ses propres mythes, les mortels lui attribuent des caracté·
res démoniques, sans que la majesté de la véritable Vénus en soit écla•
houssée. Nous sommes en présence d'une conception globale, et aussi
cohérente que le permet ce mode de pensée, du divin dans le monde;
conception qui sauvegarde la théologie traditionnelle et le monde poéti-
que, humain, où elle place les dieux, mais, en même temps, satisfait les
exigences de la religiosité de ce temps, qui aspire à l'hénothéisme. Aussi
n'y a-t-il aucune contradiction entre l'histoire de Psyché et le livre XI des
Métamorphoses.
*
* *
• Ibid., p. 12-13.
LE CONTE D'AMOUR BT PSYCHE 35
mots de Platon, disant que l'âme, «privée de la vision divine, est enflam-
mée d'amour, que, rendue folle, elle ne peut pas dormir pendant la nuit
ni, pendant le jour, rester à l'endroit où elle se trouve; elle court, pleine.
de désir, partout où elle pense apercevoir celui qui possède la beauté>
(Phèdre 2Sl d-e). N'est-ce point là toute l'histoire de la quête et de la «pas-
sion> de Psyché?
Une fois analysés et séparés tant bien que mal les éléments qui ont
été mis en œuvre par Apulée pour écrire ce conte, il resterait à s'interro-
ger sur l'intention réelle de l'auteur. Dire, comme ce fut longtemps la
mode, qu'il a voulu avant tout amuser son lectetlr, est une solution pares-
seuse et, lorsqu'on y réfléchit, fort peu vraisemblable. L'accumulation des
thèmes religieux, la descente aux Enfers (qui rappelle l'histoire d'Orphée,
ou celle de Thésée), la quête d'un mari (qui est semblable à celle d'Isis
cherchant Osiris disparu), l'exposition d'une fille à un monstre envoyé
par les dieux (on se souviendra d'Andromède et d'Hésioné), l'apothéose
finale, qui vient récompenser la patience et la force morale de l'héroïne
(on pense à Io et, avec les différences nécessaires, à Héraclès), tout cela
nous oriente vers l'imagerie du symbolisme funéraire, familier aux
contemporains d'Apulée. Là aussi, comme dans le conte, nous voyons les
vents emporter l'âme vers le pays des Bienheureux (assez semblable aux
jardins de l'Amour), nous voyons la mort assimilée à un sommeil (celui
d'Endymion) et nous savons que les défunts étaient censés parvenir, après
leurs souffrances, à la vie éternelle. Ce que les plus humbles gens ressen-
taient et exprimaient sur les peintures des tombeaux, et dans l'imagerie
des sarcophages, pourquoi cela ne serait-il pas présent dans le conte de
Psyché?
Certes, ce conte peut avoir plusieurs significations simultanées, ou
plutôt plusieurs applications. Par exemple, on pensera que la vieille fem-
me, gardienne de Charité, a entendu proposer à celle-ci un exemple de
patience, couronnée par le succès, et, par conséquent, inviter la jeune fille
à avoir bon espoir. Elle semble lui faire comprendre que l'amour est plus
fort que tout ce qui lui fait obstacle, s'il est véritablement voulu par le
Destin. Il pouvait être consolant pour Charité de s'entendre répéter que
les amants véritables finissaient toujours par être réunis. C'était là une
première leçon, quelque peu terre-à-terre, que la jeune Charité, quelque
simple qu'elle fût, était capable d'entendre, en se projetant elle-même
dans le personnage de Psyché.
Mais, au-delà de cette première signification, qui était celle de tous
les romans d'amour contemporains, il en était peut-être une autre, plus
profonde, mais que la pauvre Charité, plongée dans son chagrin, ne son-
geait guère à saisir, et qui s'adressait surtout au lecteur des Métamorpho-
36 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
ses: c'est que le véritable destin de l'âme humaine est la quête du divin,
par la beauté. Leçon platonicienne entre toutes. L'amour, comme Platon
l'avait mo_ntré dans le Banquet, n'est pas un grand dieu, il n'est que le
démon du désir, la force de l'insatisfaction, qui provoque l'élan de tout
l'être vers la Beauté, le transporte au-dessus de lui-même et finit par
l'égaler aux dieux, libérer, en lui, ce démon qu'est sa Psyché, son âme
éternelle et immatérielle. En même temps, le lecteur apprendra, ou plutôt
sentira que la souffrance est la condition indispensable du bonheur, com-
me, dans sa prison, Socrate constatait que le bien-être qu'il éprouvait à ne
plus être enchaîné n'eût pas été possible s'il n'avait ressenti d'abord la
douleur de l'être.
On pourra aussi tirer quelque conclusion du fait que la «faute» de
Psyché est provoquée par sa curiosité, que c'est aussi la faute qui avait
conduit Lucius à devenir un âne, au lieu de l'oiseau qu'il espérait, mais
l'on n'oubliera pas non plus que le salut apporté par Isis, au bout du
roman, comporte une révélation, que Lucius est mis en face des «élé-
ments» et que, finalement, il est instruit du mystère universel. On ne sau-
rait croire qu'Apulée, le mage, ait condamné sans appel la curiosité. Tout
au plus en aura-t-il signalé le danger. Mais si Lucius n'avait pas, d'abord,
été un âne, il n'aurait jamais reçu la grâce d'Isis. De même, si Psyché
avait été docile aux ordres de son époux invisible, elle ne serait jamais
parvenue à l'immortalité. Felix culpa . ..
LA LEX LICINIA DE SODALICIIS
On sait qu'en 56 et 55 av. J.C., la lutte pour le pouvoir avait pris une
violence extrême, que, de tous les côtés, on recourait à une brigue électo-
rale effrénée, aussi bien du côté des populares que de celui des optimates,
et les triumvirs, selon les besoins du moment, ne se faisaient pas faute
non plus d'en user. C'est dans ces conditions que fut votée une loi Licinia,
qui tentait, au moins en apparence, de mettre fin à une pratique particu-
lière de corruption, celle qui était désignée par le terme de sodalicia,
c'est-à dire, semble+il, la constitution d'associations «structurées» dont
le but était d'exercer des pressions sur les électeurs.
Cette loi, en vertu de laquelle fut intenté le procès contre Cn. Plan-
cius, occasion du Pro Plancio cicéronien, fut votée sous le consulat de M.
Licinius Crassus et de Cn. Pompeius Magnus en 55 av. J.C. Cela résulte
d'abord du nom même de la loi, dérivé du gentilice de M. Crassus et le
commentaire du scoliaste de Bobbio en apporte confirmation 1• Nous
savons d'autre part, grâce à Dion Cassius, que le consulat de Crassus et de
Pompée fut marqué par une sévérité accrue contre la brigue 2• Mais, lors-
qu'on essaie de préciser davantage, de connaître un peu mieux les condi-
tions dans lesquelles fut votée cette loi, et les intentions des consuls qui la
proposèrent, les choses sont beaucoup moins claires.
La première question qui se pose est celle de la date exacte du vote.
On sait que l'année 55 avait commencé sans que les consuls aient pu être
régulièrement élus et qu'il fallut recourir à un interregnum. On sait aussi
que l'élection de Pompée et de Crassus fut obtenue par la violence, sous
la pression exercée par une troupe de soldats envoyés par César et que
commandait le propre fils de Crassus, P. Licinius Crassus 3• Cette élection
eut lieu au début de janvier, probablement le jour des nones, c'est-à-dire
le 5, au moment où commençait le second interregnum. À la vérité, cette
date n'est pas directement attestée par un témoignage exprès, mais elle
est à peu près certaine•. D'une part, en effet, on sait que le premier inter-
rex n'avait pas le droit de prendre les auspices, donc de réunir les comi-
ces; ce droit n'appartenait qu'au second interrex, qui venait après lui 5•
Mais, d'autre part, il convient de ne pas faire descendre l'élection des
consuls trop avant dans le.mois de janvier. P. Stein• a fait observer depuis
longtemps que, entre les élections consulaires de 55 et le 11 février, Ouin-
tus Cicéron avait eu le temps de quitter Rome, de recevoir, à la campa-
gne, le second livre du poème de son frère, De temporibus suis, de le lire
et de donner une réponse'. Un autre argument peut aussi être avancé,
indiquant que l'élection eut bien lieu en janvier. En SS, Pompée fut consul
prior•, il eut donc les faisceaux dès son entrée en charge. Or, au mois
d'avril, pendant les vacances du sénat, Pompée se trouvait à Cumes, dans
sa villa 9 et ne rentra à Rome qu'à la fin du mois (le 4 avant les calendes
de mai); à cette date il rencontra Crassus venu à sa rencontre jusqu'à
Albe. Crassus, en avril, avait dû demeurer à Rome parce qu'il était chargé
des affaires; il avait donc les faisceaux pendant les mois pairs, ce qui
implique que l'élection consulaire pour 55 avait bien eu lieu en janvier.
Cela avait été possible parce que les candidatures étaient connues depuis
longtemps, ce qui rendait inutile tout délai de présentation: la règle du
trinum nundinum n'intervenait pas 10• Enfin, César, occupé en Gaule,
mais soucieux, on l'a vu, de rétablir une situation aussi normale que pos-
sible à Rome, n'avait pas intérêt à laisser les interregna se succéder. Pour
toutes ces raisons nous pensons que l'élection des deux consuls eut bien
lieu vers le 5 janvier de 55.
C'est la date retenue par J. Carcopino, César,5• éd., Paris, 1968, p. 275.
4
les, 1964, p. 433-444. Cf. aussi Stuart Staveley, The conducts of Elections during an
Interregnum dans Historia 3, 1954, p. 194-198.
6 Cf. P. Stein, Die Senatssitzung Ciceronischer Zeit, Münster, 1930, p. 44, note
242.
Cf. Ad Qu, fr. 2, 7, 2.
7
• Contrairement à la thèse soutenue par Stein, op. cit., mais en vertu d'argu•
ments solides. Par exemple le fait que, sur les Fastes, Pompée soit nommé le pre-
mier, ainsi que sur les inscriptions privées. par exemple C.J.L. IX, 5052 (= Dessau
ILS 5404). Cf. L. R. Taylor-T.R.S. Broughton, The order of the consuls' names in
official republican lists dans Historia 18, 1968, p. 166-172, et déjà les mêmes auteurs
in Memoirs of the American Academy in Rome 19, 1949, p. 3-14. Pompée, vir Trium-
phalis, a une dignitas supérieure à celle de Crassus.
9 Cf. Cie., Att. 4, 11, l.
Les consuls une fois élus, il fallait procéder à l'élection des autres
magistrats, dont les fonctions auraient dû normalement commencer aux
Calendes de janvier, c'est-à-dire les préteurs et les édiles. Le choix des
premiers posait un problème grave. Caton avait en effet déclaré, dès
l'élection des consuls, qu'il était candidat à la préture 11 et n'avait pas
caché son intention de transformer celle-ci en une arme contre les
consuls. D'autre part, l'opposition aux triumvirs se montrait décidée à
exercer des poursuites si les élections étaient entachées d'irrégularité.
Pour parer à cette menace, Crassus et Pompée firent prendre un sénatus-
consulte décidant que les préteurs qui seraient élus entreraient en charge
immédiatement; de telle sorte, dès le moment de leur creatio, ils cesse-
raient d'être des priuati et seraient par conséquent à l'abri de toute pour-
suite tendant à contester la validité de leur élection 12•
Or, il se trouve qu'une lettre de Cicéron nous renseigne sur la date où
fut pris ce sénatus-consulte et sur la procédure suivie en cette circonstan-
ce:
«Trois jours avant les Ides de février:., écrit Cicéron à son frère, « un
sénatus-consulte a été pris, concernant la brigue électorale, et conforme à
l'avis d'Afranius, avis que j'avais moi-même émis lors de la séance où tu
assistais. Mais, ce qui fit grandement gémir le sénat, c'est que les consuls
n'acceptèrent pas les propositions de ceux qui, après avoir suivi Afranius,
ajoutèrent que les préteurs devaient être nommés en laissant un intervalle
de soixante jours pendant lesquels ils demeureraient simples citoyens. Ce
jour-là, ils ont évidemment fermé la route à Caton. Bref, ils sont maitres
absolus, et ils veulent que tout le monde le comprenne» 13•
Ainsi, le 11 février, les préteurs n'étaient pas encore élus. Une fois le
sénatus-consulte acquis, les triumvirs provoquèrent des déclarations de
candidature de la part de leurs gens à eux, parmi lesquels Vatinius 14 •
11
Cf. Plut., Cato minor 42, 1.
12 Id.,ibid. 42, 2.
u Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 7, 3: Ad: Ill /dus Febr, senatus consultum est factum de
ambitu in A/rani sententia, quam ego dixeram cum tu adesses; sed magno cum gemi-
tu senatus consules non sunt persecuti eorum sententias qui Afranio cum essent
adsensi, addiderunt ut praetores ita crearentur ut dies suaginta priuati essent. Eo die
Catonem plane repudiarunt. Quid multa? Tenent omnia idque ita omnes intellegere
uolunt. Nous pensons que les mots cum tu adesses se rapportent à une première
discussion sur ce projet qui aurait en lieu pendant les premiers jours du nouveau
consulat - ce qui indique que l'on était bien décidé à reprendre l'ensemble des
mesures envisagées l'année précédente, et qui n'avaient pas abouti. V. ci-dessous.
14
Cf. Plut., Cato minor, loc. cit.
40 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
15
Par ex. Cie., Fam. 16, 12, 3.
16
Sur ce problème, voir nos Etudes de chronologie cicéronienne, Paris, 1967,
p. 16 sqq.
17
Cf. Plut., Pompée 52, 2.
11
Id., ibid. 53, 3; Dio Cassius, 39, 32, 3.
19
Ci-dessus, p. 38, n. 8.
20
Nous n'ignorons pas que l'on a pensé que le consul en exercice au moment
des élections n'avait pas forcément la présidence de celles-ci. Le problème est posé
par L. R. Taylor -T.R.S. Broughton, op. cit., et aussi par J. Linderski, Aspects of the
Consular Elections in 59 B. C. dans Historia 14, 1965, p. 423-442. La conclusion vers
laquelle tendent, hypothétiquement, les deux premiers auteurs (art. cir. p. 169-171)
est que la présidence des comices était tirée au sort. Ce qui est peu admissible, et
tout se passe le plus souvent dans les faits comme si la présidence allait avec la
possession des faisceaux : si les élections ont lieu en juillet, elle revient au consul
prior, si elles ont lieu en novembre, elle revient à son collègue (c'est le cas, par
exemple, l'année 57; Cie., Ad Attt. 4, 3, 3-4; cf. Taylor-Broughton, op. cit. p. 169,
note 15). Un exemple unique pourrait être invoqué en sens contraire, l'édit de Bibu-
lus repou~nt à novembre les comices consulaires de 59, qui devaient avoir lieu en
juillet. Mais cela ne signifie pas que, en juillet, Bibulus devait en avoir la présiden-
ce; il est significatif que ces élections aient été renvoyées par lui en novembre,
mois pendant lequel il devait normalement avoir les faisceaux. Voir les conclusions
de L. R. Taylor, dans American Journal of Philogy, 72, 1951, p. 254-268. Il est clair
que, de toute façon, les élections prétoriennes de 55 eurent lieu en mars, sous la
présidence de Pompée, consul prior.
LA LBX LICINIA DB SODALICIIS 41
rement paralysé, eurent lieu pendant les dix ou onze premiers jours de
mars.
Plutarque nous apprend que, les magistrats une fois élus, les consuls
s'occupèrent de réaliser ce pourquoi ils s'étaient fait élire, le partage des
provinces : une lex Trebonia fit attribuer à Pompée toute l'Espagne et la
Syrie à Crassus; une lex Pompeia Licinia prorogea les pouvoirs de César
en Gaule21. Nous ne savons pas à quelle date fut promulguée la lex Trebo-
nia. Il suffit de savoir que le vote intervint après les élections prétorien-
nes". On ne se trompera pas beaucoup si l'on admet qu'elle fut définitive-
ment adoptée dans le courant du mois de mars, sans doute peu de jours
avant le lex Pompeia Licinia, qui en était le complément et qui, elle, paraît
bien dater du même mois23.
Dans cet ensemble de mesures législatives et d'événements politiques
quelle fut la place de la Lex Licinia de sodaliciis? Une remarque de Dion
Cassius nous apprend - ou du moins laisse clairement entendre - qu'elle
fut votée après les deux lois concernant les provinces attribuées aux
triumvirs 24. Mais n'est-il pas possible de préciser da~antage?
La lettre de Cicéron à Quintus nous a appris que, le 11 février, le
sénat avait discuté un texte destiné à réprimer la brigue. Il n'appartenait
pas au sénat de légiférer directement sur ce point. Ce droit n'appartenait
qu'au peuple qui, seul, pouvait voter une loi : une fois l'avis du sénat
acquis, les consuls étaient invités à proposer au peuple un texte reprenant
cette sententia 25 • Telle est la procédure engagée l'année précédente, le 10
21
La succession des faits (leur chronologie relative) est bien marquée par Plut.,
Pompée 52, 2 sqq.; Id., Cato minor, 42, 2; 43, 1; Dio Cassius 39, 37.
22
Comme l'indique Plut., Cato minor, 1 sqq.
13
Cf. J. Carcopino, op. cit. p. 276, note 1. En fait, si l'on en croit Dion Cassius,
le vote de la lex Licinia Pompeia fut assuré le jour même où avait été votée la lex
Trebonia (Dio Cassius, 39, 36, 1-2), ce qui indique que ces deux textes furent pro-
mulgués sinon ensemble du moins à des jours très rapprochés, pendant la seconde
quinzaine de février.
2
• Cf. Dio Cassius, 37, 39, 1.
25
Cf. Gaudemet, lnsitutions de l'Antiquité, Paris, 1967, p. 351-352. Voir aussi P.
Stein, op. cit. où l'on trouvera de nombreux exemples, ainsi pour la lex Tullia de
ambitu de 63 (Cie., Vat., 37: cum ego legem de ambitu tulerim ex senatus consulta);
cf. aussi Pro Murena 46-41. Cette même procédure fut suivie en 59 par César pour
sa première loi agraire (Dio Cassius, 38, 2, 1 sqq.) et pour la loi de rappel de Cicé-
ron, par Pompée (Sest., 129). Sur les questions de brigue, le sénat ne pouvait don-
ner que des consultations, lorsqu'il s'agissait d'interpréter une loi existant (par ex.
Mur., 61; Att. 1, 16, 12).
42 ROMB,LA LITI'ÉRATURB BT L'HISTOIRB
Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 3, 5 : eodem die senatus consultum factum est ut sodali-
26
tates decuriatique discederent lexque de iis ferretur, ut qui non discessissent ea poena
quae est de ui tenerentur. Séance du sénat, le 10 février 56.
27 Cf. supra, n. 21.
LA LBX LlCINIADB SODALICIIS 43
u Pour sa carrière cf. Klebs dans Real-Encycl. 1, col. 710 sqq., s.v. Afranius,
n•6.
44 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
29
Cf. L. R. Taylor, Magistrales of 55 B.C. in Cicero's Pro Plancio CAT. 52, dans
Mélanges E. Malcovati, p. 12 sq.
30
Cf. Cie., Pro Plane., l 5, 37. Hortensius avait repris son argumentation lors de
son plaidoyer pour Plancius, prononcé la veille du jour où Cicéron prit la parole
(Pro Plancio, ibid.).
LA LEX LICINIA DE SODALICIIS 45
31
Cf. Plane., 15, 36 : in qua ru nomine legis Liciniae, quae est de sodaliciis,
omnis ambitus leges complexus es; neque enim quicquam aliud in hac lege nisi ediri-
cios iudices es secutus.
CONTINGENCE HISTORIQUE
ET RATIONALITÉ DE LA LOI
DANS LA PENSÉE CICÉRONIENNE
1
V. Peter Lebrecht Schmidt, Die Abfassungszeir von Ciceros Schrift über die
Ge.uitze.Rome 1969.
2
De orat., 1, 42, 187 et suiv.
, Ibid. 192.
48 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
4 Rep. 2, 2 : ... nostra autem res publica non unius esset ingenio, sed multorum
nec una hominis uita sed aliquot constituta saeculis et aetatibus.
5 Ibid. : nam neque ullum ingenium tantum extitisse dicebat ut quem res nulla
fugeret quisquam aliquando fuisset, neque cuncta ingenia collata in unum tantum
posse uno tempore prouidere ut omnia complecterentur sine rerum usu ac uetustate.
6 Leg. 2, 4, 8 : hanc igitur uideo sapientissimorum fuisse sententiam legem neque
hominum ingeniis excogitatam nec scitum aliquod esse populorum sed aeternum
quiddam quod uniuersum mundum regeret imperandi prohibendique sapientia.
1 Ibid. : est enim ratio mensque sapientis ad iubendum et ad dete"endum ido-
nea.
1 Leg. 1, 42 et suiv.
CONTINGENCE HISTORIQUE BT RATIONALITÉ DB LA LOI 49
le De republica, que les Etats ne meurent pas d'une mort naturelle, com-
me les êtres vivants, mais qu'il est possible, par une sage constitution, de
leur communiquer l'immortalité 9 ; ce qui, inversement, suppose que de
mauvaises constitutions les rendent périssables. Et, d'ailleurs, toute la
réflexion des historiens et des philosophes, autour de lui, tendait à mon·
trer que bien des Etats (et notamment les cités grecques) avaient, dans le
passé, connu la décadence et la mort.
Dans ces conditions, quelle est cette puissance qui peut instituer des
lois justes et salutaires, et faire que des lois, issues de causes contingentes,
soient susceptibles, malgré tout, de se révéler conformes à la Raison uni-
verselle et refléter l'intelligence de Dieu?
Pour tenter de résoudre ce qui est une contradiction certaine, on ne
saurait recourir aux ressources de la chronologie et dire, par exemple,
que Cicéron a évolué, que, à tel moment de sa pensée, il était plus frappé
par le caractère contingent des lois - lorsqu'il se penchait, en particulier,
sur le chaos du droit civil, - et à d'autres, d'humeur plus philosophique, il
se serait persuadé de la valeur universelle possédée par la loi. Cette
resource nous est interdite, puisque, comme l'a montré P. L. Schmidt, la
réflexion d'où est sortie le De legibus est contemporaine de celle qui
conduisit Cicéron aux formules du De republica, et n'est pas de beaucoup
postérieure aux pages que Cicéron prête à Crassus dans le De oratore.
D'autre part, il est certain aussi que, en 44 encore, Cicéron était fidèle
au principe d'une certaine contingence historique. On sait que, dans le De
fato, il se montre nettement hostile à l'idée de Destin et que, refusant,
comme purement verbal, le «sophisme» de Diodore Cronos, Je Mégarique,
il refuse aussi la position stoïcienne, représentée par Chrysippe, qui
accepte l'existence d'un Destin, mais sauve la liberté en recourant à une
distinction entre causes contraignantes et causes prochaines. Il se montre
au contraire favorable aux thèses de Carnéade, selon qui il existe un
déterminisme, qui est le résultat des lois très générales de la Nature, sans
que, pour autant, ces lois entraînent que les actions particulières soient
déterminées, d'une manière mystérieuse. Un objet abandonné à lui-même
tombera verticalement; cela, nul ne peut rien y changer, et Carnéade le
reconnaît, aussi bien que Cicéron; mais l'esprit humain - une personne
donné-, en face d'une situation qui lui est proposée, conserve la possibili-
té de choisir entre diverses solutions. Cela aussi, Chrysippe l'admettait, et
9
Rep. 3, 23, 34: debet enim constituta sic esse ciuitas ut aeterna sit. /taque nul•
lus interitus est rei publicae naturalis, ut hominis, in quo mors non modo necessaria
est, uerum etiam optanda persaepe.
50 ROME, LA LlfflRATURE ET L'HISTOIRE
Ibid. 9, 19.
11
12
Leg. 2, 5, 11 : qiuu autem uarie et ad tempus descriptae populis, favore magis
quam re legum nomen tenent.
u Ibid. : quiduis potius tulisse quam leges.
CONTINGENCE HISTORJOUE ET RATIONALITB DE LA LOI 51
14
Ci-dessus, n. 7.
15Rep. 2, 3, 5 et suiv.
"V. L. Perelli, Natura e ratio nel JI libro del De republica ciceroniano, c RFIC »
100, 1972, 295-311. V. aussi Id., La definiz.ione e l'origine dello stato nel pensiero di
Cicerone, «AAT» 106, 1972, 281-305.
17
Ci-dessus, n. 12.
52 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE
de la sapientia, qui veut que les lois aient pour fin le salut des citoyens, la
sauvegarde des cités, la sécurité et le bonheur de tous 18 • Il reste donc
qu'une « bonne loi» peut être inspirée par une circonstance donnée, être
rédigée ad tempus; il suffit qu'elle soit inspirée par une volonté de justice
et le souci du bien. Et il en va de même pour les lois du droit civil, qui ont
pour objet d'assurer le respect de l'équité 19 •
Dans ces conditions, la «contigence » de la loi se trouve sauvegardée,
et, en même temps, la liberté humaine. Les forces qui dominent l'évolu-
tion des cités, et résultent de leur natura, appartiennent aux lois univer-
selles; elles sont du même ordre que la pesanteur. Mais, nous l'avons vu,
Cicéron, à la suite de Càrnéade, considère que ces lois ne s'exercent d'une
manière contraignante que dans un domaine bien précis; qu'il existe, en-
dehors d'elles, une liberté et, pour user d'une comparaison, que la pesan-
teur peut, au choix, faire que la pierre que je tiens dans ma main tombe à
mes pieds ou soit lancée à quelque distance. Cela ne dépend que de ma
volonté.
Une loi représente une intervention humaine dans un système de for-
ces liées entre elles par une causalité définie: chacune d'elles met en
branle un mécanisme déterminé, et toute l'habileté du législateur, sa
sapientia, consistera à apprécier et calculer les effets ainsi provoqués.
Tout le résumé de l'histoire romaine, introduit par Cicéron dans le De
republica, montre comment les différents rois ont su guider l'évolution
naturelle de la cité naissante, en lui donnant des institutions bénéfiques.
Ces institutions n'étaient pas «naturelles», elles n'étaient pas le résultat
d'une situation donnée, elles étaient inventées, par des rois qui, tous,
étaient doués de sagesse: c'est la que réside le «miracle romain», dans
cette suite de grands législateurs, dont aucun n'a totalement organisé la
cité, mais dont l'œuvre, poursuivie à travers le temps, a fini par donner à
la ville son extraordinaire fortune et sa grandeur.
Mais il résulte aussi de cela que cette œuvre, fruit chaque fois, d'une
invention libre, et, par là, affranchie de la fatalité qui, selon l'ordre de la
seule nature, entraîne les Etats dans le cycle de la destruction, il en résul-
te que cette œuvre est fragile. Dans la suite des «bons rois» s'est produit
une faille: Tarquin s'est transformé en tyran, et voici que tout est com-
promis - par la faute d'un seul homme 20 •
La contingence historique, on le voit, est le moyen par lequel les
11
Leg. 2, 5, 11 : constat profecto ad salutem ciuium ciuitatumque incolumitatem
uitamque hominum quietam et beatam inuentas esse leges . ..
19
Leg. 1, 14, 40 et suiv.
20 Rep. 2, 26, 47.
CONTINGENCE HISTORIQUE ET RATIONALITÉ DE LA LOI 53
21
L. Perelli, Natura .. ., p. 304.
"Leg. 2, 36 suiv.
" L. Perelli, op. cit., p. 304-305.
24 Pro Plancio 93 : stare eni,n omnes debemus tanquam in orbe aliquo rei publi-
Il n'est pas utile de rappeler que les tyrans siciliens ne sont pas
inconnus des Romains, et cela dès une date très ancienne. Les lecteurs de
Timée connaissaient, au moins par cet auteur, l'existence et les forfaits de
Phalaris. Il est certain aussi que, dès l'aube du IIIe siècle, les intérêts de
Rome en Grande Grèce mirent les hommes d'Etat romain en contact avec
le monde sicilien. Les exploits d'Agathocle furent très probablement un
modèle dont s'inspira Régulus, et nous avons cru pouvoir montrer, autre-
fois, que les comédies de Plaute contenaient des allusions, assez claires, à
l'histoire de Sicile, au temps des tyrans, et, plus particulièrement, à la
succession des tyrannies qui dominèrent à Syracuse, entre Agathocle et
Hiéron 111. On sait aussi que, depuis la première guerre Punique, les
armées romaines n'eurent qu'à se louer des services que leur rendit Hié-
ron II. Ainsi, les tyrans siciliens étaient des figures familières aux Ro-
mains, qui, à Syracuse, se considéraient un peu comme les héritiers du
plus grand d'entre eux, le •roi' Hiéron.
Cicéron commença sa carrière de magistrat en Sicile, et, dans les Ver-
rines, il témoigne de la parfaite connaissance qu'il avait acquise de l'île,
des cités que la composaient et des hommes les plus influents dont dépen-
daient son économie et sa culture. Il s'était, aussi, rendu familier de son
histoire, et il avait examiné avec curiosité la galerie des portraits des « ty-
rans et des rois>, dus à des peintres dont il loue l'habileté, et qui jusqu'à
Verrès, étaient exposés dans le grand temple d'Athéna, à Syracuse 2• Ces
1
Echos plautiniens d'histoire sicilienne, ci-dessous p. 261 et suiv.
1 Cicéron, Verr. Il, 4,123: tabulas pulcherrimas pictas . .. in quibus erant imagi-
nes Siciliae regum ac tyrannorum, quae non solum pictorum artificio delectabant sed
etiam commemoratione hominum et cognitione formarum. Ac uidete quanto taetrior
hic tyrannus Syracusanis fuerit quam quisquam superiorum unquam; illi tamen
ornarunt templa deorum immortalium, hic etiam illorum monumenta atque orna-
menta sustulit.
56 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
3 Ibid. 3,15.
4
Ibid. 4, 29: phaleras ... quae regis Hieronis fuisse dicuntur.
5
Ibid. 4, 118: in qua domus est quae Hieronis regis fuit. Cf. 5, 30: ex illa domo
praetoria, quae regis Hieronis fuit ...
CICi!RON ET LES TYRANS DE SICILE 57
'Ibid. 5, 143.
7
Ibid. 5, 134 : uersabatur in Sicilia longo intervallo alter non Dionysius ille nec
Phalaris (tulit enim ulla quondam insula multos et crudelis tyrannos) sed quoddam
nouum monstrum ex uetere illa immanitate quae in isdem locis uersata esse dicitur.
1
Cf. rep. l, 30.
'Verr. 5, 146.
0
• Nat. deor. l, 60; 3, 83.
11
Ad Q. fr. 2, 11, 4 : creber, acutus, breuis, poene pusil/us Thucydides. . . Me
58 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE
magis de Dionysio delectat; ipse est enim ueterator magnus et perfamiliaris Philisto
Dionysius.
12 De orat. 2, 57.
u Rep. 1, 28: quis enim putare uere potest plus egisse Dionysium tum cum
omnia moliendo eripuerit ciuibus suis libertatem quam eius ciuem Archimedem,
cum islam ipsam sphaeram, nihil cum agere uideretur, effecerit.
14
Rep. 3, 43 : Vrbs illa praeterea, quam ait Timaeus Graecarum maxumam,
omnium autem pulcherrimam, arx uisenda, portus usque in sinus oppidi et ad urbis
crepidines infusi, uiae latae, porticus, templa, muri nihilo magis efficiebant, Diony-
sio tenente, ut esset illa res publica. Nihil enim populi et unius erat populus ipse.
15 Cf. Rab. Post. 23.
16
V. le texte cité, ci-dessus, n. 7.
17
Div. 1, 39; 1, 33. Le présage formé par la naissance du petit satyre, que la
mère de Denys avait cru mettre au monde annonce sans doute le caractère du
futur tyran: lubrique, irrespecteux, caricature d'un être humain, voué à la violence
et à l'instinct. Tel est le tyran.
CICÉRON ET LES TYRANS DB SICILE 59
11 Nat.deor. 3, 81.
19
Ibid. 3, 83.
20 Ibid. 3, 84.
21
Ibid. 1, 7.
"Tusc. S, 57. V. ci-dessus, note 14.
u Ibid.
60 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE
24 Cés. 53. Cf. Cicéron Att. 8, 9 b, 2 : sed hoc t&paç horribili uigilantia, celeritate,
diligentia est . ..
25 Cés. 57.
2 9 Ad Q. fr. 2, 15, 5.
CICÉRON BT LBS TYRANS DB SICILE 61
écrié: «puissé-je être enrôlé, moi troisième, comme votre ami» 29• Or, l'on
sait que César souhaitait très vivement se réconcilier avec Cicéron, et
l'avoir pour ami. Ce désir s'était manifesté dès le premier consulat de
César, lorqu'il avait offert à l'orateur une legatio dans son état-major; et
César n'avait jamais cessé de rechercher une amitié qui se dérobait, ainsi
qu'en témoigne une lettre célèbre à Matius 30 • Pendant la guerre civile,
César avait essayé d'attirer Cicéron, il avait besoin de lui pour reconsti-
tuer l'Etat3 1• Mais le vieux consulaire n'avait pas voulu apporter sa cau-
tion au tyran.
Denys l'Ancien, dit Cicéron, vivait «avec des esclaves en rupture de
ban, avec des hommes tarés, avec des barbares, il jugeait que pas un
homme qui fût digne de la liberté ou qui voulût être libre ne pouvait étre
son ami» 32 • Or, cette description s'applique exactement au parti césarien,
tel que le voyaient les adversaires, et dans une large mesure tel qu'il était
réellement. Nous en avons pour garant Salluste, dans la première Lettre à
César et Cicéron lui-même 33. Et l'on sait que les Romains redoutaient par-
dessus t9ut, dans l'armée de César, les barbares recrutés en Gaule, en
Germanie et en Espagne.
Il est donc clair que l'évocation du tyran Denys l'Ancien, si longue-
ment développée, avec un tel luxe de détails, n'est en réalité qu'une sorte
d'apologue, qui masque à peine une attaque dirigée contre César, au
moment où celui-ci se trouve en Espagne et, après des débuts difficiles,
vient de remporter une victoire éclatante. Comme Denys, César est un
tyran heureux; comme lui, il est un esprit brillant, un homme habile,
mais l'un et l'àutre sont doués d'une nature qui les porte vers le mal et
l'injustice (maleficum natura et iniustum) 34 • Cicéron, pendant les mois où,
en 49, il hésite sur le parti à suivre, considère que César ne peut revenir à
la raison, qu'il ne peut agir qu'en «homme perdu»: toute autre conduite
29
Tusc. 63. Cf. off. 3, 45. Depuis Orelli, s'appuyant sur Jamblique Vie de Pytha-
gore 33, on pense que Cicêron s'est trompê en attachant l'anecdote à Denys l'An-
cien et qu'il s'agit en rêalitê de Denys le Jeune. Pourtant, l'erreur, si elle est rêelle,
ne remonterait-elle pas à Philistos?
10 Epist. 12, 27.
31
V. Gelzer, s.v. Tullius, in RE VII, 998 et suiv. V. Cicêron, Epist. 8, 3, 2. Cf.
W.C. Mc Dermott, ln Ligarianam, cTAPhA» 101, 1970, 317-347.
32 Tusc. 5, 63.
33 Ps. Salluste rep. 1, 2, 5. Cf. Cicêron Att. 9, 10, 7: cum hoc in ea quae perspici-
tur futura colluvie regnare; et ibid. 9, 18, 2 : o rem perditam ! o copias desperatas ; 9,
7, 5, etc.
34 Tusc. 5, 57.
62 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE
lui est interdite, par sa «vie, son caractère, son passé, la logique de son
entreprise, ses alliés ... » 35 • De la même façon, Denys ne peut abandonner
la tyrannie; il est irrévocablement lié à son crime 36• Le paralléle est évi-
dent entre les deux hommes. On sait assez que César a été entraîné à
prendre les armes contre sa patrie pour ne pas avoi~ à expier les fautes
qu'il avait commises lors de son consulat de 59; une ~rte de fatalité pèse
sur lui: celle qui est entraînée par l'injustice une fois commise. Ni César,
ni Denys (pas plus que ne le pourra Auguste, même après sa victoire) ne
peuvent se démettre et abandonner un pouvoir qui les torture.
La vie du tyran est misérable. L'histoire de Denys le prouve, avec
l'apologue de Damoclès. Mais celle de César n'en est pas moins un exem-
ple évident. Les faits allaient bientôt le montrer à Cicéron lui-même lors-
que, pendant les Saturnales de cette même année 45, il dut recevoir César
dans sa villa de Pouzzoles. Le dictateur ne peut se déplacer qu'entouré
d'une garde; il y a autour de lui deux mille hommes en armes, c'est à
peine si la salle à manger où doit dîner le maître n'en est pas remplie. La
villa est en état de défense, comme un camp en terre ennemie. Bref,
c'était moins la visite d'un homme, que recevait Cicéron, qu'un billet de
logement imposé par l'autorité militaire 37 •
L'on comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi, en février ou
mars 44, quelques mois après l'entrevue des Saturnales, Cicéron a pu
écrire les pages du De natura deorum, que nous avons rappelées, et où il
s'interroge sur l'étrange fortune de Denys, prospère en dépit de ses cri-
mes contre les hommes et contre les dieux. C'est bien de César qu'il s'agit,
entre les lignes. Denys, entre autres forfaits, avait dépouillé les temples
des dieux: enlevé à Jupiter Olympien un manteau tissé d'or, arraché à
Asclépios une barbe d'or, aux sanctuaires des tables d'argent, à des Vic-
toires leurs patères et leurs couronnes d'or, sans compter les trésors pris
lors du pillage de Locres. César, de la même façon, s'était approprié des
biens sacrés : en Gaule, dit Suétone, il avait confisqué les offrandes des
chapelles et des temples et, à Rome même, pendant son premier consulat,
35 Att. 9, 2 b, 2.
36
Tusc. 5, 62 : atque ei ne integrum quidem erat ut ad iustistiam remigraret,
ciuibus libertatem et iura redderet, iis enim se adolescens improuida aetate inretierat
e"atis ...
37
Att. 13, 52. Conclusion, par. 2 : habes hospitium siue èmo,a8µe{av odiosam
mihi, dixi, non molestam. Ce dernier mot est ambigü : Cicéron veut-il dire que la
conversation de César lui est agréable Oe reste de la lettre le suggère), ou que cet
appareil militaire le réconforte, en montrant quel est l'état d'âme du tyran?
CIC~RON BT LBS TYRANS DE SICILB 63
il avait dérobé au Capitole trois mille livres d'or, et les avait remplacées
par le même poids de bronze doré 38 • On sait aussi qu'il avait enlevé de
l'aerarium les sommes en réserve, en 49, ainsi que «toutes les offrandes,
au Capitole et dans les autres temples> 39 • Et la Fortune de César ne se
démentait pas, en dépit de tous ces sacrilèges! Mais le scandale, continue
Cicéron, est plus apparent que réel: les dieux n'ont pas besoin d'interve-
nir pour que le criminel soit puni; il l'est par sa conscience, qui le tortu-
re40. Comme Denys, César est un homme seul; il est condamné à n'avoir
pas d'amis. Il doit vivre sous la protection perpétuelle de troupes armées,
incertain de l'avenir, à la merci d'une conjuration. Les malheurs de Denys
consolent Cicéron des bonheurs de César.
Au dire des philosophes et, en particulier, des stoïciens, seule la mort
peut guérir l'âme du tyran. Dès l'été de 45, alors que César est victorieux
en Espagne et prépare son retour à Rome, Cicéron rappelle ces mots ter-
ribles de Zénon: «Platon, en admettant qu'il n'ait pas encore atteint la
sagesse (et bien que le sage seul soit heureux) n'est cependant pas dans la
même situation que Denys le tyran; pour celui-ci, ce qui pourrait arriver
de mieux, ce serait qu'il mourût, car on ne peut espérer qu'il parvienne
jamais à la sagesse; l'autre, en raison de l'espoir qu'il puisse y parvenir,
doit vivre> 41 • Il est évident que Cicéron attend, non sans impatience, la
mort du tyran.
Que l'âme du tyran soit inguérissable, c'est ce que prouve, entre
autres, aux yeux de Cicéron, l'histoire du second Denys qui, chassé de
Syracuse par une révolution démocratique, se retira à Corinthe et s'y fit
maître d'école: pueros docebat; usque eo imperio carere non poterat! 42 •
Cicéron revient â trois reprises sur cette anecdote, qui avait donné lieu à
un proverbe. Un passage d'une lettre à Atticus 43 y fait allusion. Atticus,
dans une lettre du 12 mars 49, avait annoncé à son ami qu'il restait à
Rome beaucoup de sénateurs, attendant, apparemment, l'arrivée de César
et espérant établir avec lui une nouvelle légalité 44 - ce que Cicéron lui-
même envisage parfois dans sa retraite de Formies. Oui, répond Cicéron,
31
Suetone, Aug. 54.
39
Dio 41, 39, 1.
40 Nat. deor. 3, 85: (recte uideretur) nisi et uirtutis et uitiorum sine ulla diuina
ratione graue ipsius conscientiae pondus esset, qua sublata iacent omnia.
41
Fin. 4, 5 (• Von Arnim, SVF I, 232).
42
Tusc. 3, 26-27.
43
Att. 9, 9, 1 : de optimatibus sit sane ita ut uis; sed nosti illud 61owmo<; tv
Kopiv8q,.
44
Cela résulte de la lettre ad Att. 9, 8, 1.
64 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
45Epist. 9, 18, 1.
46
Rep. 2, 47 : regem ilium . .. qui consulit ut parens populo conseruatque eos
quibus est praepositus quam optima in condicione uiuendi, sane bonum, ut dixi, rei-
publicae genus.
CICÉRON ET LBS TYRANS DE SICILE 65
47
Off.3, 29 et suiv.
41
Ibid. 32.
9
• Ibid. 2, 24 et suiv.
66 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
César lui-même, désigné comme hic noster - notre tyran à nous - et insé-
ré dans la série des despotes injustes, cette galerie des monstres destinée
à illustrer, par contraste, la vraie nature du pouvoir civil.
Ainsi les tyrans siciliens ont-il joué un rôle certain dans la méditation
politique de Cicéron; ils lui ont fourni des exemples du Bien et du Mal,
symbolisant les deux pôles du régime monarchique l'un étant marqué par
le roi Hiéron, resté cher à ses sujets en dépit des siècles, l'autre par l'abo-
minable, mais attachant, Denys, vieux routier de la politique, abominable,
mais si habile (et Cicéron ne dissimule pas sa sympathie à un homme
d'Etat qui réussit) - et dont on peut seulement espérer, pour que la mora-
le soit sauve, qu'il connut, en dépit de sa puissance et de son heureuse
fortune, les angoisses de la conscience, de la solitude et de la peur 50•
50
Ibid. 2, 25.
HORACEET LA QUESTIONDU THÉÂTREÀ ROME
admirable, mais Auguste doit accorder aussi son attention aux poètes qui
«aiment mieux s'adresser à un lecteur plutôt que d'avoir à supporter les
jugements désobligeants d'un spectateur orgueilleux» (v. 214-215). Bref,
Horace semble bien vouloir détourner Auguste de rien tenter en faveur
du théâtre, comme s'il essayait de lui faire entendre que l'époque du
Thyeste de Varius est maintenant révolue. Le temps des Jeux qui célébrè·
rent, en 29, la victoire d'Octave, et où, précisément, fut représentée la tra•
gédie de Varius, ne peut être recommencé.
M. La Penna, conscient de cette véritable contradiction entre la politi-
que du prince et les conseils contenus dans l'épître que lui adresse Hora-
ce, en tire argument pour soutenir que cette position n'est, chez lui, que
provisoire, que sa véritable pensée est exprimée dans l'Art poétique. A la
vérité, cette ingénieuse tentative pour résoudre la difficulté apparaît com-
me quelque peu paradoxale : ce serait dans l' Epître adressée au prince
que nous trouverions les objections, et dans celle qui est destinée à deux
jeunes gens accompagnés de leur père (parents, certes, d' Auguste, s'il est
vrai que L. Pison se soit trouvé être le beau-frère de César lui-même, mais
parents quelque peu «accidentels»), qu'il ait soutenu la politique culturel-
le du maître. Horace, nous le savons, peut avoir voulu donner une telle
«preuve» d'indépendance. Mais cette explication ressemblerait assez à
une défaite.
Quoi qu'il en soit, la véritable nature du problème posé par la contra-
diction, sur le point du théâtre, entre l'Epître à Auguste et l'Art poétique,
ne peut apparaître que si l'on résoud d'abord ce qui apparaît comme un
locus desperatus de la philologie horatienne, la question des rapports
chronologiques entre les deux œuvres.
M. La Penna soutient que l'Epître à Auguste est antérieure à l'Art poé-
tique, et précisément pour la raison que celui-ci soutient la politique du
prince à l'égard du théâtre. Ce qui revient, au point de vue qui nous occu·
pe, à une véritable pétition de principe. M. La Penna ne se résoud à s'ap·
puyer sur cet argument, dont il ne minimise pas la fragilité («je ne parle,
dit-il, que de probabilité, et non de certitude ... »), qu'en l'absence de tout
autre. Nous ne voulons pas rouvrir, ici, l'ensemble du dossier, qui est
beaucoup trop lourd et complexe, mais apporter quelques éléments nou-
veaux, dans l'espoir qu'ils peuvent contribuer à laisser entrevoir une solu·
tion.
Il Y a d'abord un argument qui pèse, tel une hypothèque, sur le pro·
blème, et dont il convient de se débarrasser. Il est encore présenté comme
particulièrement valable par C. O. Brink, Horace on poetry, Cambridge
1963, p. 242, alors qu'un examen plus exact du texte incite à lui refuser
toute valeur. Il s'agit du vers 306 de l'épître, où Horace écrit: «moi, je
HORACE ET LA QUESTION DU THÉÂTRE A ROME 69
re, a provoqué le développement des arts dans le monde grec. Non seule-
ment celui de la flûte, mais de tous les arts. Les tibicines sont bien cités,
mais seulement corn.me un exemple, entre autres, de ce vent de frivolité
qui souffle alors en Grèce (II, 1, 93 et suiv.). Et ce développement a pour
pendant celui qui est consacré par Horace à la littérature romaine, et qui
montre Rome s'abandonnant aux activités désintéressées après la victoire
sur Carthage (Ibid. II, 1, 161, et suiv.). Tout se passe comme si le texte
d'Aristote, une première fois utilisé dans son contexte technique, avait été
assimilé par Horace, qui en avait tiré une théorie plus générale destinée à
rendre compte de la naissance d'une littérature latine. Il est certainement
possible de soutenir qu'Horace peut avoir élaboré d'abord sa théorie
générale, puis être retourné au texte d'Aristote. Cela est possible, mais
beaucoup moins probable. Il est certain que la théorie aristotélicienne,
qui a, par elle-même, pour objet l'histoire du théâtre, a été généralisée
par Horace. On peut croire qu'il l'avait rencontrée au cours de ses recher-
ches techniques sur l'histoire du théâtre, lorsqu'il composait l'Epître aux
Pisons, et qu'il s'en est souvenu quelques années plus tard, lorsqu'il écri-
vit l'Epître à Auguste.
Pourtant, nous convenons bien volontiers, suivant l'exemple donné
par M. La Penna, qu'il s'agit là d'une probabilité, non d'une certitude
rigoureuse. C'est à transformer la probabilité en une certitude aussi gran-
de que le comportent semblables sujets que nous voudrions nous em-
ployer maintenant.
Si l'on admet, au moins comme une probabilité, que l'Art poétique est
antérieur à l'Epître à Auguste (ce que laissent entendre d'autres considéra-
tions, exposées autrefois par A. Rostagni), le problème posé par M. La
Penna peut être examiné sous un jour nouveau.
La question du théatre n'est pas la seule sur laquelle Horace, dans les
trois épîtres du second livre, a varié d'attitude. Dans l'Epître a Florus (qui
est certainement la première des trois dans l'ordre de composition), Hora-
ce affirme renoncer à la poésie. Il déclare très nettement que c'est là un
jeu indigne de son âge. Il est temps pour lui de ne plus songer qu'à la
sagesse. Dans l'Art poétique, il est plus sensible aux titres de noblesse de la
poésie, et invite les jeunes Pisons à ne pas avoir honte de la Muse. Dans
l'Epître à Auguste, il va encore plus loin et assure que le poète est une
manière de philosophe, qui réalise, par d'autres voies, un idéal de sages-
se, et qui est utile à la cité. On ne peut imaginer contraste, opposition plus
absolus que ceux qui existent entre l'Epître à Florus et !'Epître a Auguste.
Entre les deux, l'Art poétique tient une position moyenne. Précisément cel-
le que l'on attend si, chronologiquement, cette œuvre tient le milieu entre
les deux autres.
HORACEET LA QUESTION DU THÉÂTREA ROME 71
Un indice laisse entrevoir qu'il eût été plus docile si le maître avait
été moins capricieux. L'une des «parties> unanimement reconnues dans
l'Epitre est la dernière, celle qui concerne le Poète (v. 295 à la fin). Le qua-
trième chant de l'Art poétique traite, de même, de l'homme que doit être
le poète, dans ses rapports avec les autres hommes. Et, pour rendre sensi-
ble la puissance de la poésie, Boileau reprend, souvent presque mot pour
mot, le développement d'Horace sur les premiers poètes, leur rôle dans
les progrès accomplis par la civilisation (A.P. IV, 133-172 = Ad Pisones.
v. 391-407). Comme le poète latin, il se fait une très haute idée du rôle que
peuvent tenir les Muses dans la cité. En quoi il va contre le sentiment
prêté à Malherbe.
A la vérité, Boileau introduit et utilise ce développement sur la digni-
té de la poésie et son rôle civilisateur d'une manière un peu différente de
celle d'Horace: celui-ci en tire argument pour revendiquer le droit «de ne
pas rougir de la Muse ni d'Apollon>, Boileau pour blâmer les poètes mer-
cenaires qui c trafiquent du discours et vendent les paroles». Et il profite
de l'occasion ainsi offerte pour exalter la générosité et la gloire de Louis!
Horace était moins courtisan, peut-être plus assuré, au temps où il com-
pose cette Epitre des amitiés qui l'entourent.
Pourtant, le chant IV de l'Art poétique est beaucoup moins riche en
traits pittoresques et en idées profondes que la dernière partie de l'Epitre
aux Pisons. Si les conseils relatifs à la manière de recevoir, d'accepter ou
de refuser les critiques sont à peu près semblables, Boileau a, très légiti-
mement, renoncé aux tableaux de la vie romaine qu'il trouvait dans !'Epi-
tre; rien du poète inspiré qui est montré du doigt par les enfants sur la
place, rien des parasites qui, pour un bon dîner, louent des poèmes insipi-
des. La veine satirique d'Horace n'a pas, ici, inspiré Boileau. En revanche,
il a fait un sort à une comparaison entre la poésie et les autres métiers,
qui n'exigent pas, comme elle, l'excellence, et en a tiré tout le début du
chant IV, justement célèbre comme une fable:
« Dans Florence jadis vivait un Médecin ... ».
*
* *
Boileau part de l'idée que les deux ressorts de la tragédie sont la Ter-
reur et la Pitié, idée aristotélicienne, mais qui ne trouve guère de place
dans l'Epitre aux Pisons. Horace pensait que les œuvres poétiques avaient
pour but d'entraîner l'âme (animum auditoris agunto, v. 100), par une
véritable mécanique du sentiment : il existe une expression naturelle de
celui-ci, qui provoque un écho dans l'esprit et la sensibilité du spectateur.
Pour Horace, la poésie, comme l'éloquence, a pour fonction de reprodui-
re et d'exalter cette expression spontanée; et il ne s'agit pas seulement des
mots mais aussi de la mimique et - ce qui mérite attention - des traits
mêmes du visage. Horace pense+il à un théâtre, semblable à l'ancien
théâtre romain, où les acteurs jouaient sans masque? Boileau ne va pas
aussi avant. Il ne fait aucune allusion à la mise en scène, au jeu, au spec-
tacle. Le théâtre, pour lui, est avant tout discours. Le spectacle d'Œ.dipe
sanglant le gêne visiblement et, s'il n'avait pas la caution de Sophocle, on
peut gager que Boileau le rangerait parmi ces objets «que l'Art judicieux
doit offrir à l'oreille et reculer aux yeux>. (III, 53-54).
Sur ce point, Boileau rencontre Horace, au moins en apparence, puis-
que dans l'Epitre aux Pisons Horace défend de montrer sur la scène
Médée tuant ses enfants, Atrée cuisant dans un chaudron la chair des
enfants de son frère ou Procné en train de devenir oiseau. Mais la raison
de ce conseil est différente: ce n'est pas que de tels spectacles répugnent
au bon goût, c'est qu'ils sont invraisemblables. Boileau a bien retenu
l'idée: «l'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas», mais il en fait un
argument en faveur du «vraisemblable», dont Horace parlera plus loin,
lorsqu'il recommandera de se limiter à des inventions« proches de la véri-
té», de ne pas tenter de faire croire à son public qu'il existe des Lamies
capables de retirer vivant, de leur ventre, un enfant qu'elles viennent de
dévorer (v. 339-340). Dans l'Epître aux Pisons, il y a là deux idées entière-
ment distinctes, l'une concernant le sujet de la pièce, l'autre la mise en
scène, et Boileau les a confondues. Peut-être parce que, pour lui, la mise
en scène compte peu et que la différence entre la crédibilité du spectacle
et celle du sujet lui a paru négligeable.
Dans son développement sur la tragédie, Horace veut montrer com-
ment s'opère la transposition de l'épique au dramatique, de l'histoire (fa-
bula) racontée à l'histoire présentée sous forme de cinq «actions», et pas
davantage. A aucun moment il ne parle de la durée que doit avoir la piè-
ce, ni dans sa réalité ni dans le temps que son action embrasse, mais il
déclare sa préférence pour une action de type homérique, qui, même
pour l'épopée, est ramassée sur un temps relativement bref, grâce à l'arti-
fice de l'hystéron protéron. Ainsi, le moment dramatique est-il ramassé, et
BOILEAUET L'ART POÉTIQUE D'HORACE 79
*
* *
Il y avait encore bien des problèmes qui se posaient au poète, du
temps de Boileau, et qui ne trouvaient pas leur solution ni leur formula-
tion dans !'Epître aux Pisons. Par exemple celui des rapports entre la
80 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
Les six odes qui forment le début du livre III, et qui sont générale-
ment désignées sous le nom d'Odes romaines, ont fait l'objet d'études
nombreuses auxquelles il peut sembler vain d'ajouter encore. Mais les
problèmes que l'on s'est posé à leur endroit sont de plusieurs ordres, et il
y a peut-être place pour une réflexion nouvelle: il ne s'agit pas ici de
formuler un jugement de valeur, de se demander s'il faut préférer, dans
l'œuvre d'Horace, les poèmes d'amour ou l'évocation des paysages idylli-
ques, et refuser aux odes civiques le droit d'être émouvantes ou belles 1• Il
ne s'agit pas non plus, du moins essentiellement, de savoir si ces odes for-
ment un groupe, que Je poète a conçu comme un exposé cohérent d'une
morale que les lois d'Auguste allaient imposer aux Romains 2, même si
l'on ne va pas plus aussi loin que Domaszewski affirmant que ces poèmes
furent chantés lors des fêtes qui accompagnèrent - dit-on - la « fondation
du principat en 27» 3• Il s'agit plutôt de réfléchir sur l'intention ou les
intentions d'Horace tandis qu'il nous invite à partager sa méditation lyri-
que sur le destin de Rome.
Car les Odes romaines ne sont pas isolées dans ses œuvres, elles mar-
quent tout au plus un jalon dans l'évolution de sa pensée. Mais, pour
déterminer leur place dans cette œuvre, aussi exactement qu'on le peut, il
est nécessaire d'en préciser la date, dans toute la mesure du possible. Sur
1
La «problématique» des odes romaines est évoquée en particulier par A. La
Penna, Orazio e l'ideologia del principato, Turin, 1963, p. 26 et suiv., ouvrage où l'on
trouvera une abondante bibliographie.
2
V. G. Pasquali, Orazio lirico, éd. de 1964, avec les notes de A. La Penna, p. 650
et suiv. Voir aussi les exposés de F. Klingner, in Studien zur griechischen und
rômischen Literatur, Stuttgart, 1964, p. 333 et suiv. (reprise d'un travail de 1953), et
de K. Buechner, Studien zur rômischen Literatur, Horaz, III, Wiesbaden. 1962,
p. 125-138.
1
V. G. Pasquali, loc. cit.
82 ROMB,LA Lrn1!RATURB BT L'HISTOIRB
ce point, des résultats peuvent être considérés comme acquis. Ainsi, tout
le monde reconnaît que la troisième, où est nommé Auguste, avec son
titre, est postérieure au mois de janvier 27 4 ; on peut penser que ce titre,
donné à César Octavianus dans une strophe où est nommé Hercule, à côté
de Pollux, a encore conservé son sens religieux, qu'il n'est pas usé par la
répétition, ce qui suggère, pour ce poème une date encore assez proche
du moment où il a été accordé au prince. Impression renforcée par l'allu•
sion aux tentatives des Romains pour «reconnaître> les régions extrêmes
du monde, l'extrême Sud et l'extrême Nord-Ouest 5 ; ces allusions s'ap·
puient réciproquement et désignent très probablement l'année 27, ou 26
au plus tard, puisqu'il ne saurait guère s'agir que de l'expédition d'Aelius
Gallus en direction de l'Arabie heureuse - une expédition qui eut lieu, on
le sait, en 25, mais qui était projetée depuis le moment où Gallus devint
préfet d'Égypte, c'est-à-dire en 27 6 - et de celle qui fut projetée en Breta·
gne, et qui devait avoir lieu cette année-là 7• Il est extrêmement probable
qu'Horace n'aurait pas fait allusion à ce second projet si le poème avait
été postérieur à son abandon, d'ailleurs provisoire, en raison de troubles
survenus en Gaule.
L'ode 4 se laisse, elle aussi, assez facilement dater; d'une part, le poè·
te y fait allusion aux attributions de terres aux vétérans, évidemment
après la campagne d'Orient, en 29, et, d'autre part, ce qui est plus net
encore, au «délassement» de César, qui se repose dans l'antre des Piéri·
des•. On sait, en effet, qu'Octave, de retour en Italie, passa plusieurs jours
dans la compagnie de Mécène et que Virgile, qui les avait rejoints, fit au
jeune imperator victorieux la première lecture des Géorgiques 9 •
L'ode 5 ne saurait être très éloignée dans le temps de la troisième:
non seulement, comme dans celle-ci, Auguste y est nommé, en un contex·
te qui met l'accent sur le caractère religieux de ce surnom 1°, mais il y est
question, aussi, des projets formés contre la Bretagne. Ce qui confirme le
rapprochement que l'on fait souvent entre le sujet même de cette ode (le
retour des Romains prisonniers des Parthes depuis 53) et un passage de
Justin qui mentionne pour l'année 27 des pourparlers entre les Parthes et
le prince 11• Ce serait donc, aussi, en 27, que cette ode aurait été compo-
sée.
L'ode 6, elle, est datée d'une façon quasi certaine: Horace y recom-
mande de restaurer les sanctuaires délabrés, et nous savons, par les Res
Gestae, que ces restaurations furent effectuées par Octave en 28 12• D'au-
tre part, ce poème est certainement postérieur à Actium 13• L'année 29
paraît donc la date la plus vraisemblable, quelque temps avant la restau-
ration des temples, mais en un moment où elle était déjà projetée, donc,
après le retour d'Octave, au début de l'été de 29.
La première pièce du recueil ne nous semble autoriser une tentative
de datation que par ses deux derniers vers, où le poète fait allusion à sa
propriété de la Sabine 14, et il est très probable que ce présent de Mécène
remonte, au plus tôt, au début de l'année 31 15 : ce qui fournit un terminus
post quem, sans plus.
La seconde, elle, laisse encore moins de prise. A moins que l'on n'ac-
cepte la suggestion souvent présentée, qui ferait des deux dernières stro-
phes une allusion, à peine voilée, au sort qui frappa Cornelius Gallus, dis-
gracié en raison de ses indiscrétions 16• Dans ce cas, le poème daterait de
l'année 27 ou 26 17• Étant donné que le plus grand nombre des odes
10
Vers 2-3: praesens diuus habebitur / Augustus adiectis Britannis . ..
11 Justin,
XLII, 5.
12
Res Gestae Augusti, XX, 4 (éd J. Gagé).
13
Vers 13-16: paene occupatam seditionibus I deleuit urbem Dacus et Aethiops,
I hic classe formidatus, il/e I missilibus melior sagittis. Le Dace est ici, on le sait, le
roi Cotiso, allié d'Antoine en 31, et !'Éthiopien est !'Égyptien, au service de Cléopâ-
tre.
14
Vers 47-48: cur ualle permuten Sabina I diuitias operosiores?
15
On sait que le remerciement adressé par Mécène au poète date de la fin de
l'année 31 (Satires, II, 6), mais on peut reconnaître une allusion à ce domaine dans
lpode, l, v. 32, qui fut écrite sans doute avant Actium, au printemps de la même
année.
16
Ce rapprochement, signalé par Von Domazewski, est réfuté par G. Pasquali,
op. cil., p. 679, n. 1, mais avec des arguments qui semblent assez faibles et touchent
à la compréhension d'ensemble de l'ode V. J.-P. Boucher, C. Cornelius Gallus, Paris,
1966, p. 52.
17
J.-P. Boucher, Ibid., p. 6; p. 54 et suiv.: le procès de Gallus aurait eu lieu en
27.
84 ROME, LA LI'ITÉRATURB ET L'HISTOIRE
11
On sait l'émotion provoquée par la disgrâce de Gallus, qui entraîna, du
moins est-ce l'opinion la plus généralement admise, le remaniement par Virgile du
IV• livre des Géorgiques.
LBS ODES ROMAINES D'HORACB 85
événements, intérieurs ou extérieurs, qui ont trouvé des échos dans les
autres poèmes.
*
* *
19
Odes, I, 2, 50.
20
L'expression est, on le sait, de Mommsen : hôfische Gedichte.
21 Odes, III, 24, 25-26 : o quisquis uolet impias / caedis et rabiem tollere ciui-
cam.
86 ROMB,LA LITTÉRATUREBT L'HISTOIRE
25 III, 1, 9-12.
26 Ibid., V. 17-24.
27
G. Pasquali, op. cil., p. 654. A. La Penna, Orazio . .. , p. 47 et suiv. Pasquali,
p. 657, renvoie à Épicure, fr. 458; 470; Lucrèce, III, 59 et suiv. Nous ajouterons
Épicure, fr. 548.
21
III, 2, 17 et suiv.
29
Ibid., v. 13. On oppose à cette maxime le dèveloppement de Cicèron, Pro Ses-
tio, 23, attribuant aux épicuriens l'idée qu'il est sot d'affronter des dangers «pour
la patrie•. Mais est-il sage de considérer comme un document valable sur l'épicu-
risme ce qui n'est qu'un argument de polémique politique?
88 ROME, LA LITif:.RATURE ET L'HISTOIRE
que nous lisons dans l'ode 4, que le sage, s'il sait résister aux plus grandes
catastrophes, en sera récompensé par l'immortalité? L'apothéose de Pol-
lux, celle d'Hercule, celle de Bacchus, celle, enfin, d'Auguste pouvaient-
elles être promises à l'homme qui aurait imité leur uirtus? On ajoutera
peut-être encore que les fictions poétiques d'Horace, les références aux
Muses, aux bosquets où vivent les âmes pieuses, tout cela est absolument
incompatible avec l'épicurisme tel que nous le connaissons, ou croyons le
connaître.
Nous ne chercherons pas, pour l'instant, à répondre à toutes ces
objections, et à celles que l'on pourrait faire encore. Qu'il nous suffise de
constater que dans l'ode 1, au moins, nous entendons les échos de l'ensei-
gnement d'Épicure. Constatons aussi que cette ode, qui fut, à peu près
certainement, nous l'avons dit, composée la dernière, est postérieure à
celles où l'on croit déceler des accents stoïciens ou plus généralement
«mystiques». L'ode 4, par exemple, où Horace place son enseignement
sous le patronage des Muses, et qui peut, par conséquent, être rattachée,
au moins lâchement, au platonisme, doit avoir été composée en 29. On ne
saurait donc invoquer la prétendue «conversion» d'Horace pour expli-
quer ce changement de ton et, pourrait-on croire, d'inspiration 30 • La
chronologie n'intervient à aucun degré pour résoudre le problème et, si
on le pose dans les termes traditionnels, d'une appartenance à telle ou
telle école, il est insoluble. Parce que de tels termes sont tout à fait inadé-
quats.
Mais on ne saurait non plus, comme beaucoup d'auteurs modernes,
parler ici de développements diatribiques, empruntés à telle ou telle doc-
trine, et juxtaposés sans grand souci de la cohérence. Soutenir, par exem-
ple, qu'Horace, d'un poème à l'autre, est passé d'une morale «nihiliste» à
une prédication «militariste» et «impérialiste» 31 • Horace a voulu que ces
six odes forment un ensemble, dont le thème principal est celui des guer-
res civiles, et c'est avoir une piètre idée de son intelligence que de réduire
sa méditation sur un problème qui, nous l'avons vu, lui importe tellement,
à un bavardage de prédicateur populaire. Pour toutes ces raisons, il nous
paraît nécessaire de renoncer à ces solutions, quelque traditionnelles
qu'elles soient, aussi bien à l'idée d'un emprunt pur et simple à des mora-
les théoriques toutes faites qu'à un conformisme «sociologique» ou à des
intentions courtisanes.
*
* *
S'il est vrai que ces odes, comme l'a dit justement J. Perret, essaient
de montrer à quelles conditions il n'y aura plus de guerres civiles, la pre-
mière démarche du poète devait être, logiquement, de s'interroger sur les
causes de ces guerres. Et, là, Horace trouvait autour de lui des compa-
gnons de sa méditation. Or, les échos de leur réflexions ne sont pas entiè-
rement tombés dans l'oubli. Il est même possible d'en reconnaître les
principaux thèmes. Sans doute ne pouvons-nous ici reprendre l'étude
détaillée de cette analyse 32 , mais nous savons, par exemple, que Tite-Live
avait traité ce sujet au début du livre CIX des Histoires 3 3 . Bien que ce livre
soit perdu, nous avons la possibilité d'en reconstituer au moins les gran-
des lignes grâce à Florus, à Lucain et, aussi, croyons-nous, au poème de
Pétrone sur la Guerre civile. D'autre part, la pensée de Tite-Live lui-même
transparaît dans un passage de sa préface 34 , et il nous semble que cette
pensée peut être résumée ainsi :
La grandeur de l'Empire romain a atteint un degré tel que Rome ne
peut plus être menacée par un ennemi extérieur; or, la Fortune (entendez
par là !'Ordre du Monde, une loi de Nature qui fait que tout ce qui est
démesuré périsse) a voulu que Rome, à l'abri de ses ennemis d'antan, se
déchirât elle-même; elle a mis en branle un mécanisme dont Polybe, plus
d'un siècle auparavant, avait démonté les rouages et montré le fonction-
nement, la «corruption des mœurs», sous l'action de la richesse et de la
prospérité même, la naissance de sentiments «anti-sociaux», en raison de
l'enrichissement général. Florus, en particulier, doit probablement à Tite-
Live l'idée, réaffirmée à plusieurs reprises, que les horreurs de la guerre
civile proviennent d'un excès de felicitas 35 • Tite-Live n'avait d'ailleurs pas
imaginé lui-même cette «cause» de la guerre civile. La responsabilité
-
l6 P. Jal, op. cit., p. 377 et suiv. C'est tout le problème, souvent repris, des atta-
ches philosophiques assignables aux prèfaces de Salluste. Voir Salluste, Ad Caes.
sen., l, 7, 3-4; II, 7, 4; 8, 4.
37 Polybe, VI, 57, 1 et suiv.
LBS ODES ROMAINES D'HORACB 91
3
c Id., 58, 1 et suiv.
39
Id., Ibid.
92 ROMB, LA LITŒRATURB BT L'HISTOIRE
40
Cicéron, III• Catil., 11.
41
Pétrone, 119, v. 9 et suiv.: aes Ephyreiacum laudabat miles, in Inda / quaesi-
tus tellure nitor certauerat ostro.. . ; Ibid., v. 31 et suiv.: omniaque orbis / praemia
correptis miles uagus esurit armis (on rapprochera le mot de Florus, ci-dessus,
p. 89, n. 35: nisi per famem quam luxus fecereat, la source commune aux deux tex·
tes étant, probablement, Tite-Live.
42 II, 2, 26-40.
43 Sat., 1, 1, 8.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 93
•• Odes, III, 3, 49 et suiv.: aurum inrepertum et sic me/ius situm / cum terra
celai.. .
•• Ode, III, 2, 1 : angustam amice pauperiem pali ...
44
III, 2, 6 et suiv. Les commentaires rapprochent Iliade, V, 136, et XX, 164.
47
Pensée, 2.
•• Pensée, 6.
94 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
P. Jal. op. cit., p. 370 et suiv. Voir Salluste, Ad Caes. sen., II. 5, 4; I. 2, 5-7. Cf.
50
Tous les auteurs qui se sont penchés sur les causes de la guerre civile
ont rappelé comment Caton s'était vu préférer, lors des élections, à la
préture, puis au consulat, des rivaux qui ne le valaient point. L'allusion,
dans cette strophe d'Horace, est évidente: elle désigne Caton, et nous
voyons, par le passage de Pétrone qui évoque les mêmes événements 52,
que la cause profonde du scandale est, précisément, la vénalité du peuple
romain. Horace aspire à une société où les honneurs et les charges vont
au mérite, et non à la richesse. Mais, pour cela, il faut abattre la puissan-
ce de l'argent, rendre à la pauvreté son rôle traditionnel dans la Rome
antique. Il faut, peut-être, entreprendre de changer les cœurs.
Mais on ne saurait atteindre ce but que si la cité est dirigée non plus
par des forces incontrôlées, mais par ce que le poète appelle, assez obscu-
rément, lene consilium, une notion qu'il est nécessaire d'analyser et de
définir aussi précisément que possible. La solution est bien indiquée par
le commentaire de Heinze et Kiessling 53 qui renvoient à un passage de
Plutarque, dans la Vie de Coriolan 54 • Coriolan, dit Plutarque, possédait
une grande «excellence>, mais celle-ci n'était fondée que sur trois vertus,
au lieu des quatre que l'analyse classique a appris à distinguer. Il était
endurant et maître de lui, juste et courageux, mais il lui manquait la vertu
de «prudence» (cpp6vrimç),la prudentia des philosophes romains. Or,
continue Plutarque, c'est cette vertu, entre toutes, que dispensent les
Muses, en apprivoisant l'âme humaine, par la culture et en lui enseignant
à obéir aux lois de la raison, à refuser ce qui est excessif, à suivre en tout
la «mesure>.
Toute l'ode 4 se présente comme l'exaltation du consilium et de la
prudentia, opposés à la force brutale 55 • Personne 0'11 réellement mis cette
interprétation en doute. Elle résulte, non seulement de ce que le platoni-
cien Plutarque nous dit des Muses, mais aussi, et surtout, des images où
sont évoquées les luttes des géants contre Jupiter et, finalement, leur
défaite, ainsi que celle des Titans. Mais s'agit-il seulement d'exalter une
"III, 2, 17-20.
51
Sat., 119, 39 et suiv.: nec minor in Campo furor est ...
53
Ad Odes, III, 4, 41 et suiv.
54
1, 3-4.
55
Fr. Klingner, op. cit., accepte cette interprétation. Voir la note de la p. 370. Il
ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de la clémence.
96 ROMB, LA LI'lïÉRATURB BT L'HISTOIRE
vertu 56 , qui serait celle d'Octave, en cet été de l'année 29, qui le vit revenir
victorieux en Italie? Cette ode ne recouvre-t-elle pas une intention plus
profonde, en rapport avec le thème central des odes romaines, qui est,
nous l'avons répété, une méditation sur les voies les plus propres à éviter
le retour de la guerre civile?
Horace écrit, en effet, dans une strophe qui semble marquer le som-
met du poème :
Vis consilii expers mole ruit sua;
uim temperatam di quoque prouehunt
in maius; idem odere uires
omne nef as animo mouentis 57 •
Et l'expression dont il se sert, mole ruit sua, est une allusion assez claire
au thème, déjà rencontré, de la grandeur ou, si l'on préfère, de la puis-
sance (tel est, ici, le sens que paraît recouvrir le mot de uis) qui, à un
certain degré, se détruit elle-même. En 29, l'Empire romain vient d'être
reconstitué dans toute son ampleur; on vient même de lui ajouter l'Égyp·
te. Les legati d'Octave achèvent la reconquête de l'Orient, où ils rétablis-
sent l'imperium mis en péril par les libéralités coupables d'Antoine. Or, si
les mêmes causes sont suivies des mêmes effets, n'est-il pas à redouter
que cet Empire démesuré ne soit, de nouveau, atteint du même mal?
Sans doute, l'analyse polybienne permet d'espérer que, si on limite la
contagion morale entraînée par la richesse, le fléau ne se rallumera pas.
Mais une telle solution ne saurait s'imposer d'elle-même, il faut qu'elle
soit voulue par un esprit qui possède en même temps les moyens de l'ap·
pliquer. Octave, victorieux, apparaît comme cet homme «providentiel>; et
son action ne consistera pas, comme on pouvait le suggérer, à imposer
des limites que l'Empire ne saurait dépasser, mais à maîtriser, dans un
empire susceptible de s'agrandir indéfiniment, les forces destructrices.
Celles-ci se trouvent énumérées, assez clairement, dans les trois dernières
strophes. Nous y voyons, outre Aegaeon, conçu évidemment comme enne-
mi et non protecteur de Jupiter 51 , Orion, Tityos et Pirithoos. Orion est
considéré comme le symbole de l'impiété et du sacrilège, à cause de ses
entreprises contre la chasteté d'Artémis. Tityos, lui, a été longuement évo-
qué par Lucrèce, qui y voit le type même de l'homme « vautré dans
l'amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angois-
56
Id., Die Rômeroden . .. , cit., p. 344.
57 III, 4, 65-68.
51
Cf. Virgile, En., X, 565 et suiv.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 97
se anxieuse ou dont le cœur se fend dans les peines de quelque autre pas-
sion »59. Pirithoos, lui, est apparemment l'étourdi, le stultus, qu'entraîne
sa folie 60. Toutes ces « forces», contraires à la prudentia, sont enchaînées
par la victoire de Jupiter. Comme dans le poème de Lucrèce, le dévelop-
pement mythologique sert à communiquer une «leçon» de sagesse et
contient une vérité, qui est ici d'ordre politique, particulièrement oppor-
tune en ce moment décisif où, les ennemis intérieurs écrasés, il faut
reconstruire l'Empire. C'est la pensée «prudente», le lene consilium de
César, qui, dorénavant, réglera les entreprises impériales, et non plus les
forces déchaînées par la passion, la démesure, le manque de continentia -
les passions dont Antoine avait donné l'exemple, mais qui étaient aussi
agissantes et néfastes dans le vieux monde, écroulé après la victoire de
César.
A cette date, celui qui, bientôt, prendra le nom d'Auguste n'avait pas
sans doute décidé d'imposer à l'Empire des limites précises qu'il interdira
à ses successeurs de dépasser. Ce n'est pas là une vaine supposition: les
expéditions menées contre la Germanie, les projets, méme s'ils ne furent
pas suivis de réalisation, contre la Bretagne, les reconnaissances armées
profondes dans le Sud égyptien et les manœuvres, dirigées contre les Par-
thes, à partir de la Syrie 61 montrent assez clairement que le nouveau
César était d'accord avec Horace sur les buts à atteindre, et que la malé-
diction, impliquée par l'analyse polybienne, contre un empire démesuré,
ne lui paraissait pas encore sans appel. On sait que, sur la fin de sa vie, et
après le désastre de Varus, il appliqua une autre politique. Mais dès ces
débuts du règne, il s'attache - et Horace nous en a fait comprendre les
raisons profondes - à modifier les mobiles qui avaient été jusque-là ceux
de la conquête romaine, à remplacer le désir de s'enrichir par celui d'af-
firmer les «vertus» romaines.
Et c'est à la lumière de cette intention, prêtée au prince par le poète,
que nous pensons pouvoir interpréter la célèbre prédiction de Junon,
dans la troisième ode, composée, rappelons-le, en 27, avant le départ
d'Auguste pour l'Espagne, donc au moment où la politique conquérante
prend un nouvel essor.
Junon met en garde les Romains contre la tentation de recommencer
59
Lucrèce, III, 984 et suiv., trad. A. Ernout des vers 992-994.
60
Sénèque, Phèdre, 96 (juroris socius).
61
Nous faisons allusion â la mission dont fut chargé le philosophe Athénodore
par son ami Auguste. Voir ci-dessous, p. 1147 et suiv., sur cette politique de péné-
tration diplomatique.
98 ROMB, LA untRATURB BT L'HISTOIRB
62
111, 3, 18 et suiv. Il est impossible de ne pas discerner, dans ce rappel des
causes qui provoquèrent la chute de Troie, un rapprochement avec la conduite
d'Antoine, dont Virgile a dit qu'il était un juge vénal (En., VI, 621-622) et celle de
Cléopâtre (peregrina mulier) : les instruments de la «fatalité> semblent recommen·
cer l'histoire, et, par conséquent, vérifier la théorie polybienne des «cycleu.
63
VI, 56, en particulier 13-15; Id., I, 7, 12. Cf. Plutarque, De fortuna Romano-
rum, 317 et suiv.
64
Polybe, VI, 56, 6 et suiv.
•• Ci-dessus, p. 90 et n. 36.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 99
il estime que ces croyances sont indispensables pour qu'une cité soit
« bien gouvernée».
Il est remarquable que, dans sa méditation sur les causes des guerres
civiles, Horace accorde une importance toute spéciale à la vertu de pietas.
A la vérité, l'ode 6, la dernière, dans l'ordre du recueil, des odes romaines,
peut, au premier abord, déconcerter. Elle commence par affirmer, on le
sait, que les Romains ne sauraient espérer que les guerres civiles aient
une fin aussi longtemps que les sanctuaires de leur ville n'auront pas été
restaurés. Puis le poète, après avoir rappelé les maux que les dieux négli-
gés avaient envoyés aux Romains, les revers en Orient, au cours des guer-
res menées par Antoine contre les Parthes•• et les dangers que les barba-
res, Daces et Égyptiens, avaient fait courir à Rome pendant la guerre
d'Actium, après ces rappels, Horace, brusquement, attribue ces maux à
l'inconduite des femmes romaines. Ce qui ne va pas sans une contradic-
tion, au moins apparente: est-ce l'impiété des Romains evers les dieux,
est-ce le goût des femmes pour les unions illégitimes qu'il faut accuser?
Une solution raisonnable consiste à admettre que cette perversité des
femmes est en fait un fléau envoyé par les dieux pour punir la cité de son
impiété. On songera, par exemple, à l'épidémie d'empoisonnement qui
avait sévi à Rome l'an 331 avant notre ère 67. Un grand nombre de matro-
nes avaient recouru aux services de sorcières et donné du poison à leurs
proches. Il y eut 170 coupables traduites devant le peuple. Et Tite-Live
nous apprend que «cette affaire fut considérée comme un prodige et
parut relever plutôt d'une aliénation mentale que d'une intention crimi-
nelle»68. On expia ce prodige en chargeant un dictateur de planter solen-
nellement un clou.
66
On a remarqué, depuis longtemps, qu'ici, Horace ne cite que deux défaites
des Romains contre les Parthes, et reconnu en elles celles qui survinrent en 40 et
en 36. On s'est étonné, parfois, qu'il ne fût fait ici aucune allusion à la défaite de
Carrhes; mais c'est oublier le sens du développement d'Horace, qui condamne les
impetus non auspicatos des Romains, c'est-à-dire les guerres menées par Antoine, le
chef impie. Les causes de l'échec de Crassus sont différentes, nous l'avons vu; elles
relèvent de l'auaritia, non de l'impie/as.
67
Tite-Live, VIII, 18, 1 et suiv.
61
Tite-Live, 11 : prodigi ea res loco habita captisque magis mentibus quam cons-
celeratis similis uisa. L'inconduite généralisée des femmes romaines semble avoir
été regardée comme une malédiction envoyée par les dieux. Voir, par exemple, les
conditions dans lesquelles fut construit le temple de Venus Obsequens (Liv., X, 3 I.
8 et suiv.). Naturellement, le manquement des Vestales à leur vœu de chasteté est
un • prodigium • particulièrement chargé de menaces. Voir Obsequens, 37 (cons-
truction du temple de Venus Verticordia). Tel est aussi sens de la • révolte des fem-
100 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE
*
* *
Telles sont les raisons qui nous amènent à penser que ces poèmes,
mûris lentement, au fur et à mesure que la politique voulue par le prince
mes» au livre V de l'Énéide (voir, par exemple, lev. 706, à propos du devin Nautès,
qui sait interpréter « la colère des dieux»).
LES ODES ROMAINES D'HORACE 101
et ses amis devenait plus consciente, reflètent les étapes de cette prise de
conscience, une réflexion qui n'est pas seulement celle d'Horace lui-
même, mais qui lui est commune avec tous ceux qui tentaient de décou-
vrir les causes de la longue série de guerres dont on désespérait de sortir
et, par là, d'en inventer les remèdes.
Il nous a semblé que cette réflexion était, vers le même temps, celle
de Tite-Live, et qu'elle prenait pour point de départ l'analyse polybienne
de la croissance et de la décadence des États, c'est-à-dire une conception
quasi biologique de la vie des Empires. Polybe montrait, sans doute en
s'inspirant de thèses aristotéliciennes 69 , que ceux-ci étaient soumis à de
véritables lois physiques, que la dégradation des mœurs était la consé-
quence inéluctable de la réussite et que cette dégradation avait pour effet
la mort de la société trop prospère. Le problème qui se posait aux nou-
veaux maitres du monde était d'imaginer le moyen de rompre ce détermi-
nisme, d'échapper au mécanisme sinistre qui, jusque-là, semblait avoir
joué d'une manière inéluctable.
Comment démentir les sombres prédictions de Polybe? Tel nous sem-
ble avoir été le thème des ode romaines, où les exhortations à une vie plus
morale et la condamnation de la richesse ne sont pas du tout, quoi qu'on
en ait dit, des thèmes rebattus d'une rhétorique de la diatribe, mais expri-
ment une conception bien définie de la dynamique des Empires, une cer-
taine idée des causes qui avaient fait la grandeur de Rome et qui, si on
leur permettait à nouveau d'agir, assureraient dans l'avenir la survie de
l'lmperium Romanum.
L'Épître aux Pisons mise à part, il n'est sans doute aucune pièce
d'Horace qui ait donné lieu à une bibliographie aussi abondante que
l'Épode XVI, au point que l'on ait parfois considéré comme insolubles les
problèmes qu'elle pose 1• Chacun peut constater qu'Horace y traite, pres-
que dans les mêmes termes, des thèmes qui figurent aussi dans la IV•
Églogue de Virgile. Les rapprochements sont si évidents, les contrastes
entre les deux poèmes si complets qu'il faut bien que l'un d'eux réponde à
l'autre. Mais qui a commencé le dialogue? Est-ce Virgile, avec son messa-
ge d'espérance, l'annonce d'un nouvel âge d'or qui va se lever pour
Rome? Est-ce au contraire Horace, qui désespère, et invite les Romains à
abandonner une ville maudite, à s'en aller, au-delà des mers, chercher
une terre encore pure de crimes, où règne le véritable « siècle de Satur-
ne»? Il s'est trouvé des défenseurs pour l'une et l'autre thèse.
La comparaison des deux pièces, prises chacune en elle-même, ne
pouvait guère aboutir à une certitude. Cependant, les efforts des critiques
modernes n'ont pas été vains. Depuis le mémoire de B. Snell et, plus enco-
re, peut-être, celui de C. Beckerz, le doute n'est guère possible: !'Épode
XVI est postérieure à la IV• Églogue. C'est Horace qui répond à \ïrgilc.
E. Fraenkel, J. Perret, admettent ce résultat comme acquis 1. et les argu-
ments apportés par les uns et par les autres sont tout à fait satisfaisants.
Mais, une fois cette solution admise et l'incertitude lcü·c, il ne s'en-
suit pas que tout soit clair. Tout les problèmes que pose l'histoire de la
(1938), pp. 237-242; C. Becker, \ïri;,I, l:gloi;,·nb11,h dans Jle,m,·,. LXXXIII (1955).
pp. 341-349.
JE. Fraenkel. Horace, Oxford. 1957, p. 42 et su1v.; J. Perret. llo,a«•. Pan\, s.d.
[1959), p. 244.
104 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
littérature antique ont donné lieu à tant d'hypothèses étayées les unes per
les autres, ce que nous savons ou croyons savoir repose sur des raisonne-
ments si ingénieusement enchaînés que la moindre certitude nouvelle, le
moindre lambeau de vérité entrevu entraîne une longue série de consé-
quences, ruineuses ou constructives, qu'il est parfois difficile de déduire
jusqu'à leur terme. En même temps, l'on est mieux armé pour tenter de
poursuivre la recherche et serrer de plus près une réalité qui se dérobe.
Longtemps l'on admit, avec quelque légèreté, peut-être, que l'Épode
d'Horace avait été inspirée par les malheurs de la guerre de Pérouse. Cet
épisode, l'un des plus sombres des guerres civiles, était fort propre, en
effet, à rendre pessimiste le plus joyeux des poètes. L'Épode, pensait-on,
aurait été composée en 41 ou dans la première moitié de l'année 40. Et
comme, d'autre part - c'est là une autre certitude - l'Églogue IV traduit
l'espérance rendue à l'opinion romaine par la conclusion de la paix de
Brindes, qui fut conclue dans les premiers jours d'octobre 40, il fallait
que Virgile n'eût fait que répondre à Horace•.
Le point de départ du raisonnement était inexact et C. Becker a mon-
tré que, sans mettre en doute la date attribuée à la paix de Brindes, on
pouvait inverser la relation admise jusque là : s'il est vrai que l'Épode imi-
te l'Églogue, c'est qu'elle a été composée après les réjouissances causées
par la concorde retrouvée entre les deux maîtres du monde. Chacun sait
que cette paix ne fut pas de longue durée, et que, bientôt après, les mal-
heurs recommencèrent. Ne serait-il pas possible de découvrir des indices
qui permettraient de préciser davantage le moment où Horace a pu com-
poser cette œuvre étrange et, si la tentative n'est pas trop ambitieuse, de
reconstituer la genèse du poème?
*
* *
L'un des mérites de C. Becker consiste dans le fait d'avoir montré que
l'Épode XVI ne contient pas seulement des réminiscences certaines de la
IV• Églogue, mais des allusions évidentes à d'autres Bucoliques. Nous ne
ferons ici que les rappeler.
La mention par Horace des épizooties (en soi assez étonnante) - Nulla
nocent pecori contagia .. ., Ep., XVI, 61 - s'explique par les vers de Virgile
qui, eux, expriment un sentiment tout à fait naturel dans le dialogue entre
Tityre et Mélibée :
rapport est bien évidemment inverse. C'est Horace qui a imité - nous
dirions plus précisément « utilisé :t - Virgile, pour des fins qu'il nous
appartient de découvrir.
Mais, d'abord, quand l'Épode XVI peut-elle avoir été écrite? Nous
savons que l'Églogue VIII, qui fait allusion à la victoire de Pollion sur les
Parthini Illyriens, mais ignore encore quelle route prendra le vainqueur
pour rentrer à Rome 5, a été écrite sans doute au début du mois d'octobre
39 - c'est à dire une année (exactement?) après la paix de Brindes et la
composition de l'Églogue IV. Ce qui fournit pour l'Épode un terminus
post quem, et exclut définitivement l'hypothèse traditionnelle qui en place
la composition au temps de la guerre de Pérouse. Ce terminus post quem
pourrait même être avancé dans le temps, si l'on songe qu'Horace doit
avoir connu le recueil des Bucoliques dans son ensemble, c'est à dire
après sa parution - si l'on était d'accord sur la date de celle-ci! Mais, pré-
cisément, la composition de l'Épode pourra nous aider à résoudre ce pro-
blème, si nous parvenons à en déterminer la date avec assez de précision
et de certitude.
Une fois admis que l'Épode ne peut être antérieure au mois d'octobre
39, il est nécessaire de fixer la limite· la plus basse assignable. Ce terminus
ante quem résulte, non moins évidemment, du caractère même de la piè-
ce, où nous avons cru déceler des intentions parodiques. Personne, d'ail-
leurs, n'a jamais songé à nier que ce fût là un poème d'opposition: à l'op-
timisme virgilien, qui s'affirme non seulement dans la IVe Églogue, mais
dans la première, au césarisme qui transparaît dans le mythe de Daphnis,
avec la pièce centrale, Horace oppose le plus noir pessimisme. Si l'Épode
était plus courte, on pourrait la qualifier de « pasquinade ». Assurément,
elle n'a pas été écrite au temps où le poète, présenté à Mécène par Virgi-
le, allait être enrôlé parmi les défenseurs du régime triumviral et bientôt,
les panégyristes d'Octave. Or, on le sait, la présentation d'Horace à Mécè-
ne date du printemps de l'année 38 6 ; elle est antérieure d'un an au «voya-
ge à Brindes»: telle est la date qu'il faut retenir comme limite inférieure
pour la composition de l'Épode. Mais peut-être est-il possible de restrein-
dre encore ces limites, si nous sommes à même de découvrir, pendant
cette période, un moment où la situation politique et militaire se révéla
suffisamment grave pour justifier le ton violemment désespéré du poè-
me 1.
*
* *
hypothèse indémontrable: !'Épode XVI aurait été écrite, peut-être. • whl·n the out·
break of a fresh war between Sextus Pompcius and Octavian markcd the end of
the short breathing spacc gained by the pact of Brundisium and Pu1coh. But cn-n
a later date could not, of course, be excludcd ... 1 do no! think that firm reckonmg
can be carricd much further ».
• M. P. Charlesworth, u.~route~ et leI trafic commercial . .. , trad. fr., Pans s.d.
[1938], pp.160-161; notamment Pline, i\".H., XIX. 4: Gadès-Os11c en 7 jour!i..
• Vers 21-22:
ire pt!des quocumq1u• ferent, quocumque per 1mda\
Notus uocabit aut proteruus AfricuI.
108 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
10
J. Kromayer dans Hermes, XXIX (1894), p. 516 et suiv.; J. Carcopino dans
Rev. Arch., 1913, I, pp. 255-270; Rev. Hist., 1929, III, pp. 227-228.
11
J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit.
12
Dio, XLVIII, 39,1 à 41,1. La colncidence chronologique avec les exploits de
Pollion en Illyrie n'est qu'approximative, souligne Dion.
13
Dio, XLIX, 19,1 et suiv.
1
• Id., XLVIII, 45,4.
15
Calendrier de Verulae, J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit.
