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COLLECTION DE L'tCOLE FRANÇAISE DE ROME

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PIERRE GRIMAL

ROME
LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Préface de Charles Pietri

Tome I

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME


PALAIS FARNÈSE
1986
© - :&:oie française de Rome - 1986
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-0126-3 (édition complète)
ISBN 2-7283-0131-X (Vol. I)
ISBN 2-7283-0132-8 (Vol. II)

Diffusion en France : Diffusion en Italie :


DIFFUSION DB BOCCARD cL'BRMA» Dl BRBTSCHNBIDBR
11 RUE DB MÉDICIS VIA CASSIOOORO, 19
75006 PARIS 00193 ROMA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA BTRUSCHI, 7-9 - ROMA


PRÉFACE

J'aimerais dédier à Rome ces deux volumes de Pierre Grimal, à la


Rome des siècles et des jours, pour reprendre le titre que l' Auteur donnait
à l'un de ses livres. Ils célèbrent la Rome des siècles, cette ville qui culti-
vait l'angoisse d'une éternité toujours menacée mais inlassablement re-
nouvelée, dans un grand mouvement d'histoire mêlant la politique prag-
matique et la philosophie du pouvoir, la quête de la gloire et la recherche
de la beauté. Et puis ce sont aussi les jours, c le chant mystérieux des cho-
ses», la Rome des paysages et des jardins, des temples et du Forum et
tous ces instants où le poète et le peintre empruntent l'un à tautre pour
ciseler, dans la hâte apparente du quotidien, l'ode ou le quadretto qui tou-
chent au plus intime des âmes romaines. Pour atteindre cette forme de la
connaissance, il faut non seulement l'immense labeur de la science mais
aussi, avec l'imprégnation des grands textes et de toute une littérature,
cette affinité particulière, cette sympathie qui atteignent les vérités essen-
tielles. «On ne peut comprendre Rome», disait Monseigneur Duchesne
(qui ne parlait pas de la cité contemporaine) « sans être un peu épris>.
Dédier ce livre à la Ville, voilà pour l'École française et pour qui tient la
plume, la précaution de la pudeur qui permet de présenter un hommage
de reconnaissance au Maître à qui nous devons d'être - avec ces volumes
et bien d'autres - un peu plus «romains».
Articles, mémoires, conférences et séminaires. tous ces textes jalon-
nent et illustrent l'œuvre d'un professeur, d'un savant, d'un écrivain. Par-
fois, ils donnent un complément précieux à d'autres études consacrées
aux grands auteurs (les plus grands dans la littérature latine, Virgile et
Horace, Cicéron et Sénèque), aux Jardins et à la ville de Rome. Le thème
ébauché, resté mineur pour suivre le mouvement d'un livre. devient un
mémoire, développé avec toute l'orchestration de science nécessaire. Sou-
vent, la réunion de tous ces textes fait surgir d'autres livres qui ont été
généreusement distribués en articles et en notes composés parallèlement
aux grands ouvrages. Mais surtout un tel recueil renouvelle, dans la
diversité d'une recherche attentive aux multiples formes de la romanité,
ce bonheur de science claire et méditée que donnent les œuvrcs de Pierre
VI ROME,LA LITI'tRATUREET L'HISTOIRE

Grimal, rencontres de littérature et d'histoire romaines (en empruntant ce


titre qu'avait déjà choisi un maître disparu, Jérôme Carcopino). De l'épi-
graphie à la recherche littéraire, de l'analyse des monuments à celle des
poètes, des philosophes et des orateurs, ces études, qui traitent en six ou
sept siècles d'histoire, depuis le temps des Scipions à celui d' Apulée, tant
de thèmes différents, illustrent l'unité et le style d'une science, d'une
méthode. Celles-ci apparaissent avec d'autant plus de force convaincante
que le recueil a été organisé suivant le plan le plus simple, en prenant
toute précaution (comme le souhaitait l' Auteur) pour éviter dans la dispo-
sition des écrits une construction artificielle. La première partie classe
par ordre alphabétique les textes publiés sur chacun des écrivains étu-
diés. Une seconde partie accueille des études qui touchent plus particuliè-
rement aux monuments, aux jardins, à la topographie de la Ville, à l'ana-
lyse des œuvres de l'art et de la littérature. Mais d'un mémoire à l'autre,
des correspondances s'établissent et la force unitaire d'une démonstra-
tion apparaît au lecteur qui accepte sans ruser la disposition commode et
apparemment neutre de ce recueil.
Une préface est tenue à quelque discrétion modeste devant un Trésor
de littérature et d'histoire. Mais ces deux mots associés éclairent, je pense,
le dessein d'un savant, poursuivi dans la variété des thèmes et des recher-
. ches. Du reste, le témoignage de l' Auteur rend inutiles les gloses : il ne
cherche pas, assure-t-il, à sous-estimer les données de l'archéologie, celles
de l'épigraphie funéraire ou de la numismatique, mais «c'est par les poè-
tes et les historiens que nous pouvons espérer connaître, principalement,
l'âme de Rome ... C'est l'œuvre littéraire qui demeure la source privilé-
giée, et pourrait-on dire, la mesure de toutes les autres». Cette constata-
tion inspire, pour accompagner l'analyse des textes, le programme d'une
histoire de la culture, des idées, des sensibilités, une histoire de toutes ces
manières de penser et de sentir que nous nommons les mentalités et que
Sénèque appelait les publici mores. Un vers d'Horace évoque tout ce que
la sagesse humaine, la philosophie, apporte de clairvoyance au poète et
illustre l'expression latine de l'art poétique: Scribendi recte sapere est et
principiu~ et fons. A plusieurs reprises (comme on en trouvera ici témoi-
gnage), Pierre Grimal rappelle qu'il faut connaître cet univers de
concepts moraux intellectuels et culturels, sur lequel l' œuvre littéraire
prend appui et identifier ainsi l'influence que l'air du temps et le style
d'une époque exercent non seulement sur le créateur (comme il va de
soi), mais aussi sur l'idéologie du genre choisi par l'artiste. Cette méthode
nous vaut des analyses précieuses, tracées en quelques lignes, avec une
sobriété de moyen qui fait toute la force de la définition : l'image de la
Palliata qui relie à un acte du rite grec l'exotisme sacré de ses expres-
PRéFACE VII

sions, l'évocation du rôle moral de la rhétorique latine au temps de l'Em-


pire. Je citerai, pour le plaisir, les quelques mots consacrés au poème élé-
giaque; ils illustrent les lois et l'évolution du genre autant que la situation
personnelle des poètes dans le désarroi du temps, en faisant de c cet énon-
cé lyrique familier ... particulièrement adapté à traduire des images stati-
ques», un moyen «d'exprimer tous les frissons du moi auxquels la littéra-
ture jusque-là n'avait pas donné le droit de cité».
Ces rencontres de l'histoire et de la littérature ouvrent un chapitre
nouveau sur cette part de l'âme romaine qu'est la religion, avec les forces
de renouvellement qu'évoque le témoignage d'Apulée, mais aussi avec la
fécondité d'antiques croyances, cette Fides, déesse secrète, devenue l'ori-
gine et le principe de l'universalisme romain. Avec quelle force exemplai-
re ces analyses invitent à la rigueur, s'appuient sur l'étude des procédés
et des genres littéraires pour écarter les surcharges d'interprétation chè-
res à certains historiens des religions : Properce, en rapportant les mal-
heurs de Tarpeia, ne songe qu'à conter une belle légende. Mais Virgile
témoigne en quelques vers pour la colline de Janus, ou encore, dans lave
Églogue, pour le culte de César masqué sous les traits de Daphnis. L'ana-
lyse reconnaît dans le chant VI de l'Énéide la préfiguration et la garantie
mythique des jeux séculaires. Le poète évoque symboliquement cette syn-
thèse de la Grèce avec Rome, un thème qu'illustre ce recueil avec l'histoi-
re de l'hellénisme, des idées philosophiques et de leur réception à Rome,
des Scipions à Sénèque. Le lecteur retrouvera ici des mémoires devenus
classiques sur les philosophes, sur Lucrèce et sa théorie de la connaissan-
ce, sur Sénèque et le problème du temps, autour duquel s'organise toute
sa pensée stoïcienne. Mais la réunion de ces articles, par tout ce qu'ils
rassemblent de notations diverses, démontre avec quelle attention parti·
culière Pierre Grimal suit dans la littérature, dans le théâtre et dans la
poésie, l'extension diffuse de la philosophie morale: il donne une histoire
de l'Éthique à Nicomaque, une autre du stoïcisme et surtout, après avoir
présenté Lucrèce comme un précurseur, l'analyse recueille les multiples
témoignages de l'épicurisme latin: 0 fortunatos nimium, sua si bona
norint; Virgile lui-mème dans les Géorgiques fait écho au philosophe du
Jardin, célébrant la prudence et la connaissance comme l'élément décisif
du bonheur. L'exégète nous prévient aussitôt que cette référence n'impli-
que pas une conversion du poète à toute la doctrine d'Épicure : il atteste
au moins la part que celle-ci occupe dans la koinè intellectuelle.
« Nous avons aujourd'hui quelques difficultés à imaginer que les doc-
trines philosophiques des Anciens aient pu jouer un rôle de quclquïmpor-
tance dans l'histoire politique•· Cette remarque, venue sous la plume dt·
l'historien du Siècle des Scipions, s'adresse peut-être â l'école d'historiens
VIII ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

qui refusent de conférer à la révolution d'Octave l'inspiration d'une idéo-


logie. En tout cas, l'étude, dans un important mémoire, du débat qui
oppose sur l'action et la sagesse les épicuriens et les stoïciens apporte une
vue tout à fait opposée. Les disciples du Jardin entendaient sans doute se
préserver de l'action politique mais ils acceptaient, comme en témoigne
Horace, de confier à un arbitre, au Prince, le soin de réaliser l'idéal de la
sagesse dans le gouvernement du monde. La littérature éclaire également
l'histoire, en décelant dans l'ancienne tradition les germes toujours vi-
vants de l'idéal monarchique. Le présent recueil évoque, pour le temps de
César, Philodémos, un poète syrien, professant la philosophie d'Ëpicure
et lié à un cénacle de l'aristocratie intellectuelle où- étaient agitées des
théories sur l'action politique. Athénodoros de Tarse, que présente un
autre article, paraît mieux placé, bien qu'au bout du compte le personna-
ge reste assez mystérieux : en tout cas, il est le précepteur d'Octave, un
maître à penser qui souffle peut-être quelques idées sur la grandeur
impériale.
Virgile servit mieux la cause de la Ville en inspirant le programme
décoratif du plus augustéen des symboles, l'Ara Pacis. Il faut finir par la
Ville et les notes qui évoquent ses paysages et son décor; la peinture et la
poésie élégiaque sont les harmoniques d'une même sensibilité : celui qui
nous a donné les Jardins romains y voit renaître le «paradis rustique» que
les Romains n'avaient jamais voulu perdre. L'art romain s'appuie sur une
tradition ancienne pour accueillir un thème iconographique sans rem-
ployer l'anecdote mythologique qui l'accompagne dans le modèle. Ce pro-
cédé illustre les échanges entre la Grèce et Rome et la force de l'âme
romaine que Pierre Grimal décèle avec tant d'attention passionnée.
L'Ëcole lui a demandé de publier ces volumes: elle le devait à celui qui
fait que nous sommes un peu plus proches, par l'intelligence et par le
cœur, de la Ville.

Charles PIETRI
À LA RECHERCHE D' APULÉE

A propos de: Alexander ScoBJE,Aspects of the Ancient Romance and ils Heritage.
Essays on Apuleius, Petronius, and the Greek Romances (Beitrâge zur Klassis-
chen Philologie, Heft 30): Meinsenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1969, 1
vol. in-8°, 113 pages.

Le centre de ce petit livre est l'étude des Métamorphoses d' Apulée et


les autres cessais»qu'il contient (essentiellement, un chapitre sur le genre
auquel appartient le Satiricon et l'intention de son auteur, un autre sur le
genre narratif dans le monde hellénique) servent à appuyer les analyses
de l'auteur concernant les aventures de Lucius. M. Scobie connaît bien le
bibliographie de son sujet, ce qui ne l'empêche pas d'avoir des idées origi-
nales et de bien poser les problèmes. Il ne s'est pas abandonné à la facili-
té des citations multiples qui étourdissent le lecteur et l'instruisent peu.
Facilité qui est une tentation bien grande lorsqu'il s'agit d'Apulée, sur qui
tant de choses ont été dites et dont l'étude reste à faire.
M. Scobie est préoccupê par la notion de «genre», c'est-à-dire qu'il
cherche à déterminer la série causale dans laquelle s'insère l'œuvre qu'il
étudie - un «genre» littéraire étant une cause formelle, au sens aristotéli-
cien, léguée par une tradition. Les Métamorphoses d'Apulée, à cet égard,
ne sont pas aussi aisément explicables que l'Énéide ou les Bucoliques. Sur
la cons,ïtution du genre romanesque avant Apulée, M. Scobie suggère
l'essentiel; on aurait peut-être souhaité que les remarques quelque peu
éparses qu'il présente aient été groupées et se soient étayées les unes les
autres. L'image qui en eût résulté serait à peu près celle-ci:
L'existence d'un genre narratif en prose, qui ne soit pas de l'histoire,
est en elle-même paradoxale. Elle suppose la conquête, par la prose, d'un
domaine qui, primitivement, était celui du poème, et dont l'Odyssée est
l'exemple le plus célèbre et aussi le plus caractéristique. Une question que
M. Scobie ne pose pas est celle de la motivation qui explique ces récits
narratifs romanesques (c'est-à-dire inventés, imaginaires, en totalité ou en
presque totalité), qu'ils soient en vers ou en prose. Cette motivation, sou-
vent obscure, apparaît parfois assez clairement, à propos de quelques
2 ROMB, LA LIT'ŒRATURBBT L'HISTOIRB

romans grecs. On voit, par exemple, que celui de Charlton raconte une
histoire dans laquelle le beau rôle appartient à des Grecs, soumis à la tou-
te-puissance du roi des Perses, que, dans les Éthiopiques, la situation est
analogue, les Grecs et les nationalistes égyptiens se joignant dans une lut-
te commune contre l'envahisseur perse; l'intention politique est saisissa-
bale aussi dans le roman de Nin-us,véritable épopée de l'antique Babylone
libre et impériale. Finalement, on discerne que la motivation nationale, la
nostalgie de temps plus heureux, ou l'exaltation d'une résistance à l'op-
pression étrangère ne sont pas plus absentes de ces récits qu'elles ne le
sont de la chanson de Roland ou du cycle arthurien.
En revanche, nous ne trouvons rien de semblable dans les Métamor-
phoses : la présence politique de Rome y est acceptée, parfois même sou-
haitée, comme lorsqu'il s'agit de rétablir la sécurité et d'éliminer les ban-
des de brigands qui infestent la campagne; il n'est jusqu'à Lucius, trans-
formé en âne, qui ne tente d'invoquer la puissance tutélaire de César! Un
seul épisode discordant, l'histoire du jardinier et du centurion brutal.
dans lequel les petites gens se liguent pour protéger la victime. Mais on
n'oubliera pas que cette aventure se trouve aussi dans l'Ane de Lucien et
que, par conséquent, elle figurait déjà dans le modèle d'Apulée. Apulée,
loin d'appartenir à l'opposition nationale des Grecs contre le maître
romain - il était originaire d'Afrique, et, en soi, ces porblèmes ne pou-
vaient le toucher que par analogie - intègre son héros à la haute société
romanisée; Byrrhène, la Thébaine, dont le nom porte l'empreinte du dia-
lecte de sa patrie, est alliée, de très près, à une famille de «clarissimes».
On pense à l'entourage d'Hérode Atticus, ou du moins à un milieu très
romanisé et qui collabore de très près avec le gouvernement impérial.
Donc, à aucun degré, les Métamorphoses ne permettent de discerner la
motivation nationaliste qui explique en grande partie la naissance des
romans grecs orientaux.
Ce qui ne veut pas dire qu' Apulée ait ignoré ces romans - et il en
existe un indice très net, que M. Scobie aurait pu utiliser, dans le début
du conte de Psyché. L'histoire est située dans un milie~ géographique qui
reprend, non sans maladresse, celui de Chéréas et Callirhoé, et Psyché est
présentée à peu près dans les mêmes termes que la jeune héroïne syracu-
saine, qui est évidemment le modèle dont s'est inspiré Apulée pour son
mythe platonisant.
Reste à répondre à la question posée par M. Scobie: pourquoi Apulée
a-t-il choisi d'écrire en prose? A quelle tradition se rattachait-il? En réali-
té, le problème est peut-être mal formulé, en ces termes. Car ce n'est pas
Apulée qui, le premier, a raconté l'histoire d'un homme changé en âne, et
son retour à la forme humaine, mais un certain Lucius de Patras, anté-
A LA RBCHBRCHE D'APULa.E 3

rieur, probablement, à Apulée, d'une ou deux générations à l'époque où,


comme le montre M. Scobie, renaissait le goût des paradoxa. Là, il ne
s'agit pas d'un rhéteur africain mais d'un Grec, originaire de la plus gran-
de ville d'Achaïe, sous l'Empire, un affranchi, peut-être, ou un fils d'af-
franchi, comme invite à le penser son prénom romain, qui a recueilli,
dans ce monde cosmopolite, des histoires fantastiques et les a insérées
dans un cadre lui-même extraordinaire. Ici, M. Scobie suggère une expli-
cation ingénieuse et très vraisemblable: le «genre> n'est pas littéraire-
ment constitué, depuis longtemps, mais relève de la littérature orale. En
fait, son premier chapitre concerne les témoignages relatifs à cette littéra-
ture narrative orale. Nous penserons, avec lui, que les arétaloges ont joué
un grand rôle dans les pratiques et l'environnement religieux, que les
bateleurs ont retenu souvent l'attention des badauds par leurs histoires
merveilleuses, et que les places publiques de toutes les villes antiques ont
connu ces cercles d'auditeurs que les circulatores (les «faiseurs de circu-
li») rassemblaient autour d'eux; parfois c'étaient des lutteurs, ou des ava-
leurs de sabres, parfois des conteurs. Et ils parlaient, tout naturellement,
la langue de tous les jours, c'est-à-dire la prose. Autrefois, bien des siècles
plus tôt, les conteurs itinérants s'exprimaient en vers - mais c'était pour
les cours royales ou seigneuriales et, depuis ce temps, la poésie est deve-
nue un genre savant.
Une autre considération, qui ne figure pas dans le raisonnement de
M. Scobie, mais pourrait l'appuyer, est le fait que le genre narratif mer-
veilleux baigne, en sa proto-histoire, dans un milieu qui n'est pas limité
au domaine gréco-romain. Il est facile de lui trouver des origines, par
exemple dans le monde égyptien, où le récit merveilleux en prose, que ce
soit l'histoire du Naufragé ou le conte de Sinouhé, et bien d'autres, moins
célèbres, remonte à une tradition très ancienne. Chaque fois c'est un nar-
rateur qui dit ses aventures, et ce genre du voyage merveilleux est répan-
du dans tout le domaine sémitique. Le récit des exploits de Gilgamesh
appartient à cette sorte de littérature du voyage, de l'errance - qui est,
précisément, le cadre de l'Ane d'or. D'autres variantes du genre, auxquel-
les fait allusion M. Scobie, comme le thème de l'inscription sacrée, appar-
tiennent, aussi, au domaine égyptien.
Le roman d' Apulée ne forme pas une œuvre unitaire, jaillie tout
armée de l'esprit de son auteur, c'est le remaniement d'un ouvrage anté-
rieur, et toute analyse doit commencer par la détermination de ce qui
appartient à Lucius de Patras et ce qui a été ajouté. Dans le passé, plu-
sieurs philologues se sont essayés à cette tâche; les résultats ont été
divers; mais la voie a été montrée par A. Lesky. dans son article de l'Her-
mès de 1941, et mériterait d'être suivie. On s'apercevrait ainsi que des
4 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

arguments contradictoires, apportés pour appuyer telle ou telle thèse


classique, s'appliquent en fait les uns à la partie primitive du conte, les
autres aux additions d'Apulée - on n'a pas assez médité sur une expres-
sion curieuse de l'Africain, dans sa courte préface, qu'il écrivait sur du
papyrus égyptien, avec un calame nilotique! L'addition du livre XI est la
plus visible; celle de Psyché est sensible; d'autres se laissent entrevoir,
comme le rebondissement (assez maladroitement expliqué par l'homony-
mie du mort et de son gardien) de l'hisoire de Thélyphron qui, simple
aventure macabre, où joue un rôle une sorcellerie «chamanique» tradi-
tionnelle, se transforme en une expérience de résurrection «à l'égyptien-
ne». On soupçonne une addition analogue dans l'histoire de la meunière,
qui, d'abord (chez Lucius de Patras), n'était qu'un fabliau plaisant, une
milésienne salace, et qui devient, après coup, un exemple de magie noire,
où un fantôme au service de la sorcière exécute le malheureux mari. La
suture est révélée par le résumé de Lucien, où l'on voit le meunier survi-
vre à son infortune et vendre l'âne, simplement parce qu'il trouve qu'il
dépérit.
Les remarques que présente M. Scobie sur la curiositas chez Apulée,
et qu'il oppose à la thèse soutenue naguère par S. Lancel, perdent ,beau-
coup de leur efficacité lorsqu'on s'aperçoit que les statistiques qu'il pré-
sente concernent à la fois des épisodes du roman primitif et des additions
d'Apulée. Une étude plus exacte montrerait que la curiosité de l'âne existe
déjà dans le modèle (on le voit par l'épisode du jardinier), et que cette
curiosité est considérée comme une attitude dangereuse, un défaut qui
entraîne des conséquences fâcheuses pour tout le monde. Il en va de
même, dire-t-on, dans le conte de Psyché; certes, mais cette curiosité,
dangereuse en pratique, n'en est pas moins la condition du progrès spiri-
tuel. Il y a une «bonne» curiosité, celle qui pousse l'âme à retrouver le
contact avec le divin. Et ici nous rencontrons le problème de Photis, qui a
visiblement intéressé M. Scobie, car il consacre à la jeune servante des
pages vivantes et riches. Apulée a conservé de son modèle l'idée de la ser-
vante utilisée comme moyen de parvenir aux secrets de la maîtresse (M.
Scobie dit le contraire, mais à tort); mais il a ajouté le motif de l'engage-
ment personnel de Lucius dans l'aventure. On pourrait ajouter quelques
traits à son analyse du sentiment de Lucius, plus amoureux, moins pure•
ment érotique que chez Lucien (et, sans doute, dans le modèle commun).
On pourrait aussi remarquer que l'histoire de Photis est à peu près l'exac-
te contrepartie de celle de Psyché. La «curiosité» de Psyché lui révèle le
divin; celle de Lucius précipite, par Photis, son âme humaine dans la bes-
tialité. La même lumière - la lampe, compagne des amants - peut provo-
quer des effets absolument opposés. Et nous persisterons à penser que le
À LA RBCHBRCHBD'APUL2E 5

nom de la servante a bien une signification sinon mystique, du moins


symbolique, avertissant le lecteur qu'il existe une lumière de l'erreur, qui
luit pour ceux dont l'âme n'a pas été préparée à discerner la vérité.
Si l'on parvenait à déterminer avec une suffisante vraisemblance les
additions d'Apulée, on découvrirait comme une lente préparation du livre
XI. M. Scobie a reconnu quelques-unes de ces étapes, par exemple la
métamorphose d'Actéon, dans la statue qui orne l'atrium de Byrrhène; il
est certain qu'il s'agit là d'une addition de l'Africain, ne serait-ce qu'en
raison des détails architecturaux qui font de cette demeure une maison
typiquement romaine, assez différente de la maison grecque traditionnel-
le, celle que l'on attendrait chez Lucius de Patras. Cette métamorphose
annonce le châtiment réservé à la «mauvaise» curiosité. Mais il y a d'au-
tres «signes», ajoutés par Apulée; ainsi l'histoire des poissons au marché
d'Hypata, sur laquelle MM. Hubaux et Derchain ont attiré naguère l'at-
tention, et où l'on doit certainement voir un présage heureux, l'écrase-
ment des esprits révoltés contre Dieu, l'exaltation de la Vérité. L'interpré-
tation égyptisante apportée par ces auteurs est très vraisemblable.
La seconde partie de l'histoire de Charité n'est pas moins chargée de
symboles: les deux «frères» ennemis, le sanglier suscité par l'un d'eux, le
rècommencenment de l'histoire d'Adonis, où Arès le violent cause la mort
du jeune époux, afin d'être seul à posséder Aphrodite-Astarté (dont Chari-
té est un des noms). puis l'horrible châtiment infligé par Charité au cou~
pable, qui le prive de la lumière, enfin, cette acceptation par le criminel
lui-même, de son châtiment, cette descente volontaire dans les Enfers
sans résurrection, tout cela ressemble fort à la transposition romanesque
d'un hiéros logos, et nous place dans une atmosphère assez semblable à
celle du conte de Psyché.
Les pages consacrées au Satiricon sont, elles aussi, fort intéressantes;
on y verra comment Pétrone y a repris la tradition romaine de la .5atura,
et se trouve, par conséquent, fort différent d'Apulée. Le livre de M. Sco-
bie nous rassure; il y a encore beaucoup à trouver sur le roman antique,
et ces quelques chapitres prouvent que l'on peut aborder a\'cc profil et
indépendance d'esprit des sujets que l'on aurait pu croire rebattus, alors
qu'ils ont été seulement effleurés.
LE CALAME ÉGYPIIEN D' APULÉE

Au début des Métamorphoses, Apulée s'adresse à son lecteur et lui


dit: «Je veux, en cette histoire contée à la milésienne, enchaîner l'un à
l'autre des contes de toute sorte et flatter ton oreille bienveillante d'un
aimable murmure, si toutefois tu ne dédaignes pas de donner un coup
d'œil à un papyrus d'Égypte écrit avec la pointe acérée d'un roseau du
Nil. .. » (1, 1, 1).
Il est vrai que les Métamorphoses sont avant tout une histoire à la
milésienne, réaliste et joyeuse; mais que veut dire Apulée, en nous
confiant que son livre a été écrit sur du papyrus d'Égypte, avec la pointe
d'un roseau du Nil? L'Égypte, certes, est bien la terre par excellence des
papyri, mais il est évident qu'Apulée ne parle pas de la matière dont est
fait le volumen sur lequel sera copiée son œuvre. Quant au roseau, peu
importe qu'il ait poussé sur les bords du Nil, ou en Crète (où il en était de
célèbres), ou sur les rives du Tibre. Papyrus et calame ne sont là que par
figure : Apulée nous confie que sa « milésienne > possède une couleur
égyptienne, ce qui est une nouveauté dans l'histoire de ce genre, illustré
autrefois par le Romain Sisenna.
La difficulté commence lorsque l'on essaie de discerner cette couleur
égyptienne. On peut la restreindre au livre XI, le livre d'Isis; ce livre, qui
achève le rècit, est évidemment égyptien, ou du moins égyptisant, puisque
la déesse et son parèdre Osiris (ou plutôt Sérapis) symbolisent la religion
et la philosophie de l'Égypte et la résument, pour les «barbares> qui ne
sont pas nés sur les rives du Nil. Mais on peut se demander aussi, allant
plus loin, si le reste du roman n'en offre pas des traces. Et, puisque la
«milésienne» est constituée, essentiellement, par les dix premiers livres,
cela justifierait mieux l'affirmation d'Apulée que les histoires qu'il nous
conte sont ècrites, nous dirions, nous, «d'une encre égyptienne>. Ce qui
suggère une direction de recherche dans laquelle nous ne faisons pas ici
les premiers pas. Avant nous, deux savants belges, MM. Derchain et J.
Hubaux, dans un article paru en 19S8 (Antiquité classique, XXVIII, p. 100·
l04) et intitulé «L'affaire du marché d'Hypata dans les Métamorphoses
d'Apulée», nous ont montré la voie.
8 ROME, LA Ll1ï8RATURE ET L'HISTOIRE

Il n'est sans doute pas inutile de résumer cette étude pénètrante, dont
les conclusions ne laissent pas de sembler, au premier abord, paradoxa-
les, mais n'en sont que plus instructives. On sait comment le jeune Lucius,
arrivé dans la ville d'Hypata, se rend au marché, afin de pourvoir à son
dîner, qu'il ne veut pas demander à son hôte, Milon - par discrétion, et
parce que le vieillard lui a été dépeint comme un terrible avare. Au mar-
ché, donc, il achète quelques petits poissons et se met en devoir de reve-
nir chez Milon avec son emplette, lorsqu'il rencontre un certain Pythias,
l'un de ses condisciples d'Athènes, qui exerce à Hypata la magistrature
d'agoranome. Pythias lui demande ce qu'il vient d'acheter et, lorsqu'il
apprend que Lucius a fait l'acquisition de poissons, il s'enquiert du prix
dont il les a payés. Lucius le lui dit, et le prix mentionné fait jeter les
hauts cris à Pythias. Sur quoi, le jeune magistrat se fait désigner le ven-
deur, à qui il adresse les reproches les plus vifs et, pour le punir, ordonne
à son licteur de jeter les poissons sur le sol et de les piétiner publique-
ment. Sur quoi, il se retire, persuadé d'avoir donné une bonne leçon au
mercanti - ce qui n'est pas du tout au goût de Lucius, qui a perdu dans
l'aventure et son argent et son diner.
Étrange histoire, apparemment absurde, mais à laquelle MM. Der-
chain et Hubaux ont su donner son sens. Ils ont songé en effet à rappro-
cher du geste attribué à Pythias le rite du «piétinement des poissons»,
bien attesté à Edfou, à Esna et à K~m Ombo. Ils ont montré que ce rite
constituait un envoûtement des ennemis du Roi - et de Rê. Il était encore
régulièrement pratiqué à l'époque romaine, au temps même où Apulée
visita l'Égypte, et, sans aucun doute, Apulée ou bien l'a vu pratiquer ou
bien en a entendu parler par ceux qui l'ont renseigné sur le rituel égyp-
tien.
Il est à peu près certain, d'autre part, que cet épisode du marché
d'Hypata ne figurait pas dans le récit de Lucius de Patras et qu'il a été
introduit par Apulée lui-même - s'il est vrai que, dans la version attribuée
à Lucien, l'hôte du jeune héros se montre généreux et fasse bien dîner
l'invité qui lui arrive à l'improviste. Apulée a accentué l'avarice de Milon,
qui était à peine indiquée dans son modèle; il a voulu ainsi justifier la
visite de Lucius au marché et faire naître l'occasion d'accomplir ce rite si
curieux du piétinement des poissons.
Il resterait à savoir - ce que les deux auteurs dont nous résumons la
découverte renoncent à se demander - pour quelle raison Apulée a agi de
la sorte. S'est-il simplement amusé à introduire une énigme, que seuls les
initiés pouvaient déchiffrer? N'a-t-il pas eu quelque intention plus profon-
de? On remarquera que le jeune magistrat porte le nom de Pythias, nom
théophore, qui semble donner à l'événement une valeur de présage; et ce
LE CALAME OOYPTIEN D' APULÉE 9

rite, tout compte fait, est d'excellent augure. Lucius ne pouvait mieux
commencer son séjour à Hypata que de cette façon. Cela lui assurait de
triompher, finalement, de ses ennemis, qui allaient se révéler nombreux
en cette ville. Mais il y a peut-être davantage.
S. Sauneron, qui étudie le piétinement des poissons à Esna, où le rite
est célébré le 1° Payni, fait observer que ce rite est célébré à l'occasion de
la fête qui commémore la « révolte des hommes, au début de la création»
(Esna V, p. 25-26), ce qui lui confère une signification cosmologique parti-
culière. On sait que ce thème de la révolte des âmes, au moment où, pré-
cisément à cause de cette révolte, vont être créés les hommes réapparaît
dans de nombreux textes hermétiques et, en particulier, dans la Korê Kos-
mou. S'il est vrai que l'odyssée de Lucius décrive symboliquement la
montée de l'âme vers la vérité, c'est-à-dire l'union à Horus, maître de tou-
te vérité, il n'est pas indifférent de trouver, au départ de ce long voyage,
le rappel du rite commémorant la victoire du dieu Soleil, victoire rempor-
tée avec l'aide de son fils, sur la révolte des éléments mortels et «froids» -
les poissons - en face de la lumière et du feu divins. Le piétinement rituel
prend alors la valeur d'un omen particulièrement significatif. Mais peut-
être jugera-t-on que c'est faire la part trop belle à l'imagination, et l'on
attendra, très légitimement, des preuves supplémentaires.

*
* *

Peu de temps après la scène du marché, Lucius est invité chez la


sœur de lait de sa mère, la très puissante dame nommée Byrrhène, et, là,
il entend un certain Thélyphron raconter une étrange aventure qui lui est
arrivée. Chargé de garder un mort, Thélyphron s'est endormi, contraint
par les incantations de puissantes sorcières, et, pendant son sommeil, cel-
les-ci l'ont mutilé. Mais cette mutilation n'apparaît pas tout de suite, car
les sorcières ont remplacé les organes qu'elles ont coupés par des mode-
lages de cire qui dissimulent les blessures. Elle ne se révélera qu'au cours
du dernier épisode de l'aventure, lorsque le mort, rappelé à la vie pour
quelques instants par un prêtre égyptien, racontera ce qui s'est réelle-
ment passé pendant cette nuit dramatique.
Ici encore, une addition d' Apulée au récit primitif se laisse déceler. Il
est à peu près certain que, chez Lucius de Patras, Thélyphron, qui s'était
engagé pour garder le mort et le défendre contre les entreprises des sor-
cières, n'a pas tenu sa promesse, que les sorcières sont venues, pendant la
nuit, ont coupé le nez et les oreilles du cadavre et que, le lendemain, en
10 ROME., LA LITTÉRATURE. E.T L'HISTOIRE.

punition, les mêmes mutilations ont été infligées au gardien infidèle. C'est
Apulée qui a imaginé le rebondissement que nous lisons maintenant dans
les Métamorphoses: comment le mort s'appelait, lui aussi, Thélyphron, et
comment les sorcières se sont trompées et ont mutilé le vivant à sa place;
comment aussi le mort avait péri victime de sa propre femme, empoison-
né par elle; comment son pére, qui avait des soupçons, avait prié un prê-
tre égyptien d'interroger le défunt sur ce qui lui était arrivé en réalité;
nous assistons à la résurrection temporaire du cadavre, nous entendons
ses paroles et nous sommes témoins du dénouement.
Il est d'abord significatif qu'Apulée ait pris, pour exécuter cette opé·
ration magique, un «prophète> égyptien - propheta primarius (11, 28),
c'est-à-dire un prêtre de haut rang. On sait que le mot de prophète traduit
le titre de hem-neter, donné habituellement aux prêtres égyptiens. Apulée,
sur ce point, ne fait que se conformer à l'usage général. Il l'a appelé Zat·
chlas, nom qui nous reste obscur et que les égyptologues ne semblent pas
décidés à interpréter•. Quoi qu'il en soit, ce prêtre va se livrer à ce que les
commentateurs appellent, un peu vite, une opération de nécromancie.
Mais c'est oublier que la nécromancie n'apparaît guère en Égypte, sinon
très tardivement et en marge de la religion officielle. Nous nous en tien-
drons sur ce point à ce que nous apprend Héliodore et qu'il n'y a pas lieu
de mettre en doute. Héliodore nous montre en effet le saint «prophète>
Calasiris (VI, 14) refuser non seulement d'interroger lui-même les morts,
mais même d'être le témoin d'une scène de nécromancie, disant «que
c'était un spectacle diabolique et que, s'il était contraint d'en être le
témoin, il n'y prendrait point part pour autant; car il n'appartenait pas à
un prêtre ni de pratiquer semblables rites ni même d'y assister. La divina-
tion (continuait Calasiris) ne s'exerçait qu'à l'aide de sacrifices permis et
de prières pures; c'étaient les profanes-qui rampaient sur la terre, au sens
le plus strict, et qui traînaient les cadavres ... > Calasiris n'ignore pas que
les dieux punissent de mort quiconque se livre à ces pratiques criminel-
les.
Faut-il donc admettre que le Zatchlas d' Apulée soit un prêtre vénal?
Sans doute, il se fait bien payer (11, 28, 1), mais il donne comme excuse à
son intervention qu'elle aura lieu dans l'intérêt de la justice : « Nous ne
nous opposons pas à l'accomplissement du Destin, dit-il, nous ne refusons
pas à la terre ce qui lui appartient; c'est pour l'apaisement que donne la
vengeance que nous implorons un court espace de vie> (II, 28, 5) - et cet-

1
On peut penser à djët-kher (« celui qui connaît l'éternité»). transcrit selon la
phonétique grecque.
LB CALAME 8GYPrlBN D'APULtΠ11

te considération suffit à calmer sa conscience et, sans doute, à justifier


son acte: on sait à quel point l'idée de justice est essentielle dans l'univers
d'outre-tombe et, plus généralement, dans les conceptions morales égyp-
tiennes, au moins pour la période qui nous occupe. Aider la justice à s'ac-
complir était conforme à la volonté divine, à l'esprit de la Loi, même si
les voies et moyens pour y parvenir pouvaient sembler suspects.
L'opération à laquelle se livre Zatchlas est en tout point inspirée du
rituel et des croyances égyptiennes. Voici la description qu'en donne Apu-
lée : c Le prophète, ainsi imploré, place certaine herbe sur la bouche du
cadavre et en dépose une autre sur sa poitrine. Puis, se tournant vers
l'orient, il adresse une prière silencieuse au soleil sacré qui grandis-
sait ... » (II, 28, 6). Ainsi, il y a deux moments dans le rite : une opération
magique qui a pour objets la bouche et le cœur du mort, puis une prière
adressée au soleil levant. Il est facile de reconnaître dans la première
deux actes caractéristiques du rituel mortuaire, destinés à assurer au
défunt, dans l'au-delà, la jouissance de sa bouche (pour manger la nourri-
ture dont il sera très avide et qui assurera sa survie) et celle de son cœur,
qui est le siège viscéral de la raison et de la conscience. Nous connaissons,
par le Livre des Morts, les formules qui assurent l'ouverture de la bouche.
Nous emprunterons l'une de celles-ci à la traduction et à l'édition de P.
Barguet (Livre des Morts, chap. 23): «Qu'il dise: «Ma bouche est ouverte
par Ptah, les liens qui emprisonnaient ma bouche sont déliés par le dieu
de ma ville. Vient en outre Toth, les liens de Seth, qui emprisonnaient ma
bouche, sont écartés, les mains d'Atoum placées en protection d'elle».
L'ouverture du cœur n'est pas moins bien attestée (Ibid., chap. 26). Il
est vrai qu'une différence importante subsiste entre le rite funéraire habi-
tuel et celui que suit ici le prophète égyptien; tandis que les opérateurs
chargés de l'ensevelissement ouvraient la bouche avec le doigt (ainsi que
les yeux), Zatchlas dépose sur les lèvres du mort une plante, choisie
exprès (quampiam, dit Apulée), et la même, apparemment, sur la poitri-
ne; cette plante communiquera à ces deux organes une vie temporaire.
Mais la principale différence entre le rite du Livre et celui du prophète
est ailleurs : tourné vers le soleil levant (nous sommes juste au sortir de la
nuit - les premiers chants des coqs ont retenti peu de temps auparavant;
II, 26, 1), il prie l'astre, apparemment, d'accomplir le miracle de rendre
un instant la vie au défunt. Or, la liaison établie entre le lever du soleil et
la montée de la vie, et la ritualisation de cette croyance dans la cérémonie
appelée «union au disque» sont bien attestées et, en particulier, par des
textes contemporains d'Apulée.
Cette fois encore, nous nous reporterons aux publications de S. Sau-
neron sur Esna (Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paga-
12 ROME, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE:

nisme (Esna V), Le Caire, 1962, p. 121 et suiv.). Ce rite de l'union au dis-
que se pratiquait à Esna, mais aussi à Edfou et à Dendéra, et, dit S. Sau-
neron, «on peut le supposer partout où se trouve une chapelle à ciel
ouvert, ainsi près de Koptos>. A. Edfou, l'union au disque est le rite
essentiel des fêtes de fin d'année, l'épisode de la cérémonie vers lequel
tous les rites convergent (S. Sauneron, Ibid., p. 124). Elle a pour but de
faire pénétrer, nous dit-on, le ba divin dans la statue royale, c'est-à-dire,
pour parler le langage d'Apulée, l'animus dans l'image de pierre. Ce sont
les rayons du soleil levant qui ont cette puissance d'animation. Et, préci-
sément, constate S. Sauneron (Ibid., p. 126), l'union au disque continue et
reprend une autre cérémonie, qui avait eu lieu lors de l'inauguration du
temple, lorsque le célébrant avait «ouvert la bouche> des statues - de la
même façon que l'on ouvre celle du défunt, pour lui permettre de partici-
per à la vie divine. Nous apprenons aussi, par les mêmes textes (Ibid.,
p. 136-137),que les plantes, et, plus particulièrement, des fleurs, jouaient
un rôle dans cette cérémonie de l'animation. On y trouve le lotus, la fleur
primordiale, dont est né d'abord le Soleil (Ibid., p. Ï42). A la vérité, Apulée
n'aurait pu, sans une grande invraisemblance, mettre dans les mains de
Zatchlas, à Hypata, des fleurs de lotus, qui ne poussent guère sous le ciel
thessalien; il s'est tiré de la difficulté en jetant un voile sur la nature de la
plante requise pour la réanimation temporaire du mort. Mais il ne fait
aucun doute que, pour décrire et d'abord pour imaginer cette scène, il
n'ait purement et simplement transposé en Thessalie des pratiques qu'il
avait appris à connaître en Égypte. Et c'est bien, cette fois encore, le cala-
me égyptien qui lui sert à composer cette scène singulière, dont Lucius de
Patras ne lui donnait point le modèle.
Mais, déjà, avant même que Zatchlas ne commence ses incantations,
la prière prêtée au vieillard qui l'adjure de venir au secours de la justice
devait nous être un indice suffisant des intentions de l'auteur.
Voici les paroles que lui attribue le conteur: «Aie pitié, prêtre, dit-il,
aie pitié, au nom des astres du ciel, au nom des puissances des enfers, au
nom des éléments de la Nature, au nom des silences de la nuit, et des
sanctuaires interdits de Coptos, et au nom de la montée du Nil et des
secrets de Memphis et des sistres de Pharos ... » (II, 28, 3). Aucune des
invocations n'est dépourvue de signification. Considérons d'abord les qua-
tre dernières, qui comportent chacune une indication topographique : les
sanctuaires de Coptos, la crue du Nil, les secrets de Memphis et les sistres
de Pharos. Les sistres de Pharos ne recèlent aucun secret; il s'agit des
sistres d'Isis, mais notons que l'introduction et surtout la spécialisation de
la religion isiaque à Pharos est un phénomène tardif, qui ne se comprend
que dans l'Égypte ptolémaïque, lorsque Pharos se trouva former le môle
avancé du port d'Alexandrie. Il n'en va pas de même des adyta Coptica et
LB CALAME SGYfflBN D' APULtB 13

des arcana Memphitica. Dans les premiers, on reconnaît le culte du dieu


Min, le dieu de Coptos, dont le signe hiéroglyphique (<3°t>) sert à écrire
un mot signifiant «adyton>, sanctuaire secret (Herman Kees, Der Gotter-
glaube in alten Âgypten, Berlin, 1956, p. 106): ce n'est assurément pas un
hasard si le terme d'adyton est appliqué à la doctrine de Coptos (à la véri•
té ce mot est une restitution de Scaliger, les deux manuscrits donnant ici
un mot inintelligible; mais la restitution est certaine). A l'époque d'Apu·
lée, il y a longtemps que le culte d'Isis a pénétré à Coptos, où elle figure
comme déesse-mère, et parèdre de Min, qui est dit «taureau de sa mère>
(Kees, Ibid., p. 200).
Les arcana Memphitica sont évidemment ce que l'on appelle générale-
ment la «théologie memphite>, qui s'est formée autour de Ptah. Cette
doctrine a pour caractère l'affirmation qu'il n'existe qu'un être divin,
dont sont issus tous les autres (Erman, p. 119). Cette théologie memphite
est antérieure, on le sait, à la théologie osirienne, mais celle-ci, à basse
époque, se l'était assimilée. Tout se passe, dans ce texte d'Apulée, comme
si l'invocation mentionnait successivement toutes les strates de la doctrine
isiaque, les antiques théologies qu'elle s'était integrées. Dans cette série,
les incrementa Nilotica trouvent tout naturellement leur place, car ils
représentent l'élément proprement osiriaque de la religion d'Isis, puisque,
on le sait, Osiris est considéré, dès une très haute époque, comme celui
qui donne à l'Égypte l'eau fécondante.
Le début de la prière adressée par le vieillard au prêtre, dès lors,
devient plus claire : les astres célestes, les puissances qui règnent dans le
monde d'En-Bas, les éléments de ce qui est (naturalia) et les silences de la
Nuit nous ramènent aux différents moments de l'initiation isiaque, que
l'on trouve chez Apulée lui-même (par exemple, XI, 23, 7: accessi confi-
nium mortis et, calcato Proserpinae limine, per omnia uectus elementa
remeaui . .. ). mais surtout dans cette précieuse Korè Kosmou qui figure
parmi les textes hermétiques les plus importants. Isis, la « Korè Kosmou >,
explique l'origine du monde, à partir du dieu primordial et des quatre
elementa, la naissance des astres et la création des âmes, la mise en place
d'une Nécessité, qui est une «machine> exprimant le déterminisme astro-
logique.
La prière du vieillard fait donc intervenir l'ensemble de la doctrine
révélée égyptienne - dans le syncrétisme final de son temps - et la totalité
de l'Univers. C'est grâce à l'utilisation ordonnée des forces cosmiques, à
leur connaissance achevée - que ne peut manquer de posséder le prophe-
ta primarius - que peut se produire la brève résurrection du mort tué par
une main criminelle. Jamais, peut-être, le «calame égyptien> d'Apulée n'a
été aussi fidèle à son origine.
14 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

*
* *

Pour résoudre l'un des problèmes les plus irritants qui se posent à
propos du roman d' Apulée, et qui est celui de son originalité, on aimerait
disposer de critères simples et à peu près sûrs. Et l'on est tenté de penser
que le «calame égyptien», chaque fois qu'il laisse sa marque, est manié
par Apulée et ne doit rien à Lucius de Patras. Mais ce n'est encore qu'une
hypothèse, une direction de recherche, qui demande de nombreuses
confirmations. Il nous a semblé, à propos de deux épisodes, que l'analyse
montrait avoir été introduits par Apulée, que les éléments égyptiens y
étaient prédominants. Ne serait-il pas possible de tenter une contre-épreu-
ve et d'essayer de voir si un épisode remontant à Lucius de Patras ne
témoigne pas d'une autre conception de la magie que celle que nous
avons découvertes dans les additions certaines d 'Apulée?
Au début du livre, Lucius rencontre deux voyageurs qui cheminent
comme lui sur la route d'Hypata et dont l'un, nommé Aristomène, racon-
te une singulière aventure. Il nous dit comment il a retrouvé, autrefois, à
Hypata, l'un de ses amis, un certain Socrate, qui avait disparu de leur
commune patrie, Aegium, en Achaïe. Ce Socrate était tombé sous le coupe
d'une sorcière appelée Méroé, et il avait fui son insupportable tyrannie,
mais, désormais sans volonté, il errait en Thessalie, plongé dans le dénue-
ment le plus total, en même temps que dans une déchéance pitoyable.
Aristomène tente de le ramener à une existence plus digne de lui; il le
soigne, le nourrit, l'emmène avec lui; mais, dès leur première étape, au
cours d'une nuit qu'ils passent dans une auberge, la sorcière, accompa-
gnée de sa sœur Panthia, pénètre par magie dans leur chambre; les deux
femmes égorgent Socrate, en lui plongeant une épée dans le cou, du côté
gauche; mais, au lieu de laisser le sang jaillir, elles le recueillent dans une
petite outre, sans permettre que s'en répande la moindre goutte; puis
Méroé plongea la main, par la blessure, dans la poitrine de sa victime et
en retira le cœur. Enfin Panthia, son assistante, plaça une éponge dans la
plaie, en disant: «Éponge, attention! toi qui es née dans la mer, garde-toi
de franchir une rivière». Après quoi, elles quittent la chambre toutes
deux, non sans avoir infligé à Aristomène un traitement aussi humiliant
que malodorant. Et, le lendemain, Socrate, qu' Aristomène. croyait mort,
s'éveilla comme si de rien n'était; mais, sur la route, à quelque distance
de l'auberge, l'éponge tomba, au moment où Socrate allait boire à une
source, et la vie du malheureux s'échappa définitivement.
Cet épisode forme avec la résurrection temporaire du mort, grâce
LE CALAMEOOYPTIEN D' APULÉE 15

aux opérations du prophète Zatchlas, un contraste total. L'atmosphère


magique est totalement différente. D'autre part, une analyse minutieuse
des circonstances conduit à penser que cette histoire se trouvait déjà dans
Lucius de Patras - à quelques détails près, des colores ajoutées par Apulée
et qui se révèlent par de menues contradictions. Mais ce qui nous impor-
te, c'est que l'origine de l'épisode et les pratiques magiques qu'il implique
nous entraînent dans un tout autre domaine, fort loin-de l'Égypte - celui
où puisait Lucius de Patras.
Cette singulière façon qu'a Méroé d'assassiner son amant infidèle
possède évidemment une signification magique. La mort différée de So-
crate ne saurait être une simple précaution contre la police; Méroé et
Panthia s'enfuient par des moyens magiques; nul ne les a vu pénétrer
dans la chambre de Socrate, dont la porte n'a été ouverte que par leurs
incantations et s'est refermée de même. Il importerait peu aux deux fem-
mes qu'Aristomène soit accusè du crime - ce qui ne manquerait pas d'ar-
river si le cadavre de Socrate était découvert dans la chambre, soigneuse-
ment fermée, où tous deux ont passé la nuit. Méroé, en recueillant le sang
de sa victime et en le laissant survivre quelques heures, a une autre inten-
tion.
La solution de ce petit problème nous est apportée par une étude de
Jean-Paul Roux (La mort chez les peuples altaïques, Paris, 1963, p. 78 et
suiv.), qui cite toute une série de témoignages fort instructifs. On part de
lois édictées par Gengis Khan, prescrivant que le bétail de boucherie doit
être tué en ouvrant la poitrine de la bête et en lui arrachant le cœur, sans
répandre une goutte de sang. Un voyageur allemand, J. G. Gmelin, qui
parcourait la Sibérie entre 1733 et 1743, obsereva, chez les Toungouses de
l'Onon, un sacrifice chamanique au cours duquel le chaman, ayant fait à
la poitrine de l'agneau, sur le côté gauche (donc, exactement comme
Méroé), une incision d'environ deux pouces, avec un grand couteau, mit
la main dans la blessure, l'enfonça jusqu'à la poitrine et arracha le cœur
(J.-P. Roux, Ibid., p. 79). D'autres récits confirmement le caractère très
général de ce qui est un rite chamanique. Et J.-P. Roux nous en donne
l'explication: le sang de la victime renferme le principe de la vie, l'âme
de celle-ci; si l'on ne le répand pas, on préserve cette force; si on sait
l'employer, elle servira aux vivants, elle fera du mort un gardien protec-
teur de son bourreau (Ibid., p. 80). C'est pour cela que, chez les peuples
qui accompagnaient Gengis Khan, cet arrachement du cœur constituait le
mode habituel d'exécution infligé aux prisonniers de guerre dont on esti-
mait tout particulièrement la vaillance.
Si telle était l'intention de Méroé, le texte d'Apulée devrait, dira-t-on,
en avoir conservé au moins un indice. Il se trouve en effet que le geste de
16 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Méroé est présenté par Apulée comme l'exécution d'un rite: ne quid
denuntiaret, credo, a uictimae religione, immissa dextera per uulnus il-
lud ... (1, 13, 6). Il ne s'agit pas, évidemment, du rite habituel d'immola-
tion et d'inspection des entrailles, qui est tout différent, mais d'un rite
magique accompli sur la victime (sur ce sens attribué au mot religio, voir
Mauss, Sociologie et ethnologie . .. , p. 54). Tout s'éclaire: Méroé veut conti-
nuer à faire de Socrate son serviteur; elle le transforme en «zombi», grâ-
ce à cette immolation qui met le sang du malheureux en sa possession. Au
moment où tout le sang de Socrate a coulé, l'âme «pneumatique» de
celui-ci s'est enfuie, en poussant le cri aigu habituel des âmes qui s'échap-
pent; Socrate n'a plus d'âme spirituelle; il a, pour quelque temps encore,
une certaine survie quasi mécanique - à la manière des anguilles ou des
petits animaux qui connaissent encore, après la destruction des centres
supérieurs, des mouvements convulsifs qui donnent l'illusion de la vie.
Mais le principe vital lui-même a été emmené par Méroé, et Socrate, au
royaume des ombres, ne connaîtra jamais le repos que donne le retour à
l'élément terrestre.
Nous sommes, là, dans un domaine tout à fait différent de celui de la
pensée religieuse égyptienne et en totale contradiction avec celle-ci. Mé-
roé pratique la magie chamanique dont, certes, l'eschatologie égyptienne
conserve des traces sensibles, mais qui ne constitue pas, sur les rives du
Nil, une magie opératoire, aussi haut que l'on puisse remonter.
Au contraire, les pouvoirs attribués par Socrate lui-même à Méroé,
dans le récit qu'il fait à Socrate de son aventure, sont des pouvoirs typi-
quement chamaniques : elle est capable, dit-il, de bouleverser le monde,
de provoquer des tempêtes, de faire souffler le vent. Un pouvoir caracté-
ristique des chamans est de provoquer le sommeil, un sommeil hypnoti-
que pendant lequel le sorcier opère sur le corps endormi de son patient;
ce qui est, précisément, le cas de Méroé. Nous savons aussi que le chaman
passe pour capable de transporter des maisons au loin (cf. Marcelle Bou-
teiller, Chamanisme et guérison magique, Paris, 1950, p. 6 et suiv.), ce qui
est aussi l'un des exploits accomplis par Méroé (Met., I, 10, 5). .
Il est probable que ces récits relatifs aux sorciers et aux sorcières
viennent, finalement, des populations scythes, dont les attaches avec les
Ouralo-Altaïques ont été souvent affirmées. C'est au chamanisme qu'il
faut attribuer des opérations comme celle des sorcières qui, dans le récit
de Thélyphron, se transforment en belettes pour pénétrer dans la pièce
où le malheureux garde le cadavre qui a été confié à sa vigilance, et qui le
plongent dans un sommeil léthargique. Cette partie du récit appartient
assurément à Lucius de Patras, comme l'analyse de l'épisode le montre;
elle s'oppose à la magie «égyptienne» de Zatchlas, qui n'apparaît que
LB CALAME 8GYPTIBN D'APULÉB 17

dans la seconde partie de l'aventure, celle qui appartient en propre à


Apulée.
Cette opposition entre les deux magies, celle qui s'appuie sur l'ordre
cosmique et trouve sa justification dans une conception déjà «herméti-
que, de l'univers - la magie égyptienne légitime et bénéfique - et l'autre,
que nous appelons «chamanique» et qui est pratiquée par les sorcières
méchantes, pour des fins inavouables, peut être considérée comme l'une
des intentions des Métamorphoses, la raison qui a poussé Apulée à repren-
dre et surcharger la milésienne de Lucius de Patras. La démonstration
détaillée de cette thèse exigerait d'autres recherches que celle que nous
présentons aujord'hui. Mais pensera+on que le nom de la mauvaise sor-
cière, qu'Apulée a appelée Méroé (nous ignorons comment elle s'appelait
chez Lucius, mais Apulée a systématiquement changé tous les noms qu'il
trouvait dans son modèle), n'a pas été choisi à dessein? Dans l'histoire de
la sorcellerie égyptienne, le nom de Méroé est lié à un épisode très célè-
bre, l'histoire des deux Horus. Le premier Horus, fils de Panishi, est un
sorcier égyptien; il est opposé à l'autre Horus, fils de Tnahsit, sorcier
éthiopien, c'est-à-dire du pays de Méroé. Le sorcier de Méroé fait venir,
une nuit, par enchantement, le roi d'Égypte à la cour de son maître, et le
fait bâtonner, avant de le renvoyer dans son pays. Alors, l'autre Horus, le
sorcier égyptien, fait, à son tour, venir par enchantement le roi de Méroé
à la cour d'Égypte et lui inflige le même traitement.
Cette histoire nous donne peut-être la clef que nous cherchions : la
magie néfaste de Méroé s'oppose à la «bonne» magie de Zatchlas - aux
sorcières thessaliennes s'oppose la théurgie sacrée d'Isis, dont Apulée
veut être, lui aussi, le «prophète,.
LA FÊTE DU RIRE
DANS LES MÉTAMORPHOSES D' APULÉE

Tous les commentateurs d'Apulée sont intrigués par cette Fête du


Rire que les gens d'Hypata célèbrent, et dont le héros, bien malgré lui, se
trouve être le malheureux Lucius. Le plus récent, parmi ces commenta-
teuers, B. E. Perry, reprenant ses travaux plus anciens 1, admet que cette
histoire est une invention d'Apulée, qu'elle ne figurait pas dans le roman
de Lucius de Patra, mais il n'essaie pas de déterminer quel est son sens, si
toutefois il en possède un. De son côté, A. Lesky, dans un article célèbre 2,
a montré que le «meurtre des outres> qui, dans les Métamorphoses d'Apu-
lée, introduit et justifie, dans une certaine mesure, la fête du Rire, appar-
tient bien à la donnée originale, mais que, sur ce thème, Apulée a brodé et
imaginé ce curieux «carnaval» (qui d'ailleurs n'en est pas un), attribuant
aux gens d'Hypata une fête que l'on ne trouve nulle part ailleurs dans le
monde antique.
Aux arguments de Perry et de Lesky d'autres peuvent être ajoutés.
Par exemple, il est certain que l'idée première de faire massacrer des
outres gonflées vient d'un-proverbe dont nous trouvons trace dans le Sati-
ricon, et qui est déjà attesté dans un fragment d'Epicharme et de So-
phron3: toute l'aventure n'est que la dramatisation de ce proverbe. Or, le
même procédé se retrouve dans un autre épisode, l'âne chez le jardinier4,
qui, lui, figure chez Lucien - tandis que l'aventure des outres gonflées a
disparu du résumé. Et Lucien ajoute que cette aventure de l'âne dont la
tête trahit la présence, par son ombre, est à l'origine du proverbe bien

1
Ben Edwin Perry, The Ancient Romances, Berkeley 1967, p. 273 et suiv.
3
Albin Lesky, Apuleius von Madaura und Leukios von Patra, in Hermes LXXVI
(1941), p. 43-74.
3
Pétrone, Sat. 42, 4: utres inflati ambulamus. V. Epicharme, 246 K et Sophron
c. StiuJ. ital. di filol. class. N. S. X 1933, p. 349-252; V. Ciaffi, Petronio in Apuleio,
Turin 1960, p. 106.
4
Met. IX, 42, 4.
20 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

connu de l'âne qui se penche. Le parallèlisme des deux épisodes, imaginés


tous les deux à partir d'un proverbe, plaide en faveur de leur attribution
à un seul et même auteur, Lucius de Patra. Or, cet épisode des outres
massacrées, qui sert de prétexte à la condamnation et au procès «pour
rire» de Lucius, ne saurait avoir été machiné par les organisateurs de la
fête : la création des outres animées est due à un mensonge de Photis,
mensonge absolument imprévisible, et dont elle-même ne prévoyait pas
les conséquences.
D'autre part, il subsiste dans le Métamorphoses les traces de deux ver-
sions, ou plutôt de deux états différents du récit : d'une part, Photis fait
honneur à Lucius d'avoir tué les trois outres «sans avoir répandu sur lui
une tache de sang» 5• Or, au débuit de l'épisode, Lucius se désole parce
qu'il est souillé du sang des citoyens - et, dans sa bouche, ce n'est pas une
métaphore, mais l'énoncé d'un fait réel 6 • La contradiction est certaine;
elle s'explique seulement si l'on pense que la présence du sang sur les
vêtements de Lucius est indispensable pour que se déroule le procès qui
doit amener sa condamnation, mais que, d'autre part, le meurtre des
outres - l'outricide, comme dit plaisamment Photis - ne saurait avoir pro-
voqué l'effusion d'un sang inexistant. Nous savons en effet que de telles
manifestations de la puissance des magiciens, la transformation des êtres,
est un «prestige», une illusion imposée aux yeux des autres, mais non pas
une transmutation d'essence': les charmes pourront faire que les outres
prennent une apparence humaine, ils ne sauraient les doter d'un corps
humain véritable. Et c'est bien ce que signifie la remarque de Photis au
dénouement du drame: Lucius de Patra s'était, sur ce point, conformé à
la doctrine magique la plus orthodoxe.
Il est une autre considération, qui renforce la même conclusion :
dans le récit, tel que nous le fait Apulée, nous voyons Lucius, après le
combat contre les outres, accueilli dans la maison par Photis, que le
tumulte a éveillée 1 ; mais, elle, si attentive d'ordinaire à tout ce qui touche
son amant, ne lui pose aucune question. D'autre part, toutes les explica-
tions qu'elle donnera, à la fin de l'épisode concernent, sans exception, la
«création» des outres animées; aucune allusion au procès. Tout se passe
comme si elle l'ignorait ou voulait l'ignorer. Elle parle seulement, sans

5 lbid. III, 18, 7.


6
lbid. III, 1, 3: trinae caedis cruore perlitum.
7
V., par ex., Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, I, p. 289, n. 7:
« fais qu'aux yeux de toutes les créatures je devienne loup, chien ... ».
• Mét. Il, 32, 7.
LA FêTB DU RIRE DANS LES MSTA.MORPHOSES 21

aucune précision, de la «molestia» dont elle est responsable, mais cela


peut s'appliquer très facilement, et avec plus de vraisemblance, au com-
bat contre les trois prétendus brigands.
Si l'on admet ces conclusions, et si l'on pense que la fête du Rire a
bien été insérée - assez maladroitement - par Apulée dans le roman de
Lucius de Patra qui ne la comportait pas, une question se pose: pourquoi
l'auteur romain a-t-il imaginé cet épisode, dont l'interprétation défie l'in-
géniosité des interprètes?
Le commentaire se heurte d'abord à une première aporie: nulle part
n'est attestée, dans le monde antique, une fête du Rire. Mais le constater
ne suffit pas à prouver que cette fête soit une invention pure et simple
d'Apulée: le silence de nos sources peut être dû au hasard. Le seul
moyen, si l'on veut attribuer à Apulée le mérite de cette invention, consis-
terait à découvrir les éléments à partir desquels il l'a imaginée, et les rai-
sons qui l'ont amené à le faire.
Certes, il n'existe aucune fête du dieu Rire, attestée, mais il existe,
dans !'Antiquité, beaucoup de fêtes de la Joie, les Hilaria, dont nous parle,
en particulier, Denys l'Aréopagite 9 • Ce sont des jours où personne n'a le
droit de porter des habits de deuil, ni de se livrer à des lamentations. A
Rome, plusieurs occasions servent de prétexte à ces Hilaira, et, surtout, la
fête du 25 mars, dans le culte de Magna Mater 10 ; on se livrait, ce jour-là,
à des festins abondants, les hôtes y assistaient couronnés le fleurs, et dans
les rues se déroulaient des processions auxquelles participaient des mas-
ques joyeux et des figurants qui agitaient des hampes fleuries. C'était une
véritable fête «des Rameaux», évidemment célébrée en l'honneur de la
résurrection d' Attis. Macrobe en a bien compris le caractère naturaliste,
même s'il en a exagéré la signification solaire 11• De la même façon, et cela
est fort important pour nous, il existait de telles Hilaria dans le rituel isia-
que u. Cette fête n'est pas printanière; elle est célébrée chaque année le 3
novembre; elle commémore, dit-on, la reconstitution par Isis du cadavre
d'Osiris, ou, peut-être, la découverte du sarcophage sacré, transporté à
Byblos. Dans la religion isiaque alternaient, on le sait, des «mystères
joyeux» et des «mystères douloureux>, qui, à l'époque d'Apulée, se trou-
vaient, depuis longtemps, liés moins au rythme du soleil qu'à celui de la
crue du Nil.

9
Epist. 8, 6. V; F. Cumont, s.v. Hilaria, in R.E. VIII, col. 1597-1598.
1
°C.I.L. JJ, p. 313.
11
Macrobe, Sat. I, 21, 10.
u C.I.L. JJ, p. 334 (calendrier de Philocalus).
22 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Que le conteur romain ait consciemment rapproché sa fête du Rire


de telles Hilaria, c'est ce qu'indique l'expression par laquelle il l'annonce:
Byrrhène, à la fin du dîner, s'adresse en effet à Lucius et lui dit: «C'est
demain que tombe la fête annuelle dont l'institution remonte à la naissan-
ce de la cité. En ce jour, seuls entre tous les hommes, nous invoquons la
faveur du vénérable dieu Rire par de traditionnelles réjouissances» 13• Ain•
si traduit P. Vallette, diluant, dans sa phrase, les mots essentiels, qui sont
évidemment : (sanctissimum deum Risum) hilaro atque gaudiali ritu propi-
tiamus. Hilarus est un terme technique du rituel; la fête promise appar-
tient au genre des hilaria; elle est un rite de joie, elle possède une valeur
de magie sympathique. Remarquons, aussi, que la bonne Byrrhène fait
honneur à ses concitoyens - et à eux seuls - de cette fête, et nous ne nous
étonnerons plus de ne pas en trouver trace ailleurs : le silence des textes
acquiert ainsi la valeur d'une confirmation; il n'est plus seulement néga•
tif. Et nous sommes autorisés à supposer qu'Apulée l'a imaginée sur le
modèle des hilaria, ou du moins par analogie avec eux.
La fête du Rire est donc une fête de la joie, un «mystère joyeux».
Mais ce n'est ni la fête du 25 mars, ni celle du 3 novembre; elle n'appar·
tient ni au cycle de Cybèle ni à celui d'Isis. Et ces autres Hilaria sont
joyeuses, certes mais elles ne font pas au Rire lui-même une place privilé-
giée. Il convient donc de poursuivre l'enquête, et de se demander dans
quelles conditions certains rites antiques faisaient appel à un rire «sacré».
Une telle recherche a été entreprise et menée à bien 14 • Le rire apparaît
toujours à la fois comme le dénouement heureux d'un drame, voire d'une
tragédie, et aussi un présage de bonne fortune. Rappelons la fête des Dae·
dala de Platées, où l'on mettait en scène une véritable comédie destinée à
réconcilier Héra et Zeus; la colère d'Héra, provoquée par sa jalousie,
s'évanouissait lorsque la déesse découvrait que Zeus ne la trompait pas,
mais l'avait abusée en feignant de courtiser un mannequin; elle riait, et la
cité entière se réjouissait. Nous avons ici évidemment une «hiérogamie»,
qui est une fête du renouveau. De la même façon, l'histoire de Baubo, la
vieille femme d'Eleusis, qui réussissait à faire rire Déméter en lui présen·
tant un spectacle inconvenant, dramatise le «sourire» de la terre au prin·
temps. S. Reinach a rappelé aussi le rire qui marquait le terme de l'initia•

13Met. II, 31, 2 (trad. P. Vallette).


14
V., par ex. R. M. Dawkins, in I.H.S. 1906, p. 191 et suiv.; D. S. Robertson,
Greek Carnival, ibid. 1919, p. 101-115, et surtout S. Reinach, Le rire rituel, in Cultes,
Mythes et Religions, IV, p. 109-129 (où il n'est fait aucune mention de la fête du
Rire dans les Métamorphoses).
LA J>aTB DU RIRB DANS LBS MSTAMORPHOSES 23

tion aux mystere de Trophonios, à Lébadée, et cela doit être rapproché de


celui des Luperques, à Rome, après qu'ils aient été «baptisés» avec du
lait. Mais l'exemple le plus significatif pour l'interprétation du texte
d'Apulée est sans doute ce que l'on appelle le «rire sardonique», celui des
Sardes tandis qu'ils sacrifient leurs vieillards, celui des Troglodytes lors•
qu'ils lapident leurs morts, des Phéniciens tandis que l'on immolait leurs
enfants, et celui des Thraces lorsque l'un d'eux venait à mourir: le rire
est conçu, dans tous ces exemples, comme une défense magique contre la
mort.
Or, c'est bien ainsi qu'apparaît la fête d'Hypata: la rire de la foule
s'accroît, tandis que Lucius est conduit vers le tribunal. qui doit, à n'en
pas douter, le condamner à mort 15• L'attitude des compatriotes de Milon
n'est pas différente de celle de tous le barbares pour lesquels le rire est
un rite apotropaïque. Mais, si l'on admet ce point, cela entraîne une
conséquence importante : Lucius, conduit vers la mort, sera une véritable
victime expiatoire dont la mort sera bénéfique à toute la communanté;
son exécution prendra la valeur d'un cpapµmcov.Et nous retrouvons là un
autre thème religieux bien connu : celui du 6 Thargélion à Athènes, où le
cpapµa1C6ç est tantôt brûlé tantôt lapidé. Ajoutons que, selon Helladios,
l'institution du «bouc émissaire» du 6 Thargélion avait pour but de puri•
fier la ville pour le meutre d'Androgée 16 ; or, le procès de Lucius devant
les magistrats d'Hypata a pour fin de punir l'assassin de trois jeunes
gens, et de délivrer la cité de la souillure apportée par ce meurtre 17 •
On sait que ce rite des Thargélia n'est point particulier à Athènes,
mais qu'il se retrouve en Asie mineure, particulièrement à Abdère 18. C'est
un rite «naturaliste», destiné, apparemment, à stimuler la fructification
de certains arbres, et, surtout, un rite de purification (le second caractère
expliquant son efficace), ce qui entraîne l'obligation d'une procession. La
victime expiatoire est, comme cela se passe toujours et partout, emmenée
à travers la ville, accompagnée du cortège des citoyens. Apulée lui-même
a souligné cet aspect du rite qu'il décrit (et invente en partie) 19•

15
Met. III, 7, 2.
16
Photios, Bibl. 279.
11
Met. III, 8, 4 : de latronis huius sanguine legibus uestris et disciplinae publicae
litate.
11
Sur la répartition des Thargélia dans le monde grec, v. Fiehn, s.v. Thargelia,
in R.E. VA, col. 1293 et suiv; ajouter V. Gebhard, s.v. Pharmakos, ibid. XIX, col.
1841-1842.
19
Met. III, 2, 5 : tandem pererratis plateis omnibus et in modum eorum quibus
lustralibus piamentis minas portentorum hostiis circumforaneis expiant cirum duc-
tus angulatim forum eiusque tribunal adstituor.
24 ROME, LA Ll'ITBRATURE ET L'HISTOIRE

Apulée ne peut pas ne pas avoir pensé au rite des Thargélia, et cela
d'autant moins que, dans la fête d'Hypata comme dans la fête athénienne,
la conclusion est heureuse: la 'Victimen'est pas sacrifiée; comme dans la
forme la plus récente prise par le rite athénien, l'homme «chargé des
souillures> est libéré, et peut-être honoré, mais cela, aucun témoignage ne
nous le garantit.
La fête du Rire, à Hypata, est donc un rite composite, où nous retrou-
vons certains éléments des Thargélia, et d'autres, qui appartiennent aux
Hilaria de Cybéle ou d'Isis. Le rôle assigné au rire lui-même constitue un
troisième élément, s'il est vrai que ce rire ait souvent accompagné une
mise à mort rituelle. Les fêtes du carnaval, les Hilaria de Cybéle, mar-
quent le renouveau; ce sont des cérémonies du printemps. Or, à Hypata,
nous ne sommes pas au printemps, mais déjà dans l'été affirmé : les lau-
riers-roses y sont fleuris, les bois feuillus. Si - ce qui n'est pas improba-
ble -, Apulée a attaché quelque importance à la date de l'événement qu'il
invente, nous serions effectivement, comme à Athènes, au début du mois
de mai. Et cela rapprocherait le rite de la procession des Argées, à Rome,
ou 27 mannequins étaient jetés dans le Tibre du haut du pont Milvius.
Cette fête avait lieu, on le sait, le 14 mai. C'était, aussi, une purification de
la cité 20 • Une purification par la mort, une mort que les gens d'Hypata,
par leur rire, refusaient d'accepter: une négation de la mort, une néga-
tion du mal. de tout ce qui diminue le vie et attriste. Tel est bien le sens
que dégage, dans la conclusion, le premier magistrat de la cité : « Tu as
été du Rire la source et l'instrument; la faveur et l'amitié de ce dieu t'ac-
compagneront partout; il ne permettra jamais que ton âme éprouve aucu-
ne peine, mais, sans cesse, il éclairera ton front de grâce sereine et de
joie> 21 • La serena uenustas qui attend Lucius, et que lui procurera l'inter-
cession du dieu Rire, est la «paix de Vénus>, et cela nous rappelle que,
dans la Coré Cosmou 22, le Rire est précisément l'une des puissances susci-
tées par Aphrodite, comme compensation pour les âmes créées, sans elle
et sans lui vouées au malheur.
Mais ne pensera-t-on pas que c'est là une étrange prédiction, puisque,
dès le lendemain, Lucius allait commencer à connaître les plus extraordi-
naires infortunes, se voir transformer en âne, être cent fois sur le point
de périr et souffrir, sous sa forme animale, toutes sortes de maux? Si
Apulée a voulu donner un sens à cet épisode, qu'il a pris la peine d'inven-

°K. Latte,
2
Rom. Rel., p. 414.
21
Met. III, 11, 4 (trad. P. Vallette).
22 Par. 28.
LA FéTE DU RIRE DANS LES MÉTAMORPHOSES 25

ter de toutes pièces, il faut que le démenti évident apporté par la Fortune
à la prédiction du magistrat dissimule un autre symbole, et que la «béné-
diction du Rire» ne se réalise que dans le Salut final de Lucius, sa consé-
cration à la déesse, et la conquête du bonheur que peut seule dispenser
Isis.
Or, il se trouve qu'Apulée nous a assez clairement laissé entendre que
l'épreuve subie à Hypata par Lucius est semblable à son initiation future.
Au moment où cesse le jeu cruel, et où il découvre que l'on s'est moqué de
lui, Lucius nous dit que «compté déjà parmi le trésor de Proserpine et la
famille d'Orcus» il voit sa fortune transformée 23 : en somme, c'est une
brusque remontée des Enfers jusqu'au monde des vivants. Or, tel est bien
aussi le schéma de l'initiation isiaque, qui lui fera fouler aux pieds « le
seuil de Proserpine et remonter à travers le couches successives des élé-
ments» 24. La fête du Rire, fête de Vie, annonce la véritable résurrection,
qui est l'initiation isiaque.
Si l'on a bien voulu nous suivre, on pensera que cette addition d'Apu-
lée au roman de son devancier est analogue d'intention à toutes les
autres, notamment au conte d'Amour et Psyché, qui est, comme la fête du
Rire, l'histoire d'une félicité conquise à travers la mort et le royaume des
Ombres. Nous avons essayé ailleurs 25 de montrer que les additions d'Apu-
lée, dans les Métamorphoses, se révélaient lourdes de signification ésotéri-
que, que les traits en apparence les plus fantaisistes sont autant d'allu-
sions à des rites très précis de la religion égyptienne contemporaine, tout
imprégnée de mysticisme isiaque. Ici, il nous apparaît qu'Apulée, pour
exprimer la vérité à laquelle il croit, a emprunté le détour d'un fête ima-
ginaire - une fêtt de la «mort joyeuse», qui rejoint, au-delà des particula-
rités rituelles, celle d'Attis ressuscité, et celle d'Osiris retrouvé - croyance
qui nous ramène progressivement à la grande foi égyptienne dans une vie
divine que réalise la mort.

21
Met. III, 9, 8 (trad. P. Vallette).
2
• Met. XI, 23, 7.
25
Le calame égyptien d'Apulée, ci-dessus, p. 1-5.
LE CONTE D'AMOUR ET PSYCHÉ

L'histoire d'Amour et Psyché est, pour nous, d'abord une histoire plai-
sante, un conte de fées, que nous lisons dans les Métamorphoses d' Apulée,
â peu près au milieu du roman. Aucun autre auteur ne semble connaître
cette aventure du dieu Amour. En revanche, les monuments figurés, pein-
ture, relief, sculpture semblent y faire allusion - du moins en apparence,
car nous y voyons souvent le dieu Amour, l'enfant ailé, en présence d'une
jeune fille, ailée comme lui, qu'il entoure de ses bras ou avec laquelle il
joue. S'agit-il de la même histoire? Nous l'ignorons. Parfois, cela paraît
bien improbable, les attitudes des deux personnages ne répondant à
aucun épisode du conte. Le thème de l'âme jouant ou combattant avec
l'Amour comme partenaire ou comme adversaire n'est assurément pas
dérivé du roman d'Apulée. Il est plus difficile d'affirmer que celui-ci ne
se soit pas inspiré des images qu'il voyait un peu partout autour de lui ou
que ces représentations ne se rattachent pas à une tradition, orale ou écri-
te, dont nous avons perdu le témoignage.
A l'intérieur du roman, ce conte est présenté comme une histoire que
raconte une vieille femme, à une jeune fille, qui vient d'être enlevée par
des brigands et qui peut se croire exposée à leurs violences. Le sujet du
conte est en rapport avec la situation dans laquelle se trouve Charité, la
prisonnière. Elle aussi, comme le sera Psyché, a été brutalement séparée
de son fiancé, qu'elle aime; elle a, surtout, été arrachée à sa famille et au
monde qui est le sien. Mais là s'arrêtent les analogies matérielles. Charité
n'est pas soumise â des épreuves, comme le sera Psyché; elle n'a pas été
mariée, et n'attend pas un enfant, elle n'a pas à se défendre contre la
jalousie d'autres femmes, ni la méchanceté d'une belle-mère. Il est donc
difficile de supposer que l'histoire de Psyché constitue pour elle un sym-
bole. Charité n'est évidemment pas invitée à «lire> de cette manière l'his-
toire de Psyché. Si cette histoire contient un symbole, c'est au lecteur de
le déchiffrer, au-delà de la lecture immédiate.
On voit que le conte d'Amour et Psyché propose à notre sagacité plu-
sieurs énigmes. D'abord l'origine de ce récit; ensuite les éléments littérai-
res qu'il utilise; enfin, peut-être, sa signification «transcendante> s'il en
28 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

possède une. Mais il est bien certain que chacun de ces problèmes n'est
pas indépendant; signification et origine sont liées l'une à l'autre: si, par
exemple, Apulée l'a emprunté à une théologie préexistante, il l'a fait pour
transmettre une vérité. D'autre part, s'il a utilisé une source écrite, c'est
par celle-ci que lui sont parv~nus les éléments qui lui ont servi à mettre
en œuvre la donnée qu'il traitait. De quelque côté que l'on aborde l'étude
de ce conte, on se heurte à des pétitions de principe et l'on risque fort de
retrouver, au terme de la recherche, les postulats implicites dont on est
parti. Aussi convient-il d'abord de s'en tenir à des faits incontestables et à
n'édifier qu'ensuite les hypothèses destinées à en rendre compte.
Un grande partie des personnages sont de caractère divin : Amour
(Cupido), naturellement, puis Vénus, Zéphyr, Mercure, Jupiter, Proserpi-
ne, sans parler du dieu Pan et de la nymphe Echo. Psyché elle-même est
intermédiaire entre les personnages humains et les personnages divins.
Mortelle par sa naissance, elle le demeure à travers son mariage avec
Amour, à travers ses épreuves, et n'obtient la divinisation qu'à la fin du
récit. Elle porte donc en elle-même la possibilité de cette divinisation. En
cela elle ressemble à bien des héroïnes de la légende, qui ont été aimées
par des dieux. On se rappellera les innombrables femmes séduites par
Jupiter, et toutes celles qui ont été transformées en astres, par exemple
Andromède, épouse de Persée, Ariane, épouse de Bacchus, et bien d'au-
tres. La divinisation est l'une des conclusions «normales» d'un récit de ce
type, une histoire d'amour entre une mortelle et un dieu. Mais ici un
détail attire notre attention : tandis que les héroïnes «traditionnelles>,
Ariane, Andromède et les autres, portent des noms qui sont, par eux-
mêmes, dépourvus de signification, Psyché, elle, a le même nom que
l'âme humaine. Certes, l'on connaît de jeunes esclaves qui étaient ainsi
appelées; nous le constatons sur des épitaphes. Mais cela n'entraîne pas
qu' Apulée ait voulu donner à son héroïne un nom banal. Il semble bien,
au contraire, que le nom de Psyché, donné à des servantes, ait, lui, une
signification religieuse, sinon mystique; il rentre dans une série bien
connue, et si le dieu de l'Amour s'appelle Eros, on sait que les cognomina
d'Eros et Anteros sont attestés pour de simples mortels. On ne saurait
donc admettre que Psyché ne représente pas, d'une manière ou une
autre, la notion d'âme. Et cela laisse soupçonner que le conte où elle
intervient comme la principale héroïne doit avoir une dimension philoso-
phique ou religieuse.
Psyché, donc, commence sa vie comme mortelle et au bout de son
existence terrestre devient immortelle. Elle est un être intermédiaire entre
l'humain et le divin, l'un de ces êtres auxquels Apulée lui-même donne le
nom de «démons», ajoutant que l'âme humaine, même lorsqu'elle se trou-
LE CONTE D'AMOUR ET PSYCH8 29

ve dans un corps, est l'un d'entre eux. Telle est la doctrine qu'il enseigne
dans le De deo Socratis (chap. XV); un peu plus loin, dans le même traité,
il ajoute que l'Amour (Amor) est lui aussi un démon. Est-il donc invrai-
semblable que, dans un conte, il ait mis en scène et placé face à face ces
deux catégories d'êtres divins? La chose apparait comme d'autant plus
probable que le De deo Socratis présente avec les Métamorphoses des res-
semblances de style qui laissent supposer que ces deux ouvrages sont fort
proches dans le temps 1• Mais, s'il en est ainsi, cela entraine qu'Apulée a
voulu composer, avec l'histoire d'Amour et Psyché, un conte philosophi-
que de couleur platonicienne - puisqu'il utilise comme donnée essentielle
une thèse remontant à Platon, l'identité essentielle de l'Ame et de
l'Amour.
Il est possible d'aller plus loin, si l'on se rappelle qu'Apulée, dans le
De deo Socratis, assure que les «démons» sont soumis à toutes les pas-
sions humaines; s'ils ont, dit-il, en commun avec les dieux, l'immortalité,
ils ont en commun avec les humains la faculté de souffrir; comme nous,
ils peuvent éprouver tous les plaisirs ou tous les désirs de l'âme, ils sont
entrainés par la colère, fléchis par la pitié, conciliés par les présents,
adoucis par la prière, irrités par les outrages, apaisés par les hommages
et changent de sentiment sous l'effet de toutes les autres causes comme
nous le faisons nous-même (chap. XIII). Or, cette description convient
parfaitement aussi bien à Psyché qu'à l'Amour. Que Psyché soit amoureu-
se et souffre, il n'y a là rien qui puisse surprendre, puisqu'elle est de
condition mortelle; mais que l'Amour soit lui aussi tourmenté par des
passions diverses, tantôt le désir (n'est-il pas Cupido?), tantôt la colère, le
ressentiment devant la désobéissance de Psyché, puis le regret, au point
de tomber en langueur, comme un jeune amoureux romantique nous sur-
prend davantage. Toutes ces « variations :o (le terme est appliqué par Apu-
lée aux démons, qui ne possèdent point, par nature, l'immobilité des
dieux) démontrent que l'Amour est non pas l'un des grands dieux. mais
une divinité intermédiaire.
Mais, dira-t-on, que penser de Vénus, de sa colère contre Ps~·ché, de
sa coquetterie, lorsqu'elle se dit que la liaison de son fils va accuser son
âge, à elle, et son dépit à la pensée qu'elle sera grand-mère? Apulée la
considère+il donc, elle aussi, comme un «démon»? Et si clic l'St, pour lui,
une divinité véritable, en dépit de ses passions, pourquoi n'en sera11-il pas
de même pour l'Amour? L'auteur du De dt•o Soaati, se trouverait en
contradiction avec celui des .\fétamorpho,c\, et tout notre raisonnl'mcnt

1 V. J. Beaujeu, Apulée, opu,cult·, pliilo,opl1iq11t•,. Paris 197,. p. XXIX l"i ~111,.


30 ROME, LA LJTI2RATURE ET L'HISTOIRE

s'effondrerait. On en conclurait que le romancier n'aurait pas eu d'autre


ambition que de raconter une «bonne histoire>, exempte de métaphysi·
que, et conforme à une certaine tradition littéraire, qui fait jouer aux divi-
nités toutes sortes de rôles - une tradition à laquelle appartient l'Amphi-
tryon de Plaute, où l'on voit Jupiter amoureux, Mercure cruel envers un
malheureux esclave, et où les divinités sont véritablement abaissées à la
condition humaine. On rappellera aussi que Vénus et Junon, dans l'Enéi-
de, ne sont pas exemptes de passion, et se laissent conduire par elle, à la
différence de Jupiter, qui demeure serein, dans son rôle d'arbitre et d'in-
terprète des destins. Et l'on ne s'arrêtera pas en si bon chemin: on se
souviendra que, déjà, l'Iliade présente une conception semblable de la
divinité et que les poètes de l'hellénisme classique ont eu beaucoup de
mal à rendre aux divinités leur dignité et leur sérénité - entreprise dans
laquelle ils ont été aidés par les sculpteurs (on pensera au Zeus de Phi-
dias) mais qui n'a guère persuadé l'opinion commune, puisque les récits
mythologiques populaires, illustrés par les peintres de vases ou repris par
les poètes hellénistiques, ont continué de montrer les dieux amoureux,
jaloux, cruels et, généralement, peu soucieux de morale ni de raison. Dans
le débat les philosophes ont été vaincus par l'imagination populaire.
De cela, nous savons qu'Apulée avait pleine conscience. Comme d'au-
tre penseurs avant lui, il établissait une distinction entre la« théologie> des
poètes et celle des philosophes. Il s'en explique expressément dans le De
deo Socratis, disant que les poètes, en peignant des divinités soumises aux
passions, favorisant certains hommes, en haïssant d'autres, les faisant
s'indigner, éprouver de l'angoisse ou de la joie, bref, présenter «le visage
de l'âme humaine» (omnemque humani animi faciem pati) n'ont pas fait
autre chose que d'attribuer aux dieux ce qui appartient aux démons
(chap. XII).
Là, sans doute, réside la solution à la difficulté que soulèvent, dans le
conte de Psyché, le personnage de Junon, et, dans une certaine mesure,
celui de Jupiter, dépeint comme un mari volage et un vieillard quelque
peu libidineux. Cette figure de Jupiter, celle de Vénus, appartiennent à la
théologie poétique; tandis que le personnage d'Eros est, lui, conforme à
la vérité, qui est celle des démons. En d'autres termes, il y aurait, dans le
conte de Psyché, une vérité philosophique, superposée à une tradition lit·
téraire. Eros ne peut pas être différent de ce qu'il est dans le conte. Les
autres divinités sont conformes à ce que les font les poètes, d'après les
données folkloriques.
A plusieurs reprises, Apulée suggère que les divinités qui jouent un
rôle dans l'aventure de Psyché appartiennent bien à la théologie populai-
re et traditionnelle. Ainsi, lorsque la jeune femme invoque Junon elle lui
LB CONTB D'AMOUR BT PSYCH~ 31

dit: «Sœur et épouse du grand Jupiter, soit que, à Samos, qui, seule, peut
se glorifier de t'avoir vue naître, d'avoir entendu tes premiers cris et de
t'avoir nourrie, tu habites tes antiques sanctuaires, soit que de la haute
Carthage, qui t'adresse un culte, en tant que vierge, montant au ciel por•
tée par un lion, tu hantes le séjour bienheureux, soit que, près des rives
de l'Inachos, qui te connaît déjà épouse du Tonnant et reine des déesses,
tu domines les illustres murailles des Argiens, toi que tout l'Orient adore
sous le nom de «conjugale> et tout l'Occident appelle_ Lucine, sois pour
moi, en mes derniers périls, Junon Secourable ... > (VI, 4, 1). La déesse
Junon est ici présentée comme transcendant ses différentes hypostases;
elle se situe au-delà des cultes dont l'honore la piété populaire. La vérita-
ble Junon est insaisissable, inconnaissable, on ne peut l'atteindre qu"à
travers les formes «démoniques> sous laquelle la dépeint l'imagination
humaine. Junon, en soi, est inaccessible à la prière; mais la Junon des
poètes, dans la mesure où on lui prête sentiments et passions, colère et
pitié, peut intervenir dans les affaires humaines, et celles de Psyché en
particulier. Si l'on se réfère à la théologie exposée par Apulée dans le De
Platone et eius dogmate, cette Junon appartiendrait à la catégorie des
dieux «médioximes> (par. 204-205), c'est-à-dire intermédiaires, fort voi-
sins des démons dont parlait le De deo Socratis.
Il semble que, d'un traité à l'autre, la pensée d'Apulée ait connu quel-
que variation, ce qui ne saurait étonner en une matière' aussi délicate et
fuyante. A certains moments, il semble que le philosophe platonicien se
soit orienté vers l'idée que certains démons peuvent prendre la forme et
la fonction d'un «grand dieu>, par exemple que la Minerve, compagne
d'Ulysse, chez Homère, soit en réalité un démon personnifiant la déesse
qui, elle, demeure dans l'Olympe et se soucie peu des hommes. Quoi qu'il
en soit, on comprend comment la Junon du conte peut intervenir dans
cette histoire, comment Vénus peut éprouver des passions violentes, Jupi-
ter prendre intérêt à une aventure amoureuse, Pan tenir Echo serrée dans
ses bras et tous les dieux participer à un grand banquet. Apulée ne peut
que se sentir appuyé par toute la tradition «poétique» (entendez : littérai-
re, au sens le plus large) et, en même temps, en accord avec la théologie
platonicienne, dans la mesure où elle prend grand soin de marquer les
distances et les hiérarchies, de distinguer la véritable nature des divinités
supérieures et les images imprécises que peuvent en donner les hommes,
sous l'inspiration des démons.
Cet accord profond d'Apulée avec lui-même, il devient évident au
livre XI, qui sert de conclusion aux Métamorphoses, lorsque, en poète, il
évoque les mille formes de la déesse Isis, et, en philosophe, et en mysti·
que, découvre en elle l' Ame du monde :
32 ROME, LA LITfÉRATURE ET L'HISTOIRE

« Me voici près de toi, Lucius, émue par tes prières, moi, la Mère de
ce qui est, la maîtresse de tous les éléments, la fille initiale des généra•
tions .. » (XI, 5). Isis peut avoir été l'héroïne d'un mythe, qui la montre
dolente, désespérée, soumise aux mêmes passions que les humains, amou•
reuse, aussi, de son mari; malgré cela, elle n'en demeure pas moins la
Mère universelle, le plus grand de tous les êtres célestes. Ce que l'on
pourrait appeler son «moi poétique» n'est nullement en contradiction
avec son «moi ontologique». Pour Apulée, Vénus est une des hypostases
d'Isis - il le déclare expressément en ce même passage du livre XI - mais
Vénus possède ses propres mythes, les mortels lui attribuent des caracté·
res démoniques, sans que la majesté de la véritable Vénus en soit écla•
houssée. Nous sommes en présence d'une conception globale, et aussi
cohérente que le permet ce mode de pensée, du divin dans le monde;
conception qui sauvegarde la théologie traditionnelle et le monde poéti-
que, humain, où elle place les dieux, mais, en même temps, satisfait les
exigences de la religiosité de ce temps, qui aspire à l'hénothéisme. Aussi
n'y a-t-il aucune contradiction entre l'histoire de Psyché et le livre XI des
Métamorphoses.

*
* *

Si l'on admet de reconnaître que le conte de Psyché est en accord


avec la théologie d'Apulée, bien des difficultés soulevées par ce récit vont
s'aplanir. Par exemple, on ne doutera point qu'il n'ait été inséré par Apu·
lée lui-même dans les Métamorphoses et ne figurait pas dans le «roman»
original dont il s'est inspiré. Ce résultat, auquel on peut aboutir par d'au•
tres voies, par exemple l'analyse de la manière dont est introduite l'histoi•
re de Charité, se trouve ainsi confirmé. C'est bien Apulée qui a fait figurer
ce qu'il faut bien appeler un mythe, au milieu de la montée de Lucius
vers la révélation isiaque. Et la mise en œuvre littéraire, c'est-à-dire le
cadre humain, l'utilisation des personnages divins, l'évocation des paysa·
ges, lui appartiennent certainement en propre. Nous en avons déjà appor•
té un indice très net, en remarquant, autrefois, que le début du conte
reprend, à n'en pas douter, celui du roman de Chariton, Chéréas et Callir-
hoé2. Les rapprochements sont évidents et il est évident aussi que le texte
de Chariton a servi de modèle, et qu'Apulée est son débiteur. Ainsi, il est
clair que le conte de Psyché est - au moins sous son aspect littéraire -

2 V. notre édition du Conte d'Amour et Psyché (Collection Erasme), Paris 1963,


p. 35, note 28, 2, etc., les rapprochements de textes.
LE CONTE D'AMOUR ET PSYCH~ 33

d'abord une histoire d'amour, analogue à celles qui forment la substance


de ce que nous appelons le roman grec. De ce roman, le conte garde les
principaux caractères : deux êtres sont mis en présence, par une décision
divine, et l'amour naît entre eux; cet amour va se développer, en dépit de
toutes les difficultés, et d'abord de celles que feront naître les deux héros
eux-mêmes. Finalement, cet amour triomphera, après que se sera affir-
mée leur mutuelle fidélité l'un envers l'autre.
Il est facile de reconnaître, dans le roman de Chariton, des situations
et même des expressions qui ont pu guider l'imagination d' Apulée. Ainsi,
les deux jeunes gens, au début, sont donnés l'un à l'autre sans que la jeu•
ne fille connaisse le nom de celui qui va être son mari; elle «demeure sur
son lit, voilée, pleurant et sans rien dire. Et sa nourrice, s'approchant de
son lit, lui dit : « Mon enfant, lève-toi, voici venu le jour pour lequel. entre
nous, nous avons le plus prié : la cité vient accompagner le cortège de tes
noces>. Alors, ses genoux furent sans force et défaillit son cœur, car elle
ne savait pas à qui on la mariait. Aussitôt, elle fut sans voix, la nuit recou-
vrit ses yeux et peu s'en fallut qu'elle ne rendît l'âme. Et il semblait aux
assistants que c'était la pudeur ... > Mais voici qu'elle aperçoit Chéréas, et
Callirhoé «reconnaissant celui qu'elle aimait, pareille à la flamme d'une
lampe déjà sur le point de s'éteindre et qui, lorsqu'on y verse de l'huile,
retrouve son éclat, se fit soudain plus grande et plus belle ... » (I, 1). On
peut penser que certaines de ces notations sont restées présentes à l'esprit
d'Apulée, et ce sont elles que l'on retrouve: le peuple entier accompa•
gnant le cortège nuptial de la jeune fille, la lampe qui, à la vue de Cupido,
brille d'un éclat plus vif. Un peu plus loin, dans le récit, nous voyons l'in-
tervention des jaloux (chez Apulée, ce sont les sœurs), puis l'amant qui
chasse celle qu'il aime, victime des apparences, et enfin la longue qué1e.
Il n'est jusqu'à la grossesse de Callirhoé qui ne corresponde à celle de
Psyché.
Mais ce sont là des détails, qui expliquent la manière dont Apulée a
orné son sujet. Cela ne rend pas compte du sujet lui-même. Mais, sur cc
point, nous sommes moins dépourvus. On sait, depuis une étude de L.
Friedlander 3, que l'aventure de Psyché, telle que nous la trouvons dans
les Mé1amorphoses, n'est qu'une version d'un conte folklorique, le 1ht·me,
bien connu, de la Belle et la Bête. Il s'agit 1oujours d'une Jl'llnt' f1llc. fort
belle, offerte, à un être monstrueux, qui se rt·,·c:lcêtre un hl'au Jeune hom•
me, une fois l'union consommée. Puis ks deux é·poux son1 scparn. l'i,
après maintes épreuves, ils se retrouvent, comme dans tou1 roman

1 V. notre édition cui·t· p. 32, et ibid. la b1hhograph1e. nntt'~ 2 l'i l


34 ROME, LA LITTBRATURB ET L'IUSTOIRB

d'amour classique. Le choix du sujet, par lui-même, invitait à établir un


rapprochement avec ces romans, et l'on comprend pourquoi l'êcrivain,
une fois qu'il eut décidé de traiter, en lui donnant comme protagonistes le
«démon, Amour et le «démon, Psyché, le très ancien thème de la Belle et
la Bête, eut recours au soutien que lui apportait un roman probablement
tout récent, et bientôt célèbre, l'histoire de Chéréas et Callirhoê. C'est là
une méthode familière à Apulée, qui avait emprunté à un prédécesseur le
sujet même des Métamorphoses. Son imagination éprouve le besoin
d'avoir un appui, à partir duquel elle prend son essor.
Il en va de même, sans doute, pour le choix des protagonistes. Nous
avons dit que les deux personnages, Amour et Psyché, celle-ci conçue com-
me la personnification de l'âme humaine, etaient familiers aux artistes. Ils
appartiennent, ensemble ou séparément, au symbolisme funéraire, soit
que l'on voie Psyché appelée par la divinité à pénétrer dans un corps char-
nel (et alors Eros est absent de la scène), soit que cette âme, sous forme de
papillon, s'envole vers les Champs Elysées. Nous pénétrons ainsi dans le
monde du langage symbolique, où les images ont pour dessein d'exprimer
des réalités inaccessibles aux sens. Il n'est pas besoin de supposer que cette
Psyché aux ailes de papillon ait, à un moment quelconque, été l'âme
humaine divinisée, une déesse-Ame, quelque part en Syrie ou en Iran. Tout
au plus pouvons-nous penser que cette imagerie symbolique a son origine
dans des pratiques magiques d'envoûtement - pour agir sur l'âme de celui
que l'on désire, ou que l'on hait, il faut matérialiser cette âme, et le papil-
lon, qui passe lui aussi par des métamorphoses, avant d'être ce qu'il est,
qui est enfermé dans un corps et s'en échappe, fournit une analogie suffi-
samment claire pour que l'on puisse représenter l'âme humaine comme
une petite forme féminine, pourvue d'ailes semblables à celles de l'insecte.
Ce qui fut peut-être, à l'origine, une poupée d'envoûtement (ce dont témoi-
gnent certains papyri égyptiens) devint peu à peu un symbole immédiate-
ment intelligible qui se généralisa. C'est là, probablement, dans ce monde
de la magie, qu'il connaissait bien, que notre conteur est allé chercher la
figure de sa Psyché, pour en faire l'héroïne d'une histoire d'amour. Quant
aux raisons qui l'engagèrent dans cette entreprise, elles sont assez claires,
si l'on veut bien se représenter un Apulée platonicien, mystique et désireux
de rivaliser avec son illustre maître.
Nous avons autrefois rapproché l'histoire de Psyché, qui essaie de
suivre son mari dans les airs, mais retombe, incapable d'accompagner
son vol, du mythe raconté par Platon dans le Phèdre 4 • Rappelons-nous les

• Ibid., p. 12-13.
LE CONTE D'AMOUR BT PSYCHE 35

mots de Platon, disant que l'âme, «privée de la vision divine, est enflam-
mée d'amour, que, rendue folle, elle ne peut pas dormir pendant la nuit
ni, pendant le jour, rester à l'endroit où elle se trouve; elle court, pleine.
de désir, partout où elle pense apercevoir celui qui possède la beauté>
(Phèdre 2Sl d-e). N'est-ce point là toute l'histoire de la quête et de la «pas-
sion> de Psyché?
Une fois analysés et séparés tant bien que mal les éléments qui ont
été mis en œuvre par Apulée pour écrire ce conte, il resterait à s'interro-
ger sur l'intention réelle de l'auteur. Dire, comme ce fut longtemps la
mode, qu'il a voulu avant tout amuser son lectetlr, est une solution pares-
seuse et, lorsqu'on y réfléchit, fort peu vraisemblable. L'accumulation des
thèmes religieux, la descente aux Enfers (qui rappelle l'histoire d'Orphée,
ou celle de Thésée), la quête d'un mari (qui est semblable à celle d'Isis
cherchant Osiris disparu), l'exposition d'une fille à un monstre envoyé
par les dieux (on se souviendra d'Andromède et d'Hésioné), l'apothéose
finale, qui vient récompenser la patience et la force morale de l'héroïne
(on pense à Io et, avec les différences nécessaires, à Héraclès), tout cela
nous oriente vers l'imagerie du symbolisme funéraire, familier aux
contemporains d'Apulée. Là aussi, comme dans le conte, nous voyons les
vents emporter l'âme vers le pays des Bienheureux (assez semblable aux
jardins de l'Amour), nous voyons la mort assimilée à un sommeil (celui
d'Endymion) et nous savons que les défunts étaient censés parvenir, après
leurs souffrances, à la vie éternelle. Ce que les plus humbles gens ressen-
taient et exprimaient sur les peintures des tombeaux, et dans l'imagerie
des sarcophages, pourquoi cela ne serait-il pas présent dans le conte de
Psyché?
Certes, ce conte peut avoir plusieurs significations simultanées, ou
plutôt plusieurs applications. Par exemple, on pensera que la vieille fem-
me, gardienne de Charité, a entendu proposer à celle-ci un exemple de
patience, couronnée par le succès, et, par conséquent, inviter la jeune fille
à avoir bon espoir. Elle semble lui faire comprendre que l'amour est plus
fort que tout ce qui lui fait obstacle, s'il est véritablement voulu par le
Destin. Il pouvait être consolant pour Charité de s'entendre répéter que
les amants véritables finissaient toujours par être réunis. C'était là une
première leçon, quelque peu terre-à-terre, que la jeune Charité, quelque
simple qu'elle fût, était capable d'entendre, en se projetant elle-même
dans le personnage de Psyché.
Mais, au-delà de cette première signification, qui était celle de tous
les romans d'amour contemporains, il en était peut-être une autre, plus
profonde, mais que la pauvre Charité, plongée dans son chagrin, ne son-
geait guère à saisir, et qui s'adressait surtout au lecteur des Métamorpho-
36 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ses: c'est que le véritable destin de l'âme humaine est la quête du divin,
par la beauté. Leçon platonicienne entre toutes. L'amour, comme Platon
l'avait mo_ntré dans le Banquet, n'est pas un grand dieu, il n'est que le
démon du désir, la force de l'insatisfaction, qui provoque l'élan de tout
l'être vers la Beauté, le transporte au-dessus de lui-même et finit par
l'égaler aux dieux, libérer, en lui, ce démon qu'est sa Psyché, son âme
éternelle et immatérielle. En même temps, le lecteur apprendra, ou plutôt
sentira que la souffrance est la condition indispensable du bonheur, com-
me, dans sa prison, Socrate constatait que le bien-être qu'il éprouvait à ne
plus être enchaîné n'eût pas été possible s'il n'avait ressenti d'abord la
douleur de l'être.
On pourra aussi tirer quelque conclusion du fait que la «faute» de
Psyché est provoquée par sa curiosité, que c'est aussi la faute qui avait
conduit Lucius à devenir un âne, au lieu de l'oiseau qu'il espérait, mais
l'on n'oubliera pas non plus que le salut apporté par Isis, au bout du
roman, comporte une révélation, que Lucius est mis en face des «élé-
ments» et que, finalement, il est instruit du mystère universel. On ne sau-
rait croire qu'Apulée, le mage, ait condamné sans appel la curiosité. Tout
au plus en aura-t-il signalé le danger. Mais si Lucius n'avait pas, d'abord,
été un âne, il n'aurait jamais reçu la grâce d'Isis. De même, si Psyché
avait été docile aux ordres de son époux invisible, elle ne serait jamais
parvenue à l'immortalité. Felix culpa . ..
LA LEX LICINIA DE SODALICIIS

On sait qu'en 56 et 55 av. J.C., la lutte pour le pouvoir avait pris une
violence extrême, que, de tous les côtés, on recourait à une brigue électo-
rale effrénée, aussi bien du côté des populares que de celui des optimates,
et les triumvirs, selon les besoins du moment, ne se faisaient pas faute
non plus d'en user. C'est dans ces conditions que fut votée une loi Licinia,
qui tentait, au moins en apparence, de mettre fin à une pratique particu-
lière de corruption, celle qui était désignée par le terme de sodalicia,
c'est-à dire, semble+il, la constitution d'associations «structurées» dont
le but était d'exercer des pressions sur les électeurs.
Cette loi, en vertu de laquelle fut intenté le procès contre Cn. Plan-
cius, occasion du Pro Plancio cicéronien, fut votée sous le consulat de M.
Licinius Crassus et de Cn. Pompeius Magnus en 55 av. J.C. Cela résulte
d'abord du nom même de la loi, dérivé du gentilice de M. Crassus et le
commentaire du scoliaste de Bobbio en apporte confirmation 1• Nous
savons d'autre part, grâce à Dion Cassius, que le consulat de Crassus et de
Pompée fut marqué par une sévérité accrue contre la brigue 2• Mais, lors-
qu'on essaie de préciser davantage, de connaître un peu mieux les condi-
tions dans lesquelles fut votée cette loi, et les intentions des consuls qui la
proposèrent, les choses sont beaucoup moins claires.
La première question qui se pose est celle de la date exacte du vote.
On sait que l'année 55 avait commencé sans que les consuls aient pu être
régulièrement élus et qu'il fallut recourir à un interregnum. On sait aussi
que l'élection de Pompée et de Crassus fut obtenue par la violence, sous
la pression exercée par une troupe de soldats envoyés par César et que
commandait le propre fils de Crassus, P. Licinius Crassus 3• Cette élection
eut lieu au début de janvier, probablement le jour des nones, c'est-à-dire
le 5, au moment où commençait le second interregnum. À la vérité, cette

' Ed. Orelli, p. 253.


1
Cassius Dio, 37.
3
Id.. ibid. 31. 2.
38 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

date n'est pas directement attestée par un témoignage exprès, mais elle
est à peu près certaine•. D'une part, en effet, on sait que le premier inter-
rex n'avait pas le droit de prendre les auspices, donc de réunir les comi-
ces; ce droit n'appartenait qu'au second interrex, qui venait après lui 5•
Mais, d'autre part, il convient de ne pas faire descendre l'élection des
consuls trop avant dans le.mois de janvier. P. Stein• a fait observer depuis
longtemps que, entre les élections consulaires de 55 et le 11 février, Ouin-
tus Cicéron avait eu le temps de quitter Rome, de recevoir, à la campa-
gne, le second livre du poème de son frère, De temporibus suis, de le lire
et de donner une réponse'. Un autre argument peut aussi être avancé,
indiquant que l'élection eut bien lieu en janvier. En SS, Pompée fut consul
prior•, il eut donc les faisceaux dès son entrée en charge. Or, au mois
d'avril, pendant les vacances du sénat, Pompée se trouvait à Cumes, dans
sa villa 9 et ne rentra à Rome qu'à la fin du mois (le 4 avant les calendes
de mai); à cette date il rencontra Crassus venu à sa rencontre jusqu'à
Albe. Crassus, en avril, avait dû demeurer à Rome parce qu'il était chargé
des affaires; il avait donc les faisceaux pendant les mois pairs, ce qui
implique que l'élection consulaire pour 55 avait bien eu lieu en janvier.
Cela avait été possible parce que les candidatures étaient connues depuis
longtemps, ce qui rendait inutile tout délai de présentation: la règle du
trinum nundinum n'intervenait pas 10• Enfin, César, occupé en Gaule,
mais soucieux, on l'a vu, de rétablir une situation aussi normale que pos-
sible à Rome, n'avait pas intérêt à laisser les interregna se succéder. Pour
toutes ces raisons nous pensons que l'élection des deux consuls eut bien
lieu vers le 5 janvier de 55.

C'est la date retenue par J. Carcopino, César,5• éd., Paris, 1968, p. 275.
4

Cf. A. Magdelain, Auspicia ad Patres redeunt dans Mélanges J. Bayet, Bruxel-


5

les, 1964, p. 433-444. Cf. aussi Stuart Staveley, The conducts of Elections during an
Interregnum dans Historia 3, 1954, p. 194-198.
6 Cf. P. Stein, Die Senatssitzung Ciceronischer Zeit, Münster, 1930, p. 44, note

242.
Cf. Ad Qu, fr. 2, 7, 2.
7

• Contrairement à la thèse soutenue par Stein, op. cit., mais en vertu d'argu•
ments solides. Par exemple le fait que, sur les Fastes, Pompée soit nommé le pre-
mier, ainsi que sur les inscriptions privées. par exemple C.J.L. IX, 5052 (= Dessau
ILS 5404). Cf. L. R. Taylor-T.R.S. Broughton, The order of the consuls' names in
official republican lists dans Historia 18, 1968, p. 166-172, et déjà les mêmes auteurs
in Memoirs of the American Academy in Rome 19, 1949, p. 3-14. Pompée, vir Trium-
phalis, a une dignitas supérieure à celle de Crassus.
9 Cf. Cie., Att. 4, 11, l.

1°Cf.• par exemple, Plut., Pompée, 52, 1-2.


LA LBX LICINIA DB SODALICIIS 39

Les consuls une fois élus, il fallait procéder à l'élection des autres
magistrats, dont les fonctions auraient dû normalement commencer aux
Calendes de janvier, c'est-à-dire les préteurs et les édiles. Le choix des
premiers posait un problème grave. Caton avait en effet déclaré, dès
l'élection des consuls, qu'il était candidat à la préture 11 et n'avait pas
caché son intention de transformer celle-ci en une arme contre les
consuls. D'autre part, l'opposition aux triumvirs se montrait décidée à
exercer des poursuites si les élections étaient entachées d'irrégularité.
Pour parer à cette menace, Crassus et Pompée firent prendre un sénatus-
consulte décidant que les préteurs qui seraient élus entreraient en charge
immédiatement; de telle sorte, dès le moment de leur creatio, ils cesse-
raient d'être des priuati et seraient par conséquent à l'abri de toute pour-
suite tendant à contester la validité de leur élection 12•
Or, il se trouve qu'une lettre de Cicéron nous renseigne sur la date où
fut pris ce sénatus-consulte et sur la procédure suivie en cette circonstan-
ce:
«Trois jours avant les Ides de février:., écrit Cicéron à son frère, « un
sénatus-consulte a été pris, concernant la brigue électorale, et conforme à
l'avis d'Afranius, avis que j'avais moi-même émis lors de la séance où tu
assistais. Mais, ce qui fit grandement gémir le sénat, c'est que les consuls
n'acceptèrent pas les propositions de ceux qui, après avoir suivi Afranius,
ajoutèrent que les préteurs devaient être nommés en laissant un intervalle
de soixante jours pendant lesquels ils demeureraient simples citoyens. Ce
jour-là, ils ont évidemment fermé la route à Caton. Bref, ils sont maitres
absolus, et ils veulent que tout le monde le comprenne» 13•
Ainsi, le 11 février, les préteurs n'étaient pas encore élus. Une fois le
sénatus-consulte acquis, les triumvirs provoquèrent des déclarations de
candidature de la part de leurs gens à eux, parmi lesquels Vatinius 14 •

11
Cf. Plut., Cato minor 42, 1.
12 Id.,ibid. 42, 2.
u Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 7, 3: Ad: Ill /dus Febr, senatus consultum est factum de
ambitu in A/rani sententia, quam ego dixeram cum tu adesses; sed magno cum gemi-
tu senatus consules non sunt persecuti eorum sententias qui Afranio cum essent
adsensi, addiderunt ut praetores ita crearentur ut dies suaginta priuati essent. Eo die
Catonem plane repudiarunt. Quid multa? Tenent omnia idque ita omnes intellegere
uolunt. Nous pensons que les mots cum tu adesses se rapportent à une première
discussion sur ce projet qui aurait en lieu pendant les premiers jours du nouveau
consulat - ce qui indique que l'on était bien décidé à reprendre l'ensemble des
mesures envisagées l'année précédente, et qui n'avaient pas abouti. V. ci-dessous.
14
Cf. Plut., Cato minor, loc. cit.
40 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Nous en tirons une indication précieuse sur la chronologie de la procédu-


re : en vertu de la règle du trinum nundinum 15 et en supposant que la
déclaration de candidature ait eu lieu le 12 février, ce qui est la date la
plus haute admissible, l'élection ne pouvait intervenir qu'au terme de ce
délai, c'est à-dire le 7 mars, si l'on admet pour le trinum nundinum une
durée de 24 jours 16 , ou le 28 février, si l'on accepte une durée de 17
jours.
Le choix entre ces deux dates est possible. Nous savons en effet que
Pompée présida les comices prétoriens et ceux qui devaient élire les édiles
curules. Pour les premiers, c'est Plutarque qui, nous apprend que Pom-
pée, alors que les centuries allaient élire Caton, prétexta un coup de ton-
nerre et remit l'élection à plus tard 17 • Pour les seconds, ils furent l' occa-
sion de violences, au cours desquelles Pompée, qui présidait, eut sa toge
maculée de sang 18 • Puisque Pompée était le consul prior 19, c'est à lui que
revenait la présidence des comices pendant les mois impairs. On peut
donc penser que l'élection des préteurs et celle des édiles curules eut lieu
au mois de mars 20 , et admettre que les élections, qui devaient être acqui-
ses au plus tôt, si l'on voulait que le mécanisme de l'Etat ne fût pas entiè-

15
Par ex. Cie., Fam. 16, 12, 3.
16
Sur ce problème, voir nos Etudes de chronologie cicéronienne, Paris, 1967,
p. 16 sqq.
17
Cf. Plut., Pompée 52, 2.
11
Id., ibid. 53, 3; Dio Cassius, 39, 32, 3.
19
Ci-dessus, p. 38, n. 8.
20
Nous n'ignorons pas que l'on a pensé que le consul en exercice au moment
des élections n'avait pas forcément la présidence de celles-ci. Le problème est posé
par L. R. Taylor -T.R.S. Broughton, op. cit., et aussi par J. Linderski, Aspects of the
Consular Elections in 59 B. C. dans Historia 14, 1965, p. 423-442. La conclusion vers
laquelle tendent, hypothétiquement, les deux premiers auteurs (art. cir. p. 169-171)
est que la présidence des comices était tirée au sort. Ce qui est peu admissible, et
tout se passe le plus souvent dans les faits comme si la présidence allait avec la
possession des faisceaux : si les élections ont lieu en juillet, elle revient au consul
prior, si elles ont lieu en novembre, elle revient à son collègue (c'est le cas, par
exemple, l'année 57; Cie., Ad Attt. 4, 3, 3-4; cf. Taylor-Broughton, op. cit. p. 169,
note 15). Un exemple unique pourrait être invoqué en sens contraire, l'édit de Bibu-
lus repou~nt à novembre les comices consulaires de 59, qui devaient avoir lieu en
juillet. Mais cela ne signifie pas que, en juillet, Bibulus devait en avoir la présiden-
ce; il est significatif que ces élections aient été renvoyées par lui en novembre,
mois pendant lequel il devait normalement avoir les faisceaux. Voir les conclusions
de L. R. Taylor, dans American Journal of Philogy, 72, 1951, p. 254-268. Il est clair
que, de toute façon, les élections prétoriennes de 55 eurent lieu en mars, sous la
présidence de Pompée, consul prior.
LA LBX LICINIA DB SODALICIIS 41

rement paralysé, eurent lieu pendant les dix ou onze premiers jours de
mars.
Plutarque nous apprend que, les magistrats une fois élus, les consuls
s'occupèrent de réaliser ce pourquoi ils s'étaient fait élire, le partage des
provinces : une lex Trebonia fit attribuer à Pompée toute l'Espagne et la
Syrie à Crassus; une lex Pompeia Licinia prorogea les pouvoirs de César
en Gaule21. Nous ne savons pas à quelle date fut promulguée la lex Trebo-
nia. Il suffit de savoir que le vote intervint après les élections prétorien-
nes". On ne se trompera pas beaucoup si l'on admet qu'elle fut définitive-
ment adoptée dans le courant du mois de mars, sans doute peu de jours
avant le lex Pompeia Licinia, qui en était le complément et qui, elle, paraît
bien dater du même mois23.
Dans cet ensemble de mesures législatives et d'événements politiques
quelle fut la place de la Lex Licinia de sodaliciis? Une remarque de Dion
Cassius nous apprend - ou du moins laisse clairement entendre - qu'elle
fut votée après les deux lois concernant les provinces attribuées aux
triumvirs 24. Mais n'est-il pas possible de préciser da~antage?
La lettre de Cicéron à Quintus nous a appris que, le 11 février, le
sénat avait discuté un texte destiné à réprimer la brigue. Il n'appartenait
pas au sénat de légiférer directement sur ce point. Ce droit n'appartenait
qu'au peuple qui, seul, pouvait voter une loi : une fois l'avis du sénat
acquis, les consuls étaient invités à proposer au peuple un texte reprenant
cette sententia 25 • Telle est la procédure engagée l'année précédente, le 10

21
La succession des faits (leur chronologie relative) est bien marquée par Plut.,
Pompée 52, 2 sqq.; Id., Cato minor, 42, 2; 43, 1; Dio Cassius 39, 37.
22
Comme l'indique Plut., Cato minor, 1 sqq.
13
Cf. J. Carcopino, op. cit. p. 276, note 1. En fait, si l'on en croit Dion Cassius,
le vote de la lex Licinia Pompeia fut assuré le jour même où avait été votée la lex
Trebonia (Dio Cassius, 39, 36, 1-2), ce qui indique que ces deux textes furent pro-
mulgués sinon ensemble du moins à des jours très rapprochés, pendant la seconde
quinzaine de février.
2
• Cf. Dio Cassius, 37, 39, 1.
25
Cf. Gaudemet, lnsitutions de l'Antiquité, Paris, 1967, p. 351-352. Voir aussi P.
Stein, op. cit. où l'on trouvera de nombreux exemples, ainsi pour la lex Tullia de
ambitu de 63 (Cie., Vat., 37: cum ego legem de ambitu tulerim ex senatus consulta);
cf. aussi Pro Murena 46-41. Cette même procédure fut suivie en 59 par César pour
sa première loi agraire (Dio Cassius, 38, 2, 1 sqq.) et pour la loi de rappel de Cicé-
ron, par Pompée (Sest., 129). Sur les questions de brigue, le sénat ne pouvait don-
ner que des consultations, lorsqu'il s'agissait d'interpréter une loi existant (par ex.
Mur., 61; Att. 1, 16, 12).
42 ROMB,LA LITI'ÉRATURB BT L'HISTOIRB

février, à propos de la corruption électorale et des sodalicia 26 • Celle de 55


ne fait que la reprendre. Nous pouvons donc admettre, avec une quasi
certitude, que la séance du sénat, tenue le 11 février 55, fut consacrée à
une discussion sur le texte d'une proposition de loi concernant la brigue,
la future lex Licinia de sodaliciis. Le témoignage de Cicéron montre que
les termes de cette loi n'étaient pas encore fixés, puisque l'on ne savait
pas s'il fallait y inclure une clause permettant de poursuivre les magis-
trats qui allaient être élus pour des faits se rapportant à leur élection. Le
reste du texte ne faisait, sur proposition d'Afranius, que reprendre celui
qui avait été proposé l'année précédente, presque jour pour jour.
La lex Licinia ne peut donc avoir été affichée (promulguée) avant le
12 février, et son vote ne devenait possible qu'un trinum nundinum plus
tard. Mais, en fait, il semble bien qu'elle ait votée seulement après les
élections prétoriennes et encore après l'adoption des deux lois sur les pro-
vinces27. Ce qui nous oblige à admettre une date se situant entre les ides
de mars et les calendes d'avril. Et cela explique en partie le long délai,
soixante jours, proposé par les sénateurs hostiles aux triumvirs, pendant
lequel les magistrats é~us demeureraient priuati et pourraient faire l'objet
de poursuites en vertu de la lex de sodaliciis. Si la loi n'était pas encore
promulguée le 11 février, il fallait prévoir non seulement un trinum nun-
dinum avant son vote (peut-être davantage) et un autre délai au moins
égal après le vote pour que l'on pût introduire une action, instruire le
procès et le juger.
Au moment où la loi fut votée, le difficile problème des élections
pour l'année 55 était réglé; les triumvirs avaient obtenu ce qu'ils souhai-
taient, et dont ils étaient convenus l'année précédente, à l'entrevue de
Lucques. On se souviendra que la même loi avait déjà failli être votée en
56; elle aurait alors été appliquée pour les élections des magistrats de 55,
c'est-à-dire l'élection de Pompée et celle de Crassus, qui était prévue à
Lucques, dès le mois d'avril 56. On comprend qu'ils se soient alors oppo·
sés à ce projet, comme ils se sont opposés à sa reprise par l'opposition,
demandant que la loi, enfin votée, pût être opposable aux élus, tardifs,
pour 55.
On se demandera alors pourquoi Crassus et Pompée avaient autorisé

Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 3, 5 : eodem die senatus consultum factum est ut sodali-
26

tates decuriatique discederent lexque de iis ferretur, ut qui non discessissent ea poena
quae est de ui tenerentur. Séance du sénat, le 10 février 56.
27 Cf. supra, n. 21.
LA LBX LlCINIADB SODALICIIS 43

le vote - l'avaient même patronné - à la fin de mars 55. En d'autres ter-


mes, â quelles intentions répondait la loi?
En son principe, lors du premier projet, discuté le 10 février 56, il
s'agissait évidemment de réprimer les manœuvres auxquelles se livraient
les triumvirs et leurs agents. Cette mesure, suggérée par l'opposition,
s'inscrivait dans la politique suivie par Cicéron contre les triumvirs pour
l'assainissement de la République. C'est le temps du Pro Sestio, celui, aus-
si, où Cicéron tente une révision de la lex lulia sur l' ager Campanus. Toute
cette stratégie hostile aux triumvirs, destinée, aussi, à séparer Pompée de
César, échoua lors de l'entrevue de Lucques, qui resserra le triumvirat. Le
moment n'était pas venu pour engager la lutte sur le terrain où la propo-
sition du 10 février 56 la portait.
Il n'en est que plus significatif de constater que, un an plus tard, le
projet fut repris par un agent de Pompée, Afranius 21, et rencontra alors le
double assentiment de Pompée et des «catoniens», qui résistaient de tou-
tes leurs forces aux triumvirs. Cicéron, lié par sa «palinodie» de 56, n'en
a pas moins appuyé la proposition; il laisse à Afranius l'honneur de la
proposer, mais il l'approuve, ainsi que le laissent entendre les derniers
mots de sa lettre à Quintus. Nous sommes donc en présence d'une situa-
tion étrange : les deux triumvirs résidant à Rome, Pompée et Crassus,
défendant une loi qui, dans l'esprit des premiers auteurs du texte, et de la
plupart de ses partisans, est dirigée contre eux.
En fait, le problème qui se posait, aussi bien aux triumvirs qu'aux
membres de l'opposition sénatoriale, était de mettre fin au climat de vio•
lence qui s'était développé depuis 59 - et auquel César avait lui-même
beaucoup contribué. La situation était devenue telle que le pouvoir ne
pouvait plus être obtenu que par l'intimidation et la corruption. Mais tout
le monde était persuadé, les triumvirs comme leurs adversaires, que cela
n'était ni souhaitable ni, à la longue, durable. La lex Licinia devait contri-
buer à ramener une situation plus normale.
L'adoption de cette loi, impossible en 56, lorsque les triumvirs étaient
encore à la merci d'un revirement - ce revirement auquel Cicéron travail-
lait ostensiblement - devenait possible en 55, une fois Pompée et Crassus
au pouvoir et, surtout, une fois assurée la répartition entre les trois asso•
ciés des provinces qu'ils souhaitaient. Ce qui revenait à dire que, le butin
entre leurs mains, les triumvirs souhaitaient le retour à la paix civique et

u Pour sa carrière cf. Klebs dans Real-Encycl. 1, col. 710 sqq., s.v. Afranius,
n•6.
44 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

à la légalité. On aurait tort de croire que Pompée et Crassus, avec cette


loi, se rapprochaient de l'opposition sénatoriale et s'éloignaient de César.
Personne, César pas plus que les autres, n'avait avantage à voir se perpé-
tuer les excès auxquels donnaient lieu les sodalicia, la formation de
«groupes de pression>, même si les uns ou les autres en profitaient à l'oc-
casion. On redoutait évidement que s'installât une anarchie permanente,
avec recours à la violence: n'oublions pas que Rome était, pendant une
bonne partie de chaque année, en période électorale et que les problèmes
posés par les élections revétaient, pour cette raison, une grande impor-
tance. En janvier 52, la mort de Clodius montrera les conséquences des
sodalicia, et la réaction de Pompée contre Milon sera aussi sévère qu'elle
aurait pu l'être contre Clodius si la situation avait été inverse. Ainsi, para-
doxalement, du moins en apparence, les triumvirs luttaient vraiment pour
assainir l'atmosphère politique - à leur profit, peut-être, mais en s'effor-
çant d'éliminer les germes de violence qui demeuraient virulents. Ils espé-
raient encore que le régime pourrait retrouver son équilibre, qu'il n'était
pas définitivement condamné.
Mais les conditions dans lesquelles la loi Licinia fut appliquée, ou du
moins invoquée, ne répondirent pas à l'attente de ses auteurs. L'une des
actions intentées en vertu de cette loi, l'accusation portée, en 54, par
Juventius Laterensis contre Plancius, qui avait été, comme l'a montré
L. R. Taylor, l'un des édiles élus en 55 29 , ne fut pas conforme aux inten-
tions affirmées lors du sénatusconsulte préliminaire et exprimées par
Hortensius 30 : il s'agissait alors, en donnant le droit à l'accusateur de
désigner quatre tribus, parmi lesquelles seraient choisis les juges, de faire
juger l'accusé par les hommes mêmes qui appartenaient aux tribus où
avaient été recrutés les sodalicia. Laterensis procéda autrement, et dési-
gna quatre tribus qui n'avaient rien de commun avec Plancius. Il choisit
seulement celles où il comptait lui-même des amis, et qui lui seraient
complaisantes. Ainsi, un texte de loi destiné à rendre plus difficiles les
pressions sur les électeurs devenait un instrument dont usait un candidat
déçu. Dirigée contre les sodalicia, la lex Licinia ne se distinguait plus guè-
re des autres lois, qui tentaient de réprimer la brigue, l'ambitus. Cicéron

29
Cf. L. R. Taylor, Magistrales of 55 B.C. in Cicero's Pro Plancio CAT. 52, dans
Mélanges E. Malcovati, p. 12 sq.
30
Cf. Cie., Pro Plane., l 5, 37. Hortensius avait repris son argumentation lors de
son plaidoyer pour Plancius, prononcé la veille du jour où Cicéron prit la parole
(Pro Plancio, ibid.).
LA LEX LICINIA DE SODALICIIS 45

le fait observer à l'accusateur 31 , et ce n'est pas de sa part un simple argu-


ment d'opportunité. La brigue pure et simple, qui consistait à verser des
sommes d'argent aux membres des différentes tribus, était bien différente
de la constitution de sodalicia, où les électeurs étaient enrégimentés et où
les hommes de main étaient répartis en décuries; c'était une manœuvre
infiniment plus grave, qui supprimait la liberté même des citoyens en
substituant à l'autonomie des personnes une discipline de groupe. Telle
est apparemment la distinction que ne comprit pas, ou refusa de com-
prendre Laterensis, et le procès qu'il intenta à Plancius, parce que celui-ci
avait été élu avec l'appui des triumvirs, est un exemple de la manière
dont la pratique politique de ces années rendait impossible une réforme
profonde de l'État et, cette fois, la responsabilité n'en incombait pas aux
triumvirs.