A PROPOS DE LA XVI• caPODE• D'HORACE 109
ses deux collègues, Antoine et Lépide, pour leur faire constater la viola-
tion du traité de Misène. Lépide ne se rendit pas tout de suite à la convo-
cation et, lorsqu'il se décida à le faire, il était déjà trop tard. Antoine, qui
avait passé un hiver particulièrement calme à Athènes, en compagnie
d'Octavie, auprès de qui il se montrait un mari tendre et sage, était rassu-
ré sur le sort de l'Orient; les succès de Ventidius le garantissaient contre
toute surprise de ce côté. Aussi se hâta+il de venir en Italie aussitôt reçu
le message d'Octave. Mais, à peine eut-il installé son camp à Brindes que
l'atmosphère changea. Octave était retenu en Étrurie, et ne pouvait venir
aussitôt au rendez-vous. Pendant les jours d'attente, des présages sinistres
se produisirent dans le camp d'Antoine; un loup dévora une sentinelle en
pleine nuit 16 • Cela n'aurait sans doute pas suffi à inquiéter sérieusement
Antoine si, au même moment, une dépêche de Ventidius ne lui avait
annoncé que Pacorus procédait à des concentrations de troupe. Sans
attendre plus longtemps le bon plaisir d'Octave, Antoine quitta Brin-
des17.
Voici donc réunies les conditions qui nous ont semblé nécessaires
pour inspirer à Horace son Épode XVI: jamais l'horizon n'a paru plus
sombre. Les cavaliers parthes préparent une nouvelle invasion. Sextus
Pompée et ses «pirates» tiennent la mer et ravagent l'Italie méridionale.
La famine recommence à Rome. Profitons donc, dit Horace, de la seule
voie de salut qui reste; longeons la côte étrusque puis, à travers les eaux
de la Sardaigne et de la Corse, où ne croisent plus les navires de Pompée,
gagnons l'Espagne et les Iles Fortunées!
Telles sont les raisons qui nous invitent à dater, assez précisément,
!'Épode XVI, du début du printemps de 38, entre février et avril; en tout
cas, après le début de la nouvelle campagne en Syrie, campagne qui se
terminera par une victoire décisive des Romains, le jour anniversaire de
la bataille de Carrhes, 9 juin = 28 mai 11, et avant la présentation d'Horace
à Mécène.
Si l'on admet cette solution, il s'ensuit que la première publication
des Bucoliques est antérieure au printemps de 38, et sans doute, comme le
veut de tradition, date de 39 (à la fin de l'année) et, à moins que l'on ne
16
Appien, G.C., V, 9, 79, qui situe la trahison de Ménas au moment du voyage
d'Antoine à Brindes.
17
Dio, XLVIII, 46, 3, qui affecte de ne voir dans les nouvelles venues de Syrie
qu'un mauvais prétexte.
11
Dio, XLIX, 21,3. Cette colncidence a été mise en doute, mais sans bonne rai-
son semble-t-il.
110 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HJSTOIRB
puisse prouver que la X• est datée, elle aussi, d'avant 37 19 , l'on est
contraint d'admettre l'hypothèse d'une publication en deux temps: une
première édition avec neuf pièces seulement, et la seconde, comprenant
la dixième Églogue. Il reste sans doute une possibilité : ce serait qu'Hora-
ce ait eu connaissance des diverses églogues isolément, au fur et à mesure
de leur composition. Mais comment croire que l'on puisse concilier cette
hypothèse (qui supposerait, dès cette époque, une certaine intimité, entre
Virgile et Horace) avec le fait que l'Épode XVI se présente jusqu'à un
certaint point, comme une parodie, assez amère, des thèmes virgiliens? Il
est beaucoup plus naturel de penser que les deux poètes n'ont pas encore
de relations personnelles, qu'Horace n'a connu les Bucoliques qu'au mo-
~ent de leur publication et qu'il a réagi violemment en prenant parti
contre elles.
Mais cette réaction, dont témoigne l'Épode XVI, quelle est-elle au jus-
te?
*
* *
dante, mais ce qu'il dit (assimilation au Nouveau Dionysos, XL VIII, 39,2) s'appli-
que évidemment à une autre période.
21 Appien, V, 75, pour la Gaule. Pour le soulèvement des Cerretani, en Espagne,
une action providentielle, Horace ne veut voir que l'effet d'une malédic-
tion inéluctable; c'est le sang de Rémus qui a déchaîné contre Rome les
«Erynies > vengeresses. Cette «explication> des guerres civiles, proposée
dans la très courte Épode VII, domine toute l'Épode XVI, qui constitue
un véritable développement de celle-ci. Ce thème de la malédiction frater-
nelle est suggéré dès les premier vers : altera iam teritur bellis ciuilibus
aetas (reprise amère du vers qui forme le véritable début de l'Églogue IV:
ultima Cumaei uenit iam carminis aetas) : cette seconde génération, celle
de Sextus Pompée, et d'Octave, fils ou héritiers des chefs qui ont participé
aux campagnes de Pharsale, de Thapsus et de Munda, n'évoque+elle pas
l'épopée thébaine où les Épigones ont, eux aussi, repris la querelle de
leurs péres? C'est ainsi, sans doute, qu'il convient d'expliquer le v. 9:
(quam) impia perdemus deuoti sanguinis aetas.
Horace oppose ainsi à la mystique «pytliagoricienne » de Virgile une
conception du Fatum, un sentiment tragique de l'histoire, dans lequel la
responsabilité humaine joue le rôle principal. Ce n'est sans doute pas un
hasard si !'Épode XVI est remplie de réminiscences d'Archiloque et d'Hé-
rodote!
Réaliste, anti-mystique, Horace refuse les séductions des idées nou-
velles, du messianisme «séculaire» dont, un jour, il finira par être le
chantre officiel. Mais il faudra pour cela que, d'abord, il consente - ce
qu'il ne tardera pas à faire - à abandonner son attitude hostile et boudeu-
se, bref, à devenir l'ami de Virgile. Et il est fort probable que celui-ci,
plus attiré, peut-être qu'irrité par cet esprit qui lui apportait, avec un
talent déjà si mûr, la contradiction, voulut connaître Horace.
Horace opposa+il quelque résistance à se laisser séduire? N'avait-il
pas obtenu, précisément, ce qu'il avait souhaité en se posant en contradic-
teur de celui qui commençait à apparaître comme le porte-parole des
amis d'Octave? Cela n'est nullement impossible, pourtant l'on ne saurait,
en bonne justice, lui attribuer que des sentiments mercenaires : le désar-
roi, le pessimisme du patriote, qui transparaissent dans l'Épode XVI
· n'étaient sans doute pas des sentiments de commande, dont l'expression
était calculée pour provoquer le scandale. Peut-être Virgile sut-il trouver
les mots convenables pour réconforter celui qui allait être son ami et,
sinon le convertir à sa propre foi, du moins lui laisser entrevoir que le
salut de Rome ne résidait pas dans cette attitude purement négative mais
dans la participation active à ce grand mouvement de renouveau qui déjà
se dessinait.
Quoi qu'il en soit, l'Épode XVI marque le dernier moment d'une
période dans la vie du poète et comme l'expression ultime d'un désespoir
que va consoler, bientôt, l'amitié épicurienne.
LUCAIN ET SÉNÈQUE
À PROPOSD'UNE TEMPÊl'E
1
V., par exemple, E. de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine,
Paris, 1936, chap. XIII et XIV. R. J. Tarrant, Seneca, Agamemnon, Cambridge,
1945, commentaire aux vers 460 à 578. Pour Lucain, Pharsale, V, 540 à 677.
J R. J. Tarrant, op. cil.
114 ROME, LA LITI'ÉRATURE ET L'HISTOIRE
3
Agam., 462-464 : exigua nubes sordido crescens globo / nitidum cadentis inqui-
nat Phoebi iubar; I suspecta uarius occidens fecit freta.
• Phars., V, 541-543: nam sol non rutilas dedwcit in aequora nubes / concordes-
que tulit radios; Notum altera Phoebi / altera pars Borean diducta luce uocabat.
5 Agam., 468.
• Phars., V, 551: sed mihi nec motus nemorum nec litoris ictus/ nec placet ...
7
Ibid., V, 564-567: Niger inficit horror / terga maris, longo per multa uolumina
tractu I aestuat unda minax flatusque incerta futuri / turbida testantur aequora uen-
tos.
• Agam., 469 : agi tata uentis unda uenturis tumet.
LUCAIN ET SÉNÈQUE 115
Les vents sont pourtant présents. Ils ébranlent la voûte céleste, et les
astres éprouvent leur violence. Lucain le dit expressément; sous leur
pression, les astres qui glissent dans la haute atmosphère tombent en tra-
çant dans le ciel des sillons en tout sens; et même les étoiles solidement
fixées aux alentours du pôle sont ébranlées 9 • Ces précisions de Lucain
nous semblent développer et commenter un vers de Sénèque que la tradi-
tion a quelque peu tourmenté et que les éditeurs modernes se plaisent à
corriger. L'Etruscus écrit en effet: Vndique incumbunt simul / rapiuntque
pelagus infimum euerso polo 1°, tandis que la tradition A écrit: .. .rapiunt-
que pelagus infimo euersum solo. Les éditeurs marquent une préférence
pour ce texte de A ou quelque correction qui en dérive. Mais il nous sem-
ble que le développement de Lucain dont, jusqu'ici, les phases ont suivi
celles de la tempête telle que la conte Eurybatès, permet de comprendre
le texte de E et nous invite à le conserver. Lorsque les vents, d'abord
déchaînés dand le ciel, s'abattent sur la mer", située, naturellement, très
en-dessous (infimum), ils le font après avoir bouleversé les régions du
pôle céleste. Nous traduirions donc: «Les vents, de toute part, s'abattent,
prennent possession de la mer, en-bas, après avoir bouleversé le pôle». Il
ne saurait être question, à ce moment du récit, de vagues si profondes
qu'elles mettent à nu le fond de la mer. Ce souvenir virgilien se trouve
bien chez Lucain 12 , mais à un stade ultérieur de la tempête. Sénèque n'y a
pas recouru. Il s'est contenté de dire que l'Auster Libyen a déplacé les
sables des Syrtes, ce qui est tout autre chose 13• Nous ne retiendrons pas la
leçon de A, qui, une fois de plus, a introduit une «correction» intempesti-
ve.
Cependant, la nuit, sur la mer, est devenue totale, avant même que
les vents ne s'abattent: «à ce moment, brusquement, la lune se cache, les
étoiles disparaissent» 14 • Chez Sénèque comme chez Lucain, l'obscurité est
évoquée à deux reprises: une première fois avant le déchaînement des
vents, une seconde au plus fort de la tempête 15• Dans le récit d'Eurybatès,
• Phars., V, 561-563: ad quorum motus norl solum lapsa per altum I aera disper-
sas traxere cadentia sulcos sidera / sed summis etiam quae fixa tenentur as/ra I polis
sunt uisa quati.
10
Agam., 474.
11
Sur les vents qui tombent du ciel, v. Sénèque, Qu. Nat., V, 12.
12 V, 604: el abstrusas penitus uada fecit arenas.
la première allusion à l'obscurité qui tombe est suivie d'un vers dont la
place en cet endroit a semblé peu vraisemblable: «i,t astra pontus tollitur,
caelum perit> 16 , et il est, certes, très vrai que le sens donné habituellement
à ce vers ne permet pas de· le conserver à sa place traditionnelle, si l'on
comprend que «la mer s'élève jusqu'aux astres et le ciel disparaît>. Tout
est intelligible si l'on traduit: «la mer s'élève (= semble s'élever) jus-
qu'aux astres, le ciel disparaît>. La transposition récemment proposée 17,
qui place ce vers entre le vers 489 et le vers 490 est très séduisante, mais
il est difficile de penser que la mer s'élève réellement jusqu'aux astres et
que le ciel est effectivement détruit, ou que Sénèque feigne qu'il en soit
ainsi. Il dit seulement (aux vers 485 et suiv.) que l'on pourrait croire (cre-
deres) que le monde est retourné au chaos, que les éléments sont mêlés, la
terre à la mer, les eaux de celle-ci à celles du ciel 11 • La «rupture> du ciel
a été mentionnée aux vers 486 et 487. Le vers 471, à cette nouvelle place,
introduirait une répétition inutile, et une véritable contradiction, puisque
la rupture en question se produit indépendamment d'une action possible
des eaux de la mer.
La nuit est donc tombée, confondant la mer et le ciel. Dans le récit de
Sénèque, l'obscurité est rendue encore plus épaisse par un brouillard.
Lucain ne fait pas intervenir le brouillard, peut-être parce qu'il se réserve
de revenir (avec Sénèque lui-même), un peu plus tard, sur l'épaisseur «in-
fernale> de la nuit19 • Mais voici que les vents s'abattent enfin sur la mer.
Pour décrire leurs combats, les deux poètes recourent à la même fiction:
chacun des vents défend son propre territoire20. Dans le récit de Sénèque,
les armes dont ils se servent sont indiquées : l' Aquilon utilise la neige,
l'Auster Libyen le sable des Syrtes; puis, faute sans doute d'imaginer des
armes pour le vent d'Est et le vent d'ouest (l'Eurus et le Corus, qui s'op-
pose à lui), il se contente de caractériser les pays d'où ils soufflent.
Lucain ne dit rien des armes, et décrit cette bataille comme un affronte-
16
Agam., 471 (Tarrant, op. cit., suivant Zwierlein).
17
Tarrant, ibid.
11
Agam., 485-490 : mundum reuelli sedibus totum suis / ipsosque rupto crederes
caelo deos I decidere et atrum rebus induci chaos : / uento resistit aestus et uentus
retro I aestum reuoluit : non capit sese mare / undasque miscent imber et fluctus
suas.
19
Pharsale, V, 627-629: non caeli no%illa fuit: latet obsitus aer / infernae pallo-
re domus nimbisque grauatus I deprimitur, fluctusque in nubibus accipit imbrem.
Agam., 493-494: premunt tenebrae lumina et dirae Stygis / inferna no%est.
20
Agam., 477-478: sua quisque mittit tela et infesti fretum / emoliuntur. Phars.,
V, 610-611 : cunctos solita de parte ruentis I def endisse suas uiolento turbine terras.
LUCAIN ET SÉNÉQUB 117
21
V, 484.
22
Pharsale, V, 598-599.
" Pharsale, V, 609-610.
24
Par exemple au v. 474 (undique incumbunt simul . . .) : Ênéide, l 84 et suiv.:
incubuere mari ... Eurusque Notusque ruunt, etc.
"Énéide, I 52 : Hic uasto rex Aeolus antro . . .
26
lbid., 85: una Eurusque Notusque ruunt .. .
118 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
27
Sur le subarchétype en onciales, v. Tarrant, op. cit., p. 57 et suiv.
21
Agam., 485 et suiv. (ci-dessus, n. 18).
29
Pharsale, V, 612: sic pelagus mansisse loco.
30
Ibid., 612-613.
31
Ibid., 615-620.
32
lbid., 623-624: cum litora Tethys / noluit ulla pati caelo contenta teneri.
33
Ibid., 625-626 : tune quoque tanta maris moles creuisset in astra / ni Superum
rector pressisset nubibus undas.
LUCAIN ET SÉNÈQUE 119
lui reproche d'avoir exagéré. De plus, son analyse, plus poussée, implique
que Sénèque ne s'est pas suffisamment préoccupé du mécanisme de la
tempête.
On peut se demander si cette controverse, esquissée par Lucain, ne se
réfère pas à un passage particulièrement remarquable des Questions
naturelles, l'évocation du déluge qui mettra fin à notre monde 34 • Sénèque
y affirme que l'équilibre des «éléments» est sans cesse menacé, que cet
équilibre, un jour, finira par se rompre, et que l'eau envahira toute chose.
Alors les mers se confondront et ce sera la fin des êtres vivants. Ce déluge
universel, c'est celui auquel Lucain faisait allusion; mais il le situe dans le
passé - il a marqué la fin du monde précédent, celui qui a péri avant que
ne renaisse le nôtre, pour un nouveau cycle. La tempête que doit affron-
ter César n'est que l'une de ces tentatives «ponctuelles», de ces assauts
dont parle Sénèque dans les Questions naturelles 35 • Elle ne met pas vrai-
ment en question l'ordre du monde. La fin de notre univers ne surviendra
qu'au moment où la terre elle-même se liquéfiera. Telle est la thèse des
Questions naturelles. Il apparaît donc que Lucain se montre plus exact,
plus «scientifique» que son oncle. S'agit-il simplement d'une évolution du
goût?
En fait, nous avons déjà cru discerner une critique, ou, au moins, une
taquinerie, de Lucain envers son oncle à propos du Notus. Ici, son déve-
loppement s'explique à la fois par référence au passage de !'Agamemnon
et à la doctrine exposée dans les Questions naturelles: ce qui revient à
corriger Sénèque par lui-même, à rectifier un premier état de sa pensée
grâce à la réflextion plus approfondie qu'il a lui-même poursuivie. Ce qui
n'est nullement désobligeant pour Sénèque, mais témoigne seulement du
soin apporté par Lucain à lire ses plus récents travaux. Et cela suggère
aussi que !'Agamemnon fut composé avant que Sénèque n'ait élaboré la
doctrine qu'il fait sienne dans les Questions naturelles. On pense à la
période de l'exil.
D'autres passages du même ouvrage expliquent et alimentent le déve-
loppement de Lucain. L'idée, par exemple, que les grandes vagues qui
engloutissent des montagnes (ou plutôt provoquent leur écroulement)
proviennent de !'Océan s'y trouve, presque dans les mêmes termes 36 , et
34
III, 30, 1 et suiv.
"Ibid., 5 : temptatur diuelliturque concordia.
36
Pharsale, V, 617 et suiv.: Non illo litore surgunl / tam ualidi fluet us alioque
ex orbe uoluti / a magno uenere mari, mundumque coercens / monstriferos agit
unda sinus. Quaest. Nat., III, 28, 3: deinde ubi litus bis terque prolatum est et pela-
120 ROMB, LA LI1TËRATURB BT L'HISTOIRB
gus in alieno consistit, uelut amoto malo, comminus procurrit aestus ex imo recessu
maris ... Haec fatis mota, non aestu ... attollit uasto sinu fretum agitque ante se.
37
Pharsale, V, 626 (supra, n. 33).
31
On sait que le début du livre IV (De nubibus) des Quaest. Nat. est perdu, mais
on peut connaître la théorie de Sénèque sur leur nature par Quaest. Nat., II, 22; 26,
1, etc. (De fulminibus).
39
Agam., 491-494: nec hoc tamen leuamen denique aerumnis datur / uidere sal-
tem et nosse quo pereant malo: I premunt tenebrae lumina et dirae Stygis inferna
nox est.
40
Pharsale, V, 627-629 (supra, n. 19).
"Agam., 490 (supra, n. 18).
42
Pharsale, V, 629 (supra, n. 19).
0
Agam., 494-497.
44
Pharsale, V, 630-631: lux etiam metuenda perit, nec fulgura currunt / clara,
sed obscurum nimbosus dissilit aer.
LUCAIN BT SËNÊQUB 121
45
Ouest. Nat., II, 20, 2.
Id. : quis autem non et hoc concedet aliquando ignem quoque irrumpere posse
46
nubes et non exilire si plurium aceruo nubium, cum paucas perscidisseJ, oppressus
est?
47
Pharsale, V, 632-633.
122 ROME,LA LITit!RATURBET L'HISTOIRE
des vents ébranlait tout l'univers. Il avait, pour cela, employé des expres-
sions dont Lucain va maintenant se souvenir. Cet ébranlement de la char-
pente du monde est tel, dit-il, que «la nature craignit le chaos; il semble
que les éléments aient rompu l'accord qui retarde (la fin du monde) et
que revient la nuit qui doit mêler les mânes aux dieux> 41 • On reconnaît les
vers de !'Agamemnon que nous avons cités 49 : con croirait que l'univers
entier est arraché de ses bases, que les dieux, du ciel rompu, s'abattent,
qu'un noir chaos est jeté sur les choses ... > Ici, comme là, même évoca-
tion du chaos, qui est la nuit originelle (atrum chaos, dans la tragédie; no.x
dans l'épopée), même rupture du séjour des dieux (rupto caelo, chez Sénè-
que, Superum conue.uz, chez Lucain).
Puis les deux descriptions divergent, comme l'impose la différence
des situations. Les rapprochements deviennent moins évidents: d'un côté,
nous avons une flotte entière, de l'autre, un homme seul sur une barque.
Chez Lucain, l'issue est heureuse, la barque est portée par la vague jus•
qu'au rivage; chez Sénèque, les navires se heurtent, s'entrechoquent, puis
la mort d' Ajax est isolée, décrite en détail, comme sur une miniature,
enfin c'est la trahison du «naufrageur> Nauplius, qui achève l'œuvre des
éléments. Par exemple, celui-ci: «nil ratio et usus audet: ars cessit ma-
lis >50 devient, chez Lucain : «artis opem uicere metus, nescitque magister I
quam frangat, cui cedat aquae:. 51 ; mais ce thème est assez général, et on le
trouve déjà chez Ovide52 , d'où il peut être passé directement chez Lucain.
De même, la «dixième vague:. 53, le terme de decimus fluctus étant, sem-
ble+il, une expression familière de la langue des marins 54 •
On ne saurait douter que Lucain n'ait eu le récit d'Eurybatès présent
à l'esprit tandis qu'il composait cet épisode de la Pharsale. On sait que les
poètes aimaient, en faisant allusion à une œuvre antérieure, rendre hom·
mage à celle-ci55. Il y a, chez Lucain, une véritable «retractatio> de la tem·
péte décrite par Sénèque, dont il suit exactement les différents moments
et dont il imite les hyperboles. La comparaison nous apprend non seule-
ment ce que Lucain lisait dans le texte de son oncle (et le bénéfice en est
appréciable pour nous, après tant d'intermédiaires dans la tradition),
mais comment il le lisait : une lecture critique, rectifiant, à la lumière des
«plus récents travaux> (selon l'expression des philologues modernes), ce
que l'esquisse tragique avait d'inexact, de spontané, de trop «littéraire>.
Constatation peut-être inattendue, qui nous présente un Lucain plus sou-
cieux d'exactitude que de rhétorique, et lecteur plus consciencieux que
l'on aurait pu le penser des livres de Sénèque. Le témoignage ainsi appor-
té sur le milieu littéraire de la cour vers 62 après J.-C. et les années sui-
vantes nous semble mériter l'attention.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE
EST-IL IRONIQUE?
1
Rappelons seulement quelques études, celles de C. F. Weber, De duplici Phar-
saliae Lucani exordio, Marbourg, 1860; V. Ussani, in Riv. di Filol., 1903, p. 463-469.
L. Herrmann, Le prologue de la Pharsale, Latomus, VI (1947), p. 91 et suiv.; M.-
A. Levi, li prologo della Pharsalia, Riv. di Filot. Class., N. S. XXVII (1949), p. 71-78.
L'authenticité de ces sept vers demeure extrêmement probable et l'autorité de la
tradition qui en fait honneur à Sénèque à peu près nulle.
126 ROME, LA Lm2RATURE ET L'HISTOIRE
2
The meaning of the Pharsalia, Am. Journ. of Philol., LXVI (1945), p. 352-376;
p. 375.
3
Lucanea IV. L'Elogio Neroniano, Riv. di Studi Class., III (1955), p. 134-138.
• Arnulfi Aurelianensis glosule super Lucanum, éd. B. M. Marti, American Aca-
demy in Rome, 1958, par exemple, p. 15.
5
H. Usener, M. Annaei Lucani Commenta Bernensia, Leipzig, 1869, au vers 53.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 127
soutenir que cet éloge insultant fut la cause principale de la haine que
Néron aurait fini par porter à Lucain. De plus, s'il est vrai que les pre-
miers livres de la Pharsale furent composés avant la brouille, devons-nous
penser que, dès ce temps-là, Lucain ait nourri des sentiments hostiles à
Néron? Cela n'est nullement impossible en soi, puisque Sénèque, on le
sait, vécut dans une demi-disgrâce longtemps avant la conjuration de
Pison, et Lucain peut avoir partagé l'opinion de son oncle, quitte à dissi-
muler sa pensée véritable. Hypothèse romanesque, qui n'est sans doute
pas nécessaire, si l'on parvient à montrer que les prétendus sarcasmes du
poète sont en réalité imaginaires et que les termes de l'éloge qui sert de
prologue à la Pharsale s'expliquent d'une façon très différente.
Remarquons d'abord que les scolies de Berne, recueil où sont mêlées
des notes d'origines fort diverses et d'époques très différentes, tracent de
Néron un portrait physique qui est presque entièrement fantaisiste. Lu-
cain, nous disent-elles, tourne en dérision la calvitie de Néron? Mais
Néron n'était pas chauve: Suétone nous parle de ses cheveux blonds,
assez abondants pour qu'il pût les laisser flotter sur son cou et en former
plusieurs vagues 6 • Lucain ferait allusion à son strabisme? Mais Néron, au
dire de Suétone, ne louchait pas; il avait seulement la vue faible. Rien
n'est dit non plus d'une hernie dont il aurait souffert ou d'une dissymé-
trie de ses pieds. Les portraits de Néron que nous avons conservés sont
trop incertains pour que nous puissions leur demander un témoignage; si
les bustes que l'on considère parfois comme donnant son image montrent
un visage légèrement empâté, cela ne signifie nullement que ce jeune
prince fût «obèse». Il semble bien que tous les traits rassemblés par les
scolies de Berne appartiennent à la figure légendaire du Néron mons-
trueux, persécuteur des premiers chrétiens, et qui ne pouvait manquer de
porter sur sa personne les stigmates de ses vices. Il paraît donc bien diffi.
cile d'admettre que Lucain ait voulu tourner en ridicule des traits physi-
ques qui ne répondent en aucune façon à la réalité. Tacite ne nous dit-il
pas que les contemporains de Néron, après sa mort, comparaient à la
vieillesse et à la laideur de Galba la jeunesse et la beauté de son prédéces•
seur 7 ?
Le problème posé par l'éloge de Néron demeure donc entier. S'il
n'est pas ironique - et les seuls indices de cette ironie se révèlent, à l'ana•
lyse, décevants - il doit être interprété dans sa lettre même, et c'est seule-
ment lorsque nous en aurons pesé et compris tous les termes que nous
pourrons songer à nous demander pourquoi Lucain l'a mis en tête de son
poème et pourquoi les éditeurs de l'œuvre n'ont pas voulu - ou pu - le
supprimer.
*
* *
1 Pharsale, l, 13-20.
9En dernier lieu, A. D. Nock, The proem of Lucan, Class. Rev., 1926, p. 17-18,
qui cite la bibliographie antérieure. E. M. Sanford, The Eastern question in Lucan's
.rBellum ciuile», Studies ... in honor of E. K. Rand, New-York, s. d. (1938), p. 259,
cite l'article de A. D. Nock, mais ne se prononce pas sur cette thèse. Voir aussi
E. M. Sanford, Nero and the East, Harv. Stud. in class. Philo/., XLVIII (1947), p. 75
et suiv.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 129
Si, comme il le dit, !'Araxe n'est pas encore «soumis au joug», c'est
que les armées romaines n'ont pas encore procédé à la pacification de
l'Arménie. Après les premiers succès de Corbulon, en 59, on sait que tout
avait été compromis par la capitulation de Paetus à Rhandéia, en 62.
L'Arménie semblait perdue. Et c'est à ce moment que Lucain, mélancoli-
quement, regrette que toutes les forces romaines n'aient pu, dans le pas-
sé, contraindre l'adversaire parthe à céder la place. L'année suivante,
après la nouvelle compagne de Corbulon, ces regrets n'auraient plus été
de mise, puisque, la situation redressée, le nom romain était de nouveau
respecté en Arménie.
La même conclusion résulte, avec moins de netteté toutefois, des
deux autres allusions. Les projets d'expédition vers l'Êthiopie nous sont
connus par des textes de Pline 10 et aussi un passage des Questions naturel-
les de Sénèque 11• Celui-ci, dans le livre VI (qui fut publié, sans doute, en
62 ou, au plus tard, en 63) 12, mentionne la mission d'exploration dont
furent chargés deux centurions. Ostensiblement, ces deux personnages
devaient se procurer des renseignements sur les sources du Nil, mais ils
avaient aussi pour tâche de procéder à une reconnaissance préliminaire
en vue d'une expédition future 13 • Ils étaient déjà de retour en 62, puisque
Sénèque peut faire état de leur rapport, cette année-là ou l'année suivan-
te. Et, dans l'entourage du prince, les intentions lointaines de celui-ci
n'étaient certainement un mystère pour personne.
Quant à l'expédition vers les portes Caspiennes, on sait que Néron la
préparait activement en 68, puisqu'il avait déjà commencé à concentrer
ses troupes dans plusieurs bases 14 • Nous savons, d'autre part, grâce à Pli-
ne, que Corbulon avait été chargé de reconnaissances géographiques dans
la région des portes Caspiennes 15 • Nous ignorons, il est vrai, à quel
moment se situent ces reconnaissances, mais l'on peut admettre qu'elles
rentrèrent dans la politique poursuivie par Néron pour assurer aux armes
romaines la possession totale des pays riverains du Pont-Euxin. Or, il est
significatif que le monnayage de Cotys I", roi des « Bosphorani », s'inter-
rompe en 63, année où, sur les rives sud de la mer Noire, Palémon II, roi
10
N. H., XII, 19; cf. VI, 181-184.
11
VI, 8, 3.
12 Cf. A. Oltramare, édit. des Quaest. Nat., Paris, 1928, I, p. VII.
"Dio Cass., LXIII, 8, 1. Pline, N. H., VI, 181. Cf. E. M. Sanford, Nero and the
East, /oc. cit., p. 89 et suiv.
"Tac., Hist., I, 31, 70. Suet., Nero, 19.
15
Pline, N. H., VI, 40.
130 ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE
du Pont, devait abandonner son royaume aux Romains 16• Corbulon dut
profiter de la soumission de Tiridate pour organiser, à partir d'un pays
pacifié, les reconnaissances que l'on attendait de lui. Tous ces indices sont
donc parfaitement convergents: c'est vers 62 ou, au plus tard, au début
de 63 que Lucain écrivit le prologue de la Pharsale. A cette époque l' Ar-
ménie n'est pas encore soumise, mais déjà l'on agite autour de Néron des
projets plus grandioses, la conquête de l'extrême Sud, une pénétration
profonde vers l'Orient et le pays des Sères 17• Et, de ces projets, Lucain se
fait l'écho fidèle.
Les conclusions auxquelles nous ont conduit les analyses qui précè-
dent n'ont rien de paradoxal. Elles s'accordent parfaitement avec le
témoignage de Vacca, qui nous apprend que les trois premiers livres
furent publiés « tels que nous les possédons>. Et les termes du biographe
impliquent que cette publication eut lieu après les Neronia de 60, et peu
de temps avant le commencement de la conjuration de Pison 11• L'année
62 apparaît donc comme la plus probable, et cette convergence n'est assu-
rément pas accidentelle. Il en résulte aussi que la Vie de Vacca, ainsi véri-
fiée sur ce point particulier, se révèle un témoignage particulièrement
précieux, dont l'autorité ne saurait être discutée qu'avec prudence 19•
*
* *
1
•Cf.'Henderson, The Life and Principale of Nero, Londres, 1903, p. 226.
17
Lorsque Lucain écrit le prologye, Corbulon n'a sans doute pas encore procé-
dé à la reconnaissance projetée, car, pour le poète, les portes Caspiennes sont enco-
re considérées comme la route du pays des Sères, conformément à la tradition
remontant à Alexandre. Après le rapport de Corbulon, les portes Caspiennes furent
identifiées avec le col de Dariel, au nord de Tiflis (cf. E. M. Sanford, Nero and the
East, p. 54 et suiv.). Plus tard, au livre VIII, v. 222-223, Lucain partage l'erreur de
Corbulon et parle des Caspia Claustra à propos des Alains.
11
Vita Vaccae, 13: Inter amicos enim Caesaris cum conspicuus fieret profectus
in poetica, frequenter off endebantur, quippe et certamine pentaeterico acto in Pom-
pei theatro laudibus recitatis in Neronem fuerat coronatus et ex tempore Orphea
scriptum in experimentum aduersum complures ediderat poetas et tres libros quales
uidemus. Pharsale, éd. Bourgery, I, p. XXIV.
19
Un dernier terminus ante quem pour la composition du prologue est la fer-
meture du Janus, qui eut lieu probablement en 64. Or, il ressort du v. 62 du prolo-
gue que le temple n'est pas encore fermè.
L'aLOGB DB NlmON AU DaBUT DB LA PHARSALE 131
20
V. 47-48: seu sceptra tenere, / seu te flammigeros Phoebi conscendere currus.
21
Cf. M. A. Levi, /oc. cit.
:u l, V. 53-62.
23
Art. cit., p. 77.
132 ' ROMB, LA LITIÉllATURB BT L'HISTOIRE
24
F. Cumont, Symbolisme funéraire, p. 193, n. 1; P. Boyancé, Songe de Scipion,
Paris, 1936, p. 133 et suiv. Une objection se présente ici. Plus tard, au livre IX, v. 5·
9, Lucain situe le séjour des héros dans les régions sublunaires. N'y a·t•il pas
contradiction vers la thèse que nous soutenons ici? On se souviendra toutefois que,
au livre IX, Lucain se réfère à une conception stoïcienne. Dans le prologue, il
accepte une autre conception, celle de Manilius, qui paraît avoir été officiellement
admise pour l'apothéose astrale d'Auguste (cf. J. Bayet, L'immortalité astrale d'Au-
guste, Rev. des Ét. lat., 1939, p. 141-171). Son développement est probablement
commandé par celui de Virgile, dans le prologue des Géorgiques, qui correspond
aux conceptions < maniliennes >. La divergence réelle, entre le prologue et le livre
IX de la Pharsale s'explique par les intentions différentes de l'un et de l'autre pas·
sage: dans le premier, Lucain accepte une idéologie officielle, dans le second, il
parle en son nom propre.
25 I, 763-809.
26
I, 689 et suiv.
27
1, 700: et medium mundi gyrum Geminumque / per ima signa secans . ..
21 11, 440.
29
IV, 152-161: Mollius e Geminis studium est, et mitior aetas, / per uarios can-
tus modulataque uocibus ora I et graciles calamos et neruis insita uerba, / ingeni-
tumque sonum : labor est etiam uoluptas. / Arma procul lituosque uolunt tristemque
senectam : I otia et aeternam peragunt in morte iuuentam. / /nueniunt et in astra
uias nu'?"eri~ue ~odisque I consummant orbem, postquam ipsos sidera linquunt. I
Natura ingenw mrnor est perque omnia seruit. / ln toi fecundi Gemini commenta
feruntur. Cf. IV, 381.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 133
"'IV, 230: At quibus in bifero Centauri corpore sors est I nascendi concessa,
libet subiungere currus / ardentes et equos ad mol/ia ducere frena . ..
31
Néron fut, on le sait, aurige. On se souviendra aussi qu'il avait introduit dans
un spectacle un «numéro» dont le souvenir mérita de passer à la postérité : un
éléphant funambule dont nous parle Suétone, Nero, li, 4. Il s'agissait des Neronia
de 60.
" Manil., II, 408.
134 ROMB, LA LITraRATURB BT L'HISTOIRB
dieux à étendre son empire sur l'univers apaisé, maître tout puissant d<!s
fauves, souverain modérateur de l'harmonie du monde, tel que l'empe-
reur lui-même souhaitait apparaître aux hommes, tel qu'il avait voulu se
faire représenter sur le voile qui couvrit le théâtre lors du couronnement
de Tiridate 33•
A aucun moment Lucain n'a entendu se moquer de Néron. Il a conçu
l'éloge du prince comme une «retractatio> des promesses faites autrefois
par Virgile. Il unit les souvenirs des Géorgiques aux révélations astrologi-
ques de la quatrième Églogue en un développement qu'il a voulu particu-
lièrement ingénieux et brillant. N'est-il pas compréhensible que les édi-
teurs posthumes de Lucain, soucieux de sa gloire, aient tenu à conserver
ce prologue, même si la mort du poète avait, depuis lors, démontré la
vanité de l'image idyllique qu'il avait tracée?
,
un·10 C
_ass., LXII, 6, 2: «Le voile tendu au-dessus du théâtre pour faire de
l ombre était de pourpre; au centre était une image de Néron conduisant un char
et autour de lui brillaient des étoiles d'on. - On remarquera que né le 15 décem-
bre sous_1e Sagitaire,
· · Néron mourut le 9 juin 68, précisément sous ' les Gémeaux,
accomplissant ainsi le destin annoncé par Lucain ...
LE BELLUM CWILE DE PÉTRONE
DANS SES RAPPORTS AVEC LA PHARSALE•
le rythme, avec ses anaphores, est identique; dans tous les cas, mais dans
le vers du chant VII, le verbe curreret rappelle le currit de Pétrone et, de
plus, il l'explicite. Le vers de Pétrone est, en lui-même, assez obscur, puis-
que les interprètes s'interrogent, et se demandent quels sont les deux
astres qui parcourent le ciel. Or l'expression dont se sert Pétrone a son
origine dans un vers de Virgile (Énéide VII, 100-101 : ... qua sol utrum-
que recurrens / aspicit Oceanum). On en est amené à se demander si
Pétrone, utilisant non sans maladresse deux souvenirs virgiliens, n'a pas
fourni à Lucain un cadre rythmique, que celui-ci a utilisé au moins à
deux reprises, en deux endroits fort éloignés de son œuvre.
Dans l'hypothèse de Môssler, il faudrait que Lucain eût imaginé, à
deux reprises, le même rythme, en deux vers, dont Pétrone eût fait un
centon (à peu près), en se souvenant, en outre, le Virgile! Cela supposerait
aussi que Pétrone ait pu connaître le passage du chant VII, ce qui soulève
des difficultés de chronologie. L'hypothèse inverse (que Pétrone ait été le
modèle) est plus simple : Lucain aurait conservé dans sa mémoire le ryth-
me, en lui-même très remarquable, du vers de Pétrone, et l'aurait utilisé à
deux reprises, chaque fois que des idées semblables se présentaient à son
esprit. En eux-mêmes, les deux vers de Lucain ne se séparent pas de leur
contexte; ils s'y insèrent exactement, et l'on ne voit pas la raison pour
laquelle Pétrone les eût isolés, en les combinant.
On a coutume de rapprocher le vers 16 de Pétrone (... fames premit
aduena classes) et Lucain : ... et quas premit aspera classes / Leucas (I,
42), sans remarquer que le verbe premo n'a nullement le même sens dans
les deux passages; chez Pétrone il signifie «charger», chez Lucain « faire
enfoncer» (provoquer le naufrage). Or, le texte de Pétrone s'explique par
le souvenir de Tibulle 1, 3, 40: (nec) presserai externa nauita merce ratem.
On peut difficilement imaginer que Pétrone, voulant «parodier» ou «imi-
ter» Lucain, ait retrouvé un vers de Tibulle. Entendait-il suggérer à l'au-
teur de la Pharsale que le poète ami d'Horace était un modèle pour une
épopée? La sententia de Pétrone, assemblant le groupe aduena fames
(pour désigner un fauve affamé, importé à Rome), a Tibulle pour point
de départ, et ne doit rien à Lucain, qui, lui, croyons-nous, aurait seule-
ment repris le rythme du vers, un écho sonore et rythmique, analogue à
celui que nous avons cru déceler à propos du vers 2 de Pétrone.
On a remarqué depuis longtemps la ressemblance que présente la
sententia de Pétrone (et quasi non posset tellus tot ferre sepulcra, / diuisit
LB BBLLUM CIVILE DB P8TRONB 137
Il est bien peu vraisemblable que Pétrone ait emprunté à Lucain les mots•
clefs de ces images; il est plus naturel de penser que l'auteur de la Phar-
sale se soit souvenu des expressions si remarquables employées par Pétro-
ne.
En fait, on peut constater que tel vers ou telle sententia de Pétrone ne
reprend pas un seul passage de Lucain, mais semble correspondre à plu-
sieurs. Ainsi, l'annonce des présages qui précédèrent la guerre civile est
exprimée chez Pétrone par les mots suivants :
138 ROMB,LA LIIT8RATURBBT L'HISTOIRE
et:
Non tamen abstinuit uenturos prodere casus
per uarias Fortuna notas . ..
Dans quelle intention Pétrone aurait-il été prendre le très beau vers de
Lucain pour le transformer ainsi, et l'insérer dans un développement
sans rapport avec celui de la Pharsale? Pour s'en moquer? Mais le vers
n'en sort pas ridiculisé; le rapprochement est presque purement rythmi-
que; tout s'explique beaucoup mieux si l'on considère que Pétrone a été le
modèle et Lucain son imitateur.
Il est plus facile encore de montrer que, pour évoquer les causes de
la guerre civile, Pétrone ne dépend nullement de la Pharsale, mais qu'il
utilise des sources historiques, les mêmes que celles dont disposait Lu-
LE BELLUM CIVILE DE PÉTRONE 139
cain. Et qu'il en fait un autre usage que celui-ci. Ainsi, dans les soixante-
six premiers vers de son poème, il part d'un lieu commun, cher aux théo-
riciens de la vie politique et aux historiens anciens, depuis Polybe, que la
grandeur même d'un État le conduit à sa perte. Polybe faisait une excep-
tion pour Rome; mais les historiens romains avaient appris que cette
exception, ce miracle, n'avaient pas été durables. Dans l'expression de ces
idées, on constate que Pétrone est beaucoup plus proche de Florus que de
Lucain. Le début du poème par exemple (Orbem iam totum uictor Roma-
nus habebat ... v. 1) rappelle de fort près ces mots de Florus: iam toto
paene orbe pacato maius erat imperium Romanum quam ut ullis externis
uiribus opprimi posset . .. (IV, 2, 1); et il est fort peu douteux que dans ce
développement Florus ne dépende de Tite-Live, qui avait lui-même repris
des idées que nous trouvons exprimées chez Cicéron (II• Catil. 11) et dans
!'Épode XVI d'Horace.
Il est donc, dès ce moment, vraisemblable que la source principale de
Pétrone soit Tite-Live. Mais cette dépendance éclate lorsque Pétrone dé-
crit la descente de César vers l'Italie : tout ce long développement appa-
raît êomme la transposition en vers des chapitres 35 et 36 du livre XXI
des Histoires, où est raconté le passage des Alpes par Hannibal. Ici et là,
quelques échos de ces vers sont passés dans la Pharsale. Ainsi, au vers 191
(stabant et uincta fluctus stupuere ruina) répond VI, 472: ... de rupe
pependit I abscissa fixus torrens. Lucain a utilisé pour décrire les effets
que produisent les sortilèges de la sorcière une image qui lui est restée
présente, et qui, chez Pétrone, vient tout naturellement dans le tableau
des montagnes glacées.
Il n'est pas moins significatif de constater que Pétrone, s'il utilise,
comme Lucain, des sources historiques, n'y choisit pas les mêmes épiso-
des. Dans son exposé des causes profondes de la guerre civile, il semble
avoir centré son développement sur les événements de l'année 55; c'est à
cette année-là que se rapportent presque toutes les allusions saisissables.
Ainsi les vers 3 et suivants (. .. grauidis freta pulsa carinis / iam perage-
bantur; si quis sinus abditus ultra, I si qua foret tellus fuluum quae mitte-
ret aurum, / hostis erat .. .) s'appliquent à la fois aux tentatives de César
pour soumettre la Bretagne et aux préparatifs de Crassus pour conquérir
l'or des Parthes. L'allusion à Crassus explique une expression que les tra-
ducteurs modernes sont parfois en peine d'expliquer: fatisque in tristia
bella paratis / quarebantur opes (v. 6-7). Crassus, parti de Rome à la fin de
l'année SS, avait commencé son expédition sous les malédictions du tri-
bun Ateius Capito, et les destins l'attendaient dans les plaines de Carrhes.
Enfin, c'est en SS aussi que Pompée avait inauguré son théâtre; les jeux
avaient comporté, on Je sait, une chasse à l'éléphant - ces mêmes élé-
140 ROMB, LA LIIT2RATURB BT L'HISTOIRE
phants africains dont parle Pétrone: ... ne desit belua dente I ad mortes
pretiosa (v. 15-16). La même année, la situation de Cicéron était bien celle
que définit un vers de Pétrone : senibus quoque libera uirtus I exciderat
(v. 42-43); c'est l'année de la «palinodie», et du ralliement, au moins en
fait, au triumvirat.
Une analyse un peu précise (malheureusement, pour cette raison,
assez longue) des autres causes alléguées par Pétrone pour expliquer la
guerre civile, montre une connaissance certaine des ouvrages de Salluste,
le Catilina, le Jugurtha et, certainement, les deux Lettres à César.
On peut aboutir à des conclusions analogues en étudiant la liste des
présages de la guerre civile, qui figurent dans la Pharsale et dans le petit
poème de Pétrone. Dans l'ensemble, on retrouve les principaux d'entre
eux ici comme là; mais avec des variantes significatives. Lucain et Pétro-
ne se sont inspirés des sources historiques, sans doute essentiellement de
Tite-Live, mais aussi du célèbre tableau virgilien des présages annonçant
l'assassinat de César. Certains détails d'expression prouvent que les em-
prunts à Virgile ont été faits par les deux poètes indépendamment l'un de
l'autre. Par exemple, l'éclipse de soleil est décrite ainsi par Pétrone:
Namque ore cruento
deformis Titan uultum caligine texit (v. 127-128)
et par Lucain:
ipse caput medio Titan cum ferret 0/ympo I condidit ardentes atra
caligine currus. (I, 540-541)
Le rapport entre ces deux passages est évident, mais il ne devient clair
que si l'on se rappelle que Virgile avait écrit, dans les Géorgiques:
cum caput obscura nitidum ferrugine texit. (I, 467)
Pétrone et Lucain se sont souvenus tous les deux de ce vers, mais indé-
pendamment l'un de l'autre. Pétrone est plus proche de Virgile, puisqu'il
répète, presque mot pour mot, la cadence du vers. Lucain a repris le
groupe obscura ... ferrugine, qu'il a transformé en atra caligine. Il a donc
conservé le souvenir de l'expression virgilienne; mais l'emploi du terme
de caligine, au lieu de ferrugine, suggère que le vers de Pétrone s'est pro-
bablement superposé, dans son souvenir, à celui des Géorgiques - alors
que Pétrone ne peut s'être souvenu de Lucain, ni, à plus forte raison,
avoir voulu récrire le vers de celui-ci.
Sur un point, il semble bien que Lucain ait fait volontairement allu-
sion au développement de Pétrone, pour le corriger. Virgile, en effet,
racontait que, parmi les présages qui précédèrent la mort de César, l'un
LB BELLUAICIVILE DB l'tTRONB 141
des plus dramatiques avait été une éruption de l'Btna. Les sources histori-
ques ne mentionnent rien de tel pour le début de la guerre civile entre
César et Pompée. Mais les deux poètes ont retenu ce présage. Virgile avait
écrit:
... quoties Cyclopum efferuere in agros
uidimus undantem ruptis fornacibus Aetnam! (I,471-472)
Pétrone:
... iamque Aetna uoratur
ignibus insolitis et in aethera fulmina mittit. (v. 135-136)
Lucain:
Ora ferox Siculae laxauit Mulciber Aetnae;
nec tulit in caelum flammas sed uertice prono
ignis in Hesperium cecidit latus. .. (I, 545-547)
Pétrone se borne à dire que l'Btna envoie ses jets de feu vers le ciel.
Lucain, qui ne trouvait pas dans les sources historiques le récit d'une
éruption survenue à cette date, ajoute une précision destinée à rendre le
présage plus évident : la montagne ne se borne pas, comme le disait
Pétrone, à lancer ses foudres vers le ciel, elle les dirige vers l'Italie - car
c'est là que va éclater le fléau. La rectification introduite par Lucain ne se
comprend guère que si elle vise le passage correspo_ndant de Pétrone - à
soi seul, cela ne saurait être, évidemment, un argument suffisant; joint à
tous les autres indices, il prend sa signification. Servius, en effet, signa-
lait, à propos du passage des Géorgiques, que, selon Tite-Live, les émana-
tions du volcan avaient atteint jusqu'à Rhegium, donc le rivage italien
(Servius, ad Georg. I, 472). On comprend que Lucain, se reportant à Tite-
Live, pour les présages de 44, ait voulu ajouter la précision qui avait
échappé à Pétrone. La suite des rapprochements peut donc s'établir com-
me ceci: Pétrone, pour «corser» les présages de 49, et parce que, selon la
méthode qui lui est chère, il procède à des imitations superposées, utilise
largement le tableau célèbre des Géorgiques, mais il ne se réfère pas aux
sources historiques pour ce qui est seulement à ses yeux un ornement
poétique. Lucain, amené lui aussi (probablement par l'exemple de Pétro-
ne) à utiliser Virgile, étend et précise sa documentation et consulte Tite-
Live. Il constate que, dans le récit de l'historien, le présage prend une
valeur beaucoup plus nette et menaçante. Ce qui l'améne à rec11f1er
Pétrone et à écrire: «l'Etna ne lança pas ses flammes vers le ciel, mais,
depuis les pentes du sommet, le feu tomba sur le \'ersant tourné \'ers
l'Hespérie ».
142 ROME, LA Ll1T~RATURE ET L'HISTOIRE
Nous ne pouvons ici rassembler tous les indices qui tendent à suggé-
rer que le petit poème de Pétrone servit de point de départ, sinon absolu-
ment de modèle à la Pharsale. Il nous suffira de montrer que cette dépen-
dance de Lucain s'explique aisément par les conditions dans lesquelles
fut composée la Pharsale. Les deux ouvrages, aussi bien celui de Pétrone
que celui de Lucain, sont issus du cercle littéraire qui se groupait autour
de Néron. Lucain, nul ne le conteste, était l'un des amis du Prince, même
si, à la fin de sa vie, il se brouilla avec lui. Quant à Pétrone, s'il s'agit bien,
comme nous le croyons, du personnage dont parle Tacite, il appartenait
au même cercle, puisqu'il fut l'un des consuls suffects de 62. Pétrone,
dans ce groupe où dominaient les jeunes gens, devait faire figure d'aîné;
plus conservateur, en raison de son âge, que ses jeunes amis, il était plus
enclin à admirer Virgile - que Lucain, lui aussi, connaissait bien. Mais il
participait aux courants de pensée qui agitaient la nouvelle génération. Il
a choisi de prendre comme héros, dans le Satiricon, de jeunes «intellec·
tuels:t, qu'il met en présence des problèmes qui se posent alors aux ado-
lescents: celui de la rhétorique, celui de la création poétique. Il leur fait
entendre les propos d'un rhéteur professionnel et ceux d'un poète, égale-
ment professionnel - ridicule, certes, mais dans la tradition qui veut que
les poètes soient hors de leur bon sens et un objet de dérision pour la
foule - et Eumolpe, l'auteur supposé du poème sur la Guerre Civile, leur
donne une leçon d'esthétique, qui annonce déjà le Dialogue des Orateurs.
Les éditeurs, depuis Bücheler, entraîné par les idées de Môssler, passées
en dogme, transforment le texte de cette leçon de poétique, dès les pre-
miers mots. Les manuscrits donnent: «Multos, inquit Eumolpus, o iuue-
nes carmen decepit .. . :t; Bücheler corrige: multos iuuenes carmen decepit,
et pense que Pétrone fait allusion à Lucain. Ce qui n'est pas vérifié par
tout le chapitre qui commence ainsi dans le roman, et qui s'applique
assez bien à l'esthétique de la Pharsale.
L'idée de composer un poème sur les guerres civiles «était dans l'air»
à la fin du règne de Néron. Sénèque s'en préoccupe et, encore à la veille
de sa mort, imagine qu'il pourrait composer une épopée dont le héros
serait Caton (Ad Luc. 95, 96 sq.). Il le fait à partir d'un passage des Géorgi-
ques, la description du cheval de guerre (Géorg. III, 75 sq.) - ce qui est la
démarche même de Pétrone, s'inspirant du même poème pour décrire les
présages. Et Sénèque écrit : « Tout en traitant un autre sujet, notre Virgile
a décrit un homme de courage; et moi, je ne saurais donner une autre
image d'un héros. Si j'avais à représenter Caton intrépide au milieu du
tumulte des guerres civiles, se portant le premier en face des armées qui
commencent déjà de descendre les Alpes et allant au-devant de la guerre
civile, je ne lui attribuerais pas une autre expression de visage, une autre
attitude ... :t
LB BELLUM CIVILE DB P~TRONB 143
Le poème de Pétrone, parce qu'il est inséré dans le Satiricon, n'a pas
été composé forcément à la même époque que le roman. Il est concevable
que Pétrone ait utilisé des fragments divers, qu'il avait en réserve. Le gen-
re de la satura, auquel appartient le livre, le permettait. Pétrone avait, un
jour, par caprice, esquissé un poème sur la Guerre civile, puis ce morceau
était resté sans suite; mais il en avait donné lecture à ses amis du cénacle
néronien, et Lucain, selon son habitude (nous connaissons, par ses bio-
graphes, ce trait de son caractère), s'était piqué au jeu; il avait relevé le
défi, et commencé à composer une véritable épopée sur le thème proposé.
Et ce fut la Pharsale.
On comprend pourquoi les rapprochements entre celle-ci et le poème
de Pétrone portent surtout sur les chants I et II. C'est, d'abord, que le
plan du poème amenait Lucain à traiter la partie du sujet que Pétrone
avait traitée - les causes et le début de la guerre; ensuite, parce que ces
deux premiers chants écrits, on le sait, pendant l'intimité de Néron et de
Lucain, furent composés à une date encore proche du moment où Pétro-
ne avait présenté sa propre esquisse. Le souvenir en est encore frais. Mais
nous avons dit que ce souvenir s'était révélé malgré tout durable, puisque
des expressions semblables se retrouvent jusque dans les derniers
chants.
Cette hypothèse présente l'avantage de permettre une chronologie
beaucoup plus vraisemblable que celle à laquelle nous contraignait la
théorie de Môssler. Si la Gue"e civile de Pétrone dérivait de la Pharsale, il
faudrait, d'abord, que la première eût été composée dans le court inter-
valle de temps qui sépare la mort de Lucain et celle de Pétrone, c'est-
à-dire un an. Ou alors, si l'on veut rendre compte des ressemblances ave&
certaines expressions des derniers chants, il faut s'aventurer à attribuer
au Satiricon une date sensiblement postérieure au règne de Néron. Ce qui
introduit bien des difficultés! Mais, si l'on suppose que Pétrone a compo-
sé son petit poème longtemps après la mort de Néron et la publication de
tous les chants de la Pharsale composés par Lucain, on sera assez en pei-
ne pour expliquer la prédominance des rapprochements avec les chants I
et II, et l'on continuera de se demander, avec plus d'urgence que jamais,
pourquoi ce Pétrone, une génération, peut-être davantage, après Lucain,
aurait repris dans la Pharsale des expressions et des rythmes épars pour
en composer un essai qui, venant après l' œuvre de Lucain, manquait de
nécessité.
Certes, il est possible de continuer à soutenir que le soleil tourne
autour de la terre, mais il est plus simple d'admettre, tout bonnement, le
contraire!
QUELQUES ASPECTS DU STOÏCISME DE LUCAIN
DANS LA PHARSALE
1
Sur le cercle des Annaei, v. E. Cizek, L'époque de Néron et ses controverses
idéologiques, Leyde 1972, pp. 349 et suiv.
2
_Voirnotre article Lucain et Sénèque. A propos d'une tempête, ci-dessus, p. 113
et SUIV.
QUELQUES ASPECTS DU STOICISMB DB LUCAIN 147
1
Pharsale II, 160 et suiv.
4
Sénèque, De prou. 3,7.
' Pharsale II, 221.
• De prou. 3,8.
1
Pharsale II, 174-175.
• Sénèque, De ira III, 18.
• Pharsale II, 179.
148 ROME,LA LITI8R.ATUREET L'HISTOIRE
Von Arnim, SVF, par. 314; cf. par. 262 (Stobée, Ecl. II, 59, 4 W).
10
Ibid. III, par. 690 et suiv., notamment par. 691 (Plutarque, Contrad. de.s stoïc.
11
hommes. Caton avoue que la guerre civile est le pire des crimes, mais il
ajoute que l'homme «vertueux» (c'est-à-dire lui-même, en tant que stoï-
cien) «suivra sans trouble la voie où l'entraînent les destins; ce sera aux
Dieux, continue-t-il que l'on pourra reprocher de m'avoir fait, moi aussi,
coupable» 15• Ce qui signifie que, pris entre deux impératifs: suivre l'ordre
du monde, institué une fois pour toutes, et se comporter en «animal
social», et, d'autre part, obéir aux Destins qui entraînent sa patrie, irrésis-
tiblement, dans la guerre, Caton choisira la seconde hypothèse. Ce sont
les dieux qui le contraignent à devenir criminel - dans ses actes, non dans
sa volonté. Le crime est donc commis par les dieux eux-mêmes. Mais les
dieux sont-ils méchants?
Voici soulevé le problème éternel de la théodicée: pourquoi les dieux,
agissant comme instrument du Destin, non seulement permettent-ils, mais
ordonnent-ils des actions mauvaises, en contradiction avec l'ordre de la
Providence? Ce problème est précisément celui dont traitait Sénèque, vers
le même temps, dans le De prouidentia, en s'appuyant, lui aussi, sur
l'exemple de Caton.
Caton, disent pareillement Lucain et Sénèque, est «vertueux»; il pos-
sède toutes les excellences de l'esprit et de l'àme; et l'une de ces excellen-
ces est la constantia, la fidélité à soi-même. Il doit demeurer, en dépit de
tout, ferme dans sa volonté, et s'en tenir au jugement qu'il a une fois for-
mulé. Les circonstances extérieures ne sauraient prévaloir contre cette
volonté; car ces circonstances, étant de l'ordre des choses, ne sauraient
être que des «indifférents». Indifférents que la souffrance, la mort, l'exil.
Caton a choisi le parti de la liberté contre la tyrannie, et il lui demeurera
obstinément fidèle. Supposons que, se pliant à la nécessité, et devant la
victoire de César, il accepte ce qui, pour le moment, est devenu un «ordre
du monde», alors il se rendra coupable de légèreté, de leuitas. Cela, au
terme de la guerre civile. Mais, dès le début de celle-ci, il ne saurait aban-
donner Pompée, qui représente au moins l'apparence de la liberté, ni pas-
ser à César, qui agit dans l'illégalité, ni même demeurer neutre: il doit
lutter effectivement, même sans espoir, pour rester fidèle à lui-mème. La
neutralité serait la pire solution au problème, car il semblerait, alors,
chercher sa sécurité personnelle, tandis que l'univers entier s'écroule
autour de lui: «Qui donc, dit-il, alors que s'effondre l'éther, depuis les
hauteurs du ciel, voudrait tenir ses mains inactives?» 16 • Il acceptera donc
Pharsale Il, 286 et suiv. : Summum, Brute, nefas ciuilia bel/a fatemur, I sèd
15
quo fara trahunt uirtus secure sequetur, / crimen erit Superis et me fecisse nocen-
tem.
1
• Pharsale Il, 290.
150 ROME, LA LITIËRATURE ET L'HISTOIRE
de jouer le rôle qui est le sien, en vertu de son propre passé, dans la catas-
trophe qui entraîne l'Univers. Il suivra les Destins, et appliquera l'un des
préceptes fondamentaux du stoïcisme: «suivre le Dieu> - deum sequi.
Jusqu'ici, tout, dans cette analyse, semble cohérent: le héros stoïcien,
dans sa fidélité à ce que lui a enseigné sa raison (qui est, aussi, celle de
Dieu), acceptera ce que ce dieu lui envoie.
Mais une objection se présente bientôt. Lucain, au livre I du poème,
avait écrit, à propos du même Caton : «la cause victorieuse avait plu aux
dieux, celle du vaincu, au contraire, à Caton> 17• Ce vers fameux entre tous
semble contredire ce que nous dit Lucain sur les mobiles de Caton; il
oppose celui-ci aux dieux. Et l'on peut se demander si, finalement, le sage
n'aurait pas dû accepter le changement que les divinités imposaient au
monde. Plus simplement, le poète ne s'est-il pas lui-même laissé entraîner
par sa rhétorique, et, poussé par le désir de frapper une sententia, n'a-t-il
pas faussé la pensée de son héros?
Mais, pour comprendre ce vers, il convient, croyons-nous, de remar-
quer que Lucain n'a pas écrit: uictrix causa Deo placuit, mais deis. Les
stoïciens savent que le Dieu suprême est le véritable ordonnateur de l'uni-
vers, et que les dieux particuliers règnent sur les choses, qui relèvent de
la Fortune, et non du Destin. Le Dieu et les dieux n'appartiennent pas au
même niveau de réalité. C'est ce que Sénèque a montré dans le De proui-
dentia lorsqu'il dit: «le souverain fondateur et guide de tout ce qui existe
a écrit sans doute, lui-même, les Destins, mais il les suit; il obéit toujours,
il a ordonné une seule fois> 11, et, dans une Lettre à Lucilius, nous lisons:
«la philosophie nous exhortera à obéir de bon cœur au dieu, mais de
mauvais gré à la Fortune; elle nous enseignera à suivre le dieu, mais à
subir le hasard> 19• Ce qui se produit effectivement n'est pas, en soi,
conforme à l'ordre rationel du monde; il existe un domaine où règne le
hasard, et le sage n'a pas le devoir de diviniser celui-ci; il ne peut que
l'accepter, sans lui attribuer une quelconque valeur transcendante. C'est
pour cela que Caton acceptera la guerre, avec tous les crimes qu'elle
implique, il acceptera de verser son sang pour une cause dont il sait que,
en aucun cas, elle ne pourra rendre aux Romains leur liberté. Pompée,
aussi bien que César, est destiné à établir une monarchie. Le vieux régime
11
Pharsale I, 128: uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni.
'.' De prou. 5,8: ille ipse omnium conditor et rector scripsit quidem fata, sed
sequitur: semper paret, semel iussit.
19
Ad ~uc. 16,S: (philosophia) adhortabitur ut deo libenter pareamus, ut fortunae
contumaciter; haec docebit ut deum sequaris, feras casum.
QUELQUBS ASPECTS DU STOICISME DE LUCAIN 151
20
Pharsale II, 315: me solum inuadite fe"o I me frustra leges et inania iura
tuentem.
21
Pharsak II. 266-273: .. . nubes ucedit Olympus. / Lege deum minimas rerum
discordia turbat; / pacem magna tenent.
152 ROME,LA LITIBRATUREET L'HISTOIRE
22
De prou. 2,6: patrium deus habet aduersus bonos uiros animum et illos forti-
ter amat, et coperibus, inquit, doloribus, damnis exagitentur, ut uerum colligant
robur».
QUBLQUBSASPBCJ'S DU STOICISM.BDB LUCAIN 153
Il
154 ROME, LA Ll'ITRRATURE ET L'HISTOIRE
Pharsale VII, 677 et suiv.: .. . tum Magnum concitus aufert / a hello sonipes
25
qu'aux sages.
27 Consol à Polybe, 14,4.
21 Pharsale VII, 683 : non impare uultu / aspicis Emathiam, nec te uidere super-
30 Ibid. 706.
OUBLOUES ASPECTS DU STOICJSMBDE LUCAIN 155
Il n'est donc pas inexact de dire que Pompée est devenu un stoïcien
véritable, non pas à la suite d'un enseignement intellectuel, de démonstra•
tions auxquelles son esprit eût adhéré, mais dans sa conscience profonde,
par l'acte qui lui a fait découvrir les «vraies» valeurs qui, jusque-là, lui
étaient dissimulées par sa condition. Et il est désormais «securus », au-
devant de la mort 31 •
Cette transformation profonde de Pompée est assez semblable à ce
que Sénèque attend de son ami Lucilius et qu'il connaît lui-même. Com-
me Pompée, Lucilius doit avancer vers la sagesse, pour obtenir cette secu-
ritas, cet esprit cordonné» (compositus animus), qui ne peuvent être
atteints que par une expérience spirituelle, et que les démonstrations de
la raison et la connaissance théorique ne peuvent que confirmer, non pas
créer. Cette démarche est parfaitement décrite par Sénèque dans les Let·
tres à Lucilius. L'exercice de la «vertu», c'est-à-dire la découverte de l'ex-
cellence humaine est une 6ui8ecnc;,une attitude de l'âme tout entière 32 ; et
l'on comprend que l'on y est parvenu lorsque l'on constate que l'on s'est
non pas «amélioré», mais ctransfiguré» 33 • Pompée a connu cette révéla-
tion grâce à l'écroulement de sa fortune. De la même façon, les chrétiens
parlent d'un «baptême de sang», conféré par le martyre, par opposition
au baptême que précède une initiation aux vérités de la Foi.
Pompée, libéré du fardeau de son destin, s'en va, sans trouble 14• Et
l'on se souviendra, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, que le terme de
securus qui était appliqué à Caton, est l'un des mots-dés du vacabulaire
de Sénèque, pour décrire l'état d'âme auquel parvient quiconque se trou-
ve hors des atteintes du temps, au-dessus de la crainte comme de l'es-
poirl5.
*
* *
1
111,41-54: nam quod saepe homines morbos magis esse timendos I infamem-
que ferunt uitam quam Tartara leti, / et se scire animi naturam sanguinis esse I aut
etiam uenti, si fert ita forte uoluntas, / nec prorsum quicquam nostrae rationis egere,
I hinc licet aduertas animum magis omnia taudis / iactari causa quam quod res ipsa
probetur. I Extorres idem patria, longeque fugati / conspectu ex hominum, fœdati
crimine turpi, / omnibus aerumnis adfecti, denique uiuunt, I et quocumque tamen
miseri uenere, parentant, / et nigras maclant pecudes, et manibu' diuis I inferias
mittunt, mu/toque in rebus acerbis / acrius aduertunt animos ad religionem.
1
Accord de Merrill, Munro, Giussani, Lachmann, Heinze, Robin, résumé par
C. Bailey, T. Lucreti Cari De Rerum Natura .. ., Oxford, s. d. (1947), Il, p. 997 et
suiv.
160 ROME, LA LrrŒRATURE ET L'HISTOIRE
cle 3 , la seconde (que l'âme est formée d'air), celle d'Anaximène et de C~i-
tias, ou, ajoutent-ils, «peut-être le JtV60µa stoïcien 4 », mais ils affirment
que Lucrèce ne songe nullement ici à attaquer des «spécialistes» et que sa
critique porte seulement contre des «non-philosophes» choisissant, au gré
de leur fantaisie (si fert ita forte uoluntas), entre des théories, auxquelles,
en réalité, ils n'ajoutent point foi, et qu'ils ne mentionnent que par vain
souci l'ostentation.
Cette interprétation est, assurément, raisonnable et, à première vue,
satisfaisante. La difficulté ne commence qu'au moment où l'on veut expli-
quer la singulière attitude des mêmes personnages qui, exilés, offrent des
sacrifices aux morts et immolent des brebis noires. Apparemment, si
Lucrèce dirigeait son attaque contre les hommes en général, nous serions
en présence d'une pratique ordinaire chez les exilés qui, arrivés sur la
terre d'exil, commenceraient par offrir le sacrifice rituel des parentalia.
Mais, à notre connaissance, il n'existe pas d'autre texte venant confirmer
la réalité d'une coutume aussi singulière. Le rite des parentalia est spécifi-
quement destiné à honorer les morts de la famille du sacrifiant. Telle est
l'interprétation acceptée par Merril. Bailey, lui, préfère donner au mot
une valeur plus générale et comprendre qu'il désigne toute espèce de
sacrifice offert aux divinités infernales, «par peur de la mort». Mais c'est
précisément là admettre comme démontré ce qui est en question. Les
offrandes aux morts ne paraissent pas avoir eu, très généralement, pour
but, d'obtenir la prolongation de la vie. On pourrait, sans doute, citer des
exemples dans lesquels les offrandes aux divinités infernales témoignent
du désir d'éloigner une épidémie - tel, le sacrifice à Dis Pater, au Taren-
tum. Mais il est hardi de confondre en un même vague les divinités de la
mort et les morts eux-mêmes. D'ailleurs, pourquoi l'exilé s'empresserait-
il, alors qu'il n'est nullement menacé de mort, de détourner par un sacri-
fice une menace imaginaire? L'on comprendrait qu'il sacrifiât, selon
l'usage, aux dii patrii du pays où il s'installe, pour se les rendre propices.
Un sacrifice aux Mânes est vraiment inattendu et invraisemblable.
Mais les détails du sacrifice, tels que les présente Lucrèce, nous don-
nent sans doute la clef de l'énigme. Le choix de la victime, d'abord, la
« brebis noire», est caractéristique des scènes de nécromancie. Nous la
trouvons, par exemple, chez Virgile 5, dans les Étiopiques d'Héliodore 6 et,
3 Cf. Diels B. 105, cité par Bailey, Ibid. Voir, infra, p. 162, n. 12.
• Bailey, Ibid.
5 En., VI, 153.
6 VI, 14.
UNE CRITIQUE M&ONNUE STOICISME CHEZ LUCRÈCE 161
surtout, dans l'Odyssée 1 : la brebis noire est la victime offerte par Ulysse à
l'âme de Tirésias. Or, les circonstances dans lesquelles Ulysse célèbre ce
sacrifice répondent très exactement aux indications de Lucrèce : lui aussi
est chassé de sa patrie, qu'il était sur le point d'atteindre grâce aux pré-
sents d'Ëole, lui aussi est parvenu aux limites du monde, «loin de la vue
des mortels>, chez ces Cimmériens que recouvre une nuit éternelle; il est,
aussi, sous le coup d'une malédiction, ainsi que le lui révèle le même
Éole, qui refuse de le recevoir, à son second passage•; le héros porte la
peine d'avoir aveuglé le fils de Poséidon, et c'est la colère du dieu qui le
poursuit. Pourtant, malgré toutes ces infortunes, Ulysse n'en persiste pas
moins à interroger les destins, à aller jusqu'à évoquer les morts, afin d'ob-
tenir une révélation sur les moyens de rentrer dans sa patrie. Le poème
tout entier est l'histoire de l'incroyable ténacité d'un homme qui s'obstine
à vivre, en dépit des dieux.
Peut-être, dira-t-on, n'est-ce là qu'un rapprochement accidentel. Com-
ment Lucrèce pouvait-il penser à Ulysse, dont, après tout, nous ignorons
l'opinion sur la nature de l'âme?
Tout s'éclaire, si nous nous rappelons qu'Ulysse était l'un des héros
favoris du stoïcisme. Sénèque nous en donne témoignage 9 • Épictète le
confirme 10 : Ulysse est le symbole du sage qui parvient, au milieu des
tempêtes de la vie, à conserver sa constantia. Il était donc piquant, pour
Lucréce, de rappeler que ce «stoïcien» par excellence s'était livré, pour
tenter de sauver sa vie, que menaçait la colère divine, à des opérations de
nécromancie, c'est-à-dire à des manipulations quasi magiques dont le
sage devrait se détourner.
S'il en est bien ainsi, et si Lucrèce pense aux stoïciens, dans cette évo-
cation de la Nékyia, peut-être devient-il plus facile de comprendre les vers
43 et 44, sur l'idée que ces prétendus sages se forment de l'âme et de sa
nature. Sans doute, la plupart des stoïcisme admettaient que l'âme hu-
maine est un «souffle igné», mais il en était au moins un pour qui elle
était constituée par le sang. C'est du moins ce que pensait Diogène le
Babylonien, qui reprenait pour son compte les opinions d'Empédocle et
1
Odyssée, XI, 32-33.
• Ibid., X, 64 et suiv. La malédiction de Poséidon est d'ailleurs expressément
révélée à Ulysse par Tirésias.
• Sen., De Const. Sap., II, 2 : (Uli:cenet Herculem) . .. Stoici nostri sapientes pro-
nuntiauerunt, inuictos laboribus et contemptores uoluptatis et uictores omnium ter-
rorum. Voir notre Commentaire, ad. loc.
10
Épictète, Entretiens, III, XXIV, 13-22 et 64-75; XXVI, 31-35 et 23. Cf. Hor.,
Epist., 1, 2, 17.
162 ROME, LA LITTBRATURB ET L'HISTOIRE
Critias 11• Il y était d'ailleurs à demi autorisé par la doctrine même des
stoïciens les plus orthodoxes, Zénon, Chrysippe et Cléanthe, qui affir-
maient, sans doute, que l'âme était un KVSOµa,mais ajoutaient que ce
souffle était «nourri> par le sang 12• Lucrèce pouvait donc, sans trop de
mauvaise foi, attribuer aux stoïciens des variations dans leur doctrine de
l'âme et affecter de croire qu'ils adoptaient l'une ou l'autre conception,
au gré de leur fantaisie.
Pour toutes ces raisons, nous croyons que, en ce début du livre III, le
poète ne songe du tout aux hommes du commun se piquant de philoso-
phie, mais aux sto1ciens qui, par esprit de vantardise (reproche d'orgueil
souvent fait à la secte, de Tacite à Pascal) et sans l'appui d'une doctrine
physique rigoureuse, affectent de se mettre au-dessus des préjugés vulgai-
res, mais n'en tombent pas moins dans toutes les superstitions et les prati-
ques les plus dégradantes.
Si l'on veut bien admettre ces conclusions, il s'ensuit que les premiers
vers du passage (v. 41-42) font allusion à la théorie stoïcienne du suicide.
Le sage, disent les stoïciens, peut être amené à quitter volontairement cet-
te vie pour diverses raisons, parmi lesquelles la maladie ou la crainte du
déshonneur 13• Et, à la réflexion, il aurait été étrange que Lucrèce n'eût
pas rencontré, en cet endroit de son poème, la conception des philoso-
phes qui faisaient profession de mépriser la mort. Il s'en débarrasse allé-
grement, même un peu légèrement, peut-être, parce que toute position
dogmatique, comme celle de Lucrèce, ne peut, sous peine de s'affaiblir,
tenir scrupuleusement compte des attitudes spirituelles qui ne sont pas la
sienne, aussi légitimes, aussi fécondes soient-elles. Lucrèce s'en tire en
accusant les adversaires stoïciens de l'épicurisme d'hypocrisie et d'incon-
séquence. Mais il le fait sous le couvert d'un mythe, par une allusion qui
lui évite d'aborder le problème dans toute son ampleur, ce qui lui eût été
impossible dans un poème qui, quoi qu'on en ait dit, est essentiellement
l'exposé d'une physique et d'un système du monde plutôt qu'une ré-
flexion sur la mort.
11Galien, De Hom. et Plat. dogm., II, 8 (10), p. 246 Mu(: Stoic. Vet. Fragm., III,
p. 216, 30).
12 Galien, Ibid. Cf. Stoic. Vet. Fragm., I, p. 38.
13 Stoic. Vet. Fragm., III, p. 190, n. 768. Cf. Sén., ad Luc., 101, 10 et suiv., déve-
ESSAI D'INTERPRÉTATION
1
On consultera, naturellement, tous les commentaires classiques de Lucrèce
et, en dernier lieu, celui de C. Bailey, Oxford, 1947. En outre, J. Vahlen, Ueber das
Prooemium des Lucretius, Monatsber. der Preuss. Alcad. der Wiss., 1877, p. 479-49;
G. Giri, lntorno al proemio del primo libro di Lucre1.io, R. F. I. C., 1912, p. 87-112;
Id., lntorno all'invocaz.ione di Lucre1.io a Venere ed alla rappresentar.ione di lei con
Marte... , Ibid., 1915, p. 34-55; E. Bignone, Nuove ricerche sui proemio del poema di
Lucreûo, Ibid., 1919, p. 423-433; R. Reitzenstein, Das erste Proemium des Lucrez.
Nachr. der Gesell. der Wiss. Gôttingen, 1920, p. 83-96; F. Jacoby, Das Proemium des
Lucretius, Hermes, 1921, p. 1-65; J. Blatt, Zu Lucrer., 1, 1-49, Eos, 1932, p. 345-347;
K. Barwick, Ueber die Proômien des Lucrer., Hermes, 1923, p. 147-175; E. A. Hahn,
The first prooemion of Lucretius in the light of the rest of the poem, T. A. Ph. A.,
1941, p. XXXII-XXXIII (résumé); E. Wistrand, De Lucretii prooemii interpretatione,
Eranos, 1943, p. 43-47. Cf. Friedlander, Retractationes, II, Hermès, 1932, p. 43-46
(spécialement sur les vers 44 à 49). Cf. Id., The Epicurean theology in Lucretius'
first prooemium .. ., T. A. Ph. A., 1939, p. 368-379.
2 J. Vahlen, op. cit.
164 ROME, LA LITimtATURB ET L'HISTOIRE
niers vers du prologue, tel qu'il nous est transmis par les manuscrits,
n'étaient pas à leur place et avaient été abusivement introduits à cet
endroit par un copiste maladroit ou, peut-être même, par un commenta-
teur ironique et malveillant. En effet, après l'admirable prière à Vénus,
demandant la paix pour une Rome menacée, viennent six vers où nous
lisons:
«La nature des êtres divins exige, en effet, par soi-même, qu'elle
jouisse de son éternité dans une paix totale, loin de nos affaires, sans
aucun lien avec nous; libre de toute souffrance, libre de toute épreuve,
forte de trésors qui ne sont qu'à elle, et sans besoin de nous, elle ne se
laisse pas séduire par nos bonnes actions ni toucher par la colère» 3•
Ce passage a, certes, de quoi surprendre en cet endroit : si les dieux
sont indifférents à nos mérites et à nos fautes, s'ils n'ont aucun souci de
nous, dans leur Olympe lointain, à quoi bon les prier? A première vue, il
existe une contradiction totale entre ces vers et l'invocation à Vénus dont
ils sont précédés. Et, comme ces vers se trouvent répétés en un autre
endroit du poème 4 , la tentation est forte de supposer qu'ils ont été inter-
calés en cette fin du premier prologue. Aussi, jusqu'à Bailey, la plupart
des éditeurs n'ont-ils pas hésité à les supprimer, terminant le passage
avec la mention de Memmius. Cette suppression était d'autant plus facile
que la suite des idées, avec les vers 50 et suivants, n'est pas des plus limpi-
des. Brusquement, le poète s'adresse à Memmius, après s'être adressé à
Vénus, et, surtout, le nouveau développement commence par une formule
de liaison quod superest, qui paraît bien impliquer l'existence d'un pre-
mier point, aujourd'hui disparu. Il est tentant de supposer que les vers 44
à 49 ont pris la place d'un paragraphe dans lequel le poète exhortait
Memmius à entendre sa parole. Au prix de cette hypothèse, tout rentre-
rait dans l'ordre.
Mais cela même est-il bien certain? Même si l'on supprime l'énoncé
explicite de l'indifférence des dieux aux prières humaines, la contradic-
tion n'en subsiste pas moins; en quelque endroit que soit formulée cette
doctrine, elle demeure essentielle au système et, apparemment, aurait dû
interdire à Lucrèce, s'il la fait vraiment sienne, de placer en tête de son
œuvre un hymne à la déesse Vénus. Effacée de la lettre du livre I, la
3Omnis enim per se diuum natura necessest / immortali aeuo summa cum pace
fruatur / semota ab nostris rebus seiunctaque longe; / nam priuata dolore omni,
priuata periclis, / ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri, / nec bene promeriti.s
capitur nec tangitur ira (v. 44-49).
4 II, 646-651, à la fin de l'évocation de Cybèle (sans aucune variante).
LUCRt!CE ET L'HYMNE A Vt!NUS 165
6
• V. 41-43: nam neque nos agere hoc patriai tempore iniquo / possumus aequo
anima nec Memmi clara propago I talibus in rebus communi desse saluti .
7
• A. Emout, Comment., au v. 41. En réalité, Memmius n'était alors que préteur
désigné.
1
Dion, XL, 17.
LUCiœCB BT L'HYMNE A Vi!NUS 167
sur coup, le vieil ennemi gaulois se réveille et une nouvelle menace se lève
en Orient, menace qui pêsera lourdement sur le principat d'Auguste: le
problème parthe demeurera pour des siècles une plaie béante. On com-
prend mieux, en ces circonstances, les angoisses d'un poête patriote. En
59, sa prière n'eût été que celle d'un partisan, suppliant les dieux de sau-
ver non pas sa patrie, mais les privilèges de l'oligarchie qui la gouverne et
qu'il méprise. En 53, c'est bien l'existence même de l'Empire qui est mise
en question, «per maria ac terras».
Il serait donc tentant, pour toutes ces raisons, de formuler l'hypothè-
se que le prologue au poême n'a pas été écrit au début de toute l'œuvre,
mais dans les derniers moments de la vie du poête. A la condition, toute-
fois, que Lucrèce ne soit pas mort, comme on l'assure généralement, en
SS ou 54 av. J.-C., et qu'il ait assez vécu pour que lui soient parvenus les
échos de la défaite de Carrhes (9 juin 53).
A la vérité, ce n'est pas ici le lieu de discuter à nouveau les témoigna-
ges relatifs à la date de sa mort. Le dossier a été examiné à plusieurs
reprises; il se compose de plusieurs témoignages contradictoires, dont le
plus vraisemblable, celui de saint Jérôme, n'est même pas très assuré,
puisque les chiffres varient selon les manuscrits. A ne s'en tenir qu'à la
donnée la plus certaine de la notice de saint Jérôme - que Lucrèce mou-
rut à l'âge de quarante-quatre ans - il s'ensuit, puisque la date de sa nais-
sance, selon le même texte, est soit l'année 96, soit l'année 94, selon la
lecture adoptée, que Lucrèce est mort ou en 53 ou en 51, et c'est entre ces
deux dates seulement que se trouve restreint le choix. On a montré, d'au-
tre part, que ia Vie de Virgile de Donat - si l'on fait abstraction d'une
erreur matérielle sur le nom des consuls de l'année - invite à choisir la
première des deux 9• La solution la plus probable est celle qui place la
mort du poête en 53 et, de façon très précise, au 15 octobre 10 de cette
année-là. Si l'on admet cette date, Lucrèce, avant de mourir, a eu large-
ment le temps d'apprendre, avec tous ses concitoyens, le désastre de
Carrhes et de mesurer la gravité du nouveau tumultus gallicus. Il a eu
aussi celui de composer un prologue empreint de gravité religieuse, dans
lequel il souhaite que sa patrie connaisse la paix.
Or, cette même période est singulièrement critique aussi pour Mem-
mius. Préteur désigné en 59, Memmius avait exercé sa magistrature en
58; il pouvait donc briguer légalement le consulat dès SS. A ce moment,
Memmius, qui avait jusque-là pour femme Fausta et comptait parmi les
défenseurs de l'ordre sénatorial, divorce et change de parti. En 54, il pose
sa candidature au consulat et s'appuie désormais sur César 11• On connaît
la manière dont fut conduite la campagne électorale. Il y eut brigue si
évidente, collusion si scandaleuse entre les candidats et les consuls en
charge que les élections ne purent avoir lieu. Il fallut recourir â des inter-
règnes, de janvier â juillet 53, avant que pût être assurée l'élection de Cn.
Domitius Calvinus et de M. Valérius Messalla. Pendant ce temps, le trium-
virat se défait lentement. Julie, fille de César et femme de Pompée, meurt
en septembre 54; l'affection que lui portaient et son père et son mari pou-
vait seule retarder le heurt entre les deux triumvirs. On devine que César
regroupe ses partisans, â mesure que se creuse le fossé et qu'approche la
crise décisive. Moins que jamais, Memmius ne peut se désintéresser de la
politique 12• Ce n'est pas le moment de lui demander toute son attention
pour écouter l'enseignement du poète. Seule la paix saura lui rendre la
sérénité et le loisir nécessaires.
Jusqu'ici, nous avons tenté de montrer que les circonstances généra-
les de la politique romaine, et aussi la situation personnelle de Memmius,
expliquent mieux en 53 qu'en 59 vers que Lucrèce a placés en tête de son
poème. Mais il ne s'agit encore que d'une probabilité. Nous pensons que
cette probabilité se change en quasi-certitude si l'on consent â donner sa
vraie signification â l'épithète de Genetrix sous laquelle est invoquée la
déesse et â voir dans cette Vénus l'ancêtre des Julii, celle â qui le dicta-
teur dédiera le temple de son forum.
Depuis le temps de Sulla, Vénus était volontiers invoquée par les maî-
tres de l'heure. En SS, Pompée lui avait consacré, sous l'appellation de
Victrix, le temple dont son théâtre était considéré comme le vestibule.
Mais il y avait déjà plus de dix ans que César avait affirmé, lors de sa
questure, qu'il considérait Vénus comme l'ancêtre de sa famille 13, et,
11Cie., ad Att., IV, 15, 7. Cf. Suét., Caes., 13. Sur la carrière de L. Memmius,
voir l'article de Muenzer, In R. E., XV, col. 609-616 (n° 8); G. Della Valle, G. Mem-
mio, dedicatorio del poema di Lucre'l.io, Rend. Ace. Linc., XIV (1938), p. 731-886;
P. Boyancé, Lucrèce et son disciple, R. É. A., LII (1950), p. 212 et suiv.
12 Cicéron nous apprend que, pendant toute la durée des interrègnes, Mem-
mius n'a cessé d'espérer le retour de César, qui devait, dans sa pensée, lui assurer
le consulat (ad Q. fr., III, 2, 3). A ce moment, Memmius apparaît comme un adver-
saire résolu de Pompée et c'est apparemment contre lui que celui-ci, seul consul en
52, fit voter une loi de ambitu à effet rétroactif qui eut pour conséquence son
départ en exil (fin 52 ou début SI). Cf. Muenzer, op. cit., et les textes.
13 Suét., Jul., 44.
LUCRÈCE ET L'HYMNE À VÉNUS 169
14
R. Schilling, La religion romaine de Vénus, Paris, 1954, p. 432, n"' 6 et 7.
15 On pourrait objecter que le mot d'ordre des césariens, le jour de Pharsale,
fut Venus Victrix, mais on voit qu'il s'agit là du dernier épisode de cette «querelle
des Vénus», la «confiscation• au profit de la Genetrix du prestige de la Vénus de
Pompée.
16
En sens contraire, P. Boyancé, op. cit., p. 220.
17
Par exemple, v. G. Della Valle, op. cit., et Id., La Venere di Lucrezio e la Vene-
re Fisica Pompeiana, Riv. Indo-greco-italica, 1934, p. 127-149. Della Valle fait, d'ail-
leurs, remonter ce prologue à l'année 62 et date de ce moment, contre toute vrai-
semblance, les attaches césariennes de Lucrèce.
12
170 ROMB, LA LIITÉ.RATURB BT L'HISTOIRE
11
Ill, 76 : claro qui incedit honore.
19
Voir les textes rassemblés par R. Schilling, op. cit., p. 349 et suiv. Cf. aussi
C. Bailey, Comment., ad loc.
10
Diels, fr. 12, v. 3 et suiv.
Noter·l'expression: 6aiµmv ~ rui.vta IC\J6epvê).,
21
très voisine du v. 21 de Lucrè-
c~ : q~ae quoniam rerum naturam sola gubernas. Ici, Lucrèce fait évidemment allu-
sion a cette toute-puissance de la uoluptas, fin dernière des êtres .
22
• R. ~hillin~, Ibid., p. 353, a très justement remarqué que Lucrèce avait intro-
duit dan_~1 atomisme une sorte de finalité. Ni la création ni le sort des empires ne
sont entierement abandonnés au hasard.
LUCRÈCE ET L'HYMNE A VÈNUS 171
humaines, il ne s'ensuit pas qu'ils soient absolument sans action sur les
esprits des hommes. Est-il nécessaire de rappeler comment leurs images,
leurs «simulacres» matériels parviennent jusqu'à nos yeux 23 ? C'est Lucrè-
ce seul qui, de toutes non sources épicuriennes, nous fait connaître cette
communion quasi mystique de l'homme avec la divinité: vision inspiratri-
ce de paix, dont la contemplation est seule capable de transformer en plé-
nitude et en joie la simple ataraxie que donne la pureté du cœur. Lucrèce
a été conscient de la contradiction apparente que pouvait présenter, aux
yeux des non-initiés, sa prière à Vénus avec la conception épicurienne des
dieux, mais c'est pour s'en défendre qu'il a pris soin de rappeler, en ter-
minant, la vertu essentielle des divinités, vertu inséparable de leur exis-
tence même, vertu d'exemple et vertu d'essence. Vénus, dans son «inter-
monde», nous offre, par le fait même qu'elle est, l'image de la paix heu-
reuse, celle que promet à Rome tout entière la victoire de César. Si elle
était sensible à nos prières, elle perdrait tout ce qui fait son efficace, elle
introduirait dans l'Univers le désordre et, se démentant elle-même, entra-
verait la réalisation de la Loi.
Telle est, sans doute, la signification de ce prologue, sur le double
plan politique et philosophique. Lucrèce a choisi de l'exprimer sous le
voile d'un mythe, comme, au livre suivant, il a demandé à Cybèle de sym-
boliser la fécondité de la Terre. Et ce que ses vers retiennent des concep-
tions religieuses «vulgaires» n'est que jeu poétique et ne trompe qu'un
espirt non encore épuré. Lucrèce, s'adressant à Memmius, c'est-à-dire à
un «incroyant», doit lui parler le langage auquel il est habitué - c'est la
loi inéluctable de tout exorde, de toute captatio beneuolentiae - pour l'éle-
ver ensuite, graduellement, jusqu'à des conceptions plus hautes et lui fai-
re pressentir la Vérité. C'est pourquoi la Vénus de ce prologue est toute
proche encore de la déesse que les Romains adoraient sous ce nom. Et,
d'abord, elle est la déesse du printemps, la déesse du temps «où la mer
est navigable et où les moissons couvrent la terre». Or, ce patronage du
printemps est loin d'être universellement attribué à !'Aphrodite grecque,
puisque, parfois, c'est sous le patronage de Perséphone qu'est placée cette
saison, tandis qu'Aphrodite doit se contenter de l'automne 24 • Mais, à
Rome, Vénus est la déesse d'avril, et sa fête est célébrée le 23 de ce mois,
clôturant le cycle inauguré par les Cerialia et continué par les Parilia. Il
ne semble pas douteux que Lucrèce songe, en évoquant le retour de la
déesse, aux jours sereins du printemps, une fois terminée la période trou-
23 VI, 75 et suiv.
24 Procl., in Rep., II, 62. Cf. O. Kern, Orph. Frag., p. 220, fr. 196.
172 ROMB, LA urraRATURB ET L'HISTOIRE
blée de l'imbriferum uer, à ces fêtes d'avril chantées par Virgile et par
Tibulle 25• Il n'est pas nécessaire de postuler ici un modèle grec, puisque la
religion romaine suffit à expliquer tous les traits de la Genetrix.
Il n'est jusqu'au rapprochement avec Mars qui n'appartienne, lui aus-
si, à la tradition nationale. Sans doute le couple formé par Vénus et Mars
a-t-il pour garant le vieux conte homérique et, aussi, quelques cultes dis-
séminés dans le monde grec 26, mais il est peu probable que cette idée ait
été suggérée à Lucrèce par la considération de ceux-ci, qui demeurent
très exceptionnels, et que le poète ignorait à peu près sûrement. Au
contraire, Mars était associé à Vénus dans le lectisteme de 217, et les cou-
ples formés à cette occasion ne sont pas toujours ceux que laisserait
attendre une copie pure et simple des rites grecs: Vulcain est joint à Ves-
ta, alors que la compagne d'Héphaïstos est officiellement Aphrodite. Quel
rapport, en Grèce, existait-il entre Hermès et Déméter? Et, cependant, le
lectisteme de 217 mettait côte à côte Mercure et Cérès. Pense-t-on que, si
les organisateurs de la cérémonie n'avaient pas fait entre en ligne de
compte la personnalité italique des douze grands dieux, ils auraient osé
réconcilier, pour la circonstance, Athéna et Poséidon? La Vénus parèdre
de Mars n'est pas l'Aphrodite adultère du vieil aède; elle n'est pas non
plus la divinité spartiate ou thébaine, mais la Vénus romaine, associée,
comme «mère des Énéades», au «père de Romulus» 27• Tous deux figurent
dans la généalogie du fondateur, et il n'est pas étonnant que César se soit,
lui aussi, réclamé de l'une et de l'autre.
Sans doute, il serait hardi de prétendre que, dans ce prologue, Lucrè-
ce ait déjà songé à César assimilé à Mars. C'est seulement après la guerre
civile que le dictateur a accueilli, en Orient, cette assimilation flatteuse 21 ,
et en 45 qu'il acceptera une statue dans le temple de Quirinus 29 • Cet
2, Virg., Géorg., I, 338-347, où les fêtes de Cérès sont dites: extremae sub casum
hiemis, iam uere sereno; Tib., II, 1, 1 et suiv. Cf. notre étude sur la V• Églogue,
Mélanges Ch. Picard, p. 413.
26 Un temple d'Aphrodite et d'Arès sur la route d'Argos à Mantinée, un culte
d'Aphrodite Aréia à Sparte, le fait que les polémarques, à Thèbes, soient chargés
de la célébration des Aphrodisia; ces exemples sont recueillis par R. Schilling, op.
cit., p. 207.
27 Thèse justement soutenue par R. Schilling, op. cit., p. 208.
*
* *
sent entre les divers crègnes>: entre la terre, le ciel, l'eau, le feu. Ce que
le vent, le soleil, etc., enlèvent à la mer, ce ne sont pas seulement des ato-
mes, ce sont des particules de matière déjà constituée, des cmolécules>
d'humidité, qui circulent entre la terre, la mer et les diverses couches du
ciel, comme, à l'intérieur du corps humain circulent les diverses bu•
meurs.
Cette idée très générale va servir à expliquer non seulement des phé•
nomènes permanents (comme le flot des rivières se déversant dans la mer
sans que celle-ci grossisse) mais des phénomènes exceptionnels. Nous
nous acheminons tout doucement vers le tableau de la peste d'Athènes,
prise comme un exemple des épidémies, elles-mêmes considérées comme
des cas particuliers, des dérèglements fortuits mais explicables de la
c physiologie> de l'univers.
La démonstration commence avec l'explication des éruptions volcani•
ques, dont le type est demandé à l'Etna. Ces éruptions sont considérées
comme des cmaladies> de la Terre. Notre monde, dit Lucrèce, n'est
qu'une partie infime de l'Univers, et dans cet univers, qui est lui-même
analogue à un être vivant, c'est-à-dire un composé entraîné dans le Deve·
nir et parcouru, à tout moment, par ces courants de substances diverses
que nous avons dits, il y a des maladies, comme il y en a dans notre
corps. Et le poète rappelle que notre monde particulier, avec sa terre et
son ciel, avec ses astres et les courants qui unissent ses différentes par•
ties, ne constitue pas un ensemble fermé; il est ouvert à la venue de subs·
tances qui se sont formées ailleurs, dans les intermondes et même dans
les autres mondes, et ces intruses apportent avec elles, quand elles pénè·
trent dans notre monde, le désordre et la maladie. Ce sont ces grains de
substance (multarum semina rerum, v. 662) qui provoquent les dérègle·
ments que nous constatons. Il arrive, certes, que ces substances venues
d'ailleurs soient analgues à celles qui forment notre monde, et qu'elles
s'adaptent à lui, mais il arrive aussi qu'elles soient nocives et provoquent
des catastrophes.
Certains de ces courants, intérieurs à notre monde ou venus de l'exté·
rieur, s'intègrent dans l'ordre régulier des choses; ainsi la crue du Nil,
qui peut, d'ailleurs, avoir plusieurs causes, entre lesquelles l'esprit ne
peut choisir. D'autres fois, ils provoquent un dérèglement, comme dans le
cas des volcans: des cmolécules> de feu, rassemblées fortuitement, suffi.
sent à susciter la catastrophe, comme des «molécules> d'eau (semina
aquarum, v. 672) suscitent des inondations - ou des crues régulières.
Il arrive aussi que ces substances soient délétères. C'est le cas pour
les exhalaisons qui sortent des Avernes, que le vulgaire appelle des «hou•
ches d'Enfer>, et alors, elles détruisent la vie dans toute une région.
LA PBSTB D'ATHnNBS ET LE POÈME DE LUCROCB 181
On voit que, dans l'ensemble du livre, est exposée une doctrine très
cohérente, dont les différents développements s'enchaînent avec clarté. Il
n'y a dans tout le chant aucun désordre; ce n'est nullement le «chaos,.
182 ROME, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE
rien grec : c mais le pire, dans ce mal, était le découragement ... ». Nous
sommes bien loin des «douces âmes» exhalées par les animaux du Nori-
que, dans les Géorgiques, et de cette tendresse que le poète éprouve pour
les victimes. Une seule harmonique commune : c les chiens fidèles», dit
Lucrèce cles chiens caressants», écrit Virgile; cette touche émue, la seule,
dans les vers de Lucrèce qui décrivent la peste, a été ajoutée par le poète
romain à l'indication très objective qu'il trouvait dans le texte de Thucydi-
de: «quant aux chiens, vivant près de l'homme, ils fournissaient mieux
l'occasion d'observer ces effets». Est-ce suffisant pour parler de l'angois-
se de Lucrèce?
En réalité, Lucrèce regarde le phénomène se dérouler avec presque
autant de détachement que lorsqu'il s'agissait d'une éruption de l'Etna.
Cette peste n'est pas une condition normale de la condition humaine, c'est
à la rigueur un accident, qui ne concerne pas l'existence même de l'hom-
me et, encore moins, ne remet en question le bonheur du Sage. Ce bon-
heur, nous l'avons dit, échappe à l'ordre de la «turbulence» sublunaire, il
ne peut être compromis par un accident comme une épidémie. S'il fallait
aller jusqu'au bout et se demander quelle serait la conduite du sage, s'il
était dans une cité en proie à la peste, on pourrait dire que, sa liberté
subsistant jusque dans la douleur, il ne serait pas moins heureux que s'il
avait été plongé dans le taureau de Phalaris; et cela en vertu du vieux
principe épicurien, qu'une douleur faible est supportable, et qu'une dou-
leur extrême entraîne la mort, donc ne dure pas. C'est par suite d'un
romantisme illégitime que l'on veut trouver dans ce tableau de la peste
d'Athènes la preuve du pessimisme supposé de Lucrèce: on pourrait
même dire que Lucrèce est optimiste, dans la mesure où un accident
comme cette peste ne saurait prévaloir contre la paix de l'âme, apportée
et révélée aux hommes par Épicure. Et c'est le sentiment que cette paix
demeure possible, quelles que soient les conditions imposées par les acci-
dents de la nature, qui justifie le détachement du poète, cette cruauté
dans l'objectivité dont nous parlions.
Rappelons-nous aussi que, au livre V, Lucrèce, décrivant les condi-
tions misérables dans lesquelles vivaient les premiers hommes, n'en assu-
rait pas moins qu'ils possédaient les conditions fondamentales du bon-
heur. Celui-ci ne dépend que dans une faible mesure des conditions maté-
rielles, de ce qui n'est pas de notre pouvoir; il repose essentiellement sur
une attitude de l'être intérieur. Et la peste d'Athènes n'est qu'une illustra-
tion de ce principe fondamental de la doctrine.
Pour toutes ces raisons, dont un certain nombre a été esquissé par J.
Bayet, dans ses Études lucrétiennes (Mélanges de littérature latine. p. 32),
il convient de lire ce texte célébre dans l'esprit où Lucrèce parait bien
184 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE
* * •
Nul n'ignore que le tableau dessiné par Lucrèce reprend, dans son
ensemble et, souvent, traduit dans le détail le récit fait par Thucydide de
la peste qui eut lieu réellement à Athènes en 430 av. J.-C. L'historien avait
été lui-même atteint par la maladie et avait guéri; c'est donc un témoigna-
ge de première main qui sert à Lucrèce de «matière» pour sa démonstra-
tion, et nous verrons que chaque notation repose sur des faits authenti-
ques. Cette vérité, cette authenticité, sont les conditions mêmes nécessai-
res pour que la démonstration soit efficace : le poète travaille comme un
véritable «savant», et appuie ses raisonnements sur la réalité. La poèsie
ne réside pas dans l'invention.
Nous ne pouvons ici poursuivre, point par point, la comparaison
entre le développement de Lucrèce et le texte de Thucydide; néanmoins,
une comparaison, même sommaire, permet certaines constatations im-
portantes.
D'abord, il apparaît que Lucrèce suit l'ordre même du récit tel qu'il
le trouve chez l'historien grec; il énumère les premiers symptômes, puis
retrace la marche du mal dans l'ordre chronologique - ce qui est compo-
LA PBSTE D'ATHQNBSET LB POQMBDE LUCRÈCE 185
13
186 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRB
et à mesure que l'on avance dans la comparaison entre les deux textes,
que Lucrèce n'a pas voulu traduire Thucydide, mais qu'il part de son récit
comme d'un témoignage, et qu'il l'interprète librement.
Et cette liberté d'interprétation porte sur deux points: la physiologie
ou, si l'on préfère, la «physique» de la maladie, et, d'autre part, le méca-
nisme psychologique des troubles qu'elle provoque.
Sur le premier point, nous avons vu le rôle attribué au sang, ainsi que
l'allusion au «cœur» comme siège de l'âme. On a relevé aussi, depuis
longtemps, que l'énumération des symptômes précédant la mort, les
bourdonnements d'oreille, la respiration perturbée, etc., sont un lieu com-
mun de la littérature médicale.
Sur le second, les modifications sont plus subtiles; elles ont pour
effet d'intégrer l'aspect humain du tableau dans l'ensemble de la psycho-
logie épicurienne. Nous avons signalé déjà ce qui concerne les mutilations
volontaires; mais, plus important encore, à cet égard, est le passage qui
décrit la propagation de l'épidémie. Thucydide note que les gens man-
quaient de courage, en voyant le nombre de ceux qui mouraient, et que
cela les empêchait de réagir, puis il ajoute: «c'était aussi la contagion, qui
se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme
dans un troupeau: c'est là ce qui faisait le plus de victimes» (trad. J. de
Romilly). Lucrèce, lui, établit, à la différence de l'historien, un rapport de
cause à effet entre les deux faits, alors que Thucydide se contente de les
énumérer: les gens manquaient de courage et, d'autre part, la contagion
se répandait. Ce sont deux raisons qui expliquent, chacune pour sa part,
le grand nombre des morts. Lucrèce fait entendre des harmoniques plus
subtiles: chacun, en voyant les autres mourir, prend l'attitude, la mentali-
té d'un animal de troupeau. Ce qui est décrit, c'est la déchéance de la
volonté, et cette idée se superpose au tableau, fait de touches juxtaposées,
de l'historien.
En réalité, nous saisissons, à sa naissance, la création du poète, qui,
partant d'un «journal de l'épidémie>, s'élève jusqu'à la dimension épique.
Cette peste cesse d'être un événement local pour devenir un épisode du
spectacle offert par l'univers. Thucydide, par exemple, nous dit bien que
le fléau vient d'Égypte, et qu'il se propage à partir du Pirée, où un navire
contaminé a apporté le mal. Lucrèce ne parle pas de navire, il attribue la
contagion au «mauvais vent>, venu du Sud, qui s'est abattu sur I'Attique.
Ce que nous avons dit de la structure et du dessein du chant VI suffit à
expliquer cette modification. Il s'agit d'illustrer une théorie générale, et
cela permet au poète d'élargir l'épisode en lui donnant un caractère cos-
mique.
Le même élargissement apparaît à propos du cadre. Thucydide ne
188 ROMB, LA LITIÉ.RATURB BT L'HISTOIRB
Contra Epic. beat.) ne dit-elle pas «qu'il est plus doux de rendre un service
que d'en recevoir>? La «morale> intervient chez Lucrèce sur un tout
autre plan que chez Thucydide : entre les deux, bien des siècles ont passé,
et, surtout, les fins de la réflexion philosophique ont changé, les philoso-
phes hellénistiques, et ceux qui les ont suivis, n'ont pas peu contribué à
l'affiner; l'être intérieur compte plus, désormais, que l'ordre civique, et
cette transformation, cet avènement de l'être intérieur, amorcés au Jardin
d'Épicure et sous le Portique de Zénon, seront définitifs avec Lucrèce et
Sénèque.
LUCRÈCE PHYSICIEN OU LOGICIEN?
qui existe - on constate que le poète a pour premier soin de prouver que
les atomes existent, bien qu'ils échappent à nos sens, qu'ils répondent à
une nécessité inéluctable, si l'on veut rendre compte du réel. Or la
démonstration qui est proposée de cette vérité est essentiellement logi-
que.
Le point de départ est une méditation sur l'être et le non-être, et leur
relation réciproque :
«principium cuius hinc nobis exordia sumet,
nullam rem e nihilo gigni diuinitus unquam>. (1, 149-150).
sentées comme les éléments d'une démonstration, mais qui sont en réali-
té, des corollaires de la proposition principale :
Si, dit le poète, l'Etre pouvait, à n'importe quel moment, surgir du
Non-Etre, il n'y aurait plus rien de stable ni de constant dans les choses,
et l'on verrait alors «des êtres humains naître de la mer, des animaux
écailleux sortir de la terre ... > (1, 161-162). Le processus de la création,
pour chaque chose, ne serait plus assuré; il n'y aurait partout que fantai-
sie et désordre.
Cette idée, dont la cohérence n'est pas directement saisissable (pour-
quoi, par exemple, une puissance trascendante ne pourrait-elle, dans l'hy-
pothèse inverse, faire surgir les êtres du néant, selon une règle fixe?) ne
se comprend guère que si l'on se réfère aux anciennes cosmogonies, celle
d'Héraclite, par exemple, selon qui les mouvements internes à l'Etre sont
réglés par le Logos, ou, si l'on préfère, une Loi de caractère immuable
qu'il appelle parfois la Mesure - parce qu'elle est une propriété de l'Etre
lui-même et, comme telle, possède un caractère stable et inchangé. Et si
l'on admet que l'Etre est un tout, un absolu, il faut que ce qui se trouve
en lui, participe de lui - c'est-à-dire le monde du Devenir - soit, lui aussi,
un absolu. De là découle l'idée d'une fixité de l'univers existant, aussi bien
dans son être profond que dans sa variété apparente.
Tout un aspect de la théorie épicurienne, la formation du monde à
partir d'atomes immuables, insécables, éternels, répond à ces exigences
logiques des plus anciens philosophes.
Cette exigence de stabilité, inséparable de l'idée d'Etre et que doit
satisfaire la notion d'atome, aboutit à concevoir l'existence, dans l'uni-
vers, et pour le déroulement des choses, de lois - c'est-à-dire de rapports
constants entre les causes des phénomènes et le déroulement de ceux-ci.
Ce seront, dans le poème de Lucrèce, les fœdera naturae, sur lesquels
nous aurons à revenir. Mais notons dès à présent que ces fœdera, qui ne
sont pas les c lois,. de la physique, ou de la nature, telles que les conçoi-
vent les Modernes, expriment seulement l'idée que le monde est fixe, sous
l'apparence du devenir, et que leur conception n'est pas issue d'une quel-
conque expérimentation (comme le sont les lois des physiciens moder-
nes), mais résulte d'un raisonnement purement logique; leur existence est
déduite de la notion même d'Etre, et le spectacle du monde n'apporte
qu'une vérification sommaire, globale.
Cette fixité, cette constance de la création se manifestent en effet à la
fois dans les espèces. qui se révèlent stables (au moins grossié'remt·nt, et
sur une durée relativement courte) et dans le déroulement du temps, cha-
que moment de l'année amenant les mêmes naissances et les mêmes
maturations.
194 ROME, LA Ll'I"ŒRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
me. Et elle porte différents noms. Chez Héraclite, elle est le Destin, par
lequel est contrôlé l'antagonisme qui est le moteur des choses, et chez
Parménide cette cause ultime de la diversité et de la création est la Néce-
sité. Pour Empédocle, les pulsations créatrices qui donnent alternative-
ment le dessus à l'Amour et à la Haine sont réglées par un « large ser-
ment>, c'est-à-dire une Loi supérieure à tout ce qui est.
Nous sommes ici en présence d'un postulat fondamental de la philo-
sophie hellénique, qui J'oppose aux cosmogonies théologiques des Egyp-
tiens ou des Sémites d'Asie. Pour celles-ci, la loi du monde résidait dans la
volonté capricieuse d'une ou plusieurs divinités, démiurges ou forces fon-
damentales. Dès que les Grecs commencèrent à penser le monde, ils exor-
cisèrent le caprice divin et mirent à sa place une Loi; ainsi se trouva
introduit le postulat que nous découvrons au-delà de la pensée de Lucrè-
ce, l'idée que l'univers est à la fois intelligible et constant, les deux carac-
tères étant indissolublement liés, ce qui est capricieux étant inintelligible
et, d'autre part, ce qui est intelligible devant, par définition, être soumis
aux catégories de la raison humaine, qui n'admettent pas l'inconstance.
Finalement, c'est une exigence de la raison qui garantit la constance du
monde.
L'Etre, tel que le conçoivent les épicuriens, est donc une essence
intelligible. Anaxagore parlera d'un Esprit immanent au monde; les stoï-
ciens, d'un Logos. Les épicuriens se contentent d'assurer que la variété du
multiple, la diversité des êtres et des objets est rçductible à un principe
qui est un - comme )'Etre de Parménide - et qui est fidèle à lui-même,
tandis que ses rapports avec Je multiple sont soumis à des «conventions»
fixées de toute éternité, ce que Lucrèce appelle les fœdera naturae. La
rationalité du monde est sous-jacente à toute la philosophie antique, à
l'épicurisme aussi bien qu'au stoïcisme et, finalement, au platonisme.
Mais cette rationalité, bien évidememnt, échappe à toute démonstration;
tout au plus peut-on prétendre qu'elle se manifeste dans l'ordre de ce qui
vit, qui en témoigne par la constance et la régularité des phénomènes.
Encore faut-il que ceux-ci n'apportent pas de démenti au postulat, qu'il
n'existe pas dans la marche du monde trop d'erreurs constatables, de
manquement aux fœdera naturae. Lucrèce ne descend pas jusqu'à cet exa-
men trop minutieux (et qui serait physique, non logique) de la création. Il
se contente de dire que tous les êtres théoriquement possibles ont été
comme essayés par la nature créatrice (entendez : le mécanisme des ato-
mes), et que, seuls, ont subsisté, ceux qui étaient viables, c'est-à-dire possi-
bles physiquement. II n'est donc pas exact de soutenir comme certains
l'ont fait, que Lucrèce n'a pas été accessible à l'idée de l'évolution, et que
c'est là une grande différence avec «notre» science (disons plutôt, l'état
..
202 ROME, LA LITl'ÉRATURBBT L'HISTOIRE
1 III, 262-265. A. Brnout traduit: csans doute les mouvements des corps pre-
miers de ces substances s'entre-croisent à ce point qu'il est impossible d'isoler une
d'entre elles et de localiser chacune de leur facultés», traduction qui s'impose,
mais qui impose aussi de distinguer le sens de primordia et celui de principiorum.
204 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE
2 III, 136 : nunc animum atque animam dico coniuncta teneri I inter se atque
atque alienis partibus anni, I quippe ubi nulla forent primordia ... Cf. I, 210: esse
uidelicet in terris primordia rerum.
4 I, 265-270.
5 I, 244-245.
ELEMENTA, PRIMORDIA, PRINCIP/A 205
Cette double échelle de tout ce que est corporel est définie avec une
remarquable précision :
corpora sunt porro partim primordia rerum,
partim concilio quae constant principiorum•.
Tout ce qui est corporel se divise en deux groupes: d'une part les atomes,
de l'autre les existants constatables, formés de la réunion non pas des ato-
mes, directement, mais des éléments assemblés. Après quoi, Lucrèce
montre que tout ce que nous voyons appartient à l'ordre des corps com-
posés dont les éléments se séparent, sous l'action d'une force ou d'une
autre : les principia des choses sont fragiles, seuls les primordia (le mot
est repris, expressément au v. 501) sont solido atque aeterno corpore.
L'une des principales difficultés de l'atomisme épicurien consistait
dans le fait que l'atome, par lui-même inaccessible aux sens, devait provo-
quer la sensation. Nous constatons que les sensations sont provoquées en
nous par des substances possédant telle ou telle propriété. Ces propriétés
leur sont conférées par leur structure, la forme des atomes qui les com-
posent et la manière dont ces mêmes atomes sont unis entre eux. Il n'en
reste pas moins que c'est la structure des principia qui est la cause directe
de la sensation - ces principia étant des structures définies d'atomes
divers. Aussi ne nous étonnerons-nous pas de trouver, dans le long déve-
loppement sur les formes des atomes, le terme de primordia (ou de semi-
na, parfois elementa) pour désigner ceux-ci, mais celui de principia lors-
qu'il s'agit des «substances> qui agissent sur les sens. C'est ainsi que nous
lisons:
omnis enim, sensus quae mulcet cumque, figura
haut sine principiali aliquo leuore creatast 1 ;
• I, 483-484.
7 Il, 422-423.
• Il, 442-443.
206 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE
cipia dépend de celle des atomes qui les composent. La diversité dans la
forme des principia permet à l'esprit de concevoir celle des atomes eux-
mêmes. Nous sommes en présence d'une animi iniectus, par laquelle l'es-
prit passe du sensible à l'invisible.
La distinction que nous cherchons à établir entre primordia et princi-
pia permet de comprendre d'une manière plus précise, et plus cohérente,
certaines démonstrations célèbres présentées par Lucrèce. Ainsi les vers
qui montrent dans le mouvement des particules de poussières que révèle
un rayon de soleil l'effet du mouvement propre des atomes. Ce qu'il s'agit
de rendre sensible, encore ici par une animi iniectus, c'est l'agitation de
ceux-ci - qui sont désignés par le terme de primordia, ainsi que nous nous
y attendions 9 • Ces atomes, dans leur agitation, s'enchevêtrent de manière
à former les «racines> des substances (ualidas sa.xi radices) ou des parti-
cules élémentaires (fera ferri corpora). D'autres sont rejetés et poursuivent
isolément leur mouvement. Puis, lorsque vient l'explication du mouve-
ment observable, celui des particules de poussières, Lucrèce écrit :
Scilicet hic a principiis est omnibus error.
Prima mouenteur enim perse primordia rerum;
inde ea quae paruo sunt corpora conciliatu
et quasi proxima sunt ad uiris principiorum, 135
ictibus illorum caecis impulsa cientur,
ipsaque proporro paulo maiora lacessunt.
Sic a principiis ascendit motus, et exit
paulatim nostros ad sensus, ut moueantur
illa quoque in solis quae lumine cernere quimus, 140
nec quibus id faciant plagis apparet aperte 10.
9
II, 80: si cessare putas rerum primordia posse ... ; II, 91: corpora prima; Il,
121 : primordia rerum.
10
II, 132-141.
ELEMENTA,PRJMORDIA,PRJNCIPIA 207
11
II, 221-224.
208 ROMB, LA LITI'ÊRATURB BT L'HISTOIRE
atomiste, une physique des quatre éléments, qui est celle d'Empédocle,
notamment. Il la retrouve souvent, par exemple après avoir expliqué que
les atomes doivent être en nombre infini, pour que se maintienne la créa-
tion et que puisse subsister l'équilibre des éléments, des forces de naissan-
ce et des forces de mort. Et il conclut :
sic aequo geritur certamine principiorum
ex infinito contractum tempore bellum . .. 12•
Il ne s'agit pas ici d'une guerre des atomes, comme on le dit, mais de la
lutte des éléments contraires, entraînés par le jeu de l'Amour et de la Hai-
ne. Cette lutte est une donnée de la Nature, il est impossible de la nier,
mais il faut l'expliquer: seul l'atomisme, dit Lucrèce, y réussit, en ne fai-
sant pas des éléments les primordia - c'est-à-dire des commencements
absolus 13 - mais, déjà, des composés. Et ce sont ces composés qui sont en
guerre les uns avec les autres 14 •
En masquant la distinction entre primordia et principia, on n'intro-
duit donc pas seulement l'obscurité dans tel ou tel passage, on abolit une
partie importante de la doctrine, celle qui traite de la structure des élé-
ments et, plus généralement, de la formation et de la dynamique des
matériaux du monde.
Mais, auparavant, il nous semble utile de présenter une remarque sur
la manière dont Lucrèce a su créer son vocabulaire: le nom de l'atome
n'est pas, pour lui, un simple signe, arbitrairement choisi; atomos ne le
satisfait pas; il a besoin d'un terme qui possède une valeur signifiante
fonctionnelle. Epicure se servait, parfois, du mot âpxa.i, Lucrèce le traduit
par primordia, qui lui semble, nous l'avons dit, impliquer avant tout l'idée
de commencement. absolu 15 • Et c'est avec cette valeur qu'il l'emploira
chaque fois qu'il voudra parler des atomes comme fondements du mon-
de; lorsqu'il voudra seulement parler de leur réalité d'êtres matériels, il
dira: corpora; s'il insiste sur leur interchangeabilité dans les choses, il
recourra plus volontiers au mot elementa, pensant aux lettres qui compo-
12
Il, 573-574.
13
Cf. I, 765 : qui magis illa queunt rerum primordia dici . .. Primordia, et non
principia.
, ." 1, 759: deinde inimica multis modis sunt atque ueneno / ipsa sibi inter se (il
5
agi~ d~s quatre éléments, air, feu, etc.). Cf. V, 380 et suiv. où la même idée est
apphquee aux éléments, appelés, alors maxima mundi ... membra.
15
s V., _outre l~ tex~es cit~s ci-dessus, IV, 26-45, avec le jeu étymologique (v. 32)
ur exord,a et pnmord1a, qui conduit Lucrèce à forger le simple ordium, en accord
avec la théorie épicurienne du langage.
ELEMENTA, PR/MORD/A, PRINCIP/A 209
sent les mots 16, acception qui est traditionnelle dans la langue latine. Res-
tait, pour traduire le terme de a'toixsta, si important dans la physique des
adversaires d'Bpicure, le mot de principia, qui désignait un commence-
ment «relatih 17• Il l'a adopté, et l'on remarquera que, dans le passage du
livre I• où il énumère les différents termes qui lui serviront à exprimer la
notion d'atomes, dans toutes ses fonctions, il ne fait aucune mention du
mot principia 11, ce qui paraît bien confirmer l'acception dans laquelle
nous proposons de le prendre.
Pourtant, nous pensons que les conséquences sont plus importantes
encore pour l'ensemble de la doctrine. On peut objecter, et l'on objectait à
l'épicurisme que la simple combinaison des atomes rend mal compte de
la stabilité et de la continuité de la création. Tous les atomes propres à
former un cheval se trouvent dans la nourriture des hommes. Comment
se fait-il que des hommes ne se réveillent pas, un matin, avec des parties
du corps semblables à celles des chevaux? L'explication proposèe par
Lucrèce revient à affirmer que la forme de l'atome n'est pas seule en jeu,
que le remplacement des éléments d'un organisme vivant ne se fait pas
au niveau des simples matériaux (comme on remplacerait une pierre usée
par une autre), mais au niveau des substances composèes, dans lesquelles
la structure et le mouvement intérieur sont essentiels 19 • Les différents élé-
ments d'un être sont caractérisés par un véritable rythme propre et ils
peuvent admettre seulement en eux, pour continuer les mouvements
vitaux, des substances comportant des atomes de géométrie analogue,
entraînés dans des mouvements semblables. Lucrèce donne à ces substan-
ces ainsi définies, parfois, le nom de natura, lorsqu'il les considère com-
me des structures produites par la création, résultant de l'association
d'atomes «en phase>20 ; lorsque, au contraire, il les considère comme
matériaux d'un être, il les nomme principia. Bt ce qui se passe dans l'his-
toire particulière d'un être s'est passé lors de la création du monde.
Lucrèce montre que se sont fonnês d'abord des embryons des élé-
ments fondamentaux - les maxima mundi membra - c'est-à-dire l'eau, la
terre et le feu, après quoi était venu le ciel, qui avait donné le quatrième
élément à l'ensemble 21 • A ces premiers embryons s'étaient ajoutées d'au-
tres particules de matière déjà composée :
nam sua cuique locis ex omnibus omnia plagis
corpora distribuuntur et ad sua saecla recedunt,
umor ad umorem, terreno corpore te"a
crescit et ignem ignes producunt aetheraque aether . .. 22 •
2111, 1105-1111.
2211,1111-1114.
23 V, 419.
24 V, 430-431: magnarum rerum fiunt exordia saepe, / te"ai maris et caeli gene-
risque animantum. La vie n'est pas une substance séparée, mais une synthèse parti-
culière des principia, une sorte de « sursynthèse > de la matière.
25 V, 436 et suiv.: sed noua tempestas quaedam molesque coorta / omnigenis e
tri mécanique, comme lorsqu'on vanne le blé sur l'aire. Pour le second,
c'était l'Esprit, le Nous, qui opérait les choix. Pour Empédocle, enfin, le
moteur était l'Amitié ou la Haine des éléments entre eux. Pour les épicu-
riens - du moins, ici, pour Lucrèce - le mécanisme est plus subtil. Ce qui
détermine le rapprochement des particules semblables, c'est la structure
totale qui caractérise chacune d'elles, la forme des atomes qui la compo-
sent, le dessin qu'ils forment entre eux et, surtout, le mouvement interne,
le vibration qui les anime 27 •
Ce mouvement perpétuel des atomes est affirmé par Epicure, dans
un passage de la Lettre à Hérodote : c les atomes se meuvent continuelle-
ment pendant l'éternité, les uns séparés grandement les uns des autres,
les autres gardant sur place leur vibration, alors qu'ils sont enfermés
dans l'embrassement dans lequel ils sont pris ou enveloppés par les corps
qui les embrassent:t 21• La résultante des chocs et, plus généralement, du
mouvement interne qui se poursuit dans les corps n'est pas un déplace-
ment de ce corps, mais une propriété de celui-ci qui, d'une part, lui inter-
dit de pénétrer dans telle ou telle autre combinaison qui a des mouve-
ments incompatibles - qui n'est pas «en phase:t - et, d'autre part, lui per-
met de s'associer à d'autres éléments dont le rythme est identique. Il est
inutile de souligner que, de cette manière, le mécanisme quelque peu
grossier de l'atomisme démocritéen fait place à un dynamisme beaucoup
plus subtil, plus apte à rendre compte de la réalité. Et cela concerne, en
particulier, la théorie de la vie, de la sensibilité et de l'âme. Souvent,
Lucrèce parle des uitalis motus, des sensiferos motus 29 • Nous ne pensons
pas que, d'une manière générale, ces c mouvements :t soient conçus par lui
comme des déplacements de matière, mais qu'il les considère comme des
sortes d'ondes ou de vibrations associées, dans lesquelles les atomes se
meuvent, mais sur des distances très courtes, en se heurtant à ceux qui
les environnent.
Telles sont les conséquences que nous entrevoyons de l'hypothèse
proposée ici, et selon laquelle Lucrèce établirait une distinction très stric-
te entre les primordia et les principia, entre les commencements invisi-
bles, dépourvus de qualités secondes, et les éléments des choses, leur
commencement visible, un commencement qui, comme toutes les nais•
sances, aura pour fin la mort.
*
* *
LE MOMENT POLmOUB
2
On trouvera la bibliographie essentielle dans P. Boyancé, op. cit., 332-335. On
ajoutera l'article de L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce», in Latomus 15 (1956), 465·
480, qui soutient une thèse très aventurée, faisant mourir Catulle et Lucrèce en 47
av. J.-C. V. ci-dessus, p. 167 et suiv.
3
Suetonio De poetis e Biografi minori (Torino 1944), 57-58. Thèse souvent refu-
sée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté
les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9.
• Ci-dessus, p. 163 et suiv.
LB PO~MB DB LUCR~CB BN SON TBMPS 215
'Cie. Brut. 70, 247 : perfectus litteris, sed Graecis, fastidiosus sane Latinarum.
6 Cie. Cati!. II 5, 11 : nulla enim est natio quam pertimescamus, nullus rex qui
bellum populo Romano facere possit . ..
216 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE
Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises com-
mencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont mas•
sacrées par les Eburons 7 • L'habileté de César évita le pire. Mais l'année
53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en
effet:
«Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Va·
lerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent,
à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlè·
rent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la
foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gau·
les recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir
comment, en guerre contre les Parthes»•. De tels présages ne pouvaient
manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait
recommencer, par la faute de César.
Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert
de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons:
«Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la
guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule
tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranqu1lle puisque
c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de
la guerre ... >9.
De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la pério·
de comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mou·
rut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du
soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà
pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert
Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac
terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du
même prologue confirme cette interprétation :
«Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille
si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des
Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de
tous> 10•
Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il paraît
craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances
7
Caes. Gall. V 26-38. Cf. Dio Cass. XL 5-7.
• Dio Cass. XL 17, 1-2.
9
I 29-33.
10 I 41-43.
11
F. Giancotti, Il preludio di Lucrezio (Messina 1959), 139 sqq.
LB PO!MB DB LUCR&:B BN SON TBMPS 217
novembre 15.
"Cf. l'introduction à notre édition du Pro Scauro (Paris 1976), 143 sqq.
"
218 ROME, LA LITfÉRATURE ET L'HISTOIRE
César en Gaule au cours de l'année SS, faveur dont les discours pronon-
cés par Cicéron cette année-là et l'année précédente nous apportent le
témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle,
avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le
passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise
au sérieux 11 • Le «cercle de Memmius», dès SS, devient «césarien>, ou du
moins cesse ses attaques contre César.
Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre
à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent
sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Geni-
trix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de
Mithridate en 55, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice
assez fort en faveur du «césarisme> de Lucrèce 20• A lui seul, ce fait avait
paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler,
il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au
poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où
Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut
bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa pro-
tectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux aux-
quels il s'adressait!
*
* *
Un autre indice vient appuyer cette conclusion: c'est autour de César
que nous entrevoyons les cercles épicuriens de Rome pendant cette pério-
de. ·On sait que César avait alors pour beau-père Calpurnius Piso, le
consul de 58. On sait aussi que ce Pison était un adepte d'Epicure, et Cicé·
ron a longuement évoqué la manière dont il pratiquait la doctrine épicu·
rienne 21• On sait aussi qu'il avait comme «directeur de conscience> l'épi-
curien Philodème de Gadara, qui était, en même temps, poète et grand
faiseur d'épigrammes amoureuses. On n'ignore pas non plus que ce cer-
17
Le discours contre Pison en 55, le discours pour Sestius en 56.
"C.J. Fordyce, Catullus. A Commentary (Oxford, réimpression 1973), 124sq.;
E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins
de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun
argument positif.
19
V. ci-dessus, p. 163 et suiv.
20
Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2.
21
Pis., passim.
LB POaMB DB LUCRiK:B BN SON TEMPS 219
que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient
pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plu•
tôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme
le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe,
c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce
indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les ré-
flexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique,
trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va
s'efforcer de monter.
L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières
années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle
que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin,
plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échap-
pent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inui-
dia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provo-
que la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il
considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir
du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier
rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et
les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa
propre paix intérieure, être sujet qu'être roi:
ut satius multo iam sit parere quietum
quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ;
et Lucrèce ajoute (1135) :
nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante.
La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent.
Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle>, et de limiter
les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se
donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour
effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un
état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute
violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pou·
vaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique
contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis
que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction: les
26
V 1127-1128 (z 1129-1130 Ernout).
27
V 1155: qui uiolat factis communia foedera pacis.
LB POmtB DB LUCJœCH BN SON TEMPS 221
34Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse
optimos putant.
35 II 37-45.
36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention
des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province
de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année
55 (J. Bayet, « Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G.
Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui,
selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppo·
se que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail.
LE POèME DE LUCRècE EN SON TEMPS 223
* * *
LE MOMENT PHILOSOPHIQUE
37
V 1127-1,128.
38
Supra p. 219, n. 23.
39
Notamment la lettre II, 5, 4.
224 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même40 , pro-
vient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou
tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes,
objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces
choses. Le passage est célèbre : «Quelle vieille femme existe-t-il, assez fol-
le pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la
structure du monde, vous redouteriez?» 41 •
P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique
en face de l'outre-tombe: il allègue les appartitions de spectres, qui
émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologi•
ques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur
origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes,
cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour
Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui
explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le
moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire
Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie pro-
pre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le
monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est
de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de
rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour
apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que
cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée
que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarqua•
ble que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort
déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de
l'année 5543 •
Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme
qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après
la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plai·
sirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité
d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il
estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique mar·
quait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la der·
nière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri·
40
Ep. ad Hdt. 81.
1
• Tusc. 1 21, 48.
42
P. Boyancé, op. cit., 149.
43
Pis. 7, 16; coniuratorum manes.
LB POl!MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 225
"' Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à pro-
pos de ce passage en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et Lucrèce», in Mélan-
ges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq.
"Cie. Tusc. I 49, 118 : nihilque in malis ducamus quod sit uel a dis immortali-
bus uel a natura parente omnium constitutum.
46
III 1045-1052.
"III 1076-1094.
226 ROME, LA LITTt!RATURE BT L'HISTOIRE
*
* *
•• Diod. I 4, 1 sqq.
•• J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris 1954), 268. Sur le problème,
P. Boyancé, op. cit., 245 sqq.
LB POQMB DB LUCRa<:B BN SON TEMPS 227
la vie sociale? Les opinions reçues sont, au même titre que les théories
philosophiques, des opinions possibles - elles sont même probables, et
d'une probabilité accrue par le fait que cette religion politique a permis
la grandeur de Rome 52.
Dans la mesure où les épicuriens ne participent pas à la vie politique
active, leur opinion sur les dieux ne concerne pas la religion politique, et
tel n'est pas le terrain sur lequel se place Lucrèce. Ce qui lui importe,
c'est de montrer à Memmius le rôle des divinités dans la vie spirituelle
des hommes. En fait, autour de lui, et dans le cercle même de son protec-
teur, Lucrèce pouvait constater que le débat sur les dieux ne concernait
pas, essentiellement, les philosophes, ni même les politiques, mais qu'il
mettait en question les réactions spontanées de la sensibilité et les aspira•
tions des consciences individuelles. On pensera aux progrès accomplis
par ce que l'on appelle, assez vaguement, les «religions orientales». Catul-
le compose un poème sur Attis, qui s'achève par une prière du poète
demandant à la déesse de lui épargner ses fureurs 53 • Cette intervention
personnelle de Catulle ne s'expliquerait pas si la religion de Cybèle n'exer·
çait pas un attrait sur certains esprits 54 • Toute la structure de la pièce 64,
avec son jeu de symboles, qui place au centre de la composition l'apo-
théose d'Ariane, divinisée par l'amour de Bacchus, indique bien que
Catulle était sensible aux aspirations religieuses du monde qui l'entourait,
même si, comme on l'a soutenu, il ne fut pas, à la fin de sa vie, «converti»
à la religion dionysiaque. Il est hautement probable que les mystères de
Dionysos ont trouvé, au temps de César, des fidèles de plus en plus nom·
breux, et l'on admettra que le dictateur a pu autoriser lui-même la
reconstitution des Thiases 55 •
Lucrèce ne pouvait ignorer non plus l'essor pris, en Campanie, puis à
Rome, par la religion d'Isis et Sarapis. Sulla avait permis (ou patronné) la
fondation d'un collège des Pastophores, qui parait avoir duré pendant des
siècles. Lucrèce avait pu utiliser des monnaies frappées de son vivant et
ornées de symboles isiaques 56 • Il connaissait aussi les épisodes de la lutte
2
• ~ Discours de Cotta, Cie. Nat. deor. III 2, 5-6. Voir J. M. André, «La philosophie
religieuse de Cicéron>, in Ciceroniana. Hommages à K Kumaniecki (Leiden 1975).
11-21. .
53
Catull. 63, 91-93.
5
•De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600sqq.; voir P. Boyancé, «Cy-
bèle s!ux Mégalésies>, in Latomus 13 (1954), 337-342.
Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo 176sqq
xemp Jes m
· V. Tran Tarn Tmh,
• Essai sur' le culte•d'Isis à Pompéi (Paris 1964),
56 E
20sqq.
LB PO~MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 229
menée par les autorités pour empêcher les .fidèles d'élever temples et
autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordon-
naient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer
que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.} voulut faire
détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui
osât porter la main sur ces édifices sacrés 57, ce qui indique bien que les
gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de
crainte et de respect.
Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient
pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les
dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institu-
tion sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet -; le
véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations pro-
fondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait
les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales», de la priè-
re et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fon-
dateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une
cprénotion» des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de
cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des
cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non
d'une tradition ni d'une institution 58 • Et l'on comprend comment le poè-
me de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses
de ses contemporains.
Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de
nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cet-
te existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer
que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient
en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du
bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les
divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres
qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bon-
heur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du
bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est
pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité,
qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au
contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on
peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes.
On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes
orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson
religieux primitif et barbare; ils les rendent semblables à ces premiers
hommes que Lucrèce ~ontre écrasés par la peur qu'ils ont des colères
divines 60.
Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait
la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après
la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au
premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte,
en lui élevant un sanctuaire. Ce faisaQt, se montre-t-il seulement disciple
de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse-t-il pas entrainer lui aussi
par des «superstitions• orientales sur l'héroïsation, de celles qui mécon-
naissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui
· existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas
nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les
Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage
hors du commun pouvait devenir dieu. Lucréce lui-même ne s'en fait pas
faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant
l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là
une tendance très répandue.
*
* *
LBMOMENT POLITIQUE
Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce
composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae
noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les
oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du
côté d'Ennius • : il compose un long poème, de caractère à la fois épique
(au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être
dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait
que J.,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui
aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce :
60
V 1194-1197; 1218-1240.
61
P. Boyancé, «L'apothéose de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.
LB P02MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 231
Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen
artis62 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être
que celle dont avaient usé les poètes «solides>, graues, d'autrefois.
Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque.
Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des
formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur
«philhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, hom-
me cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivali-
ser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit,
avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Mem-
mius: «Je ne me dissimule pas, dans mon cœur, qu'il est difficile d'expo-
ser clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs,
surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots nouveaux, pour expo-
ser beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la
nouveauté du sujet> 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au
latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment,
lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indi-
rectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évo-
lution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui
ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influen-
ce exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur
celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide.
Le problème de Lucréce est le même que celui qui se posait à Cicé-
ron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45
av. J.-C.: «Pourquoi, dit-il, les gens qui connaissent bien les lettres grec-
ques lisent-ils les poétes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant
en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup
d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs,
mais le sens de leur œuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les
philosophes latins, suivant l'exemple des poétes qui imitent Eschyle, So-
phocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophraste?» 64 • C'est tout le
problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Vir-
gile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour
tàche de repenser l'épicurisme.
On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la
langue de Lucrèce â celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la
67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with
notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbaltnis zu
Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De
rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poe-
tis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber,
erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiquê par Marmora-
le); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrè-
ce» (supra p. 214, n. 2).
61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis.
Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso.
69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas I caelitum; Lucr. III 44 : si fert
LB POéMB DB LUCRéCB BN SON TBMPS 233
ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégia-
ques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significa-
tif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la
pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi :
Catulle, 64, 195-198 (querelas) ... quae quoniam uerae nascuntur pec-
tore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum péctore ab
imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle
(quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne.
Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I
11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec
tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «orne-
ment»).
Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremue-
runt I aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souvien-
nent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido
concussa tumultu / horrida contremuere sub altis aetheris oris (vers «en-
nienn; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida terra tumul-
tu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du
vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr.
V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi I templa super,
stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius,
Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splen-
didis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que
Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules
ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si
Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux
ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmi-
ques façonnées par Lucrèce.
Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuat undis; Lucrèce, III 298 : nec
capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in
pectore fluctus; VI 74 : constitues magnas irarum uoluere fluctus. Il est peu
probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait
trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de_la situation inver-
se : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgi-
le (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuat aestu).
Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis
priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam
ita forte uoluntas. Cf. Sali. /ug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir
aussi Ov. Met. I 1.
16
234 ROME, LA LlffiRATURE ET L'HISTOIRE
70
• W. Morel (ed.), Fragmenta poetarum Latinorum, p. 96, v. 11 (10). F. Skutsch,
10 RE V 2, 2616, 7 sqq., rattache ce fragment au Bellum Sequanicum.
71
Serv. Aen. X 396.
72
ln RE V 2, 2615 sq .
73
• F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais
zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhun-
dert scheinen sie sprachlich auseinander zu liegen > (art. paru en 1905).
74
L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949).
75
<Su un'immagine lucreziana, Naturam ... latrare (2,17)>, in GIF 21 (1969),
259•265 ; cldeologia nella poesia. Lo stile di Lucrezio> in Lingua e Stile 5 (1970),
367-386. '
LE POmtE DE LUCRi!CE EN SON TEMPS 235
ses distances par rapport à lui, dans la mesure surtout où leurs choix phi-
losophiques différaient. Mais il y a plus: Lucrèce adopte, à l'égard d'En-
nius, une attitude analogue à celle des poètes alexandrins à l'égard d'Ho-
mère et d'Hésiode. L'influence de Callimaque sur lui est indéniable 76 •
Enfin, Lucrèce se joint d'une autre façon encore au mouvement des poe-
tae noui, lorsqu'il veut, lui aussi, annexer un canton nouveau à la poèsie
latine. Son maître véritable, avec Epicure, est Empédocle, et Lucrèce sera
le premier à composer un poème cosmogonique. Or, nous savons qu'à la
même époque, un certain Sallustius composait des Empedoclea 77 • Appa-
remment, Empédocle était alors à la mode, comme l'étaient les Phénomè-
nes d'Aratos, que traduisait Cicéron. Les poètes latins éprouvaient le
besoin de doter leur patrie d'un nouveau «genre», celui de l'épopée cos-
mogonique. Parmi eux, seul Lucrèce avait le génie suffisant pour y parve-
nir.
*
* *
76
E. Pasoli, c Ideologia ... •• 380.
77
Cie. Ad Q. fr. II 9, 5.
236 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
temps. Il fut, avant ceux que l'on nomme les poètes «augustéens», le
chantre de la paix. Tibulle, Horace tiendront le même langage. Assez pes-
simiste, en ce domaine, il savait, à la fois, qu'un Etat livré à l'anarchie
devait trouver un maître, mais, que, le maître venu, la jalousie, l'inuidia
qu'il susciterait ne pourrait manquer de l'abattre. Les événements lui
donnèrent raison, puisque César, salué comme un sauveur par les épicu-
riens autour de Philodème, fut abattu par le complot des «républicains».
Mais, d'une manière assez inattendue, Auguste saura rompre cette malé-
diction et, tout en rétablissant le pouvoir des lois, échapper à l'inuidia,
ainsi que le découvrira Virgile, au temps des Géorgiques1•. Lucrèce avait
eu le mérite de rappeler que la vieille analyse épicurienne était toujours
actuelle. La réflexion des historiens sur les causes de la guerre civile s'en
inspirera, lorsqu'elle insistera sur les méfaits de l'auaritia et, en général,
de la richesse, destructrice de la concordia. Loin d'aller à contre-courant
de la pensée romaine traditionnelle, l'enseignement de Lucrèce contribua
à en étendre la portée, tout en rappelant que l'une des fins possibles de la
vie humaine était la sagesse et la contemplation raisonnée de l'Univers.
scolaire. Cf. C. Robert, Die antilcen Sarcophagreliefs, Berlin, 1919, 3• vol., 3• partie,
et le compte-rendu de F. Wickers, dans Bursians, Jahresb., CLXXIX, p. 164. Pour la
peinture, cf. quelques indications dans Herrmann-Bruckmann, DenkmtJler der Ma-
lerei .. ., Munich, 1904-1934.
3 Mét., II, 680 et suiv.
• Ibid., IV, 672 et suiv. Comparer cette description au tableau de Pompéi (O.
Elia, Pitture murali ... nel Museo .. . di Napoli, Roma, 1932, n° 123, pl. III): même
imitation de la statuaire, même rendu «souple• des draperies, etc. On pourrait
multiplier les exemples.
238 ROME, LA LITit!RATURE ET L'HISTOIRE
5Cf., par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrip-
pa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv.
6 G. Boissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale
pompéienne de l'art d'Ovide. Cf. G. Lafaye, édit. des Métamorphoses, p. x, et J.
Bayet, Littérature lat., p. 419.
7 Zarnewski, Die Szenerieschilderungen in Ovid's Metamorphosen, Diss. Breslau,
phases. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles
auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est
trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéti-
ciens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens
du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve
chez Théocrite et dans les épigrammes de l'Anthologie. Une catégorie
intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le
poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est
certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange,
l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi,
au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique pure-
ment historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des
résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position
propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts
vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant «la nature» ne lui sont
pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non
plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel
autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre?
Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peintu•
re paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de ré-
pondre avec vraisemblance.
*
* *
• F. Wirth, Rt>mische Wandmakrei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill
lhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronologie générale de la peinture romai-
ne, fondée sur des caractères stylistiques «internes». Mais c'est probablement une
construction fragile, aux harmonies suspectes.
240 ROME, LA LITitiRATURE ET L'HISTOIRE
vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Séra-
pion y peignait également des paysages 1°.Avec eux, la penture hellénisti·
que pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie, ou
peinture des topia 11• Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit
par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la
peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle
que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel> et dévelop-
per le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exem-
ple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconsti-
tuer, pour le tableau d'Io et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au
Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou
plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont
disposés les personnages du drame: Io, Argos et Hermès à l'arrière-plan,
est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l'origi-
nal, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à
ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a
essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. li
ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres com•
me les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les
personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel.
D'énormes rochers dominent les différentes scènes : on sent que le pein•
• Cf. WOnnann, Ueber den landsch. Natursinn der Griechen und Romer, Mu•
nich, 1871, p. 219-220.
1
°Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion».
11
Vitr., VII, 5, définit ainsi la topiographie : ab certis locorum proprietatibus
imagines exprimere. Cf. G. Lafaye, in Dict. Ant., s.v. ctopia». On peut définir les
topia : les éléments typiques d'un paysage. Ce sont, en peinture, des poncifs plus ou
moins schématiques que les peintres répètent d'un tableau à l'autre.
12
La justification de ce que nous avançons ici de la peinture hellénistique nous
entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs
funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ostgr. Grabreliefs, Jahrb.
d. D. lnst., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut
être entreprise cette justification.
13
L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl.
XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Plai-
ner et Ashby, A topographical Dict., s.v. «Domus Augusth.
14
L. Curtius, op. cit., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau
provenant du macellum de Pompéi.
15
• Date probable: 80 av. J.-c. (cf. Wôrmann, Gesch. der Kunst .. ., 2" éd., Leip-
zig, 1924, 1, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl.
9 , lO, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes ces tableaux sont les plus
anciens paysages que nous connaissions dans la peint~re romaine.
LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 241
tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne fai-
sait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'his-
toire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au
contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire
ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ail-
leurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils
essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font por-
ter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l'«Amour puni» ou le
«Châtiment de Dircé», pour ne citer que deux œuvres très célèbres, mon-
trent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux,
sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des
rochers «romantiques», des forêts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont
aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau.
Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et
comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre
genre que nous appellerons «le paysage pur». Ici, le véritable sujet n'est
plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans
un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son
invention à un certain Ludius 18• En fait, les topia sont encore ici à la base
de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et
sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création
véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de
comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit
encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19• D'un côté, ce
sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre,
au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème
interprétations. La plus probable, avec des réserves, est celle de Rostovtseff, Die
hellen. rôm. Archit. land5ch., Rôm. Mitt., 1911, p. 143-145.
19 Cf. la publication de Lessing-Mau, pl. XIII et suiv. Cf. surtout E. Wadsworth,
Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mem. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et
suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar.,
1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour
les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par
Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2. ·
242 ROME, LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
vaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles
paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles
nous nous proposons de revenir à loisir plus tard.
2 3 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17.
LES MP.TAMORPHOSESD'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTB 243
2
• Mit., I, S68-573, trad. G. Lafaye:
Est nemus Haemoniae, praerupta quod undiq,,u! claudit
si/va; vocant Tempe. Per quae Paeneus ab imo
effusus Pindo spumosis volvitur undis
deiectuque gravi tenues agitantia fumos
nubila conducit summisque aspergine si/vis
impluit ...
25 Ibid., v. 57S.
31
Mét., Ill, 158-159: simulaverat artem ingenio natura suo
32
d Cali., ~in de Pallas, 41-42: une simple indication, une ·épithète pittoresque.
1 ·• Hymne a Zeus, 10..11: un vers environ situe un «thème,. traditionnel.
LBS METAMORPHOSES D'OVIDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTB 245
621:
..... tiliae contermina quercus
collibus est Phrygiis, modico circumdata muro.
et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidilserta super ramos . ..
Ce sont les cmarabouts», les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs
de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.
246 ROME, LA LITIÊRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce
thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid.
LBS MliTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 247
peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des
ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 >.
Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des
forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dra-
gon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la
fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les
eaux qu'il décrit ne sont pas les «maraiu de la peinture: les deux motifs
ne doivent pas être confondus 4 5 • Lui-même reprend ailleurs le second:
c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, sem-
blables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques>
des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette
légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant
un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du
Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux pay-
sages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent
dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait
détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles ache-
vés.
Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Tra-
chine, prés de l'Oeta. C'est un berger qui parle:
«J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués,
à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu
de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait
franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable
fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas
lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-
naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit
resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses
arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui fai-
sait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces
parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de
saules 47 ••• >
Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indica-
tions paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées
jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur>, dont le sujet se suffit à lui-
même. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un
troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois
sacré; à côté, un marais; enfin, le pécheur et ses filets. Cette simple énu-
mération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrou-
vons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs appa-
raît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor
blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple
au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est
aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompéi 49 • C'est peut-
être l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Antho-
logie50.Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout
après l'époque d'Auguste, comme motif de jardins 1• Les pécheurs et leur
47
Mét., IX, 352-364: ... Fessas ad litora curva iuvencos
appuleram, medio cum sol altissimus orbe
tantum respiceret quantum superesse videret,
parsque boum fulvis genua inclinarat harenis
latarumque iacens campos spectabat aquarum;
pars gradibus tardis illuc errabat et illuc;
nant alii celsoque ustant super aequora collo.
Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro,
sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto
Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti
edidit esse deos, dum retia litore siccat.
luncta palus huic est, densis obsessa salictis.
(Trad. G. Lafaye.)
•• Ro5tovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintu-
res de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les
st uc!. sont archaïsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style.
p. lOl.Par exemple, Mus. de Naples, n°9414; O. Elia, op. cit., n°258 bis, fig.34,
filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 •
Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'expli•
que donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas néces-
saire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche
d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont
elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public.
De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement,
croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages
purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux
arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses dif-
férentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées.
On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens
à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût
était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu
partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules per-
sonnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus
complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux
vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent
les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les
oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure tradi-
tionnelle des nains 56• Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies
soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir,
plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens».
Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents,
selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamor-
phoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle :
celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages,
qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposi-
tion de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle
part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparaît plus
clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-
17
250 ROME, LA LITitiRATURB ET L'HISTOIRE
*
* *
57
Mét., I, 38 et suiv.; I, 288 et suiv.
51
C'est l'exemple le plus achevé de «paysage pur> dans le style égyptisant. Sa
date est incertaine.
59
Mét., I, 293: Occupai hic collem; cumba sedet alter adunca
et ducit remos illic ubi nuper ararat.
Ille super segetes aut mersae culmina villae
navigat, hic summa piscem deprendit in ulmo . ..
(Trad. G. Lafaye.)
60
Ibid.• 290 : • • •pressaeque latent sub gurgite turres. Ces tours, caractéristiques
des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les
vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv.
61
Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des
barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées
comme un rappel du thème.
LBS Mi!TAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 251
que n'avait pas connu les Fables de Phèdre avant son exil, les autres assurant qu'il
les connaissait mais les méprisait.
• F. Buecheler, Coniectanea, in Rhein. Mus., 1883, p. 333 et suiv., renvoyant à
Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIX, 256 et suiv. Hypothèse refusée par L. Havet, dans
son édition critique et encore par Hausrath, art. Phaedrus, R.E., XIX, col. 1476 (ar-
ticle datant de 1938).
' Fables,III, pro!.
254 ROME,LA LITI'tRATURB BT L'HISTOIRE
Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui com-
prend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un
portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par
deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie
d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus,
affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même
Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne
de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille
du «divin> Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius
Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice). il
doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien
que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursui-
vies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on
peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du
règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant
11 On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas
appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre.
12 Fables, III, prol., v. 12: w:ori uaces.
Il /bid., v. 2-3 : uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim
carminis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distringit
quem multarum rerum uarietas ...
14 III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare
prius.
16 Tacite, Ann., IV, 15 (23 ap. J.-C.): non se ius nisi in seruitia et pecunias fami-
*
* *
LE MOMENTPOLITIQUE
sée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté
les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9.
• Ci-dessus, p. 163 et suiv.
LB POBMB DB LUCRBc:B BN SON TEMPS 215
5 Cie. Brut. 10, 247: perfectus litteris, sed Graecis, /astidiosus sane Latinarum.
• Cie. Cati/. Il 5, 11 : nul/a enim est natio quam pertimeicamu.~. nul/us rex qui
bellum populo Romano facere possit . ..
216 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises com-
mencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont mas-
sacrées par les Eburons 7• L'habileté de César évita le pire. Mais l'année
53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en
effet:
«Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Va-
lerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent,
à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlè-
rent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la
foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gau-
les recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir
comment, en guerre contre les Parthesi.•. De tels présages ne pouvaient
manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait
recommencer, par la faute de César.
Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert
de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons:
c Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la
guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule
tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranquille puisque
c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de
la guerre ... >9 •
De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la pério-
de comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mou-
rut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du
soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà
pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert
Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac
terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du
même prologue confirme cette interprétation:
«Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille
si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des
Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de
tous> 10•
Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il parait
craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances
10 141-43.
"
218 ROME, LA LITI8RA.TURE ET L'HISTOIRE
César en Gaule au cours de l'année 55, faveur dont les discours pronon-
cés par Cicèron cette année-là et l'année précédente nous apportent le
témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle,
avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le
passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise
au sérieux 11• Le «cercle de Memmius», dès 55, devient «césarien», ou du
moins cesse ses attaques contre César.
Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre
à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent
sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Geni-
trix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de
Mithridate en SS, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice
assez fort en faveur du «césarisme» de Lucréce 20 • A lui seul, ce fait avait
paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler,
il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au
poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où
Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut
bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa pro-
tectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux aux-
quels il s'adressait!
*
* *
E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins
de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun
argument positif.
19 V. ci-dessus, p. 163 et suiv.
20 Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2.
21 Pis., passim.
LB POèMB DB LUaœcB BN SON TEMPS 219
que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient
pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plu-
tôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme
le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe,
c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce
indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les ré-
flexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique,
trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va
s'efforcer de monter.
L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières
années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle
que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin,
plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échap-
pent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inui-
dia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provo-
que la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il
considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir
du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier
rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et
les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa
propre paix intérieure, être sujet qu'être roi:
ut satius multo iam sit parere quietum
quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ;
et Lucrèce ajoute (1135):
nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante.
La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent.
Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle», et de limiter
les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se
donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour
effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un
état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute
violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pou-
vaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique
contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis
que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction : les
34Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse
optimos putant.
35 II 37-45.
36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention
des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province
de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année
55 (J. Bayet, «Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G.
Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui,
selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppo-
se que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail.
LB POm.tB DB LUCR.8c:B BN SON TBMPS 223
*
* *
LE MOM.BNT PHILOSOPHIQUE
17 V 1127-1,128.
11 Supra n. 23.
p. 219,
39
Notamment la lettre li, s. 4.
224 ROMB, LA LITI'BRATURE ET L'HISTOIRB
inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même 40, pro-
vient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou
tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes,
objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces
choses. Le passage est célèbre: «Quelle vieille femme existe-t-il, assez fol-
le pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la
structure du monde, vous redouteriez?» 41 •
P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique
en face de l'outre-tombe : il allègue les appartitions de spectres, qui
émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologi-
ques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur
origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes,
cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour
Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui
explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le
moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire
Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie pro-
pre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le
monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est
de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de
rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour
apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que
cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée
que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarqua-
ble que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort
déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de
l'année 55 43•
Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme
qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après
la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plai-
sirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité
d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il
estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique mar-
quait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la der-
nière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri-
44 Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à pro-
pos de ce passa1e en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et l.ucréce>, in Mélan-
ges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq.
45 Cie. Tusc. I 49, 118: nihilqw in malis ducamus quod sil uel a di.\ immortali-
bus uel a natura parente omnium constitutum .
.. III 1045-1052.
"III 1076-1094.
226 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
* * *
Diod. I 4, 1 sqq.
41
49
J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris 1954), 268. Sur le problème,
P. Boyancé, op. cit., 245 sqq.
LB POèMB DB LUCRècE BN SON TBMPS 227
la vie sociale? Les opinions reçues sont, au même titre que les théories
philosophiques, des opinions possibles - elles sont même probables, et
d'une probabilité accrue par le fait que cette religion politique a permis
la grandeur de Rome 52 •
Dans la mesure où les épicuriens ne participent pas à la vie politique
active, leur opinion sur les dieux ne concerne pas la religion politique, et
tel n'est pas le terrain sur lequel se place Lucrèce. Ce qui lui importe,
c'est de montrer à Memmius le rôle des divinités dans la vie spirituelle
des hommes. En fait, autour de lui, et dans le cercle même de son protec-
teur, Lucrèce pouvait constater que le débat sur les dieux ne concernait
pas, essentiellement, les philosophes, ni même les politiques, mais qu'il
mettait en question les réactions spontanées de la sensibilité et les aspira-
tions des consciences individuelles. On pensera aux progrès accomplis
par ce que l'on appelle, assez vaguement, les «religions orientales». Catul-
le compose un poème sur Attis, qui s'achève par une prière du poète
demandant à la déesse de lui épargner ses fureurs 53 • Cette intervention
personnelle de Catulle ne s'expliquerait pas si la religion de Cybèle n'exer-
çait pas un attrait sur certains esprits 54 • Toute la structure de la pièce 64,
avec son jeu de symboles, qui place au centre de la composition l'apo-
théose d'Ariane, divinisée par l'amour de Bacchus, indique bien que
Catulle était sensible aux aspirations religieuses du monde qui l'entourait,
même si, comme on l'a soutenu, il ne fut pas, à la fin de sa vie, «converti»
à la religion dionysiaque. Il est hautement probable que les mystères de
Dionysos ont trouvé, au temps de César, des fidèles de plus en plus nom-
breux, et l'on admettra que le dictateur a pu autoriser lui-même la
reconstitution des Thiases 55•
Lucrèce ne pouvait ignorer non plus l'essor pris, en Campanie, puis à
Rome, par la religion d'Isis et Sarapis. Sulla avait permis (ou patronné) la
fondation d'un collège des Pastophores, qui paraît avoir duré pendant des
siècles. Lucrèce avait pu utiliser des monnaies frappée~ de son vivant et
ornées de symboles isiaques 56 • Il connaissait aussi les épisodes de la lutte
52 Discours de Cotta, Cie. Nat. deor. III 2, 5-6. Voir J. M. André, «La philosophie
religieuse de Cicéron», in Ciceroniana. Hommages à K. Kumaniecki (Leiden 1975),
11-21.
53 Catull. 63, 91-93.
54
De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600 sqq.; voir P. Boyancé, « Cy-
bèle aux Mégalésies», in Latomus 13 (1954), 337-342.
55 Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 176 sqq.
56 Exemples in V. Tran Tarn Tinh, Essai sur le culte d'Isis à Pompéi (Paris 1964),
20sqq.
LB POèME DE LUCRBCE EN SON TEMPS 229
menée par les autorités pour empêcher les _fidèles d'élever temples et
autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordon-
naient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer
que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.) voulut faire
détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui
osât porter la main sur ces édifices sacrés 57 , ce qui indique bien que les
gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de
crainte et de respect.
Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient
pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les
dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institu-
tion sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet - ; le
véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations pro-
fondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait
les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales>, de la priè-
re et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fon-
dateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une
«prénotion > des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de
cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des
cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non
d'une tradition ni d'une institution 51• Et l'on comprend comment le poè-
me de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses
de ses contemporains.
Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de
nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cet•
te existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer
que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient
en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du
bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les
divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres
qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bon-
heur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du
bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est
pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité,
qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au
contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on
peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes.
On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes
orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson
religieux primitif et bar:bare; ils les rendent semblables à ces premiers
hommes que Lucrèce montre écrasés par la peur qu'ils ont des colères
divines 60.
Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait
la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après
la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au
premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte,
en lui élevant un sanctuaire. Ce faisant, se montre-t-il seulement disciple
de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse+il pas entraîner lui aussi
par des «superstitions» orientales sur l'héroïsation, de celles qui mécon-
naissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui
· existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas
nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les
Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage
hors du commun pouvait devenir dieu. Lucrèce lui-même ne s'en fait pas
faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant
l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là
une tendance très répandue.
*
* *
LE MOMENT POLITIQUE
Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce
composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae
noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les
oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du
côté d'Ennius»: il compose un long poème, de caractère à la fois épique
(au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être
dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait
que J..,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui
aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce :
60 V 1194-1197; 1218-1240.
•1 P. Boyancé, «L'apothéose de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.
LE P08MB DE LUCIŒCE EN SON TEMPS 231
Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen
artis 63 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être
que celle dont avaient usé les poétes csolides», graues, d'autrefois.
Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque.
Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des
formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur
cphilhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, hom-
me cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivali-
ser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit,
avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Mem-
mius: cJe ne me dissimule pas, dans mon coeur, qu'il est difficile d'expo-
ser clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs,
surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots noiiveaux, pour expo-
ser beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la
nouveauté du sujeh 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au
latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment,
lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indi-
rectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évo-
lution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui
ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influen-
ce exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur
celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide.
Le problème de Lucrèce est le même que celui qui se posait à Cicé-
ron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45
av. J.-C.: cPourquoi, dit-il, les gens qui connàissent bien les lettres grec-
ques lisent-ils les poètes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant
en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup
d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs,
mais le sens de leur oeuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les
philosophes latins, suivant l'exemple des poètes qui imitent Eschyle, So-
phocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophrasteh 64 • C'est tout le
problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Vir-
gile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour
tâche de repenser l'épicurisme.
On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la
langue de Lucrèce à celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la
67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with
notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbiiltnis zu
Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De
rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poe-
tis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber,
erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiqué par Marmora-
le); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrè-
ce» (supra p. 214, n. 2).
61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis.
Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso.
69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas / caelitum; Lucr. III 44 : si fert
LB POèMB DB LUCRèCB EN SON TEMPS 233
ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégia-
ques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significa•
tif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la
pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi :
Catulle, 64, 195-198 (querelas)... quae quoniam uerae nascuntur pec-
tore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum pl!ctore ab
imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle
(quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne.
Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I
11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec
tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «orne•
ment»).
Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremue-
runt / aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souvien•
nent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido
concussa tumultu / ho"ida contremuere sub altis aetheris oris (vers «en-
niens»; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida te"a tumul-
tu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du
vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr.
V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi / templa super,
stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius,
Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splen-
didis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que
Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules
ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si
Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux
ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmi-
ques façonnées par Lucrèce.
Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuai undis; Lucrèce, III 298 : nec
capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in
pectore fluctus; VI 74: constitues magnos irarum uoluere fluctus. Il est peu
probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait
trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de la situation inver-
se : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgi-
le (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuai aestu).
Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis
priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam
ita forte uoluntas. Cf. Sail. lug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir
aussi Ov. Met. l 1.
234 ROME,LA LITIBRATURE HT L'HISTOIRE
1 2 In RE V 2, 2615 sq.
73 F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais
zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhun-
dert scheinen sie sprachlich auseinander zu Jiegen> (art. paru en 1905).
74 L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949).
75 « Su un'immagine lucreziana, Naturam ... latrare (2,17)>, in GIF 21 (1969),
259-265; «Ideologia nella poesia. Lo stile di Lucrezio >, in Lingua e Stile 5 (1970),
367-386.
LB P08MB DB LUCROCB BN SON TBMPS 235
ses distances par rapport à lui, dans la mesure surtout où leurs choix phi-
losophiques différaient. Mais il y a plus: Lucrèce adopte, à l'égard d'En-
nius, une attitude analogue à celle des poètes alexandrins à l'égard d'Ho-
mère et d'Hésiode. L'influence de Callimaque sur lui est indéniable 76 •
Enfin, Lucrèce se joint d'une autre façon encore au mouvement des poe-
tae noui, lorsqu'il veut, lui aussi, annexer un canton nouveau à la poésie
latine. Son maître véritable, avec Epicure, est Empédocle, et Lucrèce sera
le premier à composer un poème cosmogonique. Or, nous savons qu'à la
même époque, un certain Sallustius composait des Empedoclea 77 • Appa-
remment, Empédocle était alors à la mode, comme l'étaient les Phénomè-
nes d' Aratos, que traduisait Cicéron. Les poètes latins éprouvaient le
besoin de doter leur patrie d'un nouveau «genre>, celui de l'épopée cos-
mogonique. Parmi eux, seul Lucrèce avait le génie suffisant pour y parve-
nir.
*
* *
76
E. Pasoli, c Ideologia ... "• 380.
77
Cie. Ad Q. fr. II 9, 5.
236 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE
temps. Il fut, avant ceux que l'on nomme les poètes «augustéens», le
chantre de la paix. Tibulle, Horace tiendront le même langage. Assez pes-
simiste, en ce domaine, il savait, à la fois, qu'un Etat livré à l'anarchie
devait trouver un maître, mais, que, le maître venu, la jalousie, l'inuidia
qu'il susciterait ne pourrait manquer de l'abattre. Les événements lui
donnèrent raison, puisque César, salué comme un sauveur par les épicu-
riens autour de Philodème, fut abattu par le complot des «républicains>.
Mais, d'une manière assez inattendue, Auguste saura rompre cette malé-
diction et, tout en rétablissant le pouvoir des lois, échapper à l'inuidia,
ainsi que le découvrira Virgile, au temps des Géorgiques". Lucrèce avait
eu le mérite de rappeler que la vieille analyse épicurienne était toujours
actuelle. La réflexion des historiens sur les causes de la guerre civile s'en
inspirera, lorsqu'elle insistera sur les méfaits de l'auaritia et, en général,
de la richesse, destructrice de la concordia. Loin d'aller à contre-courant
de la pensée romaine traditionnelle, l'enseignement de Lucrèce contribua
à en étendre la portée, tout en rappelant que l'une des fins possibles de la
vie humaine était la sagesse et la contemplation raisonnée de l'Univers.
5Cf.• par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrip-
pa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv.
6 G. Baissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale
phoses. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles
auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est
trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéti-
ciens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens
du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve
chez Théocrite et dans les épigrammes de l' Anthologie. Une catégorie
intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le
poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est
certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange,
l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi,
au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique pure-
ment historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des
résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position
propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts
vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant c la nature> ne lui sont
pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non
plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel
autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre?
Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peintu-
re paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de ré-
pondre avec vraisemblance.
*
* *
1 F. Winh, Rômische Wandmal.erei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill
Jhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronolo1ie 1énérale de la peinture romai-
ne, fondée sur des caractères stylistiques cintemeS>. Mais c'est probablement une
construction fra1ile. aux harmonies suspectes.
240 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE
vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Séra-
pion y peignait également des paysages 10• Avec eux, la penture hellénisti-
que pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie> ou
peinture des topia "· Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit
par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la
peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle
que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel» et dévelop-
per le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exem-
ple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconsti-
tuer, pour le tableau d'lo et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au
Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou
plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont
disposés les personnages du drame: lo, Argos et Hermès à l'arrière-plan,
est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l' origi-
nal, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à
ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a
essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. Il
ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres com-
me les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les
personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel.
D'énormes rochers dominent les différentes scènes: on sent que le pein-
9Cf. Wônnann, Ueber den landsch. Nalursinn der Griechen und Rômer, Mu-
nich, 1871, p. 219-220.
1°Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion >.
entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs
funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ôslgr. Grabreliefs, Jahrb.
d. D. lnsl., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut
être entreprise cette justification.
13 L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl.
XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Plat-
ner et Ashby, A topographical Dicl., s.v. cDomus Augusth.
14 L. Curtius, op. cil., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau
zig, 1924, I, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl.
9, 10, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes, ces tableaux sont les plus
anciens paysages que nous connaissions dans la peinture romaine.
LES MSTA.MORPHOSESD'OVIDE.E.T LA PBINTURE. PAYSAGISTE 241
tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne fai-
sait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'his-
toire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au
contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire
ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ail-
leurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils
essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font por-
ter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l' c Amour puni> ou le
c Châtiment de Dircé >, pour ne citer que deux œuvres très célèbres, mon-
trent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux,
sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des
rochers «romantiques», des forèts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont
aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau.
Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et
comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre
genre que nous appellerons «le paysage pur>. Ici, le véritable sujet n'est
plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans
un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son
invention à un certain Ludius 11• En fait, les topia sont encore ici à la base
de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et
sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création
véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de
comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit
encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19 • D'un côté, ce
sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre,
au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème
Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mmr. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et
suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar.,
1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour
les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par
Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2.
242 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE
*
* *
vaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles
paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles
nous nous proposons de revenir à loisir plus tard.
23 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17.
LES MlTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 243
rei, 1, 133); même décor: cascade, forêt et sommets rocheux. Nous croyons, toute•
fois, que cette composition est postérieure à l'époque d'Auguste par l'accumulation
d'édifices qu'elle présente.
n Autres paysages de montagne abrupte, évoqués en général par un seul mot,
simple allusion à un thème traditionnel: tableau de la création, I, 44: "iussit . ..
lapidosos surgere montes>. Position d'un décor, I. 689: cArcadiae gelidis in mon1i-
bus . .. > Cf. VIII, 797 : "rigidi cacumen montis >, et 799: "lapidmo in agro >.
21 V, 265 et suiv.: (Minerva) ... silvarum lucos circumspicit antiquarum
Cali., Bain de Pallas, 41-42: une simple indication, une épithète pittoresque.
31
w Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. D'autres arbres sacrés chez Ovide, Mét., VIII, 620-
621:
..... tiliae contermina quercus
collibus est Phrygiis, modico circumdata muro.
et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidi/serta super ramos ...
Ce sont les c maraboutu, les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs
de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.
246 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce
thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid.
LES MSTAMORPHOSBS D'OVIDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTE 247
peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des
ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 ».
Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des
forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dra-
gon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la
fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les
eaux qu'il décrit ne sont pas les «marais> de la peinture: les deux motifs
ne doivent pas être confondus 45 • Lui-même reprend ailleurs le second:
c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, sem-
blables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques»
des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette
légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant
un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du
Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux pay-
sages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent
dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait
détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles ache-
vés.
Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Tra-
chine, près de l'Oeta. C'est un berger qui parle:
«J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués,
à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu
de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait
franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable
fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas
lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-
naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit
resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses
arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui fai-
sait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces
parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de
saules 47 ••• >
Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indica-
tions paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées
jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur», dont le sujet se suffit à lui-
même. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un
troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois
sacré; à côté, un marais; enfin, le pêcheur et ses filets. Cette simple énu-
mération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrou-
vons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs appa-
raît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor
blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple
au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est
aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompêi 49 • C'est peut-
être l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Antho-
logie50. Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout
après l'époque d'Auguste, comme motif de jardin 5 1• Les pêcheurs et leur
47
Mét., IX, 352-364: ... Fessos ad litora curva iuvencos
appuleram, medio cum sol altissimus orbe
tantum respiceret quantum superesse videret,
parsque boum fulvis genua inclinarat harenis
latarumque iacens campos spectabat aquarum;
pars gradibus tardis illuc errabat et illuc;
nant alii celsoque exstant super aequora collo.
Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro,
sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto
Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti
edidit esse deos, dum retia litore siccat.
luncta palus huic est, densis obsessa salictis.
(Trad. G. Lafaye.)
41 Rostovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintu-
res de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les
stucs sont archalsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style.
49 Par exemple, Mus. de Naples, n° 9414; O. Elia, op. cit., n° 258 bis, fig. 34,
p. 101.
50 Au 1. VII les épitaphes de noyés. Cf., en partie, l'épigramme, n° 274.
51 Cf. la chapelle d'Hercule à Sorrente, Stace, Silv., III, 1, 82 et suiv.
LES Mfil'AMORPHOSES D'OVIDB BT LA PEINTURE PAYSAGISTB 249
filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 •
Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'expli-
que donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas néces-
saire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche
d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont
elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public.
De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement,
croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages
purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux
arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses dif-
férentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées.
On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens
à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût
était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu
partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules per-
sonnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus
complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux
vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent
les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les
oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure tradi-
tionnelle des nains 56 • Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies
soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir,
plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens».
Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents,
selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamor-
phoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle:
celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages,
qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposi-
tion de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle
part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparait plus
clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-
*
* *
des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les
vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv.
61 Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des
barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées
comme un rappel du thème.
LES MÜAMORPHOSES D'OVIDE BT LA PBINTURB PAYSAGISTE 251
Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui com-
prend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un
portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par
deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie
d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus,
affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même
Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne
de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille
du «divin» Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius
Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice), il
doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien
que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursui-
vies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on
peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du
règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant
pl. III.
10 V. nos Jardins romains, 2• éd., Paris, 1969, p. 75.
DU NOUVEAU SUR LBS FABLES DB PHBDRB? 255
11 On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas
appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre.
u Fables, Ill, prol., v. 12: auori uaus.
u Ibid., v. 2·3: uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim
canninis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distri,igit
quem multarum rerum uarietas ...
"III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare
quaerit omni uigilia, I docto labori dulce praeponens lucrum.
15 III, épilogue, v. 20 et suiv., not v. 24: tuae sunt partes; fuerunt aliorum
prius.
1• Tacite, Ann., IV, 1S (23 ap. J.•C.): non se ius nisi in seruitia el pecunias fami-
livre III des Fables est postérieur à l'automne de 54; légalement, en effet.
Claudia Peloris n'avait droit au titre d'uxor que si son union avait été
conclue après son affranchissement. Ici encore, certes, il est nécessaire de
laisser place à quelque doute: il arrive assez souvent qu'une compagne
esclave, qui n'aurait droit qu'au nom de contubernalis, soit, par courtoi-
sie, appelée uxor, mais les chances sont en faveur de l'autre hypothèse.
Dans ces conditions est-il possible de déceler, dans les Fables du
livre III, quelques allusions ou intentions relatives à la situation politique
de ce temps? Nous savons que Phèdre ne se privait pas de dissimuler,
sous des allégories, des jugements ou des critiques portant sur les person-
nages de son temps 17 - ce qui lui a valu, dit-il, son c malheur> (calamitas
mea). Qu'en est-il dans le livre III?
La première pièce du recueil est l'histoire de cette vieille femme, bon-
ne buveuse, comme le veut la tradition des poètes comiques, qui trouve
une amphore vide, ayant contenu du Falerne. La vieille n'est pas longue à
reconnaître l'odeur qui s'en échappe encore: cO, doux parfum, s'écrie-
t-elle, quelle merveille était contenue là-dedans, alors qu'il y en a de tels
restes>! Et le poète ajoute, pour que nul ne doute que ce petit poème ren-
ferme un sens caché: cà qui s'applique cette fable, qui me connaît le
pourra dire>. Les commentateurs modernes expliquent, certainement à
bon droit, que Phèdre veut parler de la «liberté>. Or, nous savons que la
mort de Claude fut suivie d'une assez longue période au cours de laquelle
les Romains se crurent revenus au temps de la liberté : le discours de
Néron, au moment de son avènement, la publication par Sénèque de
l'Apocoloquintose, sont autant de promesses par lesquelles le Prince s'en-
gage à rendre la libertas dont la «tyrannie> de Claude avait privé le Sénat
et le peuple 11• On respire partout comme un parfum de liberté - ce même
parfum que la vieille ivrognesse décèle dans l'amphore vide! Cette fable
appartient au même mouvement de pensée que les Eglogues de Calpur-
nius : elle correspond au début du quinquennium.
La seconde fable du même livre nous paraît aussi susceptible de ren-
fermer une allégorie qui s'éclaire par le rapprochement avec la fable pré-
cédente. Il s'agit de la Panthère et les Bergers. Une panthère était, par
mégarde, tombée dans une fosse. Des paysans la virent; ils prennent, qui
un bâton, qui une pierre; mais d'autres, au contraire, eurent pitié d'elle
et, pensant qu'elle mourrait, sans que personne eût à l'achever, ils lui jetè-
quaedam meam.
11 Tacite, Ann., XIII, 4 et 5.
DU NOUVEAU SUR LBS FABLBS DB PHÈDRE? 257
22 111, 14: his demonstrare uoluit auctor uersibus / obsistere homines legibus,
meritis capi.
2i Fables, III, pro!. 41-44.
DU NOUVEAU SUR LES FABLES DE PHt!DRE? 259
senem pastorem), qui peut faire allusion à la mort de Caligula, 19 (Canis partu-
riens), appliqué, peut-être, à Messaline et à Agrippine, 20 (Canes famelici), 27 (Ca-
nis, thesaurus et uulturius), etc.
260 ROMB, LA LITrmtATURB BT L'HISTOIRB
27
Suétone, Claude, 28.
z,s·en èque, Apocoloquintose, 13, s.
ÉCHOS PLAUTINIENS D'HISTOIRE HELLÉNISTIQUE
6 Webster, ibid., p. 196 sq.; E. Paratore, éd. du Curculio, Florence, s.d. (1958).
8CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HELL8NISTIQUE 263
*
* *
7
Art. cit., p. 32.
• IX, 1.
264 ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE
12 Cure., v. 396.
13 Plut., Pyrrh., 34, 2.
14
Webster, loc. cit.
18
266 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
11 Cure., 441-445.
•• Dittenberger, Syll., 1, 54.
268 ROME, LA LITTt!RATURE ET L'HISTOIRE
cités par la comédie, sont absents du texte épigraphique, mais, à leur pla-
ce, on trouve des «rois> soumis avant le franchissement de !'Euphrate,
qui ne sauraient guère être que des chefs de tribu indépendants, peut-être
dans la région de la Nabatène. Mais un détail plus précis suggère com-
ment a pu naître, dans les propos de Curculio, la mention du pays fantas-
tique de Peredia, c'est-à-dire de Goinfrerie.
Dans l'inscription d'Adulis, les éléphants avec lesquels Ptolémée com-
mença son expédition sont venus, nous dit-on, du pays des Troglodytes, et
l'éditeur de ce texte, W. Dittenberger, fait observer que la copie de Cos·
mas devait porter, comme tous ceux où figure le nom des Troglodytes,
non la forme à laquelle nous sommes accoutumés, mais un adjectif dérivé
de Tpcoyoootm- dans lequel un poète comique ne pouvait manquer de
découvrir la racine du verbe tp<iryro,qui exprime précisément l'idée d'une
goinfrerie gourmande, le péché mignon de Curculio, dont le nom, en
grec, paraît bien avoir été Tp<i>ç.Tant de coïncidences ne laissent pas
d'être suggestives. On imagine assez bien le héros de la comédie grecque
annoncer qu'il vient de conquérir, avec son maître le soldat, le pays de.••
charançonnerie. Plaute n'a pu, tant bien que mal. que traduire en l'adap-
tant, ce calembour plein de sens en grec et, en latin, vidé de sa substan·
ce.
Un autre calembour de la pièce paraît se référer, lui aussi, aux cir-
constances politiques des mêmes années. On sait que Curculio, pour
tromper le banquier et le leno, se déguise en héros, et se fait appeler
Summanus 20• Ce mot n'est évidemment introduit que pour permettre un
atroce jeu étymologique, qui rapproche cette épithète de manare. Summa-
nus, en ce sens, est celui qui «arrose sous lui>. Or, il existe, parmi les
épithètes de Zeus, celle d'OùplOÇ: le Maître du Bon Vent, adjectif qui se
prête à un calembour identique à celui que suggère le nom de Summa·
nus. Un homme appelé «Ourios» peut être à bon droit soupçonné, lui aus·
si, de se mouiller (oùpetv). Or, on admet le plus souvent que l'année 245,
qui vit le triomphe éphémère de Ptolémée III en Haute-Asie, fut celle où
Antigone Gonatas remporta, sur la flotte égyptienne, la victoire d'Andros,
qui fut célébrée par le vieux roi comme un triomphe2 1 et dont il adressa
~es remerciements à tous les dieux. Zeus Ourios ne pouvait manquer de
figurer parmi eux22.
21
Cf. Tarn, CAH, VII, p. 718.
, Un t·emoignage,
. '
22
malheureusement incertain et assez tardif atteste la presen·
ce d un culte de Zeus Ourios précisément à Andros (TG, XII, 5, 728).
8CHOS PLAUTINIE.NS D'HISTOIRE. HE.LL8NISTIQUE. 269
Il est enfin une autre plaisanterie dont il est possible de retracer l'ori-
gine et de découvrir plus exactement le sens. L'anneau dérobé par Curcu-
lio au soldat représente: clipeatus elephantum ubi machaera dissicit 23 ,
c'est-à-dire non pas, comme on comprend parfois, l'image du soldat lui-
même, tenant un bouclier d'une main et de l'autre en train de couper un
éléphant en deux avec sa machaera, mais, plus généralement, l'image
d'un personnage muni d'un bouclier et accomplissant l'exploit en ques-
tion. La première interprétation (peut-être suggérée au v. 423) est rendue
impossible par le fait que cet anneau a été légué au soldat par son père,
et celui-ci s'en est, évidemment, servi pendant des années, avant que le
fils n'ait pu laisser deviner sa surhumaine bravoure 24 • M. Collart, dans
son récent commentaire de la pièce 25 , a fort bien vu que la scène repré-
sentée sur l'anneau devait reproduire un type monétaire qui se trouvait
ainsi moqué. Son intuition nous a guidé vers une monnaie frappée par
Antiochos 1er,associé à son père Séleucos, un tétradrachme dont le revers
présente l'image d'Athéna, casquée et armée, combattant dans un char
que traînent deux éléphants 26 • Or, la convention de la gravure a pour
effet de montrer, pour représenter les deux éléphants, comme deux moi-
tiés d'un seul animal, qu'une lame large et courte figurée dans le champ
semble avoir habilement divisé. Athéna, casquée, couverte de son bouclier
ovale, peut fort bien passer pour un guerrier, auteur de l'exploit. L'an-
neau du miles n'est pas autre chose que l'évocation parodique de cette
monnaie, qui devait commémorer, peut-être, la célèbre bataille des élé-
phants, au cours de laquelle la divine protectrice de l'hellénisme avait
sauvé celui-ci en permettant la défaite des Galates. Ainsi, le plus grand
titre de gloire des Séleucides se trouvait-il moqué.
Parmi les rois qui se partageaient le monde grec, vers 245, il n'en est
donc aucun qui ne soit quelque peu ridiculisé dans le Curculio : Antigone
Gonatas, Séleucos II, Ptolémée III. Au premier on reproche ses origines,
du second on raille l'un des grands souvenirs dynastiques, en même
23 Cure., 423.
24 lbid., 635 sq.
25 Paris, 1962; note au v. 423.
26 P. Gardner, Catal. of Greek Coins (in the Brit. Mus.), «The Seleucids King of
Syriu, p. 3, n• 25-35, pl. I, 8. Datation (terminus post quem) in Ch. Seltman, Greek
Coins, 2• éd., Londres, 1955, p. 229. On fera observer que la bataille des éléphants
se situant vers 275, si l'on accepte de mettre cet événement en rapport avec la
monnaie, celle-ci se trouve légèrement descendue dans le temps. V. ci-dessous,
p.272.
270 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
27
XIV, 658 f.
28
Romische Dichtung, I, p. 125.
29
Cf. A. Kôrte, s.v. Poseidippos de Cassandréia, in RE, XXII, 1 col. 426 sq. Ill -
36.
30
Com. Att. Fr. (Nock), III, p. 337 _
l1 Ibid., fr. 7 et 8.
t!CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HBLLt!NISTIQUB 271
ment confirmée, du moins étayée 32, par la date même à laquelle il nous
semble nécessaire de situer la comédie adaptée par Plaute.
Cette identification peut, il est vrai, se heurter à plusieurs objections.
D'abord, que Poseidippos est un poéte attique, bien qu'il soit originaire de
Cassandréia - mais l'on sait que la ville recueillit les habitants d'Olynthe!
Or, au milieu du III• siècle, et après la guerre de Chrémonidés, Athènes
est devenue, bon gré mal gré, l'alliée d'Antigone, et, tout en conservant
une certaine autonomie, elle était surveillée d'assez près par les partisans
du roi. On ne peut donc penser qu'une comédie contenant des attaques
aussi claires contre Antigone et, en général, la monarchie, ait pu y être
représentée. De plus, il nous a semblé que cette comédie devait avoir été
écrite pour un public de Péloponnésiens. Faut-il admettre que Poseidip-
pos ait quitté Athènes, à un moment quelconque de sa carrière, et se soit
établi ailleurs? Déjà, le prologue des Ménechmes, dans une phrase assez
énigmatique, nous assure que la comédie «ne se place pas à Athènes, mais
en Sicile» 33 • Il est possible que Poseidippos ait été obligé de s'exiler après
la victoire de la Macédoine qui mit fin à la guerre de Chrémonidès : au
moment où le roi était sur le point de prendre Athènes, en 262, Philémon
ne vit-il pas les Muses quitter sa maison, pour ne pas être les témoins de
la défaite? On peut croire que des hommes particulièrement compromis,
ou simplement incapables de supporter une atmosphère de tyrannie,
aient été chercher ailleurs la liberté. Poseidippos se rendit-il alors en Sici-
le, l'une des patries de la comédie, un pays où Hiéron passait pour un
protecteur des artistes et des poètes? Sans doute, à ce moment, la Sicile
connut-elle des heures difficiles, tandis qu'elle servait de champ de batail-
le aux Romains et aux Puniques. Pourtant, Syracuse demeura, grâce à la
sagesse d'Hiéron, relativement protégée. De Syracuse, Poseidippos serait
revenu en Péloponnèse, peut-être lorsque la prise de Sicyone par Aratos,
et les progrès politiques de la Ligue achéenne semblèrent promettre un
renouveau de la liberté. L'une des tâches que s'était fixées Aratos était la
«libération» d'Athènes, et on sait qu'il s'y acharna, mais sans succès. Sans
doute était-il appuyé par tous les exilés, volontaires ou non, qui rêvaient
de restaurer un gouvernement antimacédonien. Mais les Athéniens eux-
mêmes refusèrent de les écouter et demeurèrent fidèles au vieux roi. Tel
Fig. l.