31
Cf. Plane., 15, 36 : in qua ru nomine legis Liciniae, quae est de sodaliciis,
omnis ambitus leges complexus es; neque enim quicquam aliud in hac lege nisi ediri-
cios iudices es secutus.
CONTINGENCE HISTORIQUE
ET RATIONALITÉ DE LA LOI
DANS LA PENSÉE CICÉRONIENNE

Le problème que nous nous proposons de formuler, sinon de résou-


dre, résulte de le juxtaposition, dans la pensée de Cicéron, de deux thèses,
fréquemment affirmées par lui, concernant, l'une, le devenir historique,
l'autre la nature de la Loi. Ces thèses se trouvent dans plusieurs ouvrages,
écrits à des dates différentes; nous aurons ainsi à considérer le De orato-
re, le De republica, le De fato et le De legibus. Quoi qu'il en soit de la date
attribuée à ce dernier traité 1 - celle de 52 ou 51 paraît la plus vraisembla-
ble - il n'en reste pas moins que le De fato date, lui, de l'année 44, et, par
conséquent, les témoignages que nous aurons à invoquer sont échelon-
nées sur une période de temps assez considérable - environ onze années,
et .c'est là un fait que nous ne devrons pas oublier. D'autant moins que
cette période a été marquée par des événements importants, l'histoire de
Rome offrant alors ample matière à réflexion.
Dans le De oratore, Cicéron fait prononcer par Crassus un éloge du
droit civil, et l'on sait que ce même Crassus exprime le vœu que soit rédi-
gé un traité dans lequel les règles particulières du droit seraient recueil-
lies et classées, selon la méthode propre aux philosophes, par genera et
species 2• Cela permettrait d'établir une ars du droit civil, une tÉXVTI, com-
me il en existait pour la géométrie, l'astronomie, etc. La matière du droit,
c'est-à-dire l'ensemble des formules ayant force de loi, est le résultat de
l'usage quotidien, et non d'une réflexion a priori: on la rencontre partout
où les hommes sont assemblés; à ce stade, les lois sont issues de la prati-
que et de l'expérience 3•

1
V. Peter Lebrecht Schmidt, Die Abfassungszeir von Ciceros Schrift über die
Ge.uitze.Rome 1969.
2
De orat., 1, 42, 187 et suiv.
, Ibid. 192.
48 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Cicéron étend, dans le De republica, cette même conception aux


règles, du droit public, lorsqu'il écrit que «notre Etat n'est pas le fruit de
l'intelligence d'un seul homme, ni même de plusieurs, qu'il n'est pas le
produit d'une seule vie, mais qu'il est le fruit de bien des générations et
de bien des siècles »4 •
Donc, pour lui, la loi, sous ses formes diverses, est un fait, indépen-
dant au moins le plus souvent, de la volonté ordinatrice d'un législa-
teur5.
Or, la célèbre définition de la loi, donnée par Cicéron au livre II du
De legibus, affirme bien que la loi est indépendante de l'intelligence
humaine, qu'elle n'est pas, non plus, une décision arbitraire d'un peuple,
mais elle ajoute qu'elle est «une réalité éternelle, susceptible de régir
l'univers entier, en vertu d'un discernement dans le fait de commander et
d'interdire» 6 • La loi, ainsi conçue, n'est autre, dit Cicéron, que l'Esprit de
Dieu, ou encore, ce qui revient au même, l'application de la raison et de
l'intelligence d'un sage, capables d'interdire et d'ordonner 7 •
Comment ne pas être frappé par la difficulté que soulève le rappro-
chement de ces textes? Si la loi, aussi bien dans le droit civil que dans le
droit public, est par nature conforme à la Raison universelle, et si, d'au-
tre part, elle est une donnée de fait, résultant d'un processus qui échappe
à la volonté humaine, que faut-il en conclure? Doit-on admettre que la
Providence universelle veille à l'établissement des lois? Qu'il existe une
merveilleuse puissance, dans la nature des choses, qui établit un peu par-
tout des règles conformes à l'ordre rationel du monde?
Mais une telle interprétation ne résiste pas à l'analyse. Cicéron n'a
jamais professé un semblable optimisme. Il sait qu'il existe des lois mau-
vaises. Il le constate, au moment même où il insiste sur le caractère uni-
versel de la notion de justice 8• Il sait aussi que les cités ont été souvent
conduites à leur perte par des institutions pernicieuses; il reconnaît, dans

4 Rep. 2, 2 : ... nostra autem res publica non unius esset ingenio, sed multorum
nec una hominis uita sed aliquot constituta saeculis et aetatibus.
5 Ibid. : nam neque ullum ingenium tantum extitisse dicebat ut quem res nulla

fugeret quisquam aliquando fuisset, neque cuncta ingenia collata in unum tantum
posse uno tempore prouidere ut omnia complecterentur sine rerum usu ac uetustate.
6 Leg. 2, 4, 8 : hanc igitur uideo sapientissimorum fuisse sententiam legem neque

hominum ingeniis excogitatam nec scitum aliquod esse populorum sed aeternum
quiddam quod uniuersum mundum regeret imperandi prohibendique sapientia.
1 Ibid. : est enim ratio mensque sapientis ad iubendum et ad dete"endum ido-
nea.
1 Leg. 1, 42 et suiv.
CONTINGENCE HISTORIQUE BT RATIONALITÉ DB LA LOI 49

le De republica, que les Etats ne meurent pas d'une mort naturelle, com-
me les êtres vivants, mais qu'il est possible, par une sage constitution, de
leur communiquer l'immortalité 9 ; ce qui, inversement, suppose que de
mauvaises constitutions les rendent périssables. Et, d'ailleurs, toute la
réflexion des historiens et des philosophes, autour de lui, tendait à mon·
trer que bien des Etats (et notamment les cités grecques) avaient, dans le
passé, connu la décadence et la mort.
Dans ces conditions, quelle est cette puissance qui peut instituer des
lois justes et salutaires, et faire que des lois, issues de causes contingentes,
soient susceptibles, malgré tout, de se révéler conformes à la Raison uni-
verselle et refléter l'intelligence de Dieu?
Pour tenter de résoudre ce qui est une contradiction certaine, on ne
saurait recourir aux ressources de la chronologie et dire, par exemple,
que Cicéron a évolué, que, à tel moment de sa pensée, il était plus frappé
par le caractère contingent des lois - lorsqu'il se penchait, en particulier,
sur le chaos du droit civil, - et à d'autres, d'humeur plus philosophique, il
se serait persuadé de la valeur universelle possédée par la loi. Cette
resource nous est interdite, puisque, comme l'a montré P. L. Schmidt, la
réflexion d'où est sortie le De legibus est contemporaine de celle qui
conduisit Cicéron aux formules du De republica, et n'est pas de beaucoup
postérieure aux pages que Cicéron prête à Crassus dans le De oratore.
D'autre part, il est certain aussi que, en 44 encore, Cicéron était fidèle
au principe d'une certaine contingence historique. On sait que, dans le De
fato, il se montre nettement hostile à l'idée de Destin et que, refusant,
comme purement verbal, le «sophisme» de Diodore Cronos, Je Mégarique,
il refuse aussi la position stoïcienne, représentée par Chrysippe, qui
accepte l'existence d'un Destin, mais sauve la liberté en recourant à une
distinction entre causes contraignantes et causes prochaines. Il se montre
au contraire favorable aux thèses de Carnéade, selon qui il existe un
déterminisme, qui est le résultat des lois très générales de la Nature, sans
que, pour autant, ces lois entraînent que les actions particulières soient
déterminées, d'une manière mystérieuse. Un objet abandonné à lui-même
tombera verticalement; cela, nul ne peut rien y changer, et Carnéade le
reconnaît, aussi bien que Cicéron; mais l'esprit humain - une personne
donné-, en face d'une situation qui lui est proposée, conserve la possibili-
té de choisir entre diverses solutions. Cela aussi, Chrysippe l'admettait, et

9
Rep. 3, 23, 34: debet enim constituta sic esse ciuitas ut aeterna sit. /taque nul•
lus interitus est rei publicae naturalis, ut hominis, in quo mors non modo necessaria
est, uerum etiam optanda persaepe.
50 ROME, LA LlfflRATURE ET L'HISTOIRE

il ajoutait - et Carnéade en convient lui aussi - que la réaction de cette


personne était conforme à sa nature. Mais Carnéade et Chrysippe se sépa-
raient l'un de l'autre en ce que le second affirmait que la nature de la
personne en question était elle-même déterminée, qu'elle résultait d'un
état donné de l'Univers, donc que son action, pour libre qu'elle fût, n'en
était pas moins prévisible; tandis que Carnéade soutenait que cette nature
individuelle était totalement contingente 10•
Pour reprendre les exemples donnés par Cicéron, Philoctète a été
abandonné dans l'île de Lemnos parce qu'il avait été piqué par un serpent
et que sa blessure s'était infectée au point de rendre sa présence intoléra-
ble aux autres Grecs; mais il n'était pas dans l'ordre immuable des choses
que Philoctète dût être affligé de cette blessure. Et encore, «ce n'est pas
en vertu de causes éternelles et nécessaires que soit vraie une proposition
comme celle-ci : «Carnéade descend à l'Académie» 11• La liberté de Car-
néade reste entière; à aucun moment son acte ne cesse d'être totalement
contingent, même dans la mesure où il traduit une impulsion de sa nature
profonde.
Cette analyse de la liberté, pour tardive qu'elle soit dans l'œuvre phi-
losophique de Cicéron, ne laisse pas d'être significative et fort utile pour
résoudre la contradiction que nous avons cru déceler dans sa pensée à
l'égard de la loi. Contradiction dont Cicéron a été lui-même conscient. A
peine, en effet, vient-il de. formuler sa définition de la loi comme expres-
sion de la pensée divine qu'il éprouve le besoin d'ajouter:
«Mais les lois qui ont été rédigées par les peuples en sens divers et
pour répondre à des circonstances déterminées doivent ce nom de loi
plus à la complaisance qu'à la vérité» 12• En d'autres termes, ne seront des
lois véritables que celles qui ont pour objet, et pour effet, le bien des Etats
et des citoyens. Les autres, les prescriptions funestes et injustes seront ce
qu'on voudra, mais non des lois 13. Ce qui revient à une pétition de princi-
pe. Mais, en même temps, cela nous éclaire sur la portée véritable de la
définition célèbre et de la rationalité attribuée à la loi: celle-ci n'appar-
tient pas à n'importe quelle l.oi,mais à une loi jugée conforme aux valeurs
fondamentales de la Raison, qui exigent d'abord que soit établie la dis-
tinction du juste et de l'injuste. Et c'est à partir de cette distinction pri-
mordiale que tout va s'ordonner. Les bonnes lois seront celles qu'aura

°Fat. 16, 36-38.


1

Ibid. 9, 19.
11

12
Leg. 2, 5, 11 : qiuu autem uarie et ad tempus descriptae populis, favore magis
quam re legum nomen tenent.
u Ibid. : quiduis potius tulisse quam leges.
CONTINGENCE HISTORJOUE ET RATIONALITB DE LA LOI 51

édictées une sagesse clairvoyante (sapientia), appliquée à l'ordre et à la


défense 14• Cette sapientia n'est autre, évidemment, que la connaissance
philosophique qui appartient au sapiens. Ce qui revient à dire que l'excel-
lence de la loi résulte de la sagesse du législateur. Mais Cicéron ne se met-
il pas alors en contradiction avec lui-même, puisqu'il admet, d'autre part,
que la loi n'est pas le fait d'un seul homme? N'est-il pas amené, par sa
définition même des «bonnes lois>, à renoncer à l'idée que la loi est
«contingente >?
Pour résoudre cette difficulté, il convient de s'interroger sur la natu-
re de cette «contingence>. On s'aperçoit vite alors que cette notion n'est
PilS univoque. Si, abandonnant un moment le droit civil, nous ne considé-
rons que le droit public, c'est-à-dire les lois qui régissent les cités, nous
devons nous demander si ces lois qui régissent les cités, résultent de la
nature des choses, par une inéluctable fatalité, ou si elles sont le produit
d'une création inspirée chaque fois par une circonstance particulière: si
les lois qui régissent une cité sont fatales, elles ne sont nullement contin-
gentes, elles ne peuvent être différentes de ce qu'elles sont.
Or, on constate que Cicéron admet cette «fatalité• des constitutions.
Rappelons seulement que, dans le De republica, il montre"'comment le site
géographique d'une ville entraîne des conséquences sur les lois qu'elle se
donnera, dans la mesure où ses habitants subiront telles ou telles influen-
ces et telles ou telles tentations 15• A ce degré, la loi sera le développement
d'une natura, de l'être même de l'Etat en question 16 • Elle ne saurait donc
être considérée comme contingente. Mais la contingence peut se réintro-
duire dans la mesure où les facteurs mis en cause ne sont pas totalement
contraignants et où leur action peut être modifiée par la liberté de quel-
ques-uns.
Nous savons que certaines lois - celles, notamment, que Cicéron
considère comme «mauvaises> - ont été rédigées «uarie et ad tempus • 17 ;
mais cet opportunisme qui les a dictées n'est pas la véritable raison de
leur caractère nocif. Si elles sont mauvaises, c'est qu'elles n'ont pas été
pensées selon la sagesse: l'expression ad tempus, dans ce passage, oppose
ces lois «de circonstance> à celles qui se réfèrent aux principes généraux

14
Ci-dessus, n. 7.
15Rep. 2, 3, 5 et suiv.
"V. L. Perelli, Natura e ratio nel JI libro del De republica ciceroniano, c RFIC »
100, 1972, 295-311. V. aussi Id., La definiz.ione e l'origine dello stato nel pensiero di
Cicerone, «AAT» 106, 1972, 281-305.
17
Ci-dessus, n. 12.
52 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE

de la sapientia, qui veut que les lois aient pour fin le salut des citoyens, la
sauvegarde des cités, la sécurité et le bonheur de tous 18 • Il reste donc
qu'une « bonne loi» peut être inspirée par une circonstance donnée, être
rédigée ad tempus; il suffit qu'elle soit inspirée par une volonté de justice
et le souci du bien. Et il en va de même pour les lois du droit civil, qui ont
pour objet d'assurer le respect de l'équité 19 •
Dans ces conditions, la «contigence » de la loi se trouve sauvegardée,
et, en même temps, la liberté humaine. Les forces qui dominent l'évolu-
tion des cités, et résultent de leur natura, appartiennent aux lois univer-
selles; elles sont du même ordre que la pesanteur. Mais, nous l'avons vu,
Cicéron, à la suite de Càrnéade, considère que ces lois ne s'exercent d'une
manière contraignante que dans un domaine bien précis; qu'il existe, en-
dehors d'elles, une liberté et, pour user d'une comparaison, que la pesan-
teur peut, au choix, faire que la pierre que je tiens dans ma main tombe à
mes pieds ou soit lancée à quelque distance. Cela ne dépend que de ma
volonté.
Une loi représente une intervention humaine dans un système de for-
ces liées entre elles par une causalité définie: chacune d'elles met en
branle un mécanisme déterminé, et toute l'habileté du législateur, sa
sapientia, consistera à apprécier et calculer les effets ainsi provoqués.
Tout le résumé de l'histoire romaine, introduit par Cicéron dans le De
republica, montre comment les différents rois ont su guider l'évolution
naturelle de la cité naissante, en lui donnant des institutions bénéfiques.
Ces institutions n'étaient pas «naturelles», elles n'étaient pas le résultat
d'une situation donnée, elles étaient inventées, par des rois qui, tous,
étaient doués de sagesse: c'est la que réside le «miracle romain», dans
cette suite de grands législateurs, dont aucun n'a totalement organisé la
cité, mais dont l'œuvre, poursuivie à travers le temps, a fini par donner à
la ville son extraordinaire fortune et sa grandeur.
Mais il résulte aussi de cela que cette œuvre, fruit chaque fois, d'une
invention libre, et, par là, affranchie de la fatalité qui, selon l'ordre de la
seule nature, entraîne les Etats dans le cycle de la destruction, il en résul-
te que cette œuvre est fragile. Dans la suite des «bons rois» s'est produit
une faille: Tarquin s'est transformé en tyran, et voici que tout est com-
promis - par la faute d'un seul homme 20 •
La contingence historique, on le voit, est le moyen par lequel les

11
Leg. 2, 5, 11 : constat profecto ad salutem ciuium ciuitatumque incolumitatem
uitamque hominum quietam et beatam inuentas esse leges . ..
19
Leg. 1, 14, 40 et suiv.
20 Rep. 2, 26, 47.
CONTINGENCE HISTORIQUE ET RATIONALITÉ DE LA LOI 53

hommes d'Etat ont la possibilité d'agir sur l'évolution des cités 21 • Il le


feront en proposant et en faisant adopter des lois, dont les unes seront
des institutions fondamentales, durables, et les autres des mesures tempo-
raires, inspirées par des circonstances particulières. Le caractère ration-
nel de ces lois résultera, non de «l'ordre du mond~>, d'une manière direc-
te et inéluctable, mais de leur conformité avec les principes généraux de
la philosophie, eux-mêmes résultant de la rationalité du monde. Il est
clair que ce caractère de rationalité ne déterminera pas leur contenu, au
moins d'une manière contraignante.
Nous rencontrons là une démarche assez semblable à celle des stoï-
ciens qui plaçaient la moralité de l'acte non dans son contenu mais dans
sa forme - une même action pouvant, selon les intentions et les nécessités
du moment, être louable ou blâmable. Ainsi, les lois pourront autoriser
les mystères nocturnes, en certains cas, et, dans d'autres, les interdire 22 •
Cela ne signifie nullement que Cicéron soit ici disciple du Portique. Une
pragmatique de l'opportunisme, si elle est stoïcienne, est également péri-
patéticienne, ainsi qu'on l'a fait justement observer 23 • Et, de plus, il
convient de remarquer que la possibilité pour les législateurs d'agir sur
l'ordre de l'histoire suppose une conception de la liberté que Cicéron
avouera, dans le De fato, devoir à Carnéade. Il ne saurait être question de
rechercher ici les sources de sa pensée, si, même, la question a un sens
réel. Il est plus important de constater que cette pensée est parfaitement
cohérente, que les textes tirés du De legibus sont en accord non seulement
avec ceux du De republica, qui est proche dans le temps, mais avec la
doctrine exposée dans le De fato, et l'on peut, d'après quelques indices,
penser que Cicéron, pour élaborer sa conception de l'action politique,
s'est beaucoup inspiré de sa propre expérience. C'est ainsi que, jugeant sa
propre attitude au temps des triumvirs, il déclare, dans le Pro Plancio,
que l'homme d'Etat doit suivre les grandes mutations de la vie politique
et adapter son action aux possibilités dont il dispose; faute de quoi, il
commettra un véritable suicide politique et devra se résigner à l'échec 24 •
Un tel suicide apparaîtra peut-être à Caton comme le seul moyen de sau-
vegarder sa liberté. Cicéron, lui, se fait une autre idée de la liberté. Après

21
L. Perelli, Natura .. ., p. 304.
"Leg. 2, 36 suiv.
" L. Perelli, op. cit., p. 304-305.
24 Pro Plancio 93 : stare eni,n omnes debemus tanquam in orbe aliquo rei publi-

cae, etc. Cf. Att. 2, 9, cité par L. Perelli, ibid., p. 305.


54 ROME,LA LITIÊRATURB ET L'HISTOIRE

le triomphe de César, il se serait déclaré semi-liber, si l'on en croit un


témoignage de Sénéque, se référant sans doute à une lettre qui ne nous a
pas été conservée 25 : la domination de César lui ôte, sans doute, presque
toute sa liberté; mais elle ne la lui enlève pas totalement; il lui reste le
pouvoir d'infléchir, si peu que ce soit, le cours du destin - un destin
auquel il refuse de croire.
Cette cohérence cicéronienne, de l'action et de la pensée, n'est pas
l'un des moindres mérites d'une homme à qui l'on a si faussement repro-
ché ce qu'on a appelé ses revirements et dont on commence seulement à
apercevoir que sa méditation philosophique est inséparable de son attitu-
de politique, comme de son éloquence.

2' De breu. vitae 5, 2.


CICÉRON ET LES TYRANS DE SICILE

Il n'est pas utile de rappeler que les tyrans siciliens ne sont pas
inconnus des Romains, et cela dès une date très ancienne. Les lecteurs de
Timée connaissaient, au moins par cet auteur, l'existence et les forfaits de
Phalaris. Il est certain aussi que, dès l'aube du IIIe siècle, les intérêts de
Rome en Grande Grèce mirent les hommes d'Etat romain en contact avec
le monde sicilien. Les exploits d'Agathocle furent très probablement un
modèle dont s'inspira Régulus, et nous avons cru pouvoir montrer, autre-
fois, que les comédies de Plaute contenaient des allusions, assez claires, à
l'histoire de Sicile, au temps des tyrans, et, plus particulièrement, à la
succession des tyrannies qui dominèrent à Syracuse, entre Agathocle et
Hiéron 111. On sait aussi que, depuis la première guerre Punique, les
armées romaines n'eurent qu'à se louer des services que leur rendit Hié-
ron II. Ainsi, les tyrans siciliens étaient des figures familières aux Ro-
mains, qui, à Syracuse, se considéraient un peu comme les héritiers du
plus grand d'entre eux, le •roi' Hiéron.
Cicéron commença sa carrière de magistrat en Sicile, et, dans les Ver-
rines, il témoigne de la parfaite connaissance qu'il avait acquise de l'île,
des cités que la composaient et des hommes les plus influents dont dépen-
daient son économie et sa culture. Il s'était, aussi, rendu familier de son
histoire, et il avait examiné avec curiosité la galerie des portraits des « ty-
rans et des rois>, dus à des peintres dont il loue l'habileté, et qui jusqu'à
Verrès, étaient exposés dans le grand temple d'Athéna, à Syracuse 2• Ces

1
Echos plautiniens d'histoire sicilienne, ci-dessous p. 261 et suiv.
1 Cicéron, Verr. Il, 4,123: tabulas pulcherrimas pictas . .. in quibus erant imagi-
nes Siciliae regum ac tyrannorum, quae non solum pictorum artificio delectabant sed
etiam commemoratione hominum et cognitione formarum. Ac uidete quanto taetrior
hic tyrannus Syracusanis fuerit quam quisquam superiorum unquam; illi tamen
ornarunt templa deorum immortalium, hic etiam illorum monumenta atque orna-
menta sustulit.
56 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

portraits, il les a regardés avec sympathie, sensible à ce qu'ils évoquent


(commemoratione hominum), heureux de mettre un visage sur des noms
célèbres (cognitione formarum).
Entre tous les 'tyrans• de Syracuse, celui dont Cicéron parle avec le
plus d'amitié et auquel il témoigne le plus d'estime est certainement le
'roi' Hiéron. Il sait que son règne a été bienfaisant pour la Sicile, et que
ses sujets l'ont eu en particulière affection 3• Hiéron est loué pour avoir
donné à son royaume une loi restée célèbre, à laquelle son nom est resté
attaché, la lex Hieronica. Cette loi, Cicéron l'approuve totalement. Il dit
qu'elle est subtile (acuta) - ce qui, dit-il, n'a rien d'étonnant, puisque le roi
était sicilien; elle est sévère - parce que Hiéron parlait en tyran (ita seuere
ut tyrannum), c'est-à-dire en maître absolu, mais elle avait un effet bénéfi-
que, elle encourageait les propriétaires à semer du blé.
Certes, on peut se demander si cet éloge du roi Hiéron, ou plutôt de
sa loi n'est pas motivé, dans une large mesure, par une intention évidente,
et explicite, de l'avocat, qui s'attache à opposer au tyran juste et efficace,
bon législateur, le préteur du peuple romain, dévastateur et fléau de la
Sicile. Certes, le thème revient constamment: ce que les tyrans n'ont pas
osé, Verrès l'a fait. Mais cet argument, omniprésent, n'en laisse pas moins
comprendre que Cicéron approuve et admire la lex Hieronica. Celle-ci est
conforme à l'idée qu'il se fait d'une «bonne loi», elle crèe un droit équita-
ble et incite les Siciliens à cultiver leurs terres, au lieu de les abandonner
aux pasteurs; elle contribue, aussi, à donner à l'Etat les ressources néces-
saires à une bonne administration, et les Romains, dit Cicéron, ont agi
sagement en la respectant, et en lui conservant le nom de son auteur.
Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Cicéron n'ait jamais parlé du roi
Hiéron II qu'avec respect, et ne l'ait jamais rangé au nombre des tyrans.
Sans doute il rappelle que sa loi a été établie par lui et lui seul, en vertu
de sa propre volonté, despotique (ut tyrannum) mais, lorsqu'il le nomme,
il lui donne toujours son titre le plus honorable, il l'appelle rex, qu'il
s'agisse des phalères autrefois possédées par lui 4 ou du palais qu'il s'est
fait construire dans l'Ile 5 • Dans ces trois passages, on ne saurait penser
que l'orateur ait le moins du monde l'intention d'opposer le 'roi' Hiéron
au 'tyran' Verrès.
Il en va tout autrement lorsque l'orateur, toujours dans les Verrines,

3 Ibid. 3,15.
4
Ibid. 4, 29: phaleras ... quae regis Hieronis fuisse dicuntur.
5
Ibid. 4, 118: in qua domus est quae Hieronis regis fuit. Cf. 5, 30: ex illa domo
praetoria, quae regis Hieronis fuit ...
CICi!RON ET LES TYRANS DE SICILE 57

doit nommer Denys l'Ancien, à propos des Lautumies. L'auteur de cette


prison est qualifié de crudelissimus tyrannus 6 , et, naturellement, Verrès
est assimilé à lui. Bien plus, il le dépasse en cruauté. Il dépasse même
Phalaris - et ici, il ne s'agit plus d'histoire, mais presque de légende: «il
se trouvait alors en Sicile, après un long espace de temps, je ne dirais pas
un autre Denys ou un Phalaris (oui, cette île a jadis produit bien des
tyrans cruels), mais un monstre inouï témoignant de cette antique sauva-
gerie qui, dit-on, régnait autrefois en ces lieux» 7•
Ainsi, l'histoire des tyrans siciliens se trouve, du même coup, divisée
en deux périodes: celle d'autrefois, très lointaine, quasi légendaire, et qui
était livrée à la sauvagerie - immanitas - et une autre, plus récente, dans
laquelle l'on trouvait un roi digne de ce nom, qu'il partage avec Jupiter
Très Bon Très Grand 8, l'allié de Rome, le bienfaiteur de la cité, le roi Hié-
ron. Denys l'Ancien, Phalaris étaient assimilées aux fléaux légendaires qui
rendaient redoutables la mer sicilienne, Charybde, Scylla, les Cyclopes 9 ;
et c'était à cette sauvagerie primitive que se rattachait Verrès!
Dans l'œuvre conservée de Cicéron, le nom du roi Hiéron II n'appa•
rait pas en-dehors des Verrines. Celui du premier Hiéron n'intervient qu'à
propos de deux anecdotes peu significatives 10• En revanche, l'on y ren-
contre très souvent celui des deux Denys et, surtout, dans une très grande
proportion, celui de Denys l'Ancien. Nommé, nous l'avons vu, dans les
Verrines, il l'est aussi dans le De oratore, le De republica, le De finibus, les
Tusculanes, le De officiis, le De natura deorum, sans compter plusieurs
allusions dans la Correspondance et une mention dans le Pro Rabirio Pos-
tumo. Il est évident que la figure de Denys l'Ancien fut présente à l'esprit
de Cicéron pendant toute sa carrière, tandis que celle du roi Hiéron ne
s'imposa guère à lui qu'au temps des Verrines; et nous avons la chance de
savoir par quelle voie Cicéron connaissait si bien la vie et la carrière de
Denys l'Ancien. Il nous l'apprend dans une lettre à Quintus, écrite en
février 54, où il dit avoir lu avec le plus grand plaisir de livre de Philistos
sur Denys. Ce qui lui plaît tellement chez Philistos, c'est d'abord son style,
qui le rend semblable à un «petit Thucydide» 11, mais s'il préfère l'ouvra-

'Ibid. 5, 143.
7
Ibid. 5, 134 : uersabatur in Sicilia longo intervallo alter non Dionysius ille nec
Phalaris (tulit enim ulla quondam insula multos et crudelis tyrannos) sed quoddam
nouum monstrum ex uetere illa immanitate quae in isdem locis uersata esse dicitur.
1
Cf. rep. l, 30.
'Verr. 5, 146.
0
• Nat. deor. l, 60; 3, 83.
11
Ad Q. fr. 2, 11, 4 : creber, acutus, breuis, poene pusil/us Thucydides. . . Me
58 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

ge consacré à Denys, c'est à cause du personnage lui-même, qui est, dit-il,


un «vieux renard> (ueterator) et aussi parce que Philistos a été l'un des
familiers du tyran». Ainsi, en 54, Cicéron connaît bien l'histoire de Denys
l'Ancien; déjà, l'année précédente, il avait nommé Philistos, presque dans
les mêmes termes 12 et, vers la même époque, lorsqu'il rédige le De repu-
blica, Denys l'Ancien lui sert deux fois d'exemples. Il est le tyran par
excellence, celui qui a réussi par ses intrigues à s'emparer du pouvoir
mais, dont l'activité et l'intelligence n'ont eu que des résultats négatifs 13 ;
il est aussi celui qui, maître de Syracuse, au dire de Timée la plus belle de
toutes les villes grecques, n'en a pas moins fait en sorte que Syracuse
n'était plus une cité 14• L'on comprend mieux pourquoi, et sous quelle
influence, Cicéron, parlant de la tyrannie, analysant ses causes et ses
effets, se réfère à Denys l'Ancien. C'est que Philistos le lui a rendu fami-
lier, et lui a montré en lui le type même du politique rusé, habile à se
maintenir au pouvoir, triomphant dans l'injustice, en dépit des dieux.
Assurément les démêlés de Denys avec Platon contribuaient à assurer au
tyran de Syracuse une célébrité toute particulière auprès des esprits culti-
vés 15 mais cela n'aurait pas suffi. Au temps des Verrines, Denys n'est
encore qu'une figure assez vague, de tyran cruel, et il est assimilé à Pha-
laris 16. A partir du De republica, et, plus encore, dans les dernières années
de sa vie, Cicéron se réfère au Denys historique et non plus à l'exemplum
légendaire.
Les anecdotes relatives à des présage qui avaient annoncé la fortune
de Denys et que nous lisons dans le De diuinatione viennent apparem-
ment du livre de Philistos 17• La seconde, celle qui raconte comment le

magis de Dionysio delectat; ipse est enim ueterator magnus et perfamiliaris Philisto
Dionysius.
12 De orat. 2, 57.

u Rep. 1, 28: quis enim putare uere potest plus egisse Dionysium tum cum
omnia moliendo eripuerit ciuibus suis libertatem quam eius ciuem Archimedem,
cum islam ipsam sphaeram, nihil cum agere uideretur, effecerit.
14
Rep. 3, 43 : Vrbs illa praeterea, quam ait Timaeus Graecarum maxumam,
omnium autem pulcherrimam, arx uisenda, portus usque in sinus oppidi et ad urbis
crepidines infusi, uiae latae, porticus, templa, muri nihilo magis efficiebant, Diony-
sio tenente, ut esset illa res publica. Nihil enim populi et unius erat populus ipse.
15 Cf. Rab. Post. 23.
16
V. le texte cité, ci-dessus, n. 7.
17
Div. 1, 39; 1, 33. Le présage formé par la naissance du petit satyre, que la
mère de Denys avait cru mettre au monde annonce sans doute le caractère du
futur tyran: lubrique, irrespecteux, caricature d'un être humain, voué à la violence
et à l'instinct. Tel est le tyran.
CICÉRON ET LES TYRANS DB SICILE 59

cheval de Denys, que l'on avait cru noyé, émergea miraculeusement du


fleuve, un essaim d'abeilles dans sa crinière, est peut-être empruntée à un
recueil de miracula, mais cela nous importe peu. Les précisions données
sur son règne dans le De natura deorum, le fait qu'il demeura au pouvoir
trente-huit ans 11 ont très probablement pour origine Philistos, ainsi que
l'anecdote où Cicéron le monte revenant, par une mer tranquille, ses navi-
res chargés des dépouilles arrachées au temple de Déméter à Locres, et
faisant observer à ses compagnos que les dieux apparemment accordaient
une heureuse navigation aux sacrilèges 19• Et Cicéron ajoute qu'il mourût
dans son lit et que «ce pouvoir qu'il avait obtenu de façon criminelle, il le
transmit à son fils, comme si cela avait été un héritage légal et légiti-
me» 10. Nous sommes alors au début de l'année 44, et avant les Ides de
mars 21 , et il n'est pas indifférent que Cicéron ait développé assez longue-
ment ces anecdotes qui témoignaient de l'impiété et du cynisme d'un
homme qui avait «confisqué» la République, et l'avait réduite à n'être
plus rien. On devine, dans son esprit, un rapprochement avec la fortune
de César, et, ce qui n'est encore qu'une impression, à propos de ce texte
du De diuinatione, va devenir une certitude grâce à un long passage du
cinquième livre des Tusculanes, dans lequel il est clair que la figure du
tyran sicilien dissimule, assez mal, celle du dictateur romain.
Ce passage est fort célèbre. Cicéron y a rassemblé plusieurs anecdo-
tes qu'il avait certainement trouvées dans le livre de Philistos, et qui ont
pour dessein de montrer la malheur du tyran, de l'homme qui s'est empa-
ré injustement du pouvoir et mène une existence misérable, même si en
apparence, tout lui réussit. Le début de ce texte reprend la notation que
nous avons rencontrée plus haut, à propos du De republica: «qua pulchri-
tudine urbem quibus autem opibus praeditam seruitute oppressam tenuit
ciuitatem!»22 , mais, tout aussitôt, le ton change, et ce n'est plus Cicéron
lui-même qui médite sur le contraste entre la prospérité matérielle de
Syracuse et sa triste situation politique, ce sont les souvenirs de ce qu'il a
lu dans le livre de Philistos qui lui reviennent: «atqui de hoc homine a
bonis auctoribus sic scriptum accepimus summam fuisse eius in uictu tem-
perantiam in rebusque gerundis uirum acrem et industrium, eundem ta-
men maleficum natura et iniustum »23 •

11 Nat.deor. 3, 81.
19
Ibid. 3, 83.
20 Ibid. 3, 84.
21
Ibid. 1, 7.
"Tusc. S, 57. V. ci-dessus, note 14.
u Ibid.
60 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

Les traits favorables de ce portrait peuvent s'appliquer très exacte-


ment à César, dont la tempérance est bien attestée par Suétone 24 • Quant à
son énergie et son activité, elles nous sont bien connues, par Suétone,
d'abord 25, ensuite par Lucain 26• Elles étaient restée légendaires.
Comme César, encore, Denys était un esprit cultivé et un poète tragi-
que. César avait, on le sait, composé une tragédie d'Oedipe, et, en 45, l'an-
née même où Cicéron écrivait les Tusculanes (le livre V, sans doute, au
mois de juin ou au début de juillet), il rédigeait son Voyage (/ter), proba-
blement une satura, où il racontait les péripéties de sa route vers l'Espa-
gne, tandis qu'il allait combattre les fils de Pompée. Cicéron ajoute, à pro-
pos des poèmes de Denys, une curieuse parenthèse, qui nous ramène, une
fois de plus, à ses relations avec César. Il écrit un effet: «fut-il un bon
poète? Cela importe peu, car, en pareille matière, je ne sais pourquoi, et
plus qu'en aucune autre, chacun trouve beau ce qui vient de lui. Jusqu'ici,
je n'ai connu aucun poète - et j'ai été lié avec Aquinius - qui ne se jugeàt
pas excellent. Il en est ainsi : toi, tu aimes ce que tu fais, et moi ce que je
fais» 27 • On se rappelle alors que, pendant l'été de 54, Quintus Cicéron
avait fait lire à César le poème De temporibus meis composé alors par son
frère, et César, après en avoir loué le début, s'était permis de trouver que
la suite était quelque peu négligée. Le mot avait piqué Marcus, qui
concluait en rassurant Quintus: «de toute façon, tu n'as rien à craindre,
mon estime pour moi-même n'en sera pas diminuée le moins du monde»
(ne pilo quidem minus me amabo)2•. Neuf ans plus tard, le souvenir des
réserves exprimées par l'imperator n'était pas effacé, et ce retour du pas-
sé est un indice de plus que, tout en parlant apparemment de Denys l'An-
cien, Cicéron pensait à César.
Un autre trait est commun à Denys et à César: la solitude où les pla-
ce le pouvoir. Le tyran cherche en vain un ami. Aussi est-il particulière-
ment sensible au dévouement dont font preuve, l'un envers l'autre, deux
Pythagoriciens, Daman et Phintias: l'un d'eux, ayant été condamné à
mort, obtint du tyran un délai pour mettre ses affaires en ordre, et l'autre
s'offrit à rester prisonnier, comme garant, pour son ami, prêt à mourir si
celui-ci manquait à sa parole et ne revenait pas. Denys se serait alors

24 Cés. 53. Cf. Cicéron Att. 8, 9 b, 2 : sed hoc t&paç horribili uigilantia, celeritate,
diligentia est . ..
25 Cés. 57.

26 Lucain 1, 143 et suiv.


27 Tusc. 5, 63.

2 9 Ad Q. fr. 2, 15, 5.
CICÉRON BT LBS TYRANS DB SICILE 61

écrié: «puissé-je être enrôlé, moi troisième, comme votre ami» 29• Or, l'on
sait que César souhaitait très vivement se réconcilier avec Cicéron, et
l'avoir pour ami. Ce désir s'était manifesté dès le premier consulat de
César, lorqu'il avait offert à l'orateur une legatio dans son état-major; et
César n'avait jamais cessé de rechercher une amitié qui se dérobait, ainsi
qu'en témoigne une lettre célèbre à Matius 30 • Pendant la guerre civile,
César avait essayé d'attirer Cicéron, il avait besoin de lui pour reconsti-
tuer l'Etat3 1• Mais le vieux consulaire n'avait pas voulu apporter sa cau-
tion au tyran.
Denys l'Ancien, dit Cicéron, vivait «avec des esclaves en rupture de
ban, avec des hommes tarés, avec des barbares, il jugeait que pas un
homme qui fût digne de la liberté ou qui voulût être libre ne pouvait étre
son ami» 32 • Or, cette description s'applique exactement au parti césarien,
tel que le voyaient les adversaires, et dans une large mesure tel qu'il était
réellement. Nous en avons pour garant Salluste, dans la première Lettre à
César et Cicéron lui-même 33. Et l'on sait que les Romains redoutaient par-
dessus t9ut, dans l'armée de César, les barbares recrutés en Gaule, en
Germanie et en Espagne.
Il est donc clair que l'évocation du tyran Denys l'Ancien, si longue-
ment développée, avec un tel luxe de détails, n'est en réalité qu'une sorte
d'apologue, qui masque à peine une attaque dirigée contre César, au
moment où celui-ci se trouve en Espagne et, après des débuts difficiles,
vient de remporter une victoire éclatante. Comme Denys, César est un
tyran heureux; comme lui, il est un esprit brillant, un homme habile,
mais l'un et l'àutre sont doués d'une nature qui les porte vers le mal et
l'injustice (maleficum natura et iniustum) 34 • Cicéron, pendant les mois où,
en 49, il hésite sur le parti à suivre, considère que César ne peut revenir à
la raison, qu'il ne peut agir qu'en «homme perdu»: toute autre conduite

29
Tusc. 63. Cf. off. 3, 45. Depuis Orelli, s'appuyant sur Jamblique Vie de Pytha-
gore 33, on pense que Cicêron s'est trompê en attachant l'anecdote à Denys l'An-
cien et qu'il s'agit en rêalitê de Denys le Jeune. Pourtant, l'erreur, si elle est rêelle,
ne remonterait-elle pas à Philistos?
10 Epist. 12, 27.
31
V. Gelzer, s.v. Tullius, in RE VII, 998 et suiv. V. Cicêron, Epist. 8, 3, 2. Cf.
W.C. Mc Dermott, ln Ligarianam, cTAPhA» 101, 1970, 317-347.
32 Tusc. 5, 63.
33 Ps. Salluste rep. 1, 2, 5. Cf. Cicêron Att. 9, 10, 7: cum hoc in ea quae perspici-

tur futura colluvie regnare; et ibid. 9, 18, 2 : o rem perditam ! o copias desperatas ; 9,
7, 5, etc.
34 Tusc. 5, 57.
62 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

lui est interdite, par sa «vie, son caractère, son passé, la logique de son
entreprise, ses alliés ... » 35 • De la même façon, Denys ne peut abandonner
la tyrannie; il est irrévocablement lié à son crime 36• Le paralléle est évi-
dent entre les deux hommes. On sait assez que César a été entraîné à
prendre les armes contre sa patrie pour ne pas avoi~ à expier les fautes
qu'il avait commises lors de son consulat de 59; une ~rte de fatalité pèse
sur lui: celle qui est entraînée par l'injustice une fois commise. Ni César,
ni Denys (pas plus que ne le pourra Auguste, même après sa victoire) ne
peuvent se démettre et abandonner un pouvoir qui les torture.
La vie du tyran est misérable. L'histoire de Denys le prouve, avec
l'apologue de Damoclès. Mais celle de César n'en est pas moins un exem-
ple évident. Les faits allaient bientôt le montrer à Cicéron lui-même lors-
que, pendant les Saturnales de cette même année 45, il dut recevoir César
dans sa villa de Pouzzoles. Le dictateur ne peut se déplacer qu'entouré
d'une garde; il y a autour de lui deux mille hommes en armes, c'est à
peine si la salle à manger où doit dîner le maître n'en est pas remplie. La
villa est en état de défense, comme un camp en terre ennemie. Bref,
c'était moins la visite d'un homme, que recevait Cicéron, qu'un billet de
logement imposé par l'autorité militaire 37 •
L'on comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi, en février ou
mars 44, quelques mois après l'entrevue des Saturnales, Cicéron a pu
écrire les pages du De natura deorum, que nous avons rappelées, et où il
s'interroge sur l'étrange fortune de Denys, prospère en dépit de ses cri-
mes contre les hommes et contre les dieux. C'est bien de César qu'il s'agit,
entre les lignes. Denys, entre autres forfaits, avait dépouillé les temples
des dieux: enlevé à Jupiter Olympien un manteau tissé d'or, arraché à
Asclépios une barbe d'or, aux sanctuaires des tables d'argent, à des Vic-
toires leurs patères et leurs couronnes d'or, sans compter les trésors pris
lors du pillage de Locres. César, de la même façon, s'était approprié des
biens sacrés : en Gaule, dit Suétone, il avait confisqué les offrandes des
chapelles et des temples et, à Rome même, pendant son premier consulat,

35 Att. 9, 2 b, 2.
36
Tusc. 5, 62 : atque ei ne integrum quidem erat ut ad iustistiam remigraret,
ciuibus libertatem et iura redderet, iis enim se adolescens improuida aetate inretierat
e"atis ...
37
Att. 13, 52. Conclusion, par. 2 : habes hospitium siue èmo,a8µe{av odiosam
mihi, dixi, non molestam. Ce dernier mot est ambigü : Cicéron veut-il dire que la
conversation de César lui est agréable Oe reste de la lettre le suggère), ou que cet
appareil militaire le réconforte, en montrant quel est l'état d'âme du tyran?
CIC~RON BT LBS TYRANS DE SICILB 63

il avait dérobé au Capitole trois mille livres d'or, et les avait remplacées
par le même poids de bronze doré 38 • On sait aussi qu'il avait enlevé de
l'aerarium les sommes en réserve, en 49, ainsi que «toutes les offrandes,
au Capitole et dans les autres temples> 39 • Et la Fortune de César ne se
démentait pas, en dépit de tous ces sacrilèges! Mais le scandale, continue
Cicéron, est plus apparent que réel: les dieux n'ont pas besoin d'interve-
nir pour que le criminel soit puni; il l'est par sa conscience, qui le tortu-
re40. Comme Denys, César est un homme seul; il est condamné à n'avoir
pas d'amis. Il doit vivre sous la protection perpétuelle de troupes armées,
incertain de l'avenir, à la merci d'une conjuration. Les malheurs de Denys
consolent Cicéron des bonheurs de César.
Au dire des philosophes et, en particulier, des stoïciens, seule la mort
peut guérir l'âme du tyran. Dès l'été de 45, alors que César est victorieux
en Espagne et prépare son retour à Rome, Cicéron rappelle ces mots ter-
ribles de Zénon: «Platon, en admettant qu'il n'ait pas encore atteint la
sagesse (et bien que le sage seul soit heureux) n'est cependant pas dans la
même situation que Denys le tyran; pour celui-ci, ce qui pourrait arriver
de mieux, ce serait qu'il mourût, car on ne peut espérer qu'il parvienne
jamais à la sagesse; l'autre, en raison de l'espoir qu'il puisse y parvenir,
doit vivre> 41 • Il est évident que Cicéron attend, non sans impatience, la
mort du tyran.
Que l'âme du tyran soit inguérissable, c'est ce que prouve, entre
autres, aux yeux de Cicéron, l'histoire du second Denys qui, chassé de
Syracuse par une révolution démocratique, se retira à Corinthe et s'y fit
maître d'école: pueros docebat; usque eo imperio carere non poterat! 42 •
Cicéron revient â trois reprises sur cette anecdote, qui avait donné lieu à
un proverbe. Un passage d'une lettre à Atticus 43 y fait allusion. Atticus,
dans une lettre du 12 mars 49, avait annoncé à son ami qu'il restait à
Rome beaucoup de sénateurs, attendant, apparemment, l'arrivée de César
et espérant établir avec lui une nouvelle légalité 44 - ce que Cicéron lui-
même envisage parfois dans sa retraite de Formies. Oui, répond Cicéron,

31
Suetone, Aug. 54.
39
Dio 41, 39, 1.
40 Nat. deor. 3, 85: (recte uideretur) nisi et uirtutis et uitiorum sine ulla diuina
ratione graue ipsius conscientiae pondus esset, qua sublata iacent omnia.
41
Fin. 4, 5 (• Von Arnim, SVF I, 232).
42
Tusc. 3, 26-27.
43
Att. 9, 9, 1 : de optimatibus sit sane ita ut uis; sed nosti illud 61owmo<; tv
Kopiv8q,.
44
Cela résulte de la lettre ad Att. 9, 8, 1.
64 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tu as sans doute raison, mais tu connais le mot célèbre : « Denys à Corin-


the>. Est-ce à dire, comme on l'entend le plus souvent, que les sénateurs
en question doivent craindre un revirement de fortune semblable à celui
qui avait contraint Denys le Jeune à l'exil? L'allusion est peut-être un peu
plus précise. Cicéron ne veut-il pas suggérer que les optimales en question
devront renoncer, si César est le maitre, à gouverner la république et que
leur goût du pouvoir ne pourra s'exercer que plus modestement, dans des
tâches subalternes? C'est ce que semble bien confirmer le troisième pas-
sage, une lettre à Paetus de 46 45 , dans laquelle nous voyons que son cor-
respondant avait conseillé au vieux consulaire, puisqu'il ne pouvait plus
exercer «sa royauté sur le forum>, d'ouvrir une école, où il pourrait être
roi, comme autrefois Denys le Jeune à Corinthe.
Telles sont les allusions que nous trouvons dans l'œuvre de Cicéron,
aux tyrans siciliens. Si l'on excepte Phalaris, figure légendaire et familière
aux philosophes, qui font de lui un cas extrême de cruauté, deux person-
nages, surtout, ont retenu l'attention de Cicéron. Celle du roi Hiéron II,
d'abord, qui s'imposait à lui au temps des Verrines. Ce fut un roi utile et
bon. Son souvenir contribua certainement à former l'image de cette
monarchie paternelle et juste que l'on entrevoit dans le De republica 46 • Et
puis il y a Denys l'Ancien. C'est sur lui que l'attention de Cicéron a porté
tout spécialement. A cela, peut-être, une raison : le livre de Philistos, que
Cicéron appréciait, lui avait rendu ce personnage familier. Mais cela n'au-
rait certainement pas suffi sans une autre raison : Denys est un tyran
«exemplaire>. Il a commis tous les actes abominables que l'on peut repro-
cher à un tyran, et qui sont caractéristiques de sa monarchie. Il a été
cruel (comme le prouvent les Latomies), il a persécuté les philosophes
(comme le montre l'aventure de Platon), il a fait la preuve que le tyran
n'avait avec les autres hommes aucune communauté de droit ou d'amitié,
qu'il était un homme seul, un monstre exclu de l'humanité. Denys l' An-
cien a été tout cela, et cependant, il a régné sans heurt, grâce à son habi-
leté politique; il a méprisé les dieux, et les dieux ne se sont pas vengés.
Parler de Denys, c'est mettre en question la Providence. Or, telle est préci-
sément la hantise de Cicéron, en cette année 45, et au début de 44, lors-
qu'il écrit les Tusculanes et le De natura deorum. César recommence
Denys. Rome est en son pouvoir. L'Etat n'existe plus. Il n'y a plus d'Etat

45Epist. 9, 18, 1.
46
Rep. 2, 47 : regem ilium . .. qui consulit ut parens populo conseruatque eos
quibus est praepositus quam optima in condicione uiuendi, sane bonum, ut dixi, rei-
publicae genus.
CICÉRON ET LBS TYRANS DE SICILE 65

digne de ce nom, lorsqu'il n'y a plus aucune participation de peuple au


pouvoir, sous une forme ou sous une autre, lorsque les lois sont rempla-
cées par la volonté arbitraire d'un maître. César est le nouveau Denys.
Tout ce que l'on dira de celui-ci s'appliquera en réalité au premier. Il
serait dangereux de nommer César, de mettre sa puissance et sa personne
en question. Qu'à cela ne tienne. Il reste Denys, et personne ne saurait
empêcher un philosophe d'aller chercher ses exemples parmi les tyrans
d'autrefois. Eternel refuge et recours des pamphlétaires que l'allégorie,
plus ou moins transparente.
Tel est le ton de Cicéron jusqu'aux ides de mars. Denys l'Ancien est
pour lui un symbole, il est le masque derrière lequel on entrevoit César.
Mais il n'est pas seulement cela. Il est aussi un «cas» sur lequel on médi-
te, grâce auquel on vérifie les raisonnements abstraits qui condamment la
tyrannie. Il aide Cicéron à penser, ce que l'on sait de lui démontre la réa-
lité d'une théorie. Il joue, en quelque sorte, le même rôle que l'expérience
pour le physicien moderne. Et c'est toute l'histoire sicilienne qui apparaît
ainsi comme une sorte de laboratoire politique aux yeux du consulaire
romain.
Après les ides de mars, la conjuration pour la liberté a réussi. Il n'est
plus nécessaire de dissimuler; le nom des tyrans siciliens revient, comme
l'impose la tradition; on y fait des allusions rapides, selon que le dévelop-
pement le suggère, mais le discours va plus loin, et développe la significa-
tion romaine de l'exemple. Ainsi, dans le De officiis, lorsqu'il s'agit de
savoir si l'homme de bien aura le droit, pour ne pas mourir de froid, de
dépouiller Phalaris de son manteau 47 , le tyran d'Agrigente est pris comme
type de l'être «cruel et monstrueux» mais, soudain, le propos s'élargit:
après la mention du tyran vient la justification du tyrannicide: à ce
moment, il n'est plus question de Phalaris, mais de César, et la conviction
profonde de Cicéron éclate : « neque est enim societas nobis cum tyrannis
et potius summa distractio est, neque est contra naturam spoliare eum, si
possis, quem est honestum necare, atque hoc omne genus pestif erum atque
impium ex hominum communitate exterminandum est .. . »48 •
La philosophie, avec ses exemples rebattus, s'épanouit en réflexion
politique vivante et s'appuie sur l'expérience toute récente. Cela apparaît
clairement encore dans un autre développement du De officiis où, cette
fois, Denys est nommé 49 , à côté de Phalaris, d'Alexandre de Phères et

47
Off.3, 29 et suiv.
41
Ibid. 32.
9
• Ibid. 2, 24 et suiv.
66 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

César lui-même, désigné comme hic noster - notre tyran à nous - et insé-
ré dans la série des despotes injustes, cette galerie des monstres destinée
à illustrer, par contraste, la vraie nature du pouvoir civil.
Ainsi les tyrans siciliens ont-il joué un rôle certain dans la méditation
politique de Cicéron; ils lui ont fourni des exemples du Bien et du Mal,
symbolisant les deux pôles du régime monarchique l'un étant marqué par
le roi Hiéron, resté cher à ses sujets en dépit des siècles, l'autre par l'abo-
minable, mais attachant, Denys, vieux routier de la politique, abominable,
mais si habile (et Cicéron ne dissimule pas sa sympathie à un homme
d'Etat qui réussit) - et dont on peut seulement espérer, pour que la mora-
le soit sauve, qu'il connut, en dépit de sa puissance et de son heureuse
fortune, les angoisses de la conscience, de la solitude et de la peur 50•

50
Ibid. 2, 25.
HORACEET LA QUESTIONDU THÉÂTREÀ ROME

Récemment, dans un important chapitre de son livre sur Horace et


l'idéologie du principat (Turin 1963), M. A. La Penna a étudié l'attitude
d'Horace à l'égard du théâtre latin. Ce chapitre, intitulé Horace, Auguste
et la question du théâtre latin, avait déjà paru, sous le même titre, dans les
Annales de l'Ecole Normale Supérieure de Pise (1950), et M. E. Paratore s'y
était référé dans sa précieuse Histoire du théâtre latin, parue en 1957.
Aussi bien M. La Penna que M. Paratore insistent, à juste titre, sur l'im-
portance du théâtre dans la culture augustéenne, et dans le monde
romain pendant toute la période impériale. Ils nous disent, par exemple,
que l'attention accordée par Horace à ce problème ne s'explique pas seu-
lement par la tradition aristotélicienne de la critique hellénistique, mais
par l'expérience romaine elle-même. Il est facile de montrer que l'histoire
de l'architecture augustéenne et impériale commente, en quelque sorte,
les développements d'Horace dans l'Art poétique. Cependant, s'il est vrai
qu'Horace a contribué à servir les intentions du prince en donnant à ses
amis, L. Calpurnius Pison et ses deux fils, des conseils sur l'art d'écrire de
bonnes pièces de théâtre, on doit constater, avec quelque surprise, peut-
être, que l'attitude du poète à l'égard de la poésie dramatique n'est pas
aussi simple que l'on aurait pu le croire. Tandis que, dans l'Art poétique,
le théâtre est loué sans réserves, dans l'Epître à Auguste, Horace se mon-
tre beaucoup plus réticent. Il insiste longuement sur les difficultés du
genre. La brutalité des spectateurs, dit-il, «met en fuite le poète trop
audacieux>; au beau milieu d'une pièce, le public demande des mon-
treurs d'ours, ou des boxeurs, et si les chevaliers tentent de s'opposer à
ces exigences, les sots et les gens sans culture font le coup de poing
contre eux (v. 182-186).
D'ailleurs, dit Horace, le théâtre est en pleine décadence, les cheva-
liers eux-mêmes sont de moins en moins amateurs de beaux vers et de
belles tragédies; ils n'aiment plus que la mise en scène. Les spectateurs
hurlent, et les vers se perdent dans le tumulte (v. 200-201). Horace avoue
son découragement. Non que le théâtre ne soit, par lui-même, un art
68 ROME, LA LITIËRATURB ET L'HISTOIRE

admirable, mais Auguste doit accorder aussi son attention aux poètes qui
«aiment mieux s'adresser à un lecteur plutôt que d'avoir à supporter les
jugements désobligeants d'un spectateur orgueilleux» (v. 214-215). Bref,
Horace semble bien vouloir détourner Auguste de rien tenter en faveur
du théâtre, comme s'il essayait de lui faire entendre que l'époque du
Thyeste de Varius est maintenant révolue. Le temps des Jeux qui célébrè·
rent, en 29, la victoire d'Octave, et où, précisément, fut représentée la tra•
gédie de Varius, ne peut être recommencé.
M. La Penna, conscient de cette véritable contradiction entre la politi-
que du prince et les conseils contenus dans l'épître que lui adresse Hora-
ce, en tire argument pour soutenir que cette position n'est, chez lui, que
provisoire, que sa véritable pensée est exprimée dans l'Art poétique. A la
vérité, cette ingénieuse tentative pour résoudre la difficulté apparaît com-
me quelque peu paradoxale : ce serait dans l' Epître adressée au prince
que nous trouverions les objections, et dans celle qui est destinée à deux
jeunes gens accompagnés de leur père (parents, certes, d' Auguste, s'il est
vrai que L. Pison se soit trouvé être le beau-frère de César lui-même, mais
parents quelque peu «accidentels»), qu'il ait soutenu la politique culturel-
le du maître. Horace, nous le savons, peut avoir voulu donner une telle
«preuve» d'indépendance. Mais cette explication ressemblerait assez à
une défaite.
Quoi qu'il en soit, la véritable nature du problème posé par la contra-
diction, sur le point du théâtre, entre l'Epître à Auguste et l'Art poétique,
ne peut apparaître que si l'on résoud d'abord ce qui apparaît comme un
locus desperatus de la philologie horatienne, la question des rapports
chronologiques entre les deux œuvres.
M. La Penna soutient que l'Epître à Auguste est antérieure à l'Art poé-
tique, et précisément pour la raison que celui-ci soutient la politique du
prince à l'égard du théâtre. Ce qui revient, au point de vue qui nous occu·
pe, à une véritable pétition de principe. M. La Penna ne se résoud à s'ap·
puyer sur cet argument, dont il ne minimise pas la fragilité («je ne parle,
dit-il, que de probabilité, et non de certitude ... »), qu'en l'absence de tout
autre. Nous ne voulons pas rouvrir, ici, l'ensemble du dossier, qui est
beaucoup trop lourd et complexe, mais apporter quelques éléments nou-
veaux, dans l'espoir qu'ils peuvent contribuer à laisser entrevoir une solu·
tion.
Il Y a d'abord un argument qui pèse, tel une hypothèque, sur le pro·
blème, et dont il convient de se débarrasser. Il est encore présenté comme
particulièrement valable par C. O. Brink, Horace on poetry, Cambridge
1963, p. 242, alors qu'un examen plus exact du texte incite à lui refuser
toute valeur. Il s'agit du vers 306 de l'épître, où Horace écrit: «moi, je
HORACE ET LA QUESTION DU THÉÂTRE A ROME 69

serai comme la pierre à aiguiser, qui a le pouvoir de rendre le fer tran-


chant, alors qu'elle-même ne saurait couper; moi, bien que je n'écrive
rien (nil scribens ipse) j'apprendrai aux autres quel est le rôle, quel est le
devoir du poète». On a conclu de ces mots qu'au moment où Horace les
éérit il a renoncé à composer, tout au moins des vers lyriques, puisque
nous savons qu'il ne consent pas à appeler «poèmes» ni les satires ni les
épîtres. Cette période d'inaction poétique - l'intervallum lyricum - corres-
pondrait soit aux années qui s'étendent entre 23 et 17 av. J.C., c'est-à-dire
entre la pubblication des trois premiers livres des Carmina et la composi-
tion du Carmen Saeculare, soit aux années qui suivirent la publication du
IV• livre des Carmina (probablement 13 av. J.C.), et jusqu'à la mort d'Ho-
race, en 8 av. J.C. Mais l'expression nil scribens ne signifie nullement,
dans son contexte, qu'Horace n'écrit rien, mais qu'il n'écrit « rien qui vail-
le». Ce sens est imposé avec évidence par la suite des idées. Horace avait
commencé par évoquer le jugement de Démocrite, qui voulait que tous les
poètes fussent fous, et qui excluait de l'Hélicon ceux qui ne l'étaient pas.
Quel dommage, commence Horace, que je prenne soin de « purger ma
bile1>au début du printemps. Personne, sans cela, n'écrirait mieux les
vers que moi. Mais, après tout, ajoute-t-il, je puis toujours jouer le rôle de
la pierre à aiguiser, formuler des préceptes, même si ce que j'écris ne
vaut rien. Il est difficile d'en conclure qu'Horace, au moment où il com-
pose ces vers, n'écrit rien! C'est d'ailleurs en ce sens que le commentaire
de Heinze-Kiessling (Berlin 1957) entend cette expression. On ne saurait
en tirer le moindre argument chronologique. Rien n'empêche que l'Art
poétique ait été composé pendant la période qui s'étend entre la publica-
tion du premier livre des Epîtres (20 av. J.C.) et la mort du poète, et cela à
un moment quelconque.
Mais le problème reste entier. M. La Penna se défie, à juste titre, des
analyses internes, consistant à comparer, d'une épître à l'autre, des déve-
loppements analogues. Il est certain qu'un développement plus ample
peut être aussi bien une amplification qu'un résumé, et rien n'impose, a
priori, de la placer le premier, ni le second. Pourtant, il est un point qui
permet peut-être d'échapper à cette difficulté et de parvenir à une
conclusion positive.
Dans l'Art poétique Horace nous expose comment les Athéniens, au-
trefois plus sévères, se sont laissé aller, après les guerres Médiques, à plus
de licence, et comment ils ont toléré que le flûtiste se pavane sur le scène
au détriment des acteurs (vers 202 et suiv.). Ce passage reproduit un rai-
sonnement d'Aristote (Politique VIII, 6, 1341 a, 28 et suiv.). Dans l'Epître à
Auguste, le même texte d'Aristote est utilisé, mais d'une toute autre maniè-
re. Horace dit comment le loisir né des guerres Médiques, et de la victoi-
70 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

re, a provoqué le développement des arts dans le monde grec. Non seule-
ment celui de la flûte, mais de tous les arts. Les tibicines sont bien cités,
mais seulement corn.me un exemple, entre autres, de ce vent de frivolité
qui souffle alors en Grèce (II, 1, 93 et suiv.). Et ce développement a pour
pendant celui qui est consacré par Horace à la littérature romaine, et qui
montre Rome s'abandonnant aux activités désintéressées après la victoire
sur Carthage (Ibid. II, 1, 161, et suiv.). Tout se passe comme si le texte
d'Aristote, une première fois utilisé dans son contexte technique, avait été
assimilé par Horace, qui en avait tiré une théorie plus générale destinée à
rendre compte de la naissance d'une littérature latine. Il est certainement
possible de soutenir qu'Horace peut avoir élaboré d'abord sa théorie
générale, puis être retourné au texte d'Aristote. Cela est possible, mais
beaucoup moins probable. Il est certain que la théorie aristotélicienne,
qui a, par elle-même, pour objet l'histoire du théâtre, a été généralisée
par Horace. On peut croire qu'il l'avait rencontrée au cours de ses recher-
ches techniques sur l'histoire du théâtre, lorsqu'il composait l'Epître aux
Pisons, et qu'il s'en est souvenu quelques années plus tard, lorsqu'il écri-
vit l'Epître à Auguste.
Pourtant, nous convenons bien volontiers, suivant l'exemple donné
par M. La Penna, qu'il s'agit là d'une probabilité, non d'une certitude
rigoureuse. C'est à transformer la probabilité en une certitude aussi gran-
de que le comportent semblables sujets que nous voudrions nous em-
ployer maintenant.
Si l'on admet, au moins comme une probabilité, que l'Art poétique est
antérieur à l'Epître à Auguste (ce que laissent entendre d'autres considéra-
tions, exposées autrefois par A. Rostagni), le problème posé par M. La
Penna peut être examiné sous un jour nouveau.
La question du théatre n'est pas la seule sur laquelle Horace, dans les
trois épîtres du second livre, a varié d'attitude. Dans l'Epître a Florus (qui
est certainement la première des trois dans l'ordre de composition), Hora-
ce affirme renoncer à la poésie. Il déclare très nettement que c'est là un
jeu indigne de son âge. Il est temps pour lui de ne plus songer qu'à la
sagesse. Dans l'Art poétique, il est plus sensible aux titres de noblesse de la
poésie, et invite les jeunes Pisons à ne pas avoir honte de la Muse. Dans
l'Epître à Auguste, il va encore plus loin et assure que le poète est une
manière de philosophe, qui réalise, par d'autres voies, un idéal de sages-
se, et qui est utile à la cité. On ne peut imaginer contraste, opposition plus
absolus que ceux qui existent entre l'Epître à Florus et !'Epître a Auguste.
Entre les deux, l'Art poétique tient une position moyenne. Précisément cel-
le que l'on attend si, chronologiquement, cette œuvre tient le milieu entre
les deux autres.
HORACEET LA QUESTION DU THÉÂTREA ROME 71

Supposons donc que l'Epître à Auguste ait été composée la derniére,


qu'en résulte-t-il? Qu'Horace, d'abord séduit par l'idée de donner au théâ-
tre des œuvres nouvelles, au point de parler avec enthousiasme aux jeu-
nes Pisons des possibilités qu'offre la scène romaine, se décourage, déses-
père que nul auteur puisse y réussir. Les chevaliers, dans l'Art poétique,
sont encore dignes de quelques estime; dans l'Epître à Auguste, Horace
désespère de leur goût. Et, à ce moment, il se tourne vers Auguste et lui
dit les paroles que nous avons rappelées: «accorde quelque attention à
ceux qui aiment mieux s'adresser à un lecteur plutôt qu'aux spectateurs».
On comprend généralement qu'Horace plaide pour lui-même, et qu'il
demande à Auguste d'accorder sa faveur, et ses pensions aux poètes qui
n'écrivent pas pour le théâtre. Mais est-ce vraiment le seul sens de ce pas-
sage?
Si l'on admet, à titre d'hypothèse, que l'Art poétique ait précédé l'Epî-
tre à Auguste, cela entraîne que l'on doit le dater, selon toute vraisemblan-
ce, au plus tard de l'année 15, peut être de 16 (avant 14, date de l'Epître à
Auguste, après 18, date la plus tardive admissible pour l'Epître à Florus).
Mais, à ce moment, vient, selon toute vraisemblance, de se produire à
Rome un évènement littéraire qui explique sans doute la «variation»
d'Horace. Cet évènement est la publication de la Médée d'Ovide.
Sur la date de la Médée, il n'y a guère de doute. Nous savons, par
Ovide lui-même, qu'elle suivit de peu la composition - et la parution - des
Amores, sous leur première forme. C'est ce que prouvent la première et la
dernière élégie du livre III des Amores. Et l'on sait que la dernière élégie
datée du recueil (I, 14) date de 16. Il est naturel d'admettre que l'œuvre
fut publiée pour la première fois soit à la fin de 16, soit en 15. Mais Ovide
nous apprend autre chose sur sa Médée. Dans une élégie des Tristes (V, 7,
27) il écrivait : «Nil equidem feci - tu scis hoc ipse - theatris ». On en
conclut, très logiquement, que la Médée n'était pas destinée à la représen-
tation, mais à la lecture publique, à la déclamation (Walther Kraus, art.
Ovidius Naso, Real-Enclycl. XVIII, p. 1925 - article daté de 1942). On sait
le succès que remporta la Médée d'Ovide. Tacite et Quintilien se sont faits
les échos de son succès. Il est impossible qu'Horace ne l'ait pas connue.
S'il en est bien ainsi, et si la pièce parut juste après la publication de l'Art
poétique, on comprend qu'Horace ait pu saluer ce genre nouveau comme
la solution du probleme qui le préoccupait: la nécessité de rendre au
théâtre une vie nouvelle, comme instrument de culture et, en même
temps, la difficulté que l'on éprouvait à imposer à un public avide surtout
de spectacles et de mimes un répertoire littéraire.
Si l'on admet l'hypothèse que nous proposons, il faut penser que
l'Epître à Auguste, provoquée (à la demande du prince) par la publication
72 ROME, LA urreRATURE ET L'HISTOIRE

de la Médée, est non seulement la dernière œuvre d'Horace mais qu'elle


marque l'avènement de la tragédie récitée. Sans doute Horace ne cite pas
Ovide - mais il n'a jamais cité même son ami Virgile, et dans l'Art poéti-
que, ne fait aucune allusion à l'Enéide, qu'il connaissait bien, pourtant.
L'esthétique de ses sermones le détournait de l'actualité immédiate - de
même que, plus tard, Sénèque s'efforcera de demeurer impersonnel dans
ses dialogues, ne se réfèrera qu'à des idées et à des faits apparemment
objectifs et généraux.
Telles seraient, nous semble+il, les raisons pour lesquelles Horace, à
la fin de sa carrière, et après avoir un moment partagé les illusions d'Au-
guste sur l'avenir du théâtre latin, aurait changé d'avis, et, séduit, mais en
même temps inquiété par la tentative d'Ovide, essayé de montrer au prin-
ce qu'après tout la poésie écrite, si elle était grande, avait autant de puis-
sance en face du temps que la composition dramatique.
BOILEAU ET L'ART POÉTIQUE D'HORACE

Boileau êcrivait, dans l'Avis au Lecteur prêcêdant l'êdition de son Art


poétique (1674) que, «dans (son) ouvrage qui est d'onze cents vers, il n'y
en a pas plus de cinquante ou soixante tout au plus imitês d'Horace ».
Mais l'influence d'un ouvrage sur un autre ne se mesure pas seulement
au nombre des vers empruntês. Horace êtait l'un des poètes favoris de
Boileau, et l'un de ses modèles. On peut supposer que la poêtique d'Hora-
ce, celle qui transparaît dans ses Satires et ses Epîtres, êtait assez prêsente
à l'esprit de Boileau pour l'avoir aidê à prendre conscience, même à son
insu, des principes et des exigences de la sienne propre.
Il est, en effet, dans l'Art poétique, des prêceptes que l'on trouve ail-
leurs, chez Horace, que dans l'Epître aux Pisons. Par exemple la nêcessitê
du travail pour tout poète digne de ce nom. Horace l'affirme en plus d'un
endroit; c'est chez lui un thème constant; c'est par le travail qu'il veut se
distinguer de Lucilius et de tous ceux qui êcrivent cent vers «debout sur
un seul pied>. La perfection de la forme est l'idêal qui anime Horace lors-
qu'il êcrit les Odes aussi bien que les Satires, et c'est le sentiment de cette
perfection même qui fait que, pour Boileau, Horace est un modèle, enco-
re plus qu'un donneur de prêceptes.
Il est facile de montrer que l'Epître aux Pisons et l'Art poétique ont en
commun l'intention didactique. S'il est vrai que tels de ses amis voulaient
le dêtourner d'êcrire quatre chants sur l'art d'être poète, l'exemple d'Ho-
race êtait là pour encourager Boileau. Il s'agissait de composer une êpî-
tre, assez proche des autres, et Boileau avait sur ce point Horace comme
garant. Pourtant, une diffêrence s'impose: l'Epître aux Pisons n'est pas
divisêe en chants, elle se dêroule tout uniment, et les commentateurs
modernes ne sont pas d'accord sur sa structure. Et puis, Horace ne traite
pas sêparêment des diffêrents genres. On ne trouve pas chez lui de dêve-
loppements sur l'élégie, sur l'êpigramme. Boileau veut être plus franche-
ment didactique qu'Horace, il divise sa matière plus nettement. Il ne suit
pas l'exemple d'Horace jusqu'au bout, n'imite pas la nonchalance de sa
composition. Peut-être parce que la structure profonde de l'Epître aux
Pisons lui êchappe.
74 ROMB,LA Lllï8RATURB BT L'HISTOIRE

Un indice laisse entrevoir qu'il eût été plus docile si le maître avait
été moins capricieux. L'une des «parties> unanimement reconnues dans
l'Epitre est la dernière, celle qui concerne le Poète (v. 295 à la fin). Le qua-
trième chant de l'Art poétique traite, de même, de l'homme que doit être
le poète, dans ses rapports avec les autres hommes. Et, pour rendre sensi-
ble la puissance de la poésie, Boileau reprend, souvent presque mot pour
mot, le développement d'Horace sur les premiers poètes, leur rôle dans
les progrès accomplis par la civilisation (A.P. IV, 133-172 = Ad Pisones.
v. 391-407). Comme le poète latin, il se fait une très haute idée du rôle que
peuvent tenir les Muses dans la cité. En quoi il va contre le sentiment
prêté à Malherbe.
A la vérité, Boileau introduit et utilise ce développement sur la digni-
té de la poésie et son rôle civilisateur d'une manière un peu différente de
celle d'Horace: celui-ci en tire argument pour revendiquer le droit «de ne
pas rougir de la Muse ni d'Apollon>, Boileau pour blâmer les poètes mer-
cenaires qui c trafiquent du discours et vendent les paroles». Et il profite
de l'occasion ainsi offerte pour exalter la générosité et la gloire de Louis!
Horace était moins courtisan, peut-être plus assuré, au temps où il com-
pose cette Epitre des amitiés qui l'entourent.
Pourtant, le chant IV de l'Art poétique est beaucoup moins riche en
traits pittoresques et en idées profondes que la dernière partie de l'Epitre
aux Pisons. Si les conseils relatifs à la manière de recevoir, d'accepter ou
de refuser les critiques sont à peu près semblables, Boileau a, très légiti-
mement, renoncé aux tableaux de la vie romaine qu'il trouvait dans !'Epi-
tre; rien du poète inspiré qui est montré du doigt par les enfants sur la
place, rien des parasites qui, pour un bon dîner, louent des poèmes insipi-
des. La veine satirique d'Horace n'a pas, ici, inspiré Boileau. En revanche,
il a fait un sort à une comparaison entre la poésie et les autres métiers,
qui n'exigent pas, comme elle, l'excellence, et en a tiré tout le début du
chant IV, justement célèbre comme une fable:
« Dans Florence jadis vivait un Médecin ... ».

Mais ce développement, quelque joli soit-il, ne saurait masquer l'appau-


vrissement de la pensée, par rapport à Horace. Boileau veut dire seule-
ment - il le dit: «Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent ... ». Il dit aussi,
avec Horace, que la poésie n'admet point la médiocrité, mais il ne fait que
l'affirmer. Horace va plus loin: dans une comparaison célèbre (ut pictura
poesis) il montre que la beauté d'un poème est indépendante du plaisir
qu'il peut procurer aux sens. Un artiste, par son tour de main, peut sédui-
re, mais l'analyse, pour le poème, le grand jour, pour le tableau, ne tar-
dent pas à détruire cette première impression. Horace est à la fois plus
BOILEAU ET L'ART POi.TiQUE D'HORACE 75

absolu que Boileau et plus tolérant. Il admet que certaines formes de la


poésie ne soient que fugitives - ce sont les «jeux», les paignia, et précisé-
ment ce dont il ne parle pas dans l'Epître, mais ce que Boileau a énuméré
au chant Il, les «petits genres>.

*
* *

D'une manière générale, on peut définir l'Epître aux Pisons comme


une réflexion sur les puissances propres à l'expression poétique, tandis
que l'Art poétique est un recueil de conseils, issus de l'expérience d'un
homme de lettres dans les milieux «intellectuels> de son temps.
Dans sa réflexion, Horace recourt aux idées formulées par les philo-
sophes, et il est facile de constater que l'analyse d'Aristote et de ses disci-
ples est présente à son esprit. Boileau, inversement, s'appuie sur sa pro-
pre pratique de la poésie et celle des autres écrivains qu'il connaît et qui
«font> l'actualité.
Rien ne le montre mieux que la comparaison entre le début des deux
ouvrages : Boileau commence par affirmer le caractère irrationnel de la
poésie, comme une sorte d'hommage rendu à son caractère mystérieux et
sacré, un hommage sur lequel on ne reviendra plus. L'idée est chez Hora-
ce, mais elle figure dans la dernière partie de l'Epitre, celle qui concerne
le poète. L'Epitre aux Pisons commence par des considérations beaucoup
plus complexes. Horace tente, en suivant Aristote, de définir les condi-
tions nécessaires du beau poétique. Tout poéme doit commencer par une
«idée>, au sens le plus haut du terme, une conception de l'esprit, créée
par lui et respectant les règles de toute création, de toute natura. du pos-
sible dans l'ordre de l'être. Horace, voulant résumer son expérience de
poète, c'est-à-dire de créateur, de démiurge des mots, n'a pas hésité à
prendre l'œuvre au moment même où elle commence à sortir de la nuit.
Tout le secret de la création consistera alors à être docile à «l'idée» de ce
poème naissant, encore à peine entrevu.
Cette cohérence de l'œuvre, règle suprême, ne peut être obtenue que
si le poète a d'abord l'intuition du poème réalisé - et c'est là que se place
le paradoxe de toute création. ce cercle vicieux qui exige que chaque
détail, au fur et à mesure de son invention, soit adapté à un ensemble, à
un organisme qui n'existe pas encore. Il est rare qu'un poète nous in\'ite
ainsi à pénétrer au plus profond de sa conscience, nous associe à la
démarche de cette sensibilité qui va de l'objet à l'idée, de l'existant en for-
mation à l'inexistant déjà réalisé. Horace décrit cette démarche, comme il
peut seulement le faire, à l'aide d'exemples dont chacun est une imagl',
76 ROME.LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

une expérience saisissable dans l'appréhension du «convenable». Le plus


clair est peut-être celui du potier: «on a commencé à vouloir une ampho-
re; la roue tourne, pourquoi est-ce une cruche qui vient> (v. 21-22). La
volonté du poète doit être pareille à celle de l'ouvrier, qui porte dans l'es-
prit une certaine image de l'objet, et qui doit percevoir, à chaque instant,
si ses gestes sont adaptés à la fin proposée; c'est là que réside la création.
Sera poète l'artiste qui possèdera ce don.
Boileau n'a pas ignoré les conseils de cohérence que donne Horace,
et qui sont comme le corollaire de la description précédente. Il insiste.
comme le poète latin, sur la vertu de l'ordre :
il faut que chaque chose y soit mise en son lieu;
que le début, la fin, répondent au milieu;
que d'un art délicat les pièces assorties
n'y forment qu'un seul tout de diverses parties;
que jamais du sujet le discours s'écartant
n'aille chercher trop loin quelque mot éclatant (P .• I, 176-181).

Boileau reprend ici des vers de l'Epître, où Hor_ace disait:


« Le mérite de l'ordre et son charme seront, ou je me trompe fort, que
le maître du poème qu'il se propose dise maintenant ce qu'il dit mainte-
nant et remette à plus tard la plupart des autres choses, en les laissant de
côté pour l'instant, qu'il s'attache à ceci et dédaigne cela» (v. 22-4). Boi-
leau condamne la digression, les disparates. Mais il ne suggère aucun
moyen pour discerner ce qui sera disparate ou digression. Tout au plus
parle-t-il d'un «sujet» et d'un «discours», termes empruntés au vocabulai-
re de l'intelligence. Un jugement purement intellectuel saura discerner si
tel argument est adapté au propos; tout au plus pourra-t-il s'agir d'un
jugement portant sur le «ton» ou la couleur d'un mot. Mais Boileau reste
ici à l'extérieur de la pensée d'Horace. Celui-ci se préoccupe non de l'uni-
té de ton mais de la structure de l' œuvre, de sa découverte par le poète.
Celui-ci doit être dans un «état d'attente», et en même temps exercer un
choix dans l'instant même parmi les richesses qui se présentent à sa cons-
cience.
Nous citerons ici un texte bien connu de P. Valéry, qui analyse préci-
sément cet aspect de la création:
« Dans cette salle où je parle, disait P. Valéry, où vous percevez le bruit de
ma voix et divers incidents auditifs, si tout à coup une note se faisait enten-
dre, si un diapason ou un instrument bien accordé se mettait à vibrer, à pei-
ne affectés par ce bruit exceptionnel, qui ne peut pas se confondre avec les
autres, vous auriez aussitôt la sensation d'un commencement. Une atmo-
sphère tout autre serait sur-le-champ créée, un état particulier d'attente
s'imposerait, un ordre nouveau, un monde s'annoncerait et vos attentions
BOILEAU ET L'ART POST/QUE D'HORACE 77

s'organiseraient pour l'accueillir. Davantage, elles tendraient en quelque sor-


te à développer d'elles-mêmes ces prémisses et à s'engendrer des sensations
ultérieures de même espèce, de même pureté que la sensation reçue• (P.
Valéry, Propos sur la Poésie, Œuvres, Pléiade, 1, p. 1367-1368).
Rien de tel chez Boileau; non qu'il n'ait connu, par expérience, cette
attente de la création, mais ou bien il n'en a pas discerné les échos dans
l'Epitre aia Pisons ou bien il n'a pas pensé qu'ils fussent exprimables.
A chaque instant, dans l'Art poétique reviennent les idées de Raison et
de Bon Sens. Ce n'est pas ici le lieu de chercher l'origine de cette esthéti-
que de la Raison, mais seulement de marquer en quoi elle diffère des
idées propres à Horace, même lorsque celui-ci semble avoir fourni les ter-
mes dont se sert Boileau.
Horace avait écrit : «scribendi recte sapere est et principium et fons »
(v. 309). Mais il ne désignait ainsi ni le goût (comme pourrait le suggérer,
à tort, l'emploi du mot sapere) ni le « bon sens»; il pensait, comme le mon-
tre la suite du développement, à la sapientia, à la sagesse que l'on
acquiert par la fréquentation des philosophes, c'est-à-dire, la connaissan-
ce clairvoyante et sereine de la nature humaine. Les « papiers socrati-
ques» (socraticae chartae) fourniront la matière dont sera fait le théâtre,
et, une fois que l'on saura de quoi il s'agit, « les mots viendront sans résis-
tance». Ici encore, Boileau a adapté. Mais lorsqu'il conclut de la clarté de
la pensée à celle du verbe (v. 152-153), il généralise et fausse le portée des
vers d'Horace. Qu'y a-t-il de commun entre la clarté du discours, dans un
raisonnement, une description, un récit et la maîtrise d'un poète dramati-
que qui s'est initié, dans les traités des philosophes (entendez tout spécia-
lement ceux de l'école aristotélicienne), aux différents types humains?
Dira-t-on que Boileau a commis un « contre sens» sur le texte d'Hora-
ce, ne faudrait-il pas plutôt penser qu'il l'a traité avec désinvolture, séduit
par l'apparence du sens qu'il croyait discerner et le tour particulièrement
heureux qu'il revêtait dans I'Epître aux Pisons?
Naturellement, le chant III de l'Art poétique, parce qu'il traite des
deux grands genres, épopée et genre dramatique, qui sont le suJet même
de l'Epître aux Pisons, mérite tout spécialement de retenir l'attention. On
sait que les «règles» auxquelles se réfère Boileau ne figurent point. et
pour cause, dans !'Epître. Mais Boileau va, étant dupe ou non des rappro-
chements qu'il établit, essayer de les y retrouver.
Il est à peine nécessaire de rappeler que l'Art poétique ne tient aucun
compte des rapports établis par Horace (à la suite d'Aristote) entn· l'i:·po-
pée et la tragédie, l'un et l'autre s'autorisant du fait que ces deux gt·nrl's,
le narratif et le dramatique. se servent de la même matière humaint·. que
cc sont les mêmes personnages qui animent l'un et l'autre.
78 ROME, LA LIITmtATURE ET L'HISTOIRE

Boileau part de l'idée que les deux ressorts de la tragédie sont la Ter-
reur et la Pitié, idée aristotélicienne, mais qui ne trouve guère de place
dans l'Epitre aux Pisons. Horace pensait que les œuvres poétiques avaient
pour but d'entraîner l'âme (animum auditoris agunto, v. 100), par une
véritable mécanique du sentiment : il existe une expression naturelle de
celui-ci, qui provoque un écho dans l'esprit et la sensibilité du spectateur.
Pour Horace, la poésie, comme l'éloquence, a pour fonction de reprodui-
re et d'exalter cette expression spontanée; et il ne s'agit pas seulement des
mots mais aussi de la mimique et - ce qui mérite attention - des traits
mêmes du visage. Horace pense+il à un théâtre, semblable à l'ancien
théâtre romain, où les acteurs jouaient sans masque? Boileau ne va pas
aussi avant. Il ne fait aucune allusion à la mise en scène, au jeu, au spec-
tacle. Le théâtre, pour lui, est avant tout discours. Le spectacle d'Œ.dipe
sanglant le gêne visiblement et, s'il n'avait pas la caution de Sophocle, on
peut gager que Boileau le rangerait parmi ces objets «que l'Art judicieux
doit offrir à l'oreille et reculer aux yeux>. (III, 53-54).
Sur ce point, Boileau rencontre Horace, au moins en apparence, puis-
que dans l'Epitre aux Pisons Horace défend de montrer sur la scène
Médée tuant ses enfants, Atrée cuisant dans un chaudron la chair des
enfants de son frère ou Procné en train de devenir oiseau. Mais la raison
de ce conseil est différente: ce n'est pas que de tels spectacles répugnent
au bon goût, c'est qu'ils sont invraisemblables. Boileau a bien retenu
l'idée: «l'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas», mais il en fait un
argument en faveur du «vraisemblable», dont Horace parlera plus loin,
lorsqu'il recommandera de se limiter à des inventions« proches de la véri-
té», de ne pas tenter de faire croire à son public qu'il existe des Lamies
capables de retirer vivant, de leur ventre, un enfant qu'elles viennent de
dévorer (v. 339-340). Dans l'Epître aux Pisons, il y a là deux idées entière-
ment distinctes, l'une concernant le sujet de la pièce, l'autre la mise en
scène, et Boileau les a confondues. Peut-être parce que, pour lui, la mise
en scène compte peu et que la différence entre la crédibilité du spectacle
et celle du sujet lui a paru négligeable.
Dans son développement sur la tragédie, Horace veut montrer com-
ment s'opère la transposition de l'épique au dramatique, de l'histoire (fa-
bula) racontée à l'histoire présentée sous forme de cinq «actions», et pas
davantage. A aucun moment il ne parle de la durée que doit avoir la piè-
ce, ni dans sa réalité ni dans le temps que son action embrasse, mais il
déclare sa préférence pour une action de type homérique, qui, même
pour l'épopée, est ramassée sur un temps relativement bref, grâce à l'arti-
fice de l'hystéron protéron. Ainsi, le moment dramatique est-il ramassé, et
BOILEAUET L'ART POÉTIQUE D'HORACE 79

le personnage principal peut-il, sans invraisemblance, demeurer identique


à lui-même d'un bout à l'autre non seulement du récit épique mais à plus
forte raison de la tragédie.
Ces préceptes, qui se comprennent dans la mesure où Horace refuse
toute concession au «poème cyclique», sont traduits par Boileau et intro-
duits dans un raisonnement bien différent :
D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée?
Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord
et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.
Ce précepte a de quoi surprendre : comment, si un poète a le moin-
dre bon sens, imaginerait-il un personnage qui, en moins d'une journée,
se montrerait infidèle à lui-même? Tout change si, avec Horace, on pense
que le poème dramatique a pour objet de présenter non un «caractère»,
mais une action tragique. C'est ce qu'affirmait déjà Aristote: le caractère
n'est pas la fin de la peinture, il en est seulement le moyen (Poét., 1449b,
36 suiv.; 1450a, 20 et suiv.). Une telle idée est tout à fait étrangère à Boi-
leau, qui conçoit, avec tout son temps, la tragédie comme une sorte de
comédie dramatique, de poème ayant pour objet la peinture des hom-
mes.
Les erreurs, les confusions de Boileau nous révèlent une vérité : le
théâtre n'est plus, vers 1680, ce qu'il était pour Horace et les théoriciens
antiques. Comédie et tragédie se sont rapprochées et, curieusement, c'est
la tradition de la comédie nouvelle (celle de Ménandre, perçue à travers
Térence, plus encore qu'à travers Plaute) qui réagit sur la conception de
la tragédie. Le phénomène inverse s'était produit à la fin du IV0 siècle av.
J.-C., lorsque Ménandre infléchissait la comédie en imitant Euripide.
A cette époque lointaine, la comédie fonde ses intrigues sur un cer-
tain nombre de types empruntés à la cité contemporaine et fige, en quel-
que sorte, les caractéres. Ce qui dessine un tableau assez monotone, où se
retrouvent les mêmes types : le jeune homme, le vieillard, la courtisane,
l'esclave rusé, etc. Et cela entraîne que l'amour devient un ressort indis-
pensable de ces petits drames où s'opposent les générations. Peu à peu, et
aussi en raison de l'influence d'Euripide, il devient impossible de conce-
voir une action dramatique quelconque qui ne soit fondée sur l'amour.

*
* *
Il y avait encore bien des problèmes qui se posaient au poète, du
temps de Boileau, et qui ne trouvaient pas leur solution ni leur formula-
tion dans !'Epître aux Pisons. Par exemple celui des rapports entre la
80 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

conception chrétienne de l'univers et le monde de la Fable. Inversement,


l'Epître aux Pisons se préoccupe de l'adaptation de la parole aux senti•
ments, du langage comme matière de l'imitation des objets, du rythme, de
la musique. Boileau n'en dit rien: il se contente de signaler que les vio-
lons tiennent lieu de chœur. Mais son dessein n'était pas de montrer des
chemins nouveaux, ni même de retrouver les anciens; il ne songea guère
qu'à appuyer sur l'autorité verbale d'Horace des réflexions sans grande
profondeur. D'autres que lui iraient plus loin et commenteraient Aristote.
Mais il est rare qu'un poète soit aussi un philosophe, et dans l'Art poétique
Boileau s'est montré plus poète - c'est-à-dire habile versificateur, et tra-
ducteur virtuose - que philosophe conscient des lois de la création et des
finalités de l'art.
LES ODES ROMAINES D'HORACE ET LES CAUSES
DE LA GUERRE CIVILE

Les six odes qui forment le début du livre III, et qui sont générale-
ment désignées sous le nom d'Odes romaines, ont fait l'objet d'études
nombreuses auxquelles il peut sembler vain d'ajouter encore. Mais les
problèmes que l'on s'est posé à leur endroit sont de plusieurs ordres, et il
y a peut-être place pour une réflexion nouvelle: il ne s'agit pas ici de
formuler un jugement de valeur, de se demander s'il faut préférer, dans
l'œuvre d'Horace, les poèmes d'amour ou l'évocation des paysages idylli-
ques, et refuser aux odes civiques le droit d'être émouvantes ou belles 1• Il
ne s'agit pas non plus, du moins essentiellement, de savoir si ces odes for-
ment un groupe, que Je poète a conçu comme un exposé cohérent d'une
morale que les lois d'Auguste allaient imposer aux Romains 2, même si
l'on ne va pas plus aussi loin que Domaszewski affirmant que ces poèmes
furent chantés lors des fêtes qui accompagnèrent - dit-on - la « fondation
du principat en 27» 3• Il s'agit plutôt de réfléchir sur l'intention ou les
intentions d'Horace tandis qu'il nous invite à partager sa méditation lyri-
que sur le destin de Rome.
Car les Odes romaines ne sont pas isolées dans ses œuvres, elles mar-
quent tout au plus un jalon dans l'évolution de sa pensée. Mais, pour
déterminer leur place dans cette œuvre, aussi exactement qu'on le peut, il
est nécessaire d'en préciser la date, dans toute la mesure du possible. Sur

1
La «problématique» des odes romaines est évoquée en particulier par A. La
Penna, Orazio e l'ideologia del principato, Turin, 1963, p. 26 et suiv., ouvrage où l'on
trouvera une abondante bibliographie.
2
V. G. Pasquali, Orazio lirico, éd. de 1964, avec les notes de A. La Penna, p. 650
et suiv. Voir aussi les exposés de F. Klingner, in Studien zur griechischen und
rômischen Literatur, Stuttgart, 1964, p. 333 et suiv. (reprise d'un travail de 1953), et
de K. Buechner, Studien zur rômischen Literatur, Horaz, III, Wiesbaden. 1962,
p. 125-138.
1
V. G. Pasquali, loc. cit.
82 ROMB,LA Lrn1!RATURB BT L'HISTOIRB

ce point, des résultats peuvent être considérés comme acquis. Ainsi, tout
le monde reconnaît que la troisième, où est nommé Auguste, avec son
titre, est postérieure au mois de janvier 27 4 ; on peut penser que ce titre,
donné à César Octavianus dans une strophe où est nommé Hercule, à côté
de Pollux, a encore conservé son sens religieux, qu'il n'est pas usé par la
répétition, ce qui suggère, pour ce poème une date encore assez proche
du moment où il a été accordé au prince. Impression renforcée par l'allu•
sion aux tentatives des Romains pour «reconnaître> les régions extrêmes
du monde, l'extrême Sud et l'extrême Nord-Ouest 5 ; ces allusions s'ap·
puient réciproquement et désignent très probablement l'année 27, ou 26
au plus tard, puisqu'il ne saurait guère s'agir que de l'expédition d'Aelius
Gallus en direction de l'Arabie heureuse - une expédition qui eut lieu, on
le sait, en 25, mais qui était projetée depuis le moment où Gallus devint
préfet d'Égypte, c'est-à-dire en 27 6 - et de celle qui fut projetée en Breta·
gne, et qui devait avoir lieu cette année-là 7• Il est extrêmement probable
qu'Horace n'aurait pas fait allusion à ce second projet si le poème avait
été postérieur à son abandon, d'ailleurs provisoire, en raison de troubles
survenus en Gaule.
L'ode 4 se laisse, elle aussi, assez facilement dater; d'une part, le poè·
te y fait allusion aux attributions de terres aux vétérans, évidemment
après la campagne d'Orient, en 29, et, d'autre part, ce qui est plus net
encore, au «délassement» de César, qui se repose dans l'antre des Piéri·
des•. On sait, en effet, qu'Octave, de retour en Italie, passa plusieurs jours
dans la compagnie de Mécène et que Virgile, qui les avait rejoints, fit au
jeune imperator victorieux la première lecture des Géorgiques 9 •
L'ode 5 ne saurait être très éloignée dans le temps de la troisième:
non seulement, comme dans celle-ci, Auguste y est nommé, en un contex·

• Vers 11 : quos inter Augustus recumbens . ..


5
Ibid., v. 53-56: quicumque mundo terminus obstitit, / hune tanget armis uisere
gestiens, I qua parte debacchentur ignes, / qua nebulae pluuiique rores.
6
Strabon, II, 118; XVII, 809; 819, etc. Cass. Dio, LIII, 29, 3 etc. Voir aussi
Horace, Odes, I, 29. Auguste fut absent de Rome, pour la campagne contre les Can·
tabres, depuis l'hiver 27/26 jusqu'à 25/24.
7
Cass. Dio, LIII, 22, 5. Voir H. D. Meyer, Die Aussenpolitik des Augustus, Colo-
gne 1961, p. 10 et suiv.
1
III, 4, 37-40: Vos Caesarem altum, militia simul / fessas cohortes obdidit oppi-
dis, I finire quaerentem labores I Pierio recreatis antro.
9
Voir la Vita Vergilii, 105 (éd. A. Rostagni, p. 89). Sur cette code des Museu,
voir W. Theiler, Das Musengedicht des Horaz, in Schriften der Kônigsberger Gelehr-
ten Gesellschaft, 1935, p. 263 et suiv., et F. Klingner, in Rômische Geisteswelt,
Munich, 1956, p. 358 et suiv.
LBS ODES ROMAINES D'HORACE 83

te qui met l'accent sur le caractère religieux de ce surnom 1°, mais il y est
question, aussi, des projets formés contre la Bretagne. Ce qui confirme le
rapprochement que l'on fait souvent entre le sujet même de cette ode (le
retour des Romains prisonniers des Parthes depuis 53) et un passage de
Justin qui mentionne pour l'année 27 des pourparlers entre les Parthes et
le prince 11• Ce serait donc, aussi, en 27, que cette ode aurait été compo-
sée.
L'ode 6, elle, est datée d'une façon quasi certaine: Horace y recom-
mande de restaurer les sanctuaires délabrés, et nous savons, par les Res
Gestae, que ces restaurations furent effectuées par Octave en 28 12• D'au-
tre part, ce poème est certainement postérieur à Actium 13• L'année 29
paraît donc la date la plus vraisemblable, quelque temps avant la restau-
ration des temples, mais en un moment où elle était déjà projetée, donc,
après le retour d'Octave, au début de l'été de 29.
La première pièce du recueil ne nous semble autoriser une tentative
de datation que par ses deux derniers vers, où le poète fait allusion à sa
propriété de la Sabine 14, et il est très probable que ce présent de Mécène
remonte, au plus tôt, au début de l'année 31 15 : ce qui fournit un terminus
post quem, sans plus.
La seconde, elle, laisse encore moins de prise. A moins que l'on n'ac-
cepte la suggestion souvent présentée, qui ferait des deux dernières stro-
phes une allusion, à peine voilée, au sort qui frappa Cornelius Gallus, dis-
gracié en raison de ses indiscrétions 16• Dans ce cas, le poème daterait de
l'année 27 ou 26 17• Étant donné que le plus grand nombre des odes

10
Vers 2-3: praesens diuus habebitur / Augustus adiectis Britannis . ..
11 Justin,
XLII, 5.
12
Res Gestae Augusti, XX, 4 (éd J. Gagé).
13
Vers 13-16: paene occupatam seditionibus I deleuit urbem Dacus et Aethiops,
I hic classe formidatus, il/e I missilibus melior sagittis. Le Dace est ici, on le sait, le
roi Cotiso, allié d'Antoine en 31, et !'Éthiopien est !'Égyptien, au service de Cléopâ-
tre.
14
Vers 47-48: cur ualle permuten Sabina I diuitias operosiores?
15
On sait que le remerciement adressé par Mécène au poète date de la fin de
l'année 31 (Satires, II, 6), mais on peut reconnaître une allusion à ce domaine dans
lpode, l, v. 32, qui fut écrite sans doute avant Actium, au printemps de la même
année.
16
Ce rapprochement, signalé par Von Domazewski, est réfuté par G. Pasquali,
op. cil., p. 679, n. 1, mais avec des arguments qui semblent assez faibles et touchent
à la compréhension d'ensemble de l'ode V. J.-P. Boucher, C. Cornelius Gallus, Paris,
1966, p. 52.
17
J.-P. Boucher, Ibid., p. 6; p. 54 et suiv.: le procès de Gallus aurait eu lieu en
27.
84 ROME, LA LI'ITÉRATURB ET L'HISTOIRE

romaines semblent avoir été composées pendant cette période - entre 29


et 27 - la datation ainsi déduite ne laisse pas d'être, elle aussi, vraisembla-
ble. Et il serait étonnant que les deux dernières strophes de l'ode 2, avec
le conseil qu'elles contiennent de ne pas dévoiler «le secret des dieux»,
aient pu être écrites alors sans aucune référence à ce qui fut évidemment
une affaire qui remua profondément l'opinion publique. Certes, l'argu-
ment n'est pas décisif, et on peut même y dénoncer un «cercle vicieux».
Pourtant, en supposant qu'Horace eût écrit ces strophes avant la disgrâce
de Gallus, les eût-il conservées sans changement lorsqu'il publia le re-
cueil, en 23? L'allusion est si évidente qu'elle ne pouvait, alors, passer ina-
perçue 18 ; involontaire, elle eût certainement été effacée. Restent deux
possibilités: ou bien, antérieures à la condamnation de Gallus, ces stro-
phes ont été conservées sciemment par Horace, qui les chargeait ainsi
d'une intention supplémentaire - au risque de laisser dans l'ombre le sens
qu'il leur avait d'abord donné - ou bien elles sont postérieures à 27 (ou
26) et elles contiennent une allusion volontaire à l'indiscrétion de Gallus.
La seconde hypothèse nous paraît de beaucoup la plus vraisemblable et,
pour cette raison, nous pensons que l'ode 2 a été composée entre 26 et 23
et, sans doute, plus près de la première date que de la seconde.
Dans ces conditions, nous aurions, par ordre chronologique, les dates
suivantes:
Ode 4 : 29 (été ou automne).
Ode 6 : 29 (fin de l'année?).
Ode 3 : 27 (avant le départ d'Auguste pour l'Espagne).
Ode 5 : 27 (pendant la campagne contre les Cantabres).
Ode 2 : 26 (au plus tôt).
Il est naturel de penser qu'Horace, une fois ces cinq odes composées,
voulut les grouper en un ensemble et, pour les présenter, composa celle
qui devait devenir la première du livre III. S'il en est ainsi (et c'est l'usa-
ge, on le sait, pour les poémes initiaux, d'être écrits après les autres piè-
ces), c'est en 26, peut-être en 25, au plus tôt, que le poète écrivit le célè-
bre:
Odi profanum uulgus et arceo. ..
prologue solennel qui, à la différence des cinq autres odes romaines, se
présente «en-dehors du temps», comme une méditation indépendante des

11
On sait l'émotion provoquée par la disgrâce de Gallus, qui entraîna, du
moins est-ce l'opinion la plus généralement admise, le remaniement par Virgile du
IV• livre des Géorgiques.
LBS ODES ROMAINES D'HORACB 85

événements, intérieurs ou extérieurs, qui ont trouvé des échos dans les
autres poèmes.

*
* *

Si l'on admet, au moins pour l'essentiel, la chronologie que nous pro-


posons (en accord avec la plupart des commentateurs), cela entraîne plu-
sieurs conséquences. D'abord que ces «odes romaines» n'ont pas jailli
simultanément du cerveau du poète, mais qu'elles témoignent d'une re-
marquable continuité et d'un dessein obstinément poursuivi (même si ce
dessein n'est apparu que tardivement au poète, dans toute sa clarté).
Ensuite, que ces poèmes sont contemporains des années au cours des-
quelles la pensée politique d'Auguste hésite, semble se chercher, avant de
fixer, une fois pour toutes (mais ce ne sera pas avant 23, après la publica-
tion des trois premiers livres des Odes), les grandes lignes du principat.
En fait, la méditation politique d'Horace n'avait pas commencé au
lendemain d'Actium. Et, d'autre part, il existe, dans le triple recueil des
odes, d'autres pièces qui auraient pu, aussi bien, figurer dans le groupe
des odes romaines, ainsi l'ode 2 du premier livre (/am satis terris niuis .. .)
qui, elle, fut certainement écrite au cours de l'hiver 28, au moment où
Auguste, sur le point d'abandonner le pouvoir (ou d'en avoir l'air), est
supplié par le poète de rester à la tête des Romains. Et cet appel à celui
qu'Horace invoque comme pater atque princeps 19 ne saurait être qualifié
de «poèsie de cour», comme autrefois Mommsen qualifiait les odes
romaines 20 • L'ode 24 du troisième livre reprend, de son côté, quelques-
uns des thèmes que développent les odes «romaines», en particulier la
seconde et la sixième : le caractère néfaste de la richesse, la nécessité de
mettre un frein à la licence des mœurs, de redonner à la jeunesse les ver-
tus militaires de jadis, de restaurer le culte de la fides. Et cette même ode
nous révèle la raison de cette prédication du poète: trouver le moyen d'en
finir avec les luttes sanglantes que les Romains se livrent entre eux, avec
cette «rage civique> qui a ensanglanté la cité depuis deux générations 21•
Mais cette préoccupation avait déjà été celle d'Horace lorsqu'il com-
posa ses premières œuvres lyriques, les Iambes, que nous appelons plus

19
Odes, I, 2, 50.
20
L'expression est, on le sait, de Mommsen : hôfische Gedichte.
21 Odes, III, 24, 25-26 : o quisquis uolet impias / caedis et rabiem tollere ciui-
cam.
86 ROMB,LA LITTÉRATUREBT L'HISTOIRE

volontiers les Épodes, en souvenir d'Archiloque. Est-il nécessaire de rap-


peler la septième et la seizième? Il est peu douteux que la septième (Quo,
quo scelesti, ruitis . .. ) ait été écrite au moment de la guerre de Pérouse,
avant les tractations qui ont amené la conclusion de la paix de Brindes, et
que la seizième ne remonte aux premiers mois de 38, lorsque les hostilités
reprirent entre les triumvirs et Sextus Pompée 22 •
A la fin de sa carrière, dans le quatrième livre des Odes, Horace affir-
me, en un chant de reconnaissance adressé à Auguste, que la paix est
revenue définitivement dans le monde grâce au prince : le respect de la
fides est restauré, les foyers ont retrouvé la pureté des anciens âges et les
ennemis extérieurs, seuls, peuvent tenter de mener une guerre contre
Rome, une guerre d'ailleurs vaine, aussi longtemps que César demeurera
sain et sauf 23 •
Cette préoccupation, empêcher que ne recommencent les guerres
civiles, est évidemment aussi le thème dominant des odes romaines. J. Per-
ret l'a souligné naguère 24 , proposant de «leur assigner un titre collectif:
comment faire pour qu'il n'y ait plus de guerres civiles?» Et l'on ne peut
que souscrire à une telle formule. A condition de ne pas oublier que ces
six odes, nous le répétons, ne sont qu'un moment, dans une longue médi-
tation. Et en n'oubliant pas non plus que le poète les a présentées, dans
l'arrangement définitif de son recueil, comme un véritable corps de doc-
trine, une révélation qu'il introduit avec solennité. Cette révélation, dit-il,
est celle d'un oracle et ne peut être comprise que des initiés; elle est desti-
née, ajoute-t-il, aux « vierges et aux adolescents> (uirginibus puerisque) - il
faut entendre par là que cette révélation n'est accessible qu'aux être purs,
que n'ont pas encore souillés les vices «du siècle»; les stulti (si l'on peut
permettre cet emprunt au vocabulaire des stoïciens, en le détachant de sa
couleur doctrinale), les hommes livrés à la déraison, esclaves des valeurs
d'opinion, ne sauraient comprendre le message apporté par le poète.
Que ce message repose sur une conception épicurienne de la sagesse,
cela non plus ne saurait être mis en doute. Les forces qui troublent l'âme
humaine sont bien celles que dénonce la doctrine d'Ëpicure: la rivalité

22 Pour la date de la 16• Épode, nous renverrons â notre article, A propos de


l'Épode XVI d'Horace, infra, p. 103 et suiv. La date probable de !'Épode VII nous
semble indiquée par comparaison avec la XVI•; on n'y trouve aucun souvenir virgi-
lien, au contraire de ce qui se passe pour la XVI•. D'autre part, la maladresse d'Ho-
race y est encore sensible et l'on s'accorde â y voir un poème «de jeunesse>.
2J Odes, IV, 5, 20-28.
24 Horace, Paris, 1959, p. 115.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 87

entre les hommes, pour la richesse, ou les honneurs, ou la réputation 25 et,


surtout, la crainte de la mort, qui empoisonne tous les plaisirs que nous
dispense la Nature 26 • Il n'est pas utile de rappeler ici les textes de Lucrèce
et d'Épicure lui-même qui doivent être rapprochés des vers d'Horace 27 •
Mais une question se pose: était-il si nécessaire de présenter avec une tel-
le grandiloquence et comme un carmen jamais entendu un exposé philo-
sophique devenu assez banal, depuis le poème de Lucrèce et la publica-
tion des Géorgiques? Et quel rapport ces thèses morales ont-elles avec le
problème dont nous avons dit qu'il préoccupe avant tout le poète, et qui
est de mettre fin aux guerres civiles?
De la réponse à cette question dépendront l'idée que nous pourrons
nous faire de la pensée d'Horace, de sa profondeur, de son authenticité,
et aussi par conséquent le jugement que nous pourrons porter sur son
lyrisme.
Qu'un poète d'inspiration épicurienne, comme l'est alors Horace, soit
persuadé que les préceptes hérités du maître constituent une révélation
quasi divine, cela ne doit pas nous étonner. Horace ne fait ici que suivre
l'exemple de Lucrèce, pour qui les paroles d'Épicure sont celles d'un
dieu. Mais comment a-t-il pu penser que ces paroles trouvaient une appli-
cation immédiate lorsqu'il s'agissait de résoudre un problème essentielle-
ment politique, comme l'était celui du retour de la paix à Rome?
On imagine bien les objections qui se présentent à l'esprit: Épicure
était, nous dit-on, hostile à toute activité politique; cela est vrai, au moins
d'une manière relative, et dans la mesure où le maître estimait que les
nécessités de l'action dans la cité étaient contraires à la conquête du cal-
me intérieur. On ne manquera pas non plus de faire observer que certai-
nes des valeurs prônées par Horace dans les odes romaines semblent plus
stoïciennes qu'épicuriennes, notamment l'apologie de la uirtus 2 •, l'idée,
aussi, que « il est doux et beau de mourir pour la patrie » 29 • Comment,
enfin, dira-t-on, concilier avec l'épicurisme des affirmations comme celles

25 III, 1, 9-12.
26 Ibid., V. 17-24.
27
G. Pasquali, op. cil., p. 654. A. La Penna, Orazio . .. , p. 47 et suiv. Pasquali,
p. 657, renvoie à Épicure, fr. 458; 470; Lucrèce, III, 59 et suiv. Nous ajouterons
Épicure, fr. 548.
21
III, 2, 17 et suiv.
29
Ibid., v. 13. On oppose à cette maxime le dèveloppement de Cicèron, Pro Ses-
tio, 23, attribuant aux épicuriens l'idée qu'il est sot d'affronter des dangers «pour
la patrie•. Mais est-il sage de considérer comme un document valable sur l'épicu-
risme ce qui n'est qu'un argument de polémique politique?
88 ROME, LA LITif:.RATURE ET L'HISTOIRE

que nous lisons dans l'ode 4, que le sage, s'il sait résister aux plus grandes
catastrophes, en sera récompensé par l'immortalité? L'apothéose de Pol-
lux, celle d'Hercule, celle de Bacchus, celle, enfin, d'Auguste pouvaient-
elles être promises à l'homme qui aurait imité leur uirtus? On ajoutera
peut-être encore que les fictions poétiques d'Horace, les références aux
Muses, aux bosquets où vivent les âmes pieuses, tout cela est absolument
incompatible avec l'épicurisme tel que nous le connaissons, ou croyons le
connaître.
Nous ne chercherons pas, pour l'instant, à répondre à toutes ces
objections, et à celles que l'on pourrait faire encore. Qu'il nous suffise de
constater que dans l'ode 1, au moins, nous entendons les échos de l'ensei-
gnement d'Épicure. Constatons aussi que cette ode, qui fut, à peu près
certainement, nous l'avons dit, composée la dernière, est postérieure à
celles où l'on croit déceler des accents stoïciens ou plus généralement
«mystiques». L'ode 4, par exemple, où Horace place son enseignement
sous le patronage des Muses, et qui peut, par conséquent, être rattachée,
au moins lâchement, au platonisme, doit avoir été composée en 29. On ne
saurait donc invoquer la prétendue «conversion» d'Horace pour expli-
quer ce changement de ton et, pourrait-on croire, d'inspiration 30 • La
chronologie n'intervient à aucun degré pour résoudre le problème et, si
on le pose dans les termes traditionnels, d'une appartenance à telle ou
telle école, il est insoluble. Parce que de tels termes sont tout à fait inadé-
quats.
Mais on ne saurait non plus, comme beaucoup d'auteurs modernes,
parler ici de développements diatribiques, empruntés à telle ou telle doc-
trine, et juxtaposés sans grand souci de la cohérence. Soutenir, par exem-
ple, qu'Horace, d'un poème à l'autre, est passé d'une morale «nihiliste» à
une prédication «militariste» et «impérialiste» 31 • Horace a voulu que ces
six odes forment un ensemble, dont le thème principal est celui des guer-
res civiles, et c'est avoir une piètre idée de son intelligence que de réduire
sa méditation sur un problème qui, nous l'avons vu, lui importe tellement,
à un bavardage de prédicateur populaire. Pour toutes ces raisons, il nous
paraît nécessaire de renoncer à ces solutions, quelque traditionnelles
qu'elles soient, aussi bien à l'idée d'un emprunt pur et simple à des mora-
les théoriques toutes faites qu'à un conformisme «sociologique» ou à des
intentions courtisanes.

io Voir G. Pasquali, op. cit., p. 834 (note de La Penna), et la bibliographie.


i, W. Sylvester, in Classical Journal, XLIX, 1953-1954, p. 22 et suiv.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 89

*
* *

S'il est vrai que ces odes, comme l'a dit justement J. Perret, essaient
de montrer à quelles conditions il n'y aura plus de guerres civiles, la pre-
mière démarche du poète devait être, logiquement, de s'interroger sur les
causes de ces guerres. Et, là, Horace trouvait autour de lui des compa-
gnons de sa méditation. Or, les échos de leur réflexions ne sont pas entiè-
rement tombés dans l'oubli. Il est même possible d'en reconnaître les
principaux thèmes. Sans doute ne pouvons-nous ici reprendre l'étude
détaillée de cette analyse 32 , mais nous savons, par exemple, que Tite-Live
avait traité ce sujet au début du livre CIX des Histoires 3 3 . Bien que ce livre
soit perdu, nous avons la possibilité d'en reconstituer au moins les gran-
des lignes grâce à Florus, à Lucain et, aussi, croyons-nous, au poème de
Pétrone sur la Guerre civile. D'autre part, la pensée de Tite-Live lui-même
transparaît dans un passage de sa préface 34 , et il nous semble que cette
pensée peut être résumée ainsi :
La grandeur de l'Empire romain a atteint un degré tel que Rome ne
peut plus être menacée par un ennemi extérieur; or, la Fortune (entendez
par là !'Ordre du Monde, une loi de Nature qui fait que tout ce qui est
démesuré périsse) a voulu que Rome, à l'abri de ses ennemis d'antan, se
déchirât elle-même; elle a mis en branle un mécanisme dont Polybe, plus
d'un siècle auparavant, avait démonté les rouages et montré le fonction-
nement, la «corruption des mœurs», sous l'action de la richesse et de la
prospérité même, la naissance de sentiments «anti-sociaux», en raison de
l'enrichissement général. Florus, en particulier, doit probablement à Tite-
Live l'idée, réaffirmée à plusieurs reprises, que les horreurs de la guerre
civile proviennent d'un excès de felicitas 35 • Tite-Live n'avait d'ailleurs pas
imaginé lui-même cette «cause» de la guerre civile. La responsabilité

32 V. P. Grimal, La ~Guerre civile» de Pétrone dans ses rapports avec la Pharsale,


Paris, 1977.
"Causae ciuilium armorum et initia referuntur (Periochae). Sur ces problèmes,
voir P. Jal, La guerre civile à Rome, Paris, 1963, p. 360 et suiv.
" Praef. 4 : iam magnitudine laboret sua. Cf. VII, 29, 2.
" Florus, I, 47, 7; II, 13, 8 : causae tantae calamitatis eadem quae omnium,
nimia felicitas. Tite-Live, praef. 12: nuper diuitiae auaritiam et abundantiae uolup-
tates desiderium per lwcum atque libidinem pereundi perdendique omnia inuexere.
Cf. Florus, I. 47, 48: unde enim populus Romanus a tribunis agros et cibaria flagita-
ret, nisi per famem quam lwcus fecerat.
90 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

attribuée au luxus est souvent invoquée, chez divers historiens antérieurs,


où elle se charge de résonances tantôt platoniciennes et tantôt stoïcien-
nes36.
Mais cette analyse des causes de dissensions dans toute cité qui s' élè-
ve au-dessus des autres n'est pas, en son essence, d'ordre moral, elle est
d'ordre politique, comme le montre une page célèbre de Polybe 37 , qui
reflète probablement des thèses aristotéliciennes sur la croissance et la
corruption des êtres, mais qui en appuie la démonstration sur des exem-
ples empruntés à l'expérience du monde hellénique.
Lorsqu'un État, écrit Polybe, a supporté avec succès maints périls, et
atteint un degré éminent de suprématie, il est certain que, en raison de la
prospérité générale, la vie des citoyens deviendra plus luxueuse, que les
citoyens eux-mêmes se montreront plus ambitieux dans la conquête des
charges et en général dans toutes leurs activités. Les masses populaires se
montreront plus avides et jalouseront les hommes en place; d'autre part,
elles serviront d'instruments aux ambitieux, et l'État tombera dans ce qui
est, aux yeux de Polybe, le pire des régimes, la tyrannie populaire, l'ochlo-
cratie.
Après cette analyse, Polybe introduit un développement assez surpre-
nant, sur un épisode de la seconde guerre punique. Après Cannes, dit-il,
comme huit mille Romains étaient tombés entre les mains d'Hannibal,
celui-ci leur permit d'envoyer une députation à Rome demander leur
rachat. Cette députation comprenait dix hommes. Hannibal leur avait fait
jurer de revenir au camp, quelle que fût l'issue de la négociation. Et l'un
de ces hommes, ayant feint d'avoir oublié quelque chose peu de temps
après être sorti du camp, y retourna et se crut délié de son serment.
Devant le Sénat, les dix délégués plaidèrent la cause des prisonniers
et demandèrent que l'État payât leur rançon. Mais le Sénat refusa, se ren-
dant compte qu'Hannibal essayait, en rendant les prisonniers contre ran-
çon, non seulement de se procurer de l'argent, mais de diminuer l'esprit
combattif des troupes romaines, en leur montrant que, même dans la
défaite, elles pourraient trouver leur salut. Les délégués durent revenir
dans le camp d'Hannibal sans avoir rien obtenu, et celui qui avait pensé
pouvoir se délier de son serment par une ruse fut ramené enchaîné, sur
l'ordre des magistrats romains. L'épisode, conclut Polybe, provoqua la

-
l6 P. Jal, op. cit., p. 377 et suiv. C'est tout le problème, souvent repris, des atta-
ches philosophiques assignables aux prèfaces de Salluste. Voir Salluste, Ad Caes.
sen., l, 7, 3-4; II, 7, 4; 8, 4.
37 Polybe, VI, 57, 1 et suiv.
LBS ODES ROMAINES D'HORACB 91

consternation d'Hannibal, en raison de la fermeté et de l'énergie ('rô µsya-


M>'ll')XOV)dont avaient fait preuve les Romains 38 •
Polybe justifie le rappel de cette aventure en disant qu'il veut mon-
trer de la sorte, «comme un spécimen du travail d'un bon artiste et ren-
dre évidentes la perfection et l'efficacité auxquelles était parvenu l'État
romain en ce temps-là> 39• Or, la cinquième des odes romaines développe
un thème à peu près identique. Il ne s'agit plus, là, des soldats capturés à
Cannes, mais des légions vaincues à Carrhes et retenues prisonnières par
l'ennemi, et l'exemple de la fermeté et de la grandeur d'âme est fourni
par Régulus. Peut-être Horace ne s'est-il pas inspiré directement du texte
de Polybe, bien que cela puisse se concevoir; mais, de toute manière, la
conclusion est identique pour Horace et pour Polybe : le temps des guer-
res puniques (de la première comme de la seconde) est celui où les vertus
romaines et, surtout, le fonctionnement de la constitution avaient atteint
leur point de perfection. Polybe parle ici en historien, en théoricien de la
vie politique, et admire la magnifique réussite de la cité romaine. Horace
suggère de la même façon que les soldats de Crassus ont apporté à Rome
une honte que seule une victoire de César peut effacer - une honte mili-
taire, d'abord, mais aussi, et plus encore, la preuve de la dégradation
subie par l'esprit de Rome même. La «machine> romaine ne fonctionne
plus comme autrefois, puisque des Romains ont accepté l'esclavage au
pouvoir de l'ennemi. Cette dégradation de Rome n'est pas seulement ni
principalement d'ordre moral: l'abaissement accepté par les soldats de
Crassus est la preuve que Rome n'est plus ce qu'elle était au temps de
Régulus et de la lutte contre Carthage. Une victoire d' Auguste peut seule
effacer l'exemple funeste, envoyer dans l'oubli ce signe de ce qui avait
été l'une des causes des guerres civiles, la fin des «citoyens-soldats», et la
transformation de l'esprit militaire.
Mais, sur ce point, la réflexion des historiens et des politiques se
heurtait à une difficulté considérable. Si, comme le soutenait Polybe, et le
répétait Tite-Live, l'excès de grandeur entraîne, par une fatalité naturelle,
la corruption de tout être, l'Empire ne devait-il pas être maintenu dans
ses limites, peut-être même restreint? Comment concilier les deux cho-
ses?
Horace, au temps des Épodes, avait, lui aussi, pensé que Rome était
malade de sa propre immensité: suis et ipsa Roma uiribus ruit, avait-il
écrit dans la seizième. De même, Tite-Live avait écrit dans sa préface:

3
c Id., 58, 1 et suiv.
39
Id., Ibid.
92 ROMB, LA LITŒRATURB BT L'HISTOIRE

iam magnitudine laboret sua, et Cicéron, dans la Je Catilinaire, considérait


que la guerre intérieure était le seul moyen qui restât à la Fortune de
faire expier à Rome sa puissance 40 • Or, nous voyons Horace, dans les
Odes romaines, se faire l'avocat d'une politique conquérante, à la fois en
Orient et en Occident, contre les Parthes et les Bretons, et aussi les Ger·
mains, voire les Arabes et les Scythes. Une Rome agrandie ne risquait-elle
pas de connaître à nouveau les déchirements d'autrefois, s'il était vrai
qu'ils résultaient d'une loi naturelle?
Pour résoudre cette difficulté, il suffisait de poursuivre l'analyse
polybienne: le mécanisme de la «corruption> n'était déclenché qu'à par-
tir du moment où le mobile de la vie politique et de la conquête elle-
même devenait, non plus le patriotisme, le dévouement du citoyen à la
cité, mais l'auaritia, le désir de posséder.
Et cette auaritia avait été celle des soldats autant que des chefs.
Pétrone, dans son petit poème de la Guerre civile, considère que c'est cet
esprit de lucre qui avait transformé les soldats romains en pillards et fait
naître en eux des faims jamais assouvies 41 • La conquête romaine n'est
plus qu'une mise en coupe réglée des richesses du monde; l'enrichisse-
ment des masses, par l'intermédiaire des soldats victorieux, a provoqué
cette décadence de l'esprit civique et les progrès de la discorde que
dénonçait Polybe.
Horace n'ignore pas en effet que les soldats, dans l'armée postérieure
à la réforme de Marius, ne souhaitaient, en s'enrôlant, que devenir riches.
Il a raconté, dans une épître 42 , l'histoire de ce soldat de Lucullus, qui ne
consentait à déployer sa bravoure que parce qu'il avait perdu sa bourse.
Et, dans la première satire du premier livre, déjà, il évoquait la condition
du soldat qui ne risquait sa vie qu'un instant, dans l'espoir de la uictoria
laeta 43 •
On comprend dès lors pourquoi, lorsqu'il évoque les éventuelles
conquêtes qu'il invite Auguste à entreprendre, il prend bien soin de préci·
ser qu'elles n'auront pas pour but de découvrir d'autres richesses, que
l'or devra demeurer en sa place, enfoui au sein de la terre. Tel est l'un

40
Cicéron, III• Catil., 11.
41
Pétrone, 119, v. 9 et suiv.: aes Ephyreiacum laudabat miles, in Inda / quaesi-
tus tellure nitor certauerat ostro.. . ; Ibid., v. 31 et suiv.: omniaque orbis / praemia
correptis miles uagus esurit armis (on rapprochera le mot de Florus, ci-dessus,
p. 89, n. 35: nisi per famem quam luxus fecereat, la source commune aux deux tex·
tes étant, probablement, Tite-Live.
42 II, 2, 26-40.
43 Sat., 1, 1, 8.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 93

des sens que présente la prophétie de Junon••. Les expéditions de Breta•


gne et d'Arabie ne ressembleront pas à celle de César, parti au-delà des
rivages de !'Océan pour chercher des perles, que l'on disait abondantes en
Bretagne, ou à celle de Crassus, jaloux des trésors que possédaient les
Parthes. L'avidité de Crassus était légendaire, celle de César ne l'était pas
moins. Horace, avec les autres, qui réfléchissaient comme lui sur les cau-
ses de la guerre civile, considérait que l'enrichissement désordonné et
sans fin des citoyens, de tous les ordres, était peut-être l'une des plus réel-
les et des plus graves.
C'est pourquoi il déclare que le premier devoir du soldat romain sera
désormais de «supporter sans rancœur le dénuement le plus strict» 45 •
Cela ne signifie pas que le «bon soldat» ne saurait vivre dans la mollesse
- l'idée serait bien plate - mais que la richesse des soldats et, plus encore,
leur esprit de lucre, compromettent le jeu des forces qui ont assuré la
grandeur et la solidité de l'Empire. La richesse ne risque pas de rendre le
sold~t romain vulnérable devant un ennemi qui, désormais, est impuis•
sant à arréter sa marche, mais elle constitue un péril pour l'équilibre du
corps romain tout entier. Le seul mobile du soldat doit être d'affirmer sa
uirtus, son excellence, en face des autres peuples. Ainsi, il chevauchera
sous les murs des cités parthes, inspirant la terreur aux femmes qui, d'en
haut, le regardent avec crainte et admiration 46. Ainsi, il se haussera jus-
qu'à la grandeur épique - et les mots du poète pour le décrire éveillent
des échos homériques - et, s'il doit mourir, éventualité malgré tout envi-
sageable, il en sera récompensé par le sentiment d'accomplir son destin
de soldat et de citoyen.
Il n'y a là rien, dans le dulce et decorum est pro patria mori, qui répu·
gne réellement à la morale d'Épicure, puisque, s'il faut en croire l'une des
premières« pensées maîtresses», « la mort n'est rien pour nous »47 , et aussi
que la solidarité des hommes est un « bien selon la nature»••. D'ailleurs,
Horace s'empresse d'ajouter que le courage est la meilleure garantie de
survie dans la mêlée. La honte qui accompagne la lâcheté est source de
douleur, dans la mesure où elle expose le coupable aux sarcasmes, voire
au châtiment. Tout compte fait, la mort héroïque est plus «douce» que la
fuite. Les origines d'une telle conception se trouvent déjà dans !'Éthique à

•• Odes, III, 3, 49 et suiv.: aurum inrepertum et sic me/ius situm / cum terra
celai.. .
•• Ode, III, 2, 1 : angustam amice pauperiem pali ...
44
III, 2, 6 et suiv. Les commentaires rapprochent Iliade, V, 136, et XX, 164.
47
Pensée, 2.
•• Pensée, 6.
94 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

Nicomaque 49 ; et cela s'accorde mieux avec l'idéal épicurien qu'avec le


rigorisme stoïcien - un stoïcien ne saurait approuver que l'on qualifie de
dulce, comme pour le rendre tolérable, un acte que sa seule forme, sa
seule conformité â la raison suffit â recommander.

*
* *

La condamnation de l'argent comme mobile des actions ne s'étend


pas aux seuls soldats et, plus généralement, aux principes de la politique
extérieure. Elle concerne aussi l'organisation de la société dans son en•
semble. Horace dénonce, dans l'ode liminaire, les excès de luxe qui met•
tent l'homme en contradiction avec la Nature, sans que, pour autant, il
réussisse à chasser de son cœur la crainte de la mort. Dans une société où
la valeur suprême est l'argent, rien n'est sacré. Nous savons, par Cicéron,
par Salluste, puis par Pétrone et Lucain, et, sans doute aussi, Tite-Live,
qui reprenait la même analyse, que cette passion de la richesse avait pro-
voqué une véritable crise économique, amené les citoyens à s'endetter
pour faire « bonne figure», et, ainsi, à souhaiter la guerre civile 50 • Devant
les développements d'Horace on cessera donc de parler de «diatribe»: le
problème de la richesse n'est pas un thème de rhéteur plus ou moins tein•
té de philosophie, mais une réalité économique et sociale, un problème de
gouvernement, l'un de ceux dont Salluste indiquait l'urgence dans sa let-
tre â César, et dont Auguste s'efforcera de trouver la solution, en imagi-
nant une nouvelle organisation sociale.
Outre le goût et la mode du luxe, une raison impérieuse poussait les
Romains, pendant les dernières années de la République, â tenter de se
procurer de l'argent par tous les moyens. C'est que la brigue électorale
imposait des dépenses de plus en plus considérables et que le pouvoir
s'achetait. C'était l'une des formes de cette «ochlocratie » dont Polybe, dès
le siècle précédent, présageait l'avènement. Ce n'est donc pas un hasard
si, dans la seconde des odes romaines, le poète, après avoir rappelé quel
devait être le code du vrai soldat romain, ajoute ces mots:
Virtus, repulsae nescia sordidae,
intaminatis fulget honoribus

III, 12, 1117b et suiv.


49

P. Jal. op. cit., p. 370 et suiv. Voir Salluste, Ad Caes. sen., II. 5, 4; I. 2, 5-7. Cf.
50

Lucain, Pharsale, I. 182: et mullis utile bellum.