La réplique du v. 607: libera sum nata. - Et alii qui nunc serviunl s'explique
34
Pendant la vie de Plaute, la Sicile joua un grand rôle dans les affaires
romaines : les vicissitudes de l'histoire syracusaine, en particulier, retenti-
rent sur la conduite des opérations militaires pendant la seconde guerre
punique, et, la paix revenue, le rétablissement des relations économiques
avec l'île, devenue le prolongement de l'imperium romanum, rendirent
tout ce qui était sicilien familier à tous les Romains. Il n'en est que plus
intéressant de se demander si le théâtre de Plaute, dans les pièces que
nous possédons, n'a pas conservé quelque allusion à l'histoire intérieure
de la Sicile, et surtout, d'établir, si cela est possible, par quelle voie ces
allusions, si elles existent, sont parvenues sur la scène romaine: s'agit-il
d'une allusion directe, ou d'un emprunt venu du modèle grec dont s'est
inspiré Plaute?
Il nous a semblé que deux pièces, dans le corpus plautinien, se prê-
taient à cette recherche, le Rudens et les Ménechmes. Dans la seconde,
surtout, quelques vers, où il est question des affaires siciliennes, ont intri-
gué bien souvent les commentateurs, et forment un des plus célèbres loci
de l'exégèse plautinienne. Mais dans _leRudens, une expression, glissée
dans un vers, ne mérite pas moins de retenir l'attention.
On connaît le sujet du Rudens; rappelons seulement qu'il s'agit d'un
vieillard athénien, nommé Démonès, qui réside à Cyrène, et dont la fille,
Palestra, a été enlevée par des pirates et vendue à un leno, Labrax. Et ce
Labrax a pour ami, conseiller et âme damnée, un Sicilien, originaire
d'Agrigente, qui est présenté dans le prologue en ces termes peu flat-
teurs: «scelestus Agrigentinus, urbis proditor> sans que nous sachions en
quoi ce Charmidès (tel est son nom) a pu trahir sa ville 1.
L'original de Plaute est, dans le Rudens, une pièce de Diphile 2 ; et
Hueffner, dans son étude sur les modèles de Plaute 3, date la comédie de
1 Rudens, v. 49-50.
2 lbid., V.
32.
1 F. Hueffner, De Plauli comoediarum uemplis Atticis, Gôttingen 1894, p. 67.
274 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
Diphile de la période qui s'étend entre 303 et 289. Il croit pouvoir assurer
que la jeune Ampélisca serait née à Thèbes, donc, après la reconstruction
de la ville en 316. Mais, en réalité, le vers sur lequel il s'appuie ne dit
nullement qu'Ampélisque est thébaine 4 • Plus sérieux est l'argument que
l'on tire de la mention du danseur Stratonicos 5 qui naquit vers 390. On ne
saurait guère faire descendre cette mention au-delà de la fin du Jve siè-
cle6.
On voit à quel point la chronologie de la pièce de Diphile est incertai-
ne. Mais il est possible, croyons-nous, de la préciser quelque peu. Et cela,
grâce à l'histoire de Cyrène et à ses rapports avec la Sicile en ces derniè-
res années du JVe siècle.
Nous savons que l'histoire de Cyrène, à cette époque, est dominée par
celle d'Ophellas, qui, allié à Agathocle, fut trompé par celui-ci, et mourut
en 308. Il n'est pas indifférent que le sujet du Rudens mette en scène un
Athénien. On sait en effet qu'Ophellas, qui menait une politique person-
nelle, indépendante de celle de Ptolémée, avait établi des liens très étroits
avec Athènes. Il avait épousé une citoyenne de cette ville, nommée Euthy-
dicé, descendante directe de Miltiade 7 • Et cette union avait entraîné une
immigration athénienne à Cyrène. Diodore nous apprend que les luttes
intestines de la Grèce, et celles des rois entre eux, avaient provoqué un
appauvrissement général des cités, si bien que les citoyens touchés
avaient émigré. Il est fort probable que Démonès fut l'un de ces exilés
volontaires, dont parle Diodore 8 • Plaute nous dit en effet que si Démonès
réside à Cyrène, ce n'est point de sa faute, qu'il a dépensé sa fortune pour
secourir plus pauvre que lui 9 •
L'alliance d'Ophellas avec Athènes, et le développement de sa politi-
que d'expansion en Afrique semblent dater de 309 10• La situation exposée
dans le Rudens est donc postérieure à cette date. Il faut que le vieil Athé-
nien Démonès ait eu le temps ve venir s'installer à Cyrène, que sa fille lui
4
Rudens v. 746: quid mea refert Athenis natae haec an Thebis sient ... Au vers
750, nous lisons que l'on ignore le lieu de naissance de la jeune fille. Le seule men-
tion de la ville de Thèbes n'implique pas que celle-ci ait déjà été reconstruite, ce
qui, d'ailleurs, est le cas, mais ces vers, à eux seuls, ne l'établissent pas d'une façon
probante.
5 Rudens v. 932.
6 T. B. L. Webster, Studien in later Greek Comedy, Manchester 1950, p. 154,
n. 5.
7 Diod. Sic. XX 40, 1 et suiv.
1 Id., XX 40, 6.
9 Rudens, v. 33-35.
ait été enlevée, que plusieurs mois se soient passés depuis cet enlèvement.
Nous ne saurions nous trouver guère qu'en 307, peut-être plus tard.
A cette époque, que pouvait signifier l'expression c proditor patriae »
appliquée à un citoyens d' Agrigente?
Nous savons que, pendant cette période, Agathocle était le maître de
Syracuse, et que les exilés de cette ville s'étaient réfugiés à Agrigente 11 •
Cet exode avait eu lieu en 309. Et, en 307, la situation créée par les intri-
gues des exilés avait donné lieu à des opérations militaires, dirigées, pour
les Agrigentins, par Xénodocos. Celui-ci avait été malheureux contre Aga-
thocle et avait dû s'enfuir à Géla. Ces événements avaient eu lieu entre les
deux séjours d'Agathocle en Afrique. Après la défaite de Xénodocos et des
Agrigentins, le tyran de Syracuse avait repris les opérations contre Car-
thage. On croira volontiers que l'expression de proditor patriae appliquée
à un citoyen de la ville d' Agrigente pendant cette période désigne un
homme qui avait trahi sa patrie pour suivre la fortune d' Agathocle. Et
cela explique qu'il ait pu se trouver dès lors à Cyrène, où Ophellas était
l'allié d' Agathocle.
Mais l'expression est significative; elle implique que l'auteur - évi-
demment Diphile - est hostile à Agathocle. Il faut donc qu'au moment où
Diphile écrit, les Athéniens et le tyran de Syracuse soient en mauvais ter-
mes, qu'Agathocle ait consommé sa trahison. On sait qu'Ophellas mourut
en 308. La date de 307 pour la situation impliquée par la comédie est
donc entièrement justifiée. A cette époque, Euthydicé est revenue à Athè-
nes 12. L'année 307 semble donc bien le terminus post quem de cette comé-
die. Mais il est possible d'apporter d'autres précisions.
Diphile, nous l'avons vu 13 , loue l'attitude démocratique de Dénionès,
et prend soin de souligner que sa ruine n'est pas le résultat de ses vices,
mais de son amour pour ses concitoyens. Il est légitime de penser que ces
vers sont postérieurs au rétablissement du régime démocratique en 307, à
l'abolition de la constitution timocratique imposée par Démétrios de Pha-
lère, et antérieurs au régime aristocratique de Lacharès, en 301.
Il est certain que les différents traits de cette situation historique
n'ont pas été introduits par Plaute, mais viennent de Diphile. Le poéte
prend parti dans la querelle entre Agrigente et Syracuse, une querelle qui
n'avait plus de sens au temps de Plaute. Le poéte latin ne s'est pas soucié
de «mettre à jour> les allusions de son devancier athénien.
*
* *
Une conclusion analogue résulte du passage des Ménechmes où il est
question des affaires syracusaines entre la mort d'Agathocle et l'avène-
ment d'Hiéron II.
L'intrigue des Ménechmes est une histoire sicilienne 14 • On en connaît
la donnée : un marchand avait deux fils jumeaux, si semblables que leur
nourrice ne parvenait pas à les distinguer. Or, leur père partit à Tarente
avec l'un d'eux, et, dans la foule amenée par les jeux qui se déroulaient
alors dans cette ville, l'enfant se perdit et fut enlevé par un marchand
d'Epidamne. Le pèi;e, de chagrin, mourut. Si bien que, des deux frères,
l'un continua de vivre à Syracuse, l'autre fut établi à Epidamne; mais le
jumeau de Syracuse ne se résignait pas à avoir perdu son frère, et il
entreprit des recherches. L'action commence au moment où le Syracu-
sain (appelé, comme son frère d'Epidamne, Ménechme) vient de débar-
quer à Epidamne.
Ce Ménechme de Syracuse (appelé par des éditeurs Ménechme II),
expose, à son arrivée, l'histoire de ses recherches. Il a, dit-il, parcouru
bien des pays dans l'espoir de retrouver son frère : « Histriens, Espagnols,
Marseillais, Illyriens, mer Adriatique tout entière; Grèce extérieure, côtes
d'Italie autant qu'en baigne la mer, nous avons tout visité» 15 • A la vérité,
les recherches n'ont pas été bien complètes, car elles ont négligé les pays
africains, dominés par Carthage. Ce qui suggère une hypothèse : que la
pièce grecque ait été écrite en un temps où Syracuse était coupée de l'em-
pire punique. Donc, pendant le première guerre punique, après l'alliance
d'Hiéron et des Romains.
Ce n'est là, certes, qu'une hypothèse, assez fragile, mais qui permet
d'orienter la recherche.
Cinq vers, à la vérité assez mystérieux, apportent, pensons-nous. des
précisions. Nous lisons en effet 16 :
non ego te noui Menaechmum, Moscho prognatum patre,
qui Syracusis perhibere natus esse in Sicilia,
ubi rex Agathocles regnator fuit et item Phintia,
tertium Liparo qui in morte regnum Hieroni tradidit :
nunc Hiero est?
Men. Hau falsa, mulier, praedicas . ..
ne fut jamais tyran de Syracuse, même s'il fut, un moment, roi de Sicile 27 •
Restent Thoinon et Sosistratos. Car le nom de Liparo est inconnu de l'his-
toire sicilienne.
En face de cette difficulté, le plus simple est sans doute d'imaginer
un texte, remontant à la comédie grecque originale, où les noms litigieux,
ceux de Phintias et de Liparo, prenaient un sens acceptable, mais tel que
Plaute ait pu s'y méprendre - en d'autres termes, il est tentant de suppo-
ser que Plaute, en présence d'un texte parfaitement intelligible, a commis
une bévue de traduction, dont il est seul responsable.
Le verbe dont se sert Plaute pour indiquer la succession est tradidit, à
quoi devait (ou pouvait) répondre dans le texte original grec une expres-
sion comme Jta.p600>1C6V. Nous aurions alors une proposition analogue à
celle-ci, wro8avci>vrlJv JWÂ.lvcl>lv8iQ.mpt&o1eev, dans laquelle, nous le
voyons aussitôt, deux sens peuvent être discernés : « Agathocle, en mou-
rant, laissa la cité à Phintias », et «Agathocle, en mourant, livra la cité à
Phintias». Et c'était évidemment le second sens que le poète grec enten-
dait suggérer: Agathocle, en mourant, avait laissé la cité dans une situa-
tion politique si grave que peu s'en fallut que l'ennemi agrigentin ne s'en
emparât. Des spectateurs instruits de l'histoire de la ville ne pouvaient s'y
tromper. Plaute, toutefois, était bien excusable, étant donné les innombra-
bles révolutions qui avaient eu lieu à Syracuse près d'un siècle plus tôt, de
ne pas se rappeler exactement quel avait été le successeur d'Agathocle.
Mais le nom de Liparo? Remarquons d'abord que, dans le vers de
Plaute, qui est un septénaire trochaïque, le mot se présente comme un
anapeste. Il doit avoir la forme: Atmlp(i)v. Deux possibilités s'offrent
alors : ou bien le nom est formé sur celui de l'île Aumpa, ou bien il peut
avoir été confondu avec le génitif pluriel de l'adjectif Â.l,mpoç.Et cela sug-
gere, dans l'original, une phrase qui eût été à peu près celle-ci:
'Aya8otlfjç tTJVJWÂ.lV cbto8avci>v cl>lv8iQ.
µtv mpt&o1C6V, &Jœl'ta6è Â.lJtaP<Ï>V
tyéve-ro.
C'est à dire: après le temps d'Hicétas - et aussi des attaques de Phin-
tias, qui mourut vers cette époque 21 , la cité «vint au pouvoir des bril-
lants>, donc, des oligarques. L'expression peut bien désigner Sosistratos,
petit-fils du premier Sosistratos, chef des oligarques syracusains quelques
années auparavant. Sosistratos le jeune avait succédé à Phintias comme
maître d'Agrigente, vers 280. Puis, à l'appel des aristocrates syracusains,
en lutte contre Thoinon, il s'était emparé de presque toute la ville,
temps de Pyrrhos.
30 Pol. I 9, 1 et suiv.
31 Par Webster, op. cit. Cfr. ci-dessus, p. 261 et suiv.
~CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE SICILIBNNB 281
19
ANALYSE DU TRINUMMUS ET LES DÉBUTS
DE LA PlilLOSOPHIE À ROME?
*
* *
•v.207.
7 v. 112.
• Webster, Studies in later Gruk Comedy, Manchester 1953, p. 126.
9 A. Bouchê-Leclerq, Histoire des Séleucides, I, p. 37.
• 0 V. notre article sur le Miles gloriosus et la vieillesse de Philémon, ci-dessous,
p. 315-328 et suiv.
11 V. 599.
286 ROME, LA LIITÉRATURE ET L'HISTOIRE
312, donnait un enseignement public depuis une date que nous ne pou-
vons fixer avec certitude, mais qui était certainement voisine de 300 av.
J.C. 17 • Une dizaine d'années plus tard, Zénon et le stoïcisme ne pouvaient
plus apparaître comme des nouveaux-venus dans le monde des philoso-
phes athéniens.
C'est à l'intérieur de ce milieu spirituel qu'il convient de replacer les
thèses morales présentées et soutenues par les personnages du Trinum-
mus.
*
* *
Trois, parmi les héros de la pièce, sont chargés d'exprimer des thèses
philosophiques: le jeune Lysitélès, son père Philton et, nous l'avons dit,
Lesbonicus, le jeune débauché. Et ces trois thèses sont différentes entre
elles. La philosophie de Philton et celle de son fils Lysitélès s'opposent
même assez vivement.
L'un des propos les plus étonnants tenus par Philton est sa condam-
nation absolue de la pitié; sa forme même est paradoxale et choquante :
«c'est rendre une mauvais service à un mendiant que de lui donner de
quoi manger ou de quoi boire. Ce qu'on lui donne est du bien perdu et
cela ne fait que prolonger sa vie de misère> 11 •
On reconnait ici et la pensée et l'expression volontairement agressive
des premiers stoïciens. Nous savons que Zénon considérait la pitié comme
une «maladie de l'âme» 19 ; nous savons aussi qu'à ses yeux - ou du moins
ceux de ses disciples directs, mais la pensée du maître était certainement
la même, sur ce point essentiel - le «sot> ne pouvait tirer aucun bon parti
de ce qu'on lui donnait, qu'il était voué à une existence de malheur et au
besoin perpétuel 20 •
A ce point de vue stolcien, adopté par Philton, Lysitélès oppose une
morale toute différente : «grâce aux dieux, à mon père, à nos ancêtres et
à toi-même, nous possédons beaucoup de biens acquis honnêtement,
21 v. 346-348.
22 VIII, 1, 1.
u Cicéron,, De off. II, 56.
24 V. 364.
26 De uita beata 8, 3.
27 Eth. à Nicom. X, 9, 7 et suiv.; 1, 9; Il, 1. V. aussi P. Aubenque, La prudence
chez Aristote, Paris 1963, p. 60: «c'est au fils de recommencer le pére et de devenir
vieillard à son tour».
21 v. 367: non aetate, uerum ingenio apiscitur sapientia.
ANAL YSB DU TRINUMMUS 289
29 v. 320 et suiv.
JO Par ex. Eth. à Nicom. I. 7, 15 et suiv.
31 SVF I, n. 370.
32 v. 305 et suiv.; sur la théorie stoicienne de 1'6pµi; déjà formulée par Zénon
premier se plaignant au second qu'il «entrât dans son jardin pour lui
dérober ses idées» 35 •
Dans cette perspective, le mot de Philton à Lesbonicus : homo ego
sum, homo tu es 36 prend toute sa valeur; il est déjà la formule de la justi-
ce - ce qu'il sera dans l'exégèse postérieure - de cette philanthropia qui
est l'une des espèces de la justice, et le résultat de la tendance naturelle
qui pousse les hommes à éprouver les uns envers les autres une sympa-
thie qui est le fondement même de toute la société. Mais ces notions, ainsi
liées les unes aux autres, sont caractéristiques du stoïcisme 37, même si
Zénon paraît devoir à Polémon la notion même de tendance «première en
nature» 38 •
En face de ce père, qui reprend les maximes austères de Zénon et de
Polémon, Lysitélès est, lui, tout imprégné de la morale péripatéticienne.
Dans la profession de foi qu'il prononce à son entrée en scène, il se livre à
une comparaison suivie entre deux genres de vie, celui de l'amoureux -
de rEpœn,coç (titre d'un traité de Théophraste) - celui de l'homme «ac-
tif» (/rugi), c'est à dire du «bon citoyen>, selon Aristote. Et cette vertu, à
laquelle il aspire, est définie en quelques mots : «les bons citoyens souhai-
tent la fortune, la confiance, la considération, la gloire, la popularité:1 39 •
Ce sont là presque les termes dont se sert Aristote pour évoquer le bon-
heur de l'homme d'action, qui se proposera comme fin d'obtenir les hon-
neurs dans sa cité 40 , et pour cela, ne dédaignera pas d'acquérir la riches-
se41.
Lysitélès possède aussi, à un très haut degré, une vertu aristotélicien-
ne, la pratique active de l'amitié. Nous avons vu que, en face de son père,
il soutenait la cause de celle-ci. Dans la longue scène entre Lesbonicus et
Lysitélès, le second donne la démontration de ces «amitiés de jeunes
gens» analysées par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque 42 • Apulée, dans
le jugement général qu'il porte _sur le théâtre de Philémon, n'a pas man-
qué de souligner que ses comédies contenaient des types d'amis fidèles
(solidalis opitulator) 43 • Le même trait se retrouve dans le Mercator, dont
l'original est aussi une pièce de Philémon.
.. V. 639-640.
45 Par ex., Eth. à Nicom. I, 8, 7; cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aris-
tote, Paris 1962, p. 258.
46 Par ex., Eth. à Nicom. IV, 2; IV, 3, 1 et suiv.
41 Politique, III, 11; Aubenque, Prudence ... , p. 115 et n. 6.
292 ROMB, LA LITTQRATURB BT L'HISTOIRB
vieillard qui mettra en valeur la vertu plus aimable de son fils; la mauvai-
se humeur traditionnelle du senex prend une coloration nouvelle en s'ex-
primant dans le langage d'une philosophie qui se trouve monter au pre-
mier plan de l'actualité. Ce qui prouve, d'abord, que la comédie nouvelle
est loin de refuser celle-ci; elle est intimement mêlée aux spéculations et
aux problèmes de la vie intectuelle et morale contemporaines, et ne se
contente pas, comme on l'a trop répété, de se réfugier, à la différence de
la comédie ancienne, dans un monde imaginaire, romanesque, sans rien
de commun avec la cité. C'est toujours la cité et ses problèmes que l'on
retrouve. Mais cela entraine une conséquence importante, non plus pour
notre connaissance de l' Athènes hellénistique, mais pour la fonction
effectivement remplie par la comédie plautinienne dans la Rome du II•
siècle commençant.
Une comédie comme le Trinummus transportait dans la cité de Sei-
pion et de Caton les problèmes qui avaient été ceux d'Athènes au temps
du Poliorcète, alors que le législateur se préoccupait de régler l'éducation
des jeunes gens, et d'enrayer ce que l'on considérait comme le déclin des
mœurs - un thème dont il est abondamment question dans le Trinummus,
et qui vient, sans aucun doute, de Philémon. Il est important et significa-
tif pour nous que Plaute ait cru pouvoir accepter cette «problématique,
morale, donner raison au «bon jeune homme>, qui accepte d'épouser
sans dot, et par pure générosité, par l'effet de cette magnanimité vantée
d'Aristote, la sœur d'un ami victime de la débauche. Il nous fait assister,
dans le Trinummus, à la victoire de la générosité sur l'esprit d'économie,
si cher aux Romains de ce temps. La pièce ouvre déjà la voie à une mora·
le du convenable, qui n'est pas, alors, universellement acceptée. Certes,
Lysitélès affirme la valeur de la vertu, de la tempérance, de la maîtrise de
soi - ce qui pouvait plaire à Caton - mais il le fait au nom d'une philoso-
phie qui est bien différente de celle qui pouvait séduire le Censeur, une
philosophie de l'amitié, de la tolérance envers les fautes d'autrui, que
refusera, trois générations plus tard, son illustre descendant.
Ne pourrait-on croire que Plaute, en choisissant d'adapter le Trésor
de Philémon, a été précisément sensible à cette opposition, qui s'incar·
nait, en cette année 188 où, nous l'avons dit, doit se placer la composition
de la pièce latine, dans le contraste entre l'esprit de Caton et celui des
deux Scipions? Caton ignora la pitié, acharné à tirer des larmes à ses
ennemis 41 ; il lutta, comme veut le faire Philton, contre la brigue et les
41
Plutarque, Cato maior, 15, 3.
ANAL YSB DU TRINUMMUS 293
49
Id. ibid. 8, 5 et suiv.
50 Id. ibid. 8, 7.
51
Id. ibid. 2, 3.
LE MODÈLEET LA DATE DES CAPTWI DE PLAUTE
2Ibid., 991 : nam is mecum a puero puer / bene pudiceque educatust usque ad
adulescentiam.
3 Ibid., 203 : at nos pudet, quia cum catenis sumus. Cf. 305 : me qui liber fue-
ram.
4 Ibid., 313: est profecto deus qui quae gerimus auditque et uidet. Sur le rôle
6 Ibid., 740-741: post mortem in morte nihil est quod metuam mali. li ne s'agit
pas évidemment d'un éventuel jugement post mortem dont le «juste> Tyndare n'au-
rait rien à redouter, mais d'une formule semblable à celles de Lucrèce et des épi-
curiens.
7 Par exemple Plutarque, De stoic. repugn., XXXV, p. 1050 e.
•°Captiui, 400.
11 Voir, par exemple, Cicéron, De fin., III, XIX, 62.
20
298 ROME,LA LITIBRATUREET L'HISTOIRE
*
* *
24Captiui, 814: in publica celoce. Nous ne savons s'il s'agit d'un navire étolien
ou éléen; plus probablement étolien.
25 Cf. R. Flacelière, Les Aitoliens à Delphes, Paris, 1937.
26 Captiui, 450: eadem opera a praetore sumam syngraphum. Il est certain qu'il
ne s'agit pas du «général» commandant les opérations sur le terrain, puisque nous
sommes en ville. Hégion ne peut faire allusion qu'au «président>, au chef suprême
de la Ligue, qui a ses bureaux dans la capitale.
27 Par exemple Tite-Live, XXXVIII, 4, 6, etc.
21 Polybe, IV, 5, 4.
29 Plutarque, De uirt. mul., 250 f. et suiv.; 251 c; 252 a. Sur cet épisode, v.
tout cas, après la mort de Pyrrhos. Les bannis et leurs amis étoliens
furent aidés par des conjurés qui, A l'intérieur, réussirent à assassiner
Aristotimos. On doit supposer que les opérations militaires entre les deux
États avaient été effectivement engagées, et que la mort d'Aristotimos les
interrompit. Telle serait la situation à laquelle se réfère l'auteur de la
comédie: une guerre entre deux cités aussi lointaines, et l'arrêt brusque
des hostilités, la restitution des transfuges, à la suite d'un coup de théâ-
tre30.
Cette date, si on l'admet, entraîne une conséquence: l'original des
Captiui ne saurait avoir été écrit ni par Ménandre ni par Diphile 31 • Mais
elle laisse ouverte beaucoup d'autres possibilités: Philémon, Apollodore,
Poseidippos, ou un autre. Comment choisir? M. Webster penche pour Phi-
lémon; tout en avouant le caractère hypothétique de cette identification 32 ,
il croit pouvoir apporter des arguments de poids, dont la plupart vien-
nent de Dietze 33 • On fait observer que le caractère sérieux, moralisant des
Prisonniers rappelle fort celui du Trinummus, dont l'original est de Philé-
mon. Ensuite, que le rôle important attribué au parasite Ergasile rappelle
celui du Sycophante. Puis, que la scène centrale des Captiui repose sur
une improvisation de Tyndare, comme, dans la Mostellaria, la scène prin-
cipale repose sur celle de Tranion. Si l'on admet que la Mostellaria est
imitée de Philémon (ce qui n'est nullement certain), on en conclura que
les Captiui dérivent d'un original du même auteur. Une ressemblance
réellement constatée, évidente, avec le Mercator, dont nous savons certai-
nement qu'il est imité de Philémon, nous persuaderait davantage. Mal-
tre part, l'activité de Diphile ne semble pas avoir dépassé l'année 300 environ.
V. Webster, ibid., p. 152, à propos de l'épitaphe de Diphile.
J2 Op. cit., p. 145 et suiv.
llOp. cit.
302 ROMB,LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE
heureusement, les indices que l'on nous propose sont, ici encore, bien fai-
bles. Le rapprochement entre di nos quasi pilas homines habent 34 et di
ludos faciunt hominibus 35 n'est pas bien probant. L'expression, en elle-
même, a une saveur populaire; elle appartient au bavardage quotidien.
Dire que le personnage d'Ergasile explique la mention, par Apulée, des
parasiti edaces chez Philémon 36 n'est guère satisfaisant. Le parasite du
Curculio n'est pas moins vorace. M. Webster n'attribue pourtant pas l'ori-
ginal à Philémon!
Il n'est pas difficile de montrer que le rôle d'Ergasile, simple messa-
ger, n'a rien de commun avec celui du Sycophante dans le Trinummus.
Le Sycophante ressemble bien plus à Phormion, prêt à tous les mauvais
coups, qu'au malheureux Ergasile, qui n'a d'autre ambition que de se fai-
re inviter à dîner et, au demeurant, se révèle un très honnête homme. Il
apparaît comme un reflet lointain, un peu pâli, du Gnathon emprunté par
Térence à Ménandre dans l'Eunuque. Mais, par rapport aux temps heu-
reux que vante le prospère Gnathon, et qui sont, dit-il, si favorables à l'in-
dustrie des parasites, la situation décrite par Ergasile est bien différente :
les jeunes gens font l'économie du parasite; les temps sont durs, chacun
fait son marché lui-même 37 • Nous sommes transportés dans une autre
époque; ce n'est plus celle des capitaines de mercenaires, gorgés d'or par
les rois. Tout cela nous confirme dans l'hypothèse que suggère l'analyse
de la situation politique : nous ne sommes plus dans la période qui suivit
la mort d'Alexandre, mais dans celle qui vint après, alors qu'un équilibre
relatif s'était établi entre les royaumes, et qu'à l'enrichissement «infla-
tionniste» consécutif aux victoires d'Alexandre avait succédé une situation
économique difficile, au moins pour les cités grecques d'Europe.
A un autre point de vue encore; le rapprochement avec le Trinummus
ne nous semble pas convaincant. La «philosophie» du Trinummus est
assez loin du stoïcisme cohérent dont nous avons cru discerner les traces
dans les Captiui 38 • Philton, le senex du Trinummus, croit que l'âme des
humains, après la mort, se rend aux Enfers et que les mendiants et les
riches sont égaux sur les bords de l'Achéron 39 • Ce qui contredit l'idée de
Captiui, 22.
34
Mercator, 225.
35
36 Florides, XVI, 9 : parasiti edaces.
la mort que se fait l'auteur des Captiui. Mais il y a plus grave: la «philo-
sophie> de Philton, est, certes, proche du stoïcisme, mais elle n'est pas la
seule que l'on trouve dans le Trinummus, et Philémon semble pencher
vers les thèses d'Aristote plutôt que vers Zénon, dans la mesure où il
accorde une place aux valeurs d'opinion.
Que Philton parle en stolcien, il faut en convenir. Il conçoit la vie des
hommes comme un perpétuel combat entre la passion et la volonté de
bien faire. Ce contre quoi l'homme, dit Philton, lutte depuis son enfance,
c'est son animus et ce qui l'incite à bien faire est l'exemple, l'enseigne-
ment de ses parents et de ses cousins 40 • L'animus est le principe du mal;
la discipline vient de l'extérieur. Il s'agit d'éduquer la volonté, par une
ascèse, et cela est conforme à la doctrine du Portique. Mais les autres
personnages de la pièce s'éloignent de celle-ci. Lesbonicus convient qu'il
«savait ce qu'il devait faire, mais que, dans son malheur, il ne pouvait le
faire> 41 • L'idée qu'une faute peut être commise sciemment n'est pas stoï-
cienne. En revanche, on la rencontre avant le stoïcisme, par exemple chez
Euripide 42 • La philosophie diffuse dans le Trinummus est loin d'être aussi
monolithique, aussi délibérément stoïcienne que celle des Captiui. Ainsi
que le faisait observer P. Lejay 43 , l'idée, exprimée par Philton, que
«l'homme satisfait de lui-même n'est ni honnête ni vertueux> 44 pourrait
même être dirigée contre la conception du sage, se ipso contentus. Mais,
même s'il n'en est pas ainsi, et si, dans l'original de ce passage, Philémon
n'a pas pensé à Zénon, il n'en reste pas moins que, comme nous avons
essayé de le montrer, la pièce met face à face stoïcisme et aristotélisme, et
que, finalement, c'est celui-ci qui l'emporte. C'est pourquoi le rapproche-
ment établi entre les Captiui et la philosophie moralisante de Philémon
Tombe traditionnel est prouvé encore par le fr. 246 (Edm.); mais certaines sources
l'attribuent à Diphile.
40 Trinummus, 305 et suiv. : Qui homo cum animo inde ab ineunte aetate depu-
gnat suo, / utrum itane esse mauelit ut eum animus aequom censeat, I an ita potius
ut parente.seam e.sseet cognati uelint, / si animus hominem pepulit, actumst, animo
seruit, non sibi. On peut penser que, dans ce contexte, animus traduit opµJI,mol
familier aux philosophes.
4 1 Trinummus, 657 : scibam ut esse me deceret, facere non quibam miser.
4 2 Hippol., 380 et suiv.; Médée, 1077 et suiv. Cf. Sénèque, Phèdre, 177 et suiv. :
quae memoras uera esse, Nutrix, sed furor cogit sequi I peiora. Vadit animus in prae-
ceps, scie,as / remeatque frustra sana consilia appetens. Pour l'amour que Philémon
portait à Euripide, cf. le fr. 130 (Edm.).
4 J Plaute, p. 139.
44 Trinummus, 321 : qui ipsus sibi satis placet, nec probus e.Hnec frugi bo11ae.
304 ROME, LA LJTil';.RATURE ET L'HISTOIRE
dans le Trinummus ne doit pas nous faire illusion; il ne s'agit pas, dans
les deux pièces, d'une même attitude, et pour cette raison les indices que
l'on invoque pour attribuer à Philémon l'original des Captiui nous appa-
raissent illusoires.
En revanche, il nous a semblé que d'autres rapprochements, avec
une autre pièce du corpus plautinien, se révélaient plus décisifs. Et c'est
au Curculio que nous les demanderons.
*
* *
45
Curculio, 280 et suiv.; Captiui, 790 et suiv.
46
Menechmes, 96 et suiv.
47
Curculio, 368: poculum grande, aula magna, ut satis consilia suppetant.
LB MOD8LB BT LA DATE DES CAPTIVI DB PLAUTE 305
rieure à un boisseau 41. Tous deux ont des goûts semblables. Charançon se
laisse amadouer par Phédrome qui lui promet «un jambon, une poitrine,
une tétine de truie, des côtes de porc, un ris de cochon» 49 • Ergasile imagi-
ne avec volupté jambon, lardons, tétine de truie et couenne; en arrivant
dans le cellier d'Hégion, il se précipite sur les ris qu'il arrache à trois
quartiers de porc que l'on conservait 50 • Le même menu se retrouve dans
les Ménechmes 51• Mais il est possible que le choix des mets soit dû à la
gastronomie romaine plutôt qu'aux modèles grecs. D'ailleurs, Ergasile, à
un autre moment, témoigne d'autres goûts, qui le rapprochent d'un per-
sonnage de Poseidippos 52 , un penchant pour les «fruits de mer» pr~parés,
comme aujourd'hui dans la cuisine de l'Italie méridionale, à la «mozzarel-
la». Ces comparaisons ne sauraient être décisives, elles contribuent tout
au plus à définir une parenté de style.
L'un des traits les plus originaux du Curculio est la véritable parabase
qui, au centre de la pièce, interrompt l'action et met dans la bouche du
chef de troupe une satire déjà « lucilienne » de la vie à Rome 53 , 25 vers qui
ne se trouvaient assurément pas dans l'original grec, et que Plaute a
introduits, croyons-nous, pour tenir la place d'une parabase politique
qu'il trouvait chez son modèle et ne pouvait adapter directement 54 • Or,
dans les Prisonniers, existe un passage analogue, qui n'est, certes, pas une
parabase, mais introduit un développement semblable à celui du Curculio
sur les «embarras de Rome». Ergasile, développant le thème du seruus
currens, s'écrie:
«Quant aux boulangers qui engraissent des porcs avec le son, et dont
le fournil est puant au point d'empêcher les gens de passer auprès, si je
trouve une de leur truie sur la voie publique, je débarrasserai avec mes
poings leur maître du son qui couvre sa tête ... Et puis les marchands de
poissons qui offrent au public des poissons puants ... , dont l'odeur chasse
•• Captiui, 916.
49 Curculio, 323: pernam, abdomen, sumen, sueris, glandium. Cf. v. 366.
50 Captiui, 903-904; 914-91 S.
51 XXXIX, 44, 7.
59 Id., XXVI, 27, 2.
LB MODl!LBBT LA DATBDBS CAPTWI DB PLAUTE 307
parenté avec les Ménechmes. Nous sommes donc en présence d'un groupe
de trois comédies, présentant entre elles des analogies certaines, et dont
deux semblent bien dériver d'un original composé par Poseidippos. Il est
naturel de supposer que la trojsième, aussi, c'est-à-dire les Prisonniers, a
la même source.
*
* *
65 Captiui, 158-164.
66 Fr. 72 (Edm. = Athénée, IX, 377 b).
6 7 Ci-dessus, p. 305.
61 Fr. 28 (Edm.).
7 °Fr. 15 (Edm.) - Diog. L., VII, 27: wm:ëv ,jµf,pruç &Ka I dvai c5oKr.frZ,j1•wvo.;
1:-/KpO.titnq,ov.
71 Fr. IA (Edm.) • Adesp., 104 K.
77
Stob., Ecl., II, 15 (• fr. 33 Edm.): 7Up1' TOO&>,œivKaJ' TOOelvœ,KaJ' 6n oil rcji
).oyq,
XJJ~Kpive,vTov 6.v0pw1tovd.V.d Tqj Tp07CC(J. 'Eimx; ydp fp'yov 1tàç;.oyoç trep1n6ç·
llo__ue1ohmov ,ppoverv.1tollol ydp eiJ).eyoneç ovK
eiJ).eye,v,d.V.'eiJ
· ov,cfp'yovil<TT1'v txovm
vovv.
71
Captiui, 99.
79
Cf. le mépris de la guerre et des valeurs traditionnelles helléniques sous·
entendu par ces mots des Captiui, 261 : non igitur nos soli ignaui fuimus.
LE MODt!LE ET LA DATE DES CAPTIVI DE PLAUTE 311
sens. Comme celle dont est issu le Curculio, elle prend pos1t1on sur les
problèmes les plus graves de ce temps. Il est difficile, sans doute, de
déterminer la date de sa composition. Les événements de 271, la conclu-
sion définitive de la paix entre Étoliens et Éléens, ne constituent qu'un
terminus post quem. On peut penser aussi que cette pièce est probable-
ment postérieure à l'accession d'Aratos à la tête de la Ligue achéenne,
c'est-à-dire à 245, peut•être est-elle antérieure de quelques années à cette
date, si l'on prend comme point de départ de la carrière d'Aratos la prise
de Sicyone en 250. Si l'on accepte ces hypothèses, l'original des Prison-
niers serait, dans la carrière de Poseidippos, sensiblement antérieur à
celui du Curculio, qui nous a semblé devoir dater, au plus tôt, de 245,
probablement d'une ou deux années plus tard. Nous sommes dans la vieil-
lesse de Poseidippos (né, au plus tard, en 310, puisqu'il donna sa premiè-
re pièce en 291). A ce moment, la comédie nouvelle a terminé son meil-
leur temps; elle est devenue un genre traditionnel, à qui l'on peut deman-
der d'exprimer des idées de toute sorte, elle est intégrée dans la vie litté-
raire des cités et, touchant un vaste public, fournit un moyen puissant de
persuasion. On ne s'étonnera pas de la trouver mêlée aux problèmes poli-
tiques les plus graves.
Il resterait à savoir pourquoi Plaute jugea bon de s'inspirer de cette
comédie tardive, sérieuse, toute pénétrée d'idées morales et, dans sa
structure, assez maladroite et peu scénique.
Nous avons vu que les Captiui ne sauraient être antérieurs à 210 ni,
naturellement, postérieurs à 184. Les critiques modernes s'accordent
pour en faire une œuvre tardive dans la carrière de Plaute, les uns, corn•
me Maurenbrecher, pour des raisons stylistiques, les autres, comme Lind~
say parce qu'il leur semble que l'allusion aux Boïens 87 s'explique mieux si
la comédie date de 193 que de toute autre année. En réalité, la guerre
contre les Boïens ne se termina qu'en 191 88 avec le triomphe de P. Corne-
lius Scipio. Mais le rapport entre cette guerre et le bon mot de Plaute est
trop vague pour fournir une indication chronologique bien ferme. Il y
avait déjà longtemps, à cette époque, que les Boïens faisaient parler
d'eux. Il est plus important, peut-être, de remarquer que, au cours de cet-
te même année 191, Étoliens et Éléens se trouvaient, ensemble, portés au
premier plan de l'actualité, du fait même de leur antique et légendaire
87 Captiui, 888.
88 Tite-Live, XXXVI, 39, 3 et suiv.
LE MOD~LE ET LA DATE DES CAPTIVI DE PLAUTE 313
alliance. Tandis que les Étoliens, après avoir provoqué la guerre entre
Rome et le roi Antiochus, étaient attaqués par le consul M'. Acilius, les
dirigeants de la Ligue achéenne tentaient d'en profiter pour annexer les
Éléens dans leur système d'alliances 89 • On sait comment Quinctius Flami-
ninus, le «libérateur de la Grèce», s'entremit pour éviter aux Étoliens
l'anéantissement, estimant, dit Tite-Live «qu'il ne convenait pas qu'aucun
peuple de cette Grèce qu'il avait libérée se trouvât totalement anéanti» 90,
et que sa mission personnelle consistait à empêcher une telle destruction.
C'est Flamininus aussi qui présenta le cas des Éléens devant l'assemblée
de la Ligue achéenne.
Flamininus avait obtenu du consul qu'il accordât aux Étoliens une
trêve indéterminée pour leur permettre d'exposer leur cause au sénat.
Mais, dès le début de l'année suivante, le sénat décida de poursuivre la
guerre contre les Étoliens, et les ambassadeurs furent brusquement ren-
voyés, tandis que 43 chefs étoliens, envoyés à Rome par Acilius, étaient
enfermés dans la prison des Lautumiae 91 • L'Étolie était officiellement et
définitivement ennemie du peuple romain. On peut sans doute admettre
que la pièce de Plaute fut composée et jouée au cours de cette période; le
moment le plus vraisemblable serait alors les.Ludi romani de septembre
190. A ce moment, la campagne contre les Boïens prenait fin, et se dérou-
laient au sénat les débats sur l'opportunité d'accorder immédiatement ou
de différer le triomphe demandé par leur vainqueur. En même temps,
Flaminius, en Grèce, et; assurément, à Rome, par l'intermédiaire de ses
amis du parti pro-hellène, tentait de réconcilier les Étoliens avec le peu-
ple romain, au nom des idées, précisément, que défendait Poseidippos.
On peut imaginer que Plaute, dans cette conjoncture, choisit d'imiter une
pièce dont le sujet répondait si bien aux préoccupations de l'actualité.
Mais à d'autres égards aussi le choix de Plaute s'explique à cette
date : l'insistance mise par le poète à souligner le caractère moral de sa
pièce ne saurait nous étonner si ces vers ont été composés au moment où
Caton, au retour de sa legatio en Grèce, auprès de M'. Acilius, commence
à dominer la vie politique et à tenter d'imposer un idéal d'austérité ou du
moins de puritanisme. A ce moment, il apparaît comme l'allié de Flamini-
nus contre Acilius. Il n'est pas un ennemi des Grecs, en tant que tels, mais
il redoute pour Rome la contagion de la «vie à la grecque». On ne peut
21
314 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE
ais Mittel der Charaktergestaltung im ,Miles gloriosus.», Das Altertum, VII, 1961.
p. 24 et suiv., voir p. 25, n. 1. On trouvera des indications dans K. H. Abel, Die Plau-
tusprologue, Francfon, 1955, p. 140.
316 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
de trop vague. Le premier de tous est sans doute la mention du roi Séleu-
cos, pour le compte de qui Pyrgopolinice est venu à Éphèse, avec mission
de recruter des mercenaires, dont le roi semble avoir un besoin urgent 5 •
La conclusion est certaine : ces vers, cette situation ne sont concevables
que pendant une période bien délimitée, celle qui s'étend entre le moment
où Séleucos 1er (il ne saurait s'agir de Séleucos II, qui ne commença de
régner qu'en 246 avant J.-C., à une époque où le Poliorcète n'appartenait
plus, depuis longtemps, à l'actualité) prit le titre de roi, et celui où il mou-
rut, c'est-à-dire entre· 306 et 281 avant J.-C. Toutes les années de cette
période ne conviennent pas à la solution de notre problème; seules, en
effet, sont admissibles celles où Démétrios n'est pas le maître d'Athènes.
C'est-à-dire qu'il faut en exclure le temps qui s'écoula entre la prise
d'Athènes par Démétrios (en 307 avant J.-C.) et la bataille d'Ipsos (301),
où Athènes fit défection; et, de même, entre 294 (Athènes reprise par
Démétrios) et 287, l'expulsion définitive du roi. La comédie ne saurait
donc avoir été composée que pendant deux intervalles de temps : ou bien
entre· 301 et 294, ou bien entre 287 et 281. Tel est le choix qui nous est
offert. Bien que Démétrios soit mort, on le sait, en 283, il n'est pas incon-
cevable que l'ironie d'un poète comique athénien l'ait encore pris pour
cible deux ans plus tard, d'autant plus que le fils et successeur du roi,
Antigone Gonatas, occupait encore le Pirée, d'où il s'efforçait de remettre
la main sur la ville•.
Pour résoudre le problème, sous la forme nouvelle où il se pose, c'est-
à-dire pour choisir entre les deux intervalles possibles, c'est au dialogue
entre Pyrgopolinice et son parasite Artotrogus qu'il faut avoir maintenant
recours. Artotrogus tient registre des campagnes de son maître et des
exploits accomplis par celui-ci au cours de chacune, et voici la liste qu'il
en donne:
«Je me rappelle: cent cinquante hommes en Cilicie, cent en Scythola-
tronie, trente Sardes, soixante Macédoniens, c'est le compte de ceux que
tu as occis en un seul jour 7 >.
Sous cette forme, le récit est fantastique, comme il devait l'être; il
comporte, de plus, une absurdité matérielle, puisque le soldat aurait dû se
• Miles, 75: nam rex Seleucus me opere oravit maxumo I ut sibi latrones coge-
rem et conscriberem.
• Ferguson, Hellenistic Athens, p. 154.
7 Miles, 42-45 : memini: centum in Cilicia / et quinquaginta, centum in Scytho-
latronia, / triginta Sardis, sexaginta Macedones I sunt homines quos tu occidisti uno
die. (trad. A. Bmout).
318 ROME,LA LITTéRATURE ET L'HISTOIRE
1
• Miles, 25: edepol vel elephanto in India / quo pacto ei pugno praefregisti bra-
ch,um !
• W. Hofman, op. cit.
10
Syr., chap, 55.
11
A. Bouchê-Leclercq, Histoire des Séleucides, I, p. 28 et suiv.
LB MILES GLORIOSUS ET LA VIBILLBSSB DB PHILBMON 319
et suiv. (Polybe, V, 79, 3 et suiv. pour Raphia; Tite-Live, XXXVII, 40, et Appien,
Syr., (fin) pour Magnésie).
320 ROME., LA LilT!RATURE. E.T L'HISTOIRE.
17
Bouché-Leclercq, loc. cit.
11
On peut suggérer une expression comme : àv 'tfl I:iru8oµtat0>tô'>v xci>pq.(1~
compos_é_étant formé sur celui qui est bien connu : I:iru8otoç6tm). On ne saurait
pe~ser ici à la Scythopolis de Syrie, qui n'était pas pour Séleucos, pays de merce·
na1res. '
LE MILES GWR/OSUS ET LA VIEILLESSE DE PHILi!MON 321
fois 19 ?:oOr, nous savons que Séleucos était, depuis longtemps, maître de
la Cappadoce, mais que, peu après sa victoire à Couroupédion, il eut à
faire face à un soulèvement, et qu'un de ses lieutenants, Diodoros, fut
complètement défait 20 : on pense à la «victoire manquée:. («tu en aurais
tué cinq cents d'un coup, si ton épée ne s'était pas émoussée») de Pyrgo-
polinice dans ce pays. Cette campagne malheureuse eut lieu dans le cou-
rant de l'été de 281 ou au début de l'automne, le climat de la Cappadoce
(au moins dans la partie montagneuse du pays) ne se prêtant guère aux
campagnes hivernales 21 •
Telles sont les expéditions auxquelles a pris part le capitaine de
Séleucos. Une autre mention, tout au début de la comédie, est plus mysté-
rieuse, et ne se laisse pas ranger dans la même série. C'est le soldat lui-
même qui évoque le temps où, «sur la plaine de Charançonnerie, il a sau-
vé Mars, alors que le commandant en chef était Bombomachidès Clutu-
mistharidysarchides petit-fils de Neptune 22 ». Sans doute ce trait pouvait-
il figurer dans l'original grec - le pays de Charançonnerie n'étant, alors,
que l'une des nombreuses régions de l'Orient où vivaient des Troglodytes,
selon une équivalence que nous avons déjà rencontrée 23 • Mais l'outrance
presque insupportable des noms, la mention d'un summus imperator lais-
sent l'impression que le poète latin a fortement modifié ce qu'il pouvait
lire dans son modèle grec, au point de rendre méconnaissable l'intention
de celui-ci. La «plaine de Charançonnerie» peut n'être qu'un souvenir du
Curculio, comme la blessure de Mars un thème parodiant l'épopée homé-
rique. Si l'on pense, malgré cela, que Plaute n'a pas inventé le contenu du
vers 14, on croira que le petit-fils de Neptune n'est autre qu'Antigone
Gonatas, fils de Démétrios, lui-même descendant (disait-il) de Poséidon.
Mais il est bien certain que ce souvenir, énoncé par Pyrgopolinice, n'ap-
partient pas à la série des campagnes énumérées par Artotrogus, et dont
il tient la liste, comme sur une sorte de livret militaire, où sont inscrits les
états de service du mercenaire. Il n'en est que plus remarquable de cons-
tater que ces différentes campagnes sont mentionnées dans un ordre
ce Séleucide.
21 Les chutes de neige sont très abondantes, sur l'intérieur, â partir du début
24 Cur ce désir et cette hâte, voir Pausanias, 1, 16, 2. Cf. Stiihelin, art. Seleukos,
in R. E., II, col. 1225.
25 Voir les références à l'article de Stiihelin, cité, note précédente, p. 1227.
26 Sur ce problème, voir l'article d'A. Aymard, in Revue des Études anciennes,
1955, p. 105-106, qui opte en faveur de la liste, contre le contrat babylonien. Est-il
bien croyable que le rédacteur de celui-ci ait ignoré la mort de son roi, disparu
depuis plus de trois mois, dans des conditions dramatiques?
27 XVII, 2, 4.
LB MILES GWRIOSUS BT LA VIBILLBSSB DB PHIU'.!MON 323
*
* *
nages en harmonie avec le sujet, des pensées qui répondent aux réalités
de la vie; ses plaisanteries ne descendent pas au-dessous du brodequin, et,
lorsqu'il est sérieux, il ne se hausse pas jusqu'au cothurne. Rares chez lui
sont les filles séduites, les erreurs sont sans conséquence, les amours sont
permises. Il n'en est pas moins vrai que le marchand de filles est malhon•
nête, l'amant ardent, l'esclave rusé, la maîtresse trompeuse, l'épouse
autoritaire, la mère faible, l'oncle grondeur, le camarade serviable, le sol-
dat belliqueux, et aussi les parasites voraces, les parents serrés, les courti•
sanes provocantes 29•
La plupart de ces traits peuvent s'appliquer à n'importe quelle pièce
ou œuvre de la Néa. Quelques-uns, cependant, sont plus caractéristiques,
et, par le rapprochement avec les comédies de Plaute dont nous savons
explicitement qu'elles sont imitées de Philémon, nous sommes en mesure
de les préciser et de les retrouver dans le Miles. Qu'il n'y ait pas, dans le
Miles, d'amour coupable, que la tentative du Pyrgopolinice pour séduire
la prétendue femme de son voisin tourne à la confusion du séducteur,
tout cela ne prouverait pas grand'chose, car des situations analogues,
aussi morales, se trouvent ailleurs. Mais l'indice prend quelque consistan-
ce grâce à la comparaison de deux passages, l'un du Miles, l'autre du Mer-
cator (qui, on le sait, est imité de Philémon). Dans le Miles, nous lisons:
«J'avais pour maître, à Athènes, un jeune homme parfait en tous points.
Il aimait une courtisane née d'une mère athénienne, et elle lui rendait son
amour; ce qui est bien la meilleure façon d'aimer JO>:«qui est amor cultu
optimus». Palestrion ne veut pas dire que l'amour partagé est ce qu'il Ya
de meilleur au monde, mais que d'aimer une courtisane qui rend cet
amour (et ne se donne pas pour de l'argent) est la meilleure solution au
problème amoureux. Il s'agit d'un «amour permis>, le même que loue
Périplectomène, et qu'il favorise de toutes ses forces. Or, telle est exacte-
ment l'attitude vantée dans le Mercator:
«Que désormais aucun père n'interdise à son jeune fils l'amour et les
filles, pourvu qu'il n'y ait pas d'excès. Si quelque père enfreint cette
défense, il perdra plus par ce qu'on lui cachera que ce qu'il aurait eu à
29
• ~lorides XVI, 7 et suiv.: reperias tamen apud ilium multos sales, argumenta
d
lepi e inflexa, agnitus lucide explicatos, personas rebus competentes, sententias vitae
~ongruentes, ioca non infra soccum, seria non usque ad cothurnum. Rarae apud
ilium corruptelae, tuti e"ores, concessi amores. Nec eo minus et leno perjurius el
~mator fervidus et servulus callidus et arnica inludens et uxor inhibens et mater
rndulgens et patruus objurgator et sodalis opitulator et miles praeliator sed el parasiti
edaces et parentes tenaces et meretrices procaces
30
Miles, 99-101 (trad. A. Emout). ·
LB MILES GWRIOSUS BT LA VIBILLBSSB DB PHILt!MON 325
34
Miles, 618 et suiv. (scène m, 1, qui appartient sûrement à la même pièce que
la scène 1, 1. Voir Éd. Fraenkel, Elementi plautini in Plauto, Florence 1960,
p. 246).
35
Miles, 719-722.
36
Adelphe.s, 35 et suiv.
370p • Clt.,
. p. 137.
31
Op. cit., Ibid., p. 138.
39
Miles, 685 et suiv.
LE MILES GWRIOSUS ET LA VIEILLESSE DE PHILÉMON 327
40 Ibid., 627.
41 Mercator, 290-291.
42 Suidas, Philémon 2; Plutarque, Moralia 785 b; Apulée, loc. cit.
46
Mercator, 318 et suiv. (trad. A. Ernout).
47
Sur les bonnes relations entre Athènes et Séleucos, voir Fergusson, op. cit.,
p. 155-156.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS
L'ANTIFÉMINISME DE PLAUTE
Une opinion reçue veut que Plaute soit hostile au sexe féminin et que,
ce faisant, il se conforme à une tradition romaine bien établie. Peu de
critiques doutent que ce thème de l'antiféminisme ne soit un élément
plautinien authentique, même si Ed. Fraenkel s'est gardé d'aborder de
front le problème dans son livre célèbre 1• A la vérité, les textes ne man-
quent pas, depuis l'invective célèbre de l'Aululaire, où Mégadore dit sa
défiance des «beaux partis» 2, qui réduisent les maris en esclavage et cau-
sent leur ruine 3, jusqu'au propos de Calliclès et Mégaronide dans le Tri-
nummus 4• Les épouses sont considérées comme un « mal nécessaire».
Mais les courtisanes ne sont pas mieux traitées, non seulement en raison
de leur avidité - qui pourrait n'être qu'un vice inhérent à leur profession
- mais des goûts et des tendances propres à leur sexe; ainsi les propos
échangés par Adelphasie et Antérastile dans le Carthaginois 5 annoncent la
vigueur satirique de Juvénal. Tout cela semble indiquer que le poète n'a
pas, du sexe féminin, une opinion bien flatteuse.
Et pourtant, é'est dans l'une de ses œuvres que l'on trouve la figure
de femme la plus noble, la plus attachante de la comédie antique. Alcmè-
ne n'a certes rien de commun avec les «matrones» des autres comédies;
et son originalité, sa noblesse de cœur, elle ne les doit assurément point
au fait que le personnage qu'elle incarne appartient au monde héroïque;
dans la même pièce, les dieux eux-mêmes ne sont pas si bien traités, et
Amphitryon n'est pas exempt de ridicule - outre celui qui s'attache à son
infortune. Précisément c'est par ses qualités de femme qu'Alcmène forme
un contraste évident avec les autres personnages de la pièce.
Il est superflu de résumer ici les vertus d'Alcmène: elle aime tendre-
ment son mari, elle n'a pas de plus grand bonheur que de l'avoir près
d'elle; elle met sa gloire à vivre dans l'ombre de celui dont elle admire la
valeur; en même temps, elle respecte Amphitryon, elle obéit à ses ordres,
même ceux qu'elle juge absurdes. Tant de vertu n'irait pas sans fadeur, si
elle ne sè révélait susceptible, jusqu'à la violence, et nous comprenons
que sa docilité ne masque pas une absence de caractère. Or, il est évident
que Plaute, q•uia donné à Amphitryon tant de traits romains, qui l'a dessi-
né comme un imperator, où certains ont même voulu reconnaître tel ou
tel triomphateur contemporain, a fait de même à propos de la mère d'Hé-
raclès : son Alcmène est une grande dame romaine. Et puisque nous
voyons que l'épouse d'Amphitryon a été dessinée avec une sympathie
indéniable par le poète, ne devons-nous pas en conclure que Plaute est
moins antiféministe qu'on ne le dit et qu'il ne le paraît? La contradiction
avec les autres pièces est flagrante; comment la résoudre?
Un premier élément de solution est apporté par la remarque de
Fraenkel que nous avons rappelée: l'uxor dotata de la Mostellaria (celle
du Trinummus, celle de l'Aulularia, ainsi que quelques autres) ne sont
point propres à Plaute; elles apparaissent déjà, avec les mêmes caractè-
res, chez Ménandre, Diphile, Philémon, pour ne citer que les poètes les
plus importants de la comédie nouvelle. Fraenkel cite, pour Ménandre, la
comédie du Collier (1CÀ.6nov)6 , pour Diphile, les Tireurs de Sorts, que nous
ne connaissons qu'à travers la Casina 1 , et, pour Philémon, le Marchand,
qui apparaît à travers le Mercator•.
En fait, les témoignages apportés par les fragments de la comédie
nouvelle sur l'opinion que les poètes se faisaient des femmes confirment
cette remarque. Philémon nous apprend que la femme digne de louanges
est celle qui ne· se pique pas de remporter la victoire sur son mari, mais
qui lui est obéissante : « la femme qui a toujours raison est le plus grand
des maux» 9 ; il proclame que le célibataire est le seul au monde suscepti-
ble de profiter de la mauvaise fortune 10, et que l'on n'est vraiment heu-
reux que si l'on n'a pas la responsabilité d'une femme 11. L'un des mots les
plus cruels de Plaute sur la femme (Eho tu, tua uxor, quid agit? - Immor-
talis est) 12 n'est que l'adaptation très exacte d'un vers de Philémon 13.
Diphile nous apporte des témoignages semblables 14 , et avec lui, un
poète «mineur> comme Philippidès, qui n'hésite pas à écrire que «le bien
de Platon consiste à ne pas se marier» 15, et maudit, lui aussi, les femmes
richement dotées 16.
Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés, démontrent au
'moins que Plaute suivait les maîtres de la comédie nouvelle lorsqu'il
disait sa défiance des épouses et les misères du mariage. Cela ne veut pas
dire, sans doute, qu'il ne partage pas cette opinion, qu'il ne la fait pas
sienne. On peut même penser que, la portant sur la scène, l'illustrant par
les intrigues et le dialogue de ses comédies, il ne considère pas qu'elle soit
inexacte. On le penserait sans réserve s'il n'y avait l'Amphitryon. La
contradiction que nous dénoncions n'est pas résolue par la seule considé-
ration des sources.
T. B. L. Webster a montré que la satire du mariage offerte par la
comédie nouvelle n'est pas une idée propre aux poètes de ce théâtre, mais
que la plupart des arguments qui l'appuient viennent des philosophes et,
plus particulièrement, du traité de Théophraste Sur le mariage 17, traité
qui 'fut résumé par Jérôme dans son Contre Jovinien 18, ce qui l'a sauvé de
l'oubli. Le «sage», pour Théophraste, ne saurait se marier. Le mariage est
contraire à la paix de l'âme et au bonheur. Théophraste, en fait, nous a
résumé les reproches que, depuis toujours, les Grecs adressaient à leurs
compagnes, et dont on peut trouver le témoignage chez les poètes tragi-
ques, en particulier dans les pièces d'Euripide, si bien que la comédie
nouvelle, à cet égard, se conforme à une longue tradition d'antiféminis-
me. D'autre part, il semble bien que cette tradition n'ait jamais été aussi
vigoureuse qu'à l'époque hellénistique; c'est le moment, par exemple, où
se forme la légende d'un Socrate en butte aux vexations de Xanthippe,
légende qui ne s'affirme guère, on le sait, avant la dernière partie du IV•
siècle, où elle se charge de traits pittoresques.
Mais, surtout, l'uxor dotata, la femme riche, paraît bien avoir été l'un
des personnages les plus caractéristiques de la haute société, aussi bien
athénienne que spartiate, pendant l'époque hellénistique. Pour Sparte,
nous possédons le témoignage de Plutarque 19 ; pour Athènes, l'émancipa•
tion financière des femmes n'est pas moins certaine 20 ; elle parut même
constituer une telle menace que Démétrios de Phalère, on le sait, crut
nécessaire de créer des magistrats spéciaux, les gynéconomes, dont la
fonction principale consistait à réprimer les dépenses somptuaires des
femmes. Démétrios de Phalère, Théophraste, Ménandre et ses rivaux ou
ses imitateurs tiennent donc le même langage, partagent les mêmes idées
concernant les femmes, et réagissent de la même manière devant l'évolu•
tion économique et sociale de leur temps.
A Rome, la situation est bien différente. Polybe nous apprend, par
exemple, que la dot que les fils de Paul Ëmile remboursèrent à leur mère,
lorsque mourut leur père, se montait à 25 talents 21 - alors que les som·
mes d'argent et d'or monnayées trouvées dans le trésor de Persée attei-
gnaient une valeur de 6.000 talents. Le même Paul Ëmile fit cadeau à sa
fille, lorsqu'elle épousa Q. Aelius Tubéro, de cinq livres d'argent 22• Pen·
dant la jeunesse de Plaute, le sénat avait doté une fille d'un Cornélius Sei·
pion, et, après consultation des proches, les Pères avaient fixé le montant
de cette dot à 40.000 livres de bronze 21. De plus, les dépenses des femmes,
pendant tout le temps de la seconde guerre punique, et pendant bien des
années après, encore, étaient limitées par la loi Oppia; et il faut penser
que cette loi opposait une barrière efficace à leurs prodigalités puisqu'el-
les mirent le plus grand acharnement à la faire abroger. Il est donc
inexact de répéter, comme on le fait, que les reproches adressés par les
personnage.s de Plaute à leurs épouses s'adressent en fait aux matrones
romaines. La femme romaine est, alors, bien différente de la femme grec·
que que nous révèle la comédie nouvelle : plus libre, dans la vie quotidien·
ne, plus influente, aussi, dans la vie familiale elle semble avoir disposé
d' une part beaucoup moindre des ressources de ' la maisonnée. Les pres·
criptions de la loi Oppia qui interdisait aux femmes (depuis 215 avant J.·
C.) de se faire porter en voiture, de posséder des bijoux d'or et des vête·
19
Agis 3, 4.
20
. R · Fla ce l'è · Histoire
1 re, m · · mondiale de la femme t l Paris 1965, p. 355 et
SUJV. ' . '
21
Pol., XXVIII, 35, 6.
22
Valère Maxime, VI, 1, 12.
21
Id., VI, 1, 11.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 333
ments ornés montrent bien que le luxe féminin était encore très restreint,
et l'on sait que le luxe ne commença véritablement, à Rome, que dans les
dernières années de la carrière de Plaute, s'il est vrai qu'il fut apporté par
les armées victorieuses après la guerre d'Antiochus 24 •
Mais, si les critiques adressées aux femmes par les personnages de
Plaute viennent de la comédie grecque, si elles font partie de cet exotisme
caractéristique de la palliata, doit-on en conclure, contrairement à l'opi-
nion générale, que Plaute nous livre sa vraie pensée dans le portrait d'Alc-
mène et, pour le reste, se contente de reproduire ce qu'il trouve dans ses
modèles? Ce serait sans doute aller trop loin, et ne pas tenir compte des
indications que peut nous fournir une analyse plus exacte de certaines
pièces du corpus plautinien, sur lesquelles les philologues modernes ne
semblent pas s'être penchés avec prédilection. Et la plus délaissée d'entre
elles est peut-être le Truculentus, qui a contre elle d'être la dernière du
recueil et d'encourir un reproche naguère redoutable, celui d'immorali-
té2'.
On connaît le sujet de la pièce : une courtisane, Phronésie, exerce
avec succès son métier dans Athènes; elle a presque entièrement ruiné un
jeune homme riche et noble, Diniarque; bien plus, celui-ci, apparemment
en raison de son inconduite, s'est vu refuser la fille de Calliclès, que le
vieillard lui avait promise, mais dont le jeune homme avait abusé, à l'insu
de son futur beau-père; de ces amours clandestines de Diniarque et de la
jeune fille un enfant est né, qui a été aussitôt confié à une servante pour
être exposé; la naissance a pu être tenue secrète, et Diniarque espère bien
que l'affaire est à jamais oubliée. Auprès de Phronésie, Diniarque conti-
nue à faire figure d'amant, mais comme il ne possède plus grand'chose,
qu'il ne peut continuer les cadeaux d'antan, Phronésie ne le reçoit pas;
elle n'a plus avec lui que des relations d'amitié, qui se transforment bien-
tôt en complicité, lorsque la courtisane raconte à son ancien amant com-
ment elle a entrepris une magnifique escroquerie aux dépens d'un soldat
avec qui elle a vécu l'année précédente. Ce soldat, longtemps en garnison
à Athènes, est parti pour Babylone, et doit revenir incessamment. Phroné-
sie va lui faire croire qu'elle a mis un enfant au monde, et que cet enfant,
un garçon, est de lui. En réalité, elle s'est procuré un enfant abandonné,
et c'est celui-ci qu'elle fera passer pour le fils du soldat, exigeant du père
supposé de fortes sommes pour l'entretien du petit garçon.
26
Vers 846: bene agis mecum.
27
T. III, p. 726-727.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 335
31 Webster, Ibid., p. 151 et suiv. Voir A. Blanchard et A. Bataille, dans Rec. Pap.,
III, 1964, p.102-176; C.Gallavotti, Sicyonius, :zeéd., Rome 1965; cf. J.-M.Jacques,
Les éditions du Sicyonien de Ménandre, R. É. A., LXIX, 1967, p. 293-311, etc.
32 Frag. 580 K. . -ri füà KBvflçsl XP1Ja-r6ç; ( si yàp) 6 &altO'tT!c;,'«ù-rôç
ÙltoÀ.(
o )us1
miv-ra cru 6t 1111
Aaµ6avsiç/aa\l'tov am-rpi&nç OÙKtKsivov <ixpwîç. Voir note 35.
n Et non 599, comme l'imprime à tort Webster.
336 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
pas, toute cette eau n'en irait pas moins se perdre dans la mer; car tout
ce bien s'en va à la mer et périt misérablement sans qu'on en sache aucun
gré» 34 • L'idée est identique; chez Plaute, elle est développée avec plus
d'abondance, et s'épanouit en image. On ne s'en étonnera point, puisque
ce passage a été traité par Plaute sous la forme d'un canticum aux mètres
variés, c'est-à-dire dans un style poétique, tandis que, chez Ménandre, le
fragment est en trimètres iambiques. Un autre détail confirme la validité
du rapprochement : le terme à1t0À.Oue1, employé par Ménandre, et rétabli
d'après A. Tannery, par une correction quasi certaine 35 , a suggéré à Plau-
te une autre image, dans ce même développement: «bona sua pro stercore
habet foras iubet ferri .. . »36 •
Le second fragment (498 K), si son utilisation par Plaute était certai-
ne, nous fournirait le titre de la pièce de Ménandre qu'il a imitée. C'est un
vers du Phanion, qui signifie: «une sorte de torpeur s'est répandue sur
tout mon corps» 37 • Et cela peut correspondre aux deux mots de Diniar-
que, comprenant que ses méfaits anciens vont être révélés : «timore tor-
peo »3•.
Le troisième (627 K) est rapporté par Stobée, sans titre de pièce; il
signifie: «ce n'est pas le nombre de coupes, si l'on y réfléchit, qui cause
l'ivresse, mais la nature de celui qui les boit» 39 • (',. ce texte répond un pas-
sage du Truculentus 40 : «ce n'est pas le vin, d'ordinaire, qui commande
aux hommes, mais les hommes qui commandent au vin, du moins les
hommes honnêtes. Mais quand on est malhonnête, qu'on boive ou qu'on
s'abstienne de boire, on est toujours malhonnête, du fait de son naturel».
L'idée est identique dans l'un et l'autre texte, la différence, comme pour
le premier fragment, venant d'une amplification de Plaute, ce qui est
naturel puisque le «modèle» ici encore est en trimètres iambiques, et que
37 ·y lt6À.T)ÀU0év
T6 µou/va.p1ca TlÇ ÔÀ.OVTÔ ôépµa.
li Vers 824.
39 Où yàp TÔ
ltÂ.f10oç,
av cncoltfl nç, TOÙ ltOtOÜ/1tOl6Î ltapOlV6ÎV, TOÙ lt\OVTOÇ ô' Tl
q>ootç.
40 Vers 831 et suiv. (et non 381, comme l'imprime Webster), trad. A. Ernout.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 337
41 Athénée, XIII, 567 c; 594 a. Un passage voisin, du même livre d' Athénée
(593 0, nous apprend que Néère elle-même, aimée à la fois par Stéphanos, l'ora-
teur et par Phrynion de Paeanie, accordait à chacun ses faveurs un jour sur deux.
Cette combinaison avait été imaginée par les amis des deux hommes, soucieux de
les réconcilier. Elle n'est pas sans présenter quelque ressemblance avec le dénoue-
ment du Truculentus et, aussi, celui de !'Eunuque, dont le modèle, on le sait, est
une pièce de Ménandre.
41499 K : liv8pco,roçrov 1'µap'tOV· OÙ 8auµaatéov.
43500 K : lpSlOOM.OÇ ~V Kai µétptoç àyopaa't"ÎJÇ.
44500 A : JtOt(l)V'tll Kai Kci>µwv liltClV'tllÇfl&µev.
45 500 B : <nCtlltTJ<îll\
ltllÀ\ V SVtq') µtpe1.
46 Vers 310.
47
Cf., par exemple, Truc. 791; 801.
•• Webster, op. cit., p. 149.
338 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
bien considéré, il penche pour Philémon. Les raisons qu'il en donne sont
la relative maladresse de l'intrigue, et certains raccourcis de l'action qui
n'appartiennent pas à la manière de Ménandre et répugnent même à son
art dramatique. Le plus grave, sans doute, est que l'auteur du modèle
grec n'ait pas tiré parti de cette ironie du sort, qui veut que ce soit l'en-
fant de Diniarque dont parle Phronésie à ce même Diniarque, lorsqu'elle
lui confie ses projets contre le soldat 49 • Mais cette objection se retourne
contre la thèse soutenue. En réalité, tout se passe comme si Plaute, trou-
vant une intrigue montée avec soin, en avait négligé certains éléments. Il
est peu concevable que cette négligence soit le fait de l'auteur grec lui-
même: s'il ne devait tirer aucun parti de cette singulière coïncidence,
pourquoi l'eût-il imaginée? Nous sommes ramenés à un problème de
«Plautinisches im Plautus », c'est-à-dire à un point où ce qui importe, c'est
de saisir le moment où Plaute se sépare de son modèle, l'interprète
à sa manière, pour des fins qui lui sont propres. Et les modifications
apportées par le poète latin à ce que nous devinons de la pièce grecque
relèvent, non point du style de celle-ci, mais du style plautinien lui-
même.
Une autre objection se présente: aucune pièce n'est plus hostile aux
courtisanes, et nous savons, d'autre part, que Philémon se montrait, pour
elles, plus indulgent que Ménandre. C'est en effet Athénée qui nous
apprend que Philémon, dans une de ses pièces, avait qualifié de «bonne
personne» une courtisane dont il était amoureux, et que Ménandre lui
répondit en affirmant qu'il n'en existait aucune qui méritât cette épithè-
te50. Il est donc plus vraisemblable d'attribuer l'original du Truculentus à
Ménandre plutôt qu'à PhÔémon 51 •
Si cela est admis, et si l'on accepte de considérer comme plautinienne
la manière de traiter l'intrigue, si l'on attribue au poète latin les raccour-
cis évidents dont témoigne sa comédie, aussitôt certaines conclusions
s'imposent. Et la première de toutes, la plus importante, c'est que Plaute
a transformé une comédie d'intrigue, bien construite, où tous les person-
nages évoluent vers leur destin d'une manière vraisemblable, en une sati-
re incroyablement violente. L'apparition, la disparition, le retour des per-
sonnages se produisent sans grande nécessité interne; il importerait peu
que Diniarque parût sur la scène avant ou après le moment où il paraît,
49 Id., Ibid.
50 Athénée,XIII, 594 d.
Enk, op. cit., croit pouvoir attribuer l'original du Truculentus à Ménandre,
51
52 Vers 486.
53 Plut., Cato maior, 17, 7.
5 4 Id., Ibid., 20, 1 et suiv.
A PROPOS DU TRVCVLENTVS 341
train te sociale ne la maintient pas dans le rôle qui doit être le sien; elle
n'est pas méprisée, elle est au contraire honorée, dans la mesure où elle
remplit cet officium, comme le fait Alcmène, et où elle se garde d'exercer
sur les hommes l'empire que lui donne la nature. Celles qui parviennent à
cette suprême vertu méritent l'éloge que leur décernera plus tard Sénè-
que, en parfait accord avec la tradition romaine : que le mérite d'une
femme vertueuse est d'autant plus grand que sa nature la porte d'autant
plus à ne pas l'être.
LE «TRVCVLENTVS»DE PLAUTEET L'ESTHÉTIQUE
DE LA «PALLIATA»
La comédie latine est peut-être l'un des genres littéraires antiques les
moins bien connus, et celui auquel les études des philologues modernes
rendent le moins justice: d'une part, ce que nous en possédons n'est cha-
que fois qu'un texte, c'est-à-dire un ensemble de mots d'où la vie réelle
s'est retirée; nos manuscrits ne contiennent ni indications scéniques, ni, le
plus souvent, rien qui nous renseigne sur la partie musicale qui accompa-
gnait une très grande partie de ce texte. Il est naturel, dans ces condi-
tions, que le travail des critiques concerne surtout les mots du texte, et
leur interprétation présente un caractère essentiellement intellectuel, ra-
rement «scénique» et vraiment théâtral. D'autre part, inconsciemment,
nous sommes tentés d'établir une comparaison avec la comédie européen-
ne classique, qui est en partie dérivée de la comédie latine, et de penser
celle-ci à travers des formes théâtrales qui ne présentent pas grand chose
de commun avec elles. Nos comédies, par exemple, se passent le plus sou-
vent dans un lieu clos, ou à la rigueur sur une place, qui n'est pas très
différente d'un lieu clos, dont on voit le centre et les limites. Or, la comé-
die latine, dès l'abord, est très différente. Et, avant d'étudier, à propos du
Truculentus, ce que peut avoir été le dessein profond de Plaute, lorsqu'il
adapta cette pièce d'un modèle grec qui nous est inconnu, et apporta à
son modèle des modifications que l'on devine très considérables, il est
certainement utile de présenter quelques remarques sur ce que l'on pour-
rait appeler les postulats scéniques fondamentaux de la palliata. C'est-â-
dire de rappeler des faits, assurément bien connus, mais dont, peut-être,
les conséquences ne sont pas toujours tirées avec assez de rigueur .
......
Et d'abord le lieu scénique. La scène romaine, on le sait, est une lon-
gue estrade, le pulpitum, qui se déroule sur tout le fond du théâtre; cette
344 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
"
346 ROME, LA LITmRATURE ET L'HISTOIRE
soutenait sa voix. Nous savons aussi que, dans les parties seulement par•
lées, le flûtiste cessait de jouer. Ces alternances de parole et de chant, ce
silence, puis cette présence de la musique devaient produire un effet qu'il
nous est difficile d'imaginer - l'opéra se révélant, sans doute, un terme de
comparaison incertain et dangereux. En tout cas, la palliata, ainsi présen•
tée, s'éloignait grandement de la comédie «réaliste»; elle n'était pas seule-
ment, ni même principalement, comme le voulait Aristote, l'imitation
d'une action réelle - ce qu'elle était, en somme, dans l'Athènes du IVe siè-
cle.
La palliata constitue donc un genre original, grec dans sa donnée
humaine, et ses personnages, romain par sa matière rythmique et sonore.
Et l'on sait que Plaute, au fur et à mesure que sa carrière avançait, a
développé les éléments rythmiques et musicaux, au point que l'on peut
fonder sur le pourcentage relatif des diuerbia et des cantica, pour les piè•
ces que rien ne vient dater, une première vraisemblance chronologique.
Les plus anciennes sont celles où dominent les parties parlées, les plus
récentes étant les plus riches en cantica. Ce qui revient à dire que la créa-
tion de Plaute a porté, par excellence, sur la matière rythmique et sonore,
que le poète est allé de plus en plus loin dans cette voie, et par consé•
quent s'est éloigné du style propre à la comédie nouvelle grecque, où les
éléments musicaux, lorsqu'ils ne sont pas tout à fait absents, sont conte•
nus dans les parties chorales et non pas intimement mêlés à la texture de
la pièce.
*
* *
grandes lignes : une courtisane qui a réussi, Phronésie, posséde une gran-
de maison; une esclave, même, Syra, exerce, pour le compte de sa maî-
tresse, le métier de coiffeuse. Dans le modèle grec, nous devinons que
c'est la mére de Phronésie qui gouverne tout ce monde (vers 401 et suiv.)
et exploite les charmes de sa fille, selon une coutume bien attestée dans le
monde de la comédie (par exemple dans la Cistellaria) et dans celui de la
galanterie, si nous en croyons les élégiaques romains. Or, la comédie de
Plaute ne fait pas intervenir cette vieille femme. A sa place, nous avons
une servante, Astaphie, qui devient, en quelque sorte, l'impresario de la
courtisane. Peut-être le rôle d'Astaphie est-il déjà dévéloppé dans l'origi-
nal: il est nécessaire, en effet, à l'action, puisque le Truculentus, le Bru-
tal, deviendra amoureux d'elle, mais rien n'obbligeait le poète à lui
confier, en outre, une fonction d'entremetteuse, et à mettre dans sa bou-
che une morale qui, d'ordinaire, est exprimée par les vieilles femmes. Il
est possible, sinon même probable, que Plaute a fondu en ce seul person-
nage deux rôles du modèle : celui de la mère entremetteuse et celui de la
servante complice.
D'autre part, nous apprenons que l'ascension sociale de Phronésie, ou
du moins son succès, a pour origine sa liaison avec un jeune bourgeois,
Diniarque. Celui-ci, autrefois fiancé à une jeune noble d'Athènes, a été
repoussé par son futur beau-père, Calliclès, à cause de sa conduite scan-
daleuse, plus précisément de sa liaison avec Phronésie, à qui il a donné
presque toute sa fortune. Peu à peu, des relations curieuses se sont éta•
blies entre Diniarque et la courtisane: il n'est plus son amant, depuis qu'il
est ruiné, mais il est resté son conseiller. Amitié et relations charnelles
sont soigneusement distinguées.
Telle est la situation générale : une courtisane prospère et avide, un
jeune homme ruiné. Situation très générale, qui peut donner naissance â
toutes sortes d'intrigues particulières, qui peuvent être autant de sujets de
comédie. L'action de celle-ci est provoquée par une aventure survenue â
Diniarque; étant ivre, il a fait violence â sa fiancée - au temps où il était
encore destiné à épouser la fille de Calliclès - et lui a donné un fils. L'en·
fant est né clandestinement, â l'insu même de Diniarque, et il a été confié
â Syra la coiffeuse qui travaille pour Phronésie. Cela s'est passé en l'ab-
sence du jeune homme, envoyé â Lemnos comme ambassadeur du peuple
athénien.
Pendant ce même temps, Phronésie était l'amie d'un mercenaire - un
soldat en garnison â Athènes -. parti depuis lors à Babylone. Une dizaine
de mois après son départ, Phronésie a écrit au soldat, pour lui faire croi-
re qu'il l'avait rendue mère d'un enfant. Cet enfant, que lui a procuré la
coiffeuse Syra, n'est autre que le fils de Diniarque.
348 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE
Nous avons là une intrigue classique, dont les fils se recoupent. Or,
assez curieusement, Plaute n'exploite pas cette extraordinaire coïnciden-
ce, qui fait que Phronésie, la maîtresse et la complice de Diniarque, utilise
et fait passer pour sien un enfant qu'il a eu d'une autre. On dirait que
tout un pan de l'intrigue originale, telle qu'elle a été ingénieusement mon-
tée par un poète athénien, a disparu dans l'adaptation plautinienne.
Dans le même temps où elle essayait de faire chanter le soldat baby-
lonien, et pendant l'absence de Diniarque, Phronésie séduisait un jeune
homme du voisinage, un certain Strabax, fils d'un propriétaire terrien qui
élève l'adolescent dans les bons principes, et le confie à un esclave parti-
culièrement sévère, qui n'est autre que Truculentus. Nous ne voyons guè-
re Strabax que dans quelques scènes, mais nous devinons qu'il n'était pas,
dans l'original, la simple marionnette qu'il est devenue chez Plaute. Il est
gauche, mal soigné, hirsute, plus accoutumé à manier le fumier qu'à fré-
quenter les filles parfumées, mais il éprouve pour sa mère une grande
affection. Cette affection transparaît seulement dans une allusion ou
deux, mais elle paraît bien être réelle. Truculentus, par exemple, s'étonne
que Strabax ne soit pas venu saluer sa mère, lorsqu'il est rentré de la
campagne. Or, le même Truculentus déclare qu'il n'y a aucune femme
dans leur maison, «pas même une mouche femelle» (v. 284 et suiv.): elles
sont toutes parties à la campagne. Cette contradiction ne saurait être
résolue : il faut que la situation sur laquelle repose la comédie de Plaute
n'ait pas été identique à celle du modèle. Ici encore, un autre morceau de
la comédie grecque a été sacrifié par l'adaptateur latin.
Une troisième remarque est imposée par le texte : Truculentus,
d'abord hostile aux femmes, se laisse brusquement séduire par elles et ce
changement d'attitude n'est préparé par aucune transition. On ne peut
guère échapper à l'impression que ce revirement se faisait plus lentement
dans l'original, mais que Plaute a abrégé.
Enfin, dans la pièce de Plaute, la péripétie est fournie par l'enquête
du vieux Calliclès, qui apprend que sa fille a eu un enfant, qu'elle l'a
abandonné et, de proche en proche, découvre toute l'affaire : le nouveau-
né est le fils de Diniarque, et c'est Phronésie qui le fait passer pour le
sien. Cette reconnaissance, semblable à celles qui forment le sujet de
maintes comédies grecques et romaines, ne provoque, dans le Truculen-
tus, que des conséquences très limitées: Diniarque épousera son ancienne
fiancée, avec une dot diminuée, mais l'enfant restera, pour quelques jours
encore, en la possession de Phronésie, jusqu'à ce quelle ait achevé son
escroquerie aux dépens du soldat de Babylone.
Comédie où l'intrigue est en quelque sorte mise en pièce, où les évé-
néments, que l'on devine avoir été soigneusement ménagés, sont privés de
LB «TRVCVLBNTVS» DB PLAUTE BT L'BSTHanous DB u «PALLIATA» 349
amènt:: â renier sa propre mère, et, toute monstrueuse qu'elle est, elle
triomphe. Autour d'elle, les hommes sont avilis â souhait. Diniarque achè-
ve de se ruiner pour elle, et, quand, convaincu d'avoir violé sa fiancée, il
est contraint de l'épouser, il accepte toute les conditions que son beau-
père veut lui imposer; Calliclès, profitant de la situation, décide de dimi-
nuer la dot prévue, et Diniarque dit seulement : « vous êtes trop bon>. En
réalité, nous devinons qu'il n'a qu'un espoir: reprendre sa liaison avec
Phronésie, laisser passer l'orage et retourner â elle.
De même, la dernière scène montre l'abdication â la fois de Strabax
et du soldat: l'un et l'autre acceptent le partage le plus dégradant, et se
ruinent â qui mieux mieux pour Phronésie. Truculentus n'est plus qu'un
symbole : celui de la déchéance, de l'infidélité â soi-même. Il double, en
une sorte de caricature, la triple aventure des trois hommes libres, dont
chacun représente une classe particulière : le jeune paysan, le jeune noble
et le mercenaire aventurier. Sous quelque vêtement que ce soit, la nature
animale est identique, et c'est Vénus, !'Aphrodite chamelle, qui triom-
phe.
*
* *
Que les commentateurs n'aient pas encore réussi, au cours des géné-
rations, à éclaircir toutes les obscurités que présente le texte des comédies
de Plaute n'a rien qui puisse étonner. Il est plus fâcheux de constater que
telle ou telle interprétation, en face d'une difficulté donnée, se soit perpé-
tuée d'éditeur en éditeur, comme vérité d'évidence, alors que son seul
mérite est d'être ancienne et de remonter à une inadvertance d'un philo-
logue célèbre. Tel est le cas, croyons-nous, pour l'explication générale-
ment proposée et acceptée de quelques propos curieux tenus dans le Mer-
cator par le vieux Démiphon, lorsqu'il explique à son compère Lysimaque
qu'il est bel et bien tombé amoureux. Lysimaque, d'abord ne peut en croi-
re ses oreilles. Démiphon amoureux, lui, un vieillard proche de la tombe?
C'est impossible. «Tu te moques de moi.je pense?> s'écrie+il (v. 307). Sur
quoi Démiphon réplique : c Coupe-moi le cou, tout debout si je ne dis pas
vrai; tiens, pour que tu saches bien que je suis amoureux, prends un cou-
teau et coupe-moi le doigt ou l'oreille ou le nez ou une lèvre. Si je bouge,
ou si je m'aperçois seulement que tu me tranches la chair, Lysimaque, je
t'autorise à me faire mourir à force de me faire l'amour> (v.308-311). Sur
quoi, Enk, dans son édition commentée, explique que le vieillard se réf ère
ici à la doctrine épicurienne, pour laquelle le sage connaît le bonheur au
sein même de la souffrance 1•
Cependant, à la réflexion, le rapport n'est guère évident entre les pro-
pos du vieillard amoureux et les analyse épicuriennes du bonheur. La thè-
se d'Épicure est, certes, bien connue; les textes qui nous l'ont conservée,
sur ce point précis, sont rassemblés par Usener sous le n° 601. Ils disent
que le sage possède un bonheur inaltérable, que nul ne peut lui enlever,
même par les supplices : le pal (ou la croix), le taureau de Phalaris même
1P.J. Enk, éd. et comment. du Mercator, 2 vol. Leyde 1932, ad loc. La source
de Enk est une remarque de Lee.
354 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
ne peuvent rien contre lui. Démiphon, lui n'est pas heureux; il ne connaît
encore de l'amour que l'aiguillon douloureux du désir. Il sait bien, aussi,
qu'il est fort éloigné de la sagesse, il se compare à un enfant qui commen-
ce à apprendre ses lettres (v. 303); il n'ignore pas que c'est une faiblesse,
mais il ajoute que cette faiblesse «vient des dieux» (v. 319-320: «être
amoureux appartient à la condition humaine, et cela nous est envoyépar
la volonté irrésistible des dieux»: humanum amarest atque id ui optingit
deum). Ce sont les dieux qui nous font violence en nous contraignant d'ai-
mer. Que peut-on imaginer qui soit plus loin de la pensée épicurienne?
Démiphon dit simplement à Lysimaque que l'insensibilité dont il fera
preuve, devant la douleur, sera la preuve que son amour est bien réel.
Nous avons là comme une ordalie, à valeur probante. Quelle peut être
l'origine de cette idée au premier abord assez étrange, que l'amour vérita-
ble, la passion envoyée par les dieux, implique l'insensibilité physique de
la victime?
L'idée que l'Amour est une sorte de fléau divin apparaît fréquem-
ment dans la pensée et la poésie grecques. Il suffit de rappeler Euripide
et le thème des deux Hippolytes. Mais c'est chez Platon que l'on trouve la
réflexion la plus approfondie sur la nature de l'amour, et l'affirmation la
plus forte de son caractère divin. L'amour, pour Platon, est l'une des qua-
tre c folies, (maniai) que les dieux envoient aux hommes. Il figure, dans le
Phèdre 2 , à côté du délire prophétique, qui possède, par exemple, la
Pythie, de la folie initiatique, qui est celle des suivantes de Dionysos,et de
la folie poétique «dont les Muses sont le principe>. Ces quatre délires ne
sont nullement condamnés par Socrate; au contraire, le philosophe les
considère, dans cette palinodie, qui va au rebours de l'opinion vulgaire,
comme la source des plus grands biens que nous fassent les dieux.
L'amour, parmi ces quatre maniai, est la forme la plus haute et la meil-
leure de la possession divinel.
Cette analyse est, certes, bien connue. En quoi peut-elle servir à expli·
quer les propos de Démiphon? En fait, il faut, pour cela, se référer à un
second temps de la pensée platonicienne, la conception que se fait le phi·
losophe de la possession divine. Lorsqu'il évoque l'une ou l'autre des
maniai envoyées par les dieux, Platon la compare au délire des Coryban·
tes: a~ssi bien la passion éprouvée par Phèdre pour les discours, que l'en·
thousiasme philosophique qui emplit l'âme de Socrate devant la mort,
2
Phèdre 244 a et suiv. V. Dodds, Die Griechen und das Irrationale, Darmstadt
1970, p. 38 et suiv.
' Phèdre 249 b.
~PICURB OU PLATON DANS UNE ~NB DU MERCATOR? 355
que l'inspiration poétique 4 • Chaque fois, l'idêe essentielle est celle de l'in-
sensibilité qui envahit le possédé, et le rend incapable de percevoir autre
chose que l'objet de son délire, d'être sensible, comme le dit Platon, seule-
ment à la cmusique propre» du dieu qui le possède. L'évocation des Cory-
bantes est fort instructive : eux aussi sont rendus insensibles à autre chose
que l'accomplissement des rites; cette insensibilité est obtenue par la dan-
se frénétique, les cris, le son des flûtes, le choc des armes, tout le fracas
qui accompagne la gesticulation qui plaît à Cybèle. Les Corybantes, en
particulier, ne ressentent aucune douleur apparente des blessures qu'ils
s'infligent eux-mêmes.ou que leur portent d'autres possédés 5. Il en va ain-
si de Démiphon, désormais insensible à tout ce qui peut le frapper. Il
n'entend que la voix d'Éros, qui l'entraîne. A cet égard, son insensibilité
aux choses extérieures est la preuve même de son amour, parce que cet
amour est possession divine.
On pourrait sans doute penser que les propos du vieillard se réfèrent
à une conception moins philosophique, et ne font que reproduire une opi-
nion vulgaire sur la nature de l'amour et la folie qu'elle entraîne. Mais, en
l'absence de tout indice permettant de penser que l'opinion commune
considérait les amoureux comme des cpossédéu semblables aux Cory-
bantes, il est prudent d'admettre que, chez Plaute, l'idée vient, en derniè-
re analyse, de Platon. Et cela entraîne des conséquences assez importan-
tes.
On sait en effet que le Mercator est directement inspiré par l'Emporos
de Philémon. Or, il est possible de formuler, avec quelque vraisemblance,
une hypothèse sur la date à laquelle fut composée la comédie grecque qui
servit de modèle à Plaute. Lorsque, dans son désespoir, Charinus énumè-
re tous les endroits où il veut s'exiler, il cite, globalement, la Béotie, mais
omet le nom de Thèbes. On peut en déduire qu'à cette époque Thèbes
n'existait pas; or, on sait que la ville fut détruite par Alexandre et ne
recommença d'exister qu'après 316, reconstruite par le roi Cassandre.
D'autre part, il est certain que cette comédie fut écrite pendant le gouver-
nement de Démétrios de Phalère, qui commence en 317. La marge d'in-
certitude n'est pas grande.
Mais, si l'Emporos date de 317, ou de 316, il est impossible d'y trouver
une allusion directe à la doctrine d'Épicure, qui ne commença d'être prê-
chée et de se répandre dans Athènes que sensiblement plus tard. Il est
• Ibid. 228 b; Criton 54 d; cf. Banquet 215 d. Pour l'inspiration poétique, Ion
534 a et 536 b.
5 Lucrèce II, 631; cf. Lucien, Dia/. des dieux, XII, 1.
356 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
6
Sur les tendances philosophiques et l'esprit assurément aristotélicien de Phi-
lémon, v. notre art., ci-dessus, p. 283 et suiv. L'esprit dans lequel est jugé l'amour
de Démiphon, la pitié, la compréhension de Lysimaque s'accordent parfaitement
avec l'atmosphère générale du Trinummus et, pensons-nous aussi, du Miles. V. ci-
dessus, p. 366 et suiv.