LES ODES ROMAINES D'HORACB 95

nec sumit aut ponil secures


arbitrio popularis aurae 51•

Tous les auteurs qui se sont penchés sur les causes de la guerre civile
ont rappelé comment Caton s'était vu préférer, lors des élections, à la
préture, puis au consulat, des rivaux qui ne le valaient point. L'allusion,
dans cette strophe d'Horace, est évidente: elle désigne Caton, et nous
voyons, par le passage de Pétrone qui évoque les mêmes événements 52,
que la cause profonde du scandale est, précisément, la vénalité du peuple
romain. Horace aspire à une société où les honneurs et les charges vont
au mérite, et non à la richesse. Mais, pour cela, il faut abattre la puissan-
ce de l'argent, rendre à la pauvreté son rôle traditionnel dans la Rome
antique. Il faut, peut-être, entreprendre de changer les cœurs.
Mais on ne saurait atteindre ce but que si la cité est dirigée non plus
par des forces incontrôlées, mais par ce que le poète appelle, assez obscu-
rément, lene consilium, une notion qu'il est nécessaire d'analyser et de
définir aussi précisément que possible. La solution est bien indiquée par
le commentaire de Heinze et Kiessling 53 qui renvoient à un passage de
Plutarque, dans la Vie de Coriolan 54 • Coriolan, dit Plutarque, possédait
une grande «excellence>, mais celle-ci n'était fondée que sur trois vertus,
au lieu des quatre que l'analyse classique a appris à distinguer. Il était
endurant et maître de lui, juste et courageux, mais il lui manquait la vertu
de «prudence» (cpp6vrimç),la prudentia des philosophes romains. Or,
continue Plutarque, c'est cette vertu, entre toutes, que dispensent les
Muses, en apprivoisant l'âme humaine, par la culture et en lui enseignant
à obéir aux lois de la raison, à refuser ce qui est excessif, à suivre en tout
la «mesure>.
Toute l'ode 4 se présente comme l'exaltation du consilium et de la
prudentia, opposés à la force brutale 55 • Personne 0'11 réellement mis cette
interprétation en doute. Elle résulte, non seulement de ce que le platoni-
cien Plutarque nous dit des Muses, mais aussi, et surtout, des images où
sont évoquées les luttes des géants contre Jupiter et, finalement, leur
défaite, ainsi que celle des Titans. Mais s'agit-il seulement d'exalter une

"III, 2, 17-20.
51
Sat., 119, 39 et suiv.: nec minor in Campo furor est ...
53
Ad Odes, III, 4, 41 et suiv.
54
1, 3-4.
55
Fr. Klingner, op. cit., accepte cette interprétation. Voir la note de la p. 370. Il
ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de la clémence.
96 ROMB, LA LI'lïÉRATURB BT L'HISTOIRE

vertu 56 , qui serait celle d'Octave, en cet été de l'année 29, qui le vit revenir
victorieux en Italie? Cette ode ne recouvre-t-elle pas une intention plus
profonde, en rapport avec le thème central des odes romaines, qui est,
nous l'avons répété, une méditation sur les voies les plus propres à éviter
le retour de la guerre civile?
Horace écrit, en effet, dans une strophe qui semble marquer le som-
met du poème :
Vis consilii expers mole ruit sua;
uim temperatam di quoque prouehunt
in maius; idem odere uires
omne nef as animo mouentis 57 •
Et l'expression dont il se sert, mole ruit sua, est une allusion assez claire
au thème, déjà rencontré, de la grandeur ou, si l'on préfère, de la puis-
sance (tel est, ici, le sens que paraît recouvrir le mot de uis) qui, à un
certain degré, se détruit elle-même. En 29, l'Empire romain vient d'être
reconstitué dans toute son ampleur; on vient même de lui ajouter l'Égyp·
te. Les legati d'Octave achèvent la reconquête de l'Orient, où ils rétablis-
sent l'imperium mis en péril par les libéralités coupables d'Antoine. Or, si
les mêmes causes sont suivies des mêmes effets, n'est-il pas à redouter
que cet Empire démesuré ne soit, de nouveau, atteint du même mal?
Sans doute, l'analyse polybienne permet d'espérer que, si on limite la
contagion morale entraînée par la richesse, le fléau ne se rallumera pas.
Mais une telle solution ne saurait s'imposer d'elle-même, il faut qu'elle
soit voulue par un esprit qui possède en même temps les moyens de l'ap·
pliquer. Octave, victorieux, apparaît comme cet homme «providentiel>; et
son action ne consistera pas, comme on pouvait le suggérer, à imposer
des limites que l'Empire ne saurait dépasser, mais à maîtriser, dans un
empire susceptible de s'agrandir indéfiniment, les forces destructrices.
Celles-ci se trouvent énumérées, assez clairement, dans les trois dernières
strophes. Nous y voyons, outre Aegaeon, conçu évidemment comme enne-
mi et non protecteur de Jupiter 51 , Orion, Tityos et Pirithoos. Orion est
considéré comme le symbole de l'impiété et du sacrilège, à cause de ses
entreprises contre la chasteté d'Artémis. Tityos, lui, a été longuement évo-
qué par Lucrèce, qui y voit le type même de l'homme « vautré dans
l'amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angois-

56
Id., Die Rômeroden . .. , cit., p. 344.
57 III, 4, 65-68.
51
Cf. Virgile, En., X, 565 et suiv.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 97

se anxieuse ou dont le cœur se fend dans les peines de quelque autre pas-
sion »59. Pirithoos, lui, est apparemment l'étourdi, le stultus, qu'entraîne
sa folie 60. Toutes ces « forces», contraires à la prudentia, sont enchaînées
par la victoire de Jupiter. Comme dans le poème de Lucrèce, le dévelop-
pement mythologique sert à communiquer une «leçon» de sagesse et
contient une vérité, qui est ici d'ordre politique, particulièrement oppor-
tune en ce moment décisif où, les ennemis intérieurs écrasés, il faut
reconstruire l'Empire. C'est la pensée «prudente», le lene consilium de
César, qui, dorénavant, réglera les entreprises impériales, et non plus les
forces déchaînées par la passion, la démesure, le manque de continentia -
les passions dont Antoine avait donné l'exemple, mais qui étaient aussi
agissantes et néfastes dans le vieux monde, écroulé après la victoire de
César.
A cette date, celui qui, bientôt, prendra le nom d'Auguste n'avait pas
sans doute décidé d'imposer à l'Empire des limites précises qu'il interdira
à ses successeurs de dépasser. Ce n'est pas là une vaine supposition: les
expéditions menées contre la Germanie, les projets, méme s'ils ne furent
pas suivis de réalisation, contre la Bretagne, les reconnaissances armées
profondes dans le Sud égyptien et les manœuvres, dirigées contre les Par-
thes, à partir de la Syrie 61 montrent assez clairement que le nouveau
César était d'accord avec Horace sur les buts à atteindre, et que la malé-
diction, impliquée par l'analyse polybienne, contre un empire démesuré,
ne lui paraissait pas encore sans appel. On sait que, sur la fin de sa vie, et
après le désastre de Varus, il appliqua une autre politique. Mais dès ces
débuts du règne, il s'attache - et Horace nous en a fait comprendre les
raisons profondes - à modifier les mobiles qui avaient été jusque-là ceux
de la conquête romaine, à remplacer le désir de s'enrichir par celui d'af-
firmer les «vertus» romaines.
Et c'est à la lumière de cette intention, prêtée au prince par le poète,
que nous pensons pouvoir interpréter la célèbre prédiction de Junon,
dans la troisième ode, composée, rappelons-le, en 27, avant le départ
d'Auguste pour l'Espagne, donc au moment où la politique conquérante
prend un nouvel essor.
Junon met en garde les Romains contre la tentation de recommencer

59
Lucrèce, III, 984 et suiv., trad. A. Ernout des vers 992-994.
60
Sénèque, Phèdre, 96 (juroris socius).
61
Nous faisons allusion â la mission dont fut chargé le philosophe Athénodore
par son ami Auguste. Voir ci-dessous, p. 1147 et suiv., sur cette politique de péné-
tration diplomatique.
98 ROMB, LA untRATURB BT L'HISTOIRB

Troie. Est-ce à dire qu' Auguste eut l'intention de transporter en Orient la


capitale de l'Empire? Cela est loin d'être certain, et même probable. Mais
écoutons les causes assignées par la déesse à la ruine de Troie: c'est l'in-
justice du «juge», c'est l'intervention de la femme étrangère qui ont
réduit la ville en poussière 62 ; c'est aussi le parjure de Laomédon. Et, à
plusieurs reprises, Junon insiste sur ces manquements à ce que les
Romains des temps anciens considéraient comme les vertus cardinales de
leur peuple, la Justitia et la Fides. Recommencer Ilion, ce serait s'engager
à nouveau dans le processus de destruction mis en branle par les crimes
contre ces vertus.
Ici encore, nous retrouvons Polybe qui faisait un mérite particulier
aux magistrats romains de leur désintéressement et du sens qu'ils possé-
daient de la justice, ainsi que de leur respect pour le serment 63 • Troie et
son peuple ont recu la punition de leurs fautes, et Horace montre les tom-
beaux de Priam et de Pâris abandonnés aux bêtes sauvages, comme l'était
le sol de Carthage, punie, elle aussi, pour les mêmes raisons. Si les
Romains continuent d'être fidèles à leurs vertus ancestrales, affirme
Junon, leur Empire n'a rien à craindre de la loi «naturelle» qui frappe les
empires démesurés. Rome pourra étendre son nom jusqu'aux rivages les
plus lointains du monde sans dommage pour elle.
Il est enfin une dernière vertu, que Polybe considère comme l'une de
celles qui ont le plus efficacement contribué à la grandeur romaine : ce
qu'il appelle, d'un terme dont il sent le besoin de s'excuser, leur «crainte
_desdieux> (6etcrwaiµovia) 64 , une crainte dont il pense qu'elle n'est qu'un
moyen utilisé per les dirigeants pour tenir en bride les passions désordon-
nées de la populace. Une arme efficace, donc, contre la menace d'une
ochlocratie 65 • Polybe ne s'interroge pas sur la réalité des dieux, il répudie
même expressément et en bloc la plupart des «croyances relatives aux
divinités» (tàç ,œpi 8e&v tvvo{aç) et, plus particulièrement, celles qui sont
relatives aux châtiments encourus par les coupables dans les Enfers. Mais

62
111, 3, 18 et suiv. Il est impossible de ne pas discerner, dans ce rappel des
causes qui provoquèrent la chute de Troie, un rapprochement avec la conduite
d'Antoine, dont Virgile a dit qu'il était un juge vénal (En., VI, 621-622) et celle de
Cléopâtre (peregrina mulier) : les instruments de la «fatalité> semblent recommen·
cer l'histoire, et, par conséquent, vérifier la théorie polybienne des «cycleu.
63
VI, 56, en particulier 13-15; Id., I, 7, 12. Cf. Plutarque, De fortuna Romano-
rum, 317 et suiv.
64
Polybe, VI, 56, 6 et suiv.
•• Ci-dessus, p. 90 et n. 36.
LES ODES ROMAINES D'HORACE 99

il estime que ces croyances sont indispensables pour qu'une cité soit
« bien gouvernée».
Il est remarquable que, dans sa méditation sur les causes des guerres
civiles, Horace accorde une importance toute spéciale à la vertu de pietas.
A la vérité, l'ode 6, la dernière, dans l'ordre du recueil, des odes romaines,
peut, au premier abord, déconcerter. Elle commence par affirmer, on le
sait, que les Romains ne sauraient espérer que les guerres civiles aient
une fin aussi longtemps que les sanctuaires de leur ville n'auront pas été
restaurés. Puis le poète, après avoir rappelé les maux que les dieux négli-
gés avaient envoyés aux Romains, les revers en Orient, au cours des guer-
res menées par Antoine contre les Parthes•• et les dangers que les barba-
res, Daces et Égyptiens, avaient fait courir à Rome pendant la guerre
d'Actium, après ces rappels, Horace, brusquement, attribue ces maux à
l'inconduite des femmes romaines. Ce qui ne va pas sans une contradic-
tion, au moins apparente: est-ce l'impiété des Romains evers les dieux,
est-ce le goût des femmes pour les unions illégitimes qu'il faut accuser?
Une solution raisonnable consiste à admettre que cette perversité des
femmes est en fait un fléau envoyé par les dieux pour punir la cité de son
impiété. On songera, par exemple, à l'épidémie d'empoisonnement qui
avait sévi à Rome l'an 331 avant notre ère 67. Un grand nombre de matro-
nes avaient recouru aux services de sorcières et donné du poison à leurs
proches. Il y eut 170 coupables traduites devant le peuple. Et Tite-Live
nous apprend que «cette affaire fut considérée comme un prodige et
parut relever plutôt d'une aliénation mentale que d'une intention crimi-
nelle»68. On expia ce prodige en chargeant un dictateur de planter solen-
nellement un clou.

66
On a remarqué, depuis longtemps, qu'ici, Horace ne cite que deux défaites
des Romains contre les Parthes, et reconnu en elles celles qui survinrent en 40 et
en 36. On s'est étonné, parfois, qu'il ne fût fait ici aucune allusion à la défaite de
Carrhes; mais c'est oublier le sens du développement d'Horace, qui condamne les
impetus non auspicatos des Romains, c'est-à-dire les guerres menées par Antoine, le
chef impie. Les causes de l'échec de Crassus sont différentes, nous l'avons vu; elles
relèvent de l'auaritia, non de l'impie/as.
67
Tite-Live, VIII, 18, 1 et suiv.
61
Tite-Live, 11 : prodigi ea res loco habita captisque magis mentibus quam cons-
celeratis similis uisa. L'inconduite généralisée des femmes romaines semble avoir
été regardée comme une malédiction envoyée par les dieux. Voir, par exemple, les
conditions dans lesquelles fut construit le temple de Venus Obsequens (Liv., X, 3 I.
8 et suiv.). Naturellement, le manquement des Vestales à leur vœu de chasteté est
un • prodigium • particulièrement chargé de menaces. Voir Obsequens, 37 (cons-
truction du temple de Venus Verticordia). Tel est aussi sens de la • révolte des fem-
100 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Si nous admettons qu'Horace considère le relâchement général des


mœurs féminines comme un châtiment des dieux, le remède est évidem-
ment la restauration des honneurs dont ceux-ci ont été privés et en parti-
culier la remise en état des temples tombés en ruine. Cette dépravation
morale n'est, au fond, qu'un aspect de la corruption générale que sa pro-
pre prospérité a entraînée pour Rome, un autre aspect de l'analyse poly-
bienne. Avec le rétablissement des marques officielles de la piété, les anti-
ques valeurs seront du même coup restaurées, s'il est vrai que l'une des
règles les plus impérieuses de la soumission aux dieux consiste dans le
respect, par les femmes, de leur castitas, la vertu qui assure la pureté de
la race. Causalité mystique, affirmation que les dieux interviennent en
envoyant un prodige, et causalité politique, pour laquelle l'affaiblisse-
ment des structures sociales qui ont fait la puissance de Rome et son uni-
té morale, sa concordia, provient d'une décadence de la pietas, se trouvent
ici converger. Horace, pas plus que Polybe, n'ajoute foi à la lettre des
croyances qui forment la religion nationale, mais il sait aussi, ou croit
savoir, que ce scepticisme est source de grands maux et menace la solidi-
té de Rome. Pour cette raison, pietas et concordia sont indissolublement
liées dans la réalité des mœurs. L'autorité que sa «vertu» donne à la
mère, dans la famille demeurée fidèle aux mœurs antiques, prépare les
enfants à accomplir leurs tâches futures de citoyens : les jeunes gens qui
apportent à leur mère les fagots qui serviront à allumer le feu pour le
repas du soir sont les mêmes qui, dans l'ode 2, accepteront de combattre
c pour l'honneur». sans escompter que leurs efforts recevront comme
récompense de l'argent ou des terres. Ainsi se trouve fermé le cycle des
odes romaines; à l'ode 6, écrite peu après Actium, alors que l'âme du poè-
te était encore inquiète (comme en témoigne la conclusion, empreinte de
pessimisme : aetas parentum, peior auis, tulit / nos nequiores . .. ), répond
l'ode 2, écrite quelque trois ans plus tard, au moment où l'action d'Augus-
te s'est déjà affirmée, et où s'éloigne la menace d'une nouvelle guerre
civile.

*
* *

Telles sont les raisons qui nous amènent à penser que ces poèmes,
mûris lentement, au fur et à mesure que la politique voulue par le prince

mes» au livre V de l'Énéide (voir, par exemple, lev. 706, à propos du devin Nautès,
qui sait interpréter « la colère des dieux»).
LES ODES ROMAINES D'HORACE 101

et ses amis devenait plus consciente, reflètent les étapes de cette prise de
conscience, une réflexion qui n'est pas seulement celle d'Horace lui-
même, mais qui lui est commune avec tous ceux qui tentaient de décou-
vrir les causes de la longue série de guerres dont on désespérait de sortir
et, par là, d'en inventer les remèdes.
Il nous a semblé que cette réflexion était, vers le même temps, celle
de Tite-Live, et qu'elle prenait pour point de départ l'analyse polybienne
de la croissance et de la décadence des États, c'est-à-dire une conception
quasi biologique de la vie des Empires. Polybe montrait, sans doute en
s'inspirant de thèses aristotéliciennes 69 , que ceux-ci étaient soumis à de
véritables lois physiques, que la dégradation des mœurs était la consé-
quence inéluctable de la réussite et que cette dégradation avait pour effet
la mort de la société trop prospère. Le problème qui se posait aux nou-
veaux maitres du monde était d'imaginer le moyen de rompre ce détermi-
nisme, d'échapper au mécanisme sinistre qui, jusque-là, semblait avoir
joué d'une manière inéluctable.
Comment démentir les sombres prédictions de Polybe? Tel nous sem-
ble avoir été le thème des ode romaines, où les exhortations à une vie plus
morale et la condamnation de la richesse ne sont pas du tout, quoi qu'on
en ait dit, des thèmes rebattus d'une rhétorique de la diatribe, mais expri-
ment une conception bien définie de la dynamique des Empires, une cer-
taine idée des causes qui avaient fait la grandeur de Rome et qui, si on
leur permettait à nouveau d'agir, assureraient dans l'avenir la survie de
l'lmperium Romanum.

•• Sur les «sources• de la pensée de Polybe, voir P. Pcdcch. La mt'llwde 111\tmi


que de Polybe, Paris, 1964, p. 317 cl suiv .. qui mm1misc pcu1-ë1rc à l'ncn l'mflucn-
ce d'Aristote, notamment lorsqu'il s'agit de l'assimilation cntn· ll·s com111u11ons cl
les êtres vivants (p. 309).
À PROPOSDE LA XVIe «ÉPODE>D'HORACE

L'Épître aux Pisons mise à part, il n'est sans doute aucune pièce
d'Horace qui ait donné lieu à une bibliographie aussi abondante que
l'Épode XVI, au point que l'on ait parfois considéré comme insolubles les
problèmes qu'elle pose 1• Chacun peut constater qu'Horace y traite, pres-
que dans les mêmes termes, des thèmes qui figurent aussi dans la IV•
Églogue de Virgile. Les rapprochements sont si évidents, les contrastes
entre les deux poèmes si complets qu'il faut bien que l'un d'eux réponde à
l'autre. Mais qui a commencé le dialogue? Est-ce Virgile, avec son messa-
ge d'espérance, l'annonce d'un nouvel âge d'or qui va se lever pour
Rome? Est-ce au contraire Horace, qui désespère, et invite les Romains à
abandonner une ville maudite, à s'en aller, au-delà des mers, chercher
une terre encore pure de crimes, où règne le véritable « siècle de Satur-
ne»? Il s'est trouvé des défenseurs pour l'une et l'autre thèse.
La comparaison des deux pièces, prises chacune en elle-même, ne
pouvait guère aboutir à une certitude. Cependant, les efforts des critiques
modernes n'ont pas été vains. Depuis le mémoire de B. Snell et, plus enco-
re, peut-être, celui de C. Beckerz, le doute n'est guère possible: !'Épode
XVI est postérieure à la IV• Églogue. C'est Horace qui répond à \ïrgilc.
E. Fraenkel, J. Perret, admettent ce résultat comme acquis 1. et les argu-
ments apportés par les uns et par les autres sont tout à fait satisfaisants.
Mais, une fois cette solution admise et l'incertitude lcü·c, il ne s'en-
suit pas que tout soit clair. Tout les problèmes que pose l'histoire de la

1 J. Carcopino, Virgile et le Mystère de la /P ti;lugue, 8• éd., Pans, 19•B. p. 109:


«de la comparaison intrisèque de l'épode XVI et de la IV• églogue, il ne pourra
jamais résulter que le fait de leurs rapports•·
2 B. Snell, Die 16. T:pode ,•on Jlora::. und \ ·ergils 4. T:kloi;e dans Herm,·, LXXIII

(1938), pp. 237-242; C. Becker, \ïri;,I, l:gloi;,·nb11,h dans Jle,m,·,. LXXXIII (1955).
pp. 341-349.
JE. Fraenkel. Horace, Oxford. 1957, p. 42 et su1v.; J. Perret. llo,a«•. Pan\, s.d.
[1959), p. 244.
104 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

littérature antique ont donné lieu à tant d'hypothèses étayées les unes per
les autres, ce que nous savons ou croyons savoir repose sur des raisonne-
ments si ingénieusement enchaînés que la moindre certitude nouvelle, le
moindre lambeau de vérité entrevu entraîne une longue série de consé-
quences, ruineuses ou constructives, qu'il est parfois difficile de déduire
jusqu'à leur terme. En même temps, l'on est mieux armé pour tenter de
poursuivre la recherche et serrer de plus près une réalité qui se dérobe.
Longtemps l'on admit, avec quelque légèreté, peut-être, que l'Épode
d'Horace avait été inspirée par les malheurs de la guerre de Pérouse. Cet
épisode, l'un des plus sombres des guerres civiles, était fort propre, en
effet, à rendre pessimiste le plus joyeux des poètes. L'Épode, pensait-on,
aurait été composée en 41 ou dans la première moitié de l'année 40. Et
comme, d'autre part - c'est là une autre certitude - l'Églogue IV traduit
l'espérance rendue à l'opinion romaine par la conclusion de la paix de
Brindes, qui fut conclue dans les premiers jours d'octobre 40, il fallait
que Virgile n'eût fait que répondre à Horace•.
Le point de départ du raisonnement était inexact et C. Becker a mon-
tré que, sans mettre en doute la date attribuée à la paix de Brindes, on
pouvait inverser la relation admise jusque là : s'il est vrai que l'Épode imi-
te l'Églogue, c'est qu'elle a été composée après les réjouissances causées
par la concorde retrouvée entre les deux maîtres du monde. Chacun sait
que cette paix ne fut pas de longue durée, et que, bientôt après, les mal-
heurs recommencèrent. Ne serait-il pas possible de découvrir des indices
qui permettraient de préciser davantage le moment où Horace a pu com-
poser cette œuvre étrange et, si la tentative n'est pas trop ambitieuse, de
reconstituer la genèse du poème?

*
* *

L'un des mérites de C. Becker consiste dans le fait d'avoir montré que
l'Épode XVI ne contient pas seulement des réminiscences certaines de la
IV• Églogue, mais des allusions évidentes à d'autres Bucoliques. Nous ne
ferons ici que les rappeler.
La mention par Horace des épizooties (en soi assez étonnante) - Nulla
nocent pecori contagia .. ., Ep., XVI, 61 - s'explique par les vers de Virgile
qui, eux, expriment un sentiment tout à fait naturel dans le dialogue entre
Tityre et Mélibée :

• J. Carcopino, op. cit., p. 108.


A PROPOSDB LA XVI• céPODB> D'HORACE 105

Non insueta grauis temptabunt pabula fetas,


nec mala uicini pecoris contagia laedent (Egl., I, 49-50).
Le vers 34 de l'Épode (ametque salsa leuis hircus aequora rappelle évi-
demment cet autre «adynaton» de l'Églogue (I, 59): ante leues ergo pas-
centur in aethere cervui, le contraste de quantité entre les deux quasi
homonymes, lëuis et /lues ajoutant une nuance parodique.
Un troisième raprochement est indiqué par C. Becker. Virgile écrit:
lmpius haec tam cuita noualia miles habebit?
Barbarus has segetesJ En quo discordia ciuis
produxit miseros ! His nos conseuimus agros!
(Egl. /, 70 et suiv.)

De son côté, Horace dit :


lmpia perdemus deuoti sanguinis aetas
ferisque rursus occupabitur solum,
Barbarus, heu, cineres insistet uictor . ..
(Ep., XVI, 9 et suiv.)
Ici, le rapprochement est moins dans les termes (impius, impia; bar-
barus, Barbarus) que dans l'identité de leur place à l'intérieur d'un mou-
vement identique (futur «prophétique», exclamation indignée, etc.).
M. Becker souligne encore un rapprochement non moins certain avec
la VIII• Églogue. Virgile, évoquant des amours improbables disait:
Mopso Nysa datur: quid non speremus amantes?
lungentur iam grypes equis, aeuoque sequenti
cum canibus timidi uenient ad pocula dammae,
(Egl., VIII, 26 et s.)
ce que rappelle évidemment ce passage de l'Épode XVI :
... nouoque monstra iunxerit libidine
mirus amor, iuuet ut tigris subsidere ceruis,
adulteretur et columba miluo
credula nec rauos timeant armenta leones,
ametque salsa leuis hircus aequora (v. 30-34).
Le développement amorcé par Virgile a été amplifié, dans le même mou-
vement, par Horace, qui s'est servi pour cela d'éléments empruntés (paro-
diés) venus du même recueil. Nous avons rapproché déjà lev. 34 de l'Épo•
de et le v. 59 de !'Églogue I; mais le v. 33 rappelle, de façon parodique
également, le v. 22 de !'Eglogue IV: nec magnos metuent armenta leones.
Ces constatations - qu'il est difficile, sinon impossible de récuser -
entraînent des conséquences immédiates. Ainsi que le fait observer
C. Becker, on ne peut raisonnablement penser que Virgile, en écrivant le
recueil entier des Bucoliques, ait eu !'Épode XVI présente à l'esprit. Le
106 ROME,LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

rapport est bien évidemment inverse. C'est Horace qui a imité - nous
dirions plus précisément « utilisé :t - Virgile, pour des fins qu'il nous
appartient de découvrir.
Mais, d'abord, quand l'Épode XVI peut-elle avoir été écrite? Nous
savons que l'Églogue VIII, qui fait allusion à la victoire de Pollion sur les
Parthini Illyriens, mais ignore encore quelle route prendra le vainqueur
pour rentrer à Rome 5, a été écrite sans doute au début du mois d'octobre
39 - c'est à dire une année (exactement?) après la paix de Brindes et la
composition de l'Églogue IV. Ce qui fournit pour l'Épode un terminus
post quem, et exclut définitivement l'hypothèse traditionnelle qui en place
la composition au temps de la guerre de Pérouse. Ce terminus post quem
pourrait même être avancé dans le temps, si l'on songe qu'Horace doit
avoir connu le recueil des Bucoliques dans son ensemble, c'est à dire
après sa parution - si l'on était d'accord sur la date de celle-ci! Mais, pré-
cisément, la composition de l'Épode pourra nous aider à résoudre ce pro-
blème, si nous parvenons à en déterminer la date avec assez de précision
et de certitude.
Une fois admis que l'Épode ne peut être antérieure au mois d'octobre
39, il est nécessaire de fixer la limite· la plus basse assignable. Ce terminus
ante quem résulte, non moins évidemment, du caractère même de la piè-
ce, où nous avons cru déceler des intentions parodiques. Personne, d'ail-
leurs, n'a jamais songé à nier que ce fût là un poème d'opposition: à l'op-
timisme virgilien, qui s'affirme non seulement dans la IVe Églogue, mais
dans la première, au césarisme qui transparaît dans le mythe de Daphnis,
avec la pièce centrale, Horace oppose le plus noir pessimisme. Si l'Épode
était plus courte, on pourrait la qualifier de « pasquinade ». Assurément,
elle n'a pas été écrite au temps où le poète, présenté à Mécène par Virgi-
le, allait être enrôlé parmi les défenseurs du régime triumviral et bientôt,
les panégyristes d'Octave. Or, on le sait, la présentation d'Horace à Mécè-
ne date du printemps de l'année 38 6 ; elle est antérieure d'un an au «voya-
ge à Brindes»: telle est la date qu'il faut retenir comme limite inférieure
pour la composition de l'Épode. Mais peut-être est-il possible de restrein-
dre encore ces limites, si nous sommes à même de découvrir, pendant
cette période, un moment où la situation politique et militaire se révéla
suffisamment grave pour justifier le ton violemment désespéré du poè-
me 1.

5 J. Carcopino, op. cil., p. 184, n. 3.


6 Hor., Sal., II, 6, 40 et suiv., et le commentaire de Heinze-Kiessling, ad loc.
7
E. Fraenkel, op. cil., propose la date du printemps 38, mais à titre de pure
À PROPOSDB LA XVI• c tPODB » D'HORACB 107

*
* *

Deux éléments dominent, dans cette situation qui angoisse le poète :


la menace d'une invasion barbare, au cours de laquelle les vainqueurs
brûleront la Ville et fouleront ses cendres aux sabots de leurs chevaux :
Barbarus, heu, cineres insistet uictor et urbem
eques sonante uerberabit ungula (v. 11-12).
D'autre part, l'incertitude de la mer: pour gagner les passes de l'Océan,
Horace prend soin d'indiquer la route que l'on devra suivre Etrusca prae-
ter et uolate litora (v. 40). Or, il semble bien que ce ne fût point là la route
ordinaire de Rome à Gadês. Les durées de voyage indiquées par divers
auteurs excluent le cabotage le long des côtes italiennes (praeter Etrusca
litora, c'est à dire «le long des côtes étrusques• et non, comme traduit
F. Villeneuve, entrainé inconsciemment par l'invraisemblance de cette
route «au-delà des côtes étrusques»•). Pourquoi affronter les dures bour-
rasques du Golfe du Lion, alors que s'ouvrait la mer libre entre Sardaigne
et Sicile? Une seule raison à ce choix incommode : vers le Sud, la mer
n'est pas sûre. Les flottes de Sextus Pompée l'interdisent. Si les Romains
veulent fuir, une seule voie leur est ouverte, celle du Nord. Cette idée est
si présente à l'esprit d'Horace qu'en un autre passage il précise que les
vents favorables à cette émigration sont le Notus et l' Africus, ceux, préci-
sément, qui éloignent les navires des régions dangereuses'.
Nous sommes donc invités à chercher un moment où, simultanément,
se dessine pour Rome une double menace: celle d'un peuple cavalier, et
celle d'une flotte ennemie. En d'autres termes: la menace parthe et celle
de Sextus Pompée.
Plusieurs travaux relatifs à la chronologie de ces dures années sont

hypothèse indémontrable: !'Épode XVI aurait été écrite, peut-être. • whl·n the out·
break of a fresh war between Sextus Pompcius and Octavian markcd the end of
the short breathing spacc gained by the pact of Brundisium and Pu1coh. But cn-n
a later date could not, of course, be excludcd ... 1 do no! think that firm reckonmg
can be carricd much further ».
• M. P. Charlesworth, u.~route~ et leI trafic commercial . .. , trad. fr., Pans s.d.
[1938], pp.160-161; notamment Pline, i\".H., XIX. 4: Gadès-Os11c en 7 jour!i..
• Vers 21-22:
ire pt!des quocumq1u• ferent, quocumque per 1mda\
Notus uocabit aut proteruus AfricuI.
108 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

venus éclairer nos sources, assez insoucieuses d'exprimer une chronolo-


gie dont elles respectent pourtant le déroulement relatif 10•
La menace des Parthes existait depuis quelques mois déjà, en cette
fin de l'année 39. On sait que, profitant de la guerre de Pérouse, O. Labié-
nus, le fils du vaincu de Munda, avait conclu alliance avec le roi parthe et
que Pacorus, le fils de celui-ci, avait entrepris une campagne qui avait
pratiquement chassé les Romains d'Asie mineure et de Syrie. Après la
paix de Brindes, Antoine s'était mis en devoir de reconquérir les provin-
ces perdues, et il avait chargé Ventidius des opérations. Une fois conclue
la paix de Misène, entre les triumvirs et Sextus Pompée (au cours de l'été
du 39, et, probablement, en septembre 11). Ventidius avait remporté de
grands succès, et, en quelques mois, les forces de Labiénus et celles des
Parthes avaient été vaincues. La Syrie fut alors de nouveau romaine. La
Cilicie fut réoccupée. Ces opérations se déroulèrent pendant les derniers
mois de 39 et, apparemment, se prolongèrent pendant une partie de l'hi-
ver 12. A ce moment, Rome semblait n'avoir plus rien à redouter des Par-
thes.
Mais, brusquement, tout fut remis en question. Pacorus, qui était
absent au moment des victoires de Ventidius, rassemble une armée consi-
dérable sur la rive gauche de l'Euphrateu. Ventidius en conçoit les crain-
tes les plus vives. Son armée est encore, nous dit Dion Cassius, dispersée
dans ses quartiers d'hiver - ce qui nous reporte à la fin du mois de
février ou, au plus tard, vers les premiers jours de mars. A ce moment
précis, de nouvelles difficultés ont surgi entre Octave et Sextus Pompée :
un affranchi ce Pompée, Ménas, a trahi son maître et livré la Sardaigne à
Octave. La date de l'événement se laisse assez mal préciserl 4 ; peut-être se
plaça-t-il en décembre ou janvier - en tout cas, Dion le rapporte après le
récit des noces d'Octave et de Livie, qui eurent lieu nous le savons, le 17
janvier 38 15• Pompée répliqua (et nous sommes alors, sûrement, au plus
tôt en février ou à la fin de janvier) en envoyant un autre de ses affran-
chis, Ménécratès, ravager la Campanie. Ce qui incita Octave à convoquer

10
J. Kromayer dans Hermes, XXIX (1894), p. 516 et suiv.; J. Carcopino dans
Rev. Arch., 1913, I, pp. 255-270; Rev. Hist., 1929, III, pp. 227-228.
11
J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit.
12
Dio, XLVIII, 39,1 à 41,1. La colncidence chronologique avec les exploits de
Pollion en Illyrie n'est qu'approximative, souligne Dion.
13
Dio, XLIX, 19,1 et suiv.
1
• Id., XLVIII, 45,4.
15
Calendrier de Verulae, J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit.
A PROPOS DE LA XVI• caPODE• D'HORACE 109

ses deux collègues, Antoine et Lépide, pour leur faire constater la viola-
tion du traité de Misène. Lépide ne se rendit pas tout de suite à la convo-
cation et, lorsqu'il se décida à le faire, il était déjà trop tard. Antoine, qui
avait passé un hiver particulièrement calme à Athènes, en compagnie
d'Octavie, auprès de qui il se montrait un mari tendre et sage, était rassu-
ré sur le sort de l'Orient; les succès de Ventidius le garantissaient contre
toute surprise de ce côté. Aussi se hâta+il de venir en Italie aussitôt reçu
le message d'Octave. Mais, à peine eut-il installé son camp à Brindes que
l'atmosphère changea. Octave était retenu en Étrurie, et ne pouvait venir
aussitôt au rendez-vous. Pendant les jours d'attente, des présages sinistres
se produisirent dans le camp d'Antoine; un loup dévora une sentinelle en
pleine nuit 16 • Cela n'aurait sans doute pas suffi à inquiéter sérieusement
Antoine si, au même moment, une dépêche de Ventidius ne lui avait
annoncé que Pacorus procédait à des concentrations de troupe. Sans
attendre plus longtemps le bon plaisir d'Octave, Antoine quitta Brin-
des17.
Voici donc réunies les conditions qui nous ont semblé nécessaires
pour inspirer à Horace son Épode XVI: jamais l'horizon n'a paru plus
sombre. Les cavaliers parthes préparent une nouvelle invasion. Sextus
Pompée et ses «pirates» tiennent la mer et ravagent l'Italie méridionale.
La famine recommence à Rome. Profitons donc, dit Horace, de la seule
voie de salut qui reste; longeons la côte étrusque puis, à travers les eaux
de la Sardaigne et de la Corse, où ne croisent plus les navires de Pompée,
gagnons l'Espagne et les Iles Fortunées!
Telles sont les raisons qui nous invitent à dater, assez précisément,
!'Épode XVI, du début du printemps de 38, entre février et avril; en tout
cas, après le début de la nouvelle campagne en Syrie, campagne qui se
terminera par une victoire décisive des Romains, le jour anniversaire de
la bataille de Carrhes, 9 juin = 28 mai 11, et avant la présentation d'Horace
à Mécène.
Si l'on admet cette solution, il s'ensuit que la première publication
des Bucoliques est antérieure au printemps de 38, et sans doute, comme le
veut de tradition, date de 39 (à la fin de l'année) et, à moins que l'on ne

16
Appien, G.C., V, 9, 79, qui situe la trahison de Ménas au moment du voyage
d'Antoine à Brindes.
17
Dio, XLVIII, 46, 3, qui affecte de ne voir dans les nouvelles venues de Syrie
qu'un mauvais prétexte.
11
Dio, XLIX, 21,3. Cette colncidence a été mise en doute, mais sans bonne rai-
son semble-t-il.
110 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HJSTOIRB

puisse prouver que la X• est datée, elle aussi, d'avant 37 19 , l'on est
contraint d'admettre l'hypothèse d'une publication en deux temps: une
première édition avec neuf pièces seulement, et la seconde, comprenant
la dixième Églogue. Il reste sans doute une possibilité : ce serait qu'Hora-
ce ait eu connaissance des diverses églogues isolément, au fur et à mesure
de leur composition. Mais comment croire que l'on puisse concilier cette
hypothèse (qui supposerait, dès cette époque, une certaine intimité, entre
Virgile et Horace) avec le fait que l'Épode XVI se présente jusqu'à un
certaint point, comme une parodie, assez amère, des thèmes virgiliens? Il
est beaucoup plus naturel de penser que les deux poètes n'ont pas encore
de relations personnelles, qu'Horace n'a connu les Bucoliques qu'au mo-
~ent de leur publication et qu'il a réagi violemment en prenant parti
contre elles.
Mais cette réaction, dont témoigne l'Épode XVI, quelle est-elle au jus-
te?

*
* *

A vrai dire, le moment pouvait sembler bien choisi, à la fin de l'année


39, pour publier un recueil de poèmes où s'affirmait le grand espoir de
voir revenir des temps meilleurs. Le calme est rétabli sur la mer depuis la
paix de Misène; les succès de Ventidius ont restauré, comme nous l'avons
dit, la puissance romaine en Asie. Antoine, auprès d'Octavie, semble deve-
nu un autre homme, et les historiens ne ménagent pas leurs éloges à cette
période de son existence 20 • Les troubles qui avaient éclaté en Gaule et en
Espagne sont rapidement calmés 21 • Après la paix de Misène, une amnistie
a ramené à Rome un grand nombre de bannis, et, pendant quelque
temps, la joie fut grande 22 • Le «message» virgilien pouvait apparaître
comme l'expression de la vérité.
Mais nous avons dit que, très vite, les inquiétudes revinrent. Et, natu-
rellement, l'on se prit à douter de la mission divine dont Virgile assurait
que les Destins avaient investi Octave. Là où le poète avait cru discerner

19Tout dépend de la manière dont l'on peut reconstituer la carrière de Corne-


lius Gallus, qui demeure assez incertaine.
20 Appien, G.C., V, 76; Plut., Ant., 41. Seul Dion fait entendre une note discor-

dante, mais ce qu'il dit (assimilation au Nouveau Dionysos, XL VIII, 39,2) s'appli-
que évidemment à une autre période.
21 Appien, V, 75, pour la Gaule. Pour le soulèvement des Cerretani, en Espagne,

cf. Dio, XLVIII, 42,1 et suiv.


22 Dio, XLVIII, 37,1 et suiv.
À PROPOS DB LA XVI• cÉPODB> D'HORACB 111

une action providentielle, Horace ne veut voir que l'effet d'une malédic-
tion inéluctable; c'est le sang de Rémus qui a déchaîné contre Rome les
«Erynies > vengeresses. Cette «explication> des guerres civiles, proposée
dans la très courte Épode VII, domine toute l'Épode XVI, qui constitue
un véritable développement de celle-ci. Ce thème de la malédiction frater-
nelle est suggéré dès les premier vers : altera iam teritur bellis ciuilibus
aetas (reprise amère du vers qui forme le véritable début de l'Églogue IV:
ultima Cumaei uenit iam carminis aetas) : cette seconde génération, celle
de Sextus Pompée, et d'Octave, fils ou héritiers des chefs qui ont participé
aux campagnes de Pharsale, de Thapsus et de Munda, n'évoque+elle pas
l'épopée thébaine où les Épigones ont, eux aussi, repris la querelle de
leurs péres? C'est ainsi, sans doute, qu'il convient d'expliquer le v. 9:
(quam) impia perdemus deuoti sanguinis aetas.
Horace oppose ainsi à la mystique «pytliagoricienne » de Virgile une
conception du Fatum, un sentiment tragique de l'histoire, dans lequel la
responsabilité humaine joue le rôle principal. Ce n'est sans doute pas un
hasard si !'Épode XVI est remplie de réminiscences d'Archiloque et d'Hé-
rodote!
Réaliste, anti-mystique, Horace refuse les séductions des idées nou-
velles, du messianisme «séculaire» dont, un jour, il finira par être le
chantre officiel. Mais il faudra pour cela que, d'abord, il consente - ce
qu'il ne tardera pas à faire - à abandonner son attitude hostile et boudeu-
se, bref, à devenir l'ami de Virgile. Et il est fort probable que celui-ci,
plus attiré, peut-être qu'irrité par cet esprit qui lui apportait, avec un
talent déjà si mûr, la contradiction, voulut connaître Horace.
Horace opposa+il quelque résistance à se laisser séduire? N'avait-il
pas obtenu, précisément, ce qu'il avait souhaité en se posant en contradic-
teur de celui qui commençait à apparaître comme le porte-parole des
amis d'Octave? Cela n'est nullement impossible, pourtant l'on ne saurait,
en bonne justice, lui attribuer que des sentiments mercenaires : le désar-
roi, le pessimisme du patriote, qui transparaissent dans l'Épode XVI
· n'étaient sans doute pas des sentiments de commande, dont l'expression
était calculée pour provoquer le scandale. Peut-être Virgile sut-il trouver
les mots convenables pour réconforter celui qui allait être son ami et,
sinon le convertir à sa propre foi, du moins lui laisser entrevoir que le
salut de Rome ne résidait pas dans cette attitude purement négative mais
dans la participation active à ce grand mouvement de renouveau qui déjà
se dessinait.
Quoi qu'il en soit, l'Épode XVI marque le dernier moment d'une
période dans la vie du poète et comme l'expression ultime d'un désespoir
que va consoler, bientôt, l'amitié épicurienne.
LUCAIN ET SÉNÈQUE
À PROPOSD'UNE TEMPÊl'E

Chacun sait que Lucain, dans la description de la tempête que dut


affronter César lorsqu'il décida de traverser l'Adriatique pour presser
Antoine qui s'attardait, s'est inspiré d'un épisode de }'Agamemnon, où
Sénèque place dans la bouche du héraut Eurybatès un long récit racon-
tant le célèbre ouragan qui engloutit une grande partie des guerriers
achéens, et notamment Ajax, fils d'Oïlée, pendant leur retour en Grèce.
Deux épisodes, l'un, de style épique, montre un homme triomphant du
Destin, l'autre, de style tragique, montre un retournement de la Fortune
pour une armée victorieuse. Le premier est naturellement écrit en hexa-
mètres, le second en sénaires iambiques. Les rapprochements entre les
deux textes ont été souvent signalés 1. Ils montrent à l'évidence que la poé-
tique de Sénèque et celle de son neveu sont très voisines l'une de l'autre.
Comme l'on peut avancer, avec une quasi certitude, que la description de
Lucain est postérieure dans le temps à la tragédie de Sénèque, il est clair
que celle-ci fut, sinon le modèle exclusif de l'épisode que nous lisons dans
la Pharsale, du moins l'un des textes par rapport auxquels le jeune poète a
voulu se situer. Il est donc intéressant et sans doute instructif d'analyser
de près les rapports qui existent entre ces deux pages, d'abord pour
mesurer la distance qui sépare leurs auteurs - en l'espace d'une généra-
tion, le goût change - ensuite, si cela est possible, pour demander à
Lucain la solution de deux ou trois difficultés que pose le récit d'Euryba-
tès, des difficultés de texte que le dernier éditeur 2 n'a pas cru susceptibles
de recevoir une solution, enfin pour mieux comprendre la pensée des
deux poètes.

1
V., par exemple, E. de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine,
Paris, 1936, chap. XIII et XIV. R. J. Tarrant, Seneca, Agamemnon, Cambridge,
1945, commentaire aux vers 460 à 578. Pour Lucain, Pharsale, V, 540 à 677.
J R. J. Tarrant, op. cil.
114 ROME, LA LITI'ÉRATURE ET L'HISTOIRE

En dépit de toutes les différences imposées par celle des situations,


les deux descriptions se ressemblent beaucoup. Ce sont deux tempêtes qui
se déchaînent pendant la nuit et leurs phases successives sont présentées
de la même manière. Le récit commence avec les signes avant-coureurs,
qui se produisent au coucher du soleil. Dans la Pharsale, ces signes sont
décrits par le jeune homme, patron de la barque, auquel s'est adressé
César; ils ne sont pas intégrés dans le récit, et sont beaucoup plus détail•
lés et précis que ceux que mentionne Sénèque. Celui-ci souligne seule-
ment que le soleil, au couchant, est en partie voilé par un nuage qui
assombrit l'éclat du disque 3. Lucain, lui, développe l'idée: le nuage se
forme au centre du soleil et celui-ci, divisé en deux, éclaire d'un côté le
Nord, de l'autre le Sud•, tandis que le milieu de l'astre ne donne qu'une
lumière atténuée, sans vigueur (infirma lumine).
Peu à peu, les signes d'orage deviennent plus nombreux. Chez Séné·
que, c'est d'abord un calme total; les voiles pendent, abandonnées par le
vent; puis on entend un grondement sourd (murmur graue) lourd de
menaces. Il vient des collines (sans doute celles des îles que longe la flot·
te, pendant cette traversée des Cyclades); sur une longue distance, les
rivages et les rochers le répercutent (tractuque longo litus ac petrae
gemunt) 5 • Ici encore, Lucain va se montrer plus précis et plus détaillé que
Sénèque: le vent n'a pas encore atteint la mer; pour le moment, il agite
seulement les bois, et la mer se met à battre violemment le rivage 6 • Ces
indications sont données par le patron de la barque, avant le départ. Les
signes deviennent plus nets et pressants lorsque commence le récit du
voyage: à cet instant se produisent d'étranges phénomènes; les vents agi·
tent déjà les régions les plus hautes du ciel. Ils ne sont pas encore sensi-
bles sur la mer, mais déjà, comme dans le récit d'Eurybatès, la mer «dé-
roule, menaçante, sur une longue distance, maints rouleaux», tandis que
la surface se hérisse dans la nuit 7 • Les deux textes présentent la même
notation: le gonflement de la mer précède le déchaînement des vents'.

3
Agam., 462-464 : exigua nubes sordido crescens globo / nitidum cadentis inqui-
nat Phoebi iubar; I suspecta uarius occidens fecit freta.
• Phars., V, 541-543: nam sol non rutilas dedwcit in aequora nubes / concordes-
que tulit radios; Notum altera Phoebi / altera pars Borean diducta luce uocabat.
5 Agam., 468.

• Phars., V, 551: sed mihi nec motus nemorum nec litoris ictus/ nec placet ...
7
Ibid., V, 564-567: Niger inficit horror / terga maris, longo per multa uolumina
tractu I aestuat unda minax flatusque incerta futuri / turbida testantur aequora uen-
tos.
• Agam., 469 : agi tata uentis unda uenturis tumet.
LUCAIN ET SÉNÈQUE 115

Les vents sont pourtant présents. Ils ébranlent la voûte céleste, et les
astres éprouvent leur violence. Lucain le dit expressément; sous leur
pression, les astres qui glissent dans la haute atmosphère tombent en tra-
çant dans le ciel des sillons en tout sens; et même les étoiles solidement
fixées aux alentours du pôle sont ébranlées 9 • Ces précisions de Lucain
nous semblent développer et commenter un vers de Sénèque que la tradi-
tion a quelque peu tourmenté et que les éditeurs modernes se plaisent à
corriger. L'Etruscus écrit en effet: Vndique incumbunt simul / rapiuntque
pelagus infimum euerso polo 1°, tandis que la tradition A écrit: .. .rapiunt-
que pelagus infimo euersum solo. Les éditeurs marquent une préférence
pour ce texte de A ou quelque correction qui en dérive. Mais il nous sem-
ble que le développement de Lucain dont, jusqu'ici, les phases ont suivi
celles de la tempête telle que la conte Eurybatès, permet de comprendre
le texte de E et nous invite à le conserver. Lorsque les vents, d'abord
déchaînés dand le ciel, s'abattent sur la mer", située, naturellement, très
en-dessous (infimum), ils le font après avoir bouleversé les régions du
pôle céleste. Nous traduirions donc: «Les vents, de toute part, s'abattent,
prennent possession de la mer, en-bas, après avoir bouleversé le pôle». Il
ne saurait être question, à ce moment du récit, de vagues si profondes
qu'elles mettent à nu le fond de la mer. Ce souvenir virgilien se trouve
bien chez Lucain 12 , mais à un stade ultérieur de la tempête. Sénèque n'y a
pas recouru. Il s'est contenté de dire que l'Auster Libyen a déplacé les
sables des Syrtes, ce qui est tout autre chose 13• Nous ne retiendrons pas la
leçon de A, qui, une fois de plus, a introduit une «correction» intempesti-
ve.
Cependant, la nuit, sur la mer, est devenue totale, avant même que
les vents ne s'abattent: «à ce moment, brusquement, la lune se cache, les
étoiles disparaissent» 14 • Chez Sénèque comme chez Lucain, l'obscurité est
évoquée à deux reprises: une première fois avant le déchaînement des
vents, une seconde au plus fort de la tempête 15• Dans le récit d'Eurybatès,

• Phars., V, 561-563: ad quorum motus norl solum lapsa per altum I aera disper-
sas traxere cadentia sulcos sidera / sed summis etiam quae fixa tenentur as/ra I polis
sunt uisa quati.
10
Agam., 474.
11
Sur les vents qui tombent du ciel, v. Sénèque, Qu. Nat., V, 12.
12 V, 604: el abstrusas penitus uada fecit arenas.

"Agam., 480: Libycusque harenas Auster ac Syrtes agit.


14
Agam., 470: cum subito Luna conditur, stellae latent. Le cadunt de A est peu
défendable. V. Tarrant, op. cit.
"Pharsale, V, 564: Niger inficit ho"or supra, n. 7); puis au v. 627: Non caeli
nox illa fuit ... Sénèque, Agam., 472: nec una nox est, et v. 491 et suiv.
116 ROME, LA Ll'lïÉRATURE ET L'HISTOIRE

la première allusion à l'obscurité qui tombe est suivie d'un vers dont la
place en cet endroit a semblé peu vraisemblable: «i,t astra pontus tollitur,
caelum perit> 16 , et il est, certes, très vrai que le sens donné habituellement
à ce vers ne permet pas de· le conserver à sa place traditionnelle, si l'on
comprend que «la mer s'élève jusqu'aux astres et le ciel disparaît>. Tout
est intelligible si l'on traduit: «la mer s'élève (= semble s'élever) jus-
qu'aux astres, le ciel disparaît>. La transposition récemment proposée 17,
qui place ce vers entre le vers 489 et le vers 490 est très séduisante, mais
il est difficile de penser que la mer s'élève réellement jusqu'aux astres et
que le ciel est effectivement détruit, ou que Sénèque feigne qu'il en soit
ainsi. Il dit seulement (aux vers 485 et suiv.) que l'on pourrait croire (cre-
deres) que le monde est retourné au chaos, que les éléments sont mêlés, la
terre à la mer, les eaux de celle-ci à celles du ciel 11 • La «rupture> du ciel
a été mentionnée aux vers 486 et 487. Le vers 471, à cette nouvelle place,
introduirait une répétition inutile, et une véritable contradiction, puisque
la rupture en question se produit indépendamment d'une action possible
des eaux de la mer.
La nuit est donc tombée, confondant la mer et le ciel. Dans le récit de
Sénèque, l'obscurité est rendue encore plus épaisse par un brouillard.
Lucain ne fait pas intervenir le brouillard, peut-être parce qu'il se réserve
de revenir (avec Sénèque lui-même), un peu plus tard, sur l'épaisseur «in-
fernale> de la nuit19 • Mais voici que les vents s'abattent enfin sur la mer.
Pour décrire leurs combats, les deux poètes recourent à la même fiction:
chacun des vents défend son propre territoire20. Dans le récit de Sénèque,
les armes dont ils se servent sont indiquées : l' Aquilon utilise la neige,
l'Auster Libyen le sable des Syrtes; puis, faute sans doute d'imaginer des
armes pour le vent d'Est et le vent d'ouest (l'Eurus et le Corus, qui s'op-
pose à lui), il se contente de caractériser les pays d'où ils soufflent.
Lucain ne dit rien des armes, et décrit cette bataille comme un affronte-

16
Agam., 471 (Tarrant, op. cit., suivant Zwierlein).
17
Tarrant, ibid.
11
Agam., 485-490 : mundum reuelli sedibus totum suis / ipsosque rupto crederes
caelo deos I decidere et atrum rebus induci chaos : / uento resistit aestus et uentus
retro I aestum reuoluit : non capit sese mare / undasque miscent imber et fluctus
suas.
19
Pharsale, V, 627-629: non caeli no%illa fuit: latet obsitus aer / infernae pallo-
re domus nimbisque grauatus I deprimitur, fluctusque in nubibus accipit imbrem.
Agam., 493-494: premunt tenebrae lumina et dirae Stygis / inferna no%est.
20
Agam., 477-478: sua quisque mittit tela et infesti fretum / emoliuntur. Phars.,
V, 610-611 : cunctos solita de parte ruentis I def endisse suas uiolento turbine terras.
LUCAIN ET SÉNÉQUB 117

ment de forces entraînant les flots de la mer et les faisant se heurter.


Mais il se souvient très prècisément du texte de Sénèque. Sénèque avait
dit, pour introduire le Corus: «quid rabidus ora Corus Oceano exse-
rens? »21. Il écrit: «Primus ab Oceano caput exeris Atlanteo, / Core»22 • Et, à
ce moment, nous rencontrons, dans le texte de Sénèque, un vers qui a
défié la sagacité des éditeurs et dont le texte est très certainement cor-
rompu, le vers 481. Tous les manuscrits donnent: «nec manet in Austro fit
grauis nimbis Notus ». En quelque manière qu'on le prenne, il est impossi-
ble d'en tirer un sens quelconque sans faire grande violence à la gram-
maire ou à la vraisemblance. Mais nous pouvons peut-être demander à
Lucain le mot de l'énigme.
Parlant du Notus (dont il est question dans le vers de Sénèque), il dit :
«Non Euri cessasse minas, non imbribus atrum / Aeolii iacuisse Notum sub
carcere saJCiI crediderim » 23 : «je croirais volontiers que les menaces de
l'Eurus ne manquèrent pas et que le Notus, noir de pluies, ne resta pas
immobile sous la prison du rocher d'Êole».
La manière dont est présentée l'intervention du Notus ne laisse pas
d'être surprenante. «Non ... crediderim » exprime un sentiment personnel
du poète, où perce quelque ironie. Il semble suggérer que, dans une
pareille tempête, les vents ne peuvent manquer d'intervenir, sans que l'un
d'eux s'abstienne. C'est une évidence. Lucain paraît faire allusion à quel-
qu'un, qui aurait cru devoir assurer que le Notus n'était pas resté enfer-
mé dans la prison d'Êole. Comme si cela n'allait pas de soi!
Or, tout s'explique, si l'on accepte de lire, dans le texte de Sénèque,
dont nous avons vu que Lucain suit la démarche, étape par étape, au lieu
de l'incompréhensible « in Austro », au vers 481 : nec manet in antro, fit
grauis nimbis Notus («le Notus ne demeure pas dans l'antre, il se charge
de nuages»). Le vers de Sénèque, lui-même, s'explique par une allusion à
la description virgilienne de la tempête, au premier livre de l'Énéide, une
description qui est présente à son esprit, et dont il s'inspire, çà et là 2•.
Virgile, on le sait, évoque l'Eurus et le Notus, enfermés avec leurs frères
dans la grotte d'Êole 25 et se précipitant, ensemble, sur la mer, dès que la
porte leur est ouverte 26 • Nous retrouvons donc la série habituelle des allu-

21
V, 484.
22
Pharsale, V, 598-599.
" Pharsale, V, 609-610.
24
Par exemple au v. 474 (undique incumbunt simul . . .) : Ênéide, l 84 et suiv.:
incubuere mari ... Eurusque Notusque ruunt, etc.
"Énéide, I 52 : Hic uasto rex Aeolus antro . . .
26
lbid., 85: una Eurusque Notusque ruunt .. .
118 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sions, de poète en poète, la reprise d'un thème, conformément à l'esthéti-


que de ce temps. Reprise qui se double ici d'une ironie de Lucain à
l'égard de son oncle, comme s'il trouvait superflu que celui-ci ait jugé
nécessaire de préciser que le Notus n'était pas resté enfermé, seul, dans la
légendaire caverne.
La lecture Austro, pour antro, étant commune à tous les manuscrits
que nous possédons, devait déjà figurer dans leur archétype commun.
Elle s'explique par l'action de deux causes conjuguées, d'abord la ressem-
blance, particulièrement si le modèle était écrit en onciales, entre antro et
austro, ensuite par l'abondance, dans ces vers, des noms de vents et la
suggestion qui en résultait2 1 •
Le combat que se livrent les vents, tous déchaînés, semble menacer
l'ordre du monde. Les deux poètes s'accordent sur ce point, et leurs déve-
loppements sont, ici encore, parallèles. Celui de Sénèque est plus bref:
«on croirait que l'univers entier est arraché de ses bases, que les dieux
eux-mêmes, du ciel rompu, s'abattent, qu'un noir chaos est jeté sur les
choses; au vent fait obstacle le flot, et le vent contraint le flot à rouler en
arrière; la mer sort de ses limites, l'averse et le flot mêlent leurs ondeu 2•.
Lucain se livre à des considérations beaucoup plus complexes sur le
même thème. Il commence par constater que, finalement, l'élément ma-
rin (pelagus), dans son ensemble, demeure à sa place 29 grâce, précisé-
ment, à ce combat des vents dont les efforts s'annulent. Sans doute, conti-
nue-t-il, de petites étendues d'eau sont entraînées par eux (... parua pro-
cellis I aequora rapta ferunt) 30 • Mais des masses énormes d'eau, venues de
l'Océan, montent à l'assaut de la terre et font s'écrouler des montagnes 31 ,
et il s'agit bien alors d'une menace contre l'ordre du monde, comme au
temps légendaire du déluge, lorsque «Téthys refusa de souffrir aucun
rivage et n'eut d'autre limite que le ciebJ2. C'est bien ce bouleversement
de l'univers auquel faisait allusion Sénèque. Lucain, lui, constate que les
choses n'allèrent pas si loin et que, de même que les vents annulèrent
réciproquement leurs violences, l'eau du ciel oblige l'eau de la mer à
demeurer à sa place 33• Lucain fait la leçon à son oncle et, implicitemeQt,

27
Sur le subarchétype en onciales, v. Tarrant, op. cit., p. 57 et suiv.
21
Agam., 485 et suiv. (ci-dessus, n. 18).
29
Pharsale, V, 612: sic pelagus mansisse loco.
30
Ibid., 612-613.
31
Ibid., 615-620.
32
lbid., 623-624: cum litora Tethys / noluit ulla pati caelo contenta teneri.
33
Ibid., 625-626 : tune quoque tanta maris moles creuisset in astra / ni Superum
rector pressisset nubibus undas.
LUCAIN ET SÉNÈQUE 119

lui reproche d'avoir exagéré. De plus, son analyse, plus poussée, implique
que Sénèque ne s'est pas suffisamment préoccupé du mécanisme de la
tempête.
On peut se demander si cette controverse, esquissée par Lucain, ne se
réfère pas à un passage particulièrement remarquable des Questions
naturelles, l'évocation du déluge qui mettra fin à notre monde 34 • Sénèque
y affirme que l'équilibre des «éléments» est sans cesse menacé, que cet
équilibre, un jour, finira par se rompre, et que l'eau envahira toute chose.
Alors les mers se confondront et ce sera la fin des êtres vivants. Ce déluge
universel, c'est celui auquel Lucain faisait allusion; mais il le situe dans le
passé - il a marqué la fin du monde précédent, celui qui a péri avant que
ne renaisse le nôtre, pour un nouveau cycle. La tempête que doit affron-
ter César n'est que l'une de ces tentatives «ponctuelles», de ces assauts
dont parle Sénèque dans les Questions naturelles 35 • Elle ne met pas vrai-
ment en question l'ordre du monde. La fin de notre univers ne surviendra
qu'au moment où la terre elle-même se liquéfiera. Telle est la thèse des
Questions naturelles. Il apparaît donc que Lucain se montre plus exact,
plus «scientifique» que son oncle. S'agit-il simplement d'une évolution du
goût?
En fait, nous avons déjà cru discerner une critique, ou, au moins, une
taquinerie, de Lucain envers son oncle à propos du Notus. Ici, son déve-
loppement s'explique à la fois par référence au passage de !'Agamemnon
et à la doctrine exposée dans les Questions naturelles: ce qui revient à
corriger Sénèque par lui-même, à rectifier un premier état de sa pensée
grâce à la réflextion plus approfondie qu'il a lui-même poursuivie. Ce qui
n'est nullement désobligeant pour Sénèque, mais témoigne seulement du
soin apporté par Lucain à lire ses plus récents travaux. Et cela suggère
aussi que !'Agamemnon fut composé avant que Sénèque n'ait élaboré la
doctrine qu'il fait sienne dans les Questions naturelles. On pense à la
période de l'exil.
D'autres passages du même ouvrage expliquent et alimentent le déve-
loppement de Lucain. L'idée, par exemple, que les grandes vagues qui
engloutissent des montagnes (ou plutôt provoquent leur écroulement)
proviennent de !'Océan s'y trouve, presque dans les mêmes termes 36 , et

34
III, 30, 1 et suiv.
"Ibid., 5 : temptatur diuelliturque concordia.
36
Pharsale, V, 617 et suiv.: Non illo litore surgunl / tam ualidi fluet us alioque
ex orbe uoluti / a magno uenere mari, mundumque coercens / monstriferos agit
unda sinus. Quaest. Nat., III, 28, 3: deinde ubi litus bis terque prolatum est et pela-
120 ROMB, LA LI1TËRATURB BT L'HISTOIRB

cette notation entraîne aussitôt, l'évocation du déluge, dont elle n'est,


chez Sénèque, qu'une partie. De la même manière, Lucain assure que
l'équilibre entre la mer et le ciel est assuré par le poids des nuages qui
pèsent sur les eaux et les empêchent de s'élever 37 • Or, nous savons que,
pour Sénèque, les nuages sont de l'air condensé et qu'ils sont chargés de
particules séches qui les alourdissent 38 • Ils peuvent donc servir à freiner
un mouvement ascendant de la mer.
Aussitôt après ces réflexions sur l'ordre du monde, Sénèque et Lu-
cain rappellent, une seconde fois, que l'obscurité est totale: «même cet
ultime soulagement n'est pas donné à ces souffrances, de voir au moins et
de savoir de quel mal ils périssent; les ténèbres pèsent sur les yeux et
c'est la nuit infernale de l'épouvantable Styx» 39 • À quoi Lucain fait écho:
«cette nuit ne fut pas celle du ciel; l'air se cache, envahi par la pâleur de
la demeure infernale et, alourdi par les nuages, est êcrasé» 40 • Les deux
poètes expliquent ce redoublement des ténèbres de la même manière :
«l'averse et le flot mêlent leurs ondes>, dit Sênèque 41 ; et Lucain: cet le
flot reçoit l'averse parmi les nuages» 42 • Les deux récits se trouvent ici, on
le voit, exactement parallèles. Mais, bientôt, apparaît un point de diver-
gence, à propos de la même circonstance.
Dans cette nuit «infernale», continue Sénèque, voici que des éclairs
apparaissent: «excidunt ignes tamen I et nube dirum fulmen elisa micat, I
miserisque lucis tanta dulcedo est mala; hoc lumen optant>•l («des feux,
cependant, s'échappent et de la nuée éclatée une foudre sinistre jaillit, et
à ces malheureux cette lumière mauvaise est si douce qu'ils souhaitent sa
lueur»). Notons au passage que, ici encore, le développement de Lucain
permet peut-être d'interpréter un mot difficile de Sênèque 44 • La lux ...

gus in alieno consistit, uelut amoto malo, comminus procurrit aestus ex imo recessu
maris ... Haec fatis mota, non aestu ... attollit uasto sinu fretum agitque ante se.
37
Pharsale, V, 626 (supra, n. 33).
31
On sait que le début du livre IV (De nubibus) des Quaest. Nat. est perdu, mais
on peut connaître la théorie de Sénèque sur leur nature par Quaest. Nat., II, 22; 26,
1, etc. (De fulminibus).
39
Agam., 491-494: nec hoc tamen leuamen denique aerumnis datur / uidere sal-
tem et nosse quo pereant malo: I premunt tenebrae lumina et dirae Stygis inferna
nox est.
40
Pharsale, V, 627-629 (supra, n. 19).
"Agam., 490 (supra, n. 18).
42
Pharsale, V, 629 (supra, n. 19).
0
Agam., 494-497.
44
Pharsale, V, 630-631: lux etiam metuenda perit, nec fulgura currunt / clara,
sed obscurum nimbosus dissilit aer.
LUCAIN BT SËNÊQUB 121

mala, chez celui-ci, a pour correspondant chez Lucain l'expression:


lux ... metuenda; et nous proposons de comprendre que, pour les compa•
gnons d'Eurybatès, si la lumière est «mauvaise>, c'est parce qu'elle leur
découvre à la fois les dangers qu'ils courent, leur triste situation et l'éten-
due de la catastrophe. Mais on peut se demander pourquoi Lucain a refu-
sé cette «triste lumière» des éclairs. C'est peut-être, pensera-t-on d'abord,
parce que, chez Sénèque, ce sont les soldats achéens dont la vie est en jeu,
qui connaissent la peur, et admettent en eux des faiblesses humaines; tan-
dis que le héros de Lucain est César et que le moment n'est pas encore
venu de le faire intervenir, de montrer ses réactions. Mais il y a peut-être
une autre raison. Scientifiquement (aux yeux de Sénèque), le tonnerre
peut se faire entendre sans qu'un éclair jaillisse 4 5, et cela, semble+il dire,
se produit lorsque la masse des nuages que devrait traverser le courant
d'air constituant la foudre est si épaisse qu'elle l'étouffe 46 • Lucain, ici
encore, se conforme à la doctrine exposée par son oncle dans les Ques-
tions naturelles. Peut-être parce que son dessein poétique s'en accommo-
dait mieux, peut-être, aussi, comme un peu plus haut dans sa description,
pour «rectifier> une «erreur> commise par l'auteur de l'Agamemnon, qui
aurait encore insuffisamment réfléchi, lorsqu'il composa cette tragédie,
au mécanisme d'une tempête comme celle qui est décrite par Eurybatès.
Lucain tire les conséquences du phénomène tel qu'il le conçoit: l'ex•
traordinaire condensation de l'air qui a lieu à l'intérieur de ces masses
nuageuses entassées depuis la mer jusqu'aux régions supérieures de l'at•
mosphère provoque l'ébranlement de la «machine> céleste. La voûte exté-
rieure du ciel, où séjournent les dieux d'En-Ha~t (sur le «toit> du monde),
est violemment secouée. Nous avons vu, au début de l'orage, que les
vents, là-haut, inquiétaient les étoiles; maintenant c'est la charpente
même du ciel qui «travaille» et souffre:
Tune Superum conuexa tremunt, atque arduus axis
intonuit motaque poli compage laborat 41 •
Rien de tel dans le récit d'Eurybatès, ce qui ne saurait nous étonner
puisque, dans l'Agamemnon, Sénèque ne s'est pas soucié d'étudier le
mécanisme de la tempête avec une exactitude comparable. Il s'était
contenté de dire, assez vaguement (nous l'avons vu), que le déchaînement

45
Ouest. Nat., II, 20, 2.
Id. : quis autem non et hoc concedet aliquando ignem quoque irrumpere posse
46

nubes et non exilire si plurium aceruo nubium, cum paucas perscidisseJ, oppressus
est?
47
Pharsale, V, 632-633.
122 ROME,LA LITit!RATURBET L'HISTOIRE

des vents ébranlait tout l'univers. Il avait, pour cela, employé des expres-
sions dont Lucain va maintenant se souvenir. Cet ébranlement de la char-
pente du monde est tel, dit-il, que «la nature craignit le chaos; il semble
que les éléments aient rompu l'accord qui retarde (la fin du monde) et
que revient la nuit qui doit mêler les mânes aux dieux> 41 • On reconnaît les
vers de !'Agamemnon que nous avons cités 49 : con croirait que l'univers
entier est arraché de ses bases, que les dieux, du ciel rompu, s'abattent,
qu'un noir chaos est jeté sur les choses ... > Ici, comme là, même évoca-
tion du chaos, qui est la nuit originelle (atrum chaos, dans la tragédie; no.x
dans l'épopée), même rupture du séjour des dieux (rupto caelo, chez Sénè-
que, Superum conue.uz, chez Lucain).
Puis les deux descriptions divergent, comme l'impose la différence
des situations. Les rapprochements deviennent moins évidents: d'un côté,
nous avons une flotte entière, de l'autre, un homme seul sur une barque.
Chez Lucain, l'issue est heureuse, la barque est portée par la vague jus•
qu'au rivage; chez Sénèque, les navires se heurtent, s'entrechoquent, puis
la mort d' Ajax est isolée, décrite en détail, comme sur une miniature,
enfin c'est la trahison du «naufrageur> Nauplius, qui achève l'œuvre des
éléments. Par exemple, celui-ci: «nil ratio et usus audet: ars cessit ma-
lis >50 devient, chez Lucain : «artis opem uicere metus, nescitque magister I
quam frangat, cui cedat aquae:. 51 ; mais ce thème est assez général, et on le
trouve déjà chez Ovide52 , d'où il peut être passé directement chez Lucain.
De même, la «dixième vague:. 53, le terme de decimus fluctus étant, sem-
ble+il, une expression familière de la langue des marins 54 •
On ne saurait douter que Lucain n'ait eu le récit d'Eurybatès présent
à l'esprit tandis qu'il composait cet épisode de la Pharsale. On sait que les
poètes aimaient, en faisant allusion à une œuvre antérieure, rendre hom·
mage à celle-ci55. Il y a, chez Lucain, une véritable «retractatio> de la tem·
péte décrite par Sénèque, dont il suit exactement les différents moments
et dont il imite les hyperboles. La comparaison nous apprend non seule-

•• Ibid., 634-636 : extimuit natura chaos; rupisse uidentur / concordes elementa


moras, rursusque redire I nox manes mixtura deis.
49
Supra, n. 18.
50 Agam., 507.
51
Pharsale, V, 645-646.
52
Tarrant, op. cit., p. 272 .
51
• Aga~., 502 : fluctus hanc duimus tegit; Lucain, Pharsale, V, 672; haec fatum
duimus, dictu mirabile, fluctus / ... leuat.
54
Paul-Fest., 71 (M).
55
A. Thil!, Alter ab illo, Paris, 1979, p. 5 et suiv.
LUCAIN BT StiNtiQUB 123

ment ce que Lucain lisait dans le texte de son oncle (et le bénéfice en est
appréciable pour nous, après tant d'intermédiaires dans la tradition),
mais comment il le lisait : une lecture critique, rectifiant, à la lumière des
«plus récents travaux> (selon l'expression des philologues modernes), ce
que l'esquisse tragique avait d'inexact, de spontané, de trop «littéraire>.
Constatation peut-être inattendue, qui nous présente un Lucain plus sou-
cieux d'exactitude que de rhétorique, et lecteur plus consciencieux que
l'on aurait pu le penser des livres de Sénèque. Le témoignage ainsi appor-
té sur le milieu littéraire de la cour vers 62 après J.-C. et les années sui-
vantes nous semble mériter l'attention.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE
EST-IL IRONIQUE?

Les commentateurs se posent traditionnellement, à propos du début


de la Pharsale, plusieurs problèmes devenus classiques. De l'un de ceux-ci,
l'authenticité et l'origine des sept premiers vers du poème, nous ne nous
occuperons pas ici1. Mais ce problème lui-même n'est qu'un cas particu-
lier de celui que soulève, de façon générale, l'ensemble du prologue,
amputé ou non de son début. Nul ne se serait jamais avisé de douter de
l'authenticité des sept premiers vers si l'on n'avait éprouvé le besoin de
justifier ou d'expliquer la présence, en tête de l'épopée, d'un éloge de
Néron. Le témoignage de la Vie de Vacca est formel: les trois premiers
livres de la Pharsale ont bien été publiés avant la brouille survenue entre
le prince et le poète, mais la rédaction des autres livres et aussi leur
publication sont postérieures à la disgrâce de Lucain. Comment, dans ces
conditions, comprendre que la Pharsale débute, aujourd'hui encore, par
une page de flatterie à l'adresse du tyran qui, non content d'imposer
silence à celui qui avait été son ami, finit par le contraindre à mourir? Il
Y a là une sorte de scandale dont se sont émus les premiers commenta-
teurs et qu'ils ont cherché à expliquer. De très bonne heure, l'on s'est
demandé si Lucain, en écrivant ce prologue, n'avait pas glissé le sarcasme
sous l'éloge, si l'excès même de la flatterie ne dissimulait pas une ironie
féroce. Ainsi, les éditeurs posthumes auraient volontairement conservé
cette page ambiguê, qu'il serait naïf de prendre au pied de la lettre.
Les philologues modernes ont repris cette interprétation. Dans un

1
Rappelons seulement quelques études, celles de C. F. Weber, De duplici Phar-
saliae Lucani exordio, Marbourg, 1860; V. Ussani, in Riv. di Filol., 1903, p. 463-469.
L. Herrmann, Le prologue de la Pharsale, Latomus, VI (1947), p. 91 et suiv.; M.-
A. Levi, li prologo della Pharsalia, Riv. di Filot. Class., N. S. XXVII (1949), p. 71-78.
L'authenticité de ces sept vers demeure extrêmement probable et l'autorité de la
tradition qui en fait honneur à Sénèque à peu près nulle.
126 ROME, LA Lm2RATURE ET L'HISTOIRE

mémoire qu'elle consacrait, en 1945, à la «signification de la Pharsale»2,


M- B. M. Marti suggérait que «l'excès même de l'extravagant éloge de
Néron, dans l'exorde, peut indiquer qu'il s'agit d'une satire de l'empereur,
déguisée, mais claire pour les initiés>. Dix ans plus tard, Emmanuel Gri-
set avançait, indépendamment, la même idée et consacrait un article à
l'éloge de Néron pour soutenir que Lucain avait, en réalité, voulu se
moquer du tyran 3, et que cette page était peut-être la raison profonde de
la disgrâce qui avait frappé le poète.
Cette interpétation, disions-nous, n'est pas nouvelle, et ni M- Marti
ni E. Griset ne l'ont ignoré; elle est déjà présentée par certaines des sco-
lies de Berne; elle est reprise explicitement dans les Gloses d'Arnulf d'Or·
léans4. qui expliquait Lucain à ses étudiants vers la fin du XII• siècle. Le
scoliaste de Berne, lorsqu'il commente le passage relatif à l'apothéose
astrale promise par Lucain à Néron, cherche à montrer que chaque détail
constitue une allusion maligne à des ridicules physiques de l'Empereur.
Si Lucain prie le poète de ne pas choisir, dans le ciel, une place voisine de
la Grande Ourse, c'est, nous dit-il, «parce que Néron avait un pied plus
grand que l'autre, ou parce qu'il était obèse» 5 - ce qui expliquerait les
mots de Lucain, «aetheris immensi partem si presseris unam, / sentiet axis
onus». Si, de même, Lucain demande à Néron de ne pas jeter, après son
apothéose, un «regard oblique sur Rome> (v. 54), ce serait parce que
Néron louchait. Au vers 58, le scoliaste croit discerner une allusion «à la
hernie> de Néron ou encore à sa calvitie. Arnulf va plus loin encore; pour
lui, pas un mot de cet éloge qui ne soit à double sens. Si Lucain parle de
l'apothéose de Néron, c'est qu'il la souhaite; il a peur qu'elle ne vienne
trop tard. Que Néron meure au plus vite et aille se pavaner, grotesque-
ment, dans l'Empyrée !
Que penser d'une pareille interprétation, que penser de cette thèse
d'un Lucain follement satirique, au point d'insulter aussi grossièrement
l'empereur, sous couleur de lui prodiguer des éloges? Une première
objection ne peut manquer de venir à l'esprit: si l'ironie est aussi éviden-
te, comment Néron ne l'aurait-il pas sentie lui-même? C'est se faire de
son esprit une idée singulière. Nous savons que Néron ne fut, à aucun
degré, un sot. E. Griset, qui a bien vu la difficulté, en tire argument pour

2
The meaning of the Pharsalia, Am. Journ. of Philol., LXVI (1945), p. 352-376;
p. 375.
3
Lucanea IV. L'Elogio Neroniano, Riv. di Studi Class., III (1955), p. 134-138.
• Arnulfi Aurelianensis glosule super Lucanum, éd. B. M. Marti, American Aca-
demy in Rome, 1958, par exemple, p. 15.
5
H. Usener, M. Annaei Lucani Commenta Bernensia, Leipzig, 1869, au vers 53.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 127

soutenir que cet éloge insultant fut la cause principale de la haine que
Néron aurait fini par porter à Lucain. De plus, s'il est vrai que les pre-
miers livres de la Pharsale furent composés avant la brouille, devons-nous
penser que, dès ce temps-là, Lucain ait nourri des sentiments hostiles à
Néron? Cela n'est nullement impossible en soi, puisque Sénèque, on le
sait, vécut dans une demi-disgrâce longtemps avant la conjuration de
Pison, et Lucain peut avoir partagé l'opinion de son oncle, quitte à dissi-
muler sa pensée véritable. Hypothèse romanesque, qui n'est sans doute
pas nécessaire, si l'on parvient à montrer que les prétendus sarcasmes du
poète sont en réalité imaginaires et que les termes de l'éloge qui sert de
prologue à la Pharsale s'expliquent d'une façon très différente.
Remarquons d'abord que les scolies de Berne, recueil où sont mêlées
des notes d'origines fort diverses et d'époques très différentes, tracent de
Néron un portrait physique qui est presque entièrement fantaisiste. Lu-
cain, nous disent-elles, tourne en dérision la calvitie de Néron? Mais
Néron n'était pas chauve: Suétone nous parle de ses cheveux blonds,
assez abondants pour qu'il pût les laisser flotter sur son cou et en former
plusieurs vagues 6 • Lucain ferait allusion à son strabisme? Mais Néron, au
dire de Suétone, ne louchait pas; il avait seulement la vue faible. Rien
n'est dit non plus d'une hernie dont il aurait souffert ou d'une dissymé-
trie de ses pieds. Les portraits de Néron que nous avons conservés sont
trop incertains pour que nous puissions leur demander un témoignage; si
les bustes que l'on considère parfois comme donnant son image montrent
un visage légèrement empâté, cela ne signifie nullement que ce jeune
prince fût «obèse». Il semble bien que tous les traits rassemblés par les
scolies de Berne appartiennent à la figure légendaire du Néron mons-
trueux, persécuteur des premiers chrétiens, et qui ne pouvait manquer de
porter sur sa personne les stigmates de ses vices. Il paraît donc bien diffi.
cile d'admettre que Lucain ait voulu tourner en ridicule des traits physi-
ques qui ne répondent en aucune façon à la réalité. Tacite ne nous dit-il
pas que les contemporains de Néron, après sa mort, comparaient à la
vieillesse et à la laideur de Galba la jeunesse et la beauté de son prédéces•
seur 7 ?
Le problème posé par l'éloge de Néron demeure donc entier. S'il
n'est pas ironique - et les seuls indices de cette ironie se révèlent, à l'ana•

• Suét., Nero, 51 : Circa cultum habitumque adeo pudendus ut comam semper in


gradus formatam peregrinatione Achaica etiam pone uerticem summiserit.
7
Tac., Hist., 1, 7, 3: /psa aetas Galbae irrisui ac fastidio erat adsuetis iuuentutae
Neronis et imperatoris forma ac decore corporis, ut est mos uulgi, comparantibus.
128 ROME, LA LIIT8RATURB BT L'HISTOIRE

lyse, décevants - il doit être interprété dans sa lettre même, et c'est seule-
ment lorsque nous en aurons pesé et compris tous les termes que nous
pourrons songer à nous demander pourquoi Lucain l'a mis en tête de son
poème et pourquoi les éditeurs de l'œuvre n'ont pas voulu - ou pu - le
supprimer.

*
* *

Le premier point à examiner est la date de cet éloge. Lucain, déplo-


rant le gaspillage des forces que fut la guerre civile, écrit :
heu, quantum te"ae potuit pelagique parari
hoc quem ciuiles hauserunt sanguine dutrae,
unde uenit Titan et nox ubi sidera candit,
quaque dies medius flagrantibus aestuat horis
et qua bruma rigens ac nescia uere remitti
adstringit Scythico glacialem frigore pontum !
Sub iuga iam Seres, iam barbarus isset Araxes,
et gens si qua iacet nascenti conscia Nilo•.
On a déjà remarqué, à plusieurs reprises, que ce tableau des conquê-
tes encore possibles pour Rome mentionne expressément les trois buts
que se proposait la politique orientale de Néron 9 • Et il est bien certain
qu'après les généralisations fort vagues des vers 13 à 18, qui peuvent s'ap-
pliquer aux ambitions traditionnelles de Rome en direction de la Breta•
gne et de la Germanie, Lucain devient tout à coup plus précis : le sang
romain, mieux employé, aurait pu annexer à l'Empire le pays des Sères,
la région qu'arrose l'Araxe et celle qui borde le cours supérieur du Nil.
Cette triple précision s'explique si l'on songe que Néron, au cours de son
règne, organisa ou prépara effectivement des expéditions dans ces trois
directions, l'une contre l'Arménie (le pays de l'Araxe) l'autre vers l'Éthio-
pie, la troisième vers les portes Caspiennes qui donnaient accès, croyait-
on, au pays des Sères. Et ce que nous savons des réalisations et des inten-
tions de l'empereur permet, croyons-nous, de préciser le moment où
Lucain écrivit ces vers.

1 Pharsale, l, 13-20.
9En dernier lieu, A. D. Nock, The proem of Lucan, Class. Rev., 1926, p. 17-18,
qui cite la bibliographie antérieure. E. M. Sanford, The Eastern question in Lucan's
.rBellum ciuile», Studies ... in honor of E. K. Rand, New-York, s. d. (1938), p. 259,
cite l'article de A. D. Nock, mais ne se prononce pas sur cette thèse. Voir aussi
E. M. Sanford, Nero and the East, Harv. Stud. in class. Philo/., XLVIII (1947), p. 75
et suiv.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 129

Si, comme il le dit, !'Araxe n'est pas encore «soumis au joug», c'est
que les armées romaines n'ont pas encore procédé à la pacification de
l'Arménie. Après les premiers succès de Corbulon, en 59, on sait que tout
avait été compromis par la capitulation de Paetus à Rhandéia, en 62.
L'Arménie semblait perdue. Et c'est à ce moment que Lucain, mélancoli-
quement, regrette que toutes les forces romaines n'aient pu, dans le pas-
sé, contraindre l'adversaire parthe à céder la place. L'année suivante,
après la nouvelle compagne de Corbulon, ces regrets n'auraient plus été
de mise, puisque, la situation redressée, le nom romain était de nouveau
respecté en Arménie.
La même conclusion résulte, avec moins de netteté toutefois, des
deux autres allusions. Les projets d'expédition vers l'Êthiopie nous sont
connus par des textes de Pline 10 et aussi un passage des Questions naturel-
les de Sénèque 11• Celui-ci, dans le livre VI (qui fut publié, sans doute, en
62 ou, au plus tard, en 63) 12, mentionne la mission d'exploration dont
furent chargés deux centurions. Ostensiblement, ces deux personnages
devaient se procurer des renseignements sur les sources du Nil, mais ils
avaient aussi pour tâche de procéder à une reconnaissance préliminaire
en vue d'une expédition future 13 • Ils étaient déjà de retour en 62, puisque
Sénèque peut faire état de leur rapport, cette année-là ou l'année suivan-
te. Et, dans l'entourage du prince, les intentions lointaines de celui-ci
n'étaient certainement un mystère pour personne.
Quant à l'expédition vers les portes Caspiennes, on sait que Néron la
préparait activement en 68, puisqu'il avait déjà commencé à concentrer
ses troupes dans plusieurs bases 14 • Nous savons, d'autre part, grâce à Pli-
ne, que Corbulon avait été chargé de reconnaissances géographiques dans
la région des portes Caspiennes 15 • Nous ignorons, il est vrai, à quel
moment se situent ces reconnaissances, mais l'on peut admettre qu'elles
rentrèrent dans la politique poursuivie par Néron pour assurer aux armes
romaines la possession totale des pays riverains du Pont-Euxin. Or, il est
significatif que le monnayage de Cotys I", roi des « Bosphorani », s'inter-
rompe en 63, année où, sur les rives sud de la mer Noire, Palémon II, roi

10
N. H., XII, 19; cf. VI, 181-184.
11
VI, 8, 3.
12 Cf. A. Oltramare, édit. des Quaest. Nat., Paris, 1928, I, p. VII.
"Dio Cass., LXIII, 8, 1. Pline, N. H., VI, 181. Cf. E. M. Sanford, Nero and the
East, /oc. cit., p. 89 et suiv.
"Tac., Hist., I, 31, 70. Suet., Nero, 19.
15
Pline, N. H., VI, 40.
130 ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE

du Pont, devait abandonner son royaume aux Romains 16• Corbulon dut
profiter de la soumission de Tiridate pour organiser, à partir d'un pays
pacifié, les reconnaissances que l'on attendait de lui. Tous ces indices sont
donc parfaitement convergents: c'est vers 62 ou, au plus tard, au début
de 63 que Lucain écrivit le prologue de la Pharsale. A cette époque l' Ar-
ménie n'est pas encore soumise, mais déjà l'on agite autour de Néron des
projets plus grandioses, la conquête de l'extrême Sud, une pénétration
profonde vers l'Orient et le pays des Sères 17• Et, de ces projets, Lucain se
fait l'écho fidèle.
Les conclusions auxquelles nous ont conduit les analyses qui précè-
dent n'ont rien de paradoxal. Elles s'accordent parfaitement avec le
témoignage de Vacca, qui nous apprend que les trois premiers livres
furent publiés « tels que nous les possédons>. Et les termes du biographe
impliquent que cette publication eut lieu après les Neronia de 60, et peu
de temps avant le commencement de la conjuration de Pison 11• L'année
62 apparaît donc comme la plus probable, et cette convergence n'est assu-
rément pas accidentelle. Il en résulte aussi que la Vie de Vacca, ainsi véri-
fiée sur ce point particulier, se révèle un témoignage particulièrement
précieux, dont l'autorité ne saurait être discutée qu'avec prudence 19•

*
* *

La date à laquelle a été composé le prologue nous oblige à considérer


que Lucain est sincère. Il parle en «ami» de l'empereur, en confident.
Nous sommes donc autorisés à supposer que les termes dont il use, loin

1
•Cf.'Henderson, The Life and Principale of Nero, Londres, 1903, p. 226.
17
Lorsque Lucain écrit le prologye, Corbulon n'a sans doute pas encore procé-
dé à la reconnaissance projetée, car, pour le poète, les portes Caspiennes sont enco-
re considérées comme la route du pays des Sères, conformément à la tradition
remontant à Alexandre. Après le rapport de Corbulon, les portes Caspiennes furent
identifiées avec le col de Dariel, au nord de Tiflis (cf. E. M. Sanford, Nero and the
East, p. 54 et suiv.). Plus tard, au livre VIII, v. 222-223, Lucain partage l'erreur de
Corbulon et parle des Caspia Claustra à propos des Alains.
11
Vita Vaccae, 13: Inter amicos enim Caesaris cum conspicuus fieret profectus
in poetica, frequenter off endebantur, quippe et certamine pentaeterico acto in Pom-
pei theatro laudibus recitatis in Neronem fuerat coronatus et ex tempore Orphea
scriptum in experimentum aduersum complures ediderat poetas et tres libros quales
uidemus. Pharsale, éd. Bourgery, I, p. XXIV.
19
Un dernier terminus ante quem pour la composition du prologue est la fer-
meture du Janus, qui eut lieu probablement en 64. Or, il ressort du v. 62 du prolo-
gue que le temple n'est pas encore fermè.
L'aLOGB DB NlmON AU DaBUT DB LA PHARSALE 131

d'être ironiques, sont soigneusement pesés et reflètent des idées qu'il


savait en accord avec la pensée de Néron.
En fait, on a montré depuis longtemps que Lucain utilisait des thè-
mes familiers aux écrivains de ce temps : Néron, divinisé, deviendra, à
son choix, Jupiter ou Apollon 20• Lucain, ici, se borne à répéter ce
qu'avaient déjà suggéré ou dit explicitement Sénèque et Calpurnius Sicu-
lus21.Ce sont là motifs de propagande officielle qui n'ont rien de cho-
quant. Mais Lucain va plus loin et ajoute :
Sed neque in arctoo sedem tibi legeris orbe
nec polus auersi calidus qua uergitur austri,
unde tuam uideas obliquo sidere Romam.
Aetheris immensi partem si presseris unam,
sentiet a.,cisonus. Librati pondera caeli
orbe tene medio; pars aetheris il/a sereni
tota uacet, nullaeque obstent a Caesare nubes.
Tum genus humanum positis sibi consulat annis,
inque uicem gens omnis amet; pa,; missa per orbem
ferrea belligeri conpescat limina Iani".
Ce sont précisément ces vers qui ont incité les commentateurs à sup-
poser, contre tout bon sens, que Lucain s'ingéniait à insulter Néron.
M. Levi a tenté d'en donner une interprétation plus raisonnable. Il suppo-
se23que Lucain prend ce détour pour suggérer à l'empereur de ne pas
s'écarter «de la tradition romaine» et de ne pas «s'éloigner de cette posi-
tion de médiation entre les parties de l'univers que soutiettt Rome». Ce
qui serait une manière bien compliquée et lointaine d'exprimer une idée
simple - et, qui plus est, en contradiction avec le regret exprimé par
Lucain lui-même, un peu plus haut, que le sang romain n'ait pas permis
d'atteindre plus tôt les buts lointains de la politique néronienne en Orient.
Enfin, le souhait du poète s'applique au temps, qu'il veut lointain, où
l'empereur divinisé aura préféré le séjour céleste à la terre et où il conti-
nuera, de là-haut, à protéger son peuple. Pourquoi ne pas demander aux
livres des astrologues de nous aider à percer le mystère de ces paroles du
poète, puisque aussi bien il s'agit d'un passage astrologique et que les lec-
teurs de Lucain étaient familiarisés avec ces doctrines que nous avons, de
nos jours, un peu oubliées?

20
V. 47-48: seu sceptra tenere, / seu te flammigeros Phoebi conscendere currus.
21
Cf. M. A. Levi, /oc. cit.
:u l, V. 53-62.
23
Art. cit., p. 77.
132 ' ROMB, LA LITIÉllATURB BT L'HISTOIRE

La région du ciel destinée à accueillir l'âme de Néron après sa mort


n'est pas quelconque. Une tradition bien attestée, qui remonte aux «Py-
thagoriciens> et que défend Héraclide le Pontique, veut que ce «palais
céleste :t promis aux «héros> soit la Voie lactée 24 • Manilius, au livre 1er,
énumère les grands hommes qui ont trouvé là une éternité de gloire 25•
Telle est la «regia caeli> qui attend Néron lorsqu'il se décidera à regagner
la région éthérée. Mais la Voie lactée est formée d'une longue bande qui
se déroule transversalement dans le ciel, du nord au sud 26 • Sur ce long
ruban, où Néron fixera+il son séjour? Lucain l'invite à ne pas choisir la
région de l'ourse, qui domine la zone boréale, ni celle du sud, mais à
occuper le «milieu du ciel>. Or, un regard sur une carte du ciel ou, si l'on
préfère, une indication de Manilius montrent que la position ainsi définie
est parfaitement déterminée sur la voûte céleste; elle se situe à l'intersec•
tion de la Voie lactée et de l'écliptique 27 - région qui est occupée par le
signe des Gémeaux.
Et il n'est nullement indifférent que Néron choisisse d'installer sa
divinité au voisinage de ce signe. Manilius nous apprend, en effet, que les
Gémeaux sont soumis à l'influence de Phoebus 21 et qu'à leur tour ils ont
le pouvoir d'accorder les dons des Muses à ceux qu'ils protègent 29• De

24
F. Cumont, Symbolisme funéraire, p. 193, n. 1; P. Boyancé, Songe de Scipion,
Paris, 1936, p. 133 et suiv. Une objection se présente ici. Plus tard, au livre IX, v. 5·
9, Lucain situe le séjour des héros dans les régions sublunaires. N'y a·t•il pas
contradiction vers la thèse que nous soutenons ici? On se souviendra toutefois que,
au livre IX, Lucain se réfère à une conception stoïcienne. Dans le prologue, il
accepte une autre conception, celle de Manilius, qui paraît avoir été officiellement
admise pour l'apothéose astrale d'Auguste (cf. J. Bayet, L'immortalité astrale d'Au-
guste, Rev. des Ét. lat., 1939, p. 141-171). Son développement est probablement
commandé par celui de Virgile, dans le prologue des Géorgiques, qui correspond
aux conceptions < maniliennes >. La divergence réelle, entre le prologue et le livre
IX de la Pharsale s'explique par les intentions différentes de l'un et de l'autre pas·
sage: dans le premier, Lucain accepte une idéologie officielle, dans le second, il
parle en son nom propre.
25 I, 763-809.

26
I, 689 et suiv.
27
1, 700: et medium mundi gyrum Geminumque / per ima signa secans . ..
21 11, 440.
29
IV, 152-161: Mollius e Geminis studium est, et mitior aetas, / per uarios can-
tus modulataque uocibus ora I et graciles calamos et neruis insita uerba, / ingeni-
tumque sonum : labor est etiam uoluptas. / Arma procul lituosque uolunt tristemque
senectam : I otia et aeternam peragunt in morte iuuentam. / /nueniunt et in astra
uias nu'?"eri~ue ~odisque I consummant orbem, postquam ipsos sidera linquunt. I
Natura ingenw mrnor est perque omnia seruit. / ln toi fecundi Gemini commenta
feruntur. Cf. IV, 381.
L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE 133

leur domaine relèvent le chant, la poésie, la musique. Ils chassent loin


d'eux le bruit des armes, le son des trompettes. Ils éloignent la « triste
vieillesse» et passent dans la mort une jeunesse éternelle. Les protégés
des Gémeaux seront aussi des astronomes, et «la Nature sera moins
ample que leur génie». Nouvel Apollon, maitre des astres dont il dirigera
le cours, Néron divinisé, tel que le conçoit Lucain, est fort proche du Cos-
mocrator qui devait, peu d'années plus tard, couronner Tiridate et trôner
sous la coupole tournante de la Domus Aurea. Sur ce point encore, com-
me lorsqu'il fait allusion aux projets de conquête, Lucain se montre bien
informé des intentions du prince.
L'interpétation que nous proposons trouve une autre confirmation
dans une expression du texte lui-même: «pars aetheris illa sereni tota
uacet, nullaeque obstent a Caesare nubes», dit Lucain. Idée toute naturelle
si le point du ciel en question est le signe des Gémeaux, qui est la «maison
d'été» du Soleil. Néron, une fois divinisé, régnera sur un éternel prin-
temps, tel que l'apportent à la terre les jours clairs de mai et de juin. Son
action, dirigée sur Rome, vaudra à la ville cette paix miraculeuse, divine,
caractéristique de l'influence des Gémeaux.
Cette «prédiction» de Lucain était-elle entièrement gratuite? Assuré-
ment, nous l'avons dit, elle se fondait sur des idées chères à l'empereur
lui-même, mais, de plus, elle trouvait un commencement de justification
dans l'horoscope du prince. Né le 15 décembre 37, Néron était soumis à
l'influence du Sagittaire. Or, les hommes nés sous ce signe aiment, nous
dit encore Manilius, «à atteler des chars, à conduire les chevaux ardents
en les guidant d'une main souple» 10 • Ils sont les «maitres des fauves»,
domptent tigres et lions, se font entendre de l'éléphant. Et Néron ne s'est
pas fait faute de paraitre en public dans ces rôles auxquels le prédisposait
son étoile 31 • Mais on remarquera aussi que le Sagittaire est le signe qui
répond aux Gémeaux dont il est le «symétrique» 32 • La destinée de Néron,
commencée sous le Sagittaire, trouve son terme normal. et en quelque
sorte son épanouissement, sous les Gémeaux. Ainsi ramenée à son symbo-
lisme astrologique, la pensée de Lucain se révèle cohérente et claire; elle
dessine à nos yeux un portrait de Néron, le jeune prince appelé par les

"'IV, 230: At quibus in bifero Centauri corpore sors est I nascendi concessa,
libet subiungere currus / ardentes et equos ad mol/ia ducere frena . ..
31
Néron fut, on le sait, aurige. On se souviendra aussi qu'il avait introduit dans
un spectacle un «numéro» dont le souvenir mérita de passer à la postérité : un
éléphant funambule dont nous parle Suétone, Nero, li, 4. Il s'agissait des Neronia
de 60.
" Manil., II, 408.
134 ROMB, LA LITraRATURB BT L'HISTOIRB

dieux à étendre son empire sur l'univers apaisé, maître tout puissant d<!s
fauves, souverain modérateur de l'harmonie du monde, tel que l'empe-
reur lui-même souhaitait apparaître aux hommes, tel qu'il avait voulu se
faire représenter sur le voile qui couvrit le théâtre lors du couronnement
de Tiridate 33•
A aucun moment Lucain n'a entendu se moquer de Néron. Il a conçu
l'éloge du prince comme une «retractatio> des promesses faites autrefois
par Virgile. Il unit les souvenirs des Géorgiques aux révélations astrologi-
ques de la quatrième Églogue en un développement qu'il a voulu particu-
lièrement ingénieux et brillant. N'est-il pas compréhensible que les édi-
teurs posthumes de Lucain, soucieux de sa gloire, aient tenu à conserver
ce prologue, même si la mort du poète avait, depuis lors, démontré la
vanité de l'image idyllique qu'il avait tracée?

,
un·10 C
_ass., LXII, 6, 2: «Le voile tendu au-dessus du théâtre pour faire de
l ombre était de pourpre; au centre était une image de Néron conduisant un char
et autour de lui brillaient des étoiles d'on. - On remarquera que né le 15 décem-
bre sous_1e Sagitaire,
· · Néron mourut le 9 juin 68, précisément sous ' les Gémeaux,
accomplissant ainsi le destin annoncé par Lucain ...
LE BELLUM CWILE DE PÉTRONE
DANS SES RAPPORTS AVEC LA PHARSALE•

Une thèse soutenue autrefois par J. G. Môssler, devant l'Université de


Breslau, sous le titre de Commentatio de Petronii poemate •De bello ciuili'
(Breslau, 1842), un autre ouvrage du même auteur (Quaestionum Petro-
niarum specimen quo poema •De bello ciuili' cum •Pharsalia' Lucani com-
paratur, Hirschberg, 1857) ont eu l'heureuse fortune de faire admettre,
pendant plus d'un siècle, comme vérité d'évidence, que le poème de
Pétrone sur la Guerre civile dépendait de celui de Lucain; tantôt on a pen-
sé qu'il en était la parodie (bien des critiques l'ont affirmé, aucun ne l'a
jamais prouvé) ou, plus simplement, la critique, Pétrone ayant voulu
montrer à Lucain, ou aux lecteurs en général, comment il eût fallu traiter
ce sujet. Mais, à notre connaissance, personne n'a jamais mis en doute les
affirmations de Môssler.
Pourtant, cette thése ne laisse pas d'entrainer des conséquences qui
soulèvent de graves difficultés. Nous pouvons en signaler quelques-unes,
inhérentes à la comparaison même des passages rapprochés.
Le plus souvent, les rapprochements proposés concernent les chants
I et II de la Pharsale, mais il arrive aussi qu'ils débordent ce cadre. Ainsi,
le second vers de Pétrone :
qua mare, qua terrae, qua sidus currit utrumque
ressemble, certes, à Phars. I, 110 :
qua mare, quae terras, quae totum continet orbem,
mais aussi à Phars. VII, 424 :
ut tibi nox, tibi tota dies, tibi curreret aether;
et, plus encore, au vers 236 du chant I de l'Enéide:

1 Cet exposé, présenté à la Société Néronienne. le 27 mai 1977, résume la thèse


soutenue dans un livre, paru depuis lors, sous le même titre (Paris, Les Belles Let•
tres, 1977), où l'on trouvera en particulier l'ensemble des rapprocht·mcnts de textes
pouvant éclairer des rapports existant entre les deux poèmes.
136 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

qui mare, qui terras omnis dicione tenerent,


lui-même souvenir de Lucrèce 1, 278 :
quae mare, quae terras, quae denique nubila caeli / verrunt

le rythme, avec ses anaphores, est identique; dans tous les cas, mais dans
le vers du chant VII, le verbe curreret rappelle le currit de Pétrone et, de
plus, il l'explicite. Le vers de Pétrone est, en lui-même, assez obscur, puis-
que les interprètes s'interrogent, et se demandent quels sont les deux
astres qui parcourent le ciel. Or l'expression dont se sert Pétrone a son
origine dans un vers de Virgile (Énéide VII, 100-101 : ... qua sol utrum-
que recurrens / aspicit Oceanum). On en est amené à se demander si
Pétrone, utilisant non sans maladresse deux souvenirs virgiliens, n'a pas
fourni à Lucain un cadre rythmique, que celui-ci a utilisé au moins à
deux reprises, en deux endroits fort éloignés de son œuvre.
Dans l'hypothèse de Môssler, il faudrait que Lucain eût imaginé, à
deux reprises, le même rythme, en deux vers, dont Pétrone eût fait un
centon (à peu près), en se souvenant, en outre, le Virgile! Cela supposerait
aussi que Pétrone ait pu connaître le passage du chant VII, ce qui soulève
des difficultés de chronologie. L'hypothèse inverse (que Pétrone ait été le
modèle) est plus simple : Lucain aurait conservé dans sa mémoire le ryth-
me, en lui-même très remarquable, du vers de Pétrone, et l'aurait utilisé à
deux reprises, chaque fois que des idées semblables se présentaient à son
esprit. En eux-mêmes, les deux vers de Lucain ne se séparent pas de leur
contexte; ils s'y insèrent exactement, et l'on ne voit pas la raison pour
laquelle Pétrone les eût isolés, en les combinant.
On a coutume de rapprocher le vers 16 de Pétrone (... fames premit
aduena classes) et Lucain : ... et quas premit aspera classes / Leucas (I,
42), sans remarquer que le verbe premo n'a nullement le même sens dans
les deux passages; chez Pétrone il signifie «charger», chez Lucain « faire
enfoncer» (provoquer le naufrage). Or, le texte de Pétrone s'explique par
le souvenir de Tibulle 1, 3, 40: (nec) presserai externa nauita merce ratem.
On peut difficilement imaginer que Pétrone, voulant «parodier» ou «imi-
ter» Lucain, ait retrouvé un vers de Tibulle. Entendait-il suggérer à l'au-
teur de la Pharsale que le poète ami d'Horace était un modèle pour une
épopée? La sententia de Pétrone, assemblant le groupe aduena fames
(pour désigner un fauve affamé, importé à Rome), a Tibulle pour point
de départ, et ne doit rien à Lucain, qui, lui, croyons-nous, aurait seule-
ment repris le rythme du vers, un écho sonore et rythmique, analogue à
celui que nous avons cru déceler à propos du vers 2 de Pétrone.
On a remarqué depuis longtemps la ressemblance que présente la
sententia de Pétrone (et quasi non posset tellus tot ferre sepulcra, / diuisit
LB BBLLUM CIVILE DB P8TRONB 137

cineres, v. 65-66) et celle qui se trouve à la fin de la prédiction arrachée au


jeune mort, dans le chant VI de la Pharsale :
Europam miseri Libyamque Asiamque timete :
distribuit tumulos uestris Fortuna triumphis (VI, 817-818)

mais l'analogie des images ne saurait masquer les différences profondes


qui séparent ces deux textes. Pétrone pense à Crassus, César et Pompée;
Lucain fait allusion au sort qui attend Pompée et ses deux fils, dont cha-
cun est tombé sur l'un des continents où le père avait remporté ses triom-
phes, en Afrique, en Asie et en Espagne. Idée toute proche d'une autre
sententia, mais celle-là de Sénèque, qui écrit dans une lettre à Lucilius
(71, 9): Sed Cn. Pompeius amittet exercitum ... et tam magni ruina imperii
in totum dissiliet orbem : aliqua pars eius in Aegypto, aliqua in Africa, ali-
qua in Hispania cadet. Pourtant, Sénèque pense aux trois victoires de
César qui ont abattu les forces pompéiennes renaissantes, la mort de
Pompée, devant Alexandrie, la victoire de Thapsus et enfin celle de Mun-
da. Cette dispersion dans la défaite avait bien de quoi tenter un écrivain,
prosateur ou poète; elle devait offrir un thème facile, et l'occasion de
maintes sententiae. Ce qui est remarquable, dans l'utilisation qu'en fait ici
Pétrone, c'est qu'il l'applique aux trois duces, aux triumvirs et non aux
Pompéiens. Quant à l'idée que les tombeaux de ces trois héros étaient
trop pesants pour que la Terre pût les supporter en un même endroit, elle
appartient à Pétrone et à lui seul.
Les autres éléments dont Pétrone a composé ce développement (v. 61
sq.: Tres tulerat Fortuna duces, quos obruit omnes .. .) se retrouvent bien
chez Lucain, mais employés autrement. Ainsi, aux vers VI, 806-807, nous
lisons: ... ueniet quae misceat omnis / hora duces, où le mot duces
désigne César et Pompée. Puis l'idée de la dispersion de leurs tombeaux
est exprimée ainsi :
quem tumulum Nili, quem Thybridis adluat unda
quaeritur. (v. 810-811)

Il est bien peu vraisemblable que Pétrone ait emprunté à Lucain les mots•
clefs de ces images; il est plus naturel de penser que l'auteur de la Phar-
sale se soit souvenu des expressions si remarquables employées par Pétro-
ne.
En fait, on peut constater que tel vers ou telle sententia de Pétrone ne
reprend pas un seul passage de Lucain, mais semble correspondre à plu-
sieurs. Ainsi, l'annonce des présages qui précédèrent la guerre civile est
exprimée chez Pétrone par les mots suivants :
138 ROMB,LA LIIT8RATURBBT L'HISTOIRE

Continuo clades hominum uenturaque damna


auspiciis patuere deum. (v. 126-127)

Ce qui répond à deux passages distincts de la Pharsale :


iamque irae patuere deum manifestaque belli
signa dedit mundus (II, 1-2)

et:
Non tamen abstinuit uenturos prodere casus
per uarias Fortuna notas . ..

Deux «mots-clefs» établissent le rapprochement: patuere (suivi, dans les


deux cas, de deum, écho rythmique) et, d'autre part: uenturos ... casus et
uentura . .. damna. Ici encore, il est peu probable que Pétrone ait voulu
écrire un centon de la Pharsale; on pensera plus volontiers que le souve-
nir du vers de Pétrone ait retenti deux fois dans l'esprit et la mémoire de
Lucain.
Il semble bien que celle-ci ait été pleine de rythmes et de mots venant
du poème de Pétrone. Jam Phasidos unda . .. avait écrit celui-ci, pour ter-
miner un vers (v. 36). En écho, nous lisons dans la Pharsale: ... ad Phasi-
dos undas (II. 585) et peteret cum Phasidos undas (II, 715). Pétrone faisait
dire à Pluton: «En etiam mea regna petunt» (v. 90). Lucain commente:
non tacitas Erebi sedes Ditisque profundi / pallida regna petunt (I, 455).
Il n'est jusqu'à la célèbre sententia, par laquelle Lucain égale Caton
aux dieux (uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni, I, 128), qui ne sem-
ble bien avoir son origine dans un vers de Pétrone, où la sententia revêt
un tout autre sens. Au terme d'un développement dans lequel Pétrone
oppose le calme de Caton, victime de la corruption universelle. aux
remords de son rival qui lui a été préféré :
tristior ille est
qui uicit fascesque pudet rapuisse Catoni (v. 45-46)

Dans quelle intention Pétrone aurait-il été prendre le très beau vers de
Lucain pour le transformer ainsi, et l'insérer dans un développement
sans rapport avec celui de la Pharsale? Pour s'en moquer? Mais le vers
n'en sort pas ridiculisé; le rapprochement est presque purement rythmi-
que; tout s'explique beaucoup mieux si l'on considère que Pétrone a été le
modèle et Lucain son imitateur.
Il est plus facile encore de montrer que, pour évoquer les causes de
la guerre civile, Pétrone ne dépend nullement de la Pharsale, mais qu'il
utilise des sources historiques, les mêmes que celles dont disposait Lu-
LE BELLUM CIVILE DE PÉTRONE 139

cain. Et qu'il en fait un autre usage que celui-ci. Ainsi, dans les soixante-
six premiers vers de son poème, il part d'un lieu commun, cher aux théo-
riciens de la vie politique et aux historiens anciens, depuis Polybe, que la
grandeur même d'un État le conduit à sa perte. Polybe faisait une excep-
tion pour Rome; mais les historiens romains avaient appris que cette
exception, ce miracle, n'avaient pas été durables. Dans l'expression de ces
idées, on constate que Pétrone est beaucoup plus proche de Florus que de
Lucain. Le début du poème par exemple (Orbem iam totum uictor Roma-
nus habebat ... v. 1) rappelle de fort près ces mots de Florus: iam toto
paene orbe pacato maius erat imperium Romanum quam ut ullis externis
uiribus opprimi posset . .. (IV, 2, 1); et il est fort peu douteux que dans ce
développement Florus ne dépende de Tite-Live, qui avait lui-même repris
des idées que nous trouvons exprimées chez Cicéron (II• Catil. 11) et dans
!'Épode XVI d'Horace.
Il est donc, dès ce moment, vraisemblable que la source principale de
Pétrone soit Tite-Live. Mais cette dépendance éclate lorsque Pétrone dé-
crit la descente de César vers l'Italie : tout ce long développement appa-
raît êomme la transposition en vers des chapitres 35 et 36 du livre XXI
des Histoires, où est raconté le passage des Alpes par Hannibal. Ici et là,
quelques échos de ces vers sont passés dans la Pharsale. Ainsi, au vers 191
(stabant et uincta fluctus stupuere ruina) répond VI, 472: ... de rupe
pependit I abscissa fixus torrens. Lucain a utilisé pour décrire les effets
que produisent les sortilèges de la sorcière une image qui lui est restée
présente, et qui, chez Pétrone, vient tout naturellement dans le tableau
des montagnes glacées.
Il n'est pas moins significatif de constater que Pétrone, s'il utilise,
comme Lucain, des sources historiques, n'y choisit pas les mêmes épiso-
des. Dans son exposé des causes profondes de la guerre civile, il semble
avoir centré son développement sur les événements de l'année 55; c'est à
cette année-là que se rapportent presque toutes les allusions saisissables.
Ainsi les vers 3 et suivants (. .. grauidis freta pulsa carinis / iam perage-
bantur; si quis sinus abditus ultra, I si qua foret tellus fuluum quae mitte-
ret aurum, / hostis erat .. .) s'appliquent à la fois aux tentatives de César
pour soumettre la Bretagne et aux préparatifs de Crassus pour conquérir
l'or des Parthes. L'allusion à Crassus explique une expression que les tra-
ducteurs modernes sont parfois en peine d'expliquer: fatisque in tristia
bella paratis / quarebantur opes (v. 6-7). Crassus, parti de Rome à la fin de
l'année SS, avait commencé son expédition sous les malédictions du tri-
bun Ateius Capito, et les destins l'attendaient dans les plaines de Carrhes.
Enfin, c'est en SS aussi que Pompée avait inauguré son théâtre; les jeux
avaient comporté, on Je sait, une chasse à l'éléphant - ces mêmes élé-
140 ROMB, LA LIIT2RATURB BT L'HISTOIRE

phants africains dont parle Pétrone: ... ne desit belua dente I ad mortes
pretiosa (v. 15-16). La même année, la situation de Cicéron était bien celle
que définit un vers de Pétrone : senibus quoque libera uirtus I exciderat
(v. 42-43); c'est l'année de la «palinodie», et du ralliement, au moins en
fait, au triumvirat.
Une analyse un peu précise (malheureusement, pour cette raison,
assez longue) des autres causes alléguées par Pétrone pour expliquer la
guerre civile, montre une connaissance certaine des ouvrages de Salluste,
le Catilina, le Jugurtha et, certainement, les deux Lettres à César.
On peut aboutir à des conclusions analogues en étudiant la liste des
présages de la guerre civile, qui figurent dans la Pharsale et dans le petit
poème de Pétrone. Dans l'ensemble, on retrouve les principaux d'entre
eux ici comme là; mais avec des variantes significatives. Lucain et Pétro-
ne se sont inspirés des sources historiques, sans doute essentiellement de
Tite-Live, mais aussi du célèbre tableau virgilien des présages annonçant
l'assassinat de César. Certains détails d'expression prouvent que les em-
prunts à Virgile ont été faits par les deux poètes indépendamment l'un de
l'autre. Par exemple, l'éclipse de soleil est décrite ainsi par Pétrone:
Namque ore cruento
deformis Titan uultum caligine texit (v. 127-128)

et par Lucain:
ipse caput medio Titan cum ferret 0/ympo I condidit ardentes atra
caligine currus. (I, 540-541)

Le rapport entre ces deux passages est évident, mais il ne devient clair
que si l'on se rappelle que Virgile avait écrit, dans les Géorgiques:
cum caput obscura nitidum ferrugine texit. (I, 467)

Pétrone et Lucain se sont souvenus tous les deux de ce vers, mais indé-
pendamment l'un de l'autre. Pétrone est plus proche de Virgile, puisqu'il
répète, presque mot pour mot, la cadence du vers. Lucain a repris le
groupe obscura ... ferrugine, qu'il a transformé en atra caligine. Il a donc
conservé le souvenir de l'expression virgilienne; mais l'emploi du terme
de caligine, au lieu de ferrugine, suggère que le vers de Pétrone s'est pro-
bablement superposé, dans son souvenir, à celui des Géorgiques - alors
que Pétrone ne peut s'être souvenu de Lucain, ni, à plus forte raison,
avoir voulu récrire le vers de celui-ci.
Sur un point, il semble bien que Lucain ait fait volontairement allu-
sion au développement de Pétrone, pour le corriger. Virgile, en effet,
racontait que, parmi les présages qui précédèrent la mort de César, l'un
LB BELLUAICIVILE DB l'tTRONB 141

des plus dramatiques avait été une éruption de l'Btna. Les sources histori-
ques ne mentionnent rien de tel pour le début de la guerre civile entre
César et Pompée. Mais les deux poètes ont retenu ce présage. Virgile avait
écrit:
... quoties Cyclopum efferuere in agros
uidimus undantem ruptis fornacibus Aetnam! (I,471-472)

Pétrone:
... iamque Aetna uoratur
ignibus insolitis et in aethera fulmina mittit. (v. 135-136)

Lucain:
Ora ferox Siculae laxauit Mulciber Aetnae;
nec tulit in caelum flammas sed uertice prono
ignis in Hesperium cecidit latus. .. (I, 545-547)

Pétrone se borne à dire que l'Btna envoie ses jets de feu vers le ciel.
Lucain, qui ne trouvait pas dans les sources historiques le récit d'une
éruption survenue à cette date, ajoute une précision destinée à rendre le
présage plus évident : la montagne ne se borne pas, comme le disait
Pétrone, à lancer ses foudres vers le ciel, elle les dirige vers l'Italie - car
c'est là que va éclater le fléau. La rectification introduite par Lucain ne se
comprend guère que si elle vise le passage correspo_ndant de Pétrone - à
soi seul, cela ne saurait être, évidemment, un argument suffisant; joint à
tous les autres indices, il prend sa signification. Servius, en effet, signa-
lait, à propos du passage des Géorgiques, que, selon Tite-Live, les émana-
tions du volcan avaient atteint jusqu'à Rhegium, donc le rivage italien
(Servius, ad Georg. I, 472). On comprend que Lucain, se reportant à Tite-
Live, pour les présages de 44, ait voulu ajouter la précision qui avait
échappé à Pétrone. La suite des rapprochements peut donc s'établir com-
me ceci: Pétrone, pour «corser» les présages de 49, et parce que, selon la
méthode qui lui est chère, il procède à des imitations superposées, utilise
largement le tableau célèbre des Géorgiques, mais il ne se réfère pas aux
sources historiques pour ce qui est seulement à ses yeux un ornement
poétique. Lucain, amené lui aussi (probablement par l'exemple de Pétro-
ne) à utiliser Virgile, étend et précise sa documentation et consulte Tite-
Live. Il constate que, dans le récit de l'historien, le présage prend une
valeur beaucoup plus nette et menaçante. Ce qui l'améne à rec11f1er
Pétrone et à écrire: «l'Etna ne lança pas ses flammes vers le ciel, mais,
depuis les pentes du sommet, le feu tomba sur le \'ersant tourné \'ers
l'Hespérie ».
142 ROME, LA Ll1T~RATURE ET L'HISTOIRE

Nous ne pouvons ici rassembler tous les indices qui tendent à suggé-
rer que le petit poème de Pétrone servit de point de départ, sinon absolu-
ment de modèle à la Pharsale. Il nous suffira de montrer que cette dépen-
dance de Lucain s'explique aisément par les conditions dans lesquelles
fut composée la Pharsale. Les deux ouvrages, aussi bien celui de Pétrone
que celui de Lucain, sont issus du cercle littéraire qui se groupait autour
de Néron. Lucain, nul ne le conteste, était l'un des amis du Prince, même
si, à la fin de sa vie, il se brouilla avec lui. Quant à Pétrone, s'il s'agit bien,
comme nous le croyons, du personnage dont parle Tacite, il appartenait
au même cercle, puisqu'il fut l'un des consuls suffects de 62. Pétrone,
dans ce groupe où dominaient les jeunes gens, devait faire figure d'aîné;
plus conservateur, en raison de son âge, que ses jeunes amis, il était plus
enclin à admirer Virgile - que Lucain, lui aussi, connaissait bien. Mais il
participait aux courants de pensée qui agitaient la nouvelle génération. Il
a choisi de prendre comme héros, dans le Satiricon, de jeunes «intellec·
tuels:t, qu'il met en présence des problèmes qui se posent alors aux ado-
lescents: celui de la rhétorique, celui de la création poétique. Il leur fait
entendre les propos d'un rhéteur professionnel et ceux d'un poète, égale-
ment professionnel - ridicule, certes, mais dans la tradition qui veut que
les poètes soient hors de leur bon sens et un objet de dérision pour la
foule - et Eumolpe, l'auteur supposé du poème sur la Guerre Civile, leur
donne une leçon d'esthétique, qui annonce déjà le Dialogue des Orateurs.
Les éditeurs, depuis Bücheler, entraîné par les idées de Môssler, passées
en dogme, transforment le texte de cette leçon de poétique, dès les pre-
miers mots. Les manuscrits donnent: «Multos, inquit Eumolpus, o iuue-
nes carmen decepit .. . :t; Bücheler corrige: multos iuuenes carmen decepit,
et pense que Pétrone fait allusion à Lucain. Ce qui n'est pas vérifié par
tout le chapitre qui commence ainsi dans le roman, et qui s'applique
assez bien à l'esthétique de la Pharsale.
L'idée de composer un poème sur les guerres civiles «était dans l'air»
à la fin du règne de Néron. Sénèque s'en préoccupe et, encore à la veille
de sa mort, imagine qu'il pourrait composer une épopée dont le héros
serait Caton (Ad Luc. 95, 96 sq.). Il le fait à partir d'un passage des Géorgi-
ques, la description du cheval de guerre (Géorg. III, 75 sq.) - ce qui est la
démarche même de Pétrone, s'inspirant du même poème pour décrire les
présages. Et Sénèque écrit : « Tout en traitant un autre sujet, notre Virgile
a décrit un homme de courage; et moi, je ne saurais donner une autre
image d'un héros. Si j'avais à représenter Caton intrépide au milieu du
tumulte des guerres civiles, se portant le premier en face des armées qui
commencent déjà de descendre les Alpes et allant au-devant de la guerre
civile, je ne lui attribuerais pas une autre expression de visage, une autre
attitude ... :t
LB BELLUM CIVILE DB P~TRONB 143

Le poème de Pétrone, parce qu'il est inséré dans le Satiricon, n'a pas
été composé forcément à la même époque que le roman. Il est concevable
que Pétrone ait utilisé des fragments divers, qu'il avait en réserve. Le gen-
re de la satura, auquel appartient le livre, le permettait. Pétrone avait, un
jour, par caprice, esquissé un poème sur la Guerre civile, puis ce morceau
était resté sans suite; mais il en avait donné lecture à ses amis du cénacle
néronien, et Lucain, selon son habitude (nous connaissons, par ses bio-
graphes, ce trait de son caractère), s'était piqué au jeu; il avait relevé le
défi, et commencé à composer une véritable épopée sur le thème proposé.
Et ce fut la Pharsale.
On comprend pourquoi les rapprochements entre celle-ci et le poème
de Pétrone portent surtout sur les chants I et II. C'est, d'abord, que le
plan du poème amenait Lucain à traiter la partie du sujet que Pétrone
avait traitée - les causes et le début de la guerre; ensuite, parce que ces
deux premiers chants écrits, on le sait, pendant l'intimité de Néron et de
Lucain, furent composés à une date encore proche du moment où Pétro-
ne avait présenté sa propre esquisse. Le souvenir en est encore frais. Mais
nous avons dit que ce souvenir s'était révélé malgré tout durable, puisque
des expressions semblables se retrouvent jusque dans les derniers
chants.
Cette hypothèse présente l'avantage de permettre une chronologie
beaucoup plus vraisemblable que celle à laquelle nous contraignait la
théorie de Môssler. Si la Gue"e civile de Pétrone dérivait de la Pharsale, il
faudrait, d'abord, que la première eût été composée dans le court inter-
valle de temps qui sépare la mort de Lucain et celle de Pétrone, c'est-
à-dire un an. Ou alors, si l'on veut rendre compte des ressemblances ave&
certaines expressions des derniers chants, il faut s'aventurer à attribuer
au Satiricon une date sensiblement postérieure au règne de Néron. Ce qui
introduit bien des difficultés! Mais, si l'on suppose que Pétrone a compo-
sé son petit poème longtemps après la mort de Néron et la publication de
tous les chants de la Pharsale composés par Lucain, on sera assez en pei-
ne pour expliquer la prédominance des rapprochements avec les chants I
et II, et l'on continuera de se demander, avec plus d'urgence que jamais,
pourquoi ce Pétrone, une génération, peut-être davantage, après Lucain,
aurait repris dans la Pharsale des expressions et des rythmes épars pour
en composer un essai qui, venant après l' œuvre de Lucain, manquait de
nécessité.
Certes, il est possible de continuer à soutenir que le soleil tourne
autour de la terre, mais il est plus simple d'admettre, tout bonnement, le
contraire!
QUELQUES ASPECTS DU STOÏCISME DE LUCAIN
DANS LA PHARSALE

Depuis l'Antiquité, jusqu'à nos jours, les lecteurs de la Pharsale se


sont interrogés sur la signification du poème laissé, sans doute, inachevé,
par Lucain, et sur les intentions véritables de son auteur. Les réponses
apportées sont très diverses, et, semble-t-il, le débat est toujours ouvert.
Souvent, on donne de la Pharsale une interprétation que l'on pourrait
qualifier d'historique : on veut y voir une œuvre engagée dans la vie poli-
tique de ce temps, une sorte de pamphlet dirigé contre Néron et le régime
même du principat. Deux ou trois prétendues évidences sont générale-
ment avancées pour appuyer cette proposition: d'abord, que Néron a été
un «mauvais empereur», ensuite que Lucain a été l'une des victimes du
«tyran». On en conclut que Lucain fut, au moins pendant les dernières
années de sa vie, hostile à celui-ci, et que cette hostilité transparait dans
la Pharsale. Cela a donné naissance à des recherches, intéressantes en
elles-mêmes, mais essentiellement ponctuelles, visant à commenter tel ou
tel passage, en l'isolant de son contexte. On cherchera, par exemple, à
déceler les allusions aux événements contemporains du poète, ce qui reste
toujours incertain, dans le meilleur des cas, et qui, de plus, lorsqu'il s'agit
d'une épopée, ne saurait être que marginal. Car une épopée (les Anciens
le savaient depuis Aristote) ne se résume pas à une suite d'anecdotes et de
faits particuliers.
Il nous semble plus prometteur d'essayer une autre voie d'approche.
plus philosophique (toujours à la suite d'Aristote) et de chercher si le poè-
me ne reflèterait pas une vision cohérente de l'Univers, que Lucain se
serait formée au contact du milieu dans lequel il vivait, et qui était forte•
ment imprégné par le stoïcisme.
Lucain avait dix ans lorsque son oncle Sénèque fut rappelé de Corse
et commença la carrière qui devait faire de lui pendant quelques années,
pratiquement, le maitre de la politique impériale. Le jeune Lucain, on le
sait, entendit les leçons d'Annaeus Cornutus, dont on peut pl·nscr qu'il
146 ROMB, LA LITTÉRATURB BT L'HISTOIRB

était proche de Sénèque 1• Malheureusement, il est difficile de mesurer


l'influence que put exercer Cornutus sur l'adolescent. Il est possible, au
contraire, de déceler celle de· Sénèque. Parfois, l'on rencontre, dans la
Pharsale, des souvenirs d'une formule de Sénèque, parfois celui d'une
thèse soutenue dans un Dialogue, parfois, enfin, l'ébauche d'une contro-
verse sur tel point particulier, Lucain semblant, non sans malice, vouloir
rectifier une opinion de son oncle. C'est ainsi que la pensée de Sénèque,
dans son ensemble, l'idée qu'il se fait de l'ordre du monde, des valeurs
morales offertes comme buts à notre vie, de la manière dont la sensiblité
humaine réagit aux incitations venues du dehors, de l'action des divinités,
du mécanisme des phénomènes physiques, tout ce système que nous trou-
vons exposé dans l'œuvre du philosophe forme le cadre du poème, lui
fournit ses principaux ressorts, explique les motifs qui font agir les héros,
et permet de comprendre les jugements portés sur eux par le poète, aux
différents moments de son épopée. Et il devait en être ainsi, s'il est vrai
qu'une épopée met en jeu de «grandes actions>, qui appartiennent, par
leurs causes et leurs conséquences, au devenir du monde. Un tel poème
ne peut se passer du divin. Si le poète refuse la conception mythique tra-
ditionnelle, homérique et virgilienne, il devra retrouver par quelque biais
le transcendant. Et, précisément, le stoïcisme qu'il voyait pratiquer au-
tour de lui, la lecture des ouvrages de Sénèque, en particulier, pouvaient
lui fournir les fondements mêmes d'un tel poème.
Mais il convient peut-être d'abord de montrer, par quelques indices,
les rapports existant entre la Pharsale et la pensée de Sénèque.
Nous ne reviendrons pas sur un étrange «dialogue> qui semble s'être
engagé entre eux à propos de la tempête qui assaille César, au livre Cinq
de la Pharsale : Lucain s'y souvient souvient explicitement du récit d'Eu·
rybatès, le Héraut, dans la tragédie d'Agamemnon, et la comparaison
entre les deux descriptions permet d'établir avec plus de précision le texte
de la tragédie et même de résoudre un locus desperatus 2 • Incidemment, ce
«dialogue> nous confirme que le livre V de la Pharsale est postérieur aux
Questions Naturelles de Sénèque, c'est-à-dire, probablement, à l'année 62,
ce qui est conforme à la chronologie généralement admise. Ce qui nous
importe ici, c'est que Lucain ait adopté l'explication que donne Sénèque
dans les Questions Naturelles de certains phénomènes météorologiques, et
qui diffère de celle qu'il en avait donnée dans !'Agamemnon.

1
Sur le cercle des Annaei, v. E. Cizek, L'époque de Néron et ses controverses
idéologiques, Leyde 1972, pp. 349 et suiv.
2
_Voirnotre article Lucain et Sénèque. A propos d'une tempête, ci-dessus, p. 113
et SUIV.
QUELQUES ASPECTS DU STOICISMB DB LUCAIN 147

D'autres parallèles peuvent être établis. Ainsi, au second livre du poè-


me les proscriptions de Sulla font l'objet d'un récit particulièrement
détaillé3, qui rappelle de fort près celui que nous lisons dans le De proui-
dentia•. Il est possible, sans doute de penser que certains détails, et
notamment le tableau des horreurs commises pendant ces événements,
proviennent, chez le poète et chez Sénèque d'une source commune, un
historien, et probablement Tite-Live, mais la structure rhétorique du pas-
sage est la même chez Lucain et Sénèque. Le premier conclut par une
question:
Hisne salus rerum, felix his Sulla uocari (meruit) 5 , et le second, déjà,
s'interrogeait: «Quid ergo? Felix est L. Sulla quod ... » 6 • Dans les deux pas-
sages,c'est le même mouvement de pensée.
Dans ce même passage, une difficulté que présente le récit de Lucain
peut être résolue par un rapprochement avec le De ira. Parlant de la mort
de Marius Gratidianus (racontée de la même manière par Sénèque et
Lucain), celui-ci écrit:
cum uictima tristis / inferias Marius forsan nolentibus umbris I pen-
dit 1, ce qui peut être rapproché des termes de Sénèque, à propos de la
même scène - le sacrifice offert par Catilina aux mânes de Q. Catulus : is
(Catilina) ilium (Marium Gratidianum) ante bustum Q. Catuli carpebat
grauissimus mitissimi uiri cineribus•. Ce qui invite à penser que, dans l'es-
prit de Lucain, les ombres qui refusent ce sacrifice ne sont autres que les
mânes de Catulus. Un peu plus loin, un autre vers de Lucain ((uidimus)
morem nefandae / dirum saeuitiae 9 prend appui sur le même passage du
De ira : utinam ista saeuitia intra peregrina exempla mansisset nec in
Romanos mores ... transisset.
Il serait assurément profitable de rechercher d'autres exemples de
tels rapports, et peut-être de le faire d'une façon systématique. Ces exem-
ples prouveraient certainement la parenté, souvent textuelle, qui existe
entre les deux œuvres. Sans entreprendre une telle enquête, qui serait fort
vaste, nous voudrions montrer de quelle manière le stoïcisme est présent

1
Pharsale II, 160 et suiv.
4
Sénèque, De prou. 3,7.
' Pharsale II, 221.
• De prou. 3,8.
1
Pharsale II, 174-175.
• Sénèque, De ira III, 18.
• Pharsale II, 179.
148 ROME,LA LITI8R.ATUREET L'HISTOIRE

dans la Pharsale, et que sa présence nous aide à résoudre quelques énig-


mes du poème.
Lorsque l'on évoque le stoïcisme, à propos de la Pharsale, c'est l'ima-
ge de Caton qui se présente _à l'esprit. Il est le seul stoïcien parmi les
héros du poème, et les idées qu'il exprime sont conformes à la doctrine
du Portique, sous sa forme la plus rigoureuse et orthodoxe, celle qu'il
devait à son ami Athénodore Cordylion. Il sait, en vertu de cet enseigne-
ment, que la guerre civile est l'un des maux les plus terribles qui peuvent
frapper une cité. Cela parce que la guerre civile est contraire à la Nature.
Dès l'Ancien portique apparaît la formule aristotélicienne, qui définit
l'être humain comme un «animal politique» 10• Les mêmes maîtres lui ont
appris que l'un des devoirs du sage consistait à mener une vie c politi-
que», lorsqu'il se trouvait placé par le sort dans une cité - comme à
conseiller les rois, s'il était sujet d'un monarque 11 ••• La guerre civile
ayant pour effet la destruction même de la cité, le sage ne saurait y parti-
ciper sans manquer gravement aux lois du monde et à la loi morale
suprême, qui est de conformer sa conduite à la Nature.
De plus, la guerre civile, aux yeux d'un Romain, est un manquement
grave à le pietas qui unit entre eux les citoyens, puisque, dans la tradition
romaine, et cela dès l'origine de la cité, tous les membres de celle-ci sont
considérés comme appartenant à une même famille 12• Caton pouvait
considérer que cette exigence de la morale romaine correspondait à
l'ohc6foxnç, la conciliatio hominum, cette tendance, innée, chez les hom-
mes, à aimer, les êtres humains 13, que Zénon considérait comme le fonde-
ment même de la vertu de justice 14• Stoïcisme et mos maiorum se trou-
vaient donc ici converger pour dénoncer la guerre civile comme un cri-
me.
Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi Caton, le stoïcien
par excellence, et aussi le défenseur des antiques valeurs nationales s'en-
gage dans le conflit. Il y a là un point d'éthique qui devait être soulevé.
Lucain n'y a pas manqué. Il le fait dans la longue conversation entre
Caton et Brutus, au livre II du poème, une conversation qui est en fait
une discussion théorique de la situation dans laquelle se trouvent les deux

Von Arnim, SVF, par. 314; cf. par. 262 (Stobée, Ecl. II, 59, 4 W).
10

Ibid. III, par. 690 et suiv., notamment par. 691 (Plutarque, Contrad. de.s stoïc.
11

XX, 1043 b-c).


12 Cela résulte de l'étymologie du mot ciuis, qui se rattache, on le sait, à un

groupe sémantique désignant des relations familiales.


13 Von Arnim, SVF III, par. 492, avec référence au De officiis de Cicéron.
14 Ibid. l, par. 197 (Porphyre, De abst. III, 19).
QUELQUES ASPECTS DU STOICISME DE LUCAIN 149

hommes. Caton avoue que la guerre civile est le pire des crimes, mais il
ajoute que l'homme «vertueux» (c'est-à-dire lui-même, en tant que stoï-
cien) «suivra sans trouble la voie où l'entraînent les destins; ce sera aux
Dieux, continue-t-il que l'on pourra reprocher de m'avoir fait, moi aussi,
coupable» 15• Ce qui signifie que, pris entre deux impératifs: suivre l'ordre
du monde, institué une fois pour toutes, et se comporter en «animal
social», et, d'autre part, obéir aux Destins qui entraînent sa patrie, irrésis-
tiblement, dans la guerre, Caton choisira la seconde hypothèse. Ce sont
les dieux qui le contraignent à devenir criminel - dans ses actes, non dans
sa volonté. Le crime est donc commis par les dieux eux-mêmes. Mais les
dieux sont-ils méchants?
Voici soulevé le problème éternel de la théodicée: pourquoi les dieux,
agissant comme instrument du Destin, non seulement permettent-ils, mais
ordonnent-ils des actions mauvaises, en contradiction avec l'ordre de la
Providence? Ce problème est précisément celui dont traitait Sénèque, vers
le même temps, dans le De prouidentia, en s'appuyant, lui aussi, sur
l'exemple de Caton.
Caton, disent pareillement Lucain et Sénèque, est «vertueux»; il pos-
sède toutes les excellences de l'esprit et de l'àme; et l'une de ces excellen-
ces est la constantia, la fidélité à soi-même. Il doit demeurer, en dépit de
tout, ferme dans sa volonté, et s'en tenir au jugement qu'il a une fois for-
mulé. Les circonstances extérieures ne sauraient prévaloir contre cette
volonté; car ces circonstances, étant de l'ordre des choses, ne sauraient
être que des «indifférents». Indifférents que la souffrance, la mort, l'exil.
Caton a choisi le parti de la liberté contre la tyrannie, et il lui demeurera
obstinément fidèle. Supposons que, se pliant à la nécessité, et devant la
victoire de César, il accepte ce qui, pour le moment, est devenu un «ordre
du monde», alors il se rendra coupable de légèreté, de leuitas. Cela, au
terme de la guerre civile. Mais, dès le début de celle-ci, il ne saurait aban-
donner Pompée, qui représente au moins l'apparence de la liberté, ni pas-
ser à César, qui agit dans l'illégalité, ni même demeurer neutre: il doit
lutter effectivement, même sans espoir, pour rester fidèle à lui-mème. La
neutralité serait la pire solution au problème, car il semblerait, alors,
chercher sa sécurité personnelle, tandis que l'univers entier s'écroule
autour de lui: «Qui donc, dit-il, alors que s'effondre l'éther, depuis les
hauteurs du ciel, voudrait tenir ses mains inactives?» 16 • Il acceptera donc

Pharsale Il, 286 et suiv. : Summum, Brute, nefas ciuilia bel/a fatemur, I sèd
15

quo fara trahunt uirtus secure sequetur, / crimen erit Superis et me fecisse nocen-
tem.
1
• Pharsale Il, 290.
150 ROME, LA LITIËRATURE ET L'HISTOIRE

de jouer le rôle qui est le sien, en vertu de son propre passé, dans la catas-
trophe qui entraîne l'Univers. Il suivra les Destins, et appliquera l'un des
préceptes fondamentaux du stoïcisme: «suivre le Dieu> - deum sequi.
Jusqu'ici, tout, dans cette analyse, semble cohérent: le héros stoïcien,
dans sa fidélité à ce que lui a enseigné sa raison (qui est, aussi, celle de
Dieu), acceptera ce que ce dieu lui envoie.
Mais une objection se présente bientôt. Lucain, au livre I du poème,
avait écrit, à propos du même Caton : «la cause victorieuse avait plu aux
dieux, celle du vaincu, au contraire, à Caton> 17• Ce vers fameux entre tous
semble contredire ce que nous dit Lucain sur les mobiles de Caton; il
oppose celui-ci aux dieux. Et l'on peut se demander si, finalement, le sage
n'aurait pas dû accepter le changement que les divinités imposaient au
monde. Plus simplement, le poète ne s'est-il pas lui-même laissé entraîner
par sa rhétorique, et, poussé par le désir de frapper une sententia, n'a-t-il
pas faussé la pensée de son héros?
Mais, pour comprendre ce vers, il convient, croyons-nous, de remar-
quer que Lucain n'a pas écrit: uictrix causa Deo placuit, mais deis. Les
stoïciens savent que le Dieu suprême est le véritable ordonnateur de l'uni-
vers, et que les dieux particuliers règnent sur les choses, qui relèvent de
la Fortune, et non du Destin. Le Dieu et les dieux n'appartiennent pas au
même niveau de réalité. C'est ce que Sénèque a montré dans le De proui-
dentia lorsqu'il dit: «le souverain fondateur et guide de tout ce qui existe
a écrit sans doute, lui-même, les Destins, mais il les suit; il obéit toujours,
il a ordonné une seule fois> 11, et, dans une Lettre à Lucilius, nous lisons:
«la philosophie nous exhortera à obéir de bon cœur au dieu, mais de
mauvais gré à la Fortune; elle nous enseignera à suivre le dieu, mais à
subir le hasard> 19• Ce qui se produit effectivement n'est pas, en soi,
conforme à l'ordre rationel du monde; il existe un domaine où règne le
hasard, et le sage n'a pas le devoir de diviniser celui-ci; il ne peut que
l'accepter, sans lui attribuer une quelconque valeur transcendante. C'est
pour cela que Caton acceptera la guerre, avec tous les crimes qu'elle
implique, il acceptera de verser son sang pour une cause dont il sait que,
en aucun cas, elle ne pourra rendre aux Romains leur liberté. Pompée,
aussi bien que César, est destiné à établir une monarchie. Le vieux régime

11
Pharsale I, 128: uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni.
'.' De prou. 5,8: ille ipse omnium conditor et rector scripsit quidem fata, sed
sequitur: semper paret, semel iussit.
19
Ad ~uc. 16,S: (philosophia) adhortabitur ut deo libenter pareamus, ut fortunae
contumaciter; haec docebit ut deum sequaris, feras casum.
QUELQUBS ASPECTS DU STOICISME DE LUCAIN 151

républicain, auquel Caton a attaché sa foi, est condamné. Mais ce n'est


pas une raison pour le trahir 1
Caton le dit, dans son discours à Brutus: «attaquez-moi, moi seul. de
votre fer, moi qui cherche à protéger, en vain, les lois et un droit désor-
mais sans effet> 20 • Lutte désespérée, sans objet? Lutte d'un orgueil qui ne
veut pas accepter la défaite? Il y .a plus, dans la volonté de Caton. Il sait
que tout système politique est, en lui-même, indifférent; les vieux maîtres
de Portique, nous l'avons vu, admettent aussi bien la monarchie que la
république des cités. C'est la Fortune qui établit l'une ou l'autre; les régi-
mes appartiennent au domaine de la Fortuna, et ils évoluent selon des
lois qui ne dépendent pas du Sage, ni même du dessein de la Providence
universelle, mais d'un certain nombre de causes contingentes. Assez cu-
rieusement, Brutus, s'adressant à Caton, compare les événements politi-
ques, pleins de trouble, irrationnels, aux météores qui agitent les régions
sublunaires du cieJ21• Le Sage, comme J'Olympe où règne Jupiter, demeu-
re dans une région de calme. Brutus en tirait argument pour conseiller à
Caton de rester au-dessus de la mêlée. Mais c'est ce que Caton ne saurait
faire: s'il s'abstient, il favorisera du même coup César, en admettant,
implicitement, que la cause du sénat et de la légalité ne méritent pas son
appui. Il laissera la voie libre à la tyrannie, et préparera ainsi, un rallie-
ment fatal, pour l'avenir.
Mais, si le système politique lui-même est, en soi, un «indifférent», il
s'ensuit que Rome pourra survivre aussi bien comme monarchie que
comme république, et cela entraîne, pour la position historique de Lu-
cain, une conséquence importante: le principat, en lui-même, n'est pas
condamnable; il n'est (comme la république) ni bon ni mauvais. Comme
tous les «indifférents>, sa valeur dépend de l'usage que l'on en fait. Le
bien véritable se situe sur un autre plan, celui de l'Honestum, comme l'af-
firment les stoïciens, depuis Zénon jusqu'à Sénèque et Marc-Aurèle. Nous
retrouvons ici une distinction fondamentale dans le système, celle qui
oppose les «actions droites> (recta actio, KaropfJwµa)aux «devoirs» (offi-
ou «convenables>. Les «convenables» peuvent être établis
cia, KafJ,tKov-ra),
chaque fois par un raisonnement, en face d'un choix à faire, d'une action
déterminée à accomplir, dans une situation donnée. Ces «convenables»
concernent les indifférents, le contenu matériel d'une action. Les «actions

20
Pharsale II, 315: me solum inuadite fe"o I me frustra leges et inania iura
tuentem.
21
Pharsak II. 266-273: .. . nubes ucedit Olympus. / Lege deum minimas rerum
discordia turbat; / pacem magna tenent.
152 ROME,LA LITIBRATUREET L'HISTOIRE

droites» émanent, elles, directement, de la pensée du sage, elles ne sont


pas fondées sur leur contenu matériel, mais sur l'attitude intérieure, l'in-
tuition de son esprit, et ce sont elles qui possèdent la valeur véritable,
dans la mesure où le sage est formé, par sa «vertu», à percevoir directe-
ment l'honestum. Et ce choix est indépendant des conséquences matériel-
les qu'il entraîne.
Or, les événements d'une guerre, effets de la Fortune, ne suraient
être que des indifférents; ils n'entraînent que des conséquences matériel-
les; ils sont aussi «indifférents» que la mort ou les mutilations, ou la rui-
ne, ou l'exil. La seule question, que se posent les «stulti », est celle de la
théodicée, de savoir pourquoi le Dieu - ou les dieux - permettent de telles
horreurs. À quoi les stoïciens, avec Caton, répondent que ces prétendues
horreurs ne sont que des incommoda, parce que les souffrances des hom-
mes, et même la chute des empires n'ont aucune importance réelle aux
yeux du Dieu qui a voulu le monde tel qu'il est, et ne se soucie pas des
incidents qui surviennent tandis que se déroulent les Destins. Il suffit que
les Sages y trouvent l'occasion d'affirmer leur vertu:
«Le dieu, écrit Sénèque dans le De proudentia, est animé de senti-
ments paternels envers les hommes de bien, il les aime d'un amour viril,
et dit: «entraînons-les par des labeurs, des peines, des dommages, pour
qu'ils acquièrent une vraie force,22.
Les guerres civiles sont l'une de ces épreuves, qui enseignent aux
hommes à s'entraîner pour parvenir au plus haut degré de l'excellence
humaine, qui est de supporter sans gémir les coups de la Fortune. On voit
que le choix politique de Caton n'est pas important par son contenu, mais
par sa forme. Aux yeux de Lucain, comme à ceux de Sénèque, le monde
développe son devenir sur un double plan: celui du Fatum et celui de la
Fortuna. Caton, de par son intuition de «sage», obéit au premier - et, par
conséquent, accepte la guerre civile - tandis qu'il se rebelle contre la For-
tuna, qui semble donner la victoire à César. Cette ambiguïté de sa condui-
te s'explique dans la perspective stoïcienne; elle n'est en aucune manière
contradictoire. Il en résulte que Caton possède la tranquillité de l'âme, à
la différence des stulti, dont le poète rapporte les gémissements et les
angoisses à l'approche des armées de César, et de tous ceux qui évoquent
les horreurs commises au temps de Sulla et de Marius. Il marche droit
vers son destin, en pleine connaissance de cause. Il sait que la guerre où il

22
De prou. 2,6: patrium deus habet aduersus bonos uiros animum et illos forti-
ter amat, et coperibus, inquit, doloribus, damnis exagitentur, ut uerum colligant
robur».
QUBLQUBSASPBCJ'S DU STOICISM.BDB LUCAIN 153

s'engage est conforme à l'ordre du monde; il ne se reconnait pas le droit


de s'y soustraire, et son propre passé lui désigne clairement le parti qu'il
doit rejoindre.
Cette securitas de Caton, acquise par lui dès le début du conflit, Pom-
pée veut la conquérir après Pharsale. Depuis longtemps les commenta-
teurs ont fait observer que Lucain portait sur Pompée des jugements
opposés. Au commencement du poème, Pompée n'est pas meilleur que
César, et l'on ne sait si sa cause vaut mieux que celle de son adversaire:
«qui a plus justement pris les armes? Il est interdit de le
savoir» 23 •
Cette impossibilité où l'on est de juger - le seul jugement possible étant
celui de Dieu - vient de ce que la valeur de l'action ne porte pas sur sa
matérialité, et, comme nous l'avons dit, la guerre civile se déroule dans
l'ordre des «indifférents». À ce moment, Pompée est animé de passions
humaines, trop humaines. Jaloux de son rival, il entend demeurer, par la
force des armes, le premier dans la cité, et la guerre ne donnera au vain-
queur aucune justification juridique ou morale. Pompée, aussi bien que
César, est coupable, selon les valeurs humaines; aucun n'a le souci de
«suivre la Nature», qu'ils violent, nous l'avons dit, en recourant à la guer•
re. Telle est la situation de Pompée au début de la Pharsale.
Puis, voici qu'au livre XII, nous lisonsz•: «adhuc tibi, Magne, faue-
bunt . .. » La postérité se prononcera en faveur de Pompée. Le poète a-t-il
donc changé d'idée? S'est-il décidé, finalement, à reconnaitre que le bon
droit était du côté de Pompée? On sait quel parti les commentateurs « bis•
toricistes » ont tiré de cette apparente contradiction. Elle leur sert à soute•
nir que Lucain, lorsqu'il écrivait le premier livre, tenait encore la balance
égale entre les deux partis, pour ne point donner tort à César ni condam•
ner le régime monarchique, mais que, écrivant le livre VII, il avait changé
d'avis, et que, par haine de Néron, il était devenu républicain. Nous pen-
sons que cette conclusion n'est fondée que sur des apparences. Ce qui est
en question, comme nous l'avons vu à propos de Caton, ce n'est pas le
contenu, la matérialité des actions considérées, mais l'attitude intérieure
du Héros: Pompée, quand il s'engage dans la guerre, est, nous l'avons dit,
animé par la passion; au moment où il va tout perdre, lorsqu'il est à la
veille de la bataille décisive, son âme se trouve, en quelque sorte purif iéc
de ses vains désirs, il est devant la mort. Le poète, naturellement, sait

21Pharsale 1, 126 : quis iu.stiu.s induit arma J I Scire nef as . ..


u Pharsale VII, 213.

Il
154 ROME, LA Ll'ITRRATURE ET L'HISTOIRE

quel va être le destin de Magnus, et il sait aussi avec quelle grandeur


d'âme il l'acceptera.
Pompée a, sans doute, contribué à déclancher la guerre civile; il a, ce
faisant, été criminel. Mais, même dans cette erreur, il a conservé sa
magnanimitas. Et cette même qualité, il la retrouvera dans la défaite : son
cheval l'emporte loin du champ de bataille, sans que le vaincu redoute
d'être frappé dans le dos, et le grandeur de son âme demeure tandis qu'il
.va vers son ultime destin 25 •
Les fragments des stoïciens nous apprennent que la magnanimitas, la
µeyaÂOq)uxia est une «quasi-vertu>, qui peut être possédée même par des
hommes qui ne sont pas des sages, ni même des aspirants à la sagesse 26 ,
et Sénèque accepte cette opinion. C'est ainsi que, dans la Consolation à
Polybe, il constate que Scipion l'Africain était «magnanimus », mais que
cela l'entraînait à des actions contraires à la loi et à l'équité 27• Bien plus,
dans le même dialogue il exalte la magnanimitas de Marc-Antoine! Il est
évident que, chez celui-ci, la «grandeur d'âme» n'a rien de commun avec
la vertu. Il en va de même pour le héros de Lucain : ce sont tous des êtres
d'un courage exceptionnel, leur âme les élève au-dessus de l'humanité
moyenne : et, dans cette mesure, ce sont des héros épiques. Non seule-
ment Pompée, mais Brutus et César possèdent cette exceptionnelle gran-
deur - pour le bien comme pour le mal. Leur magnanimitas a pour effet
d'exalter en eux aussi bien les vices que les vertus. En eux, rien de médio-
cre. Ils vont jusqu'au bout d'eux-mêmes, et, pour cette raison, demeurent
grands, quelle que soit leur fortune: Pompée, dans sa victoire, n'avait pas
connu l'orgueil (qui est une petitesse); dans sa défaite il ne connaît pas
non plus la craine 21 • De la sorte, il est «au-dessus de la Fortune» 29 , et,
dans cette mesure, il est, pourrait-on dire, sur la voie du stoïcisme. Seul
en face de lui-même, sans espoir, mais aussi sans désespoir; la défaite l'a,
en quelque sorte, rendu libre, et, en le dépouillant de tout ce qui pouvait
flatter sa vanité, l'a laissé seule en face de Dieu. S'il avait été victorieux,
jamais il ne se serait ainsi retrouvé : « uincere peius erat », dit de lui le poè-
te 10.

Pharsale VII, 677 et suiv.: .. . tum Magnum concitus aufert / a hello sonipes
25

non tergo pauentem I ingentisque animos extrema in fata ferentem.


26 Von Arnim, SVF par. 264: la grandeur d'âme appartient aussi bien aux stulti

qu'aux sages.
27 Consol à Polybe, 14,4.
21 Pharsale VII, 683 : non impare uultu / aspicis Emathiam, nec te uidere super-

bum / prospera bellorum nec fractum aduersa uidebunt.


29 Ibid. 686 : tam misero fortuna minor.

30 Ibid. 706.
OUBLOUES ASPECTS DU STOICJSMBDE LUCAIN 155

Il n'est donc pas inexact de dire que Pompée est devenu un stoïcien
véritable, non pas à la suite d'un enseignement intellectuel, de démonstra•
tions auxquelles son esprit eût adhéré, mais dans sa conscience profonde,
par l'acte qui lui a fait découvrir les «vraies» valeurs qui, jusque-là, lui
étaient dissimulées par sa condition. Et il est désormais «securus », au-
devant de la mort 31 •
Cette transformation profonde de Pompée est assez semblable à ce
que Sénèque attend de son ami Lucilius et qu'il connaît lui-même. Com-
me Pompée, Lucilius doit avancer vers la sagesse, pour obtenir cette secu-
ritas, cet esprit cordonné» (compositus animus), qui ne peuvent être
atteints que par une expérience spirituelle, et que les démonstrations de
la raison et la connaissance théorique ne peuvent que confirmer, non pas
créer. Cette démarche est parfaitement décrite par Sénèque dans les Let·
tres à Lucilius. L'exercice de la «vertu», c'est-à-dire la découverte de l'ex-
cellence humaine est une 6ui8ecnc;,une attitude de l'âme tout entière 32 ; et
l'on comprend que l'on y est parvenu lorsque l'on constate que l'on s'est
non pas «amélioré», mais ctransfiguré» 33 • Pompée a connu cette révéla-
tion grâce à l'écroulement de sa fortune. De la même façon, les chrétiens
parlent d'un «baptême de sang», conféré par le martyre, par opposition
au baptême que précède une initiation aux vérités de la Foi.
Pompée, libéré du fardeau de son destin, s'en va, sans trouble 14• Et
l'on se souviendra, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, que le terme de
securus qui était appliqué à Caton, est l'un des mots-dés du vacabulaire
de Sénèque, pour décrire l'état d'âme auquel parvient quiconque se trou-
ve hors des atteintes du temps, au-dessus de la crainte comme de l'es-
poirl5.

*
* *

Peut-être discernons-nous maintenant avec plus de clarté quelle fut


l'intention de Lucain en écrivant la Pharsale : il ne souhaite exalter aucun
des deux partis aux dépens de l'autre. César et Pompée sont pour lui deux
héros, dont chacun suit sa propre voie, en face du Destin. Il ne conteste

/bid. 709 et suiv. : aspice securus uultu non supplice reges.


11

UAd Luc. 16,1. V. notre ouvrage «Sénèque ou la conscience de l'Empire• Paris


1978, p. 24.
JJAd Luc. 6,1, et op. cit., pp. 227 et suiv.
l4 Pharsale VII, 686-7: iam pondere fati I depo\ito securus abi.
"Par ex. Ad Luc. 101. 10.
156 ROME., LA LITT8RATURE. ET L'HISTOIRE.

pas la légitimité d'une monarchie, dans la mesure où cette forme de gou-


vernement est un «ordre du monde», voulu par Dieu. On ne prendra pas
à la légère ce qu'il écrit dans le prologue du poème: que ces épreuves,
qu'il va retracer, valaient la peine d'être vécues par Rome, si le prix en
était le règne de Néron. Un stoïcien ne sera pas un opposant, en vertu de
sa foi; Sénèque se fera «néronien», et le restera, aussi longtemps qu'il
pensera pouvoir contribuer au bonheur de l'Empire. Et Lucain ne pense
pas autrement. Dans les épisodes divers de l'histoire de Rome, il s'efforce
de discerner ce qui appartient au Destin et ce qui est seulement jeu de la
Fortune. C'est ainsi que, lorsque Sulla trouve en face de lui, à la bataille
de la Porte Colline, une armée conduite par Pontius Telesinus, Lucain
rappelle que le chef sabin compte parmi ses ancêtres le Pontius qui avait
contraint une armée romaine à la reddition, en 321, dans les défilés de
Caudium; et une autre allusion rappelle la guerre sociale, trois moments
où le nom même de Rome semblait sur le point d'être effacé du monde.
Contre cette menace, Sulla avait remporté la victoire; il avait sauvé
Rome, et, en dépit de ses crimes, dont Lucain dit toute l'horreur, il n'en
avait pas moins été l'agent de la Providence. S'il avait été trop loin dans
cette opération chirurgicale celle-ci était nécessaire :
~dumque nimis iam putria membra recidit,
excessit medicina modum » 36 •
De la même manière, la guerre civile voulue, conjointement, par César et
Pompée avait été un mal nécessaire, qui, finalement, avait eu pour effet
une plus grande Felicitas. Aux yeux du poète, le bonheur de Rome, sa
grandeur, son existence constituent le Bien suprême. Une Rome monar-
chique est conforme à l'ordre du monde. Les stoïciens en sont persuadés,
puisque l'Univers est une monarchie, et que Rome s'identifie à l'Univers :
à la tête de celui-ci, un dieu, comme, dans l'homme lui-même, la Raison
qui gouverne son être, exerce une véritable monarchie. Les stoïciens sont
ici les héritiers du platonisme. Tout le problème consiste à savoir quel
sera le monarque que l'on mettra à la tête de l'Empire - donc de l'Univers
visible. Aussi longtemps que Néron suivra la politique que lui dicte Sénè-
que, aussi longtemps son règne sera légitime. S'il s'abandonne aux uitia -
s'il cède aux attraits du plaisir, s'il se montre tyrannique, changeant, san-
guinaire, alors il sera permis de chercher, par tous les moyens, à mettre
fin à son règne. Telle fut, sans doute, les justifications que se donnèrent

16 Pharsale II, 141-142.


QUELQUES ASPECTS DU STOICISMB DB LUCAIN 157

les stolciens qui participèrent à la conjuration de Pison, ou laissèrent les


mains libres aux conjurés.
Dans son ensemble, la Pharsale devait décrire le déroulement des
Destins, depuis le grand ébranlement provoqué par César jusqu'à l'éta-
blissement définitif du principat - du moins est-ce l'hypothèse la plus
vraisemblable 37 • Entraînés dans cette immense tempéte, des héros luttent
pour des fins humaines - sauf Caton, qui, lui, est déjà parvenu à la securi-
tas, à la sérénité. Même Brutus, lui aussi magnanimus, est mû plus par la
passion que par la raison et la «vertu>: le discours que lui adresse Caton
provoque chez lui non pas une décision sereine et motivée en raison, mais
un mouvement de colère (irarum stimulos) et un «amour excessif de la
guerre civile>31• L'un des aspects les plus essentiels de la Pharsale est cet-
te épopée des âmes aux prises avec la Fortune. Celle-ci en brisera cer-
tains, comme Pompée, qui trouvera dans sa chute sa propre vérité; elle
en exaltera d'autres, comme César, qui n'obtiendra le pouvoir sur le mon-
de que pour tomber de plus haut. Dans son dessein, il semble que Lucain
a voulu son poème comme une immense amplification du De Prouidentia,
illustrant les rapports entre l'homme et le devenir du monde, une vaste
méditation sur la condition humaine et les voies du salut qui lui restent
ouvertes, lorsque tout semble s'écrouler.

17 V. Berthe Marti, in Entretiens Hardt XV, pp. 33-34.


11
Pharsale, II, 324-325.
UNE CRITIQUEMÉCONNUEDU STOÏCISME
CHEZ LUCRÈCE

Dans un passage fort célêbre, Lucrêce, analysant les effets pernicieux


de la crainte de la mort, écrit :
«Et si les hommes, souvent, prétendent que les maladies et une vie
sans honneur sont plus à redouter que la Mort et le Tartare, qu'ils savent
bien que l'âme n'est que du sang, ou peut-être du vent - selon leur fantai-
sie - et qu'ils n'ont absolument aucun besoin de notre doctrine, voici qui
pourra te montrer que toutes ces vantardises ne sont que pour se faire
valoir, et non parce qu'ils considéreraient que c'est là une vérité démon-
trée: exilés de leur patrie, chassés bien loin d'elle et de la vue des hom-
mes, honteusement frappés d'une accusation infamante, accablés de tous
les maux, finalement, ils vivent, et partout où ils viennent, dans leur mal-
heur, offrent des sacrifices aux morts, immolent des brebis noires, consa-
crent aux dieux mânes des offrandes funêbres, et, dans l'adversité, n'en
tournent que plus ardemment leurs âmes vers la religion> 1•
Les commentateurs, à peu prês unanimes, reconnaissent dans ces
inconséquents des hommes dépourvus de philosophie 2 • Ils avouent, sans
doute, que les deux théories auxquelles il est fait allusion sur la nature de
l'âme sont la premiêre (que l'âme est formée de sang), celle d'Empédo-

1
111,41-54: nam quod saepe homines morbos magis esse timendos I infamem-
que ferunt uitam quam Tartara leti, / et se scire animi naturam sanguinis esse I aut
etiam uenti, si fert ita forte uoluntas, / nec prorsum quicquam nostrae rationis egere,
I hinc licet aduertas animum magis omnia taudis / iactari causa quam quod res ipsa
probetur. I Extorres idem patria, longeque fugati / conspectu ex hominum, fœdati
crimine turpi, / omnibus aerumnis adfecti, denique uiuunt, I et quocumque tamen
miseri uenere, parentant, / et nigras maclant pecudes, et manibu' diuis I inferias
mittunt, mu/toque in rebus acerbis / acrius aduertunt animos ad religionem.
1
Accord de Merrill, Munro, Giussani, Lachmann, Heinze, Robin, résumé par
C. Bailey, T. Lucreti Cari De Rerum Natura .. ., Oxford, s. d. (1947), Il, p. 997 et
suiv.
160 ROME, LA LrrŒRATURE ET L'HISTOIRE

cle 3 , la seconde (que l'âme est formée d'air), celle d'Anaximène et de C~i-
tias, ou, ajoutent-ils, «peut-être le JtV60µa stoïcien 4 », mais ils affirment
que Lucrèce ne songe nullement ici à attaquer des «spécialistes» et que sa
critique porte seulement contre des «non-philosophes» choisissant, au gré
de leur fantaisie (si fert ita forte uoluntas), entre des théories, auxquelles,
en réalité, ils n'ajoutent point foi, et qu'ils ne mentionnent que par vain
souci l'ostentation.
Cette interprétation est, assurément, raisonnable et, à première vue,
satisfaisante. La difficulté ne commence qu'au moment où l'on veut expli-
quer la singulière attitude des mêmes personnages qui, exilés, offrent des
sacrifices aux morts et immolent des brebis noires. Apparemment, si
Lucrèce dirigeait son attaque contre les hommes en général, nous serions
en présence d'une pratique ordinaire chez les exilés qui, arrivés sur la
terre d'exil, commenceraient par offrir le sacrifice rituel des parentalia.
Mais, à notre connaissance, il n'existe pas d'autre texte venant confirmer
la réalité d'une coutume aussi singulière. Le rite des parentalia est spécifi-
quement destiné à honorer les morts de la famille du sacrifiant. Telle est
l'interprétation acceptée par Merril. Bailey, lui, préfère donner au mot
une valeur plus générale et comprendre qu'il désigne toute espèce de
sacrifice offert aux divinités infernales, «par peur de la mort». Mais c'est
précisément là admettre comme démontré ce qui est en question. Les
offrandes aux morts ne paraissent pas avoir eu, très généralement, pour
but, d'obtenir la prolongation de la vie. On pourrait, sans doute, citer des
exemples dans lesquels les offrandes aux divinités infernales témoignent
du désir d'éloigner une épidémie - tel, le sacrifice à Dis Pater, au Taren-
tum. Mais il est hardi de confondre en un même vague les divinités de la
mort et les morts eux-mêmes. D'ailleurs, pourquoi l'exilé s'empresserait-
il, alors qu'il n'est nullement menacé de mort, de détourner par un sacri-
fice une menace imaginaire? L'on comprendrait qu'il sacrifiât, selon
l'usage, aux dii patrii du pays où il s'installe, pour se les rendre propices.
Un sacrifice aux Mânes est vraiment inattendu et invraisemblable.
Mais les détails du sacrifice, tels que les présente Lucrèce, nous don-
nent sans doute la clef de l'énigme. Le choix de la victime, d'abord, la
« brebis noire», est caractéristique des scènes de nécromancie. Nous la
trouvons, par exemple, chez Virgile 5, dans les Étiopiques d'Héliodore 6 et,

3 Cf. Diels B. 105, cité par Bailey, Ibid. Voir, infra, p. 162, n. 12.
• Bailey, Ibid.
5 En., VI, 153.
6 VI, 14.
UNE CRITIQUE M&ONNUE STOICISME CHEZ LUCRÈCE 161

surtout, dans l'Odyssée 1 : la brebis noire est la victime offerte par Ulysse à
l'âme de Tirésias. Or, les circonstances dans lesquelles Ulysse célèbre ce
sacrifice répondent très exactement aux indications de Lucrèce : lui aussi
est chassé de sa patrie, qu'il était sur le point d'atteindre grâce aux pré-
sents d'Ëole, lui aussi est parvenu aux limites du monde, «loin de la vue
des mortels>, chez ces Cimmériens que recouvre une nuit éternelle; il est,
aussi, sous le coup d'une malédiction, ainsi que le lui révèle le même
Éole, qui refuse de le recevoir, à son second passage•; le héros porte la
peine d'avoir aveuglé le fils de Poséidon, et c'est la colère du dieu qui le
poursuit. Pourtant, malgré toutes ces infortunes, Ulysse n'en persiste pas
moins à interroger les destins, à aller jusqu'à évoquer les morts, afin d'ob-
tenir une révélation sur les moyens de rentrer dans sa patrie. Le poème
tout entier est l'histoire de l'incroyable ténacité d'un homme qui s'obstine
à vivre, en dépit des dieux.
Peut-être, dira-t-on, n'est-ce là qu'un rapprochement accidentel. Com-
ment Lucrèce pouvait-il penser à Ulysse, dont, après tout, nous ignorons
l'opinion sur la nature de l'âme?
Tout s'éclaire, si nous nous rappelons qu'Ulysse était l'un des héros
favoris du stoïcisme. Sénèque nous en donne témoignage 9 • Épictète le
confirme 10 : Ulysse est le symbole du sage qui parvient, au milieu des
tempêtes de la vie, à conserver sa constantia. Il était donc piquant, pour
Lucréce, de rappeler que ce «stoïcien» par excellence s'était livré, pour
tenter de sauver sa vie, que menaçait la colère divine, à des opérations de
nécromancie, c'est-à-dire à des manipulations quasi magiques dont le
sage devrait se détourner.
S'il en est bien ainsi, et si Lucrèce pense aux stoïciens, dans cette évo-
cation de la Nékyia, peut-être devient-il plus facile de comprendre les vers
43 et 44, sur l'idée que ces prétendus sages se forment de l'âme et de sa
nature. Sans doute, la plupart des stoïcisme admettaient que l'âme hu-
maine est un «souffle igné», mais il en était au moins un pour qui elle
était constituée par le sang. C'est du moins ce que pensait Diogène le
Babylonien, qui reprenait pour son compte les opinions d'Empédocle et

1
Odyssée, XI, 32-33.
• Ibid., X, 64 et suiv. La malédiction de Poséidon est d'ailleurs expressément
révélée à Ulysse par Tirésias.
• Sen., De Const. Sap., II, 2 : (Uli:cenet Herculem) . .. Stoici nostri sapientes pro-
nuntiauerunt, inuictos laboribus et contemptores uoluptatis et uictores omnium ter-
rorum. Voir notre Commentaire, ad. loc.
10
Épictète, Entretiens, III, XXIV, 13-22 et 64-75; XXVI, 31-35 et 23. Cf. Hor.,
Epist., 1, 2, 17.
162 ROME, LA LITTBRATURB ET L'HISTOIRE

Critias 11• Il y était d'ailleurs à demi autorisé par la doctrine même des
stoïciens les plus orthodoxes, Zénon, Chrysippe et Cléanthe, qui affir-
maient, sans doute, que l'âme était un KVSOµa,mais ajoutaient que ce
souffle était «nourri> par le sang 12• Lucrèce pouvait donc, sans trop de
mauvaise foi, attribuer aux stoïciens des variations dans leur doctrine de
l'âme et affecter de croire qu'ils adoptaient l'une ou l'autre conception,
au gré de leur fantaisie.
Pour toutes ces raisons, nous croyons que, en ce début du livre III, le
poète ne songe du tout aux hommes du commun se piquant de philoso-
phie, mais aux sto1ciens qui, par esprit de vantardise (reproche d'orgueil
souvent fait à la secte, de Tacite à Pascal) et sans l'appui d'une doctrine
physique rigoureuse, affectent de se mettre au-dessus des préjugés vulgai-
res, mais n'en tombent pas moins dans toutes les superstitions et les prati-
ques les plus dégradantes.
Si l'on veut bien admettre ces conclusions, il s'ensuit que les premiers
vers du passage (v. 41-42) font allusion à la théorie stoïcienne du suicide.
Le sage, disent les stoïciens, peut être amené à quitter volontairement cet-
te vie pour diverses raisons, parmi lesquelles la maladie ou la crainte du
déshonneur 13• Et, à la réflexion, il aurait été étrange que Lucrèce n'eût
pas rencontré, en cet endroit de son poème, la conception des philoso-
phes qui faisaient profession de mépriser la mort. Il s'en débarrasse allé-
grement, même un peu légèrement, peut-être, parce que toute position
dogmatique, comme celle de Lucrèce, ne peut, sous peine de s'affaiblir,
tenir scrupuleusement compte des attitudes spirituelles qui ne sont pas la
sienne, aussi légitimes, aussi fécondes soient-elles. Lucrèce s'en tire en
accusant les adversaires stoïciens de l'épicurisme d'hypocrisie et d'incon-
séquence. Mais il le fait sous le couvert d'un mythe, par une allusion qui
lui évite d'aborder le problème dans toute son ampleur, ce qui lui eût été
impossible dans un poème qui, quoi qu'on en ait dit, est essentiellement
l'exposé d'une physique et d'un système du monde plutôt qu'une ré-
flexion sur la mort.

11Galien, De Hom. et Plat. dogm., II, 8 (10), p. 246 Mu(: Stoic. Vet. Fragm., III,
p. 216, 30).
12 Galien, Ibid. Cf. Stoic. Vet. Fragm., I, p. 38.
13 Stoic. Vet. Fragm., III, p. 190, n. 768. Cf. Sén., ad Luc., 101, 10 et suiv., déve-

loppement sur la crainte de la mort : miserrimus ac miserrima omnia efficiens


metus mortis. Citation de Mécène, qui préfère la mutilation à la mort. Cette page de
Sénèque semble répondre, en écho, aux sarcasmes de Lucrèce.
LUCRÈCE ET L'HYMNE À VÉNUS

ESSAI D'INTERPRÉTATION

Le prologue du premier livre de Lucrèce est peut-être, de tout le poè•


me, la page la plus mystérieuse et la plus redoutable; nombreux sont les
commentateurs qui ont tenté de lui arracher son secret 1, et il peut sem•
hier hardi de vouloir ajouter à tant d'autres une interprétation nouvelle.
Notre seule excuse sera sans doute que cette interprétation ne se veut pas
entièrement nouvelle; tant d'efforts des commentateurs n'ont pas été
vains; plusieurs résultats peuvent être aujourd'hui tenus pour acquis, et
nous ne prétendons ici que rassembler certains d'entre eux, en tirer les
conséquences nécessaires et, dans un certaine mesure, les harmoniser.
Que la modestie de notre but nous serve d'excuse.
Dès l'abord se pose une première question, relative au texte même de
ce prologue: le possédons-nous tel que l'écrivit Lucrèce? On s'est deman•
dé parfois s'il ne recélait pas quelque lacune, qui en compromît la cohé·
rence 2 • Mais, surtout, les éditeurs ont long-temps considéré que les der•

1
On consultera, naturellement, tous les commentaires classiques de Lucrèce
et, en dernier lieu, celui de C. Bailey, Oxford, 1947. En outre, J. Vahlen, Ueber das
Prooemium des Lucretius, Monatsber. der Preuss. Alcad. der Wiss., 1877, p. 479-49;
G. Giri, lntorno al proemio del primo libro di Lucre1.io, R. F. I. C., 1912, p. 87-112;
Id., lntorno all'invocaz.ione di Lucre1.io a Venere ed alla rappresentar.ione di lei con
Marte... , Ibid., 1915, p. 34-55; E. Bignone, Nuove ricerche sui proemio del poema di
Lucreûo, Ibid., 1919, p. 423-433; R. Reitzenstein, Das erste Proemium des Lucrez.
Nachr. der Gesell. der Wiss. Gôttingen, 1920, p. 83-96; F. Jacoby, Das Proemium des
Lucretius, Hermes, 1921, p. 1-65; J. Blatt, Zu Lucrer., 1, 1-49, Eos, 1932, p. 345-347;
K. Barwick, Ueber die Proômien des Lucrer., Hermes, 1923, p. 147-175; E. A. Hahn,
The first prooemion of Lucretius in the light of the rest of the poem, T. A. Ph. A.,
1941, p. XXXII-XXXIII (résumé); E. Wistrand, De Lucretii prooemii interpretatione,
Eranos, 1943, p. 43-47. Cf. Friedlander, Retractationes, II, Hermès, 1932, p. 43-46
(spécialement sur les vers 44 à 49). Cf. Id., The Epicurean theology in Lucretius'
first prooemium .. ., T. A. Ph. A., 1939, p. 368-379.
2 J. Vahlen, op. cit.
164 ROME, LA LITimtATURB ET L'HISTOIRE

niers vers du prologue, tel qu'il nous est transmis par les manuscrits,
n'étaient pas à leur place et avaient été abusivement introduits à cet
endroit par un copiste maladroit ou, peut-être même, par un commenta-
teur ironique et malveillant. En effet, après l'admirable prière à Vénus,
demandant la paix pour une Rome menacée, viennent six vers où nous
lisons:
«La nature des êtres divins exige, en effet, par soi-même, qu'elle
jouisse de son éternité dans une paix totale, loin de nos affaires, sans
aucun lien avec nous; libre de toute souffrance, libre de toute épreuve,
forte de trésors qui ne sont qu'à elle, et sans besoin de nous, elle ne se
laisse pas séduire par nos bonnes actions ni toucher par la colère» 3•
Ce passage a, certes, de quoi surprendre en cet endroit : si les dieux
sont indifférents à nos mérites et à nos fautes, s'ils n'ont aucun souci de
nous, dans leur Olympe lointain, à quoi bon les prier? A première vue, il
existe une contradiction totale entre ces vers et l'invocation à Vénus dont
ils sont précédés. Et, comme ces vers se trouvent répétés en un autre
endroit du poème 4 , la tentation est forte de supposer qu'ils ont été inter-
calés en cette fin du premier prologue. Aussi, jusqu'à Bailey, la plupart
des éditeurs n'ont-ils pas hésité à les supprimer, terminant le passage
avec la mention de Memmius. Cette suppression était d'autant plus facile
que la suite des idées, avec les vers 50 et suivants, n'est pas des plus limpi-
des. Brusquement, le poète s'adresse à Memmius, après s'être adressé à
Vénus, et, surtout, le nouveau développement commence par une formule
de liaison quod superest, qui paraît bien impliquer l'existence d'un pre-
mier point, aujourd'hui disparu. Il est tentant de supposer que les vers 44
à 49 ont pris la place d'un paragraphe dans lequel le poète exhortait
Memmius à entendre sa parole. Au prix de cette hypothèse, tout rentre-
rait dans l'ordre.
Mais cela même est-il bien certain? Même si l'on supprime l'énoncé
explicite de l'indifférence des dieux aux prières humaines, la contradic-
tion n'en subsiste pas moins; en quelque endroit que soit formulée cette
doctrine, elle demeure essentielle au système et, apparemment, aurait dû
interdire à Lucrèce, s'il la fait vraiment sienne, de placer en tête de son
œuvre un hymne à la déesse Vénus. Effacée de la lettre du livre I, la

3Omnis enim per se diuum natura necessest / immortali aeuo summa cum pace
fruatur / semota ab nostris rebus seiunctaque longe; / nam priuata dolore omni,
priuata periclis, / ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri, / nec bene promeriti.s
capitur nec tangitur ira (v. 44-49).
4 II, 646-651, à la fin de l'évocation de Cybèle (sans aucune variante).
LUCRt!CE ET L'HYMNE A Vt!NUS 165

contradiction réapparaît sur un plan plus profond; résiderait-elle donc


dans la pensée même du poéte, hésitant entre la doctrine d'athéisme qu'il
enseigne et les entraînements de sa sensibilité, qui ne pourrait se dépren-
dre des prestiges de la religion traditionnelle? Lucréce aurait-il écrit ce
prologue au moment où il commençait son œuvre, avant de s'être encore
suffisamment imprégné de la doctrine, et doit-on penser que, s'il avait
vécu assez longtemps, il aurait effacé ce scandaleux prologue pour le
remplacer, purement et simplement, par l'éloge d'Épicure ou quelque
développement plus orthodoxe 5 ? Solution désespérée, et qui a le grand
inconvénient de supposer que Lucrèce n'a pas été, d'emblée, pénétré de
toute la vérité épicurienne, qu'il l'a conquise graduellement, au cours de
la composition du poème, et - ce qui est plus grave encore - qu'il est allé
de la physique à la théologie. Mais tout, dans le poème, dément une
pareille conception : imagine-t-on Lucrèce croyant aux dieux du vulgaire,
à l'immortalité de l'âme, ou du moins à sa survie, aux Enfers, à la vertu
des prières, à l'intervention du surnaturel dans le monde, et déjà persua-
dé de l'existence des atomes? Si Lucrèce a suivi un chemin dans sa
conquête de !'Épicurisme, ce chemin est, assurément, parti de la méta-
physique du système, pour aboutir à sa physique. Il y a là une évidence
irrésistible pour quiconque a seulement parcouru l'ensemble du poème:
la théorie des atomes n'est qu'un moyen au service d'une fin qui la dépas-
se; la garantie véritable de sa vérité est, au fond, son efficacité contre les
terreurs de la mort et de la religion. Il est presque inconcevable que l'on
puisse renverser cette démarche et imaginer Lucrèce sensible d'abord
aux démonstrations scientifiques d'Épicure et, peu à peu, conduit, sous
leur contrainte, à renoncer à sa foi religieuse. L'impression, devant l'en-
semble de l'œuvre, est bien plutôt d'une conviction monolitique, tout
entière vers la conquête de l'équilibre intérieur, qui est sa véritable fin.
Pour toutes ces raisons, le problème soulevé par le prologue du livre
I doit être posé dans toute sa brutalité : apparemment, Lucrèce se contre-
dit lui-même lorsqu'il invoque la médiation de Vénus pour que Rome
jouisse de la paix. Il le fait en pleine conscience; peut-être même souligne-
t-il sa propre inconséquence, en des vers qu'il reprendra une autre fois,
lorsqu'il évoquera une autre divinité du Panthéon «vulgaire». Comment
cela est-il possible? Quel sens peut-il attribuer à cette prière, qui ne soit
pas un démenti de ses convictions les plus profondes, par quelles circons-
tances a-t-il été amené à écrire une page dont le sens apparent semble le
faire tomber lui-même sous le coup des accusations que, quelques vers

'J. Perret, Légende troyenne ... , p. 573 et suiv.


166 ROME. LA UTIÉRATURE ET L'HISTOIRE

plus tard, il va porter contre la «religion» coupable d'avoir provoqué le


meurtre d'Iphigénie?
Ceux qui font de cet hymne une «inconséquence» du poète s'autori-
sent généralement du fait que ce prologue figure en tête du premier livre
et admettent qu'il a été écrit alors que Lucrèce en était au début de son
œuvre. Ils tirent argument, pour confirmer leur conviction, des vers dans
lesquels il est question des «circonstances difficiles» que traverse la
patrie•, et qui ne permettent pas à Memmius de s'éloigner des affaires.
On dit que ces circonstances difficiles correspondent à l'année où Mem-
mius fut préteur, l'année du consulat de César (59 av. J.-C.)7; on ajoute
qu'il ne saurait s'agir des troubles provoqués par Clodius en 58 et 57,
puisque, à ce moment, Memmius est loin de Rome et gouverne la provin-
ce de Bithynie.
Pourtant, à y bien réfléchir, comment les troubles, tout intérieurs, de
Rome en 59 peuvent-ils faire redouter au poète une guerre? Il lui faudrait
une prescience singulière pour apercevoir, dans cette agitation provoquée
par César, le germe de la guerre civile! Car ce n'est pas la Concordia que
Vénus doit ramener à Rome, c'est Mars qu'elle doit apaiser, et, en 59,
quelle est la guerre dont Rome est menacée? Tout, à l'extérieur, est paisi-
ble. Depuis les victoires de Pompée, Mithridate est ècrasé, les pirates sont
réduits à l'impuissance, même l'Espagne est pacitiée. Rome, en pleine
expansion, menace plus qu'elle n'est menacée.
Tout change, au contraire, quelques années plus tard. Deux théâtres
de guerre s'ouvrent brutalement avec la fin de l'année 54 et le début de
53. César, au mépris de tout droit, avait attaqué en Gaule; pendant plu-
sieurs années, les opérations s'étaient déroulées à son avantage, mais voi-
ci qu'en automne 54 avait commencé un soulèvement général des peuples
gaulois, quinze cohortes avaient été anéanties, et l'on redoutait à Rome
que la Province de Transalpine ne fût submergée. Et voici que, quelques
mois plus tard, les maladresses de Crassus ont pour résultat de conduire
au désastre l'armée romaine d'Orient. Dion Cassius raconte comment cet-
te année 53 s'ouvrit dans une atmosphère de désastre: «On vit, nous dit-il,
des chouettes et des loups, des chiens errants hurlèrent, des statues
sacrées transpirèrent, d'autres furent. frappées de la foudre• ... > Coup

6
• V. 41-43: nam neque nos agere hoc patriai tempore iniquo / possumus aequo
anima nec Memmi clara propago I talibus in rebus communi desse saluti .
7
• A. Emout, Comment., au v. 41. En réalité, Memmius n'était alors que préteur
désigné.
1
Dion, XL, 17.
LUCiœCB BT L'HYMNE A Vi!NUS 167

sur coup, le vieil ennemi gaulois se réveille et une nouvelle menace se lève
en Orient, menace qui pêsera lourdement sur le principat d'Auguste: le
problème parthe demeurera pour des siècles une plaie béante. On com-
prend mieux, en ces circonstances, les angoisses d'un poête patriote. En
59, sa prière n'eût été que celle d'un partisan, suppliant les dieux de sau-
ver non pas sa patrie, mais les privilèges de l'oligarchie qui la gouverne et
qu'il méprise. En 53, c'est bien l'existence même de l'Empire qui est mise
en question, «per maria ac terras».
Il serait donc tentant, pour toutes ces raisons, de formuler l'hypothè-
se que le prologue au poême n'a pas été écrit au début de toute l'œuvre,
mais dans les derniers moments de la vie du poête. A la condition, toute-
fois, que Lucrèce ne soit pas mort, comme on l'assure généralement, en
SS ou 54 av. J.-C., et qu'il ait assez vécu pour que lui soient parvenus les
échos de la défaite de Carrhes (9 juin 53).
A la vérité, ce n'est pas ici le lieu de discuter à nouveau les témoigna-
ges relatifs à la date de sa mort. Le dossier a été examiné à plusieurs
reprises; il se compose de plusieurs témoignages contradictoires, dont le
plus vraisemblable, celui de saint Jérôme, n'est même pas très assuré,
puisque les chiffres varient selon les manuscrits. A ne s'en tenir qu'à la
donnée la plus certaine de la notice de saint Jérôme - que Lucrèce mou-
rut à l'âge de quarante-quatre ans - il s'ensuit, puisque la date de sa nais-
sance, selon le même texte, est soit l'année 96, soit l'année 94, selon la
lecture adoptée, que Lucrèce est mort ou en 53 ou en 51, et c'est entre ces
deux dates seulement que se trouve restreint le choix. On a montré, d'au-
tre part, que ia Vie de Virgile de Donat - si l'on fait abstraction d'une
erreur matérielle sur le nom des consuls de l'année - invite à choisir la
première des deux 9• La solution la plus probable est celle qui place la
mort du poête en 53 et, de façon très précise, au 15 octobre 10 de cette
année-là. Si l'on admet cette date, Lucrèce, avant de mourir, a eu large-
ment le temps d'apprendre, avec tous ses concitoyens, le désastre de
Carrhes et de mesurer la gravité du nouveau tumultus gallicus. Il a eu
aussi celui de composer un prologue empreint de gravité religieuse, dans
lequel il souhaite que sa patrie connaisse la paix.
Or, cette même période est singulièrement critique aussi pour Mem-
mius. Préteur désigné en 59, Memmius avait exercé sa magistrature en
58; il pouvait donc briguer légalement le consulat dès SS. A ce moment,

'A. Rostagni, Ricerche di biografia lucreziana, I: La cronologia, R.F. l. C., 1937,


p. 25-31. Cf. Id., éd., de Suét., De poetis, p. 57-58.
10
Donat, Vita Verg. (A. Rostagni, éd. cit., p. 74).
168 ROME, LA LITTaRATURE ET L'HISTOIRE

Memmius, qui avait jusque-là pour femme Fausta et comptait parmi les
défenseurs de l'ordre sénatorial, divorce et change de parti. En 54, il pose
sa candidature au consulat et s'appuie désormais sur César 11• On connaît
la manière dont fut conduite la campagne électorale. Il y eut brigue si
évidente, collusion si scandaleuse entre les candidats et les consuls en
charge que les élections ne purent avoir lieu. Il fallut recourir â des inter-
règnes, de janvier â juillet 53, avant que pût être assurée l'élection de Cn.
Domitius Calvinus et de M. Valérius Messalla. Pendant ce temps, le trium-
virat se défait lentement. Julie, fille de César et femme de Pompée, meurt
en septembre 54; l'affection que lui portaient et son père et son mari pou-
vait seule retarder le heurt entre les deux triumvirs. On devine que César
regroupe ses partisans, â mesure que se creuse le fossé et qu'approche la
crise décisive. Moins que jamais, Memmius ne peut se désintéresser de la
politique 12• Ce n'est pas le moment de lui demander toute son attention
pour écouter l'enseignement du poète. Seule la paix saura lui rendre la
sérénité et le loisir nécessaires.
Jusqu'ici, nous avons tenté de montrer que les circonstances généra-
les de la politique romaine, et aussi la situation personnelle de Memmius,
expliquent mieux en 53 qu'en 59 vers que Lucrèce a placés en tête de son
poème. Mais il ne s'agit encore que d'une probabilité. Nous pensons que
cette probabilité se change en quasi-certitude si l'on consent â donner sa
vraie signification â l'épithète de Genetrix sous laquelle est invoquée la
déesse et â voir dans cette Vénus l'ancêtre des Julii, celle â qui le dicta-
teur dédiera le temple de son forum.
Depuis le temps de Sulla, Vénus était volontiers invoquée par les maî-
tres de l'heure. En SS, Pompée lui avait consacré, sous l'appellation de
Victrix, le temple dont son théâtre était considéré comme le vestibule.
Mais il y avait déjà plus de dix ans que César avait affirmé, lors de sa
questure, qu'il considérait Vénus comme l'ancêtre de sa famille 13, et,

11Cie., ad Att., IV, 15, 7. Cf. Suét., Caes., 13. Sur la carrière de L. Memmius,
voir l'article de Muenzer, In R. E., XV, col. 609-616 (n° 8); G. Della Valle, G. Mem-
mio, dedicatorio del poema di Lucre'l.io, Rend. Ace. Linc., XIV (1938), p. 731-886;
P. Boyancé, Lucrèce et son disciple, R. É. A., LII (1950), p. 212 et suiv.
12 Cicéron nous apprend que, pendant toute la durée des interrègnes, Mem-
mius n'a cessé d'espérer le retour de César, qui devait, dans sa pensée, lui assurer
le consulat (ad Q. fr., III, 2, 3). A ce moment, Memmius apparaît comme un adver-
saire résolu de Pompée et c'est apparemment contre lui que celui-ci, seul consul en
52, fit voter une loi de ambitu à effet rétroactif qui eut pour conséquence son
départ en exil (fin 52 ou début SI). Cf. Muenzer, op. cit., et les textes.
13 Suét., Jul., 44.
LUCRÈCE ET L'HYMNE À VÉNUS 169

pour commémorer sa victoire sur Vercingétorix et affirmer que sa pro-


tectrice ne lui avait pas fait défaut en ce péril, il allait frapper des mon-
naies où, au droit, apparaîtrait une Vénus diadémée, accompagnée de
Cupidon 14 • On entrevoit, entre César et Pompée, comme une « querelle des
Vénus», chacun essayant de s'approprier celle qui était généralement
considérée alors comme la divinité de la felicitas. A la Victrix s'oppose la
Genetrix et, entre les deux, Lucrèce a délibérément choisi 15 • En 53, Venus
Genetrix ne peut ètre que la «patronne» de César.
On récuse, en général, ce rapprochement, sous prétexte que Lucrèce
ne pouvait faire allusion à César dans un poème dédié à Memmius, car,
nous dit-on, Memmius, lors de sa préture, était l'ennemi de César. Mais ce
qui est vrai en 59 cesse de l'étre après 54, alors que Memmius place préci-
sément tout son espoir dans la seul César et lutte pour lui de toutes ses
forces. Et l'invocation à Vénus ne saurait s'expliquer par une allusion à la
Vénus du théâtre de Pompée 16, qui est une Victrix, et non une Genetrix.
Ainsi, l'éphithète de Genetrix implique nécessairement allusion à la
Vénus des Julii, mais, comme cette allusion eût été inconcevable au temps
où Memmius était l'ennemi de César, il s'ensuit que ce prologue ne peut
avoir été écrit que postérieurement à 54, comme tout nous invite, d'ail-
leurs, à le penser.
Si l'on admet et la chronologie que nous proposons et l'inspiration
césarienne de cette invocation à Vénus, il en résulte plusieurs conséquen-
ces importantes, qui viennent confirmer certains faits déjà soulignés dans
le passé 17 • Lucrèce n'est plus le poète insoucieux de son temps que l'on
nous présente parfois; il prend parti dans la lutte des hommes en présen-
ce et, contre une aristocratie dévorée par l'ambition, est tout disposé à
accepter un régime où les hommes n'auront pas à se disputer un fantôme
de pouvoir, mais seront libres de se consacrer aux vraies valeurs, sans
envier celui qui, plus heureux, « marche revêtu d'un honneur qui l'illus-

14
R. Schilling, La religion romaine de Vénus, Paris, 1954, p. 432, n"' 6 et 7.
15 On pourrait objecter que le mot d'ordre des césariens, le jour de Pharsale,
fut Venus Victrix, mais on voit qu'il s'agit là du dernier épisode de cette «querelle
des Vénus», la «confiscation• au profit de la Genetrix du prestige de la Vénus de
Pompée.
16
En sens contraire, P. Boyancé, op. cit., p. 220.
17
Par exemple, v. G. Della Valle, op. cit., et Id., La Venere di Lucrezio e la Vene-
re Fisica Pompeiana, Riv. Indo-greco-italica, 1934, p. 127-149. Della Valle fait, d'ail-
leurs, remonter ce prologue à l'année 62 et date de ce moment, contre toute vrai-
semblance, les attaches césariennes de Lucrèce.

12
170 ROMB, LA LIITÉ.RATURB BT L'HISTOIRE

tre 18 ». Ces paroles du poète trouvent un écho inattendu dans le tableau


que dressera César, dans le Bellum Ciuile, des querelles jalouses entre
Pompéiens. Il est assez naturel aussi, comme l'a montré M. Della Corte,
que les sympathies de Lucrèce aillent au triumvir qui jouit de l'appui de
Pison, le plus illustre épicurien de ce temps. La Vénus qu'il invoque est
donc, au moins pour une part, la puissance tutélaire capable d'assurer la
victoire de celui qui peut, seul, mettre fin à tous les troubles: pacifier la
Gaule, exorciser le cauchemar du tumultus gallicus et, bientôt, sans doute,
venger Crassus.
Pourtant, les intentions politiques et les préoccupations actuelles en
l'année 53 ne suffisent pas à tout expliquer dans cette prière. Le poème
de Lucrèce n'est pas un manifeste politique ni une épopée historique.
Vénus est, pour le poète, plus que la Genetrix, dont la protection est plus
que jamais nécessaire aux Romains; elle est aussi la Voluptas universelle,
c'est-à-dire le symbole même du Souverain Bien, la Fin suprême de toute
chose. Elle est aussi, comme on l'a souligné, l'un des deux principes cos-
miques d'Empédocle, la Cl>tÀO'tTIÇ qui préside à la création 19 ; elle est aussi
l'Aphrodite dont Parménide chante la puissance 20 , en des vers dont Lu-
crèce s'est indubitablement souvenu 21• Et c'était une rencontre singulière-
ment propre à frapper l'imagination du poète que celle qui plaçait le des-
tin de Rome à l'ombre de cette Voluptas souveraine. Ne pouvait-il avoir
l'impression de découvrir comme une loi du Monde dans cette harmonie
des symboles? Il était rassurant de penser que le principe universel de
l'Amour manifestait une fois de plus sa toute-puissance en suscitant à
Rome un héros sauveur22.
Dans cette perspective, les derniers vers du passage, injustement sus-
pectés, prennent une valeur nouvelle : cette paix, que Lucrèce demande
pour Rome et que le triomphe de l'universelle Voluptas peut seul assurer,
grâce à César, la véritable Vénus la possède, dans son Olympe lointain, et
nous en envoie l'image. Car, si les dieux ne se soucient pas des affaires

11
Ill, 76 : claro qui incedit honore.
19
Voir les textes rassemblés par R. Schilling, op. cit., p. 349 et suiv. Cf. aussi
C. Bailey, Comment., ad loc.
10
Diels, fr. 12, v. 3 et suiv.
Noter·l'expression: 6aiµmv ~ rui.vta IC\J6epvê).,
21
très voisine du v. 21 de Lucrè-
c~ : q~ae quoniam rerum naturam sola gubernas. Ici, Lucrèce fait évidemment allu-
sion a cette toute-puissance de la uoluptas, fin dernière des êtres .
22
• R. ~hillin~, Ibid., p. 353, a très justement remarqué que Lucrèce avait intro-
duit dan_~1 atomisme une sorte de finalité. Ni la création ni le sort des empires ne
sont entierement abandonnés au hasard.
LUCRÈCE ET L'HYMNE A VÈNUS 171

humaines, il ne s'ensuit pas qu'ils soient absolument sans action sur les
esprits des hommes. Est-il nécessaire de rappeler comment leurs images,
leurs «simulacres» matériels parviennent jusqu'à nos yeux 23 ? C'est Lucrè-
ce seul qui, de toutes non sources épicuriennes, nous fait connaître cette
communion quasi mystique de l'homme avec la divinité: vision inspiratri-
ce de paix, dont la contemplation est seule capable de transformer en plé-
nitude et en joie la simple ataraxie que donne la pureté du cœur. Lucrèce
a été conscient de la contradiction apparente que pouvait présenter, aux
yeux des non-initiés, sa prière à Vénus avec la conception épicurienne des
dieux, mais c'est pour s'en défendre qu'il a pris soin de rappeler, en ter-
minant, la vertu essentielle des divinités, vertu inséparable de leur exis-
tence même, vertu d'exemple et vertu d'essence. Vénus, dans son «inter-
monde», nous offre, par le fait même qu'elle est, l'image de la paix heu-
reuse, celle que promet à Rome tout entière la victoire de César. Si elle
était sensible à nos prières, elle perdrait tout ce qui fait son efficace, elle
introduirait dans l'Univers le désordre et, se démentant elle-même, entra-
verait la réalisation de la Loi.
Telle est, sans doute, la signification de ce prologue, sur le double
plan politique et philosophique. Lucrèce a choisi de l'exprimer sous le
voile d'un mythe, comme, au livre suivant, il a demandé à Cybèle de sym-
boliser la fécondité de la Terre. Et ce que ses vers retiennent des concep-
tions religieuses «vulgaires» n'est que jeu poétique et ne trompe qu'un
espirt non encore épuré. Lucrèce, s'adressant à Memmius, c'est-à-dire à
un «incroyant», doit lui parler le langage auquel il est habitué - c'est la
loi inéluctable de tout exorde, de toute captatio beneuolentiae - pour l'éle-
ver ensuite, graduellement, jusqu'à des conceptions plus hautes et lui fai-
re pressentir la Vérité. C'est pourquoi la Vénus de ce prologue est toute
proche encore de la déesse que les Romains adoraient sous ce nom. Et,
d'abord, elle est la déesse du printemps, la déesse du temps «où la mer
est navigable et où les moissons couvrent la terre». Or, ce patronage du
printemps est loin d'être universellement attribué à !'Aphrodite grecque,
puisque, parfois, c'est sous le patronage de Perséphone qu'est placée cette
saison, tandis qu'Aphrodite doit se contenter de l'automne 24 • Mais, à
Rome, Vénus est la déesse d'avril, et sa fête est célébrée le 23 de ce mois,
clôturant le cycle inauguré par les Cerialia et continué par les Parilia. Il
ne semble pas douteux que Lucrèce songe, en évoquant le retour de la
déesse, aux jours sereins du printemps, une fois terminée la période trou-

23 VI, 75 et suiv.
24 Procl., in Rep., II, 62. Cf. O. Kern, Orph. Frag., p. 220, fr. 196.
172 ROMB, LA urraRATURB ET L'HISTOIRE

blée de l'imbriferum uer, à ces fêtes d'avril chantées par Virgile et par
Tibulle 25• Il n'est pas nécessaire de postuler ici un modèle grec, puisque la
religion romaine suffit à expliquer tous les traits de la Genetrix.
Il n'est jusqu'au rapprochement avec Mars qui n'appartienne, lui aus-
si, à la tradition nationale. Sans doute le couple formé par Vénus et Mars
a-t-il pour garant le vieux conte homérique et, aussi, quelques cultes dis-
séminés dans le monde grec 26, mais il est peu probable que cette idée ait
été suggérée à Lucrèce par la considération de ceux-ci, qui demeurent
très exceptionnels, et que le poète ignorait à peu près sûrement. Au
contraire, Mars était associé à Vénus dans le lectisteme de 217, et les cou-
ples formés à cette occasion ne sont pas toujours ceux que laisserait
attendre une copie pure et simple des rites grecs: Vulcain est joint à Ves-
ta, alors que la compagne d'Héphaïstos est officiellement Aphrodite. Quel
rapport, en Grèce, existait-il entre Hermès et Déméter? Et, cependant, le
lectisteme de 217 mettait côte à côte Mercure et Cérès. Pense-t-on que, si
les organisateurs de la cérémonie n'avaient pas fait entre en ligne de
compte la personnalité italique des douze grands dieux, ils auraient osé
réconcilier, pour la circonstance, Athéna et Poséidon? La Vénus parèdre
de Mars n'est pas l'Aphrodite adultère du vieil aède; elle n'est pas non
plus la divinité spartiate ou thébaine, mais la Vénus romaine, associée,
comme «mère des Énéades», au «père de Romulus» 27• Tous deux figurent
dans la généalogie du fondateur, et il n'est pas étonnant que César se soit,
lui aussi, réclamé de l'une et de l'autre.
Sans doute, il serait hardi de prétendre que, dans ce prologue, Lucrè-
ce ait déjà songé à César assimilé à Mars. C'est seulement après la guerre
civile que le dictateur a accueilli, en Orient, cette assimilation flatteuse 21 ,
et en 45 qu'il acceptera une statue dans le temple de Quirinus 29 • Cet

2, Virg., Géorg., I, 338-347, où les fêtes de Cérès sont dites: extremae sub casum
hiemis, iam uere sereno; Tib., II, 1, 1 et suiv. Cf. notre étude sur la V• Églogue,
Mélanges Ch. Picard, p. 413.
26 Un temple d'Aphrodite et d'Arès sur la route d'Argos à Mantinée, un culte
d'Aphrodite Aréia à Sparte, le fait que les polémarques, à Thèbes, soient chargés
de la célébration des Aphrodisia; ces exemples sont recueillis par R. Schilling, op.
cit., p. 207.
27 Thèse justement soutenue par R. Schilling, op. cit., p. 208.

za Inscription d'Éphèse (Dittenb., Sylloge, 760). Sur l'assimilation de César â


Mars, voir les témoignages antiques dans L. R. Taylor, The divinity of the Roman
Emperor, p. 58 et suiv. Mais il y a lieu d'attacher la plus grande importance à la
chronologie; le caractère c martien> de César est, assurément, moins essentiel à la
fortune du dictateur que ses attaches gentilices avec Vénus.
29 Dion, XLIII, 45.
LUCRÈCE ET L'HYMNE A Vl'iNUS 173

aspect de la religion césarienne - ou plutôt, de façon plus générale, «ju-


lienne» - ne se développera guère qu'après 42, avec le culte de Mars
Ultor. Toutefois, Octave ne fera, alors, que reprendre des indications et
comme des suggestions éparses dans la tradition religieuse nationale, cel-
le à laquelle se rattache l'évocation lucrétienne.
Mais le poète rencontrait, à propos de Mars, la même harmonie qu'à
propos de Vénus. Si, pour Empédocle, Aphrodite était la <l>tÀ6'tT)Ç,Arès
symbolisait le principe opposé, "Epiç, et, une fois de plus, cette loi du
monde transparaissait, aisément reconnaissable, dans le vieux mythe. La
réalité religieuse se transmute d'elle-même en symbole, et c'est à partir de
notions qui lui sont familières que Memmius est invité à s'élever jusqu'à
un sens secret, une Vérité dont la révélation lui sera apportée s'il consent
à entendre l'enseignement d'Épicure.
Si l'on admet que l'hymne à Vénus a été composé par Lucrèce dans
les derniers mois de sa vie, alors que presque tout le poème était déjà
achevé, et ajouté en tête de l'œuvre avant la mise en ordre définitive, il
devient plus facile de comprendre pourquoi ce morceau, dans lequel le
poète nous apparaît comme souverainement maître de son art, se ratta-
che assez maladroitement aux vers qui le suivent. Il n'est peut-être pas
nécessaire de supposer une lacune entre lui et le quod superest du v. 50.
Tout au plus sommes-nous en présence d'une transition maladroite, trace
d'inachèvement, comme il y en a tant dans la dernier livre du poème. Et
ce prologue, déjà si émouvant par lui-même, le devient encore plus si l'on
songe qu'il est probablement la dernière page écrite par Lucrèce et com-
me le testament véritable du philosophe et du poète.
LA PESTE D'ATHÈNES ET LE POÈME DE LUCRÈCE

Un poème qui commence par le printemps du monde, et se termine


en un effroyable charnier; un poète qui, partout ailleurs, maintient les
épisodes et les digressions dans de très étroites limites, et qui, soudain,
perdant toute mesure, donne cent quarante-neuf vers au tableau d'une
épidémie! Il ne lui en avait fallu que quarante-trois, au prologue du pre-
mier chant, pour évoquer la puissance du désir qui entraîne toute la créa-
tion vers Je plaisir et la paix! Pourquoi ce déchaînement d'horreur, au
moment où le livre va se clore, où va se former l'impression dernière qu'il
laissera dans l'âme?
C'en est assez pour que de nombreux savants, déconcertés, aient riva-
lisé d'ingéniosité pour «expliquer» ce qui leur apparaissait comme un
phénomène étrange, et peu en accord avec la doctrine professée par le
poète: pourquoi s'attarder si longuement sur des images de mort, alors
que toute la philosophie épicurienne reconnaît, et affirme que c'est l'idée
de la mort qui est à l'origine de toutes les angoisses, de toutes les folies et
de tous les malheurs des hommes? Épicure ne dit-il pas que la mort des
êtres n'est qu'une phase du devenir universel? que la mort n'est rien pour
qui la subit, puisqu'elle n'est que la ligne, infiniment ténue, qui sépare ce
qui est et ce qui n'est plus, et ne peut regretter d'avoir été?
Cette contradiction a beaucoup frappé de bons esprits, qui ont voulu
voir dans cet épisode la preuve que Lucrèce, au fond de lui-même, redou-
te la mort, qu'il est hanté par elle et son cortège. Ce qui s'accorde très
bien, trop bien, avec l'idée, si souvent reprise, d'un and-Lucrèce dans
l'âme du poète lui-même. Un anti-Lucrèce qui est - ou plutôt serait -
désespéré par ce monde d'où (disent les critiques, mais à tort) l'épicuris-
me a chassé les dieux, un monde qui ignorerait l'espoir. Comme si les
choses ne pouvaient être belles et bonnes que dans la mesure où notre
esprit devrait survivre, quelque jour, avec la conscience d'en être privé!
Mais les «danses macabres» conviennent mieux aux siècles pour qui la
mort est une réalité, une métamorphose, et non pas un anéantissement.
L'épisode de la peste d'Athènes, qui termine le poème de Lucrèce, est-il
176 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

vraiment l'une de ces danses macabres médiévales, qui implique, au-delà


des corps rongés, la survie et le jugement des âmes? Tout, dans le reste de
l'œuvre, et dans la philosophie d'Épicure, suggère le contraire; dans le
tableau lui-même, l'accent n'est pas mis sur l'atroce égalité des conditions
et des rangs sociaux devant la puissance de la Mort; si la danse macabre
gothique est, déjà, par elle-même, un Jugement, une remise en ordre,
définitive, des valeurs considérées comme divines, le charnier d'Athènes
voit périr et se dissoudre, comme les corps humains et animaux, les lois
morales, tout ce qui permet aux hommes de vivre tolérablement ensem-
ble. C'est le naufrage définitif de toute morale, et précisément le contrai-
re du règne de Dieu.
Pour essayer de comprendre ces pages étranges, il convient certaine-
ment de réfléchir à plusieurs choses, et non de se laisser entraîner par de
vagues harmoniques, ou un parti-pris doctrinal, totalement anachronique,
à l'égard de l'épicurisme «athée:t et «désespérant:t.
D'abord au fait que le poème est resté inachevé, qu'il a été «édité:t,
après la mort du poète, probablement par Cicéron. Édité, cela signifie
que les pages de l'œuvre ont été mises en ordre, les chants équilibrés, tant
bien que mal; mais cela implique aussi une possibilité: que le poète n'ait
pas eu le temps de terminer son œuvre, et, par conséquent, rien ne nous
assure que celle-ci est achevée, sous la forme où nous la possédons. Tout,
au contraire, suggère l'inachèvement: les vers de raccord, empruntés çà
et là et repris, en divers endroits, des «paragraphes:t intercalés peuvent,
certes, et doivent remonter à l'auteur, mais l'utilisation qui en est faite,
ces reprises, parfois difficilement justifiables dans l'économie d'ensemble,
trahissent le remaniement. Au mieux, nous ne pouvons rien conclure du
fait que le dernier chant s'achève sur un tableau affreux, et certainement
pas en déduire que l'esprit de Lucrèce était hanté par des images de
mort.
On ne peut pas non plus prétendre, comme certains, que le tableau
de la peste fait écho au prologue du livre I, auquel il s'oppose comme la
mort à' la vie. On ne saurait non plus faire appel à ce que les épicuriens
nommaient la loi de l'isonomie, qui veut que les forces opposées s'équili-
brent, dans l'ensemble de l'univers. Car, si la puissance de Vénus - la
Vénus physique, naturellement, la force inhérente à la réalité des choses,
non la déesse populaire ou mythologique - s'exerce d'une façon durable,
et constitue l'une des normes du monde, l'épidémie d'Athènes n'est
qu'une catastrophe, exceptionnelle, comme une éruption volcanique ou
une inondation; elle s'explique, certes, par l'action de phénomènes pure-
ment matériels, mais elle n'est nullement nécessaire à l'ordre du monde,
elle conserve le caractère d'un pur contingent. C'est pourquoi il est
LA PESTE D'ATHÈNES ET LE POÈME DE LUCRÈCE 177

impossible de placer sur le même plan, et face à face, le début du poème


et les pages qui, dans son état actuel, en sont les dernières. Aucune néces-
sité de structure n'apparaît dans ce qui n'est qu'un état de fait: l'inachè-
vement d'un chantier, où une main a, sans doute, remis de l'ordre, mais
s'est abstenue de terminer ce qui demeurait sans ébauche.
Cette hypothèse, de l'inachèvement du poème, est confirmée par le
manque d'équilibre matériel entre les chants: le premier comporte 1117
vers, le second 1174, le troisième 1094, le quatrième 1287, le cinquième
1457, le sixième 1286. On peut imaginer que le poète n'eût pas laissé sub-
sister de telles différences, accrues encore si l'on se rappelle que certains
passages sont repris d'un chant à l'autre, un peu comme si l'éditeur avait
cherché à masquer, tant bien que mal, les déséquilibres les plus criants.
Que la fin du poème, tel que Lucrèce l'avait conçu, n'a jamais été
écrite, c'est ce que prouve suffisamment le fait qu'une promesse faite par
le poète, au début du chant V, n'a pas été tenue. Lucrèce promet de mon-
ter quelle est la véritable nature des dieux: «de même il t'est impossible
de croire que les saintes demeures des dieux se trouvent dans aucune par-
tie du monde. Subtile en effet est la nature des dieux, et bien au-delà de la
portée de nos sens, à peine concevable même pour l'esprit. Or, comme
elle échappe au contact et à l'emprise de nos mains, elle ne peut nécessai-
rement toucher aucun des objets qui nous sont tangibles : car le toucher
est interdit à tout ce qui est lui-même intangible. Voilà pourquoi leurs
demeures aussi doivent être différentes des nôtres, et subtiles comme leur
substance même; vérité que dans la suite je te démontrerai plus longue-
ment». (V, vers 146-155, trad. Ernout). La démonstration promise par
Lucrèce ne se trouve nulle part; on a supposé, et cela semble bien proba-
ble, que cette partie de l'œuvre devait, dans l'intention de son auteur, se
placer à la fin du dernier chant, comme le couronnement de tout l'ensem-
ble. Certes, ce n'est là qu'une hypothèse, mais fort vraisemblable; elle a
pour elle de répondre à la structure générale du poème et à la démarche
de Lucrèce, qui, partant d'une théorie physique, où l'ensemble du monde
est expliqué à partir des atomes, place l'homme au centre du poème, et
ensuite, élargit le champ de son analyse jusqu'aux dimoosions de l'Uni-
vers: d'abord le tableau de notre monde, avec sa physique, sa météorolo-
gie, et aussi l'histoire de sa formation; mais on sait que ce monde, limité,
et clos, n'est qu'un de ceux qui existent dans l'infinité du Vide, c'est-à-dire
de l'Espace. Entre les mondes vivent les dieux. Le tableau de l'Univers ne
saurait être complet sans une image de ceux-ci - les autres mondes étant
censés se développer, vivre et mourir de la même manière que le nôtre,
par le jeu des combinaisons mécaniques possibles et compatibles.
Si l'on admet cette conception du poème, la «peste d'Athènes» n'est
178 ROME, LA LITIÊRATURE ET L'HISTOIRE

plus qu'un épisode, en contraste avec le bonheur des dieux, et sa valeur


devient différente; on voit s'opposer de la sorte à l'univers agité du mon-
de sublunaire traversé, commme le veut une tradition philosophique bien
établie, de courants multiples qui empêchent le calme de s'établir et de
régner, la sérénité des inter-mondes, où les dieux mènent une vie exempte
de trouble. A ce moment, le poète aurait beau jeu à dire que la sagesse,
par sa propre puissance, a le pouvoir de nous installer en un monde sem·
blable à celui des Immortels. Ce sont les «sapientum templa serena>, le
séjour serein des sages, que promet le poète au début du chant II; une
promesse inhérente à l'épicurisme lui-même, au cœur de la doctrine. Les
malheureuses victimes de l'épidémie sont semblables aux «non-initiés>
que n'a pas éclairés la doctrine du Maître; entraînés dans le tumulte des
éléments, ils meurent dans le désespoir, tandis que les Sages, pareils aux
dieux, savent que la mort n'est rien et conservent leur Joie.
A la vérité, cette conception n'est qu'une reconstruction; elle extrapo-
le très fortement, à partir de ce que nous connaissons et du poème et de
la doctrine épicurienne. Nous aimerions qu'il en eût été ainsi. Il n'est pas
absolument certain que telle ait été en réalité l'intention de Lucrèce, mais,
de toutes les hypothèses proposées, c'est assurément la plus satisfaisante
et celle qui s'accorde le plus exactement avec les faits connus. Sa probabi-
lité plus grande suffit à diminuer celle de toutes les autres, et notamment
des théories qui reposent sur une conception a priori de la psychologie et
de la sensibilité de Lucrèce.
Mais peut-être l'étude plus prècise du texte lui-même, et de la maniè·
re dont il est introduit dans le poème permettront-elles de confirmer
notre hypothèse.

*
* *

Quoi qu'on en ait dit, la peste d'Athènes se rattache très étroitement


au reste du chant VI. Pour s'en rendre compte, il suffit de rappeler quelle
est la structure de celui-ci.
D'abord, c'est l'éloge d'Athènes, cité civilisatrice, à qui l'on doit, sur·
tout, Épicure, le philosophe qui a trouvé le vrai sens de la vie, a donné à
celle-ci sa «dimension spirituelle>, consolant les hommes des malheurs
i~?é~ents à leur condition, en leur montrant, précisément, que ces maux
n etaient que le résultat d'un mécanisme - tantôt par un accident, tantôt
~a~ le jeu constant des forces universelles (seu casu, seu ui !) - mais qu'il
etait toujours possible, dans la mesure même où nous connaissons ces
forces, de bannir l'angoisse de notre cœur. L'angoisse est le seul mal réel;
et il est possible de l'exorciser, même si les autres maux, en eux-mêmes
LA PBSTB D'ATHBNBS BT LB POBMB DB LUCR2CE 179

inévitables, viennent à nous frapper. Épicure a ainsi libéré les hommes


des «traumatismes du temps>, entendez par là la crainte et le désir, le fait
d'être suspendu à ce qui ne dépend point de nous.
Pour purifier le cœur des hommes de ce mal essentiel, l'angoisse, il
faut leur persuader de ne pas craindre les dieux. Les divinités ne s' occu•
pent pas des mortels, leur essence ne leur permet pas d'agir matérielle-
ment sur ce qui est d'une substance trop grossière pour qu'ils puissent la
mettre en branle - leur action véritable se situe à l'échelle de la substance
spirituelle, et encore la plus ténue qui soit. Les dieux échappent à la loi de
la croissance et de la mort - à la génération et à la corruption, pour
reprendre les termes aristotéliciens - et, s'ils ne peuvent s'occuper de
nous, leur existence n'est pas sans importance pour nous puisque la médi-
tation, le sacrifice, l'adoration et, aussi, parfois, des visions directes qui
nous parviennent dans le silence du sommeil, nous fournissent des
moyens de voir, en une sorte d'intuition où notre esprit se projette hors
de lui-même, cette paix et cette sérénité divines, qui nous inspirent et
nous éclairent.
Il est donc essentiel à notre vie intérieure de comprendre que les phé-
nomènes naturels sont, dans notre monde comme ailleurs, d'ordre uni·
quement mécanique, que les dieux n'y sont pour rien, et aussi que ces
phénomènes appartiennent à l'ordre de la «turbulence>, tandis que, au•
delà de la voûte céleste, s'éclaire le bonheur des dieux. Comprendre cette
vérité, c'est dissiper «les terreurs et les ténèbres de l'âme> (v. 39).
Et tout le chant, tel que nous le possédons, va consister en une expli-
cation de tous les phénomènes de turbulence, tout ce qui semble à l'igno-
rant témoigner d'une action divine, ou tout au moins extérieure au pur
jeu des forces mécaniques.
Il est inutile d'insister ici sur toute la partie du chant qui vient
d'abord, une fois terminé ce long prologue, qui est une déclaration d'in-
tention : Lucrèce rend compte des grands phénomènes météorologiques,
ceux auxquels la superstition accrochait de manière élective la crainte des
dieux : tonnerre, éclairs, foudre, trombes et cyclones, nuages, pluie et arc-
en-ciel (on se rappelle l'écharpe d'iris). Tous ces phénomènes, dit Lucrè-
ce, relèvent de l'action mécanique des substances formées d'atomes, et de
cette action seule.
Ce point de doctrine une fois rappelé, Lucrèce étudie d'autres phéno-
mènes, qui se déroulent, eux, non plus dans le ciel, mais sur la terre :
tremblements de terre, cours des fleuves, dont on peut s'étonner qu'ils ne
grossissent pas la mer. Ce phénomène, pour régulier qu'il soit, est intro-
duit ici parce qu'il apporte, en un exemple concret, une sorte de preuve
expérimentale qui rend évidents les échanges perpétuels qui se produi-
180 ROME, LA L11T8.RATURE ET L'HISTOIRE

sent entre les divers crègnes>: entre la terre, le ciel, l'eau, le feu. Ce que
le vent, le soleil, etc., enlèvent à la mer, ce ne sont pas seulement des ato-
mes, ce sont des particules de matière déjà constituée, des cmolécules>
d'humidité, qui circulent entre la terre, la mer et les diverses couches du
ciel, comme, à l'intérieur du corps humain circulent les diverses bu•
meurs.
Cette idée très générale va servir à expliquer non seulement des phé•
nomènes permanents (comme le flot des rivières se déversant dans la mer
sans que celle-ci grossisse) mais des phénomènes exceptionnels. Nous
nous acheminons tout doucement vers le tableau de la peste d'Athènes,
prise comme un exemple des épidémies, elles-mêmes considérées comme
des cas particuliers, des dérèglements fortuits mais explicables de la
c physiologie> de l'univers.
La démonstration commence avec l'explication des éruptions volcani•
ques, dont le type est demandé à l'Etna. Ces éruptions sont considérées
comme des cmaladies> de la Terre. Notre monde, dit Lucrèce, n'est
qu'une partie infime de l'Univers, et dans cet univers, qui est lui-même
analogue à un être vivant, c'est-à-dire un composé entraîné dans le Deve·
nir et parcouru, à tout moment, par ces courants de substances diverses
que nous avons dits, il y a des maladies, comme il y en a dans notre
corps. Et le poète rappelle que notre monde particulier, avec sa terre et
son ciel, avec ses astres et les courants qui unissent ses différentes par•
ties, ne constitue pas un ensemble fermé; il est ouvert à la venue de subs·
tances qui se sont formées ailleurs, dans les intermondes et même dans
les autres mondes, et ces intruses apportent avec elles, quand elles pénè·
trent dans notre monde, le désordre et la maladie. Ce sont ces grains de
substance (multarum semina rerum, v. 662) qui provoquent les dérègle·
ments que nous constatons. Il arrive, certes, que ces substances venues
d'ailleurs soient analgues à celles qui forment notre monde, et qu'elles
s'adaptent à lui, mais il arrive aussi qu'elles soient nocives et provoquent
des catastrophes.
Certains de ces courants, intérieurs à notre monde ou venus de l'exté·
rieur, s'intègrent dans l'ordre régulier des choses; ainsi la crue du Nil,
qui peut, d'ailleurs, avoir plusieurs causes, entre lesquelles l'esprit ne
peut choisir. D'autres fois, ils provoquent un dérèglement, comme dans le
cas des volcans: des cmolécules> de feu, rassemblées fortuitement, suffi.
sent à susciter la catastrophe, comme des «molécules> d'eau (semina
aquarum, v. 672) suscitent des inondations - ou des crues régulières.
Il arrive aussi que ces substances soient délétères. C'est le cas pour
les exhalaisons qui sortent des Avernes, que le vulgaire appelle des «hou•
ches d'Enfer>, et alors, elles détruisent la vie dans toute une région.
LA PBSTB D'ATHnNBS ET LE POÈME DE LUCROCB 181

Enfin, il peut aussi se faire que les phénomênes ainsi provoqués ne


soient ni bénéfiques ni maléfiques, mais seulement curieux; on constate
de la sorte que la température dans un puits varie en été et en hiver, selon
que les «molécules» de chaleur sont retenues, ou relâchées par les pores
de la terre. Il en va de même pour la fontaine d'Hammon, qui est froide
le jour et chaude la nuit, et aussi pour les fontaines incendiaires (des
affleurements de pétrole), dans lesquelles se trouvent en quantité des
«molécules> de feu (uaporis semina).
C'est dans cette perspective qu'il convient d'expliquer aussi l'attrac-
tion exercée par la pierre d'aimant sur le fer. Lucrêce enseigne qu'il cir-
cule entre les corps des flux, composés non pas d'atomes mais de particu-
les très ténues de matiêre déjà constituée, des grains, semina, ce que nous
avons appelé des «molécules>, et c'est le mouvement de ces molécules qui
provoque la naissance des forces en question, particulièrement sensibles
dans le cas de l'aimant.
On voit que tout le chant, jusqu'au développement sur les épidémies
(v. 1090 et suiv.), est la démonstration d'une idée essentielle: qu'il existe,
dans l'univers, des courants de matière déjà formée (et non plus à l'éche-
lon atomique, les atomes ne pouvant, isolés, exercer une action quelcon-
que sur la matière constituée, car ils sont trop ténus et légers pour cela);
que ces courants circulent, en vertu de forces qui les entraînent, tantôt
d'une maniêre périodique et réguliêre, tantôt selon des combinaisons for-
tuites. Parfois, ils provoquent des phénomènes météorologiques normaux,
tantôt ils perturbent le jeu habituel de la c nature», la croissance, la vie
des êtres, et sont à l'origine de maladies épidémiques.
Celles-ci sont donc absolument comparables aux tempêtes, aux inon-
dations, aux éruptions volcaniques (ne parlons-nous pas, encore au-
jourd'hui, d'éruptions cutanées, héritage de l'ancienne médecine?). Elles
résultent de la circulation anarchiq~e de courants de matière. Une épidé-
mie éclate lorsque des grains de substance délétêre se trouvent, par l'effet
d'une cause quelconque, souvent par le jeu pur et simple du hasard, ras-
semblés en un point donné et à un degré de concentration tel qu'ils ren-
dent la vie impossible (vers 1090-1137). La peste d'Athènes en est un
exemple: des vents mauvais, venus d'Egypte, se sont abattus sur l'Attique,
et la maladie a éclaté.
*
* *

On voit que, dans l'ensemble du livre, est exposée une doctrine très
cohérente, dont les différents développements s'enchaînent avec clarté. Il
n'y a dans tout le chant aucun désordre; ce n'est nullement le «chaos,.
182 ROME, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

dont ont parlé certains commentateurs, tous les phénomènes étudiés


convergent pour offrir une certaine image du monde, sur laquelle il ne
nous appartient pas ici de faire porter notre réflexion, mais il est évident
que Lucrèce est parfaitement maître de sa pensée, et, à aucun moment,
ne se laisse entraîner par des digressions passionnelles. L'épisode actuel-
lement final du chant, la peste d'Athènes, n'est que l'un des exemples qui
illustrent la thèse. Cette peste est due à des causes parfaitement naturel-
les, elle s'explique de la même façon qu'une éruption de l'Etna et, en som-
me, lui ressemble assez. Elle ne saurait relever d'une quelconque inter-
vention des dieux.
Cette dernière idée, à la vérité, n'est pas explicitement exprimée par
le poète, mais elle est clairement suggérée par la structure même du livre.
Au vers 80, le poète a dit expressément que l'explication matérialiste,
mécaniste, des phénomènes naturels est seule capable de guérir l'esprit
humain de son mal fondamental, la peur des dieux. Or, il montre mainte-
nant, en cette fin du livre, que les épidémies, et, en particulier la peste
d'Athènes, s'expliquaient par l'effet de causes naturelles, et sans aucune
intervention des divinités. Donc, il serait logique de trouver comme
conclusion l'idée que cette peste ne prouve pas que les dieux intervien-
nent dans le monde, même si, sur le moment, les hommes ont cru qu'il en
était ainsi. Or, Lucrèce fait observer que la violence du mal ne laissait
même pas la force aux victimes de penser aux dieux (v. 1272 et suiv.). Le
problème théologique n'est pas posé à l'intérieur de l'épisode; il ne l'est
pas moins d'une façon virtuelle, en raison de l'économie générale du
chant. Et cela confirme l'hypothèse que nous avons rappelée plus haut,
selon laquelle le chant n'est pas terminé, que sa conclusion logique et
nécessaire est absente. Ce ne sont pas les victimes de la peste qui attri-
buent leur malheur à la colère des dieux: le raisonnement se situe sur un
tout autre plan, il se place dans la pensée des philosophes ou des histo-
riens ou, simplement, de tous les hommes qui réfléchissent sur les désor-
dres du monde et croient y discerner l'action de la divinité.
Si le poète avait été hanté par l'idée de la mort, au point d'en faire la
conclusion de son œuvre, il faudrait trouver dans ce tableau funèbre un
cri de désespoir, ou tout au moins quelque compassion pour les «malheu-
reux mortels». Sans doute Lucrèce n'est-il pas totalement insensible à
l'horreur de ce qu'il peint, mais l'expression de sa pitié demeure fort dis-
crète, presque conventionnelle, et, si l'on y regarde de plus près, force est
de constater qu'elle provient en réalité de Thucydide, où elle n'a d'autre
valeur que de fournir une transition commode. Ainsi le vers 1230 («mais
dans ce fléau le plus pitoyable et le plus affligeant encore, c'était. .. >)
reprend simplement une phrase de transition qui se trouve chez l'histo-
LA PBSTB D'ATHBNBS ET LE P08MB DE LUCRÈCE 183

rien grec : c mais le pire, dans ce mal, était le découragement ... ». Nous
sommes bien loin des «douces âmes» exhalées par les animaux du Nori-
que, dans les Géorgiques, et de cette tendresse que le poète éprouve pour
les victimes. Une seule harmonique commune : c les chiens fidèles», dit
Lucrèce cles chiens caressants», écrit Virgile; cette touche émue, la seule,
dans les vers de Lucrèce qui décrivent la peste, a été ajoutée par le poète
romain à l'indication très objective qu'il trouvait dans le texte de Thucydi-
de: «quant aux chiens, vivant près de l'homme, ils fournissaient mieux
l'occasion d'observer ces effets». Est-ce suffisant pour parler de l'angois-
se de Lucrèce?
En réalité, Lucrèce regarde le phénomène se dérouler avec presque
autant de détachement que lorsqu'il s'agissait d'une éruption de l'Etna.
Cette peste n'est pas une condition normale de la condition humaine, c'est
à la rigueur un accident, qui ne concerne pas l'existence même de l'hom-
me et, encore moins, ne remet en question le bonheur du Sage. Ce bon-
heur, nous l'avons dit, échappe à l'ordre de la «turbulence» sublunaire, il
ne peut être compromis par un accident comme une épidémie. S'il fallait
aller jusqu'au bout et se demander quelle serait la conduite du sage, s'il
était dans une cité en proie à la peste, on pourrait dire que, sa liberté
subsistant jusque dans la douleur, il ne serait pas moins heureux que s'il
avait été plongé dans le taureau de Phalaris; et cela en vertu du vieux
principe épicurien, qu'une douleur faible est supportable, et qu'une dou-
leur extrême entraîne la mort, donc ne dure pas. C'est par suite d'un
romantisme illégitime que l'on veut trouver dans ce tableau de la peste
d'Athènes la preuve du pessimisme supposé de Lucrèce: on pourrait
même dire que Lucrèce est optimiste, dans la mesure où un accident
comme cette peste ne saurait prévaloir contre la paix de l'âme, apportée
et révélée aux hommes par Épicure. Et c'est le sentiment que cette paix
demeure possible, quelles que soient les conditions imposées par les acci-
dents de la nature, qui justifie le détachement du poète, cette cruauté
dans l'objectivité dont nous parlions.
Rappelons-nous aussi que, au livre V, Lucrèce, décrivant les condi-
tions misérables dans lesquelles vivaient les premiers hommes, n'en assu-
rait pas moins qu'ils possédaient les conditions fondamentales du bon-
heur. Celui-ci ne dépend que dans une faible mesure des conditions maté-
rielles, de ce qui n'est pas de notre pouvoir; il repose essentiellement sur
une attitude de l'être intérieur. Et la peste d'Athènes n'est qu'une illustra-
tion de ce principe fondamental de la doctrine.
Pour toutes ces raisons, dont un certain nombre a été esquissé par J.
Bayet, dans ses Études lucrétiennes (Mélanges de littérature latine. p. 32),
il convient de lire ce texte célébre dans l'esprit où Lucrèce parait bien
184 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

l'avoir conçu, comme un morceau brillant, de caractère épique, une des-


cription objective, dépourvue de tout lyrisme violent, voire de toute parti-
cipation du poète, et conçue pour illustrer une théorie mécaniste de l'uni-
vers - une preuve ultime du rôle que jouent dans le monde les forces
inhérentes à la matière - et, en contraste, illustrer, aussi, la valeur émi-
nente de la connaissance et de la sagesse, seules sources du bonheur pour
les humains.
Nous avons rappelé le prologue du livre II, le vers célèbre: cil est
doux, quand, sur la vaste mer, les vents soulèvent les flots, d'assister de la
terre aux rudes épreuves d'autrui> (trad. Ernout). On parle parfois de
l'égoïsme des Épicuriens; reproche sans fondement. Les Épicuriens ont
toujours été des missionnaires, des apôtres, qui ne se contentaient pas de
leur propre sagesse, mais allaient prêcher la Vérité aux autres hommes.
C'est ce que fait Lucrèce pour son ami C. Memmius; son «objectivité»
devant l'horible tableau qui, aujourd'hui, termine le livre VI, ne doit pas
nous tromper. Lucrèce regarde les victimes de la peste avec moins de
pitié que ne le fera Virgile pour les animaux du Norique, nous l'avons
rappelé, mais parce que le sort des humains ne le concerne pas, quand il
s'agit seulement des corps; il sait seulement que le salut est possible, pour
qui a entendu et compris les leçons d'Épicure.

* * •

Nul n'ignore que le tableau dessiné par Lucrèce reprend, dans son
ensemble et, souvent, traduit dans le détail le récit fait par Thucydide de
la peste qui eut lieu réellement à Athènes en 430 av. J.-C. L'historien avait
été lui-même atteint par la maladie et avait guéri; c'est donc un témoigna-
ge de première main qui sert à Lucrèce de «matière» pour sa démonstra-
tion, et nous verrons que chaque notation repose sur des faits authenti-
ques. Cette vérité, cette authenticité, sont les conditions mêmes nécessai-
res pour que la démonstration soit efficace : le poète travaille comme un
véritable «savant», et appuie ses raisonnements sur la réalité. La poèsie
ne réside pas dans l'invention.
Nous ne pouvons ici poursuivre, point par point, la comparaison
entre le développement de Lucrèce et le texte de Thucydide; néanmoins,
une comparaison, même sommaire, permet certaines constatations im-
portantes.
D'abord, il apparaît que Lucrèce suit l'ordre même du récit tel qu'il
le trouve chez l'historien grec; il énumère les premiers symptômes, puis
retrace la marche du mal dans l'ordre chronologique - ce qui est compo-
LA PBSTE D'ATHQNBSET LB POQMBDE LUCRÈCE 185

sition d'historien, plutôt que de poète. La cpoésie> n'intervient que dans


les accents qui sont mis sur telle ou telle notation, un adjectif, une préci-
sion supplémentaire. Lorsque Thucydide décrit le début du mal, il dit :
«d'abord les prenaient de fortes chaleurs â la tête, une rougeur des yeux,
une inflammation et, â l'intérieur, la gorge et la langue, tout de suite,
devenaient couleur de sang>. Lucrèce commente: «d'abord ils avaient la
tête brûlante, toute en feu, les yeux rouges et brillants d'un éclat trouble.
A l'intérieur du corps la gorge toute noire distillait une sueur de sang;
obstrué par les ulcères, le canal de la voix se fermait, et l'interprète de la
pensée, la langue, était dégouttante de sang, affiblie par le mal, lourde â
se mouvoir, rugueuse au toucher> (trad. Ernout). Le poète appuie sur ce
qu'indiquait seulement l'historien; il le fait en déveolppant les symptômes
grâce, sans doute, â quelque expérience de maladies éruptives, peut-être
même en s'autorisant de traités médicaux (dont il s'est servi ailleurs, nous
le verrons), mais il est plus vraisemblable que l'idée de sang, présente
chez Thucydide, lui a suggéré l'essentiel des additions qu'il a faites au
texte de celui-ci. Et c'est aussi sa sensiblité de poète épicurien qui lui fait
qualifier la langue d'animi interpres, «interprète de la pensée>, si l'on
veut, ou plutôt «expression de l'esprit>. S'agit-il d'une qualification bana-
le, comparable â une formule homérique, ou le poète a-t-il une intention?
Nous croirions volontiers que, dès l'abord, Lucrèce a été frappé par les
conséquences de la maladie et ses effets sur l'esprit des malades. D'em-
blée le mal atteint ce qui est le caractère propre de l'homme, c'est-à-dire
le langage.
Tout de suite après, la description de Thucydide est interprétée â la
lumière des théories de la physiologie épicurienne. Thucydide écrit en
effet: cla douleur descendait vers la poitrine, avec une toux violente et,
quand elle s'établissait vers l'estomac, elle le retournait et il sortait des
vomissements de bile>. Lucrèce interprète: «puis, par la gorge, la mala-
die envahissait toute la poitrine et affluait en masse vers le cœur doulou-
reux du malade; et dès lors toutes les barrières qui retiennent la vie s'ef-
fondraient â la fois». Le terme dont se sert Thucydide, kardia, est fort
vague; il désigne la partie médiane de la cavité du corps; ce peut être
aussi bien la région de l'estomac que celle du cœur, et les traductions
varient selon les interprètes. Mais Lucrèce situe dans cette région le cen-
tre même de la vie, ce qui est en accord avec la théorie de l'âme, telle que
l'expose le chant III. Il n'est pas nécessaire de supposer entre Thucydide
et lui l'intermédiaire de quelque «médecin épicurien», et l'on peut crédi-
ter le poéte d'une intelligence créatrice suffisante pour avoir, de lui·
même, interprété en termes épicuriens les faits que lui fournissait l'histo·
rien.

13
186 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRB

Ailleurs, Lucrèce insiste sur les pertes de sang, à la différence de


Thucydide, qui n'en dit rien. Nous lisons en effet chez Lucrèce: «un flot
de sang corrompu, accompagné de maux de tête, jaillissait de ses narines
engorgées», et chez Thucydide: «en effet, le mal passait par toutes les
parties du corps, en commençant par le haut, puisqu'il avait d'abord eu
son siège dans la tête» (trad. J. de Romilly). Et il en va de même pour les
vers suivants, où Lucrèce se sépare très nettement de son modèle, tout en
reproduisant la démarche. Lucrèce écrit: «Et si l'on échappait à cette
perte effroyable d'un sang répugnant, la maladie se portait encore dans
les nerfs, dans les articulations et surtout dans les parties génitales>, ce
qui correspond à la phrase suivante de Thucydide: «si l'on survivait aux
plus forts assauts, son effet se déclarait sur les extrémités. Il atteignait
alors les parties sexuelles> (id). D'où provient cette différence? Le rôle
attribué au sang chez le poète s'explique probablement par la physiologie
épicurienne, où ce liquide organique est considéré comme le véhicule de
la chaleur, elle-même résultat de la chaleur inhérente à l'âme, dont une
partie est formée d'un élément igné. Mais, à vrai dire, nous sommes trop
mal renseignés sur la doctrine du Maître sur ce point pour pouvoir l'affir-
mer. Il n'est toutefois pas nécessaire de supposer un intermédiaire entre
Thucydide et Lucrèce, d'autant moins que celui-ci trouvait dans le texte
de son modèle grec, dès le début, nous l'avons dit, la mention d'une
inflammation «couleur de sang>, et, dès ce moment, Lucrèce avait parlé
d'une «sueur de sang>, annonçant ainsi cette addition au tableau dont il
s'inspirait.
Un peu plus loin, Lucrèce a encore transformé les données de son
moldèle, lorsqu'il écrit que les malades sacrifiaient spontanément leurs
parties sexuelles pour assurer leur survie. Thucydide ne dit rien de sem·
blable; il constate simplement que l'un des effets de la maladie était la
mutilation de ces organes. Un commentateur de Lucrèce prétend que, ici,
le poète a méconnu la pensée de l'historien et qu'il a «ajouté une idée qui
n'est pas épicurienne», ce qui est contraire à l'évidence. Rien ne nous dit
que Lucrèce n'ait pas compris le texte dont il s'inspirait; il a voulu, très
certainement, montrer, une fois de plus, à quel point la peur de la mort
était puissante, au point de pousser un être qui se sent en danger à se
mutiler aussi gravement. La crainte de la mort, comme mobile essentiel
des conduites humaines, voilà assurément un thème épicurien fondamen-
tal; faut-il parler, dans ce cas, de «contre-sens>, prétendre que Lucrèce
ne pouvait pas comprendre le grec classique du V• siècle? De telles hypo·
thèses proviennent du temps où un auteur latin ne semblait avoir pu écri-
re que si quelque Grec lui avait tenu la main. Elles sont contraires à tout
bon sens! Il est certain, et cela apparaît de plus en plus clairement, au fur
LA PESTE D'ATHnNES ET LE POnME DE LUCRncE 187

et à mesure que l'on avance dans la comparaison entre les deux textes,
que Lucrèce n'a pas voulu traduire Thucydide, mais qu'il part de son récit
comme d'un témoignage, et qu'il l'interprète librement.
Et cette liberté d'interprétation porte sur deux points: la physiologie
ou, si l'on préfère, la «physique» de la maladie, et, d'autre part, le méca-
nisme psychologique des troubles qu'elle provoque.
Sur le premier point, nous avons vu le rôle attribué au sang, ainsi que
l'allusion au «cœur» comme siège de l'âme. On a relevé aussi, depuis
longtemps, que l'énumération des symptômes précédant la mort, les
bourdonnements d'oreille, la respiration perturbée, etc., sont un lieu com-
mun de la littérature médicale.
Sur le second, les modifications sont plus subtiles; elles ont pour
effet d'intégrer l'aspect humain du tableau dans l'ensemble de la psycho-
logie épicurienne. Nous avons signalé déjà ce qui concerne les mutilations
volontaires; mais, plus important encore, à cet égard, est le passage qui
décrit la propagation de l'épidémie. Thucydide note que les gens man-
quaient de courage, en voyant le nombre de ceux qui mouraient, et que
cela les empêchait de réagir, puis il ajoute: «c'était aussi la contagion, qui
se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme
dans un troupeau: c'est là ce qui faisait le plus de victimes» (trad. J. de
Romilly). Lucrèce, lui, établit, à la différence de l'historien, un rapport de
cause à effet entre les deux faits, alors que Thucydide se contente de les
énumérer: les gens manquaient de courage et, d'autre part, la contagion
se répandait. Ce sont deux raisons qui expliquent, chacune pour sa part,
le grand nombre des morts. Lucrèce fait entendre des harmoniques plus
subtiles: chacun, en voyant les autres mourir, prend l'attitude, la mentali-
té d'un animal de troupeau. Ce qui est décrit, c'est la déchéance de la
volonté, et cette idée se superpose au tableau, fait de touches juxtaposées,
de l'historien.
En réalité, nous saisissons, à sa naissance, la création du poète, qui,
partant d'un «journal de l'épidémie>, s'élève jusqu'à la dimension épique.
Cette peste cesse d'être un événement local pour devenir un épisode du
spectacle offert par l'univers. Thucydide, par exemple, nous dit bien que
le fléau vient d'Égypte, et qu'il se propage à partir du Pirée, où un navire
contaminé a apporté le mal. Lucrèce ne parle pas de navire, il attribue la
contagion au «mauvais vent>, venu du Sud, qui s'est abattu sur I'Attique.
Ce que nous avons dit de la structure et du dessein du chant VI suffit à
expliquer cette modification. Il s'agit d'illustrer une théorie générale, et
cela permet au poète d'élargir l'épisode en lui donnant un caractère cos-
mique.
Le même élargissement apparaît à propos du cadre. Thucydide ne
188 ROMB, LA LITIÉ.RATURB BT L'HISTOIRB

parle guère que de ce qui se passait à l'intérieur de la ville d'Athènes (en


quoi il est bien de son temps et de sa nation). Lucrèce, lui, évoque la peste
dans les campagnes, et, là, il modifie considérablement son c modèle> ou
plutôt sa source. Thucydide mentionnait les cabanes construites dans la
ville pour abriter les réfugiés venus des alentours. Lucrèce reprend cette
notation, mais, au lieu de situer ces cabanes des pauvres gens dans la ville
même, il en fait d'authentiques demeures rustiques. Il ècrit en effet: «en
outre, déjà pâtres, gardiens de troupeaux, robustes conducteurs de la
charrue recourbée, tous étaient frappés de langueur, et, entassés au fond
de leurs cabanes, gisaient leurs corps immobiles, que la pauvreté et la
maladie livraient à la mort» (v. 1252-1255). Il est impossible que, sur ce
point, Lucrèce n'ait pas compris le grec de Thucydide, mais il a cons-
ciemment introduit deux importantes modifications: en accord avec l'ex-
plication épicurienne de l'épidémie, il faut que les premiers touchés
soient les habitants des campagnes, puisque le mal vient de l'air et s'abat
sur l'ensemble du pays, mais il y a plus: la pauvreté aggrave le mal, affir-
me Lucrèce; Thucydide ne disait rien de semblable. C'est que, dans la
psychologie épicurienne, la pauvreté apparaît souvent comme une image
de la mort, et liée à elle. Si, disent les épicuriens, les hommes tendent à
amasser des richesses, c'est qu'ils espèrent se prémunir contre la mort.
La richesse entoure l'homme de serviteurs, lui épargne la quête du lende-
main, la peur de ne pas avoir de quoi soutenir son existence. Le paysan,
dans sa cabane, manquera des soins nècessaires; sans doute ces soins
seraient-ils vains, mais ce n'est pas ce point de vue qui est celui du poète,
qui pense et sent en disciple d'Épicure; pour lui, comme pour le Maître,
la pauvreté entraîne la solitude, l'angoisse et, finalement la mort. On ne
peut dire que Lucrèce ait mal compris le récit de Thucydide; mais il l'in·
terprète selon ses propres catégories mentales et sa sensibilité.
A tout moment, Lucrèce éclaire le tableau d'une lumière nouvelle: ce
phénomène d'origine cosmique, qu'est la peste, entraîne des conséquen-
ces pour la vie psychique des victimes. Thucydide n'avait pas pu ne pas
en entrevoir quelques-unes, et il les a rassemblées dans un chapitre qui
sert de conclusion à son récit, un chapitre que Lucrèce n'a pas cru devoir
retenir. Chez lui, ces conséquences sont dégagées au fur et à mesure du
récit, elles lui sont immanentes, et c'est là un trait proprement épicurien.
De tout temps, les épicuriens s'étaient préoccupés du cheminement de la
sensibilité humaine, et de ce que nous appellerions volontiers aujourd'hui
les «complexes» de l'âme. Ce souci donne à leurs écrits, dans la mesure
où nous pouvons encore les entrevoir, un caractère étrangement moder·
ne, par le goût qu'ils révèlent pour l'observation psychologique, et par la
pénétration des remarques présentées. Lucrèce, en accord avec cette ten·
LA PESTE D'ATHÈNES ET LB POÈME DB LUCRÈCE 189

dance générale de l'école épicurienne, essaie, bien plus profondément que


Thucydide, de discerner ce qui se passe dans l'esprit des victimes; il
entrevoit leur angoisse (un sentiment que, assez curieusement, Thucydide
n'exprime pas, alors qu'il était lui-même passé par ces épreuves); il imagi-
ne les yeux «ardents» des malades tournés vers le médecin qui ne peut les
guérir, tandis que ce même médecin murmurait des paroles incompré-
hensibles, et s'effoçait de taire son angoisse (tacito . .. timore).
Une analyse presque hallucinante des phénomènes psychologiques
provoqués par cette angoisse devant la mort est conduite aux vers 1213-
1214. Thucydide, nous l'avons dit, avait écrit que certains malades, qui
n'étaient pas morts mais revenaient â la vie, contre tout espoir, étaient
frappés d'amnésie. Lucrèce part de cette notation et l'interprète, en l'insé-
rant dans une série qui montre â quel point la peur de mourir faisait per-
dre aux malades toute notion des valeurs véritables. Ces malades, poussés
par le désir de vivre, malgré tout, se mutilaient; ils vivaient, ayant perdu
leurs pieds, leurs mains, leurs yeux et, finalement, ils perdaient le senti-
ment de leur propre personne : vivre, vivre, ce seul désir les arrache â
eux-mêmes. Ce qui est, pour Thucydide, un effet seulement physiologique
du mal est, pour Lucrèce, le résultat d'un processus psychologique.
Les réflexions de Thucydide, contenues dans le chapitre de conclu-
sion, sont celles d'un moraliste politique; il constate que l'épidémie fut,
dans toute la ville, â l'origine d'un désordre grave, qu'il appelle «ano-
mia>: l'ignorance des lois; il s'agit peut-être des lois morales, mais en
quelque sorte accessoirement; l'historien pense d'abord et surtout aux
lois de la cité, il souligne en effet que les citoyens ne tenaient plus compte
des tribunaux, ni des procès qu'on pouvait leur intenter, puisque, de toute
façon, ils pensaient être morts lorsque leur parviendrait une assignation
en justice! Ce qui est bien digne d'un citoyen d'Athènes, jusqu'à la carica-
ture. Rien de semblable chez Lucrèce, plus philosophe : ce qui le frappe
surtout, c'est que les meilleurs d'entre les hommes s'exposent, par com-
passion, â la contagion, et meurent les premiers, tandis que les autres,
enfermés dans leur égoïsme, n'en mouraient pas moins, abandonnés de
tous. Ici encore, nous avons une notation typiquement épicurienne, quoi
qu'on en ait dit. Sans doute les égoïstes ne sont-ils pas punis par les dieux
(ce serait une idée bien peu épicurienne!), mais leur punition vient du fait
qu'ils ont méconnu l'un des impératifs de la doctrine, et qui veut que
l'être humain ne puisse atteindre l'ataraxie, l'absence de trouble, que dans
l'amitié et par elle. Refuser aux autres son secours, c'est se refuser â soi-
même la protection qu'ils peuvent vous apporter. La pitié est un senti-
ment épicurien, même si sa justification dogmatique repose sur la consi-
dération de l'utilité. Une maxime, rapportée par Plutarque (p. 1097 a,
190 ROME, LA LIIT2RATURB ET L'HISTOIRE

Contra Epic. beat.) ne dit-elle pas «qu'il est plus doux de rendre un service
que d'en recevoir>? La «morale> intervient chez Lucrèce sur un tout
autre plan que chez Thucydide : entre les deux, bien des siècles ont passé,
et, surtout, les fins de la réflexion philosophique ont changé, les philoso-
phes hellénistiques, et ceux qui les ont suivis, n'ont pas peu contribué à
l'affiner; l'être intérieur compte plus, désormais, que l'ordre civique, et
cette transformation, cet avènement de l'être intérieur, amorcés au Jardin
d'Épicure et sous le Portique de Zénon, seront définitifs avec Lucrèce et
Sénèque.
LUCRÈCE PHYSICIEN OU LOGICIEN?

A PROPOS DU LIVRE I DU DE RERUM NATURA

Une page célèbre de Cicéron, dans le De finibus, adresse à Epicure,


entre autres reproches, celui d'être mauvais logicien; Cicéron le juge « nu
et sans défense» (inermis ac nudus) quand il s'agit de chercher le vrai et
de l'exposer. c Il supprime les définitions, il ne donne aucun enseignement
sur les divisions et les distinctions, il ne fait pas connaître la manière de
former un raisonnement et de formuler une conclusion, il ne montre pas
le moyen de résoudre les sophismes, de dissiper les ambiguïtés» (De fin. I,
22). Epicure met toute sa confiance dans les sens - or, chacun sait que les
sens nous trompent ...
Lorsqu'il écrivait cette page, en 45 av. J.-C., Cicéron avait, sans doute,
déjà édité Lucrèce; mais le poème ne pouvait le faire changer d'opinion:
nous ne trouvons guère, en effet, dans le De rerum natura, quoi .que ce
soit qui réponde aux exigences de la logique traditionnelle. Effectivement,
il ne présente aucune dialectique apparente, aucune trace sensible de cet
appareil logique qui caractérise aussi bien les écrits stoïciens que ceux
des académiciens. On comprend assez bien l'opinion de Cicéron, et son
agacement devant une doctrine qui rompt si résolument avec les tradi-
tions des écoles et les habitudes de pensée auxquelles lui-même reste fidè-
le. Comment peut-on prétendre atteindre la vérité sans commencer par
fixer les règles du jeu; comment construire une philosophie dépourvue,
ou à peu près, de pars rationalis?
En réalité, on peut montrer que l'épicurisme n'est pas dépourvu de
toute théorie de la connaissance, et fixe certaines règles pour conduire sa
pensée; mais il apparait aussi, plus profondément, que la doctrine d'Epi•
cure s'inscrit dans les traditions les plus anciennes de la pensée grecque,
qu'elle en accepte la problématique et apporte sa propre réponse aux
questions posées dès les origines de la philosophie hellénique.
A la lecture du livre I de Lucrèce, celui qui pose les principes de la
doctrine, au moins dans le domaine de la physique - l'explication de cc
192 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE

qui existe - on constate que le poète a pour premier soin de prouver que
les atomes existent, bien qu'ils échappent à nos sens, qu'ils répondent à
une nécessité inéluctable, si l'on veut rendre compte du réel. Or la
démonstration qui est proposée de cette vérité est essentiellement logi-
que.
Le point de départ est une méditation sur l'être et le non-être, et leur
relation réciproque :
«principium cuius hinc nobis exordia sumet,
nullam rem e nihilo gigni diuinitus unquam>. (1, 149-150).

Ce qui existe, l'être, ne peut sortir du non-être. C'est là un postulat


présent à toute la philosophie pré-socratique, il sous-tend, en particulier,
tout l'éléatisme. Et cela dès Parménide, qui écrivait, dans son poème sur
la Nature (fr. 7 et 8, v. 1 et suiv.): «on ne saurait jamais démontrer que ce
qui Est ne Soit pas ... L'Etre est sans naissance, et sans destruction, il est
complet dans ses membres, immuable et sans fin; jamais il n'Etait, et
jamais ne Sera, parce que, maintenant, il Est, simultanément, tout entier,
un, continu; car, quelle création pourrais-tu chercher pour lui? Corn·
ment, et d'où aurait-il pu surgir? et je ne te laisserai pas dire ni penser
qu'il est issu du Non-Etre, car on ne peut dire ni penser que ce qui Est
n'Est pas ... Ce qui est doit être absolument, ou pas du tout>.
Fidèle à cette manière de penser, Lucrèce, lorsqu'il affirme que «rien
ne naît de rien> et que «rien ne peut retourner au néant> n'énonce pas le
résultat d'une expérience physique, mais un principe logique, issu d'une
méditation (vieille de cinq ou six siècles) sur la notion même d'Etre. Déjà,
avant les Eléates, Héraclite avait déclaré:
«cet univers, le même pour tous les êtres, ce n'est ni un dieu ni un
homme qui l'a fabriqué, mais il a toujours été, il est et il sera: c'est le feu
toujours vivant, s'allumant selon la Mesure et s'éteignant selon la Mesu·
re» (Diels, Vorsokr., fr. B, 30).
Ainsi, le principe fondamental de la physique lucrétienne, l'éternité
de l'Etre, son existence et son devenir, sur le plan du multiple, en dehors
de toute action divine (nullam rem . .. gigni diuinitus unquam), tout cela
se trouve déjà chez les pré-socratiques, et résulte simplement de l'idée de
l'Etre - pour lequel, ainsi qu'ils le disaient déjà, pensée et existence se
confondent, «ce qu'il est possible de penser est identique à ce qui peut
être» (~arménide, Diels, fr. B, 3, I, p. 231, 22) (du moins si l'on suit l'inter·
prétation que donnent de ce fragment Zeller et Burnet). La notion d'Etre
i?1plique son existence - ce qui préfigure, à bien des siècles de distance,
1argument ontologique.
De la fixité de !'Etre, Lucrèce déduit des conséquences, qui sont pré·
LUCJœCB PHYSICIENOU LOGICIEN? 193

sentées comme les éléments d'une démonstration, mais qui sont en réali-
té, des corollaires de la proposition principale :
Si, dit le poète, l'Etre pouvait, à n'importe quel moment, surgir du
Non-Etre, il n'y aurait plus rien de stable ni de constant dans les choses,
et l'on verrait alors «des êtres humains naître de la mer, des animaux
écailleux sortir de la terre ... > (1, 161-162). Le processus de la création,
pour chaque chose, ne serait plus assuré; il n'y aurait partout que fantai-
sie et désordre.
Cette idée, dont la cohérence n'est pas directement saisissable (pour-
quoi, par exemple, une puissance trascendante ne pourrait-elle, dans l'hy-
pothèse inverse, faire surgir les êtres du néant, selon une règle fixe?) ne
se comprend guère que si l'on se réfère aux anciennes cosmogonies, celle
d'Héraclite, par exemple, selon qui les mouvements internes à l'Etre sont
réglés par le Logos, ou, si l'on préfère, une Loi de caractère immuable
qu'il appelle parfois la Mesure - parce qu'elle est une propriété de l'Etre
lui-même et, comme telle, possède un caractère stable et inchangé. Et si
l'on admet que l'Etre est un tout, un absolu, il faut que ce qui se trouve
en lui, participe de lui - c'est-à-dire le monde du Devenir - soit, lui aussi,
un absolu. De là découle l'idée d'une fixité de l'univers existant, aussi bien
dans son être profond que dans sa variété apparente.
Tout un aspect de la théorie épicurienne, la formation du monde à
partir d'atomes immuables, insécables, éternels, répond à ces exigences
logiques des plus anciens philosophes.
Cette exigence de stabilité, inséparable de l'idée d'Etre et que doit
satisfaire la notion d'atome, aboutit à concevoir l'existence, dans l'uni-
vers, et pour le déroulement des choses, de lois - c'est-à-dire de rapports
constants entre les causes des phénomènes et le déroulement de ceux-ci.
Ce seront, dans le poème de Lucrèce, les fœdera naturae, sur lesquels
nous aurons à revenir. Mais notons dès à présent que ces fœdera, qui ne
sont pas les c lois,. de la physique, ou de la nature, telles que les conçoi-
vent les Modernes, expriment seulement l'idée que le monde est fixe, sous
l'apparence du devenir, et que leur conception n'est pas issue d'une quel-
conque expérimentation (comme le sont les lois des physiciens moder-
nes), mais résulte d'un raisonnement purement logique; leur existence est
déduite de la notion même d'Etre, et le spectacle du monde n'apporte
qu'une vérification sommaire, globale.
Cette fixité, cette constance de la création se manifestent en effet à la
fois dans les espèces. qui se révèlent stables (au moins grossié'remt·nt, et
sur une durée relativement courte) et dans le déroulement du temps, cha-
que moment de l'année amenant les mêmes naissances et les mêmes
maturations.
194 ROME, LA Ll'I"ŒRATURE ET L'HISTOIRE

Mais déjà Lucrèce suggère la solution qu'il va proposer pour expli-


quer toute cette «logique» du monde: l'Etre, qui se répartit ainsi de
manière réglée, et se manifeste aussi bien dans la naissance des animaux,
des plantes, bientôt des astres et des éléments, cet Etre absolu et éternel
va se trouver défini et précisé: il n'est autre qu'une matière, dont la pré-
sence est nécessaire, à chaque moment, et selon des modalités détermi-
nées, pour que se produisent les phénomènes constatés.
A ce point de son développement, Lucrèce «suppose le problème
résolu>. Puisque les choses naissent et grandissent, il faut que leur part
d'Etre leur soit donnée sous des formes adaptées à elles. Ces forment doi-
vent donc introduire une différenciation dans l'Etre absolu; il faut suppo-
ser (ou plutôt imaginer) l'existence de semina rerum, de semences des
choses, qui sont des émanations directes de l'Etre absolu. Et c'est ainsi
que naît l'hypothèse selon laquelle les choses de l'Univers s'expliquent
toutes (ainsi que leur devenir) par un mécanisme secret, identique en son
principe pour toutes, différent dans ses modalités pour chaque espèce,
reposant en dernière analyse sur des «particules d'Etre», par conséquent,
incréées, éternelles, indestructibles.
Certes, Lucrèce n'a pas inventé cette solution; elle lui est donnée par
l'enseignement d'Epicure et celui de toute l'école. Et l'on sait que, déjà,
avant Epicure, l'atomisme avait été exposé par Démocrite, s'inspirant (en
dépit de ce qu'il prétend) de Leucippe.· Si bien que cette filiation fait
remonter la doctrine jusque vers le milieu du vesiècle, soit, environ, une
génération après Parménide. Il est certain que l'atomisme est la réponse
imaginée par Leucippe pour réfuter les paradoxes des Eléates. Déjà, chez
lui, apparaissent les notions fondamentales destinées à résoudre les diffi-
cultés soulevées par ceux-ci et à fournir à Epicure la «machinerie» qui lui
servirait à expliquer le monde.
Les Eléates, en effet, tiraient de leur doctrine, sur l'unité de l'Etre,
des conclusions paradoxales, niant, par exemple, la possibilité du mouve-
ment et même celle de la multiplicité des choses. Leucippe attaqua le pos-
tulat éléatique, et admit que le Non-Etre possédait, lui aussi, une sorte
d'existence. Cela entraînait que l'Etre ne pouvait plus être conçu comme
une unité, mais comme, déjà une multiplicité, juxtaposée au non-Etre.
Ainsi se trouvaient définis, côte à côte, et par opposition l'un à l'autre, le
Plein (la matière) et le Vide.
Cette conclusion, nécessaire, logique, qui déduit l'existence du Plein à
partir de celle du Vide se retrouve dans le chant I du De natura rerum
(vers 503 et suiv.): vide et matière s'excluant l'un l'autre, si l'on pose l'un,
on doit admettre l'autre, à l'état pur, à côté de lui. Mais comment prouver
l'existence du Vide? Comment prouver l'existence du non-Etre?
LUCR8<:B PHYSICll!N OU LOGICil!N? 195

Les arguments que présente Lucrèce consistent à déduire, d'un ou


plusieurs faits constatés, leurs implications dialectiques. Ainsi : si les
objets étaient, tout entiers, de l'Etre, ils seraient immuables, éternels, infi-
niment solides - en vertu de la définition même de ce qui Est. C'est ce
qu'affirmaient les Eléates. Mais, nous constatons que les objets existants
sont soumis à la détérioration, au changement, à la mort. Donc, ils ne
peuvent consister totalement en matière - qui est l'Etre, par définition. Il
faut par conséquent qu'ils aient en eux une partie périssable, qu'ils parti-
cipent, par elle, au non-Etre.
Ces raisonnements de Lucrèce (1, 329 et suiv.) ne font que reproduire,
sous une forme plus développée, ceux que nous' devinons chez Leucippe.
On peut donc affirmer que la pysique de Lucrèce, dans la mesure où elle
reprend celle d'Epicure, est un héritage de la dialectique élaborée dans la
discussion qui mit aux prises les Eléates et leurs adversaires, vers le milieu
du V• siècle avant notre ère et dans laquelle le spectacle du monde réel
n'est évoqué que de façon globale, comme simple terme de référence.
Et, à la réflexion, l'on s'étonnera moins de ce qui peut apparaître
comme un refus de se référer à une analyse du réel si l'on considère que
tous ces raisonnements concernent des réalités insaisissables aux sens, et
concevables par le seul raisonnement: iÎ n'est pas possible de prétendre
que les atomes sont un «modèle> conçu d'abord par les philosophes à
partir des données sensibles - une parcelle de matière que l'on divise et
redivise, jusqu'à ce que l'on atteigne une limite. Cette méthode ne permet
pas d'imaginer un atome, du type de ceux dont parlent Leucippe, Démo-
crite et Epicure. Un morceau de matière, divisible idéalement, l'est à l'in-
fini, pour l'imagination. Et c'est là un type de raisonnement dont se satis-
font les mathématiciens, qui raisonnent sur des êtres abstraits. Il n'en va
pas de même pour les physiciens - c'est-à-dire les philosophes qui raison-
nent sur des existants concrets - qui ne peuvent admettre à l'origine des
choses des particules approchant le Non-Etre et divisibles à l'infini. En
vertu de la définition même de l'Etre, il faut que le «commencement des
choses» (primordia rerum) soit stable, dur, indivisible et soustrait au deve-
nir. Aussi, et bien que les sens ne puissent connaître directement les ato-
mes, l'esprit, en vertu de ce raisonnement purement dialectique, est
contraint de les concevoir, avec des propriétés bien définies, paradoxales,
contraires à toute donnée sensible. On devra admettre, bon gré mal gré,
qu'il existe, derrière les apparences, une matière dont les grains, séparés
par du Non-Etre (le Vide), sont infiniment durs et durables, précisément
parce qu'ils ne contiennent en eux aucune trace de Vide - de Non-Etre.
Le bon sens répugne à accepter une telle conception. Le bon sens a tort.
La dialectique est plus forte que lui.
196 ROME, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

Lucrèce est tout à fait conscient de ce paradoxe, et il s'efforce de le


résoudre. C'est à quoi tendent tous les raisonnements qui forment la par-
tie centrale du livre, depuis le vers 265 jusqu'au vers 634, après lequel
commence la réfutation des autres théories qui tentent d'expliquer le réel
par l'existence d'un ou de plusieurs principes autres que les atomes. A la
vérité, le paradoxe est double. Il consiste d'abord à soutenir que le méca-
nisme de la nature peut consister dans le mouvement de particules invisi-
bles : pour prouver que cela est possible, le poète allègue des exemples
nombreux, l'action des vents, comparable à celle de l'eau; celle-ci est visi-
ble, mais le vent, qui n'est pas moins actif, ne l'est pas. Il en va de même
pour l'odeur, l'humidité contenue dans un linge mouillé, l'érosion des
pierres les plus dures, sous l'action des gouttes d'eau indéfiniment renou-
velées. Et la conclusion s'impose: «corporibus caecis igitur natura gerit
res» (v. 328); «le nature agit à l'aide de substances matérielles qui sont
invisibles». Ou, si l'on préfère, «le mécanisme de la nature fonctionne à
l'aide de substances matérielles invisibles».
Memmius n'aura sans doute éprouvé aucune peine à admettre cette
vérité d'expérience. Nous remarquerons, nous, que l'expérience intervient
non pas pour dégager les éléments d'une hypothèse d'ordre physique,
mais pour vérifier une conclusion d'ordre logique, formée indépendam-
ment, et a priori. Nous remarquerons ensuite que le raisonnement fait ici
appel à une analogie établie entre le domaine sensible et le domaine inac-
cessible aux sens postulé par la théorie. On pourrait contester cette analo-
gie, en disant, par exemple, que rien ne nous garantit sa validité, puisque
l'un des deux termes entre lesquels on l'établit est, par hypothèse, incon-
nu; mais Lucrèce pourrait répondre que cette objection ne le gêne pas.
Son raisonnement, en effet, n'établit pas que le mécanisme des atomes
existe, mais qu'il est possible. Et, à ce moment, rien n'empêche d'utiliser
des exemples qui montrent seulement la possibilité d'une causation maté·
rielle dont les agents échappent à notre vue.
Le second-paradoxe est plus difficile à résoudre: comment peut-on
concevoir ces «grains d'Etre » que sont les atomes? Notre expérience ne
nous fait connaître que des corps susceptibles d'être divisés, des corps
qui, par là-même, sont périssables, et contiennent du «non-Etre». Com-
ment peut-on concevoir un corps éternel et insécable?
Lucrèce, pour réduire la difficulté, commence par recourir à un
argument purement logique: puisqu'il est nécessaire qu'il existe, et du
plein et du vide (nécessité logique, si l'on ne veut pas se heurter aux apo-
ries de Zénon). il faut que chacune de ces «substances» - de ces deux
naturae - existe à l'état pur; cela est d'autant plus nécessaire que l'Etre et
le non-Etre s'excluent mutuellement. Ils peuvent seulement coexister, non
LUCIŒCB PHYSICIBNOU LOGICIEN? 197

être unis dans une seule essence. Il y a là une application du principe de


non-contradiction. L'existence d'êtres «purs> (selon la logique) implique
leur existence en nature. Toute la difficulté consiste, pour le c bon sens»,
à admettre ce passage de la logique à la physique, de ce qui est conçu à
ce qui est.
On reconnnaît, dans ce passage, une nouvelle application de l'argu-
ment ontologique. Selon la formule de Parménide, ce qui est conçu possè-
de les attributs que lui attribue la pensèe. Lucrèce, une fois de plus,
retrouve (probablement sans en être pleinement conscient) la c probléma-
tique> des Eléates. Elle affirme implicitement la toute-puissance de la
dialectique, pour découvrir la Vérité.
Pourtant, Lucrèce ne se satisfait pas de cet optimisme absolu, de cet•
te confiance dans le Logos, et il sait, surtout, que Memmius ne saurait
s'en satisfaire. Le raisonnement a priori doit être mis à l'épreuve de la
réalité, le paradoxe doit être résolu. Cette réconciliation entre le c bon
sens» et la proposition déduite nécessairement et a priori, Lucrèce la
poursuit dans toute la série des arguments qui s'échelonnent entre le vers
528 et le vers 634. Supposant, une fois de plus, le problème résolu (il l'est,
d'ailleurs, déjà, sur le plan de la dialectique, il ne l'est pas sur celui de la
physique, de la réalité constatable), Lucrèce énumère les caractères qui
doivent être ceux de l'atome: cette parcelle pure d'Etre ne saurait être
brisée, ni broyée, ni coupée, ni fendue en deux, ne saurait admettre en
elle de l'humidité, ni le feu ni le froid (qui sont des fluides matériels).
Donc, ce morceau d'Etre doit être éternel - il ne doit pas être modifié par
le passage du temps (v. 528-549). Et c'est la proposition que Lucrèce va
maintenant démontrer, en procédant, comme il le fait si souvent, par l'ab-
surde : supposons que ces panicules de matière ne soient pas éternelles;
elles ne posséderaient plus les caractères fondamentaux de l'Etre, elles
retourneraient au Néant et en sortiraient sans loi, Mais cet arguement ne
suffit pas : puisque l'Etre existe, par définition, depuis l'infini du temps,
des atomes fragiles se seraient, pendant cette durée infinie, brisès, divisés,
en particules de plus en plus ténues, infiniment petites. A partir de cette
poussière dont chaque grain tendrait vers le néant, tendrait à ne plus
être, il serait impossible que les êtres et les objets que nous voyons naitre
chaque jour, puissent se former. Il leur faudrait, pour cela, parcourir en
sens inverse le processus de la naissance et du développement, pendant
un temps infini, égal à celui qui s'étend entre le début (infiniment reculé)
de l'Etre et le moment présent. Si bien que Lucrèce peut à bon droit écri-
re:
... nihil ex illis a certo tempore po.Het
conceptum summum aetati.~pernadere finem (\'. 554-555).
198 ROMB, LA LITI'ËRATURB BT L'HISTOIRE

Ce qui signifie, croyons-nous : «aucun corps engendré à partir de ces cor-


puscules (réduits à une infinie petitesse), depuis un moment déterminé
(définissant, donc, une durée finie), ne pourrait parvenir à l'apogée de
son âge>.
Lucrèce ajoute une r~marque, destinée à rendre sensible la conclu-
sion mathématique tirée de l'hypothèse: l'expérience prouve que l'évolu-
tion constructive est toujours plus lente que l'évolution destructrice (il est
plus rapide d'abattre un arbre que de le faire pousser). Par analogie, on
comprend qu'une division de l'être ne puisse être compensée, par recom-
position, dans un temps inférieur à celui pendant lequel elle s'est produi-
te. Cet argument (ou plutôt ce corollaire) ne possède, par lui-même, aucu-
ne valeur probante; il est simplement une illustration, par laquelle le
«bon sens, ne peut manquer d'être touché. Il rend plausible, acceptable,
la conclusion «scientifique> (logique) qui vient d'être formulée.
Après quoi, le poète fait observer que l'hypothèse d'une matière infi-
niment dure (et durable), formée de grains insécables rend parfaitement
compte des substances molles, en particulier, des quatre éléments tradi-
tionnels, l'air, l'eau, la terre, le feu (ou poutôt la chaleur, sous ses diffé-
rentes formes, uapores). Il suffit de concevoir leurs combinaisons avec
plus ou moins de vide, de non-Etre entre leurs agrégats. En revanche, des
atomes mous ne sauraient expliquer l'existence des objets durs, comme
les pierres de silex ou le fer : plus les choses existantes sont solides et
dures, plus elles témoignent de la dureté infinie de la matière «pure>. Cel-
le-ci apparaît comme la limite de la dureté constatable. Ici non plus il ne
s'agit pas d'une «preuve>, mais d'une suggestion, d'une analogie et d'un
passage à la limite, dans l'ordre de la qualité. Cet exemple est un support
fourni à l'imagination, il doit l'aider à concevoir ce que peut être une
dureté absolue. En réalité, Lucrèce a joint ici à cet exemple quasi sensible
un argument qui porte contre toutes les physiques de la qualité; il montre
l'impossibilité des théories adverses - celles qui mettent au principe des
choses des éléments, comme le feu, l'eau, la terre et l'air. Cela annonce et
amorce la critique systématique de tels systèmes, qui commencera avec la
réfutation d'Héraclite.
Le dernier argument de la série porte contre la notion, toute spatiale,
de divisibilité à l'infini. C'est sur ce point, évidemment, que le «bon sens»
résiste. L'expérience commune laisse supposer que la division d'un frag-
ment quelconque de matière peut être poursuivie indéfiniment. Lucrèce
introduit alors une distinction nécessaire: en réalité, ce que l'esprit
conçoit comme infiniment divisible, ce n'est pas la particule matérielle
mais l'espace qu'elle occupe. Tel est, croyons-nous, le sens des vers 599 à
6 14: on peut, certes, imaginer des «points» de plus en plus petits, si petits
LUCRÈCE PHYSICIEN OU LOGICIEN? 199

qu'ils ne sauraient plus présenter de parties (id nimirum sine partibus


e:ctat): cela signifie qu'ils sont situés à la limite, qu'ils tendent vers zéro,
sans jamais y parvenir. Si l'on pouvait encore les imaginer formés de par-
ties, c'est qu'ils seraient encore divisibles; il faudrait donc considérer cha-
cune de ces parties, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'on parvienne à ce
«sommet> (ou cette pointe - cacumen) idéale de !'infiniment petit. Mais
cette division ne concerne que l'espace du corps, elle est une opération
purement mathématique et conceptuelle. Cette limite inaccessible n'est
pas une réalité physique, matérielle, sans quoi l'Etre ne serait plus ce
qu'il est, et le monde des choses resterait sans fondement.
Il est sans doute significatif que parmi les arguments qui font inter-
venir la divisibilité à l'infini de la matière - ou de l'espace - seul le der-
nier (celui qui montre la différence entre la division de l'espace et celle de
la matière) ne fait pas intervenir le temps. Les autres sont situés dans le
déroulement des choses. Ce sont des arguments physiques, tandis que
l'autre relève de la spéculation mathématique, qui, bien sûr, est intempo-
relle.