EXISTE-T-IL UNE «MORALE» DE PLAUTE 1?
Tout le monde sait qu'il existe, dans les comédies de Térence, des dis-
cussions sur des points de morale. Il y est question de l'éducation des jeu-
nes gens, des rapports entre les prères et les fils, de l'amour, de l'intégra-
tion des jeunes gens à la cité, et l'on sait que cette morale est assez géné-
ralement inspirée au poète latin par l'aristotélisme diffus qui était celui
de ses modèles. Mais qu'en est-il de Plaute, qui, lui aussi, a adapté des
comédies athéniennes, souvent composées par des poètes appartenant au
même monde spirituel que les auteurs imités par Térence? Ménandre, en
particulier, lui a fourni le sujet de plusieurs·pièces. A-t-il assimilé, lui aus-
si, cet univers philosophique qui était celui de la «Néa»? Ou a-t-il cherché
à donner, à travers les adaptations qu'il composait, des leçons de morale
proprement romaines, répondant aux exigences de son temps? Ou bien,
ce qui est une troisième solution, n'a-t-il tenu aucun compte des idées
contenues dans les pièces grecques, se bornant à mettre en scène des
comédies aussi vivantes, aussi «dramatiques» que possible?
Dès que l'on essaie de déterminer avec quelque précision les thèmes
moraux qui apparaissent dans le théâtre de Plaute, on s'aperçoit que la
plus grande confusion semble régner. Par exemple, nous trouvons, à pro-
pos des amours des adulescentes, deux conceptions totalement opposées.
Si nous écoutons les jeunes gens du Trinummus, Lesbonicus et Lysitélès,
nous aurons l'impression que ces amours de jeunesse sont choses perni-
cieuses et absolument condamnables. Lysitélès, le c bon jeune homme»,
en un monologue long et d'un ton fort sérieux, renonce expressément à
suivre les voies du dieu Amour :
certa est res ad frugem applicare aninum (v. 270).
Ceux qui ne font pas comme lui sont des improbi et des uanidici
(v. 275).
De son côté, Lesbonicus. le prodigue, reconnaît qu'il s'est mal
conduit. Il avoue qu'il aurait mieux fait de conserver son patrimoine,
mais il est faible, et ne peut pas résister aux tentations. Pour le Plaute du
Trinummus, aucune hésitation: l'amour des courtisanes est une faute, il
entraîne la ruine, et avec elle le déshonneur, il éloigne des amis, il arra-
che, finalement, le citoyen à sa cité.
Et cette même «morale> ·est celle de la Mostellaria. Le jeune débau-
ché, Philolachès, lors de sa première entrée en scène, disserte longuement
sur les inconvénients de la débauche pour les jeunes gens, en développant
une comparaison entre la jeunesse et une maison neuve.
En revanche, il est d'autres comédies où Plaute se montre beaucoup
plus indulgent pour les amours de jeunesse. Ainsi dans le Miles, où Pales-
trion l'esclave raconte comment son maître, «adukscens optumus, is ama-
bat meretricem . .. , et illa ilium contra : qui est amor cultu optumus » (v. 99·
100); bien plus, toute la pièce montre comment un vieil homme, Périplec-
tomène, s'ingénie à aider les amours de son jeune ami, Pleusiclès. De la
même façon, le Mercator accepte que les jeunes gens soient amoureux des
courtisanes, et la conclusion, ou, si l'on veut, la morale de la pièce, est
formulée par le jeune Eutychus:
neu quisquam posthac prohibeto adulescentem filium quin amet et scortum
ducat, quod modo fiat bono.
sur la morale propre à Plaute, s'il en est une, l'anecdote montre seule-
ment que l'idée reçue, d'une sévérité non mitigée qui serait caractéristi-
que de la morale romaine «en soi», n'est qu'un préjugé dont il faut se
défaire.
On pourrait essayer de tirer argument, pour découvrir la pensée de
Plaute sur ce point, de critéres extérieurs au contenu des textes invoqués,
chercher si telle déclaration est de caractère « plautinien », et constitue,
dans la comédie, une insertion du poète romain. Par exemple, on remar-
quera que certains traits du monologue de Philolachès, dans la Mostella-
ria, semblent indiquer une addition de Plaute. On nous dit en effet que les
parents ne négligent rien pour l'éducation des enfants:
nec sumptus sibi sumptui esse ducunt.
Expoliunt, docent litteras, iura, leges ... (125-126).
Or, il est bien certain que cette image de l'éducation des jeunes gens est
romaine, bien plus qu'athénienne. Mais ce détail suffit-il pour permettre
d'attribuer à Plaute tout le monologue, et, ce qui est plus grave encore, la
pensée morale qui s'y exprime? On ne saurait non plus tirer argument du
fait que ce monologue ait, dans la comédie de Plaute, la forme d'un canti-
cum. Nous savons, par un exemple très précis que nous fait connaître
Aulu-Gelle (N. A. II, 23, 9 et suiv.), qu'un adaptateur latin pouvait, s'il le
jugeait utile pour le rythme de sa comédie, transformer un passage écrit,
dans le modèle, en trimètres ïambiques, et en faire un canticum uariis
modis. C'est, au témoignage d'Aulu-Gelle, précisément ce qu'avait fait
Caecilius en adaptant un passage du Plocium de Ménandre. La nature
même de la comparaison, entre un jeune homme et une maison récem·
ment construite, ne nous donne aucun renseignement; l'image peut être
aussi bien d'origine grecque que romaine. Mais il y a aussi des raisons
pour croire que l'idée générale exprimée par ce monologue se trouvait
déjà dans la pièce grecque, que nous pensons, avec beaucoup d·'autres,
avoir été le Phasma de Philémon : c'est que la fin du monologue, où Philo-
lachès déplore le triste état où il se voit réduit, est, elle, nettement grec-
que:
cor dolet cum scio ut nunc sum atque ut fui,
quo neque industrior de iuuentute erat
arte gymnastica. Disco, hastis, pila,
cursu, armis, equo, uictitabam uolup. (149-153).
*
* *
"
362 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
L'amour des jeunes gens pour les courtisanes y est considéré comme dan-
gereux; il vaut mieux s'en abstenir. Mais aimer, pour un homme jeune, et
qui n'est pas encore astreint aux responsabilités sociales et politique du
mariage, n'est pas en soi une faute. Cela ne devient scandaleux que lors-
que le temps de telles amours est passé. La sévérité du vieux Philton, dans
le Trinummus, est vigoureusement réfutée par son propre fils, Lysitélès,
au nom de l'humanité et de la nature. Nous avons essayé de montrer ail-
leurs (ci-dessus, p. 283 et suiv.) que Philton était le porte-parole moins du
stoïcisme (qui, à la date où nous plaçons le Thesauros, n'était pas encore
constitué en école officielle), que du mouvement d'idées qui avait l'une de
ses sources chez le platonicien Xénocrate et que répandait déjà Zénon.A
ce «stoïcisme» rigoureux du père, Philémon oppose l'aristotélisme du fils.
Non seulement il soutient que l'amitié doit l'emporter sur la rigueur
morale, mais il semble avoir lu les œuvres de Théophraste, et notamment
l'Eroticos - d'où proviendrait peut-être aussi, si l'on accepte cette hypo-
thèse, la comparaison faite, dans la Mostellaria, entre le jeune homme et
une maison neuve.
S'il en est bien ainsi, la «morale de Plaute>, dans quelques-unes de
ses pièces les plus importantes, consisterait en réalité en une transposi-
tion de celle qui, dans la Néa, reflétait les préoccupations des Athéniens
au début de l'époque hellénistique, en particulier le débat qui s'ouvrit
alors entre la tradition aristotélicienne et les aspirations nouvelles, essen-
tiellement représentées par l'épicurisme puis le stoïcisme.
On sait que l'influence la plus considérable est alors exercée par
l'école aristotélicienne, qui, avec Théophraste, a dominé toute la dernière
génération du siécle. C'est cette doctrine qui devait donner aux éphèbes
athéniens leur formation morale. C'est elle aussi qui, pendant le long gou-
vernement de Démétrios de Phalère - dix années, de 317 à 307 - a inspiré
la politique de la cité. Or, l'une des préoccupations principales de cet aris·
totélisme politique est de comprendre et de régler les rapports sociaux
des hommes: à l'intérieur de la cité, et aussi entre.eux. On ne s'étonnera
donc pas d'en trouver les échos dans le théâtre de Plaute.
Par exemple, beaucoup de comédies, et d'abord celles qui sont inspi-
rées de Philémon, posent le problème de l'amitié. En premier lieu celui de
l'amitié entre les jeunes gens. Apulée fait observer que l'un des personna-
ges favoris de Philémon était le sodalis opitulator, le camarade serviable.
Cela apparaît aussi bien dans le Mercator que dans le Trinummus. où,
chaque fois, un couple de jeunes gens se rend mutuellement service, pour
parvenir à obtenir la fille qu'ils aiment, la rechercher lorsqu'elle a dispa·
r,u. 0 ~ qu'elle ,est en la possession d'un leno impitoyable; ils s'aident aussi
1un I autre pour berner un vieillard, qui est le père de l'un d'eux. Plaute
EXISTB·T·IL UNB cMORALB• DB PLAUTB? 363
déplorées les mœurs austères du temps jadis aient été écrites dans les der-
nières années du poète.
Inversement, on chercherait vainement, dans la plupart des pièces de
Plaute, une allusion aux problèmes moraux véritables, à l'idéologie, qui
étaient alors la préoccupation principale des Romains. Si l'on met à part
!'Amphitryon, qui demeure, en grande partie, une énigme, aucune de ces
comédies ne mentionne les vertus romaines par excellence de cette pério-
de: la ténacité, le courage militaire et civique, l'abnégation, le désir de
gloire, la piété envers les dieux, que les Romains pratiquaient alors dans
les combats de la seconde guerre punique, rien de tout cela n'apparaît
ailleurs que dans l'Amphitryon. Bien plus, certains passages, comme celui
de l'Epidicus, où Thesprion raconte comment son jeune maître a aban-
donné son bouclier sur le champ de bataille, auraient dû apparaître au
poète comme une «anti-morale». Or, Plaute témoigne d'une indulgence
extrême à l'écart d'une telle faute:
«Où sont les armes de Stratippoclèu, demande Épidicus. «Ma foi,
répond Thesprion, elles ont passé à l'ennemi!> ... «Quelle honte, par Pol-
lux, s'écrie Epidicuu - «Bah, il n'est pas le premier à qui cela est arrivé,
et il saura s'en tirer à son honneur> (v. 29 et suiv.). C'est là un trait de
satire athénienne, dirigée par l'auteur (dont nous ignorons le nom) de la
comédie athénienne qu'i est le modèle d'Epidicus, contre les «nobles> cou-
pables d'avoir manqué de courage, sans doute au cours de la campagne
de 293, où un contingent athénien avait mal défendu Thèbes contre
Démétrios Poliorcète. En réalité, ce n'est pas Plaute qui excuse la lâcheté
devant l'ennemi; il ne fait que transposer, ici comme ailleurs, ce qu'il
trouve dans son modèle.
*
* *
fait allusion au traité conclu en 311, qui livra toute l'Arcandie à Cassan-
dre, «l'homme de Pella» (Diod. Sic. XIX, 35-64). Cette interprétation n'est
pas nouvelle. On connaît les difficultés survenues entre les Arcadiens et
Athènes au moment de la guerre Lamiaque, les premiers, étant restés
neutre, malgré une ambassade pressante envoyée par les seconds. Il était
naturel que, vers le moment où l'Arcadie tomba aux mains de Cassandre,
un poète comique d'Athènes, Démophile, lançât un sarcasme aux vaincus,
en suggérant qu'ils avaient été «achetés» par le roi de Pella.
Si ces deux interprétations sont correctes, il faut que l'original de
l'Asinaria ait été composé entre 311 et 307. Cette période s'accorde bien
avec l'allusion faite, au vers 499, à un «riche marchand de Rhodes», pas-
sé récemment à Athènes : Rhodes est, dès ce moment, une place de com-
merce importante, et la campagne de Démétrios Poliorcète n'est pas enco-
re commencée. La circulation maritime est libre dans l'Égée.
A la vérité, cette datation n'est pas très précise. Comme nous igno-
rons tout de Démophile, il est impossible d'aller beaucoup plus avant.
Mais, aussi imprécise soit-elle, cette datation s'accorde bien avec l'opinion
générale qui fait de Démophile un poète de la Nouvelle Comédie, et un
disciple de Ménandre. Ce qui situe l'Asinaria dans le même groupe que les
comédies imitées de Philémon et, naturellement, de Ménandre lui-même,
dans le corpus plautinien. Et cela implique aussi que l'atmosphère morale
et «philosophique» de la pièce est celle que nous avons essayé de définir
plus haut. C'est-à-dire que nous devons nous attendre à y retrouver des
maximes aristotéliciennes.
Et c'est bien, en fait, ce qui arrive: nous voyons le vieux Déménète, à
la plus grande stupéfaction (non sans quelque crainte) de son esclave
Liban, se montrer plein d'indulgence pour les amours de son fils Argyrip-
366 ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE
pe. Cette attitude a été souvent comparée à celle des pères de Térence, et,
en fait, elle est identique, inspirée par les mêmes sentiments : les hommes
«libres» ne doivent pas être contraints par la crainte; les châtiments doi-
vent être réservés aux esclaves, à tous ceux qui sont incapables de penser
selon la «vérité». L'origine ménandréenne de semblables principes et, au-
delà de Ménandre, aristotélicienne (on connaît, sur les rapports entre
Ménandre et Aristote, le beau livre de A. Barigazzi, La formazione spiri-
tuale di Menandro, Turin, 1965) est certaine. On a moins remarqué qu'elle
s'accordait, ici encore, avec une maxime de Caton le Censeur, disant que
«quiconque frappait sa femme ou son enfant commettait un véritable
sacrilège» (Plut., Cato maior, XX, 2). Il est donc beaucoup moins certain
qu'on ne l'admet souvent, implicitement ou non, que la morale «indulgen-
te» prêchée par tels pères de Plaute, à la suite de Ménandre, de Philémon
ou de Démophile, ait été en contradiction avec les sentiments romains.
Bien au contraire.
Ce qui caractérise Déménète, ce n'est pas son indulgence aux fras-
ques de son fils, niais le fait qu'il veuille les faciliter au prix d'une action
malhonnête, indigne de l'honneur, en dérobant un argent qui appartient à
sa femme. Et c'est à l'égard de sa femme, dans son comportement de
mari, que Déménète prend son véritable caractère : lâche envers une uxor
dotata, jl n'aura pas le courage d'imposer ce qu'il sait être la meilleure
conduite, l'indulgence envers le jeune Argyrippe. Déménète est un person-
nage ridicule et vil. Il le montrera bien lorsque, à la fin de la pièce, il
essaiera de s'approprier la courtisane qu'il a fait acheter, clandestine-
ment, pour son propre fils. Cela ne signifie nullement, comme on l'a sou-
tenu (A. Traina, op. cit., p. 192), que s_esdéclarations sur les rapports qui
doivent exister entre un père et son fils soient hypocrites, que Démophile
ait eu l'intention d'en faire une parodie de Ménandre, «la réponse du
scepticisme réaliste de Démophile à la conception délicate et un peu uto-
pique des caractères qui est chère au poète athénien» (p. 193). Déménète
n'a pas tort; son attitude d'indulgence n'est pas condamnée par la suite
de la pièce. Finalement, tout le monde se réjouira qu' Argyrippe soit aimé
de Philénie. Artémone n'est pas scandalisée que son fils ait une maîtresse
- la situation rappelle de fort près le dénouement du Phormion. Peut-on
dire que Démophile a fait preuve de scepticisme à l'égard de Ménandre,
qu'il conçoive la réalité de l'âme humaine autrement que lui, qu'il ait
renoncé à l'indulgence et à la morale aristotélicienne de la «nature»?
Aucunement. Puisque, au contraire, il trace de la jeune courtisane Philé-
nie un portrait fort indulgent, voire idéalisé. Philénie entre en rébellion
ouverte contre sa mère, qui veut faire d'elle une courtisane conforme au
type, avide, soucieuse de dépouiller les hommes - tout ce que sera, par
BXISTB·T·IL UNE •MORALE• DE PLAUTE? 367
is dare uolt, is se aliquid posci; nam ibi de pleno promitur, neque ille scit
quid det, quid damni faciat; illi rei studet : uolt placere sese amicae, uolt
mihi, uolt pedisequae, uolt famulis, uolt etiam ancillis, et quoque catulo meo
subblanditur nouus amator, se ut cum uideat gaudeat (181-185).
* * *
D'une manière très générale, on peut donc conclure que Plaute, en
face des comédies de Néa qu'il se proposait de porter sur la scène romai-
ne, avait affaire à un univers moral possédant ses propres lois. On peut
conclure aussi, des analyses précédentes, qu'il n'a pas essayé de le modi-
fier. Mais, et c'est là peut-être une autre conclusion qui mérite de retenir
l'attention, cet univers moral n'était nullement en contradiction avec celui
d'une partie au moins des Romains, qui étaient parfaitement préparés à
le comprendre et à en assimiler les leçons. Cela nous est apparu déjà à
deux reprises, à propos de Caton, plus indulgent qu'on aurait pu le pen-
ser aux amours des jeunes gens et plus sensible, aussi, à ce que l'on doit à
la personne des êtres libres.
En réalité, le domaine moral impliqué par la Néa est extérieur à celui
qui est, à Rome, sous la dépendance de la vie sociale. Nous avons déjà
indiqué que les grandes «vertus» romaines n'appartiennent pas au monde
de la comédie attique. Elles sont d'un autre ordre. Les vertus dont il est
question dans la palliata concernent l'intérieur de la famille, la vie quoti·
dienne, qui demeure sous le contrôle des membres de la domus. Là, les
traditions sont maintenues. C'est au père, au maître de la famille, de les
faire respecter, et il est bien certain que cette situation laisse le champ
plus libre aux choix individuels - dans la mesure où une contrainte socia-
le massive ne les contrôle pas.
En d'autres termes, les Romains tendent à séparer très nettement la
morale qui relève de la cité et celle qui règle la conduite privée des per·
sonnes. Dans le premier domaine, les impèratifs sont très forts, et stricts.
Dans le second, existe plus de souplesse et de tolérance. C'est ce qui appa·
rait assez clairement à propos de la conduite des femmes : la «vertu,
d'une femme est sous la dépendance de ses devoirs envers le sang de la
famille où elle est entrée par son mariage. Si elle n'est pas engagée, soit
par son rang social, soit par quelque autre cause, à perpétuer une lignée
légitime, sa conduite personnelle est relativement libre. C'est pour une
raison semblable que les jeunes gens de famille étaient regardés avec
ind ulgence, lorsqu'ils allaient trouver les courtisanes, mais menacés des
châtiments les plus sévères s'ils tentaient de séduire une femme mariée. Il
existait donc, autour des règles fondamentales de la morale publique, tou·
te une frange indécise. C'est là que s'insère la «morale de Plaute», car les
r~lations humaines qu'elle décrit sont, dans une large mesure, des rela·
hons de personne â personne, qui échappent aux cadres de la vie civi•
que.
Une contre-épreuve est possible: !'Amphitryon, qui met en scène un
EXISTE-T-IL UNE «MORALE• DE PLAUTE? 369
étudiée mais qui, apparemment, n'a pas encore livré tous ses secrets, la
Mostellaria de Plaute.
On sait que toute la comédie repose sur une histoire de fantôme :
pour empêcher que le vieux Théopropidès, au retour d'une longue absen-
ce, qui l'a retenu plusieurs années en Egypte, ne pénètre dans sa propre
maison, où son fils, Philolachès avec Philématium son amie, un camarade
d'éphébie, Callidamate et l'amie de celui-ci, Delphium, sont en train de
banqueter, l'esclave Tranion imagine de raconter au vieillard que la mai-
son est hantée. On a dû la fermer, en attendant d'en trouver une autre. Et
cette autre, que Philolachès serait en train d'acheter (il aurait, pour cela,
déjà donné des arrhes) est la maison du voisin, le vieux Simon. Théopro-
pidès, naturellement, désire voir la maison en question. Tranion doit donc
trouver un prétexte pour que Simon autorise le vieillard à visiter sa mai-
son. Il raconte à Simon que son maître désire modifier sa propre maison,
car il souhaite marier son fils, et des aménagements sont nécessaires; il
faut agrandir les appartements, les moderniser. Or, la maison de Simon
passe pour être particulièrement agréable. Aussi, dit Tranion, Théopropi-
dès désire l'examiner, afin de s'en inspirer.
Une part importante de l'action repose donc sur la comparaison
entre les deux maisons, et nous sommes renseignés, avec une assez gran-
de précision, sur leur disposition intérieure, surtout celle de Simon, qui
doit servir de modèle. Aussi cette comédie est-elle un témoignage privilé-
gié qui nous renseigne sur la maison privée des bourgeois athéniens.
La disposition générale du décor est celle qui est utilisée pour toutes
(ou presque toutes) les comédies de la Nea: c'est la rue d'une ville grec-
que (ici Athènes), une platea, sur laquelle ouvre un angiportus 1, l'une des
nombreuses ruelles, ordinairement fort étroites 2 qui coupent transversa-
lement les rues principales et séparent les îlots où sont construites les
demeures privées.
Ici, deux maisons seulement sont présentées, celle de Théopropidès et
celle de Simon; comme de coutume, un autel se dresse en bordure de la
rue, nous ne savons exactement a quel endroit, mais sans doute devant la
maison de Théopropidès. L'angiportus s'ouvre probablement entre les
deux maisons, mais il peut aussi longer le mur extérieur de la maison de
Théopropidès puisque, nous le verrons, c'est par là que Tranion, au
dénouement, se glissera dans la demeure de son maître.
* * *
Mais d'abord, quelle est la disposition, quel est le plan des maisons
que le poète grec a voulu représenter ou évoquer dans sa comédie? Les
propos de Tranion, lorsqu'il expose au voisin Simon les prétendus projets
de son maître, nous donnent déjà de précieuses indications :
... sed senex
gynaeceum aedificare uolt hic in suis,
et balineas et ambulacrum et porticum•.
3 Cela résulte du vers 294 : Scapha rentre dans la maison de Philolachès com·
me dans la sienne, et elle fait partie des gens de celui-ci, puisque Philolachès mena·
ce de ne rien lui donner à manger pendant plusieurs jours.
• Cela résulte notamment du rapprochement des vers 66-67, 307 et suiv., 326·
327 (Delphium à Callidamatès : caue modo ne prius in uia accumbas I quam illi, ubi
lectus est stratus, coimus).
• Rees, The function of the ,q,68\>povin the production of Greek plays, dans
Class. Philo!. X, 1915, p. 117-138.
• Mostel. 754-756.
376 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
Plaute a ici traduit par ambulacrum, faute. peut-être. d'un mot meilleur.
La maison de Simon se révèle donc être une maison du type de celles
que l'on voit à Olynthe, c'est-à-dire, en fin de compte, une maison athé-
nienne, puisque la colonie d'Olynthe n'est que la transposition sur un sol
neuf (ou presque); d'un habitat athénien 9 •
Dans une maison de ce type, existait un xp68opov, ouvert sur la rue et
mettant celle-ci en communication avec la cour intérieure; passé la cour,
qui était à ciel ouvert, on se trouvait dans la 1taota.c;,l'ambulacrum de
Plaute, séparée de la cour par quelques piliers ou colonnes. Les pièces de
séjour se trouvaient au-delà du «promenoir» et, dans un angle, étaient
aménagées la cuisine et la salle de bains, avec une installation spéciale
pour évacuer les fumées (v. fig. 1. p. 386).
Cette maison est étroitement enserrée par les maisons voisines; elle
ne possède pas de jardin, et n'a pas la possibilité de se développer au-delà
de la surface qui lui a été attribuée dès l'origine. Il en résulte que le gyné-
cée, que veut faire construire Théopropidès, si l'on en croit Tranion, ne
peut pas être construit autour d'une autre cour. indépendante, comme le
*
* *
Mais nous pouvons aller plus loin dans notre tentative pour recons-
truire la demeure de Simon. Tranion, pour flatter celui-ci, lui dit qu'un
architecte en a fait un éloge tout particulier; il a signalé notamment â
Théopropidès qu'elle avait de l'ombre pendant tout l'été et que cette
ombre y demeurait tout le jour :
nam ille se maiore hinc opere sibi exemplum petit
quia isti umbram audiuit esse aestate perbonam
sub +s. . .o+ columine usque perpetuum diem 12•
Simon, il est vrai, déclare qu'il n'en est rien, que sa maison est perpè-
tuellement au soleil, mais peu nous importe ici. Le débat nous transporte
une fois de plus en Attique, comme le montre un passage célèbre des
Mémorables de Xénophon u: l'une des qualités recherchées dans la dispo-
"
378 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
mots : eiç -ràç ltll(J'tci6nç intoMµ7m. Une aile orientée vers le midi, même si elle est
três basse, interceptera toujours le soleil d'hiver, qui éclairera seulement l'étage de
l'aile plus élevée, non la mia-rnç comme le dit Xénophon. Celle-ci ne peut être éclai-
rée qu'à travers le ,tp68upov.
LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THaOPROPID!ls 379
porte fermée, comme nous l'avons dit, une ombre fraîche rêgnera tout le
jour dans la cour et, si les dimensions des bâtiments s'y prêtent, dans le
promenoir, grâce à l'ombre portée de l'aile sud.
Cette reconstruction permet, accessoirement de choisir entre les deux
corrections qui ont été proposées pour le vers 765 de la Mostellaria, où le
texte est visiblement corrompu. Studemund écrit: sub sudo columine, ce
qui est fort proche de ce que l'on a cru lire dans l'Ambrosianus, et cela
signifie: «sous le ciel serein>, c'est-à-dire, sans doute, «quand il fait
beau». Lindsay, s'appuyant sur les manuscrits les plus récents, proposait
d'écrire: sub diuo columine, et il faut alors entendre simplement «en
plein air», «sous le ciel». La correction de Lindsay nous paraît s'imposer,
car il est évident qu'un ciel serein est, de toute maniêre, une condition
indispensable pour que l'on souhaite se mettre à l'ombre. La correction
de Lindsay évite à Plaute cette naïveté. Il est en effet plus intéressant de
trouver une ombre hospitaliêre lorsqu'il fait du soleil, et de la trouver «en
plein air», plutôt que sous un toit.
*
* *
"Vers 795.
16 Vers 816.
380 ROMB, LA LITitRATURB BT L'HISTOIRB
vrier. Nous pensons qu'il s'agit de la porte intérieure, celle qui sépare le
1tp68upovde la cour: c'est en effet la porte principale, celle qui clôt la
maison proprement dite, L'examen de Tranion et de son maître procède
méthodiquement, de l'extérieur vers l'intérieur. A ce moment, Tranion
,. .
s ecne:
«uiden pictum ubi ludificat una cornu: uolturios duos?> 11•
Mais Théopropidès ne voit rien: c'est la faute de l'âge, dit aimable-
ment Tranion. Mais qu'a-t-il feint de lui montrer? Une peinture imaginai-
re, bien sûr, et dont le sujet forme un symbole de ce que Tranion lui-
même est en train de faire. Mais, quelle que soit la sottise du maître, il
faut que le mensonge de l'esclave ait une apparence de vérité, et que l'em-
placement présumé de la peinture en question ne soit pas extraqrdinaire;
de plus, cet emplacement doit se trouver assez loin de Théopropidès pour
que le vieillard admette sans discussion que sa vue ne saurait porter jus-
que-là. L'emplacement qui répond à ces conditions est le mur de fond de
la 1tao"taç; c'est en effet le long des murs des promenoirs, que, aussi bien
à Délos qu'à Pompei, se voient bon nombre des peintures retrouvées.
Ainsi, tout concourt à montrer que la maison de Simon est une mai-
son attique «modernisée», du type de celles qui avaient été construites à
Olynthe, et telle que bien des Athéniens, en cette fin du IVe siècle,
devaient aspirer à en posséder une. La maison de Théopropidès est plus
simple que celle de Simon, puisqu'elle ne possède ni gynécée ni prome-
noir à portique ni bain privé, mais elle n'en appartient pas moins au type
général de la maison attique; c'est-à-dire qu'elle possède une 1ta<J-raç,
mais pas de portique, et elle possède aussi un 1tp68upov.
On comprend dans ces conditions la mise en scène du début de la
comédie : le 1tp68upovest alors largement ouvert, et la voix de Tranion
reretentit depuis le fond de la cuisine, à travers la cour et le porche. C'est
sous le porche, aussi, que Philolachès vient pleurer sur ses sottises, et là,
encore que Philématium apparaît, avec Scapha, et met la dernière main à
sa toilette. Elle s'avance jusque là parce qu'elle vient à la rencontre de son
cher Philolachès et elle s'arrête «sur le pas de la porte», en bavardant.
Sans doute tout le monde peut la voir de la rue, et cela serait fort incon-
venant s'il s'agissait d'une dame de la bourgeoisie. Mais Philématium est
une affranchie, elle n'est pas liée par les convenances de la société des
citoyens. Nous n'avons pas affaire ici à une convention scénique, mais à
une scène de la rue: une fille qui achève de se parer avant de sortir, ou
17
Vers 832.
LA MAISONDB SIMON BT CBLLB DB THiiOPROPIDÈS 381
pour attendre quelqu'un, spectacle que l'on peut voir, encore de nos
jours, dans les ruelles de bien des vieilles villes autour de la Méditerranée
chrétienne, à Gênes, à Naples, à Nice ou à Malte.
Que faut-il penser, alors, du banquet en plein air? Nous avons dit
que, dès 1915, Rees avait soutenu la thèse voulant que le lieu de ces ban-
quets, qui se déroulent sur la scène, était en fait le ltp68upov de la maison
grecque. Sa démonstration n'est peut-être pas très précise pour le décor
des tragédies; pour celui de la comédie nouvelle, elle est tout à fait
convaincante : Théopropidês, Callidamate, Philématium et Delphium font
la fête et boivent en bordure de la rue, à demi abrités par le 1tp68upov
mais débordant sur la voie publique. A l'appui de cette thèse, déjà présen-
tée par Rees, nous pensons pouvoir apporter deux arguments supplémen-
taires.
Le premier est fourni par la Mostellaria; il est fondé sur un épisode
qui est, en lui-même, assez obscur, et qui ne peut être éclairci que si l'on
tient compte du plan, très particulier, de la maison attique.
Tranion, ayant appris le retour inopiné de Théopropidês, et n'ayant
pas le temps de remettre de l'ordre dans la maison, enferme tout le mon-
de dans celle-ci, comme nous l'avons rappelé. Les jeunes gens pourront
ainsi continuer de faire la fête, mais il est nécessaire que personne ne
puisse pénétrer dans la maison. Aussi dit-il à Philolachès :
« neu quisquam responset quando hasce aedis pultabit senu . .. >,
et il ajoute, en s'adressant toujours à son jeune maître:
«clauem mi harunc aedium Laconicam
11
iam iube efferri intus; hasce ego aedis occludam hinc foris> •
11 Vers 404-405.
19 1. M. Barton, Tranio's Laconian key, dans Greece and Rome, XIX, 1972, 25-
31.
20 Vers 425-426.
382 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
22 Vers 1044-1045.
23 R. Martin, op. cit., p. 231.
2 Id., ibid., pl. XXXII.
4
LA MAISON Dl! SIMON l!T CELLE Dl! THl'!OPROPIDBs 385
*
* *
Nous rappelions, au début de cette étude, le rôle joué par la comédie
latine dans l'interpénétration de la civilisation romaine et de la civilisa-
tion grecque. Nous avons constaté, chemin faisant, que le théâtre de Plau-
te et sans doute celui des autres poètes, ses contemporains et ses succes-
seurs, aussi bien que ses prédécesseurs, avaient présenté au public de
Rome une image fort précise et fidèle des apects matériels les plus divers
que pouvait revêtir la civilisation hellénique. Sans doute les soldats et les
négociants romains avaient-ils, au cours de leurs voyages et de leurs expé-
ditions, l'occasion de connaître directement des maisons grecques : les
Campaniens ont ramené de Délos bien des notions qu'ils ont appliquées à
l'architecture et la décoration de leurs propres demeures. Mais la comé-
die, bien avant le développement des contacts matériels avec les pays de
l'Egée, avait suggéré des modèles, ouvert tout un monde différent, presti-
gieux, offert à l'imitation, ou au rêve. Si la maison de Simon, avec ses
aménagements luxueux, ses appartements différenciés, sa fraicheur, son
portique «aussi grand qu'un portique public», avait pu faire déjà rêver les
spectateurs athéniens, n'en fut-il pas de même pour les spectateurs ro-
mains, qui, la paix revenue, estimaient que le «peuple-Roi» se devait de
ne pas être aussi mal logé qu'au temps d'Ancus et de Numa?
386 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
BAJ\ANEION
TTA~TA~
N
AVJ\H
0 5 lOm
Il arrive trop souvent que les personnages citês dans les Lettres de
Pline ne soient plus pour nous, aujourd'hui, que des ombres. Il en va ainsi
des amis nommês une seule fois et de maintes silhouettes aperçues seule-
ment à travers quelque allusion obscure. Le monde des Lettres est devenu
à nos yeux un monde fermê, que les têmoignages extêrieurs ne parvien-
nent pas toujours à êclairer. Une tentative comme celle de Mommsen,
aussi prêcieuse soit-elle, est là pour prouver que les rêsultats auxquels
nous pouvons prêtendre demeurent fragmentaires, aussi est-il d'autant
plus lêgitime de recourir à tous les têmoignages susceptibles de contri-
buer à l'interprêtation des Lettres, quelle que soit leur source, quel que
soit leur caractère. Or, il se trouve que, par deux fois au moins, à propos
du philosophe Euphratès et du rhêteur lsêe, ces têmoignages existent. Les
plus rêcents êditeurs, pourtant, les ont nêgligês. Nous voudrions, ici, ten-
ter de confronter le texte de Pline et les indications fournies par Épictète,
Dion Cassius et Philostrate à propos d'Euphratès, et, pour lsêe, par Phi-
lostrate encore, dans un chapitre de la Vie des Sophistes. Peut-être sera-
t-il alors possible de mieux entrevoir le milieu intellectuel et moral dans
lequel furent êcrites les Lettres, milieu essentiellement dominê par les
techniciens de langue grecque, et où les activitês scolaires, voire «scolasti-
ques>, l'emportent de plus en plus. La « seconde sophistique> est sur le
point de naître. Tacite appartient à la même gênêration que Plutarque.
Grâce aux deux textes de Pline, êclairês par Épictète et Philostrate, nous
parviendrons sans doute à mieux comprendre l'attitude des Romains
cultivês et amoureux des lettres en face des formes prises par la pensêe
orientale.
Pline admire, sans rêserve, Euphratès et lsée. On se rappelle ce qu'il
dit du premier 1• Il l'avait autrefois rencontrê en Syrie au cours de son
2Pour la date de ce tribunat, cf. Mommsen, Étude sur Pline le Jeune, trad. C.
Morel, Paris, 1873, p. 52 et suiv. Le problème n'a pas été abordé par W. Otto, Zur
Lebensgeschichte des jüngeren Plinius in Sitz. Bay. Alcad., 1919, 10. Abh.
3 Le même trait physique apparaît dans la lettre III d'Apollonios de Tyane à
5 Probablement depuis que la Syrie avait été érigée en province romaine par
Pompée, en 64 av. J.-C., une centaine d'années avant la date de la naissance d'Eu-
phratès (vers 30 ap. J.-C.).
6 Vita Soph., l, 2; 25, 5. Étienne de Byzance, s. v. Ex1,ave1a,le dit né à Épipha-
nie de Syrie (aujourd'hui Hama, dans la haute vallée de l'Oronte; cf. Ch. Picard in
R.E.L., 1953, p. 439 et suiv., et la bibliographie). Les deux renseignements ne sont
pas incompatibles. Né à Épiphanie, Euphratès peut s'être installé à Tyr après son
mariage. L'épithète d'Égyptien qui lui est par fois attibuée, s'explique par son
voyage d'Égypte (ci-dessous).
1 Ibid., par. 8 : generum non honoribus principem sed sapientia elegit. La litote
l'un des écrits qu'il composa contre Apollonios 9. Épictète nous a conservé
les arguments qu'il invoquait pour sa défense:
«J'ai mis tous mes soins, dit-il, et mes efforts à dissimuler que j'étais philoso-
phe, et cela m'a été fort utile. D'abord, je savais que tout ce que je faisais de
bien je ne le faisais pas pour la galerie, mais pour moi-même. . . Puis, de
même que mes efforts étaient pour moi seul, de même les risques que je
courais étaient pour moi seul. Une action basse ou inconvenante de ma part
ne portail aucun tort à la cause de la philosophie, el je ne nuisais pas aux
autres en commettant une faute comme philosophe. Aussi, ceux qui ne
connaissaient pas mon intention étaient-ils dans l'étonnement, se demandant
pourquoi, moi qui vivais constamment avec des philosophes.je n'en étais pas
un moi-même. Et quel mal y a-1-il à ce qu'on me reconnaisse comme un phi-
losophe par mes actes, et non par mon costume?> 10•
cher le passage où Dion Cassius institue, autour d' Auguste, une sembable
controverse entre Mécène et Agrippa, il est peu croyable que Philostrate
ait inventé de toutes pièces une scène aussi extraordinaire, dont les
acteurs demeurent assez inattendus. Les circonstances dont il l'entoure,
tel détail nécessaire à l'intelligence d'autres passages de la Vie d'Apollo-
nios empêchent de supposer qu'il s'agisse d'un épisode purement imagi-
naire. Il est ceriain, enfin, d'après d'autres pages de la même Vie, qu'Eu-
phratès demeura assez longtemps en Égypte, au point d'y avoir des audi-
teurs et de s'attacher un certain Thrasybule de Naucratis, qui restera
longtemps son disciple. Il est douteux, par contre, qu'Euphratès se soit
livré aux menées ténébreuses dont l'accuse Philostrate, et qu'il ait réelle-
ment songé à calomnier le thaumaturge auprès des «gymnosophistes»
égyptiens. Nous touchons là aux éléments romanesques et merveilleux de
la Vie d'Apollonios, dans lesquels il est malaisé de discerner le réel et le
fantastique. Quoi qu'il en soit, lorsque Vespasien quitta l'Égypte pour se
rendre à Rome, Euphratès ne le laissa point partir sans le mettre en gar-
de contre les charlatans: seule, selon lui, la philosophie «conforme à la
Nature» (nous entendons là un écho du Stoïcisme que professe officielle-
ment le philosophe) doit trouver audience auprès de !'Empereur. Qu'il se
défie des gens qui prétendent être en rapport direct avec la divinité et qui
calomnient celle-ci par leurs inventions déraisonnables 16• Quelque trans-
parente que soit l'allusion, et bien qu'Euphratès pense ici évidemment à
Apollonios, nous apercevons le rationalisme profond qui inspire ces re-
marques : rationalisme bien propre à séduire des esprits romains, que
pouvait, par contre, inquiéter le mysticisme d'un Apollonios.
Après son voyage en Égypte, et son protecteur installé au Palatin,
Euphratès rentra probablement en Syrie, et c'est sans doute vers ce
moment qu'il se maria 17• Mais, avant de quitter Vespasien, il lui présenta
plusieurs requêtes, et !'Empereur voulut bien lui accorder plusieurs pré-
16Ibid., V, 37.
17Du récit de Philostrate, il résulte qu'Euphratès demeura en Égypte jusqu'à la
prise de Jérusalem au moins (VI, 28 et 29). Son absence de Tyr dure donc environ
deux ou trois ans. De plus, Pline ne parle de ses enfants (deux garçons et une fille)
qu'a propos de son séjour à Rome, qui se place nous Je verrons, en 96 ou 97. Aucu-
ne mention à propos de la première rencontre. En 96/97, Pline dit expressément
que les deux garçons sont «parfaitement élévés> (diligentissime instituit), expres-
sion plus naturelle si elle s'applique à des personnes encore jeunes. Si Euphratès
s'est marié en revenant d'Égypte, enrichi et rendu illustre en sa province par l'ami-
tié impériale, l'aîné de ses enfants pouvait avoir 25 ou 26 ans lors du voyage à
Rome.
,.
394 ROMB, LA LITTÉRATURB BT L'HISTOIRE
sents, « aussi bien en argent que sous forme de lettres de change> 1•, ce
qui fournit à Apollonios l'occasion de faire remarquer ironiquement
qu'un Empereur avait au moins un avantage sur une démocratie, celui de
distribuer des largesses à ses amis. Dix ou onze ans plus tard, Pline ren-
contrait Euphratès en Syrie, et trouvait en lui un ami des Romains, tou-
jours prêt à accueillir les futurs sénateurs au début de la carrière des
honneurs.
Quelle fut, entre 83 et 96, la vie d'Euphratès? Nous devinons, par
quelques allusions de Philostrate, qu'il se livra très probablement au
négoce à travers les provinces asiatiques. Il semble s'être trouvé à Smyrne
lorsqu' Apollonios prononça publiquement une prophétie obscure et me-
naçante contre Domitien 19 • Apollonios, en tout cas, lui reproche formelle-
ment d'avoir été son accusateur auprès de l'Empereur, et, dans l'apologie
qu'il avait préparée pour sa défense (et que Domitien ne lui laissa pas le
loisir de prononcer), il se répandait en propos amers contre Euphratès,
enrichi par la flatterie et aussi le trafic de l'argent 20 , toujours à l'affût
d'un profit, hantant les antichambres des maisons nobles, plus acharné à
s'introduire par les portes entrouvertes qu'un chien affamé.
Semblables propos peuvent, sans doute, viser un ennemi éloigné.
Pourtant, ne prennent-ils pas tout leur sens si Euphratès se trouve alors à
Rome? Il faut qu'Euphratès ne soit pas pour Domitien un inconnu, un
sophiste provincial sans notoriété. Quelles portes, quelles maisons nobles
Euphratès pourrait-il forcer en Syrie, lui qui appartient, par son mariage,
à la plus haute aristocratie locale? Tout s'éclaire si l'on admet qu'Euphra-
tès a suivi son rival à Rome, peut-être qu'il l'y a devancé, et l'invective
d'Apollonios est d'autant plus redoutable que, légalement, les philosophes
professionnels n'ont aucun droit de résider dans la ville depuis qu'ils en
ont été bannis par l'Empereur 21 • Démétrius, chez qui est descendu Apollo-
nios à son arrivée en Italie, vit retiré à Formies, et n'ose plus se rendre à
Rome. Le séjour d'Euphratès se trouve donc par là-même daté. Le procès
d' Apollonios fournit un terminus post quem, et ce procès ne peut avoir eu
lieu que dans les derniers mois du règne de Domitien, c'est-à-dire avant le
18 septembre 96. Il en résulte aussi qu'Euphratès demeura quelque temps
à Rome une fois le tyran abattu, puisque Pline nous dit qu'il donne des
Ibid., V, 38.
1•
"Ibid., VII, 9.
20 Ibid., VIII, 7.
21 L'expulsion des philosophes date de 93. Cf. Weynand, s. v. Flavius Domitia-
Cette lettre serait des plus précieuses si nous pouvions à coup sûr la
considérer comme authentique. Or, il plane des doutes très justifiês sur la
correspondance attribuée à Apollonios. La plupart de ces lettres sont
dues ou bien à des rhéteurs ou bien à des faussaires, mais il est certain
aussi que ces rhéteurs et ces faussaires utilisaient, pour les composer, des
données biographiques authentiques, empruntées aux différentes «vies>
du sophiste. Ici, nous constatons immédiatement deux inexactitudes ma-
nifestes : bien que ce texte soit censé avoir été écrit dans la vieillesse d'Eu-
phratès (ainsi que l'indique l'allusion à la longue barbe blanche), on nous
parle de lui comme d'un nouveau riche, venu à Rome comme un gueux,
et, de plus, on lui attribue le «manteau double>, insigne du prêcheur. Or,
son mariage avait, depuis longtemps, tiré Euphratès de la pauvreté, si
même les libéralités de Vespasien ne l'avaient pas enrichi2 3• De plus, nous
savons bien qu'Euphratès n'avait jamais porté le costume traditionnel des
philosophes. La mention du manteau n'est ici destinée qu'à permettre une
antithèse. Mais, malgré ces détails suspects, pouvons-nous rejeter comme
mensonger le récit des activités commerciales d'Euphratès à cette épo-
que? Nous avons vu qu'Apollonios y fait allusion dans son apologie 24 , et
une autre lettre à Euphratès 25 décrit les multiples voyages du philosophe
entre Aegée (de Cilicie) et Rome, nous le montre encore fréquentant les
riches maisons, « malades, vieillards, vieilles femmes, orphelins, richards,
hommes à la mode, et les Midas, et les Gètes ». Il y a là un trait authenti-
que, corroboré par la lettre de Pline, qui prouve qu'Euphratès était effec-
tivement le familier des aristocrates romains. Le philosophe ne refusera
pas d'entretenir Attius Clemens, pas plus qu'il n'avait refusé d'entretenir,
autrefois, en Syrie, le jeune tribun militaire. Mais qu'Attius se hâte:
venias ob hoc maturius! 26 • Le séjour d'Euphratès ne sera pas de longue
durée 27 • Sans doute les nécessités de son commerce l'appellent en Asie.
Pour toutes ces raisons, nous croirions volontiers qu'Euphratès, pré-
sent à Rome dans les derniers mois de l'année 96 et au début de 97,
retourna en Syrie au printemps, lorsque recommença la saison favorable
à la navigation. La dernière lettre d'Apollonios que nous avons citée, et
qui renferme cette allusion à l'activité du philosophe à Rome, ne saurait
être postérieure à 97, puisque Apollonios de Tyane mourut ou du moins
«disparut» au cours de cette année-là. La dernière anecdote rapportée
par ses biographes n'est en effet pas postérieure à 96, et, après son
acquittement par Domitien, le Sage revint à Milet. Tous ces indices
convergents, dont aucun ne saurait, à lui seul, emorter la conviction, mais
dont l'ensemble forme un faisceau de présomptions entraînent que la let-
tre de Pline fut écrite entre septembre 96 et les alentours d'avril 97.
Cette conclusion, quelque hypothétique et hasardée soit-elle, se trou-
ve concorder avec la datation admise par Mommsen pour l'ensemble du
livre 1er de la Correspondance de Pline 28 • Obtenues selon deux méthodes
absolument indépendantes l'une de l'autre, ces deux chronologies s'ap-
portent donc une confirmation mutuelle. Il en résulte que l'on ne devra
pas systématiquement négliger les indications fournies par les textes rela-
tifs à Apollonios, qui se trouvent de la sorte acquérir une valeur nouvelle.
La seconde conséquence, relative, celle-ci, à la carrière de Pline, est que
la charge exercée par celui-ci pendant le séjour d'Euphratès à Rome est
hein la préfecture du trésor militaire, et non celle de l'aerarium Saturni,
qu'il devait revêtir seulement l'annnée suivante.
*
* *
29 Dion Cass., LXIX, 8, 3 : b µtv Tlp trei bcdvcp TOOTd Tl?tytvew ,roi o Ev,ptiTr,ç6
,wjao,oç rurt8avevé8&loVT,jç,bcrTpé,paVT<><; <WT<p KJJiTOViMpravovKciJverov Kai ôrd Tà
y,jpaç Kai ôrd T,tv voaov 1e1elv. Le raccourci de Xiphilin, avec son participe aoriste
c intemporel> ne nous renseigne en rien sur le temps qui a pu séparer la permis•
sion et le suicide.
JO Von Rhoden, art. Aelius, n° 64 in Real-Encycl., l, col. 501.
31 Épict., Entr., Ill, 15, 8.
33Op. cit., par. 4 : quamquam, ne nunc quidem satis intellego, ut enim de picto•
re, scalptore, fictore nisi artifu judicare, ita nisi sapiens non potest perspicere
sapientem.
34 Cf. ci-dessous, p. 1147 et suiv.
35 Cie., De Fin., III, 25. Cf. notre Commentaire au De Constantia Sapientis, p. 77,
n.4.
36 Op. cit., par. 10: (ille affirmat) . .. quaeque ipsi doceant in usu habere. La doc-
trine «théorique> (docere) est mise en pratique (in usu) par le magistrat romain.
DEUX FIGURES DE LA CORRE.SPONIMNCE DE PLINE 399
*
* *
sus, p. 393.
31 Sat., III, 74 : Jsaeo torrentior.
400 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
dicantur . .. Plausus tantum ac potius sola cymbala et tympana illis canticis desunt.
41 Philostr., Vie de Marcus de Byzance: - TOKtlt'à q,vmvq,µ,,vwe1v.Cf. Vie d'Jsée,
le-ci, cf. R.t.A., LI, p. 367), n'est pas utilisé ni cité dans la Questione Petroniana. Il
aurait peut-être pu donner à M. Mannorale des conseils de prudence philologi-
que.
404 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
le choisir par excellence comme sujet d'épopée? Depuis César, les armes
romaines avaient connu d'autres triomphes; les campagnes de Trajan et
d'Hadrien, celles de Marc-Aurèle ont agrandi l'Empire. Or, lorsqu'il s'agit
des Parthes, Pétrone ne connaît encore (ou du moins ne mentionne) que
le désastre de Crassus. Les dieux mêmes, si bavards en d'autres endroits,
se taisent sur cet avenir glorieux. Eumolpe parlerait au temps de Néron
que son poème ne serait pas différent de ce qu'il est 3• Curieuse perma-
nence que ce retour perpétuel des mêmes préoccupations, à plus de cent
cinquante années de distance! Ou bien y aurait-il, chez Pétrone, la volonté
bien arrêtée d'être «inactuel>?
M. Marmorale est contraint de reconnaître, à plusieurs reprises, que
l'atmosphère générale du roman évoque beaucoup plus les Vies de Suéto-
ne que celles de l'Histoire Auguste: «Pétrone, dit-il, a emprunté beaucoup
de traits aux biographies des Empereurs, et surtout à celle d' Auguste,
pour les attribuer à ses héros> (p. 89). C'est, par un étrange détour, réin-
troduire dans le Satiricon ce qu'on vient de lui ôter et admettre que ce
«roman sévérien> témoigne, en réalité, de l'atmosphère spirituelle, reli-
gieuse et morale de la Rome julio-claudienne. Mais alors, pourquoi un
Pétrone «sévérien> se serait-il aussi délibérément évadé de son temps,
pourquoi aurait-il évoqué avec cette persistance des temps révolus, et lais-
sé transparaître seulement à son insu des «indices> qui nous renseigne-
raient sur l'époque réelle de son activité?
Avec beaucoup d'ingéniosité, M. Marmorale s'attache à démontrer
que Pétrone a bien voulu écrire cette œuvre composite, irréelle, et l'a
conçue en dehors du temps et de l'espace. Oublions un instant ce qu'une
telle intention aurait d'insolite dans un roman «réaliste> par excellence,
et examinons si vraiment Pétrone, soucieux ailleurs du détail vrai jusqu'à
la minutie, a créé malgré cela un univers de fantaisie. M. Marmorale a
écrit, pour le démontrer, un curieux chapitre, dans lequel il s'efforce de
souligner l'incohérence des indices susceptibles, à première vue, de situer
la Cena dans un moment précis du temps. Nous voyons, par exemple, dit-
il, les esclaves de Trimalchion verser sur les mains des convives de l'eau
glacée (aquam niuatam, 31, 3). Serions-nous en été? Un peu plus loin (41,
Grenade, Un exploit de Néron, R.É.A., 1948, p. 272-287, qui tente {avec vraisemblan-
ce, croyons-nous) de trouver, dans le chap. 120 du Sat., un écho des travaux néro-
niens. De toute façon, si la Pharsale est postérieure au petit poème de Pétrone {ci-
dessus p. 135 et suiv.) il faut bien que le Satiricon soit antérieur à 65. Si elle est
antérieure, coira-t-on qu'elle était encore suffisemment actuelle vers l'an 200 pour
mériter une retractatio?
LA DATB DU SATIRJCON 407
4 On remarquera que six mois est précisément le délai dans lequel Trimalchion
Il nous est impossible ici de suivre M. Marmorale dans toutes ses ana-
lyses. Certaines sont subtiles, d'autres montrent justement l'insuffisance
de certains arguments en faveur de la thèse traditionnelle (et nous aban-
donnons bien volontiers à sa critique l'idée que le rapprochement du Car-
pus, esclave de Néron, avec l'homonyme cher à Trimalchion soit vraie-
ment concluant), mais nous ne pensons pas qu'une seule parvienne à des
résultats tout à fait probants et définitifs. Successivement, des «confirma-
tions» sont demandées à tous les domaines: linguistique, comparaison de
textes, métrique même, et il faudrait un gros livre pour discuter un à un
les articles de cette dialectique passionnée. Nous nous bornerons à quel-
ques exemples.
C'est ainsi que M. Marmorale étudie les «correspondances» entre le
Satiricon et les œuvres datées : Martial, Stace, etc. Mais, trop souvent, les
affirmations remplacent les preuves, difficiles en pareille matière. A la
lumière des remarques judicieuses présentées par M. E. Lôfstedt5, sur des
problèmes analogues, il est malaisé de soutenir que l'épigramme III, 82,
de Martial est la source de Pétrone - que pourrait-elle être d'autre si elle
ne résulte pas du Satiricon? Trop de rapprochements précis empêchent
d'admettre que l'un des deux textes n'ait pas agi sur l'autre. Mais, si
Pétrone est postérieur à Martial, il faut que toute la Cena ait été inspiré
par ce petit poème, et jusqu'au nom de Trimalchion. Il faudrait donc que
Pétrone ait procédé à une véritable amplification d'élève: est-ce là cette
«création poétique» que M. Marmorale revendique si souvent pour son
auteur? Au contraire, tout devient naturel si l'on remarque que les traits
accumulés par Martial dans son épigramme dessinent peu à peu un per-
sonnage dont le silhouette, de vers en vers plus précise, évoque à l'esprit
du lecteur le héros de Pétrone: la «pointe» de l'épigramme apporte fina-
lement la solution de cette véritable énigme littéraire, en nommant celui
que l'on a déjà reconnu, Malchion, l'affranchi syrien grossier et vani-
teux.
Nous avouons ne pas avoir bien compris l'analyse rythmique d'un
passage tiré du chapitre 101 (p. 295), qui prétend retrouver presque à
chaque mot du récit l'un des trois cursus rythmiques. La même méthode
appliquée à Sénèque, ou à tout autre que l'on voudra, donne des résultats
presque identiques, car il nous a semblé (à tort, peut-être) que M. Marmo-
rale, dans sa notion de cursus, ne faisait pas entrer la considération du
27
UNE INTENTION POSSIBLE DE PÉTRONE
DANS LE «SATIRICON»1
Il n'est pas plus facile de former une idêe un peu précise de ce que
fut, lorsqu'il était entier, le roman de Pétrone que de porter sur ce qui
nous en reste un regard neuf. Trop d'études, de réflexions, les unes sages,
les autres qui le sont moins, s'interposent entre le texte et nous. Et la
grande étendue des lacunes permet à l'imagination d'introduire dans
l'œuvre des fantômes qui nous détournent de la vérité. Aussi faut-il, cha-
que fois que l'on essaie d'étudier, une fois de plus, le Satiricon, commen-
cer par dire que le résultat ne sera, probablement, rien de plus qu'une
rêverie ajoutée à tant d'autres. Mais c'est Platon, aussi, qui nous apprend
que le rêve peut compléter la connaissance.
Le thème que nous nous proposons d'aborder ici s'éloigne un peu des
directions prises volontiers, au cours de ces dernières années par la
recherche philologique appliquée à Pétrone. On s'est intéressé, et souvent
avec bonheur, à la reconstitution du roman, à l'étude de son cadre maté-
riel et historique, surtout de ses arrière-plans économiques et sociaux. On
s'est appliqué aussi à situer l'œuvre elle-même dans l'histoire des genres
littéraires, à y déceler ce qui la rapproche des Métamorphoses d' Apulée ou
des romans de langue grecque, par exemple celui de Chariton d'Aphrodi-
se. Toutes ces études, auxquelles il faut ajouter celles qui ont porté sur la
langue même du roman, la contribution qu'il constitue à notre connais-
sance du parler quotidien, ont beaucoup enrichi et précisé J'image que
nous pouvons nous faire de Pétrone et de son œuvre. Il semble que, après
tout cela, il reste une petite place, qui n'est pas entièrement occupée, et
nous voudrions essayer de nous glisser: toute œuvre littéraire prend
appui, surtout s'il s'agit d'une fiction narrative, sur un univers de
concepts moraux, intellectuels, culturels, appartenant à la fois au fond
*
* *
pour qui les maris comptaient peu et qui vivaient leur vie comme il leur
plaisait.
Ces figures de femmes dans le Satiricon ne mériteraient donc pas une
attention particulière si, d'une part, Néron n'était lui-même, psychologi-
quement, sensuellement, à l'égard de Poppée, comme Encolpe et Ascylte
à l'égard de Quartilla, de Tryphène et des autres, et surtout si Pétrone
n'avait mis dans son roman des femmes toutes différentes.
Ces femmes, ce sont celles que nous trouvons dans la maison de Tri-
malchion et celle de son ami Habinnas. Fortunata et Scintilla forment
avec Quartilla et les autres un contraste frappant. Quoi qu'il en soit de
leur passé - celui de Fortunata n'était pas très honorable, nous dit-on -
elles sont devenues l'image même de la respectabilité. Elles sont très res-
pectueuses avec leur mari, qu'elles appellent domine; elles ont toutes sor-
tes de vertus ménagères; elles ne viennent se mêler au festin des hommes
qu'une fois la plus grande partie du dîner terminée; encore font-elles des
difficultés pour paraître, et l'on croit deviner qu'elles se contenteraient, si
on ne les pressait pas, d'occuper un siège, sans s'installer sur un lit de
table. Ce qui est conforme à la vieille tradition des femmes méditerra-
néennes. Fortunata veille à la dépense; elle règne sur l'argenterie. De
plus, elle est fort pudique; elle rougit lorsque Habinnas la jette sur le lit et
qu'elle montre ses jambes au-dessus du genou. Rougeur inconnue de
Quartilla, qui préside, haut-troussée, aux jeux de sa servante et de ses aco-
lytes.
Malgré toutes ces qualités, Trimalchion ne se fait pas faute de l'inju-
rier, de l'humilier publiquement, de la manière la plus cruelle. Il affiche
son mépris pour elle. Elle, de son côté, se montre jalouse; elle reproche à
son mari d'avoir un mignon. Et Trimalchion affecte d'avoir pour celui-ci
les égards qu'il n'a pas pour sa femme.
Le contraste entre le monde de Fortunata et celui de Quartilla est
trop évident pour n'avoir pas été voulu par Pétrone. Les femmes «ver-
tueuses>, conformes à l'idéal antique, sont celles des petites gens. Les
grandes dames, elles, sont toutes proches des meretrices. Ce serait naïveté
de penser que Pétrone a voulu «faire honte> aux mœurs de son temps, en
montrant que les affranchis et les gens simples sont plus purs que les
aristocrates. La morale de Pétrone n'est pas aussi simpliste. Pour le
moment disons simplement que, témoin de son temps, il a été frappé par
la grande différence existant entre un certain type de rapports conjugaux,
et, plus généralement, «sexuels>, dans les milieux populaires et ceux qui
prévalaient dans les milieux aristocratiques. Opposition qu'il n'a certaine-
ment pas inventée, mais qui s'explique fort bien si l'on songe que Trimal-
chion et ses amis viennent d'Orient, du monde hellénisé, où nous savons
416 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
redoutable que son objet est dérisoire. Mais les Canidies de Pétrone ne
sont pas criminelles. Le roman n'est pas tragique; il est animé par une
volonté de rire des choses plutôt que d'en pleurer. En quoi il se rattache,
sans doute, à l'inspiration démocritéenne, si vivante à cette époque, com-
me le prouve l'œuvre de Sénèque.
On devait s'attendre, dans un tel roman, à rencontrer le problème de
la mort. C'est Trimalchion qui le pose et le traite longuement. On a relevé
depuis longtemps ce que les propos de Trimalchion contenaient d'épicu-
risme impur et vulgaire: la pensée de la mort comme incitation à vivre
dans le présent, comme piment du plaisir, le banquet se terminant, avec
la journée, en funérailles - comme le faisait ce personnage dont parle
Sénèque dans le traité sur la Brièveté de la vie, qui ordonnait à ses valets
de célébrer ses funérailles alors qu'il vivait encore. Tout cela témoigne
plus de la crainte de la mort que de son acceptation sereine. Il s'agit d'ap-
privoiser le monstre, et de touver le plaisir jusque dans la pensée de
l'anéantissement.
Mais l'idée de l'anéantissement, si elle était véritablement acceptée,
resterait encore dans la ligne de l'épicurisme. En réalité, Trimalchion la
refuse. Il entend conserver, dans la mort même, le sentiment des choses
plaisantes de la vie. Il aura autour de ses cendres un jardin, une treille,
des fruits, de l'eau fraîche, des fleurs. Attitude exactement opposée à
l'épicurisme véritable et dont l'absurdité éclate lorsque Trimalchion pour
punir Fortuanta, défend qu'elle soit liée à lui dans la mort - ils poursui-
vront, tous deux, jusque dans le néant, cette vie de querelles domestiques
dont ils offrent quotidiennement le spectacle.
De la même façon que se trouve tourné en ridicule l'épicurisme vul-
gaire de Trimalchion, qui masque la peur de la mort et ne la supprime
point, de même Pétrone se moque visiblement de l'astrologie, que l'on
considérait alors comme l'un des moyens de déchiffrer le mystère du
monde. Il en fait le thème d'un épisode grotesque et d'un discours fort
pédant de Trimalchion. Or, nous savons que l'étude des astres tenait une
grande place jusque dans le cercle des familiers de Néron. Le poème de
Lucain nous en apporte un témoignage irrécusable. Et Sénèque affirme,
dans les Questions naturelles, que les insuffisances constatables de l'astro-
logie proviennent d'une connaissance insuffisante des lois du monde, et
non de la fausseté de cette science. Il n'est nullement certain que Pétrone
ait voulu condamner l'astrologie en tant que telle - pas plus qu'il ne
condamnait, dans l'épicurisme de Trimalchion, la doctrine du Jardin,
mais sa critique nous transporte, pourrait-on dire, dans le monde de la
fable, où l'on voit des animaux se livrer aux occupations des hommes, les
imiter ridiculement pour notre enseignement.
UNB INTENTION POSSIBLBDB PÉTRONE 419
rieur. Il n'y trouve, à chaque instant, que des motifs de colère. Il donne
l'image d'un être balloté de droite et de gauche, sans fermeté, sans cons-
tantia, même dans la recherche du plaisir, et l'on se demande, une fois
qu'il a disparu, ce qu'il était en vérité, s'il possédait une réalité au-delà de
cette apparence grotesque de petit vieillard enfoui dans une écharpe à
large bande de pourpre, et vêtu d'une tunique couleur d'aurore.
On a remarqué, depuis longtemps, et, récemment, avec force, que la
silhouette de Trimalchion évoque irrésistiblement celle de Mécène, avec
ses oreilles pointant seules hors de son manteau, comme un esclave fugi-
tif de comédie, et son affectation à ne mettre aucune rigueur dans sa
tenue. On a fait observer aussi et inversement que bien des traits de Tri-
malchion ne conviennent pas à Mécène, et qu'il ne saurait s'agir d'une
identification entre les deux personnages. Pétrone se serait-il donc
contenté de prendre, dans l'image restée légendaire de Mécène, quelques
traits amusants pour les prêter à son propre personnage? Mais pour-
quoi?
Peut-être une Lettre à Lucilius, parmi les plus célèbres, et écrite préci-
sément vers la même époque que le Satiricon, suggère-t-elle un début
d'explication. Sénèque, on le sait, soutient à son ami l'idée que l'apparen-
ce physique d'un homme aussi bien que sa façon de parler sont le reflet
de son être intérieur. Et il prend l'exemple de Mécène, tiraillé toute sa vie
entre des passions contradictoires, amoureux de sa femme Terentia qui le
repoussait et (Sénèque se contente de le suggèrer, mais une lettre d'Antoi-
ne, conservée par Suétone, est moins discrète) réservait ses complaisances
à Auguste. Mécène est aussi incapable d'énergie; il aime passionnément la
vie, mais il a peur de mourir, et cela même empoisonne profondément
tous ses plaisirs. Bref, Mécène est, aux yeux de Sénèque, le type même du
stultus, de l'homme qui n'a jamais pu ordonner son être intime, discipli-
ner sa sensibilité, mettre en lui-même la cohérence indispensable à qui
veut mériter le nom d'homme.
Si l'on rapproche ces idées de Sénèque et le portrait de Trimalchion,
on peut se demander si le dessein de Pétrone n'a pas été précisément le
même que celui du philosophe: prendre, chez Mécène, tout ce qui, dans
son extérieur déjà, indique ce vice profond de son âme, cette incohérence,
cette complaisance lâche envers soi-même, cette attitude puérile en face
de ce que l'opinion considère comme des «biens», pour en composer une
figure, en quelque sorte idéale, de «pauvre homme»?
Si l'on assignait à l'évocation de Mécène en la personne de Trimal-
chion - évocation indéniable, que suffit à souligner le cognomen de Mae-
cenatianus donné à l'affranchi - une signification politique, il faudrait
que Pétrone eût voulu assimiler l'illustre ami d'Auguste et les affranchis
422 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE
de cette thèse. Nous connaissons par Dion Cassius l'image que l'opposi-
tion et les ennemis de Sénèque voulaient présenter du philosophe : celle
d'un ambitieux, débauché, amateur de femmes aussi bien que de jeunes
gens, avide d'argent et dépourvu de scrupules. Et l'on peut, à la rigueur,
en rapprocher certains traits d'Eumolpe, notamment le goût de la débau-
che. On peut aussi se souvenir des tragédies, et constater que Pétrone
tourne en dérision au nom d'une esthétique réfléchie certaines formes
d'expression dramatique, dans lesquelles il faut peut-être voir des allu-
sions au style de Sénèque dans son théâtre. Mais tout cela ne convainc
point, l'image obtenue de la sorte ne serait que fragmentaire. Et il en est
de Sénèque par rapport à Eumolpe comme de Trimalchion par rapport à
Mécène. La ressemblance n'est peut-être pas fortuite, elle n'est que par-
tielle et volontairement limitée.
Il y a, dans le personnage d'Eumolpe, bien autre chose que ce qu'au-
rait pu être une caricature de Sénèque. Eumolpe est une figure tradition-
nelle du poète fou, que les dieux inspirent en le rendant insensible aux
choses de la vie. Cela vient de Platon et remonte au-delà encore. Cela pas-
se, aussi, par les dernières pages de l'Art poétique d'Horace et trouvera
des échos dans le Dialogue des Orateurs de Tacite. C'est un lieu commun
philosophique, qui concerne fort peu Sénèque.
Pourtant, les rapprochements à établir entre tel passage du Satiricon
et les Dialogues ou les Lettres ne sont pas fortuits. Il y a entre eux une
parenté évidente. Mais est-elle vraiment celle que l'on voudrait et le Sati-
ricon contient-il un «anti-Sénèque >?
Une parodie, pour être sentie, doit être évidente. Or, l'un des textes
invoqués, les réflexions amères d'Encolpe sur le cadavre de Lichas (115),
est isolé de l'ensemble; il n'est pas entouré d'un «cadre» qui rendrait sen-
sible le caractère dérisoire de l'épisode. Rien ne nous avertit que la tris-
tesse dont Encolpe se dit pénétré n'est pas une vraie tristesse. Tout ce que
l'on peut soupçonner, c'est que cette tristesse est un peu trop bavarde.
Mais Encolpe nous a habitués à ces monologues surabondants auxquels il
s'abandonne dès qu'il est saisi par l'émotion. C'est un trait de son caractè-
re, et un peu de son charme, que cette émotivité juvénile, bien en harmo-
nie avec les manières d'un jeune homme à peine sorti de l'école - un
intellectuel raisonneur, amoureux des mots. Cela n'a rien d'étrange. Et
que dit-il? Il s'abandonne à une improvisation, assez scolaire, sur les
incertitudes de la fortune et se termine par un autre lieu commun, dans
le goût des Cyniques, sur les différents genres de sépulture. De tels mou-
vements se trouvent souvent chez Sénèque, c'est vrai. Mais ils ne sont que
l'une des formes les plus extérieures de son expression philosophique, et
la rhétorique peut les revendiquer aussi légitimement que la philosophie.
424 ROME,LA LIITmtATURE ET L'HISTOIRE
En réalité, c'est chez Attale, chez Papirius Fabianus, dans la tradition sco-
laire qu'il faut chercher les modèles. Nous avons là un style d'époque,
dont Sénèque est pour nous le représentant le plus illustre, et le plus
familier, mais qui ne lui est pas personnel. Encolpe est fidèle à son per-
sonnage en l'employant, et ce qu'il parodie, s'il y a vraiment parodie, c'est
lui-même. Mais qui penserait à identifier Encolpe et Sénèque?
Et ainsi se trouve levée l'objection peut-être la plus grave que l'on
pourrait faire à l'hypothèse ici présentée d'une «lecture nouvelle» du
Satiricon: Pétrone n'est pas ennemi de toute philosophie, il est ironique,
tout au plus, devant le style habituel à la rhétorique moralisante. Mais les
valeurs morales réelles lui sont aussi chères qu'à Sénèque. Il suffit pour
s'en persuader de rappeler un passage, moins souvent lu et étudié, il est
vrai, que la Cena, mais fort important, les propos du fermier de Crotone
présentant sa ville aux voyageurs (116): à Crotone, le mensonge seul est
roi. Les activités dignes d'un homme n'y sont point pratiquées. Et parmi
elles, le fermier cite l'étude des œuvres littéraires, celle de l'éloquence et
la pratique de la frugalitas. Crotone, ville du mensonge, a perverti toutes
les valeurs naturelles. Les hommes n'y sont plus liés par l'humanitas,
dont les épicuriens aussi bien que les stoïciens avaient fait une vertu fon-
damentale; ils ne pratiquent plus à l'égard les uns des autres la «justitia»,
mais, comme sur une plaine ravagée par une épidémie de peste, il n'y
aura plus que des cadavres en train d'être dévorés et des corbeaux en
train de les dévorer.
Finalement, il est clair que Pétrone accepte bien des principes qui
sont ceux de Sénèque. Que, comme lui, il pense que le vitium suprême
consiste à méconnaître les impératifs de la nature humaine, qui sont
effectivement méconnus par tous ceux qui, faute d'un apprentissage suf-
fisant, s'abandonnent aux séductions de la Fortune ou du plaisir, et tom-
bent dans les pièges que la se11sibilitétend à la raison. Trimalchion, com-
me Mécène, souffre de ce mal : il est l' anti-nature. Mais ce même mal
n'épargne pas les prétendus «intellectuels», les maîtres d'école qui for-
ment les jeunes gens à traiter des sujets invraisemblables et ne les prépa-
rent pas aux réalités du monde. Il en va de même pour les poètes, qui ne
doivent pas se borner à être des artisans du langage, mais ont pour mis-
sion de réserver dans le monde «la part de la folie».
Au terme de cet exposé, on se demandera peut-être si Pétrone est épi-
curien, ou stoïcien, ou se réclame de l'Académie. A la vérité, il ne s'est pas
mis à lui-même d'étiquette. Se réclamer de la nature est commun à toutes
les écoles. Le rôle reconnu aux poètes indiquerait plutôt des sympathies
stoïciennes - mais d'une manière négative, et il reste, aussi, que la théorie
de l'épopée, présentée par Eumolpe, est assez proche des thèses aristotéli-
UNB INTENTION POSSIBLEDB PéTRONB 425
1 M. Schmidt, Die Komposition von Vergils Georgilca, in Stud. zur Gesch. u. Kul-
tur des Altertums, XVI, 2/3, 1930.
2 Voir le compte rendu de J. Bayet, in Revue crit., 1921, p. 212-215.
3 lUgies, IV, 2.
me ainsi: 468; 9-18; 19-48; 49-64. Les transformations sont englobées dans une
même partie, qui déborde jusqu'au vers 48. Cette dernière coupure nous semble
malheureuse; elle sépare une phrase en deux :
(47) at mihi quod formas unus uertebar in omnis
nomen ab euentu patria lingua dedit;
(49) et tu, Roma, meis tribuisti praemia Tuscis
(unde hodie Vicus nomina Tuscus habet).
La coupe avant 47 nous semble se justifier par la présence de la particule forte at,
qui oppose la proposition qu'elle annonce au développement précédent. Voir ci-
dessous.
NOTBS SUR PROPERCE - 1 429
On voit que les mots significatifs de chacun des trois vers initiaux ont
été repris dans les vers symétriques de la partie finale. Serait-ce par
hasard?
*
* *
quatrième partie (vers 53 à 58 : uidi ego labentis acies ... ) où est suggérée,
mais non exprimée, l'idéee de uertere terga?
C. - Vers 13 à 18: les offrandes rituelles au dieu, raisins, cerises,
prunes, pommes et poires. Ces allusions à l'image de la statue, telle que la
voyait le passant, sont à rapprocher des six derniers vers du poème.
expressément détachés par Properce : stipes acemw eram (v. 59 et suiv.),
qui attirent eux aussi l'attention sur la statue elle-même.
Les deux parties centrales ne se prêtent pas à des jeux analogues.
Dans un poème en distiques, un ensemble de quatorze vers ne peut se
diviser de façon symétrique (et nous verrons que la symétrie était ici une
nécessité pour Properce) qu'en sept groupes égaux. Telle est bien la solu-
tion adoptée par le poète, qui se contente de juxtaposer ses distiquesen
refusant toute période plus ample. Tout au plus la nécessité de marquer
le changement de mouvement entre la troisième et la quatrième partie
l'a-t-elle conduit à mettre une liaison plus étroite entre les deux derniers
distiques de la troisième: «nec flos ullw .. . >, au vers 45. Il résulte de ce
parti pris l'impression d'un développement heurté, sans cesse haché,
comme un halètement : impression que donne, précisément, une succes-
sion ininterrompue de transformations rapides, sans transition; et les
asyndètes que l'on remarque en grand nombre dans ce passage ne sont
que l'instrument grammatical de cette construction rythmique, elle-
même, en dernière analyse, au service de l'effet stylistique.
Nous voyons, par conséquent, que Properce a dessiné dans son élégie
des harmonies numériques qui ne peuvent être dues au hasard, et que,
tout entière, elle se résume dans une formule arithmétique :
1
Voir P.J. Enk, Ad Propertii carm. comm. crit., Leipzig, 1911, p. 301, qui admet
cette transposition.
NOTBSSUR PROPBRCB- 1 431
* * *
dans le second, d'une vraie (au dire du dieu), sa transformation en jardinier. Les
deux passages se complètent moins qu'ils ne s'opposent, et cela en six vers chacun,
à la fin de la première et de la troisième partie; ils sont, en un sens, symétriques:
c'est l'une des symétries secondaires du poème.
10 Enk, Ibid., p. 304.
432 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
C'est que le nombre total des vers du poème n'est pas quelconque; il
est, en effet, égal à 64, et 64 possède de multiples propriétés, à la fois
arithmétiques et occultes. Pour nous, 64 est la sixième puissance de 2.
Cela entraîne différentes relations arithmétiques que nous allons essayer
d'exprimer dans la terminologie antique.
Si nous nous reportons au traité de Théon de Smyrne, nous consta-
tons que 64 est d'abord un nombre «pairement pair 11 >, c'est-à-dire qu'il
ne contient aucun élément impair dans ses composants. Toutefois, il est
en même temps cubique et carré et, dans la série des carrés, c'est le pre-
mier qui possède cette propriété 12 ; donc, il participe à la fois de la dyade
et de la triade. Mais, surtout, il est en rapport étroit avec la tétractys.
De la tétractys fondamentale 1, 2, 3, 4, les Pythagoriciens en dédui-
saient une seconde, elle-même double, et qui correspondait respective-
ment, dans le genre pair et le genre impair, au point, à la ligne, à la surfa-
ce et au volume (c'est-à-dire à l'unité, la puisance 1, au carré et au cube);
la série 1, 2, 4, 8, à côté de la série des puissances impaires correspondan-
tes: 1, 3, 9, 27 13• Or, le nombre 64 est le produit des termes de cette tétrac-
tys paire : 1 x 2 x 4 x 8 = 64. Par conséquent, le poème tout entier est pla-
cé en quelque sorte «sous l'invocation> de la tétractys paire, qu'il résume
et exprime.
Or, on sait que, par sa force même, la tétractys symbolise le monde
tout entier dans sa structure secrète, et chaque genre de tétractys répond
à un ordre, sensible ou supra-sensible 14 : ordre des formes, des éléments,
des solides, de la vie sociale, etc. La tétractys paire, selon Théon de Smyr-
ne, correspond terme à terme à la ligne droite, à l'aire plane, aux solides
à surfaces planes (cube, etc.); elle apparaît essentiellement comme épa-
nouissant l'idée de la dyade. Or, la dyade est «le premier changement ... ,
type de la formation de la matière, de tout le sensible, du devenir, du
mouvement, de l'accroissement, de l'addition, de la communauté, de la
relation 15 >. On comprend dès lors pourquoi la tétractys paire, qui exprime
l'essence du principe du devenir, pouvait dominer un poème consacré au
dieu du changement et de toute transformation.
-
11Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, I, 8.
12 Id., I, 20.
13 Id., II, 37 et suiv.
14 Id., II, 38.
15 Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, II, 41 : Ilpo>'tl]6' uix;111euiµetu-
6o1..,;SICµovaooç eiç 60000 ... 1eu8'fiv ÜÀTJ1euim\v tô uia8T)tôv 1eui,; -ysvemç 1eui,;
ICÏVTJ<J\Ç1euifi uul;11mç1eui,; miv8emç 1eui1eotvroviu1euitô Jtf)6çTI.
NOTES SUR PROPERCE - I 433
Nous avons constaté de plus que 64 était à la fois une puissance paire
et une puissance impaire. Il unit donc en lui l'essence des nombre carrés
et des nombres cubiques. Par conséquent, il retrouve par ce biais la tria-
de, qui est «multitude 16 >. L'union de la dyade et de la triade, réalisée
dans le nombre 64, portait le nom de mariage 11, car elle unissait le princi-
pe pair féminin et la triade premier impair, essentiellement masculin••.
On remarquera à ce propos que la première transformation prêtée à
Vertumne est une incarnation féminine: «revêts-moi d'un voile de Cos, et
je deviendrai une fille lascive 19 >, à laquelle s'oppose aussitôt, dans le pen-
tamètre, une incarnation masculine symétrique: «si je mets une toge, qui
dirait que je ne suis pas un homme 20 ?> Cette ambiguïté du sexe, sur
laquelle le poète attire d'abord l'attention, avant toute autre transforma-
tion, se trouve donc symbolisée (et son importance expliquée) par l'archi-
tecture numérique de l' œuvre.
Une fois ces principes posés, la composition de l'ensemble se déduit
avec rigueur : poème consacré à la dyade, cette élégie devra être symétri-
que et, en effet, ses parties se répondent exactement deux à deux. Au lieu
de se borner à répéter cette division binaire, et de composer selon la for-
mule: 16 + 16 + 16 + 16, Properce reprend le second thème, celui du
mariage. Les deux parties extrêmes se composent donc de trois parties de
six vers chacune. Le nombre 18, dans lequel s'unissent aussi dyade et tria-
de, principe féminin et principe masculin, devait nécessairement être
introduit dans une œuvre consacrée à un dieu qui était autant celui de la
fécondité que celui du changement.
Restaient vingt-huit vers: la nécessité d'une composition symétrique,
fondamentale, les divisait en deux groupes de quatorze vers. Contraint
par la forme même du distique, Properce, comme nous l'avons vu, ren-
contrait ici le nombre sept, lui-même total auquel on arrive en addition-
nant les trois premiers termes de la tétractys paire. Et sept est assez
important par lui-même dans la tradition pour que deux périodes succes-
sives de sept distiques ne passent pas inaperçues auprès de tout lecteur
attentif à ce jeu des combinaisons numériques.
Nous voyons, par conséquent, que Properce a mis dans cette élégie
un sens caché: Vertumne, dieu obscur, dieu de carrefour, aux attributs
16 Id., II, 42 : âtô KUi ltj)(1l'tl]Àtye'tCll (TJ'tp{aç) ltci.vtu SÎvat. Voir trad. Dupuis, éd.
cit., ad loc.
17Id., II, 45.
11Plut., Qu&t, rom., CIi, p. 288 c.
19 Vers 23 : indue me Cois fiam non dura puella.
21 IV, 1, 150.
22 Manilius, Il, 253 : patulam distentus in aluum.
NOTBS SUR PROPBRCB - 1 435
· 13 Cf. Hauvette, Dante, Paris, 1911, p. 220-223; cf. p. 286. De semblables recher-
ches, on le sait, se retrouvent chez Pétrarque, etc.
24 Voir F. Brunetière, Rev. Deux-Mondes, 1900, p. 903; Valéry Larbaud, Ce vice
impuni ... ; Domaine français. Étude sur Scève; E. Parturier, éd, de Délie, Paris,
1916, p. XXVIII-XXX. Voir, sur ce problèmes, A. M. Schmdt, La poésie scientifi·
que ... , Paris, 1939.
25 Étudier, par exemple, à ce point de vue l'élegie 3 du même livre: la lettre
d'Aréthuse à Lycotas.
26 Cet article, écrit avant la parution de l'ingénieuse étude de M. P. Maury sur
1 Prop., El., IV, 1, 69: sacra diesque canam et cognomina prisca locorum.
2 Ci-dessus, p. 427 et suiv.
J El., IV, 4, 1: Tarpeium nemus et Tarpeiae turpe sepulcrum.
438 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
tibus quos postea Vrbs muris comprenhendit; e quis Capitolinum dictum, quod hic,
cum fundamenta foderentur aedis Jouis, caput humanum dicitur inuentum. Hic
mons ante Tarpeius dictus a uirgine Vestale Tarpeia, quae ibi ab Sabinis necata
armis et sepulta : cuius nominis monimentum relictum, quod etiam nunc eius rupes
Tarpeium appellatur saxum.
NOTES SUR PROPERCE - II 439
1
Dans les Régionnaires, Append.: Montes VII ... : Tarpeius. Cf. Joh. Lyd., De
Mensibus, IV, 155. C'est à la même terminologie officielle que se réfère Suét., lui.,
44, quand il parle du projet de théâtre «Tarpeio monti accubans>, et dont on tire
parfois la conclusion que cette expression désigne exclusivement le sommet sud,
puisque c'est là que fut construit le théâtre de Marcellus, dont César avait conçu le
premier dessein. On n'en peut légitimement conclure qu'une chose, c'est que l'ex-
pression comprenait aussi le sommet sud, mais non lui seul. De même pour Pline,
N. H., XXVIII, 2, 15 : Cum in Tarpeio fodientes delubro fundamenta caput huma-
num inuenissent ... Pline ne peut employer l'expression Capitolium, dont la géné-
ralisation est postérieure à la découverte dont il parle.
• Rhet. ad Her., IV, 43: denominatio est quae ab rebus propinquis et finitimis
trahit orationem, qua possit intelligi res quae non suo uocabulo sit appellata. Id aut
ab inuentione conficitur, ut si quis de Tarpeio loquens, eum Capitolium nominet . .. ,
Puis, l'auteur donne comme exemple le fait d'appeler le pain Cérès, etc. lnuentione
est une correction, très plausible, des éditeurs, pour inuentore. Est-ce une allusion
à la légende de la tête humaine dans les fondations du temple de Jupiter?
•0 On remarquera les mots propinquis et finitimis, qui conviennent parfaite-
ment à l'Arx. Le texte ne dit pas que le Capitolium doit son nom à la découverte
d'une tête humaine, mais il suppose que l'on donne à la colline cette appellation
qui ne convient qu'à une partie (noter le potentiel: nominet).
11 De Vir. Ill., II, 14: Tarpeius pater praeerat arci; Ibid., 5: (Tarpeia)... Sabinos
in arcem perduxit. Serv., ad En., VIII, 348, situe la légende sur l'Arx.
12Den. Hal., VII, 35, 4 : ... ,:ov Ù7œj>Ks{µavov ~ œyopélçÂilcpOV.Id., III, 69;
VIII, 78, 5 : la foule assemblée au tribunal peut assister à l'exécution, mais, si le
tribunal se tient alors, comme cela est probable, au voisinage immédiat du Comi-
tlum, le fait semble indiquer que le Saxum se trouve sur le sommet le plus proche
de la colline, c'est-à-dire sur l'Arx. Cf. Liv., XXVII, 50, 9.
440 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
ché sur l'Arx, et non sur le Capitolium 13• Or, une partie des troupes assail-
lantes tente l'escalade «per centum gradus>, «qua Tarpeia rupes ... adi-
tur>. Il eût été bien étrange que cet assaut, qui ne progressa que lente-
ment14, n'eut pas atteint immédiatement son but s'il avait été dirigé
contre une position sans défense, comme l'était le sommet sud 15. Pour
toutes ces raisons, il est non seulement possible, mais plus vraisemblable,
de situer le tombeau de Tarpéia et la Roche maudite sur la falaise de la
Citadelle. Un fragment de Festus, malheureusement très mutilé, nous
apporterait presque une certitude si son interprétation n'exigeait de trop
nombreuses et trop peu certaines restitutions 16.
Une fois éliminés les témoignages anciens et les thèses modernes édi-
fiées sur leur appui fragile, nous restons en présence du texte de Proper-
ce, et c'est lui, et lui seul, qui doit nous apporter la confirmation nécessai-
re. Or, à le bien regarder, ce poème ne laisse aucune place au doute. Pro-
perce a pris soin d'indiquer clairement au lecteur les principaux points de
repère auxquels il accroche la légende. L'un d'eux est évident. «A l'en-
droit où maintenant, écrit Properce, est l'enceinte de la Curie; à cette fon-
taine buvait le cheval de guerre 17 ». Le camp de Tatius est situé sans ambi-
guïté; il est à proximité immédiate de la Curie et du Comitium, donc dans
la partie nord du Forum (fig. 1). Cela entraine que les chevaux des Sabins
ne peuvent aller s'abreuver, comme on l'a parfois soutenu 18, à la fontaine
de Juturne, tout près du Palatin, occupé alors par les Romains de Romu-
lus. Properce se conforme aux habitudes militaires romaines, qui vou-
13 Plat.-Ashb., Top. Dict., p. 45, et la bibliogr. citée. Tac., Hist., III, 69, 7; 71 et
suiv.
Tac., /oc. cit. : improuisa utraque uis; propior atque acrior per asylum ingrue-
14
bat . .. Propior ne fait pas difficulté. Il indique seulement que l'attaque par l'asy-
lum, où la dénivellation est faible, mettait les assaillants presque au niveau des
assiégés. Les soldats qui devaient gravir les Centum Gradus, depuis le pied de la
colline, étaient matériellement plus éloignés.
15 Ibid., par. 10: Sic Capitolium, clausis /oribus, indefensum et indireptum,
conflagrauit. Il s'agit du temple de Jupiter, ici, et non de la colline tout entière. Cf.
Ibid., 12, 9: ea tune aedes cremabatur . ..
16 Fest., p. 464 L., dans lequel on devine, I. 10 et suiv., que le Saxum était sépa-
ré par quelque chose (l'Asylum?) du Capitole, parce qu'on ne voulait pas unir un
lieu sacré et un lieu funeste: «saxum est, de noxi poene g ... noluerunt funestum
locum r . .. Capitoli coniungi . .. >.
17 Prop., El., IV, 4, 13 et suiv.: ... ubi nunc est Curia saepta, / bellicus ex illo
n. 86.
NOTBS SUR PROPERCE- II 441
AS>'lV1'1
Fig. 1.
19 Prop.; El., cit., v. 7 : uallo praecingit acerno. Le verbe implique seulement une
palissade lonaeant la source. Cf. Mart., Ep., XIV, 153; sous le titre: semicinctum,
on lit : tht tunicam locuples; ego te praecingere possum ... Le tablier ne couvre que
la panie antérieure du corps. Il n'en fait pas le tour.
30 Ibid., v. 15: Hinc Tarpeia deae fontem libauit .. .
442 ROME, LA LlmRATURE ET L'HISTOIRE
allaient quérir leur eau à la source des Camènes, hors de la Porte Capène.
Properce ne peut avoir songé à cette fontaine, située beaucoup trop loin
du Capitole. Il n'y a qu'une source susceptible de répondre aux exigences
du texte, celle qui jaillit aujourd'hui encore au fond du Tullianum.La tra•
dition voulait, en effet, que la construction du Carcer ait été l'œuvred'un
des premiers rois, Ancus Marcius ou Servius Tullius 21, mais postérieure·
ment au règne de Romulus. En ce temps lointain, rien n'empéche donc
que Properce la suppose coulant à l'air libre et déversant son eau dansun
ruisseau qui irait se jeter, précisément au nord de la Curie julienne,dans
le canal de la Cloaca Maxima (voir fig. 1). Or, ce ruisseau existe, c'est
l'évacuation naturelle, puis utilisée par un égout, de l'eau du Tullianum.
On peut encore l'apercevoir, au fond d'un sondage exécuté en bordurede
l'Argilète, à travers le pavé du Forum /ulium22. Il est probable que l'exis•
tence de cette canalisation était connue de Properce. Elle ne fut, en effet,
couverte qu'à l'achèvement du Forum /ulium et de la Curia lulia, dont la
dédicace date seulement de 29 av. J.-C.ll. Même si le poète ne l'avait pas
vue lui-même, chacun savait que les abords de l' Argilète étaient maréca·
geux, ainsi qu'en témoignait le nom de Lautolae donné à ce quartier24•
Si l'on accepte d'identifier la source de Tarpéia et celle du Tullianum,
le bois sacré de Silvain évoqué par Properce se place donc sur les derniè·
res pentes de l'Arx, dans les anfractuosités de la falaise, en un endroitoù
aujourd'hui encore les herbes folles et les broussailles poussent libre-
ment. La grotte même n'est pas difficile, sinon à retrouver, après les
nombreux travaux de l'époque impériale, du moins à imaginer, dans la
falaise de tuf 25 • Toute autre localisation de la source doit remplir cette
condition. Or, seule, la fontaine du Tullianum répond à la descriptiondu
poème. Et elle Y répond avec une surprenante exactitude. Au-dessusde la
mot sabm tullus, désignant la source, est sans doute incertaine; elle peut avoir éte
acceptée par Properce, et il est hors de doute que la toponymie de ce quartier
accuse des influences sabines (le terme même de Tarpeius en est vraisemblable-
ment un témoignage).
22
Voir le plan, fig. 1. Ce ruisseau est figuré sous forme de canal antique par
R· Lan·
. ciam,· Forma, pl. 22. Nous avons sur la figure reproduit le tracé donne· par
Lanc1a_m.· Ilf aut probablement, d'après ' les fouilles récentes,
• le situer plus au nord'
au dela de la Curie.
:: Voir les références in Plat.-Ashb., Top., p. 143.
. Varr., L. L., V, 156; Macrobe Saturn l 9 17· Serv ad En. VIII, 361. La
proximité d ' ., ' ' ' ., '
25
p u tem~le de Janus Geminus est maintenant indéniable.
0
~ .P·, El. eu., v. 3 et suiv.; Lucus erat felix hederoso conditus antro I mu/ta·
que na11u15obstrepit arbor aquis ...