*
* *

On voit que les démonstrations de Lucrèce sont destinées non pas à


découvrir la vérité, mais à la rendre acceptable, à lui ôter son caractère
abstrait et technique; et, en même temps, à fournir des modèles idéaux
qui aident l'esprit à la concevoir.
C'est le cas, en particulier, pour une notion qui revient fréquemment
dans le poème, celle des fœdera naturae. Parlant de la formation des cho-
ses et des êtres, à partir des atomes, Lucrèce écrit: «puisque pour chaque
espéce d'êtres, un terme est fixé à sa croissance et à la durée de sa vie, et
qu'il est décrété par les «lois de la nature> (fœdera naturae) ce qu'ils peu-
vent faire et ce qu'ils ne peuvent faire, et que cela ne change jamais ... »
(v. 584-588). Ainsi que le faisait remarquer P. Boyancé (Lucrèce et l'épicu-
risme, p. 86 et suiv.) ces «lois de la nature» ne sont pas identiques aux lois
dont parlent les physiciens modernes, qui s'appliquent, elles, à la succes-
sion des phénomènes. Elles sont plus proches des lois mathématiques, qui
régissent les nombres et les figures, dans la mesure où, comme elles, elles
sont intemporelles et indépendantes du devenir. Ces fœdera sont ce que P.
Boyancé appelle des «statuts», des règles fixes, immuables, qui comman•
dent la nature même des êtres et des choses. Le mot fœdus est essentielle-
ment romain, il désigne, on le sait, les traités, les contrats établis entre
des cités; ces textes, solennellement acceptés, règlent les rapports qui, à
200 ROME, LA LITifiRATURE ET L'HISTOIRE

l'avenir, seront ceux des parties contractantes; ils limitent, singulière-


ment, les droits de chacune - et l'on comprend les mots de Lucrèce, quid
quaeque queant .. ., quid porro nequeant («ce qu'ils peuvent et aussi ce
qu'ils ne peuvent pas faire»). Cela entraine que les êtres et les objets pos-
sèdent en eux des possibilités définies et invariables. Lucrèce attribue cet-
te constance - comparable à l'observation scrupuleuse d'un traité - à la
fixité et à la dureté infinie des atomes.
Mais, à la réflexion, cet argument n'est pas contraignant. Il suppose
que l'on admette un autre postulat, l'existence, précisément, de ces fœde-
ra, de ces rapports stables et constants entre la structure intime des cho-
ses et leur apparence, leur fonction, bref, toutes les puissances qu'elles
recèlent. Ce sont ces lois qui empêchent de déplacer des montagnes, ou
de vivre le temps de plusieurs générations (I, 199 et suiv.). Ce sont elles
aussi qui feront que tel arrangement d'atomes se révélera à nos sens par
une couleur, une chaleur, etc., déterminées.
Les exemples dans lesquels le poète fait intervenir cette notion de
fœdera nous laissent entendre la manière dont il conçoit leur action. Par-
lant des premiers temps de la terre (V. 907 et suiv.) alors que les atomes,
les semences des choses (semina), existaient en grand nombre, il affirme
que cette surabondance de matière n'a pas rendu possible la formation
d'êtres monstrueux, ni complexes, comme les chimères ou les centaures,
ni prodigieusement grands, forts et durables. Les choses créées l'étaient
déjà selon les règles que nous connaissons, car, dit-il, «chaque chose se
développe selon son style propre (suo ritu) et toutes observent leurs diffé-
rences conformément à un pacte déterminé de la nature» (V, v. 923-924).
D'autres passages montrent que la discrimination se fait non pas à
l'échelle des atomes, mais à celle des premiers composés d'atomes, aux
agrégats initiaux (auxquels, croyons-nous, Lucrèce donne le nom de prin-
cipia, et qu'il assimile aux «éléments» d'Empédocle et de la physique tra-
ditionnelle), qui sont, chacun pour son compte, définis par une structure
déterminée des atomes qui les composent et, en même temps, par le ryth-
me et la nature des mouvements que ceux-ci conservent, dans cette parti-
cule élémentaire, où existe déjà ce dont les atomes étaient dépourvus par
eux-mêmes, les qualités secondes et les propriétés de la vie. Les fœdera
naturae interviennent alors pour assurer la permanence de ces éléments
vitaux.
En fait, la stabilité du monde, du seul point de vue de la physique, ne
peut être expliquée uniquement par l'immutabilité des atomes. Il faut
que, à cette immutabilité, se superpose une force interdisant toute varia-
tion arbitraire dans l'organisation des choses. Cette force, Lucrèce n'en
parle point, mais elle existe dans les philosophies dont dérive l'épicuris-
LUCR~CB PHYSICIEN OU LOGICIEN? 201

me. Et elle porte différents noms. Chez Héraclite, elle est le Destin, par
lequel est contrôlé l'antagonisme qui est le moteur des choses, et chez
Parménide cette cause ultime de la diversité et de la création est la Néce-
sité. Pour Empédocle, les pulsations créatrices qui donnent alternative-
ment le dessus à l'Amour et à la Haine sont réglées par un « large ser-
ment>, c'est-à-dire une Loi supérieure à tout ce qui est.
Nous sommes ici en présence d'un postulat fondamental de la philo-
sophie hellénique, qui J'oppose aux cosmogonies théologiques des Egyp-
tiens ou des Sémites d'Asie. Pour celles-ci, la loi du monde résidait dans la
volonté capricieuse d'une ou plusieurs divinités, démiurges ou forces fon-
damentales. Dès que les Grecs commencèrent à penser le monde, ils exor-
cisèrent le caprice divin et mirent à sa place une Loi; ainsi se trouva
introduit le postulat que nous découvrons au-delà de la pensée de Lucrè-
ce, l'idée que l'univers est à la fois intelligible et constant, les deux carac-
tères étant indissolublement liés, ce qui est capricieux étant inintelligible
et, d'autre part, ce qui est intelligible devant, par définition, être soumis
aux catégories de la raison humaine, qui n'admettent pas l'inconstance.
Finalement, c'est une exigence de la raison qui garantit la constance du
monde.
L'Etre, tel que le conçoivent les épicuriens, est donc une essence
intelligible. Anaxagore parlera d'un Esprit immanent au monde; les stoï-
ciens, d'un Logos. Les épicuriens se contentent d'assurer que la variété du
multiple, la diversité des êtres et des objets est rçductible à un principe
qui est un - comme )'Etre de Parménide - et qui est fidèle à lui-même,
tandis que ses rapports avec Je multiple sont soumis à des «conventions»
fixées de toute éternité, ce que Lucrèce appelle les fœdera naturae. La
rationalité du monde est sous-jacente à toute la philosophie antique, à
l'épicurisme aussi bien qu'au stoïcisme et, finalement, au platonisme.
Mais cette rationalité, bien évidememnt, échappe à toute démonstration;
tout au plus peut-on prétendre qu'elle se manifeste dans l'ordre de ce qui
vit, qui en témoigne par la constance et la régularité des phénomènes.
Encore faut-il que ceux-ci n'apportent pas de démenti au postulat, qu'il
n'existe pas dans la marche du monde trop d'erreurs constatables, de
manquement aux fœdera naturae. Lucrèce ne descend pas jusqu'à cet exa-
men trop minutieux (et qui serait physique, non logique) de la création. Il
se contente de dire que tous les êtres théoriquement possibles ont été
comme essayés par la nature créatrice (entendez : le mécanisme des ato-
mes), et que, seuls, ont subsisté, ceux qui étaient viables, c'est-à-dire possi-
bles physiquement. II n'est donc pas exact de soutenir comme certains
l'ont fait, que Lucrèce n'a pas été accessible à l'idée de l'évolution, et que
c'est là une grande différence avec «notre» science (disons plutôt, l'état

..
202 ROME, LA LITl'ÉRATURBBT L'HISTOIRE

récent de celle-ci). Le postulat, logique, de l'immutabilité des fœdera natu-


rae ne va pas contre l'idée que les espèces peuvent naître, et disparaître,
que d'autres peuvent se modifier (par exemple les individus voir leur tail-
le diminuer) en fonction de la nourriture qu'ils trouvent disponible à leur
portée. La terre vieillit, dit Lucrèce (v. 828-831), chaque pèriode change la
nature du monde tout entier. Sans doute, les fœdera naturae, les lois qui
régissent les agrégats élémentaires des atomes sont constantes, mais la
création des êtres particuliers, et surtout la continuité de leur espèce, sont
soumises aux variations du milieu. Mais n'est-ce pas trop demander à
Lucrèce en exigeant de lui qu'il ait pressenti tous les problèmes de la bio-
logie moderne? Lui-même reste fidèle à une certaine conception logique
du monde: le déroulement de la création n'est que le développement
d'une dialectique de l'Etre, un dialogue entre «ce qui est> et le non-Etre.
On ne saurait lui reprocher non plus d'avoir donné de la «nature>
(c'est-à-dire de la création) une image essentiellement vitaliste. Lorsqu'il
s'agit des choses, il pense plus souvent aux vivants, plantes et animaux,
qu'aux choses inanimées, et même celles-ci sont considérées dans leur
histoire, leur formation et leur durée. Sa physique est en elle-même, et
par hypothèse, historique, donc dynamique. Nul plus que lui n'a été sensi-
ble au déroulement du temps - un temps qui doit, finalement, marquer la
ruine des choses. Il est probable que ce sentiment de la naissance et de la
destruction vient, chez Epicure, des leçons d'Aristote, qui se réfère, lui
aussi, souvent, à des schèmes vitalistes. C'est Aristote qui a attiré l'atten•
tion sur le devenir, en opposition avec la vieille tradition éléatique. Leu-
cippe, contre celle-ci, avait réintroduit le mouvement dans le monde - ce
mouvement héraclitéen que Parménide avait remis en question. A partir
du moment où l'on accepte de considérer que l'Etre n'est pas «plein>,
mais qu'il admet du vide, tout devient possible. Il reste seulement à exa-
miner les modalités du mouvement, à s'interroger sur les rapports réels
existant entre l'Un et le Multiple. Ainsi, la «logique> domine une «physi-
que> moins certaine que celle-ci de ses fins véritables, plus tâtonnante, et
qui cherche, essentiellement, dans les choses, une illustration des vérités
que la Raison lui a révélées.
ELEMENTA, PRIMORDIA, PRINCIP/A
DANS LE POÈME DE LUCRÈCE

Parmi les difficultés que rencontrent traditionnellement les exégètes


de Lucrèce, l'une des plus graves est peut-être l'opinion, bien ancrée chez
la plupart des modernes, que le poète n'est pas maître de son langage,
qu'il utilise avec maladresse un vocabulaire incertain pour traduire une
doctrine dont on va jusqu'à nous dire qu'il ne l'entendait pas toujours très
bien. Il est vrai que, lorsqu'on essaie de comprendre les quelques textes
conservés d'Epicure, l'accord ni la clarté ne sont guère plus grands. Nous
voudrions ici tenter de montrer que, au contraire de l'opinion dont le
tenant le plus célèbre est sans doute Giussani, Lucrèce, lorsqu'il emploie
des termes comme elementa primordia et principia, ne les considère pas
comme des équivalents du mot atomos et que, si primordia et elementa
traduisent bien la notion d'atome, au sens technique du mot iitoµoç chez
Epicure, il n'en va pas de même du mot principia, qui nous semble
désigner tout autre chose, un état particulier de la matière, intermédiaire
entre les primordia et les objets existants et saisissables par les sens. La
démonstration, pour être complète, devrait reposer sur l'analyse de tous
les textes où figure le mot de principia. Cette méthode est évidemment
impossible ici, et nous devrons nous contenter de présenter notre thèse à
partir des passages principaux qui nous ont conduit à la concevoir et
nous paraissent la justifier, au moins à titre d'hypothèse de travail.
Lorsque au livre III, Lucrèce essaie de montrer le fonctionnement
des quatre «éléments» de l'âme, il écrit:
inter enim cursant primordia principiorum
motibus inter se, nihil ut secernier unum
possit nec spatio fieri di uisa potes tas . .. 1•

1 III, 262-265. A. Brnout traduit: csans doute les mouvements des corps pre-
miers de ces substances s'entre-croisent à ce point qu'il est impossible d'isoler une
d'entre elles et de localiser chacune de leur facultés», traduction qui s'impose,
mais qui impose aussi de distinguer le sens de primordia et celui de principiorum.
204 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Giussani, dans son commentaire à ce passage, considère que princi-


piorum est l'équivalent pour et simple de primordiorum, qui n'entre pas
dans l'hexamètre. En fait, tout devient clair si l'on donne (avec Ernout) à
principia le sens de «substance» (les quatre «éléments» de l'âme: vent,
chaleur, air et quatrième nature) et à primordia celui d'atomes. Nous
sommes en présence de trois ordres : les atomes, invisibles, extrêmement
petits, durs, insécables, puis des substances «élémentaires», une sorte de
vent (aura) , de la chaleur (uapor), de l'air (aer) et la «quatrième nature»,
enfin, l'ensemble ainsi constitué est, par lui-même une «natura», un être
particulier 2.
Que le terme de primordia soit appliqué aux atomes, dont c'est le
nom lucrétien par excellence (à la différence de l'épicurisme romain
antérieur, qui utilisait celui d'atomus), cela n'exige pas d'être prouvé. Il
suffit de rappeler quelques textes empruntés au premier livre, où l'on voit
que ces primordia sont les commencements absolus des choses, des
«grains d'être» 3• Et les caractères de ces «grains» sont peu à peu décou-
verts : invisibles, mais de nature corporelle, ils existent dans les choses
tout en échappant à nos regards•. Le mot dont se sert Lucrèce pour
désigner l'atome se trouve ainsi justifié, par sa résonance ontologique: il
doit exister un commencement absolu des choses, et ce commencement
doit posséder tels et tels caractères. L'atome se trouve donc ainsi à la fois
défini et décrit, dans son être métaphysique et dans sa réalité matérielle.
Les principia, en revanche, semblent bien être les matériaux saisissa-
bles par les sens, dont sont faites les choses, ce que les physiciens anté-
rieurs à Epicure (et les autres écoles) appelaient les «éléments». Lucrèce
écrit par exemple :
At nunc, inter se quia nexus principiorum
dissimiles constant aeternaque materies est . .. 5

passage dans lequel il ne s'agit pas des combinaisons d'atomes, mais de la


combinaison des éléments à l'intérieur d'une être donné. Ces unions d'éle-
ments sont saisissables (constant), constatables; elles sont périssables,
chaque fois qu'elles sont heurtées par une force adaptée.

2 III, 136 : nunc animum atque animam dico coniuncta teneri I inter se atque

unam naturam conficere ex se.


3 I, 180-183: quod si de nihilo fierent (se. res), subito exorerentur I incerto spatio

atque alienis partibus anni, I quippe ubi nulla forent primordia ... Cf. I, 210: esse
uidelicet in terris primordia rerum.
4 I, 265-270.

5 I, 244-245.
ELEMENTA, PRIMORDIA, PRINCIP/A 205

Cette double échelle de tout ce que est corporel est définie avec une
remarquable précision :
corpora sunt porro partim primordia rerum,
partim concilio quae constant principiorum•.

Tout ce qui est corporel se divise en deux groupes: d'une part les atomes,
de l'autre les existants constatables, formés de la réunion non pas des ato-
mes, directement, mais des éléments assemblés. Après quoi, Lucrèce
montre que tout ce que nous voyons appartient à l'ordre des corps com-
posés dont les éléments se séparent, sous l'action d'une force ou d'une
autre : les principia des choses sont fragiles, seuls les primordia (le mot
est repris, expressément au v. 501) sont solido atque aeterno corpore.
L'une des principales difficultés de l'atomisme épicurien consistait
dans le fait que l'atome, par lui-même inaccessible aux sens, devait provo-
quer la sensation. Nous constatons que les sensations sont provoquées en
nous par des substances possédant telle ou telle propriété. Ces propriétés
leur sont conférées par leur structure, la forme des atomes qui les com-
posent et la manière dont ces mêmes atomes sont unis entre eux. Il n'en
reste pas moins que c'est la structure des principia qui est la cause directe
de la sensation - ces principia étant des structures définies d'atomes
divers. Aussi ne nous étonnerons-nous pas de trouver, dans le long déve-
loppement sur les formes des atomes, le terme de primordia (ou de semi-
na, parfois elementa) pour désigner ceux-ci, mais celui de principia lors-
qu'il s'agit des «substances> qui agissent sur les sens. C'est ainsi que nous
lisons:
omnis enim, sensus quae mulcet cumque, figura
haut sine principiali aliquo leuore creatast 1 ;

et, à la fin du développement :


quapropter longe formas distare necessest
principiis, uarios quae possint edere sensus•.

Toute raison de métrique étant exclue (seminibus est l'équivalent de prin-


cipiis, devant uarios), il faut que Lucrèce nomme ici les principia, les élé·
ments déjà constitués des choses, puisque les atomes, par eux-mêmes, ne
peuvent émouvoir les sens. Mais il est bien évident que la forme des prin-

• I, 483-484.
7 Il, 422-423.

• Il, 442-443.
206 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

cipia dépend de celle des atomes qui les composent. La diversité dans la
forme des principia permet à l'esprit de concevoir celle des atomes eux-
mêmes. Nous sommes en présence d'une animi iniectus, par laquelle l'es-
prit passe du sensible à l'invisible.
La distinction que nous cherchons à établir entre primordia et princi-
pia permet de comprendre d'une manière plus précise, et plus cohérente,
certaines démonstrations célèbres présentées par Lucrèce. Ainsi les vers
qui montrent dans le mouvement des particules de poussières que révèle
un rayon de soleil l'effet du mouvement propre des atomes. Ce qu'il s'agit
de rendre sensible, encore ici par une animi iniectus, c'est l'agitation de
ceux-ci - qui sont désignés par le terme de primordia, ainsi que nous nous
y attendions 9 • Ces atomes, dans leur agitation, s'enchevêtrent de manière
à former les «racines> des substances (ualidas sa.xi radices) ou des parti-
cules élémentaires (fera ferri corpora). D'autres sont rejetés et poursuivent
isolément leur mouvement. Puis, lorsque vient l'explication du mouve-
ment observable, celui des particules de poussières, Lucrèce écrit :
Scilicet hic a principiis est omnibus error.
Prima mouenteur enim perse primordia rerum;
inde ea quae paruo sunt corpora conciliatu
et quasi proxima sunt ad uiris principiorum, 135
ictibus illorum caecis impulsa cientur,
ipsaque proporro paulo maiora lacessunt.
Sic a principiis ascendit motus, et exit
paulatim nostros ad sensus, ut moueantur
illa quoque in solis quae lumine cernere quimus, 140
nec quibus id faciant plagis apparet aperte 10.

Dans ce passage, l'emploi du mot principia est d'autant plus remar-


quable qu'il se trouve opposé à celui de primordia. Ce sont les primordia
qui donnent le branle, ces mêmes primordia auxquels renvoie le illorum
du v. 135, d'une manière tout à fait explicite. lllorum ne se comprendrait
guère si, pour Lucrèce, primordia et principia étaient synonymes. En réa·
lité, nous retrouvons ici les trois échelons du réel : les primordia, puis les
particules élémentaires, qui sont déjà les «racines> des éléments, qui en
possèdent déjà les propriétés (uires) et, nous le verrons, le «rythme> pro-
pre. Ces particules jouent, dans la transmission du mouvement, le rôle

9
II, 80: si cessare putas rerum primordia posse ... ; II, 91: corpora prima; Il,
121 : primordia rerum.
10
II, 132-141.
ELEMENTA,PRJMORDIA,PRJNCIPIA 207

d'intermédiaire entre les primordia et les principia; des parcelles de plus


en plus grandes de ceux-ci (paulo maiora) sont ébranlées, jusqu'au mo-
ment où le mouvement devient sensible à nos yeux. Lucrèce peut donc
écrire que ce mouvement émerge de tous les éléments (a principiis est
omnibus error). car toutes les substances élémentaires possédent en elles
cette agitation des primordia. Il serait absurde de dire que le mouvement
de quelques particules de poussière provient de l'agitation de tous les ato-
mes. Il ne l'est pas d'affirmer que tous les éléments des objets réels pro-
voquent l'agitation des objets qu'ils composent.
On peut trouver la confirmation de cette analyse dans le passage du
livre III auquel nous avons fait allusion, la montée du mouvement dans
l'âme, de substance en substance: là, ce sont les éléments différents, cha-
leur. vent et air qui reçoivent le mouvement, par ordre d'inertie croissan-
te, et ce sont eux qui le communiquent aux chairs et aux organes, objets
sensibles et lourds. Ici, encore, le mouvement, issu des primordia, passe
par les principia.
Un autre passage, celui qui concerne la déclinaison de l'atome, nous
semble èclairé par la distinction entre primordia et principia. Lucrèce
écrit en effet :
quod nisi declinare solerent (se. corpora), omnia deorsum
imbris uti guttae, caderent per inane profundum,
nec foret off ensus natus, nec plaga creata
principiis : ita ni[ umquam natura creasset 11 •

Les chocs qui sont rendus possibles par la déclinaison provoquent la


formation des principia, des particules élémentaires. Comprendre ici
principiis comme s'il était l'équivalent de primordia revient à rendre
Lucrèce responsable d'une tautologie, puisque les mots nec plaga creata
principiis ne diraient rien de plus que : nec foret offensus natus. Tautolo-
gie dont les commentateurs (qui n'ont pas très bonne opinion de l'intelli-
gence de Lucrèce) s'accommodent fort bien. Mais elle est introduite par
eux; Lucrèce distingue, une fois de plus. les trois temps de la formation
des choses: le choc des atomes, la formation de «gouttes» d'éléments, et
enfin la création même, la naissance des choses. Aussi entrendrons-nous
principiis comme signifiant: «pour la naissance des éléments». construc-
tion qui n'a rien de forcé.
Si l'on veut bien accepter notre hypothèse. il s'ensuit des conséquen-
ces assez notables. Et d'abord que Lucrèce retrouve, en-deçà du monisme

11
II, 221-224.
208 ROMB, LA LITI'ÊRATURB BT L'HISTOIRE

atomiste, une physique des quatre éléments, qui est celle d'Empédocle,
notamment. Il la retrouve souvent, par exemple après avoir expliqué que
les atomes doivent être en nombre infini, pour que se maintienne la créa-
tion et que puisse subsister l'équilibre des éléments, des forces de naissan-
ce et des forces de mort. Et il conclut :
sic aequo geritur certamine principiorum
ex infinito contractum tempore bellum . .. 12•

Il ne s'agit pas ici d'une guerre des atomes, comme on le dit, mais de la
lutte des éléments contraires, entraînés par le jeu de l'Amour et de la Hai-
ne. Cette lutte est une donnée de la Nature, il est impossible de la nier,
mais il faut l'expliquer: seul l'atomisme, dit Lucrèce, y réussit, en ne fai-
sant pas des éléments les primordia - c'est-à-dire des commencements
absolus 13 - mais, déjà, des composés. Et ce sont ces composés qui sont en
guerre les uns avec les autres 14 •
En masquant la distinction entre primordia et principia, on n'intro-
duit donc pas seulement l'obscurité dans tel ou tel passage, on abolit une
partie importante de la doctrine, celle qui traite de la structure des élé-
ments et, plus généralement, de la formation et de la dynamique des
matériaux du monde.
Mais, auparavant, il nous semble utile de présenter une remarque sur
la manière dont Lucrèce a su créer son vocabulaire: le nom de l'atome
n'est pas, pour lui, un simple signe, arbitrairement choisi; atomos ne le
satisfait pas; il a besoin d'un terme qui possède une valeur signifiante
fonctionnelle. Epicure se servait, parfois, du mot âpxa.i, Lucrèce le traduit
par primordia, qui lui semble, nous l'avons dit, impliquer avant tout l'idée
de commencement. absolu 15 • Et c'est avec cette valeur qu'il l'emploira
chaque fois qu'il voudra parler des atomes comme fondements du mon-
de; lorsqu'il voudra seulement parler de leur réalité d'êtres matériels, il
dira: corpora; s'il insiste sur leur interchangeabilité dans les choses, il
recourra plus volontiers au mot elementa, pensant aux lettres qui compo-

12
Il, 573-574.
13
Cf. I, 765 : qui magis illa queunt rerum primordia dici . .. Primordia, et non
principia.
, ." 1, 759: deinde inimica multis modis sunt atque ueneno / ipsa sibi inter se (il
5
agi~ d~s quatre éléments, air, feu, etc.). Cf. V, 380 et suiv. où la même idée est
apphquee aux éléments, appelés, alors maxima mundi ... membra.
15
s V., _outre l~ tex~es cit~s ci-dessus, IV, 26-45, avec le jeu étymologique (v. 32)
ur exord,a et pnmord1a, qui conduit Lucrèce à forger le simple ordium, en accord
avec la théorie épicurienne du langage.
ELEMENTA, PR/MORD/A, PRINCIP/A 209

sent les mots 16, acception qui est traditionnelle dans la langue latine. Res-
tait, pour traduire le terme de a'toixsta, si important dans la physique des
adversaires d'Bpicure, le mot de principia, qui désignait un commence-
ment «relatih 17• Il l'a adopté, et l'on remarquera que, dans le passage du
livre I• où il énumère les différents termes qui lui serviront à exprimer la
notion d'atomes, dans toutes ses fonctions, il ne fait aucune mention du
mot principia 11, ce qui paraît bien confirmer l'acception dans laquelle
nous proposons de le prendre.
Pourtant, nous pensons que les conséquences sont plus importantes
encore pour l'ensemble de la doctrine. On peut objecter, et l'on objectait à
l'épicurisme que la simple combinaison des atomes rend mal compte de
la stabilité et de la continuité de la création. Tous les atomes propres à
former un cheval se trouvent dans la nourriture des hommes. Comment
se fait-il que des hommes ne se réveillent pas, un matin, avec des parties
du corps semblables à celles des chevaux? L'explication proposèe par
Lucrèce revient à affirmer que la forme de l'atome n'est pas seule en jeu,
que le remplacement des éléments d'un organisme vivant ne se fait pas
au niveau des simples matériaux (comme on remplacerait une pierre usée
par une autre), mais au niveau des substances composèes, dans lesquelles
la structure et le mouvement intérieur sont essentiels 19 • Les différents élé-
ments d'un être sont caractérisés par un véritable rythme propre et ils
peuvent admettre seulement en eux, pour continuer les mouvements
vitaux, des substances comportant des atomes de géométrie analogue,
entraînés dans des mouvements semblables. Lucrèce donne à ces substan-
ces ainsi définies, parfois, le nom de natura, lorsqu'il les considère com-
me des structures produites par la création, résultant de l'association
d'atomes «en phase>20 ; lorsque, au contraire, il les considère comme
matériaux d'un être, il les nomme principia. Bt ce qui se passe dans l'his-
toire particulière d'un être s'est passé lors de la création du monde.

16 I, 197; 824; II, 689.


17 Voir, par ex., V, 243-246: ... Quapropter maxima mundi I cum uideam mem-
bra ac partis consumpta regigni, / scire licet caeli quoque item terraeque fuisse I
principiale aliquod tempus clademque futuram.
11 I, 54-61.
19 II, 711 et suiv.: nam sua cuique cibis ex omnibus intus in artus / corpora

descendunt conexaque conuenientis / efficiunt motus. At contra aliena uidemus I


reicere in terras naturam. multaque caecis / corporibus fugiunt e corpore percita pla-
gis, I quae neque conecti quoquam potuere, neque intus I uitalis motus consentire
atque imitari.
20 C'est le sens du mot dans le texte cité à la note précédente, et aussi dans

l'expression quarta natura. V. ci-dessus la note 2, p. 204.


210 ROME, LA LITISRATURE ET L'HISTOIRE

Lucrèce montre que se sont fonnês d'abord des embryons des élé-
ments fondamentaux - les maxima mundi membra - c'est-à-dire l'eau, la
terre et le feu, après quoi était venu le ciel, qui avait donné le quatrième
élément à l'ensemble 21 • A ces premiers embryons s'étaient ajoutées d'au-
tres particules de matière déjà composée :
nam sua cuique locis ex omnibus omnia plagis
corpora distribuuntur et ad sua saecla recedunt,
umor ad umorem, terreno corpore te"a
crescit et ignem ignes producunt aetheraque aether . .. 22 •

Il ne peut s'agir ici des atomes, qui ne sont pas, en eux-mêmes, ni


terre, ni feu, ni air, ni eau, mais bien des principia, qui émergent du
mélange des atomes. Ce n'est donc pas un hasard si, dans le tableau que
dessine Lucrèce, au livre V, des premiers temps du monde, c'est le terme
de principia que nous trouvons, et non celui de primordia : les atomes
(nommés, à ce moment, par Lucrèce, primordia 23 ) sont intervenus dans
un premier temps, ils se sont heurtés, puis assemblés, selon toutes les
combinaisons du hasard et, de ces combinaisons, sont sorties les magnae
res, les éléments fondamentaux, auxquels s'ajoutent les êtres vivants,
c'est-à-dire les naturae de l'âme et de la vie 24 • Et ce sont ces substances
fondamentales qui, encore sous forme de «gouttes> de matière déjà orga-
nisée, sont entraînées dans une sorte d'orage cosmique, omnigenis e prin-
cipiis25, ces mêmes éléments dont Lucrèce a décrit déjà la lutte éternelle.
Peu à peu, les éléments compatibles entre eux s'associent, ceux qui sont
incompatibles se séparent. Et c'est alors que surgissent véritablement les
grandes parties de notre monde.
En reprenant l'idée que, lors de la création du monde, le semblable se
groupait avec le semblable, Lucrèce (et sans doute Epicure) reprenait le
problème au point où l'avaient laissé Démocrite, Anaxagore et Empédo-
cle26. Le premier, on le sait, concevait le phénomène comme une sorte de

2111, 1105-1111.
2211,1111-1114.
23 V, 419.

24 V, 430-431: magnarum rerum fiunt exordia saepe, / te"ai maris et caeli gene-

risque animantum. La vie n'est pas une substance séparée, mais une synthèse parti-
culière des principia, une sorte de « sursynthèse > de la matière.
25 V, 436 et suiv.: sed noua tempestas quaedam molesque coorta / omnigenis e

principiis, discordia quorum / interualla, uias, conexus, pondera, plagas, I concur-


sus, motus turbabat proelia miscens. . . Tel est le texte après la transposition de
Lachmann, suivi par Ernout. Mais cette transposition n'est nullement nécessaire.
Elle l'est encore moins si l'on accepte le sens que nous donnons à principii.s.
26 Pour Démocrite, Diels, 11, p. 94, A 38. Pour Anaxagore, ibid., II, p. 15, A 41

pour Empédocle, ibid. B. 37.


ELEMENTA, PR/MORD/A, PRINCIP/A 211

tri mécanique, comme lorsqu'on vanne le blé sur l'aire. Pour le second,
c'était l'Esprit, le Nous, qui opérait les choix. Pour Empédocle, enfin, le
moteur était l'Amitié ou la Haine des éléments entre eux. Pour les épicu-
riens - du moins, ici, pour Lucrèce - le mécanisme est plus subtil. Ce qui
détermine le rapprochement des particules semblables, c'est la structure
totale qui caractérise chacune d'elles, la forme des atomes qui la compo-
sent, le dessin qu'ils forment entre eux et, surtout, le mouvement interne,
le vibration qui les anime 27 •
Ce mouvement perpétuel des atomes est affirmé par Epicure, dans
un passage de la Lettre à Hérodote : c les atomes se meuvent continuelle-
ment pendant l'éternité, les uns séparés grandement les uns des autres,
les autres gardant sur place leur vibration, alors qu'ils sont enfermés
dans l'embrassement dans lequel ils sont pris ou enveloppés par les corps
qui les embrassent:t 21• La résultante des chocs et, plus généralement, du
mouvement interne qui se poursuit dans les corps n'est pas un déplace-
ment de ce corps, mais une propriété de celui-ci qui, d'une part, lui inter-
dit de pénétrer dans telle ou telle autre combinaison qui a des mouve-
ments incompatibles - qui n'est pas «en phase:t - et, d'autre part, lui per-
met de s'associer à d'autres éléments dont le rythme est identique. Il est
inutile de souligner que, de cette manière, le mécanisme quelque peu
grossier de l'atomisme démocritéen fait place à un dynamisme beaucoup
plus subtil, plus apte à rendre compte de la réalité. Et cela concerne, en
particulier, la théorie de la vie, de la sensibilité et de l'âme. Souvent,
Lucrèce parle des uitalis motus, des sensiferos motus 29 • Nous ne pensons
pas que, d'une manière générale, ces c mouvements :t soient conçus par lui
comme des déplacements de matière, mais qu'il les considère comme des
sortes d'ondes ou de vibrations associées, dans lesquelles les atomes se
meuvent, mais sur des distances très courtes, en se heurtant à ceux qui
les environnent.
Telles sont les conséquences que nous entrevoyons de l'hypothèse
proposée ici, et selon laquelle Lucrèce établirait une distinction très stric-
te entre les primordia et les principia, entre les commencements invisi-
bles, dépourvus de qualités secondes, et les éléments des choses, leur
commencement visible, un commencement qui, comme toutes les nais•
sances, aura pour fin la mort.

21 V, ~43 (ci-dessus, note 25).


21 Ad Herod. 43 (trad. P. Boyancé).
29 Ci-dessus, p. 209, note 19.
LE POÈMEDE LUCRÈCEEN SON TEMPS

Longtemps, le poème de Lucrèce a été considéré comme un fait litté·


raire isolé, voire quelque peu anachronique. P. Boyancé insiste sur cette
idée, aussi bien lorsqu'il écrit: «Il demeura toujours surprenant que,
alors que nous connaissons relativement bien en ce temps au moins trois
courants ou foyers d'épicurisme, il ne se trouve dans ce qui concerne cha-
cun d'eux aucune trace certaine de Lucrèce et cela ne contribue pas peu à
dresser devant nous sa hautaine figure comme celle d'un isolé», que, un
peu plus loin, lorsqu'il déclare qu'il convient de nous «restituer l'étonne-
ment nécessaire devant une œuvre qui, en réalité, au Jer siècle avant notre ·
ère, devait être inattendue» 1• Nous espérons montrer que cette impres-
sion naît surtout de nos ignorances, qu'en réalité le poème Sur la naiure
est en rapports étroits avec une réalité politique et spirituelle qui est celle
des dernières années de la République romaine, qu'il s'efforce de répon-
dre à des aspirations multiples de ce temps, sur lesquelles nous possédons
des témoignages suffisamment précis pour que Lucrèce cesse d'être à nos
yeux !'écrivain mystérieux, le visionnaire situé hors du temps que se plai-
sent à imaginer les Modernes.
Certes, les démonstrations scientifiques que présente Lucrèce se prê-
taient mal à des allusions historiques directes : une cosmogonie est, par
essence, indifférente aux menus événements du siècle; ni les personnages
ni les faits contemporains n'y ont leur place. Cependant, un poète ne sau-
rait, pas plus qu'un autre écrivain, échapper entièrement au présent qui
l'environne. Et un philosophe moins qu'un autre, s'il est vrai que la
réflexion philosophique est avant tout une réponse aux problèmes qui
hantent les hommes au moment où elle se développe. D'autre part, un
poète réagit forcément à l'esthétique de son temps, aussi bien s'il la refu-
se que s'il l'accepte. Autant de voies qui s'ouvrent à nous pour l'enquête
que nous nous proposons d'entreprendre. Nous distinguerons ainsi trois

1 P. Boyancê, Lucrèce et l'épicurisme (Paris 1963), 12 et 57.


214 ROMB, LA LITff;RATURB BT L'HISTOIRE

domaines, dans lesquels nous croyons possible de saisir l'insertion de


Lucrèce en son temps: son «moment politique>, par rapport à l'état de la
cité romaine et aux problèmes qui se posaient alors; son «moment philo-
sophique> : essayer de voir dans quelle mesure le poème de Lucrèce
répond aux grandes préoccupations des penseurs et des théoriciens de ce
temps, sur les dieux, leurs rapports avec les hommes, mais aussi sur les
fins de la vie humaine; il nous restera alors à considérer le c moment poé-
tique>, c'est-à-dire l'effort du poète sur le langage qu'il trouve autour de
lui, sa lutte pour exprimer en latin les théories d'Epicure, enfin les lois de
son esthétique, comparées à celles des poètes ses contemporains et, sem-
ble-t-il, ses compagnons.

*
* *

LE MOMENT POLmOUB

Les données dont nous disposons pour déterminer la période au


cours de laqulle Lucrèce composa son poème ne sont pas totalement cer-
taines. On sait que la date de sa mort prête à controverses 2 • Il est inutile
de reprendre ici l'ensemble du dossier. Deux dates sont possibles, celle de
55 et celle de 53. La critique des témoignages a conduit A. Rostagni à
considérer que la plus probable est la seconde), et nous nous sommes
autrefois rallié à sa thèse, pour des raisons de vraisemblance externe, que
nous ne ferons ici que résumer•, mais qui touchent à la position person•
nelle de Lucrèce dans le monde politique.
Et, à ce point encore, nous nous heurtons à une nouvelle incertitude.
Le poème est dédié à un certain Memmius. Or, nous ne savons pas d'une
manière indiscutable qui était ce personnage. Pourtant, s'il est théorique-
ment possible de soutenir d'autres hypothèses, un accord presque total
semble s'être fait entre les critiques modernes en faveur de C. Memmius,
le préteur de 58 av. J.-C. C'est la thèse que nous suivrons, nous aussi, en

2
On trouvera la bibliographie essentielle dans P. Boyancé, op. cit., 332-335. On
ajoutera l'article de L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce», in Latomus 15 (1956), 465·
480, qui soutient une thèse très aventurée, faisant mourir Catulle et Lucrèce en 47
av. J.-C. V. ci-dessus, p. 167 et suiv.
3
Suetonio De poetis e Biografi minori (Torino 1944), 57-58. Thèse souvent refu-
sée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté
les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9.
• Ci-dessus, p. 163 et suiv.
LB PO~MB DB LUCR~CB BN SON TBMPS 215

dépit des quelques objections, au moins apparentes, que l'on ne manque


pas de lui opposer; mais les éléments positifs l'emportent de beaucoup,
et, si l'on s'en tient à ce que nous savons de ce Memmius, il apparaît que
Lucrèce peut fort bien avoir appartenu au cercle de celui qui fut, on le
sait, un homme d'une grande culture, et plus enclin à aimer la littérature
grecque que les ouvrages latins 5, mais qui compta parmi ses familiers un
poète comme Catulle et plusieurs poetae noui.
Nous accepterons donc, au moins provisoirement, et comme hypothè-
se de travail, que Lucrèce a choisi de dédier son poème à C. Memmius,
membre de l'illustre famille des Memmii, qui prétend remonter aux com-
pagnons d'Enée. Nous admettrons d'autre part, et avec la même restric-
tion, que Lucrèce mourut le 15 octobre 53. Ces deux donnêes constituent,
au point de départ de notre analyse, ce que nous pourrions appeler la
cligne de plus grande vraisemblance», une ligne dont seuls les points
d'arrivêe pourront prouver la légitimité.
Si, donc, le poème de Lucrèce était encore inachevé (mais assez pro-
che de sa complète réalisation, ce qui est évident) le 15 octobre 53, on
peut en induire qu'il fut commencé au plus tôt vers 60 av. J.-C. Nous
constatons en effet que Virgile, qui travaillait à loisir, consacra un peu
moins de dix années à la rédaction de l'Enéide, qui est sensiblement plus
longue que le De rerum natura. On ne risque guère de se tromper en
admettant que Lucrèce - même s'il fut gêné, sur la fin de sa vie, par la
maladie mentale que l'on sait et ne put écrire que per interualla insaniae,
mais cela n'est nullement prouvé - poursuivit la composition de son
grand poème entre le moment où se forma le premier triumvirat et celui
où, Crassus ayant été tué à Carrhes (9 juin 53) et Julie morte depuis un an
(septembre 54), ce même triumvirat était sur le point de céder la place à
une lutte entre les deux survivants. César et Pompée. Il est bien difficile
d'admettre, par conséquent, que Lucrèce ait écrit sous le coup d'un évé-
nement comme la conjuration de Catilina, et, moins encore, sous l'in-
fluence des guerres qui avaient engagé les forces romaines contre les
pirates et contre le roi du Pont. C'est une Rome victorieuse, triomphante,
dont les armes, à l'extérieur, n'ont rien à craindre d'aucune puissance 6 ,
que Lucrèce sent autour de lui. Certes, la vie politique y est fort troublée,
mais ce sont des troubles intérieurs, qui ne semblent pas encore être le
prélude à une guerre véritable.

'Cie. Brut. 70, 247 : perfectus litteris, sed Graecis, fastidiosus sane Latinarum.
6 Cie. Cati!. II 5, 11 : nulla enim est natio quam pertimescamus, nullus rex qui
bellum populo Romano facere possit . ..
216 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises com-
mencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont mas•
sacrées par les Eburons 7 • L'habileté de César évita le pire. Mais l'année
53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en
effet:
«Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Va·
lerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent,
à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlè·
rent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la
foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gau·
les recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir
comment, en guerre contre les Parthes»•. De tels présages ne pouvaient
manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait
recommencer, par la faute de César.
Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert
de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons:
«Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la
guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule
tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranqu1lle puisque
c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de
la guerre ... >9.
De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la pério·
de comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mou·
rut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du
soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà
pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert
Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac
terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du
même prologue confirme cette interprétation :
«Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille
si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des
Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de
tous> 10•
Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il paraît
craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances

7
Caes. Gall. V 26-38. Cf. Dio Cass. XL 5-7.
• Dio Cass. XL 17, 1-2.
9
I 29-33.
10 I 41-43.
11
F. Giancotti, Il preludio di Lucrezio (Messina 1959), 139 sqq.
LB PO!MB DB LUCR&:B BN SON TBMPS 217

accumulent aux frontières de Rome, en Occident et en Orient, se font


plus graves, alors le poête ne pourra en toute quiétude achever son
œuvre.
Si l'on accepte cette première conséquence des deux hypothèses de
base, il faudre que le prologue de l'ouvrage, les vers 1 à 48 du livre I,
aient été composés parmi les derniers, ce qui n'est pas pour surprendre,
puisque, on le sait, les poêtes antiques avaient coutume de rédiger en tout
dernier lieu le poême liminaire du recueil.
Mais cela entraîne une autre conséquence : pendant ce même autom-
ne de 54, la situation de C. Memmius a traversé, elle aussi, une crise gra-
ve. Au cours de sa préture, en 58, Memmius s'était signalé comme ennemi
de César. Il avait essayé de faire déclarer nuls les actes de 59. Il n'y était
point parvenu 12• Mais il n'avait pas manqué de faire savoir à Cicéron qu'il
s'opposerait de toutes ses forces aux entreprises de P. Clodius, alors tri-
bun de la plèbe; il tenait alors le même langage que Curion le Jeune 13•
Pourtant, il ne semble pas avoir lutté avec beaucoup de fermeté pour
empêcher l'exil de Cicéron; lorsqu'il appela devant son tribunal l'ancien
tribun Vatinius, accusé par C. Licinius calvus, le poête (ami de Catulle),
d'avoir contrevenu aux prescriptions concernant le dépôt des proposi-
tions de lois, il fut attaqué par les bandes de P. Clodius et s'enfuit honteu-
sement 14.
En 57, après sa préture, il partit, on le sait, gouverner la province de
Bithynie, où il eut dans sa cohors praetoria Licinius Calvus, C. Helvius
Cinna et Catulle, tout un groupe de poetae noui. Nous ne savons au juste
quelle était sa situation politique lorsqu'il revint de sa province, dans le
courant de l'année 56. Nous savons seulement que, lorsqu'il fut candidat
au consulat, pour l'année 53 (donc, aux comices consulaires de 54), il
comptait sur l'appui de César. Ce retournement, qui précéda celui de
Curion le Jeune, avait peut-être été facilité par le divorce de Memmius,
qui avait répudié Fausta 15,dans le courant de l'année 56, ou au début de
55 (si l'on tient compte du délai de viduité).
Il nous a semblé naguère que ce ralliement de Memmius à César
n'avait pas été autre chose qu'une manœuvre de circonstance, peut-être
inspirée par Appius Claudius 16• Il fut certainement facilité par la faveur
avec laquelle l'opinion romaine avait accueilli les succès obtenus par

12 P.Grimal. ltudes de chronologie cicéronienne (Paris 1967), 26 n. 4; 50 sqq.


u Cie. Att. Il 12, 2 (19 avril 59).
•• Cie. Vatin. 14, 33 sqq.; Sest. 64, 134.
15 Cie. Att. IV 13, 1 (mariage de Milon et de Fausta), lettre écrite vers le 15

novembre 15.
"Cf. l'introduction à notre édition du Pro Scauro (Paris 1976), 143 sqq.

"
218 ROME, LA LITfÉRATURE ET L'HISTOIRE

César en Gaule au cours de l'année SS, faveur dont les discours pronon-
cés par Cicéron cette année-là et l'année précédente nous apportent le
témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle,
avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le
passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise
au sérieux 11 • Le «cercle de Memmius», dès SS, devient «césarien>, ou du
moins cesse ses attaques contre César.
Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre
à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent
sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Geni-
trix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de
Mithridate en 55, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice
assez fort en faveur du «césarisme> de Lucrèce 20• A lui seul, ce fait avait
paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler,
il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au
poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où
Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut
bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa pro-
tectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux aux-
quels il s'adressait!

*
* *
Un autre indice vient appuyer cette conclusion: c'est autour de César
que nous entrevoyons les cercles épicuriens de Rome pendant cette pério-
de. ·On sait que César avait alors pour beau-père Calpurnius Piso, le
consul de 58. On sait aussi que ce Pison était un adepte d'Epicure, et Cicé·
ron a longuement évoqué la manière dont il pratiquait la doctrine épicu·
rienne 21• On sait aussi qu'il avait comme «directeur de conscience> l'épi-
curien Philodème de Gadara, qui était, en même temps, poète et grand
faiseur d'épigrammes amoureuses. On n'ignore pas non plus que ce cer-

17
Le discours contre Pison en 55, le discours pour Sestius en 56.
"C.J. Fordyce, Catullus. A Commentary (Oxford, réimpression 1973), 124sq.;
E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins
de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun
argument positif.
19
V. ci-dessus, p. 163 et suiv.
20
Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2.
21
Pis., passim.
LB POaMB DB LUCRiK:B BN SON TEMPS 219

cle épicurien de Philodème avait esaimé en Campanie; la villa d'Hercula-


num où ont été retrouvés tant de traités de Philodème aurait appartenu
aux Pisons, et l'on peut admettre que l'école de Siron, où vécut Virgile,
était en rapport avec les épicuriens d'Herculanum.
On sait, d'autre part, que de nombreux épicuriens ont rejoint, pen-
dant la guerre civile (mais déjà lors de la campagne de Gaule), l'état-
major de César 22 • Nous avons essayé de montrer, aussi, que, pendant les
dernières années de la guerre civile, lorsqu'il s'agissait de reconstruire la
cité romaine, Philodème s'était mis au service de César et, en s'inspirant
de la doctrine épicurienne, avait proposé un programme politique, dans
un traité intitulé «Le bon roi selon Homère» 23 • N'est-il pas possible, dans
ces conditions, de se demander si le poème de Lucréce ne contiendrait
pas, déjà, certaines prises de position politiques?
Certes, une précaution s'impose: il convient, d'abord, de ne pas
oublier que la doctrine même d'Epicure n'est pas, a priori, favorable aux
engagements politiques. Un tel engagement entraîne, en effet, bien des
troubles de l'âme; il expose celui qui brigue les magistratures à l'inimitié
de ses semblables, ce qui est une source de chagrin et compromet l'ata-
raxie. Philodème le sait parfaitement 24 , et sur ce point, il ne se sépare pas
du Maître. Mais il sait aussi la différence qui existe entre l'action politi-
que, qui lance celui qui la mène dans une véritable guerre avec ses conci-
toyens, et la réflexion sur les conditions les meilleures imaginables pour
la vie de la cité. Une réflexion sur la politique diffère d'un engagement de
fait. Epicure lui-même n'avait-il pas rédigé un livre Sur la Royauté 25 ?
D'autre part, on ne doit pas imaginer, parce que, à la fin de sa vie,
Lucrèce a fait allusion à la «religion> césarienne de Vénus, s'alignant ain-
si sur l'attitude de C. Memmius et de ses amis, que, pendant tout le temps
où il a rédigé son poème, il avait en vue les solutions «césariennes» aux
problèmes politiques de Rome. L'idée d'un Lucrèce césarien par principe
est absurde, et d'abord parce qu'elle est anachronique. Si, après 48, Philo-
dème pouvait élaborer un programme politique d'inspiration césarienne,
Lucrèce, entre 60 et 55, ne le pouvait guère. Pour la raison essentielle que
César ne possédait pas le pouvoir, qu'il n'était pas le maître de Rome, et

22 A. Momigliano, Secondo contributo alla storia degli studi classici (Roma


1960), 375-388.
"P. Grimal, ci-dessous, p. 1177 et suiv.
u Epicurea, ed. H. Usener, p. 328 (sous le Fr. 552)-= Phld. Herc.2 VII 176: l'acti·
vité politique est ce qui nuit le plus à l'amitié.
25 H. Usener, Epicurea, p. 94. Voir Diog. Laert. X 28.
220 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient
pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plu•
tôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme
le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe,
c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce
indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les ré-
flexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique,
trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va
s'efforcer de monter.
L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières
années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle
que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin,
plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échap-
pent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inui-
dia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provo-
que la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il
considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir
du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier
rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et
les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa
propre paix intérieure, être sujet qu'être roi:
ut satius multo iam sit parere quietum
quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ;
et Lucrèce ajoute (1135) :
nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante.
La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent.
Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle>, et de limiter
les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se
donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour
effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un
état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute
violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pou·
vaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique
contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis
que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction: les

26
V 1127-1128 (z 1129-1130 Ernout).
27
V 1155: qui uiolat factis communia foedera pacis.
LB POmtB DB LUCJœCH BN SON TEMPS 221

épicuriens, ou les hommes qui consentent à écouter les leçons de l'épicu-


risme, s'abstiendront de tels actes. Ils se rangeront du côté de l'ordre et
des lois.
Dans cette évolution des sociétés humaines, le rôle principal est don-
né à deux forces, dont Lucrèce pouvait mesurer la puissance dans la
société contemporaine, l'ambition et le désir des richesses. Aussi long-
temps que les hommes avaient vécu «selon la nature>, c'est-à-dire en ne
tenant compte que des mérites particuliers de chacun - la beauté, la
vigueur physique, l'intelligence 21 -, la concorde avait pu régner. Mais on
avait inventé la richesse (res) et l'usage de l'or, et tout s'était gâté; parce
que la richesse, telle que la conçoivent les hommes, est une illusion. Les
hommes, dans leur désir de surmonter le temps et la «corruption> qu'il
entraîne, c'est-à-dire la mort, se sont efforcés de conquérir des ressources
telles qu'ils n'aient plus rien à craindre d'un changement de fortune 29 , et
c'est à ce moment que l'Envie a surgi, avec les conséquences que nous
avons dites.
· Cette analyse suit de fort près celle que l'on trouvait chez Polybe, au
livre VI, présentée à propos de la constitution romaine. Polybe, lui aussi,
montrait le rôle de l'argent dans l'évolution des cités et les changements
consitutionnels 30 : les hommes au pouvoir, aussi bien dans une oligarchie
que dans une tyrannie, provoquent l'envie des autres, dans la mesure où
ils accaparent les prétendus biens 31 ; d'autre part, plus une cité est riche
et prospère, plus elle est livrée à la corruption politique et sombre bientôt
dans le «gouvernement de la canaille> (ochlocratie). Ces pages de Polybe
illustrent parfaitement la situation dans laquelle Rome se trouvait plon-
gée depuis les grandes conquêtes du siècle précédent. Les richesses dont
disposaient les hommes au pouvoir attiraient, ainsi que le dit Polybe, une
clientèle sur laquelle ils appuyaient leurs ambitions 32 • Or, la même idée
est exprimée par Lucrèce, lorsqu'il dit: «le plus souvent, les riches trou-
vent pour les suivre les hommes les plus beaux et les plus vigoureux» 33 •
On se souviendra aussi que, au cours de ces mêmes années, Cicéron,

21 V 1111 : pro facie cuiusque et uiribus ingenioque.


29 V 1121-1122: ut fundamento stabili fortuna maneret I et placidam passent
opulenti degere uitam.
30 Plb. VI 5 sqq.; VI 57 sqq.

li Plb. VI 8, 5 : 6pµT)aavrsç oi µàvam wovaçfav xai qnï..opy\lp(av&aucov, oi a·


am 61io>x(aç.
µà&aç xai. -ràç c'iµa -raÛ'ta~ MÀT)CJ'too<; Noter le terme d'<iMT)a-rooç,qui
a une résonnance épicurienne.
32
Plb. VI 9, 7.
u V 1115-1116.
222 ROME, LA LITTfiRATURE ET L'HISTOIRE

dans le De republica, reprendra des thèmes analogues, montrant com-


ment les différents régimes politiques se transforment les uns dans les
auttes : lorsqu'un peuple a choisi, pour le diriger, les hommes dont le
mérite est le plus grand, tout le monde accepte leur gouvernement; mais,
peu à peu, les copinions fausses> font que l'on considère comme «les
meilleurs ceux qui sont les plus riches et les plus fortunés> 34•
Il est évident que Lucrèce, lorsqu'il expose les grandes thèses de la
politique selon Epicure, n'est pas indifférent aux réalités romaines. Nous
en avons la preuve dans un passage du prologue au second chant, mal-
heureusement corrompu, mais dont le sens général est malgré tout intelli-
gible. Décrivant le bonheur simple que donnent les biens naturels, Lucrè-
ce ajoute: «puisque les trésors ne nous sont d'aucune utilité pour notre
corps, pas plus que la noblesse ni la gloire de régner, il faut, par analogie
(quod superest), penser que tout cela n'est pas utile non plus à notre âme,
s'il n'est pas vrai que, lorsque tu verrais tes propres légions bouillonner
sur l'espace du Champ de Mars, engagées dans l'image de la guerre ... les
craintes superstitieuses, effrayées, s'enfuient de ton âme ... >35 • L'allusion
est évidente, aux déploiements de troupes et aux manœuvres d'entraine-
ment qui avaient lieu, à Rome même, sur le Champ de Mars. Si l'on veut
aller plus loin, on pensera aux circonstances dans lesquelles César avait
rassemblé son armée, au début de l'année 58, avant de partir pour la Gau-
le. On sait qu'une partie au moins des forces qu'il devait emmener
demeurèrent à Rome aussi logntemps que les lois de Clodius frappant
Cicéron ne furent pas votées 36 • Peut-être les vers que nous avons cités
furent-ils écrits sous l'impression de ce déploiement de forces extraordi-
naire. Hypothèse assurément fragile ...
Quoi qu'il en soit, Lucrèce a évidemment cherché à illustrer par l'ex-
périence contemporaine les préceptes généraux de la doctrine. Il condam-
ne, comme contraire à la sagesse épicurienne, et au bonheur personnel,
tout ce que recherchent les hommes, l'ambition qui les pousse vers les

34Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse
optimos putant.
35 II 37-45.
36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention

des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province
de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année
55 (J. Bayet, « Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G.
Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui,
selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppo·
se que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail.
LE POèME DE LUCRècE EN SON TEMPS 223

honneurs et surtout leur passion pour la richesse. Nous avons vu la


conclusion que le poète tirait de son analyse : il vaut mieux obéir plutôt
que de vouloir commander 37• Or, cela résume fort bien l'esprit dans
lequel se fera la révolution d'où sortira le principat. Philodème, nous
l'avons dit, proposera une «bonne monarchie», dans l'esprit épicurien 31•
Cicéron estimera que la République devra confier la direction des affaires
aux plus «sages», à ceux dont les mérites réels seront les plus éminents et
qu'un «premier citoyen» dominera de son autorité. Loin d'être à contre-
courant, Lucrèce suit le fil de l'histoire et participe à la prise de conscien-
ce qui se produit alors dans l'opinion - il y participe, et il y contribue, en
dénonçant comme très réels les maux dont souffre l'Etat; certes, il ne
propose pas des solutions pratiques, mais il montre que les fausses
valeurs, celles qui détruisent l'ataraxie, sont aussi celles qui, dans l'histoi-
re des cités, provoquent le désordre et l'anarchie. L'épicurisme en sort
réconcilié avec l'intérêt le plus haut de Rome.
Il n'est pas indifférent non plus de constater que cette nocivité de la
richesse et de l'auaritia fut reconnue, à plusieurs reprises, par les politi-
ques eux-mêmes. Nous la voyons dénoncée dans les lettres de Salluste à
César 39 ; et nous savons que l'une des mesures prises par le nouveau régi-
me sera de réduire considérablement l'activité des publicains. Ainsi politi-
que réelle et philosophie convergent-elles et l'on peut affirmer que, même
à ce point de vue, Lucrèce est loin d'être un isolé.

* * *

LE MOMENT PHILOSOPHIQUE

La théorie politique sous-jacente à la philosophie de Lucrèce se ratta-


che aux thèses fondamentales de l'épicurisme. Le poète en a repensé les
grands thèmes en se référant aux problèmes propres à la cité romaine.
On peut alors se demander si d'autres points de la doctrine, tout en
appartenant à la plus stricte orthodoxie, n'en sont pas moins présentés en
fonction de ce qui préoccupait alors les Romains.
On sait que l'un des buts essentiels que se propose Lucrèce consiste à
faire en sorte que l'âme de son disciple soit libérée de la crainte que nous

37
V 1127-1,128.
38
Supra p. 219, n. 23.
39
Notamment la lettre II, 5, 4.
224 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même40 , pro-
vient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou
tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes,
objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces
choses. Le passage est célèbre : «Quelle vieille femme existe-t-il, assez fol-
le pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la
structure du monde, vous redouteriez?» 41 •
P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique
en face de l'outre-tombe: il allègue les appartitions de spectres, qui
émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologi•
ques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur
origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes,
cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour
Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui
explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le
moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire
Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie pro-
pre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le
monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est
de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de
rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour
apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que
cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée
que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarqua•
ble que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort
déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de
l'année 5543 •
Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme
qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après
la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plai·
sirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité
d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il
estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique mar·
quait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la der·
nière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri·

40
Ep. ad Hdt. 81.
1
• Tusc. 1 21, 48.
42
P. Boyancé, op. cit., 149.
43
Pis. 7, 16; coniuratorum manes.
LB POl!MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 225

bique, où chacun pourra trouver son compte, touche au fond même du


problème; chaque lecteur, entraîné par l'opinion commune, qui veut que
les défunts ne retournent pas totalement au néant, redoute pour lui-
même le temps qui suivra sa propre mort. Sunt aliquid Mane.s, écrira Pro-
perce, bien des années plus tard. Les contemporains de Lucrèce n'en
étaient pas moins persuadés que ne le fut le poète d'Assise.
Cicéron, qui ridiculise les épicuriens parce qu'ils nient les supplices
infligés aux âmes dans les Enfers, et qui, lui, croit à l'existence d'une âme
immortelle dans chaque être humain, n'en éprouvera pas moins le besoin
de prononcer, pour conclure le premier livre des Tusculane.s, un éloge en
règle de la mort 44 • Et, ce faisant, il retrouve (ou emprunte à Lucrèce) un
bon nombre des arguments que nous lisons au chant III. On ne saurait
dire si Lucrèce est sa source dans ce passage et cela ne nous importe guè-
re ici; ce qui nous importe, c'est de constater que les philosophes, en ce
milieu du 1ersiècle av. J.-C., sont intéressés par le problème de la mort et
que, quelle que soit la doctrine de leur choix, platonisme, teinté ou non de
stoïcisme, ou épicurisme, tous s'accordent à justifier la mort. A l'origine
de leur désir de réhabiliter ce qui, en d'autres temps, passe pour le mal
par excellence, un châtiment envoyé par la divinité à la créature, on dis-
cerne une volonté délibérée d'optimisme, de considérer comme bon tout
ce qui est donné par la Nature 45 • Cicéron pense que la mort résulte, com-
me tout ce qui est, d'une Providence divine. Lucrèce est d'un avis contrai-
re. Pourtant, l'acquiescement à la loi universelle est aussi un argument
ivoqué par Lucrèce: l'ordre du monde est à lui seul un objet de contem-
plation suffisant pour justifier la mort des individus. La mort appartient
à cet ordre; elle lui est nècessaire. Elle arrache le sot, l'ignorant, à ses
maux 46 - et, en cela, elle lui est un bien, même s'il ne le comprend pas.
Quant au «sage>, il a compris depuis longtemps que la possession du bon-
heur absolu ne se situe pas dans la durée, mais dans chaque instant qui
est vécu 47•
La «prédication» de Lucrèce s'accorde donc parfaitement avec les
préoccupations majeures de ce temps, dans la mesure où l'on s'efforce
alors de retrouver les raisons qui peuvent inspirer les hommes et les inci-

"' Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à pro-
pos de ce passage en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et Lucrèce», in Mélan-
ges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq.
"Cie. Tusc. I 49, 118 : nihilque in malis ducamus quod sit uel a dis immortali-
bus uel a natura parente omnium constitutum.
46
III 1045-1052.
"III 1076-1094.
226 ROME, LA LITTt!RATURE BT L'HISTOIRE

ter à vivre: cette «fin> de l'existence humaine paraît être la conformité à


la Nature, une volonté de purification, afin de retrouver l'homme dans
son intégrité, délivré des erreurs de l'opinion. L'antique socratisme porte
ses fruits, à travers les doctrines issues de lui, et au-delà de leurs diver·
gences.
Cette aspiration à retrouver la «nature>, ou, du moins, à discerner ce
qui vient d'elle et ce que les hommes lui ont ajouté domine toute la pen-
sée philosophique de cette période, dans tous les domaines. On songera
aux efforts de Posidonius pour instituer une anthropologie fondée sur
l'observation. On se souviendra aussi de la tentative de Diodore, au
moment même où Lucrèce composait son poème, pour retracer, en un
ensemble cohérent, l'histoire de l'humanité, à partir de ses origines biolo-
giques. Certes, il est évident que l'un des garants de telles recherches est
Aristote et son école, mais c'est dans le monde romain, et grâce (Diodore
le dit explicitement) aux facilités que la domination de Rome sur le mon-
de fournissait aux savants 41 , que l'enquête put se développer et se préci-
ser. Il s'en est suivi un vaste mouvement, dont l'Encyclopédie de Varron
est un aspect; non seulement les Antiquités de Rome en apportent le
témoignage, mais surtout les travaux du même Varron sur le langage, qui
sont un moyen pour saisir la nature d'un phénomène déconcertant,
contemporain de l'humanité même et essentiel à son être. Cela apparaît
en particulier pour l'étymologie, qui est un effort pour remonter aux
sources du vocabulaire. Les suggestions du Cratyle hantent les esprits. Le
passage que Lucréce consacre au langage s'insère dans un ensemble
extrêmement riche; il prend parti dans la lutte des théories, et il le fait,
ainsi qu'on l'a remarqué, avec une véhémence qui montre que la querelle
entre les tenants de la création conventionnelle du langage et ceux qui
considéraient celui-ci comme un phénomène naturel, dans lequel la «na-
ture> seule avait joué un rôle, était encore bien vivace>49 •

*
* *

La querelle relative au langage n'est qu'un aspect d'un choix méta-


p~ysique : le langage, forme et moyen de la rationalité, est-il un don
d une Raison transcendante, comme le veulent les stoïciens, à la suite des

•• Diod. I 4, 1 sqq.
•• J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris 1954), 268. Sur le problème,
P. Boyancé, op. cit., 245 sqq.
LB POQMB DB LUCRa<:B BN SON TEMPS 227

platoniciens, ou n'est-il que le produit d'un devenir historique dans lequel


l'homme ne jouit d'aucun privilège? Répondre à cette question implique
que l'on a, auparavant, répondu à une autre, celle qui concerne le rôle
des dieux dans l'organisation de l'univers.
Or, si la doctrine d'Epicure avait, depuis longtemps, apporté sa
réponse, en affirmant que les dieux ne sauraient intervenir dans la
conduite des choses, le platonisme et le stoïcisme faisaient une large pla-
ce à l'action d'une Providence. Mais le problème ne se débattait pas seule-
ment à l'intérieur des écoles; à Rome, il concernait la cité tout entière,
puisqu'il n'était pas une institution qui n'y reposât sur le postulat d'une
intervention divine. Il suffira de rappeler l'importance, dans la vie publi-
que, de la prise des auspices. Et, précisément, depuis le consulat de César,
et déjà auparavant, l'on assistait à une manipulation éhontée des présa-
ges. César avait refusé d'accepter les obnuntiationes qu'on lui opposait et,
par ce moyen, avait contraint son collègue Bibulus à s'enfermer dans
l'inaction. Ce faisant, César se comportait en épicurien, du moins sur le
plan de la théorie. La docJrine d'Epicure pouvait donc apparaître comme
fort dangereuse, et susceptible de bouleverser tout l'Etat.
Mais l'épicurisme n'était pas la seule philosophie qui présentât ce
danger; toute la réflexion savante, depuis bien des générations, et à Rome
même, tendait à instaurer une critique de la religion officielle 50 • On sait
quel fut à cet égard le rôle de Q. Mucius Scaevola le pontife 51 , et celui de
Varron. Tout compte fait, les Romains qui se préoccupaient de philoso-
phie, à ce moment, sont dans un grand embarras: ils savent bien que les
cités ne peuvent subsister sans l'appui de la religion; mais ils savent aussi
que les opinions reçues concernant les divinités ne répondent pas à une
vérité certaine. C'est le traité de Cicéron sur la Nature des dieux qui donne
l'image la plus claire de cette embarrassante situation. En face de l'épicu-
rien Velleius et du stoïcien Balbus, dont chacun professe sur les dieux des
opinions fermes, le pontife C. Aurelius Cotta (qui avait été consul en 75)
avoue un scepticisme presque total. Il le fait en disciple de l'Académie -
une Académie sceptique dont Cicéron n'est pas le disciple entièrement
fidèle -, de ceux qui aiment à disputer pro et contra. Au total, dit Cotta, il
n'existe aucun bon argument pour prouver, ni d'ailleurs pour nier l'exis-
tence des dieux. Ce qui compte, c'est la nécessité d'observer les rites de la
religion politique. Son scepticisme même l'y invite. Au nom de quelle «vé-
rité> inaccessible aurait-il le droit d'ébranler ce qui est l'un des piliers de

50P. Boyancé, c Sur la théologie de Varron». in REA 57 (1955), 57-84.


"Par le témoignage d'Augustin, Civ. IV 27.
228 ROMB, LA LIITÉRATURB BT L'HISTOIRE

la vie sociale? Les opinions reçues sont, au même titre que les théories
philosophiques, des opinions possibles - elles sont même probables, et
d'une probabilité accrue par le fait que cette religion politique a permis
la grandeur de Rome 52.
Dans la mesure où les épicuriens ne participent pas à la vie politique
active, leur opinion sur les dieux ne concerne pas la religion politique, et
tel n'est pas le terrain sur lequel se place Lucrèce. Ce qui lui importe,
c'est de montrer à Memmius le rôle des divinités dans la vie spirituelle
des hommes. En fait, autour de lui, et dans le cercle même de son protec-
teur, Lucrèce pouvait constater que le débat sur les dieux ne concernait
pas, essentiellement, les philosophes, ni même les politiques, mais qu'il
mettait en question les réactions spontanées de la sensibilité et les aspira•
tions des consciences individuelles. On pensera aux progrès accomplis
par ce que l'on appelle, assez vaguement, les «religions orientales». Catul-
le compose un poème sur Attis, qui s'achève par une prière du poète
demandant à la déesse de lui épargner ses fureurs 53 • Cette intervention
personnelle de Catulle ne s'expliquerait pas si la religion de Cybèle n'exer·
çait pas un attrait sur certains esprits 54 • Toute la structure de la pièce 64,
avec son jeu de symboles, qui place au centre de la composition l'apo-
théose d'Ariane, divinisée par l'amour de Bacchus, indique bien que
Catulle était sensible aux aspirations religieuses du monde qui l'entourait,
même si, comme on l'a soutenu, il ne fut pas, à la fin de sa vie, «converti»
à la religion dionysiaque. Il est hautement probable que les mystères de
Dionysos ont trouvé, au temps de César, des fidèles de plus en plus nom·
breux, et l'on admettra que le dictateur a pu autoriser lui-même la
reconstitution des Thiases 55 •
Lucrèce ne pouvait ignorer non plus l'essor pris, en Campanie, puis à
Rome, par la religion d'Isis et Sarapis. Sulla avait permis (ou patronné) la
fondation d'un collège des Pastophores, qui parait avoir duré pendant des
siècles. Lucrèce avait pu utiliser des monnaies frappées de son vivant et
ornées de symboles isiaques 56 • Il connaissait aussi les épisodes de la lutte

2
• ~ Discours de Cotta, Cie. Nat. deor. III 2, 5-6. Voir J. M. André, «La philosophie
religieuse de Cicéron>, in Ciceroniana. Hommages à K Kumaniecki (Leiden 1975).
11-21. .
53
Catull. 63, 91-93.
5
•De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600sqq.; voir P. Boyancé, «Cy-
bèle s!ux Mégalésies>, in Latomus 13 (1954), 337-342.
Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo 176sqq
xemp Jes m
· V. Tran Tarn Tmh,
• Essai sur' le culte•d'Isis à Pompéi (Paris 1964),
56 E

20sqq.
LB PO~MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 229

menée par les autorités pour empêcher les .fidèles d'élever temples et
autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordon-
naient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer
que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.} voulut faire
détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui
osât porter la main sur ces édifices sacrés 57, ce qui indique bien que les
gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de
crainte et de respect.
Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient
pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les
dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institu-
tion sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet -; le
véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations pro-
fondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait
les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales», de la priè-
re et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fon-
dateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une
cprénotion» des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de
cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des
cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non
d'une tradition ni d'une institution 58 • Et l'on comprend comment le poè-
me de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses
de ses contemporains.
Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de
nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cet-
te existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer
que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient
en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du
bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les
divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres
qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bon-
heur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du
bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est
pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité,
qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au

57 Val. Max. I 4; V. Tran Tarn Tinh, op. cit., 22.


51 Voir l'exposé de Velleius, in Cie. Nat. deor. I 16, 42 sqq.
59 A.-J. Festugière, Epicure et ses dieux (Paris 2 1968).
230 ROMB, LA UTTéRATURB BT L'HISTOIRE

contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on
peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes.
On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes
orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson
religieux primitif et barbare; ils les rendent semblables à ces premiers
hommes que Lucrèce ~ontre écrasés par la peur qu'ils ont des colères
divines 60.
Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait
la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après
la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au
premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte,
en lui élevant un sanctuaire. Ce faisaQt, se montre-t-il seulement disciple
de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse-t-il pas entrainer lui aussi
par des «superstitions• orientales sur l'héroïsation, de celles qui mécon-
naissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui
· existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas
nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les
Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage
hors du commun pouvait devenir dieu. Lucréce lui-même ne s'en fait pas
faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant
l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là
une tendance très répandue.

*
* *

LBMOMENT POLITIQUE

Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce
composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae
noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les
oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du
côté d'Ennius • : il compose un long poème, de caractère à la fois épique
(au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être
dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait
que J.,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui
aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce :

60
V 1194-1197; 1218-1240.
61
P. Boyancé, «L'apothéose de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.
LB P02MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS 231

Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen
artis62 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être
que celle dont avaient usé les poètes «solides>, graues, d'autrefois.
Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque.
Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des
formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur
«philhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, hom-
me cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivali-
ser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit,
avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Mem-
mius: «Je ne me dissimule pas, dans mon cœur, qu'il est difficile d'expo-
ser clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs,
surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots nouveaux, pour expo-
ser beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la
nouveauté du sujet> 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au
latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment,
lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indi-
rectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évo-
lution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui
ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influen-
ce exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur
celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide.
Le problème de Lucréce est le même que celui qui se posait à Cicé-
ron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45
av. J.-C.: «Pourquoi, dit-il, les gens qui connaissent bien les lettres grec-
ques lisent-ils les poétes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant
en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup
d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs,
mais le sens de leur œuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les
philosophes latins, suivant l'exemple des poétes qui imitent Eschyle, So-
phocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophraste?» 64 • C'est tout le
problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Vir-
gile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour
tàche de repenser l'épicurisme.
On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la
langue de Lucrèce â celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la

62 Cie. Ad Q. fr. II 9, 3 (lettre écrite avant le 12 février 54).


63 I 136-139.
64
Cie. Ac. I 3, 10.
232 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

doctrine épicurienne. Amafinius, à qui l'on devait le premier ouvrage


latin sur l'épicurisme, avait usé des mots les plus simples; il appelait les
atomes corpuscula. Catius, contemporain de Lucrèce, appelait les simula-
cres spectra. Et Cicéron a raison de penser que ce vocabulaire était fort
peu efficace; il n'était formé que de signes mis sur des réalités dont ils ne
cernaient pas la nature. Il en allait de même pour le système préconisé
par Varron, qui voulait que l'on formât des néologismes pour traduire en
latin les notions imaginées par les philosophes grecs. Dans cette hypothè-
se, les atomes devenaient simplement atomi. Mais on voit que cette solu-
tion ne résout pas le problème, qui consiste à mettre l'esprit d'un interlo-
cuteur, qui n'a jamais entendu parler de la physique épicurienne, au
contact même de la notion d'atome. A ce moment intervient la poésie,
seule capable d'assurer cette vision directe de l'objet décrit. Les implica-
tions méthodologiques de ce fait ont été montrées par P. H. Schrijvers 65 •
Remarquons seulement ici que Lucrèce utilise des ressources encore inex-
ploitées de la langue latine, si abondante en images, si vivement « affecti-
ve», et dont Cicéron vantait si justement la richesse 66 • L'exposé philoso-
phique ne reposera pas sur un jeu de concepts, comme en grec, mais se
résoudra en une série d'images et de visions.
Reste le problème des rapports, souvent signalés, entre Lucrèce et
Catulle 67 • Qui, des deux poétes, a imité l'autre? Les deux thèses ont été
soutenues, selon les besoins de la cause que l'on défendait. Pour clarifier
quelque peu le problème, il convient d'abord de distinguer entre des ren-
contres d'expression peu significatives et des emprunts que l'on peut
considérer comme certains. Ainsi, l'on ne tiendra pas compte de ressem-
blances assez vagues, comme celles que l'on croit déceler dans la piêce
76 68 et la pièce 11 de Catulle 69 • On notera d'ailleurs que ces deux pièces

65 Horror ac Divina Voluptas (Amsterdam 1970), 87 sqq.: la poétique physique;


voir surtout p. 91 l'analyse de l'animi iniectus.
66 Cie. Fin. I 3, 10. Cf. Tusc. II 15, 35.

67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with

notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbaltnis zu
Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De
rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poe-
tis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber,
erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiquê par Marmora-
le); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrè-
ce» (supra p. 214, n. 2).
61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis.
Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso.
69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas I caelitum; Lucr. III 44 : si fert
LB POéMB DB LUCRéCB BN SON TBMPS 233

ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégia-
ques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significa-
tif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la
pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi :
Catulle, 64, 195-198 (querelas) ... quae quoniam uerae nascuntur pec-
tore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum péctore ab
imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle
(quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne.
Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I
11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec
tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «orne-
ment»).
Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremue-
runt I aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souvien-
nent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido
concussa tumultu / horrida contremuere sub altis aetheris oris (vers «en-
nienn; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida terra tumul-
tu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du
vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr.
V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi I templa super,
stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius,
Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splen-
didis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que
Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules
ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si
Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux
ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmi-
ques façonnées par Lucrèce.
Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuat undis; Lucrèce, III 298 : nec
capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in
pectore fluctus; VI 74 : constitues magnas irarum uoluere fluctus. Il est peu
probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait
trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de_la situation inver-
se : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgi-
le (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuat aestu).
Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis
priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam

ita forte uoluntas. Cf. Sali. /ug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir
aussi Ov. Met. I 1.

16
234 ROME, LA LlffiRATURE ET L'HISTOIRE

sint uariata figuris) nous semble concluant: le vers de Lucrèce ne pouvait·


pas être autrement rédigé, le terme de figura ayant ici sa valeur techni-
que, irremplaçable. Il n'en va pas de même pour le vers de Catulle, où le
mot de figura appartient à la langue courante. Ce qui s'est imposé à Catul-
le, c'est la fin du vers, souvenir de la formule qu'il avait lue chez Lucrè-
ce.
Un vers (malheureusement isolé) de Varron de l'Aude, provenant de
ses Argonautiques (livre IV). montre que le procédé employé par Lucrèce,
son attitude à l'égard de la langue d'Ennius, ne lui sont point particuliers.
Nous lisons en effet chez Varron 70 :
semianimesque micant oculi lucemque requirunt,

et une glose de Servius 71 nous apprend que c'est là un vers d'Ennius,


transporté sans changement par Varron dans son poème.
Si, enfin, l'on remarque, avec Skutsch 72 , que Furius Bibaculus n'avait
pas dédaigné de se rattacher à Ennius, il faut bien conclure que d'authen•
tiques poetae noui ne se faisaient pas faute d'utilisèr la langue forgée par
le vieux poète. Si bien que l'on ne peut souscrire à l'opinion de Skutsch
lui-même, écrivant que Lucrèce est un «archaïsant>, et qu'entre Catulle et
lui il semble y avoir une différence d'un siècle 7l - opinion que le même
philologue contredit, dans la phrase suivante, lorsqu'il ajoute: «pourtant,
il était d'ores et déjà impossible, même pour qui le voulait, de se soustai•
re, lorsqu'on écrivait en hexamètres, à l'influence d'Ennius>, et il rappelle
que quelques expressions enniennes sont contenues dans le poème 64.
En réalité, il apparaît que les rapports entre les poetae noui (parmi
lesquels l'on peut, jusqu'à un certain point, ranger Lucrèce 74 ) sont plus
subtils qu'on ne le disait au début de notre siècle, sur la foi du jugement
cicéronien qui opposait, trop rapidement et d'une manière trop absolue,
les sectateurs d'Ennius et les cantores Euphorionis. E. Pasoli, récem·
ment 75 , a noté que Lucrèce, tout en devant beaucoup à Ennius, prenait

70
• W. Morel (ed.), Fragmenta poetarum Latinorum, p. 96, v. 11 (10). F. Skutsch,
10 RE V 2, 2616, 7 sqq., rattache ce fragment au Bellum Sequanicum.
71
Serv. Aen. X 396.
72
ln RE V 2, 2615 sq .
73
• F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais
zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhun-
dert scheinen sie sprachlich auseinander zu liegen > (art. paru en 1905).
74
L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949).
75
<Su un'immagine lucreziana, Naturam ... latrare (2,17)>, in GIF 21 (1969),
259•265 ; cldeologia nella poesia. Lo stile di Lucrezio> in Lingua e Stile 5 (1970),
367-386. '
LE POmtE DE LUCRi!CE EN SON TEMPS 235

ses distances par rapport à lui, dans la mesure surtout où leurs choix phi-
losophiques différaient. Mais il y a plus: Lucrèce adopte, à l'égard d'En-
nius, une attitude analogue à celle des poètes alexandrins à l'égard d'Ho-
mère et d'Hésiode. L'influence de Callimaque sur lui est indéniable 76 •
Enfin, Lucrèce se joint d'une autre façon encore au mouvement des poe-
tae noui, lorsqu'il veut, lui aussi, annexer un canton nouveau à la poèsie
latine. Son maître véritable, avec Epicure, est Empédocle, et Lucrèce sera
le premier à composer un poème cosmogonique. Or, nous savons qu'à la
même époque, un certain Sallustius composait des Empedoclea 77 • Appa-
remment, Empédocle était alors à la mode, comme l'étaient les Phénomè-
nes d'Aratos, que traduisait Cicéron. Les poètes latins éprouvaient le
besoin de doter leur patrie d'un nouveau «genre», celui de l'épopée cos-
mogonique. Parmi eux, seul Lucrèce avait le génie suffisant pour y parve-
nir.

*
* *

Telles sont les principales directions dans lesquelles il nous a semblé


que l'on pouvait discerner les attaches de Lucrèce avec son temps. Il se
situe sur les trois grandes lignes de force qui sont en train de provoquer
la révolution politique et spirituelle d'où naîtra l'Empire. Loin d'être un
«isolé>, un «attardé», il fait figure de précurseur.
Est-il besoin de rappeler la dette de Virgile à son égard, Virgile, le
chantre du monde nouveau en gestation? Non seulement il a montré au
poète de Mantoue qu'il était possible de réconcilier la poésie et la doctrine
épicurienne, plus profondément que ne le faisait Philodème, non seule-
ment il lui a fourni plus et mieux que l'ébaucle d'un langage épique plus
parfait et plus intense que celui d'Ennius, tout en respectant l'essentiel, à
cet égard, de la tradition romaine déjà établie, non seulement il a ainsi
travaillé à réaliser la continuité nationale de la poésie latine, mais il a
prouvé que l'expression poétique pouvait cesser d'être un lusus (au sens
où l'entendaient Laevius et encore Catulle) et concerner les aspirations
essentielles de la vie intérieure. Il a contribué à ouvrir à la poésie humai-
ne une véritable «chambre d'échos», et ainsi, parallèlement à Catulle, à
en faire un instrument au service de la conscience la plus secrète.
Lucrèce a, en outre, été sensible aux aspirations politiques de son

76
E. Pasoli, c Ideologia ... •• 380.
77
Cie. Ad Q. fr. II 9, 5.
236 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

temps. Il fut, avant ceux que l'on nomme les poètes «augustéens», le
chantre de la paix. Tibulle, Horace tiendront le même langage. Assez pes-
simiste, en ce domaine, il savait, à la fois, qu'un Etat livré à l'anarchie
devait trouver un maître, mais, que, le maître venu, la jalousie, l'inuidia
qu'il susciterait ne pourrait manquer de l'abattre. Les événements lui
donnèrent raison, puisque César, salué comme un sauveur par les épicu-
riens autour de Philodème, fut abattu par le complot des «républicains».
Mais, d'une manière assez inattendue, Auguste saura rompre cette malé-
diction et, tout en rétablissant le pouvoir des lois, échapper à l'inuidia,
ainsi que le découvrira Virgile, au temps des Géorgiques1•. Lucrèce avait
eu le mérite de rappeler que la vieille analyse épicurienne était toujours
actuelle. La réflexion des historiens sur les causes de la guerre civile s'en
inspirera, lorsqu'elle insistera sur les méfaits de l'auaritia et, en général,
de la richesse, destructrice de la concordia. Loin d'aller à contre-courant
de la pensée romaine traditionnelle, l'enseignement de Lucrèce contribua
à en étendre la portée, tout en rappelant que l'une des fins possibles de la
vie humaine était la sagesse et la contemplation raisonnée de l'Univers.

78 Voir ci-dessous, p. 843 et suiv.


LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE
PAYSAGISTE À L'ÉPOQUE D'AUGUSTE

Si le dessein lui-même des Métamorphoses, d'écrire une cosmogonie à


l'aide de menues épopées identiques par leur thème, est une nouveauté à
sa date dans l'histoire de la littérature latine, le poème, par contre, n'est
original ni par les légendes qu'il raconte ni par les personnages qu'il évo-
que. Ovide, on l'a montré depuis longtemps, a puisé dans le fonds com-
mun des traditions littéraires 1, qui est aussi le répertoire ordinaire de la
plastique. Mais, si les auteurs modernes qui se sont occupés d'Ovide ont
songé aux précédents littéraires, ils ont trop négligé les œuvres de la pein-
ture et de la sculpture 2 : et, pourtant, un commentaire fondé sur celles-ci
ne serait pas moins précieux que des gloses purement littéraires. Les « En-
lèvement d'Europe>, les «Délivrance d'Andromède» ont certainement
aidé l'imagination du poète et l'ont limitée, dans la mise en scène et le
détail des attitudes, de la même façon que ses sources écrites lui propo-
saient, et lui imposaient, certaines données générales pour chaque légen-
de. Telle évocation, étrangement précise, d'Apollon Pasteur 3 ou d'Andro-
mède au Rocher 4 , ne s'explique guère que par allusion à telle œuvre
d'art.

1 Voir, par exemple, G. Lafaye, Les Métamorphoses d'Ovide et leurs modèles


grecs,Paris, 1904, et toute une série d'études qui constituent le plus clair de la
bibliographie ovidienne.
2 Engelmann, Atlas illustré des Métamorphoses, Leipzig, 1890, est un ouvrage

scolaire. Cf. C. Robert, Die antilcen Sarcophagreliefs, Berlin, 1919, 3• vol., 3• partie,
et le compte-rendu de F. Wickers, dans Bursians, Jahresb., CLXXIX, p. 164. Pour la
peinture, cf. quelques indications dans Herrmann-Bruckmann, DenkmtJler der Ma-
lerei .. ., Munich, 1904-1934.
3 Mét., II, 680 et suiv.

• Ibid., IV, 672 et suiv. Comparer cette description au tableau de Pompéi (O.
Elia, Pitture murali ... nel Museo .. . di Napoli, Roma, 1932, n° 123, pl. III): même
imitation de la statuaire, même rendu «souple• des draperies, etc. On pourrait
multiplier les exemples.
238 ROME, LA LITit!RATURE ET L'HISTOIRE

Les véritables expositions permanentes que sont les promenades pu-


bliques de Rome 5, les collections privées que tout riche Romain se doit de
constituer, le répertoire, enfin, de l'art décoratif le plus «industrieh 6 ,
tout contribuait à imposer au public une vision familière, et très précise,
des êtres et des scènes imaginaires de la mythologie. C'est pourquoi la
fantaisie personnelle d'Ovide, contrainte, assez étroitement, par ces for-
mes, se donnera carrière dans la vivacité de leur évocation, dans leur
richesse et leur caractère persuasif, plutôt que dans l'invention propre-
ment dite.
Trouvant tout créé un univers d'imagination, Ovide devait par là
même accepter toute une esthétique. Rechercher dans quelle mesure il l'a
réellement acceptée et dans quelle mesure il l'a déformée, simplifiée ou,
au contraire, enrichie nous aiderait certainement à mieux comprendre
son originalité de poète. Autant, peut-être, que le recensement exact et
minutieux de ses modèles littéraires. Nous arriverions à saisir cette origi-
nalité sur le vif, si nous pouvions discerner les rapports qui unissent le
monde poétique d'Ovide et la vision commune; et, plus encore, nous
pourrions comprendre cette autre originalité, plus subtile, de l'écrivain
qui domine son époque, la représente et l'aide à prendre claire conscience
de ses propres tendances.
Poursuivre à travers l'ensemble même des seules Métamorphoses la
confrontation de ces deux esthétiques: celle qui est impliquée par la plas-
tique à l'époque d'Auguste et celle qui résulte du monde représenté dans
le poème, serait un long travail, extrêmement délicat par son détail. Nous
nous bornerons ici à donner, pour les seuls paysages, un exemple de la
méthode que nous entrevoyons.
Décrire des paysages était, en effet, pour Ovide, une nécessité : une
fleur, un arbre, même miraculeux, ne peuvent guère pousser qu'en plein
champ, dans un bois, ou bien au bord de l'eau. Il faudra bien donner aux
métamorphoses un cadre naturel, imaginer des paysages. Pour cela, quels
types Ovide choisira-t-il? Quels effets préférera-t-il? Sur quels détails
aimera-t-il à insister? - Un commentateur, Zarnewski, s'est posé ces ques-
tions7. Il a relevé soigneusement et classé tous les paysages des Métamor-

5Cf., par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrip-
pa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv.
6 G. Boissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale
pompéienne de l'art d'Ovide. Cf. G. Lafaye, édit. des Métamorphoses, p. x, et J.
Bayet, Littérature lat., p. 419.
7 Zarnewski, Die Szenerieschilderungen in Ovid's Metamorphosen, Diss. Breslau,

1925 (sous une forme abrégée).


LBS Mfn"AMORPHOSBS D'OVJDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTE 239

phases. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles
auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est
trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéti-
ciens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens
du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve
chez Théocrite et dans les épigrammes de l'Anthologie. Une catégorie
intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le
poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est
certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange,
l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi,
au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique pure-
ment historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des
résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position
propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts
vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant «la nature» ne lui sont
pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non
plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel
autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre?
Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peintu•
re paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de ré-
pondre avec vraisemblance.

*
* *

L'histoire de la peinture romaine est si obscure, nos documents sont


tellement fragmentaires que notre tentative peut sembler présomptueuse :
elle le serait, peut-être, pour toutes les autres périodes, où l'on ne pour-
rait guère atteindre une précision chronologique suffisante•; mais, à la
fin du I• siècle avant notre ère, un concours de circonstances favorables
permet de ne pas se borner à des rapprochements généraux, vagues et
peu instructifs ..
Différents indices et des témoignages explicites nous laissent deviner
l'existence d'une véritable «école paysagiste italienne»: entre 180 et 150
avant Jésus-Christ, ce fut d'abord un certain Démétrios, un Égyptien, qui

• F. Wirth, Rt>mische Wandmakrei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill
lhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronologie générale de la peinture romai-
ne, fondée sur des caractères stylistiques «internes». Mais c'est probablement une
construction fragile, aux harmonies suspectes.
240 ROME, LA LITitiRATURE ET L'HISTOIRE

vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Séra-
pion y peignait également des paysages 1°.Avec eux, la penture hellénisti·
que pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie, ou
peinture des topia 11• Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit
par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la
peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle
que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel> et dévelop-
per le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exem-
ple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconsti-
tuer, pour le tableau d'Io et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au
Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou
plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont
disposés les personnages du drame: Io, Argos et Hermès à l'arrière-plan,
est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l'origi-
nal, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à
ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a
essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. li
ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres com•
me les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les
personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel.
D'énormes rochers dominent les différentes scènes : on sent que le pein•

• Cf. WOnnann, Ueber den landsch. Natursinn der Griechen und Romer, Mu•
nich, 1871, p. 219-220.
1
°Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion».
11
Vitr., VII, 5, définit ainsi la topiographie : ab certis locorum proprietatibus
imagines exprimere. Cf. G. Lafaye, in Dict. Ant., s.v. ctopia». On peut définir les
topia : les éléments typiques d'un paysage. Ce sont, en peinture, des poncifs plus ou
moins schématiques que les peintres répètent d'un tableau à l'autre.
12
La justification de ce que nous avançons ici de la peinture hellénistique nous
entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs
funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ostgr. Grabreliefs, Jahrb.
d. D. lnst., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut
être entreprise cette justification.
13
L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl.
XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Plai-
ner et Ashby, A topographical Dict., s.v. «Domus Augusth.
14
L. Curtius, op. cit., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau
provenant du macellum de Pompéi.
15
• Date probable: 80 av. J.-c. (cf. Wôrmann, Gesch. der Kunst .. ., 2" éd., Leip-
zig, 1924, 1, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl.
9 , lO, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes ces tableaux sont les plus
anciens paysages que nous connaissions dans la peint~re romaine.
LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 241

tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne fai-
sait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'his-
toire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au
contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire
ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ail-
leurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils
essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font por-
ter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l'«Amour puni» ou le
«Châtiment de Dircé», pour ne citer que deux œuvres très célèbres, mon-
trent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux,
sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des
rochers «romantiques», des forêts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont
aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau.
Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et
comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre
genre que nous appellerons «le paysage pur». Ici, le véritable sujet n'est
plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans
un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son
invention à un certain Ludius 18• En fait, les topia sont encore ici à la base
de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et
sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création
véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de
comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit
encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19• D'un côté, ce
sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre,
au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème

16 E. pfuhl, Malerei und Zeichnung . .. , II, p. 887.


17 Pour le premier, L. Curtius, op. cit., fig. 165. O. Elia, op. cit., n° 34, fig. 8 •
n° 9257. Pour le second, Curtius, Ibid., fig. 168, p. 285. O. Elia, Ibid., n° 45,
fig. 11 • n° 9042. Ces deux tableaux sont les typeS de toute une série, qui comprend
notamment: Le Concert (Pan et les Heures); l'Enlèvement d'Europe; Arès et
Aphrodite, etc.
11 Pline, H. N., XXXV, 116-117. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail des

interprétations. La plus probable, avec des réserves, est celle de Rostovtseff, Die
hellen. rôm. Archit. land5ch., Rôm. Mitt., 1911, p. 143-145.
19 Cf. la publication de Lessing-Mau, pl. XIII et suiv. Cf. surtout E. Wadsworth,

Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mem. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et
suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar.,
1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour
les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par
Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2. ·
242 ROME, LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

paysagiste déterminé, bétyle ou schola 20 , s'épanouissent des frondaisons


sacrées et coule un ruisseau «per (cuius aquas) numerabilis alte calculus
omnis (es1)21 >. Au lieu du schéma typique, nous trouvons un paysage
composé. Les topia élémentaires font place aux opera topiaria 22 • Ainsi, la
réalité italienne entrait dans la peinture; une place était faite à une sorte
d'impressionnisme.
Tel est donc, sommairement esquissé, l'état de la peinture paysagiste
au moment où Ovide écrit les Métamorphoses : il existe une école italien-
ne, peut-être même une école romaine, affranchie, dans une large mesu-
re, de ses origines grecques et qui cherche à introduire le sens de la « na-
ture» dans ce qui était jusque-là fait de topia, c'est-à-dire de schémas pay-
sagistes plutôt que de paysages réels.

*
* *

Des deux aspects du paysage, le décor et le paysage pur, Ovide devait


surtout retenir le premier. Son poème, en effet, exigeait la présentation
de scènes, et non de paysages traités pour eux-mêmes. Cependant, ici
comme dans la peinture, cette distinction est loin d'être absolue, et l'on
sent même qu'elle tend à s'effacer, par synthèse. Pour enrichir et, lui aus-
si, rénover ses décors, Ovide doit faire appel aux thèmes paysagistes purs.
C'est pourquoi la comparaison que nous entreprenons ne doit pas être
systématiquement limitée: elle doit s'étendre aux deux genres.
En fait, les deux principaux thèmes développés avec prédilection par
les peintres dans le décor de leurs grandes compositions sont également
ceux que préfère Ovide : ce sont les rochers et les forêts. Bien des scènes,
dans les Métamorphoses, pourraient être illustrées par des œuvres comme
le «Châtiment de Dircé» et la série dont ce tableau est le type 23 • L'impres-
sion chaotique qui se dégage de leur décor, où sont unis des rochers verti·
gineux et des arbres, est analogue à celle qu'a voulu produire Ovide, par
exemple dans la description suivante de la vallée de Tempé :
«Il est dans l'Hémonie un bocage qu'entoure de toutes parts une
forêt abrupte; on l'appelle Tempé. Au milieu, le Pénée roule ses eaux écu•

20Les différents thèmes énumérés, Rostovtseff, op. cil., p. 97 et passim.


21Ovide, Mét., V, 588-589; cf. ci-dessous.
22 Selon nous, les opera topiaria dont parle Pline, loc. cil., ne sont pas des tra-

vaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles
paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles
nous nous proposons de revenir à loisir plus tard.
2 3 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17.
LES MP.TAMORPHOSESD'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTB 243

mantes. D'une chute où s'abîme leur masse, il soulève des nuages de


vapeurs légères qui retombent en pluie sur la cime des arbres 24 ••• »
La demeure du dieu lui-même est taillée dans la roche vive2'. La cas-
cade, à elle seule, ne serait pas sans exemple dans la peinture, et plus
particulièrement dans les paysages purs 26 ; mais il est probable que le
souvenir des chutes puissantes de l'Anio, à Tivoli, qui brisent, elles aussi,
leurs eaux contre des rochers et lancent leur écume sur les vergers, a
contribué à former cette image de Tempé dans l'esprit ~u poète. Tibur,
toutefois, avec ses parcs et ses villas étagés, n'aurait peut-être pas suffi à
suggérer la solitude et presque la sauvagerie de la vallée telle que la
décrit le poète. La couleur «romanesque» du tableau révèle, croyons-
nous, l'influence de l'école paysagiste italienne 27•
Parfois, le rapprochement possible est plus précis encore. Voici com-
ment Ovide décrit le séjour des Muses :
«Minerve ... regarde autour d'elle les frondaisons des forêts anti-
ques, leurs grottes et les prairies parées de fleurs sans nombre 21. » Les
Nymphes, autour du chœur des Muses, s'asseoient «sur des sièges de
roche vive 29 ». Or, à Pompéi, un tableau célèbre montre les Charites
debout au milieu d'une prairie semblable, avec ses fleurs, ses bocages et
ses rochers qui affleurent partout 30 • C'est bien la même conception du
paysage ici et là.

2
• Mit., I, S68-573, trad. G. Lafaye:
Est nemus Haemoniae, praerupta quod undiq,,u! claudit
si/va; vocant Tempe. Per quae Paeneus ab imo
effusus Pindo spumosis volvitur undis
deiectuque gravi tenues agitantia fumos
nubila conducit summisque aspergine si/vis
impluit ...
25 Ibid., v. 57S.

i. Cf., par exemple, S. Reinach, R. P. G. R .. 381, n• 2 (Woltmann, Gesch. d. Male-


rei, 1, 133); même décor: cascade, forêt et sommets rocheux. Nous croyons. toute-
fois, que cette composition est postérieure à l'époque d'Auguste par l'accumulation
d'édifices qu'elle présente.
27 Autres paysages de montagne abrupte, évoqués en général par un seul mot,

simple allusion à un thème traditionnel : tableau de la création, 1, 44 : c iussit . ..


lapidosos surgere montes•· Position d'un décor. 1, 689: «Arcadiae gelidis in monti-
bus . .. • Cf. VIII, 797 : c rigidi cacumen montis •. et 799: c lapidoio in agro •·
u V, 26S et suiv.: (Minerva) ... si/varum lucos circumspicit antiquarum
antraque et innumnis distinctas floribus herbas.
n Ibid., 317.
10 Cf. O. Elia, op. cit., n• 135 • n• 9931.
244 ROME, LA LITit!.RATURE ET L'HISTOIRE

Lorsqu'Ovide raconte la mort d'Actéon, il décrit d'abord la grotte de


Diane : et cette grotte est si belle que «le génie de la nature a imité
l'art 31 ». Expression révélatrice pour nous. Elle nous prouve que le décor
paysagiste tend vers un _idéalemprunté à la plastique. Ovide pense donc,
il l'avoue lui-même, aux rocailles des reliefs, à celles de la peinture ou, ce
qui n'est pas moins vraisemblable, aux grandes compositions, aux mises
en scène des jardiniers paysagistes, les topiarii. Quel que soit le genre
auquel il se réfère, ce sont bien les topia qui lui servent de modèles.
Peut-être nou~ objectera-t-on que la description des paysages existait
avant Ovide et ne devait rien à la peinture. Les analogies que nous avons
relevées jusqu'ici ne seraient pas fortuites, mais elles résulteraient simple-
ment d'une origine commune des deux arts, sans qu'il y ait action de l'un
sur l'autre dans l'œuvre d'Ovide lui-même. En d'autres termes, Ovide
aurait trouvé des modèles chez ses devanciers. Et si les modèles ressem·
blent aux paysages de la peinture, c'est que les uns et les autres reflètent
la même conception «alexandrine» du paysage. - Une telle objection
revient à reconnaître au moins un parallélisme entre la poésie et la pein-
ture, quitte à le reculer dans le temps. Mais pourquoi ce parallélisme
serait-il rompu à l'époque romaine? Il est certain que les topia existaient
bien avant l'école paysagiste italienne, qu'ils sont «alexandrins» (si, toute·
fois, l'on donne à ce mot le sens le plus vague); mais il est indéniable
qu'ils ont connu également une renaissance à l'époque d'Auguste. Renais-
sance picturale qui se double d'une renaissance littéraire, au moins chez
Ovide. C'est là une coïncidence qui tend à prouver que le vieux «parallé·
lisme» n'est pas détruit. Mais il y a plus: Ovide modifie les paysages litté·
raires que lui fournissent ses modèles de la même façon que les peintres
«italiens» modifient les thèmes traditionnels du décor et dans le même
sens qu'eux.
Nous avons noté déjà la recherche du romanesque en peinture. Les
forêts et les rochers s'élargissent, en quelque sorte, autour de l'homme et
prennent peu à peu une valeur propre d'expression. De même, Ovide
amplifie ce qui, chez Callimaque, par exemple, ne serait qu'une touche ou
un schéma 32• Il donne au paysage une valeur plastique dont son modèle
ne lui offrait guère d'exemple. La différence des esthétiques apparaît sur
un point, notamment, où l'imitation «littéraire» d'Ovide est indéniable,

31
Mét., Ill, 158-159: simulaverat artem ingenio natura suo
32
d Cali., ~in de Pallas, 41-42: une simple indication, une ·épithète pittoresque.
1 ·• Hymne a Zeus, 10..11: un vers environ situe un «thème,. traditionnel.
LBS METAMORPHOSES D'OVIDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTB 245

dans l'épisode d'Erysichthon. Voici comment Callimaque décrit le bois


sacré de Déméter :
cil y avait, consacré à Déméter, un beau bois d'épaisse futaie; le flè-
che n'y eût pas trouvé sa route. Les pins, les grands ormes, les poiriers,
les beaux pommiers s'y pressaient; une eau comme l'ambre bondissait
dans le canal des sources 33 ••• »
Ce tableau, qui rappelle, par une imitation sans doute consciente, les
«jardins» homériques, et qui s'inspire des enclos sacrés hellénistiques, est
transformé par Ovide: ce qu'il avait d'aimable disparaît 34. Au lieu d'un
peuplier sacré, c'est un chêne qui se dresse dans un bois mystérieux. Ce
chêne est orné de bandelettes; il est immense et le reste de la forêt n'est
évoqué que de façon confuse, comme une puissan·ce que le chêne symbo-
lise. Or, cette réduction d'un bois tout entier à un arbre sacré, avec ses
bandelettes et ses ex-voto, est caractéristique des c paysages purs». Ce chê-
ne de Cérès, n'est-ce pas exactement celui auquel les bergers adressent
leurs prières, sur le tableau de la Villa Albani35 ? Ce sont les mêmes guir-
landes, les mêmes tablettes votives appuyées contre le tronc. Ou bien
encore c'est l'arbre que l'on voit sur le tableau du Palatin, l'arbre sacré
«au perroquet», et qui se détache, lui aussi, sur le fond indécis d'un bois
touffu 36. Ovide a donc modifié le paysage de Callimaque: dira-t-on que,
dans l' Anthologie, il serait possible de retrouver des modèles à sa descrip-
tion? Mais, à supposer qu'il s'en soit réellement inspiré, pourquoi les a-t-il
préférés? Pourquoi n'a-t-il pas accepté tout simplement le paysage de son
modèle principal? Pourquoi, sinon parce que la peinture lui imposait de
concevoir les paysages d'une façon nouvelle, qui n'était plus celle de Cal-
limaque?

33 Cali., Hymne à Déméter, v. 25 et suiv., trad. E. Cahen.


34
Mét., VIII, 741-750: Ille etiam Cereale nemus violasse securi
dicitur, et lucos ferro temerasse vetustos.
Stabat in his ingens annoso robore quercus,
una nemus; vittae mediam memoresque tabellae
sertaque cingebant, voti argumenta potentis.
35 Voir Rostovtseff, op. cit., pl. 5, p. 24 (cliché Alinari).
36 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. D'autres arbres sacrés chez Ovide, Mét., VIII, 620-

621:
..... tiliae contermina quercus
collibus est Phrygiis, modico circumdata muro.
et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidilserta super ramos . ..
Ce sont les cmarabouts», les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs
de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.
246 ROME, LA LITIÊRATURE ET L'HISTOIRE

*
* *

Une fois reconnue chez Ovide cette tendance à l'enrichissement des


paysages, à l'exagération de leurs caractères romanesques, qui nous a
paru caractéristique de la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, il
nous reste à examiner un certain nombre d'exemples plus précis encore
où se marque l'influence de la peinture sur le poème. Tel effet de lumiè-
re, auquel se complaisent les peintres, se retrouve dans les Métamorpho-
ses : le sanctuaire de Cybèle, «caché dans un bois touffu 37 >, ressemble à
ces petits temples perdus dans le feuillage et à peine éclairés par sa
lumière verte 31 • Ces recherches du paysage pur, ces efforts pour varier et
raviver les thèmes stéréotypés, nous les retrouvons chez Ovide.
Après les rochers et les bois, les peintres préfèrent les ruisseaux. Les
deux sanctuaires représentés sur les tableau du triclinium, dans la Maison
de Livie, et qui nous ont déjà servi d'exemples 39 , se dressent au bord d'un
ruisseau. De même, dans les « Mort d' Actéon> et les «Narcisse>, les sour-
ces ne sont jamais omises; elles sont, il est vrai, imposées par le sujet,
mais on sent très bien que l'artiste &'est plu à les représenter. Il est facile
de leur comparer les ruisseaux d'Ovide. Nous avons déjà fait allusion à sa
description de l' Alphée :
«(Une rivière) qui coulait sans agitation et sans murmure, si transpa-
rente jusqu'au fond qu'on pouvait compter les cailloux de son lit, et si
calme qu'elle semblait à peine couler. Des saules au blanc feuillage et des

37Mét., X, 686-687: (templa) . .. nemoro.sis abdita silvis.


31 Nous pensons plus spécialement au «Sacrifice du Bouc>: O. Elia, op. cit.,
n° 258, fig. 33, p. 100: «sui fondo si disegnano, indicate più corne masse di colore
che corne volumi plastici, le alture circostanti, con rocce e boscaglie > (même «ro-
caille», près du temple, chez Ovide, Ibid., 690-691). Naturellement, il ne s'agit pas
d'influence directe du tableau sur le poète, mais de rapports d'esthétique. Rappro-
cher la description de l'autel d'Hécate où va prier Médée (Mét., VII, 74-75 : ... anti-
quas aras . .. quas nemus umbrosum secretaque silva tegebat) et le tableau identifié
par Rossbach, grâce d'ailleurs à ce passage, dans Vier Pomp. Wandb., Jahrb. lnst.,
1893, p. 53 (n° 2). Mais nous hésitons à tirer un argument de ce tableau, qui est
peut-être postérieur au poème et inspiré par lui. C'est, en tout cas, une œuvre «ita-
lienne» (réduction des personnages, contamination entre décor et paysage pur,
etc.).
39 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. Rostovtseff, op. cit., p. 6. Mau, Wandm. Pomp., :ZC

vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce
thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid.
LBS MliTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 247

peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des
ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 >.
Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des
forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dra-
gon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la
fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les
eaux qu'il décrit ne sont pas les «maraiu de la peinture: les deux motifs
ne doivent pas être confondus 4 5 • Lui-même reprend ailleurs le second:
c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, sem-
blables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques>
des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette
légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant
un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du
Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux pay-
sages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent
dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait
détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles ache-
vés.
Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Tra-
chine, prés de l'Oeta. C'est un berger qui parle:
«J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués,
à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu
de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait
franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable
fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas
lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-

40 Mét., V, 587-591 : invenio sine vertice aquas, sine murmure euntes


perspicuas ad humum, per quas numerabilis alte
calculus omnis erat, quas tu vù ire putares.
Cana salicta dabant nutritaque populus unda
sponte sua natas Tipis declivibus umbras.
(Trad. G. Lafaye.)
Noter sponte sua: la nature imite l'art. Il est probable qu'Ovide pense aux topia
des jardins, comme nous l'avons déjà noté.
41 Mét., II, 455-456.
42
/bid., III, 28 et suiv.
43 Ibid., 155 et suiv.
44 Ibid., 407 et suiv. cf. IV. 90.

•• Mét., IV, 298: non illic canna palustris


nec steriles ulvae, nec acuta cuspide iunci.
46 Par exemple Antiquités d'Herculanum, éd. franc .• Paris, 1804, I, pl. XIV, etc.
248 ROME,LA U'ITtl.RATUREET L'HISTOIRE

naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit
resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses
arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui fai-
sait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces
parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de
saules 47 ••• >
Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indica-
tions paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées
jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur>, dont le sujet se suffit à lui-
même. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un
troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois
sacré; à côté, un marais; enfin, le pécheur et ses filets. Cette simple énu-
mération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrou-
vons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs appa-
raît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor
blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple
au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est
aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompéi 49 • C'est peut-
être l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Antho-
logie50.Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout
après l'époque d'Auguste, comme motif de jardins 1• Les pécheurs et leur

47
Mét., IX, 352-364: ... Fessas ad litora curva iuvencos
appuleram, medio cum sol altissimus orbe
tantum respiceret quantum superesse videret,
parsque boum fulvis genua inclinarat harenis
latarumque iacens campos spectabat aquarum;
pars gradibus tardis illuc errabat et illuc;
nant alii celsoque ustant super aequora collo.
Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro,
sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto
Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti
edidit esse deos, dum retia litore siccat.
luncta palus huic est, densis obsessa salictis.
(Trad. G. Lafaye.)
•• Ro5tovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintu-
res de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les
st uc!. sont archaïsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style.
p. lOl.Par exemple, Mus. de Naples, n°9414; O. Elia, op. cit., n°258 bis, fig.34,

: Au 1. VII les épitaphes de noyés. Cf., en partie, l'épigramme, n° 274.


Cf. la chapelle d'Hercule à Sorrente, Stace, Silv., Ill, 1, 82 et suiv.
LBS MSTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 249

filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 •
Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'expli•
que donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas néces-
saire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche
d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont
elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public.
De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement,
croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages
purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux
arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses dif-
férentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées.
On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens
à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût
était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu
partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules per-
sonnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus
complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux
vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent
les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les
oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure tradi-
tionnelle des nains 56• Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies
soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir,
plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens».
Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents,
selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamor-
phoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle :
celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages,
qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposi-
tion de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle
part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparaît plus
clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-

52 Rostovtseff, op. cit., pl. Ile; Ibid., I b, et IV, 2, p. 22.


53 V. 16-19.
54 c Tiliae conterminaquucus », cf. ci-dessus, p. 245, n. 36.
55 Ces statuettes sont aujourd'hui au Musée du Bardo. Sur les paysages «de
Pygmées», cf. S. Reinach, R. P. G. R., 376, n• 2, 3, etc.; Pitt. d'Ercol, I, p. 263; pl. L,
p. 257, etc. Plus tard, les Pygmées réapparaîtront, avec une valeur symbolique, â la
Basilique pythagoricienne (cf. le commentaire de J. Carcopino).
56 La chaumière: S. Reinach, Ibid., 377, 5; Mét., VIII, 630 et suiv.

17
250 ROME, LA LITitiRATURB ET L'HISTOIRE

me: celui de la Création et celui du Déluge 57. Les détails s'accumulent


sans ordre apparent, sans aucun souci de l'ensemble. Devant ce chaos, on
évoque la mosaïque de Palestrina 51. Voici le début du «déluge>:
«L'un a gagné à la hâte une colline; l'autre s'est assis dans une bar-
que recourbée et promène ses rames là où naguère il avait labouré.
Celui-ci navigue sur ses moissons et sur les combles de sa ferme submer-
géé; celui-ci prend un poisson sur la cime d'un ormeau 59 ••• >.
Longtemps encore, le poète déploie sa virtuosité dans une série de
miniatures dont les éléments, d'ailleurs, sont empruntés pour une bonne
part au «paysage pur>: telles sont les tours des villas 60 et les barques «re-
courbées61>. Ces topia se présentent tout créés à l'imagination du poète.
Jamais il n'essaie de les transformer pour en faire une synthèse origina-
le : il les reçoit de la peinture et les accepte inchangés. De là vient la fai-
blesse de ses paysages. L'unité d'un tableau ne peut guère résulter que de
sa vérité, du fait qu'il représente un site donné, personnel. Jamais les
tableaux d'Ovide, comme, d'ailleurs, ceux des peintres ses contemporains,
n'atteignent à la personnalité: ils restent artificiels et fabriqués.

*
* *

Nous croyons avoir montré que la peinture paysagiste à l'époque


d'Auguste, telle que nous pouvons l'entrevoir, illustre assez fidèlement les
Métamorphoses. Elle résulte de la même inspiration, recherche les mêmes
effets, au moyen des mêmes éléments. Les procédés de composition des
deux genres, enfin, sont analogues. A quelles conclusions ces constata•
tions nous amèneront-elles au sujet de l'art d'Ovide lui-même?

57
Mét., I, 38 et suiv.; I, 288 et suiv.
51
C'est l'exemple le plus achevé de «paysage pur> dans le style égyptisant. Sa
date est incertaine.
59
Mét., I, 293: Occupai hic collem; cumba sedet alter adunca
et ducit remos illic ubi nuper ararat.
Ille super segetes aut mersae culmina villae
navigat, hic summa piscem deprendit in ulmo . ..
(Trad. G. Lafaye.)
60
Ibid.• 290 : • • •pressaeque latent sub gurgite turres. Ces tours, caractéristiques
des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les
vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv.
61
Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des
barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées
comme un rappel du thème.
LBS Mi!TAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 251

Il ne semble guère contestable que la peinture n'ait exercé une


influence sur lui. Sana doute, la nature de nos documents, si incomplets,
si fragmentaires, nous empêche d'affirmer que le poète ait transposé tel
tableau et nous interdit les comparaisons directes, comme on peut en fai-
re pour les œuvres de la sculpture : l'histoire de la peinture demeure
encore trop vague pour nous. Mais il est certain, de façon très générale,
qu'Ovide s'est souvenu, dans les Métamorphoses, de la peinture paysagis-
te. Il en a adapté les topia, pour préciser certaines images que ses modè-
les laissaient imprécises. La peinture l'a aidé à choisir parmi ces modèles
eux-mêmes : une ou deux fois, nous avons pensé saisir ce travail de renou-
vellement sur le vif, grâce à des thèmes picturaux. Cette influence de la
peinture explique l'uniformité relative des paysages dans les Métamorpho-
ses. Car ils reflètent une «conception moyenne, du Pays des Dieux et non
la nature elle-même et sa diversité. En réalité, ces paysages sont autant
d'images d'un même goût, celui du public pour lequel écrivait Ovide.
Ovide n'a pas la profonde originalité de Virgile, par exemple, qui, lui,
a su donner la personnalité aux paysages qu'il décrit. Ce n'est pas à tra-
vers des topia qu'il voit Mantoue. Ovide subit beaucoup plus l'influence
du moment et de la classe sociale à laquelle il appartient. Il participe au
courant général qui porte cette classe vers une sorte de c naturalisme,;
mais il choisit, dans cette tendance, les formes moyennes, celles qui cor-
respondent à l'idéal le plus répandu. Virgile aussi se rattache à cette ten-
dance profonde, mais il lui donne une expression plus vigoureuse et per-
sonnelle. De même, Tibulle aime la campagne; il en parle avec bonheur;
il en présente dans ses vers une image sainte et paisible. Comme Virgile,
comme Ovide, il connaît le désir de la nature. Mais, -chez ces trois hom-
mes, ce sont trois expressions si profondément différentes qu'elles ne
semblent pas se rapporter au même sentiment. Ovide a choisi la plus faci-
le, celle qui était directement accessible à tous, puisque nous la trouvons
répétée à satiété sur les murs de toutes les maisons. Le paysage idéal qu'il
dépeint est toujours fait de fraîcheur, d'eau courante, d'ombre, auprès de
rochers «romantiques•, et il est tout baigné de ce sentiment indéfinissa-
ble, cette horreur sacrée, ce frisson poétique et religieux que les Romains
cultivés aimaient à éprouver auprès des bois sacrés.
Ovide est très près des Alexandrins. Son naturalisme est, dit-on par-
fois, très proche de celui des idylliques grecs. Et, cependant, il a choisi
pour l'exprimer les formes les plus romanisées, acclimatées déjà et vulga-
risées par des générations de peintres. Mais, dans le répertoire de la pein-
ture, il n'a pas tout pris: dans la surabondance des paysages sacrés, il a
éliminé beaucoup, et en particulier les motifs orientaux, comme les béty-
les. En cela, il s'est montré homme de goût et en même temps, jusqu'à un
252 ROMB, LA LJTJ1!RATURB BT L'HISTOIRB

certain point, créateur - par cette part de création qu'il y a dans un


choix. Il a su discerner pour ses «transpositions d'art> ce qu'il y avait
d'actuel dans la plastique. Il a plu; il s'est fait lire. Il a eu l'intuition de
l'idéal que voulaient représenter le monde du paysage pur et celui du
décor. Il l'a vivifié par son poème. Aussi schématique qu'il ait pu nous
paraître, le monde des Métamorphoses n'est pas incohérent. Il représente
un idéal de paysage suffisamment net pour que nous ayons pu essayer
d'en retrouver les traits généraux. C'est là une création qui demande un
jeu constant et délicat de réactions entre Ovide et l'esthétique qui lui était
proposée; jeu d'autant plus instructif à suivre que les deux sensibilités en
présence, celle du poète et celle de son public, étaient plus proches l'une
de l'autre et différaient seulement par leur degré plus ou moins grand de
conscience.
Ovide, disciple des Alexandrins, après Catulle, n'est pas un novateur.
Il exploite une veine bien connue. Mais il n'est pas le pur imitateur qui
l'énumération de ses sources littéraires laisserait supposer. D'autres ont
eu le mérite d'importer l'alexandrinisme à Rome. Ovide a su retrouver cet
alexandrinisme tel que la c société> romaine l'avait assimilé, dans ses
façons de sentir et même de voir. C'est le profit que nous pouvons retirer
de l'étude de la peinture.: un terme de comparaison, un document pres-
que pur sur l'esprit d'un siècle.
DU NOUVEAUSUR LES FABLES DE PHÈDRE?

Phèdre, le fabuliste, occupe peu les philologues, qui préfèrent de nos


jours trairer d'auteurs plus illustres et de sujets apparemment moins
humbles. Telle est du moins la constatation désabusée de L. Tortora, dans
le compte rendu récent des dernières études sur Phèdre 1. Aussi ne peut-
on s'étonner de trouver aujourd'hui les problèmes qui le concernent à
peu près dans l'état où ils étaient au temps de Louis Havet, il y a environ
un siècle. Or, ces problèmes sont nombreux; ils portent à la fois sur la
nature et la signification de l'œuvre et la biographie de l'auteur. L'un
del.lx concerne une phrase célèbre de la Consolation à Polybe 2, dans
laquelle Sénèque semble ignorer (de fait ou volontairement) l'œuvre du
fabuliste 3• Un autre, qui n'est pas sans rapport avec celui ci, est posé par
l'identité du personnage, un certain Eutychus, auquel est dédié le livre
III, et en qui F. Buecheler a voulu autrefois reconnaitre le cocher de Cali-
gula, dont parle notamment Flavius Josèphe dans les Antiquités Judaï-
ques•. Mais cette hypothèse n'est guère défendable: Josèphe dit en effet
que cet Eutychus avait exercé auprès de Caligula les fonctions les plus
dégradantes: or, l'Eutychus dont parle Phèdre est un personnage impor-
tant, investi d'une autorité évidente 5 ; le sort du poète dépend d'une déci-
sion qu'il prendrait, que Phèdre lui demande instamment de prendre, et

1 Bolletino di studi Latini, V, 1975, p. 266-273.


2 VIII, 3 : non audeo te eo usque producere ut fabellas quoque et Aesopeos logos,
intemptatum Romanis ingeniis opus, solita tibi uenustate conectas.
3 Deux écoles se sont formées à propos de ce texte, les uns soutenant que Sénè-

que n'avait pas connu les Fables de Phèdre avant son exil, les autres assurant qu'il
les connaissait mais les méprisait.
• F. Buecheler, Coniectanea, in Rhein. Mus., 1883, p. 333 et suiv., renvoyant à
Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIX, 256 et suiv. Hypothèse refusée par L. Havet, dans
son édition critique et encore par Hausrath, art. Phaedrus, R.E., XIX, col. 1476 (ar-
ticle datant de 1938).
' Fables,III, pro!.
254 ROME,LA LITI'tRATURB BT L'HISTOIRE

qui devrait réparer (croit-on généralement) une injustice commise autre-


fois par Séjan 6 , à la suite de laquelle il se trouve en exil'.
L'hypothèse de Bücheler repose sur une homonymie; le nom d'Euty-
chus est assez fréquent dans la population servile d'origine grecque, sous
l'Empire, et, par conséquent, parmi les affranchis. Il se trouve qu'une ins-
cription, connue seulement par une copie de· la Renaissance, mais reprise
au Corpus•, nomme un autre E.utychus, appartenant, lui aussi, à l'époque
claudienne. Ce texte, étudié en 1890 par Chr. Huelsen, qui en défend à
juste titre, l'authenticité 9 , a échappé aussi bien à Buecheler qu'à L. Havet,
dont l'édition date de 1895. Il entoure un plan de monument funéraire, et
est ainsi conçu :

Claudia, Octauiae diui Claudi f(iliae) lib(erta) Peloris / et Ti(berius)


Claudius Aug(usti) lib(ertus) proc(urator) Augusto(um).
sororibus et lib(ertis) libertabusq(ue) posterisq(ue) eorum / formas ae-
difici custodiae monumenti reliquerunt.

Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui com-
prend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un
portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par
deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie
d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus,
affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même
Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne
de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille
du «divin> Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius
Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice). il
doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien
que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursui-
vies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on
peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du
règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant

• Ibid., v. 41 et suiv.; III, épiloque, vers 9 et suiv. Sur l'interprétation du vers 41


du prologue (Quod si accusator alius Seiano foret ... ) v., ci-dessous, p. 258.
7
F~bles, II, épilogue, v. 18: fatale exilium corde durato feram; exilium est une
correction pour exitium; d'autres éditeurs ont uitium.
1
CIL, VI, 9105 = Dessau, ILS, 8120.
9
Chr. Huelsen, Piante iconografiche .. ., in Rom. Mitt., 1890, p. 46 et suiv. et
p.I III.
10
V. nos Jardins romains, 2• éd., Paris, 1969, p. 75.
DU NOUVEAU SUR LBS FABLESDB PH~DRB? 255

laquelle Octavie resta officiellement l'épouse du Prince, c'est-à-dire, entre


54 et 62. On peut en effet penser que, après la répudiation et la mort
infâmante d'Octavie, Claudia Peloris et Claudius Eutychus n'auraient pas
mentionné son nom d'une manière aussi ostentatoire 11.
Nous avons donc en face de nous un Eutychus, affranchi de Claude,
et procurateur de deux princes successifs; cet homme est marié; lui ou sa
femme ont des sœurs; il est suffisamment riche pour se faire construire
un tombeau de grandes dimensions, d'une architecture recherchée, il pos-
sède des esclaves, il a aussi dans sa suite des affranchis, des deux sexes.
Tout cela implique un train de maison plus que moyen, même, nous ne
l'ignorons pas, si la mention des affranchis et affranchies et de leur pos-
térité est fréquente sur les inscriptions funéraires. Or, Eutychus, que Phè-
dre appelait à son aide dans le prologue au livre III, ressemble beaucoup
au Claudius Eutychus de notre inscription. Comme lui il est marié 12 ; il a
la charge d'affaires qui l'occupent presque entièrement 13 ; il donne tout
son temps disponible à l'acquisition de la richesse 14 • Il exerce des fonc-
tions qui le mettent à même de «secourir> le poète. Celui-ci a été frappé,
autrefois, par un personnage de rang analogue à celui que tient mainte-
nant Eutychus 15• Or, nous savons, par un rescrit fameux de Tibère,
conservé par Tacite, que les procurateurs impériaux avaient juridiction
sur les gens de la familia impériale 16• Tout concourt donc à suggérer que
l'Eutychus de Phèdre est identique à celui de l'inscription.
Mais, s'il en est bien ainsi, cela entraîne certaines conséquenes. Et
d'abord cela confirme l'idée souvent avancée que le livre III appartient à
la fin du règne de Claude ou au début de celui de Néron. Puisque Clau-
dius Eutychus est marié à une affranchie d'Octavie, qui n'a obtenu la
liberté qu'après la mort de Claude, il est probable que le prologue au

11 On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas
appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre.
12 Fables, III, prol., v. 12: w:ori uaces.

Il /bid., v. 2-3 : uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim
carminis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distringit
quem multarum rerum uarietas ...
14 III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare

quaerit omni uigilia, / docto labori dulce praeponens lucrum.


15 111, épilogue, v. 20 et suiv., not v. 24: tuae sunt partes; fuerunt aliorum

prius.
16 Tacite, Ann., IV, 15 (23 ap. J.-C.): non se ius nisi in seruitia et pecunias fami-

liares dedisse. Seruitia comprend certainement aussi les affranchis du Prince, à


côté des esclaves. Le procurator se voit délégués les droits du dominus et celui du
patronus.
LE POÈME DE LUCRÈCE EN SON TEMPS

Longtemps, le poème de Lucrèce a été considéré comme un fait litté-


raire isolé, voire quelque peu anachronique. P. Boyancé insiste sur cette
idée, aussi bien lorsqu'il écrit : c Il demeura toujours surprenant que,
alors que nous connaissons relativement bien en ce temps au moins trois
courants ou foyers d'épicurisme, il ne se trouve dans ce qui concerne cha-
cun d'eux aucune trace certaine de Lucrèce et cela ne contribue pas peu à
dresser devant nous sa hautaine figure comme celle d'un isolé>, que, un
peu plus loin, lorsqu'il déclare qu'il convient de nous «restituer l'étonne-
ment nécessaire devant une œuvre qui, en réalité, au J« siècle avant notre
ère, devait être inattendue»•. Nous espérons montrer que cette impres-
sion nait surtout de nos ignorances, qu'en réalité le poème Sur la na1ure
est en rapports étroits avec une réalité politique et spirituelle qui est celle
des dernières années de la République romaine, qu'il s'efforce de répon-
dre à des aspirations multiples de ce temps, sur lesquelles nous possédons
des témoignages suffisamment précis pour que Lucrèce cesse d'être à nos
yeux l'écrivain mystérieux, le visionnaire situé hors du temps que se plai-
sent à imaginer les Modernes.
Certes, les démonstrations scientifiques que présente Lucrèce se prê-
taient mal à des allusions historiques directes : une cosmogonie est, par
essence, indifférente aux menus événements du siècle; ni les personnages
ni les faits contemporains n'y ont leur place. Cependant, un poète ne sau-
rait, pas plus qu'un autre écrivain, échapper entièrement au présent qui
l'environne. Et un philosophe moins qu'un autre, s'il est vrai que la
réflexion philosophique est avant tout une réponse aux problèmes qui
hantent les hommes au moment où elle se développe. D'autre part, un
poète réagit forcément à l'esthétique de son temps, aussi bien s'il la refu-
se que s'il l'accepte. Autant de voies qui s'ouvrent à nous pour l'enquête
que nous nous proposons d'entreprendre. Nous distinguerons ainsi trois

1 P. Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme (Paris 1963), 12 et 57.


214 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

domaines, dans lesquels nous croyons possible de saisir l'insertion de


Lucrèce en son temps : son c moment politique>, par rapport à l'état de la
cité romaine et aux problèmes qui se posaient alors; son c moment philo-
sophique> : essayer de voir dans quelle mesure le poème de Lucrèce
répond aux grandes préoccupations des penseurs et des théoriciens de ce
temps, sur les dieux, leurs rapports avec les hommes, mais aussi sur les
fins de la vie humaine; il nous restera alors à considérer le c moment poé-
tique», c'est-à-dire l'effort du poète sur le langage qu'il trouve autour de
lui, sa lutte pour exprimer en latin les théories d'Epicure, enfin les lois de
son esthétique, comparées à celles des poètes ses contemporains et, sem-
ble-t-il, ses compagnons.

*
* *

LE MOMENTPOLITIQUE

Les données dont nous disposons pour déterminer la période au


cours de laqulle Lucrèce composa son poème ne sont pas totalement cer-
taines. On sait que la date de sa mort prête à controverses 2• Il est inutile
de reprendre ici l'ensemble du dossier. Deux dates sont possibles, celle de
55 et celle de 53. La critique des témoignages a conduit A. Rostagni à
considérer que la plus probable est la seconde 3, et nous nous sommes
autrefois rallié à sa thèse, pour des raisons de vraisemblance externe, que
nous ne ferons ici que résumer\ mais qui touchent à la position person-
nelle de Lucrèce dans le monde politique.
Et, à ce point encore, nous nous heurtons à une nouvelle incertitude.
Le poème est dédié à un certain Memmius. Or, nous ne savons pas d'une
manière indiscutable qui était ce personnage. Pourtant, s'il est théorique-
ment possible de soutenir d'autres hypothèses, un accord presque total
semble s'être fait entre les critiques modernes en faveur de C. Memmius,
le préteur de 58 av. J.-C. C'est la thèse que nous suivrons, nous aussi, en

2 On trouvera la bibliographie essentielle dans P. Boyancé, op. cit., 332-335. On

ajoutera l'article de L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce», in Latomus 15 (1956), 465-


480, qui soutient une thèse très aventurée, faisant mourir Catulle et Lucrèce en 47
av. J.-C. V. ci-dessus, p. 167 et suiv.
3 Suetonio De poetis e Biografi minori (Torino 1944), 57-58. Thèse souvent refu-

sée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté
les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9.
• Ci-dessus, p. 163 et suiv.
LB POBMB DB LUCRBc:B BN SON TEMPS 215

dépit des quelques objections, au moins apparentes, que l'on ne manque


pas de lui opposer; mais les éléments positifs l'emportent de beaucoup,
et, si l'on s'en tient à ce que nous savons de ce Memmius, il apparaît que
Lucrèce peut fort bien avoir appartenu au cercle de celui qui fut, on le
sait, un homme d'une grande culture, et plus enclin à aimer la littérature
grecque que les ouvrages latins 'J mais qui compta parmi ses familiers un
poète comme Catulle et plusieurs poetae noui.
Nous accepterons donc, au moins provisoirement, et comme hypothè-
se de travail, que Lucrèce a choisi de dédier son poème à C. Memmius,
membre de l'illustre famille des Memmii, qui prétend remonter aux com-
pagnons d'Enée. Nous admettrons d'autre part, et avec la même restric-
tion, que Lucrèce mourut le 15 octobre 53. Ces deux données constituent,
au point de départ de notre analyse, ce que nous pourrions appeler la
cligne de plus grande vraisemblance>, une ligne dont seuls les points
d'arrivée pourront prouver la légitimité.
Si, donc, le poème de Lucrèce était encore inachevé (mais assez pro-
che de sa complète réalisation, ce qui est évident) le 15 octobre 53, on
peut en induire qu'il fut commencé au plus tôt vers 60 av. J.-C. Nous
constatons en effet que Virgile, qui travaillait à loisir, consacra un peu
moins de dix années à la rédaction de l'Enéide, qui est sensiblement plus
longue que le De rerum natura. On ne risque guère de se tromper en
admettant que Lucrèce - même s'il fut gêné, sur la fin de sa vie, par la
maladie mentale que l'on sait et ne put écrire que per interualla insaniae,
mais cela n'est nullement prouvé - poursuivit la composition de son
grand poème entre le moment où se forma le premier triumvirat et celui
où, Crassus ayant été tué à Carrhes (9 juin 53) et Julie morte depuis un an
(septembre 54), ce même triumvirat était sur le point de céder la place à
une lutte entre les deux survivants, César et Pompée. Il est bien difficile
d'admettre, par conséquent, que Lucrèce ait écrit sous le coup d'un évé-
nement comme la conjuration de Catilina, et, moins encore, sous l'in-
fluence des guerres qui avaient engagé les forces romaines contre les
pirates et contre le roi du Pont. C'est une Rome victorieuse, triomphante,
dont les armes, à l'extérieur, n'ont rien à craindre d'aucune puissance•,
que Lucrèce sent autour de lui. Certes, la vie politique y est fort troublée,
mais ce sont des troubles intérieurs, qui ne semblent pas encore être le
prélude à une guerre véritable.

5 Cie. Brut. 10, 247: perfectus litteris, sed Graecis, /astidiosus sane Latinarum.
• Cie. Cati/. Il 5, 11 : nul/a enim est natio quam pertimeicamu.~. nul/us rex qui
bellum populo Romano facere possit . ..
216 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises com-
mencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont mas-
sacrées par les Eburons 7• L'habileté de César évita le pire. Mais l'année
53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en
effet:
«Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Va-
lerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent,
à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlè-
rent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la
foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gau-
les recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir
comment, en guerre contre les Parthesi.•. De tels présages ne pouvaient
manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait
recommencer, par la faute de César.
Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert
de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons:
c Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la
guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule
tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranquille puisque
c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de
la guerre ... >9 •
De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la pério-
de comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mou-
rut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du
soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà
pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert
Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac
terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du
même prologue confirme cette interprétation:
«Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille
si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des
Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de
tous> 10•
Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il parait
craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances

Caes. Gall. V 26-38. Cf. Dio Cass. XL 5-7.


7

• Dio Cass. XL 17, 1-2.


9 I 29-33.

10 141-43.

11 F. Giancotti, Il preludio di Lucrezio (Messina 1959), 139 sqq.


LB POt!MB DB LUCIŒCB BN SON TEMPS 217

accumulent aux frontières de Rome, en Occident et en Orient, se font


plus graves, alors le poète ne pourra en toute quiétude achever son
œuvre.
Si l'on accepte cette première conséquence des deux hypothèses de
base, il faudre que le prologue de l'ouvrage, les vers 1 à 48 du livre I,
aient été composés parmi les derniers, ce qui n'est pas pour surprendre,
puisque, on le sait, les poètes antiques avaient coutume de rédiger en tout
dernier lieu le poème liminaire du recueil.
Mais cela entraîne une autre conséquence : pendant ce même autom-
ne de 54, la situation de C. Memmius a traversé, elle aussi, une crise gra-
ve. Au cours de sa préture, en 58, Memmius s'était signalé comme ennemi
de César. Il avait essayé de faire déclarer nuls les actes de 59. Il n'y était
point parvenu 12• Mais il n'avait pas manqué de faire savoir à Cicéron qu'il
s'opposerait de toutes ses forces aux entreprises de P. Clodius, alors tri-
bun de la plèbe; il tenait alors le même langage que Curion le Jeune 13•
Pourtant, il ne semble pas avoir lutté avec beaucoup de fermeté pour
empêcher l'exil de Cicéron; lorsqu'il appela devant son tribunal l'ancien
tribun Vatinius, accusé par C. Licinius Calvus, le poète (ami de Catulle),
d'avoir contrevenu aux prescriptions concernant le dépôt des proposi•
tions de lois, il fut attaqué par les bandes de P. Clodius et s'enfuit honteu-
sement 14.
En 57, après sa préture, il partit, on le sait, gouverner la province de
Bithynie, où il eut dans sa cohors praetoria Licinius Calvus, C. Helvius
Cinna et Catulle, tout un groupe de poetae noui. Nous ne savons au juste
quelle était sa situation politique lorsqu'il revint de sa province, dans le
courant de l'année 56. Nous savons seulement que, lorsqu'il fut candidat
au consulat, pour l'année 53 (donc, aux comices consulaires de 54), il
comptait sur l'appui de César. Ce retournement, qui précéda celui de
Curion le Jeune, avait peut-être été facilité par le divorce de Memmius,
qui avait répudié Fausta 15, dans le courant de l'année 56, ou au début de
55 (si l'on tient compte du délai de viduité).
Il nous a semblé naguère que ce ralliement de Memmius à César
n'avait pas été autre chose qu'une manœuvre de circonstance, peut-être
inspirée par Appius Claudius 16• Il fut certainement facilité par la faveur
avec laquelle l'opinion romaine avait accueilli les succès obtenus par

12 P. Grimal, Études de chronologie cicéronienne (Paris 1967). 26 n. 4; 50 sqq.


11 Cie. Att. II 12, 2 (19 avril 59).
14 Cie. Vatin. 14, 33 sqq.; Sest. 64, 134.

"Cie. Att. IV 13, 1 (mariage de Milon et de Fausta). lettre écrite vers le 15


novembre 1S.
16 Cf. l'introduction à notre édition du Pro Scauro (Paris 1976). 143 sqq.

"
218 ROME, LA LITI8RA.TURE ET L'HISTOIRE

César en Gaule au cours de l'année 55, faveur dont les discours pronon-
cés par Cicèron cette année-là et l'année précédente nous apportent le
témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle,
avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le
passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise
au sérieux 11• Le «cercle de Memmius», dès 55, devient «césarien», ou du
moins cesse ses attaques contre César.
Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre
à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent
sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Geni-
trix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de
Mithridate en SS, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice
assez fort en faveur du «césarisme» de Lucréce 20 • A lui seul, ce fait avait
paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler,
il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au
poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où
Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut
bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa pro-
tectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux aux-
quels il s'adressait!

*
* *

Un autre indice vient appuyer cette conclusion: c'est autour de César


que nous entrevoyons les cercles épicuriens de Rome pendant cette pério-
de. ·On sait que César avait alors pour beau-père Calpurnius Piso, le
consul de 58. On sait aussi que ce Pison était un adepte d'Epicure, et Cicé-
ron a longuement évoqué la manière dont il pratiquait la doctrine épicu-
rienne21. On sait aussi qu'il avait comme «directeur de conscience» l'épi-
curien Philodème de Gadara, qui était, en même temps, poète et grand
faiseur d'épigrammes amoureuses. On n'ignore pas non plus que ce cer-

Le discours contre Pison en SS, le discours pour Sestius en 56.


17

C. J. Fordyce, Catullus. A Commentary (Oxford, réimpression 1973), 124 sq.;


11

E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins
de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun
argument positif.
19 V. ci-dessus, p. 163 et suiv.
20 Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2.
21 Pis., passim.
LB POèMB DB LUaœcB BN SON TEMPS 219

cle épicurien de Philodème avait esaimé en Campanie; la villa d'Hercula-


num où ont été retrouvés tant de traités de Philodème aurait appartenu
aux Pisons, et l'on peut admettre que l'école de Siron, où vécut Virgile,
était en rapport avec les épicuriens d'Herculanum.
On sait, d'autre part, que de nombreux épicuriens ont rejoint, pen-
dant la guerre civile (mais déjà lors de la campagne de Gaule), l'état-
major de César 22 • Nous avons essayé de montrer, aussi, que, pendant les
dernières années de la guerre civile, lorsqu'il s'agissait de reconstruire la
cité romaine, Philodème s'était mis au service de César et, en s'inspirant
de la doctrine épicurienne, avait proposé un programme politique, dans
un traité intitulé «Le bon roi selon Homèrei.ZJ. N'est-il pas possible, dans
ces conditions, de se demander si le poème de Lucrèce ne contiendrait
pas, déjà, certaines prises de position politiques?
Certes, une précaution s'impose: il convient, d'abord, de ne pas
oublier que la doctrine même d'Epicure n'est pas, a priori, favorable aux
engagements politiques. Un tel engagement entraine, en effet, bien des
troubles de l'âme; il expose celui qui brigue les magistratures à l'inimitié
de ses semblables, ce qui est une source de chagrin et compromet l'ata-
raxie. Philodème le sait parfaitement 24 , et sur ce point, il ne se sépare pas
du Maitre. Mais il sait aussi la différence qui existe entre l'action politi-
que, qui lance celui qui la mène dans une véritable guerre avec ses conci-
toyens, et la réflexion sur les conditions les meilleures imaginables pour
la vie de la cité. Une réflexion sur la politique diffère d'un engagement de
fait. Epicure lui-même n'avait-il pas rédigé un livre Sur la Royauté 25 ?
D'autre part, on ne doit pas imaginer, parce que, à la fin de sa vie,
Lucrèce a fait allusion à la «religion• césarienne de Vénus, s'alignant ain-
si sur l'attitude de C. Memmius et de ses amis, que, pendant tout le temps
où il a rédigé son poème, il avait en vue les solutions «césariennes• aux
problèmes politiques de Rome. L'idée d'un Lucrèce césarien par principe
est absurde, et d'abord parce qu'elle est anachronique. Si, après 48, Philo-
dème pouvait élaborer un programme politique d'inspiration césarienne,
Lucrèce, entre 60 et 55, ne le pouvait guère. Pour la raison essentielle que
César ne possédait pas le pouvoir, qu'il n'était pas le maitre de Rome, et

u A. Momialiano, Secondo contributo alla storia degli studi classici (Roma


1960), 375-388.
n P. Grimal, ci-dessous, p. 1177 et suiv.
J4 Epicurea, ed. H. Usener, p. 328 (sous le Fr. 552) • Phld. Herc.J VII 176: l'acti•
vité politique est ce qui nuit le plus à l'amitié.
asH. Usener, Epicurea, p. 94. Voir Diog. Laert. X 28.
220 ROME,LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient
pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plu-
tôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme
le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe,
c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce
indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les ré-
flexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique,
trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va
s'efforcer de monter.
L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières
années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle
que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin,
plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échap-
pent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inui-
dia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provo-
que la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il
considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir
du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier
rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et
les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa
propre paix intérieure, être sujet qu'être roi:
ut satius multo iam sit parere quietum
quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ;
et Lucrèce ajoute (1135):
nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante.
La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent.
Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle», et de limiter
les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se
donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour
effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un
état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute
violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pou-
vaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique
contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis
que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction : les

26 V 1127-1128 ( = 1129-1130 Ernout).


27 V 1155: qui uiolat factis communia foedera pacis.
LB POm.tB DB LUCJlacB BN SON TBMPS 221

épicuriens, ou les hommes qui consentent à écouter les leçons de l'épicu-


risme, s'abstiendront de tels actes. Ils se rangeront du côté de l'ordre et
des lois.
Dans cette évolution des sociétés humaines, le rôle principal est don-
né à deux forces, dont Lucrèce pouvait mesurer la puissance dans la
société contemporaine, l'ambition et le désir des richesses. Aussi long-
temps que les hommes avaient vécu «selon la nature», c'est-à-dire en ne
tenant compte que des mérites particuliers de chacun - la beauté, la
vigueur physique, l'intelligence 21 -, la concorde avait pu régner. Mais on
avait inventé la richesse (res) et l'usage de l'or, et tout s'était gâté; parce
que la richesse, telle que la conçoivent les hommes, est une illusion. Les
hommes, dans leur désir de surmonter le temps et la «corruption» qu'il
entraîne, c'est-à-dire la mort, se sont efforcés de conquérir des ressources
telles qu'ils n'aient plus rien à craindre d'un changement de fortune 29 , et
c'est à ce moment que l'Envie a surgi, avec les conséquences que nous
avons dites.
· Cette analyse suit de fort près celle que l'on trouvait chez Polybe, au
livre VI, présentée à propos de la constitution romaine. Polybe, lui aussi,
montrait le rôle de l'argent dans l'évolution des cités et les changements
consitutionnelsJO: les hommes au pouvoir, aussi bien dans une oligarchie
que dans une tyrannie, provoquent l'envie des autres, dans la mesure où
ils accaparent les prétendus biens 31 ; d'autre part, plus une cité est riche
et prospère, plus elle est livrée à la corruption politique et sombre bientôt
dans le «gouvernement de la canaille> (ochlocratie). Ces pages de Polybe
illustrent parfaitement la situation dans laquelle Rome se trouvait plon-
gée depuis les grandes conquêtes du siècle précédent. Les richesses dont
disposaient les hommes au pouvoir attiraient, ainsi que le dit Polybe, une
clientèle sur laquelle ils appuyaient leurs ambitionsu. Or, la même idée
est exprimée par Lucrèce, lorsqu'il dit : c le plus souvent, les riches trou-
vent pour les suivre les hommes les plus beaux et les plus vigoureux» 33 •
On se souviendra aussi que, au cours de ces mêmes années, Cicéron,

u V 1111 : pro facie cuiusque et uiribus ingenioque.


29 V 1121-1122: ut fundamento stabili fortuna maneret I et placidam possent

opulenti degere uitam.


JO Plb. VI 5 sqq.; VI 57 sqq.
11 Plb. VI 8, 5: 6ppiJaavtsç ol ptv m wovsç{av xai •tÀapy\lpiav a6ucov, oi 6'

8Jri pt9aç xai -ràç c\pa -rmrta,ç wftcnooç &i>o>xiaç.


Noter le terme d'cixA:iJo-rooç,qui
a une résonnance épicurienne.
n Plb. VI 9, 7.
JJ V 1115-1116.
222 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRB

dans le De republica, reprendra des thèmes analogues, montrant com-


ment les différents régimes politiques se transforment les uns dans les
auttes : lorsqu'un peuple a choisi, pour le diriger, les hommes dont le
mérite est le plus grand, tout le monde accepte leur gouvernement; mais,
peu à peu, les copinions fausses» font que l'on considère comme «les
meilleurs ceux qui sont les plus riches et les plus fortunés» 34 •
Il est évident que Lucrèce, lorsqu'il expose les grandes thèses de la
politique selon Epicure, n'est pas indifférent aux réalités romaines. Nous
en avons la preuve dans un passage du prologue au second chant, mal-
heureusement corrompu, mais dont le sens général est malgré tout intelli-
gible. Décrivant le bonheur simple que donnent les biens naturels, Lucrè-
ce ajoute: «puisque les trésors ne nous sont d'aucune utilité pour notre
corps, pas plus que la noblesse ni la gloire de régner, il faut, par analogie
(quod superest), penser que tout cela n'est pas utile non plus à notre âme,
s'il n'est pas vrai que, lorsque tu verrais tes propres légions bouillonner
sur l'espace du Champ de Mars, engagées dans l'image de la guerre ... les
craintes superstitieuses, effrayées, s'enfuient de ton âme ... »35 • L'allusion
est évidente, aux déploiements de troupes et aux manœuvres d'entraîne-
ment qui avaient lieu, à Rome même, sur le Champ de Mars. Si l'on veut
aller plus loin, on pensera aux circonstances dans lesquelles César avait
rassemblé son armée, au début de l'année 58, avant de partir pour la Gau-
le. On sait qu'une partie au moins des forces qu'il devait emmener
demeurèrent à Rome aussi logntemps que les lois de Clodius frappant
Cicéron ne furent pas votées 36 • Peut-être les vers que nous avons cités
furent-ils écrits sous l'impression de ce déploiement de forces extraordi-
naire. Hypothèse assurément fragile ...
Quoi qu'il en soit, Lucrèce a évidemment cherché à illustrer par l'ex-
périence contemporaine les préceptes généraux de la doctrine. Il condam-
ne, comme contraire à la sagesse épicurienne, et au bonheur personnel,
tout ce que recherchent les hommes, l'ambition qui les pousse vers les

34Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse
optimos putant.
35 II 37-45.
36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention

des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province
de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année
55 (J. Bayet, «Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G.
Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui,
selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppo-
se que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail.
LB POm.tB DB LUCR.8c:B BN SON TBMPS 223

honneurs et surtout leur passion pour la richesse. Nous avons vu la


conclusion que le poète tirait de son analyse : il vaut mieux obéir plutôt
que de vouloir commander 37 • Or, cela résume fort bien l'esprit dans
lequel se fera la révolution d'où sortira le principat. Philodème, nous
l'avons dit, proposera une «bonne monarchie>, dans l'esprit épicurien 31•
Cicéron estimera que la République devra confier la direction des affaires
aux plus «sages>,à ceux dont les mérites réels seront les plus éminents et
qu'un «premier citoyen> dominera de son autorité. Loin d'être à contre-
courant, Lucrèce suit le fil de l'histoire et participe à la prise de conscien•
ce qui se produit alors dans l'opinion - il y participe, et il y contribue, en
dénonçant comme très réels les maux dont souffre l'Etat; certes, il ne
propose pas des solutions pratiques, mais il montre que les fausses
valeurs, celles qui détruisent l'ataraxie, sont aussi celles qui, dans l'histoi•
re des cités, provoquent le désordre et l'anarchie. L'épicurisme en sort
réconcilié avec l'intérêt le plus haut de Rome.
Il n'est pas indifférent non plus de constater que cette nocivité de la
richesse et de l'auaritia fut reconnue, à plusieurs reprises, par les politi·
ques eux-mêmes. Nous la voyons dénoncée dans les lettres de Salluste à
César 39 ; et nous savons que l'une des mesures prises par le nouveau régi-
me sera de réduire considérablement l'activité des publicains. Ainsi politi•
que réelle et philosophie convergent-elles et l'on peut affirmer que, même
à ce point de vue, Lucrèce est loin d'être un isolé.

*
* *

LE MOM.BNT PHILOSOPHIQUE

La théorie politique sous-jacente à la philosophie de Lucrèce se ratta-


che aux thèses fondamentales de l'épicurisme. Le poète en a repensé les
grands thèmes en se référant aux problèmes propres à la cité romaine.
On peut alors se demander si d'autres points de la doctrine, tout en
appartenant à la plus stricte orthodoxie, n'en sont pas moins présentés en
fonction de ce qui préoccupait alors les Romains.
On sait que l'un des buts essentiels que se propose Lucrèce consiste à
faire en sorte que l'âme de son disciple soit libérée de la crainte que nous

17 V 1127-1,128.
11 Supra n. 23.
p. 219,
39
Notamment la lettre li, s. 4.
224 ROMB, LA LITI'BRATURE ET L'HISTOIRB

inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même 40, pro-
vient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou
tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes,
objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces
choses. Le passage est célèbre: «Quelle vieille femme existe-t-il, assez fol-
le pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la
structure du monde, vous redouteriez?» 41 •
P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique
en face de l'outre-tombe : il allègue les appartitions de spectres, qui
émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologi-
ques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur
origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes,
cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour
Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui
explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le
moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire
Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie pro-
pre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le
monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est
de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de
rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour
apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que
cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée
que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarqua-
ble que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort
déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de
l'année 55 43•
Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme
qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après
la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plai-
sirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité
d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il
estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique mar-
quait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la der-
nière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri-

'° Ep. ad Hdt. 81.


41 Tusc. I 21, 48.
4 2 P. Boyancé, op. cit., 149.
43 Pis. 1, 16: coniuratorum manes.
LB POm.Œ DB LUCIŒCB EN SON TEMPS 225

bique, où chacun pourra trouver son compte, touche au fond même du


problème; chaque lecteur, entrainé par l'opinion commune, qui veut que
les défunts ne retournent pas totalement au néant, redoute pour lui-
même le temps qui suivra sa propre mort. Sunt aliquid Manes, écrira Pro-
perce, bien des années plus tard. Les contemporains de Lucrèce n'en
étaient pas moins persuadés que ne le fut le poète d'Assise.
Cicéron, qui ridiculise les épicuriens parce qu'ils nient les supplices
infligés aux âmes dans les Enfers, et qui, lui, croit à l'existence d'une âme
immortelle dans chaque être humain, n'en éprouvera pas moins le besoin
de prononcer, pour conclure le premier livre des Tusculanes, un éloge en
règle de la mort 44 • Et, ce faisant, il retrouve (ou emprunte à Lucrèce) un
bon nombre des arguments que nous lisons au chant III. On ne saurait
dire si Lucrèce est sa source dans ce passage et cela ne nous importe guè-
re ici; ce qui nous importe, c'est de constater que les philosophes, en ce
milieu du I• siècle av. J.-C., sont intéressés par le problème de la mort et
que, quelle que soit la doctrine de leur choix, platonisme, teinté ou non de
stoïcisme, ou épicurisme, tous s'accordent à justifier la mort. A l'origine
de leur désir de réhabiliter ce qui, en d'autres temps, passe pour le mal
par excellence, un châtiment envoyé par la divinité à la créature, on dis-
cerne une volonté délibérée d'optimisme, de considérer comme bon tout
ce qui est donné par la Nature 45 • Cicéron pense que la mort résulte, com-
me tout ce qui est, d'une Providence divine. Lucrèce est d'un avis contrai-
re. Pourtant, l'acquiescement à la loi universelle est aussi un argument
ivoqué par Lucrèce : l'ordre du monde est à lui seul un objet de contem-
plation suffisant pour justifier la mort des individus. La mort appartient
à cet ordre; elle lui est nècessaire. Elle arrache le sot, l'ignorant, à ses
maux 46 - et, en cela, elle lui est un bien, même s'il ne le comprend pas.
Quant au «sage», il a compris depuis longtemps que la possession du bon-
heur absolu ne se situe pas dans la durée, mais dans chaque instant qui
est vécu 47 •
La «prédication» de Lucrèce s'accorde donc parfaitement avec les
préoccupations majeures de ce temps, dans la mesure où l'on s'efforce
alors de retrouver les raisons qui peuvent inspirer les hommes et les inci-

44 Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à pro-
pos de ce passa1e en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et l.ucréce>, in Mélan-
ges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq.
45 Cie. Tusc. I 49, 118: nihilqw in malis ducamus quod sil uel a di.\ immortali-
bus uel a natura parente omnium constitutum .
.. III 1045-1052.
"III 1076-1094.
226 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

ter à vivre: cette «fin» de l'existence humaine parait être la conformité à


la Nature, une volonté de purification, afin de retrouver l'homme dans
son intégrité, délivré des erreurs de l'opinion. L'antique socratisme porte
ses fruits, à travers les doctrines issues de lui, et au-delà de leurs diver-
gences.
Cette aspiration à retrouver la c nature>, ou, du moins, à discerner ce
qui vient d'elle et ce que les hommes lui ont ajouté domine toute la pen-
sée philosophique de cette période, dans tous les domaines. On songera
aux efforts de Posidonius pour instituer une anthropologie fondée sur
l'observation. On se souviendra aussi de la tentative de Diodore, au
moment même où Lucrèce composait son poème, pour retracer, en un
ensemble cohérent, l'histoire de l'humanité, à partir de ses origines biolo-
giques. Certes, il est évident que l'un des garants de telles recherches est
Aristote et son école, mais c'est dans le monde romain, et grâce (Diodore
le dit explicitement) aux facilités que la domination de Rome sur le mon-
de fournissait aux savants 41 , que l'enquête put se développer et se préci-
ser. Il s'en est suivi un vaste mouvement, dont l'Encydopédie de Varron
est un aspect; non seulement les Antiquités de Rome en apportent le
témoignage, mais surtout les travaux du même Varron sur le langage, qui
sont un moyen pour saisir la nature d'un phénomène déconcertant,
contemporain de l'humanité même et essentiel à son être. Cela apparaît
en particulier pour l'étymologie, qui est un effort pour remonter aux
sources du vocabulaire. Les suggestions du Cratyle hantent les esprits. Le
passage que Lucrèce consacre au langage s'insère dans un ensemble
extrêmement riche; il prend parti dans la lutte des théories, et il le fait,
ainsi qu'on l'a remarqué, avec une véhémence qui montre que la querelle
entre les tenants de la création conventionnelle du langage et ceux qui
considéraient celui-ci comme un phénomène naturel, dans lequel la «na-
ture» seule avait joué un rôle, était encore bien vivace» 49 •

* * *

La querelle relative au langage n'est qu'un aspect d'un choix méta-


physique : le langage, forme et moyen de la rationalité, est-il un don
d'une Raison transcendante, comme le veulent les stoïciens, à la suite des

Diod. I 4, 1 sqq.
41
49
J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris 1954), 268. Sur le problème,
P. Boyancé, op. cit., 245 sqq.
LB POèMB DB LUCRècE BN SON TBMPS 227

platoniciens, ou n'est-il que le produit d'un devenir historique dans lequel


l'homme ne jouit d'aucun privilège? Répondre à cette question implique
que l'on a, auparavant, répondu à une autre, celle qui concerne le rôle
des dieux dans l'organisation de l'univers.
Or, si la doctrine d'Epicure avait, depuis longtemps, apporté sa
réponse, en affirmant que les dieux ne sauraient intervenir dans la
conduite des choses, le platonisme et le stolcisme faisaient une large pla-
ce à l'action d'une Providence. Mais le problème ne se débattait pas seule-
ment à l'intérieur des écoles; à Rome, il concernait la cité tout entière,
puisqu'il n'était pas une institution qui n'y reposât sur le postulat d'une
intervention divine. Il suffira de rappeler l'importance, dans la vie publi-
que, de la prise des auspices. Et, précisément, depuis le consulat de César,
et déjà auparavant, l'on assistait à une manipulation éhontée des présa-
ges. César avait refusé d'accepter les obnuntiationes qu'on lui opposait et,
par ce moyen, avait contraint son collègue Bibulus à s'enfermer dans
l'inaction. Ce faisant, César se comportait en épicurien, du moins sur le
plan de la théorie. La docfrine d'Epicure pouvait donc apparaitre comme
fort dangereuse, et susceptible de bouleverser tout l'Etat.
Mais l'épicurisme n'était pas la seule philosophie qui présentât ce
danger; toute la réflexion savante, depuis bien des générations, et à Rome
même, tendait à instaurer une critique de la religion officielle 50 • On sait
quel fut à cet égard le rôle de O. Mucius Scaevola le pontife 51 , et celui de
Varron. Tout compte fait, les Romains qui se préoccupaient de philoso-
phie, à ce moment, sont dans un grand embarras : ils savent bien que les
cités ne peuvent subsister sans l'appui de la religion; mais ils savent aussi
que les opinions reçues concernant les divinités ne répondent pas à une
vérité certaine. C'est le traité de Cicéron sur la Nature des diewc qui donne
l'image la plus claire de cette embarrassante situation. En face de l' épicu-
rien Velleius et du stoïcien Balbus, dont chacun professe sur les dieux des
opinions fermes, le pontife C. Aurelius Cotta (qui avait été consul en 75)
avoue un scepticisme presque total. Il le fait en disciple de l'Académie -
une Académie sceptique dont Cicéron n'est pas le disciple entièrement
fidèle -, de ceux qui aiment à disputer pro et contra. Au total, dit Cotta, il
n'existe aucun bon argument pour prouver, ni d'ailleurs pour nier l'exis-
tence des dieux. Ce qui compte, c'est la nécessité d'observer les rites de la
religion politique. Son scepticisme même l'y invite. Au nom de quelle « vé-
rité> inaccessible aurait-il le droit d'ébranler ce qui est l'un des piliers de

50 P. Boyancé, c Sur la théologie de Varron», in RI':A 57 (1955), 57-84.


51 Par le témoignage d'Augustin, Civ. IV 27.
228 ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

la vie sociale? Les opinions reçues sont, au même titre que les théories
philosophiques, des opinions possibles - elles sont même probables, et
d'une probabilité accrue par le fait que cette religion politique a permis
la grandeur de Rome 52 •
Dans la mesure où les épicuriens ne participent pas à la vie politique
active, leur opinion sur les dieux ne concerne pas la religion politique, et
tel n'est pas le terrain sur lequel se place Lucrèce. Ce qui lui importe,
c'est de montrer à Memmius le rôle des divinités dans la vie spirituelle
des hommes. En fait, autour de lui, et dans le cercle même de son protec-
teur, Lucrèce pouvait constater que le débat sur les dieux ne concernait
pas, essentiellement, les philosophes, ni même les politiques, mais qu'il
mettait en question les réactions spontanées de la sensibilité et les aspira-
tions des consciences individuelles. On pensera aux progrès accomplis
par ce que l'on appelle, assez vaguement, les «religions orientales». Catul-
le compose un poème sur Attis, qui s'achève par une prière du poète
demandant à la déesse de lui épargner ses fureurs 53 • Cette intervention
personnelle de Catulle ne s'expliquerait pas si la religion de Cybèle n'exer-
çait pas un attrait sur certains esprits 54 • Toute la structure de la pièce 64,
avec son jeu de symboles, qui place au centre de la composition l'apo-
théose d'Ariane, divinisée par l'amour de Bacchus, indique bien que
Catulle était sensible aux aspirations religieuses du monde qui l'entourait,
même si, comme on l'a soutenu, il ne fut pas, à la fin de sa vie, «converti»
à la religion dionysiaque. Il est hautement probable que les mystères de
Dionysos ont trouvé, au temps de César, des fidèles de plus en plus nom-
breux, et l'on admettra que le dictateur a pu autoriser lui-même la
reconstitution des Thiases 55•
Lucrèce ne pouvait ignorer non plus l'essor pris, en Campanie, puis à
Rome, par la religion d'Isis et Sarapis. Sulla avait permis (ou patronné) la
fondation d'un collège des Pastophores, qui paraît avoir duré pendant des
siècles. Lucrèce avait pu utiliser des monnaies frappée~ de son vivant et
ornées de symboles isiaques 56 • Il connaissait aussi les épisodes de la lutte

52 Discours de Cotta, Cie. Nat. deor. III 2, 5-6. Voir J. M. André, «La philosophie
religieuse de Cicéron», in Ciceroniana. Hommages à K. Kumaniecki (Leiden 1975),
11-21.
53 Catull. 63, 91-93.
54
De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600 sqq.; voir P. Boyancé, « Cy-
bèle aux Mégalésies», in Latomus 13 (1954), 337-342.
55 Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 176 sqq.

56 Exemples in V. Tran Tarn Tinh, Essai sur le culte d'Isis à Pompéi (Paris 1964),

20sqq.
LB POèME DE LUCRBCE EN SON TEMPS 229

menée par les autorités pour empêcher les _fidèles d'élever temples et
autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordon-
naient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer
que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.) voulut faire
détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui
osât porter la main sur ces édifices sacrés 57 , ce qui indique bien que les
gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de
crainte et de respect.
Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient
pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les
dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institu-
tion sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet - ; le
véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations pro-
fondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait
les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales>, de la priè-
re et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fon-
dateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une
«prénotion > des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de
cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des
cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non
d'une tradition ni d'une institution 51• Et l'on comprend comment le poè-
me de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses
de ses contemporains.
Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de
nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cet•
te existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer
que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient
en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du
bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les
divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres
qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bon-
heur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du
bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est
pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité,
qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au

57 Val. Max. I 4; V. Tran Tam Tinh, op. cit., 22.


51 Voir l'exposé de Velleius, in Cie. Nat. deor. I 16, 42 sqq.
59 A.-J. Festuaière, Epicure et ses diewc (Paris 2 1968).
230 ROMB,LA LITIBRATURB BT L'HISTOIRB

contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on
peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes.
On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes
orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson
religieux primitif et bar:bare; ils les rendent semblables à ces premiers
hommes que Lucrèce montre écrasés par la peur qu'ils ont des colères
divines 60.
Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait
la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après
la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au
premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte,
en lui élevant un sanctuaire. Ce faisant, se montre-t-il seulement disciple
de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse+il pas entraîner lui aussi
par des «superstitions» orientales sur l'héroïsation, de celles qui mécon-
naissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui
· existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas
nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les
Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage
hors du commun pouvait devenir dieu. Lucrèce lui-même ne s'en fait pas
faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant
l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là
une tendance très répandue.

*
* *

LE MOMENT POLITIQUE

Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce
composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae
noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les
oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du
côté d'Ennius»: il compose un long poème, de caractère à la fois épique
(au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être
dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait
que J..,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui
aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce :

60 V 1194-1197; 1218-1240.
•1 P. Boyancé, «L'apothéose de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.
LE P08MB DE LUCIŒCE EN SON TEMPS 231

Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen
artis 63 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être
que celle dont avaient usé les poétes csolides», graues, d'autrefois.
Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque.
Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des
formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur
cphilhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, hom-
me cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivali-
ser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit,
avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Mem-
mius: cJe ne me dissimule pas, dans mon coeur, qu'il est difficile d'expo-
ser clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs,
surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots noiiveaux, pour expo-
ser beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la
nouveauté du sujeh 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au
latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment,
lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indi-
rectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évo-
lution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui
ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influen-
ce exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur
celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide.
Le problème de Lucrèce est le même que celui qui se posait à Cicé-
ron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45
av. J.-C.: cPourquoi, dit-il, les gens qui connàissent bien les lettres grec-
ques lisent-ils les poètes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant
en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup
d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs,
mais le sens de leur oeuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les
philosophes latins, suivant l'exemple des poètes qui imitent Eschyle, So-
phocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophrasteh 64 • C'est tout le
problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Vir-
gile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour
tâche de repenser l'épicurisme.
On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la
langue de Lucrèce à celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la

•2 Cie. Ad Q. fr. Il 9, 3 (lettre écrite avant le 12 février 54).


61 1 136-139.
.. Cie. Ac. I 3, 10.
232 ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

doctrine épicurienne. Amafinius, à qui l'on devait le premier ouvrage


latin sur l'épicurisme, avait usé des mots les plus simples; il appelait les
atomes corpuscula. Catius, contemporain de Lucrèce, appelait les simula-
cres spectra. Et Cicéron a raison de penser que ce vocabulaire était fort
peu efficace; il n'était formé que de signes mis sur des réalités dont ils ne
cernaient pas la nature. Il en allait de même pour le système préconisé
par Varron, qui voulait que l'on formât des néologismes pour traduire en
latin les notions imaginées par les philosophes grecs. Dans cette hypothè-
se, les atomes devenaient simplement atomi. Mais on voit que cette solu-
tion ne résout pas le problème, qui consiste à mettre l'esprit d'un interlo-
cuteur, qui n'a jamais entendu parler de la physique épicurienne, au
contact même de la notion d'atome. A ce moment intervient la poésie,
seule capable d'assurer cette vision directe de l'objet décrit. Les implica-
tions méthodologiques de ce fait ont été montrées par P. H. Schrijvers 65 •
Remarquons seulement ici que Lucrèce utilise des ressources encore inex-
ploitées de la langue latine, si abondante en images, si vivement «affecti-
ve>, et dont Cicéron vantait si justement la richesse 66 • L'exposé philoso-
phique ne reposera pas sur un jeu de concepts, comme en grec, mais se
résoudra en une série d'images et de visions.
Reste le problème des rapports, souvent signalés, entre Lucrèce et
Catulle 67 • Qui, des deux poètes, a imité l'autre? Les deux thèses ont été
soutenues, selon les besoins de la cause que l'on défendait. Pour clarifier
quelque peu le problème, il convient d'abord de distinguer entre des ren-
contres d'expression peu significatives et des emprunts que l'on peut
considérer comme certains. Ainsi, l'on ne tiendra pas compte de ressem-
blances assez vagues, comme celles que l'on croit déceler dans la piéce
76 68 et la pièce 11 de Catulle 69 • On notera d'ailleurs que ces deux pièces

65Ho"or ac Divina Voluptas (Amsterdam 1970), 87 sqq.: la poétique physique;


voir surtout p. 91 l'analyse de l'animi iniectus.
66 Cie. Fin. I 3, 10. Cf. Tusc. II 15, 35.

67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with

notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbiiltnis zu
Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De
rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poe-
tis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber,
erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiqué par Marmora-
le); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrè-
ce» (supra p. 214, n. 2).
61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis.
Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso.
69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas / caelitum; Lucr. III 44 : si fert
LB POèMB DB LUCRèCB EN SON TEMPS 233

ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégia-
ques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significa•
tif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la
pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi :
Catulle, 64, 195-198 (querelas)... quae quoniam uerae nascuntur pec-
tore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum pl!ctore ab
imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle
(quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne.
Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I
11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec
tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «orne•
ment»).
Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremue-
runt / aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souvien•
nent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido
concussa tumultu / ho"ida contremuere sub altis aetheris oris (vers «en-
niens»; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida te"a tumul-
tu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du
vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr.
V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi / templa super,
stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius,
Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splen-
didis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que
Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules
ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si
Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux
ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmi-
ques façonnées par Lucrèce.
Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuai undis; Lucrèce, III 298 : nec
capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in
pectore fluctus; VI 74: constitues magnos irarum uoluere fluctus. Il est peu
probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait
trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de la situation inver-
se : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgi-
le (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuai aestu).
Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis
priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam

ita forte uoluntas. Cf. Sail. lug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir
aussi Ov. Met. l 1.
234 ROME,LA LITIBRATURE HT L'HISTOIRE

sint uariata figuris) nous semble concluant : le vers de Lucrèce ne pouvait ·


pas être autrement rédigé, le terme de figura ayant ici sa valeur techni-
que, irremplaçable. Il n'en va pas de même pour le vers de Catulle, où le
mot de figura appartient à la langue courante. Ce qui s'est imposé à Catul-
le, c'est la fin du vers, souvenir de la formule qu'il avait lue chez Lucrè-
ce.
Un vers (malheureusement isolé) de Varron de l'Aude, provenant de
ses Argonautiques (livre IV), montre que le procédé employé par Lucrèce,
son attitude à l'égard de la langue d'Ennius, ne lui sont point particuliers.
Nous lisons en effet chez Varron 70:
semianimesque micant oculi lucemque requirunt,

et une glose de Servius 71 nous apprend que c'est là un vers d'Ennius,


transporté sans changement par Varron dans son poème.
Si, enfin, l'on remarque, avec Skutsch 72, que Furius Bibaculus n'avait
pas dédaigné de se rattacher à Ennius, il faut bien conclure que d'authen-
tiques poetae noui ne se faisaient pas faute d'utiliser la langue forgée par
le vieux poète. Si bien que l'on ne peut souscrire à l'opinion de Skutsch
lui-même, écrivant que Lucrèce est un «archaïsant>, et qu'entre Catulle et
lui il semble y avoir une différence d'un siècle 73 - opinion que le même
philologue contredit, dans la phrase suivante, lorsqu'il ajoute: «pourtant,
il était d'ores et déjà impossible, même pour qui le voulait, de se soustai-
re, lorsqu'on écrivait en hexamètres, à l'influence d'Ennius>, et il rappelle
que quelques expressions enniennes sont contenues dans le poème 64.
En réalité, il apparaît que les rapports entre les poetae noui (parmi
lesquels l'on peut, jusqu'à un certain point, ranger Lucrèce 74) sont plus
subtils qu'on ne le disait au début de notre siècle, sur la foi du jugement
cicéronien qui opposait, trop rapidement et d'une manière trop absolue,
les sectateurs d'Ennius et les cantores Euphorionis. E. Pasoli, récem-
ment75, a noté que Lucrèce, tout en devant beaucoup à Ennius, prenait

70 W. Morel (ed.), Fragmenta poetarum Latinorum, p. 96, v. 11 (10). F. Skutsch,


in RE V 2, 2616, 7 sqq., rattache ce fragment au Bellum Sequanicum.
71 Serv. Aen. X 396.

1 2 In RE V 2, 2615 sq.
73 F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais
zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhun-
dert scheinen sie sprachlich auseinander zu Jiegen> (art. paru en 1905).
74 L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949).
75 « Su un'immagine lucreziana, Naturam ... latrare (2,17)>, in GIF 21 (1969),
259-265; «Ideologia nella poesia. Lo stile di Lucrezio >, in Lingua e Stile 5 (1970),
367-386.
LB P08MB DB LUCROCB BN SON TBMPS 235

ses distances par rapport à lui, dans la mesure surtout où leurs choix phi-
losophiques différaient. Mais il y a plus: Lucrèce adopte, à l'égard d'En-
nius, une attitude analogue à celle des poètes alexandrins à l'égard d'Ho-
mère et d'Hésiode. L'influence de Callimaque sur lui est indéniable 76 •
Enfin, Lucrèce se joint d'une autre façon encore au mouvement des poe-
tae noui, lorsqu'il veut, lui aussi, annexer un canton nouveau à la poésie
latine. Son maître véritable, avec Epicure, est Empédocle, et Lucrèce sera
le premier à composer un poème cosmogonique. Or, nous savons qu'à la
même époque, un certain Sallustius composait des Empedoclea 77 • Appa-
remment, Empédocle était alors à la mode, comme l'étaient les Phénomè-
nes d' Aratos, que traduisait Cicéron. Les poètes latins éprouvaient le
besoin de doter leur patrie d'un nouveau «genre>, celui de l'épopée cos-
mogonique. Parmi eux, seul Lucrèce avait le génie suffisant pour y parve-
nir.

*
* *

Telles sont les principales directions dans lesquelles il nous a semblé


que l'on pouvait discerner les attaches de Lucrèce avec son temps. Il se
situe sur les trois grandes lignes de force qui sont en train de provoquer
la révolution politique et spirituelle d'où naîtra l'Empire. Loîn d'être un
c isolé>, un c attardé», il fait figure de précurseur.
Est-il besoin de rappeler la dette de Virgile à son égard, Virgile, le
chantre du monde nouveau en gestation? Non seulement il a montré au
poète de Mantoue qu'il était possible de réconcilier la poésie et la doctrine
épicurienne, plus profondément que ne le faisait Philodème, non seule-
ment il lui a fourni plus et mieux que l'ébaucle d'un langage épique plus
parfait et plus intense que celui d'Ennius, tout en respectant l'essentiel, à
cet égard, de la tradition romaine déjà établie, non seulement il a ainsi
travaillé à réaliser la continuité nationale de la poésie latine, mais il a
prouvé que l'expression poétique pouvait cesser d'être un lusus (au sens
où l'entendaient Laevius et encore Catulle) et concerner les aspirations
essentielles de la vie intérieure. Il a contribué à ouvrir à la poésie humai-
ne une véritable «chambre d'échos>, et ainsi, parallèlement à Catulle, à
en faire un instrument au service de la conscience la plus secrète.
Lucrèce a, en outre, été sensible aux aspirations politiques de son

76
E. Pasoli, c Ideologia ... "• 380.
77
Cie. Ad Q. fr. II 9, 5.
236 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

temps. Il fut, avant ceux que l'on nomme les poètes «augustéens», le
chantre de la paix. Tibulle, Horace tiendront le même langage. Assez pes-
simiste, en ce domaine, il savait, à la fois, qu'un Etat livré à l'anarchie
devait trouver un maître, mais, que, le maître venu, la jalousie, l'inuidia
qu'il susciterait ne pourrait manquer de l'abattre. Les événements lui
donnèrent raison, puisque César, salué comme un sauveur par les épicu-
riens autour de Philodème, fut abattu par le complot des «républicains>.
Mais, d'une manière assez inattendue, Auguste saura rompre cette malé-
diction et, tout en rétablissant le pouvoir des lois, échapper à l'inuidia,
ainsi que le découvrira Virgile, au temps des Géorgiques". Lucrèce avait
eu le mérite de rappeler que la vieille analyse épicurienne était toujours
actuelle. La réflexion des historiens sur les causes de la guerre civile s'en
inspirera, lorsqu'elle insistera sur les méfaits de l'auaritia et, en général,
de la richesse, destructrice de la concordia. Loin d'aller à contre-courant
de la pensée romaine traditionnelle, l'enseignement de Lucrèce contribua
à en étendre la portée, tout en rappelant que l'une des fins possibles de la
vie humaine était la sagesse et la contemplation raisonnée de l'Univers.

71 Voir ci-dessous, p. 843 et suiv.


LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE
PAYSAGISTE À L'ÉPOQUE D'AUGUSTE

Si le dessein lui-même des Métamorphoses, d'écrire une cosmogonie à


l'aide de menues épopées identiques par leur thème, est une nouveauté à
sa date dans l'histoire de la littérature latine, le poème, par contre, n'est
original ni par les légendes qu'il raconte ni par les personnages qu'il évo-
que. Ovide, on l'a montré depuis longtemps, a puisé dans le fonds com-
mun des traditions littéraires 1, qui est aussi le répertoire ordinaire de la
plastique. Mais, si les auteurs modernes qui se sont occupés d'Ovide ont
songé aux précédents littéraires, ils ont trop négligé les œuvres de la pein-
ture et de la sculpture 2 : et, pourtant, un commentaire fondé sur celles-ci
ne serait pas moins précieux que des gloses purement littéraires. Les « En-
lèvement d'Europe•• les « Délivrance d'Andromède» ont certainement
aidé l'imagination du poète et l'ont limitée, dans la mise en scène et le
détail des attitudes, de la même façon que ses sources écrites lui propo-
saient, et lui imposaient, certaines données générales pour chaque légen-
de. Telle évocation, étrangement précise, d'Apollon Pasteur 3 ou d'Andro-
mède au Rocher•, ne s'explique guère que par allusion à telle œuvre
d'art.

1 Voir, par exemple, G. Lafaye, Les Métamorphost!S d'Ovide et leurs modèlt!S


grecs, Paris, 1904, et toute une série d'études qui constituent le plus clair de la
bibliographie ovidienne.
z Engelmann, Atlas illustré dt!S MétamorphOSt!S, Leipzig, 1890, est un ouvrage
scolaire. Cf. C. Robert, Die antilcen Sarcophagreliefs. Berlin, 1919, 3• vol., 3• partie,
et le compte-rendu de F. Wickers, dans Bursians, Jahrt!Sb., CLXXIX, p. 164. Pour la
peinture, cf. quelques indications dans Herrmann-Bruckmann, Denkmdler der Ma-
lerei . ..• Munich, 1904-1934.
J Mét., II, 680 et suiv.
4 Ibid., IV, 672 et suiv. Comparer cette description au tableau de Pompéi (O.
Elia, Pitture murali ... net Museo ... di Napoli, Roma, 1932, n• 123, pl. III): même
imitation de la statuaire, même rendu «souple» des draperies, etc. On pourrait
multiplier les exemples.
238 ROMB, LA LITrt!.RATURB BT L'HISTOIRB

Les véritables expositions permanentes que sont les promenades pu-


bliques de Rome 5 , les collections privées que tout riche Romain se doit de
constituer, le répertoire, enfin, de l'art décoratif le plus «industrieh 6 ,
tout contribuait à imposer au public une vision familière, et très précise,
des êtres et des scènes imaginaires de la mythologie. C'est pourquoi la
fantaisie personnelle d'Ovide, contrainte, assez étroitement, par ces for-
mes, se donnera carrière dans la vivacité de leur évocation, dans leur
richesse et leur caractère persuasif, plutôt que dans l'invention propre-
ment dite.
Trouvant tout créé un univers d'imagination, Ovide devait par là
même accepter toute une esthétique. Rechercher dans quelle mesure il l'a
réellement acceptée et dans quelle mesure il l'a déformée, simplifiée ou,
au contraire, enrichie nous aiderait certainement à mieux comprendre
son originalité de poète. Autant, peut-être, que le recensement exact et
minutieux de ses modèles littéraires. Nous arriverions à saisir cette origi-
nalité sur le vif, si nous pouvions discerner les rapports qui unissent le
monde poétique d'Ovide et la vision commune; et, plus encore, nous
pourrions comprendre cette autre originalité, plus subtile, de l'écrivain
qui domine son époque, la représente et l'aide à prendre claire conscience
de ses propres tendances.
Poursuivre à travers l'ensemble même des seules Métamorphoses la
confrontation de ces deux esthétiques : celle qui est impliquée par la plas-
tique à l'époque d'Auguste et celle qui résulte du monde représenté dans
le poème, serait un long travail, extrêmement délicat par son détail. Nous
nous bornerons ici à donner, pour les seuls paysages, un exemple de la
méthode que nous entrevoyons.
Décrire des paysages était, en effet, pour Ovide, une nécessité : une
fleur, un arbre, même miraculeux, ne peuvent guère pousser qu'en plein
champ, dans un bois, ou bien au bord de l'eau. Il faudra bien donner aux
métamorphoses un cadre naturel, imaginer des paysages. Pour cela, quels
types Ovide choisira-t-il? Quels effets préférera-t-il? Sur quels détails
aimera-t-il à insister? - Un commentateur, Zarnewski, s'est posé ces ques-
tions 7. Il a relevé soigneusement et classé tous les paysages des Métamor-

5Cf.• par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrip-
pa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv.
6 G. Baissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale

pompéienne de l'art d'Ovide. Cf. G. Lafaye, édit. des Métamorphoses, p. x, et J.


Bayet, Littérature lat., p. 419.
7 Zarnewski, Die Szenerieschilderungen in Ovid's Metamorphosen, Diss. Breslau,

1925 (sous une forme abrégée).


LBS MÜAMORPHOSES D'OVIDE BT LA PBINTURE PAYSAGISTE 239

phoses. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles
auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est
trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéti-
ciens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens
du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve
chez Théocrite et dans les épigrammes de l' Anthologie. Une catégorie
intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le
poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est
certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange,
l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi,
au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique pure-
ment historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des
résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position
propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts
vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant c la nature> ne lui sont
pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non
plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel
autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre?
Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peintu-
re paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de ré-
pondre avec vraisemblance.

*
* *

L'histoire de la peinture romaine est si obscure, nos documents sont


tellement fragmentaires que notre tentative peut sembler présomptueuse:
elle le serait, peut-être, pour toutes les autres périodes, où l'on ne pour-
rait guère atteindre une précision chronologique suffisante•; mais, à la
fin du I• siècle avant notre ère, un concours de circonstances favorables
permet de ne pas se borner à des rapprochements généraux. vagues et
peu instructifs.
Différents indices et des témoignages explicites nous laissent deviner
l'existence d'une véritable «école paysagiste italienne»: entre 180 et ISO
avant Jésus-Christ, ce fut d'abord un certain Démétrios, un Égyptien, qui

1 F. Winh, Rômische Wandmal.erei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill
Jhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronolo1ie 1énérale de la peinture romai-
ne, fondée sur des caractères stylistiques cintemeS>. Mais c'est probablement une
construction fra1ile. aux harmonies suspectes.
240 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Séra-
pion y peignait également des paysages 10• Avec eux, la penture hellénisti-
que pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie> ou
peinture des topia "· Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit
par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la
peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle
que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel» et dévelop-
per le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exem-
ple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconsti-
tuer, pour le tableau d'lo et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au
Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou
plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont
disposés les personnages du drame: lo, Argos et Hermès à l'arrière-plan,
est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l' origi-
nal, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à
ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a
essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. Il
ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres com-
me les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les
personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel.
D'énormes rochers dominent les différentes scènes: on sent que le pein-

9Cf. Wônnann, Ueber den landsch. Nalursinn der Griechen und Rômer, Mu-
nich, 1871, p. 219-220.
1°Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion >.

11 Vitr., VII, 5, définit ainsi la topiographie: ab cerlis locorum proprie1a1ibus


imagines exprimere. Cf. G. Lafaye, in Dicl. Ani., s.v. c topia >. On peut définir les
lopia: les éléments typiques d'un paysage. Ce sont, en peinture, des poncifs plus ou
moins schématiques que les peintres répètent d'un tableau à l'autre.
12 La justification de ce que nous avançons ici de la peinture hellénistique nous

entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs
funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ôslgr. Grabreliefs, Jahrb.
d. D. lnsl., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut
être entreprise cette justification.
13 L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl.

XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Plat-
ner et Ashby, A topographical Dicl., s.v. cDomus Augusth.
14 L. Curtius, op. cil., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau

provenant du macellum de Pompéi.


15 Date probable: 80 av. J.-C. (cf. Wôrmann, Gesch. der Kunst .. ., 2• éd., Leip-

zig, 1924, I, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl.
9, 10, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes, ces tableaux sont les plus
anciens paysages que nous connaissions dans la peinture romaine.
LES MSTA.MORPHOSESD'OVIDE.E.T LA PBINTURE. PAYSAGISTE 241

tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne fai-
sait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'his-
toire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au
contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire
ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ail-
leurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils
essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font por-
ter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l' c Amour puni> ou le
c Châtiment de Dircé >, pour ne citer que deux œuvres très célèbres, mon-
trent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux,
sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des
rochers «romantiques», des forèts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont
aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau.
Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et
comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre
genre que nous appellerons «le paysage pur>. Ici, le véritable sujet n'est
plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans
un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son
invention à un certain Ludius 11• En fait, les topia sont encore ici à la base
de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et
sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création
véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de
comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit
encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19 • D'un côté, ce
sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre,
au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème

1• E. Piuhl, Malerei und Zeichnung . .. , II, p. 887.


17 Pour le premier, L. Curtius, op. cit., fig. 165. O. Elia, op. cil., n° 34, fig. 8 •
n° 9257. Pour le second, Curtius, Ibid., fig. 168, p. 285. O. Elia, Ibid., n° 45,
fig. 11 • n° 9042. Ces deux tableaux sont les types de toute une série, qui comprend
notamment : Le Concert (Pan et les Heures); l'Enlèvement d'Europe; Arès et
Aphrodite, etc.
11 Pline, H. N., XXXV, 116-117. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail des
interprétations. La plus probable, avec des réserves, est celle de Rostovtseff, Die
hellen. rôm. Archit. landsch., Rôm. Mitt., 1911, p. 143-145.
19 Cf. la publication de Lessing-Mau, pl. XIII et suiv. Cf. surtout E. Wadsworth,

Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mmr. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et
suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar.,
1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour
les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par
Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2.
242 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE

paysagiste déterminé, bétyle ou schola 20 , s'épanouissent des frondaisons


sacrées et coule un ruisseau «per (cuius aquas) numerabilis alte calculus
omnis (est)21 ». Au lieu du schéma typique, nous trouvons un paysage
composé. Les topia élémentaires font place aux opera topiaria 22• Ainsi, la
réalité italienne entrait dans la peinture; une place était faite à une sorte
d'impressionnisme.
Tel est donc, sommairement esquissé, l'état de la peinture paysagiste
au moment où Ovide écrit les Métamorphoses : il existe une école italien-
ne, peut-être même une école romaine, affranchie, dans une large mesu-
re, de ses origines grecques et qui cherche à introduire le sens de la c na-
ture» dans ce qui était jusque-là fait de topia, c'est-à-dire de schémas pay-
sagistes plutôt que de paysages réels.

*
* *

Des deux aspects du paysage, le décor et le paysage pur, Ovide devait


surtout retenir le premier. Son poème, en effet, exigeait la présentation
de scènes, et non de paysages traités pour eux-mêmes. Cependant, ici
comme dans la peinture, cette distinction est loin d'être absolue, et l'on
sent même qu'elle tend à s'effacer, par synthèse. Pour enrichir et, lui aus-
si, rénover ses décors, Ovide doit faire appel aux thèmes paysagistes purs.
C'est pourquoi la comparaison que nous entreprenons ne doit pas être
systématiquement limitée: elle doit s'étendre aux deux genres.
En fait, les deux principaux thèmes développés avec prédilection par
les peintres dans le décor de leurs grandes compositions sont également
ceux que préfère Ovide : ce sont les rochers et les forêts. Bien des scènes,
dans les Métamorphoses, pourraient être illustrées par des œuvres comme
le «Châtiment de Dircé» et la série dont ce tableau est le type 23• L'impres-
sion chaotique qui se dégage de leur décor, où sont unis des rochers verti-
gineux et des arbres, est analogue à celle qu'a voulu produire Ovide, par
exemple dans la description suivante de la vallée de Tempé:
«Il est dans l'Hémonie un bocage qu'entoure de toutes parts une
forêt abrupte; on l'appelle Tempé. Au milieu, le Pénée roule ses eaux écu-

Les différents thèmes énumérés, Rostovtseff, op. cit., p. 97 et passim.


20

Ovide, Mét., V, 588-589; cf. ci-dessous.


21
22 Selon nous, les opera topiaria dont parle Pline, loc. cit., ne sont pas des tra-

vaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles
paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles
nous nous proposons de revenir à loisir plus tard.
23 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17.
LES MlTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE 243

mantes. D'une chute où s'abîme leur masse, il soulève des nuages de


vapeurs légères qui retombent en pluie sur la cime des arbres 24 ••• >
La demeure du dieu lui-même est taillée dans la roche vive25 • La cas-
cade, à elle seule, ne serait pas sans exemple dans la peinture, et plus
particulièrement dans les paysages purs 26 ; mais il est probable que le
souvenir des chutes puissantes de l'Anio, à Tivoli, qui brisent, elles aussi,
leurs eaux contre des rochers et lancent leur écume sur les vergers, a
contribué à former cette image de Tempé dans l'esprit <lu poète. Tibur,
toutefois, avec ses parcs et ses villas étagés, n'aurait peut-être pas suffi à
suggérer la solitude et presque la sauvagerie de la vallée telle que la
décrit le poète. La couleur c romanesque> du tableau révèle, croyons-
nous, l'influence de l'école paysagiste italienne 27 •
Parfois, le rapprochement possible est plus précis encore. Voici com-
ment Ovide décrit le séjour des Muses:
c Minerve ... regarde autour d'elle les frondaisons des forêts anti-
ques, leurs grottes et les prairies parées de fleurs sans nombre 21 • > Les
Nymphes, autour du chœur des Muses, s'asseoient «sur des sièges de
roche vive29 ». Or, à Pompéi, un tableau célèbre montre les Charites
debout au milieu d'une prairie semblable, avec ses fleurs, ses bocages et
ses rochers qui affleurent partout 30 • C'est bien la même conception du
paysage ici et là.

24 Mit., I, 568-573, trad. G. Lafaye:


Est nemus Haemoniae, praerupta quod undique claudit
silva; vocant Tempe. Per quae Paeneus ab imo
effusus Pindo spumosis volvitur undis
deiectuque gravi tenues agitantia fumos
nubila conducit summisque aspergine silvis
impluit ...
25 Ibid., v. 575.

26 Cf., par exemple, S. Reinach, R. P. G. R., 381, n° 2 (Wohmann, Gesch. d. Male-

rei, 1, 133); même décor: cascade, forêt et sommets rocheux. Nous croyons, toute•
fois, que cette composition est postérieure à l'époque d'Auguste par l'accumulation
d'édifices qu'elle présente.
n Autres paysages de montagne abrupte, évoqués en général par un seul mot,
simple allusion à un thème traditionnel: tableau de la création, I, 44: "iussit . ..
lapidosos surgere montes>. Position d'un décor, I. 689: cArcadiae gelidis in mon1i-
bus . .. > Cf. VIII, 797 : "rigidi cacumen montis >, et 799: "lapidmo in agro >.
21 V, 265 et suiv.: (Minerva) ... silvarum lucos circumspicit antiquarum

antraque et innumeris distinctas floribus herbas.


2• Ibid., 317.

JO Cf. O. Elia, op. cit., n° 135 • n° 9931.


244 ROME,LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Lorsqu'Ovide raconte la mort d'Actéon, il décrit d'abord la grotte de


Diane : et cette grotte est si belle que «le génie de la nature a imité
l'art 31 ». Expression révélatrice pour nous. Elle nous prouve que le décor
paysagiste tend vers un _idéalemprunté à la plastique. Ovide pense donc,
il l'avoue lui-même, aux rocailles des reliefs, à celles de la peinture ou, ce
qui n'est pas moins vraisemblable, aux grandes compositions, aux mises
en scène des jardiniers paysagistes, les topiarii. Quel que soit le genre
auquel il se réfère, ce sont bien les topia qui lui servent de modèles.
Peut-être nou~ objectera-t-on que la description des paysages existait
avant Ovide et ne devait rien à la peinture. Les analogies que nous avons
relevées jusqu'ici ne seraient pas fortuites, mais elles résulteraient simple-
ment d'une origine commune des deux arts, sans qu'il y ait action de l'un
sur l'autre dans l'œuvre d'Ovide lui-même. En d'autres termes, Ovide
aurait trouvé des modèles chez ses devanciers. Et si les modèles ressem-
blent aux paysages de la peinture, c'est que les uns et les autres reflètent
la même conception «alexandrine» du paysage. - Une telle objection
revient à reconnaître au moins un parallélisme entre la poésie et la pein-
ture, quitte à le reculer dans le temps. Mais pourquoi ce parallélisme
serait-il rompu à l'époque romaine? Il est certain que les topia existaient
bien avant l'école paysagiste italienne, qu'ils sont «alexandrins» (si, toute-
fois, l'on donne à ce mot le sens le plus vague); mais il est indéniable
qu'ils ont connu également une renaissance à l'époque d'Auguste. Renais-
sance picturale qui se double d'une renaissance littéraire, au moins chez
Ovide. C'est là une coïncidence qui tend à prouver que le vieux «parallé-
lisme» n'est pas détruit. Mais il y a plus: Ovide modifie les paysages litté·
raires que lui fournissent ses modèles de la même façon que les peintres
«italiens> modifient les thèmes traditionnels du décor et dans le même
sens qu'eux.
Nous avons noté déjà la recherche du romanesque en peinture. Les
forêts et les rochers s'élargissent, en quelque sorte, autour de l'homme et
prennent peu à peu une valeur propre d'expression. De même, Ovide
amplifie ce qui, chez Callimaque, par exemple, ne serait qu'une touche ou
un schéma 32• Il donne au paysage une valeur plastique dont son modèle
ne lui offrait guère d'exemple. La différence des esthétiques apparaît sur
un point, notamment, où l'imitation «littéraire» d'Ovide est indéniable,

Mét., III, 158-159: simulaverat artem ingenio natura suo.


31

Cali., Bain de Pallas, 41-42: une simple indication, une épithète pittoresque.
31

Id., Hymne à Zeus, 10-11: un vers environ situe un «thème» traditionnel.


LBS MSTAMORPHOSESD'OVIDE BT LA PBINTURBPAYSAGISTE 245

dans l'épisode d'Erysichthon. Voici comment Callimaque décrit le bois


sacré de Déméter :
cil y avait, consacré à Déméter, un beau bois d'épaisse futaie; le flè-
che n'y eût pas trouvé sa route. Les pins, les grands ormes, les poiriers,
les beaux pommiers s'y pressaient; une eau comme l'ambre bondissait
dans le canal des sources 33 ••• »
Ce tableau, qui rappelle, par une imitation sans doute consciente, les
«jardins» homériques, et qui s'inspire des enclos sacrés hellénistiques, est
transformé par Ovide: ce qu'il avait d'aimable disparaît 34. Au lieu d'un
peuplier sacré, c'est un chêne qui se dresse dans un bois mystérieux. Ce
chêne est orné de bandelettes; il est immense et le reste de la forêt n'est
évoqué que de façon confuse, comme une puissance que le chêne symbo-
lise. Or, cette réduction d'un bois tout entier à un arbre sacré, avec ses
bandelettes et ses ex-voto, est caractéristique des c paysages purs>. Ce chê-
ne de Cérès, n'est-ce pas exactement celui auquel les bergers adressent
leurs prières, sur le tableau de la Villa Albani35 ? Ce sont les mêmes guir-
landes, les mêmes tablettes votives appuyées contre le tronc. Ou bien
encore c'est l'arbre que l'on voit sur le tableau du Palatin, l'arbre sacré
eau perroquet>, et qui se détache, lui aussi, sur le fond indécis d'un bois
touffu 36 • Ovide a donc modifié le paysage de Callimaque : dira+on que,
dans l' Anthologie, il serait possible de retrouver des modèles à sa descrip-
tion? Mais, à supposer qu'il s'en soit réellement inspiré, pourquoi les a-t-il
préférés? Pourquoi n'a-t-il pas accepté tout simplement le paysage de son
modèle principal? Pourquoi, sinon parce que la peinture lui imposait de
concevoir les paysages d'une façon nouvelle, qui n'était plus celle de Cal-
limaque?

H Cali., Hymne à Déméter, v. 25 et suiv., trad. E. Cahen.


:M Mét., VIII, 741-750: Ille etiam Cereale nemus violasse securi

dicitur, et lucos ferro temerasse vetustos.


Stabat in his ingens annoso robore quercus,
una nemus; vittae mediam memoresque tabellae
sertaque cingebant, voti argumenta potentis.
35 Voir Rostovtseff, op. cit., pl. 5, p. 24 (cliché Alinari).

w Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. D'autres arbres sacrés chez Ovide, Mét., VIII, 620-
621:
..... tiliae contermina quercus
collibus est Phrygiis, modico circumdata muro.
et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidi/serta super ramos ...
Ce sont les c maraboutu, les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs
de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.
246 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

*
* *

Une fois reconnue chez Ovide cette tendance à l'enrichissement des


paysages, à l'exagération de leurs caractères romanesques, qui nous a
paru caractéristique de la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, il
nous reste à examiner un certain nombre d'exemples plus précis encore
où se marque l'influence de la peinture sur le poème. Tel effet de lumiè-
re, auquel se complaisent les peintres, se retrouve dans les Métamorpho-
ses : le sanctuaire de Cybèle, «caché dans un bois touffu 37 >, ressemble à
ces petits temples perdus dans le feuillage et à peine éclairés par sa
lumière verte 31 • Ces recherches du paysage pur, ces efforts pour varier et
raviver les thèmes stéréotypés, nous les retrouvons chez Ovide.
Après les rochers et les bois, les peintres préfèrent les ruisseaux. Les
deux sanctuaires représentés sur les tableau du triclinium, dans la Maison
de Livie, et qui nous ont déjà servi d'exemples 39 , se dressent au bord d'un
ruisseau. De même, dans les « Mort d' Actéon> et les «Narcisse>, les sour-
ces ne sont jamais omises; elles sont, il est vrai, imposées par le sujet,
mais on sent très bien que l'artiste 6'est plu à les représenter. Il est facile
de leur comparer les ruisseaux d'Ovide. Nous avons déjà fait allusion à sa
description de I'Alphée :
«(Une rivière) qui coulait sans agitation et sans murmure, si transpa-
rente jusqu'au fond qu'on pouvait compter les cailloux de son lit, et si
calme qu'elle semblait à peine couler. Des saules au blanc feuillage et des

37Mét., X, 686-687 : (templa) . .. nemorosis abdita silvis.


31Nous pensons plus spécialement au «Sacrifice du Bouc>: O. Elia, op. cit.,
n° 258, fig. 33, p. 100: «sui fondo si disegnano, indicate più come masse di colore
che come volumi plastici, le alture circostanti, con rocce e boscaglie> (même «ro-
caille>, près du temple, chez Ovide, Ibid., 690-691). Naturellement, il ne s'agit pas
d'influence directe du tableau sur le poète, mais de rapports d'esthétique. Rappro-
cher la description de l'autel d'Hécate où va prier Médée (Mét., VII, 74-75: ... anti-
quas aras . .. quas nemus umbrosum secretaque silva tegebat) et le tableau identifié
par Rossbach, grâce d'ailleurs à ce passage, dans Vier Pomp. Wandb., Jahrb. Inst.,
1893, p. 53 (n° 2). Mais nous hésitons à tirer un argument de ce tableau, qui est
peut-être postérieur au poème et inspiré par lui. C'est, en tout cas, une œuvre «ita-
lienne» (réduction des personnages, contamination entre décor et paysage pur,
etc.).
39 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. Rostovtseff, op. cit., p. 6. Mau, Wandm. Pomp .• ie

vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce
thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid.
LES MSTAMORPHOSBS D'OVIDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTE 247

peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des
ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 ».
Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des
forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dra-
gon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la
fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les
eaux qu'il décrit ne sont pas les «marais> de la peinture: les deux motifs
ne doivent pas être confondus 45 • Lui-même reprend ailleurs le second:
c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, sem-
blables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques»
des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette
légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant
un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du
Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux pay-
sages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent
dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait
détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles ache-
vés.
Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Tra-
chine, près de l'Oeta. C'est un berger qui parle:
«J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués,
à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu
de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait
franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable
fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas
lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-

00 Mét., V, 587-591: invenio sine vertice aquas, sine murmure euntes


perspicuas ad humum, per quas numerabilis alte
calculus omnis erat, quas tu vix ire putares.
Cana salicta dabant nutritaque populus unda
sponte sua natas ripis declivibus umbras.
(Trad. G. Lafaye.)
Noter sponte sua: la nature imite l'art. Il est probable qu'Ovide pense aux topia
des jardins, comme nous l'avons déjà noté.
•• Mét., Il, 455-456.
0 Ibid., III, 28 et suiv.
0 Ibid., 155 et suiv.
44 Ibid., 407 et suiv. Cf. IV, 90.

., Mét., IV, 298: non illic canna palustris


nec steriles lllvae, nec acuta cuspide iunci.
46 Par exemple Antiquités d'Herculanum, éd. franç., Paris, 1804, 1, pl. XIV, etc.
248 ROME,LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit
resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses
arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui fai-
sait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces
parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de
saules 47 ••• >
Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indica-
tions paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées
jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur», dont le sujet se suffit à lui-
même. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un
troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois
sacré; à côté, un marais; enfin, le pêcheur et ses filets. Cette simple énu-
mération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrou-
vons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs appa-
raît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor
blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple
au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est
aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompêi 49 • C'est peut-
être l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Antho-
logie50. Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout
après l'époque d'Auguste, comme motif de jardin 5 1• Les pêcheurs et leur

47
Mét., IX, 352-364: ... Fessos ad litora curva iuvencos
appuleram, medio cum sol altissimus orbe
tantum respiceret quantum superesse videret,
parsque boum fulvis genua inclinarat harenis
latarumque iacens campos spectabat aquarum;
pars gradibus tardis illuc errabat et illuc;
nant alii celsoque exstant super aequora collo.
Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro,
sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto
Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti
edidit esse deos, dum retia litore siccat.
luncta palus huic est, densis obsessa salictis.
(Trad. G. Lafaye.)
41 Rostovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintu-

res de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les
stucs sont archalsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style.
49 Par exemple, Mus. de Naples, n° 9414; O. Elia, op. cit., n° 258 bis, fig. 34,

p. 101.
50 Au 1. VII les épitaphes de noyés. Cf., en partie, l'épigramme, n° 274.
51 Cf. la chapelle d'Hercule à Sorrente, Stace, Silv., III, 1, 82 et suiv.
LES Mfil'AMORPHOSES D'OVIDB BT LA PEINTURE PAYSAGISTB 249

filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 •
Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'expli-
que donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas néces-
saire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche
d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont
elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public.
De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement,
croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages
purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux
arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses dif-
férentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées.
On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens
à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût
était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu
partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules per-
sonnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus
complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux
vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent
les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les
oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure tradi-
tionnelle des nains 56 • Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies
soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir,
plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens».
Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents,
selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamor-
phoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle:
celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages,
qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposi-
tion de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle
part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparait plus
clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-

52 Rostovtseff, op. cit., pl. lie; Ibid., 1 b, et IV, 2, p. 22.


u V. 16-19.
54 contermina quercus >, cf. ci-dessus, p. 245, n. 36.
c Tiliae
"Ces statuettes sont aujourd'hui au Musée du Bardo. Sur les paysages «de
Pygmêes », cf. S. Reinach, R. P. G. R., 376, n• 2, 3, etc.; Pitt. d'Ercol, 1, p. 263; pl. L,
p. 257, etc. Plus tard, les Pypnées réapparaitront, avec une valeur symbolique, à la
Basilique pythagoricienne (cf. le commentaire de J. Carcopino).
56 La chaumière: S. Reinach, Ibid., 377, S; Mét., VIII, 630 et suiv.
250 ROMB, LA LlTTÉRATURB BT L'HlSTOlRB

me: celui de la Création et celui du Déluge 57 • Les détails s'accumulent


sans ordre apparent, sans aucun souci de l'ensemble. Devant ce chaos, on
évoque la mosaïque de Palestrina 51. Voici le début du «déluge,:
«L'un a gagné à la hâte une colline; l'autre s'est assis dans une bar-
que recourbée et promène ses rames là où naguère il avait labouré.
Celui-ci navigue sur ses moissons et sur les combles de sa ferme submer-
géé; celui-ci prend un poisson sur la cime d'un ormeau 59 ••• >.
Longtemps encore, le poète déploie sa virtuosité dans une série de
miniatures dont les éléments, d'ailleurs, sont empruntés pour une bonne
part au «paysage pur>: telles sont les tours des villas 60 et les barques «re•
courbées 61 >. Ces topia se présentent tout créés à l'imagination du poète.
Jamais il n'essaie de les transformer pour en faire une synthèse origina-
le : il les reçoit de la peinture et les accepte inchangés. De là vient la fai-
blesse de ses paysages. L'unité d'un tableau ne peut guère résulter que de
sa vérité, du fait qu'il représente un site donné, personnel. Jamais les
tableaux d'Ovide, comme, d'ailleurs, ceux des peintres ses contemporains,
n'atteignent à la personnalité: ils restent artificiels et fabriqués.

*
* *

Nous croyons avoir montré que la peinture paysagiste à l'époque


d'Auguste, telle que nous pouvons l'entrevoir, illustre assez fidèlement les
Métamorphoses. Elle résulte de la même inspiration, recherche les mêmes
effets, au moyen des mêmes éléments. Les procédés de composition des
deux genres, enfin, sont analogues. A quelles conclusions ces constata-
tions nous amèneront-elles au sujet de l'art d'Ovide lui-même?

57 Mél., 1, 38 et suiv.; 1, 288 et suiv.


51 C'est l'exemple le plus achevé de «paysage pur> dans le style égyptisant. Sa
date est incertaine.
59 Mél., 1, 293: Occupai hic collem; cumba sedel aller adunca

el ducil remos illic ubi nuper araral.


llle super segetes aul mersae culmina villae
navigal, hic summa piscem deprendil in ulmo . ..
(Trad. G. Lafaye.)
60 Ibid., 290 : ... pressaeque lalenl sub gurgile lurres. Ces tours, caractéristiques

des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les
vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv.
61 Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des

barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées
comme un rappel du thème.
LES MÜAMORPHOSES D'OVIDE BT LA PBINTURB PAYSAGISTE 251

Il ne semble guère contestable que la peinture n'ait exercé une


influence sur lui. Sans doute, la nature de nos documents, si incomplets,
si fragmentaires, nous empêche d'affirmer que le poète ait transposé tel
tableau et nous interdit les comparaisons directes, comme on peut en fai-
re pour les œuvres de la sculpture : l'histoire de la peinture demeure
encore trop vague pour nous. Mais il est certain, de façon très générale,
qu'Ovide s'est souvenu, dans les Métamorphoses, de la peinture paysagis-
te. Il en a adapté les topia, pour préciser certaines images que ses modè-
les laissaient imprécises. La peinture l'a aidé à choisir parmi ces modèles
eux-mêmes : une ou deux fois, nous avons pensé saisir ce travail de renou-
vellement sur le vif, grâce à des thèmes picturaux. Cette influence de la
peinture explique l'uniformité relative des paysages dans les Métamorpho-
ses. Car ils reflètent une «conception moyenne> du Pays des Dieux et non
la nature elle-même et sa diversité. En réalité, ces paysages sont autant
d'images d'un même goût, celui du public pour lequel écrivait Ovide.
Ovide n'a pas la profonde originalité de Virgile, par exemple, qui, lui,
a su donner la personnalité aux paysages qu'il décrit. Ce n'est pas à tra-
vers des topia qu'il voit Mantoue. Ovide subit beaucoup plus l'influence
du moment et de la classe sociale à laquelle il appartient. Il participe au
courant général qui porte cette classe vers une sorte de «naturalisme>;
mais il choisit, dans cette tendance, les formes moyennes, celles qui cor-
respondent à l'idéal le plus répandu. Virgile aussi se rattache à cette ten-
dance profonde, mais il lui donne une expression plus vigoureuse et per-
sonnelle. De même, Tibulle aime la campagne; il en parle avec bonheur;
il en présente dans ses vers une image sainte et paisible. Comme Virgile,
comme Ovide, il connaît le désir de la nature. Mais, •Chezces trois hom-
mes, ce sont trois expressions si profondément différentes qu'elles ne
semblent pas se rapporter au même sentiment. Ovide a choisi la plus faci-
le, celle qui était directement accessible à tous, puisque nous la trouvons
répétée à satiété sur les murs de toutes les maisons. Le paysage idéal qu'il
dépeint est toujours fait de fraicheur, d'eau courante, d'ombre, auprès de
rochers «romantiques>, et il est tout baigné de ce sentiment indéfinissa-
ble, cette horreur sacrée, ce frisson poétique et religieux que les Romains
cultivés aimaient à éprouver auprès des bois sacrés.
Ovide est très près des Alexandrins. Son naturalisme est, dit-on par-
fois, très proche de celui des idylliques grecs. Et, cependant, il a choisi
pour l'exprimer les formes les plus romanisées, acclimatées déjà et vulga-
risées par des générations de peintres. Mais, dans le répertoire de la pein-
ture, il n'a pas tout pris: dans la surabondance des paysages sacrés, il a
éliminé beaucoup, et en particulier les motifs orientaux, comme les béty-
les. En cela, il s'est montré homme de goût et en même temps, jusqu'à un
252 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

certain point, créateur - par cette part de création qu'il y a dans un


choix. Il a su discerner pour ses «transpositions d'art> ce qu'il y avait
d'actuel dans la plastique. Il a plu; il s'est fait lire. Il a eu l'intuition de
l'idéal que voulaient représenter le monde du paysage pur et celui du
décor. Il l'a vivifié par son poème. Aussi schématique qu'il ait pu nous
paraître, le monde des Métamorphoses n'est pas incohérent. Il représente
un idéal de paysage suffisamment net pour que nous ayons pu essayer
d'en retrouver les traits généraux. C'est là une création qui demande un
jeu constant et délicat de réactions entre Ovide et l'esthétique qui lui était
proposée; jeu d'autant plus instructif à suivre que les deux sensibilités en
présence, celle du poète et celle de son public, étaient plus proches l'une
de l'autre et différaient seulement par leur degré plus ou moins grand de
conscience.
Ovide, disciple des Alexandrins, après Catulle, n'est pas un novateur.
Il exploite une veine bien connue. Mais il n'est pas le pur imitateur qui
l'énumération de ses sources littéraires laisserait supposer. D'autres ont
eu le mérite d'importer !'alexandrinisme à Rome. Ovide a su retrouver cet
alexandrinisme tel que la «société> romaine l'avait assimilé, dans ses
façons de sentir et même de voir. C'est le profit que nous pouvons retirer
de l'étude de la peinture.: un terme de comparaison, un document pres-
que pur sur l'esprit d'un siècle.
DU NOUVEAU SUR LES FABLES DE PHÈDRE?

Phèdre, le fabuliste, occupe peu les philologues, qui préfèrent de nos


jours trairer d'auteurs plus illustres et de sujets apparemment moins
humbles. Telle est du moins la constatation désabusée de L. Tortora, dans
le compte rendu récent des dernières études sur Phèdre 1• Aussi ne peut-
on s'étonner de trouver aujourd'hui les problèmes qui le concernent à
peu près dans l'état où ils étaient au temps de Louis Havet, il y a environ
un siècle. Or, ces problèmes sont nombreux; ils portent à la fois sur la
nature et la signification de l'œuvre et la biographie de l'auteur. L'un
del.lx concerne une phrase célèbre de la Consolation à Polybe 2 , dans
laquelle Sénèque semble ignorer (de fait ou volontairement) l'œuvre du
fabuliste 3• Un autre, qui n'est pas sans rapport avec celui ci, est posé par
l'identité du personnage, un certain Eutychus, auquel est dédié le livre
III, et en qui F. Buecheler a voulu autrefois reconnaitre le cocher de Cali-
gula, dont parle notamment Flavius Josèphe dans les Antiquités Judaï-
ques 4. Mais cette hypothèse n'est guère défendable: Josèphe dit en effet
que cet Eutychus avait exercé auprès de Caligula les fonctions les plus
dégradantes : or, l'Eutychus dont parle Phèdre est un personnage impor-
tant, investi d'une autorité évidente 5 ; le sort du poète dépend d'une déci-
sion qu'il prendrait, que Phèdre lui demande instamment de prendre, et

1 Bolletino di studi Latini, V, 1975, p. 266-273.


1 VIII, 3 : non audeo te eo usque producere ut fabellas quoque et Aesopeos logos,
intemptatum Romanis ingeniis opus, solita tibi uenustate conectas.
> Deux écoles se sont formées à propos de ce texte, les uns soutenant que Sénè-
que n'avait pas connu les Fables de Phèdre avant son exil. les autres assurant qu'il
les connaissait mais les méprisait.
• F. Buecheler, Coniectanea, in Rhein. Mus., 1883, p. 333 et suiv.• renvoyant à
Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIX, 256 et suiv. Hypothèse refusée par L. Havet, dans
son èdition critique et encore par Hausrath, art. Pluudrus, R.E., XIX, col. 1476 (ar-
ticle datant de 1938).
'Fables, Ill, prol.
254 ROME,LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

qui devrait réparer (croit-on généralement) une injustice commise autre-


fois par Séjan 6 , â la suite de laquelle il se trouve en exil7.
L'hypothèse de Bücheler repose sur une homonymie; le nom d'Euty-
chus est assez fréquent dans la population servile d'origine grecque, sous
l'Empire, et, par conséquent, parmi les affranchis. Il se trouve qu'une ins-
cription, connue seulement par une copie de· la Renaissance, mais reprise
au Corpus•, nomme un autre Eutychus, appartenant, lui aussi, â l'époque
claudienne. Ce texte, étudié en 1890 par Chr. Huelsen, qui en défend â
juste titre, l'authenticité 9 , a échappé aussi bien â Buecheler qu'à L. Havet,
dont l'édition date de 1895. Il entoure un plan de monument funéraire, et
est ainsi conçu :

Claudia, Octauiae diui Claudi f(iliae) lib(erta) Peloris I et Ti(berius)


Claudius Aug(usti) lib(ertus) proc(urator) Augusto(um).
sororibus et lib(ertis) libertabusq(ue) posterisq(ue) eorum I formas ae-
difici custodiae monumenti reliquerunt.

Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui com-
prend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un
portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par
deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie
d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus,
affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même
Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne
de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille
du «divin» Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius
Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice), il
doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien
que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursui-
vies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on
peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du
règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant

6 Ibid., v. 41 et suiv.; III, épilogue, vers 9 et suiv. Sur l'interprétation du vers 41


du prologue (Quod si accusator alius Seiano foret . .. ) v., ci-dessous, p. 258.
1 Fables, II, épilogue, v. 18: fatale exilium corde durato feram; exilium est une

correction pour exitium; d'autres éditeurs ont uitium.


• CIL, VI, 9105 = Dessau, ILS, 8120.
9 Chr. Huelsen, Piante iconografiche .. ., in Rom. Mitt., 1890, p. 46 et suiv. et

pl. III.
10 V. nos Jardins romains, 2• éd., Paris, 1969, p. 75.
DU NOUVEAU SUR LBS FABLES DB PHBDRB? 255

laquelle Octavie resta officiellement l'épouse du Prince, c'est-à-dire, entre


54 et 62. On peut en effet penser que, après la répudiation et la mort
infâmante d'Octavie, Claudia Peloris et Claudius Eutychus n'auraient pas
mentionné son nom d'une manière aussi ostentatoire 11.
Nous avons donc en face de nous un Eutychus, affranchi de Claude,
et procurateur de deux princes successifs; cet homme est marié; lui ou sa
femme ont des sœurs; il est suffisamment riche pour se faire construire
un tombeau de grandes dimensions, d'une architecture recherchée, il pos•
sède des esclaves, il a aussi dans sa suite des affranchis, des deux sexes.
Tout cela implique un train de maison plus que moyen, même, nous ne
l'ignorons pas, si la mention des affranchis et affranchies et de leur pos-
térité est fréquente sur les inscriptions funéraires. Or, Eutychus, que Phè-
dre appelait à son aide dans le prologue au livre III, ressemble beaucoup
au Claudius Eutychus de notre inscription. Comme lui il est marié 12 ; il a
la charge d'affaires qui l'occupent presque entièrement 13 ; il donne tout
son temps disponible à l'acquisition de la richesse 14• Il exerce des fonc-
tions qui le mettent à même de «secourir> le poète. Celui-ci a été frappé,
autrefois, par un personnage de rang analogue à celui que tient mainte•
nant Eutychus 15• Or, nous savons, par un rescrit fameux de Tibère,
conservé par Tacite, que les procurateurs impériaux avaient juridiction
sur les gens de la familia impériale 16• Tout concourt donc à suggérer que
l'Eutychus de Phèdre est identique à celui de l'inscription.
Mais, s'il en est bien ainsi, cela entraîne certaines conséquenes. Et
d'abord cela confirme l'idée souvent avancée que le livre III appartient à
la fin du règne de Claude ou au début de celui de Néron. Puisque Clau•
dius Eutychus est marié à une affranchie d'Octavie, qui n'a obtenu la
liberté qu'après la mort de Claude, il est probable que le prologue au

11 On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas
appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre.
u Fables, Ill, prol., v. 12: auori uaus.
u Ibid., v. 2·3: uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim
canninis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distri,igit
quem multarum rerum uarietas ...
"III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare
quaerit omni uigilia, I docto labori dulce praeponens lucrum.
15 III, épilogue, v. 20 et suiv., not v. 24: tuae sunt partes; fuerunt aliorum

prius.
1• Tacite, Ann., IV, 1S (23 ap. J.•C.): non se ius nisi in seruitia el pecunias fami-

liares dedisse. Seruitia comprend cenainement aussi les affranchis du Prince, à


côté des esclaves. Le procurator se voit délégués les droits du dominus et celui du
patronus.
256 ROME, LA LITimtATURE ET L'HISTOIRE

livre III des Fables est postérieur à l'automne de 54; légalement, en effet.
Claudia Peloris n'avait droit au titre d'uxor que si son union avait été
conclue après son affranchissement. Ici encore, certes, il est nécessaire de
laisser place à quelque doute: il arrive assez souvent qu'une compagne
esclave, qui n'aurait droit qu'au nom de contubernalis, soit, par courtoi-
sie, appelée uxor, mais les chances sont en faveur de l'autre hypothèse.
Dans ces conditions est-il possible de déceler, dans les Fables du
livre III, quelques allusions ou intentions relatives à la situation politique
de ce temps? Nous savons que Phèdre ne se privait pas de dissimuler,
sous des allégories, des jugements ou des critiques portant sur les person-
nages de son temps 17 - ce qui lui a valu, dit-il, son c malheur> (calamitas
mea). Qu'en est-il dans le livre III?
La première pièce du recueil est l'histoire de cette vieille femme, bon-
ne buveuse, comme le veut la tradition des poètes comiques, qui trouve
une amphore vide, ayant contenu du Falerne. La vieille n'est pas longue à
reconnaître l'odeur qui s'en échappe encore: cO, doux parfum, s'écrie-
t-elle, quelle merveille était contenue là-dedans, alors qu'il y en a de tels
restes>! Et le poète ajoute, pour que nul ne doute que ce petit poème ren-
ferme un sens caché: cà qui s'applique cette fable, qui me connaît le
pourra dire>. Les commentateurs modernes expliquent, certainement à
bon droit, que Phèdre veut parler de la «liberté>. Or, nous savons que la
mort de Claude fut suivie d'une assez longue période au cours de laquelle
les Romains se crurent revenus au temps de la liberté : le discours de
Néron, au moment de son avènement, la publication par Sénèque de
l'Apocoloquintose, sont autant de promesses par lesquelles le Prince s'en-
gage à rendre la libertas dont la «tyrannie> de Claude avait privé le Sénat
et le peuple 11• On respire partout comme un parfum de liberté - ce même
parfum que la vieille ivrognesse décèle dans l'amphore vide! Cette fable
appartient au même mouvement de pensée que les Eglogues de Calpur-
nius : elle correspond au début du quinquennium.
La seconde fable du même livre nous paraît aussi susceptible de ren-
fermer une allégorie qui s'éclaire par le rapprochement avec la fable pré-
cédente. Il s'agit de la Panthère et les Bergers. Une panthère était, par
mégarde, tombée dans une fosse. Des paysans la virent; ils prennent, qui
un bâton, qui une pierre; mais d'autres, au contraire, eurent pitié d'elle
et, pensant qu'elle mourrait, sans que personne eût à l'achever, ils lui jetè-

III, prol., v. 39-40: et cogitaui plura quam reliquerat I in calamitatem deligens


17

quaedam meam.
11 Tacite, Ann., XIII, 4 et 5.
DU NOUVEAU SUR LBS FABLBS DB PHÈDRE? 257

rent du pain. Pendant la nuit, chacun se retire dans sa maison, persuadé


que, le lendemain, la bête serait morte. Mais elle, une fois qu'elle eut
mangé, retrouva ses forces, et, d'un saut, parvint à se libérer de sa prison.
Quelques jours plus tard, elle revient au village, massacre les troupeaux et
tue les bergers. Les villageois qui avaient épargné la bête vont la trouver,
lui offrent leurs troupeaux, mais demandent qu'elle leur laisse la vie. Et
elle: «Je me souviens de qui m'a lancé une pierre, et de qui m'a donné du
pain; vous, n'ayez plus de crainte; je ne reviens faire la guerre qu'à ceux
qui m'ont fait du mal>.
Si vraiment le livre III fut écrit dans les premiers mois du nouveau
règne, la panthère ne serait-elle pas Agrippine, tombée, autrefois, dans le
piège - soit de l'exil, sous Gaius, soit dans la semi-disgrâce où Messaline
l'avait maintenue, jusqu'à l'automne de 48 - et en butte aux attaques et
aux avanies des courtisans de Claude? On se rappellera le premier chapi•
tre du livre XIII où, dans les Annales, Tacite évoque les crimes d'Agrippi•
ne, dès que Néron fut au pouvoir. Parmi les victimes qui tombèrent alors,
fut Narcisse, affranchi de Claude, «dont (dit Tacite) j'ai conté les querel•
les avec Agrippine» 19• De ce grand «règlement de compte» auquel la mère
du Prince se livra alors, la fable de la Panthère et les Bergers nous porte•
rait alors témoignage.
La fable du Chien et de l'Agneau 20 peut se rapporter aux relations
entre Agrippine et Britannicus. Un agneau cherche sa mère parmi des
chèvres, et le chien lui dit de la chercher plutôt parmi les brebis. Mais
l'agneau répond que sa véritable mère est celle qui lui a donné son lait,
non celle qui lui a donné le jour:
«Je ne cherche pas celle qui, emportée par son désir passager, m'a
conçu, puis a porté un fardeau dont elle ne savait rien pendant tant de
mois, et, finalement, a déposé son fardeau tombé devant elle; mais je
cherche celle qui me nourrit, en me donnant sa mamelle, et priva ses pro•
pres enfants de son lait, pour que je n'en manque point».
Cette situation rappelle excactement celle où se trouvait Britannicus,
lors de la grande colère d'Agrippine contre Néron, lorsqu'elle s'écriait (au
dire de Tacite): «que Britannicus n'était plus un enfant, mais un fils légi•
time, digne de revêtir le pouvoir de son père ... ». Ainsi, elle priverait son
propre fils des avantages qu'elle lui avait ménagés par ses crimes 21 •
La «morale» tirée par le poète de sa fable est assez mystérieuse, aussi

19ld., ibid., XIII, 1, S; cf. XII, 57, S.


20 III, 20.
21 Tacite, Ann., XIII, 14, 4 et suiv.
258 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

longtemps qu'on ne la rapporte pas à Britannicus: «l'auteur de ces vers


écrit-il, a voulu montrer que les hommes sont rebelles aux lois, mais se
laissent séduire par les services qu'on leur rend» 22 • Les «lois» sont, appa-
remment, les relations naturelles de mère à enfant; mais l'expression
n'est-elle pas surprenante? Elle s'expliquerait mieux si le poète voulait
suggérer à son lecteur que l'enfant dont il s'agit est susceptible de résister
aux lois de l'Empire (qui ont porté Néron au pouvoir), entrainé (mais en
même temps, trompé, captus) par l'appui que lui donne sa mère adoptive.
Agrippine.
Telles sont les allusions possibles à la vie politique contemporaine
que nous croyons pouvoir déceler dans le IIIe livre des Fables. Peut-être y
en a-t-il d'autres; nous ne nous dissimulons pas que ces allusions ne sont,
chacune prise à part, que possibles, non certaines, mais leur nombre, une
sur trois environ, le fait que, dans deux d'entre elles, nous puissions soup-
çonner qu'il s'agit d'Agrippine, suggèrent qu'elles sont au moins très pro-
bables. Phèdre est évidemment préoccupé des événements de la cour -
qu'il approche d'asez près, par lui-même, puisque, même s'il est en dis-
grâce, il n'en appartient pas moins à la maison du Prince; et le personna-
ge auquel il s'adresse est, lui aussi, un familier du Palatin, personnelle-
ment et par l'intermédiaire de sa femme, si nous ne nous trompons pas
en identifiant l'Eutychus des Fables et celui de notre inscription.
Si notre hypothèse est admise, peut-être aidera-t-elle à résoudre
l'énigme posée par les vers célèbres, dans lesquels Phèdre fait allusion à
la calamité qui l'a frappé:
Quodsi accusator alius Seiano foret,
si testis alius, iudex alius denique,
dignum faterer esse me tantis malis
nec his dolorem delenirem remediis ... 23 •
On sait que l'opinion commune veut que Phèdre ait été frappé par
Séjan, pour avoir écrit une fable (perdue) où le préfet se crut visé, soit
qu'elle ait paru dans le livre I ou le livre II, soit qu'elle ait circulé à part,
et que les deux premiers livres n'aient été publiés que plus tard. On sait
aussi que L. Havet penchait pour la seconde hypothèse, ce qui permettait
d'interpréter le texte de Sénèque en disant simplement que Sénèque, dans
son exil, n'avait pu avoir connaissance des Fables de Phèdre, et que les

22 111, 14: his demonstrare uoluit auctor uersibus / obsistere homines legibus,

meritis capi.
2i Fables, III, pro!. 41-44.
DU NOUVEAU SUR LES FABLES DE PHt!DRE? 259

deux livres en question n'avaient paru qu'aux environs de 50 ap. J.-C.


Mais on a fait observer 24 que foret ne saurait équivaloir à fuisset, et que
Séjan ne saurait avoir personnellement frappé le poète, à la suite d'un
procès en règle. Il ne peut s'agir que d'une image; et nous comprendrions
volontiers: «si l'accusateur était différent d'un Séjan ... » c'est-à-dire,
n'était pas un Séjan, si le témoin, si le juge n'étaient pas autant de Séjans,
des personnes injustes et tyranniques, alors, j'avouerais avoir été juste•
ment condamné! Ce qui nous semble signifier que ce fut le même person-
nage - sans doute un procurateur impérial - qui a, injustement, condam-
né Phèdre à l'exil (si l'on admet la correction d'e.xitium en exilium, que
nous avons indiquée ci-dessus). Cette interprétation explique en même
temps la suite du même prologue: le personnage qui s'est cru visé par
Phèdre s'est trompé, il a simplement dévoilé le sentiment qu'il avait de sa
propre faute 25 • Que le poète projette cette affirmation dans le futur ne
doit pas nous inquiéter : il ne pouvait, sans aggraver sa faute, dire que
son ennemi avait, en le punissant, prouvé sa culpabilité!
Nous aurions donc là les échos d'une petite tragédie domestique,
dans la maison du Prince : Phèdre, affranchi impérial (mais non forcé·
ment d'Auguste, comme on le dit parfois, l'expression Aug. lib. que don·
nent les manuscrits ne signifiant autre chose que «affranchi de l'Empe·
reur»), aurait été envoyé en disgrâce par un procurateur (de Claude, ou,
mais moins vraisemblablement, de Néron). Le règne de Claude semble
mieux se prêter à cela que le début des temps néroniens - la fable de la
Vieille et l'amphore en est un indice. C'est le moment où les affranchis du
Prince règnent en maîtres, et se livrent, entre eux, à mille intrigues. Il ne
manque pas, dans les deux premiers livres des Fables, de pièces où l'on
pouvait lire des allusions aux habitudes, à l'avidité, à la cruauté et aux
malheurs des affranchis impériaux 26 • Et il en existait certainement d'au-
tres, qui n'ont pas été recueillies. D'autre part, on admettra difficilement
que les deux premiers livres des Fables soient restés si longtemps inédits
(de 31 à SS!), alors que Phèdre demeurait en disgrâce et se consolait pré·

24 P. Vollmer, Beitriige :i;urChronologie und Deutung der Fabeln des Phaedrus, in


Sit:i;.Bayer. Akad., 1919, p. 9-24. Voir, en sens opposé, K. Prinz, même titre, in Wie-
ner Studien, 1922-1923, p. 62-70.
25 Ibid., v. 45 et suiv. : suspicione siquis e"abit sua I et rapiet ad se quod erit

commune omnium, / stulte nudabit animi conscientiam.


26 Ce seraient les Fables I, 4 (Canis per fluuium carnem ferens), 15 (Asinus ad

senem pastorem), qui peut faire allusion à la mort de Caligula, 19 (Canis partu-
riens), appliqué, peut-être, à Messaline et à Agrippine, 20 (Canes famelici), 27 (Ca-
nis, thesaurus et uulturius), etc.
260 ROMB, LA LITrmtATURB BT L'HISTOIRB

cisément par d'autres compositions, non moins dangereuses pour lui.


Tout s'explique plus aisément - et aussi, le texte de la Consolation à Poly-
be - si l'on pense que Phèdre fut poursuivi par la haine d'un affranchi, au
temps de Claude (et pendant l'exil de Sénèque), que sa pénitence durait
encore lorsque Eutychus remplaça l'homme qui avait été l'ennemi de
Phèdre.
Pour identifier cet ennemi, nous avons l'embarras du choix, mais,
malheureusement, aucun indice sûr. Sénèque nous a conservé la liste
(mais est-elle complète?) des affranchis de Claude qui avaient été envoyés
par celui-ci aux Enfer. Nous y trouvons Polybe, exécuté en 47, à l'instiga•
tion de Messaline; puis Myron, dont nous ne savons rien, puis Arpocras,
nommé par Suétone 27 , Ampheus et Pheronactus, qui nous sont incon·
nus 21. Il est probable que l'ennemi de Phèdre, le «nouveau Séjan> est l'un
des personnages cités dans ce texte. Mais nous ne pouvons aller plus loin.
Sénèque avait conseillé à Polybe de composer des fables ésopiques, pour
écarter de son esprit le chagrin que lui avait causé la mort de son frère.
Cela prouve seulement que l'idée était dans l'air, non qu'il existât un rap·
port quelconque entre Phèdre et Polybe.
Telles sont les conséquences que nous croyons pouvoir tirer de l'ins•
cription découverte autrefois et étudiée par Huelsen en 1890, espérant
que les hypothèses avancées ici pourront contribuer à ramener l'attention
sur le poète que son humble condition n'a pas empêché de traverser les
siècles, et qui apparaît comme un témoin quelque peu inattendu de la
plus grande histoire.

27
Suétone, Claude, 28.
z,s·en èque, Apocoloquintose, 13, s.
ÉCHOS PLAUTINIENS D'HISTOIRE HELLÉNISTIQUE

A la lecture du Curculio, on échappe difficilement à l'impression que


bon nombre des plaisanteries et facéties adaptées par Plaute contiennent
des allusions aux circonstances historiques dans lesquelles furent écrites
les scènes qui servirent de modèle au poète latin. Ce problème n'est assu-
rément pas spécial au Curculio, et l'on a souvent dénombré et étudié les
passages qui, dans l'œuvre de Plaute, se réfèrent explicitement à l'histoire
hellénique et hellénistique 1• Pourtant, la comédie du c charançon» présen-
te des caractères qui la mettent à part, dans l'ensemble de l'œuvre - com-
me cette curieuse c parabase> des vers 462 à 486, où l'on trouve une si
pittoresque description de la faune humaine qui hantait le Forum, et qui
ne peut, évidemment, avoir été empruntée directement au modèle grec. Il
est peu probable cependant que Plaute ait pris l'initiative d'introduire ain-
si un morceau satirique, qui demeure, dans l'œuvre conservée, tout à fait
unique. On soupçonne que l'original devait contenir des pages analogues,
et si typiquement grecques qu'elles ne pouvaient être adaptées littérale-
ment et qu'il fallait les transposer pour demeurer intelligible à Rome.
Naturellement, il ne saurait être sérieusement question de reconstituer le
contenu de cette parabase hypothétique et qui n'aurait laissé comme tra-
ce que son empreinte, «en creux», et vide dans la pièce de Plaute. Mais il
est raisonnable de penser, au moins comme hypothèse de travail, que le
modèle (ou l'un des modèles) du Curculio comportait une telle parabase,
et qu'elle devait (ou pouvait), comme celles de la comédie ancienne, être
consacrée à une satire politique, relative à des événements et à une situa-
tion que nul ne pouvait connaitre et comprendre dans la Rome de Plau-
te.
On a montré récemment 2 que la comédie nouvelle, dans l'Athènes de

1Cf. Ed. Fraenkel, Plautinisches im Plautus, Berlin, 1922, p. 16 sq.


2T. B. L. Webster, Studies in Later Greek Comedy. Manchester, 1952,
p. 102 sq.
262 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Démétrios de Phalère et du Poliorcète, n'ignorait pas entièrement les allu-


sions politiques, même si l'on ne peut parler de véritable satire. Mais des
noms propres forgés en parodie!, des amabilités inattendues à l'égard de
Ptolémée Philadelphe 4 , bien d'autres indices encore montrent, sans aucun
doute, que la comédie n'a pas entièrement renoncé à son antique fonction
et demeure, avec plus ou moins de hardiesse, «engagée» dans les débats
du jour.
Il y a une trentaine d'années, un savant américain a tenté de montrer
que l'original du Curculio était une satire en règle contre Démétrios
Poliorcète 5• Sa thèse n'a pas été approuvée, et des arguments décisifs ont
été rassemblés, qui la rendent aujourd'hui définitivement caduque 6 • On
ne saurait plus prétendre que le miles de la pièce, Thérapontigonos Plata-
gidoros, soit Démétrios, pour la seule raison qu'il est désigné par son nom
comme «serviteur d'Antigone», et que Démétrios accomplit, au service de
son père Antigone Monophtalmos, de nombreuses et importantes mis-
sions, ni - ce qui, nous dit-on, serait une confirmation - que Démétrios
avait une maîtresse du nom de Léaina, comme, précisément, la vieille ser-
vante du Leno chez qui habite Planésium, la «jeune première» de la
comédie. Planésium, non plus, dont Plaute nous dit qu'elle avait «des
yeux de chouette» (noctuinis oculis), ne saurait être identifiée avec la
déesse Athéna, dont Démétrios aimait à dire qu'il était le frère. M. Parato-
re rappelle à ce propos que les dames légères sont, encore aujourd'hui, en
Italie, appelées «civette», et que ce détail suffit à rendre compte, d'une
manière bien simple, de l'épithéte. De toute façon, on ne peut découvrir
dans le Curculio aucune satire cohérente contre tel ou tel roi, tel ou tel
personnage des temps «hellénistiques». Tel est le résultat, négatif, mais
fort important, auquel aboutissent et l'article de M. Elderkin et les criti-
ques qui en ont été faites. Mais cela ne doit pas dissimuler un fait, évident
à la lecture: beaucoup de traits ou de mots d'esprit contenus dans la piè-
ce évoquent irrésistiblement des personnages ou des événements qui
appartiennent à l'histoire hellénistique, et ne s'expliquent que comme
autant d'attaques satiriques lancées contre les puissants du jour.

Id., ibid., p. 108, n. 4: le titre de la pièce de Diphile, Hairesiteichès, doit ètre


3

une parodie du surnom de Démétrios Poliorcète.


• Dans l'Hypobolimaeos de Diphile. Webster, ibid., p. 108.
5 Elderkin, Amer. Journ. of Archaeol., 1934, p. 29-36.

6 Webster, ibid., p. 196 sq.; E. Paratore, éd. du Curculio, Florence, s.d. (1958).
8CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HELL8NISTIQUE 263

*
* *

Il y a d'abord le nom du soldat, ce curieux nom composé, qui n'est


nullement conforme aux coutumes de l'onomastique grecque, mais se
trouve ressembler aux noms des souverains hellénistiques, dans lesquels
le patronyme est volontiers remplacé par un surnom, qui est tantôt une
épithète divine, tantôt (dans la dynastie de Macédoine en particulier) un
sobriquet familier. C'est ainsi, on le sait, que Ptolémée Jer fut surnommé
Soter, et son fils Philadelphe, tandis que Séleucos était appelé Nicator,
mais Antigone se contentait de «Monophtalmos», car il avait perdu un
œil. Démétrios, fils d'Antigone, s'appela Poliorcète, parce qu'il s'était fait
une spécialité de prendre les villes - ou peut-être parce qu'il avait échoué
devant Rhodes. Car ces surnoms n'étaient pas toujours dépourvus d'hu-
mour; ainsi celui de Philadelphe, et, naturellement, celui du fils de Démé-
trios, Antigone Gonatas, s'il est vrai qu'il signifie «aux genoux cagneux»,
et encore celui de Doson, le roi aux promesses non tenues (Doson : « qui
doit donner»). G. W. Elderkin, essayant d'analyser le surnom du soldat,
Platagidoros, y reconnaît, naturellement, les deux éléments ltÀatayeîv et
Mlpov, mais il traduit: «celui que l'on applaudit», «celui à qui l'on donne
des applaudissements» 7 • Nous ne pensons pas que cette analyse soit cor-
recte. Platagidoros rentre en effet dans une série bien connue à laquelle
appartiennent par exemple, Athénodoros, Ménodoros, Hermodoros. Ce
sont des noms de signification religieuse, dont le premier élément est
l'appelation d'une divinité, Athéna ou Men ou Hermès. Platagidoros sup-
pose donc une divinité - naturellement parodique - dont la personnalité
serait désignée, plaisamment, par l'idée d'applaudir. On pourra, sans dou-
te, avec Blderkin, penser à l'épisode de la vie de Démétrios rapporté par
Plutarque•, la scène où l'on voit Démétrios abordant au Pirée, messager
de paix envoyé par son pére, et accueilli par les soldats athéniens qui
abandonnent, à sa vue, leur bouclier et applaudissent des deux mains
celui que, bientôt, ils vont charger d'honneurs divins. Mais tandis qu'El-
derkin en concluait que le nom du miles, par allusion à cet épisode célè-
bre, désignait Démétrios, nous serions plutôt enclin à penser que Démé·
trios est la divinité à qui l'on doit l'homme qui porte le surnom de « Plata-
gidoros ».

7
Art. cit., p. 32.
• IX, 1.
264 ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Dans ces conditions, le premier nom, celui de Thérapontigonos, prend


une tout autre valeur. Si l'on se souvient que le fils de Démétrios s'appe-
lait, comme son grand-père, Antigonos, on sera tenté de comprendre
autrement ce composé dont le premier terme ne serait pas un thème ver-
bal (comme le suggère Elderkin) mais un substantif. Le mot signifierait:
non pas «valet d'Antigone», mais «race de valet>, ou «fils de valet», et
serait chargé d'une intention insultante. Le poète inconnu dont Plaute a
imité l'œuvre aurait, en inventant ce nom cocasse, voulu suggérer que
celui d'Antigone était l'abréviation familière d'un nom plus ample - celui
qu'arborait le miles, et qui rappelait le temps où Antigone, le fondateur
de la dynastie, n'était qu'un serviteur, un vassal d'Alexandre et des rois de
Macédoine.
On ne se dissimulera pas la fragilité de pareilles constructions, qui
reposent sur des rapprochements peut-être arbitraires. On se gardera sur-
tout d'en tirer l'idée que le miles ait pu être en tout assimilé par le poète
au roi que son nom semble évoquer. Tout ce que peut suggérer cette ana-
lyse n'est qu'une possibilité - celle que le poète ait voulu railler Antigone
Gonatas, en parodiant son nom et en rappelant la divinité dérisoire de son
père. Mais cette possibilité elle-même doit nous rendre attentifs à d'autres
allusions, susceptibles de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse, et d'abord,
nous inviter à les chercher dans des temps sensiblement différents de
ceux que l'on considère généralement.
Le vers 395 du Curculio fait allusion, en effet, à la prise de Sicyone,
ou du moins à une bataille qui se serait livrée à Sicyone, et où le parasite
prétend avoir été blessé par le trait d'une catapulte 9 • Les interprètes
modernes ont voulu voir là qui le siège de Sicyone par ce même Démé·
trios en 303, qui une tentative pour dégager la même ville en 31310• Si
nous acceptons, au moins comme hypothèse, que la comédie qui nous
occupe ait été composée sous le règne d'Antigone Gonatas (ou du moins
en un temps où le roi était déjà assez connu pour mériter des allusions
satiriques), une autre possibilité nous est offerte. Sicyone, on le sait, a été
effectivement prise par Aratos, en 251; et l'on sait également que l'occu-
pation de la ville par les conjurés se fit par surprise, sans qu'il y eût de
véritable combat 11 • Qu'un acteur, jouant les soldats vantards, prétendît

: v. 394-~95: cat~pulta hoc ictum est mihi / apud Sicyonem .. .


0
El~er~m, op. ~,t.; Hueffner, De Plauti com. exemp. atticis . .. , Gôttingen, 1894,
p. 2O sq., Wtlamowitz-Moellendorf, lsyllos von Epidauros (Philol. Unters., IX, 37,
n. 8).
11
Plut., Aratos, 4 sq.
ÉCHOS PLAUTINIENS D'HISTOIRE HELLÉNISTIQUE 265

sur la scène, devant un public au courant de l'actualité, avoir été « blessé


à Sicyone d'un coup de catapulte» pouvait évidemment suffire à déclen-
cher l'hilarité générale. Mais la plaisanterie ne s'arrête pas là. L'interlocu-
teur de Curculio, le banquier Lyco, suggère, une autre interprétation de
l'infirmité survenue au prétendu héros: peut-être, lui dit-il, est-ce une
«marmite cassée, pleine de cendre, qui t'a crevé l'œil» 12 ? et Curculio
convient que ce sont bien là les projectiles qu'il doit ordinairement redou-
ter. Or, c'est un accident aussi peu héroïque qui avait, nul ne l'ignore,
amené la fin de Pyrrhos, dans les rues d' Argos, en 272 13• Sans doute le
projectile n'est-il pas, dans la tradition relative à Pyrrhos, une marmite
pleine de cendre, mais une tuile ou, selon d'autres, une pierre, voire la
vieille femme elle-même, tombée de son toit. Ici encore, nous pouvons
penser que la malice du poète, tout en parodiant l'anecdote célèbre, en
avait conservé l'essentiel, qui reste reconnaissable. Et l'on voit immédiate-
ment que cette allusion, si on l'accepte, renforce l'interprétation du vers
précédent, en fournissant un terminus post quem. Une comédie postérieu-
re à 272 (mort de Pyrrhos) et citant un siège de Sicyone, ne saurait être
antérieure à 251. Et les circonstances qui avaient mis fin à la carrière de
Pyrrhos étaient assez profondément gravées dans toutes les mémoires
pour qu'on pût y faire allusion sans difficulté vingt ou trente ans plus
tard.
Dans le même passage - cela où Curculio se présente, déguisé, au
banquier, et, pour cela, dissimule una partie de son visage sous un ban-
deau, comme s'il était borgne - le banquier, pour se moquer de lui, le
salue ainsi: «N'as-qu'un-Œil, salut!. .. Je pense, continue-t-il comme l'au-
tre proteste, que tu es de la lignée des 'Coclites' ». Depuis longtemps on
pense que le poète raillait ainsi soit Antigone le Borgne, soit même Philip-
pe II, qui, lui aussi, avait perdu un œil 14• Si l'on place la comédie au
temps de Gonatas, le mot prend toute sa valeur car il fait allusion aux
deux : le faux soldat, avec son bandeau, ressemble à toute la race des bor-
gnes royaux, ces infirmes dont on se moque collectivement, comme si
leur déficience était une tare héréditaire, ou plutôt la marque distinctive
des rois. Le recul du temps rend plus aisée cette généralisation insultante,
et l'on devine que le poète a moins pour but de caricaturer un prince ou
un autre que le roi en tant que tel. Cette attitude violemment antimonar-
chique est précisément celle qui, au dire de Plutarque, régnait en Pélo-

12 Cure., v. 396.
13 Plut., Pyrrh., 34, 2.
14
Webster, loc. cit.

18
266 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ponnèse, au cours des années qui suivirent la reconquête de Sicyone par


Aratos. Et c'est autour d'Aratos, nous allons le voir, que se situent d'au-
tres allusions possibles, qui ont beaucoup intrigué les commentateurs.
Phaedromus, le jeune premier de la pièce, a, naturellement, besoin
d'argent pour acheter Planésium, que détient le Leno et qui est promise
au soldat. Dans sa détresse, il pense à emprunter la somme nécessaire à
l'un de ses amis, qui se trouve en Carie 15• La mention de la Carie en ces
circonstances a semblé étonnante, et tel historien moderne de la littératu-
re hellénistique veut que, sous ce nom, se dissimule un lieu méconnu par
Plaute 16 • L'explication est probablement plus simple. On sait que la Carie,
au temps où Aratos reconquit Sicyone, appartenait au Lagide, et c'est là,
précisément, que se rendit Aratos - contre sa volonté - alors qu'il était
parti pour l'Égypte demander des subsides à Ptolémée. C'est Plutarque
qui nous conte l'aventure. Aratos s'était embarqué pour se rendre en
Égypte. Il avait besoin d'argent, les querelles provoquées par le retour des
exilés qui réclamaient leurs biens ne pouvant être apaisées que si l'on dis-
posait de sommes suffisantes pour les indemniser. Mais, sur la route de
l'Égypte, son bateau fut assailli par une tempête et jeté à la côte, en un
lieu dont le nom nous a été probablement mal transmis, mais qui se trou-
vait en pays hostile, et soumis à Antigone. Aratos, toutefois, parvint à se
dissimuler et à s'embarquer clandestinement sur un navire romain qui se
rendait en Syrie. Par ses prières, il obtint que le patron se déroutât et le
déposât en Carie, c'est-à-dire en territoire lagide. D'où, ensuite, mais non
sans mal, il put gagner l'Égypte 17• Si l'on admet que cet épisode de la vie
d' Aratos peut avoir suggéré le choix de la Carie pour que Curculio aille y
chercher les subsides indispensables, on n'en déduira pas que le parasite
soit identifié avec le libérateur de Sicyone, ni, parce qu'il met un bandeau
sur un œil et que le banquier Lyco le salue comme un des «Coclites», qu'il
soit Antigone ou Philippe. Il semble que le poète à qui l'on doit l'original
du Curculio se soit contenté d'accumuler les traits satiriques empruntés à
l'actualité, sans se soucier de les composer en un ensemble cohérent. En
matière de satire politique, il n'est pas toujours nécessaire de recourir à
des allégories complexes : un trait isolé, puis un autre, et un autre encore,
ont pour effet, par leur accumulation même, de créer une atmosphère
déterminée, et d'inciter la malignité du public à chercher toujours plus
d'allusions.

Cure., 67 : Nunc hinc parasitum in Cariam misi meum / petitum argentum a


15

meo sodali mutuum.


16 Ph. Legrand, Observations sur les Curculio, in REA, 1905, p. 25 sq.
11 Plut., Aratos, 12 sq.
t!CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HBLLt!NISTIQUB 267

En Carie, c'est-à-dire, si l'on accepte notre hypothèse et la date pro-


posée pour la comédie, dans une terre d'obédience lagide, le parasite ren-
contre Thérapontigonos, et celui-ci lui confie (du moins aux dires de Cur-
culio, qui invente) qu'il arrive de l'Inde, et qu'il a conquis, tout récem-
ment, des pays innombrables : Perse, Paphlagonie, Sinope et les Arabes,
et les Cariens, les Crétois, les Syriens, Rhodes et la Lycie, le Pays de Goin-
frerie (Perediam), celui de Biberonerie (Perbibesiam), la Centauromachie
et l'armée des Amazones (Unomammiam)••. Et toutes ces conquêtes,
continue Curculio, ont été réalisées en moins de vingt jours! Les commen-
tateurs modernes acceptent comme un dogme établi que ces conquêtes
reproduisent, en les parodiant, celles d'Alexandre. Mais est-ce bien sûr?
Nous savons qu'en 246, et l'année suivante, Ptolémée III avait entrepris et
mené à bien, avec une rapidité stupéfiante, des conquêtes qui l'avaient
mené précisément dans les mêmes pays - ou à peu près - que ceux où
Plaute envoie Curculio et Therapontigonos. Au témoignage de l'inscrip-
tion d'Adulis, rapportée par Cosmas Indicopleustès, Ptolémée, «déjà maî-
tre de l'Égypte, de la Libye, de la Syrie, de la Phénicie, de Chypre, de la
Lycie, de la Carie et des Cyclades, ayant à sa disposition des éléments des
Troglodytes et d'Éthiopie, attaqua l'Asie, se rendit maître de tout le pays
situé en deçà de l'Euphrate, de la Cilicie, de la Pamphylie, de l'Ionie, de
l'Hellespont et de la Thrace, s'assurant des éléphants indiens, soumettant
tous les rois, après quoi il aurait franchi l'Euphrate, assujettissant à son
pouvoir la Mésopotamie, la Babylonie, la Susiane, la Perse et la Médie, et
tout le pays jusqu'à la Bactriane ... > 19• Cette liste impressionnante, peut-
être gonflée par la courtisanerie ou la politique calculée d'une chancelle-
rie peu sincère, n'est pas fort différente de l'accumulation burlesque ima-
ginée par le modèle de Plaute et reproduite (ou adaptée) par celui-ci. Sans
doute, la comédie cite-t-elle des États indépendants, comme Rhodes, la
Crète, Sinope et la Paphlagonie. Mais, de son côté, l'inscription revendi-
que les pays de l'Hellespont et au moins une partie de la Thrace (l'ancien
royaume de Lysimaque), ce qui n'allait pas sans quelque exagération; cet-
te exagération que rendait mieux sensible à un public hellène l'attribution
au Lagide de pays qui avaient réussi à assurer puis à maintenir, quelque-
fois avec grand éclat, leur indépendance totale, comme Rhodes, qui avait
défié victorieusement les efforts du Poliorcète. La Crète, elle, devait
accepter, depuis des années, une base lagide à Itanos, mais échappait
dans son ensemble à la domination étrangère. D'autre part, les Arabes,

11 Cure., 441-445.
•• Dittenberger, Syll., 1, 54.
268 ROME, LA LITTt!RATURE ET L'HISTOIRE

cités par la comédie, sont absents du texte épigraphique, mais, à leur pla-
ce, on trouve des «rois> soumis avant le franchissement de !'Euphrate,
qui ne sauraient guère être que des chefs de tribu indépendants, peut-être
dans la région de la Nabatène. Mais un détail plus précis suggère com-
ment a pu naître, dans les propos de Curculio, la mention du pays fantas-
tique de Peredia, c'est-à-dire de Goinfrerie.
Dans l'inscription d'Adulis, les éléphants avec lesquels Ptolémée com-
mença son expédition sont venus, nous dit-on, du pays des Troglodytes, et
l'éditeur de ce texte, W. Dittenberger, fait observer que la copie de Cos·
mas devait porter, comme tous ceux où figure le nom des Troglodytes,
non la forme à laquelle nous sommes accoutumés, mais un adjectif dérivé
de Tpcoyoootm- dans lequel un poète comique ne pouvait manquer de
découvrir la racine du verbe tp<iryro,qui exprime précisément l'idée d'une
goinfrerie gourmande, le péché mignon de Curculio, dont le nom, en
grec, paraît bien avoir été Tp<i>ç.Tant de coïncidences ne laissent pas
d'être suggestives. On imagine assez bien le héros de la comédie grecque
annoncer qu'il vient de conquérir, avec son maître le soldat, le pays de.••
charançonnerie. Plaute n'a pu, tant bien que mal. que traduire en l'adap-
tant, ce calembour plein de sens en grec et, en latin, vidé de sa substan·
ce.
Un autre calembour de la pièce paraît se référer, lui aussi, aux cir-
constances politiques des mêmes années. On sait que Curculio, pour
tromper le banquier et le leno, se déguise en héros, et se fait appeler
Summanus 20• Ce mot n'est évidemment introduit que pour permettre un
atroce jeu étymologique, qui rapproche cette épithète de manare. Summa-
nus, en ce sens, est celui qui «arrose sous lui>. Or, il existe, parmi les
épithètes de Zeus, celle d'OùplOÇ: le Maître du Bon Vent, adjectif qui se
prête à un calembour identique à celui que suggère le nom de Summa·
nus. Un homme appelé «Ourios» peut être à bon droit soupçonné, lui aus·
si, de se mouiller (oùpetv). Or, on admet le plus souvent que l'année 245,
qui vit le triomphe éphémère de Ptolémée III en Haute-Asie, fut celle où
Antigone Gonatas remporta, sur la flotte égyptienne, la victoire d'Andros,
qui fut célébrée par le vieux roi comme un triomphe2 1 et dont il adressa
~es remerciements à tous les dieux. Zeus Ourios ne pouvait manquer de
figurer parmi eux22.

°Cure., 413 sq.