NOTES SUR PROPBRCB- II 443
26 Ibid., v. 13 : Murus erant montes . .. Il est possible que ce trait fasse allusion
au tableau de la Rome la plus antique donné par Virgile au livre VIII de l'Énéide,
et où l'on voit déjà sur cette Citadelle des murailles, qui sont probablement une
<interprétation poétique» du mur de cappellaccio encore visible en cet endroit.
27 Loc. cit.
21 La différence des noms ne doit pas surprendre. Les Cent Marches désignerait
*
* *
suiv.: Ilia ruit, qualis celerem prope Themrodonta / Strymonis abscisso fertur aperta
sinu. Le meilleur commentaire de ces deux passages se trouve dans les représenta-
tions plastiques de deux attitudes caractéristiques de la c Ménade> : la Bacchante
endormie des mosaïques et des peintures; la Bacchante c furieuse> des reliefs.
NOTES SUR PROPERCE- Il 445
n Liv., I, 20, 3: (Numa) ... Virginesq~ Vestae kgit, Alba oriundum sacerdotium
ei genti conditoris haud alienum; his ut adsiduae templie antistites essent stipen-
dium de publico statuit . .. , etc. Tite-Live pense évidemment à la légende de Réa
Silvia. Cf. Den. Hal., II, 65, et Varr., L. L., IV, 7.
u Prop., Ibid., 69 et suiv. : Nam Vesta, lliacae felbc tutela fauillae, I culpam alit
et plures condit in ossa faces.
34 Prop., El. cit., 73 et suiv.: Vrbi festus erat (dbcere Parilia patres); I hic primus
35Ibid., 59 et suiv.: Commissas acies ego possum soluere: nuptae, / uos medium
palla foedus inite mea. Notez l'accent de regret dans le «nuptae>.
36 Ibid., 43 et suiv. : Quantum ego sum Ausoniis crimen factura puellis, / impro-
30: Anci pater nullus: Numae nepos dicitur. Cf. Cie., De Rep., Il, 18. Le père est
oublié parce qu'il ne compte pas dans le mode de succession c sabin». Mais cf.
Plut., Numa, 21.
41 Cie., De Rep., Il, 18: Post eum, Numae Pompilii nepos ex filia rex a populo est
Ancus Marcius constitutus. Cf. Plut., Numa, 21: Den. Hal., Il, 76; III, 35; Liv., I, 82.
Pour la filiation de Numa, Plut., Ibid., 2.
4 2 Ce n'est pas une coïncidence si la date de naissance de Numa coïncide avec
les Parilia - comme la c faute» de Tarpéia. Den. Hal., II, 58; Plut., Numa, 3.
43 Suet., lui., 6 : Amitae meae luliae maternum genus ab regibus ortum. Pater-
num cum diis immortalibus coniunctum est. Nam ab Anco Marcio sunt Marcii Reges,
quo nomine fuit mater. A Venere lulii, cuius gentis familia est nostra. Est ergo in
448 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE
Titus Tatius
1
(fille) - Numa Pompilius
1
(fille) - Numa Marcius, Pont. Max.
1
Ancus Marcius
1
Attia - Octavius
1
Augustus, Pont. Max.
n'est pas seulement matière à curiosité érudite. Il est aussi une source
constante d'inspiration politique. Il peut être aussi matière poétique, com-
me, vers le temps où Properce composait les premières élégies du
livre IV, venait de le prouver Virgile. Comme dans les luttes soutenues
par Énée se joue le sort de Rome, l'avenir de la Cité est l'enjeu de ce dra-
me d'amour.
Mais si nous avons raison de considérer qu'aux yeux de Properce la
fondation de Rome ne fut réellement accomplie que le jour où Sabins et
Latins coexistèrent dans ses murailles, le jour où, au pouvoir de Romulus,
s'ajouta la sainteté des rites, ne sommes-nous pas, encore une fois - et
comme par l'analyse topographique, mais par un tout autre chemin -
ramenés vers la personne de César? César, descendant des Julii, compte
aussi les Jumeaux parmi ses ancêtres. Mais, par sa lignée maternelle -
genere et sanctitas regum, qui plurimum inter homines poilent, et caerimonia deo-
rum, quorum ipsi in potestate sunt reges.
NOTBS SUR PROPBRCB - II 449
celle à laquelle appartenait sa tante Julia - il compte aussi les Marcii et,
par lui, le lointain Tatius. Et, si l'on dessine les deux schémas généalogi-
ques - celui des premiers rois sabins et celui des Julii - on ne peut man-
quer d'être frappé par une étrange similitude. C'est par la ligne féminine,
dans l'un et l'autre cas, que se transmet le sang des Marcii. César est aux
Marcii ce que le roi Marcius fut à Numa, ce que Numa fut au roi Tatius.
César, aussi, fut grand Pontife; c'est à ce sacerdoce qu'il demanda la pre-
mière consécration de sa fortune future. C'est sur lui qu'il joua ses
espoirs et sa vie«. En lui-même, peut-être, ce sacerdoce ne conférait guè-
re de puissance réelle, mais, s'il l'obtenait avant le temps normal, et
contre d'illustres compétiteurs, ce serait le signe que les dieux reconnais-
sent la légitimité de sa vocation royale.
romaine, sa vie domestique est celle d'une jeune matrone à son foyer 5 ; les
armes de Lycotas, son costume, les récompenses qu'il peut attendre de
ses exploits, tout est romain aussi, et emprunté à la réalité quotidienne
des camps 6 • Nous sommes donc en droit d'attendre que sa carrière mili-
taire soit elle aussi réelle, et non une suite d'expéditions en des pays fan-
tastiques. S'il en était autrement, Properce n'aurait pas mis en scène deux
personnages réels, mais deux êtres imaginaires, et son élégie ne serait pas
vraiment romaine, elle serait simplement parée de couleurs romaines,
sans en avoir la réalité. Le problème qui se pose à nous est donc de savoir
si Lycotas est un jeune Romain dont le nom se dissimule derrière un
pseudonyme littéraire ou si c'est un héros d'imagination. Dans le premier
cas, les campagnes qu'on lui attribue auront été les siennes; dans le
second, rien ne nous garantira leur vraisemblance. Mais, si nous réussis-
sons à démontrer que ces campagnes correspondent bien aux événements
extérieurs contemporains et qu'elles peuvent avoir été celles d'un officier
des armées d'Auguste, sans doute n'aurons-nous pas prouvé la réalité
«historique» du personnage de Lycotas, mais nous aurons au moins établi
la probabilité de cette hypothèse. Or, en l'état actuel de l'interprétation, il
s'en faut que nous puissions attribuer à Lycotas une carrière seulement
vraisemblable 7 •
*
* *
tein, Il, Berlin, 1898. Elles soulignent pourtant les incertitudes qui subsistent et se
contentent d'énumérer un certain nombre de possibilités, souvent incompatibles
entre elles.
• Dion, LI, 23, 2 et suiv.
NOTES SUR PROPBRCB - III 453
13 Virg., Géorg., IV, 293 parle du Nil, «descendu de chez les Indiens colorés>,
usque coloratis amnis deuuus ab Jndis. Les expressions de Properce sont suffisam-
ment semblables pour suggérer une allusion consciente. Quoi qu'il en soit, le vers
de Virgile autorise â appliquer celui de Properce aux pays de la Haute-Égypte.
14 Dion, LIV, 9, 4-5. Cf. L. R. Taylor, in Journal of Roman Stud., 1936, p. 161 et
suiv.
NOTES SUR PROPERCE - 111 455
que, pour le vers 8 et la première opération contre les Parthes, aux événe-
ments de 30/29 av. J.-C.
A la vérité, il se trouve que, précisément en 29 av. J.-C., la Haute-
Égypte avait été le théâtre d'une expédition analogue à celle de C. Petro-
nius. Elle avait été montée sans l'aveu d'Octave, peut-être même contre sa
volonté, par le premier préfet d'Égypte, Cornelius Gallus, et avait conduit
les troupes romaines au delà des cataractes du Nil, au contact des frontiè-
res éthiopiennes. La célèbre inscription de Philae nous en a conservé le
souvenir 15•
Quant aux deux campagnes parthiques consécutives, nous les trouve-
rons en 21/20 (campagne de Tibère) et en 16, lorsque Agrippa dut, une
fois de plus, se rendre en Syrie 16•
En résumé, nous aboutissons à un tableau analogue au précédent :
si un officier devait alors faire campagne, il faut que cela ait été sur ce
théâtre d'opérations. Nous sommes donc invités, par la chronologie, à
chercher dans ce vers 8 la mention de la guerre en Espagne.
*
* *
Des trois leçons proposées par les manuscrits, et devant les quelles
les éditeurs ont jusqu'ici reculé, une nous fournit la mention exigée par la
chronologie «descendante». Tandis que hericus et henricus 11 semblent
bien ne présenter aucun sens, il n'en va pas de même de hernicus. Assuré-
ment, Properce ne saurait songer aux Herniques, voisins de Rome et paci-
fiés depuis des siècles, mais l'adjectif peut désigner un autre peuple. Avié-
nus, dans sa description des côtes de l'Espagne, nomme une cité de Her-
na, non loin de Tartessos 19• Rien n'empéche de rapporter à cette ville de
la lointaine Espagne l'adjectif hernicus 20 • Objectera-t-on que la guerre
s'est déroulée plus au nord, chez les Asturiens, les Lusitaniens et les Can-
tabres? Mais les troupes romaines n'ont pas non plus pénétré jusqu'à
Bactres. La géographie de Properce n'a sans doute pas l'imprécision
qu'on lui prête souvent; elle n'en est p~s moins empreinte d'exagération,
et, lorsqu'il s'agit de désigner un territoire lointain, c'est la ville ou le can-
ton le plus éloigné que le poète choisira.
Mais, dira-t-on encore, cet «ennemi bernique» est caractérisé en quel-
ques traits rapides. Properce nous le présente comme un cavalier au che-
val cuirassé 2 1• Ce trait ne convient guère aux «irréguliers» espagnols, tan-
dis qu'il s'applique à merveille aux «cataphractarii> d'Orient 22 • Il convient
donc, nous dit-on, de préférer, pour cette seule raison au moins, la cor-
rection de Jacob et de lire avec lui Neuricus - même si, par une curieuse
11
Cf. supra, p. 451.
19 Avien.,Ora Marit., 463.
20 La formation en est régulière, sur le type uillaluilicus, bien que l'adjectif
lecture des manuscrits, munitus, est à la rigueur défendable: elle signifierait sim-
plement que l'ennemi trouve sa protection dans la rapidité de son cheval. Munitus,
en ce sens, n'en surprend pas moins, et la disjonction munito ... equo est trop natu-
relle pour ne pas imposer la correction, en un vers défiguré par les copistes.
22 A l'appui de cette thèse, on cite notamment Prop. Ill, 12, 12, où il est dit que
les chevaux «mèdes• sont cuirassés, et Tac., Hist., I, 79, appliquant les mêmes épi-
thètes aux guerriers sarmates. Cf. Justin, XLI, 2, 7.
458 ROMB, LA LITIBRATURB BT L'HISTOIRE
23Cf. Schulten, art. Hispania, Real-Encycl., VIII, p. 2017, et les textes d' Appien,
/ber., 76; Strab., p. 163, 15; Diod. Sic., V, 33; Arr., Tact., 40.
24 Strab., /oc. cit., rapportant cette comparaison à Posidonius.
25 The Weapons of the lberians. Paper read before the Society of Antiquaries of
London, on Febr. 20, 1913, by Horace Sandars ... , Oxford, 1913, pl. VII et p. 45.
26 Toute une série de figurines d'animaux, publiées par P. Paris, II, p. 268 et
suiv., présente, sur le corps, et particulièrement au défaut de l'épaule et à l'articu-
lation de la cuisse, de larges cercles concentriques, pareils aux boucliers ronds
dont se servaient les Ibères.
NOTES SUR PROPERCE- III 459
27 Cela résulte, pour la pièce VI, de la mention des Sycambres, attaqués par
Auguste en 16 (Dion, LIV, 20, 4); pour la pièce XI, du consulat de P. Cornelius
Scipio, qui eut lieu la même année. Cf. Rothstein, édition citée, ad loc.
21 R. Syme, op. cit., met en doute la réalité de la tentative. Mais parce qu'elle ne
chirent pas le détroit, mais elles furent concentrées «sur leur base de
départ», et la chose fut prise suffisamment au sérieux pour que la femme
d'un des officiers qui y participèrent puisse sérieusement reprocher à son
mari «d'être allé chez les Bretons», avec la même exagération qui lui fait
mentionner le sud de l'Espagne, alors que la guerre se cantonna chez les
Cantabres, et Bactres, alors que les armées romaines n'ont guère dépassé
la frontière.
*
* *
1
Quinte-Curce, V, 1; Ammien Marcellin, XXIII, VI, 23, qui parlent tous deux
d'une citadelle, et négligent le détail donné par Diodore et provenant de Ctésias.
Voir aussi Hérodote, I, 184 et suiv.
2 Diodore de Sicile, 11, 7. Cf. Hérodote, ibid.
464 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
désigner une ville fortifiée, et, si l'on n'y regarde pas de trop près, on ne
trouvera rien d'étrange à admettre qu'un fleuve comme l'Euphrate tra-
verse, en son milieu, une «citadelle».
Mais on ne doit pas oublier que cette interprétation est le résultat
d'une correction, et qu'il existe un autre texte possible, celui que donnent
deux manuscrits, qui à la vérité, ne sont pas exempts de fautes, mais qui
sont parmi les plus fidèles que nous possédions, et le sens est alors: «elle
conduisit l'Euphrate au milieu, à l'endroit où elle fonda les citadelles».
Ces deux forteresses, élevées de part et d'autre du fleuve et dominant tou-
te la ville, nous les connaissons par Diodore : «elle fit construire aussi
deux palais, le long du fleuve même, à chaque extrémité du pont; et de
ces deux palais, elle pouvait avoir des vues sur la ville entière et tenir,
pour ainsi dire, les clefs des quartiers stratégiques de la ville» 3 • Le plu-
riel, arces, se trouve ainsi justifié et confirmé. Les tours qui défendaient
ces palais étaient hautes de plus de cent mètres, si l'on en croit la tradi-
tion suivie par Diodore. L'ensemble formé par chacun des palais méritait
donc bien le nom d'arx.
L'on n'éprouvera d'autre part aucune peine à comprendre les mots
«qua condidit arces », en en rapprochant le premier vers de la première
élégie du livre IV : hoc quodcumque uides, hospes, qua maxima Roma est,
où la correction de qua, est admise par presque tous les éditeurs.
Le pentamètre de notre distique semble, lui, moins aisément intelligi-
ble. Dès le XVIIIe siècle, il a paru intolérable à un éditeur (Burman
senior) que Properce ait pu écrire que Sémiramis «ait ordonné à Bactres
de relever la tête pour l'empire». Chacun sait bien, en effet, pensait le
savant commentateur, que Sémiramis avait été à l'origine de la ruine de
Bactres, et, logique avec sa science, il corrigea surgere en subdere. Les édi-
teurs, après lui, acceptèrent l'idée, et Rothstein parle, à propos de cette
correction de «sichere Verbesserung», et D. R. Shackleton Bailey, dans
ses Propertiana 4 affirme que «in both lines (les deux vers du distique) cor-
rection is unavoidable». Il nous semble plutôt qu'elles sont, l'une et l'au-
tre, inopportunes. Nous en avons dit la raison pour l'hexamètre. Une rai-
son du même ordre - la soumission hâtive à une «évidence» illusoire d'un
savant éditeur - condamne, croyons-nous, la correction de Burman,
qu'auraient dû déjà rendre suspecte plusieurs considérations.
D'abord, il est, statistiquement, peu probable, que deux corrections
aient été nécessaires dans un seul distique. D'autre part, une lecture plus
On sait le rôle que jouent, dans l'œuvre de Properce, les images et les
évocations funèbres : le monde des morts y est souvent présent, soit que
le poète chante les héros et les héroïnes d'autrefois, soit qu'il envisage sa
propre mort ou celle de Cynthie, et que cela lui serve à exprimer la pro-
fondeur, la sincérité de son amour. Sous de multiples formes, la mort est,
ainsi, l'un des thèmes majeurs de sa poésie 1• Aussi n'est-il pas sans intérêt
de s'interroger sur l'idée que se fait Properce de !'Au-delà: se le représen-
te-t-il d'une manière précise et cohérente, ou se réfère-t-il à plusieurs
conceptions? Se contente-t-il de reprendre, au hasard de son inspiration,
des images traditionnelles, ou bien a-t-il, sur ces problèmes, des vues per-
sonnelles, et dans quelle mesure, s'il en est ainsi, partage-t-il ces croyan-
ces avec ses contemporains? Il y a là un point d'histoire religieuse que les
commentateurs du poéte semblent trop souvent avoir négligé, ce qui ne
laisse pas de soulever bien des difficultés dans l'interprétation des passa-
ges où interviennent ces images du monde qui s'étend après la mort.
Mieux connaître l' Au-delà, ou les Au-delà auxquels se réfère le poète dans
les Élégies peut nous aider à mieux comprendre la sensibilité du poète, à
mesurer dans ses vers la part de la rhétorique et celle de la sincérité.
Continuateur de l'élégie alexandrine, qui faisait, nul ne l'ignore,
grand usage des légendes héroïques 2, Properce ne pouvait refuser les
récits traditionnels relatifs au monde des morts qu'il trouvait dans ses
sources littéraires, chez ses devanciers de langue grecque. Les emprunts
sont nombreux à cette mythologie stéréotypée. Nous en rapellerons quel-
ques-uns, parmi les plus significatifs. Au premier livre, c'est l'histoire de
Protésilas revenant des Enfers pour voir Laodamie 3• Au second livre,
4
Prop. II, 1, 65-70.
'Prop. II, 20, 29-32.
6
Prop. II, 27, 13-14.
7
Prop. II, 28, 47 et suiv.
1
Prop. III, 5, 13 et suiv.
9
Prop. III, l8, 23-24. V. ci dessous, p. 476, n. 53.
10
Prop. III, 19, 27-28.
11
Prop. IV, 7, 55 et suiv.
12
Prop. IV, 11, 15 et suiv
13
Cie., Tusc. I, 48. .
PROPERCE ET L'AU-DELA 469
moi que je t'appartiens, même sous la forme d'un fantôme». Quicquid ero
introduit un doute, une incertitude sur la nature même de ce fantôme, à
la différence de la légende grecque, pour laquelle l'ombre de Protésilas
était le «double> du vivant. Ailleurs, Properce range les récits concernant
!'Au-delà et ses dieux parmi les questions que l'on peut se poser, et dont la
réponse n'est pas évidente; il insinue que ce sont là des fables inventées
pour terrifier les hommes, et dont la vérité demeure problématique 14•
Pourtant, il est certain que Properce ne rejette pas le principe même
d'une survie de l'âme. Les Élégies nous en apportent bien des témoigna-
ges. A plusieurs reprises, le poête affirme que ses restes - et ceux de Cyn-
thie pareillement - conserveront, dans la mort, une sensibilité analogue à
celle que possédait leur corps de son vivant. Ils conserveront, en particu-
lier, la conscience de leur amour. Dans l'élégie où il rappelle la légende
de Protésilas et Laodamie, et où il se montre sceptique sur la possibilité
qu'il aura de revenir parmi les vivants, il demande, en revanche, à son
amie de porter toujours à ses cendres les sentiments qu'il aura lui-même
pour les siennes, si elle meurt avant lui: «alors, dit-il, la mort n'aurait
pour moi aucune amertume» 15• Mais le lieu de cette communion - ou plu-
tôt de la communication qui s'établirait entre eux - ne serait pas, comme
dans la tradition épique et tragique grecque, la demeure de l'héroïne,
mais le tombeau même du poête. Ce que redoute Properce, c'est qu'un
nouvel amour n'empêche son amie de venir pleurer sur ses cendres 16 • Il
est donc bien certain que, dans la pensée de Properce, la survie réelle ne
se poursuivra pas aux Enfers, elle sera liée aux ossements même du mort,
à l'emplacement où reposeront ses cendres. Cela - quoi qu'en dise le com-
mentaire de Butler et Barber - toute la pièce le proclame: l'amour de
Properce pour Cynthie est si profondément enraciné dans tout l'être du
poète qu'il ne saurait s'évanouir, matériellement, de ses restes: « !'Enfant
qui me hante ne s'est pas attaché à mes yeux si légèrement que ma pous-
sière puisse perdre le souvenir de mon amour> 17• Nous verrons qu'il ne
s'agit point là de métaphores, mais d'une conception réaliste, qui considè-
Les Cendres d'Anchise ... in Croyances et rites ... Paris 1971, p. 366-381.
22 F. Boemer, op. cit., p. 126. Fr. Cumont, op. cit.
PROPBRCBBT L'AU-DBLA 471
leurs Mânes seront réunis dans la tombe 23 • Il n'est pas douteux que, pour
lui, les Mânes, c'est-à-dire la conscience qui irradie encore les cendres, ne
puissent éprouver l'amour et entendent et comprennent les paroles des
vivants.
Reste pour nous à expliquer la référence à la «Terre complice». Deux
poèmes épigraphiques aident, pensons-nous, à éclaircir le mystère. L'un
d'eux, épitaphe d'une certaine Mus, morte à treize ans, contient ces mots:
«J'ai vécu chère aux miens, vierge, j'ai rendu la vie; je suis ici, morte, je
suis cendre; mais cette cendre est terre et s'il est vrai que la terre soit
déesse, je suis déesse moi aussi, je ne suis pas morte. Je te prie, étranger,
de ne pas troubler mes ossements» 24 • Une autre 25 présente le même rai-
sonnement: c'est en s'unissant à la terre, en devenant terre, que le mort
acquiert cette survie. Tellus est le lieu mystique et la garante de celle-ci.
On a remarqué que ces deux textes reprenaient une épigramme attri·
buée à Épicharme 26 , c'est-à-dire à une tradition pythagoricienne. Et l'on
se souvient que, dans un fragment d'Ennius, cité par Varron 27 , la Terre
est considérée comme le lieu de toute génération et de toute corruption
«(Terra) terris gentis omnis peperit et resumit denuo»: «la Terre, en tout
lieu de la terre, engendre toutes les nations et les rappelle à elle». Il n'est
pas étonnant qu'Ennius se fasse l'écho d'un enseignement pythagori·
cien 21• Mais il est fort probable que, sur ce point, le pythagorisme rencon-
trait des croyances beaucoup plus anciennes dans la tradition religieuse
romaine, et ce n'est pas la doctrine «savante» venue de Crotone qui a divi-
nisé le terre et lui a attribué le pouvoir de maintenir la vie secrète des
Mânes. On sait que les Romains attribuaient volontiers à Pythagore les
traditions qui s'étaient exprimées dans les institutions de Numa. Il y avait
là une convergence remarquable, explicable peut-être par le caractère
syncrétique du «pythagorisme» italique, mais indéniable. Il est difficile,
par exemple, de faire intervenir l'influence de Pythagore dans la formule,
2, Par ex. C.I.i. VI, 7579 (= /.L.S. 8190): Meuia Sophe, impetra, si quae sunt
Manes, ne tam scelestum discidium experiar diutius ...
2• C.E.L. 1532 (-1.L.S. 8168): cara meis uÏJci,uirgo uitam reddidi I mortua heic
ego sum et sum cinis, is cinis terrast / sein est terra dea, ego sum dea, mortua non
sum. / Rogo, hospes, noli ossa mea uiolare.
25 C.E.L. 974.
si générale, que l'on trouve sur les tombeaux: «sit tibi terra leuis». Quel-
ques inscriptions nous permettent de comprendre le sentiment qui dictait
ce souhait aux parents du mort : la terre est invoquée comme une divinité
secourable, dispensatrice de fécondité et de bonheur (/e/ix) 29 •
Cette mystique de la Terre est évidemment partagée par Properce :
c'est la Terre qui entretient la conscience des Mânes et leur transmet la
connaissance des choses extérieures au tombeau, et un autre passage des
Élégies ne peut s'expliquer que de cette manière. Évoquant le temps où il
ira pleurer sur les ossements de Cynthie, il fait précéder son souhait
d'une formule assez inattendue: «que la Terre équitable le permette» 30 •
Le souhait que la terre peut exaucer n'est pas, ici, de ne point peser sur
les cendres du défunt, c'est d'assurer aux ossements de Cynthie la perma-
nence de leur sensibilité: «et - que la Terre équitable le permette - aussi
longue que soit la vieillesse où s'attarderont tes destins, tes os seront tou-
jours chers à mes larmes» 31 • Inversement, la Terre peut aussi faire en
sorte que, si le poète meurt avant Cynthie, ce soient ses cendres à lui qui
perçoivent un hommage pareil : cela suffira à enlever toute amertume à
la mort 32 •
Nous ne saurions nous étonner de ce rôle attribué à Tellus dans les
croyances concernant l'outre-tombe. Son culte est lié, de très bonne heu-
re, aux rites funéraires 33 • Tellus est véritablement source de vie et lieu de
la mort. Elle est invoquée pour la continuité de la famille, lors des maria-
ges 34, elle intervient dans le rituel funéraire le plus ancien qui nous soit
29C.E.L.. 1121, 1: Felix terra, precor, leuiter super ossa residas; ibid., 1028, v. 5:
opto, si qua fides remanet Telluris amicae, / sit tibi perpetuo te"a leuis tumulo; ibid.
1129 (= C.I.L. VI, 15493): quae genuit tellus ossa teget tumulo (la défunte, inhumée
à Rome, était originaire de Gaule belgique); ibid. 1153, v. 5-5: te"a, precor, fecun-
da, leuis super ossa residas / aestuet infantis ne grauitate cinis. Ibid. 1135.
30 Prop. I, 19, 16: Tellus hoc ita iusta sinat.
31 Ibid. : Et (Tellus hoc ita iusta sinat) / quamuis te longae remorentur fata
mors sit amara loco. V., ci-dessus, p. 469, n. 15. Cf. Prop. IV, 11, 100: dum pretium
uitae grata rependit humus, où il apparaît que la Terre récompense le défunt - la
Terre, et non les juges des Enfers!
33 G. Dumézil, Religion romaine archaïque, Paris 1966, p. 369, résumant la doc-
C.E.L. 1111, où Je mort réside dans son tombeau, mais se dit en même temps «fu-
sus in Elysia sic ego ualle moron. Le langage mythique est purement symbolique,
nullement c réaliste».
31
474 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
de Rome où l'on apprend que deux sœurs, Thétis et Charis, ont demandé
à leur père de leur élever un tombeau, en lui apparaissant (ex uiso) 39 • Le
père, convaincu par cette vision que les mânes de ses filles continuent de
vivre, à l'emplacement de leur bûcher, leur prêtre ce langage: «Toi qui lis
ceci, et qui doutes que les Mânes existent, lance-nous un défi, invoque-
nous et tu comprendras»"°. Or, ce thème est aussi celui de la célèbre élé-
gie du livre IV qui fut écrite après la mort de Cynthie, et qui nous montre
celle-ci apparaissant au poète, pendant son sommeil. L'élégie commence
par ces mots, qui sont comme un cri, après une révélation : «sunt aliquid
Manes» 41 • Or, les mêmes termes se retrouvent assez souvent dans l'épigra-
phie funéraire 42 , et cette longue élégie rapporte une expèrience analogue
à celles que connaissent maints dédicants, l'apparition en songe d'un être
cher, et l'on peut montrer que la venue de Cynthie, pendant cettt nuit-là,
a été conforme à la tradition la plus purement romaine, qu'elle n'est pas
une invention de poète.
On a montré, il est vrai, que Properce a utilisé, pour composer ce
poème, des souvenirs empruntés à l'Iliade, l'apparition de Patrocle, au
chant XXIII 43 . Mais l'on a souligné aussi, dans la même étude, les diffé-
rences qui séparent la conception homérique de l'outre-tombe et celle de
Properce. Chez Homère, l'âme de Patrocle est l'image du héros dans toute
sa jeunesse et sa beauté 44 , tandis que, chez Properce, Cynthie présente
tous les stigmates du bûcher : sa vie dans le tombeau a continué l'instant
où son corps a été saisi par la mort 45 • Il est clair que l'idée que se font
Ibid. : tu qui legis et / dubitas Manes I esse, sponsione / facta inuoca / nos et
40
miers livres des Élégies, donc, après les pièces où le poète avait affirmé sa croyan-
ce en une survie à l'intérieur du tombeau. On n'en conclura pas pour autant que
les poèmes en question aient été insincères. L'apparition de Cynthie constitue bien
plutôt une vérification, une confirmation d'une foi à propos de laquelle pouvait
subsister un doute (cf. le quidquid ero, ci-dessus, p. 468).
42 Par ex. C.E.L. 1497: quia sunt Manes; I.L.S. 8190: si quae sunt Manes, etc.
Une apparition du mort est demandée à celui-ci par le dédicant: I.L.S. 8006
(• C.I.L. VI, 18817).
43 F. Muecke, Nobilis historia? lncongruity in Propertius 4, 7, BICS XXI, 1974,
p. 124-132.
« Hom., Il. XXIII, 65-67.
45 Prop. IV, 7, 7: eosdem habuit secum quibus est elata capillis, / eosdem ocu-
los.
PROPERCE ET L'AU-DELA 475
46 Tib. I, 10, 35-38: Non seges est infra, non uinea cuita, sed audax I Cerberus et
Stygiae nauita turpis aquae; / illic percissique genis ustoque capillo I errai ad obscu-
ros pallida turba lacus. Ici, comme dans les textes épigraphiques cités ci-dessus, la
survie du mort dans Je tombeau s'allie à l'imagerie légendaire.
47 Tib. II, 6, 29 et suiv., où Tibule invoque la sœur de Némésis, qu'il imagine
nauta, pias hominum qui traicis umbras, / hac animae portent corpus inane suae, /
qua Siculae uictor telluris Claudius et qua / Caesar ab humana cessit in astra uia. En
fait, ce sont ici trois traditions différentes, et difficilement conciliables, qui sont
superposées : le cadavre inhumé est confié à la terre; en même temps, ce cadavre
est censé suivre le chemin des Enfers, mais sans son àme; celle-ci est entraînée
vers le ciel des astres. Les deux premières conceptions sont analogues à celles que
nous avons rencontrées dans les inscriptions citées, elles sont évidemment en oppo-
sition avec l'idée de l'immortalité astrale. Mais faut-il se préoccuper de logique en
pareille matière?
PROPERCE ET L'AU-DELA 477
" C.E.L. 1098 : at uiridi requiesce uiator in herba, / neu fuge si tecum coeperit
umbra loqui.
56 C.E.L. 1111, v. 15 : nunc amor et nomen superest de corpore toto.
57 Ci-dessus, p. 473.
51 Par ex. Prop. II, 12, 17: quid tibi (se. Amori) iucundum est siccis habitare
medulis?; IV, 4, 70: culpam alit (se. Vesta) et plures condit in ossa faces. Cf. l, 9, 29:
(Amor) qui non ante palet donec manus attigit ossa, etc. Cette conception n'est_pas
particulière à Properce : chez tous les auteurs latins on trouve des expressions
comme: tu qui mihi haeres in medullis (Cie., Att. XV, 16, 2).
478 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
chez le mort, dans les «ossa minuta.,,, où vivent, apparemment, les mâ-
nes59.
L'imagerie funéraire de Properce se révèle donc en tout conforme à
celle de son temps, mais, ce qui importe peut-être davantage pour nous,
ses élégies nous apportent comme un commentaire qui vient éclairer les
formules dont usent les inscriptions funéraires, et on peut les considérer
comme de véritables documents sur la pensée religieuse la plus générale
au siècle d'Auguste.
Prop. Il, 13, 57-58: sed frustra mutos reuocabis, Cynthia, manes: / nam mea
59
qui poterunt ossa minuta loqui? La cendre «silencieuse» n'est pas, pour autant,
dépourvue de sensibilité; v.• ci-dessus, le texte de Tibule, cité, p. 475, n. 47.
SITUATION
DE QUINTILIEN
gner comment mener une vie droite et conforme au Bien (rectae et hones-
tae uitae), alors que cet homme d'Etat (uir ille civilis), apte à gérer les
affaires publiques et privées, capable de diriger des villes par son intelli-
gence (consiliis), les affermir en leur donnant des lois, les rendre meilleu-
res en inspirant des décisions judiciaires (iudiciis), cet homme là n'est
autre assurément que l'orateur» .. On peut avoir l'impression que Quinti-
lien s'abandonne aux délices du rêve, et répète des thèmes hérités d'un
passé tout à fait aboli.
Il faut reconnaître, sans doute, qu'il entre, dans de tels développe-
ments, et la conception d'un orateur qui, sous Domitien, aurait encore à
jouer un rôle comparable à celui des grands hommes d'Etat républicains,
une part de fiction. Le passé informe le présent, et le monde de l'école, où
se cantonne Quintilien, est en partie fait d'imaginations, de souvenirs de
la grandeur d'antan. Il n'est pas sous la dépendance directe, immédiate,
de la vie présente. C'est là comme une fatalité, une loi de tout enseigne-
ment, qui ne peut pas être enchaîné au moment où il se donne, et en subir
les contraintes. Il ne peut pas ne pas s'en évader, et s'installer dans une
autre durée, quasi intemporelle, car son rôle consiste précisément à jeter
un pont entre les générations, à faire profiter celle qui vient des acquis
antérieurs à elle. Le présent, par nature, n'est pas encore totalement sai-
sissable, car il n'est pas encore totalement donné. Il était done inévitable
que Quintilien, désireux d'instuire les jeunes gens qui arrivaient à l'ado-
lescence vers 80 ap. J.-C., sous la dynastie flavienne, communique un
savoir qui datait d'un peu plus d'un siècle et qui avait été constitué, en
partie, pour des raisons historiques, en vertu de conditions désormais
dépassées. Ce sont bien les conditions de la vie politique républicaine qui
ont amené les Romains à concevoir une certaine image de l'orateur. Mais
cette image, une fois amenée à la conscience claire (par Cicéron et quel-
ques-uns de ses contemporains), a pris, par elle-même, une vie qui lui est
propre. Elle existe dans les esprits, elle est devenue un idéal humain, et
non plus seulement politique. L'accidentel a atteint l'eternel!
Il importe donc assez peu que les élèves de Quintilien n'aient jamais à
jouer un rôle décisif dans la vie politique, que toute leur activité se dérou-
le au tribunal, et soit exclusivement judiciaire. Ils seront dignes de jouer,
un rôle plus important dans un monde théorique, et le fait que la vieille
image cicéronienne et républicaine continuera de sous-tendre l'enseigne-
ment de la rhétorique, telle que la conçoit Quintilien, ne pourra manquer
d'exercer à son tour une action sur la réalité: la rhétorique maintiendra,
sous l'Empire, et au temps des tyrannies les plus sombres, une certaine
idée de l'excellence humaine, de la société des esprits, de la prééminence
de l'intelligence sur la force et la violence. Une fois de plus, la part du
482 ROME, LA LITTtiRATURB BT L'HISTOIRE
rêve, dans l'école, aura sauvé l'humain, contre les exigences abusives du
pragmatisme.
Pour toutes ces raisons, il ne semble pas trop hardi de penser que la
rhétorique, comme objet d'enseignement et idéal intellectuel, a contribué
à infléchir l'évolution de l'Empire, du pouvoir et de la société, après la
chute des princes julio-claudiens. Et, de cette évolution, Quintilien nous
sert de témoin, comme il en a été, avec quelques autres, l'instrument, plus
ou moins conscient.
*
* *
carrière de rhéteur, ne pouvait qu'avoir les yeux fixés sur l'homme qui
était chargé d'instruire le jeune prince, futur empereur. Lui-même, bien
des années plus tard, recevra une mission analogue, lorsque Domitien lui
confiera l'éducation de ses deux neveux, les enfant de sa sœur Flavia
Domitilla et de Flavius Clemens : deux fils que le Prince désignait ouverte-
ment comme ses futurs successeurs et dont il avait changé les noms en
Ve.spasianus et Domitianus, pour bien montrer qu'il les considérait com-
me les espoirs de la dynastie.
Certes, en 52 ou 53. Quintilien ne pouvait deviner qu'il jouerait au
Palatin le même rôle qui, alors, appartenait à Sénèque. Mais il était natu-
rel qu'un jeune homme aspirant à se faire un nom comme rhéteur éprou-
vât à l'égard d'un amateur (Sénèque n'était pas autre chose, et sa position
politique plus que ses talents pédagogiques expliquaient sa désignation)
quelque défiance et sans doute aussi de la jalousie. Il n'est pas téméraire
de penser qu'il fit preuve à son égard d'un sens critique particulièrement
aiguisé. Que Sénèque l'ait beaucoup préoccupé, nous en avons la preuve
dans le célèbre passage du livre X de l'Institution oratoire (X,1,125 à 131),
tissu de réticences, de méchancetés, glissées entre des compliments em-
poisonnés, et conforme à la tradition des jugements portés sur un collè-
gue par un autre professeur. La manière dont Quintilien se défend de
condamner systématiquement son prédécesseur dans l'éducation des
princes, en affectant de dire qu'il ne saurait se faire admirer que des
enfants, et non des hommes dont le goût est formé, mais qu'il est bon de
le lire pour savoir ce qu'il ne faut pas faire, tout cela indique clairement
qu'il y a de la part de Quintilien non seulement une jalousie profession-
nelle, mais une véritable aversion, issue d'une différence totale dans leur
manière de concevoir la nature et la portée, ainsi que le but, de la rhétori-
que. Et il n'est pas sans importance que ce jugement ait été formulé par
Quintilien au terme de sa carrière et alors qu'il était, officiellement, lui
aussi, le précepteur des jeunes gens que l'on considérait comme les héri-
tiers du pouvoir. Il engage le rhéteur, et reflète un idéal moral et finale•
ment politique.
Nous avons dit que Quintilien entendait perpétuer, dans la société
impériale, l'idéal cicéronien et, plus généralement, républicain, de l'ora-
teur. A ses yeux de provincial, qui n'a pas été le témoin direct de la révo-
lution augustéenne, la continuité romaine est plus sensible que ne put
l'être la coupure apportée par le nouveau régime. Et cette continuité est
symbolisée, et comme incarnée, par le rôle prééminent du discours dans
la vie sociale, et tout ce qu'implique l'idée même d'orateur. A l'intérieur
d'un municipe, ou dans les villes capitales des provinces, Carthage, Lyon,
Narbonne, Calagurris, et les autres, toute la vie sociale continue de repo-
484 ROME,LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE
qu'il prononça alors est tout imprégné de cet esprit quasi rèpublicain, et
le sénat espérait que le nouveau prince remettrait en vigueur le système
augustéen de la libertas contrôlée, réalisant ainsi les promesses faites
autrefois par Sénèque au nom de Néron et qu'avaient démenties les der-
nières années de celui-ci.
Galba, par sa vie privée et les maximes qu'il mettait en pratique, ne
démentait pas cette image. Il se plaisait à tirer de l'oubli de vieilles coutu•
mes tombées en désuétude. Ainsi, il exigeait que ses esclaves fussent ras-
semblés deux fois chaque jour pour le saluer, comme cela se pratiquait
des siècles auparavant. La rhétorique est une partie de ce programme.
Lui-même est bon orateur : le discours que lui prête Tacite, et qui est si
orné, si savamment composé, sous son apparente austérité, donne de son
éloquence une image qui ne saurait être totalement fausse et en contra-
diction avec le souvenir encore vivant des paroles qu'il avait effective-
ment prononcées une trentaine d'années plus tôt. Tout permet donc de
penser que si Galba a ramené avec lui Quintilien, s'il lui a assuré sa pro-
tection, c'est qu'il entendait se préoccuper de l'enseignement de la rhéto-
rique à Rome, dans le cadre d'une politique de rénovation morale, dont
tout le monde, au moins dans l'aristocratie, éprouvait le besoin. La politi-
que de Galba fait donc écho (rétrospectivement) aux déclarations de Mes-
salla dans le Dialogue des Orateurs.
Ce même Quintilien, deux ans plus tard, était «récupéré» par Vespa-
sien, qui affichait les mêmes sentiments que Galba, et demeurait fidèle,
lui aussi, dans sa vie privée et dans ses orientations politiques, au mos
maiorum et entendait opérer un retour à la tradition que le monarchie
julio-claudienne, en ses derniers représentants, avait interrompue. Nous
savons que Vespasien s'efforça de rétablir partout les antiques discipli-
nes, commençant par l'armée, comme l'avait fait Galba, et allant cher-
cher en Italie et dans les provinces les hommes nouveaux que n'avait pas
atteints la décadence morale. Il est hors de doute que, l'intermède orien-
talisant de Néron une fois achevé, la classe dirigeante romaine essaya de
revenir à une morale plus austère et de retrouver sa propre personnalité
dans la redécouverte d'une culture fondée sur la rhétorique et liée aux
antiques valeurs. Un rhéteur de province pouvait être l'instrument le plus
efficace au service de cette politique. Dans ces conditions, on voit que la
mission officielle confiée par Vespasien à Quintilien, puis le choix que fit
de lui Domitien pour être le précepteur de ses neveux ne sont pas sans
raisons profondes: c'est sur l'enseignement de la rhétorique que l'on
compte pour «sauver» Rome!
Et cette situation achève de nous expliquer les relations existant entre
Quintilien et Sénèque, et qui les opposent. Sénèque est, sans doute, issu
488 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE
d'une famille installée à Cordoue, mais il a été élevé à Rome, depuis son
plus jeune âge; il n'a que des liens assez lâches avec la ville de sa famille.
Toute sa carrière est orientée vers la politique; il se libère assez tôt de
l'influence des rhéteurs et se donne tout entier à la philosophie. Apparte-
nant à une famille de rang équestre, mais fort riche, il commence un cur-
sus sénatorial; revenu d'Egypte, il reste à Rome, dans les milieux proches
du Palatin, ce qui lui vaut de se trouver en exil peu de mois après l'avène-
ment de Claude. Lorsqu'il revient, il témoigne, par ses écrits, de sa voca-
tion essentiellement philosophique. Il proclame son attachement au stoï-
cisme, qui, depuis longtemps, a élaboré une théorie de la «communica-
tion», et qui considère que la rhétorique est une composante de la philo-
sophie. Sénèque lui-même, dans une Lettre à Lucilius écrira qu'elle entre
dans la «pars rationalis philosophiae», c'est-à-dire la logique (Ad
Luc. 89, 17). Ce qui est exactement le contraire, nous l'avons vu, de ce que
pense Quintilien. Ce qui, pour celui-ci, est la servante, est, pour Sénèque,
la maîtresse. Dans la vieille rivalité entre philosophie et rhétorique, Sénè-
que a choisi la première, Quintilien la seconde. On comprend la raison de
leur opposition, dont la violence, chez Quintilien, même si elle s'explique
en partie par une certaine jalousie, se justifie par le choix qu'il a fait.
Sénèque oriente toute sa vie vers l'ascèse personnelle. Les charges
qu'il accepte, l'action qu'il mène, avant l'exil, puis à la cour de Claude et
bientôt à celle de Néron, demeurent pour lui des «indifférents». Il sépare
les deux ordres, celui de l'officium et celui de l'actio recta. Lorsqu'il essaie
de diriger Néron, il sait aussi que, en cas d'échec, il aura sa conscience
pour lui. Il n'attache pas une valeur absolue aux choses, pas plus aux
biens de fortune qu'au pouvoir ou à la vie même. Aussi pourra-t-il, le
moment venu, se détacher de tout cela sans renoncer à son âme.
Quintilien, au contraire, pense que l'action, continuée jour après jour,
pour former une génération meilleure, pour répandre, avec la technique
de la parole, le respect des valeurs romaines, est le genre de vie le meil-
leur, le plus fructueux pour l'Etat. Il se sent investi d'une mission, un peu
à la manière d'un magistrat ou, si l'on préfère, d'un «fonctionnaire» à la
tête d'un grand service public. Comment ne se serait-il pas défié de l'in-
fluence que pouvait exercer Sénèque sur de jeunes esprits, en les entrai-
nant sur le difficile chemin du perfectionnement intérieur? Et en les
enthousiasmant pour des idées que Quintilien et les empereurs qu'il ser-
vait ne pouvaient juger que chimériques?.
Dans la conclusion de son œuvre. Quintilien appelle de ses vœux le
jour où la philosophie aura été totalement absorbée par la rhétorique : il
n'exprime pas, alors, quelque rancœur contre des rivaux qui lui dispute-
raient la clientèle des jeunes gens. Il est préoccupé, avant tout, par le ser-
SITUATION DB QUINTILIBN 489
"
LE PLAN DU DE BREVITATE VITAE
profondément en lui-même, mais que tout ce que, pour ainsi dire, on lui
entonne, est vomi par luh 2 •
Ce passage a été l'objet de différentes transpositions. E. Albertini3,
reprenant et résumant des opinions déjà formulées avant lui, avoue ne
pas pouvoir découvrir la suite des idées, et M. Castiglioni lui-même, dans
son apparat critique, écrit que « les paragraphes 2 et 3 ne présentent pas
entre eux une cohérence suffisante>. Nous voudrions ici tenter de mon-
trer que ce manque sensible de cohérence avec ce qui précède et dans
l'intérieur même du texte n'est pas le résultat d'une bévue des copistes
qui auraient introduit abusivement en cet endroit un fragment emprunté
ailleurs, mais une apparence due aux procédés de Sénèque lui-même,
soucieux, par coquetterie d'écrivain, de dissimuler ses transitions et
conservant, à l'intérieur d'un schéma général, que lui fournit la rhétori-
que traditionnelle, la plus grande liberté de développement.
Pour résoudre le problème, il est nécessaire, croyons-nous, de consi-
dérer la composition du traité dans son ensemble. Si nous parvenons à
montrer avec une suffisante vraisemblance que les différentes parties,
loin d'être juxtaposées au hasard, sont organisées selon un plan véritable,
il deviendra plus facile de comprendre la suite des idées dans le détail des
phrases et de justifier la traduction manuscrite. Mais peut-on vraiment
parler d'un plan du De breuitate vitae? A première lecture, le doute est
possible, tant les idées s'enchevêtrent, se répètent, disparaissent et réap-
paraissent sans raison apparente, au point que l'on est tenté d'abord de
considérer le dialogue comme une série de thèmes capricieusement expo-
sés et variés plutôt que comme la démonstration logique d'une thèse.
Cependant l'analyse ne tarde pas à montrer certains points de repère
dans ce flux apparemment continu. Une phrase, notamment, ne peut
2VII, 1 : in primis autem et illos numero, qui nulli rei nisi uino ac libidini
uacant; nulli enim turpius occupati sunt. Ceteri etiam si uana gloriae imagine
teneantur, speciose tamen errant; licet auaros mihi, licet iracundos enumeres, uel
odia exercentes iniusta uel bella, omnes isti uirilius peccant : in uentrem ac libidi-
nem proiectorum inhonesta labes est. 2. Omnia istorum tempora excute, aspice quam
diu computent, quam diu insidientur, quam diu timeant, quam diu colant, quam diu
colantur, quantum uadimonia sua atque aliena occupent, quantum conuiuia, quae
iam ipsa officia sunt : uidebis quemadmodum illos respirare non sinant uel mala sua
uel bona. 3. Denique inter omnes conuenit nul/am rem bene exerceri posse ab homi-
ne occupato, non eloquentiam, non liberales disciplinas, quando districtus nihil
altius recipit, sed omnia uelut inculcata respuit.
3 La Composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, Paris, 1923,
p. 178 et suiv.
LE PLAN DU DB BREY/TATE VITAE 493
5
Par ex., Quintilien, lnst. Orat., III, 8, 22.
LB PLAN DU DE BREVITATE VITAE 495
6Plusieurs formules suggèrent cette interprétation. Par ex., II, 5 : « .. . cum illa
faceres, non esse cum alio uolebas, sed tecum esse non poteras. > III, 3: «repete
memoria tecum quando certus consilii fueris,quotus quisque dies ut destinaueras
recesserit, quando tibi usus tui fuerit . .. >.
7 Par ex. Quintilien, Jnst. Orat., XII, 4, 1: in primis uero abundare debet orator
e.umplorum copia cum ueterum tum etiam nouorum. Ibid., 2 : les exempla considé-
rés comme testimonia et iudicata. Cf. Id., V, 11. Sur le rôle que Sénèque lui-même
attribuait aux exemples dans la persuasion, cf. ad Lucil., 95, 65 et suiv. (et la réfé-
rence à Posidonius).
1 V, 2: «moror in Tusculano meo semiliber», mot de Cicéron qui avait frappé
Sénèque et qu'il rapporte ici, sans doute avec une référence inexacte, mais parce
qu'il lui semblait admirablement dépeindre la condition de l'occupatus.
9 Dahlmann, éd. du De Breuitate, ad toc.
LB PLAN DU DE BREY/TATE VITAE 497
°Ci-dessus,
1
p. 491.
498 ROME, LA LITitRATURB ET L'HISTOIRE
11Sur les rapports entre icp1v6µt:vovet 8tmç, cf. H. Throm, Die Thesis . .. ,
Paderborn, 1932, p. 120 et suiv.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE
Bickel u. Chr. Jensen, heft JO, Leipzig, 1937. Même solution chez L. Castiglioni, L.
Annaeo Seneca ... Della brevità della vita, Turin, 1930; en sens contraire, R. Phi-
lippson, in Gnomon, 1931, p. 372, qui se borne à des affirmations sans preuve.
'Chronologie des Œuvres en prose de Sénèque le Philosophe, Latomus, I (1937),
p. 109 et suiv.
4 li. Dessau, Ueber die Abfassungsr.eit.. ., Hermès, 1918, p. 118 à 193; Marchesi,
Seneca, p. 214.
502 ROME, LA LITIÊRATURB ET L'HISTOIRE
re du prétoire).
• De Breu., XIII, 3 et suiv.: his diebus audiui. ..
9 De Breu., XIII, 8 : Idem na"abat . .. Sullam ultimum Romanorum protulisse
pomerium, quod numquam prouinciali sed Italico agro adquisito proferre moris
apud antiquos fuit.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE 503
même des traditions historiques, aurait-il arrêté une fois pour toutes le
tracé du pomerium à celui qu'avait fixé Sulla, et de son propre chef frap-
pé de nullité trois actes officiels, dont l'un au moins, l'extension claudien-
ne, était inscrit matériellement, sur le terrain, par des bornes qui ont sub-
sisté jusqu'à nous. M. Hermann ne se demande pas si une telle attitude,
publiquement affirmée, ne confinait pas à l'absurdité, outre le danger
très réel qu'il pouvait y avoir, pour un particulier, à afficher un mépris
trop évident d'un acte impérial officiel. La lex maiestatis n'était pas abro-
gée. Et l'aurait-elle été que l'extension du pomerium ne pouvait être niée.
C'était une mesure grosse de conséquences religieuses, administratives et
juridiques, que l'on ne pouvait ignorer sans se mettre quotidiennement en
contradiction avec les faits. La lex de imperio Vespasiani aura soin de rap-
peler que l'extension du pomerium, sous Claude, avait été autorisée et
demeurait juridiquement valable 13• Les objections présentées par M.
Herrmann ont donc pour effet d'enfermer l'historien dans un tissu de
contradictions, dont on ne peut se tirer qu'à la condition de reprendre
dans son ensemble le problème des extensions pom~riales aux deux pre-
miers siècles de l'Empire, et de se demander si les faits invoqués par M.
Hermann sont susceptibles de l'interprétation qu'il leur donne.
*
* *
u C.l.L., VI, 930, l. 15 et 16: uti licuit Ti. Claudio Caesari Aug. Germanico.
14
A la vérité, notre argument n'est valable que pour l'extension augustéenne,
postérieure à l'institution du principat. Vespasien n'avait aucune raison de s'ap-
puyer sur un précédent césarien. Voir, sur le caractère fictif de l'extension augus-
téenne, J.H. Oliver, The augustan pomerium, Mem. of the Am. Acad. in Rome, X
(1932), p. 145 à 182.
LA DATE DU DE BREVTTATE VITAE 505
15 Supra, p. 166, n. 3.
16 LV, opuiÈm'JUÇTfOS,
6, 6: tll t8 toO 1Ullll11Pioo icai tôv µflva tôv l:eçni..1ov é,n-
1CaÀO\lj18VOV Avyooatov (lvt())VÔjlllGSV.
17XXI, 10-12: addidit Augustus, addidit Traianus, addidit Nero.
11Suét., Aug., 30; Cass. Dio, LV, 8. voir Platner-Ashby, A Top. Dict of Ancient
Rome, s.v.
19 Aulu-Gelle, loc. cit., 1 : pomerium est locus intra agrum effatium, per totius
urbis circuitum, pone muros regionibus certeis determinatus, qui facit finem urbani
auspicii. Cf. schol. ad Luc., Phars., I, 594 : pomerium est illud spatium quad est inter
muros urbis et aedificia priuatorumn ut refert A. Gellius, définition très approxima•
tive, mais qui a le mérite de souligner Je rapport entre son objet et les aedificia
priuatorum. Cf. T.-Live, 1, 44, 4 èt suiv. : Hoc spatium, quod neque habitari neque
arari fas erat . .. et in urbis incremento semper, quantum moenia processura erant,
tantum termini hi consecrati proferebantur (rapports du pomerium et de l'Vrbs).
Sur ces définitions, voir M. Labrousse, Mél Éc. fr., 1937, p. 165 et suiv., ainsi que
l'article, aux thèses étranges, de M. Basanoff, Il Pomerium Palatinum, Mem.
dell'Accademia dei Lincei, VI, IX, 1 (1939). Voir sur ce mémoire le compte-rendu
de A. Momigliano, in Joum. of Rom. Stud., XXXIII (1943), p. 121.
"
506 ROME, LA LITI't!RATURB ET L'HISTOIRE
actes officiels, ces édifices sont désignés par l'expression urbi coniuncta,
ou continentia. Nous connaissons, notamment, deux sénatus-consultes da-
tés de 11 av. J.-C. et une loi, la Lex Quinctia, votée en 9 av. J.-C.20, et qui
assimilent administrativement et juridiquement les édifices urbains pro-
prement dits et les édifices contigus à la ville. On essayait de pallier ainsi
les inconvénients multiples résultant d'une situation de fait qui ne répon-
dait plus à la situation religieuse et juridique du sol. Par exemple, avec les
limites du pomerium cessaient les pouvoirs des tribuns et commençait
l'imperium militaire. Ou, ce qui était plus grave, le praefectus urbi voyait
échapper à sa juridiction des quartiers aussi peuplés que l'Aventin, le
Champ de Mars ou le Trastévère.
Le réforme d' Auguste eut précisément pour objet de faire cesser ces
absurdités en uniformisant le statut administratif du territoire urbain, en
soumettant tout l'ensemble de l'agglomération, extra et intra pomerium, à
la même organisation, fondée sur les circonscriptions de la Région et du
Vicus. Une telle refonte de l'ancien système, l'adjonction de dix régions
nouvelles aux quatre anciennes, équivalait, pratiquement, à une extension
pomériale - et cela d'autant mieux que, dans la ville des Quatre Régions,
les régions s'inscrivaient à l'intérieur du pomerium 21• Mais elle se présen-
tait sous des dehors modestes, comme un simple «aménagement». Ce qui
est bien conforme aux tendances politiques générales du système augus-
téen. Il est significatif que mention n'en soit pas faite dans les Res Gestae,
telles que nous les possédons. Une extension solennelle du pomerium eût
fait songer de façon trop précise à celle de Sulla, effectuée en vertu des
pleins pouvoirs conférés au dictateur par la Lex Valeria. Auguste s'est
toujours gardé de ressusciter la censure; il a pris soin de dissocier la cura
morum et les autres prérogatives de cette magistrature. C'est comme
consul, ou en vertu de son imperium consulare, qu'il procéda au cens et à
la révision de l'album sénatorial 22 • De la même façon, et sans modifier
officiellement le templum urbain, ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en vertu
des pouvoirs réguliers du censeur (qu'il ne voulait pas revêtir), ou en ver-
tu d'une loi particulière (dont il ne voulait pas provoquer le vote), il se
borna à introduire dans les faits les conséquences d'une réforme dont il
évita d'affirmer le principe. Trompés par la duplicité inhérente à cette
politique, Tacite et Dion Cassius ont affirmé qu'Auguste avait étendu· le
z1 Sur le problème des limites assignables aux Quatre Régions, voir Platner-
Ashby, op. cit., p. 443 et suiv., et la fig. 5, p. 443.
22 Res Gestae, éd. Gagé, 8, et le comment. ad loc.
LA DATE DU DE BREY/TATE VITAE 507
23 Dion Cass., XLIII, 50, 1 : (César) 'fa0tci 'fi! 8ltOW icai v6µouç ~. 'f6 'fi!
ffO>Jtftp1.0v hi lWÜ>V mœ;frraye icai tv µtv 'footO\Çdlloiç 'fS ncnv 6µoux 'fq'>IliÀÏ4
irpdçat Mol;ev. On remarquera que Dion rapproche, très justement, la politique
c royale» de Sulla et celle de César. Les deux extensions pomériales, celle, effective,
de Sulla, et celle, simplement projetée, de César, supposent les deux dictateurs
revêtus d'un pouvoir religieux extraordinaire. Et c'est là ce que voulait éviter
Auguste, soucieux de ne pas accumuler de façon voyante sur sa personne des pou-
voirs étrangers aux prérogatives normales des magistrats ordinaires.
24 Ibid., XLIV. 42, 1 : 'ftev!JICSV ••• tv 'tfl !WMt tve6po,8e{ç6 icai îO ffO>Jlftptov
ali'ffjç 8ltUl)Çftaaç.Cette phrase, surtout rhétorique, a pour objet de souligner les
liens religieux unissant la ville et celui qui, ayant reçu le pouvoir d'en modifier
l'ager effatus, en est comme le second fondateur.
25 Cie., Ad Att., XIII, 20.
26 Sur toute cette question, voir. J. Carcopino, César, p. 964.
21 Lu lulia municip., 1. 20 et suiv.; Girard, Textes, 6" éd. (1937). p. 82 et suiv.;
ment explicite pour imposer la certitude que ces mesures furent réelle-
ment appliqueés.
Aulu-Gelle écrit en effet: «(L'Aventin) ne fut pas indu dans le terri-
toire consacré de la Ville, ni par Servius Tullius, ni par Sulla, ... , ni
ensuite par César, alors qu'il étendait le pomerium 21 >: neque postea diuus
Julius, cum pomerium proferret. Cette phrase, incluse dans une longue
interrogation indirecte au passé, peut représenter deux sens différents,
que le style direct eût soigneusement distingués, mais qui restent indécis :
«cum pomerium protulit> et «cum pomerium proferret>. La première for-
me eût impliqué une extension réelle, la seconde pouvait ne se réfèrer
qu'à une simple tentative, qui ne s'est jamais inscrite dans les faits. Ainsi,
et malgré les apparences, Aulu-Gelle, rapportant ici les paroles de l'augu-
re Messalla, ne nous renseigne que sur le projet de César - projet que les
Ides de mars 44 empêchèrent de se réaliser. On notera d'ailleurs qu'Aulu-
Gelle, qui a soin de recueillir toutes les traditions relatives aux extensions
pomériales postérieures à Sulla, ne mentionne pas de semblable mesure
sous Auguste 29 • Ainsi, nos sources, discordantes quand il s'agit des exten-
sions hypothétiques, de César et d' Auguste, concordent toutes lorsqu'il
s'agit des extensions prouvées de Sulla et de Claude.
Dans ces conditions, il n'y a plus lieu de s'étonner, avec M. Herr-
mann, qu'Aulu-Gelle cite comme toujours actuel de son temps 30 le problè-
me posé par l'exclusion de l'Aventin. Cette exclusion avait pris fin sous
Claude, comme Aulu-Gelle le remarque lui-même, un peu plus loin 31 : le
problème toujours actuel parmi les érudits était seulement de savoir
pourquoi l'Aventin était demeuré si longtemps extérieur à l'enceinte po-
mériale même après Sulla et la lex Julia de Vrbe augenda - non pourquoi
il le demeurait encore, ce que les fait venaient démentir.
Ainsi s'effondre le principal argument présenté par M. Herrmann.
L'érudit dont Sénèque rapporte les paroles n'avait nul besoin de considé-
rer comme nulles les extensions de César et d' Auguste, puisque le premier
n'avait pas eu le temps d'étendre le pomerium, bien qu'il en eût reçu le
pouvoir, et que le second s'était bien gardé de s'en arroger le droit et
s'était contenté d'accroître administrativement, laïquement, l'ager urba-
nus.
Il s'ensuit que le De breuitate vitae ne saurait être postérieur au 24
janvier 50, date la plus tardive à laquelle on puisse reculer l'extension
claudienne. La datation «basse> est de la sorte définitivement écartée.
Il s'ensuit également que l'argumentation traditionnelle reprend tou-
te sa valeur. Dans la titulature de Claude sur les cippes pomériaux figur-
net seize salutations impériales 32 • Or, dans le courant de l'année 49 vin-
rent s'en ajouter deux autres, la dix-septième étant hypothétiquement
datée par Cagnat 33 du 24 mai. Il est donc extrêmement vraisemblable,
sinon certain, que l'extension du pomerium date du printemps de l'année
49 34 • La composition du De breuitate est donc immédiatement postérieure
au retour de Sénèque à Rome. On sait, en effet, que le mariage d'Agrippi-
ne et de Claude fut célébré au mois de janvier 35 et qu'Agrippine obtint
aussitôt après le rappel de Sénèque. Celui-ci ne dut pas s'attarder dans un
exil qu'il baissait et le mois de février, au plus tard, ne se passa point sans
qu'il reprît sa place dans la société romaine. Retrouvant avec joie sa vie
d'autrefois, il assiste avec curiosité aux lectures publiques et aux confé-
rences - plaisir dont il avait été privé pendant huit ans. Pendant ces huit
années, les mœurs littéraires, les modes ont changé, et Sénèque dit son
étonnement de constater partout un engouement (qui lui semble risible)
pour l'érudition 36 • Le traité qu'il écrit alors reflète son étonnement. Et
telle est bien l'impression que l'on ressent à la lecture de ces pages, avant
même de s'interroger sur les arguments qui imposent telle ou telle data-
tion. le De breuitate est comme un manifeste de rentrée et le résumé de
son expérience intérieure durant les années d'oisiveté forcée qu'il vient de
* * *
L'érudit dont Sénèque résume la conférence énumérait, avons-nous
dit, les actions que les chefs romains avaient été dans le passé les pre-
miers â accomplir. Les deux premiers exemples cités sont classiques et
obligés en un pareil sujet: Duilius, le premier «amiral» de Rome, était
célébré, sur le Forum, par une inscription qui rappelait ses titres. Curius
Dentatus, lui, était universellement connu pour avoir fait figurer les pre-
miers éléphants dans son cortège triomphal. Mais les exemples suivants
sont plus singuliers, et, â première vue, se justifient moins :
D'abord vient Claudius Caudex, cqui persuada le premier aux Ro-
mains de monter sur un bateau». Mais le consulat de Claudius Caudex est
de 264, et, depuis longtemps, Rome avait des intérêts sur mer. Si jamais
un Romain n'était monté jusque-là sur un bateau, Duilius n'eût sans doute
pas remporté, quatre ans après, la victoire de Mylae. Il faut entendre sans
doute l'expression dont se sert Sénèque en un sens restreint, que Claudius
Caudex aurait été le premier â embarquer des troupes romaines 39 • Mais le
conférencier avait singulièrement augmenté le mérite de son personna-
ge!
Puis vient la mention de Valerius Corvinus «qui, le premier, a vaincu
Messine> et qui reçut, pour cela, le surnom de Messana, transformé plus
tard en Messala. Mais, â notre connaissance, Messine fut «vaincue> seule-
ment une fois, en 263, et, depuis lors, demeura aux mains de Rome"°. Pri-
mus est une épithète forcée, et qui semble bien lâ pour permettre d'inscri-
re Valerius Corvinus â ce palmarès.
De même, L. Caecilius Metellus, qui triompha en 250 av. J.-C. après
ses victoires en Sicile, est nommé pour avoir fait précéder son char, «seul
entre les Romains», de cent vingt éléphants «prisonniers de guerre». Cet
exploit, il est vrai, était resté célèbre dans la famille des Metelli, qui, par
39 Sur la vraie nature de l'exploit de Caudu, qui dut son nom à une reconnais-
sance qu'il fit, à travers le détroit de Messine, sur une barque de pêche, cf. De Vir.
Ill., 31 : primo, ad uplorandos lwstes fretum piscatoria naue traiecit. Cf. Zonaras,
VIII, 9, 1, p. 182 (Dind.).
40 Philipp, art. Messene, Real-Encycl., XV, p. 1228.
512 ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE
la suite, firent figurer des éléphants sur les monnaies qu'ils frappèrent 41 •
Mais, le nombre des animaux mis à part, nous n'avons là qu'un doublet
du triomphe de Curius Dentatus, vingt-cinq ans auparavant. N'est-ce pas,
encore, parce que ce Métellus devait être cité dans la liste?
Quant aux innovations de Sulla et de Pompée, qui portent sur des
présentations nouvelles de bêtes fauves dans les jeux, elles ne représen-
tent, dans la carrière de ces deux chefs, que des activités singulièrement
bénignes. Sulla avait imaginé bien d'autres nouveautés politiques, et le
rival de César pouvait être évoqué d'autre façon.
Les étrangetés de cette liste s'expliquent si l'on remarque que tous les
personnages nommés - sauf C. Duilius et Curius Dentatus, les seuls dont
les titres soient indiscutables - appartiennent à des familles directement
alliées à la maison de Claude.
Claudiux Caudex est un Claudius, de la branche patricienne, à laquel-
le se rattachait Ti. Claudius Nero, l'ancêtre direct de l'empereur. Valerius
Corvinus Messala, avec qui le surnom de Messala fut introduit dans la
famille des Valerii, est un ancêtre des deux enfants que Claude avait eus
de Messaline, Octavie et Britannicus. Antonia, l'autre fille de Claude, avait
épousé en premières noces un Cn. Pompeius Magnus, descendant du
Grand Pompée 42 , et, en second mariage, Faustus Cornelius Sulla Felix, un
descendant du dictateur, et, par Caecilia Metella, que celui-ci avait épou-
sée en quatrièmes noces, de Caecilius Metellus, le triomphateur de 250 av.
J.-C.43 • Ainsi, la liste des «chefs» romains composée par le conférencier
eut-elle visiblement pour objet de glorifier la maison impériale, et les
nobles alliances des trois enfants qui la composaient, avant l'adoption de
Domitius : Antonia, Britannicus et Octavie (voir le tableau généalogique
ci-contre).
Or, ce n'est pas la seule fois que nous trouvons les trois «infants»
unis dans un même hommage. Il existe, par exemple, une monnaie de
Patras, frappée sous Claude, dont le revers présente l'effigie de Britanni-
de Messaline, il fut sans doute imposé à Antonia par celle-ci. Il avait pour trisaïeul
Faustus Sulla, l'un des jumeaux donnés au dictateur par Caecilia Metella, qui avait
elle-même pour trisaïeul L. Caecilius Metellus dont parle Sénèque. On notera que
Faustus Sulla, fils de Sulla, avait épousé une fille du Grand Pompée, Pompéia.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE 513
CLAVDIVS CAVDBX
L. CABCILIVS MBTELLVS
VALERIVS
CoRVINUS
MJ!ssALA
Aelia Paetina -
M. aler. -
Messala
Claude -
L Domitia .:......
Lef ida
essaline
Faustus Sulla
1
1 1
Octavie Britannicus
Cn. Pompeius Mag. - Antonia --------- Faustus Sulla
eus entre ses deux sœurs 44 • Une piêce alexandrine reprend le même
motif, qui se retrouve encore sur une autre monnaie, d'origine incertai-
ne45. A la vérité, ces monnaies ne sont pas datées; mais l'absence de
Néron parmi les princes et les princesses de la domus impériale implique
qu'elles sont antérieures â l'adoption. Le parallélisme entre ces monnaies
provinciales et la conférence de l'érudit courtisan ne peut manquer de
nous frapper. Les unes, comme l'autre, témoignent des mêmes intentions
et nous reportent à la même époque, la fin du règne de Claude. Et en
même temps, derrière l'apparente liberté de langage de Sénèque, on aper-
çoit, comme en filigrane, des attentions délicates de courtisan, d'autant
moins suspectes qu'elles se présentent sous un vêtement d'emprunt.
*
* *
•• Eckhel. Doctr. Num., VI, 246. Cf. Une monnaie de Césarée, avec Antonia et
Octavie (Br. Mus., Galatia, Cappadocia, 46, 13, pl. VIII, 9).
•• Eckhel, Ibid.
514 ROME, LA Ll1T8RATURE ET L'HISTOIRE.
I - LE DE CONSTANT/A SAPIENTIS
*
* *
res, voire scolastiques, de tout le recueil, est aussi celui où l'auteur insiste
le plus sur la composition. Deux passages en font foi.
D'abord la diuisio, au début du chapitre v:
diuidamus, si tibi uidetur, Serene, iniuriam a contumelia,
«distinguons, s'il te plaît, Sérénus, l'injustice et l'outrage».
Puis, pour souligner la transition entre les deux parties principales
ainsi définies, et au commencement de la seconde (chap. X, 1) :
quoniam priorem partem percucurrimus, ad alteram transeamus, qua
quibusdam propriis, plerisque uero communibus, contumeliam refutabi-
mus;
« puisque nous avons parcouru la première partie, passons à la secon-
de, où nous montrerons l'inexistence de l'outrage, par quelques argu-
ments «propres» et surtout par des arguments «communs 2 ».
Ainsi, au témoignage de Sénèque lui-même, le dialogue comprend
deux grandes parties, et deux seulement, la première destinée à montrer
que le Sage ne peut être victime d'injustice (iniuria), la seconde, qu'il ne
saurait être outragé (contumeliam accipere). On ne saurait imaginer com-
position plus lumineuse, en apparence du moins. Et cependant, son appli-
cation est loin d'être satisfaisante. Si, nous dit E. Albertini, la première
partie (du chapitre V au chapitre IX) montre bien que le Sage ne saurait
être atteint par l'injustice, la seconde partie, elle, n'est pas consacrée à la
seule contumelia; la notion d'iniuria y est réintroduite, par exemple, aux
chapitres XV et XVI. «Cela revient à dire, ajoute-t-il, que Sénèque n'a pas
pu maintenir dans l'exécution la division trop artificielle qu'il avait an-
noncée au chapitre V J. » De plus, le développement sur Caligula, au cha-
pitre XVIII, ne se rattache au reste de la démonstration que par «un lien
fragile•». La solidité de l'ensemble est donc fortement compromise, et, si
on laisse pour l'instant de côté les anecdotes sur Caligula, cette faiblesse
fondamentale semble résulter d'une mauvaise distinction établie entre
• Id., Ibid. Nous nous réservons d'examiner plus tard (infra, p. 251 et suiv.) la
discussion concernant les communia et les propria. E. Albertini, Ibid., considère
que les seconds sont les arguments applicables à la seule contumelia et les pre-
miers ceux qui valent à la fois pour la contumelia et l'iniuria, et il tire arguement
de cette interprétation pour affirmer que Sénèque a mélangé les deux notions et
brouillé la composition du dialogue, puisqu'il a recours dans la seconde pal'tie à
des arguments valables aussi pour la première. Le reproche .s'évanouit dès que l'on
interprète autrement ces termes techniques, dans le cadre de la rhétorique tradi-
tionnelle.
518 ROME, LA LITT!!RATURE ET L'HISTOIRE
5
De Const., X, 1 : (contumelia) est minor iniuria, quam queri magis quam exse-
qui possumus, quam leges quoque nulla dignam uindicta putauerunt. Nous compre•
nons iniuria comme un nominatif (une injustice plus petite), et non comme un
ablatif complément de comparatif, comme le fait R. Waltz, éd., ad loc.
6
Stob., Bel., II, 7, p. 110 W: Atyoom 6è KŒitôv croq,6vciwpPtcrtov elvm· CAA1
lipP{Ç&creat-yàp oü6' lipPil;&tv6tci tô rltv iipPtv MtlC{av&lvat ICŒtŒl<JXl)VOOOŒVICŒi
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ci1t11ll6.x8atKanaç Kai ~Ào:~TlÇ ...
LA COMPOSmON DANS LBS c DIALOGUES II DE Sl:!NÈQUE 519
Il est facile de constater que les sources de Stobée sont aussi celles de
Sénèque, ou, tout au moins, qu'ils s'inscrivent tous deux dans la même
tradition. Par exemple, la phrase de Stobée sur l'injustice commise par les
insulteurs, mais qui reste extérieure à l'insulté, répond à un chapitre du
De Constantia 1 • En outre, Sénèque, comme les auteurs que résume Sto-
bée, insiste sur l'incompatibilité d'essences, mi-physique, mi-logique, en-
tre la notion de Sage et celle de Mal (ou, ce qui revient au même, d'injus-
tice). Mais là s'arrêtent les analogies. La distinction stoïcienne entre àfü-
Jda et üpP1çn'a pas la même valeur ni la même portée que celle que Sénè-
que établit entre iniuria et contumelia. Jniuria, sans doute, est bien l'équi-
valent (et même la traduction) d'àô11da; mais il existe une différence
essentielle entre l'üppiç et la contumelia. La contumelia, dit Sénèque, est
un iniuria minor, et elle ne relève pas des tribunaux•. Or, dans le droit
hellénique, l'üpP1çdonne lieu à action judiciaire 9 : il est donc évident, par
ce détail, que Sénèque a au moins transposé sa source, répudiant les
cadres helléniques pour adopter les cadres romains. Assez souvent, dans
la première partie du dialogue, on a l'impression que l'iniuria dont il par-
le est moins la notion abstraite d'àô11da que le dommage causé à la victi-
me 10 et le caractère infamant de ce dommage. Or, nous voyons par Sto-
bée que ces déterminations particulières de l'iniuria appartiennent plutôt
à l'üpP1ç qu'à l'àfülda. Enfin, et surtout, dans la tradition stoïcienne, la
proposition selon laquelle l'üPptç ne peut atteindre l'homme «en posses-
sion de la Raison» est présentée comme un corollaire de la proposition
plus générale selon laquelle le Sage est inaccessible à l'àôtlda. L'üPptç
n'est, en effet, qu'un cas particulier de l'àôtlda, celle qui cherche à désho-
norer sa victime, à introduire en elle quelque chose de honteux (aicrxp6v
tt); or, comme l'idée même de Sage exclut l'idée d'àôtlda, et en même
temps celle d'aicrxp6v, il s'ensuit que le Sage est à l'abri de l'üPptç.
Cette méthode syllogistique, fondée sur les conceptions psychologi-
7 De Const., IV.
• Texte cité, supra, p. 518, n. 5.
• Par exemple, Démosth., 525, 14.
10 Par ex., De Const., vm, 3 : damna et dolores, ingominias; IX, 3; 4 : petulantia
13 Ibid., XVI, 1.
14 Texte cité, supra, p. 517.
15 Nous avons cité l'interprétation d'Albertini, supra, p. 517, n. 4; Friedrich, De
Senecae libro qui inscribitur D.C.S., Giessen, 1909, p. 10 et suiv., entend par propria
les arguments valables pour le Sage; par communia, ceux qui valent pour tout le
monde.
16 Thét., I, 1, 1355b, 24-29 (éd. M. Dufour}; cf. Top., l, 2, 101 a, 26-27; Rhét.,
17 Cie., De Or., II, 315: si quando id primum (se. quod primum est dicendum)
inuenire uolui, nullum mihi occurit nisi aut aile aut nugatorium aut uolgare atque
commune. Principia autem dicendi semper cum accurata et acuta et instructa sen-
tentiis, apta uerbis, tum uero causarum propria esse debent. Cf. Ibid., 319. D'après
Rhet. ad Her., I, 7, 11; De /nu., J, 18, 26; Quint., /nst. Or., V, 13, 29, on ,voit que
communia dèsigne des « lieux» admis aussi bien par l'adversaire que par 1 avocat.
11
Voir note précédente.
19
De Const., XI et suiv.
20 Ibid., XVI, 3 : contumelias, ad quas despiciendas non sapiente opus est uiro,
les sujets. L'un de ces procédés qui paraît avoir été fort usité, était la dis-
tinction du ius et de l'aequitas. Le ius est Je point de droit, la possibilité
légale d'une quaestio, c'est-à-dire d'une thèse de controverse. L'aequitas
est la «vraisemblance», la conformité avec le bon sens ou la morale natu·
relle 22 • Or, ce que nous avons dit de la distinction établie par Sénèque
entre l'iniuria et la contumelia montre qu'elle répond précisément à cette
succession des points de vue sur un même objet. L'iniuria, c'est l'injustice
en soi, le Mal absolu, J'à5uda des morales postsocratiques, et notamment
du stoïcisme. Sénèque, dès le début de sa première partie, prend bien soin
d'établir cette équivalence: «s'il n'y a pas d'iniuria sans Mal, écrit-il, et
s'il n'y a pas de Mal sans turpitudo 23 • •• >. Il se réfère explicitement à la
vieille formule zénonienne, traduite autrefois par Cicéron presque dans
les mêmes termes: nihil est malum nisi quod turpe atque uitiosum est 24 •
Le turpe des Latins n'est autre que I'ai<JXP6vdes philosophes grecs, Je
«mal moral>, Je seul qui soit le Mal véritable. Toute l'argumentation de
Sénèque consiste précisément à jouer sur l'ambiguïté que le terme iniuria
présente à l'esprit romain: l'iniuria, pour ces juristes, est «tout ce qui
n'est pas conforme au droit 25 »; mais l'iniuria, c'est aussi J'à5uda, cette
Injustice, forme en acte du Mal en soi, que définissaient déjà les entre-
tiens de Socrate. Ainsi, à la faveur de cette équivoque, le paradoxe prenait
figure de truisme. Aux termes mêmes de la Loi (entendez, pour un philo-
sophe, la Logique, la Ratio qui fonde en vérité les concepts et définit
immuablement leurs rapports), la cause est entendue : iniuria et Sagesse
s'excluent radicalement; il ne saurait y avoir entre elles rien de commun.
Les «textes» invoqués, ce sont précisément ces petits syllogismes sur les-
quels Sénèque revient avec insistance et qui, «en droit>, suffisent à établir
la vérité de la thèse.
Mais, de même que les rhéteurs savaient bien qu'une cause, gagnée
sur le terrain du droit et selon la lettre des textes, pouvait être perdue
selon le sens commun et l'équité, de même Sénèque n'ignore pas qu'un
paradoxe n'est jamais résolu par Je jeu des syllogismes. L'adversaire a
l'impression d'avoir été berné. Il cherche le point faible, et, s'il ne peut le
trouver, n'en accuse que la trop grande subtilité du raisonnement: pris
au piège, l'esprit se débat, il ne se soumet pas.
est ...
24 Tusc., II, 29; cf. Ibid., V, 27; De Fin., Ill, 29.
25 Ulp., Dig., XLVII, tit. 10: iniuria ex eo dicta est quod non iure fiat••·
524 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
26/nst. Orat., V, 13, 29: communia bene adprehenduntur, non tantum quia
utriusque sunt partis, sed quia plus prosunt respondenti.
27 La division ius-aequitas correspond à l'opposition des verbes posse-debere. Le
premier revient souvent dans la première partie (VIII, 1 etc.). Le second, dans les
exhortations finales.
21 Quint., /nst. Orat., III, 4, 3: querimur, consolamus ... Dans ce même passage,
Quintilien range aussi parmi les genres rhétoriques le récit, la lettre et même le
commentaire (obscure dicta interpretamus).
LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES• DE 5aNÈQUE 525
29 Nous savons, d'ailleurs, que Platon et, après lui, toute une école de rhéteurs
Aussi n'est-il pas étonnant d'y retrouver les trois lieux ordinaires de la
suasoria: celui de la dignitas, celui du consensus universel, celui de l'uti-
le 31. Le premier est lié à l'analyse de la psychologie de l'insulté et à l'étu-
de de la magnitudo animi. Il revient à dire qu'il n'est pas de notre «digni-
té» virile d'attacher la moindre importance à I'outrage 39 • Le second
consiste dans la généralisation du concept de la relativité de l'insulte («les
enfants, les fous, les femmes nous insultent; tel homme considêre comme
un outrage des expressions bizarres simplement risibles 40 ••• »). Le troisiè-
me, enfin, rappelle que l'insulté se trouve vengé par son indifférence et
aussi par un retour fatal du mal sur son auteur 41 • L'argumentation se ter-
mine, comme il est coutume, par des anecdotes en forme de digression 42,
qui préparent d'auditeur à entrendre la péroraison contenue dans le cha-
pitre XIX.
Voici, en résumé, le schéma que nous proposons pour tout le dialo-
gue:
EXORDB
NARRATIO
Le cas de Caton, insulté par la foule, et aux prises avec la corruption universelle
(chap. II).
31 Sur les lieux de la dignitas et de l'utile, cf. Quint., III, 8, 1 et suiv.; Cie., De
Orat., II, 334. Sur l'argument tiré du consensus omnium, cf. Quint., Ibid., V, 10, 12;
Cie., De !nu., I, 48.
39
De Const., X, 2 et suiv.
40
Ibid., XIII et suiv.
41
Ibid., XVII, 4 et suiv.
42 E. Albertini, loc. cit., considère l'anecdote de Caligula comme sans lien
PR.oPOSmo
l. Status causae : tutus est sapiens, nec ulla affici aut iniuria aut contumelia potest
(II, 4).
Il. Objection préliminaire: cette proposition n'est qu'un paradoxe banal, puisque
les faits sont patents (III, 1-111,4).
III. Quaestio véritable: il s'agit de savoir en réalité si la définition (qualitas) du
Sage admet l'iniuria. Thèse soutenue:
sapientem nulli esse iniuriae obnoxium (III, 4-IV).
DIVISIO
ARGUMBNTATIO
Jre partie (ius).
II e partie (aequitas).
Exempla:
Les enfants (XI, 2-XII, 3).
1)
2) Les malades (XIII, 1-XIII, 2).
3) Les conditions sociales (XIII, 3-XIII, 5).
4) La vie mondaine (XIV, 1-XIV, 2).
c) Conclusion: le Sage ne peut reconnaître les valeurs vulgaires (XIV, 3-XIV,
4).
LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES• DE SÉNÈQUE 529
Il. Le consensus universel nous montre à quel point les insultes sont méprisables
(XV, 1-XVII, 3).
1) Opinion des Stoiciens (XI, 1-XV, 3);
2) des Épicuriens (XV, 4-XVI, 2);
3) des gens «raisonnables> en général (XVI, 3-XVII, 3).
III. D'ailleurs cette attitude est le plus souvent utile. L'insulté se trouvera vengé
(XVII, 4-XVIII, 5):
1) par son indifférence même, qui exaspère l'insulteur (XVII, 4);
2) par un retour fatal du mal sur son auteur. Histoire morale et
digression de Caligula (XVIII, 1-XVIII, fin).
PBRORATIO
Régies d'action (XIX).
I. Mépriser les insultes est une attitude qui rend la vie plus facile.
Il. C'est, de plus, une excellente ascèse, en attendant de parvenir à la pleine indé-
pendance intérieure, à la Sagesse, dont l'exorde contenait la promesse.
II - LE DE PROVIDENTIA
S'il est exact, comme nous espérons l'avoir montré dans un article
précédent 44 , qu'un dialogue comme le De Constantia Sapientis est tout
entier construit selon un plan rhétorique où s'unissent les procédés tradi-
tionnels de la controverse et de la suasoria, on est autorisé à se demander
si d'autres «dialogues» de Sénèque n'obéissent pas aux mêmes lois. Une
analyse méthodique et exhaustive du recueil serait longue et dépasserait
les limites légitimes de ces études. Nous voudrions seulement ici, en
contraste avec la discussion précédente, présenter quelques remarques
sur la composition du De Prouidentia. Ce traité, en effet, offre, avec le De
Constantia, des différences profondes. Il ne s'adresse pas du même per-
sonnage; écrit en un tout autre temps et dans d'autres circonstances, il
fait appel pour persuader à des arguments moins techniques, générale-
ment fondés sur l'affectivité plutôt que sur la dialectique, et assez éloi-
gnés, nous le verrons, de ceux qui étaient traditionnels dans l'Ëcole. Si,
malgré ce contraste, nous devons conclure que les deux œuvres sont com-
posées selon des schémas semblables, force nous sera d'admettre que
Sénèque, en ces années de crise spirituelle qui séparent l'apogée de sa
puissance et le début de sa retraite, est resté fidèle aux vieilles recettes
rhétoriques, se contentant tout au plus de les assouplir, mais ne les
reniant jamais, et, sous une apparente nonchalance, leur devant cette
secrète discipline de la persuasion qui est sa force.
*
* *
45 De Prou, l, 1.
46 E. Albertini, Composition . .. , p. 103.
47 Quint., IV, v, 4, et les exemples, Ibid., 9 et suiv.
41 Contrairement à ce que paraît croire E. Albertini, Ibid., qui constate, en sem·
49De Prou., III, 1 : Sed, iam procedente oratione, ostendam quam non sint quae
uidentur mala. Nunc illud dico ista quae tu uocas aspera, quae aduersa et abominan-
da primum pro ipsis esse quibus accidunt, deinde pro uniuersis, quorum maior diis
cura quam singulorum est, post hoc uolentibus accidere, ac dignos malo esse si
nolint. His adiciam fato ista subiecta eadem lege bonis euenire qua sunt boni. Per-
suadebo deinde tibi ne umquam boni uiri miserearis : potest enim miser dici, non
potest esse.
50
Ibid., III, 2 : difficillimum ex omnibus quae proposui uidetur quod primum
dixi, pro ipsis esse quibus euniunt ista quae horremus ac tremimus.
51 Ibid., l, 4 : eo quidem magis quod tu non dubitas de Prouidentia, sed quereris.
Cette indication contribue à dater le dialogue, qui se trouve ainsi placé entre les
LA COMPOSITION DANS LES •DIALOGUES• DE StNeouE 533
que le «scandale» à ses yeux n'est pas d'ordre logique, mais sentimental.
Nous retrouvons ici une position analogue à celle de Sérenus à propos
des «insultes» dont sont victimes les gens de bien. Il est utile, sans doute,
de prouver rationnellement que ces insultes ne sont rien, mais cette
démonstration, quelque convaincante soit-elle, ne persuadera point,
n'apaisera pas la révolte d'une conscience sensible au «point d'honneur».
Et ce sera précisément sur cette dualité des points de vue que sera fondée
la double démonstration du De Constantia 52 : après les arguments dialecti-
ques devra venir la «réconciliation>, l'apaisement, bref tout ce qui ne se
borne pas à convaincre, mais persuade véritablement. Ici, toute démons-
tration dialectique est rendue caduque par la position même de Lucilius.
La seule démarche possible consiste à montrer que la pratique morale
vérifie les conclusions théo;iques - et Sénèque le sent si bien qu'il ne pro-
met pas, au seuil de sa diuisio, de révéler «que les maux prétendus n'en
sont pas réellement», mais cà quel point les maux apparents ne sont pas
réels». Il ne s'agit pas de démontrer une affirmation - dans ce cas nous
lirions sans doute: ostendam non ESSE quae uidentur mala - mais d'établir
les conditions d'une expérience spirituelle où Lucilius pourra découvrir
«à quel point> l'apparence du mal est trompeuse.
Il en résulte que cette première phrase du chapitre III a, en réalité,
pour objet d'énoncer la quaestio. Elle n'appartient donc pas réellement à
la division, mais constitue à elle seule la propositio du discours. Résumant
le développement antérieur, elle annonce la thèse à démontrer et sert de
transition entre l'exposé des faits et l'argumentation proprement dite.
C'est bien là, selon les préceptes de l'Institution Oratoire, la fonctiond de
la propositiosl. L'énumération des différents arguments qui serviront à
prouver celle-ci suit tout naturellement, au point qu'il arrive souvent,
comme ici, que propositio et diuisio tendent à s'unir 54 , mais elles sont dis-
tinctes; ce sont deux moments bien définis dans le déroulement du dis-
cours, et il n'apparaît pas que, dans le De Prouidentia plus qu'ailleurs,
Sénèque les ait confondues et, à leur propos, violé les règles de la rhétori-
que traditionnelle.
premières lettres à Lucilius et les dernières, lorsque l'ami de Sénèque s'est définiti-
vement converti après ses résistances du début. Sur cette évolution, cf. Delatte,
Lucilius, l'ami de Sénèque, Les études classiques, 1935, p. 367-385, 546-490.
52 Ci-dessus,p. 515 et suiv.
60 De Prou., II, 1 : quare multa bonis uiris aduersa eueniunt? Noter le change-
ment de termes par rapport à l'énoncé du problème par Lucilius au début du dia-
logue (supra, n. 56): aduersa au lieu de mala, eueniunt au lieu d'acciderent, tous
mots qui ne préjugent pas de la qualitas.
61 Quint., III, VI, 10: ... quod ut breuissimo pateat exemplo, cum dicit reus :
discussion ne porte pas sur la réalité du fait, mais sur la façon de le qua-
lifier.
La recherche de «l'état de cause> ne constitue pourtant pas en soi
une partie du discours. Elle aboutit seulement à la propositio, et c'est
généralement au cours de l'exposé des faits (la narratio) qu'elle se déve-
loppe. Mais, entre l'exorde du De Prouidentia et sa propositio, existe-t-il
vraiment une narratio?
A la vérité, il est d'abord difficile de déterminer le moment où. cesse
l'exorde, tant Sénèque s'est ingénié à effacer les transitions. Pourtant, si
la captatio beneuolentia, caractéristique de l'exorde, est ici fondée sur l'as-
sentiment donné par Lucilius aux thèses fondamentales du Portique, il est
nécessaire que le rappel sommaire et par prétérition de ces positions
essentielles appartienne à l'exorde. Celui-ci a pour objet de présenter
l'image d'un univers ordonné, dominé par un Dieu bon dont l'homme est
par excellence l'ami. Une telle idée, si elle ne prouve pas l'irréalité du mal,
prépare néanmoins l'esprit à dépasser le point de vue étroit du vulgaire et
s'élever jusqu'à la considération des vérités éternelles. Un tel exorde
«donne le ton» et situe le débat sur le plan désiré. Pour toutes ces raisons,
il nous semble que l'exorde occupe tout le premier «chapitre» du dialo-
gue. Mais peut-on soutenir alors que le second soit une «narration»?
A la simple lecture, il apparaît d'abord que ce chapitre constitue
comme une première démonstration: l'âme vertueuse, écrit, en effet,
Sénèque dans ces pages, ne saurait admettre le mal en elle; dans le choc
contre l'adversité, c'est elle qui l'emporte. Tout lui est exercice, comme le
combat pour l'athlète qui, dans l'oisiveté, perd sa vigueur. Un bonheur
continu engendre la faiblesse. C'est par amour pour nous que Dieu nous
contraint à affronter la Fortune. y a-t-il plus beau spectacle pour ce Dieu
que le suicide deux fois recommencé d'un Caton? - Ces développements
présentent, certes, presque tous les arguments qui vont composer l'argu-
mentatio. Sénèque aurait-il donc, dans une amplification décousue, voulu
donner, comme on le soutient parfois, un premier aperçu des thèmes
principaux? Mais une remarque de Quintilien souligne la parenté existant
entre narratio et confirmatio : il ne sera pas inutile, lisons-nous dans l'Ins-
titution Oratoire, de parsemer (la narration) de «germes de preuves 62 ••• »,
et, plus loin, il précise encore : «quelle différence y a-t-il entre la preuve
et la narration, sinon que la narration est une présentation continue de la
preuve, tandis que la preuve est une confirmatio adaptée à la narra-
62 Quint., IV, 11, 54: ne illud quidem fuerit inutile semina quaedam probationum
spargere...
536 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
tion 63 »? Or, que fait ici Sénèque, sinon de présenter des faits indéniables
- l'existence du mal - sous le jour le plus favorable? Sa position n'est pas
celle de l'accusateur, mais celle du défendeur. Il ne lui appartenait pas de
tracer un tableau bien sombre des infortunes qui s'abattent sur l'homme
vertueux, mais, tout en reconnaissant la réalité de ces «malheurs», de
montrer déjà comme le «germe» de ce qui les justifiera: il n'insistera pas
sur les coups du sort, mais sur la résistance de la victime; il attirera l'at-
tention sur la victoire de l'athlète, non sur les meurtrissures de son corps;
déjà, nous arrachant à l'arène du monde, il nous entraîne aux côtés du
dieu qui regarde le gladiateur aux prises avec l'adversité, la mort de
Caton n'est point racontée pour exagérer ses souffrances, mais pour lais-
ser dès maintenant paraître son mérite. «Car la narration, dit Quintilien,
n'est pas composée seulement pour mettre le juge au courant des faits,
mais surtout pour lui faire partager notre point de vue6<4. » Et ce point de
vue est ici celui de Dieu, dont on plaide la cause.
Il n'est donc nullement paradoxal de reconnaître une narratio dans le
chapitre II du dialogue. Assurément, cet exposé ne peut avoir la même
netteté dans un traité philosophique que dans une plaidoirie judiciaire,
mais qui s'en étonnerait? Les faits ne sont qu'un point de départ, et ce
n'est pas sur eux que porte l'essentiel du débat, mais sur l'interprétation
de la vie morale qu'ils semblent impliquer. Il est donc naturel que l'au-
teur tende à s'évader immédiatement du récit. Mais il est significatif
qu'entre son exorde et sa diuisio Sénèque ait cru devoir, malgré tout, pla-
cer un développement dans lequel il présente «l'homme de bien» aux pri-
ses avec l'adversité - même si, dès lors, il insinue que ce combat, quelque
douloureux soit-il, tourne à l'avantage de la prétendue victime 65 •
* * *
63 Id., ibid., 79 : aut quid inter probationem et na"ationem interest nisi quod
na"atio est probationis continua propositio, rursus probatio na"ationi congruens
confirmatio?
64 Quint., IV, 11, 21 : neque enim na"atio in hoc reperta est ut tantum cognoscat
66
Voir le texte cité, supra, p. 532, n. 49.
lS
538 ROMB, LA LITI1!RATURB BT L'HISTOIRE
EXORDB
Captatio beneuolentiae : pour complaire à son ami, Sénèque c plaidera la cause des
dieux>. Lucilius ne conteste pas l'existence, d'ailleurs évidente, d'une Provi-
dence pour gouverner le monde. Or, si les dieux existent, ils sont les «amis> du
genre humain; ils veulent, non le. mal des hommes, mais leur bien (chap. 1).
NARRATIO
Sans doute, bien des calamités s'abattent sur les hommes venueux, mais sans les
faire plier. Dans son ensemble, le spectacle de l'effon (effet de l'adversité sur
les gens de bien) inspire l'admiration, non la pitié (chap. II).
PRoPOSmO
Sénèque «propose> de montrer cà quel point les maux apparents ne sont pas des
maux réels> (III, 1-début).
DIVISIO
CoNFJitMATIO
*
* *
du traité de Chrysippe.
10 Id., VII, 138 (S. V.F., II, 634).
71 Plut., Contr. St., XXXIX, 1052 e (S. V.F., Il, 604).
73
A. Gell., VII, 1 (S. V.F., II, 1165).
"Ci-dessus, p. 522.
LA COMPOSmON DANS LBS «DIALOGUES• DB SéNBQUB 543
Chrysippe, telle que nous la fait connaître Aulu-Gelle, se retrouvent dnas le dialo-
gue de Sénèque. Ces «inconvénients par conséquence" ponent, chez Chrysippe,
l'épithète de ICa'tÙ MpalCOÂO\l8TJO'lV. Sén., De Prou., V, 9, écrit: quaedam separari a
quibusdam non possunt, cohaernet, indiuidua sunt.
19 De Prou., III, 11.
'°Ibid., 14.
11 Testimonium publicum, Quint., V, 3, qui le range dans les «arguments four•
12 De Prou., VI, 6: ... uos, supra patientiam (malorum) ... Supra signifie, non
pas que l'âme surmonte la douleur, mais qu'elle est passée, par suite de son effort
propre, sur un «plan> où elle ne peut plus subir les «coups du sort•· Chez les
Dieux, cette même invulnérabilité est non pas acquise, mais «naturelle>.
LA COMPOSITION DANS LBS cDIALOGUBS• DB S8N8OUE 545
13 De Prou., II, 10: licet, inquit, omnia in uni us dicionem concesserint . .. Cato
qua exeat habet; una manu latam libertati uiam faciet.
14 Ibid., V, 4 : boni uiri laborant . .. et uolentes quidem; Ibid., 6 : nihil cogor,
instrument d"ascèse morale, apparaît dans les Lettres à Lucilius. Là, l'idée de la
mort, comme ici, sert à ménager la découverte de l'intériorité pure. Voir infra,
p. 597 et suiv.
16 IV, 4: Triumphum ego murmillonem sub Ti. Caesare de raritate munerum
11VI, 3 : quare quaedam dura patiuntur? Vt alios pati doceant : nati sunt in
exemplar. L'idée que les hommes «forts» sont des exemples figure notamment en
V, 1, mais pour montrer que les prétendus maux ne peuvent être des «châti-
ments»: Sénèque se réfère là au «plan du monde». En VI, 3, l'exemple a pour but
d'initier à l'intériorité: le point de vue est celui du sujet lui-même.
19 E. Albertini, op. cit., p. 103, 155 et suiv., qui s'appuie surtout pour défendre
l'hypothèse d'une lacune sur le fait que le De Prouid. est le plus court des dialogues
conservés, mis à part les textes notoirement incomplets. Mais il est douteux que la
«longueur des livres» n'ait varié que dans de faibles limites. On n'oubliera pas non-
plus que celui-ci se présente explicitement comme un fragment détaché d'un
ensemble (à écrire), non comme une œuvre se suffisant à elle-même.
90 Quint., VI, 1, 25 : his praecipue lacis utiles sunt prosopopœiae, id est fictae alie-
ble. Mais, surtout, il serait bien étrange que la diuisio, à laquelle l'argu-
mentation s'est révélée si fidèle, n'annonçât point les développements
contenus dans la prétendue lacune. Il ne pourrait y avoir qu'une raison
concevable à ce silence, et ce serait que la lacune contînt une partie ne
relevant pas de la diuisio : or.seule la péroraison répondrait à cette condi-
tion. Mais comment frétendre qu'une simple péroraison pût représenter
en importance le quart environ du texte conservé comme l'exigerait le
postulat formulé par Albertini? Comment surtout admettre, immédiate•
ment après la presopopée de Dieu, un nouvel appel aux sentiments, un
nouveau «sommet» affectif, qui ne pourrait que gâter l'effet de celui que
nous lisons?
Enfin, dans l'économie même de la pensée qui anime ce dialogue, il
est certain que l'invitation à mourir par laquelle se termine la prosopopée
de Dieu est une conclusion naturelle et nécessaire. Déjà, le même motif
avait été exposé à deux reprises : à la fin de la narratio, à la fin des exem-
pta 92, et les deux fois à propos de Caton. La première fois, cette mort de
Caton n'est que le terme ultime de l'effort contre l'adversité, et comme la
conclusion de la narratio qui a pour mission de nous présenter un tableau
tendancieux des «misères> du monde. La seconde, en conclusion aux
exempta, Sénèque annonce à l'avance quelle sera la fonction de cette mort
dans l'Ordre du Monde et insiste sur sa valeur exemplaire. Il semble que,
dans l'un et l'autre passage, Sénèque ait voulu terminer chacune des «spi·
res» de sa dialectique par une méditation sur la mort: n'est-ce pas nous
indiquer clairement que telle sera aussi la seule et la vraie conclusion du
dialogue entier?
Conclusion pessimiste, dira+on, et bien étrange, pour un dialogue
qui entend «plaider la cause des Dieux»! Mais c'est que la leçon de Sénè-
que demande à être entendue pleinement. Nous avons tendance à consi-
dérer la vie comme une réalité essentiellement positive et la mort comme
sa négation. Mais, pour Sénèque, il en va bien autrement. La mort est un
acte véritable, l'un des officia de notre vocation 9 3 • Vie et mort ne sont que
deux aspects de l'Être, dont aucun n'est un absolu en soi. Ce qui est «ab-
solu», c'est la façon de les aborder l'un et l'autre, c'est le je, dans l'acte
d'accepter ou la mort ou la vie. En dernière analyse, vie et mort ne sont
que des cas extrêmes, plus émouvants, sans doute, mais par nature identi·
*
* *
94 Ibid., 12.
LA COMPOSmON DANS LES cDIALOGUES» DE SÈNBOUE 549
1
Mélanges L. Herrmann, Bruxelles, 1960, p. 701-704.
552 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
2Nous résumons ici le texte suivant (ad Luc., 14, 15-16): «Quid ergo? Vtique
erit tutus qui hoc propositum sequetur? > Promittere tibi hoc non magis possum
quam in homine temperanti bonam ualetudinem, et tamen facit temperantia bonam
ualetudinem. Perit aliqua nauis in portu; sed quid tu accidere in medio maris cre-
dis? Quanto huic periculum paratius foret multa agenti molientique, cui ne otium
quidem tutum est? Pereunt aliquando innocentes, quis negat? Nocentes tamen sae-
pius. Ars ei constat, qui per ornamenta percussus est. 16 Denique consilium rerum
omnium sapiens, non exitum spectat. Initia in potestate nostra sunt : de euentu for-
tuna iudicat, cui de me sententiam non do. «-Ataliquid uexationis afferet, aliquid
aduersi. » Non damnatur latro cum occidit.
3 Sénèque, Epist., 14, 16, R.É.L., XIII (1935), p. 45-47.
cogita (cum = quotiescumque). Ibid., l, 4: marcet sine aduersario uirtus: tune appa-
ret quanta sit . .. cum quid possit patientia ostendit. Ibid., VI, 4: cum aliquid incidit
quod disturbet ac detegat, tune apparet . .. Ibid., VI, 8 : cum articulus ille qui caput
collumque committit incisus est, tanta illa moles corruit. Ce dernier exemple est en
tout point comparable à celui que nous occupe.
5 De Prou., I, 1; IV, 5, 10; V, 2, 4, 10; VI, 2. Sénèque conforme son usage à la
syntaxe classique.
SÈNÈQUB, «AD LUCLILIUM>, 14, 16 553
non do»), J.F. Gronov pensait que Sénèque illustrait par un exemple frap-
pant l'idée qu'il venait d'énoncer, assimilait la Fortune à un «brigand»,
qui assaille à l'improviste le passant, et affirmait que cette agression n'im-
plique aucune «condamnation» morale envers la victime. Pour mettre le
texte d'accord avec ce qu'il croyait être le sens général, Gronov introduisit
la correction: non damnat latro cum occidit. Et M. Albertini, cédant à la
même tentation, propose la correction, paléographiquement fort justi-
fiée: non (damnat), damnatur latro cum occidit, correction qui a été
adoptée par M. Préchac dans son édition 6. Et M. Albertini commente:
«Le brigand, quand il tue, ne condamne pas; c'est lui qui est condam-
né ... De même, la fortune, quand elle frappe le sage, ne le condamne
pas; c'est elle qui a tort.»
Quelque séduisante que soit cette interprétation, elle se heurte à la
difficulté grammaticale que nous avons dite. Il faudrait, pour l'admettre,
attribuer à cum occidit une valeur en partie causale, lui retirer, en tout
cas, la valeur purement temporelle, car il n'est pas vrai que le brigand
soit condamné «au moment où il tue», même s'il est condamné «pour
avoir tué». Et l'on en revient, paradoxalement, au texte même des manus-
crits, qui nous affirme précisément que «le brigand n'est pas condamné
au moment où il tue»!
Est-il donc réellement impossible de retrouver, dans cette hypothèse,
l'indication d'un raisonnement cohérent?
Ainsi que le rapporte M. Albertini lui-même, Fickert et Beltrami ont
tenté de sauver la tradition, mais il écarte leur argumentation, dans les
termes que voici : « Pour Fickert, la condamnation, non immédiate, mais
possible, du brigand est un exemple des adversités que peut apporter la
fortune; mais l'exemple serait bien singulièrement choisi et le raisonne-
ment, en tout cas, inachevé. Pour Berltrami (édition de Brescia, 1916),
l'exemple du brigand qui n'est pas condamné au moment où il tue confir-
merait la pensée précédemment exprimée: «On ne peut prévoir d'après le
commencement l'issue, qui dépend de la fortune; la fortune peut exemp-
ter un brigand du châtiment qui serait la suite normale de sa conduite.>
Il faudrait donc sous-entendre, après occidit, non pas que le brigand sera
6 Paris, 1945, après avoir approuvé, Suppl. crit. Bull. Ass. G. Budé, V, 1933,
p. 199, une autre correction proposée par W. H. Alexander: non damnatur latro
{nisi) cum occidit; ce qui donnerait le sens suivant: le brigand ne doit pas être
jugé d'avance, mais seulement après son crime; ne nous plaignons donc pas de la
Fortune avant qu'elle ne nous attaque. Non seulement cette correction est paléo-
graphiquement peu admissible, mais, dans ce.cas, n'attendrait-on pas: cum occide-
rit?
l6
554 ROME,LA LITI:8RATURBET L'HISTOIRE
9
De Prou., II, 12 et suiv.
10 Ibid., IV, 1 : prosperae res et in plebem ac uilia ingenia deueniunt; at calami-
tates terroresque mortalium sub iugum mittere proprium magni uiri est. •.• V, 2: N~n
sunt diuitiae bonum : itaque habeat illas et Elius leno, ut homines pecuniam, cum in
templis consecrauerint, uideant et in fornice.
Il Ibid., VI, 1.
12
Ibid., VI, 4.
556 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
1
Leyde, 1668, p. XVIII.
2
Berlin, 1878, p. 174 et suiv.
3
De Hippolytis Euripidis quaestiones nouae, Bonn, 1882.
4
Euripides Hippolytos, Berlin, 1891; Analecta Euripidea, 2• éd., Berlin, 1895.
5
Theseus und Hippolytos, Rhein. Mus., 1940, p. 280 et suiv.
L'ORIGINALITÉ DB SBNBQUB DANS LA TRAGÉDIE DB PHÈDRE 559
6
Zetemata, V, Munich, 1953, p. 110-133.
1 Hippolytos und Phaidra .. ., Abhandl. der Akad. der Wiss .. ., Mayence, 1958,
n°9.
• Clemens Zintzen, Analytisches Hypomnema zu Senecas Phaedra, Meisenheim,
1960.
M. Braum, Griechischer Roman und hellenistiche Geschichtschreibung, Frank-
9
il eut le mérite d'ouvrir une voie. A la vérité, Moricca acceptait encore les
termes du problème tels que les avaient fixés les philologues contre les-
quels il se révoltait; les fragments de l' Hippolyte voilé sont si minces, si
peu explicites, qu'après les avoir étudiés, on est tenté d'accepter â leur
égard n'importe quelle conclusion négative et qu'il semble hasardeux de
trop leur demander. C'est ce qu'a bien vu M. Paratore qui, dans un article
très habile, intitulé Sulla Phaedra di Seneca 11, suggère que la source de
Sénèque peut aussi bien se trouver dans la tragédie (perdue elle aussi) de
Sophocle, qui porte le titre de Phèdre - pour ne rien dire de Lycophron.
Les suggestions prudentes de M. Paratore ont été reprises, plus hardi-
ment, par Remo Giomini, dont l'édition commentée de la pièce de Sénè-
que est une «réhabilitation» passionnée 12 •
Si bien que, aujourd'hui encore, le problème demeure entier et aussi
obscur que jamais; il semble se réduire à l'affrontement de deux attitudes
plus qu'à la confrontation d'arguments qui reposent, finalement, sur des
postulats indémontrables. Aussi n'est-ce pas ce problème classique que
nous voudrions reprendre ici - du moins dans ses termes traditionnels. Il
ne s'agit pas de nous demander si Sénèque n'a vraiment fait qu'adapter
l'Hippolyte voilé, mais si le poète (et le philosophe) romain n'a pas essayé
de construire une œuvre susceptible de contenir et de communiquer une
expérience morale originale. Et peut-être, par ce détour, sera-t-il possible
d'apprécier plus sereinement la dette de Sénèque â l'égard de ses prédé-
cesseurs, parce que l'on aura mieux reconnu son mérite.
*
* *
La thèse de Léo se heurte à une constatation qui n'est sans doute par
insurmontable, mais qui n'en entraîne pas moins quelques conséquences
importantes. La plupart des fragments conservés de l'Hippolyte voilé ne
trouvent aucune contre-partie dans la tragédie latine. Par exemple, le pre-
mier (dans l'édition de Nauck 13), le fragment 428:
oi'.yàp 1C01tptv
q>wyov'ttc;àv8pci>1tœv
àyav
vocrooo·6µoui>ç'totç àyav 811pœµtvotç.
11 D'1onrso,
. XV ( 1952), p. 199 et suiv.
12
Rome, 1955.
u T .
ragicorum graecorum fragmenta, 2• éd., Leipzig, 1889.
L'ORIGINALITÉ DE SÉNÉQUE DANS LA TRAGÉDIE DE PHÈDRE 561
Parmi les ressemblances, l'une des plus évidentes est fournie par le
fragment 437:
Oj)CÎ)
6è tOÏÇ 1tOÂÂOÎ<J1.V
àv8pro1tOlÇ è-yro
ti1etoooav üf3pivtT)Vmipoi8' 8Ùn:pa;iav
auquel répond, presque littéralement, dans la pièce de Sénèque :
quisquis secundis rebus exultai nimis
fluitque luxu semer insolita appetit.
Tune illa magnae dira fortunae cornes
subit libido 16 •••
16V. 204 et suiv. Ces paroles sont prononcées par la Nourrice et opposées à
Phèdre. Dans !'Hippolyte porte-couronne, une idée analogue apparaît, au vers 409
(«c'est dans les maisons nobles que ce mal a pris naissance parmi les femmes»,
trad. L. Méridier); de même, le développement sur la toute-puissance du dieu
Amour est prononcé, chez Sénèque, par Phèdre (v. 184 et suiv., et il a son corres-
pondant dans le fr. 431 de !'Hippolyte voilé) et, dans le second Hippolyte, par la
Nourrice. Il semble certain qu'Euripide a transposé d'une tragédie dans l'autre des
arguments en les adaptant à la position adoptée par chacun des personnages.
17 De audiend. poetis, VIII, p. 28 A.
L'ORIGINALIT8 DB S8Nt()UB DANS LA TRAG8DIBDB PHÈDRE 563
*
* *
20 V. 387-403.
21 V.170etsuiv.
22 Éd. cit., l, p. 178.
23 Cl. Zintzen, op. cit., p. 41.
24Ce fait, indéniable dans certains cas (cf. ci-dessus, p. 562, n. 16), ne doit
cependant pas être considéré comme une règle absolue. Il est assuré, en quelques
cas au moins, que la transposition a été opérée par Sénèque lui-même, et non par
Euripide; cf. par exemple ci-dessous ce que nous disons de la «prière â la Lune,,
que le poète grec a tout â fait abandonnée en écrivant sa seconde piéce.
L'ORJGINALIT:8DE S2Nt!OUE DANS LA TRAG2DIE DE PHÈDRE 565
25
Friedrich, op. cit., p. 119.
z,, V. 97-98.
566 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE
Phèdre, par ces mots, exprime deux griefs d'une femme jalouse : le nom
d'Hippolyte rappelle l'aventure avec Antiope (tout en flattant la passion
de Phèdre), celle de Pirithoos suggère les liens qui unissent les deux hom-
mes. Et il est vraisemblable que, chez Euripide, dans la première tragé-
die, Phèdre tenait un langage analogue, mais, comme dans l'Héroïde IV,
ne mentionnait pas l'expédition dans le royaume d'Hadès. Celle-ci, au
contraire, figurait dans la Phèdre de Sophocle, comme tendent à le prou-
ver deux fragments :
éÇ11çàp' où& yi\ç évep8' épxou8avcov;
(8ria.) où yàp npoµoipaç TlWXTI puî.Çe-rm
21
et
"Eamvev où~ véo-ra1Cl)Uaivrov
ica.-rro2
1,
où l'on ne peut sans doute refuser, quoi qu'en dise Moricca, de reconnaî-
tre une allusion au chien Cerbère.
Le désaccord entre Ovide et Sénèque, l'accord entre Sénèque et
Sophocle laissent supposer que, sur ce point, le dramaturge romain s'est
séparé de l'Hippolyte voilé pour suivre la Phèdre de Sophocle.
Il ne nous est malheureusement pas possible de savoir si cette
influence de Sophocle s'est exercée encore ailleurs. On peut seulement
supposer que, chez Sophocle, Phèdre, consciente de la faute qu'elle com-
mettait en désirant l'amour d'Hippolyte, ne se montrait pas cynique, com-
me l'héroïne de l'Hippolyte voilé, mais demandait le secret et s'efforçait
de supporter un mal qu'elle n'avait pas mérité. C'est du moins ce que
semblent indiquer deux fragments :
icàva.axe0'8emyéoam• To yàp
cruyyro-re
-yuvm;ivaiO'XP<'>v
ôei -yuvaiic'àei a-réye1v29
et
aiax11µàv, ro-yuvaiiceç,ooô'èiv eiç cpuy01
ppo-réov1to8',c1'>icai Zeùç ècpopµ11anicaica.
Nooouç ô' àvcî.'YIC11-ràç 8e11M-rouç
cpépe1v 30 •
27 Fr. 624.
21 Fr. 625.
29 Fr. 618.
30 Fr. 619.
11 V. 113 et suiv.
L'ORIGINALITB DB SBNBOUB DANS LA TRAGBDIB DB PHSDRE 567
retrouve chez Ovide 32, ce qui laisse supposer que le thème avait été
exploité par Euripide dans sa première tragédie. L'Hippolyte porte-cou-
ronne se contente d'y faire une ou deux allusions rapides 33•
*
* *
Telles sont les données que nos sources nous permettent, tant bien
que mal, de rassembler pour c poser le problème>. A ce stade, nous cons-
tatons déjà que les termes de son énoncé doivent être modifiés : la Phèdre
de Sénèque n'est pas issue d'une seule source, elle n'est pas non plus
indépendante de tout modèle, mais elle résulte d'une synthèse, opérée
entre deux, ou plutôt trois tragédies grecques, sans parler de l'influence
possible exercée par Lycophron ou même par Ovide. Cette constatation
n'a rien pour surprendre. Sénèque, ce faisant, reste fidèle à la tradition
du théâtre romain et suit d'innombrables exemples, depuis Plaute et
Térence. Mais quelle est son intention? Et en quoi consiste son apport
personnel?
Beaucoup de critiques sont portés à dire que Sénèque a tout brouillé.
Telle est l'opinion de Léo, que nous avons rapportée. Mais il est difficile
de s'en tenir à cette position purement négative, ne serait-ce qu'en raison
de l'influence considérable exercée, à partir de la Renaissance, par la
Phèdre latine. Il y a quelque chose de choquant à croire que plusieurs
générations de poètes, et Racine lui-même, ont demandé leur inspiration
à un auteur brouillon dont le seul mérite aurait été de transmettre une
version abâtardie des chefs-d'œuvre grecs.
Pour comprendre la nature de cette tragédie de Phèdre, il faut tenir
compte d'un autre élément, sur lequel les critiques font généralement le
silence, mais dont l'importance est grande. Par sa structure, en effet, la
pièce de Sénèque est fort éloignée de ses modèles classiques. Non seule-
ment les chœurs sont remplacés, comme de coutume, par ce qu'Aristote
appelle des tµj3oi..tµà, mais la chronologie de l'action ne s'établit pas du
tout de la même façon que chez Euripide ou Sophocle. La dualité des
«expositions», celle qui est, pour l'essentiel, empruntée à !'Hippolyte voilé,
et celle qui vient de l'Hippolyte porte-couronne, se justifie si l'on admet,
comme cela s'impose, que les deux épisodes ne se succèdent pas immédia-
tement mais sont séparés par un intervalle notable de temps, plusieurs
jours peut-être. Sénèque, en recourant à cette extension du drame dans la
14
Cf. A. Kappelmacher, Zur Tragôdie der hellenistichen Zeit, Wien. Studien,
LLIV (1924), p. 69-86.
35
Cf. P. Venini, Note sulla tragedia ellenistica, Dioniso, 1953, p. 3-26.
36
V. 250 et suiv.
37
V. 331.
31
V. 448-489.
L'ORIGINALITÉ DB S8N8QUB DANS LA TRAG8DIB DB PHÈDRE 569
]7
570 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
bilité soit totale, il faut qu'une même volonté conçoive le crime et l'exécu-
te. La Phèdre du premier Hippolyte était un monstre, une femme impudi-
que, criminelle; celle de l'Hippolyte porte-couronne une victime, instru·
ment douloureux de la vengeance poursuivie par Aphrodite et manœu-
vrée par une Nourricë sans scrupules. Dans la pièce romaine, la reine,
déterminée d'abord à se faire aimer de son beau-fils, hésite, lorsqu'on lui
représente l'horreur de son désir, refuse d'aller plus loin et commence
contre elle-même une longue lutte dont nous ne voyons que le début (à la
fin du premier acte) et le résultat pitoyable, au début du second. Incapa-
ble de résister à ce qui est devenu un mal physique, une véritable posses-
sion «démoniaque», elle accepte, à demi inconsciente, que la Nourrice
révèle la vérité à Hippolyte. Puis, sans presque le vouloir, la voici qui se
trouve non seulement devant celui-ci mais dans ses bras; elle n'est plus
maîtresse d'elle-même; divisée profondément, elle laisse échapper cet
aveu - presque unanimement et regrettablement mutilé par les éditeurs :
Vos testor omnis, caelites, hoc quod uolo
me nolle 45 !
Sénèque n'a sans doute jamais mieux exprimé l'ambiguïté d'une ac-
tion, l'incertitude de tout jugement moral appliqué à un être. Déjà l'on
discerne, naissante, la célèbre formule : «un Juste à qui la Grâce a man·
qué».
Sénèque n'a pas inventé les données elles-mêmes du problème. Ces
données viennent d'Euripide qui, contrairement à la maxime socratique,
soutenait qu'une faute pouvait être commise sciemment. De telles idées
apparaissent chez lui fréquemment. Elles figurent dans l'Hippolyte porte·
couronne 46 , dans la Médée 41 , ailleurs encore. C'est à lui, sans doute, et à
l'Hippolyte voilé qu'il faut certainement faire remonter la formule dont
se sert Phèdre chez Sénèque :
Quae memoras
uera esse nutrix; sed furor cogit sequi
peiora. Vadit animus in praeceps sciens.
remeatque frustra sana consilia appetens 48 •••
45
V. 604-605. Les deux mots me nolle sont souvent supprimés par les éditeurs,
sans bonne raison. Bien que le vers qu'ils forment soit incomplet, le fait n'est pas
sans exemple dans le théâtre de Sénèque (cf. l'édition de Giomini, cit., ad lac.).
46
V. 380 et suiv.
47
V. 1077 et suiv.
•• V. 177 et suiv.
L'ORIGINALITa DE SaNaOUE DANS LA TRACIBDIE DE PHiDRE 571
Mais tandis que l'hêroine du premier Hippolyte s'en tenait là, et per-
sêvêrait dans le crime, celle de Sênèque rêussit, un temps, par un extraor-
dinaire effort de volontê, à contenir sa furor, à sauvegarder sa libertê par
le moyen suprême offert aux Stolciens, le recours au suicide.
Du même coup, l'aveu de Phèdre à Hippolyte prend une autre signifi-
cation que celle qu'il pouvait revêtir dans l'Hippolyte voilé. Dêcidêe à
mourir, mais rêsolue aussi à tenter toute possibilitê de salut, elle va par-
ler, en se rattachant à la dernière et fragile possibilitê d'espoir - que son
amour cesse d'être criminel, si le consentement d'Hippolyte le transforme
en une affection lêgitime. Pour nous, l'amour de Phèdre ne saurait être
que criminel. Aux yeux d'un Romain, il cesse d'être coupable si, par le
divorce ou le veuvage, le rapport de ces deux êtres cesse d'être celui
d'une mère et d'un fils. C'est ce qu'expriment assez clairement des vers
surprenants, prononcês par Phèdre avant la scène de l'aveu:
Aude, anime, tempta, perage mandatum tuum.
Intrepida constent uerba; qui timide rogat
docet negare. Magna pars sceleris mei
olim peracta est : serus est nabis pudor.
Amauimus nefanda. Si cœpta exsequor
forsan iugali crimen abscondam face.
Honesta quaedam scelera successus facit 49 • ••
49 V. 592 et suiv.
50 V. 129 et suiv.
572 ROME, LA LITT~RATURE ET L'HISTOIRE
Et, en effet, elle veut sauver sa gloire. Elle ne rompt le silence (qui sauve-
rait celle-ci aussi efficacement que la calomnie) qu'au moment où Thésée
menace de tourturer la Nourrice.
La mort d'Hippolyte, si elle sauvegarde les «apparences», en permet•
tant de dissimuler à tout jamais le crime, ne relève pas Phèdre de la
condamnation qu'elle a portée contre elle-même. Elle veut mourir, bien
que cela ne soit plus absolument «nécessaire»; mais elle s'en explique fort
clairement :
51 V. 872.
L'ORIGINALITé DE saNaouB DANS LA TRAGaDIB DE PHÈDRE 573
52 V. 1184-1185.
53 V. 1188-1189.
LE DISCOURS DE SÉNÈQUE À NÉRON
DANS LES «ANNALES» DE TACITE
1
Tac. Ann. XV, 7: et nouissimo quoque momento suppeditante eloquentia,
aduocatis scriptoribus, pleraque tradidit quae in uulgus edita eius uerbis inuenere
supersedeo.
2 Ibid. XIV SS, 1.
3 Ibid. XI 24 et suiv.
576 ROME, LA LITI1!RATURE ET L'HISTOIRE
10 Ibid. XXII 2.
578 ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE
11 Ibid. I 5.
Leumann ... op. cit. p. 66.
12
meat = memoriam sui («le souvenir qu'il a de luh). Cette memoria est dite: pars
temporis.
1• Ann. XIV 53, 6-8.
15 Ad Marc. XXVI 2.
LE DISCOURS DE St!NBQUE A Nt!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE 579
Crassos. Cf. Ibid. li 2; VII 10; XVIII l;Ad Marc. X 6; XVI 10, etc.
21 Ann. XIV 54, 5.
22 I 8.
26 De breu. u. XVIII 4.
LE DISCOURS DE SÈNBOUB A Nl:!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE 581
27
De const. sap. III 3.
21
Ad Marc. II 1.
29
Tac. Ann. XIII 4.
582 ROME,LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE
les plus réputés de son siècle, et un penseur dont l'œuvre continuait d'être
lue, était, en tout cas, suffisamment familière aux lecteurs des Annales,
Tacite nous paraît avoir choisi une solution qui conciliait les exigences de
son esthétique littéraire et celles de la vérité historique, tout au moins, de
la vraisemblance. Le Sénèque qu'il nous propose est en partie authenti-
que, en partie redessiné. Tacite, sur ce point, a suivi la même méthode
qu'en refaisant le discours de Claude: ne reproduisant pas littéralement
son modèle, il ne lui est pas non plus infidèle, mais s'efforce d'en attein-
dre l'essence, de nous le rendre plus vrai, peut-être, que la simple réali-
té.
PLACEET RÔLE DU TEMPS
DANS LA PHILOSOPIIlEDE SÉNÈQUE
1 Ad Lucil. l, 1 : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi et tempus, quod adhuc aut
auferebatur aut subripiebatur aut e;ccidebat,collige et serua.
2 Ibid., 2: fac ergo, mi Lucili, quod facere te scribis, omnes horas complectere.
3 De breu. uitae Il, 2 : adeo ut, quod apud ma.;cimum poetarum more oraculi dic-
tum est uerum esse non dubitem: e;ciguapars est uitae qua uiuimus.
586 ROME,LA LIITt!RATUREET L'HISTOIRE
ne rien faire, toute la vie à faire autre chose 4 >. Autre chose, c'est-à-dire,
assurément, autre chose que ce que comporte notre vocation d'homme -
autre chose que «vivre>, au sens le plus plein. C'est précisément ce qui
résulte du rapprochement avec le texte parallèle du De breuitate uitae. Le
temps véritablement vécu mérite seul le nom de temps, tout le reste n'est
que durée inerte.
A un autre point de vue encore l'exhortation à vivre selon la philoso-
phie est rattachée, aussi bien dans les Lettres à Lucilius que dans le De
breuitate uitae, au problème du temps. C'est par le temps, en effet, que
l'on vivra l'expérience de la mort. Nous lisons dans la même Lettre à Luci-
lius : « Me citeras-tu un homme qui attribue une valeur réelle au temps,
qui pése le prix d'une journée, qui comprenne qu'il meurt un peu chaque
jour? Telle est, en effet, l'erreur: nous ne voyons la mort que devant
nous, alors qu'elle est, en grande partie déjà, chose passée 5 > - et dans le
De breuitate uitae: «Vous vivez comme si vous deviez vivre toujours,
jamais ne vous vient l'idée de votre fragilité, vous ne remarquez pas com-
bien de temps est déjà passé 6 >. Assez curieusement, le «prix du temps>
est saisi grâce à la mort, qui en est la négation même. Ce sentiment, exas-
péré volontairement jusqu'à l'angoisse, afin de provoquer la «conversion>
totale à la vie philosophique trouve, dans les deux textes, une expression
voisine: «Vous gaspillez le temps comme si vous en aviez beaucoup à
revendre, alors que peut-être ce jour même, dont vous faites cadeau à
quelqu'un ou à quelque chose, est le dernier>, écrit Sénèque dans le De
breuitate uitae 1 et dans l'une des premières Lettres à Lucilius nous lisons:
«C'est pourquoi chaque jour doit être disposé comme s'il fermait la mar-
che, s'il mettait le terme et le comble à notre vie•>.
Tous ces rapprochements, que l'on pourrait multiplier, prouvent
l'importance attachée par Sénèque à une méditation sur le temps au
4
Ad Lucil. I, 1 : et si uolueris adtendere, maxima pars uitae elabitur male agenti-
bus, magna nihil agentibus, tota uita aliud agentibus. Nous avons suivi la traduction
H. Noblot, Paris, les Belles Lettres, 1945, sauf pour les quatre derniers mots, que
M. Noblot traduit ainsi: «Toute la vie à n'être pas à ce que l'on fait.>
5
Ibid., 2 : quem mihi dabis qui aliquod pretium tempori ponat, qui diem aesti-
met, qui intellegat se cotidie moriJ ln hoc enim fallimur quod mortem prospicimus:
magna pars eius iam praeterit. Trad. Noblot, citêe.
6
De breu. uitae III, 4 : tanquam semper uicturi uiuitis, numquam uobis fragili-
tas uestra succurrit, non obseruatis quantum iam temporis transierit.
7
III, 4 : uelut ex pleno et abundanti perditis, cum interim fortasse ille ipse qui
alicui uel homini uel rei donatur dies ultimus sit.
• Ad Lucil, 12, 8: itaque sic ordinandus est dies omnis tamquam cogat agmen et
consumat atque expleat uitam.
PLACB BT RÔLB DU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIB DB SÈNÈOUE 587
ron, Paris, 1958, où est retracée, avec beaucoup d'ingéniosité et de soin, l'histoire
du genre protreptique.
10 Seneca und Epikur, Hermes, L (1915), p. 333 et suiv. .
11 Usener, Epicurea 204 (• Stobée, Floril., XVI, 28) yeyovaµsv limx;, füc;M ooic
14 Ethic. Epic., ed. Wolfgang Schmidt, Pap. Herc. 1251, col. 1916: ltpè>c; àva-
6oï..rivÇci>cnvci>c;
t;scroµsvov aù-rotc;oo-rspov àya8ébv µs-raaxstv.
588 ROME, LA LITI'ÊRATURE ET L'HISTOIRE
aujourd'hui 15 ••• >, et aussi un texte emprunté à l'une des dernières lettres
conservées de la correspondance avec Lucilius : « Ne remettons rien à
plus tard; chaque jour, faisons nos comptes avec la vie. Le plus grand
mal, pour la vie, est qu'elle soit toujours imparfaite, qu'il y ait quelque
chose en elle que l'on remette à plus tard 16 .>
Mutschmann, qui ne considère que les Lettres à Lucilius, conclut des
formules évidemment épicuriennes qu'elles contiennent que Sénèque, au
moment où il écrivait à son ami pour l'exhorter à philosopher - C'est•
à-dire entre 63 et 64 ou 65 - venait de lire la correspondance d'Épicure et,
plus particulièrement, la Lettre à Idoménée, et qu'il s'en inspirait pour
l'usage de Lucilius. Mais, si l'on dépasse le cadre étroit des Lettres à Luci-
lius, on s'aperçoit bien vite que cette hypothèse ne supporte pas l'analyse.
Non seulement la Lettre à Idoménée apparaît comme une source bien
mince pour l'ensemble des Lettres à Lucilius, mais l'utilisation des mêmes
formules épicuriennes dans le De breuitate uitae prouve que quatorze ans
plus tôt, dès 49 après J.-C., Sénèque connaissait l'épicurisme et s'en ser-
vait pour composer son protreptique 17 • Il ne s'agit donc pas d'une
influence passagère, mais d'un choix délibéré, et il est certain que la
méditation sur le temps est une pièce maîtresse de sa parénétique. Ce que
l'on doit à Mutschmann, c'est d'avoir montré l'origine épicurienne de cet-
te méditation. De ces deux faits, quelle conclusion tirer? Faut-il croire,
comme on le dit parfois, que Sénèque a traversé une période épicurienne,
dans son évolution spirituelle? Mais aucun témoignage extérieur ne vient
confirmer cette hypothèse qui se heurte à bien des objections. Sénèque,
dans un très grand nombre de passages, critique la doctrine d'Épicure; à
aucun moment il ne semble avoir été séduit par l'affirmation que le plai-
sir constituait le Bien par excellence. Cette critique est particulièrement
détaillée, nous le verrons, dans le De uita beata, où elle ne se borne pas à
des affirmations indignées, comme cela arrive parfois, mais repose sur
une réfutation détaillée des thèses fondamentales du système 18• La date
15
9, 1 : maxima uitae iactura dilatio est : illa primum quemque extrahit diem,
illa eripit praesentia, dum ulteriora promittit. Maximum uiuendi impedimentum est
expectatio, quae pendet ex crastino, perdit hodiernum ...
16
Ad Lucil. 101, 7: nihil differamus: cotidie cum uita paria faciamus. Maxi-
mum uitae uitium est quod imperf ecta semper est, quod aliquod ex illa diff ertur ...
17
On pourrait sans doute objecter que cette date de 49 pour le De breuitate est
loin d'être admise par tous les critiques, que certains, précisément, ont essayé de
montrer que ce traité était contemporain des Lettres à Lucilius. Pourtant, il nous
sem~le que la date de 49 demeure la plus probable, même si elle n'est pas certaine.
V. ci-dessus, p. 501 et suiv.
11
Une très grande partie du traité est consacrée à cette discussion, sur le plan
PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE S~N~QUE 589
*
* *
22Ad Lucil. 5, 7-8: apud Hecatonem nostrum inueni cupiditatum finem etiam
ad timoris remedia proficere : 11 desines, inquit, timere, si sperare desieris.11 ••• Spem
metus sequitur. Nec miror ista sic ire: utrumque pendentis animi est, utrumque
futuri expectatione solliciti.
23 Ad Lucil. 12, 7 : ideo Heraclitus, cui cognomen fecit orationis obscuritas :
sées maîtresses (XVIII et suiv. édit. Usener). La chair demande au plaisir l'infinité,
mais la raison, en se pénétrant du caractère fini de la chair et se dépouillant des
«craintes concernant la durée>, confère à la vie sa finitude et sa perfection et «n'a
plus besoins de l'infinitude 11.
PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE SÉNÉQUE 591
21
Ci-dessus, texte cité p. 590, n. 24.
29
De ben. III, 4 : hoc loco reddendum est Epicuro testimonium, qui adsidue que·
ritur quod aduersus praeterita simus ingrati, quod quaecumque percipimus bona non
reducamus nec inter uoluptates numeremus, cum certior nulla sit uoluptas quam
quae iam eripi non potest. Mais on voit que la raison pour laquelle Sénèque
approuve Épicure n'est pas celle qui conduit celui-ci à formuler cette conception;
Sénèque infléchit l'idée dans le sens stoïcien du débat entre l'homme et la Fortune,
c'est-à-dire, une fois encore, pense le problème en fonction de l'autonomie person·
nelle.
30
10, 2: in tria tempora uita diuiditur: quod fuit, quod est, quod futurum est.
Ex his, quod agimus breue est, quod acturi sumus dubium, quod egimus certum. Hoc
est enim in quod Fortuna ius perdidit, quod in nullius arbitrium reduci potest. Hoc
amittunt occupati; nec enim illis uacat praeterita respicere et, si uacet, iniucunda est
paenitendae rei recordatio.
PLACE BT RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DB SÈNÈQUB 593
*
* *
te ressemble, certes, beaucoup à celle que nous avons déjà trouvée dans le
De breuitate uitae et les Lettres à Lucilius. Mais, cette fois, ce n'est pas à
Épicure que l'emprunte Sénèque. Il la doit évidemment à Démocrite, qui
devançait sur ce point les formules d'Épicure 32 • La comparaison avec
Plutarque qui, dans son traité sur la Tranquillité de l'âme, s'inspire aussi
de Démocrite, ne laisse aucun doute sur la source de Sênèque 33 • Mais il
existe entre Démocrite et Épicure, en dépit de toutes les filiations et de
tous les emprunts, une différence essentielle : Démocrite ne pense pas
que la critique pure et simple du «traumatisme du temps» suffise à assu-
rer la tranquillité de l'âme. Lorsqu'il écrit: « Les sots tendent toujours
vers les choses absentes, mais ils gâtent les présentes, fussent-elles pour
eux plus avantageuses que les passées 34 », il sous-entend que seule une
connaissance exacte de la valeur des choses permet d'éviter cet écueil qui
guette les «sots», ceux qui ne dirigent pas leur vie selon la raison. Et l'une
des solutions au moins qu'il propose pour atteindre la tranquillité inté-
rieure est à l'opposé de celles que préconisent les épicuriens. Dans un
fragment célèbre 35 , il enseigne que «toutes les peines sont plus agréables
que le repos, quand on atteint le but on quand on est sûr de l'atteindre;
mais, quand on subit un échec, tout effort est également pénible et fati-
gant». Il savait que les hommes sont, par nature, portés à agir ou, du
moins, à s'agiter. Échec et loisirs forcés leur sont pareillement insuppor-
tables. L'inertie épicurienne, le refus de toute participation à la vie politi-
que, ne sont pas des remèdes démocritéens. Démocrite ne croit pas au
«plaisir en repos». Pour lui, le plaisir est un mouvement de l'âme 36 - un
mouvement modéré, sans doute, et non trop violent, mais un mouvement
et non le repos. Et le bonheur ne saurait être atteint qu'au prix de tels
mouvements intérieurs. Sans quoi l'âme sombrera dans la torpeur et l'en-
nui. Tout le problème consistera seulement à adapter l'activité indispen-
sable aux capacités naturelles de chacun: «Celui qui veut vivre content ne
doit pas entreprendre beaucoup d'affaires, soit privées soit publiques, ni
se charger de choses qui sont par-dessus son pouvoir et sa nature. Et, lors
aut parum prosperis ubi aut non audent quantum concupiscunt aut non consequun-
tur, et in spem toti prominent. Semper instabiles mobilesque sunt, quod necesse est
accidere pendentibus.
32 Cf. Démocrite, fr. 224 (Diels): ft 'tOÙ ltÀéOVOÇtm8uµil'I 'tô miprov ciit6lloot, Tfl
Aioromn ICUviiKÜ..TI ytvoµéVt'I.
33 P. 473 c et suiv.
même que la Fortune lui sourit et semble vouloir le conduire vers les hau-
teurs, il fera bien de se tenir sur se gardes et de ne pas toucher à ce qui
dépasse ses capacités. Car la fortune moyenne est plus sûre que la riches-
se considérable 31. »
Assez curieusement, Sénèque, au lieu de se référer directement à
Démocrite sur les moyens de «meubler» le temps personnel, passe par
l'intermédiaire d'un autre philosophe, Athénodore de Tarse. La pensée de
Démocrite, qu'il finira par citer 31, n'apparaîtra plus que comme une res-
triction, un tempérament apporté à la thèse stoïcienne, telle que la formu-
le Athénore, sans doute à la suite de son maître Panétius. Le temps ne
sera sainement utilisé que dans une certaine forme d'action, le perfec-
tionnement intérieur, orienté vers l'utilité de tous. Certes, la vie philoso-
phique est la meilleure de toutes, celle qui est seule susceptible d'assurer
le bonheur, mais elle ne doit pas se réduire à ce qui est la caricature
d'elle-même, la vie solitaire, elle doit au contraire s'épanouir dans les
relations d'amitié: «Si tu te retires dans l'étude, tu échapperas à tous les
dégoûts de la vie, tu ne souhaiteras plus la vie par lassitude du jour, tu ne
seras plus ni pénible à toi-même ni inutile aux autres. Tu te feras de nom-
breux amis, et tout homme de bien viendra spontanément à toi39 ••• »
Épicure aussi vantait la vie contemplative et l'amitié qu'elle permet;
pourtant, le point de vue d'Athénodore est différent: l'amitié «stoïcienne»
consiste dans la participation aux mêmes valeurs qui demeurent, en dépit
de tout, des valeurs d'action. La vie ne saurait demeurer un temps vide.
La pire honte, dit Athénodore, c'est, dans sa vieillesse, de ne pas avoir
gardé toute trace du temps que l'on a vécu : «Souvent un vieillard chenu
n'a d'autre preuve de sa longévité que son âge même 40 .» Et le même aver-
tissement se lit chez Démocrite et chez Épicure 41 , mais en un tout autre
sens. Démocrite croit que la sagesse n'est pas le résultat du temps qui
passe, du temps «vide», qu'elle ne saurait être acquise que par l'éducation
et l'ascèse. Épicure constate que «tout homme sort de la vie comme s'il
venait de naître», aussi esclave des fausses valeurs que l'enfant. Athéno-
dore va plus loin: il veut que le temps vécu soit jalonné d'actes orientés
vers les autres hommes.
On voit que Sénèque; à la suite d' Athénodore et, indirectement, de
Démocrite, s'éloigne d'Ëpicure, dont il nous semblait si proche dans le De
breuitate uitae: l'otium n'apparaît point comme une fin en soi (ce qu'il est
pour Épicure), pas plus que l'activité inconditionnelle. Otium et action ne
sont que des moyens pour libérer l'âme d'abord, ensuite pour lui rendre
sa véritable vocation, qui est la conquête de l'honestum; telle est la
conclusion à laquelle se rallie Sénèque, après quelques critiques adressées
à la thèse d'Athénodore: «La meilleure règle de beaucoup est donc de
combiner le repos à l'action, toutes les fois que l'activité pure nous est
interdite par des empêchements fortuits ou par les conditions politiques;
car jamais toutes les voies ne nous sont si bien coupées qu'il ne nous reste
aucun moyen de faire une action vertueuse 42 • »
Il est remarquable que Sénèque parvienne à la nécessité de l'action
droite non point en vertu d'un impératif catégorique - comme dans l'an-
cien stoïcisme - mais au terme d'une analyse de ce que nous avons appelé
le «traumatisme du temps». Ici, l'action est le remède à ce sentiment
d'ennui qui fonde, chez Pascal, la théorie du divertissement. Et, ici, la
position de Sénèque se révèle contradictoire par rapport à celle des épicu-
riens. Pour ceux-ci, dont Lucrèce est évidemment le porte-parole, l'ennui
est le résultat d'un mal profond de l'âme, mal essentiellement intellectuel,
qui est la méconnaissance des valeurs vraies et les fausses terreurs, et
l'ignorance le la nature 43 • Pour Sénèque, l'ennui résulte au contraire de
forces inemployées, d'un manque d'exercice de l'âme, c'est un phénomè-
ne essentiellement négatif, que ne suffit pas à empêcher la connaissance,
mais qui n'est pas non plus guéri par celle-ci et ne cesse que par l'exerci-
ce même de l'ascèse vers l'honestum.
*
* *
IV, 8: longue itaque optimum est miscere otium rebus quotiens actuosa uita
42
« XIX, 1 et suiv.
598 ROME, LA LJTŒRA TURE ET L'HISTOIRE
si vous deviez, vous aussi, en faire autant: j'ai terminé ma vie et accompli
la route que m'avait donnée la Fortune.>
Cet hommage rendu à l'épicurien est-il compatible avec la critique
sévère de la doctrine? En fait, Sénèque se contente de constater que la vie
de Diodore, à réalisé les conditions intérieures de la tranquillitas, telle que
sa propre nature la lui rendait accessible. En vivant de la sorte, Diodore
suivait la vocation de sa nature - ce qu'il tenait de la Fortune. Son exem-
ple demeure donc particulier, il reste dans la zone moyenne des conduites
personnelles, concrètes. Il ne saurait être considéré comme l'expression
inconditionnée d'une vérité universelle. La réalisation de la tranquillitas
est une condition nécessaire de la vie heureuse; mais elle ne la constitue
pas tout entière.
Nous lisons en effet, parmi les nombreuses définitions données par
Sénèque de la uita beata, la proposition suivante: «Qu'est-ce qui nous
empêche de dire que la vie heureuse consiste en une âme libre, vigoureu-
se, inaccessible à la crainte, équilibrée, placée au delà de la peur et du
désir 45 ••• > Jusqu'à ce point, cette définition pourrait être proposée par
un épicurien; on y retrouve l'essentiel de la doctrine épicurienne du
temps, la libération à la fois de la crainte et du désir, c'est-à-dire, nous
l'avons vu, essentiellement, de l'attente. Mais Sénèque poursuit: «Une
âme pour laquelle le seul bien est le bien moral, le seul mal le mal moral,
le reste, une foule confuse et sans valeur de choses extérieures, qui n'ôte
ni n'ajoute rien à la vie heureuse, qui n'accroît pas, ne diminue pas le
bien parfait en venant ou en se retirant 46. > Ce qui signifie que l'ascèse
épicurienne du temps suffit à créer les conditions de la vie heureuse,
mais que celle-ci n'est réalisée pleinement que dans la possession de l'ho-
nestum. Telle est la proposition que Sénèque va s'efforcer d'établir contre
les épicuriens, pour qui la tranquillité intérieure est identique au souve·
rain bien, au bien total et absolu.
Sa démonstration prend la forme d'une critique de la uoluptas
conçue comme une valeur absolue, susceptible d'emplir totalement le
«temps intérieur>. Pour cela, il s'efforce de montrer que le plaisir, selon
Épicure, ne saurait être dissocié d'un mouvement, c'est-à-dire d'un deve·
nir. Pour les épicuriens, on le sait, il existe deux sortes de plaisir: le plai•
45
IV, 3: quis enim prohibet nos beatam uitam dicere liberum animum et erec·
tum et interritum ac stabilem, u:tra metum, u:tra cupidatem positum ...
46
Ibid. : cui unum bonum sit honestas unum malum turpitudo, cetera uilis turba
rerum nec detrahens quicquam beatae uitae nec adiciens, sine auctu ac detrimento
summi boni ueniens ac recedens.
PLACBBT RÔLBDU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIBDB S8N80UE 599
47 V, 1 : quoniam liberaliter agere coepi, potest beatus dici qui nec cupit nec
timet beneficio rationis, quoniam et saxa timore et tristitia carent nec minus pecu-
des; non ideo tamen quisquam felicia dixerit qui bus non est felicitatis intellec-
tus ...
41 Cela résulte de texte comme Plutarque, Contra Epicuri beatit., IV, p. 1088 2,
et XIV, p. 1096 e (Usener, 429): l'âme, pour les épicuriens eux-mêmes, est le
témoin des plaisirs du corps; elle les contrôle, s'en souvient, les anticipe. Voir ci-
dessous, p. 604 et suiv.
49 VII, 4 : ... nec id umquam certum est cuius in motu natura est : ita ne potest
quidem ulla eius esse substantia quod uenit transitque celerrime, in ipso usu sui peri-
turum; eo enim peruenit ubi desinat et dum incipit spectat ad finem.
600 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
en des termes significatifs: «Que l'âme ait ses plaisirs, j'y consens, qu'elle
siège, pour juger des jouissances du luxe et des voluptés, qu'elle s'emplis-
se de tout ce qui fait les délices des sens, puis qu'elle tourne les yeux en
arrière vers le passé et que, se souvenant des voluptés évanouies, elle
s'exalte de celles qui ont été, et déjà anticipe sur celles qui seront, qu'elle
ordonne ses espérances et, tandis que le corps demeure vautré dans l'ins-
tant qui l'engraisse, qu'elle se représente d'avance le futur 50 •
Ce qui revient à souligner, par le seul énoncé de ce que l'on concède,
que la même doctrine, qui a, très justement, voulu bannir de l'âme, com-
me contraires à l'ataraxie et l'espoir et la crainte, et, en général, tout
engagement dans le devenir, retombe dans l'erreur qu'elle condamne.
Sénèque n'a aucune peine à conclure que seul le stoïcisme peut réaliser
les conditions possibles de la vie heureuse découvertes par les épicuriens,
c'est-à-dire l'appréhension d'un absolu: les épicuriens mettent celui-ci
dans l'instant, dans la plénitude du présent, mais en cela ils se trompent,
le véritable absolu n'est pas le présent en lui-même, toujours fuyant, ins-
table, menacé, mais l'acte qui l'appréhende et qui, lui, est intemporel,
absolu. Et Sénèque s'efforce de définir cet acte. A la suite des stoïciens
orthodoxes, il le conçoit comme un jugement droit, porté chaque fois par
· l'âme sur l'objet en présence duquel l'instant la place: «Heureux, donc,
est celui qui possède la rectitude du jugement; heureux, celui qui se main-
tient dans les choses présentes, de quelque nature qu'elles soient, qui est
ami de ce qui est sien dans les choses; heureux, celui à qui sa raison rend
bienveillant et cher tout ce qui fait son univers 51 .»
Il n'y a pas seulement dans ces phrases une exhortation banale à la
modération, à se «contenter» de ce que l'on a; les résonances moralisan-
tes des mots ne doivent pas nous dissimuler leur signification métaphysi-
que. Si l'on en doutait, il suffirait de se reporter à d'autres formules du
même traité. Ainsi à une autre définition du souverain bien, considéré
explicitement comme un jugement 52 et surtout à la description de ce
sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum rerum sua-
rum ratio commendat.
52 IX, 3 : summum bonum in ipso iudicio est et habitu optimae mentis ...
PLACB BT RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DB SÉNÈQUE 601
55 XXVI, 4 : sapientis quisquis abstulerit diuitias, omnia illi sua relinquet: uiuit
,.
602 ROME, LA.urraRA.TURE ET L'HISTOIRE
1 1,1: Viuere, Gallio frater, omnes beate uolunt, sed ad peruidendum quid sit
quod beatam uitam efficiat caligant.
2 Ibid. : proponendum est itaque primum quid sit quod appetamus.
3 A. Bourgery, édition des Dialogues, II, Paris 1941, p. 18.
604 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
tique qu'il fait du plaisir occupe plus d'un tiers du dialogue, onze chapi•
tres (du chapitre V au chapitre XVI), sur les vingt-huit qui nous ont été
conservés. Par chance, grâce à un mot de Cicéron, nous découvrons que,
en consacrant tant de pages au problème du plaisir, Sénèque ne faisait
que suivre l'exemple donné par Chrysippe: « Il ne reste, une fois écartées
les autres opinions, écrit Cicéron, qu'un seul débat .. ·., celui qui oppose la
vertu et le plaisir. Et ce débat, un philosophe subtil et exact comme Chry•
sippe ne le méprise pas, il estime que tout le problème du souverain bien
réside dans leur confrontation réciproque•.» Or, nous savons aussi que
Chrysippe ne s'est pas borné à attaquer l'épicurisme, mais qu'il aussi diri•
gé sa polémique contre d'autres écoles, parmi lesquelles, tout particuliè-
rement, l'aristotélisme, qui était alors, au début du IIIe siècle, la philoso•
phie dominante 5 • Nous sommes donc amenés à nous demander si Sénè-
que n'a pas, lui aussi, dissimulé, dans ces pages, des discussions beaucoup
plus riches qu'on ne peut le penser d'abord, si sa critique du plaisir ne
concerne que le seule doctrine épicurienne. Mais, pour répondre à cette
question, il convient de rappeler d'abord quelle est, dans son ensemble,
l'argumentation de Sénèque concernant l'inclusion du plaisir dans le sou•
verain bien.
*
* *
4 Cicéron, De finibus, II, XIV, 44: ita ceterorum sententiis semotis relinqui-
tur . .. uirtuti cum uoluptate certatio. Quam quidem certationem homo et acutu.s et
diligens, Chrysippus, 11011 contemnit totumque discrimen summi boni in earum com-
paratione positum putat.
5 Ci-dessous, p. 621 et suiv.
cumque sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum
rerum suarum ratio commendat.
• 0 Dtt u. b. VII, 1 : uident et in illis qui summum bonum dixerunt quam turpi
illud loco posuerint. /taque negant passe uoluptatem a uirtute diduci et aiunt nec
honeste quemquam uiuere ut non iucunde uiuat nec iucunde ut non honeste quo-
que.
606 ROMB,LA LITI2RATURBBT L'HISTOIRE
11
Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174 a 12 et suiv.
12
Lettre à Ménœcée, 132 (Usener, p. 64, 18 et suiv.).
Il Démocrite, fr. 235 Diels-Kranz.
14
De u. b. IX, 1 : sed tu quoque, inquit, uirtutem non ob aliud colis quam quia
aliq~m ex illa speras uoluptatem. - Primum non si uoluptatem praestatura uirtus
est, ideo propter hanc petitur; non enim hanc praestat, sed et hanc, nec huic laborat
sed labor eius quamuis aliud petat hoc quoque assequetur ...
15
De u. b. VIII, 4.
"Ibid. XIV, 1 : et si placet ista iunctura, si hoc placet ad beatam uitam ire comi-
tatu, uirtus antecedat, comitetur uoluptas et circa corpus ut umbra uersetur.
LA CRffiQUB DB L'ARISTOTaLISMB DANS LE DE V/TA BEATA 607
trer successivement des positions déjà occupées par des philosophes qui
ont laissé un nom dans l'histoire de la pensée. Hasard évidemment
concerté. C'est Sénèque qui mène le débat, et lui seul. Le dialogue n'est
pas moins fictif que chez Cicéron, mais il prétend donner l'impression
d'un progrès, montrer le mouvement d'une pensée en quête du vrai. Et
cela, tout en exposant, malgré tout, les thèses classiques.
L'interlocuteur donc abandonne l'épicurisme, que les objections de
Sénèque lui ont rendu intenable, et, à la différence d'Épicure, qui identi-
fie honestum et iucundum, bien moral et plaisir, imagine une valeur origi-
nale, résultant de la synthèse de ces deux qualités. Ce faisant, il n'en tom-
be pas moins sous le coup de certaines des objections présentées plus
haut contre l'épicurisme. Par exemple, l'idée qu'un absolu ne saurait être
engagé dans le temps, naître croître et mourir, comme c'est le cas pour le
plaisir, qu'il ne saurait, non plus, dépendre de son intensité, de sa gran-
deur11. Cette remarque pourrait être utilisée maintenant; elle ne tend pas
moins à discréditer le plaisir comme élément du souverain bien que com-
me élément de celui-ci. On sait que des arguments analogues étaient pré-
sentés, au sein de l'Académie, contre la thèse d'Eudoxe 19. Pourtant, Sénè-
que n'aborde pas le problème sous cet angle. Il ne rappelle pas ce qui a
été dit plus haut. Tout se passe comme si l'on avait oublié les développe-
ments précédents, comme si l'on abordait un chapitre nouveau, totale-
ment indépendant des critiques adressées antérieurement à l'épicurisme.
Ce qui n'est pas sans causer une impression de désordre, presque de
malaise. Si l'on se refuse à penser que Sénèque n'apporte aucun soin à la
composition de son dialogue, il faut bien admettre que ce singulier procé-
dé s'explique par la méthode choisie: à chaque étape de la retraite corres-
pond une position définie, dont l'exposé et la réfutation sont des topoi
classiques, ne remontant pas à la même époque de l'histoire de la philoso-
phie. Ce tout, constitué chaque fois dans la tradition, Sénèque ne se sou-
cie pas de le modifier. Il est naturel que la réfutation de l'épicurisme
ramasse tous les arguments avancés, depuis Platon, contre ceux qui font
du plaisir le souverain bien. Mais le problème du souverain bien mixte est
tout différent. Il répond à d'autres doctrines, et d'abord à celle d'Aristote.
Et c'est la critique de l'aristotélisme que nous allons trouver maintenant,
11
Cette objection avait été formulée contre l'épicurisme, au chapitre XIV, 1 : et
uoluptas nocet nimia : in uirtute non est uerendum ne quid nimium sit, quia in ipsa
est modus; non est bonum quod magnitudine loborat sui.
19
Voir A. Diès, édition du Philèbe, Paris 1959, p. LXII et suiv. (sur le «plaisir·
genèse»).
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT~LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 609
une critique menée selon une méthode, avec des arguments, bien diffé•
rents de ceux qui étaient utilisés contre l'épicurisme. Il n'est pas étonnant
que, d'un groupe à l'autre, on ne puisse trouver que des recoupements de
portée fort limitée.
Mais, d'abord, est-ce bien l'aristotélisme qui est critiqué par Sénèque à
partir du chapitre XV?
*
* *
zoCicéron, De finibus, li, VI, 19. Le même philosophe est citê encore par Cicé•
ron, De fin. II, XI, 34, 35; V, VIII, 21; XXV, 73; Acad. pr. Il, XXLIII, 131; XLV,
139; Tusc. V, XXX, 85; XXXI, 87; De off. III, XXXIII, 119 (références rassemblées
par Von Arnim, R.E. X, p. 1656). Nous remercions notre collègue M. Aubenque, qui
a bien voulu nous donner sur le point qui nous occupe ici, de précieuses indica-
tions.
21 Argument présenté par Von Arnim, toc.cit.
22 De fin. Il, VI, 34 : ergo nata est sententia ueterum Academicorum et Peripateti-
corum, ut finem bonorum dicerent secundum naturam uiuere, id est uirtute adhibita
frui primis a natura datis. Callipho ad uirtutem nihil adiunxit nisi uoluptatem, Dio-
dorus uacuitatem doloris.
610 ROMB, LA LIITÊRATURB BT L'HISTOIRE
de, qui alla même jusqu'à la considérer comme assurée, si tant est que
Carnéade ait jamais rien tenu pour tel 23•
Nous avons la chance de trouver, dans ce même passage de Cicéron,
un résumé (malheureusement trop bref) des arguments dont on se servait
dans l'école pour réfuter Calliphon: «Si je voulais adopter cette valeur
absolue, est-ce que la vérité, la raison pondérée et droite ne m'en empê-
cheraient pas? Ainsi, toi, alors que le bien moral consiste à mêpriser le
plaisir, tu vas lier le bien moral au plaisir, comme un être humain à une
bête 24 ?:o
Cette objection, sous une forme imagée, consiste à souligner le carac-
tère hétérogène des deux notions, le bien moral et le plaisir, que l'on pré-
tend unir en une seule. L'origine probablement platonicienne d'une telle
objection (le «désir> comparé à un fauve et opposé au bien et au bon rap-
pelle de fort près des textes cêlèbres de Platon) n'eût assurément pas
empêché Sénèque de la reprendre à son compte si tel avait été son des-
sein. Cependant, nous ne la trouvons pas dans son argumentation. Les
arguments sur lesquels il s'appuie sont les sµivants:
a) L'honestum ne peut admettre en lui ce qui n'est pas, toujours et
uniformément, honestum, sous peine de perdre sa «pureté 25 :o. C'est là une
objection qui fait intervenir les essences et ne se comprend qu'à l'inté-
rieur de la logique stoïcienne, où les implications d'essences sont conçues
comme revêtant un caractère physique. Il y a incompatibilité d'essences,
dit Sénèque, entre honestum et uoluptas, donc aucune union n'est possi-
ble.
b) La joie qui résulte de la vertu est, certes, un bien en elle-même,
mais n'est point une partie du bien absolu, pas plus que l'allégresse et le
calme intérieur, quoiqu'ils naissent de causes tout à fait admirables; ce
sont des biens, mais qui sont des conséquences du souverain bien, et non
son achèvement 26 • Cette joie que procure l'exercice de la vertu est bien
connue des stoïciens, qui lui donnent le nom de xapa,et en font l'une des
23
Cicéron, Acad. pr. Il, XL V, 339.
24
Ibid. : sed si istum finem uelim sequi, nonne ipsa ueritas et grauis et recta
ratio mihi aduersetur? Tun, cum honestas in uoluptate contemnenda consistai,
honestatem cum uoluptate tamquam hominem cum belua copulabis?
25
De u. b. XV, 1 : quia pars honesti non potest esse nisi honestum, nec summum
bonum habebit sinceritatem suam si aliquid in se uiderit dissimile meliori .
26
• Ibid., 2 : ne gaudium quidem quod ex uirtute oritur, quamuis bonum sit, abso-
lut, tamen boni pars est, non magis quam laetitia et tranquillitas, quamuis ex pul-
cherrimis causis nascantur; sunt enim ista bona, sed consequentia summum bonum,
non consummantia.
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT2LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 611
in loco uolubili stare; quid autem tam uolubile est quam fortuitorum e.xpectatioet
corporis rerumque corpus efficientium uarietas?
29 Ibid. 4 : quommodo hic potest deo parere et quicquid euenit bono animo exci-
pere, nec de f ato queri, casuum. suorum benignus interpres, si ad uoluptatum _dolo-
rumque punctiunculas concutitur? Sed ne patriae quidem bonus tutor aut urnde.x
est, nec amicorum propugnator, si ad uoluptates uergit.
612 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'ffiSTOIRE
principe rapportée par Cicéron. Et cela nous suggère que, peut-être, dans
ce passage, Sénèque se préoccupe moins de réfuter Calliphon et de
reprendre ce que lui enseignaient les manuels, où étaient consignées les
objections et réponses traditionnelles, que d'aller plus loin, de dépasser la
simple analyse historique des doctrines et de les critiquer en profondeur,
dans leur esprit.
Quoi que l'on pense des attaches doctrinales de Calliphon 30, il est cer-
tain que sa doctrine développe ce qui se trouvait, au moins en germe,
dans la pensée d'Aristote. C'est dans l' Éthique à Nicomaque que l'on aper-
çoit le plus clairement quelle était celle-ci.
Toute la vie humaine, dit Aristote, se compose d'activités diverses.
Ces activités, lorsqu'elle sont exercées normalement, s'épanouissent en
plaisir, et la valeur de l'ensemble ainsi formé, le couple activité-plaisir, est
définie par la valeur de l'objet que poursuit l'activité considérée. On pour-
rait en conclure que le souverain bien serait la poursuite de l'activité la
plus haute possible - et, dans une certaine mesure, c'est bien ce que finira
par dire Aristote, mais les choses ne sont pas si simples et, avant de par-
venir à cette conclusion, Aristote introduit d'autres considérations relati·
ves au plaisir qui se trouve ainsi dégagé par l'activité: «Toute sensation,
écrit-il, exerce son activité par rapport à l'objet de cette sensation, et cet
exercice est parfait lorsque la sensation est convenablement disposée et
s'adresse au plus beau de tous les objets sur lesquels elle peut s'exer-
cer ... Donc, dans chaque cas particulier, l'activité la plus excellente est
celle du sujet le mieux disposé entrant en rapport avec l'objet le plus
important qui est de sa compétence; et cette activité est à la fois la plus
parfaite et la plus agréable. Car il existe un plaisir pour toutes les activi-
tés, et aussi pour la pensée et la contemplation; la plus agréable est la
plus parfaite, et la plus parfaite est celle du sujet le mieux disposé entrant
en rapport avec l'objet le plus important de sa compétence. Le plaisir
constitue l'achèvement final de l'activité. L'achèvement apporté par le
30
Ci-dessus, p. 582 Zeller, Philosophie der Grieschen II, 2, p. 395 (et Von Arnim
loc. cit.) avouent ne pas savoir à quelle école il appartenait et la même conclusion
est reprise par F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles, X, Bâle 1959, p. 91. M. Auben·
que pense qu'il s'agit d'un péripatéticien «plus ou moins orthodoxe». C'est cette
dernière hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. M. Aubenque souligne
que Cicéron le nomme à côté de Diodore de Tyr, successeur de Critolaos à la tête
du Lycée. Nous avons dit, plus haut, que, ne pouvant appartenir ni au stoïcisme ni
à l'épicurisme, Calliphon, faisant une part à l'honestum et une autre au plaisir,
risquait fort de se rattacher à ce milieu mixte où voisinaient platoniciens dissidents
et péripatéticiens hétérodoxes.
LA CRITIQUE DE L'ARISTOTÉLISME DANS LE DE V/TA BEATA 613
plaisir n'est pas celui d'un état inhérent, mais constitue une sorte de fin
survenant en outre, comme, pour ce qui mûrit, la saison ... 31. »
On voit que, pour Aristote, le fondement de la valeur est bien double :
d'une part, la qualité de l'acte; d'autre part, la qualité du plaisir qu'il
entraîne. Les deux notions sont d'ailleurs étroitement liées. Mais, ce qui
est très important, c'est qu'Aristote emploie, pour désigner la fonction de
ce plaisir, le terme de «fin» (tü.oç). Or, c'est exactement la conception à
laquelle s'oppose Sénèque. Nous avons vu que, pour lui, le plaisir (comme
pour Aristote) est «surajouté» à l'activité, mais il conteste qu'on puisse le
considérer comme la réalisation de celle-ci : sunt enim ista bona, sed
consequentia summum bonum, non consummantia 12 • Les deux termes
essentiels en qui se résument l'exposé d'Aristote: ttÂStoùv et èmyiyvoµat,
se retrouvent dans l'objection de Sénèque. Si, donc, Sénèque pense à Cal-
liphon, il faut que celui-ci ait adopté la terminologie d'Aristote lui-même.
Mais, nous le verrons, les coïncidences se révèlent bientôt trop nombreu-
ses pour que la figure indistincte de Calliphon ne se confonde pas entière-
ment avec celle d'Aristote.
On aurait pu penser que Sénèque, s'il dirigeait sa réfutation contre
Calliphon, et lui seul, recourrait à l'argument dont il avait usé contre les
épicuriens et reprocherait à son adversaire d'introduire dans son souve-
rain bien un élément de changement, un mouvement, incompatible, par
nature, avec la notion même de bien absolu. Nous avons déjà souligné ce
que l'on pourrait appeler cette inconséquence et supposé, à titre d'hypo-
thèse au moins possible, que Sénèque reproduisait des argumentations
globales 11• Il nous semble que cette hypothèse trouve ici sa vérification,
dans la mesure où l'on croira que Sénèque s'en prend moins à Calliphon
qu'à la morale d'Aristote. Celui-ci, en effet, dans le même chapitre où il
énonce la théorie, que nous venons d'exposer, du plaisir comme «accom-
plissement» de l'acte vertueux, a pris soin de réfuter la conception du
plaisir comme mouvement3 4 • Il n'y avait donc plus lieu de revenir à l'ar-
gument lui-même, la critique ne pouvant porter utilement que sur le sys-
tème aristotélicien, accepté dans son esprit.
Pour Sénèque, à la suite des stoïciens de l'ancien portique, l'action la
plus haute moralement appartient à l'ordre de la pensée rationnelle. Il l'a
dit et répété dans la première partie du dialogue. Cette action «absolue»
tote, Paris, 1963, p. 78, où cet aspect de la doctrine est longuement analysè.
• 3 Pour l'équivalence entre opus est et 6sto8m, cf. Von Arnim, Stoic. uet. fr. IV,
p. 37 (index). Opus est n'indique pas un manque, mais le «besoin» de quelque cho•
se, en vue d'une fin. Infra, p. 622, n. 69.
44 Ci-dessus, p. 611, n. 28.
616 ROME, LA LIITÉRATURE ET L'HISTOIRE
0
• Éthique à Nicomaque, 1, 11, 1100 b 5-6. Cf. P. Aubenque, op. cit., p. 79 et
SUIV.
la maxime qui dit que, pour ses amis, il faut faire beaucoup - tout comme
pour sa patrie - dût-on aller jusqu'à mourir pour eux. Car il laissera
volontier pour compte richesses, honneurs et tous les biens que se dispu-
tent les hommes, ne réservant pour soi que la beauté morale. Car un plai-
sir intense, fût-il d'un instant vaut mieux qu'un plaisir faible, si long-
temps dure+il 49 • »
Le problème est bien connu de Sénèque, qui en traite plus longue-
ment dans une lettre à Lucilius 50 • Certes, l'acte vertueux, même s'il impli-
que le sacrifice de la vie, peut être récompensé par le plaisir que donne la
gloire ou l'attente de la gloire Mais il est des cas où cet acte est appelé à
demeurer totalement caché, inconnu de la postérité. Même dans ces
conditions, dit Sénèque, «celui-là même à qui est arrachée cette joie ... ,
sans hésiter, sautera dans la mort, car il lui suffit d'agir selon le bien et le
devoir 51 ». Et le plaisir, dans un tel acte, ne saurait être considéré comme
une fin, même accessoire - car il n'est pas de plaisir dans la mort, dans le
néant absolu.
Le plaisir ne saurait constituer une «récompense» de la vertu sans
que celle-ci perde son caractère fondamental, qui est d'être choisie pour
elle, pour sa beauté intrinsèque.
Le sage selon !'Éthique à Nicomaque, ayant à protéger «le chœur des
biens extérieurs», sans lesquels, pense+il, il n'est pas de bonheur digne
de ce nom, sera plongé dans l'inquiétude et se sentira sans cesse vulnéra-
ble. Aristote a beau dire qu'il sera «peu» vulnérable, Sénèque répond qu'il
ne doit pas l'être du tout et ses mots reprennent ceux d'Aristote. Celui-ci
avait dit, à propos de Solon : outs ya.p sictijç tùômµovim; 1C1VTJ8~attm pq.-
fücoç52. Sénèque rétorque: «Le souverain bien doit monter en un lieu d'où
nulle violence ne peut l'arracher 53 .» La métaphore est identique, emprun-
tée dans les deux cas à la langue des camps. Ce rapprochement, venant
après les autres, rend plus vraisemblable encore qu'il existe un rapport
direct entre les deux textes.
Mais cette métaphore de la forteresse, en elle-même, est instructive
encore à un autre égard; elle révèle une divergence profonde entre la
doctrine de Sénèque et celle d'Aristote, et, ce qui est peut-être plus impor-
tant, nous permet de remonter aux origines mêmes de cette divergence.
51 Ibid. 29 : sed ille quoque cui etiam hoc gaudium eripitur . .. nihil cunctatus
4-0
618 ROME, LA Ll'ITIDtATURE ET L'HISTOIRE
54
Éthique à Nicomaque, III, 9, 117 b 7 et suiv.
55
Ibid., I, 17 et suiv. (trad. Jolif).
56
Ibid., II, 2, 1104 b 24 et suiv., et Jolif, Comment., I, p. 124.
57
Voir Commentaire anonyme in Éth. Nic. = Stoic. uet. frag. III, 201.
51
Cf. A. ~rilli, Sul proemio del II libro di Lucrez.io, S.I.F.C, XXIX, 1957, pl 259-
263, où sont soulignées les origines démocritêennes du prologue de Lucrèce, II.
LA CRITIOUB DB L'ARISTOT1il.ISMB DANS LB DE V/TA BEATA 619
61
Éthique à Nicomaque, Ill, 12, 1117 b, 7 et suiv.: 6 µèv 9<iva'tOÇ
icai tà tpauµa-
t<i>àv6ps{q>icai iiicovtl &atm, u1t0µsvsî 6è aùtà
ta À.U1t1U>à on icaÀ.Ôvf\ Ôtl aiCJXPàv
tè>µ11.
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT~LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 621
ici contre Aristote peuvent fort bien provenir d'un philosophe antérieur à
Sénèque, qui connaissait directement le texte du Stagirite. Et l'on peut, si
on le veut, imaginer une série indéfinie de tels intermédiaires, au terme
de laquelle se trouverait Sénèque.
Supposons d'abord que Sénèque ne s'inspire pas directement de l'ex-
posé aristotélicien lui-même. Il faudra donc admettre qu'il reproduit,
avec une fidélité plus ou moins grande, les critiques adressées par un
stoïcien à la doctrine d'Aristote, puisque certaines au moins de ces criti-
ques supposent chez celui qui les formule (et, par conséquent, les consi-
dère comme des arguments valables) l'acceptation des thèses fondamen-
tales du Portique 62 • Et, certes, nous avons le choix parmi les nombreux
auteurs stoïciens de traités ,œpi 'teÀ&V (sur les fins). Le premier d'entre
eux est évidemment Chrysippe. Et, dès l'abord, nous constatons que Chry-
sippe avait lui aussi - ce qui ne saurait nous étonner - critiqué la concep-
tion aristotélicienne du souverain bien. Ce renseignement nous est fourni
par Plutarque. Nous apprenons ainsi que Chrysippe s'était attaqué, com-
me le fera Sénèque, au passage de l'Éthique à Nicomaque traitant du
«problème de Solon»: «Après avoir, écrit Plutarque de Chrysippe, dit en
plusieurs endroits que les hommes qui ont été longtemps heureux ne le
sont pas plus que ceux qui n'ont joui que d'un instant de bonheur 63 ••• » -
cela signifie que Chrysippe refuse l'idée énoncée par Aristote, dans la
définition qu'il donne du bonheur dans l'Éthique: «Qu'est-ce qui nous
empêche d'appeler heureux l'homme qui agit selon une vertu achevée,
qui est entouré, suffisamment, du cortège des biens extérieurs, non pas à
un moment quelconque, mais dans sa vie complète 64?» Chrysippe, com-
me Sénèque, refuse d'engager le bonheur dans le temps,« lieu de l'hétéro-
nomie65»; il oppose à la conception de !'Éthique la notion d'un bonheur
indépendant du devenir, non soumis aux vicissitudes de la condition
humaine. L'idée est identique chez Chrysippe et chez Sénèque, mais, chez
celui-ci, elle est exprimée en d'autres termes, mieux, elle est seulement
implicite. Il est difficile de penser que Sénèque s'est borné à reprendre le
développement de Chrysippe, tout au moins sur ce point.
Mais il y a plus, et un autre tèmoignage de Plutarque nous oblige à
penser que la thèse défendue par Sénèque ne se confond nullement avec
62 Ci-dessus, p. 610.
63 Contradictions des Stoïciens XXIV, p. 1046 a et suiv. (trad. Ricard, Paris
1844).
64 Éthique à Nicomaque, 1, 11, 1101 a 14 et suiv.
65 P. Aubenque, op. cit. p. 81.
622 ROME, LA LITI1!RATURB BT L'HISTOIRE
66
Plutarque, Contradictions des stoïciens XV, 1040 e et suiv.
67
Cicêron, Acad. pr. II, XLVI, 140: alteram (se. uoluptatem) si sequere, multa
ruunt et maxime communitas cum hominum genere, caritas, amicitia, iustitia, reli-
quae uirtutes; quarum esse nulla potest l'tisi erit gratuita.
•• Plutarque, Contradictions des stoïciens XV, 1040 c. (Von Arnim, Stoic. ueter.
fr. III, p. 8, n° 23).
69
L'une des premières Lettres à Lucilius (9,13) fournit un indice supplêmentai-
re en faveur de cette hypothèse. Dans ce texte, nous voyons Sénèque commenter la
formule exprimant l'aù-tapiceu1du sage (se contentus est sapiens) et prendre parti
contre ceux qui rêduisent le sage à une solitude totale et le retranchent du monde
(sapientem undique submouent et intra cutem suam cogunt). Pour cela, il êvoque la
distinction êtablie par Chrysippe entre 6eia8m et ev&ia8m : ait sapientem nulla re
agere et tamen multis illi rebus opus esse. L'authenticitê de cette distinction chez
Chrysippe nous est garantie par Plutarque (Contradictions des stoïciens XX,
1038 b). Chrysippe, pour êviter de tomber dans la subordination du sage aux cho-
ses, mais pour sauvegarder, aussi, les exigences du bon sens - qui sont celles sur
l~squelles _l'aristotêlisme mettait l'accent - oppose la conduite pratique et la situa-
tion thêor1que du sage â l'êgard du monde. - Sénèque donc, dans le De uita beata,
LA CRITIQUE DE L'ARISTOTéLISME DANS LE DE V/TA BEATA 623
va beaucoup plus loin que Chrysippe. Y aurait-il donc contradiction entre sa posi-
tion dans ce dialogue et ce qu'il écrit à Lucilius dans la lettre citée? La contradic-
tion apparente se résoud aisément si l'on veut bien reconnaître que, dans la lettre,
il donne un conseil pratique à son ami, tandis que dans le De uita beata il définit
une essence. Même si le sage, dans son incarnation charnelle, ne peut être réduit à
une solitude rigoureuse, la notion de vertu, ou de sagesse, ou de bonheur, doit être
maintenue rigoureusement autonome.
70 Ad Luc. 107, 11.
624 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
ment penser que, cette doctrine, il ne l'a pas trouvée toute faite dans un
manuel qui aurait servi d'intermédiaire entre Aristote et lui? L'œuvre
d'Aristote est connue à Rome par plusieurs éditions. Elle avait aussi, il est
vrai, suscité des commentateurs, et l'on peut se demander si Sénèque ne
les a pas utilisés, mais cela importe peu - et n'est d'ailleurs pas vérifiable.
Ce qui importe, c'est de constater que Sénèque ne procède pas comme les
philosophes professionnels, les historiens de la philosophie qui - Varron
en est le type, presque la caricature - se préoccupaient surtout de classer
les doctrines, imaginant toutes les solutions possibles et mettant sur cha-
cune d'elles un nom. C'est ainsi que Calliphon était «celui qui avait uni
vertu et plaisir» dans le souverain bien. La bonne règle scolaire eût voulu
que Sénèque polémiquât contre Calliphon. Or, nous l'avons constaté, il ne
le fait pas. Il va au delà, aux sources mêmes où celui-ci a puisé l'idée de
sa synthèse personnelle, il s'en prend à Aristote. Et non pas à Aristote
comme philosophe historique, il ne le nomme même pas, mais à l'aristo-
télisme en tant que position typique, comme représentant de toutes les
philosophies qui hésitent à poser la seule vertu comme bien absolu. Pour
lui, l'histoire des doctrines n'est pas abordée pour elle-même, mais seule-
ment parce qu'elle procure le moyen de rencontrer, une à une, les diffé-
rentes positions possibles en face d'un problèmes déterminé. Et nous
espérons avoir montré que Sénèque, au moins dans ce traité De la vie
heureuse, ne s'est pas borné à orner de couleurs plus ou moins brillantes
des thèmes rebattus, qu'il ne s'est pas non plus laissé guider, comme le
veut une thèse célèbre, par de simples association d'idées, mais que,
connaissant parfaitement, et sans doute directement, les thèses classi-
ques, il s'efforce d'en pénétrer l'esprit, de les revivre de l'intérieur, en les
confrontant à ses propres exigences spirituelles.
LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE
DE NÉRON
1 Fr. Cumont, L'iniziazione di Nerone, dans Riv. di Filot., 1933, p. 145 sq.
2 IV, 1, vers 27 sq.
3 Pharsale I, 47-48 (v. ci-dessus, p. 125 et suiv.).
4 H.-P. L'orange, Apotheosis in Ancient Portraiture. Oslo, 1947, p. 61 sq.
626 ROME, LA LITTmtATURB ET L'HISTOIRE
ne radiée, n'a été édifié qu'après 66, le palais lui-même, dont H.-P.
L'orange a montré la signification cosmique 5, a été conçu et commencé
immédiatement après l'incendie, c'est-à-dire dès 64.
On est donc conduit à penser que la théologie solaire dont s'entoure
Néron a d'autres origines que la religion de Mithra. Ces origines, où les
chercher?
Un curieux passage de Suétone, confirmé par un autre, de Dion Cas-
sius, nous donne peut-être des indications pour répondre à cette question.
Nous y apprenons que Néron naquit à Antium, le matin du 15 décembre
37 et que, au moment précis où l'enfant venait au monde, il avait été bai-
gné par les rayons du soleil levant, avant même que ceux-ci ne touchent
la terre 6 • Dion Cassius ajoute que cela fut considéré comme le signe que
le jeune Domitius Ahenobarbus serait roi. Mais il ne précise pas qui fit
cette prédiction, ni ce qui l'appuyait. Aujourd'hui, grâce aux travaux des
égyptologues et, tout particulièrement, ceux de MM. Daumas et Sauneron,
nous sommes mieux renseignés. Des textes provenant de Dendera, d'Esna
et d'Edfou nous font connaître le rite de l'union au disque; il avait pour
but de capter l'énergie vitale, d'origine divine, versée par le soleil à son
orient, avant que la terre n'ai.t pu absorber cette énergie, en recevant les
rayons de l'astre. Ce rite était pratiqué sur des statues divines, mais aussi
des statues royales; ainsi le roi bénéficiait du ba, c'est-à-dire de l'âme de
l'astre'. Et ces cérémonies, inspirées par le sentiment que le roi était
l'émanation de Rê, son représentant sur la terre, n'appartenaient pas, au
temps de Néron, à un lointain passé. Elles étaient pratiquées sous l'empi-
re romain, au bénéfice de celui qui, en Égypte, était le successeur des
Pharaons.
Le «miracle d'Antium» aurait pu demeurer sans conséquence si, dans
la famille de Néron, n'était restée vivante la tradition de Germanicus et,
au-delà encore, celle d'Antoine, qui avait été, lui aussi, roi en Égypte. Sur-
venu dans une maison où survivaient de tels souvenirs, il ne pouvait pas-
ser inaperçu. Dion Cassius nous en est le garant.
La persistance de la tradition égyptisante dans la famille de Néron
est attestée, d'autre part, on le sait, par la dévotion de Caligula aux divini-
s Id., Domus Aurea - Der Sonnenpalast, dans Serta Eitremiana, Oslo, 1942,
p. 68-100
• Suétone, Nero, 6, 1. Cass. Dio, LXI, 2, 1.
7
Sur ce rite, v. F. Daumas, Sur trois représentations de Nout à Dendara, dans
Annales du Service des Antiquités de l'Êgypte, LI, 1951, p. 373-400, et surtout S. Sau-
neron, Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paganisme (Esna V), Le
Caire, 1962, p. 121 sq.
LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE DE NÉRON 627
tés du Nil, et, surtout, â Isis•. Les conditions étaient donc favorables:
Néron, petit-fils de Germanicus, arrière-petit-fils d'Antoine, marqué par le
destin au moment de sa naissance, selon un présage que ne pouvait man·
quer de reconnaître tout inité aux rites royaux d'Égypte, était désigné â
l'attention de tous comme souverain du monde.
Le souvenir de ce miracle peut donc avoir prédestiné Néron à se
concevoir lui-même comme un souverain «â l'égyptienne». Et son entou-
rage ne le détourna pas de cette idée, mais au contraire l'y confirma. Il
est remarquable en effet que, marmi les maîtres dont Agrippine l'entoura,
figure Chaerémon, le «greffier sacré» d'Alexandrie, qui, nous dit-on, était
fort versé dans la connaissance des traditions religieuses de l'Égypte 9•
Il est remarquable aussi que l'un des premiers actes du nouveau
règne ait été d'envoyer comme préfet d'Égypte Ti. Claudius Balbillus, que
Claude, après en avoir fait son praefectus fabrum pendant l'expédition de
Bretagne, avait chargé des temples et des bois sacrés d'Alexandrie. Dépê-
ché â Alexandrie avec la plus grande hâte 1°,il procéda sans plus tarder à
une opération dont le souvenir nous a été conservé par une inscription
grecque de Gizeh 11 et dont la signification politique paraît avoir été
méconnue. Balbillus fit, au nom du jeune empereur, dégager la statue
d'Harmakhis, qui était recouverte de sable. Les gens de Busiris, le village
voisin, remercient Balbillus d'avoir rendu leur dieu à la vue de tous et,
liant à ce travail le retour de la fécondité et l'obtention d'une bonne récol-
te, font honneur â Neron d'avoir rendu à la crue du Nil «sa juste mesu-
re». Cette inscription nous fait pénéter à la fois dans le monde des
croyances traditionnelles de l'Égypte et nous indique très nettement les
arrière-pensées politiques de Néron et de son entourage, en particulier de
ses «conseillers pour l'Égypte», Balbillus, Chaerémon et, nous pensons
pouvoir le montrer, Sénèque.
Le dégagement d'Harmakhis est en effet un geste symbolique. Une
légende célèbre racontait comment le jeune Thoutmosis IV, bien avant
son avènement, et alors que rien ne semblait le destiner à la royauté,
chassait un jour dans le désert. Il s'endormit et, dans son sommeil, vit
Amon Rê qui lui ordonnait de dégager la statue d'Harmakhis du sable qui
col. 2025-2027.
10 Pline, N.H. XIX, 3.
11
OG/S, 11, n° 666.
628 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
14 De clem., 1, 8, 3.
15 D. B. Redford, History and Chronology of the XVII/th Dynasty, dans Seven
17
Id., ibid. p. 58.
11 Par exemple sur la «stèle poétique> ou «grand hymne de victoire de Thout·
mosis Ill>, Sethe, Urkunden, IV, p. 614, l. 15-615, l. 2. J. Leclant suggère de traduire
ce passage : «de sorte que tu resplendisses sur leurs visages comme mon image> et
renvoie à E. Hornung, dans O. Loretz, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen, Mu·
nich, 1967, p. 16-137.
19 Texte dans M. Sandman, Texts from the Tomb of Akhenaten, dans Bibliotheca
Aegyptiaca, VIII, 1938, p. 93, l. 16•17. Traduction dans P. Hilbert, La poésie égyp·
tienne, Bruxelles, 1949, p. 36.
20 Voir JEA, XVII, 1931, p. 23. .
21 Par exemple le texte d'Ahmosis de Karnak (Urkunden, IV, p. 19, 1.9). Voir
puissance du verbe, l'ordre qui se réalise 23. Le pharaon traduit sans délai
sa volonté en actes, et le monde est directement soumis à cette parole qui
bouleverse les pays et les peuples.
Tout cela nous oblige à penser que la royauté solaire de Néron déri-
ve, au moins en partie, et par une politique consciente, de la théologie
royale du pharaon fils de Rê, et son représentant sur la terre.
Un autre fait - une autre bizarrerie de Néron - évoque encore les
croyances égyptiennes, et peut jusqu'à certain point être expliqué par elle.