2

21
Cf. Tarn, CAH, VII, p. 718.
, Un t·emoignage,
. '
22
malheureusement incertain et assez tardif atteste la presen·
ce d un culte de Zeus Ourios précisément à Andros (TG, XII, 5, 728).
8CHOS PLAUTINIE.NS D'HISTOIRE. HE.LL8NISTIQUE. 269

Il est enfin une autre plaisanterie dont il est possible de retracer l'ori-
gine et de découvrir plus exactement le sens. L'anneau dérobé par Curcu-
lio au soldat représente: clipeatus elephantum ubi machaera dissicit 23 ,
c'est-à-dire non pas, comme on comprend parfois, l'image du soldat lui-
même, tenant un bouclier d'une main et de l'autre en train de couper un
éléphant en deux avec sa machaera, mais, plus généralement, l'image
d'un personnage muni d'un bouclier et accomplissant l'exploit en ques-
tion. La première interprétation (peut-être suggérée au v. 423) est rendue
impossible par le fait que cet anneau a été légué au soldat par son père,
et celui-ci s'en est, évidemment, servi pendant des années, avant que le
fils n'ait pu laisser deviner sa surhumaine bravoure 24 • M. Collart, dans
son récent commentaire de la pièce 25 , a fort bien vu que la scène repré-
sentée sur l'anneau devait reproduire un type monétaire qui se trouvait
ainsi moqué. Son intuition nous a guidé vers une monnaie frappée par
Antiochos 1er,associé à son père Séleucos, un tétradrachme dont le revers
présente l'image d'Athéna, casquée et armée, combattant dans un char
que traînent deux éléphants 26 • Or, la convention de la gravure a pour
effet de montrer, pour représenter les deux éléphants, comme deux moi-
tiés d'un seul animal, qu'une lame large et courte figurée dans le champ
semble avoir habilement divisé. Athéna, casquée, couverte de son bouclier
ovale, peut fort bien passer pour un guerrier, auteur de l'exploit. L'an-
neau du miles n'est pas autre chose que l'évocation parodique de cette
monnaie, qui devait commémorer, peut-être, la célèbre bataille des élé-
phants, au cours de laquelle la divine protectrice de l'hellénisme avait
sauvé celui-ci en permettant la défaite des Galates. Ainsi, le plus grand
titre de gloire des Séleucides se trouvait-il moqué.
Parmi les rois qui se partageaient le monde grec, vers 245, il n'en est
donc aucun qui ne soit quelque peu ridiculisé dans le Curculio : Antigone
Gonatas, Séleucos II, Ptolémée III. Au premier on reproche ses origines,
du second on raille l'un des grands souvenirs dynastiques, en même

23 Cure., 423.
24 lbid., 635 sq.
25 Paris, 1962; note au v. 423.
26 P. Gardner, Catal. of Greek Coins (in the Brit. Mus.), «The Seleucids King of

Syriu, p. 3, n• 25-35, pl. I, 8. Datation (terminus post quem) in Ch. Seltman, Greek
Coins, 2• éd., Londres, 1955, p. 229. On fera observer que la bataille des éléphants
se situant vers 275, si l'on accepte de mettre cet événement en rapport avec la
monnaie, celle-ci se trouve légèrement descendue dans le temps. V. ci-dessous,
p.272.
270 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

temps que la mention, ironique, des conquêtes extraordinaires du troisiè-


me contribue à diminuer le prestige du Séleucide. Mais ces critiques ne
sont pas les seules : les princes du passé, Pyrrhos, Ptolémée Il (qui ne
peut donner d'argent à l'envoyé en Carie), Séleucos et ses éléphants, Anti-
ochos et Philippe, les deux borgnes, ne sont pas épargnés non plus. Cette
atmosphère antimonarchique - avec, toutefois, une certaine tendance à
ne pas charger le Lagide, qui se tire relativement bien de la pièce, le poè•
te adoucissant, en quelque sorte, son ironie quand il s'agit de lui ou de
son père - nous transporte, en ces années-là, certainement en Péloponnè•
se, et, plus particulièrement, dans l'entourage d'Aratos et les milieux qui
étaient en rapport direct avec la Ligue achéenne. A ce moment, Aratos a
définitivement refusé les avances d'Antigone et accepté de se faire, au
moins en apparence, l'instrument de Ptolémée III dans la lutte menée par
celui-ci, traditionnellement, contre la Macédoine. Épidaure, où est située
la scène, est sur le point de se joindre à la Ligue - ce qu'elle fera dès
qu'Aratos aura réussi à arracher Corinthe à Gonatas.
Il resterait à conjecturer quel est l'auteur de cette comédie, écrite si
tardivement, un demi-siècle, ou presque, après la mort de Ménandre. Là,
nous nous heurtons, évidemment, à des difficultés peut-être insurmonta·
bles, n'était une remarque d'Athénée, autrefois déjà utilisée par Ribbeck.
Athénée écrit en effet 27: «vous ne sauriez trouver de cuisinier esclave
dans aucune comédie, sinon chez Poseidippos ». Ribbeck en concluait,
fort légitimement, que le Curculio, où figure un cuisinier esclave, devait
remonter à un original de Poseidippos2 1 • Et le même raisonnement s'ap·
plique aux Ménechmes, dont un vers (le v. 412) paraît indiquer que l'au·
teur vécut sous le règne d'Hiéron II, c'est-à-dire entre 269 et 215. Posei•
dippos commença de faire représenter des comédies, nous le savons, en
290 environ 29 • Il n'est nullement impossible que son activité se soit éten·
due jusqu'à 245, au moins et que, par conséquent, l'original du Curculio
soit son œuvre. Nous savons qu'il ne répugnait pas à écrire des pièces
contenant des allusions au monde contemporain, si du moins il faut inter·
prêter en ce sens le titre de sa comédie d'ArsinoélO et celui de son Gala·
te 31 - Ainsi la vieille hypothèse de Ribbeck se trou~e+elle sinon absolu·

27
XIV, 658 f.
28
Romische Dichtung, I, p. 125.
29
Cf. A. Kôrte, s.v. Poseidippos de Cassandréia, in RE, XXII, 1 col. 426 sq. Ill -
36.
30
Com. Att. Fr. (Nock), III, p. 337 _
l1 Ibid., fr. 7 et 8.
t!CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HBLLt!NISTIQUB 271

ment confirmée, du moins étayée 32, par la date même à laquelle il nous
semble nécessaire de situer la comédie adaptée par Plaute.
Cette identification peut, il est vrai, se heurter à plusieurs objections.
D'abord, que Poseidippos est un poéte attique, bien qu'il soit originaire de
Cassandréia - mais l'on sait que la ville recueillit les habitants d'Olynthe!
Or, au milieu du III• siècle, et après la guerre de Chrémonidés, Athènes
est devenue, bon gré mal gré, l'alliée d'Antigone, et, tout en conservant
une certaine autonomie, elle était surveillée d'assez près par les partisans
du roi. On ne peut donc penser qu'une comédie contenant des attaques
aussi claires contre Antigone et, en général, la monarchie, ait pu y être
représentée. De plus, il nous a semblé que cette comédie devait avoir été
écrite pour un public de Péloponnésiens. Faut-il admettre que Poseidip-
pos ait quitté Athènes, à un moment quelconque de sa carrière, et se soit
établi ailleurs? Déjà, le prologue des Ménechmes, dans une phrase assez
énigmatique, nous assure que la comédie «ne se place pas à Athènes, mais
en Sicile» 33 • Il est possible que Poseidippos ait été obligé de s'exiler après
la victoire de la Macédoine qui mit fin à la guerre de Chrémonidès : au
moment où le roi était sur le point de prendre Athènes, en 262, Philémon
ne vit-il pas les Muses quitter sa maison, pour ne pas être les témoins de
la défaite? On peut croire que des hommes particulièrement compromis,
ou simplement incapables de supporter une atmosphère de tyrannie,
aient été chercher ailleurs la liberté. Poseidippos se rendit-il alors en Sici-
le, l'une des patries de la comédie, un pays où Hiéron passait pour un
protecteur des artistes et des poètes? Sans doute, à ce moment, la Sicile
connut-elle des heures difficiles, tandis qu'elle servait de champ de batail-
le aux Romains et aux Puniques. Pourtant, Syracuse demeura, grâce à la
sagesse d'Hiéron, relativement protégée. De Syracuse, Poseidippos serait
revenu en Péloponnèse, peut-être lorsque la prise de Sicyone par Aratos,
et les progrès politiques de la Ligue achéenne semblèrent promettre un
renouveau de la liberté. L'une des tâches que s'était fixées Aratos était la
«libération» d'Athènes, et on sait qu'il s'y acharna, mais sans succès. Sans
doute était-il appuyé par tous les exilés, volontaires ou non, qui rêvaient
de restaurer un gouvernement antimacédonien. Mais les Athéniens eux-
mêmes refusèrent de les écouter et demeurèrent fidèles au vieux roi. Tel

32 On peut, à la rigueur, rapprocher l'énumération des nourritures qui atten-


dent Curculio (pernam, abdomen . .. , etc., v. 323) de celle des coquillages et poissons
que venait d'acheter au marché un personnage des Locriens (une comédie de Posei-
dippos; Com. AU. Fr., loc. cit., n• 14, p. 339). Mais le procédé est fort général.
33 Ménechmes, v. 10-13.
272 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

serait le «roman» de Poseidippos, que nous ne proposons ici que comme


une hypothèse susceptible de répondre à l'objection éventuelle formulée
contre notre thèse.
Il est d'autres objections possibles: par exemple le choix d'Épidaure
comme lieu de l'action, et ce que l'on considère comme une erreur du
poète, qui aurait mal distingué entre l'Asclépiéion et la ville même d'Épi-
daure. Il se peut simplement que la confusion (ou plutôt l'absence de dis-
tinction) vienne de Plaute lui-même, qui se représentait la scène comme
elle aurait pu se dérouler à Rome, au sanctuaire de l'ile. On nous dit aussi

Fig. l.

que la Carie ne saurait être atteinte d'Épidaure en trois jours. Assurément


non, mais faut-il demander à un poète comique une exactitude d'indica-
teur maritime? Penser que Plaute, ou Poseidippos, s'amuse est moins coû-
teux que de proposer une correction bien improbable.
Il reste, si l'on veut bien nous suivre, une conclusion à dégager: que
Plaute, en imitant une pièce composée vers 245, prenait pour modèle un
auteur exactement contemporain des premiers jeux scéniques qui aient
été donnés à Rome. L'écart chronologique que l'on se plaît à imaginer
entre Rome et ses modèles helléniques est en réalité assez mince. Les
conditions politiques et culturelles du monde méditerranéen n'ont pas
beaucoup changé, entre le temps de Poseidippos et celui de Plaute - à
peine l'intervalle entre deux guerres ... 34 •

La réplique du v. 607: libera sum nata. - Et alii qui nunc serviunl s'explique
34

bien de la part de l'ancien citoyen d'Olynthe, né dans la liberté et dont la patrie a


été asservie.
ÉCHOS PLAUTINIENS D'lilSTOIRE SICILIENNE

Pendant la vie de Plaute, la Sicile joua un grand rôle dans les affaires
romaines : les vicissitudes de l'histoire syracusaine, en particulier, retenti-
rent sur la conduite des opérations militaires pendant la seconde guerre
punique, et, la paix revenue, le rétablissement des relations économiques
avec l'île, devenue le prolongement de l'imperium romanum, rendirent
tout ce qui était sicilien familier à tous les Romains. Il n'en est que plus
intéressant de se demander si le théâtre de Plaute, dans les pièces que
nous possédons, n'a pas conservé quelque allusion à l'histoire intérieure
de la Sicile, et surtout, d'établir, si cela est possible, par quelle voie ces
allusions, si elles existent, sont parvenues sur la scène romaine: s'agit-il
d'une allusion directe, ou d'un emprunt venu du modèle grec dont s'est
inspiré Plaute?
Il nous a semblé que deux pièces, dans le corpus plautinien, se prê-
taient à cette recherche, le Rudens et les Ménechmes. Dans la seconde,
surtout, quelques vers, où il est question des affaires siciliennes, ont intri-
gué bien souvent les commentateurs, et forment un des plus célèbres loci
de l'exégèse plautinienne. Mais dans _leRudens, une expression, glissée
dans un vers, ne mérite pas moins de retenir l'attention.
On connaît le sujet du Rudens; rappelons seulement qu'il s'agit d'un
vieillard athénien, nommé Démonès, qui réside à Cyrène, et dont la fille,
Palestra, a été enlevée par des pirates et vendue à un leno, Labrax. Et ce
Labrax a pour ami, conseiller et âme damnée, un Sicilien, originaire
d'Agrigente, qui est présenté dans le prologue en ces termes peu flat-
teurs: «scelestus Agrigentinus, urbis proditor> sans que nous sachions en
quoi ce Charmidès (tel est son nom) a pu trahir sa ville 1.
L'original de Plaute est, dans le Rudens, une pièce de Diphile 2 ; et
Hueffner, dans son étude sur les modèles de Plaute 3, date la comédie de

1 Rudens, v. 49-50.
2 lbid., V.
32.
1 F. Hueffner, De Plauli comoediarum uemplis Atticis, Gôttingen 1894, p. 67.
274 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

Diphile de la période qui s'étend entre 303 et 289. Il croit pouvoir assurer
que la jeune Ampélisca serait née à Thèbes, donc, après la reconstruction
de la ville en 316. Mais, en réalité, le vers sur lequel il s'appuie ne dit
nullement qu'Ampélisque est thébaine 4 • Plus sérieux est l'argument que
l'on tire de la mention du danseur Stratonicos 5 qui naquit vers 390. On ne
saurait guère faire descendre cette mention au-delà de la fin du Jve siè-
cle6.
On voit à quel point la chronologie de la pièce de Diphile est incertai-
ne. Mais il est possible, croyons-nous, de la préciser quelque peu. Et cela,
grâce à l'histoire de Cyrène et à ses rapports avec la Sicile en ces derniè-
res années du JVe siècle.
Nous savons que l'histoire de Cyrène, à cette époque, est dominée par
celle d'Ophellas, qui, allié à Agathocle, fut trompé par celui-ci, et mourut
en 308. Il n'est pas indifférent que le sujet du Rudens mette en scène un
Athénien. On sait en effet qu'Ophellas, qui menait une politique person-
nelle, indépendante de celle de Ptolémée, avait établi des liens très étroits
avec Athènes. Il avait épousé une citoyenne de cette ville, nommée Euthy-
dicé, descendante directe de Miltiade 7 • Et cette union avait entraîné une
immigration athénienne à Cyrène. Diodore nous apprend que les luttes
intestines de la Grèce, et celles des rois entre eux, avaient provoqué un
appauvrissement général des cités, si bien que les citoyens touchés
avaient émigré. Il est fort probable que Démonès fut l'un de ces exilés
volontaires, dont parle Diodore 8 • Plaute nous dit en effet que si Démonès
réside à Cyrène, ce n'est point de sa faute, qu'il a dépensé sa fortune pour
secourir plus pauvre que lui 9 •
L'alliance d'Ophellas avec Athènes, et le développement de sa politi-
que d'expansion en Afrique semblent dater de 309 10• La situation exposée
dans le Rudens est donc postérieure à cette date. Il faut que le vieil Athé-
nien Démonès ait eu le temps ve venir s'installer à Cyrène, que sa fille lui

4
Rudens v. 746: quid mea refert Athenis natae haec an Thebis sient ... Au vers
750, nous lisons que l'on ignore le lieu de naissance de la jeune fille. Le seule men-
tion de la ville de Thèbes n'implique pas que celle-ci ait déjà été reconstruite, ce
qui, d'ailleurs, est le cas, mais ces vers, à eux seuls, ne l'établissent pas d'une façon
probante.
5 Rudens v. 932.
6 T. B. L. Webster, Studien in later Greek Comedy, Manchester 1950, p. 154,
n. 5.
7 Diod. Sic. XX 40, 1 et suiv.

1 Id., XX 40, 6.
9 Rudens, v. 33-35.

10 H. Berve, R.E. XVIII, col. 633 et suiv., s.v. Ophellas.


ÉCHOS PLAUTINIE.NSD'HISTOIRE. SICILIENNE. 275

ait été enlevée, que plusieurs mois se soient passés depuis cet enlèvement.
Nous ne saurions nous trouver guère qu'en 307, peut-être plus tard.
A cette époque, que pouvait signifier l'expression c proditor patriae »
appliquée à un citoyens d' Agrigente?
Nous savons que, pendant cette période, Agathocle était le maître de
Syracuse, et que les exilés de cette ville s'étaient réfugiés à Agrigente 11 •
Cet exode avait eu lieu en 309. Et, en 307, la situation créée par les intri-
gues des exilés avait donné lieu à des opérations militaires, dirigées, pour
les Agrigentins, par Xénodocos. Celui-ci avait été malheureux contre Aga-
thocle et avait dû s'enfuir à Géla. Ces événements avaient eu lieu entre les
deux séjours d'Agathocle en Afrique. Après la défaite de Xénodocos et des
Agrigentins, le tyran de Syracuse avait repris les opérations contre Car-
thage. On croira volontiers que l'expression de proditor patriae appliquée
à un citoyen de la ville d' Agrigente pendant cette période désigne un
homme qui avait trahi sa patrie pour suivre la fortune d' Agathocle. Et
cela explique qu'il ait pu se trouver dès lors à Cyrène, où Ophellas était
l'allié d' Agathocle.
Mais l'expression est significative; elle implique que l'auteur - évi-
demment Diphile - est hostile à Agathocle. Il faut donc qu'au moment où
Diphile écrit, les Athéniens et le tyran de Syracuse soient en mauvais ter-
mes, qu'Agathocle ait consommé sa trahison. On sait qu'Ophellas mourut
en 308. La date de 307 pour la situation impliquée par la comédie est
donc entièrement justifiée. A cette époque, Euthydicé est revenue à Athè-
nes 12. L'année 307 semble donc bien le terminus post quem de cette comé-
die. Mais il est possible d'apporter d'autres précisions.
Diphile, nous l'avons vu 13 , loue l'attitude démocratique de Dénionès,
et prend soin de souligner que sa ruine n'est pas le résultat de ses vices,
mais de son amour pour ses concitoyens. Il est légitime de penser que ces
vers sont postérieurs au rétablissement du régime démocratique en 307, à
l'abolition de la constitution timocratique imposée par Démétrios de Pha-
lère, et antérieurs au régime aristocratique de Lacharès, en 301.
Il est certain que les différents traits de cette situation historique
n'ont pas été introduits par Plaute, mais viennent de Diphile. Le poéte
prend parti dans la querelle entre Agrigente et Syracuse, une querelle qui
n'avait plus de sens au temps de Plaute. Le poéte latin ne s'est pas soucié
de «mettre à jour> les allusions de son devancier athénien.

11 Diod. Sic. XX 31, 2.


u Plutarque, Demetr. 14.
u Supra, n. 9.
276 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

*
* *
Une conclusion analogue résulte du passage des Ménechmes où il est
question des affaires syracusaines entre la mort d'Agathocle et l'avène-
ment d'Hiéron II.
L'intrigue des Ménechmes est une histoire sicilienne 14 • On en connaît
la donnée : un marchand avait deux fils jumeaux, si semblables que leur
nourrice ne parvenait pas à les distinguer. Or, leur père partit à Tarente
avec l'un d'eux, et, dans la foule amenée par les jeux qui se déroulaient
alors dans cette ville, l'enfant se perdit et fut enlevé par un marchand
d'Epidamne. Le pèi;e, de chagrin, mourut. Si bien que, des deux frères,
l'un continua de vivre à Syracuse, l'autre fut établi à Epidamne; mais le
jumeau de Syracuse ne se résignait pas à avoir perdu son frère, et il
entreprit des recherches. L'action commence au moment où le Syracu-
sain (appelé, comme son frère d'Epidamne, Ménechme) vient de débar-
quer à Epidamne.
Ce Ménechme de Syracuse (appelé par des éditeurs Ménechme II),
expose, à son arrivée, l'histoire de ses recherches. Il a, dit-il, parcouru
bien des pays dans l'espoir de retrouver son frère : « Histriens, Espagnols,
Marseillais, Illyriens, mer Adriatique tout entière; Grèce extérieure, côtes
d'Italie autant qu'en baigne la mer, nous avons tout visité» 15 • A la vérité,
les recherches n'ont pas été bien complètes, car elles ont négligé les pays
africains, dominés par Carthage. Ce qui suggère une hypothèse : que la
pièce grecque ait été écrite en un temps où Syracuse était coupée de l'em-
pire punique. Donc, pendant le première guerre punique, après l'alliance
d'Hiéron et des Romains.
Ce n'est là, certes, qu'une hypothèse, assez fragile, mais qui permet
d'orienter la recherche.
Cinq vers, à la vérité assez mystérieux, apportent, pensons-nous. des
précisions. Nous lisons en effet 16 :
non ego te noui Menaechmum, Moscho prognatum patre,
qui Syracusis perhibere natus esse in Sicilia,
ubi rex Agathocles regnator fuit et item Phintia,
tertium Liparo qui in morte regnum Hieroni tradidit :
nunc Hiero est?
Men. Hau falsa, mulier, praedicas . ..

14 V. 12: non atticissat, uerum sicilissat.


15 V. 235-238 (trad. A. Ernout).
16 V. 407-412.
ÉCHOS PLAUTINIHNS D'HISTOIRE SICILIENNE 277

La succession royale indiquée dans ces vers est bien surprenante.


Elle comporte deux règnes authentiques, celui d'Agathocle et celui d'Hié-
ron II, mais, entre eux, s'intercalent deux princes de fantaisie, Phintias et
Liparo. A la mort d'Agathocle, survenue en 289, se produisit une période
de troubles, qui marqua le retour au régime républicain 17 ; après quoi le
pouvoir fut pris par Hicétas, qui le garda neuf ans, de 287 à 278 11• Mais
Hicétas fut chassé par Thoinon et Sosistratos, ennemis l'un de l'autre, et
qui occupaient, le premier l'île d'Ortygie, le second le reste de la ville 19•
Cette situation incommode dura quelque temps, jusqu'à ce que les deux
hommes s'entendent pour appeler Pyrrhus 20 • Mais Pyrrhus, on le sait, ne
demeura que deux ans en Sicile. Après le départ du roi, qu'avaient décou-
ragé par les dissensions intérieures et la versatilité des Siciliens, le jeune
Hiéron fut d'abord, en 270, chargé d'un commandement par les Syracu-
sains, et bientôt salué du titre de roi 21 • Telle est la suite réelle des événe-
ments. Elle ne fait aucune place à Phintias et Liparo! Comment expliquer
l'insertion par Plaute de ces deux noms surprenants?
On peut concevoir, a priori, deux solutions: l'une consisterait à ad-
mettre qu'ils figuraient déjà dans le modèle grec de Plaute, l'autre, qu'ils
ont été introduits par celui-ci.
Mais, la seconde hypothèse ne résiste pas à l'examen. On peut, certes,
imaginer que Plaute, par caprice, ou désinvolture, a inventé deux rois à
Syracuse. Mais cela entraîne une conséquence difficilement admissible :
dans cette hypothèse, le poète latin aurait écrit : «nunc Hiero est . .. »;
c'est-à-dire que, au moment où il aurait écrit, Hiéron II eût encore régné
à Syracuse, c'est dire, encore, que les Ménechmes auraient été composés
avant le printemps de 215, moment où mourut le roi Hiéron. Cette chro-
nologie est réfutée, à bon droit, par K. H. E. Schutter, dans sa dissertation
sur la date des comédies de Plaute 22 • Il faut donc recourir à l'autre terme
de l'alternative, et penser que les rois litigieux ont été nommés par le poè-
te grec qui avait composé l'original des Ménechmes, et dont Plaute ne
nous a pas donné le nom. Et c'est bien dans cette voie que s'engage
Schutter, à la suite de Huffner et de Buck 23 • Pour Schutter, ces noms ne
peuvent avoir été mis là que par un Sicilien. Il est certain que Phintias est

17 Diod. Sic. XXI 6 et suiv.


11 Id., XXI 16, 6.
19
Id., XXII 7, 6.
20 Id., XXII 8, 2.

21 Justin • Trogue Pomp. XXIII 4, 1.


22 K. H. E. Schutter, Quibus annis . .. , Groningue 1952, p. 77 et suiv.
23 Id., ibid., p. 82 et 83, où l'on trouvera le résumé des théories en présence.
278 ROME, LA LITT2RATIJRE ET L'HISTOIRE

le nom d'un tyran d'Agrigente - et celui d'une ville sicilienne. Liparo,


d'autre part, rapp~lle celui de l'île Lipari.
Mais il reste à savoir pourquoi le poète grec aurait ainsi imaginé deux
rois de fantaisie. Schutter approuve sans réserve l'explication donnée
autrefois par Gronov : hoc excusandum est in persona mulierculae, ex male
tradito, male accepto rumore, memoria mata, ut fit, rem narrantis et perso-
nas, tempora, loca, acta facile confundentis. En d'autres termes, le poète
grec aurait voulu faire rire aux dépens de la jeune femme, qui se lance
dans un développement historique au-dessus de sa portée. Et Buck préci-
se: «si. .. le passage vient bien de l'original, il n'y a qu'une interprétation
possible de sa reprise dans la comédie latine, c'était suffisamment invrai-
semblable pour être amusant, et c'est pourquoi Plaute l'a utilisé> 24 •
L'explication de Gronov et de Buck est simple, et fort élégante. Elle
implique que le poète grec a jugé suffisamment plaisante une liste de rois
imaginaires - non, toutefois, totalement imaginaire, puisque Agathocle et
Hiéron sont deux princes authentiques, et que le second était le maître de
Syracuse à la date où la comédie grecque fut écrite. Pour cela, il faut,
sans doute, que ces deux noms de fantaisie présentent un sens pour des
spectateurs siciliens.
Le premier, celui de Phintias, n'est pas totalement imaginaire. Déjà
Schutter fait observer que c'est celui d'un tyran d'Agrigente, contempo-
rain, précisement, de la période qui s'étend entre la mort d'Agathocle et
l'avènement d'Hiéron 25 • Ce tyran d'Agrigente fut contemporain d'Hicétas,
et remporta l'avantage sur celui-ci jusqu'au moment où, les Carthaginois
intervenant, il subit une cuisante défaite 26 • La vieille rivalité entre Syracu-
se et Agrigente, à laquelle, nous l'avons vu, faisait déjà allusion Diphile,
prit, cette année-là, une tournure particulièrement grave. Dire, par consé-
quent, qu'à la mort d'Agathocle, Syracuse fut gouvernée par Phintias est,
sans aucun doute, un trait satirique, plutôt que vraiment comique. Mais,
pour le goûter, il faut que les spectateurs de la comédie aient été, suffi-
samment informés de la politique syracusaine en ce début du IIIe siècle.
Mais alors, si l'on accepte cette hypothèse, il faut aussi que le nom de
Liparo, qui vient après celui de Phintias, évoque, non plus Hicétas (le suc-
cesseur direct d' Agathocle) mais Pyrrhos, ou Thoinon, ou Sosistratos, ou
tous les trois ensemble.
Le nom de Pyrrhos peut être sans doute éliminé a priori, car Pyrrhos

24 C. Buck, A chronology of the plays of Plautus, Baltimore 1940, p. 72-73.


25 Loc. cit.
2• Diod. Sic. XXII 4, 5.
8CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE SICILIENNE 279

ne fut jamais tyran de Syracuse, même s'il fut, un moment, roi de Sicile 27 •
Restent Thoinon et Sosistratos. Car le nom de Liparo est inconnu de l'his-
toire sicilienne.
En face de cette difficulté, le plus simple est sans doute d'imaginer
un texte, remontant à la comédie grecque originale, où les noms litigieux,
ceux de Phintias et de Liparo, prenaient un sens acceptable, mais tel que
Plaute ait pu s'y méprendre - en d'autres termes, il est tentant de suppo-
ser que Plaute, en présence d'un texte parfaitement intelligible, a commis
une bévue de traduction, dont il est seul responsable.
Le verbe dont se sert Plaute pour indiquer la succession est tradidit, à
quoi devait (ou pouvait) répondre dans le texte original grec une expres-
sion comme Jta.p600>1C6V. Nous aurions alors une proposition analogue à
celle-ci, wro8avci>vrlJv JWÂ.lvcl>lv8iQ.mpt&o1eev, dans laquelle, nous le
voyons aussitôt, deux sens peuvent être discernés : « Agathocle, en mou-
rant, laissa la cité à Phintias », et «Agathocle, en mourant, livra la cité à
Phintias». Et c'était évidemment le second sens que le poète grec enten-
dait suggérer: Agathocle, en mourant, avait laissé la cité dans une situa-
tion politique si grave que peu s'en fallut que l'ennemi agrigentin ne s'en
emparât. Des spectateurs instruits de l'histoire de la ville ne pouvaient s'y
tromper. Plaute, toutefois, était bien excusable, étant donné les innombra-
bles révolutions qui avaient eu lieu à Syracuse près d'un siècle plus tôt, de
ne pas se rappeler exactement quel avait été le successeur d'Agathocle.
Mais le nom de Liparo? Remarquons d'abord que, dans le vers de
Plaute, qui est un septénaire trochaïque, le mot se présente comme un
anapeste. Il doit avoir la forme: Atmlp(i)v. Deux possibilités s'offrent
alors : ou bien le nom est formé sur celui de l'île Aumpa, ou bien il peut
avoir été confondu avec le génitif pluriel de l'adjectif Â.l,mpoç.Et cela sug-
gere, dans l'original, une phrase qui eût été à peu près celle-ci:
'Aya8otlfjç tTJVJWÂ.lV cbto8avci>v cl>lv8iQ.
µtv mpt&o1C6V, &Jœl'ta6è Â.lJtaP<Ï>V
tyéve-ro.
C'est à dire: après le temps d'Hicétas - et aussi des attaques de Phin-
tias, qui mourut vers cette époque 21 , la cité «vint au pouvoir des bril-
lants>, donc, des oligarques. L'expression peut bien désigner Sosistratos,
petit-fils du premier Sosistratos, chef des oligarques syracusains quelques
années auparavant. Sosistratos le jeune avait succédé à Phintias comme
maître d'Agrigente, vers 280. Puis, à l'appel des aristocrates syracusains,
en lutte contre Thoinon, il s'était emparé de presque toute la ville,

27 V. P. Lévêque, Pyrrhos, p. 460 et. suiv.


21 Dio. Sic. loc. cit.
280 ROME, LA LITI'~RATURE ET L'HISTOIRE

contraignant celui-ci à demeurer dans l'île. Devant la menace des Cartha-


ginois, Thoinon et Sosistratos firent appel à Pyrrhos. Mais Thoinon ne
tarda pas à être exécuté par ordre du roi, et Sosistratos dut quitter Syra-
cuse 29, bientôt, d'ailleurs, suivi par Pyrrhos.
Entre le départ de Pyrrhos et la prise du pouvoir par Hiéron, nous ne
savons quel parti se trouva au pouvoir. Mais il est à penser que, Sosistra-
tos revenu à Agrigente et Thoinon disparu, le parti aristocratique demeu-
ra le maître, s'il est vrai que Hiéron, lorqu'il fut appelé à jouer le premier
rôle, comme stratège, commença par se concilier l'aristocratie (dont sa
naissance l'éloignait), en épousant Philistis, la fille de Leptines, le plus
important parmi les représentants de la noblesse 30 •
Quoi qu'il en soit de ces événements, qui sont, en eux-mêmes, assez
mal attestés, il est certain que le texte de la comédie adaptée par Plaute
ne peut avoir été écrit que par un poête fort au courant de la récente
histoire syracusaine. On croira même, avec vraisemblance, que cette
comédie fut représentée à Syracuse même, sous le règne d'Hiéron II, et,
nous l'avons dit, en un moment où la ville était coupée du monde puni-
que. Si l'on excepte les tout premiers temps du règne de Hiéron, pendant
lesquels exista un état de guerre entre Syracuse et Carthage, on admettra
que la pièce dont Plaute s'est inspiré fut écrite après l'été de 264, c'est-
à-dire après l'arrivée des Romains en Sicile et, bientôt, leur alliance avec
Hiéron.
Mais, à ce moment, la plupart des poètes comiques grecs ont disparu.
Philémon est sur le point de mourir, très âgé, au Pirée. Il est peu vraisem-
blable que ce poête, presque centenaire, ait écrit une comédie « sicilien-
ne». Un seul nom, parmi les auteurs dont nous savons qu'ils ont fourni
des modèles à Plaute, demeure possible, celui de Poseidippos. A la vérité,
son nom a déjà été proposé comme l'auteur possible de l'original des
Ménechmes - l'une des très rares comédies où l'on rencontre un cuisiner
esclave -. Mais cet argument, traditionnel, a été contesté 31 • L'analyse des
vers relatifs à la suite des maîtres de Syracuse entre Agathocle et Hié-
ron II apporte une confirmation inattendue, et indépendante, à l'hypothè-
se contestée. Et il apparaît surtout que, ni dans les Ménechmes, ni dans le
Rudens, les allusions à l'histoire politique de la Sicile ne proviennent de

V. Plut. Py"hos 23; Den. Hal. XX 8, 4. Le départ de Sosistratos date du


29

temps de Pyrrhos.
30 Pol. I 9, 1 et suiv.
31 Par Webster, op. cit. Cfr. ci-dessus, p. 261 et suiv.
~CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE SICILIBNNB 281

Plaute lui-même; elles remontent chaque fois à l'original, où elles s'expli-


quent naturellement. Dans le Rudens, le vers où se trouve mentionnée
Agrigente peut avoir été négligé par Plaute, qui l'a laissé, comme il le
trouvait, sans se soucier des intentions de Diphile. Il n'en va pas de même
pour le passage des Ménechmes, où le poète romain a introduit, dans sa
traduction, un contre-sens qui en dénature totalement la signification. Il y
a tout lieu de penser qu'il ne s'est pas attaché à celle-ci - qui, chez Posei-
dippos, était chargée d'une intention satirique et en même temps favora-
ble au régime tyrannique ressuscité par Hiéron, devenue incompréhensi-
ble à un Romain. Et Plaute n'a pas cru bon, si l'idée l'en a effleuré, ce qui
est bien improbable, de vérifier si la succession des dynastes ainsi intro-
duite dans sa comédie était conforme à la vérité. Les noms grecs qu'il
lisait ou croyait lire dans son modèle étaient plausibles - le souvenir de
l'île de Lipara servait de garant au plus étrange des deux, n'était-ce pas
assez pour assurer la vraisemblance?

19
ANALYSE DU TRINUMMUS ET LES DÉBUTS
DE LA PlilLOSOPHIE À ROME?

Il n'est pas rare de rencontrer, dans le théâtre de Plaute, des dialo-


gues ou des cantica où se trouvent posés des problèmes moraux, et l'on
peut se demander dans quelle mesure les thèses soutenues sont celles du
poète romain. On ne saurait penser que celui-ci ait fait autre chose que de
reprendre, peut-être en les modifiant, les développements que lui fournis-
saient ses modèles grecs, mais il est important qu'il ne les ait pas suppri-
més. Et, pour cette raison, son théâtre constitue un véritable intermédiai-
re entre la pensée des philosophes hellénistiques et le public romain.
Avant la venue des philosophes athéniens et l'ambassade de 155 av.
J.C., avant, même, les premiers «missionaires» épicuriens, qui avaient
précédé Carnéade peut-être d'une quinzaine d'années, la comédie de
Plaute avait commencé de familiariser les Romains avec les grands cou-
rants de la spéculation morale au temps de Ménandre, de Philémon ou de
Diphile.
Plaute, à cet égard, n'était pas un novateur; il est certain que, depuis
le début d'un théâtre latin, vers le milieu du IIIe siècle, les maximes des
philosophes avaient commencé de s'introduire à Rome; on peut même
penser que, dès la fin du IV• siècle avant notre ère, au temps d' Appius
Claudius l'Aveugle, les œuvres scéniques si populaires en Grande Grèce
avaient exercé une influence non négligeable sur la formation de la pre-
mière littérature morale romaine'. Mais, en prenant systématiquement
pour modèles les comédies écrites à Athènes pendant les dernières années
du IV• siècle et la première moitié du Ille, Plaute se trouvait transporter,
qu'il en fût conscient ou non, tout un univers spirituel dans un milieu
nouveau, préparé par sa structure même, à se l'assimiler.

1Sur une influence possible de Philémon sur Appius Claudius, v. F. Marx,


Appius Claudius und Philemon, in Zeitschr. f. ôsterr. Gymn., 1897, p. 218 et suiv.
284 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

L'étude des rapports entre la comédie nouvelle et la philosophie


contemporaine a été tentée, avec succès, dans des ouvrages récents 2 • Il y
a là une voie de recherche qui peut se révéler féconde. Nous voudrions
aujourd'hui essayer d'analyser le contenu philosophique du Trinummus,
l'une des comédies de Plaute où, précisément, les préoccupations philoso-
phiques se traduisent par des discussions longues et répétées, et sont inti-
mement mêlées à la structure même de l'intrigue: c'est parce que le jeu-
ne Lysitélès s'est fait une certaine conception de l'amitié qu'il veut épou-
ser « sans dot» la sœur de Lesbonicus, que ses débauches inconsidérées
ont ruiné; c'est en vertu de la même philosophie qu'il plaide auprès de
son père, Philton, la cause du jeune homme, et qu'il engage avec Philton
un véritable dialogue sur la générosité et la pitié. De même, Philton a ses
propres idées sur la vertu, sur le rôle de la richesse et sa véritable valeur.
Tous, et aussi Lesbonicus, agissent d'après l'idée qu'ils se font du devoir
d'un homme libre, du compte qu'il doit tenir des autres citoyens et de
l'opinion publique, des considérations qu'il doit faire passer avant la
crainte du qu'en-dira-t-on.
Nous savons, par Plaute lui-même, que le Trinummus est imité du
Trésor de Philémon 3• Si nous voulons déterminer avec quelque précision
les influences philosophiques qui ont pu s'exercer sur celui-ci, au moment
où il composa sa pièce, il est nécessaire de nous interroger sur la date de
celle-ci. En effet, la première victoire du poète se situe aux grandes Dio-
nysies de 327 av. J.C. 4 ; d'autre part, Philémon mourut centenaire en 264
ou 263 av. J.C., et nous savons qu'il n'avait pas encore renoncé à écrire
des comédies 5 • Sa vie se déroula donc pendant la période de la plus gran-
de activité de la philosophie à Athènes; il put assister, en particulier, à la
fondation de l'école du Jardin et à l'enseignement de Zénon. Nous ver-
rons que, pour interpréter la morale soutenue par Philton, il importe
beaucoup de savoir si le Trésor fut composé avant ou après les débuts de
Zénon à Athènes, et, plus encore, assez tard pour que le stoïcisme ait pu
déjà acquérir quelque importance parmi les doctrines en vogue.
Aussi, le premier problème que nous essaierons de résoudre sera-t-il
celui de la date à laquelle fut, vraisemblablement, composé le Trésor de
Philémon.

2Barigazzi Lo. formazione spirituale di Menandro, Turin 1969.


l Trinummus, v. 18.
4 Marbre de Paros; v. M. N. Tod, A selection of Greek historical inscriptions, II,

Oxford 1948, 310.


5 Suidas, Philémon 2; Plutarque, Moralia 785 b; Apulée, Florides XVI, 7 et
suiv.
ANALYSB DU TRINUMMUS 285

*
* *

Une première indication est fournie par un mot de Mégaronide, se


plaignant de l'indiscrétion des bavards, colporteurs de nouvelles, vraies
ou fausses : «ils savent, dit Mégaronide, ce que le roi a dit aux oreilles de
la reine» 6 • Ce qui implique que, au temps où fut composée la pièce, il y
avait, à Athènes, un roi et une reine. Ce qui revient à dire que le Trésor
date d'une des périodes où Démétrios Poliorcète était roi dans Athènes.
Nous savons qu'il y en eut deux: la première entre 307 et 301, la seconde
entre 294 et 287. Laquelle choisir?
Nous sommes tirés de l'indécision par une autre allusion, déjà inter-
prétée, depuis longtemps, par les commentateurs modernes. Le père de
Lesbonicus, le vieux Charmidès, est parti faire fortune à Séleucie 7 , et les
commentateurs s'accordent à penser qu'il s'agit de Séleucie de Cilicie, et
non de Séleucie du Tigre•. Séleucie de Cilicie ne fut fondée qu'après la
bataiÎle d'Ipsos (301), et, plus précisément, après que la Cilicie attribuée
d'abord à Pleistarchos, puis enlevée à celui-ci par Démétrios, fut toi;nbée
entre les mains de Séleucos, tandis que Démétrios, à partir de 296, était
entièrement occupé par sa tentative de reprendre Athènes 9 • Ce qui nous
donne, pour la comédie, un terminus post quem, et nous invite à choisir,
pour la date de sa composition, une année située pendant la seconde des
deux périodes possibles, c'est-à-dire entre 294 et 287. Nous savons que,
une fois installé en Cilicie, Séleucos poursuivit ses campagnes, pour
reconstituer les possessions orientales d'Alexandre, et qu'il procéda, jus-
qu'à la fin de son règne, à l'enrôlement de nombreux mercenaires 1°.Il ei.l
donc naturel que le jeune Lesbonicus, et son esclave Stasime, songent,
une fois qu'ils auront perdu leur dernière ressource, le champ qui les fait
vivre, et qui doit constituer la dot de la sœur, à se rendre en Cilicie pour
s'enrôler 11 - en Cilicie ou en Asie; c'est-à-dire, précisément, dans les deux
régions où Séleucos est en train de rassembler des forces considérables.
Une autre indication, enfin, qui semble avoir échappé aux modernes,

•v.207.
7 v. 112.
• Webster, Studies in later Gruk Comedy, Manchester 1953, p. 126.
9 A. Bouchê-Leclerq, Histoire des Séleucides, I, p. 37.
• 0 V. notre article sur le Miles gloriosus et la vieillesse de Philémon, ci-dessous,

p. 315-328 et suiv.
11 V. 599.
286 ROME, LA LIITÉRATURE ET L'HISTOIRE

confirme et précise le raisonnement précédent. Stasime, vers la fin de la


comédie, rentre, on le sait, du forum, où il a essayé vainement de se faire
rembourser un prêt qu'il avait consenti; il s'emporte contre les «mœurs
actuelles», et le triste état de la morale publique. Il en donne, entre autres
exemples, le fait que l'on se croit aujourd'hui autorisé par la coutume à
«jeter son bouclier et à fuir l'ennemi» 12• Certes, une pareille chose se
comprendrait mal à Rome, dans la cité victorieuse d'Hannibal, victorieu-
se aussi en Orient, si l'on pense, comme cela est le plus vraisemblable,
que la pièce de Plaute fut composée vers 188 13• En revanche, elle convient
à merveille à la pièce athénienne, et, par une rencontre qui ne saurait être
fortuite, aux années mêmes vers lesquelles nous sommes amenés par les
indices que nous avons énumérés.
On se souvient en effet que dans l'Epidicus le jeune Stratippoclès a
abandonné ses armes sur le champ de bataille pour se sauver plus vite; et
nous savons d'autre part que cette campagne fut l'une des deux que mena
contre Thèbes Démétrie>s Poliorcète en 293 et 291 av. J.C. 14 • Nous avons
donc toutes chances de ne pas nous tromper si nous assignons la compo-
sition du Trésor à l'année 292, environ, et, au plus tard, l'année 290. Et
cette date trouve une confirmation indirecte dans le fait qu'au moment
considéré le Pirée était encore accessible 15, ce qui n'était plus le cas dès
288.
Telles sont les raisons qui nous permettent de penser que la pièce de
Philémon fut composée alors que le poète avait environ 70 ans et que,
autour de lui, dans Athènes, les principales écoles philosophiques étaient
toutes constituées et affirmées.
On sait que Théophraste avait succédé depuis 322 à Aristote et que,
depuis cette date, il dirigeait le Lycée; il ne devait mourir qu'en 287, donc
cinq ans, environ, après la composition du Trésor. A la tête de l'Académie,
se trouvait Polémon qui, depuis 314 environ, avait pris la place de Xéno-
crate, dont il était le disciple, le continuateur et aussi, sur bien des points,
l'imitateur 16• Polémon devait mourir en 270, l'année même où disparais-
sait Epicure, dont l'école avait été ouverte, à Athènes, on le sait, en 307 ou
306. Enfin, le fondateur du stoïcisme, Zénon, présent à Athènes depuis

12 v. 1034: scuta iacere fugereque hostis more habent licentiam.


13 K. H. E. Schutter, Quibus annis comoediae plautinae primum actae sint quae-
ritur, Groningue 1952.
1• Epidicus, v. 29 et suiv.
15 V. 1103.
16 Sur Polémon, v. K. von Fritz, in R. E., XXI, p. 2524 et suiv.
ANALYSB DU TRINUMMUS 287

312, donnait un enseignement public depuis une date que nous ne pou-
vons fixer avec certitude, mais qui était certainement voisine de 300 av.
J.C. 17 • Une dizaine d'années plus tard, Zénon et le stoïcisme ne pouvaient
plus apparaître comme des nouveaux-venus dans le monde des philoso-
phes athéniens.
C'est à l'intérieur de ce milieu spirituel qu'il convient de replacer les
thèses morales présentées et soutenues par les personnages du Trinum-
mus.

*
* *

Trois, parmi les héros de la pièce, sont chargés d'exprimer des thèses
philosophiques: le jeune Lysitélès, son père Philton et, nous l'avons dit,
Lesbonicus, le jeune débauché. Et ces trois thèses sont différentes entre
elles. La philosophie de Philton et celle de son fils Lysitélès s'opposent
même assez vivement.
L'un des propos les plus étonnants tenus par Philton est sa condam-
nation absolue de la pitié; sa forme même est paradoxale et choquante :
«c'est rendre une mauvais service à un mendiant que de lui donner de
quoi manger ou de quoi boire. Ce qu'on lui donne est du bien perdu et
cela ne fait que prolonger sa vie de misère> 11 •
On reconnait ici et la pensée et l'expression volontairement agressive
des premiers stoïciens. Nous savons que Zénon considérait la pitié comme
une «maladie de l'âme» 19 ; nous savons aussi qu'à ses yeux - ou du moins
ceux de ses disciples directs, mais la pensée du maître était certainement
la même, sur ce point essentiel - le «sot> ne pouvait tirer aucun bon parti
de ce qu'on lui donnait, qu'il était voué à une existence de malheur et au
besoin perpétuel 20 •
A ce point de vue stolcien, adopté par Philton, Lysitélès oppose une
morale toute différente : «grâce aux dieux, à mon père, à nos ancêtres et
à toi-même, nous possédons beaucoup de biens acquis honnêtement,

11 V. Fergusson, Hellenistic Athen.s, p. 128, qui rapproche le début de l'enseigne•


ment de Zénon et la réforme de l'éphébie en 301.
11 v. 339: de mendico male meretur qui ei dat quod edit aut bibat; nam et illud

quod dal perdit et illi prodit uitam ad miseriam.


•• Lactance, lnst. diu. Ill, 23; cf. Cicéron, Pro Murena 61.
20 Par ex. SVF Ill, n. 593 : tôv 6à q,aÛÀOv toùvuvn6v JŒVT1-ca, trov &içto IW)\)t&îv
..,.,µ6,v ffl8Pf1Jl8VOV ...
288 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

assez pour que, si tu rends service à un ami, tu ne te repentes pas de


l'avoir fait, mais plutôt tu te repentes si tu ne le fais pas» 21 • Cette attitude
est celle des péripatéticiens; elle se rencontre aussi bien dans l'Ethique à
Nicomaque 22 que dans ce que nous pouvons entrevoir du traité de la
richesse, composé par Théophraste, et aujourd'hui perdu 23 : la fonction
de la richesse doit être en effet de gagner des amitiés, d'étendre l'influen-
ce sociale de qui la possède, et il est nécessaire d'en user de la sorte, sans
trop regarder aux mérites de qui recevra le bienfait, sous peine de passer
aux yeux de tous pour un avare, indigne des présents de la Fortune.
Dans la même discussion avec Lysitélès, Philton dit à celui-ci, pour
rejeter sur Lesbonicus la responsabilité de la triste situation où s'est mis
le jeune homme: «le sage est lui-même l'artisan de sa propre fortune» 24 •
Or, ce sont là des mots typiquement stoïciens. La doctrine du Portique
nous dit en effet que le sage est «artisan de vie», comme le médecin est
artisan de santé 25 , et Sénèque reprend la même formule dans son traité
sur le bonheur 26 •
Ce qui permet à Lysitélès de répondre que l'habileté de l'artisan
demande un long apprentissage, que la réussite est l'œuvre de toute une
vie. Et ces paroles s'accordent avec l'enseignement d'Aristote, dans les
dernières pages de l'Ethique à Nicomaque: il est nécessaire pour former
des hommes vertueux, de dispenser aux jeunes gens une éducation libéra-
le, de les entraîner à la pratique des bonnes actions, ce qui ne va pas sans
une action continue du législateur et du philosophe 27• Au contraire, les
stoïciens pensaient que l'âme, dès sa naissance, possédait la vision claire
du bien et du mal, que la vertu était donné, en puissance, par la nature
même. D'où l'objection de Philton à son fils: «ce n'est point à force de
temps, mais par un don naturel que l'on acquiert la sagesse» 28 • Nous
entendons là les échos d'une vieille aporie socratique sur la question de
savoir si la vertu peut, ou non, faire l'objet d'un enseignement.
Mais Philton est plus précis encore. Donnant des conseils à son fils, il

21 v. 346-348.
22 VIII, 1, 1.
u Cicéron,, De off. II, 56.
24 V. 364.

2s SVF II, n. 216.

26 De uita beata 8, 3.
27 Eth. à Nicom. X, 9, 7 et suiv.; 1, 9; Il, 1. V. aussi P. Aubenque, La prudence

chez Aristote, Paris 1963, p. 60: «c'est au fils de recommencer le pére et de devenir
vieillard à son tour».
21 v. 367: non aetate, uerum ingenio apiscitur sapientia.
ANAL YSB DU TRINUMMUS 289

l'invite à ne jamais se trouver satisfait de lui-même, mais à toujours s'in-


terroger, à faire sa propre critique 29 • Or, contrairement à l'idée aristotéli-
cienne que la vertu suprême consiste surtout dans l'acquisition et l'exerci-
ce des facultés les plus hautes de l'homme, c'est-à-dire, dans la contem-
plation intellectuelle du monde 30 , le stoïcisme, surtout en son début,
avant l'intellectualisme de Chrysippe, mettait l'accent sur l'ascèse. C'est
au disciple direct de Zénon, Ariston de Chio, que nous devons la plus
ancienne formulation de cette idée 3 1• L'acquisition du calme intérieur exi-
ge, dit-il, beaucoup d'ascèse, et de longs combats. Philton ne laisse pas de
nous renseigner sur les conditions de ce combat, livré entre la volonté et
l'impulsion naturelle - ce que Plaute appelle animus, et qui était, fort pro-
bablement appelé 6pµT)dans son modèle 32 •
Il manquerait au stoïcisme de Philton un élément essentiel - et nous
pourrions douter de l'hypothèse que nous essayons de démontrer - si le
vieillard se montrait attaché à ses richesses, comme pourraient le laisser
supposer les paroles par lesquelles il met en garde son fils contre l'entraî-
nement de la pitié. En fait, Philton ne tient nullement à ses richesses, il
est persuadé de leur caractère transitoire, et il le dit expressément à Les-
bonicus, lorsque, celui-ci se défend de pouvoir donner en mariage sa
sœur à Lysitélès sans lui assurer en même temps une dot convenable :
«Les dieux sont riches, c'est aux dieux que conviennent l'opulence et
l'abondance; nous autres, pauvres humains, dès que nous avons rendu le
souffle qui nous anime, aussitôt le mendiant et le plus grand richard
comptent pour le même chose, au bord l'Achéron» 33 •
Ce qui compte dit Philton, c'est d'être un homme de bien (optimus), et
de s'allier avec les gens de bien. Il est superflu de rappeler que telle est la
doctrine des stoïciens; il vaut mieux, sans doute, souligner que cette atti-
tude à l'égard des richesses, cette insistance à déclarer que le seul bien est
le bien moral, se trouvent déjà dans la doctrine de Xénocrate, qui avait
déjà conçu, semble-t-il, la théorie des indifférents 34 • Et cette doctrine était
également enseignée par Polémon, en même temps que par Zénon - le

29 v. 320 et suiv.
JO Par ex. Eth. à Nicom. I. 7, 15 et suiv.
31 SVF I, n. 370.
32 v. 305 et suiv.; sur la théorie stoicienne de 1'6pµi; déjà formulée par Zénon

lui-même, cf. SVF III, 40, etc.; cf. I, 14.


33 V. 490-494.
34 H. Dürrie, art. Xenokrates, R. E. IX A, p. 1526, renvoyant à R. Heinze, Xeno-
krates Leipzig 1892, fr. 76 et 77.
290 ROME, LA LITI'ÊRATURE ET L'HISTOIRE

premier se plaignant au second qu'il «entrât dans son jardin pour lui
dérober ses idées» 35 •
Dans cette perspective, le mot de Philton à Lesbonicus : homo ego
sum, homo tu es 36 prend toute sa valeur; il est déjà la formule de la justi-
ce - ce qu'il sera dans l'exégèse postérieure - de cette philanthropia qui
est l'une des espèces de la justice, et le résultat de la tendance naturelle
qui pousse les hommes à éprouver les uns envers les autres une sympa-
thie qui est le fondement même de toute la société. Mais ces notions, ainsi
liées les unes aux autres, sont caractéristiques du stoïcisme 37, même si
Zénon paraît devoir à Polémon la notion même de tendance «première en
nature» 38 •
En face de ce père, qui reprend les maximes austères de Zénon et de
Polémon, Lysitélès est, lui, tout imprégné de la morale péripatéticienne.
Dans la profession de foi qu'il prononce à son entrée en scène, il se livre à
une comparaison suivie entre deux genres de vie, celui de l'amoureux -
de rEpœn,coç (titre d'un traité de Théophraste) - celui de l'homme «ac-
tif» (/rugi), c'est à dire du «bon citoyen>, selon Aristote. Et cette vertu, à
laquelle il aspire, est définie en quelques mots : «les bons citoyens souhai-
tent la fortune, la confiance, la considération, la gloire, la popularité:1 39 •
Ce sont là presque les termes dont se sert Aristote pour évoquer le bon-
heur de l'homme d'action, qui se proposera comme fin d'obtenir les hon-
neurs dans sa cité 40 , et pour cela, ne dédaignera pas d'acquérir la riches-
se41.
Lysitélès possède aussi, à un très haut degré, une vertu aristotélicien-
ne, la pratique active de l'amitié. Nous avons vu que, en face de son père,
il soutenait la cause de celle-ci. Dans la longue scène entre Lesbonicus et
Lysitélès, le second donne la démontration de ces «amitiés de jeunes
gens» analysées par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque 42 • Apulée, dans
le jugement général qu'il porte _sur le théâtre de Philémon, n'a pas man-
qué de souligner que ses comédies contenaient des types d'amis fidèles
(solidalis opitulator) 43 • Le même trait se retrouve dans le Mercator, dont
l'original est aussi une pièce de Philémon.

l5 Diog. L. VII, 1, 25.


36 V. 447.
37 Formulation remontant à Zénon lui-même, SVF I, n. 197.
31 Cicéron, De fin. IV, 45.
39 V. 272-273.
40 Eth. à Nicom. 1, 5, 4; I, 8, 15.

41 lbid. IV, 2, 1 et suiv.


42 Ibid. VIII, 6 et suiv.
43 Florides, loc. cit.
ANAL YSB DU TRINUMMUS 291

On note souvent, enfin, que tous les personnages du Trinummus, sauf


Philton, sont fort sensibles au jugement de l'opinion : c'est au nom de
l'opinion que le vieux Mégaronide vient morigéner son ami Calliclès, c'est
pour la même raison que le même Mégaronide invente tout un stratagè-
me pour doter la jeune fille, sans choquer autrui et sans risque pour le
trésor caché, et c'est par souci de l'opinion publique (rumor) que Lesboni-
cus refuse de donner sa sœur sans dot à Lysitélès 44 • Or, on sait que le
mépris de l'opinion est, pour les disciples de l'Académie, comme pour les
stoïciens (et aussi les épicuriens) l'une des premières exigences d'une atti-
tude vraiment philosophique.
En revanche, la position d'Aristote est beaucoup plus nuancée: dans
son analyse du bonheur et des vertus, il tient le plus grand compte de
l'opinion commune, répétant que des idées généralement reçues, en ces
matières qui ne relèvent point de la science démontrable, ne sauraient
être totalement fausses 45 • Lorsqu'il définit la générosité et la magnanimi-
té, il se préoccupe avant toute de l'impression produite par ces vertus sur
les autres, et non de la valeur, en soi, des actes qu'elles suggèrent 46 • On se
rappellera aussi qu'il reconnaît au «peuple» rassemblé une réelle compé-
tence sur les problèmes politiques généraux 47 •
Ainsi, il semble évident que, dans le Trésor, Philémon a mis en pré-
sence deux grandes «options> philosophiques: celle de Philton, vieillard
austère mais bienveillant, soucieux de se ménager la sympathie de son
fils, autant qu'un pére de Térence, et celle qui est commune aux jeunes
gens, Lysitélès et Lesbonicus. La première reflète les doctrines de Polé-
mon et de Zénon, qui ne sont pas encore totalement distinguées - comme
il est naturel en un temps où le stoïcisme n'a pas atteint l'importance qui
sera plus tard la sienne, et apparaît surtout comme «variante» du plato-
nisme contemporain. Le seconde reprend les thèses essentielles de l'aris-
totélisme, qui était la doctrine quasi officielle des éducateurs athéniens,
en ce début du III• siècle, et qui exprimait les aspirations traditionnelles
de la cité athénienne, avec son mélange original de démocratie et de hié-
rarchie aristocratique. Il est certain que les sympathies personnelles de
Philémon se portent vers Aristote et Théophraste. Il utilise l'austérité et le
dogmatisme un peu pédant de Zénon pour caractériser un personnage de

.. V. 639-640.
45 Par ex., Eth. à Nicom. I, 8, 7; cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aris-
tote, Paris 1962, p. 258.
46 Par ex., Eth. à Nicom. IV, 2; IV, 3, 1 et suiv.
41 Politique, III, 11; Aubenque, Prudence ... , p. 115 et n. 6.
292 ROMB, LA LITTQRATURB BT L'HISTOIRB

vieillard qui mettra en valeur la vertu plus aimable de son fils; la mauvai-
se humeur traditionnelle du senex prend une coloration nouvelle en s'ex-
primant dans le langage d'une philosophie qui se trouve monter au pre-
mier plan de l'actualité. Ce qui prouve, d'abord, que la comédie nouvelle
est loin de refuser celle-ci; elle est intimement mêlée aux spéculations et
aux problèmes de la vie intectuelle et morale contemporaines, et ne se
contente pas, comme on l'a trop répété, de se réfugier, à la différence de
la comédie ancienne, dans un monde imaginaire, romanesque, sans rien
de commun avec la cité. C'est toujours la cité et ses problèmes que l'on
retrouve. Mais cela entraine une conséquence importante, non plus pour
notre connaissance de l' Athènes hellénistique, mais pour la fonction
effectivement remplie par la comédie plautinienne dans la Rome du II•
siècle commençant.
Une comédie comme le Trinummus transportait dans la cité de Sei-
pion et de Caton les problèmes qui avaient été ceux d'Athènes au temps
du Poliorcète, alors que le législateur se préoccupait de régler l'éducation
des jeunes gens, et d'enrayer ce que l'on considérait comme le déclin des
mœurs - un thème dont il est abondamment question dans le Trinummus,
et qui vient, sans aucun doute, de Philémon. Il est important et significa-
tif pour nous que Plaute ait cru pouvoir accepter cette «problématique,
morale, donner raison au «bon jeune homme>, qui accepte d'épouser
sans dot, et par pure générosité, par l'effet de cette magnanimité vantée
d'Aristote, la sœur d'un ami victime de la débauche. Il nous fait assister,
dans le Trinummus, à la victoire de la générosité sur l'esprit d'économie,
si cher aux Romains de ce temps. La pièce ouvre déjà la voie à une mora·
le du convenable, qui n'est pas, alors, universellement acceptée. Certes,
Lysitélès affirme la valeur de la vertu, de la tempérance, de la maîtrise de
soi - ce qui pouvait plaire à Caton - mais il le fait au nom d'une philoso-
phie qui est bien différente de celle qui pouvait séduire le Censeur, une
philosophie de l'amitié, de la tolérance envers les fautes d'autrui, que
refusera, trois générations plus tard, son illustre descendant.
Ne pourrait-on croire que Plaute, en choisissant d'adapter le Trésor
de Philémon, a été précisément sensible à cette opposition, qui s'incar·
nait, en cette année 188 où, nous l'avons dit, doit se placer la composition
de la pièce latine, dans le contraste entre l'esprit de Caton et celui des
deux Scipions? Caton ignora la pitié, acharné à tirer des larmes à ses
ennemis 41 ; il lutta, comme veut le faire Philton, contre la brigue et les

41
Plutarque, Cato maior, 15, 3.
ANAL YSB DU TRINUMMUS 293

excès de l'ambition politique 49 , ainsi que contre la débauche; on le voit


condamner publiquement un jeune homme qui, comme Lesbonicus, a
vendu, pour satisfaire sa passion du plaisir, une terre qu'il tenait de ces
ancêtresso.
Et Caton, si l'on en croit Plutarque, n'était pas sans se donner quel-
que justification philosophique, s'il est vrai que, dans sa jeunesse, il ait été
sensible à l'enseignement du Tarentin Néarque, qui lui avait exposé un
platonisme austère, assez proche, semble-t-il, de ce que pouvait être la
doctrine de Polémon 51 •
Ainsi se réalisait la transposition à Rome des intentions qui avaient
été, un siècle plus tôt, celles de Philémon à Athènes. Deux voies sont
ouvertes à la vertu: d'un côté l'austérité de Caton, de l'autre la sociabilité,
l'affabilité de Scipion et de ses alliés, plus indulgents aux faiblesses
humaines, pratiquant entre eux un véritable culte de l'amitié. Plaute a-t-il
choisi? Le fait qu'il ait accepté la donnée de Philémon, et le sujet même
du Trésor, qui prend visiblement parti pour les adeptes de la seconde
voie, laisse à penser qu'il préfère, lui aussi, que la vertu ne présente pas
un visage trop rude. Nous sommes au tournant du siècle; déjà s'esquisse
au loin le monde de Térence, de Scipion Emilien et1 de Laelius. Plaute
nous apporte un témoignage précieux, en nous montrant que l'évolution
qui va transformer Rome est amorcée dès le temps des guerres d'Asie,
qu'elle ne fut pas, essentiellement, le résultat d'une décadence des mœurs
au contact des royaumes orientaux, mais, plus humainement, l'effet d'op-
tions nouvelles, dans le domaine de la philosophie et de la morale.

49
Id. ibid. 8, 5 et suiv.
50 Id. ibid. 8, 7.
51
Id. ibid. 2, 3.
LE MODÈLEET LA DATE DES CAPTWI DE PLAUTE

Dans l'ensemble du corpus plautinien, les Prisonniers présentent des


caractères qui rendent cette pièce sensiblement différente des autres.
L'auteur lui-même le souligne dans les derniers vers, que le «chef de
troupe> adresse aux spectateurs avant les applaudissements qui mettent
fin au spectacle : «spectateurs, cette pièce est un modèle de moralité. Elle
ne contient ni caresses impudiques, ni intrigue amoureuse, ni supposition
d'enfant, ni escroquerie d'argent; on n'y voit point un jeune amant
affranchir une courtisane à l'insu de son père. Les poètes n'inventent pas
souvent des comédies de ce genre, où les bons puissent apprendre à deve-
nir meilleurs> 1• Deux adulescentes, Philocrate et Philopolème, un esclave
qui n'en est pas un, puisqu'il se révèle de naissance libre, Tyndare, un
esclave véritable, Stalagme, mais que l'on ne voit qu'enchaîné, le carcan
au cou, un vieillard, Hégion, qui a des soucis plus graves et plus légitimes
que celui de défendre son argent et se propose, avec un courage et une
ténacité admirables, d'arracher son fils Philopolème à l'esclavage, aucun
de ces personnages n'est véritablement plaisant. Une seule figure comi-
que, celle du parasite Ergasile, qui regrette, parce que c'était un amphi-
tryon généreux, le jeune homme éloigné de sa patrie, et qui passe et
repasse sur le théâtre en quête d'un bon repas, sans faire réellement par-
tie de l'action. La pièce ne comporte aucun personnage féminin; l'amour,
ressort habituel des intrigues de la comédie nouvelle, est banni des Pri-
sonniers. A sa place, l'affection d'un père, désespéré de savoir que son fils
a été fait prisonnier dans la lointaine Élide, contre qui les Étoliens (dont il
est) se trouvent en guerre; le désespoir d'Hégion est d'autant plus pro-
fond que le malheur semble s'acharner contre sa descendance - n'a-t-il
pas perdu, il y a bien des années, un autre fils, qui n'avait alors que qua-
tre ans, et qui a disparu, enlevé par un esclave que l'on n'a jamais retrou•
vé? Pour sauver au moins celui qui lui reste, Hégion n'hésite pas à entre-

1 Captiui, 1029-1034 (trad. A. Ernout, Paris, Belles Lettres, 1933).


296 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

prendre un métier peu honorable, à se faire marchand d'esclaves, avec


l'espoir d'acquérir quelque prisonnier susceptible de servir de monnaie
d'échange, un noble éléen pour qui sa famille n'hésitera pas à consentir
de lourds sacrifices.
Les autres personnages sont dignes des sentiments d'Hégion. Le cou-
ple de prisonniers éléens achetés récemment par Hégion, le jeune Philo-
crate et son esclave Tyndare, n'a pas moins de noblesse. Tyndare est
moins un esclave qu'un ami; donné à Philocrate comme compagnon par
son père, alors que tous deux avaient environ quatre ans, il a grandi
auprès de lui, partagé ses jeux, puis ses études, sans que, jamais, «son
honneur ait souffert» 2• Aussi, maintenant, dans le malheur, n'a-t-il com-
me préoccupation que de sauver Philocrate; pour lui, il se sacrifiera, il se
substituera à son maître, et trouvera quelque moyen de l'envoyer en Élide
pour négocier le rachat. Mais, bien entendu, Tyndare ne compte pas que
le père de Philocrate consente jamais à verser une rançon suffisante pour
le libérer, trop heureux d'avoir, à bon compte, retrouvé son fils. Au
moment où cette ruse a été imaginée - il faut qu'elle l'ait été au plus tard
lorsque Hégion les a achetés tous les deux - Tyndare et Philocrate ne
savaient pas quelle était l'intention réelle de leur nouveau maître; l'au-
raient-ils connue qu'ils n'en auraient pas moins formé le projet de faire
évader Philocrate à tout prix, Philocrate pour qui l'esclavage est comme
une souillure apportée à son honneur d'homme libre 3• La tromperie à
laquelle ils recourent n'a rien de vil.
Ces intentions ne sauraient passer inaperçues. A de nombreuses re-
prises, le poète les souligne dans des discours moralisants : la guerre crée
des «accidents de fortune» imprévisibles, auxquels il convient de se sou-
mettre. La soumission au destin, c'est-à-dire, finalement, à un dieu «qui
entend et qui voit toutes nos actions» 4 adoucit le sort des esclaves. Mais
l'existence de ce dieu entraîne pour le maître l'obligation de bien traiter
les hommes sur qui il a plein pouvoir; car ce dieu est juste; si Hégion
maltraite ses, prisonniers, le dieu veillera à ce que Philopolème soit mal-
traité pareillement en Élide 5• Cela ne signifie pas qu'il y ait des récom-

2Ibid., 991 : nam is mecum a puero puer / bene pudiceque educatust usque ad
adulescentiam.
3 Ibid., 203 : at nos pudet, quia cum catenis sumus. Cf. 305 : me qui liber fue-

ram.
4 Ibid., 313: est profecto deus qui quae gerimus auditque et uidet. Sur le rôle

bienfaisant de la patience, v. 371-372: tute tibi tuopte ingenio prodes plurumum, /


cum seruitutem ita fers ut eam ferri decet.
5 Ibid., 313 et suiv.
LE MOD~LE ET LA DATE DES CAPTWI DE PLAUTE 297

penses ou des châtiments dans l'Au~delà. Tyndare le rappelle à Hégion:


«si ma vie est en danger, c'est tant pis pour toi. Après la mort, je n'ai rien
à redouter de mal ... »6 • La justice divin~ s'exerce dans la vie terrestre.
Cette théorie est bien connue; elle n'est pas sortie de l'imagination du
poète. Nous la trouvons chez les Stoïciens, qui admettent, d'une part, la
réalité du châtiment envoyé par les dieux 7, et, d'autre part, affirment que
ce châtiment est appliqué aux descendants du coupable, si celui-ci est
mort•. La combinaison de ces deux propositions ne se trouve que chez
eux. Ou bien, chez les épicuriens, l'action providentielle est niée, ou bien,
chez les platoniciens, le châtiment peut s'exercer jusque dans la mort. La
doctrine est affirmée depuis les mythes de Platon jusqu'à celui de Plutar-
que 9. Nous devons donc reconnaître que, dans les Captiui, Plaute «stoïci-
se», ce qui ne lui est pas habituel.
D'autres propositions morales sont exprimées dans la pièce, qui est
toute imprégnée de philosophie. Nous avons dit comment Hégion recom-
mande à ses prisonniers la patience: il est utile de supporter ce que l'on
ne peut empêcher - ce qui, rapproché des propositions précédentes, ne
saurait être considéré comme une simple maxime populaire, mais doit
être compris comme l'expression de la doctrine stoïcienne de la soumis-
sion à la divinité. On comprendra de même d'autres réflexions comme
«mon fils m'est cher, chacun aime les siens» (suus cuique est carus) 10, q1,1i
perd, à cette lumière, un peu de sa platitude. On pense à l'affection que la
nature inspire à chaque être envers sa progéniture, selon les stoïciens 11•
Un peu plus loin, Tyndare, menacé de mort par Hégion, qui vient de
découvrir sa ruse - ce qu'il appelle sa fourberie - répond avec l'héroïsme
du véritable sage stoïcien: «pourvu que je ne meure pas en criminel, peu
m'importe» 12 • Seul le mal moral est un mal véritable, et la mort pour une
bonne cause est «mémorable»u. Tyndare va plus loin et soutient que
«quiconque périt par vertu ne meurt pas». Certes, on peut considérer une

6 Ibid., 740-741: post mortem in morte nihil est quod metuam mali. li ne s'agit

pas évidemment d'un éventuel jugement post mortem dont le «juste> Tyndare n'au-
rait rien à redouter, mais d'une formule semblable à celles de Lucrèce et des épi-
curiens.
7 Par exemple Plutarque, De stoic. repugn., XXXV, p. 1050 e.

• Cicéron, De nat. deorum, III, 90.


9 De sera numinum uind. (mythe de Thespesios).

•°Captiui, 400.
11 Voir, par exemple, Cicéron, De fin., III, XIX, 62.

12 Captiui, 682 : dum ne ob malefacta peream, parui existumo.

13 Ibid., 683: at erit mi hoc factum mortuo memorabile.

20
298 ROME,LA LITIBRATUREET L'HISTOIRE

telle affirmation comme l'écho pur et simple des déclamations tradition-


nelles. Pourtant, rapprochée des précédentes, elle rappelle étrangement
la doctrine stoïcienne de la gloire, que «l'illustration qui survient après la
mort est un bien» 14• Cette gloire appartient exclusivement au bonus, et les
stoïciens répétaient qu'il était beau de «dépenser pour la gloire cette vie
que, de toute façon, nous devons à la nature» 15• Tyndare lui-même, sans
modestie, se considère comme un bonus 16, et il répète, à l'adresse du jeu-
ne Aristophonte, une maxime stoïcienne, que le «malheureux» éprouve
contre celui qui est plus favorisé que lui des sentiments d'envie 17 • Mais le
«sage» ne meurt pas, il disparaît seulement 18• Et la distinction établie
entre interire et perire, et dont se gausse Hégion, n'est autre que celle que
les stoïciens mettaient entre a1t08avsiv et q,8s~iv 19, c'est-à-dire «mourir»
et «être corruptible».
Tyndare possède même, des stoïciens, le goût pour la casuistique.
Hégion lui demande pourquoi il a menti. « Parce que, répond Tyndare, la
vérité eût été nuisible à celui que je voulais secourir; et, en fait, mon men-
songe lui est utile» 20 • De même, les stoïciens accordaient aux sages le
droit de recourir au mensonge lorsque la fin qu'ils se proposaient était
préférable au résultat qu'ils auraient obtenu en disant la vérité 2 1• Et Quin-
tilien, qui reproduit cette thèse, ajoute une précision qui éclaire la répli-
que de Tyndare, et la situation même dans laquelle se trouve celui-ci: «ce
que l'on reproche justement aux esclaves doit être loué chez le sage».
Tyndare, l'esclave, se hausse, par sa vertu, jusqu'à la qualité de sage. Il
échappe, par là, aux valeurs vulgaires - celles qui forment le monde

14 Sénèque, Ad Luc., 102, 3.


15 Par exemple Commenta Lucani, Il, 240 {Us., p. 66) ""S. V.F., III, n° 162.
16 Captiui, 584 : est miserorum ut maleuolentes sint atque inuideant bonis. Nous

comprenons bonis comme un masculin et non comme un neutre (objet commun de


maleuolentes et inuideant).
17 V. note précédente. Pour l'idée, cf. Plutarque, De stoic. repugn., XXV, p. 1046

b : ta»T(1ôèuvvex,tç ~ bnxa,pBKO.Kia yivetru, twre,vovç {JovÀ.oµévwv


elV<JJ &,à
totlç 1Ll17mov
tàç oµoiaç alt{aç.
11 Captiui, 690: qui per uirtutem perit at non interit.
19 Par exemple Plutarque, De comm. not., XXXI, p. 1075 a: 9v17tàv elV<JJ tàv
tJ.v()pw1tov,ov 6v,,tàv ôè tOV6eov d.U.à,p{Joptov . ..
°
2 Captiui, 705 : quia uera obessent illi, cui operam dabam. Nunc falsa prosunt.
21 Quintilien, lnst. orat., XII, 1, 38 : ac primum concedant mihi omnes oportet,

quod Stoicorum quoque asperrimi confitentur, facturum aliquando uirum bonum ut


mendacium dicat . .. nedum si ab homine occidendo grassator auertendus sit aut
hostis pro salute patriae fallendus, ut quod alias in seruis quoque reprehendendum
est, sit alias in ipso sapiente laudandum.
LB MODèLB BT LA DA.TBDBS CAPTIV/ DB PLA.UTB 299

d'Hégion - et se meut dans un autre univers. C'est à ce titre qu'il peut,


sous le coup d'une menace effroyable, sachant qu'il risque les pires sup-
plices, se livrer à une véritable schola, une conférence en rêgle pour
démontrer à quel point la conduite d'Hégion est déraisonnable, puisqu'il
voudrait qu'un seul jour eût effacé les liens qui unissent depuis leur
enfance Tyndare et Philocrate 22 : s'il est vrai que la colêre est provoquée
par le sentiment d'une injustice que l'on a subie, cette colêre doit tomber
une fois que l'on a compris le caractêre illusoire de la prétendue injusti-
ce : Tyndare est en réalité placé devant un conflit de devoirs, et il choisit
celui qui doit l'emporter sur l'autre, la fidélité à son premier maître. Le
critère sur lequel il s'appuie est celui de la nature; il est plus «naturel>
que Tyndare se dévoue à son premier maître, plutôt qu'à celui qu'il ne
connaît pas encore. Et ce critère est stoicien 23 •
Assurément, toute cette atmosphêre philosophique, singulièrement
cohérente, n'est pas introduite par Plaute lui-même; elle lui vient de son
modèle et transparaît seulement à travers l'adaptation latine. Mais cela ne
laisse pas de poser une question: pourquoi le poète romain s'est-il inté-
ressé à une piêce aussi peu conforme à ses goûts habituels - et aussi, l'on
peut se demander pourquoi, dans quel but, sous quelle influence, un poè-
te grec avait composé une comédie aussi peu «comique», et qui est plutôt
une piêce à thèse qu'un divertissement susceptible de faire rire, ou souri-
re, un public.

*
* *

Mais, avant de répondre à cette double question, il convient sans dou-


te de chercher quelque indice objectif qui permette d'entrevoir l'époque à
laquelle fut composé l'original des Prisonniers. A vrai dire, le sujet même
se réfère à une conjoncture politique bien déterminée, sur laquelle les
commentateurs modernes ont depuis longtemps attiré l'attention. Les
deux jeunes gens faits prisonniers, Philocrate (avec Tyndare) et, d'autre
part, Philopolème, participaient à une guerre qui opposait les Étoliens et
les ~léens. Cette guerre est encore en cours au début de l'action. Mais, au
moment de la péripétie, nous voyons que Philocrate revient d'Élide sur

u Captiui, 715 et suiv.


2J Cf. Cicéron, De leg., l, XVII, 46: certe honesta quoque et turpia simili ratione
diiudicanda et ad naturam referenda sunt.
300 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

un bateau de la marine d'État 24 , en même temps que l'esclave fugitif Sta-


lagme, renvoyé sous bonne garde dans son pays d'origine. Cela ne peut
signifier qu'une chose, que la paix, ou du moins un armistice impliquant
la livraison des transfuges, vient d'être conclu entre les deux pays. Si la
situation n'est pas purement imaginaire, il faut chercher si, dans l'histoi-
re connue de l'Étolie et de l'Élide, il existe un épisode analogue.
A première vue, rien ne semble avoir pu provoquer un conflit armé
entre deux pays sans frontière commune et dont les intérêts concernent
des régions que séparent de grandes distances. Il est cependant une pério-
de où Étoliens et Éléens, malgré tout, eurent entre eux des rapports
directs. On pensera évidemment à celle qui vit l'apogée de la puissance
étolienne, lorsque la Ligue sortit victorieuse de la lutte contre les Galates,
après avoir sauvé Delphes, et étendit son influence dans toute la Grèce
continentale, et même dans les Iles 25 • Avant ce moment, c'est-à-dire 279
av. J.C., la Ligue étolienne ne constitue pas une puissance appréciable
dans le jeu diplomatique des cités grecques. Et c'est bien à la Ligue éto-
lienne que pense l'auteur de la comédie dont s'est inspiré Plaute. En effet,
lorsque Hégion veut envoyer le faux Philocrate dans sa patrie, il va
demander un laisser-passer au praetor 26 • Or, praetor est la traduction lati-
ne du terme de strategos, qui désigne le plus haut magistrat de la
Ligue 27 •
Or, l'histoire des rapports entre la Ligue étolienne et l'Élide, si elle ne
nous est point parfaitement connue, se laisse pourtant au moins entre-
voir. Nous savons, par Polybe, que les deux cités étaient alliées 28 , et le
restèrent longtemps. Mais cette alliance n'avait pas toujours existé. Plu-
tarque nous a conservé le souvenir d'un temps où des troupes étoliennes
opérèrent en Élide, lorsque les Éléens bannis par le tyran Aristotimos
obtï'rr:rent l'appui de la Ligue pour rentrer dans leur pays, en renversant
celui qui les en avait chassés 29 • L'épisode semble se placer vers 271, en

24Captiui, 814: in publica celoce. Nous ne savons s'il s'agit d'un navire étolien
ou éléen; plus probablement étolien.
25 Cf. R. Flacelière, Les Aitoliens à Delphes, Paris, 1937.
26 Captiui, 450: eadem opera a praetore sumam syngraphum. Il est certain qu'il

ne s'agit pas du «général» commandant les opérations sur le terrain, puisque nous
sommes en ville. Hégion ne peut faire allusion qu'au «président>, au chef suprême
de la Ligue, qui a ses bureaux dans la capitale.
27 Par exemple Tite-Live, XXXVIII, 4, 6, etc.

21 Polybe, IV, 5, 4.
29 Plutarque, De uirt. mul., 250 f. et suiv.; 251 c; 252 a. Sur cet épisode, v.

R. Flacelière, op. cit., p. 194.


LE MODÈLE ET LA DATE DES CAPTJVI DE PLAUTE 301

tout cas, après la mort de Pyrrhos. Les bannis et leurs amis étoliens
furent aidés par des conjurés qui, A l'intérieur, réussirent à assassiner
Aristotimos. On doit supposer que les opérations militaires entre les deux
États avaient été effectivement engagées, et que la mort d'Aristotimos les
interrompit. Telle serait la situation à laquelle se réfère l'auteur de la
comédie: une guerre entre deux cités aussi lointaines, et l'arrêt brusque
des hostilités, la restitution des transfuges, à la suite d'un coup de théâ-
tre30.
Cette date, si on l'admet, entraîne une conséquence: l'original des
Captiui ne saurait avoir été écrit ni par Ménandre ni par Diphile 31 • Mais
elle laisse ouverte beaucoup d'autres possibilités: Philémon, Apollodore,
Poseidippos, ou un autre. Comment choisir? M. Webster penche pour Phi-
lémon; tout en avouant le caractère hypothétique de cette identification 32 ,
il croit pouvoir apporter des arguments de poids, dont la plupart vien-
nent de Dietze 33 • On fait observer que le caractère sérieux, moralisant des
Prisonniers rappelle fort celui du Trinummus, dont l'original est de Philé-
mon. Ensuite, que le rôle important attribué au parasite Ergasile rappelle
celui du Sycophante. Puis, que la scène centrale des Captiui repose sur
une improvisation de Tyndare, comme, dans la Mostellaria, la scène prin-
cipale repose sur celle de Tranion. Si l'on admet que la Mostellaria est
imitée de Philémon (ce qui n'est nullement certain), on en conclura que
les Captiui dérivent d'un original du même auteur. Une ressemblance
réellement constatée, évidente, avec le Mercator, dont nous savons certai-
nement qu'il est imité de Philémon, nous persuaderait davantage. Mal-

JO T. B. L. Webster, Studies in Later Greek Comedy, Manchester, 1953, p. 146 et


suiv. propose d'autres dates: soit l'année 314, soit l'année 280, renvoyant à deux
pages de la Cambridge Ancient History, respectivement VI, 486 et VII, 99. La pre-
mière date est proposée par F. Hueffner, De Plauti comoediarum exemplis atti-
cis.. ., Gottingue, 1894, p. 42; il s'agit en fait de la lutte entre Polyperchon et Anti·
gone; les Étoliens ne sont pas en cause, mais seulement les mercenaires d'Aristodè-
me (DIOD.Sic., XIX, 16). Hueffner en est conscient, mais ajoute: «accedit quod
aliud Aetolorum cum Eleis bellum nec traditum est nec facile excogitaueris >. Ce qui
est très inexact, nous l'avons dit. L'autre date, 280, se réfère aux entreprises
d'Areus de Sparte contre l'Étolie. En définitive, la date de 271, avancée déjà par
Dietze, De Philemone comico, Gottingue, 1901, est la plus plausible. Pendant la
guerre de 280, Élis était seulement l'alliée de la ligue formée par Areos.
31 Webster, op. cit., p. 223. Ménandre, on le sait, mourut vers 292 ou 291. D'au-

tre part, l'activité de Diphile ne semble pas avoir dépassé l'année 300 environ.
V. Webster, ibid., p. 152, à propos de l'épitaphe de Diphile.
J2 Op. cit., p. 145 et suiv.
llOp. cit.
302 ROMB,LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

heureusement, les indices que l'on nous propose sont, ici encore, bien fai-
bles. Le rapprochement entre di nos quasi pilas homines habent 34 et di
ludos faciunt hominibus 35 n'est pas bien probant. L'expression, en elle-
même, a une saveur populaire; elle appartient au bavardage quotidien.
Dire que le personnage d'Ergasile explique la mention, par Apulée, des
parasiti edaces chez Philémon 36 n'est guère satisfaisant. Le parasite du
Curculio n'est pas moins vorace. M. Webster n'attribue pourtant pas l'ori-
ginal à Philémon!
Il n'est pas difficile de montrer que le rôle d'Ergasile, simple messa-
ger, n'a rien de commun avec celui du Sycophante dans le Trinummus.
Le Sycophante ressemble bien plus à Phormion, prêt à tous les mauvais
coups, qu'au malheureux Ergasile, qui n'a d'autre ambition que de se fai-
re inviter à dîner et, au demeurant, se révèle un très honnête homme. Il
apparaît comme un reflet lointain, un peu pâli, du Gnathon emprunté par
Térence à Ménandre dans l'Eunuque. Mais, par rapport aux temps heu-
reux que vante le prospère Gnathon, et qui sont, dit-il, si favorables à l'in-
dustrie des parasites, la situation décrite par Ergasile est bien différente :
les jeunes gens font l'économie du parasite; les temps sont durs, chacun
fait son marché lui-même 37 • Nous sommes transportés dans une autre
époque; ce n'est plus celle des capitaines de mercenaires, gorgés d'or par
les rois. Tout cela nous confirme dans l'hypothèse que suggère l'analyse
de la situation politique : nous ne sommes plus dans la période qui suivit
la mort d'Alexandre, mais dans celle qui vint après, alors qu'un équilibre
relatif s'était établi entre les royaumes, et qu'à l'enrichissement «infla-
tionniste» consécutif aux victoires d'Alexandre avait succédé une situation
économique difficile, au moins pour les cités grecques d'Europe.
A un autre point de vue encore; le rapprochement avec le Trinummus
ne nous semble pas convaincant. La «philosophie» du Trinummus est
assez loin du stoïcisme cohérent dont nous avons cru discerner les traces
dans les Captiui 38 • Philton, le senex du Trinummus, croit que l'âme des
humains, après la mort, se rend aux Enfers et que les mendiants et les
riches sont égaux sur les bords de l'Achéron 39 • Ce qui contredit l'idée de

Captiui, 22.
34

Mercator, 225.
35
36 Florides, XVI, 9 : parasiti edaces.

37 Captiui, 461 et suiv.


38 Sur les différentes philosophies qui apparaissent dans le Trinummus, v. ci-
dessus, p. 310 et suiv.
39 Trinummus, 491-494. Que Philémon croie (ou feigne de croire) à !'Outre-
LB MODÎ:!LBBT LA DATE DES CAPTIVI DB PLAUTE 303

la mort que se fait l'auteur des Captiui. Mais il y a plus grave: la «philo-
sophie> de Philton, est, certes, proche du stoïcisme, mais elle n'est pas la
seule que l'on trouve dans le Trinummus, et Philémon semble pencher
vers les thèses d'Aristote plutôt que vers Zénon, dans la mesure où il
accorde une place aux valeurs d'opinion.
Que Philton parle en stolcien, il faut en convenir. Il conçoit la vie des
hommes comme un perpétuel combat entre la passion et la volonté de
bien faire. Ce contre quoi l'homme, dit Philton, lutte depuis son enfance,
c'est son animus et ce qui l'incite à bien faire est l'exemple, l'enseigne-
ment de ses parents et de ses cousins 40 • L'animus est le principe du mal;
la discipline vient de l'extérieur. Il s'agit d'éduquer la volonté, par une
ascèse, et cela est conforme à la doctrine du Portique. Mais les autres
personnages de la pièce s'éloignent de celle-ci. Lesbonicus convient qu'il
«savait ce qu'il devait faire, mais que, dans son malheur, il ne pouvait le
faire> 41 • L'idée qu'une faute peut être commise sciemment n'est pas stoï-
cienne. En revanche, on la rencontre avant le stoïcisme, par exemple chez
Euripide 42 • La philosophie diffuse dans le Trinummus est loin d'être aussi
monolithique, aussi délibérément stoïcienne que celle des Captiui. Ainsi
que le faisait observer P. Lejay 43 , l'idée, exprimée par Philton, que
«l'homme satisfait de lui-même n'est ni honnête ni vertueux> 44 pourrait
même être dirigée contre la conception du sage, se ipso contentus. Mais,
même s'il n'en est pas ainsi, et si, dans l'original de ce passage, Philémon
n'a pas pensé à Zénon, il n'en reste pas moins que, comme nous avons
essayé de le montrer, la pièce met face à face stoïcisme et aristotélisme, et
que, finalement, c'est celui-ci qui l'emporte. C'est pourquoi le rapproche-
ment établi entre les Captiui et la philosophie moralisante de Philémon

Tombe traditionnel est prouvé encore par le fr. 246 (Edm.); mais certaines sources
l'attribuent à Diphile.
40 Trinummus, 305 et suiv. : Qui homo cum animo inde ab ineunte aetate depu-

gnat suo, / utrum itane esse mauelit ut eum animus aequom censeat, I an ita potius
ut parente.seam e.sseet cognati uelint, / si animus hominem pepulit, actumst, animo
seruit, non sibi. On peut penser que, dans ce contexte, animus traduit opµJI,mol
familier aux philosophes.
4 1 Trinummus, 657 : scibam ut esse me deceret, facere non quibam miser.
4 2 Hippol., 380 et suiv.; Médée, 1077 et suiv. Cf. Sénèque, Phèdre, 177 et suiv. :

quae memoras uera esse, Nutrix, sed furor cogit sequi I peiora. Vadit animus in prae-
ceps, scie,as / remeatque frustra sana consilia appetens. Pour l'amour que Philémon
portait à Euripide, cf. le fr. 130 (Edm.).
4 J Plaute, p. 139.

44 Trinummus, 321 : qui ipsus sibi satis placet, nec probus e.Hnec frugi bo11ae.
304 ROME, LA LJTil';.RATURE ET L'HISTOIRE

dans le Trinummus ne doit pas nous faire illusion; il ne s'agit pas, dans
les deux pièces, d'une même attitude, et pour cette raison les indices que
l'on invoque pour attribuer à Philémon l'original des Captiui nous appa-
raissent illusoires.
En revanche, il nous a semblé que d'autres rapprochements, avec
une autre pièce du corpus plautinien, se révélaient plus décisifs. Et c'est
au Curculio que nous les demanderons.

*
* *

Nous ne tirerons pas argument de la similitude de deux scènes où


apparaît un seruus currens 45 , le thème est rebattu; même les ressemblan·
ces assez précises qui permettent de rapprocher les deux scènes parais-
sent bien provenir plutôt de la manière dont Plaute l'a traité que des ori-
ginaux eux-mêmes. Mais il est plus important de constater que Charançon
et Ergasile, respectivement, assument ce rôle, alors que ni l'un ni l'autre
n'est, techniquement, un esclave; tous deux sont des hommes libres, des
parasites, qui accomplissent pour le compte de leur protecteur attitré une
mission déterminée. On notera aussi que le parasite, dans les deux pièces,
joue le rôle d'un serviteur de confiance, à peu près celui qui, à Rome,
incombait à l'affranchi. Telle est également la position de Peniculus, le
parasite des Ménechmes 46 • Il y a plus de parenté entre les trois parasites
mis en scène dans ces trois comédies qu'avec Artotrogus, dans le Miles.
Artotrogus est beaucoup plus proche du Gnathon de !'Eunuque, et par
son attitude, et par le rôle qui lui est attribué.
Il est naturel, sans doute, aussi, que le personnage du parasite entrai·
ne des effets comiques empruntés au domaine de la mangeaille. Mais ce
n'est pourtant pas toujours le cas. L' Artotrogus du Miles se contente d'al·
!usions vagues à des olives confites et à de« bons morceaux». L'auteur (ou
les auteurs) à qui l'on doit les originaux du Curculio et des Captiui se
complaît, au contraire, à des énumérations culinaires d'une grandeur épi·
que. Et Charançon, comme Ergasile, sont épris à la fois de qualité et de
quantité. Le premier réclame : «une immense coupe, une marmite vas•
47
te» • Le second fait briser toutes les marmites qui ont une capacité infé·

45
Curculio, 280 et suiv.; Captiui, 790 et suiv.
46
Menechmes, 96 et suiv.
47
Curculio, 368: poculum grande, aula magna, ut satis consilia suppetant.
LB MOD8LB BT LA DATE DES CAPTIVI DB PLAUTE 305

rieure à un boisseau 41. Tous deux ont des goûts semblables. Charançon se
laisse amadouer par Phédrome qui lui promet «un jambon, une poitrine,
une tétine de truie, des côtes de porc, un ris de cochon» 49 • Ergasile imagi-
ne avec volupté jambon, lardons, tétine de truie et couenne; en arrivant
dans le cellier d'Hégion, il se précipite sur les ris qu'il arrache à trois
quartiers de porc que l'on conservait 50 • Le même menu se retrouve dans
les Ménechmes 51• Mais il est possible que le choix des mets soit dû à la
gastronomie romaine plutôt qu'aux modèles grecs. D'ailleurs, Ergasile, à
un autre moment, témoigne d'autres goûts, qui le rapprochent d'un per-
sonnage de Poseidippos 52 , un penchant pour les «fruits de mer» pr~parés,
comme aujourd'hui dans la cuisine de l'Italie méridionale, à la «mozzarel-
la». Ces comparaisons ne sauraient être décisives, elles contribuent tout
au plus à définir une parenté de style.
L'un des traits les plus originaux du Curculio est la véritable parabase
qui, au centre de la pièce, interrompt l'action et met dans la bouche du
chef de troupe une satire déjà « lucilienne » de la vie à Rome 53 , 25 vers qui
ne se trouvaient assurément pas dans l'original grec, et que Plaute a
introduits, croyons-nous, pour tenir la place d'une parabase politique
qu'il trouvait chez son modèle et ne pouvait adapter directement 54 • Or,
dans les Prisonniers, existe un passage analogue, qui n'est, certes, pas une
parabase, mais introduit un développement semblable à celui du Curculio
sur les «embarras de Rome». Ergasile, développant le thème du seruus
currens, s'écrie:
«Quant aux boulangers qui engraissent des porcs avec le son, et dont
le fournil est puant au point d'empêcher les gens de passer auprès, si je
trouve une de leur truie sur la voie publique, je débarrasserai avec mes
poings leur maître du son qui couvre sa tête ... Et puis les marchands de
poissons qui offrent au public des poissons puants ... , dont l'odeur chasse

•• Captiui, 916.
49 Curculio, 323: pernam, abdomen, sumen, sueris, glandium. Cf. v. 366.
50 Captiui, 903-904; 914-91 S.

"Menechmes, 210: glandionidam suillam, laridum pernonidam, / aut sincipita-


menta porcina . ..
•z Poseidippos, fr. 14 (Edm. a Athen., III, 87 f): wpanepaivewtrx0.e1a. Kapa-
fJovç.Cf. Captiui, 850: pernam atque ophthalmiam, I horaeum, scombrum et trygo-
nem et cetum et mollem caseum?
53 Curculio, 462-486.

•• P. Grimal, Échos plautiniens d'histoire hellénistique ci-dessus, p. 261 et suiv.


306 ROMB, LA LIITBRATURBBT L'HISTOIRE

à travers le forum tous ceux qui hantent la basilique, je leur frapperai le


visage avec leurs paniers de roseau ... »55 •

La parenté avec la parabase du Curculio est indéniable. On y rencon-


tre les mêmes allusions topographiques : le marché aux poissons, et la
basilique, avec les gens qui s'y rassemblent. On a voulu, certes, éliminer
du texte de Plaute la mention de la basilique, qui soulève une difficulté
chronologique, puisque, dit-on, la «première» basilique construite à
Rome le fut seulement en 184, sous la censure de Caton, l'année même où
mourut Plaute. Pour cette raison, bien des éditeurs considèrent les vers
du Curculio comme une interpolation plus tardive, et Mau assure 56 que le
texte des Captiui ne concerne pas Rome, mais, apparemment, la capitale
des Étoliens. C'est compliquer les choses à plaisir, pour se tirer d'une dif-
ficulté imaginaire. K. H. E. Schutter a proposé une bien meilleure solu-
tion 57: tout ce que les textes nous permettent d'affirmer, c'est qu'en 210
av. J.C. Rome ne possédait pas encore de basilique et, d'autre part, que
Caton en fit construire une pendant sa censure en 184. Mais rien ne nous
assure qu'un autre censeur n'en fit pas édifier une avant 184, par exem-
ple en 199 ou en 194, bien que les textes ne nous en aient pas conservé le
souvenir - mais le silence des textes, on le sait, n'est pas moins total vis-
à-vis de monuments qui nous ont été conservés, et qui n'en existent pas
moins (par exemple l'arc de Titus, le Tabularium, etc.). Tite-Live se
contente de mentionner la basilique Porcia, sans dire qu'elle était le pre-
mier édifice de ce type à Rome 58 • Son silence dont, naturellement, on ne
peut rien conclure de certain, rend cependant vraisemblable la conjecture
que Caton, sur ce point, n'innovait pas. De toute façon, l'hypothèse de
Mau est invraisemblable. C'est bien de Rome qu'il s'agit dans les Prison-
niers, et la basilique où se rassemblent les subbasilicani est voisine du
marché aux poissons (Forum Piscarium) qui occupait le nord du Forum,
au voisinage de l'Argilète. Ce marché, brûlé en 210, fut reconstruit l'année
suivante 59 • Il est possible que la reconstruction de tout ce quartier, dévas-
té cette année-là par l'incendie, ait comporté l'édification d'une basilique.
En 179, lorsque fut élevée la basilique Aemilia (ou Fulvia), le marché aux
poissons fut inclus dans le grand marché de Fulvius Nobilior, en ce
même quartier et, apparemment, soumis à une règlementation plus sévè-

55 Captiui, 801 et suiv.


56 P.W., R.E., 111,p. 84, s.v. basilica.
57 Quibus annis . .. , Groningue, 1952.

51 XXXIX, 44, 7.
59 Id., XXVI, 27, 2.
LB MODl!LBBT LA DATBDBS CAPTWI DB PLAUTE 307

re 60 • L'allusion faite aux poissonniers dans les Prisonniers, se rapporte


donc vraisemblablement à la période comprise entre 210 et 179 - c'est-
à-dire, si l'on veut éviter de recourir à l'hypothèse inutile d'un remanie-
ment du texte immédiatement après la mort de Plaute, entre 210 et 184.
Les bouchers, mentionnés encore par Ergasile dans son monologue,
se trouvaient groupés au Sud du Forum, d'où le censeur Sempronius ne
les chassera qu'en 169, lorsqu'il construira sa basilique 61 • Bref, Ergasile
énumère dans son monologue tous les obstacles que les commerçants
sont susceptibles d'opposer aux messagers qui se hâtent vers le Forum. Et
c'est bien sûr à Rome que cela s'applique, nullement à une ville étolien-
ne!
Nous constatons donc entre les Prisonniers et Charançon une ressem-
blance inattendue. Les deux pièces comportent une description de la vie
des rues, à Rome. Comme si le modèle dont chacune s'inspirait avait, à
cet endroit, laissé un vide, ou si le texte grec ne permettait pas une trans-
position aisée. Ce qui conduit à admettre, ici encore, une parenté de style
et de technique entre les deux modèles.
Il nous avait semblé, naguère, que le modèle du Curculio devait être
une comédie de Poseidippos 62 • Il se trouve que W. Christ a soutenu, dans
une brève note déjà ancienne 63 , que le modèle des Prisonniers pourrait
être l'œuvre du même Poseidippos. Il s'appuie sur la découverte d'un
théâtre à Pleuron, théâtre qui remonterait à 235 environ, et suppose que
le poète aurait composé sa comédie pour l'inauguration de l'édifice.
T. B. L. Webster souligne très justement la fragilité de cette hypothèse, en
rappelant que le Carthaginois n'a pas été écrit pour un théâtre à Cartha-
ge. Mais la faiblesse d'ufl argument ne suffit pas à condamner une thèse.
En dépit des réserves présentées par T. B. L. Webster, on doit admettre
que les Ménechmes dérivent d'une comédie attestée de Poseidippos, les
Semblables 64 • Et il nous a semblé que les Prisonniers n'étaient pas sans

.o Id., XL, 51, S : et forum piscatorium, circumdatis tabernis quas uendidit in


priuatum. Donc, des boutiques en «dun remplacent les étals en plein vent. On dis-
tin1uera ce marché, voisin du Forum romain, d'un autre, situé non loin du Tibre et
du temple de Portunus, dont parle Varron, L.L., V, 146 (v. Collart, ad loc.).
61 Tite-Live, XLIV, 16, 10.

• 2 Art. cité, ci-dessus, p. 261 et suiv. .


•J Die Captiui des Plautus dans Arch. f. lat. ~-. XII, 1902, p. 283.
.,. VµoT01(fr. 19 Edm.). Les réserves de T. B. C. Webster, op. cit., p. 71 et suiv.
portent sur l'interprétation du texte d'Athénée, p. 658 f., sur les cuisiniers esclaves,
qui n'apparaitraient, dans la comédie, que chez Poseidippos. Les objections préscn·
tées à l'interprétation traditionnelle ne nous ont pas semblé convaincantes.
308 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

parenté avec les Ménechmes. Nous sommes donc en présence d'un groupe
de trois comédies, présentant entre elles des analogies certaines, et dont
deux semblent bien dériver d'un original composé par Poseidippos. Il est
naturel de supposer que la trojsième, aussi, c'est-à-dire les Prisonniers, a
la même source.

*
* *

On aimerait pouvoir apporter à ce qui reste seulement une hypothèse


de recherche, des confirmations tout à fait décisives. Certains rapproche-
ments peuvent être tentés. Par exemple, Ergasile est comparé par Hégion
à un commandant d'armée, rassemblant, au service de sa gourmandise,
des troupes de toute sorte 65 • De même, un fragment d'une pièce inconnue
de Poseidippos assimile un cuisinier recevant des hôtes à un général
attendant l'attaque de l'ennemi; l'analogie comme chez Plaute, est déve-
loppée longuement, et s'étend sur 12 vers 66 • Nous avons déjà rencontré
aussi la liste des «fruits de mer», dans les Locriennes, qui rappelle de si
près la rêverie gourmande d'Ergasile 67 • On peut aussi alléguer le frag-
ment dans lequel nous voyons Poseidippos esquisser la description de Pla-
tée : «un portique et deux temples, et un grand nom, les bains publics et
la renommée de Sérambos, la plupart du temps un désert, et seulement
aux fêtes de la Liberté une ville» 68 • Nous aurions dans une description de
cette sorte un exemple des passages trop décidément «grecs» que Plaute a
remplacés, dans son adaptation, par des paysages romains. Il est certain
aussi que Poseidippos plaçait dans ses comédies des traits satiriques, res-
semblant assez aux «parabases» que nous croyons découvrir dans l'origi-
nal du Curculio et, peut-être, des Prisonniers, témoin le passage où il criti-
que les Athéniens pour leur prétention à vouloir régenter le parler de tous
les Grecs 69 • Mais rtous n'ignorons pas que ces rapprochements ne consti-
tuent pas, isolément, une preuve décisive. Tout au plus leur multiplication
peut-elle apporter une vraisemblance accrue à l'hypothèse que nous dé-
fendons.
Si notre hypothèse est exacte, on doit s'attendre à trouver, dans les
fragments de Poseidippos, quelques formules de caractère philosophique.

65 Captiui, 158-164.
66 Fr. 72 (Edm. = Athénée, IX, 377 b).
6 7 Ci-dessus, p. 305.
61 Fr. 28 (Edm.).

69 Fr. 28 (Edm.): v. ci-dessous, p. 311.


LE MODBLE ET LA DATE DES CAPT/V/ DE PLAUTE 309

Nous ne retiendrons pas l'allusion à la tempérance de Zénon, qui n'est


peut-être qu'un mot dit en passant, et quasi proverbial7°, et n'implique
pas, de toute façon, la connaissance de la doctrine. Une autre fragment,
révélé par un papyrus, et rendu (sans doute à juste titre) par Edmonds à
!'Aveugle guéri (ô 'AvafJÀhewv)de Poseidippos, contient ces mots:
"Jusqu'ici, mes amis, j'étais mort, pendant tout le temps qu'à duré
ma vie; et en cela croyez-moi. Le Beau, pour moi, le Bien, le Sacr! c'était
tout un pour moi avec le Mal; si grande était la nuit qui recouvrait ma
pensée ... »71 • Et cette transformation, cette renaissance au jour vient de
l'enseignement des philosophes. Certes, on ne nous dit pas à quelle école
appartient le maître qui a accompli un tel miracle, mais le poète qui a
écrit ces vers est assurément un familier d~s philosophes et de leur ensei-
gnement. C'est aux philosdphes aussi que Poseidippos doit l'expression
dont il se sert pour désigner les «grandeurs d'opinion»: «laisse, dit un
cuisinier qu'il met en scène, sa place au vide», c'est-à-dire à tout ce qui
frappe l'imagination et ne possède pas de réalité véritable 72• Ailleurs, il
fait dire à l'un de ses personnages que les honneurs qu'on lui rend
s'adressent «à son manteau», et non à lui-même 73. Ce qui rappelle l'attitu-
de de Tyndare, insoucieux des valeurs d'opinion, bien plutôt que la mora-
le du Trinummus, qui accorde tant au jugement des autres. De même,
Hégion proclame son mépris et même sa haine pour l'argent 74 , cet argent
dont la conservation, à tout prix, fait l'objet du Trinummus.

Une maxime sur l'amitié, énoncée par un barbier 75 nous rappelle


que, pour les stoïciens, il était parfaitement légitime de recevoir de l'ar-
gent de ses amis, s'ils étaient de condition supérieure 76 , et rien n'empêche
que les clients du barbier soient en même temps ses amis. C'est ainsi que
Cléanthe était maintenu par Zénon dans une pauvreté qui l'obligeait à
gagner durement sa vie: Cléanthe, porteur d'eau que l'on avait surnom-

7 °Fr. 15 (Edm.) - Diog. L., VII, 27: wm:ëv ,jµf,pruç &Ka I dvai c5oKr.frZ,j1•wvo.;
1:-/KpO.titnq,ov.
71 Fr. IA (Edm.) • Adesp., 104 K.

71 Fr. 26 (Edm.), v. 15 : tepiœvqj xwpav c5ù5ov.

n Fr. 31 (Edm.): t,)v XÀ.aVIOO1tdvteç. <i>çlo11œv,ovK t.µé I 7tp0<1,r/ôpr.vov


· mi& r.Ï.;
vvvµo,mÀal":.
74 Captiui, 328 : odi ego aurum: multa multis saepe suasit perperam.
75Fr. 32 (Edm.): c5tdt,)v tiXW7vµiv "fVWplµovçiKT'7<1ciµ.'7v
I 1wiJ.011.;.
htà râ1· rpâ1w1·
ôè TOVÇ 1WftnOVÇ ,Pf.Â.OVÇ.
"Stob., Ecl., Il, 7, p. 109, 10: XP'lµaneia(Jru
oJv Kru·dml n}ç 1ro).1rr.ia.;
mi dmi Hl)I'
tpf.Â.WV.t<ÏJV tv VxtpOX(UÇ <1VTWV.
310 ROME, LA LlTI'ËRATURI! ET L'HISTOIRE

mé «l'âne de Zénon>, n'en était pas moins l'ami du philosophe. L'amitié


s'adresse à l'âme, à la pensée droite, et non à l'apparence. Un autre frag-
ment de Poseidippos, conservé aussi par Stobée, le répète explicite-
ment 77: «L'essentiel n'est pas de bien parler, mais de bien penser, car il
est beaucoup de gens qui parlent bien mais ne possèdent pas la raison>.
Et Stobée, qui lisait ces vers, sans doute, dans leur contexte, les commen-
te en disant qu'il ne faut pas juger les gens sur leurs discours mais sur
leur manière d'être véritable, et c'est pour illustrer cette idée qu'il cite
Poseidippos.
Toutes ces raisons nous autorisent à considérer que l'atmosphère
moralisante et même, nous espérons l'avoir montré, vraiment philosophi-
que des Prisonniers n'est pas en désaccord avec ce que nous pouvons
entrevoir de la manière propre à Poseidippos. Et peut-être la meilleure
façon de justifier notre hypothèse est-elle finalement de voir si le contenu
et l'esprit de la comédie que nous devinons à travers l'adaptation plauti-
nienne ne s'expliquent pas par les circonstances dans lesquelles vécut
Poseidippos.
Nous sommes en un temps où la guerre entre les cités multiplie les
esclaves, et il est déshonorant de trafiquer de ceux que la guerre a arra-
chés à leur patrie 71. Sous l'influence des philosophes, les conditions socia·
les commencent à revêtir moins d'importance que les qualités morales.
Tyndare est un ami pour Philocrate. La loyauté est considérée comme la
vertu essentielle dans les rapports humains. Le seul péché impardonnable
est le manquement aux devoirs de fidélité. Le poète prêche la pitié, les
sentiments humains, qui doivent prendre le pas sur les rapports de for-
ce79.On sent qu'il soutient une thèse: l'unité profonde des peuples hellè-
nes. Il est significatif qu'il ait choisi pour l'action de sa pièce le moment
~ù la paix va se conclure - pour longtemps - entre les Étoliens et les
Eléens. Cette paix est symbolisée par l'amitié profonde que la Fortune a
fait naître entre les deux familles, celle d'Hégion et celle de Philocrate.
Ainsi se révèle l'absurdité de cette guerre - une situation que les hommes
dignes de ce nom doivent surmonter.

77
Stob., Ecl., II, 15 (• fr. 33 Edm.): 7Up1' TOO&>,œivKaJ' TOOelvœ,KaJ' 6n oil rcji
).oyq,
XJJ~Kpive,vTov 6.v0pw1tovd.V.d Tqj Tp07CC(J. 'Eimx; ydp fp'yov 1tàç;.oyoç trep1n6ç·
llo__ue1ohmov ,ppoverv.1tollol ydp eiJ).eyoneç ovK
eiJ).eye,v,d.V.'eiJ
· ov,cfp'yovil<TT1'v txovm
vovv.
71
Captiui, 99.
79
Cf. le mépris de la guerre et des valeurs traditionnelles helléniques sous·
entendu par ces mots des Captiui, 261 : non igitur nos soli ignaui fuimus.
LE MODt!LE ET LA DATE DES CAPTIVI DE PLAUTE 311

Un fragment de Poseidippos, auquel nous avons fait allusion 80, ré-


pond exactement à cet état d'~sprit, lorsque le poète reproche, à propos
de leur particularisme dialectal, aux Athéniens de compromettre le senti-
ment de l'unité hellène: «il n'y a qu'une Grèce, mais beaucoup de cités;
toi, tu parles attique, lorsque tu emploies un terme de là-bas; mais nous,
les Grecs, nous parlons grec. Pourquoi, en attachant tant d'attention aux
syllabes et aux lettres, rendre votre esprit naturel odieux aux autres?».
Poseidippos, nous le savons, figure parmi les poètes athéniens, et nous
avons supposé que, né à Cassandréia, il descendait, en fait, de colons
venus de l'Attique 81 • Il n'en est que plus instructif de le voir critiquer ce
que l'on pourrait appeler l'impérialisme intellectuel de ses concitoyens.
Réfugié (avons-nous supposé) à Sicyone au temps où il composait l'origi-
nal du Curculio, peut-être après un séjour en Sicile, il fut mêlé à la politi-
que des Ligues. Or, l'un des principaux problèmes posés par les rapports
entre les cités du Péloponnèse, pendant cette période, était précisément le
rôle des Étoliens, dont la rivalité avec la Ligue achéenne provoquait
maints conflits. Nous savons par Polybe que les Étoliens tenaient à l'al-
liance avec les Éléens parce qu'elle leur fournissait des bases sûres pour
ce que Polybe appelle « leurs brigandages et leurs pirateries en Pélopon-
nèse >82.Mais l'historien parle ici en Achéen. On peut concevoir que Posei-
dippos ait tenté de réconcilier le public achéen avec l'idée d'une alliance
étolienne. Telle était bien la politique menée par Aratos, dont il nous a
semblé que Poseidippos s'était fait l'avocat 83• Si l'on en croit Plutarque,
Aratos était un ferme partisan de l'unité hellène; il «considérait que les
cités qui, à elles seules, étaient faibles, trouveraient leur salut en s'unis-
sant. .. et que, comme les différentes parties d'un même corps, prospè-
rent et se maintiennent en vie aussi longtemps qu'elles participent au
même organisme, mais, séparées, se dessèchent et meurent, ainsi les cités
étaient ruinées par ceux qui travaillaient à dissocier leur union> 84 • Com-
me Hégion, Aratos renvoie sans rançon dans leur cité les hommes libres
prisonniers 15• Un peu plus tard, vers 240, il réalisera l'accord avec les
Étoliens 16 et conclura une alliance entre les deux ligues. Dans cette pers-
pective, il nous semble que la comédie de Poseidippos dégagerait tout son

80 Ci-dessus, p. 308, n. 69.


11 Art. cité, supra, p. 261 et suiv.
12 Polybe, IV, 9, 10.

13 Art. cit., ibid.

14 Plutarque, Aratos, 24, S.

15 Id., Ibid., 24, 3 (à propos d'Athènes).


86 Id., Ibid., 33, 1.
312 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sens. Comme celle dont est issu le Curculio, elle prend pos1t1on sur les
problèmes les plus graves de ce temps. Il est difficile, sans doute, de
déterminer la date de sa composition. Les événements de 271, la conclu-
sion définitive de la paix entre Étoliens et Éléens, ne constituent qu'un
terminus post quem. On peut penser aussi que cette pièce est probable-
ment postérieure à l'accession d'Aratos à la tête de la Ligue achéenne,
c'est-à-dire à 245, peut•être est-elle antérieure de quelques années à cette
date, si l'on prend comme point de départ de la carrière d'Aratos la prise
de Sicyone en 250. Si l'on accepte ces hypothèses, l'original des Prison-
niers serait, dans la carrière de Poseidippos, sensiblement antérieur à
celui du Curculio, qui nous a semblé devoir dater, au plus tôt, de 245,
probablement d'une ou deux années plus tard. Nous sommes dans la vieil-
lesse de Poseidippos (né, au plus tard, en 310, puisqu'il donna sa premiè-
re pièce en 291). A ce moment, la comédie nouvelle a terminé son meil-
leur temps; elle est devenue un genre traditionnel, à qui l'on peut deman-
der d'exprimer des idées de toute sorte, elle est intégrée dans la vie litté-
raire des cités et, touchant un vaste public, fournit un moyen puissant de
persuasion. On ne s'étonnera pas de la trouver mêlée aux problèmes poli-
tiques les plus graves.
Il resterait à savoir pourquoi Plaute jugea bon de s'inspirer de cette
comédie tardive, sérieuse, toute pénétrée d'idées morales et, dans sa
structure, assez maladroite et peu scénique.
Nous avons vu que les Captiui ne sauraient être antérieurs à 210 ni,
naturellement, postérieurs à 184. Les critiques modernes s'accordent
pour en faire une œuvre tardive dans la carrière de Plaute, les uns, corn•
me Maurenbrecher, pour des raisons stylistiques, les autres, comme Lind~
say parce qu'il leur semble que l'allusion aux Boïens 87 s'explique mieux si
la comédie date de 193 que de toute autre année. En réalité, la guerre
contre les Boïens ne se termina qu'en 191 88 avec le triomphe de P. Corne-
lius Scipio. Mais le rapport entre cette guerre et le bon mot de Plaute est
trop vague pour fournir une indication chronologique bien ferme. Il y
avait déjà longtemps, à cette époque, que les Boïens faisaient parler
d'eux. Il est plus important, peut-être, de remarquer que, au cours de cet-
te même année 191, Étoliens et Éléens se trouvaient, ensemble, portés au
premier plan de l'actualité, du fait même de leur antique et légendaire

87 Captiui, 888.
88 Tite-Live, XXXVI, 39, 3 et suiv.
LE MOD~LE ET LA DATE DES CAPTIVI DE PLAUTE 313

alliance. Tandis que les Étoliens, après avoir provoqué la guerre entre
Rome et le roi Antiochus, étaient attaqués par le consul M'. Acilius, les
dirigeants de la Ligue achéenne tentaient d'en profiter pour annexer les
Éléens dans leur système d'alliances 89 • On sait comment Quinctius Flami-
ninus, le «libérateur de la Grèce», s'entremit pour éviter aux Étoliens
l'anéantissement, estimant, dit Tite-Live «qu'il ne convenait pas qu'aucun
peuple de cette Grèce qu'il avait libérée se trouvât totalement anéanti» 90,
et que sa mission personnelle consistait à empêcher une telle destruction.
C'est Flamininus aussi qui présenta le cas des Éléens devant l'assemblée
de la Ligue achéenne.
Flamininus avait obtenu du consul qu'il accordât aux Étoliens une
trêve indéterminée pour leur permettre d'exposer leur cause au sénat.
Mais, dès le début de l'année suivante, le sénat décida de poursuivre la
guerre contre les Étoliens, et les ambassadeurs furent brusquement ren-
voyés, tandis que 43 chefs étoliens, envoyés à Rome par Acilius, étaient
enfermés dans la prison des Lautumiae 91 • L'Étolie était officiellement et
définitivement ennemie du peuple romain. On peut sans doute admettre
que la pièce de Plaute fut composée et jouée au cours de cette période; le
moment le plus vraisemblable serait alors les.Ludi romani de septembre
190. A ce moment, la campagne contre les Boïens prenait fin, et se dérou-
laient au sénat les débats sur l'opportunité d'accorder immédiatement ou
de différer le triomphe demandé par leur vainqueur. En même temps,
Flaminius, en Grèce, et; assurément, à Rome, par l'intermédiaire de ses
amis du parti pro-hellène, tentait de réconcilier les Étoliens avec le peu-
ple romain, au nom des idées, précisément, que défendait Poseidippos.
On peut imaginer que Plaute, dans cette conjoncture, choisit d'imiter une
pièce dont le sujet répondait si bien aux préoccupations de l'actualité.
Mais à d'autres égards aussi le choix de Plaute s'explique à cette
date : l'insistance mise par le poète à souligner le caractère moral de sa
pièce ne saurait nous étonner si ces vers ont été composés au moment où
Caton, au retour de sa legatio en Grèce, auprès de M'. Acilius, commence
à dominer la vie politique et à tenter d'imposer un idéal d'austérité ou du
moins de puritanisme. A ce moment, il apparaît comme l'allié de Flamini-
nus contre Acilius. Il n'est pas un ennemi des Grecs, en tant que tels, mais
il redoute pour Rome la contagion de la «vie à la grecque». On ne peut

19 Id., XXXVI. 35, 7.


90 Id., XXXVI, 34, 4.
91 Id., XXXVII, 1 et suiv.; 3, 8.

21
314 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

douter que les vers de Plaute insistant sur la moralité de sa p1ece ne


soient un hommage à Caton et à ceux qui, dans la cité, pensaient comme
lui. Hommage d'autant plus opportun que Caton, cette année-là, fut can-
didat à la censure, et il eût été avantageux pour le poète de se concilier les
bonnes grâces d'un magistrat chargé du regimen morum. Telles sont peut-
être les raisons qui ont conduit Plaute à écrire les Prisonniers, une pièce
que pouvait soutenir seulement l'actualité du sujet - aussi bien au temps
de Poseidippos qu'à celui de son imitateur romain.
LE MILES GWRIOSUS
ET LA VIEILLESSE DE PHILÉMON

Le Soldat fanfaron est, parmi les piêces du corpus plautinien, l'une de


celles qui contiennent le plus grand nombre d'allusions historiques, tant à
des événements typiquement romains• qu'à des événements et à des réali-
tés appartenant au monde hellénistique. Mais sans doute ces allusions ne
sont-elles pas entièrement et parfaitement claires, puisque les critiques
modernes sont loin de s'accorder sur leur interprétation, et qu'ils en
tirent des conséquences très différentes sur la date de la comédie romai-
ne, sur celle de son (ou de ses) modèles grecs, sur l'auteur, enfin, de la
piêce grecque qui a servi de modèle principal à Plaute et fourni l'essentiel
de l'intriguez. Au point que les problèmes soulevés sont souvent considé-
rés comme insolubles, que l'on se contente de considérer la comédie, telle
que Plaute l'a écrite, comme un objet d'étude en soi et que l'on renonce à
essayer d'entrevoir les conditions dans lesquelles elle a été créée. Ce qui
entraîne, nous espérons le montrer, quelques interprétations très contes-
tables.
Il est certain que le Miles, par son sujet, par la nature des personna-
ges qu'il met en scène, par les lieux où se déroule son action, et ceux dont
la mention intervient, à un moment ou à un autre du dialogue, est très

1 On connaît celle qui concerne la mésaventure de Naevius (Mlles, voir 211 et


suiv.; cf. A. Gell, III, 3, 15). Les commentateurs semblent avoir moins remarqué
(du moins pour l'interpréter comme nous proposerions de le faire) le vers 221 :
anteveni aliqua, aliquo saltu circumduce exercitum, qui peut contenir une allusion
au stratagème de caton lors de la bataille des Thermopyles, contre Antiochus III,
en 191 (Plutarque, Cato maior, 13); voir, sur l'interprétation proposée, Schutter,
Quibus annis .. ., Groningue 1952, p. 100.
1 La biblioaraphie de la question est donnée par Walter Hofman, Eigennamen

ais Mittel der Charaktergestaltung im ,Miles gloriosus.», Das Altertum, VII, 1961.
p. 24 et suiv., voir p. 25, n. 1. On trouvera des indications dans K. H. Abel, Die Plau-
tusprologue, Francfon, 1955, p. 140.
316 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

profondément engagé dans le milieu historique où l'auteur du modèle


grec a voulu placer sa comédie. Que cet auteur, dont Plaute ne nous a pas
conservé le nom, ait été un Athénien, on ne peut en douter : bien que la
scène soit à Éphèse, les héros viennent d'Athènes, et y retournent, une
fois l'action terminée, et toutes les sympathies de l'auteur sont avec eux.
Et ces Athéniens bernent un soldat ridicule, dont le nom est transparent.
Depuis longtemps les éditeurs ont remarqué que Pyrgopolinice est bien
proche de Poliorcète, le surnom de Démétrios, fils d'Antigone, mais ce
rapprochement, en lui-même, serait peu significatif, si un autre trait ne
venait le confirmer. T. B. L. Webster a justement souligné 3 que le soldat
de Plaute présente la particularité, unique parmi les gloriosi, d'être un fat,
de s'imaginer que toutes les femmes sont amoureuses de lui, qu'il est le
«petit-fils» et le favori de Vénus, et que sa beauté est irrésistible, tous tra-
vers qui étaient aussi caractéristiques de Démétrios. Il est donc infiniment
probable que l'auteur de la comédie grecque dont s'est inspiré Plaute
avait voulu y insérer une satire du Poliorcète, ce qui n'est pas pour nous
étonner.
Il convient toutefois de ne pas se laisser entraîner à croire que cette
satire soit l'objet unique de toute la pièce ni quelle soit cohérente. C'est
dans la comédie ancienne, seulement, que la satire est systématique, un
personnage déterminé se trouvant porté sur la scène et tourné en ridicule
au cours d'une action où il intervient directement. Au temps de la comé-
die nouvelle, les procédés sont plus subtils et la satire est faite seulement
d'allusions; les hommes politiques, les rois et les princes n'y figurent plus
en personne et le poète se contente de les égratigner en passant 4. Les allu-
sions, toutefois, permettent de situer chaque pièce dans une atmosphère
politique et historique, et contribuent à fournir des éléments de datation.
Ici, par exemple, il est bien certain que le modèle dont s'est inspiré Plau-
te, cet 'AÀ.a.Çrov dont l'auteur nous échappe, n'a pu être composé qu'à
Athènes, et en un moment où Démétrios était honni d'une partie au moins
des citoyens, et, surtout, n'était pas, ou plus, le maître de la ville.
Mais nous trouvons dans le texte même de Plaute d'autres éléments
de datation qui permettront de préciser ce que l'indication précédente a

3 T. B. L. Webster, Studies in later Greek comedy, Manchester 1953, p. 172 et


suiv.
Nous avons essayé de le montrer à propos du Curculio (.tchos plautiniens
4

d'histoire hellénistique, ci-dessus, p. 261 et suiv.) contre la théorie de la «satire sys-


tématique> proposée autrefois par Elderkin dans l'American Journal of Archaeolo-
gy, 1934, p. 29-36.
LB MILES GLORJOSUS BT LA VIBILLBSSB DB PHIL~MON 317

de trop vague. Le premier de tous est sans doute la mention du roi Séleu-
cos, pour le compte de qui Pyrgopolinice est venu à Éphèse, avec mission
de recruter des mercenaires, dont le roi semble avoir un besoin urgent 5 •
La conclusion est certaine : ces vers, cette situation ne sont concevables
que pendant une période bien délimitée, celle qui s'étend entre le moment
où Séleucos 1er (il ne saurait s'agir de Séleucos II, qui ne commença de
régner qu'en 246 avant J.-C., à une époque où le Poliorcète n'appartenait
plus, depuis longtemps, à l'actualité) prit le titre de roi, et celui où il mou-
rut, c'est-à-dire entre· 306 et 281 avant J.-C. Toutes les années de cette
période ne conviennent pas à la solution de notre problème; seules, en
effet, sont admissibles celles où Démétrios n'est pas le maître d'Athènes.
C'est-à-dire qu'il faut en exclure le temps qui s'écoula entre la prise
d'Athènes par Démétrios (en 307 avant J.-C.) et la bataille d'Ipsos (301),
où Athènes fit défection; et, de même, entre 294 (Athènes reprise par
Démétrios) et 287, l'expulsion définitive du roi. La comédie ne saurait
donc avoir été composée que pendant deux intervalles de temps : ou bien
entre· 301 et 294, ou bien entre 287 et 281. Tel est le choix qui nous est
offert. Bien que Démétrios soit mort, on le sait, en 283, il n'est pas incon-
cevable que l'ironie d'un poète comique athénien l'ait encore pris pour
cible deux ans plus tard, d'autant plus que le fils et successeur du roi,
Antigone Gonatas, occupait encore le Pirée, d'où il s'efforçait de remettre
la main sur la ville•.
Pour résoudre le problème, sous la forme nouvelle où il se pose, c'est-
à-dire pour choisir entre les deux intervalles possibles, c'est au dialogue
entre Pyrgopolinice et son parasite Artotrogus qu'il faut avoir maintenant
recours. Artotrogus tient registre des campagnes de son maître et des
exploits accomplis par celui-ci au cours de chacune, et voici la liste qu'il
en donne:
«Je me rappelle: cent cinquante hommes en Cilicie, cent en Scythola-
tronie, trente Sardes, soixante Macédoniens, c'est le compte de ceux que
tu as occis en un seul jour 7 >.
Sous cette forme, le récit est fantastique, comme il devait l'être; il
comporte, de plus, une absurdité matérielle, puisque le soldat aurait dû se

• Miles, 75: nam rex Seleucus me opere oravit maxumo I ut sibi latrones coge-
rem et conscriberem.
• Ferguson, Hellenistic Athens, p. 154.
7 Miles, 42-45 : memini: centum in Cilicia / et quinquaginta, centum in Scytho-

latronia, / triginta Sardis, sexaginta Macedones I sunt homines quos tu occidisti uno
die. (trad. A. Bmout).
318 ROME,LA LITTéRATURE ET L'HISTOIRE

trouver uno die, le même jour, en Cilicie et en «Scytholatronie>, sans


compter que les trente Sardes et les soixante Macêdoniens sont cités sans
référence à un lieu particulier. Plaute a pu, sans grand inconvénient,
accumuler ainsi les indications absurdes et contradictoires, conformé-
ment aux conventions du théâtre populaire, qui se meut volontiers dans le
fantastique et l'outrance. Cela eût été plus difficile au poète athénien, qui
se référait, nous l'avons constaté, à un milieu historique et politique défi-
ni, à des situations qui, en elles-mêmes, ne présentaient rien d'absurde.
Sans doute n'est-il pas impossible que le ridicule Pyrgopolinice ait fait
tenir devant lui des propos qui chargeaient sa caricature, mais l'hypothè-
se inverse, celle qui consiste à chercher, dans cette énumération, des élé-
ments, un point de départ conformes à la réalité, est au moins aussi pro-
bable; elle mérite, en tout cas, d'être examinée et jugée d'après les consé-
quences que l'on en pourra tirer.
Il n'est pas trop hardi de penser, dans cette hypothèse, que la contra-
diction locale est une addition de Plaute, que, dans l'original, le parasite
se contentait d'affirmer que le soldat avait combattu successivement en
Cilicie, en «Scytholatronie>, puis, qu'en un seul jour, il avait tué trente
Sardes et soixante Macêdoniens. Cette liste, d'ailleurs, n'épuise pas les
campagnes du mercenaire. Un peu plus haut, Artotrogus avait rappelé
comment celui-ci s'était illustré in India, en brisant la «jambe> d'un élé-
phant•. L'un des plus récents commentateurs du Miles a bien vu que ces
différentes campagnes répondent à celles qui furent accomplies par le roi
Séleucos 9 • Mais il est possible, croyons-nous, d'apporter quelques préci-
sions supplémentaires à sa démonstration. Prenons les campagnes dans
l'ordre où elles se présentent dans le texte de Plaute.
Il n'est nullement étonnant qu'un capitaine de mercenaires au service
de Séleucos ait combattu in India, et qu'il ait dû lutter contre un ennemi
utilisant les éléphants de combat. Nous savons en effet, par Appien
notamment 10, que Séleucos, après son retour dans Babylone, et profitant
du répit que lui laissaient les entreprises de ses rivaux sur le «front de
l'Égée», s'était mis en devoir de reconquérir les territoires occupés et sou-
mis par Alexandre. Nous savons en particulier qu'il franchit l'Indus et
conclut un accord avec le roi Sandracottos 11, qui lui livra, c en signe

1
• Miles, 25: edepol vel elephanto in India / quo pacto ei pugno praefregisti bra-
ch,um !
• W. Hofman, op. cit.
10
Syr., chap, 55.
11
A. Bouchê-Leclercq, Histoire des Séleucides, I, p. 28 et suiv.
LB MILES GLORIOSUS ET LA VIBILLBSSB DB PHILBMON 319

d'amitié, ou de vassalité, 500 éléphants>. Cela se passait au cours des


années 306 et 305 avant J.-C.
La campagne suivante, que mentionne Artotrogus, est celle de Cilicie.
Cette campagne, dans les activités de Séleucos, est datée d'une manière
plus précise encore. On sait qu'après Ipsos (en 301), les possessions d'An-
tigone le Borgne furent divisées entre les rois vainqueurs. La Cilicie fut
attribuée à Pleistarchos, le frère de Cassandre. Pleistarchos ne jouit pas
longtemps de ce butin de guerre. Peu de temps après, il en fut dépossédé
par Démétrios, et, à son tour, celui-ci la perdit, au bénéfice de Séleucos,
qui, aussitôt, y fonda une ville nouvelle. Séleucie de Cilicie 12• L'occupa-
tion de la Cilicie par Séleucos peut être datée du moment où Démétrios -
à partir de 296 - s'efforçait de reprendre Athènes et, pour cette raison,
négligeait ses possessions asiatiques, que se partagaient ses alliés de la
veille, Séleucos et Ptolémée.Soter. C'est vers ce même moment que, dans
le Trésor de Philémon (adapté par Plaute avec le Trinummus), un jeune
homme ruiné se proposait d'aller servir comme mercenaire en Cilicie 13•
C'est donc aux environs de 296 que le miles de Plaute - ou du moins le
personnage grec dont il est l'héritier - combattit en Cilicie pour le compte
du roi Séleucos.
L'indication suivante déroute les commentateurs, qui, sans renoncer
à fournir une explication, avouent leur embarras devant le nom de la Scy-
tholatronie. W. Hofmann y voit le pays des «brigands scythes 14 >. L'usage
constant du mot latro, chez Plaute, au sens de mercennaire 15 invite plutôt
à penser que le poète latin a voulu indiquer un pays qui serait celui des
«mercenaires scythes> - sans, au demeurant, avoir d'autre intention que
de former un nom plaisant, et d'évoquer un pays fantastique et lointain, à
la mesure des exploits du miles. Mais, si l'on admet qu'il soit ici question
de «mercenaires scythes», sous une forme ou sous une autre, et du pays
où on les recrutait, la chose cesse, pour un Athénien d'être fantastique,
car les mercenaires scythes figurent régulièrement dans les armées des
Séleucides. Nous les trouvons, avec une remarquable constance, de Ra-
phia à Magnésie, où ils figurent, sous le nom de Dahae 16• L'origine scythe

u Id., Ibid., p. 37.


u Trinnumus, voir 599: latrocinatum aut in Asiam aut in Ciliciam.
14 W. Hofman, op. cit.
15 Par exemple, ci-dessus, n. 13.
16 V. Griffith, The mercenaries of the hellenistic world, Cambridge 1935, p. 143

et suiv. (Polybe, V, 79, 3 et suiv. pour Raphia; Tite-Live, XXXVII, 40, et Appien,
Syr., (fin) pour Magnésie).
320 ROME., LA LilT!RATURE. E.T L'HISTOIRE.

de ces Dahae ne saurait être mise en doute; leur méthode de combat -


c'étaient des archers montés - est bien celle des Scythes; elle sera, plus
tard, celle des Parthes, dont ils sont les ancêtres. Leur pays, au moment
où nous commençons à les entrevoir, est la région située immédiatement
au sud-est de la mer Caspienne. Et il est significatif que Séleucos ait orga-
nisé, précisément, dans cette région lointaine, mais limitrophe de son
Empire, des expéditions de reconnaissance, à partir de 289/288. Les noms
de Patroclès et Démodamos de Milet sont restés attachés à ces entrepri-
ses 17. L'auteur de la comédie grecque a donc simplement voulu dire que
le capitaine de mercenaires avait participé à ces colonnes lancées aux
confins du monde barbare, «dans le pays où se recrutent les mercenaires
scythes». Il ne serait pas difficile d'imaginer le terme composé, ou l'ex-
pression grecque que Plaute traduit par le nom volontairement extrava•
gant de Scytholatronie 11• Quoi qu'il en soit, ce pays, loin d'être imaginaire
- au moins pour un public athénien - évoquait des régions lointaines et
sauvages, où le roi Séleucos avait osé porter ses armes.
Après l'expédition vers l'extrême-ouest, le miles a participé à une
bataille où, uno die (si l'on accepte la «rationalisation> du texte de Plaute,
proposée ci-dessus, et la réalité du contre-sens volontaire commis par le
poète latin sur l'énoncé de son modèle), il a massacré trente Sardes et
soixante Macédoniens. Une seule occasion se présente, pendant le règne
de Séleucos, où, sur le même champ de bataille, furent massacrés pêle-
mêle Sardes et Macédoniens. Ce fut la bataille de Couroupédion, qui fut
livrée aux environs de Sardes, contre l'armée de Lysimaque, maître,
alors, de la Macédoine. Même si, comme on le suppose (mais sans preuve
décisive), la ville basse de Sardes avait abandonné Lysimaque avant la
bataille, la citadelle tenait toujours, et il y avait certainement dans l'armée
macédonienne des habitants du pays de Sardes, des tenants du parti
macédonien. Cette bataille date du printemps ou du début de l'été 281
avant J.-c.
Mais la liste des états de service prêtés au miles ne s'arrête pas à la
bataille de Couroupédion. Quelques vers après la liste que nous venons
d'examiner, Artotrogus reprend: «et en Cappadoce, donc, où, si ton épée
ne s'était pas émoussée, tu tuais d'un seul coup cinq cents ennemis à la

17
Bouché-Leclercq, loc. cit.
11
On peut suggérer une expression comme : àv 'tfl I:iru8oµtat0>tô'>v xci>pq.(1~
compos_é_étant formé sur celui qui est bien connu : I:iru8otoç6tm). On ne saurait
pe~ser ici à la Scythopolis de Syrie, qui n'était pas pour Séleucos, pays de merce·
na1res. '
LE MILES GWR/OSUS ET LA VIEILLESSE DE PHILi!MON 321

fois 19 ?:oOr, nous savons que Séleucos était, depuis longtemps, maître de
la Cappadoce, mais que, peu après sa victoire à Couroupédion, il eut à
faire face à un soulèvement, et qu'un de ses lieutenants, Diodoros, fut
complètement défait 20 : on pense à la «victoire manquée:. («tu en aurais
tué cinq cents d'un coup, si ton épée ne s'était pas émoussée») de Pyrgo-
polinice dans ce pays. Cette campagne malheureuse eut lieu dans le cou-
rant de l'été de 281 ou au début de l'automne, le climat de la Cappadoce
(au moins dans la partie montagneuse du pays) ne se prêtant guère aux
campagnes hivernales 21 •
Telles sont les expéditions auxquelles a pris part le capitaine de
Séleucos. Une autre mention, tout au début de la comédie, est plus mysté-
rieuse, et ne se laisse pas ranger dans la même série. C'est le soldat lui-
même qui évoque le temps où, «sur la plaine de Charançonnerie, il a sau-
vé Mars, alors que le commandant en chef était Bombomachidès Clutu-
mistharidysarchides petit-fils de Neptune 22 ». Sans doute ce trait pouvait-
il figurer dans l'original grec - le pays de Charançonnerie n'étant, alors,
que l'une des nombreuses régions de l'Orient où vivaient des Troglodytes,
selon une équivalence que nous avons déjà rencontrée 23 • Mais l'outrance
presque insupportable des noms, la mention d'un summus imperator lais-
sent l'impression que le poète latin a fortement modifié ce qu'il pouvait
lire dans son modèle grec, au point de rendre méconnaissable l'intention
de celui-ci. La «plaine de Charançonnerie» peut n'être qu'un souvenir du
Curculio, comme la blessure de Mars un thème parodiant l'épopée homé-
rique. Si l'on pense, malgré cela, que Plaute n'a pas inventé le contenu du
vers 14, on croira que le petit-fils de Neptune n'est autre qu'Antigone
Gonatas, fils de Démétrios, lui-même descendant (disait-il) de Poséidon.
Mais il est bien certain que ce souvenir, énoncé par Pyrgopolinice, n'ap-
partient pas à la série des campagnes énumérées par Artotrogus, et dont
il tient la liste, comme sur une sorte de livret militaire, où sont inscrits les
états de service du mercenaire. Il n'en est que plus remarquable de cons-
tater que ces différentes campagnes sont mentionnées dans un ordre

19 Miles, 52 et suiv. : quid in Cappadocia, ubi tu quingentos simul, / ni hebes

machaera foret, uno ictu occideras? (Trad. A. Emout).


20 Bouché-Leclercq, op. cil., p. 49; Ibid., II, p. 535-536, â propos de la Cappado-

ce Séleucide.
21 Les chutes de neige sont très abondantes, sur l'intérieur, â partir du début

de novembre; voir Ruge, s. v. Kappadocia, in R. E. X, p. 1912.


22 Miles, 13-15: quemne ego servavi in campis Curculionieis, / ubi Bumbomachi-
des Clutumistharidysarchides / erat imperator summus, Neptuni nepos?
23 Art. cit. (ci-dessus, p. 268).
322 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

strictement chronologique : expêdition en Inde : 306/305 - expêdition de


Cilicie : 296/295 - expêdition chez les Dahae : 289/288 - campagne de
Couropêdion: 281 (printemps) - campagne de Cappadoce: été-automne
281. Ce sont vingt-cinq années de guerre, accomplies aux côtés du roi, au
service de sa politique. Il n'est pas étonnant que Séleucos ait fait de Pyr-
gopolinice son homme de confiance, et lui ait laissé le soin de recruter, à
Éphèse, les mercenaires dont il a grand besoin, pour réaliser son rêve,
franchir l'Hellespont, rentrer en Macédoine, dans le pays de son enfan-
ce 24.
Mais, avec cette dernière mission, nous sommes parvenus presque
aux limites extrêmes de la période où peut, nous l'avons montré, se situer
la composition de tAMÇrov,qui fut le modèle de Plaute, et qui se termine
avec la mort de Séleucos Jer. La date de celle-ci demeure indéterminée, à
quelques mois près. Un contrat babylonien, daté de décembre 281, semble
impliquer que son rédacteur considérait encore le roi comme vivant 25 •
Une découverte plus récente est venu changer les termes du problème. Il
s'agit d'une liste chronologique de faits, d'où il résulterait que la mort de
Séleucos se produisit entre le 26 août et le 24 septembre 281 26 • Cette solu-
tion soulève bien des difficultés. Au témoignage de Justin, le roi resta
occupé en Asie encore pendant sept mois après la bataille de Couroupê-
dion 27. Il faudrait donc que celle-ci se fût livrée en plein hiver, au plus
tard au mois de février, ce qui est contraire à toutes les habitudes de ce
temps. Mais, surtout, il nous semble que les remarques présentées ici à
propos de tAMÇrov obligent à revenir à la solution traditionnelle, et à
dater, comme le faisait Beloch, cette mort de février 280. En voici la rai-
son:
Puisque, nous l'avons dit, la comédie grecque en question fait men-
tion de l'expédition de Cappadoce, et qu'elle doit être antérieure au
moment où parvint à Athènes la nouvelle que Séleucos venait d'être assas-
siné, elle ne saurait être antérieure à l'automne de 281; on ne peut admet-
tre, par exemple, qu'elle ait été représentée cette année-là, aux Lénéennes
ou aux Grandes Dionysies, c'est-à-dire au printemps ou tout au début de

24 Cur ce désir et cette hâte, voir Pausanias, 1, 16, 2. Cf. Stiihelin, art. Seleukos,
in R. E., II, col. 1225.
25 Voir les références à l'article de Stiihelin, cité, note précédente, p. 1227.
26 Sur ce problème, voir l'article d'A. Aymard, in Revue des Études anciennes,

1955, p. 105-106, qui opte en faveur de la liste, contre le contrat babylonien. Est-il
bien croyable que le rédacteur de celui-ci ait ignoré la mort de son roi, disparu
depuis plus de trois mois, dans des conditions dramatiques?
27 XVII, 2, 4.
LB MILES GWRIOSUS BT LA VIBILLBSSB DB PHIU'.!MON 323

l'année. Une seule date convient: les Lénéennes de 280, en janvier ou


février. La coïncidence avec la date proposée pour l'assassinat de Séleu-
cos I• est trop parfaite pour qu'un doute reste possible. Le roi ne mourut
qu'après la célébration de la fête athénienne, ou peu après. Le contrat
babylonien, dont on nous dit que son rédacteur ignorait, encore en
décembre, la mort du roi, survenue dans cette hypothèse, quatre ou cinq
mois plus tôt, garde donc toute sa valeur, et la liste qu'on prétend lui
opposer reste, ce qu'elle n'a jamais cessé d'être, emplie d'obscurités et
d'incertitudes.

*
* *

Une fois établie, avec toute la vraisemblance possible, la date de la


pièce qui servit à Plaute de modèle principal, il nous reste à déterminer,
autant que cela se pourra, le nom de son auteur. Et, là, nous ne sommes
plus réduits à interpréter des allusions; nous sommes invités au contraire
à nous appuyer sur d'autres considérations, plus générales, qui concer-
nent le style de la pièce, et, sinon sa structure (puisqu'il est admis, depuis
Léo, que le Miles est le résultat d'une synthèse entre deux modéles au
moins), du moins la vision du monde, la c pensée•• au sens le plus large,
qui l'anime. Si l'on a pu montrer avec succès que le théâtre de Ménandre
est entièrement inspiré par la philosophie péripatéticienne 21, il est proba-
ble que les autres auteurs comiques ont, eux aussi, opéré des choix parmi
les idéologies contemporaines et cela peut constituer un critère pour les
identifier, à travers les adaptations plautiniennes.
Quoi qu'il en soit, l'original du Miles ne peut avoir été l'œuvre de
Ménandre, puisque celui-ci mourut en 292, onze années au moins avant
Séleucos. Parmi les poètes athéniens dont l'activité se poursuit au cours
de cette période se trouve, en revanche, Philémon, et il convient de se
demander si ce que nous savons de son œuvre et surtout de son «style»
dramatique ne répondrait pas aux caractéristiques qui se remarquent
dans le Miles. Il faut remarquer d'abord que, dans la liste conservée des
pièces de Philémon, ne figure aucun AMÇrov.Mais il est certain que cette
liste n'est nullement exhaustive, et l'argument est sans portée. Heureuse-
ment, nous possédons un texte d'Apulée, où sont énumérés les traits prin-
cipaux des comédies de Philémon :
«On trouve chez lui beaucoup de bons mots, des intrigues élégam-
ment combinées, des reconnaissances clairement expliquées, des person-

21 A. Barigazzi, La formazione spirituale di Menandro, Turin 1965.


324 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

nages en harmonie avec le sujet, des pensées qui répondent aux réalités
de la vie; ses plaisanteries ne descendent pas au-dessous du brodequin, et,
lorsqu'il est sérieux, il ne se hausse pas jusqu'au cothurne. Rares chez lui
sont les filles séduites, les erreurs sont sans conséquence, les amours sont
permises. Il n'en est pas moins vrai que le marchand de filles est malhon•
nête, l'amant ardent, l'esclave rusé, la maîtresse trompeuse, l'épouse
autoritaire, la mère faible, l'oncle grondeur, le camarade serviable, le sol-
dat belliqueux, et aussi les parasites voraces, les parents serrés, les courti•
sanes provocantes 29•
La plupart de ces traits peuvent s'appliquer à n'importe quelle pièce
ou œuvre de la Néa. Quelques-uns, cependant, sont plus caractéristiques,
et, par le rapprochement avec les comédies de Plaute dont nous savons
explicitement qu'elles sont imitées de Philémon, nous sommes en mesure
de les préciser et de les retrouver dans le Miles. Qu'il n'y ait pas, dans le
Miles, d'amour coupable, que la tentative du Pyrgopolinice pour séduire
la prétendue femme de son voisin tourne à la confusion du séducteur,
tout cela ne prouverait pas grand'chose, car des situations analogues,
aussi morales, se trouvent ailleurs. Mais l'indice prend quelque consistan-
ce grâce à la comparaison de deux passages, l'un du Miles, l'autre du Mer-
cator (qui, on le sait, est imité de Philémon). Dans le Miles, nous lisons:
«J'avais pour maître, à Athènes, un jeune homme parfait en tous points.
Il aimait une courtisane née d'une mère athénienne, et elle lui rendait son
amour; ce qui est bien la meilleure façon d'aimer JO>:«qui est amor cultu
optimus». Palestrion ne veut pas dire que l'amour partagé est ce qu'il Ya
de meilleur au monde, mais que d'aimer une courtisane qui rend cet
amour (et ne se donne pas pour de l'argent) est la meilleure solution au
problème amoureux. Il s'agit d'un «amour permis>, le même que loue
Périplectomène, et qu'il favorise de toutes ses forces. Or, telle est exacte-
ment l'attitude vantée dans le Mercator:
«Que désormais aucun père n'interdise à son jeune fils l'amour et les
filles, pourvu qu'il n'y ait pas d'excès. Si quelque père enfreint cette
défense, il perdra plus par ce qu'on lui cachera que ce qu'il aurait eu à

29
• ~lorides XVI, 7 et suiv.: reperias tamen apud ilium multos sales, argumenta
d
lepi e inflexa, agnitus lucide explicatos, personas rebus competentes, sententias vitae
~ongruentes, ioca non infra soccum, seria non usque ad cothurnum. Rarae apud
ilium corruptelae, tuti e"ores, concessi amores. Nec eo minus et leno perjurius el
~mator fervidus et servulus callidus et arnica inludens et uxor inhibens et mater
rndulgens et patruus objurgator et sodalis opitulator et miles praeliator sed el parasiti
edaces et parentes tenaces et meretrices procaces
30
Miles, 99-101 (trad. A. Emout). ·
LB MILES GWRIOSUS BT LA VIBILLBSSB DB PHILt!MON 325

donner ouvertement 31 >. Telle est la morale de la pièce, identique à celle


qui résulte du Miles :·Je jeune couple, amoureux comme le veut la nature,
est récompensé, tandis que les amours coupables sont punies.
Ne croyons pas, pourtant, que le poète se préoccupe de la valeur éthi-
que pour elle-même. Ce qui le préoccupe, ce sont les conséquences socia-
les dommageables d'un amour «dangereux>. Nous le voyons dans le Mer-
cator; on le retrouve, avec une plus grande évidence encore, dans le Tri-
nummus (autre pièce imitée de Philémon), où la profession de foi du jeu-
ne Lysitélès, le «bon> adulescens, est étrangement bourgeoise: «ce que les
gens de bien désirent, c'est la fortune, la loyauté, une belle situation, la
gloire, le crédit; voilà la récompense des honnêtes gens 32 ». Cette morale,
sans doute, pourrait être attribuée à Plaute lui-même; mais il est évident
que le poète latin n'a fait ici que reproduire sa source, puisque la structu-
re même de la pièce est destinée à mettre en valeur cette conception, tou-
te sociale, de la moralité, inséparable des «grandeurs d'opinion». Or, il est
certain aussi que cette morale reprend les grands thèmes de I'Éthique à
Nicomaque, où nous lisons que la vie heureuse est dans une large mesure
tributaire des biens de fortune 33 •
Dans le Miles passent des échos de la même philosophie, qui est celle
de l'aristocratie athénienne. Périplectomène est le type du vieil homme
c beau et bon>, qui place au-dessus de toute autre valeur ses devoirs
envers son jeune ami. Ce trait avait semblé à Apulée suffisamment carac-
téristique de Philémon pour qu'il rangeât le sodalis opitulator parmi les
personnages favoris de son théâtre. On ne s'étonnera donc point que Lysi-
télès loue la fides de Périplectomène. Tout ce que nous connaissons du
théâtre de Philémon nous le montre comme le théâtre de l'amitié: aussi
bien le Trinummus, où nous trouvons comme un véritable concours, à qui
sera le plus dévoué à ses amis, Mégaronide à Calliclès, Calliclès à Charmi-
dès ou, dans la jeune génération, Lysitélès à Lesbonicus. Chacun s'efforce
d'aider l'autre, dans ses amours ou dans ses difficultés financières, avec
une délicatesse et une générosité qui rappellent l'attitude de Périplecto-
mène à l'égard de Pleusiclès. Et il en va de même dans le Mercator, entre
Démiphon et Lysimaque, qui s'entendent pour désarmer la jalousie d'une

31 Mercator 1021-1023 (trad. A. Emout).


32 Trinummus, 270 et suiv.
33 Voir la critique que fait Sénèque de ce souverain Bien aristotélicien, dans le

De vita beata (v. ci-dessous, p. 603 et suiv.); en particulier Éthique à Nicomaque, 1,


9, 1099 a 31, avec P. Aubenque, La prudence chez.Aristote, Paris, 1963, p. 78 et suiv.
Sur la «philosophie• du Trinummus, v. ci-dessus, p. 287 et suiv.
326 ROMB, LA LrrrmtATURB BT L'HISTOIRB

épouse acariate. Pleusiclès n'est pas en reste avec Périplectomène et se


préoccupe de ne pas abuser de la gentillesse du vieil homme, de ne rien
faire qui soit susceptible de jeter quelque ombre sur son honneur 34• ,
Ces préoccupations morales, évidentes chez Philémon, rendent son
théâtre assez proche de celui de Ménandre. Ce qui explique certains traits
du Miles. Ainsi, l'on a fait observer, depuis longtemps, que les propos
relatifs à la sollicitude des pères pour leurs enfants 35,tenus dans la pièce
par Périplectomène, ressemblent de fort près à ceux que nous lisons dans
les Adelphes 36• Puisqu'il ne saurait s'agir ici de Ménandre, il faut que le
modèle remonte à Philémon. Et ces ressemblances entre Philémon et
Ménandre, sur lesquelles Webster a attiré l'attention 37, ne s'expliquent
assurément point par le fait que les deux poètes s'adressent au même
public, comme l'avance Webster, mais parce que tous les deux subissent
l'influence de la même philosophie, celle d'Aristote et de Théophraste.
Il est un point, cependant, où Philémon se sépare de Ménandre, aux
yeux duquel le mariage passait pour une solution acceptable au problème
des amants 31 • Dans les deux comédies plautiniennes qui remontent certai-
nement à Philémon, et dans la troisième, qu'on lui attribue avec une gran-
de vraisemblance, se rencontre une satire ou du moins une critique impli-
cite du mariage. Aussi bien le Mercator que le Trinummus et la Mostellaria
témoignent du même pessimisme. Il est remarquable de constater, dans le
Miles, que Périplectomène (au cours, précisément, de la scène Ide l'acte
Ill, dans la partie empruntée certainement à Philémon) se livre a une vio-
lente diatribe contre les épouses légitimesl'. Il importe peu que Plaute, en
adoptant la théorie développée ici par le vieillard, rejoigne une tradition
bien établie de l'antiféminisme romain, il suffit de constater que Philé·
mon l'avait, aussi, répétée, d'une pièce à l'autre, avec une constance assez
remarquable pour que sa présence dans une comédi~ constitue un indice
sérieux que la pièce doit lui être attribuée.
Il est possible de relever, dans le Miles, un indice plus précis encore,
et comme la signature de Philémon. Au cours de la longue scène entre

34
Miles, 618 et suiv. (scène m, 1, qui appartient sûrement à la même pièce que
la scène 1, 1. Voir Éd. Fraenkel, Elementi plautini in Plauto, Florence 1960,
p. 246).
35
Miles, 719-722.
36
Adelphe.s, 35 et suiv.
370p • Clt.,
. p. 137.
31
Op. cit., Ibid., p. 138.
39
Miles, 685 et suiv.
LE MILES GWRIOSUS ET LA VIEILLESSE DE PHILÉMON 327

Périplectomène et Pleusiclès, celui-ci se reproche de donner tant d'affai-


res à son vieil ami, et Périplectomène, piqué, lui répond :
«Quid ais tu? ltane tibi ego videor oppida Acherunticus 40 >.
Ces paroles reprennent, presque littéralement, une réplique du Mercator,
où Démiphon demande à son vieil ami Lysimaque: «quid tibi ego aetatis
videor?> et Lysimaque répond: «Acherunticus, senex velus, decrepitus 41 >.
Sans doute ce rapprochement ne prouve-t-il rien en lui-même; il peut
s'expliquer tout simplement par une expression de Plaute et une «auto-
imitation> de l'adaptateur latin. Mais une autre considération rend bien
plus vraisemblable que cette rencontre d'expression remonte à Philé-
mon.
Si l'on admet, en effet, au moins à titre d'hypothèse, que l'original du
Miles fut composé par Philémon dans l'hiver de 281/280, le poète athé-
nien se trouvait environ dans sa quatre-vingtième année. Nous savons
qu'il poursuivait, à cet âge, son activité poètique, puisqu'il mourut, quasi
centenaire, en composant son ultime comédie 42 • Nous savons aussi qu'il
était resté, en son grand âge, fort joyeux, au point que l'on racontait -
mais ce n'est que l'une des versions de sa mort - qu'il s'était étouffé de
rire en voyant un âne manger des figues 43 • Or, Périplectomène, parlant de
lui-même, dans le même passage où se répètent les mots du Mercator,
déclare à Pleusiclès :
«Dis-moi, est-ce que je te parais tellement mûr pour !'Achéron, telle-
ment bon pour le cercueil? Trouves-tu que je vive depuis tellement long-
temps? Après tout, je n'ai pas plus de cinquante-quatre ans; j'ai bon pied,
bon œil; la main prompte>. Un moment interrompu par Pleusiclès et
Palestrion, Périplectomène poursuit:« ... du reste, je garde encore en moi
quelque ardeur amoureuse, quelque sève dans mes veines, et je ne suis
par encore desséché au point d'avoir renoncé à toutes les joies et à tous
les plaisirs 44 ••• >. Cette réhabilitation du senex ne donne-t-elle pas l'im•
pression d'être un véritable plaidoyer du poète qui, non sans quelque cha-
leur, s'autorise de son exemple personnel 45 ?
Il est d'autant plus remarquable que, dans le Mercator, dont l'original
remonte, semble-t-il, au temps où Séleucos fondait Séleucie en Cilicie -
c'est-à-dire une quinzaine d'années avant le temps que nous assignons à

40 Ibid., 627.
41 Mercator, 290-291.
42 Suidas, Philémon 2; Plutarque, Moralia 785 b; Apulée, loc. cit.

0 Suidas, Philémon 1 ; Lucien, Macrob., 25.


44 Miles, 625-630; 640 et suiv. (trad. A. Emout).
45 Cf. Ibid. 637: ut apud te uemplum uperiundi habeas, ne quaeras foris . ..
328 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

l'original du Miles - Philémon, qui avait alors quelque soixante-cinq ans,


met dans la bouche du vieux Démiphon un plaidoyer analogue, qui est
d'abord un aveu d'une faiblesse plus pathétique de ridicule:
« (si je suis amoureux) dit Démiphon, il n'y a pas là de quoi te fâcher
contre moi; bien d'autres ont déjà fait de même, et de hauts personnages
encore! Aimer est dans la nature de l'homme, et c'est un mal qui nous
vient des dieux. Ne me gronde pas, je te prie; ce n'est pas de ma faute, ni
de mon propre gré 46 ». Cette franchise, la constatation que la «nature est
ainsi» ne justifient-elles pas les termes dont se sert Apulée, lorsqu'il
reconnaît à Philémon le don des sententiae vitae congruentes? Une expé-
rience que sa familiarité avec la pensée d'Aristote lui a permis d'exposer
clairement, mais qu'il a commencé par ressentir dans son propre cœur?
Cet âge, auquel se trouve alors Philémon, le caractère enjoué qui res-
ta le sien jusqu'à la fin de sa vie, le jugement naturellement porté par un
octogénaire sur le temps où, seulement quinquagénaire, il lui semblait
conserver les ardeurs de ce qui, avec le recul du temps, lui apparaît com-
me une quasi-adolescence, tout cela explique que Périplectomène, où Phi-
lémon semble avoir mis tant de lui-même, soit, dans la pièce, le véritable
meneur de jeu, avec Palestrion. Le monde du Flatteur, tel que nous l'en-
trevoyons, se révèle, à l'analyse, assez différent de ce que laissaient pré-
voir les conventions habituelles de l'univers comique. Pour toutes ces rai-
sons, parce que les allusions historiques et les circonstances politiques
supposées par l'intrigue nous reportent aux événements de l'année 281,
parce que le ton et la pensée discernables du modèle répondent à ce que
nous savons du théâtre et de la vie même de Philémon, il nous a semblé
que l'hypothèse présentée ici pouvait jeter quelque lumière sur le Miles
gloriosus, la pièce du corpus plautinien, sans doute, la plus célèbre et la
plus imitée, mais où s'expriment moins les valeurs romaines générale-
ment admises au temps du premier Scipion, que les préoccupations d'une
Athènes aristocratique, imprégnée d'aristotélisme, politiquement libérée
de la tyrannie démagogique du Poliorcète et se tournant vers Séleucos qui
venait, après Couroupédion, de libérer les colons athéniens de Lemnos, de
mettre fin au règne détesté de Lysimaque, et dont les Athéniens pouvaient
légitimement penser qu'il était appelé à exercer demain sur leur ville un
protectorat qu'ils souhaitaient bienveillant 47 •

46
Mercator, 318 et suiv. (trad. A. Ernout).
47
Sur les bonnes relations entre Athènes et Séleucos, voir Fergusson, op. cit.,
p. 155-156.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS

L'ANTIFÉMINISME DE PLAUTE

Une opinion reçue veut que Plaute soit hostile au sexe féminin et que,
ce faisant, il se conforme à une tradition romaine bien établie. Peu de
critiques doutent que ce thème de l'antiféminisme ne soit un élément
plautinien authentique, même si Ed. Fraenkel s'est gardé d'aborder de
front le problème dans son livre célèbre 1• A la vérité, les textes ne man-
quent pas, depuis l'invective célèbre de l'Aululaire, où Mégadore dit sa
défiance des «beaux partis» 2, qui réduisent les maris en esclavage et cau-
sent leur ruine 3, jusqu'au propos de Calliclès et Mégaronide dans le Tri-
nummus 4• Les épouses sont considérées comme un « mal nécessaire».
Mais les courtisanes ne sont pas mieux traitées, non seulement en raison
de leur avidité - qui pourrait n'être qu'un vice inhérent à leur profession
- mais des goûts et des tendances propres à leur sexe; ainsi les propos
échangés par Adelphasie et Antérastile dans le Carthaginois 5 annoncent la
vigueur satirique de Juvénal. Tout cela semble indiquer que le poète n'a
pas, du sexe féminin, une opinion bien flatteuse.
Et pourtant, é'est dans l'une de ses œuvres que l'on trouve la figure
de femme la plus noble, la plus attachante de la comédie antique. Alcmè-
ne n'a certes rien de commun avec les «matrones» des autres comédies;
et son originalité, sa noblesse de cœur, elle ne les doit assurément point
au fait que le personnage qu'elle incarne appartient au monde héroïque;
dans la même pièce, les dieux eux-mêmes ne sont pas si bien traités, et

1 On ne trouve un développement sur ce point que dans l'édition en langue


italienne, Elemenli plautini in Plauto, Florence, 1960, Suppl., p. 416.
2
Aulul. 165 et suiv.; cf. 475 et suiv.
3
Vers 505 et suiv.
• Trinum. 50 et suiv.
'Poenulus 210 et suiv.
330 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Amphitryon n'est pas exempt de ridicule - outre celui qui s'attache à son
infortune. Précisément c'est par ses qualités de femme qu'Alcmène forme
un contraste évident avec les autres personnages de la pièce.
Il est superflu de résumer ici les vertus d'Alcmène: elle aime tendre-
ment son mari, elle n'a pas de plus grand bonheur que de l'avoir près
d'elle; elle met sa gloire à vivre dans l'ombre de celui dont elle admire la
valeur; en même temps, elle respecte Amphitryon, elle obéit à ses ordres,
même ceux qu'elle juge absurdes. Tant de vertu n'irait pas sans fadeur, si
elle ne sè révélait susceptible, jusqu'à la violence, et nous comprenons
que sa docilité ne masque pas une absence de caractère. Or, il est évident
que Plaute, q•uia donné à Amphitryon tant de traits romains, qui l'a dessi-
né comme un imperator, où certains ont même voulu reconnaître tel ou
tel triomphateur contemporain, a fait de même à propos de la mère d'Hé-
raclès : son Alcmène est une grande dame romaine. Et puisque nous
voyons que l'épouse d'Amphitryon a été dessinée avec une sympathie
indéniable par le poète, ne devons-nous pas en conclure que Plaute est
moins antiféministe qu'on ne le dit et qu'il ne le paraît? La contradiction
avec les autres pièces est flagrante; comment la résoudre?
Un premier élément de solution est apporté par la remarque de
Fraenkel que nous avons rappelée: l'uxor dotata de la Mostellaria (celle
du Trinummus, celle de l'Aulularia, ainsi que quelques autres) ne sont
point propres à Plaute; elles apparaissent déjà, avec les mêmes caractè-
res, chez Ménandre, Diphile, Philémon, pour ne citer que les poètes les
plus importants de la comédie nouvelle. Fraenkel cite, pour Ménandre, la
comédie du Collier (1CÀ.6nov)6 , pour Diphile, les Tireurs de Sorts, que nous
ne connaissons qu'à travers la Casina 1 , et, pour Philémon, le Marchand,
qui apparaît à travers le Mercator•.
En fait, les témoignages apportés par les fragments de la comédie
nouvelle sur l'opinion que les poètes se faisaient des femmes confirment
cette remarque. Philémon nous apprend que la femme digne de louanges
est celle qui ne· se pique pas de remporter la victoire sur son mari, mais
qui lui est obéissante : « la femme qui a toujours raison est le plus grand
des maux» 9 ; il proclame que le célibataire est le seul au monde suscepti-
ble de profiter de la mauvaise fortune 10, et que l'on n'est vraiment heu-

6 Par exemple les fragments 402, 403 K, etc.


7 Voir Edmonds, The Fragments of Attic Comedy, III, p. 97 et suiv.
• Id., Ibid., p. 12-14.
9 Philemon, frag. 132 K.

10 Philémon, frag. 197 K.


A PROPOSDU TRVCVLENTVS 331

reux que si l'on n'a pas la responsabilité d'une femme 11. L'un des mots les
plus cruels de Plaute sur la femme (Eho tu, tua uxor, quid agit? - Immor-
talis est) 12 n'est que l'adaptation très exacte d'un vers de Philémon 13.
Diphile nous apporte des témoignages semblables 14 , et avec lui, un
poète «mineur> comme Philippidès, qui n'hésite pas à écrire que «le bien
de Platon consiste à ne pas se marier» 15, et maudit, lui aussi, les femmes
richement dotées 16.
Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés, démontrent au
'moins que Plaute suivait les maîtres de la comédie nouvelle lorsqu'il
disait sa défiance des épouses et les misères du mariage. Cela ne veut pas
dire, sans doute, qu'il ne partage pas cette opinion, qu'il ne la fait pas
sienne. On peut même penser que, la portant sur la scène, l'illustrant par
les intrigues et le dialogue de ses comédies, il ne considère pas qu'elle soit
inexacte. On le penserait sans réserve s'il n'y avait l'Amphitryon. La
contradiction que nous dénoncions n'est pas résolue par la seule considé-
ration des sources.
T. B. L. Webster a montré que la satire du mariage offerte par la
comédie nouvelle n'est pas une idée propre aux poètes de ce théâtre, mais
que la plupart des arguments qui l'appuient viennent des philosophes et,
plus particulièrement, du traité de Théophraste Sur le mariage 17, traité
qui 'fut résumé par Jérôme dans son Contre Jovinien 18, ce qui l'a sauvé de
l'oubli. Le «sage», pour Théophraste, ne saurait se marier. Le mariage est
contraire à la paix de l'âme et au bonheur. Théophraste, en fait, nous a
résumé les reproches que, depuis toujours, les Grecs adressaient à leurs
compagnes, et dont on peut trouver le témoignage chez les poètes tragi-
ques, en particulier dans les pièces d'Euripide, si bien que la comédie
nouvelle, à cet égard, se conforme à une longue tradition d'antiféminis-
me. D'autre part, il semble bien que cette tradition n'ait jamais été aussi
vigoureuse qu'à l'époque hellénistique; c'est le moment, par exemple, où
se forme la légende d'un Socrate en butte aux vexations de Xanthippe,
légende qui ne s'affirme guère, on le sait, avant la dernière partie du IV•
siècle, où elle se charge de traits pittoresques.

11 Id., frag. 239 K.


12 Trinum. SS.
13Frag. 196 K : ci8avat6ç rottv teateovciva-y1caiov
'Y\lvrJ•
14 Frag. 115 K.
15 Philip. 6 K.
16
Id., 28 K; cf. 31 K.
11 Studies in Menander, 2• éd., Manchester 1960, p. 212 et suiv.
11 313 C.
332 ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

Mais, surtout, l'uxor dotata, la femme riche, paraît bien avoir été l'un
des personnages les plus caractéristiques de la haute société, aussi bien
athénienne que spartiate, pendant l'époque hellénistique. Pour Sparte,
nous possédons le témoignage de Plutarque 19 ; pour Athènes, l'émancipa•
tion financière des femmes n'est pas moins certaine 20 ; elle parut même
constituer une telle menace que Démétrios de Phalère, on le sait, crut
nécessaire de créer des magistrats spéciaux, les gynéconomes, dont la
fonction principale consistait à réprimer les dépenses somptuaires des
femmes. Démétrios de Phalère, Théophraste, Ménandre et ses rivaux ou
ses imitateurs tiennent donc le même langage, partagent les mêmes idées
concernant les femmes, et réagissent de la même manière devant l'évolu•
tion économique et sociale de leur temps.
A Rome, la situation est bien différente. Polybe nous apprend, par
exemple, que la dot que les fils de Paul Ëmile remboursèrent à leur mère,
lorsque mourut leur père, se montait à 25 talents 21 - alors que les som·
mes d'argent et d'or monnayées trouvées dans le trésor de Persée attei-
gnaient une valeur de 6.000 talents. Le même Paul Ëmile fit cadeau à sa
fille, lorsqu'elle épousa Q. Aelius Tubéro, de cinq livres d'argent 22• Pen·
dant la jeunesse de Plaute, le sénat avait doté une fille d'un Cornélius Sei·
pion, et, après consultation des proches, les Pères avaient fixé le montant
de cette dot à 40.000 livres de bronze 21. De plus, les dépenses des femmes,
pendant tout le temps de la seconde guerre punique, et pendant bien des
années après, encore, étaient limitées par la loi Oppia; et il faut penser
que cette loi opposait une barrière efficace à leurs prodigalités puisqu'el-
les mirent le plus grand acharnement à la faire abroger. Il est donc
inexact de répéter, comme on le fait, que les reproches adressés par les
personnage.s de Plaute à leurs épouses s'adressent en fait aux matrones
romaines. La femme romaine est, alors, bien différente de la femme grec·
que que nous révèle la comédie nouvelle : plus libre, dans la vie quotidien·
ne, plus influente, aussi, dans la vie familiale elle semble avoir disposé
d' une part beaucoup moindre des ressources de ' la maisonnée. Les pres·
criptions de la loi Oppia qui interdisait aux femmes (depuis 215 avant J.·
C.) de se faire porter en voiture, de posséder des bijoux d'or et des vête·

19
Agis 3, 4.
20
. R · Fla ce l'è · Histoire
1 re, m · · mondiale de la femme t l Paris 1965, p. 355 et
SUJV. ' . '
21
Pol., XXVIII, 35, 6.
22
Valère Maxime, VI, 1, 12.
21
Id., VI, 1, 11.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 333

ments ornés montrent bien que le luxe féminin était encore très restreint,
et l'on sait que le luxe ne commença véritablement, à Rome, que dans les
dernières années de la carrière de Plaute, s'il est vrai qu'il fut apporté par
les armées victorieuses après la guerre d'Antiochus 24 •
Mais, si les critiques adressées aux femmes par les personnages de
Plaute viennent de la comédie grecque, si elles font partie de cet exotisme
caractéristique de la palliata, doit-on en conclure, contrairement à l'opi-
nion générale, que Plaute nous livre sa vraie pensée dans le portrait d'Alc-
mène et, pour le reste, se contente de reproduire ce qu'il trouve dans ses
modèles? Ce serait sans doute aller trop loin, et ne pas tenir compte des
indications que peut nous fournir une analyse plus exacte de certaines
pièces du corpus plautinien, sur lesquelles les philologues modernes ne
semblent pas s'être penchés avec prédilection. Et la plus délaissée d'entre
elles est peut-être le Truculentus, qui a contre elle d'être la dernière du
recueil et d'encourir un reproche naguère redoutable, celui d'immorali-
té2'.
On connaît le sujet de la pièce : une courtisane, Phronésie, exerce
avec succès son métier dans Athènes; elle a presque entièrement ruiné un
jeune homme riche et noble, Diniarque; bien plus, celui-ci, apparemment
en raison de son inconduite, s'est vu refuser la fille de Calliclès, que le
vieillard lui avait promise, mais dont le jeune homme avait abusé, à l'insu
de son futur beau-père; de ces amours clandestines de Diniarque et de la
jeune fille un enfant est né, qui a été aussitôt confié à une servante pour
être exposé; la naissance a pu être tenue secrète, et Diniarque espère bien
que l'affaire est à jamais oubliée. Auprès de Phronésie, Diniarque conti-
nue à faire figure d'amant, mais comme il ne possède plus grand'chose,
qu'il ne peut continuer les cadeaux d'antan, Phronésie ne le reçoit pas;
elle n'a plus avec lui que des relations d'amitié, qui se transforment bien-
tôt en complicité, lorsque la courtisane raconte à son ancien amant com-
ment elle a entrepris une magnifique escroquerie aux dépens d'un soldat
avec qui elle a vécu l'année précédente. Ce soldat, longtemps en garnison
à Athènes, est parti pour Babylone, et doit revenir incessamment. Phroné-
sie va lui faire croire qu'elle a mis un enfant au monde, et que cet enfant,
un garçon, est de lui. En réalité, elle s'est procuré un enfant abandonné,
et c'est celui-ci qu'elle fera passer pour le fils du soldat, exigeant du père
supposé de fortes sommes pour l'entretien du petit garçon.

2•Tite-Live, XXXIX, 6; cf. Valère-Maxime IX, 1, 3.


29La pièce n'a guère trouvé d'autre défenseur que Enk, Plautus' Truculentus,
in Studies Ullman (1964), I, p. 49-65.
334 ROME, LA LITJ'ÉRATURB BT L'HISTOIRE

D'autre part, un troisième amant fréquente chez Phronésie, un jeune


homme, appelé Strabax, qui vit à la campagne et, dans les bras de la
courtisane, vient de découvrir le plaisir. Ce Strabax est sous la garde d'un
esclave particulièrement bourru, qui doit à ce trait de son caractère son
nom de Truculentus. Truculentus se défie des femmes, et il entend bien
protéger son pupille contre leurs séductions. Mais Strabax ne l'écoute
pas; pendant la nuit, il s'échappe de chez lui et va rejoindre Phronésie.
La véritable action de la comédie consiste à faire tomber les quatre
personnages en question dans les filets de Phronésie et de sa servante et
digne émule, Astaphie. Diniarque, le soldat, appelé Stratophanès, le rusti·
que Strabax se partageront les faveurs de Phronésie; quant à Astaphie,
elle sera pour Truculentus. Accessoirement, on découvrira que l'enfant
supposé du soldat n'est autre que le fils de Diniarque et de la fille de Cal-
. liclès. C'est le vieillard qui en obtient la révélation au cours d'une brève
enquête menée avec fermeté. Diniarque épousera celle qu'il a séduite, et,
pour sa peine, il verra la dot réduite de six grands talents. A quoi il
répond seulement à son beau-père: «tu es bien gentil avec moi!»26,
Tel est le schéma de l'intrigue, une intrigue fort classique, avec l'ac-
couchement clandestin, le soldat sot et fier de l'argent gagné sur des
champs de bataille lointains, la courtisane rusée, incapable d'un quelcon-
que bon sentiment, avide, seulement, d'amasser toutes les richesses possi-
bles; les critiques se sont naturellement interrogés sur le modèle de Plau-
te, sans parvenir jusqu'ici à une solution pleinement satisfaisante. Toute•
fois, il semble bien, comme nous allons le voir, que ce modèle ait été une
CQmédiede Ménandre, malaisément identifiable.
Il est assez facile de déterminer la date de ce modèle et, par consé-
quent, les conditions politiques dans lesquelles il fut composé. Les rap-
prochements qui s'imposent ont été déjà indiqués par Edmonds, dans son
édition des fragments de la comédie attiquez 7 • Diniarque rentre juste
d'une mission officielle qui lui a été confiée à Lemnos, qui avait fait
défection en 314; le soldat, Stratophanès, rentre de Babylone avec deux
captives syriennes, qui, dit-il, avaient été reines dans leur pays, un man-
teau de Phrygie, de l'encens d'Arabie et du baume du Pont. On ne peut
pas ne pas penser aux expéditions montées par Antigone en 312 et
conduites par Démétrios. Au cours de l'une d'elles Démétrios avait effec•
tivement occupé Babylone et pénétré profondéme~t en Arabie. Stratopha•
nès doit avoir été un capitaine de mercenaires au service de Démétrios et

26
Vers 846: bene agis mecum.
27
T. III, p. 726-727.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 335

d'Antigone, et la pièce doit se situer en 311, pendant le gouvernement de


Démétrios de Phalère, alors que la cité se trouvait soumise à Cassandrç_et
dans le camp opposé à Antigone. Nous sommes ainsi, pour Athènes, dans
une période de «puritanisme», les lois somptuaires de Démétrios de Pha-
lère et l'institution des gynéconomes ayant alors tout leur efficacité. On
ne s'étonnera donc point que le poète grec ait introduit dans sa pièce un
réquisitoire violent contre les courtisanes et les dépenses exagérées qu'el-
les imposent à leurs amants, ni qu'il ait pu dénoncer le danger de
déchéance politique qu'elles constituaient, écrivant, ou à peu près, ce que
nous lisons dans Plaute: «Voyez par exemple cette fille qui, par ses cajo-
leries, a réduit mon pauvre maître à la misère, l'a privé de ses biens, de la
lumière du jour, des honneurs publics, du commerce de ses amis» 28 • De
telles paroles ne sauraient guère s'appliquer à la situation sociale de
Rome au temps de Plaute; elles s'expliquent au contraire fort bien, en
réalité et en intention, dans I'Athènes de 311.
On a supposé que l'original du Truculentus était le Sicyonien de
Ménandre 29 , mais la seule preuve que l'on en apportait était l'identité du
nom de Stratophanès dans l'une et l'autre pièce 30, et l'on sait la fragilité
d'un tel argument. La découverte récente de nouveaux fragments du
Sicyonien est venu confirmer la conclusion, déjà négative, de Webster sur
ce point. Le Truculentus ne dérive pas du Sicyonien 31 •
En revanche, trois fragments de Ménandre (dont deux malheureuse-
ment appartiennent à des pièces non identifiées) nous ont paru presque
décisifs.
Le premier (580 K) est ainsi conçu (c'est un serviteur qui parle):
«Pourquoi es-tu vertueux pour rien? Si le maître lui-même gaspille tout
son bien et que toi tu n'en prennes pas une part, tu te fais du tort à toi-
même sans lui être utile en rien» 32• On rapprochera Truculentus 559 et
suiv. 33 : «puisqu'il veut lui-même aller à sa ruine, ma foi! je l'y aiderai
sans qu'il y paraisse ... » et, un peu plus loin: «cela ressemble fort à
l'homme qui détourne à son profit l'eau d'une rivière; s'il ne la détournait

21 Vers 572-574 (trad. A. Emout).


19 Fr. Schoell, dans ses Analecta Plautina, résumé par Webster, loc. cit.
30 Frag. 442 K.

31 Webster, Ibid., p. 151 et suiv. Voir A. Blanchard et A. Bataille, dans Rec. Pap.,

III, 1964, p.102-176; C.Gallavotti, Sicyonius, :zeéd., Rome 1965; cf. J.-M.Jacques,
Les éditions du Sicyonien de Ménandre, R. É. A., LXIX, 1967, p. 293-311, etc.
32 Frag. 580 K. . -ri füà KBvflçsl XP1Ja-r6ç; ( si yàp) 6 &altO'tT!c;,'«ù-rôç
ÙltoÀ.(
o )us1
miv-ra cru 6t 1111
Aaµ6avsiç/aa\l'tov am-rpi&nç OÙKtKsivov <ixpwîç. Voir note 35.
n Et non 599, comme l'imprime à tort Webster.
336 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

pas, toute cette eau n'en irait pas moins se perdre dans la mer; car tout
ce bien s'en va à la mer et périt misérablement sans qu'on en sache aucun
gré» 34 • L'idée est identique; chez Plaute, elle est développée avec plus
d'abondance, et s'épanouit en image. On ne s'en étonnera point, puisque
ce passage a été traité par Plaute sous la forme d'un canticum aux mètres
variés, c'est-à-dire dans un style poétique, tandis que, chez Ménandre, le
fragment est en trimètres iambiques. Un autre détail confirme la validité
du rapprochement : le terme à1t0À.Oue1, employé par Ménandre, et rétabli
d'après A. Tannery, par une correction quasi certaine 35 , a suggéré à Plau-
te une autre image, dans ce même développement: «bona sua pro stercore
habet foras iubet ferri .. . »36 •
Le second fragment (498 K), si son utilisation par Plaute était certai-
ne, nous fournirait le titre de la pièce de Ménandre qu'il a imitée. C'est un
vers du Phanion, qui signifie: «une sorte de torpeur s'est répandue sur
tout mon corps» 37 • Et cela peut correspondre aux deux mots de Diniar-
que, comprenant que ses méfaits anciens vont être révélés : «timore tor-
peo »3•.
Le troisième (627 K) est rapporté par Stobée, sans titre de pièce; il
signifie: «ce n'est pas le nombre de coupes, si l'on y réfléchit, qui cause
l'ivresse, mais la nature de celui qui les boit» 39 • (',. ce texte répond un pas-
sage du Truculentus 40 : «ce n'est pas le vin, d'ordinaire, qui commande
aux hommes, mais les hommes qui commandent au vin, du moins les
hommes honnêtes. Mais quand on est malhonnête, qu'on boive ou qu'on
s'abstienne de boire, on est toujours malhonnête, du fait de son naturel».
L'idée est identique dans l'un et l'autre texte, la différence, comme pour
le premier fragment, venant d'une amplification de Plaute, ce qui est
naturel puisque le «modèle» ici encore est en trimètres iambiques, et que

34 Truc. 563-565 (trad. A. Ernout).


35 Les manuscrits portent soit à1t0ll6t:1 soit rutoÀÀ.61,
cette seconde forme est la
seule qui soit scandable; Edmonds corrige en à1t0Àl>61, qui est métriquement inad-
missible; c'est pourquoi nous proposons de lire àxoÀ.OÛt:1, en utilisant le rapproche-
ment, fait par Tannery et repris par Edmonds, avec Apulée, Fior. XIV, 1 : (Cra-
tes). .. in forum ~ilit, rem familiarem abicit uelut onus stercoris magis labori quam
usui .. .
36 Truc. 556.

37 ·y lt6À.T)ÀU0év
T6 µou/va.p1ca TlÇ ÔÀ.OVTÔ ôépµa.
li Vers 824.
39 Où yàp TÔ
ltÂ.f10oç,
av cncoltfl nç, TOÙ ltOtOÜ/1tOl6Î ltapOlV6ÎV, TOÙ lt\OVTOÇ ô' Tl
q>ootç.
40 Vers 831 et suiv. (et non 381, comme l'imprime Webster), trad. A. Ernout.
A PROPOSDU TRVCVLENTVS 337

la «copie> est en septénaires trochaïques. Mais le mot essentiel (ingenium,


q,ûmç)se trouve dans les deux versions.
Il est difficile, dans ces conditions, d'échapper à la conclusion que le
Truculentus a pour modèle une comédie de Ménandre. Peut-être - mais
l'indice nous l'avons vu, est bien mince - cette comédie était-elle intitulée
Phanion, du nom de la courtisane, fille de Néère, que nous fait connaître
Athénée 41 • Les fragments de Phanion sont très misérables et, s'ils peuvent
trouver place dans le Truculentus, aucun n'est bien caractéristique (à part
le fragment 498 K, que nous avons cité). Nous lisons successivement, dans
l'ordre adopté par Koch: «étant un homme.je me suis trompé, ce qui n'a
rien d'étonnant» 42 ; puis: «il était économe et acheteur modéré» 43 ; ensui-
te: «nous savions tous boire et faire la fête» 44 ; enfin: «tu te tairas encore,
à ton tour» 45 •
Le fragment 499 peut se rapporter au dialogue entre Calliclès et
Diniarque, lorsque le jeune homme essaie de présenter sa défense; le sui-
vant peut provenir de l'éloge que fait Truculentus de son maître et de son
économie 46 ; le troisième peut faire partie des propos de Calliclès repro-
chant à Diniarque son intempérance et opposant à celle-ci la conduite
modérée des jeunes gens de son temps; enfin, le dernier s'intégrerait bien
dans l'interrogatoire mené par Calliclès des deux esclaves, pour savoir ce
qu'elles ont fait de l'enfant auquel sa fille a donné clandestinement le
jour 47 • Il n'en est aucun, en revanche, qui se révèle comme appartenant à
une situation absolument étrangère à la comédie telle que Plaute l'a adap-
tée.
Toutefois, Webster, revenant sur le problème du Truculentus dans
ses Études sur la comédie grecque tardive, avoue que l'attribution à Mé-
nandre du modèle soulève, à ses yeux, quelques difficultés 48 et que, tout

41 Athénée, XIII, 567 c; 594 a. Un passage voisin, du même livre d' Athénée

(593 0, nous apprend que Néère elle-même, aimée à la fois par Stéphanos, l'ora-
teur et par Phrynion de Paeanie, accordait à chacun ses faveurs un jour sur deux.
Cette combinaison avait été imaginée par les amis des deux hommes, soucieux de
les réconcilier. Elle n'est pas sans présenter quelque ressemblance avec le dénoue-
ment du Truculentus et, aussi, celui de !'Eunuque, dont le modèle, on le sait, est
une pièce de Ménandre.
41499 K : liv8pco,roçrov 1'µap'tOV· OÙ 8auµaatéov.
43500 K : lpSlOOM.OÇ ~V Kai µétptoç àyopaa't"ÎJÇ.
44500 A : JtOt(l)V'tll Kai Kci>µwv liltClV'tllÇfl&µev.
45 500 B : <nCtlltTJ<îll\
ltllÀ\ V SVtq') µtpe1.
46 Vers 310.

47
Cf., par exemple, Truc. 791; 801.
•• Webster, op. cit., p. 149.
338 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

bien considéré, il penche pour Philémon. Les raisons qu'il en donne sont
la relative maladresse de l'intrigue, et certains raccourcis de l'action qui
n'appartiennent pas à la manière de Ménandre et répugnent même à son
art dramatique. Le plus grave, sans doute, est que l'auteur du modèle
grec n'ait pas tiré parti de cette ironie du sort, qui veut que ce soit l'en-
fant de Diniarque dont parle Phronésie à ce même Diniarque, lorsqu'elle
lui confie ses projets contre le soldat 49 • Mais cette objection se retourne
contre la thèse soutenue. En réalité, tout se passe comme si Plaute, trou-
vant une intrigue montée avec soin, en avait négligé certains éléments. Il
est peu concevable que cette négligence soit le fait de l'auteur grec lui-
même: s'il ne devait tirer aucun parti de cette singulière coïncidence,
pourquoi l'eût-il imaginée? Nous sommes ramenés à un problème de
«Plautinisches im Plautus », c'est-à-dire à un point où ce qui importe, c'est
de saisir le moment où Plaute se sépare de son modèle, l'interprète
à sa manière, pour des fins qui lui sont propres. Et les modifications
apportées par le poète latin à ce que nous devinons de la pièce grecque
relèvent, non point du style de celle-ci, mais du style plautinien lui-
même.
Une autre objection se présente: aucune pièce n'est plus hostile aux
courtisanes, et nous savons, d'autre part, que Philémon se montrait, pour
elles, plus indulgent que Ménandre. C'est en effet Athénée qui nous
apprend que Philémon, dans une de ses pièces, avait qualifié de «bonne
personne» une courtisane dont il était amoureux, et que Ménandre lui
répondit en affirmant qu'il n'en existait aucune qui méritât cette épithè-
te50. Il est donc plus vraisemblable d'attribuer l'original du Truculentus à
Ménandre plutôt qu'à PhÔémon 51 •
Si cela est admis, et si l'on accepte de considérer comme plautinienne
la manière de traiter l'intrigue, si l'on attribue au poète latin les raccour-
cis évidents dont témoigne sa comédie, aussitôt certaines conclusions
s'imposent. Et la première de toutes, la plus importante, c'est que Plaute
a transformé une comédie d'intrigue, bien construite, où tous les person-
nages évoluent vers leur destin d'une manière vraisemblable, en une sati-
re incroyablement violente. L'apparition, la disparition, le retour des per-
sonnages se produisent sans grande nécessité interne; il importerait peu
que Diniarque parût sur la scène avant ou après le moment où il paraît,

49 Id., Ibid.
50 Athénée,XIII, 594 d.
Enk, op. cit., croit pouvoir attribuer l'original du Truculentus à Ménandre,
51

mais n'en apporte aucune preuve particulière.


A PROPOS DU TRVCVLENTVS 339

et nous sommes surpris que Truculentus, si rude avec Astaphie au cours


de leur première rencontre, se révèle si galant, si séduit par elle, sans que
rien, entre les deux scènes, prépare ce revirement. Strabax, de la même
façon, n'apparaît que très tard, et sa présence ne s'explique en vertu d'au-
cune logique interne. Plaute a rendu méconnaissable l'intrigue primitive;
non, certes, par maladresse ou insouciance, mais pour faire de sa pièce
une impitoyable machine où les événements poussent chacun des person-
nages dans le sens de sa propre folie, selon une logique qui est celle de la
passion.
Ce qui importe à Plaute, ce n'est point la manière dont Strabax se
procure de l'argent ou trompe la surveillance de Truculentus, c'est que
cet «excellent jeune homme», brusquement, décide de voler son père et
déclare hautement qu'il est prêt â trahir aussi sa mère, envers qui, cepen-
dant, il semble avoir éprouvé jusque-là une grande tendresse. Phronésie
est représentée comme un être monstrueux, une dévoratrice d'hommes,
qui détruit ses victimes dans leur être social, leur dignité politique, leur
être familial, souille leurs rapports avec ceux qui les entourent, bafoue les
sentiments les plus naturels pour en tirer une source de profit. Diniarque
personnifie la première catégorie de victimes, ceux qui compromettent
pour elle leur rôle dans la cité; Strabax est le type des seconds, les jeunes
gens qui renient leur enfance; Stratophanès, qui est tout le contraire d'un
soldat fanfaron (et s'en défend expressément), se couvre de ridicule lors-
qu'il croit qu'il est père : si Phronésie était sincère avec lui, Stratophanès
serait simplement naturel et prêterait tout au plus â sourire; il n'est ridi-
cule que parce qu'il est berné.
L'origine de tous ces maux réside dans la passion charnelle déréglée.
Phronésie ne fait qu'exploiter, avec clairvoyance, cette force irrésistible,
et, pour cette raison, la comédie peut sembler absolument, totalement
immorale, parce que les protagonistes ne sont plus que des marionnettes,
qu'il n'en est pas un qui soit susceptible de provoquer la sympathie. Du
moins à nos yeux, car nous sommes accoutumés à considérer que l'auteur
d'un acte coupable ne saurait jamais être totalement justifié; nous pen-
sons, comme Calliclès, que le vin n'est pas une excuse, et que les «victi-
mes» de Phronésie sont consentantes, à quelque degré. Mais ce n'est là,
sans doute, que le point de vue d'un lecteur moderne. Dans la perspective
antique il en allait autrement. La faute est une erreur, elle n'est pas consi-
dérée forcément comme le signe d'une perversion de l'être: l'aveugle-
ment passé, tout peut rentrer dans l'ordre et la vertu s'acquiert. Le rôle
du poète est précisément d'ouvrir les yeux aveugles, d'être l'occasion de
la clairvoyance.
340 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

On comprend sans doute mieux, ainsi, comment Plaute a cru pouvoir


construire une pièce qui consiste seulement dans la juxtaposition de trois
exempla qui, dans la comédie grecque, formaient les éléments d'une intri-
gue cohérente et qui, désorm:3is, ne sont plus que trois cas typiques des
ravages provoqués par la passion amoureuse. Cette intention se traduit
par le développement des cantica, les parties lyriques où s'exprime le plus
aisément un état d'âme ou d'esprit passionnel. L'ensemble forme une sor-
te de fresque dansante où est mimée une véritable course à l'abîme. C'est
l'esthétique propre de la plus ancienne comédie romaine, encore proche
de ses formes prélittéraires, dont Plaute paraît s'être de plus en plus rap-
proché à mesure qu'il vieillissait.
Nous savons, par une allusion aisément reconnaissable, que le Trucu-
lentus fut composé peu après 190 avant J .-C. En effet, Stratophanès, lors-
qu'il affirme être le contraire d'un soldat fanfaron, parle de ceux qui ont
été condamnés pour «faux en batailles» 52 ; or, c'est là le titre d'un célèbre
discours de Caton, prononcé en 190 contre Q. Minucius Thermus. Au
moment où Plaute écrit le Truculentus, la paix d'Apamée n'est pas encore
signée, l'armée d'Asie n'est pas encore rentrée, le péril du luxe n'est donc
pas encore menaçant.
Mais ce contre quoi s'élève Plaute, c'est l'entraînement de la chair, et
nous avons ici une comédie inspirée par ce que l'on a appelé le puritanis-
me moral d'un Caton. Caton qui, lors de sa censure, cinq ans plus tard,
exclut du sénat un certain Manilius coupable d'avoir embrassé sa femme
sous les yeux de leur fille 53• Ce qui n'empêchait pas Caton de prétendre
qu'il valait mieux être un excellent mari qu'un excellent sénateur, et Plu-
tarque nous renseigne sur l'affection qu'il portait à sa femme 54 • La ten-
dresse paternelle de Caton ne le cède en rien à celle de Stratophanès pour
l'enfant qu'il croit né de lui. La courtisane qui s'était rendue coupable
d'une supposition d'enfants ne devait en sembler que plus criminelle, car
elle se jouait de ce que la tradition romaine considérait comme les senti-
ments les plus nobles et les plus propres à maintenir la continuité de la
patrie.
On voit donc que l'antiféminisme qui apparaît dans un grand nombre
des comédies de Plaute ne contredit nullement l'impression qui se dégage
de }'Amphitryon; il vient, au contraire, la renforcer et la préciser: la fem-
me est regardée comme dangereuse, aussi longtemps qu'une forte con-

52 Vers 486.
53 Plut., Cato maior, 17, 7.
5 4 Id., Ibid., 20, 1 et suiv.
A PROPOS DU TRVCVLENTVS 341

train te sociale ne la maintient pas dans le rôle qui doit être le sien; elle
n'est pas méprisée, elle est au contraire honorée, dans la mesure où elle
remplit cet officium, comme le fait Alcmène, et où elle se garde d'exercer
sur les hommes l'empire que lui donne la nature. Celles qui parviennent à
cette suprême vertu méritent l'éloge que leur décernera plus tard Sénè-
que, en parfait accord avec la tradition romaine : que le mérite d'une
femme vertueuse est d'autant plus grand que sa nature la porte d'autant
plus à ne pas l'être.
LE «TRVCVLENTVS»DE PLAUTEET L'ESTHÉTIQUE
DE LA «PALLIATA»

La comédie latine est peut-être l'un des genres littéraires antiques les
moins bien connus, et celui auquel les études des philologues modernes
rendent le moins justice: d'une part, ce que nous en possédons n'est cha-
que fois qu'un texte, c'est-à-dire un ensemble de mots d'où la vie réelle
s'est retirée; nos manuscrits ne contiennent ni indications scéniques, ni, le
plus souvent, rien qui nous renseigne sur la partie musicale qui accompa-
gnait une très grande partie de ce texte. Il est naturel, dans ces condi-
tions, que le travail des critiques concerne surtout les mots du texte, et
leur interprétation présente un caractère essentiellement intellectuel, ra-
rement «scénique» et vraiment théâtral. D'autre part, inconsciemment,
nous sommes tentés d'établir une comparaison avec la comédie européen-
ne classique, qui est en partie dérivée de la comédie latine, et de penser
celle-ci à travers des formes théâtrales qui ne présentent pas grand chose
de commun avec elles. Nos comédies, par exemple, se passent le plus sou-
vent dans un lieu clos, ou à la rigueur sur une place, qui n'est pas très
différente d'un lieu clos, dont on voit le centre et les limites. Or, la comé-
die latine, dès l'abord, est très différente. Et, avant d'étudier, à propos du
Truculentus, ce que peut avoir été le dessein profond de Plaute, lorsqu'il
adapta cette pièce d'un modèle grec qui nous est inconnu, et apporta à
son modèle des modifications que l'on devine très considérables, il est
certainement utile de présenter quelques remarques sur ce que l'on pour-
rait appeler les postulats scéniques fondamentaux de la palliata. C'est-â-
dire de rappeler des faits, assurément bien connus, mais dont, peut-être,
les conséquences ne sont pas toujours tirées avec assez de rigueur .

......
Et d'abord le lieu scénique. La scène romaine, on le sait, est une lon-
gue estrade, le pulpitum, qui se déroule sur tout le fond du théâtre; cette
344 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

longueur du plateau est le caractère le plus frappant de la scène romaine


et la distingue des formes plus anciennes du théâtre hellénistique, à plus
forte raison du théâtre de la Grèce classique. En même temps, ce plateau
est relativement étroit; en tout cas, sa dimension principale est sa lon-
gueur; elle l'emporte sur la profondeur, et l'impression générale est celle
d'une longue bande, que parcourt l'œil du spectateur de gauche à droite
ou de droite à gauche, tandis que la profondeur, en chaque point, est sai-
sie totalement d'un seul regard. Nous avons en face de nous non point
une place, au sens moderne, mais une platea, c'est à dire une rue assez
large, plus large que les ruelles du quadrillage habituel (V. Roland Mar-
tin, L'urbanisme dans la Grèce antique, Paris 1956, p. 218). Aucune comé-
die latine, à notre connaissance, ne se déroule sur une place publique, sur
une agora ou un forum. Ce que la palliata nous montre, c'est, pourrait-on
dire, une rue coupée longitudinalement, un lieu de passage, entre la ville
et le port, et non pas un lieu de convergence. Dans cette rue s'ouvrent des
maisons, situées côte à côte - le drame se noue entre voisins - au centre,
une ruelle, l'angiportum débouche sur cette rue principale, et, au coin de
la ruelle, un petit sanctuaire, avec un autel. Les personnages viennent là
parce qu'ils rentrent chez eux ou qu'il en sortent, pour leurs affaires. Ils
se rencontrent, mais ne viennent pas en ce lieu pour cela. Rien de sembla-
ble aux comédies qui se déroulent devant une auberge, ou sous les gale-
ries du Palais Royal. La platea de la comédie latine est un lieu quasi pri-
vé.
Naturellement, ce caractère est plus ou moins affirmé. Certaines
comédies font exception, du moins en apparence. On pense au Rudens,
qui se passe sur la rivage de la mer, à Cyrène, mais on conviendra que la
plage du Rudens ressemble assez à une rue, à un lieu de passage, et que,
là encore, tout se passe entre voisins. D'ailleurs, l'invention du lieu, dans
le Rudens, appartient à Diphile, et Plaute l'a adapté, tant bien que mal, à
l'esthétique de la scène romaine.
La seconde remarque concerne le genre lui-même de la palliata; c'est
une comédie de caractère exotique; les personnages sont des étrangers,
avec leurs mœurs, leur milieu national. On y parle d'Athènes, du Pirée;
les quelques termes d'institution qui semblent appartenir au monde ro-
main ne doivent pas nous tromper : un praetor y désigne, en réalité, un
stratégos; le forum est le nom de l'agora. Des magistratures typiquement
athéniennes, et strictement propres à une période donnée de la cité athé-
nienne, y sont mentionnées - nous pensons aux gynaeconomes institués
par Démétrios de Phalère après 317, et qui n'ont pas survécu à la chute
de son régime. En revanche, nous n'y trouvons aucune allusion à des ins-
titutions romaines : pas de consuls, pas de sénateurs ou de chevaliers - les
LB cTRVCVLBNTVS• DB PUUTB BT L'BSTill!TIQUB DB LA cPALLIATA• 345

«sénateurs> sont seulement les Bouleutes athéniens, et si un esclave se


moque d'un vieillard en l'appelant «colonne du sénat>, la transposition ne
dépasse pas le niveau du langage, celui de la traduction matérielle. En
intention, la palliata - comme le nom qui la désigne suffit à le montrer -
est une pièce exotique.
Cet exotisme est imposé par le caractère sacré de la palliata, qui est,
on le sait, l'un des moyens de se concilier le bon vouloir des dieux, et
constitue un acte du ritus graecus. Mais, quelle qu'en soit la raison, il est
certain que la palliata, à la différence de la comédie européenne classi-
que, ne porte pas à la scène la société contemporaine; le spectateur se
sent différent des personnages de l'action, il s'établit entre lui et eux une
grande distance. Le sentiment est un peu le même que celui que peuvent
éprouver aujourd'hui les spectateurs d'un film de «western»: c'est un
monde à part qu'on leur présente, avec ses lois, ses habitudes, ses person-
nages typiques, qui n'appartiennent pas à l'environnement quotidien. Les
«milites», gloriosi ou non (ils ne le sont pas tous), ne sont aucunement
romains, au temps de Plaute. Les riches bourgeois engagés dans des opé-
rations de commerce lointain ne sont pas romains non plus; et il est bien
peu probable que les jeunes Romains, fils de famille, aient songé à s'enga-
ger comme mercenaires, au temps où les légions intervenaient coup sur
coup en Macédoine, en Asie Mineure et en Syrie. Une famille comme celle
qui est évoquée dans le Mercator, où le grand-père reste obstinèment atta-
ché à sa ferme, où le père, aussitôt qu'il l'a pu, s'est libéré de ce domaine
où l'on vivait de plus en plus misérablement, a acheté un bateau, des mar-
chandises, et s'est enrichi en allant d'île en île, où le fils, enfin, a repris,
avec plus de profit encore, le commerce du père et revient de Rhodes,
après un seul voyage, la bourse confortablement garnie - cette histoire
sociale de trois générations, entre la fin du V• siècle av. J. C. et la fin du
IV•, est typiquement grecque; elle ne répond pas du tout à l'histoire de
l'économie romaine pendant la même période.
Pour toutes ces raisons, on ne trouvera pas dans la palliata un phéno-
mène de sociologie littéraire romain, mais un divertissement extérieur à
la société. Et cela peut être de grande conséquence pour l'esthétique du
genre.
La troisième remarque concerne le style de la représentation - sur
lequel nous ne sommes renseignés que d'un manière imparfaite, mais
nous possédons, malgré tout, quelques données sûres. Nous voyons, par
exemple, que les personnages recouraient, alternativement, à deux (peut-
être trois) moyens d'expression: la parole et le chant - peut-être le récita-
tif, à mi-chemin entre parole et chant modulé. Nous savons aussi que le
personnage était accompagné d'un flûtiste, qui le suivait, le doublait, et

"
346 ROME, LA LITmRATURE ET L'HISTOIRE

soutenait sa voix. Nous savons aussi que, dans les parties seulement par•
lées, le flûtiste cessait de jouer. Ces alternances de parole et de chant, ce
silence, puis cette présence de la musique devaient produire un effet qu'il
nous est difficile d'imaginer - l'opéra se révélant, sans doute, un terme de
comparaison incertain et dangereux. En tout cas, la palliata, ainsi présen•
tée, s'éloignait grandement de la comédie «réaliste»; elle n'était pas seule-
ment, ni même principalement, comme le voulait Aristote, l'imitation
d'une action réelle - ce qu'elle était, en somme, dans l'Athènes du IVe siè-
cle.
La palliata constitue donc un genre original, grec dans sa donnée
humaine, et ses personnages, romain par sa matière rythmique et sonore.
Et l'on sait que Plaute, au fur et à mesure que sa carrière avançait, a
développé les éléments rythmiques et musicaux, au point que l'on peut
fonder sur le pourcentage relatif des diuerbia et des cantica, pour les piè•
ces que rien ne vient dater, une première vraisemblance chronologique.
Les plus anciennes sont celles où dominent les parties parlées, les plus
récentes étant les plus riches en cantica. Ce qui revient à dire que la créa-
tion de Plaute a porté, par excellence, sur la matière rythmique et sonore,
que le poète est allé de plus en plus loin dans cette voie, et par consé•
quent s'est éloigné du style propre à la comédie nouvelle grecque, où les
éléments musicaux, lorsqu'ils ne sont pas tout à fait absents, sont conte•
nus dans les parties chorales et non pas intimement mêlés à la texture de
la pièce.
*
* *

Le Truculentus - «La comédie du Brutal» - est l'une des pièces de


Plaute où, précisément, la proportion des parties parlées est la plus fai-
ble, par rapport aux cantica: elle s'établit à 30% de toute la comédie (286
sénaires iambiques sur un total de 968 vers). Et l'on sait, par Cicéron, que
Plaute éprouvait pour cette comédie une prédilection que les modernes
ont peine à comprendre. Au point qu'ils estiment (c'est l'opinion de A. Er•
nout) que la pièce, telle que nous la possédons, est le résultat de remanie•
ments maladroits, d'abrégements qui ne sont pas le fait de Plaute mais
sont postérieurs à lui. Solution désespérée, que rien ne vient confirmer.
En réalité, et sans tenir compte de quelques incertitudes mineures de tex-
te, qui peuvent provenir des hasards de la transmission matérielle, il est
certain que Plaute lui-même a fait subir à son modèle des transforma-
tions profondes et graves, qui rendent méconnaissable l'intrigue originel•
le.
On connaît le sujet; peut-être n'est-il pas inutile d'en rappeler les
LB cTRVCVLBNTVS• DB PLAUTE BT L'BSTHi!TIQUB DB LA cPALLIATA• 347

grandes lignes : une courtisane qui a réussi, Phronésie, posséde une gran-
de maison; une esclave, même, Syra, exerce, pour le compte de sa maî-
tresse, le métier de coiffeuse. Dans le modèle grec, nous devinons que
c'est la mére de Phronésie qui gouverne tout ce monde (vers 401 et suiv.)
et exploite les charmes de sa fille, selon une coutume bien attestée dans le
monde de la comédie (par exemple dans la Cistellaria) et dans celui de la
galanterie, si nous en croyons les élégiaques romains. Or, la comédie de
Plaute ne fait pas intervenir cette vieille femme. A sa place, nous avons
une servante, Astaphie, qui devient, en quelque sorte, l'impresario de la
courtisane. Peut-être le rôle d'Astaphie est-il déjà dévéloppé dans l'origi-
nal: il est nécessaire, en effet, à l'action, puisque le Truculentus, le Bru-
tal, deviendra amoureux d'elle, mais rien n'obbligeait le poète à lui
confier, en outre, une fonction d'entremetteuse, et à mettre dans sa bou-
che une morale qui, d'ordinaire, est exprimée par les vieilles femmes. Il
est possible, sinon même probable, que Plaute a fondu en ce seul person-
nage deux rôles du modèle : celui de la mère entremetteuse et celui de la
servante complice.
D'autre part, nous apprenons que l'ascension sociale de Phronésie, ou
du moins son succès, a pour origine sa liaison avec un jeune bourgeois,
Diniarque. Celui-ci, autrefois fiancé à une jeune noble d'Athènes, a été
repoussé par son futur beau-père, Calliclès, à cause de sa conduite scan-
daleuse, plus précisément de sa liaison avec Phronésie, à qui il a donné
presque toute sa fortune. Peu à peu, des relations curieuses se sont éta•
blies entre Diniarque et la courtisane: il n'est plus son amant, depuis qu'il
est ruiné, mais il est resté son conseiller. Amitié et relations charnelles
sont soigneusement distinguées.
Telle est la situation générale : une courtisane prospère et avide, un
jeune homme ruiné. Situation très générale, qui peut donner naissance â
toutes sortes d'intrigues particulières, qui peuvent être autant de sujets de
comédie. L'action de celle-ci est provoquée par une aventure survenue â
Diniarque; étant ivre, il a fait violence â sa fiancée - au temps où il était
encore destiné à épouser la fille de Calliclès - et lui a donné un fils. L'en·
fant est né clandestinement, â l'insu même de Diniarque, et il a été confié
â Syra la coiffeuse qui travaille pour Phronésie. Cela s'est passé en l'ab-
sence du jeune homme, envoyé â Lemnos comme ambassadeur du peuple
athénien.
Pendant ce même temps, Phronésie était l'amie d'un mercenaire - un
soldat en garnison â Athènes -. parti depuis lors à Babylone. Une dizaine
de mois après son départ, Phronésie a écrit au soldat, pour lui faire croi-
re qu'il l'avait rendue mère d'un enfant. Cet enfant, que lui a procuré la
coiffeuse Syra, n'est autre que le fils de Diniarque.
348 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

Nous avons là une intrigue classique, dont les fils se recoupent. Or,
assez curieusement, Plaute n'exploite pas cette extraordinaire coïnciden-
ce, qui fait que Phronésie, la maîtresse et la complice de Diniarque, utilise
et fait passer pour sien un enfant qu'il a eu d'une autre. On dirait que
tout un pan de l'intrigue originale, telle qu'elle a été ingénieusement mon-
tée par un poète athénien, a disparu dans l'adaptation plautinienne.
Dans le même temps où elle essayait de faire chanter le soldat baby-
lonien, et pendant l'absence de Diniarque, Phronésie séduisait un jeune
homme du voisinage, un certain Strabax, fils d'un propriétaire terrien qui
élève l'adolescent dans les bons principes, et le confie à un esclave parti-
culièrement sévère, qui n'est autre que Truculentus. Nous ne voyons guè-
re Strabax que dans quelques scènes, mais nous devinons qu'il n'était pas,
dans l'original, la simple marionnette qu'il est devenue chez Plaute. Il est
gauche, mal soigné, hirsute, plus accoutumé à manier le fumier qu'à fré-
quenter les filles parfumées, mais il éprouve pour sa mère une grande
affection. Cette affection transparaît seulement dans une allusion ou
deux, mais elle paraît bien être réelle. Truculentus, par exemple, s'étonne
que Strabax ne soit pas venu saluer sa mère, lorsqu'il est rentré de la
campagne. Or, le même Truculentus déclare qu'il n'y a aucune femme
dans leur maison, «pas même une mouche femelle» (v. 284 et suiv.): elles
sont toutes parties à la campagne. Cette contradiction ne saurait être
résolue : il faut que la situation sur laquelle repose la comédie de Plaute
n'ait pas été identique à celle du modèle. Ici encore, un autre morceau de
la comédie grecque a été sacrifié par l'adaptateur latin.
Une troisième remarque est imposée par le texte : Truculentus,
d'abord hostile aux femmes, se laisse brusquement séduire par elles et ce
changement d'attitude n'est préparé par aucune transition. On ne peut
guère échapper à l'impression que ce revirement se faisait plus lentement
dans l'original, mais que Plaute a abrégé.
Enfin, dans la pièce de Plaute, la péripétie est fournie par l'enquête
du vieux Calliclès, qui apprend que sa fille a eu un enfant, qu'elle l'a
abandonné et, de proche en proche, découvre toute l'affaire : le nouveau-
né est le fils de Diniarque, et c'est Phronésie qui le fait passer pour le
sien. Cette reconnaissance, semblable à celles qui forment le sujet de
maintes comédies grecques et romaines, ne provoque, dans le Truculen-
tus, que des conséquences très limitées: Diniarque épousera son ancienne
fiancée, avec une dot diminuée, mais l'enfant restera, pour quelques jours
encore, en la possession de Phronésie, jusqu'à ce quelle ait achevé son
escroquerie aux dépens du soldat de Babylone.
Comédie où l'intrigue est en quelque sorte mise en pièce, où les évé-
néments, que l'on devine avoir été soigneusement ménagés, sont privés de
LB «TRVCVLBNTVS» DB PLAUTE BT L'BSTHanous DB u «PALLIATA» 349

leurs conséquences, où les relations établies entre eux sont supprimées, le


Truculentus a cessé d'être ce qu'avait été sans doute son modèle, une piè•
ce où l'on s'interessait aux aventures des personnages; peu nous importe,
au fond, que l'enfant supposé du soldat soit en réalité le fils de Diniarque,
peu nous importe aussi que celui-ci soit contraint d'épouser la fille de
Calliclès. Notre intérêt est ailleurs : il réside dans le triomphe de Phroné•
sie. Et c'est là un changement de perspective total, qui est probablement
voulu par Plaute.
Il est rare que, dans la comédie grecque «nouvelle>, les courtisanes
triomphent. Le plus souvent, elles s'effacent, au dénouement, comme
nous le voyons dans l'Hécyre ou, d'une manière sensiblement différente,
dans l'Héautontimorouménos ou le Phormion. Même lorsque les courtisa•
nes (la Thaïs de l'Eunuque, par exemple) sortent victorieuses du drame,
elles rentrent dans la normale, reprennent leur place juste dans une
société qui ne les exclut pas, et redoute seulement leur démesure. Dans le
Tructtlentus, au contraire, Phronésie l'emporte sur tous les autres person-
nages de l'aventure: sans doute elle ne pourra pas s'approprier l'enfant
de Diniarque - c'est à dire, faire déchoir un enfant de naissance libre, un
jeune citoyen d'Athènes - mais la révélation arrachée par Calliclès aux
servantes sera, pour Phronésie sans conséquence grave. De toute manière,
elle n'avait pas l'intention de conserver cet enfant indéfiniment, de le fai-
re passer pour le sien. Elle espérait seulement s'en servir pour tirer de
l'argent du soldat, avant de renvoyer celui-ci, pour qui elle n'éprouve
aucune tendresse, mais seulement du dégoût. Or, Diniarque se prête à la
substitution, le temps qu'il faudra. Est-ce que, dans le modèle grec, Phro-
nésie était confondue, le soldat désabusé, et Strabax rendu à sa ferme?
On peut le supposer. Truculentus seul, dans cette hypothèse, aurait été
séduit par la servante, et serait l'unique victime. De cette façon, la morale
traditionnelle généralement observée par les poète comiques de la Néa,
serait, sauve, la famille athénienne protégée, la pureté de la race assurée,
le jeune débauché puni, comme il se doit, par le mariage (comme dans les
modèles de Térence). Mais, par la grâce de Plaute, cette anodine comédie
est devenue bien autre chose: elle peint le triomphe de l'amour charnel,
le délire qu'il inspire aux hommes, et les conséquences avilissantes qu'il
provoque chez tous.
Une comédie bourgeoise est devenue une satire effrayante: le centre
de l'action est Phronésie, qui agit à son gré sur tous ceux qui l'entourent.
Les scènes conservées par Plaute nous la décrivent, dès le prologue; nous
connaissons son avidité, sa passion pour l'argent, sa rouerie, son absence
de tout sentiment humain. Elle est la caricature de la femme : fausse
amante, fausse mère, elle pervertit sciemment un jeune homme, qu'elle
350 ROME, LA LIITBRATURE ET L'HISTOIRE

amènt:: â renier sa propre mère, et, toute monstrueuse qu'elle est, elle
triomphe. Autour d'elle, les hommes sont avilis â souhait. Diniarque achè-
ve de se ruiner pour elle, et, quand, convaincu d'avoir violé sa fiancée, il
est contraint de l'épouser, il accepte toute les conditions que son beau-
père veut lui imposer; Calliclès, profitant de la situation, décide de dimi-
nuer la dot prévue, et Diniarque dit seulement : « vous êtes trop bon>. En
réalité, nous devinons qu'il n'a qu'un espoir: reprendre sa liaison avec
Phronésie, laisser passer l'orage et retourner â elle.
De même, la dernière scène montre l'abdication â la fois de Strabax
et du soldat: l'un et l'autre acceptent le partage le plus dégradant, et se
ruinent â qui mieux mieux pour Phronésie. Truculentus n'est plus qu'un
symbole : celui de la déchéance, de l'infidélité â soi-même. Il double, en
une sorte de caricature, la triple aventure des trois hommes libres, dont
chacun représente une classe particulière : le jeune paysan, le jeune noble
et le mercenaire aventurier. Sous quelque vêtement que ce soit, la nature
animale est identique, et c'est Vénus, !'Aphrodite chamelle, qui triom-
phe.

*
* *

Que Plaute ait simplifié l'intrigue de son modèle, transformé en une


satire vigoureuse ce qui était, sans doute, dans l'original, une comédie de
mœurs assez banale, doit d'autant moins nous étonner que le Truculentus
n'est pas la seule comédie où cela transparaît. Nous voyons, par exemple,
dans le Mercator, des simplifications analogues, qu'il serait trop long
d'analyser ici, mais qui ont eu pour effet d'introduire dans la pièce latine
des incohérences, des invraisemblances dramaturgiques qui, assurément,
ne se trouvaient point chez Philémon, renommé (nous le savons par Apu-
lé) pour le soin avec lequel il montait les intrigues.
A l'exactitude de l'intrigue, Plaute a substitué un mouvement endia-
blé : aussitôt après le prologue, qui est parlé, vient un canticum, entre
Astaphie, la servante de Phronésie, et Diniarque, l'amant éconduit. Ce
canticum, qui est très long, ne fait guère avancer l'action, mais il met
merveilleusement en lumière les sentiments, assez vulgaires, de Diniar-
que, et les calculs intéressés d'Astaphie. Mais, se demandera-t-on, pour-
quoi un canticum? Le langage parlé d'un diuerbium n'aurait-il pu suffri-
re?
En réalité, Astaphie et Diniarque échangent des propos dont le conte-
nu réel est assez mince : ce qui importe, ce sont les mouvements émotion-
nels dont ils témoignent - regret, nostalgie, désirs mal réprimés chez
LE cTRVCVLENTVS» DE PLAUTE ET L'ESTHaTIOUE DE LA cPALLIATA» 351

Diniarque, ironie, cruauté, puis, brusquement, sur un mot de l'autre,


cupidité renaissante. C'est moins un dialogue qu'une scène de mime ou, si
l'on préfère, l'esquisse d'un ballet, où le rythme, et sans doute la musique,
suivent de très près les mouvements des danseurs.
Quelques scènes plus loin, la même situation est reprise, mais cette
fois sous la forme d'un diuerbium, un dialogue parlé, d'abord entre
Diniarque et Astaphie, puis entre Diniarque et Phronésie (vers 322 et
suiv.): le contenu effectif est identique, mais l'action progresse, et Phro-
nésie fait ses confidences à son ancien amant; elle lui révèle toute l'intri-
gue. Nous avons affaire ici à un élément de comédie d'intrigue qui vient
doubler le long canticum précédent. Ce doublement est caractéristique de
l'art de Plaute. Toute se passe comme si le poète s'était attaché à expri-
mer, une fois, par le rythme et le mime, les sentiments provoqués par une
situation dont l'exposé plus méthodique est confié au dialogue parlé qui
vient ensuite.
Il en va de même pour l'affrontement comique entre Cyame, l'inten-
dant de Diniarque, et le soldat, en présence de Phronésie : il est mimé
dans un long canticum aux mètres variés. L'intrigue proprement dite ne
progressera qu'avec le retour au dialogue (vers 631 et suiv.). La prédomi-
nance de la musique et des scènes chantées souligne l'intention de la piè-
ce, qui est de montrer les mouvements intérieurs provoqués par la pas-
sion - la destruction des êtres, plus même que celle des fortunes. Ce n'est
plus une intrigue, mais une sorte de danse, où les personnages sont irré-
sistiblement entrainés vers leur ruine.
Ces intentions de la pièce de Plaute sont admirablement traduites
aussi par le spectacle et ce que nous pouvons imaginer de la mise en scè-
nç: s'il est vrai, comme nous l'avons dit, que le pulpitum représente une
rue, plutôt qu'une place, nous ne nous étonnerons pas d'y recontrer, côte
à côte, les demeures des personnages: au centre, la maison d'Astaphie,
vers laquelle tout converge; immédiatement contiguë, celle de Strabax
(elle a avec celle d'Astaphie un mur mitoyen, sur le jardin), et, de l'autre
côté de l'angiportum, sans doute, la maison de Diniarque, peut-être celle
de Calliclès. La vie de chaque maison déborde dans la rue, comme cela se
passe dans bien des cités des bord de la Méditerranée. Peu de passants -
nous sommes dans un quartier reculé, mais les événements domestiques
ne passent pas inaperçus des voisins; les éclats de voix franchissent les
murs, et les portes ne sont jamais qu'à demi fermées. Cela suffit à bannir
l'invraisemblance qui consiste à situer l'action dans un lieu public, tout
en limitant en fait les acteurs à un petit nombre de personnes. La scène
de la palliata est à la fois un lieu ouvert et fermé : les rapports sociaux
qu'elle suppose sont très généraux, accidentels, ils résultent de la simple
352 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

proximité spatiale, ce qui autorise le bourgeois à côtoyer la courtisane, le


fils de famille à tomber amoureux de sa voisine, sans qu'il faille chercher
à ces confrontations une autre raison que le hasard, c'est-à-dire, finale-
ment, la fantaisie du poète. Ni drame de famille, ni comédie de milieu
social; mais des rencontres entièrement contigentes, avec leurs consé-
quences imprévisibles.
Ce caractère appartient évidemment déjà la comédie athénienne qui
sert de modèle et qui est peut-être la Phanion de Ménandre (v. ci-dessus,
p. 329); il est soigneusement conservé par le poète latin, qui peut ainsi
mettre en scène des types variés: c'est la poésie de la rue, avec toutes ses
surprises, la peinture d'un réel où les choix ne sont pas imposés. Rien
n'imposait que l'un des amants de Phronésie fût un jeune rustre - sinon
le fait que celui-ci habitât dans le voisinage immédiat. On imagine diffici-
lement cadre plus souple. Et la comédie européenne classique a générale-
ment refusé cette facilité: il faut que les personnages qu'elle assemble
soient liés entre eux d'une manière logique; les héros et les héroïnes de
Marivaux sont invités à la même fête, dans un même château, ou dans un
même hôtel du Marais; les amis de Célimène fréquentent le même salon.
Tandis qu'entre Diniarque, Calliclès, le soldat, Strabax et Phronésie, il n'y
a en commun que la rue où ils habitent tous, dans une quartier reculé
d'Athènes. C'est la tragédie qui exige une raison profonde aux groupe·
ments où jaillira le drame: il faut qu'Oreste et Iphigénie se rencontrent,
qu'Oedipe soit le fils de Laïos et de Jocaste, il n'est aucunement nécessai-
re que Strabax soit autre chose qu'un adolescent quelque peu sauvage.Si
bien que l'essence de la comédie n'est que le spectacle du quotidien, tan-
dis que la tragédie est l'aboutissement, longuement préparé, de chemine·
ments exceptionnels.
Tout cela, le lieu de la comédie l'exprime, cette rue où peuvent se
passer les événements les plus extraordinaires, où les voisins se donnent
réciproquement, et nous donnent le spectacle de leur vie qu'ils voudraient
la plus secrète. Le grand mérite de Plaute est d'avoir compris cela et,
allant jusqu'au bout des données que lui offraient ses modèles, allant
même plus loin, d'avoir exaspéré l'expression de ces sentiments jusqu'au
lyrisme, sacrifié la tentation du réalisme qui anime toujours à quelque
~eg_réles poè~escomiques de la Néa à la technique traditionnelle du «jeu>
italique, pour parvenir ainsi à nous donner une image plus riche de la vie
des personnages.
ÉPICURE OU PLATON
DANS UNE SCÈNE DU MERCATOR?

Que les commentateurs n'aient pas encore réussi, au cours des géné-
rations, à éclaircir toutes les obscurités que présente le texte des comédies
de Plaute n'a rien qui puisse étonner. Il est plus fâcheux de constater que
telle ou telle interprétation, en face d'une difficulté donnée, se soit perpé-
tuée d'éditeur en éditeur, comme vérité d'évidence, alors que son seul
mérite est d'être ancienne et de remonter à une inadvertance d'un philo-
logue célèbre. Tel est le cas, croyons-nous, pour l'explication générale-
ment proposée et acceptée de quelques propos curieux tenus dans le Mer-
cator par le vieux Démiphon, lorsqu'il explique à son compère Lysimaque
qu'il est bel et bien tombé amoureux. Lysimaque, d'abord ne peut en croi-
re ses oreilles. Démiphon amoureux, lui, un vieillard proche de la tombe?
C'est impossible. «Tu te moques de moi.je pense?> s'écrie+il (v. 307). Sur
quoi Démiphon réplique : c Coupe-moi le cou, tout debout si je ne dis pas
vrai; tiens, pour que tu saches bien que je suis amoureux, prends un cou-
teau et coupe-moi le doigt ou l'oreille ou le nez ou une lèvre. Si je bouge,
ou si je m'aperçois seulement que tu me tranches la chair, Lysimaque, je
t'autorise à me faire mourir à force de me faire l'amour> (v.308-311). Sur
quoi, Enk, dans son édition commentée, explique que le vieillard se réf ère
ici à la doctrine épicurienne, pour laquelle le sage connaît le bonheur au
sein même de la souffrance 1•
Cependant, à la réflexion, le rapport n'est guère évident entre les pro-
pos du vieillard amoureux et les analyse épicuriennes du bonheur. La thè-
se d'Épicure est, certes, bien connue; les textes qui nous l'ont conservée,
sur ce point précis, sont rassemblés par Usener sous le n° 601. Ils disent
que le sage possède un bonheur inaltérable, que nul ne peut lui enlever,
même par les supplices : le pal (ou la croix), le taureau de Phalaris même

1P.J. Enk, éd. et comment. du Mercator, 2 vol. Leyde 1932, ad loc. La source
de Enk est une remarque de Lee.
354 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ne peuvent rien contre lui. Démiphon, lui n'est pas heureux; il ne connaît
encore de l'amour que l'aiguillon douloureux du désir. Il sait bien, aussi,
qu'il est fort éloigné de la sagesse, il se compare à un enfant qui commen-
ce à apprendre ses lettres (v. 303); il n'ignore pas que c'est une faiblesse,
mais il ajoute que cette faiblesse «vient des dieux» (v. 319-320: «être
amoureux appartient à la condition humaine, et cela nous est envoyépar
la volonté irrésistible des dieux»: humanum amarest atque id ui optingit
deum). Ce sont les dieux qui nous font violence en nous contraignant d'ai-
mer. Que peut-on imaginer qui soit plus loin de la pensée épicurienne?
Démiphon dit simplement à Lysimaque que l'insensibilité dont il fera
preuve, devant la douleur, sera la preuve que son amour est bien réel.
Nous avons là comme une ordalie, à valeur probante. Quelle peut être
l'origine de cette idée au premier abord assez étrange, que l'amour vérita-
ble, la passion envoyée par les dieux, implique l'insensibilité physique de
la victime?
L'idée que l'Amour est une sorte de fléau divin apparaît fréquem-
ment dans la pensée et la poésie grecques. Il suffit de rappeler Euripide
et le thème des deux Hippolytes. Mais c'est chez Platon que l'on trouve la
réflexion la plus approfondie sur la nature de l'amour, et l'affirmation la
plus forte de son caractère divin. L'amour, pour Platon, est l'une des qua-
tre c folies, (maniai) que les dieux envoient aux hommes. Il figure, dans le
Phèdre 2 , à côté du délire prophétique, qui possède, par exemple, la
Pythie, de la folie initiatique, qui est celle des suivantes de Dionysos,et de
la folie poétique «dont les Muses sont le principe>. Ces quatre délires ne
sont nullement condamnés par Socrate; au contraire, le philosophe les
considère, dans cette palinodie, qui va au rebours de l'opinion vulgaire,
comme la source des plus grands biens que nous fassent les dieux.
L'amour, parmi ces quatre maniai, est la forme la plus haute et la meil-
leure de la possession divinel.
Cette analyse est, certes, bien connue. En quoi peut-elle servir à expli·
quer les propos de Démiphon? En fait, il faut, pour cela, se référer à un
second temps de la pensée platonicienne, la conception que se fait le phi·
losophe de la possession divine. Lorsqu'il évoque l'une ou l'autre des
maniai envoyées par les dieux, Platon la compare au délire des Coryban·
tes: a~ssi bien la passion éprouvée par Phèdre pour les discours, que l'en·
thousiasme philosophique qui emplit l'âme de Socrate devant la mort,

2
Phèdre 244 a et suiv. V. Dodds, Die Griechen und das Irrationale, Darmstadt
1970, p. 38 et suiv.
' Phèdre 249 b.
~PICURB OU PLATON DANS UNE ~NB DU MERCATOR? 355

que l'inspiration poétique 4 • Chaque fois, l'idêe essentielle est celle de l'in-
sensibilité qui envahit le possédé, et le rend incapable de percevoir autre
chose que l'objet de son délire, d'être sensible, comme le dit Platon, seule-
ment à la cmusique propre» du dieu qui le possède. L'évocation des Cory-
bantes est fort instructive : eux aussi sont rendus insensibles à autre chose
que l'accomplissement des rites; cette insensibilité est obtenue par la dan-
se frénétique, les cris, le son des flûtes, le choc des armes, tout le fracas
qui accompagne la gesticulation qui plaît à Cybèle. Les Corybantes, en
particulier, ne ressentent aucune douleur apparente des blessures qu'ils
s'infligent eux-mêmes.ou que leur portent d'autres possédés 5. Il en va ain-
si de Démiphon, désormais insensible à tout ce qui peut le frapper. Il
n'entend que la voix d'Éros, qui l'entraîne. A cet égard, son insensibilité
aux choses extérieures est la preuve même de son amour, parce que cet
amour est possession divine.
On pourrait sans doute penser que les propos du vieillard se réfèrent
à une conception moins philosophique, et ne font que reproduire une opi-
nion vulgaire sur la nature de l'amour et la folie qu'elle entraîne. Mais, en
l'absence de tout indice permettant de penser que l'opinion commune
considérait les amoureux comme des cpossédéu semblables aux Cory-
bantes, il est prudent d'admettre que, chez Plaute, l'idée vient, en derniè-
re analyse, de Platon. Et cela entraîne des conséquences assez importan-
tes.
On sait en effet que le Mercator est directement inspiré par l'Emporos
de Philémon. Or, il est possible de formuler, avec quelque vraisemblance,
une hypothèse sur la date à laquelle fut composée la comédie grecque qui
servit de modèle à Plaute. Lorsque, dans son désespoir, Charinus énumè-
re tous les endroits où il veut s'exiler, il cite, globalement, la Béotie, mais
omet le nom de Thèbes. On peut en déduire qu'à cette époque Thèbes
n'existait pas; or, on sait que la ville fut détruite par Alexandre et ne
recommença d'exister qu'après 316, reconstruite par le roi Cassandre.
D'autre part, il est certain que cette comédie fut écrite pendant le gouver-
nement de Démétrios de Phalère, qui commence en 317. La marge d'in-
certitude n'est pas grande.
Mais, si l'Emporos date de 317, ou de 316, il est impossible d'y trouver
une allusion directe à la doctrine d'Épicure, qui ne commença d'être prê-
chée et de se répandre dans Athènes que sensiblement plus tard. Il est

• Ibid. 228 b; Criton 54 d; cf. Banquet 215 d. Pour l'inspiration poétique, Ion
534 a et 536 b.
5 Lucrèce II, 631; cf. Lucien, Dia/. des dieux, XII, 1.
356 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tout naturel, au contraire, de trouver dans un dialogue écrit en 316, à


l'époque où la «philosophie officielle» est celle d'Aristote, une allusion
directe à la théorie platonicienne de l'amour, telle qu'elle était populari-
sée par l'enseignement des disciples 6 • Et cela entraîne que cette partie au
moins du dialogue n'a pas été inventée par Plaute, mais qu'elle remonte à
Philémon. Indication non-négligeable sur le problème, toujours pendant,
des rapports entre Plaute et ses sources.

6
Sur les tendances philosophiques et l'esprit assurément aristotélicien de Phi-
lémon, v. notre art., ci-dessus, p. 283 et suiv. L'esprit dans lequel est jugé l'amour
de Démiphon, la pitié, la compréhension de Lysimaque s'accordent parfaitement
avec l'atmosphère générale du Trinummus et, pensons-nous aussi, du Miles. V. ci-
dessus, p. 366 et suiv.
EXISTE-T-IL UNE «MORALE» DE PLAUTE 1?

A la mémoire de Marino Barchiesi

Tout le monde sait qu'il existe, dans les comédies de Térence, des dis-
cussions sur des points de morale. Il y est question de l'éducation des jeu-
nes gens, des rapports entre les prères et les fils, de l'amour, de l'intégra-
tion des jeunes gens à la cité, et l'on sait que cette morale est assez géné-
ralement inspirée au poète latin par l'aristotélisme diffus qui était celui
de ses modèles. Mais qu'en est-il de Plaute, qui, lui aussi, a adapté des
comédies athéniennes, souvent composées par des poètes appartenant au
même monde spirituel que les auteurs imités par Térence? Ménandre, en
particulier, lui a fourni le sujet de plusieurs·pièces. A-t-il assimilé, lui aus-
si, cet univers philosophique qui était celui de la «Néa»? Ou a-t-il cherché
à donner, à travers les adaptations qu'il composait, des leçons de morale
proprement romaines, répondant aux exigences de son temps? Ou bien,
ce qui est une troisième solution, n'a-t-il tenu aucun compte des idées
contenues dans les pièces grecques, se bornant à mettre en scène des
comédies aussi vivantes, aussi «dramatiques» que possible?
Dès que l'on essaie de déterminer avec quelque précision les thèmes
moraux qui apparaissent dans le théâtre de Plaute, on s'aperçoit que la
plus grande confusion semble régner. Par exemple, nous trouvons, à pro-
pos des amours des adulescentes, deux conceptions totalement opposées.
Si nous écoutons les jeunes gens du Trinummus, Lesbonicus et Lysitélès,
nous aurons l'impression que ces amours de jeunesse sont choses perni-
cieuses et absolument condamnables. Lysitélès, le c bon jeune homme»,
en un monologue long et d'un ton fort sérieux, renonce expressément à
suivre les voies du dieu Amour :
certa est res ad frugem applicare aninum (v. 270).

1 Conférence prononcée à l'Université de Pise au mois d'avril 1972.


358 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Ceux qui ne font pas comme lui sont des improbi et des uanidici
(v. 275).
De son côté, Lesbonicus. le prodigue, reconnaît qu'il s'est mal
conduit. Il avoue qu'il aurait mieux fait de conserver son patrimoine,
mais il est faible, et ne peut pas résister aux tentations. Pour le Plaute du
Trinummus, aucune hésitation: l'amour des courtisanes est une faute, il
entraîne la ruine, et avec elle le déshonneur, il éloigne des amis, il arra-
che, finalement, le citoyen à sa cité.
Et cette même «morale> ·est celle de la Mostellaria. Le jeune débau-
ché, Philolachès, lors de sa première entrée en scène, disserte longuement
sur les inconvénients de la débauche pour les jeunes gens, en développant
une comparaison entre la jeunesse et une maison neuve.
En revanche, il est d'autres comédies où Plaute se montre beaucoup
plus indulgent pour les amours de jeunesse. Ainsi dans le Miles, où Pales-
trion l'esclave raconte comment son maître, «adukscens optumus, is ama-
bat meretricem . .. , et illa ilium contra : qui est amor cultu optumus » (v. 99·
100); bien plus, toute la pièce montre comment un vieil homme, Périplec-
tomène, s'ingénie à aider les amours de son jeune ami, Pleusiclès. De la
même façon, le Mercator accepte que les jeunes gens soient amoureux des
courtisanes, et la conclusion, ou, si l'on veut, la morale de la pièce, est
formulée par le jeune Eutychus:
neu quisquam posthac prohibeto adulescentem filium quin amet et scortum
ducat, quod modo fiat bono.

Entre les deux morales, laquelle appartient à Plaute? Dira-t-on que la


condamnation des amours de jeunesse vient de lui, alors que l'indulgence
appartient aux modèles? Mais c'est supposer le problème résolu, et accep-
ter une idée toute faite, qui veut que les mœurs romaines soient plus aus-
tères que les mœurs grecques. Tout ce qui est le caractère puritain serait
donc «plautinien», la position contraire serait considérée comme «athé·
nienne». En fait, cette hypothèse ne tient pas, pour plusieurs raisons.
D'abord, parce que, précisément au temps de Plaute, et dans la bou-
che du plus austère des Romains, Caton le Censeur, nous trouvons une
morale de l'indulgence, sur ce point précis. On connaît l'histoire du jeune
homme rencontré par Caton alors qu'il sortait de chez une courtisane et
se dissimulait aux yeux du censeur. Mais celui-ci lui fit compliment de
satisfaire les exigences de la nature avec les femmes qui avaient pour
métier d'être complaisantes. On sait aussi que, le lendemain, le même jeu·
ne homme se vit blâmer par Caton pour être retourné - cette fois ouverte·
ment - où il était allé déjà la veille.
Quoi qu'il en soit de la sagesse de Caton, qui ne nous renseigne pas
EXJSTB·T-JL UNE cMORALB•DB PLAUTE? 359

sur la morale propre à Plaute, s'il en est une, l'anecdote montre seule-
ment que l'idée reçue, d'une sévérité non mitigée qui serait caractéristi-
que de la morale romaine «en soi», n'est qu'un préjugé dont il faut se
défaire.
On pourrait essayer de tirer argument, pour découvrir la pensée de
Plaute sur ce point, de critéres extérieurs au contenu des textes invoqués,
chercher si telle déclaration est de caractère « plautinien », et constitue,
dans la comédie, une insertion du poète romain. Par exemple, on remar-
quera que certains traits du monologue de Philolachès, dans la Mostella-
ria, semblent indiquer une addition de Plaute. On nous dit en effet que les
parents ne négligent rien pour l'éducation des enfants:
nec sumptus sibi sumptui esse ducunt.
Expoliunt, docent litteras, iura, leges ... (125-126).

Or, il est bien certain que cette image de l'éducation des jeunes gens est
romaine, bien plus qu'athénienne. Mais ce détail suffit-il pour permettre
d'attribuer à Plaute tout le monologue, et, ce qui est plus grave encore, la
pensée morale qui s'y exprime? On ne saurait non plus tirer argument du
fait que ce monologue ait, dans la comédie de Plaute, la forme d'un canti-
cum. Nous savons, par un exemple très précis que nous fait connaître
Aulu-Gelle (N. A. II, 23, 9 et suiv.), qu'un adaptateur latin pouvait, s'il le
jugeait utile pour le rythme de sa comédie, transformer un passage écrit,
dans le modèle, en trimètres ïambiques, et en faire un canticum uariis
modis. C'est, au témoignage d'Aulu-Gelle, précisément ce qu'avait fait
Caecilius en adaptant un passage du Plocium de Ménandre. La nature
même de la comparaison, entre un jeune homme et une maison récem·
ment construite, ne nous donne aucun renseignement; l'image peut être
aussi bien d'origine grecque que romaine. Mais il y a aussi des raisons
pour croire que l'idée générale exprimée par ce monologue se trouvait
déjà dans la pièce grecque, que nous pensons, avec beaucoup d·'autres,
avoir été le Phasma de Philémon : c'est que la fin du monologue, où Philo-
lachès déplore le triste état où il se voit réduit, est, elle, nettement grec-
que:
cor dolet cum scio ut nunc sum atque ut fui,
quo neque industrior de iuuentute erat
arte gymnastica. Disco, hastis, pila,
cursu, armis, equo, uictitabam uolup. (149-153).

Les exercices où excellaient le jeune homme sont ceux de l'éphèbe. Le


mot même qui les désigne, ars gymnastica, est évidemment emprunté au
texte grec (cf. Rudens, 296: pro exercitu gymnastico et palestrico hoc habe-
360 ROME, LA LIITÉRATURE ET L'HISTOIRE

mus . .. , où il s'agit évidemment d'une traduction pure et simple à partir


du grec).
Il semble donc raisonnable d'admettre que la peinture des ravages
provoqués par l'amour chez les jeunes gens se trouvait déjà chez le poète
grec. Cette conclusion prend toute sa valeur si l'on admet (pour d'autres
raisons, qu'il n'est pas nécessaire d'exposer ici) que le poète était Philé-
mon, et si l'on rapproche ce monologue de celui de Lysitélès, dans le Tri-
nummus, dont nous savons avec certitude que l'original était le Thesauros
de Philémon. Dans les deux pièces, la situation est identique; identique la
psychologie du jeune homme, conscient de la déchéance provoquée par
l'amour des courtisanes, et en analysant les causes avec clairvoyance. Une
différence, pourtant: dans le Trinummus, Lysitélès n'est pas lui-même en
cause; il expose seulement ses réflexions personnelles sur ce problème;
c'est un «théoricien de la morale». Il ne condamne pas absolument son
ami Lesbonicus. Cette condamnation est prononcée par son père, le vieux
Philton. Tout indique que le débat est extérieur à Plaute, qu'il est déjà
institué dans les pièces grecques, que les termes dans lesquels était posé
le problème étaient ceux dans lesquels le posaient les philosophes grecs,
et plus particulièrement, ceux d'Athènes, à la fin du IVe siècle avant J.-C.
et pendant toute la première moitié du IIIe.
Ce qui revient à dire que Plaute se trouvait en présence d'un théâtre
où l'on débattait de questions morales - le même que celui où Térence
puisera une génération plus tard - et qu'il n'a pas jugé utile de simplifier
les réflexions et les théories qu'il rencontrait dans ses modèles, qu'il en a
transposé la substance, à peu près telle quelle, dans ses propres pièces.

*
* *

Cette première conclusion, qu'il serait possible de renforcer à l'aide


d'autres exemples, ne saurait nous surprendre beaucoup, si nous réflé-
chissons à la nature de la palliata, qui est une pièce de sujet, de costumes,
de mise en scène essentiellement exotiques, et volontairement conçue
comme telle. Cela, pour des raisons religieuses: c'est un ritus graecus que
l'on accueille dans la cité, et qu'il convient de conserver dans toutes ses
particularités. Ne pensons pas que les Romains aient «imité» le théâtre
grec parce qu'ils étaient incapables d'en inventer un eux-mêmes. C'est là
une illusion de l'histoire littéraire telle qu'on l'écrivait au XIXe siècle (un
siècle qui s'est dangereusement prolongé jusqu'au milieu du xxeet qui ne
se décide pas à mourir). Les Italiens avaient leur théâtre, et il est certain
que la comédie classique grecque a subi, au moment même de sa gesta-
BXISTE·T·IL UNB cMORALB• DB PLAUTE? 361

tion, des influences italiotes, en Sicile et en Grande-Grèce. Il est certain


aussi que la palliata n'a pas été introduite parmi des peuples qui auraient
eu ainsi une révélation totale de l'art dramatique. On peut, sans crainte de
se tromper beaucoup, affirmer qu'il existait en Italie et à Rome, bien
avant 245 avant J.-C., une tradition de la mimésis dramatique dans laquel-
le vint s'insérer le drame «à la grecque>, tel qu'on le pratiquait dans les
villes helléniques du Sud, et, principalement, à Syracuse. Il en résulta une
synthèse originale, dans laquelle les formes scéniques de l'Italie accueilli-
rent la «matière grecque>; l'essentiel, pour que fût réalisée l'intention
religieuse, était de mettre sous les yeux des divinités, témoins des jeux,
une image du monde grec, avec les détails extérieurs, la couleur locale,
les noms (il aurait été si simple, s'il ne s'était agi que d'une transposition
littéraire, de latiniser les noms et de romaniser les costumes!) et les idées
mêmes propres aux Grecs. Ce qui nous garantit que Plaute, s'il a, comme
l'avait fait avant lui Naevius, comme le fait Caecilius, coulé cette matière
grecque dans le moule créé par les histriones italiques, avec les artifices
musicaux et rythmiques appartenant à la tradition des Jeux existant en
245, n'a pas apporté de modification profonde au contenu lui-même, à la
fabula, c'est-à-dire, pour reprendre la terminologie aristotélicienne, au
mythos que lui fournissaient ses modèles. Au compte des adaptations scé-
niques, nous mettrions volontiers les abrégements, les suppressions de
scènes, qui étaient rendues nécessaires par le développement des cantica,
suppressions dont on décèle l'existence assez souvent, ainsi dans le Merca-
tor ou dans une pièce comme le Truculentus, l'une des dernières compo-
sées par Plaute, et probablement celle qu'il aimait le mieux, qu'il considé-
rait comme la plus représentative de son art. Mais ces suppressions, pas
plus que les modifications de la dramaturgie, n'intéressaient le contenu
«conceptuel> de la pièce, le sujet, les sentiments des personnages, leurs
rapports, l'intrigue.
Ce qui entraîne une conséquence fort considérable : avec la palliata -
et cela, dès les débuts du genre, par conséquent une longue génération
avant Plaute - la philosophie pénétrait à Rome. Cette fidélité de Plaute au
contenu philosophique de la Néa explique les apparentes variations de sa
propre philosophie selon les pièces du Corpus. Ce sont les variations
mêmes des différentes comédies qu'il adapte. Si l'on accepte cette hypo-
thèse, on voit se rétablir l'harmonie là où, si Plaute avait essayé d'appor-
ter sa propre morale, on ne trouverait que désordre et désaccord. On peut
montrer, par exemple, qu'il existe, dans son œuvre, un groupe relevant de
Philémon : deux pièces sont certainement imitées de celui-ci, le Mercator
et le Trinummus; deux autres le sont probablement, la Mostellaria et le
Miles. Or, il se trouve que dans ce groupe apparaît la même «morale».

"
362 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

L'amour des jeunes gens pour les courtisanes y est considéré comme dan-
gereux; il vaut mieux s'en abstenir. Mais aimer, pour un homme jeune, et
qui n'est pas encore astreint aux responsabilités sociales et politique du
mariage, n'est pas en soi une faute. Cela ne devient scandaleux que lors-
que le temps de telles amours est passé. La sévérité du vieux Philton, dans
le Trinummus, est vigoureusement réfutée par son propre fils, Lysitélès,
au nom de l'humanité et de la nature. Nous avons essayé de montrer ail-
leurs (ci-dessus, p. 283 et suiv.) que Philton était le porte-parole moins du
stoïcisme (qui, à la date où nous plaçons le Thesauros, n'était pas encore
constitué en école officielle), que du mouvement d'idées qui avait l'une de
ses sources chez le platonicien Xénocrate et que répandait déjà Zénon.A
ce «stoïcisme» rigoureux du père, Philémon oppose l'aristotélisme du fils.
Non seulement il soutient que l'amitié doit l'emporter sur la rigueur
morale, mais il semble avoir lu les œuvres de Théophraste, et notamment
l'Eroticos - d'où proviendrait peut-être aussi, si l'on accepte cette hypo-
thèse, la comparaison faite, dans la Mostellaria, entre le jeune homme et
une maison neuve.
S'il en est bien ainsi, la «morale de Plaute>, dans quelques-unes de
ses pièces les plus importantes, consisterait en réalité en une transposi-
tion de celle qui, dans la Néa, reflétait les préoccupations des Athéniens
au début de l'époque hellénistique, en particulier le débat qui s'ouvrit
alors entre la tradition aristotélicienne et les aspirations nouvelles, essen-
tiellement représentées par l'épicurisme puis le stoïcisme.
On sait que l'influence la plus considérable est alors exercée par
l'école aristotélicienne, qui, avec Théophraste, a dominé toute la dernière
génération du siécle. C'est cette doctrine qui devait donner aux éphèbes
athéniens leur formation morale. C'est elle aussi qui, pendant le long gou-
vernement de Démétrios de Phalère - dix années, de 317 à 307 - a inspiré
la politique de la cité. Or, l'une des préoccupations principales de cet aris·
totélisme politique est de comprendre et de régler les rapports sociaux
des hommes: à l'intérieur de la cité, et aussi entre.eux. On ne s'étonnera
donc pas d'en trouver les échos dans le théâtre de Plaute.
Par exemple, beaucoup de comédies, et d'abord celles qui sont inspi-
rées de Philémon, posent le problème de l'amitié. En premier lieu celui de
l'amitié entre les jeunes gens. Apulée fait observer que l'un des personna-
ges favoris de Philémon était le sodalis opitulator, le camarade serviable.
Cela apparaît aussi bien dans le Mercator que dans le Trinummus. où,
chaque fois, un couple de jeunes gens se rend mutuellement service, pour
parvenir à obtenir la fille qu'ils aiment, la rechercher lorsqu'elle a dispa·
r,u. 0 ~ qu'elle ,est en la possession d'un leno impitoyable; ils s'aident aussi
1un I autre pour berner un vieillard, qui est le père de l'un d'eux. Plaute
EXISTB·T·IL UNB cMORALB• DB PLAUTB? 363

se trouve ainsi illustrer, de façon médiate, le livre VIII de !'Éthique à


Nicomaque, et sans doute aussi, des leçons de Théophraste. Mais, ce qui
n'est pas moins important, il convient de ne pas oublier que cette théorie
aristotélicienne de l'amitié est fondée sur une expérience propre à la
société athénienne, où l'éphébie et la camaraderie des classes d'âges
jouaient un rôle considérable. Les amis, chez Plaute, sont des hommes de
la même génération. Ils ne sont pas liés entre eux par des liens politiques
ou .sociaux. Ce sont d'anciens camarades nous dirions, d'université, de
collège ou de régiment!'
Or, cela est très différent de la situation romaine, où les amitiés
étaient davantage sous la dépendance des rapports de famille ou des
alliances d'affaires: nous savons que les «amis> appartenaient à des
groupes qui possédaient les mêmes intérêts, qui se prêtaient appui réci-
proquement pour le partage des magistratures, des legationes. Rien de
semblable dans le monde des comédies de Plaute : il est exceptionnel que
les «amiu y soient des membres de la même famille. Ils sont seulement
du même âge, et cela suffit à en faire des alliés, voire des complices.
Un autre aspect de la «morale plautinienne», qui remonte évidem-
ment à la philosophie et à la politique postaristotéliciennes, est, dans cer-
taines comédies au moins, la déploration des «mauvaises mœuru et la
laudalio temporis acti.
Ce thème intervient dans le Trinummus, où il occupe la monologue
de Mégaronide et sa conversation avec son vieux compagnon Calliclès.
Mégaronide se plaint que, «dans la ville, une maladie se soit jetée sur les
bonnes mœurs, si bien qu'elles sont presque toutes aux trois quarts mor•
tes. Cependant, pendant que les bonnes mœurs sont malades, les mauvai-
ses mœurs, comme une plante en terrain humide, poussent magnifique-
ment ... > (28-31). On pourrait penser que Plaute parle de Rome, et prend
le détour d'une comédie «à la grecque> pour faire la critique de ses pro-
pres concitoyens. En réalité, nous savons que la censure des mœurs,
avant d'être un thème romain, avait été la grande préoccupation de
Démétrios de Phalère, dans !'Athènes d'après Alexandre. C'est lui qui
avait créé, on le sait, des magistrats spéciaux, les Gynaeconomoi, pour
contrôler la conduite des femmes et limiter, plus généralement, le luxe
des citoyens. La nécessité d'un redressement moral apparaissait beau•
coup plus grande dans !'Athènes de la fin du IV• siècle, cité vaincue,
déchue, et déchirée par les rivalités politiques et les querelles sociales,
que dans la Rome victorieuse d'Hannibal, prospère, bientôt conquérante
et, déjà, arbitre du monde. C'est seulement à la fin de la carrière de Plau-
te que se posera le problème du luxe, et du luxe féminin en particulier.
On ne pensera pas que toutes les comédies du corpus plautinien où sont
364 ROME, LA LITmRATURE ET L'HISTOIRE

déplorées les mœurs austères du temps jadis aient été écrites dans les der-
nières années du poète.
Inversement, on chercherait vainement, dans la plupart des pièces de
Plaute, une allusion aux problèmes moraux véritables, à l'idéologie, qui
étaient alors la préoccupation principale des Romains. Si l'on met à part
!'Amphitryon, qui demeure, en grande partie, une énigme, aucune de ces
comédies ne mentionne les vertus romaines par excellence de cette pério-
de: la ténacité, le courage militaire et civique, l'abnégation, le désir de
gloire, la piété envers les dieux, que les Romains pratiquaient alors dans
les combats de la seconde guerre punique, rien de tout cela n'apparaît
ailleurs que dans l'Amphitryon. Bien plus, certains passages, comme celui
de l'Epidicus, où Thesprion raconte comment son jeune maître a aban-
donné son bouclier sur le champ de bataille, auraient dû apparaître au
poète comme une «anti-morale». Or, Plaute témoigne d'une indulgence
extrême à l'écart d'une telle faute:
«Où sont les armes de Stratippoclèu, demande Épidicus. «Ma foi,
répond Thesprion, elles ont passé à l'ennemi!> ... «Quelle honte, par Pol-
lux, s'écrie Epidicuu - «Bah, il n'est pas le premier à qui cela est arrivé,
et il saura s'en tirer à son honneur> (v. 29 et suiv.). C'est là un trait de
satire athénienne, dirigée par l'auteur (dont nous ignorons le nom) de la
comédie athénienne qu'i est le modèle d'Epidicus, contre les «nobles> cou-
pables d'avoir manqué de courage, sans doute au cours de la campagne
de 293, où un contingent athénien avait mal défendu Thèbes contre
Démétrios Poliorcète. En réalité, ce n'est pas Plaute qui excuse la lâcheté
devant l'ennemi; il ne fait que transposer, ici comme ailleurs, ce qu'il
trouve dans son modèle.

*
* *

Nous voudrions essayer de montrer comment, à propos d'une pièce


précise, l'Asinaria, qui est l'une des plus discutées de Plaute (voir A.Trai-
na, Plauto, Demofilo, Menandro, Parola del Passato, 1954, p. 177 et suiv.),
cette hypothèse de travail, la fidélité remarquable de Plaute au fond de la
pièce, sujet, caractères, morale, permet de résoudre quelques difficultés.
La date - ou du moins la période - où fut composé le modèle, la
comédie de Démophile adaptée par Plaute, est déduite du rapprochement
de deux passages. D'abord celui-ci, où l'on nous dit que le jeune Argyrip-
pe est un «nouveau Solon» :
Negotiosum interdius uidelicet Solonem
leges ut conscribat, quibus se populus tenea~! Gerrae!
BXISTB-T-IL UNB cMORALB• DB PLAUTB? 365

Qui sese parere apparent huius legibus, profecto


nunquam bonae frugi sient, dies noctesque potent. (V. 599-602)

Ces sarcasmes de Liban ne se comprennent bien que si l'esclave inso-


lent veut faire de son juene maître un «anti-Démétrios », la caricature du
législateur austère qui s'était donné pour tâche de ramener ses conci-
toyens aux «bonnes mœurs ». Un tel passage doit donc avoir été écrit
entre 317 et 307. Ce qui rend très douteuses les datations proposées tradi-
tionnellement, sur des indices beaucoup plus faibles (voir Webster, Stu-
dies in Later Greek Comedy, App. on Asinaria, p. 233 et suiv.), et qui la
font descendre vers 294, ou plus tard encore.
D'autre part, il nous paraît bien probable que le vers 333:
meministin asinos Arcadios mercatori Pellaeo
nostrum uendere atriensem?

fait allusion au traité conclu en 311, qui livra toute l'Arcandie à Cassan-
dre, «l'homme de Pella» (Diod. Sic. XIX, 35-64). Cette interprétation n'est
pas nouvelle. On connaît les difficultés survenues entre les Arcadiens et
Athènes au moment de la guerre Lamiaque, les premiers, étant restés
neutre, malgré une ambassade pressante envoyée par les seconds. Il était
naturel que, vers le moment où l'Arcadie tomba aux mains de Cassandre,
un poète comique d'Athènes, Démophile, lançât un sarcasme aux vaincus,
en suggérant qu'ils avaient été «achetés» par le roi de Pella.
Si ces deux interprétations sont correctes, il faut que l'original de
l'Asinaria ait été composé entre 311 et 307. Cette période s'accorde bien
avec l'allusion faite, au vers 499, à un «riche marchand de Rhodes», pas-
sé récemment à Athènes : Rhodes est, dès ce moment, une place de com-
merce importante, et la campagne de Démétrios Poliorcète n'est pas enco-
re commencée. La circulation maritime est libre dans l'Égée.
A la vérité, cette datation n'est pas très précise. Comme nous igno-
rons tout de Démophile, il est impossible d'aller beaucoup plus avant.
Mais, aussi imprécise soit-elle, cette datation s'accorde bien avec l'opinion
générale qui fait de Démophile un poète de la Nouvelle Comédie, et un
disciple de Ménandre. Ce qui situe l'Asinaria dans le même groupe que les
comédies imitées de Philémon et, naturellement, de Ménandre lui-même,
dans le corpus plautinien. Et cela implique aussi que l'atmosphère morale
et «philosophique» de la pièce est celle que nous avons essayé de définir
plus haut. C'est-à-dire que nous devons nous attendre à y retrouver des
maximes aristotéliciennes.
Et c'est bien, en fait, ce qui arrive: nous voyons le vieux Déménète, à
la plus grande stupéfaction (non sans quelque crainte) de son esclave
Liban, se montrer plein d'indulgence pour les amours de son fils Argyrip-
366 ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE

pe. Cette attitude a été souvent comparée à celle des pères de Térence, et,
en fait, elle est identique, inspirée par les mêmes sentiments : les hommes
«libres» ne doivent pas être contraints par la crainte; les châtiments doi-
vent être réservés aux esclaves, à tous ceux qui sont incapables de penser
selon la «vérité». L'origine ménandréenne de semblables principes et, au-
delà de Ménandre, aristotélicienne (on connaît, sur les rapports entre
Ménandre et Aristote, le beau livre de A. Barigazzi, La formazione spiri-
tuale di Menandro, Turin, 1965) est certaine. On a moins remarqué qu'elle
s'accordait, ici encore, avec une maxime de Caton le Censeur, disant que
«quiconque frappait sa femme ou son enfant commettait un véritable
sacrilège» (Plut., Cato maior, XX, 2). Il est donc beaucoup moins certain
qu'on ne l'admet souvent, implicitement ou non, que la morale «indulgen-
te» prêchée par tels pères de Plaute, à la suite de Ménandre, de Philémon
ou de Démophile, ait été en contradiction avec les sentiments romains.
Bien au contraire.
Ce qui caractérise Déménète, ce n'est pas son indulgence aux fras-
ques de son fils, niais le fait qu'il veuille les faciliter au prix d'une action
malhonnête, indigne de l'honneur, en dérobant un argent qui appartient à
sa femme. Et c'est à l'égard de sa femme, dans son comportement de
mari, que Déménète prend son véritable caractère : lâche envers une uxor
dotata, jl n'aura pas le courage d'imposer ce qu'il sait être la meilleure
conduite, l'indulgence envers le jeune Argyrippe. Déménète est un person-
nage ridicule et vil. Il le montrera bien lorsque, à la fin de la pièce, il
essaiera de s'approprier la courtisane qu'il a fait acheter, clandestine-
ment, pour son propre fils. Cela ne signifie nullement, comme on l'a sou-
tenu (A. Traina, op. cit., p. 192), que s_esdéclarations sur les rapports qui
doivent exister entre un père et son fils soient hypocrites, que Démophile
ait eu l'intention d'en faire une parodie de Ménandre, «la réponse du
scepticisme réaliste de Démophile à la conception délicate et un peu uto-
pique des caractères qui est chère au poète athénien» (p. 193). Déménète
n'a pas tort; son attitude d'indulgence n'est pas condamnée par la suite
de la pièce. Finalement, tout le monde se réjouira qu' Argyrippe soit aimé
de Philénie. Artémone n'est pas scandalisée que son fils ait une maîtresse
- la situation rappelle de fort près le dénouement du Phormion. Peut-on
dire que Démophile a fait preuve de scepticisme à l'égard de Ménandre,
qu'il conçoive la réalité de l'âme humaine autrement que lui, qu'il ait
renoncé à l'indulgence et à la morale aristotélicienne de la «nature»?
Aucunement. Puisque, au contraire, il trace de la jeune courtisane Philé-
nie un portrait fort indulgent, voire idéalisé. Philénie entre en rébellion
ouverte contre sa mère, qui veut faire d'elle une courtisane conforme au
type, avide, soucieuse de dépouiller les hommes - tout ce que sera, par
BXISTB·T·IL UNE •MORALE• DE PLAUTE? 367

exemple, la courtisane du Truculentus. Or, sur ce point, Démophile s'est


montré plus idéaliste que Ménandre. C'est Athénée qui nous apprend, en
effet (XIII, 594 d), que Ménandre était très hostile aux femmes de mau-
vaise vie. Philémon ayant, nous dit Athénée, qualifié dans l'une de ses piè-
ces une courtisane de «bonne personne>. Ménandre lui aurait répondu
qu'il n'en existait aucune qui fût digne d'être appelée ainsi. Ainsi, dans le
débat, Démophile serait plus proche de Philémon que de Ménandre.
Avec la condamnation de Déménète et, en regard, ce que l'on pour-
rait appeler le triomphe de l'amour «selon la nature», entre deux êtres
jeunes, qui éprouvent l'un pour l'autre une tendresse sincère, éclate la
morale de la pièce - une morale de la «nature>: chaque âge possède son
ethos, et il convient que les actions répondent à celui-ci. Ce n'est pas seu-
lement un précepte de poétique; c'est une exigence de la vie. La faute,
dans la vie comme dans la pièce, consistera à manquer à cette règle.
On ne pensera donc pas que Plaute, dans l'Asinaria, ait «contaminé>
deux pièces, créant ainsi des disparates entre le début et la fin de sa
comédie. Ces apparentes contradictions sont en réalité la conséquence
d'une conception déterminée de la vie psychologique et sont au service
d'une «morale», qui est passée tout naturellement dans la pièce romaine.
Que l'influence de l'aristotélisme, et, plus particulièrement, de Théo-
phraste, se soit exercée sur la comédie de Démophile, cela apparaît enco-
re à la place qu'y tiennent les portraits, la description des caractères, pré-
sentés dans leurs manifestations typiques. Voici, par exemple, quelques
traits de l'amoureux, tel que le décrit la vieille Cléérète, l'entremetteuse
qui veille aux amours de sa fille :

is dare uolt, is se aliquid posci; nam ibi de pleno promitur, neque ille scit
quid det, quid damni faciat; illi rei studet : uolt placere sese amicae, uolt
mihi, uolt pedisequae, uolt famulis, uolt etiam ancillis, et quoque catulo meo
subblanditur nouus amator, se ut cum uideat gaudeat (181-185).

Et à ce tableau du nouus amator fait pendant celui de la mère et de la


fille essayant de séduire un jeune homme riche (v. 205-214).
Dans le monde, la conduite de chacun est conforme à son caractère,
â la passion qui le mène, et il n'y a pas plus à s'en étonner que l'on s'éton-
nera qu'un chien de chasse poursuive le gibier, que le lièvre s'enfuie, que
le soleil nous réchauffe ou que la neige nous glace. C'est la conception
même de !'Éthique à Nicomaque et, peut-être encore plus, celle du second
livre de la Rhétorique qui trouvent ici leur application, dans des situations
et des personnages concrets.
368 ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE

* * *
D'une manière très générale, on peut donc conclure que Plaute, en
face des comédies de Néa qu'il se proposait de porter sur la scène romai-
ne, avait affaire à un univers moral possédant ses propres lois. On peut
conclure aussi, des analyses précédentes, qu'il n'a pas essayé de le modi-
fier. Mais, et c'est là peut-être une autre conclusion qui mérite de retenir
l'attention, cet univers moral n'était nullement en contradiction avec celui
d'une partie au moins des Romains, qui étaient parfaitement préparés à
le comprendre et à en assimiler les leçons. Cela nous est apparu déjà à
deux reprises, à propos de Caton, plus indulgent qu'on aurait pu le pen-
ser aux amours des jeunes gens et plus sensible, aussi, à ce que l'on doit à
la personne des êtres libres.
En réalité, le domaine moral impliqué par la Néa est extérieur à celui
qui est, à Rome, sous la dépendance de la vie sociale. Nous avons déjà
indiqué que les grandes «vertus» romaines n'appartiennent pas au monde
de la comédie attique. Elles sont d'un autre ordre. Les vertus dont il est
question dans la palliata concernent l'intérieur de la famille, la vie quoti·
dienne, qui demeure sous le contrôle des membres de la domus. Là, les
traditions sont maintenues. C'est au père, au maître de la famille, de les
faire respecter, et il est bien certain que cette situation laisse le champ
plus libre aux choix individuels - dans la mesure où une contrainte socia-
le massive ne les contrôle pas.
En d'autres termes, les Romains tendent à séparer très nettement la
morale qui relève de la cité et celle qui règle la conduite privée des per·
sonnes. Dans le premier domaine, les impèratifs sont très forts, et stricts.
Dans le second, existe plus de souplesse et de tolérance. C'est ce qui appa·
rait assez clairement à propos de la conduite des femmes : la «vertu,
d'une femme est sous la dépendance de ses devoirs envers le sang de la
famille où elle est entrée par son mariage. Si elle n'est pas engagée, soit
par son rang social, soit par quelque autre cause, à perpétuer une lignée
légitime, sa conduite personnelle est relativement libre. C'est pour une
raison semblable que les jeunes gens de famille étaient regardés avec
ind ulgence, lorsqu'ils allaient trouver