On sait que les historiens se sont fait l'écho d'une rumeur selon laquelle
Agrippine et Néron auraient été sur le point de s'unir d'une manière
incestueuse; les uns assurent que l'initiative de cet acte serait venue de la
mère; les autres en attribuent l'idée au fils24 • Il est impossible de ne pas
rapprocher de cet inceste le vieux mythe égyptien montrant le roi, assimi-
lé au dieu Kamoutef, fécondant sa mère, Nout, pour renaître d'elle25•
Néron a-t-il voulu jouer dans la réalité le mystère divin? Agrippine a-t-elle
essayé d'utiliser le mythe pour affermir sa domination sur Néron, partici-
per à sa royauté en s'assimilant à Nout? Il est naturellement impossible
de répondre à ces questions. Elles doivent pourtant être posées. Néron,
roi d'Égypte, joue ce rôle avec conviction. Autour de lui, on ne lui laisse
pas oublier qu'il est le successeur des pharaons et possède leurs préroga-
tives et leur pouvoirs. Même le sage Sénèque le lui rappelle, entretenant,
pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, le rêve sacré du
jeune prince.
23
Id., ibid., p. 47, renvoyant à Bonnet, Reallexikon .. ., p. 318-319.
24
Suétone, Nero, 28, 5; Tacite, Ann., XIV, 2.
25
V. F. Daumas, Sur trois représentations de Nout .. .• p. 376, qui renvoie à
H. Frankfort, Kingship and the Gods, Chicago, 1948, p. 168 sq.
L' «EXIL> DU ROI PTOLÉMÉE
ET LA DATE DU DE TRANQUJLLITATE AN/MI
diverses : Juste Lipse veut qu'il ait été rédigé immédjatement après le
retour d'exil, c'est-à-dire en 49 ou en 50 après J.-C.; Jonas, dans sa disser-
tation de Berlin, parue en 1870, le place sous le règne de Néron, et avant
le De vita beata. Martens, dont le mémoire parut un an après celui de
Jonas, propose la date de 62, ou environ; Gercke hésite entre 62 et 63. Des
dates tardives sont acceptées aussi par Albertini (vers 61 après J.-C.), Par
Kôstermann (en 62, lors de la crise qui suivit la mort de Burrus), par
Pohlenz (vers 60) et par Marchesi (un peu avant 60) ainsi que par Lana
(après la mort d'Agrippine, et, peut-être, en 59). Fr. Giancotti se contente
d'assurer que ce petit traité est postérieur au De constantia sapientis et
plus récemment, K. Abel4 se range à cette conclusion, ajoutant que, en
conséquence, il ne peut être que postérieur à 47, terminus post quem assi-
gné, avec de bons arguments, au De constantia sapientis.
Nous essayons ici de déterminer un nouveau terminus post quem,
indépendant de toute référence au De constantia sapientis, et, à partir de
cette donnée nouvelle, réviser la conception. traditionnelle que l'on se fait
des rapports entre ces deux dialogues, qui ont en commun d'avoir été
tous les deux dédiés à l'ami de Sénèque, L. Annaeus Serenus.
*
* *
6
Cass. Dio LVIII, 26, 4.
7 Suétone, Caligula 22; 26; 35; 55. Voir Pline, N.H., V, Il.Cas-
sius Dio, LIX, 25, l.
• Tacite, Ann. VI, 32; XI, 8; Cassius Dio, LX, 8, 1.
9 Tacite, Ann., XI, 8; 9.
41
634 ROME, LA LITJ'a,RATURE ET L'HISTOIRE
IlXVIII, 1.
12
IV, 8, 2. Cf. Ad Luc., 66, 13: cogitque inuictas manus in exitium ipsas suum
uerti; Q. N., V, 18, 6: quae nos dementia exagitat et in mutuum componit exitium.
Voir aussi Médée, 50; 913; 513, où exitium et une correction, les manuscrits por·
tant exilium; Agam. 523 : placetque mitti Doricum exitio genus. Dans le passage du
De tranq. an. que nous étudions, un peut aussi admettre que mittere est employé au
sens de «libérer» (des prisons de Gaius, où ils étaient enfermés), et chargé ensuite,
pour chacun des deux emplois, d'une nuance supplémentaire, pour Ptolémée: mit-
tere ad mortem et pour Mithridate: remittere, renvoyer chez lui.
13
Cassius Dio, LX, 8, 1.
14
Par exemple Ad Luc., 4, 9: uictor te duci iubebit - eo nempe quo duceris, où
l'expression joue sur deux des sens de ducere: « faire exécuter» (un soldat) et
«conduire>.
LA DATE DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 635
Restent toutes les autres datations qui ont été proposées, et qui sont
toutes postérieures à 52. Nous n'avons pas su découvrir dans ce dialogue
une allusion précise susceptible de fournir un terminus ante quem - ce
qui est assez naturel, si l'on songe qu'un tel terminus résulte, le plus sou-
vent, d'un argument a silentio, sauf lorsque, ce qui est le cas pour le De
breuitate uitae, l'allusion porte sur un état de fait dont nous savons à
quelle date il s'est achevé 15• Force nous est donc de recourir à d'autres
considérations, qui se prêtent mieux à une reconstruction de la chronolo-
gie.
Une première remarque se présente : le De tranquillitate animi
contient de violentes attaques contr~ Caligula 16• Or, il apparaît que les
ouvrages où Sénèque se montre le plus hostile à ce prince remontent au
règne de Claude. Cela est évident pour le De ira, pour le De breuitate
uitae, la Consolation à Polybe. Dans les œuvres dont nous savons sûrement
qu'elles furent composées sous Néron, le ton est nettement différent.
Dans le De beneficiis, par exemple, Caligula est présenté comme une
exception dans la lignée de Germanicus 17, ou bien on rapporte un acte de
clémence de sa part 18• Les allusions contenues dans les Lettres à Lucilius
sont encore plus bénignes 19, et il en va de même pour un passage des
Questions naturelles 20 , où la mention du «tyran> s'explique par un souve-
nir propre à Lucilius, le dédicataire de l' œuvre. On peut imaginer aisé-
ment les raisons de cette différence. Dans l'Apocoloquintose, Sénèque lui-
même rappelle que Caligula avait tourné Claude en ridicule, l'avait frap-
pé publiquement 21 • Mais les ressentiments du prince ne suffisent pas à
expliquer la violence des attaques auxquelles se livre Sénèque; seulement,
ils la permettent. Avec les années, et surtout la puissance, Sénèque est de
moins en moins enclin à exhaler sa rancœur contre celui qui avait voulu
le faire exécuter. Mais aussi il lui est de moins en moins possible, à mesu-
re que ses responsabilités politiques augmentent, d'évoquer les crimes
d'un prince qui appartient à la descendance de Néron. Pour toutes ces
15 Le fait que l'Aventin fut exclu du pomerium, état qui ne prit fin qu'avec la
décision de Claude, au printemps de 49. En dépit de toutes les hypothèses émises
pour contester ce terminus ante quem, la solution la plus évidente et la plus simple
demeure la plus probable. V. ci-dessus, p. 491 et suiv.
1• Au chapitre XIV.
11 De ben., IV, 31, 2.
11 Ibid., II, 12.
19 Ad Luc., 4, 7; 77, 18; 88, 40.
10 IV Praef., 15 et suiv.
JI 15, 2.
636 ROME, LA Ll'ITÉRATURE ET L'HISTOIRE
22
De tranq. an. 1, 10: placet honores fascesque ... capescere.
21
Pline, N. H., XXII, 96.
24
Tacite,Ann., XIII, 13.
LA DATB DU DE TRANQUILLITATE ANIMI 637
*
* *
Nous avons dit que Fr. Giancotti et K. Abel. renonçant à proposer une
date, même approximative, pour ce dialogue, se contentent de le placer
après le De constantia sapientis. Cette interprétation s'appuie sur l'idée
que l'on se fait de l'évolution spirituelle de Sérénus, dont on assure qu'il
était épicurien lorsque fut rédigé le De constantia sapientis, alors que,
dans le De tranquillitate animi, il se donnerait lui-même comme déjà stoï-
cien. Cette évolution serait due à l'influence de Sénèque.
En est-il bien ainsi? L'argument sur lequel on s'appuie pour faire de
Sérénus un épicurien, au temps du De constantia sapientis est l'expression
employée à un moment par Sénèque: «Epicurus, quem uos patronum
inertiae uestrae assumitis . .. »25 • Mais les gens qui sont ainsi pris à partie
sont les esprit vulgaires, et non pas Sérénus. Vos, ou un verbe à la secon-
de personne du pluriel, servent bien souvent à Sénèque pour évoquer
l'opinion des «sots»; cela n'entraîne pas qu'il inclue dans leur nombre le
dédicataire du dialogue, que ce soit Sérénus, ou Lucilius, ou Gallion 26 •
Bien plus, Sérénus, au début du De constantia sapientis, témoigne visible-
ment de sympathies pour le stoïcisme. Il s'indigne que Caton, le héros
romain du Portique, soit malheureux. D'autre part, Sénèque lui offre, en
guise de démonstration, pendant une grande partie du dialogue, des syllo-
25 XV, 4.
26 De uila beata, XIX, 2; 3; De prou., IV, 5-6.
638 ROMB, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE
27
Voir notre Commentaire au De constantia sapientis, Paris, 1953, p. 49 et
suiv.
21 I, 10.
29
Quorum tamen nemo ad rem publicam accessit, et nemo non misit.
lo Comment. cit., p. 15 et suiv.
LA DATB DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 639
*
* *
Telles sont, peut-être, les conséquences que l'on peut tirer de l'aven-
ture prêtée au roi Ptolémée; d'abord que celui-ci n'est pas allé en exil,
ensuite que Sénèque, en écrivant le De tranquillitate animi, n'hésitait pas
32Cassius Dio, LXI, 6, 6 (rapporté à l'année 54) ~ c Laelius, qui fut envoyé en
Arménie à la place de Pollion, avait été auparavant préfet des vigiles. Il ne valait
pas mieux que Pollion, mais en dépit de l'estime plus grande dont il jouissait, il
était par nature encore plus avide d'argent».
33 Nous devons les indications qui suivent à l'amitié de M. Marichal, qui a bien
sons d'opportunité, par le fait que le traité du Devoir, composé par Pané-
tius, fournissait un modèle commode. En réalité, si le stoïcisme est alors
tout proche de la pensée cicéronienne, c'est, en bonne partie, parce qu'il
avait donné une preuve éclatante de son efficacité politique, en inspirant
la conduite de Caton. Le suicide d'Utique, puis l'élaboration du mythe
posthume qui se développa autour du héros de la République ont joué
certainement un grand rôle dans ce que l'on pourrait appeler, avec quel-
que exagération, la «conversion> de Cicéron au stoïcisme - conversion
d'ailleurs partielle, dont il se défend, et dont on mesurera la portée exacte
par le De finibus et les Tusculanes.
Quoi qu'il en soit, l'homme d'Etat imaginé par Cicéron dans le De
officiis pratique les vertus stoïciennes. Deux de celles-ci surtout : la ma-
gnitudo animi (qui est une forme de la fortitudo) et la iustitia. La premiè-
re donne à l'homme d'Etat le désir de l'action, la hauteur de pensée, le
courage; la seconde lui permet de faire reconnaître son excellence par
tous les citoyens et de faire triompher sa pensée, en vertu de ce prestige;
de plus, la vertu propre de la justice, qui est de maintenir la vie sociale,
fait que l'homme d'Etat qui s'inspire de ses maximes ne saurait exercer
dans la cité qu'une action bénéfique. Cicéron, de la sorte, opère un choix
parmi les quatre vertus cardinales traditionnelles: prudentia et temperan-
tia n'ont qu'une importance secondaire, auprès des deux autres. La pru-
dentia se réduit à n'être qu'une sorte de curiosité intellectuelle, la tempe-
rantia (la «maîtrise de soi>) devient l'art de se conformer au convenable
(ce que Panétius appelait xpt1t0v), de réaliser dans sa conduite une har-
monie saisissable de l'extérieur.
Ainsi, l'homme d'Etat devient un conducteur d'hommes - ce Führer
dont parlait M. Pohlenz en d'autres temps. Cette conception de l'homme
«excellent», réalisant son arêté dans l'action politique, est adaptée au régi-
me de la cité. Cicéron la reprend de Panétius, qui, très probablement, en
devait les principes à ses propres maîtres. Elle avait pris naissance, dans
l'histoire du stoïcisme, au cours du second quart du ue siècle av. J.-C. A
ce moment, et en bonne partie à la suite des victoires de Rome sur les
deux grandes monarchies qui subsistaient encore, la Cité avait connu une
véritable renaissance. C'est autour de la «liberté> des cités que s'était pro-
duite l'intervention de Rome contre Antiochus et l'on sait que toute la
politique romaine, au cours du uesiècle av. J.-C., reprenant l'un des thè-
mes de propagande utilisés par les premiers Diadoques, eut pour leit-
motiv l'affirmation de cette liberté. Dans ces conditions, les philosophes,
et d'abord les stoïciens, étaient enclins à analyser les lois de l'action politi-
que à l'intérieur de ce cadre, après une éclipse de deux siècles. Et cela
SÉNÉ.QUE ET LA VIE POLITIQUE AU TEMPS DE NÉ.RON 645
*
* *
c'est la machine complexe de l'Empire, avec ses rouages qui sont comme
les organes d'un corps vivant. Il s'agit de maintenir ce corps en santé,
c'est-à-dire de réaliser la justice, la paix, de permettre que soient établies
les conditions les plus favorables à l'épanouissement de l'excellence hu-
maine. Le premier crime contre la Nature - contre cet ordre existant -
serait de vouloir le bouleverser par la violence. Sénèque, d'emblée, accep-
te les règles du jeu.
Aussi ne s'étonnera+on pas qu'il ait accepté de figurer au nombre
des «amis> du Prince et de devenir, immédiatement, le théoricien du régi-
me. Si l'on met à part l'Apocoloquintose, dont l'analyse politique serait
hors de propos ici, car la philosophie y a peu de place - c'est un acte
politique, non une méditation - le premier ouvrage de Sénèque qui pose
expressément le problème du régime est le De clementia, dont nous pen-
sons que le premier livre, le seul complet, est le témoin, sous une forme à
peine modifiée, d'un discours qui aurait été prononcé par Sénèque peut-
être le terjanvier 56, lors de la uotorum nuncupatio, au Capitole. Sénèque
y affirme le caractère royal de l'Empereur; il lui attribue principalement
la vertu royale par excellence, qui est la clementia. Ce thème a été répété
à satiété, imposé à l'opinion publique, au cours de l'année 55 - Tacite
nous le garantit, non sans un peu d'agacement de sa part. Ce que Tacite
ne souligne pas, comme il aurait pu le faire, c'est que, dans la pratique,
cette vertu de clementia avait été effectivement pratiquée au Palatin : tout
le monde connaissait la manière dont s'étaient déroulés le procès d'Agrip-
pine et surtout celui de Burrhus, qui avait figuré au nombre de ceux qui
devaient le juger. Ces épisodes illustraient un changement dans les mé-
thodes de gouvernement, et chacun pouvait établir une comparaison
fructueuse (pour le pouvoir) entre le régime nouveau et le temps où Clau-
de faisait exécuter Messaline sans l'entendre. Cette même année avait vu,
il est vrai, la mort de Britannicus, mais l'histoire de cette mort est très
obscure, et l'opinion publique ne paraît pas, alors, s'en être indignée bien
vivement.
Le De clementia contient une théorie très précise de la « majesté roya-
le» (1, 8, 4), lorsque l'Empereur est expressément comparé au Soleil, qui
occupe dans l'univers une place unique. Nous avons essayé de montrer
ailleurs I que Sénèque s'inspirait dans ce passage des formules qui, en
Egypte, s'appliquaient au roi, et qui, dans le cas de Néron, dont lâ nais-
sance avait été marquée par un miracle «solaire>, trouvaient une applica-
tion particulièrement opportune. La légitimité religieuse du jeune Prince
*
* *
42
650 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
linus, qui resta en fonctions jusqu'en 58, et fut remplacé par Duvius Avi-
tus, compatriote et sans doute obligé de Burrhus. Le légat de Germanie
Supérieure était L. Antistius Vetus. Comme Paulinus, il appliqua les consi-
gnes de paix venues de Rome, si bien que le bruit se répandit que le Prin-
ce avait enlevé aux légats le droit de conduire leurs troupes à l'ennemi.
Sur le Danube, même situation. Le légat de Mésie Plautius Silvanus
Aelianus, dont nous connaissons la carrière par une inscription de Tibur
(CIL, XIV, 3608), se vante d'avoir assuré la paix grâce à des moyens paci•
fiques et à la diplomatie.
Reste la Bretagne, où les faits sont plus complexes - peut-être parce
que nous sommes mieux renseignés. Au début du règne, le gouverneur
A. Didius Gallus est laissé en place. Il a des instructions précises : laisser
la population en repos. Tacite lui reprochera plus tard d'avoir manqué
d'énergie. Mais sa politique de paix est trop conforme à ce qui se passe
dans les autres provinces pour que la ressemblance soit fortuite. A partir
de 58, une évolution se produit. On envoie en Bretagne d'abord Q. Vera-
nius, plus énergique, et, après sa mort, qui survint peu de temps plus
tard, Suetonius Paulinus, qui avait pour mission moins de poursuivre la
conquête que de procéder à une exploration de l'île. Ce n'est pas ici le lieu
de parler de la révolte de 61 ni des responsabilités que l'opposition attri-
bue à Sénèque en cette affaire.
En politique intérieure, tout le début du règne laisse apparaître un
effort pour limiter la puissance de l'argent dans l'Etat. D'abord, on inter·
dit de payer un orateur pour plaider une cause. Ensuite, le Sénat abolit
l'usage, instauré par Claude, de faire donner des jeux de gladiateurs par
les questeurs désignés. Il s'agissait d'alléger les cl\arges des jeunes séna-
teurs. Or, est-il nécessaire de rappeler que Sénèque condamne le règne de
l'argent; il suit une tradition que nous rencontrons déjà dans la seconde
Lettre à César, de Salluste. Déjà, parmi les mesures que Salluste suggère à
César, figure la réduction, sinon même la suppression de l'importance
attachée à la fortune dans la vie politique. Il serait injuste de prétendre
que les «déclamations» de Sénèque contre l'argent ne sont qu'un thème
de rhéteur. Injuste, puisque l'on constate que des réformes très réelles
ont été imposées par Sénèque dans le même sens.
Ici, il convient d'établir une distinction: la richesse, en tant que telle,
n'est pas un mal en soi; elle n'est, elle aussi, qu'un «indifférent», puisqu'il
peut Y avoir un bon et mauvais usage que l'on en fait. Sénèque n'est pas,
en vertu de sa foi stoïcienne, astreint à faire vœu de pauvreté. Son attitu·
de à l'égard de sa propre fortune est un problème de morale personnelle
(il s'en explique dans le De uita beata et nous ne pouvons ici qu'y ren-
voyer). Quand il s'agit de la puissance politique que confère la richesse, le
SéNaQUE ET LA VIE POLmQUE AU TEMPS DE NARON 651
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Ce que nous pouvons savoir, ou deviner, de l'activité politique de
Sénèque pendant les années de son «ministère> nous montre que cette
activité, très réelle, traduite en actes, s'inspire directement du stoïcisme.
Il n'y a pas séparation entre l'homme d'Etat et le philosophe, mais identi-
té d'inspiration. Méditation et action se continuent l'une l'autre, sans solu-
tion de continuité; l'action devenue impossible, la méditation se poursui-
vra, pour découvrir et répandre des idées qui, un jour ou l'autre, se tra-
duiront en actes.
Cette foi en la valeur exemplaire de la pensée philosophique, affir-
mée souvent par Sénèque, et encore dans le De otio, au temps de la retrai-
te, ne fut pas déçue. Si l'on regarde comment évolua la notion de Prince,
pendant les générations suivantes, on constate que cette notion est rede-
vable à Sénèque de ses caractères les plus essentiels. L'idée de superposer
au Prince un Sage ne fut pas perdue. Elle fut reprise par Nerva e.t Trajan,
et le Panégyrique se souviendra du De clementia. Quant à la royauté solai-
re, égyptisante et stoïcisante, elle se retrouvera plus tard encore, dans le
cours du Ille siècle. Il semble que les idées des philosophes mettent beau-
coup de temps à pénétrer profondément les esprits, à se traduire en
actes. Mais le germe est présent, à la manière des «raisons spermatiques»
qui informent les choses dans la doctrine stoïcienne. Sénèque n'a pas fail-
li à ce qu'il considérait comme son devoir de penseur: proposer à la pen-
sée humaine des idées et des exemples qui, un jour ou l'autre, s'impose-
raient à elle.
SÉNÈQUE : DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE
AUX LETTRES À LUCILIUS
Une tradition presque ininterrompue depuis l' Antiquité veut que l'on
lise les œuvres de Sénèque comme autant de morceaux de bravoure,
intemporels, indépendants de leur auteur et du moment où chacune fut
écrite. Certes, une telle lecture est possible, et l'on en peut tirer profit. Les
Lettres à Lucilius, par exemple, décrivent une démarche spirituelle qui
peut se concevoir à n'importe quelle époque. A toutes les époques, il sera
profitable à quiconque veut s'engager sur la voie de la sagesse de méditer
sur la fuite du temps, la vraie valeur de la richesse, de l'amitié, de la vie
même, et d'exorciser les illusions qui hantent l'esprit des hommes. Aussi
n'est-ce pas d'aujourd'hui que l'on demande à cette correspondance des
leçons de vie spirituelle. De la même façon, la lecture du traité Sur la vie
heureuse peut être très profitable, en elle-même; on y trouvera plusieurs
définitions du Bonheur, et des descriptions fort vives de l'état où se trou-
ve le Sage. Pourtant, cette lecture objective ne laisse pas d'être assez vite
monotone, inactuelle - aussi longtemps qu'on demande à Sénèque l'ex-
pression de vérités intemporelles, comme peuvent l'être celles d'une reli-
gion révélée. Bientôt, on en viendra, consciemment ou non, à considérer
que cette vérité et le système qui la soutient sont sans valeur pour nous et
depuis longtemps dépassés. Nous ne pouvons échapper à la loi qui veut
que tout phénomène humain, de quelque sorte qu'il soit, possède une
dimension historique, puisqu'il s'est déroulé dans le temps.
La pensée de Sénèque s'insère dans un moment historique, qu'elle
domine, certes, mais qui, aussi, la conditionne, la contraint à poser les
problèmes fondamentaux en des termes déterminés, qui ne seront pas
ceux d'un autre temps. Est-il nécessaire de rappeler que le sentiment que
chacun de nous peut avoir de sa propre destinée dépend des impératifs
de la société contemporaine, et qu'il en fut toujours ainsi? Un penseur
comme Cicéron, en face de la République romaine finissante, ne pense
pas le monde de la même manière que le sujet de Néron. D'autre part,
une autre loi, inhérente à la pensée elle-même, veut que celle-ci soit le
656 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
Certes, nous ignorons la date exacte du De uita beata, mais il n'est pas
impossible de découvrir dans ce traité des indications assez précises, qui
suggèrent qu'il fut écrit alors que Sénèque vivait à la cour, et possédait
un train de maison fastueux, celui qui convenait à ses hautes fonctions
auprès du Prince. Une phrase (18,1: cum potuero uiuam quomodo opor-
tet) laisse supposer que cette vie vécue au milieu des richesses lui est
imposée, et qu'il espère pouvoir se libérer un jour. Cela implique que
nous sommes entre la fin de 54 (avènement de Néron) et 62, l'année où
Sénèque demanda au Prince de reprendre ses présents et d'en décharger
son ancien précepteur. Une autre phrase, vers la fin du traité, déclare que
Sénèque, situé, comme il l'est, sur les hauteurs (ex alto prospiciens; 28,1),
découvre les tempêtes qui sont en train de s'accumuler dans le ciel. Cer-
tes, il peut s'agir de la clairvoyance que donne à Sénèque sa pratique
d'une vie philosophique, et les tempêtes en question peuvent être celles
qui s'abattent sur toute vie humaine, soumise à la Fortune, mais Sénèque
peut aussi faire allusion aux inquiétudes qu'il ressent en face de Néron
qui lui échappe tous les jours davantage; et nous serions alors assez près
de ·la fin du quinquennium, peut-être même au moment où vient d'être
consommé le meurtre d' Agrippine. L'horizon politique est alors en effet
bien sombre. Néron s'éloigne de ses deux mentors, Sénèque et Burrus;
l'influence de Poppée et de sa coterie devient prépondérante. Tout indi-
que que l'on parvient à un tournant du règne.
Si, donc, l'on accepte de dater le De uita beata de 58, ou du début de
59 (Agrippine fut tuée, on le sait, au mois de mars de cette année-là),
Sénèque serait encore sous le coup du ressentiment que n'ont pu man-
quer d'éveiller en lui les accusations et les mauvais propos de Suillius,
qui, en 58, avait attaqué le philosophe, prétendant que sa conduite
démentait ses propos vertueux. On comprend mieux, aussi, pourquoi
Sénèque a éprouvé le besoin de définir à ce moment, pour son frère (et
pour le public romain en général) la manière dont il concevait le Bon-
heur; au milieu des richesses, avec toutes les apparences de la puissance
(et une bonne partie de ses réalités), il pouvait passer pour avoir réussi sa
carrière politique au-delà de toute espérance. Le moment était bien choisi
pour se détacher de cette réussite, et pour affirmer son refus d'accepter
les valeurs vulgaires. Cette intention explique la netteté avec laquelle
Sénèque condamne ceux qui «à la manière des animaux d'un troupeau»,
suivent le chemin que leur montre autrui. Cela explique aussi le sentiment
dont il témoigne de sa propre responsabilité: «Personne, écrit-il (1,4) ne
se trompe seulement pour son compte, il est la cause, le responsable de
l'erreur d'autrui». Telle est, en effet, la responsabilité d'un homme en
vue, qui possède, en raison de sa situation, une auctoritas accrue, capable
d'entraîner à sa suite dans l'erreur tous ceux qui lui accordent leur
confiance.
Par sa réussite même, Sénèque risque de renforcer l'illusion selon
laquelle les grandeurs mondaines sont la condition du bonheur, et, ainsi,
de provoquer des désillusions et des ruines. Au contraire, si ce même
homme, que l'on regarde avec admiration ou envie, dénonce ce qui n'est
qu'un bien imaginaire, alors il a plus de chances d'être entendu. Le dis-
cours prend un caractère personnel; ce n'est plus un philosophe qui par-
le, c'est la confession d'un homme: «J'ai fait tous mes efforts, écrit-il,
pour me mettre à l'écart de la foule et me rendre célèbre par quelque
talent; qu'ai-je fait d'autre que m'exposer aux coups et montrer à la
méchanceté quelque chose à mordre? ... » (2,3). Tous les amis de Sénèque,
aussi bien que ses ennemis, se souviendront de la lente montée de celui
qui est devenu le conseiller du Prince, de sa carrière d'orateur, qui lui
avait permis, sous Tibère, puis sous Caligula, de conquérir la notoriété,
658 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
au jeune prince un garant politique. Elle avait interdit qu'on lui parlât de
philosophie. Malgré cela, la présence dans l'entourage de Néron d'un
homme qui ne faisait pas mystère de son goût pour la philosophie, qui
avait, dans le passé, publié plusieurs traités d'inspiration stoïcienne - non
seulement, autrefois, les trois Consolations, qui appartenaient à un genre
ayant droit d~ cité, considéré comme plus littéraire que philosophique,
mais les trois livres du De ira, parus en 41, pendant les premiers mois du
règne de Claude, puis le De breuitate uitae, où Sénèque déclarait sans
ambages que la vie active d'un haut fonctionnaire ne permettait pas à
l'âme d'atteindre sa plus haute excellence, puis le De tranquillitate animi,
adressé. à un jeune parent de l'auteur, Sérénus, qui hésitait sur le choix
d'une carrière, enfin le De Constantia Sapientis, plus technique, montrant
à ce même Sérénus le chemin de la vie philosophique - la présence au
Palatin d'un homme aussi visiblement philosophe, ne pouvait pas laisser
indifférents beaucoup de ceux qui restaient hostiles à la philosophie.
C'était là un excellent prétexte pour les opposants, tous ceux qui regret•
taient le temps de Claude, lorsque l'Empire était administré par les
bureaux du Prince. Tel était le cas de Suillius, un survivant du règne pré-
cédent. Dion Cassius nous a conservé le résumé des attaques qu'il lança
contre Sénèque. Elles portent principalement sur le contraste entre les
propos du philosophe et la conduite du ministre: «Alors qu'il dénonçait
la tyrannie, il était le précepteur d'un tyran; tout en invectivant contre les
amis des puissants, il ne quittait pas le palais ... Bien qu'il s'en prît aux
riches, il avait lui-même amassé une fortune de trois cents millions de
sesterces, et bien qu'il critiquât le luxe d'autrui, il possédait cinq cents
tables de thuya avec des pieds d'ivoire, toutes pareilles, dont il se servait
pour donner des festins>. Enfin - et c'est là un grief fréquemment formu-
lé contre tous les philosophes, depuis le temps des gymnases athéniens -
Suillius accusait Sénèque de relations trop intimes avec son disciple!
(Dion Cassius LXI, 10).
Toutes ces raisons expliquent que Sénèque ait cru devoir donner dans
un traité dédié à son frère Gallion, personnage consulaire, un exposé en
forme de sa propre philosophie, pour en montrer la véritable portée. Il
prend ses distances par rapport aux écoles traditionnelles - affirmant
qu'il ne se sent pas lié aux grands maîtres du Portique (3,2) mais revendi-
que le droit de donner son opinion, comme le font les sénateurs dans la
Curie. Ces circonstances expliquent aussi l'insistance qu'il met à exalter
l'état d'équilibre intérieur où conduit moins la pratique de la philosophie
scolaire que la conquête d'une «sagesse», fondée sur les valeurs véritables
de la condition humaine. La philosophie, avec ce texte, sort de l'école et
pénètre parmi les hommes :
660 ROME, LA LITI'ÉRATURE ET L'HISTOIRE
« La vie heureuse est celle qui est en accord avec la nature qui est la
sienne, et l'on ne peut y accéder que si, d'abord, l'esprit est en bonne san-
té, et en possession ininterrompue de cette santé, ensuite, s'il est vigou-
reux et énergique, puis s'il est harmonieux, résistant, s'il s'adapte aux cir-
constances, soucieux, sans angoisse, de son corps et de ce qui s'y rappor-
te, et ensuite soigneux des autres choses qui sont les instruments de la vie,
sans en admirer aucune, prêt à utiliser les dons de la fortune, non à être
leur esclave». (3,3).
Ainsi se trouve clairement exposé le but poursuivi par Sénèque dans
ce qui se révèle comme une apologie de la philosophie. Celle-ci n'est pas
un jeu d'intellectuels: elle se propose d'exalter et de porter à leur degré le
plus haut les «vertus» qui sont celles d'un homme digne de ce nom. Et
cela entraîne qu'un homme capable de réaliser cet idéal sera évidem-
ment, en même temps, un homme d'Etat parfait : sa sérénité, qui lui per-
met de ne rien craindre ni rien souhaiter de ce que peut apporter la For-
tune, son endurance dans le malheur, sa modération en face de la prospé-
rité, son affabilité, son refus de céder aux attraits du plaisir, tout cela
garantit un bon «ministre» pour le Prince, et pour le peuple.
Cicéron avait voulu décrire, à plusieurs reprises (dans le De oratore et
dans le De officiis) l'homme d'Etat idéal. Il l'avait fait en se référant au
régime républicain, tel qu'il le concevait et espérait le voir un jour fonc· ·
tionner. Le régime du principat n'avait pas encore trouvé son théoricien.
Sénèque, fort conscient du problème posé par un régime qui s'était instal-
lé dans les faits, mais n'était pas «justifié en raison», s'est efforcé toute
son existence d'être ce philosophe de l'Empire. 11 l'avait tenté dans le De
ira, montrant quels principes devaient conduire le Prince, dans son gou-
vernement et dans l'administratioh de la justice; il avait, dans le De cle-
mentia, poussé plus loin son analyse, essayant de prouver que le «fait»
royal est conforme à l'ordre du monde, tel que le comprennent les stoï-
ciens, à la condition que le Prince prenne conscience de sa puissance, en
philosophe, et accorde sa conduite, précisément, à cet ordre universel.
Dans le De uita beata, l'idéal du sage est adapté aux conditions nouvelles,
et rendu accessible aux hommes - à la différence de ce que disaient les
stoïciens traditionnels, qui se résignaient à penser que le sage véritable
n'avait peut-être jamais existé, ou qu'il s'en trouvait, au plus, un ou deux
par siècle. Sénèque montre que, même si l'on ne parvient pas à réaliser
totalement cet idéal, l'effort que l'on fait pour l'atteindre n'en est pas
moins bénéfique.
«Tu n'as aucune raison de mépriser les paroles salutaires et les cœurs
emplis de salutaires pensées. Le fait de s'occuper d'études qui mènent au
bonheur mérite d'être loué, même s'il n'aboutit pas à sa réalisation.••
DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE AUX LE.ITRES À LUC/LJUS 661
C'est une attitude noble que d'avoir égard non pas à ses propres forces
mais à celles qui sont impliquées par sa propre nature ... » (20,2).
Pour Cicéron, l'idéal de l'homme d'Etat était décrit dans le cadre des
quatre vertus fondamentales adoptées par les stoïciens - prudentia, forti-
tudo, iustitia et temperantia, et l'on déduisait de chacune d'elles des
conduites «justifiables en raison» (probabiles); ces conduites sont les offi-
cia. Ce qui revenait à se situer dans le domaine des «actions moyennes»,
celles qui se définissent par leur contenu, relèvent d'une justification indi-
viduelle, et, finalement, d'une série de praecepta, d'un code, offert de l'ex-
térieur par les théoriciens, sans référence à là notion de «sagesse».
En face du problème qui consistait à rapprocher le sage stoïcien de
l'humanité moyenne, Sénèque adopte une position bien différente de cel-
le-ci, qu'il refuse. Il s'en est expliqué souvent; le développement le plus
clair sur ce point est contenu dans la Lettre 94, à Lucilius, et la lettre
suivante, qui répond à une question du disciple. Certains philosophes,
avec Ariston, ont prétendu que la partie de la philosophie qui consiste en
préceptes moraux est inutile; Sénèque n'est pas de cet avis, il croit que les
«praecepta» ont leur rôle à jouer - précisément lorsqu'il s'agit d'actions
particulières, mais il affirme que les préceptes ne suffisent pas, qu'il faut
que les actions surgissent d'une attitude intérieure, une fois acquise, et
non chaque fois reconstruite. La valeur de l'action ne réside pas dans sa
. matérialité ni son contenu, mais dans la volonté qui l'inspire. Celle-ci
résulte d'un état intérieur qui est proche de la sagesse et, à la limite, est la
sagesse même. Cet état, Sénèque ne pense pas l'avoir atteint encore, au
temps de De uita beata. Il l'avoue: «Je ne suis pas un sage et ... je ne le
serai pas. Demande-moi donc non pas d'être l'égal des meilleurs, mais
supérieur aux mauvais; une chose me suffit, c'est, chaque jour, de m'ôter
l'un de mes défauts et me reprendre de mes fautes» (17,3). Moins de dix
ans plus tard, dans la sixième Lettre à Lucilius (écrite probablement en
janvier ou février 63), il change de ton :
«Je comprends, Lucilius, que je ne m'améliore plus seulement, mais que
je me transforme ... » (6,1).
La sapientia est une forme de l'âme, indépendante des applications
particulières que lui imposent les nécessités de la vie. Le même acte, aussi
humble soit-il, peut être accompli «dans la sagesse», ou non. On pense à
la notion chrétienne de sainteté, et à telle ou telle règle monastique, pour
laquelle l'amour de Dieu est une forme donnée à l'existence quotidienne.
Cet habitus animi, que Sénèque croit avoir atteint, se communique mal
par les livres; sans doute, la méditation de certains textes peut y condui-
re, mais, continue Sénèque, « la parole vivante, la vie en commun te
feront plus de bien qu'un discours ... Cléanthe ne serait pas devenu l'ima-
662 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
*
* *
u
666 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE
compris que, par rapport à elle, tout ce qui semble si digne d'occuper
notre existence, n'est qu'un néant. Le sage ne redoute plus la mort; à cha-
que instant, il meurt «en esprit>, il renonce à ce qui ne dépend pas de
lui.
Sénèque a connu aussi les mirages de l'ambition et de la gloire que
lui valaient ses succès oratoires et son talent d'écrivain. Sous la contrainte
des circonstances, il y a renoncé, et cette nouvelle expérience, conduite
pendant l'exil, l'aida certainement à abandonner des activités pour les-
quelles il avait longtemps vécu.
Après son retour d'exil, il s'était brusquement trouvé au comble de la
fortune, et pourvu de richesses immenses. C'était là un terrible danger,
qui risquait d'anéantir tous les progrès qu'il avait faits sur la voie de la
vie heureuse et de la liberté. Mais il s'en explique dans le De uita beata:
«Le sage ne se croit pas indigne des présents de la J:1ortune;il n'aime pas
la richesse, mais il la préfère; il ne l'accueille pas dans son âme mais
dans sa maison; il ne refuse pas de la posséder, mais il la contient et veut
que ce soit pour lui un moyen accru mis à la disposition de sa vertu>
(21,3). Sénèque, au milieu des biens de fortune, n'en a pas moins voulu
demeurer pauvre «en esprit>, et il le prouvera lorsque, en 62, il offrira à
· Néron de lui donner tout ce qu'il possède. Sa richesse n'a été qu'un
moyen pour assumer pleinement son rôle politique et mieux servir les
hommes, selon le principe des stoïciens. Pauvre, il n'aurait eu aucun pres-
tige devant une opinion politique menée par les préjugés ordinaires, qui
n'aurait pas accepté un ministre qui n'aurait pas eu un train de maison
magnifique. Quant à lui, il vit pauvrement; il n'a comme compagnons
ordinaires que quelques esclaves lettrés, qui discutent avec lui de problè-
mes philosophiques. Les promesses faites dans le De uita beata seront
tenues au temps des Lettres à Lucilius.
LES RAPPORTS DE SÉNÈQUE ET DE
L'EMPEREUR CLAUDE
durement frappé par Gaius, qui avait été trahi par ceux qui auraient dû
être ses appuis les plus sûrs, revenait au pouvoir. Sénèque se crut autori-
sé à faire entendre sa voix et à donner des conseils au nouveau Prince. Ce
fut dans cet esprit qu'il composa le traité Sur la colère, dédié, expressé-
ment, à son frère Gallion, mais traitant, en fait, surtout des devoirs des
rois.
Il n'est pas difficile de montrer que le De ira, dans ses trois livres,
tend à imposer l'idée que le «bon roi» ne doit pas céder à ses passions,
surtout à la colère, qui est destructrice, et contraire, entre toutes, à la vie
politique. Nous avons essayé de le faire et ce n'est pas ici le lieu d'y reve-
nir. Rappelons seulement que Claude, apparemment sensible à ce que lui
remontrait Sénèque - qui était alors de ses amis - publia un édit dans
lequel il promit de surmonter sa tendance naturelle à l'irascibilité.
Pendant ces premiers mois de 41, les relations entre Sénèque et Clau-
de sont sans aucun doute excellentes, comme le sont celles du Prince avec
ses deux nièces, Livilla et Agrippine. Trop bonnes, même, puisque, très
vite, Messaline et les affranchis qui appuyaient leurs intrigues sur son
influence jugèrent indispensable de réagir, et ce fut le procès intenté à
Livilla, l'accusation d'adultère (qui n'était qu'un prétexte, car, même si les
faits étaient réels, ce n'est assurément pas un scrupule moral qui poussa
Messaline à provoquer le scandale) et, finalement, l'exil de Sénèque et
celui de Livilla, bientôt suivi par la mort de celle-ci. Agrippine, plus habile
que Livilla, ayant su mieux que celle-ci dissimuler ses ambitions, échappa
aux menées de Messaline, qui tenta de démanteler et d'utiliser à son pro-
fit le «parti de Germanicus». Nous en avons un indice, sinon la preuve
absolue, dans l'attitude de Suillius, qui avait été questeur de Germanicus,
et avait suivi d'abord le sort de la coterie. En disgrâce au temps de Séjan,
il avait été en faveur auprès de Gaius. Mais, en 45, le voici consul suffect,
et l'allié de Messaline, dont il devient le conseiller et l'agent. Cette redis-
tribution des alliances, effective en 45, commença dès la fin de 41, lors-
que Sénèque fut envoyé en Corse, Livilla exilée et Agrippine éloignée de la
cour.
On sait que la condamnation de Sénèque fut imposée au Prince par
ses conseillers, et que Claude lui-même adoucit la sentence, transformant
la peine de mort en relégation, tandis que Livilla était frappée plus dure-
ment. C'était avouer clairement que la raison d'État l'emportait sur la jus-
tice. Sénèque le confirmera plus tard, lorsqu'il écrira, dans la Consolation
à Polybe, c'est-à-dire, croyons-nous, pendant l'hiver 43-44:
«qualem uolet esse existimet causam meam; uel iustitia eius bonam
perspiciat, uel clementia facial bonam ». (XIII, 3).
S2NèQUE ET L'EMPEREUR CLAUDE 669
2 Cassius Dio LVIII, 24,4 et suiv. (34 ap. J.-C.): Tacite, Ann. XI, 29,3.
3 Suétone, Tib. 61, 10.
4 Art poétique, v. 341-346.
5
P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris 1978, p. 135 et suiv.
TRAGt!DIE ET VIE POLITIQUE CHEZ St!Nt!QUE 679
*
* *
mes lumineuses, dont les reflets sanglants brillent au loin, ou ceux qui
ouvrent aux courageux Sarmates les Portes Caspiennes, que se joigne à ce
combat l'armée qui ose traverser à pied les gués du Danube - et en quel-
que lieu qu'ils se trouvent - les Sères connus de tous ... >7 •
Et, plus loin, le même chœur reprend :
«Celui qui donne le diadème aux fronts, celui devant qui tremblent
les nations à genoux, celui dont un signe de la tête arrête dans leur guerre
le Mède et l'indien, tout proche de Phœbus, et les Dahes, qui menacent les
cavaliers des Parthes, celui-là tient, anxieux, son sceptre, cherche à dis-
cerner et redoute les hasards qui bouleversent tout et le temps incertain
du futur. »8 •
Nous apprenons par Tacite que les peuples nommés ici, c'est-à-dire
les Sarmates des bords du Danube, les Parthes, qui étaient alors riverains
du golfe Persique, les Hibères et les Alains, peuples du Caucase, se trouvè•
rent entraînés dans une guerre par la diplomatie de Tibère, qui, ayant
décidé de rétablir l'influence romaine en Arménie, choisit de favoriser un
prétendant, l'Hibérien Mithridate, et celui-ci ouvrit aux Sarmates les Por-
tes Caspiennes, qui donnaient accès en Arménie 9 • Le combat décisif fut
livré par les Sarmates, les Albaniens et les Hibères, qui opposèrent leurs
· fantassins aux cavaliers parthes. Les Sarmates furent vainqueurs 10• Ce·
pendant, les troupes du roi parthe Artaban ne renonçaient pas à la guer-
re, et tout le pays, depuis la Perse jusqu'à la Mésopotamie, était sur le
point de s'embraser lorsque L. Vitellius, le gouverneur romain de Syrie,
fit franchir l'Euphrate à ses légions, et tout s'apaisa 11•
Le récit de Tacite explique très exactement les propos du poète : tout
s'y retrouve, depuis le don du diadème (fait par Tibère à Mithridate) jus•
qu'au combat mené par les fantassins Sarmates, Albaniens et Hibères
contre les cavaliers parthes, sans oublier ce qui fut l'opération essentielle,
l'ouverture du défilé des Portes Caspiennes, ni, enfin, l'arrêt des hostilités
provoqué par l'intervention des Romains. Cette série de rapprochements
ne saurait être le résultat du hasard. Mais, dans ces conditions, nous pou-
vons identifier le roi «qui, d'un signe de tête, arrête les combats et, dans
le même temps, scrute anxieusement les Destins»: il ne peut s'agir que de
Tibère, qui, dans sa solitude de Caprée, en compagnie de l'astrologue
1 Thyeste, 369-380.
• Ibid. 599-606.
9 Tacite, Ann. VI, 33 et suiv.
10 lb. VI, 35.
Il lb. VI, 43.
TRAGÈDIEET VIE POLITIQUE CHEZ SÉNÈQUE 681
Thrasylle, interroge les astres 12 et dont l'âme est torturée par J'angoisse
du lendemain u.
On peut conclure de tous ces faits que la tragédie de Thyeste fut com-
posée après la mort de Tibère; il est peu concevable qu'elle l'ait été en un
temps où le principal intéressé aurait pu en avoir connaissance. Le sort
de Mamercus Scaurus suffisait à fournir un avertissement salutaire aux
poètes indiscrets. Et cela nous conduit à nous interroger sur les critères
permettant de décider si tel ou tel fait allégué dans une pièce constitue ou
non une allusion. Il faut évidemment que le poète ait respecté les « conve-
nances», ou tout au moins les règles d'une élémentaire prudence. Ainsi,
un vers comme celui que nous lisons dans le même Thyeste: «c'est dans
l'or que l'on boit le poison: j'en parle pour l'avoir éprouvé» 14 ne saurait
avoir été écrit après la mort de Claude ou celle de Britannicus, et cela
d'autant moins que Sénèque, à cette époque, était au pouvoir! Mais, d'au-
tre part, on peut supposer avec une quasi certitude que ce vers n'est pas
aussi innocent qu'il le paraît, car rien, dans la légende des Atrides, ne jus-
tifie cette affirmation. La liste de leurs forfaits ne comporte pas l'empoi-
sonnement. En revanche, deux affaires célèbres de cette nature s'étaient
déroulées sous Tibère: l'empoisonnement de Germanicus et celui de Dru-
sus, le fils de Tibère 15 • Nous sommes par conséquent reportés à ce même
règne, en ces jours les plus sombres.
Ces premières «clefs» une fois découvertes, tels vers, en eux-mêmes
obscurs, prennent toute leur signification. Ainsi, dans le prologue de
Thyeste, la Furie évoque les vicissitudes des Atrides et insiste sur les alter-
nances qui font d'eux tantôt des rois puissants, tantôt des exilés: «chassés
en raison de leurs crimes, que, lorsqu'un dieu leur rendra leur patrie, ils
reviennent pour d'autres crimes, et qu'ils soient aussi haïs des autres que
d'eux-mêmes»' 6 • Un chapitre de Suétone nous apprend que ces vers rap-
pellent de fort près des «pasquinades» lancées autrefois contre Tibère, à
qui l'on reprochait son exil, et où l'on assurait que «celui qui était venu
d'exil pour régner» avait toujours versé le sang des Romains 17 •
..
682 ROME, LA Ll~RATURE BT L'HISTOIRE
11
Thyeste 245 et suiv : Satelles : ferro peremptus spiritum inimicum expuat. -
Atreus: De fine poenae loqueris; ego poenam uolo, / perimat tyrannus leuis; in regno
meo I mors impetratur.
19
Suétone, Tib. 61.
20
Thyeste, 40-46.
21
Sa haine pour Drusus: Suétone, Tib. 50.
TRAG2DIE ET VIE POLmQUE CHEZ S2N20UE 683
ser et de redouter ses deux beaux-fils, Gaius et Lucius Caesar, ainsi que
son neveu, Germanicus, qu'il avait dû adopter 22 • La naissance maléfique
dont il est question dans le vers du Thyeste s'applique assez bien à celle
d'Agrippa Postumus, et mieux encore, à celui des deux jumeaux de Dru-
sus Il qui mourut en bas âge23• On pensera aussi au crime de Livilla, fai-
sant empoisonner son mari, Drusus 24 , et aux morts affreuses des fils
aînés de Germanicus, Néro et Drusus III. Lorsque Sénèque dénonce « la
guerre portée au-delà des mers», il pense peut-être à l'étrange aventure
du faux Drusus (fils de Germanicus), qui avait failli, un moment, entraî-
ner dans la sédition une partie de l'Orient 25• Naturellement, il n'est pas
exact que les crimes perpétrés dans la maison impériale aient arrosé de
sang la terre entière (pas plus que cela n'était vrai de ceux qu'avaient
commis les Atrides), il n'y a là qu'une des exagérations coutumières au
poète; peut-être pense-t-il aussi au sang répandu par les exilés dans les
îles où ils avaient été envoyés, mais en revanche, il n'est pas faux que la
libido ait triomphé du maître du monde, au temps où celui-ci était le
reclus de Caprée.
*
* *
Si, donc, le Thyeste peut nous apparaître comme une méditation sur
le règne de Tibère et sur les drames qui avaient déchiré la maison impé-
riale au début du siècle, il est possible, croyons-nous, de montrer que
l'Oedipe contient des allusions assez nettes aux temps de Caligula.
C'est d'abord Oedipe, apprenant par l'oracle de la Pythie que l'épidé-
mie dont Thèbes est frappée est due à l'impunité dont jouit le meurtrier
de Laïos, et déclarant aussitôt qu'il va s'employer sans retard à venger
celui-ci:
«Ce que je m'apprête à faire, invité par l'avertissement des dieux
.
célestes , aurait dû être rendu aux cendres du roi défunt, pour que nul ne
violât perfidement la sainteté du sceptre; c'est au roi, entre tous, qu'il
convient de veiller au salut des rois; personne ne se soucie que soit assas-
siné celui que l'on craint tant qu'il est sain et sauf» 26 • Ces mots se rappor-
tent à la situation de janvier 41.
22 lb. 52.
23 Tacite, Ann. IV, 15, 1 (v. R.E. s.v. Julius, n° 139).
24 lb. IV, 3, 1 et suiv.
2,lb. VI, 5 (= V, 10).
2, Oedipe 259 et suiv.
684 ROME, LA LITT:8RATURE ET L'HISTOIRE
27
Cassius Dio LX, 3, 4.
21 Id. LIX, 10, 6.
29 Id. LIX, 8, 4.
30 Oedipe 682-684.
31 Id. 703-704.
pouvoir, craint ceux qui le craignent : la crainte retombe sur celui qui
l'inspire > 34.
Or, ces derniers mots, qui reprennent un vers de Laberius3 5, trouvent
un écho littéral dans une phrase du De ira 36, et l'on peut penser que l'ex•
pression du traité en prose (in auctores redundat timor) est la forme pri-
mitive de la «sententia >, et que les nécessités de la métrique ont obligé
Sénèque à transformer en «metus in auctores redit>. S'il en est bien ainsi,
l'Oedipe, non seulement serait postérieur au De ira, c'est-à-dire à l'année
41, mais, surtout, aurait été dominé par le souvenir de la tyrannie exercée
par Caligula. Sénèque, en le composant, se serait trouvé dans les mêmes
dispositions d'esprit qui avaient été les siennes lorsqu'il écrivit le traité
sur la colère 37 •
On peut en demander un nouvel indice à un autre passage du dialo-
gue entre Oedipe et Créon, qui semble bien évoquer un épisode de la
conjuration de Gaetulicus, cette conjuration dans laquelle il apparaît que
Sénèque risqua d'être compromis. Créon est allé interroger l'oracle et,
lorsqu'il revient, Oedipe lui demande quelle est la réponse. Mais Créon
hésite à parler. Alors, Oedipe le menace et lui dit:
«C'est être rebelle que de se taire lorsqu'on vous ordonne de par-
ler»3s.
Or, nous savons que Lucilius, lorsqu'il avait été interrogé par Gaius,
comme témoin au procès de Gaetulicus, avait conservé obstinément le
silence, au moins sur les faits importants 39et, d'autre part, dans le De ira,
Sénèque reproche au maître enclin à la colère (entendez, à un tyran sem•
blable à Caligula): «tu t'indignes qu'un esclave t'ait répondu ... et puis tu
te plains que l'on ait ôté de la vie publique cette liberté que tu as toi•
même ôtée de chez toi. Inversement, si le même serviteur s'est tu quant tu
J.4 Oed. 705-706: qui sceptra duro saeuus imperio regit I timet timentes: metus
in auctorem redit.
35 Multos timere debet, quem multi timent. V. G. Monaco, in Annali d. Scuola
Norm. Sup. di Pisa, ser. II, vol. XXI, 1952, p. 63-66, et les remarques de Fr. Giancot-
ti, Mimo e Gnome, Florence-Messine 1967, p. 181 et n. 11, sur l'histoire de ce lieu
commun.
3611, 11, 3: quid quod semper in auctores redundat timor nec quisquam metui-
tur ipse securus.
37 P. Grimal, Sénèque . .. , p. 270 et suiv.
31 V. 527: imperia soluit qui tacet iussus loqui.
39 Qu. nat. IV, Praef. 15.
686 ROME, LA LIITÉRATURB BT L'HISTOIRE
40
De ira III, 35, 1 : respondisse tibi seruum indignaris . .. deinde idem de re
publica libertatem sublatam quereris quam domi sustulisti. Rursus si tacuit interro-
gatus, contumaciam euocas.
41
Oedipe, 671.
42
lbid. 687 et suiv.
TRACIBDIE ET VIE POLITIQUE CHBZ S2N20UE 687
46 Ad Pol. 12, 5 : Di ilium deaeque terris diu commodent. Acta hic diui Augusti
47
Herc. fur. 345-349.
41
Tacite, Ann. IV, 40.
49
Herc. fur. 352-253.
50
Suétone, Tib. 55.
51
Herc. fur. 737-745.
52
Ibid. 746-747.
TRAGÈDIEET VIE POLITIQUE CHEZ SÈNÈQUE 689
55 V. 258-259.
56 Troyennes 321 et suiv.
à plusieurs indices, que Sénèque, dans cette tragédie, pense plus particu-
lièrement à Tibère; ainsi, lorsque Électre, coupable d'avoir insulté sa
mère, est entraînée dans un cachot, elle demande à Égisthe de lui accor-
der la mort, et le nouveau roi lui répond par la maxime chère à Tibère :
«c'est un tyran inexpérimenté, que celui qui donne la mort comme châti-
menh61; mais un autre rapprochement encore tend à désigner le règne.
Égisthe, pour décider Clytemnestre à tuer son mari, lui donne cet avertis-
sement : «un roi qui répudie sa femme ne la laisse point partir; tu berces
ta crainte d'un espoir fallacieux» 62 • On pourrait sans doute penser à la
mort d'Octavie; mais il est bien évident que l'Agamemnon n'est pas un
pamphlet anti-néronien; à la rigueur, on pourrait aussi évoquer la fin de
Messaline, mais on pensera plutôt à celle de Julie, qui fut précipitée par
l'inhumanité de son ancien mari 63 , tandis que Caligula, lorsqu'il répudia
Lollia Paulina, s'abstint de la faire tuer, et Livia Orestilla de même fut
seulement reléguée, lorsqu'elle eut cessé de plaire au prince.
Cette fatalité, qui avait fait de Tibère, le «républicain», un tyran, est
illustrée encore par les Phéniciennes; et c'est Oedipe qui discerne, dans le
cœur de ses fils cette «rage de régner» qui les rend inaccessibles à tout
autre sentiment 64 •
Pourtant, avec l'Hercule sur l'Oeta, Sénèque paraît avoir retrouvé l'es-
poir. A plusieurs reprises, le poète évoque la possibilité que paraisse un
nouveau sauveur pour le monde - un nouveau «divus» 65 Cet Hercule,
dont il nous a déjà semblé (dans l'Hercule furieux) qu'il symbolisait le
dieu Auguste, pacificateur du monde, prie le dieu suprême de faire en
sorte que ne revienne jamais au monde «ni fauve, ni fléau, que la terre
pitoyable n'ait plus à redouter de maîtres cruels, que ne règne plus, en
aucune cour, de roi qui pense que le seul honneur d'un règne est d'avoir
tenu sans cesse le glaive prêt à tomber66». Prière qui se place bien au
début du régne de Néron, au temps où le mot d'ordre politique est celui
de clémence! Sénèque prie le ciel pour que la race des tyrans soit à
jamais abolie. C'est le moment où il écrit le traité sur la Tranquillité de
l'âme et, précisément, un rapprochement caractéristique s'impose entre
1
• Jbid. 995: rudis est tyannus morte qui penam exigit. Cf. Herc. fur 511 et suiv.,
et, ci-dessus, p. 209, Thyeste 246 et suiv.
62
Agam. 282 : non dant exitum / repudia regum. Spe metus fa/sa leuas.
63
Suétone, Tib. 50; Tacite, Ann. IV, 71. 5.
.,. Phénic. 301 : regno pectus attonitum furit. Cf., ibid. v. 653 et suiv.
65
V. 1329-1330.
66
V. 1587 et suiv.
TRAGÉDIE BT VIB POLITIOUB CHBZ SÉNÈQUE 691
onus.
11 Herc. Oet. 1569-1570: loca quae sereni / deprimes caeli?
692 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
1 La plus célèbre reste celle de L. Delatte, Lucilius, l'ami de Sénèque. Les Etu-
des classiques, IV 1935, 367-385; 546-590.
2 H. G. Pflaum, Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut-Empire
romain, Paris 1960, t. I, n. 30, p. 70-73, réfutant Hirschfeld, CIL, XII, p. XIII, et
W. Kroll, s.v. Lucilius Junior, RE XIII, 2 (1927), col. 1645 et suiv. (suivis, en géné-
ral, par L. Delatte, op. cit.).
3 Ad Luc. 31,9: ,:Quomodo» inquis ,:isto peruenitur .»? Non per Poeninum mon-
tem nec per deserta Candauiae, nec Syrtes tibi nec Scylla aut Charybdis adeundae
sunt, quae tamen omnia transisti procuratiunculae pretia . .. ». La procuratèle ne
pouvait être obtenue qu'après l'accomplissement des trois «milices» réglementai-
res.
4 Grâce à la mention par Sénèque (Qu. Nat. IV, praef. 15), des relations ancien-
tionis otiosae.
10 Par ex. De tr. an. III, 5 : ille . .. militat qui . .. : statione minus periculosa, non
11 IV, praef. 1 : .. . si continere id intra fines suos uolueris nec efficere imperium
quod est procuratio.
u Ibid. 13: uis tu ista uerba, quae iam sub alio magistratu ad alium cum lictori-
bus transeunt, fe"e ad aliquem qui, paria facturus, uult quicquid dixerit audire.
u Ad Luc. 24,1.
696 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE
14
Ibid. 5, 1 et suiv.
15
Ibid. 5,2 : satis ipsum nomen philosophiae, etiam si modeste tractetur, inuidio-
sum est.
LUCILIUS EN SICILE 697
par Cicéron dans les Ve"ines, et c'est encore l'impression que nous pou-
vons retirer des Lettres à Lucilius.
Sénèque nous apprend que Lucilius, chez lui, se comportait envers
ses esclaves moins en maître qu'en ami. Ce qui, apparemment, n'était pas
l'habitude des grands seigneurs romains, qui considéraient comme désho-
norant de traiter leurs gens avec familiarité. Un procurateur, pensait-on,
se devait de les imiter, et Sénèque se réjouit d'apprendre que son ami
n'en fait rien 16 • Sur ce point, il ne lui recommande pas la prudence, il ne
l'engage pas â se défier d'une opinion publique qui, sans doute, ne s'en
scandalisera pas. Lucilius invite ses esclaves â sa table; il ne semble pas
avoir chez lui tous ces valets, spécialistes chacun d'un geste précis, qui
sont de rigueur dans une familia élégante. Cela implique qu'il ne donne
guère chez lui de banquets «officiels», et qu'il a simplifié â l'extrême son
train de maison. Ce qui s'accorde parfaitement avec les conseils de modé-
ration que lui donnait Sénèque dans l'exercice de sa charge: un procura•
teur n'est pas un gouverneur, il doit s'effacer et se conduire en tout avec
modestie.
Sénèque, d'autre part, avait rappelé â Lucilius le précepte d'Epicure
sur la nécessité de partager la nourriture quotidienne avec des personnes
dont on est sûr, et qui participent au même idéal de vie 17• Ces amis ne
seront autres, dans la maison de Lucilius, que ses propres esclaves, et non
pas des courtisans, attirés par l'ambition devinée chez le procurateur. La
distance est grande avec le temps où Cicéron reprochait â Pison ses ban-
quets épicuriens, lorsque le consul avait â côté de lui, sur le même lit de
table, des gens de sa maison 18• Sénèque, au contraire de Cicéron, ne voit
dans une telle conduite rien d'infâmant ni de «sordidus >, rien de vulgaire
ni d'indigne d'un personnage public.
Bien plus, il est fort probable que la simplicité affichée par Lucilius
avait de quoi séduire les Siciliens. C'était une coutume fort ancienne (elle
remonte, au moins, â Scipion le premier Africain) que les magistrats
romains adoptent, en Sicile, des manières qui les rapprochaient de celles
du pays. Scipion, lorsqu'il préparait l'expédition d'Afrique, avait, de la
sorte, scandalisé les envoyés du sénat, mais séduit les Siciliens, si l'on en
croit du moins un mot de Plutarque qui, dans la vie de Caton le Censeur,
nous apprend que, vivant «â la grecque>, Scipion se montrait agréable
tandis qu'il passait ses loisirs avec ses amis, dans les palestres, parmi les
19
Plutarque, Cato maior III, 8.
20
Ad Luc. 14,8: cum peteres Siciliam, traiecisti fretum. Temerarius gubernator
contempsit austri minas . .. non sinistrum petit litus sed id a quo propior Charybdis
maria conuoluit.
21
Ad Marc. 17,2: deinde uidebis (licebit enim tibi auidissimm maris uerticem
~tringere) stratam illam fabulosam Charybdin quam diu ab austro uacat, at, si quid
inde uehementius spirauit, magno hiatu profundoque nauigia sorbentem.
LUCILIUS BN SICILE 699
Ibid. 2,1 : ex his quae mihi scribis et ex his quae audio bonam spem de te
11
21
Ibid. 2,2 : illud quidem uide ne ista lectio auctorum multorum et omnis gene-
ris uoluminum habeat aliquid uagum et in.stabile.
29
Ibid. 45,1 : librorum istic inopiam esse quaeris.
LUCILIUS EN SICILE 701
30 Ibid. 46,2.
31 Ibid. 100,1-7; 114,8 et 15; 115,1.
702 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
32
Par ex. Ad Luc. 17,1 et suiv.
"Qu. Nat. IV, praef. 10.
LUCILIUS EN SICILE 703
d'être son csuffragator> 34 • Gallion était bien en cour: en 59, il avait servi
de héraut à Néron, l'annonçant à son entrée au théâtrels - en un temps
où Sénèque commençait de préparer sa retraite - ou, tout au moins, sen-
tait sa puissance menacée. Peut-être Sénèque, pressentant la nature de
Lucilius, ne jugerait-il pas devoir faciliter sa carrière, et, dès ce temps-là,
espérait le voir embrasser une vie philosophique.
Quoi qu'il en soit, Gallion ne se laissa pas toucher par les avances de
Lucilius, et c'est sans doute par d'autres voies qu'il obtint de Néron sa
nomination à la procuratèle de Sicile. Sénèque, lui, n'y fut sans doute
pour rien.
Quel gouvernerur trouva-t-il à Syracuse? Pour le règne de Néron,
nous connaissons deux noms de propréteur, celui de M. Haterius Candi-
dius et celui de L. Cornelius Marcellus 36 • Le premier exerça son gouverne-
ment à un moment où le second était quaestore pro praetore, c'est-à-dire,
gouverneur de la région occidentale, au nom d'Haterius. Plus tard, à une
date que les inscriptions ne permettent pas de déterminer directement,
L. Cornelius devint gouverneur de l'île entière, en qualité de legatus pro
praetore; cette fois, il était chargé de l'intérim et, lui-même, préteur
désigné. La chronologie relative étant ainsi fixée, il n'est peut-être pas
impossible d'établir une chronologie absolue, au moins approximative.
Nous savons en effet que Cornelius Marcellus est le sénateur qui, en
65, après l'échec de la conjuration de Pison, fut impliqué dans le procès
de Cassius et L. Iunius Silanus 37 • Nous apprenons d'autre part, grâce à
une allusion de Tacite 38 , qu'il fut tué en Espagne par Galba; ce qui suggè-
re qu'à ce moment (en 68), il avait des responsabilités officielles, peut-être
conjuration de Pison.
36 CIL X 7192 (inscription d'Agrigente) Concordiae Agrigentinorum sacrum/ res
39
J. Klein, ibid.
40
Tacite, Ann. XV, 52.
1
• P. Grimal, Sénèque, op. cil., p. 92.
LE DIALOGUE ENTRE SÉNÈQUE ET MONTAIGNE
Montaigne était grand lecteur de Sénèque, et avait pour lui une vive
admiration, dont il s'est expliqué dans un chapitre des Essais (II, 32), inti-
tulé Défense de Sénèque et de Plutarque. Nous apprenons ainsi que Sénè-
que était utilisé dans les pamphlets contemporains, «que ceux de la reli-
gion prétendue réformée font courir pour la deffence de leur cause>, et
que l'on n'hésitait pas à reprendre contre le ministre de Néron les calom-
nies rapportées par Dion Cassius. Montaigne, pour son compte, estime
que les reproches faits à Sénèque sont sans fondement, que ses écrits suf-
fisent à les réfuter. Il ne veut pas pour lui d'autre défense. Il préfère ce
que dit Tacite à ce qu'il trouve chez Dion, et, dans un autre chapitre du
même livre (II, 35), il traduit presque mot pour mot le long récit que nous
lisons dans les Annales de la manière dont Pompeia Paulina voulut mou-
rir pour ne pas survivre à son mari. Puis, ne se contentant pas de ce qu'il
appelle un «conte très véritable», il fait observer que «Paulina offre
volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary
avoit autre-fois quitté aussi la mort pour elle». La circonstance à laquelle
il fait ainsi allusion se trouve rapportée dans une Lettre à Lucilius (lettre
104), dont Montaigne traduit un long extrait (par. 2 à 5):
Sénèque, ayant été pris de fièvre, voulut se rendre à Nomentum, dans
sa propriété favorite. Paulina craignait pour lui ce voyage, mais se rési-
gna lorsque son mari lui représenta que «la fièbvre qu'il avoit ce n'estoit
pas fièvre du corps, mais du lieu». Et Sénèque remarque que l'amour que
lui porte sa femme lui enlève l'un des privilèges de la vieillesse, qui est
d'avoir plus de courage et de ne plus attacher trop de prix à la vie ni à la
santé. Car, dit-il, cum sciam spiritum illius in meo uerti, incipio, ut illi
consulam, mihi consulere. Et cum me fortiorem senectus ad multa reddide-
rit, hoc beneficium aetatis amitto,· uenit enim mihi in mentem in hoc sene
et adulescentem esse cui parcitur. Ce que Montaigne traduit ainsi: «Or,
moi qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à
moy pour pourvoir à elle: le privilège que ma vieillesse m'avait donné me
706 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
uersa est . .. Multa bona notra nobis nocent, timoris enim tormentum me-
moria reducit, prouidentia anticipai; nemo tantum praesentibus miser est.
Vale (Ad Luc. 5, 8). Et il revient, quelque temps plus tard, sur la même
idée, la sottise qu'il y a à se laisser terroriser par de vaines opinions. (Ad
Luc. 13, 8-9).
Montaigne avoue avoir cédé à cette tendance de l'esprit humain: «Si
est-ce pourtant que, les prevoyant autresfois d'une veüe foible, delicate et
amollie par le jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que
Dieu m'a presté, la meilleure part de mon age, je les avoy conceuës par
imagination si insupportables qu'à la verité j'en avois plus de peur que je
n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tousjours cette creance que la
pluspart des facultez de nostre ame troublent plus le repos de nostre vie
qu'elles ne nous y servent>. Cette fois, il ne s'agit plus (au moins) de ren-
contres de langage et de vocabulaire; il est bien clair que Montaigne
reprend pour son compte les termes mêmes de Sénèque, et confronte
l'enseignement de celui-ci à sa propre expérience. Bona nostra de Sénèque
devient : « les facultez de nostre ame >, parce que Montaigne pense aux
exemples que donne Sénèque dans ce même passage : prouidentia, memo-
ria.
Ainsi, ce qui pourrait passer pour un trait du «scepticisme profond»
de Montaigne, n'est qu'une réflexion de Sénèque! Mais ce scepticisme,
chez l'un et chez l'autre, n'est que provisoire. Sénèque sait bien que les
facultés de notre âme sont des «biens> réels, si l'on en use selon la droite
raison. Et Montaigne, relisant cet Essai, ajoute, de même quatre mots
pleins de sens :
«. . . la pluspart des facultez de nostra ame, comme nous les em-
ployons, troublent plus ... »
Ce n'est pas que, entre le moment où fut écrit cet Essai et l'édition de
1595, Montaigne ait changé d'avis, c'est qu'en se relisant il a estimé avoir
exprimé avec une insuffisante clarté ce que lui dictait Sénèque.
Montaigne, en face de la douleur, se félicite de ne pas céder aux
entraînements de l'opinion: il avoue que «les souffrances qui nous tou-
chent simplement par l'âme (l') affligent beaucoup moins qu'elles ne font
la pluspart des autres hommes ... > Il réalise donc ainsi l'une des maxi-
mes de Sénèque, qui met Lucilius en garde contre les «valeurs d'opinion».
Lorsqu'il écrit: que les souffrances de l'âme le touchent moins que la plu-
part des hommes, il explique cette sorte d'immunité «partie par juge-
ment, car le monde estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris
de la vie, qui me sont à peu près indifférentes ... » (Il pense probablement
au déshonneur, à la pauvreté, à l'exil). C'est la réponse qu'il donne à
Sénèque. Il n'est pas de ces lymphatici qui sont terrifiés par des visions de
710 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
..
714 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
sée. Lorsqu'il les rejoint, tout son être traduit la résolution qu'il vient de
prendre et, peut-être, Clytemnestre, effrayée, comprenant brusquement,
voyant en esprit, lisant dans les yeux de son amant ce qui va se passer,
recule d'un pas, et se refuse à partager le crime. Ce qui arrête Égisthe et
l'étonne.
Les commentateurs estiment que le brusque changement dans l'âme
de Clytemnestre, cette faiblesse qui intervient après ce qui a été dit par la
reine dans la scène précédente sont le résultat, un peu lointain, des exhor-
tations de la Nourrice. Mais c'est accuser la reine d'hypocrisie. La Nourri-
ce a montré les conséquences funestes d'un crime pour la terre argienne.
Or, la reine invoque, pour expliquer sa nouvelle attitude, son Amor iuga-
lis. Cet «amour conjugal» qu'elle ne semblait guère, jusque là, éprouver.
Masquerait-elle sa peur sous ce prétexte, plus honorable? En réalité, ce
qu'elle regrette, mais qu'elle espère retrouver, c'est son innocence. Et,
pour cela, est est prête à pardonner. Elle se flatte que son mari en fera
autant, et que tout pourra recommencer. L'exemple d'Hélène et de Méné-
las l'encourage à le croire. Ce qui anime Clytemnestre, et l'incite à renon-
cer au crime, c'est bien le désir de retrouver une vie paisible, d'oublier
ces années qui lui apparaissent maintenant comme une sorte de cauche-
mar, une parenthèse qu'elle voudrait fermer. Elle sent que l'état passion-
nel dans lequel elle se trouvait pendant son dialogue avec la Nourrice est
maintenant apaisé, les «flammes de la colère» ne l'embrasent plus (v.
261); la raison reprend le dessus. Or c'est là précisément l'analyse que
fait Sénèque de la colère au premier livre du De ira 3, insistant sur le
caractère incertain, variable, de cette passion, tandis que la raison opère
dans le silence. Et c'est bien ce qui se passe ici: Clytemnestre, après s'être
livrée à sa colère, dans la première scène, s'est calmée, peu à peu, tandis
que parlait la Nourrice. Mais ce qui l'a ramenée à d'autres sentiments,
c'est moins le discours de celle-ci, avec ses arguments de raison, que le
temps même pendant lequel elle écoutait un peu distraitement sa confi-
dente. Il a suffi de ces quelques instants pour que la réflexion l'emporte
sur l'élan passionnel, l'impetus, et que se présentent des arguments capa-
bles de justifier Agamemnon. Ces arguments, nous les découvrons au
cours du dialogue avec Égisthe\ ils sont tirés de la conditions royale et
d'Agamemnon et d'elle-même, et aussi de la similitude de leurs fautes à
De ira, l, 2 et suiv.
3
4
Vv. 262-267. Par exemple: lu alia solio est, alia priuato toro. Cf. De ira, II, 30,
1, offrant des excuses à l'acte qui fait naître la colère, et recourant pour cela à des
maximes analogues, par exemple: puer est, aetati donetur, nescit an peccet.
LA MISB BN SCENE DANS LES TRAGÉDIES DE SBNBOUE 717
tous les deux. Il est remarquable que le sacrifice d'Iphigénie soit passé
sous silence. La reine aurait pu.comme excuse, invoquer l'ordre de l'ora-
cle, la nécessité d'obéir à la volonté divine. Elle n'en fait rien, et cela est
significatif : le poète veut nous montrer en elle une âme féminine, une
reine, certes, mais enlevée à la fable et transposée dans la réalité, une
grande dame, romaine si l'on veut, proche de l'humanité que nous
connaissons. C'est pourquoi son aventure mythique est, à ce moment de
la pièce, quasi oubliée. Il est assez rare qu'un père conduise sa fille au
sacrifice. Il l'est moins qu'une épouse prenne un amant en l'absence de
son mari et que celui-ci se console d'une longue solitude avec d'autres
femmes.
Tout ce débat s'explique par un retour de la reine sur elle-même, un
échec du mouvement passionnel. Ce mécanisme s'explique à la lumière de
la théorie de la colère telle que l'a exposée le philosophe. Finalement, si
Clytemnestre, fidèle à son personnage de la légende, ne peut pas ne pas
tuer son mari, elle ne le fera que lorsque, une nouvelle fois, la passion
sera devenue la plus forte.
Égisthe, exaspéré à son tour par les arguments de la reine, essaie de
lui remontrer que les espoirs dont elle se flatte sont vains, que leurs
amours seront révélées au roi. Clytemnestre répond que seule la Nourrice
est au courant : delicta nouit nemo nisi fidus mea 5 et, comme Égisthe insi-
nue que personne ne reste fidèle dans l'entourage d'un roi, elle lui objecte
que la loyauté peut s'acheter. Égisthe, alors, d'un ton méprisant, lui dit:
pretio parata uincitur pretio fides 6 , la loyauté acquise par l'argent cède
devant l'argent. À ce point, la réplique suivante est attribuée à la Nourrice
par l'Etruscus, à Clytemnestre par le reste de la tradition. Les éditeurs
sont partagés, les uns suivant l'Etruscus, les autres le groupe A 1 • Le pre-
mier parti seul est acceptable. Plusieurs raisons rendent nécessaire èle fai-
re intervenir la Nourrice, tandis que, penant tout le reste de la scène. Cly-
temnestre demeure silencieuse, et ne prononce que les quatre derniers
vers.
Une première raison est fournie par l'état de la tradition. Nous avons
vu, en effet, que l'Etruscus mentionne la Nourrice parmi les trois person-
nages en scène. Si l'on accepte sa présence, au moins à titre d'hypothèse,
il est évident que les mots que prononce Égisthe, et qui mettent en ques-
5 V. 284.
6 V. 287.
7Cf. sur le problème B. Paratore, Sulle sigle dei personaggi nelle tragedie di
Seneca, dans SIFC, XXVII-XXVIII, 1956, p. 347 et suiv.
718 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE
tion sa loyauté, ne peuvent que la piquer au vif. Il est naturel qu'elle vole
au secours de sa maîtresse et commence à insulter celui qu'elle considère
comme la cause du malheur présent. Les propos qu'elle tient ne sauraient
convenir à la reine. On voit mal celle-ci reprocher à son amant d'ètre un
«exilé» (injure sanglante) et exalter sa propre descendance 8• Plus, même,
elle n'hésiterait pas à évoquer l'inceste dont il est issu 9 • Tout cela est
mieux à sa place dans la bouche de la Nourrice 10 et le ton même de ses
paroles est révélateur. Un vers comme facesse propere ac dedecus nostrae
domus I asporta ab oculis 11 , avec ses archaïsmes outrés et sa brutalité vul-
gaire, évoque plus la servante de comédie, qui s'efforce de se hausser jus-
qu'au mode sublime, que les paroles d'une reine. Il n'est jusqu'au posses-
sif, nostrae domus, qui ne soit en harmonie avec le pe~sonnage. Nostrae
est un mot de servante. Et cela est si évident que la recension A, qui attri-
bue, nous l'avons dit, ces vers à la reine, a cru devoir corriger et écrire:
dedecus clarae domus, pour effacer ce que le nostrae peut avoir d'inconve-
nant dans sa bouche. Imagine-t-on, aussi, la reine reprochant à son amant
de ne pas être un uir? Dans !'Agamemnon d'Eschyle, c'est le coryphée qui
traite Églisthe de femme 12• Ici, la Nourrice prend spontanément la défen-
se de Clytemnestre, dont elle considère qu'Égisthe est le mauvais génie.
Égisthe, touché par le mot d'exilé, rompt brusquement le combat.
Mais, avec une grande habileté, il se tourne vers la reine et lui offre de
mourir si, elle, elle le souhaite : si tu imperas, regina . .. 13 ; l'accent est mis
sur le pronom, et le changement d'interlocuteur qu'il implique. L'appa·
rente résignation d'Égisthe, l'offre qu'il fait de se suicider ne manquent
pas d'émouvoir la reine. Elle était restée silencieuse pendant que la Nour·
rice insultait Égisthe. Sa colère contre Agamemnon est calmée, nous
• Vv. 290-291 : scilicet nubet tibi / regurn relicto rege, generosa exuli. L'attribu·
tion de ces paroles à Clytemnestre entraine des difficultés textuelles qui auraient
dû éclairer les éditeurs!
• V. 295.
10
V. 297: quid deos probro addimus. Cf. la même attitude, populaire, prêtée à
la Nourrice dans Phaedra, 195: Deum esse amorem turpis et uitio furens I firuit
libido. Sénèque accepte cette idée. V. De breu. uit., 16, 15. On sait que Sénèque fait
exprimer par le chœur ou des personnages populaires des idées conformes à la
«sagesse».
11
Vv. 300-301.
12
Eschyle, Agam., 1625 et suiv. Égisthe est déconsidéré parce qu'il n'a pas pris
part à la guerre de Troie; Choéphores, 305; Sophocle, Électre, 302. Cf. Euripide,
Électre, 930. Nous remercions ici MmeDe Romilly, d'avoir bien voulu attirer notre
attention sur ces textes, qui éclairent ce passage de Sénèque.
lJ V. 303.
LA MISE BN SCBNB DANS LBS TRAGm>IBS DE SBNBQUE 719
l'avons dit; mais l'image d'Égisthe mort éveille en elle un nouvel accès de
passion, fait de pitié et d'amour sensuel.
Telle nous paraît être, dans cette longue scène, l'évolution des senti-
ments. Évolution qui se produit au cours des longs silences imposés par
l'alternance des personnages. Les commentateurs qui suivent la recension
A et donnent sans interruption la parole à Clytemnestre sont contraints
d'avouer que les changements d'intention dont témoigne la reine sont
d'une grande brusquerie et «prouvent» la maladresse de Sénèque à
conduire ce dialogue. Maladresse dont le poète n'est pas responsable,
puisqu'elle n'est qu'une apparence, le résultat d'une mauvaise coupure
entre les répliques, et de la méconnaissance de la mise en scène. Et l'on
sera amené à reconnaître que Sénèque, par cet ensemble de moyens -
dans lesquels le texte n'est qu'un élément - a cerné admirablement le
caractère et les émotions de son personnage. Clytemnestre nous apparaît
à la fois comme une reine orgueilleuse, impérieuse, mais, en même
temps, une amante «sensible». Elle sait dominer sa colère. Sans être tou-
tefois parfaitement maîtresse de sa sensibilité, et la pitié qu'elle éprouve
pour Égisthe sera la brèche par où pénétrera le crime. Chacun sait que,
pour un stoïcien, la pitié est aussi une passion.
*
* *
14
V. 396.
15
B.,\. Taladoire, Commentaire sur la mimique et l'expression corporelle du
commédien romain, Montpellier, 1951.
16
Fr. 366 et suiv. (R.), ex fab. incertis.
17
Ad Herenn., Il, 36 et suiv.
"Ibid., IV, 1 et suiv. Cf. Cicéron, Brut., 3, à propos de l'actio d'Hortensius.
LA MISE EN SCtNE DANS LES TRA<IBDIBS DE StNtOUE 721
bliera pas non plus que Pacuvius avait recouru à des effets scéniques
dont le souvenir avait été durable 19.
Il faut aussi se représenter l'architecture et le décor de ces scènes de
théâtre, dont le monument, conservé, de Sabratha nous offre un exemple,
un pulpitum long et large, une frons scenae majestueuse, avec ses trois
portes et les deux entrées latérales, le balcon du premier étage. Cet
ensemble se prête admirablement aux évolutions d'une foule nombreuse,
à des entrées et des sorties de figurants, dont le texte, évidemment, ne fait
aucune mention, en général, mais dont il faut tenir compte si on veut
comprendre la totalité du spectacle. On n'oubliera pas non plus que la
tragédie romaine, depuis plusieurs siècles, est en concurrence avec le
mime et les jeux de l'amphithéâtre qui, assez récemment, au temps de
Sénèque, s'étaient enrichis de toute une mise en scène quasi théâtrale. La
contagion avait atteint la tragédie, depuis longtemps. Sénèque n'y a pas
échappé. La longueur même des discours qu'il fait prononcer à ses per-
sonnages oblige à penser que les éléments scéniques, le spectacle lui-
même, viennent alléger ce qu'un monologue seulement parlé aurait de
trop monotone et de lassant.
À la fin du récit d'Eurybatès, Clytemnestre, toujours sur le perron
royal, et dominant la foule qui emplit la scène (elle s'adresse expressé-
ment aux gens d'Argos) 20, invoque Jupiter et ordonne au peuple de prépa-
rer la fête, tandis que, de l'autre côté du pulpitum, entrent les captives.
Parmi elles, Cassandre, en costumes sacerdotaux. Clytemnestre la voit, et
il est évident que la reine ne se retirera pas dans le palais, au moment
même où commence le défilé triomphal. Il faut donc se la représenter
debout, devant la porte royale, jusqu'a moment où elle rentrera avec Aga-
memnon, une fois que celui-ci aura invoqué les divinités d'Argos 21. On
remarquera que Clytemnestre et lui n'échangent aucune parole, que leur
rencontre reste muette. Certes, on pourrait imaginer que la reine se soit
retirée pendant les chants du chœur, mais le texte même oblige à nous
représenter les choses autrement. Il faut que Clytemnestre ait été présen-
te pendant la vision de Cassandre puisque le chœur (des femmes argien-
nes) nous la montre (en un passage parlé) allant au devant d' Agamemnon
et l'accompagnant depuis le moment où il entre jusqu'à celui où, parvenu
au milieu du pulpitum, devant la porte royale, il aperçoit Cassandre éva-
nouie22. Dans la tragédie d'Eschyle, Agamemnon et la reine échangent de
longs discours (et le roi en fait reproche à sa femme) 23• Sénèque n'a pas
voulu d'une telle scène. La rencontre des deux époux sera seulement
mimée, muette, le drame sera tout entier dans les attitudes et les gestes. Il
est certain par ailleurs que le poète romain s'est souvenu des vers de son
lointain prédécesseur, et ne suit pas ici un autre modèle, dans le salut que
le roi adresse aux divinités de sa patrie. Mais remarquons, en passant,
qu'il le fait en en transposant les termes. Chez le poète grec, le roi invo-
que «les dieux d'Argos», et explique que sa victoire est leur œuvre, à eux,
plutôt que la sienne 24 • Sénèque, lui, se borne à mettre dans la bouche
d' Agamemnon un salut à la Terre d' Argos - ce qui est une conception
typiquement romaine.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait douter que la reine a assisté à la lon-
gue scène au cours de laquelle Cassandre et le chœur des captives ont
dialogué 25 • Elle a entendu la prêtresse évoquer le monde infernal, et elle
seule a pu comprendre la signification de ses paroles, qui sont ambiguës,
comme il convient à un oracle. Ainsi, aux vers 755 et suiv. : Quem petit
dextra uirum . .. , Clytemnestre ne peut pas ne pas penser que ce héros, cet
homme qui va mourir, est Agamemnon, et que le lion blessé dont parle
Cassandre symbolise le roi des rois (uictor, victorieux), tandis que ses
deux vainqueurs, l'animal «à la dent infâme» (un loup?) 24 et la lionne
sont évidemment Égisthe et elle-même.
Pour Clytemnestre se dévoile ainsi un avenir devant lequel elle hési-
tait peut-être encore. La prophétie de Cassandre, à laquelle elle assiste,
muette, contribÙe à assurer, et en même temps à justifier sa résolution.
Les dieux ont, apparemment, prévu la mort d'Agamemnon. C'est à elle
d'accomplir ce qui est déjà inscrit dans le Destin. Dans la tragédie d'Es·
chyle. Clytemnestre n'assiste pas à la prophétie de Cassandre; elle entre
dans le palais après avoir adressé à la jeune femme des propos outra·
geants 27• Le problème posé par Sénèque n'existe donc pas, et l'on com·
mence peut-être à discerner le dessein du poète romain, qui veut montrer
les étapes de l'intention criminelle, sa montée dans l'âme de la reine; ce
qui est três loin, nous semble-t-il, de ce que voulait Eschyle. Sénèque ren·
contre ici une aporie célèbre, depuis Diodore le Mégarique, le degré de
liberté laissé aux mortels en face du Destin. Puisque les dieux prévoient
toute chose, dans quelle mesure les hommes sont-ils libres?
23
Eschyle, Agam., 914-916.
2
• Jbid., 810 et suiv.
25
Sénèque, Agam., 659-774.
26
D'après Eschyle, Agam., 1258-1259.
27
Eschyle, Agam., 1035-1071.
LA MISE EN SCÈNE DANS LES TRAGf:iDIES DE SÈNÈQUE 723
Ce problème n'a pas été abordé par Sénèque avant les Questions
naturelles 21, il l'évoque à propos des présages et de la foudre, et reconnaît
alors que la connaissance du futur peut agir, comme «conseillère», sur
l'esprit en encourageant celui-ci à accomplir ce qu'il a l'intention de fai-
re29. Clytemnestre doit, en vertu de sa destinée, tuer Agamemnon, mais
elle ne le fera que si elle décide de le faire 30 ; la prédiction de Cassandre
agira donc à la manière d'une foudre «conseillère». Quant à l'apparente
contradiction entre destin et libre arbitre, Sénèque la résout en soutenant
que le temps, qui pour nous est un passage du futur au passé, est, aux
yeux de la divinité, un éternel présent 31 • On reconnaît la théorie de Chry-
sippe et du stoïcisme orthodoxe 32, qui sauve à la fois de Destin et la liber-
té humaine. On peut donc admettre que Sénèque la faisait sienne bien
avant d'écrire les Questions naturelles, et que la situation dans laquelle se
trouvait Clytemnestre, au moment où l'avenir se dévoile à elle, ne lui a
pas échappé. C'est l'un des éléments de cet acquiescement au crime que
nous voyons mûrir dans l'âme de la reine.
Mais la présence de Cassandre, sous les yeux de Clytemnestre immo-
bile et muette, agit encore d'une autre manière. Peu à peu, le délire de la
prêtresse devient plus violent. Le rythme de sa parole s'accélère; aux
sénaires iambiques succèdent les dimètres. Puis elle s'effondre, terrassée
par le dieu. Agamemnon, à ce moment, n'est pas encore arrivé. C'est l'at-
tente: le délire de Cassandre ralentit le temps «intérieur»; les regards
sont tournés vers elle, prise entre les Argiennes et les Troyennes, au cen-
tre du pulpitum. Et, lorsqu'elle tombe, ce sont les premières qui ont pitié
d'elle et s'avancent pour la relever 33•
À la vérité, les manuscrit du groupe A attribuent ces paroles aux cap-
tives troyennes. L'Etruscus se contente d'écrire: Chorus, ce qui désigne
probablement le chœur des Argiennes, le chœur principal. En effet, lors-
que le chœur des captives pénètre sur la scène, l'Etruscus précise, au vers
589: Chorum Iliadum. On en déduira (hypothétiquement!) que la seule
mention de Chorus s'applique au chœur des Argiennes. Mais, même si l'on
refuse cette indication, d'autres arguments permettent de discerner, au
cours de la scène suivante - le dialogue entre Cassandre et le (ou plutôt
11 Ibid., II, 36: illius (se. dei) diuinitati omne praesens sit.
32 Cicéron, De fato, 12 et suiv.
mauvais augure. Pitié et religio s'unissent dans leur esprit. Mais il est trop
tard. Agamemnon est là. Clytemnestre l'a rejoint. Ils font ensemble les
derniers pas,·qui les rapprochent du milieu de la scène, à l'endroit où,
précisément, gît encore Cassandre inanimée.
La suite des jeux de scène qui préparent l'entrée du roi devient alors
parfaitement claire, ainsi que sa signification dans le déroulement de la
pièce. Au centre, debout sur le perron et dominant la foule des simples
mortels, s'est longtemps tenue la reine (sans doute.accompagnée de sui-
vantes). À gauche des specteteurs, le chœur des Argiennes, avec, sans dou-
te a.ussi, des habitants d'Argos, venus assister à l'événement. À droite, sur
une ou deux files, contenues par des soldats, le cortège des Troyennes,
arrêté devant le palais. Au centre, dans un espace vide, Cassandre,
d'abord animée, puis agitée par son délire et enfin évanouie. Tous les
regards convergent vers elle, et cela produit une sorte de symphonie de
sentiments et d'émotions, chaque groupe ou chaque personnage réagis-
sant d'après les pensées et les impressions en rapport avec sa propre
situation, la reine lisant son crime dans les destins, les Troyennes revivant
leurs malheurs dans les propos de la prêtresse, les Argiennes étonnées,
puis effrayées par le présage, enfin saisies de pitié 35 • C'est le moment pré-
cis où se présente le roi. Un moment où il est presque oublié. Seule la
reine, du haut du perron, l'a aperçu, et elle va vers lui. On comprend
pourquoi cette entrée d'Agamemnon est aussi «abrupte et brève», pour-
quoi elle «manque remarquablement de pompe:. 36• Mais il est inexact de
soutenir que «la brièveté et le vague de Sénèque peuvent illustrer son
manque d'intérêt pour une vision théâtrale cohérente de l'action» 37• Tout,
au contraire, est calculé pour produire un certain effet - qui n'est pas
celui que voulait Eschyle, certes, mais qui pourrait s'en étonner?
Sénèque a certainement voulu considérer (et montrer, rendre visuel-
lement, matériellement sensible) le roi dans sa réalité d'homme, non dans
la majesté de sa condition. En dépit de toute sa gloire, il est seul devant la
reine, comme il sera seul devant la mort 38• Certes, il est ici entouré de
figurants et de soldats; des serviteurs attendent ses ordres 39• Mais àu
moment même où il va franchir le seuil de sa maison, retrouvant ainsi
0
'Ad Marc., 12, 6 (Sulla); 13, 1-2; De breu. uit., 4, 2 (Auguste); De prou., 3, 6
(Fabricius), etc.
LA MISB BN SCÈNB DANS LBS TRAG8DIBS DB S8NËQUB 727
*
* *
41
Vv. 802-807.
42
Vv. 951-952.
43 Vv. 1001-1012.
728 ROME, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE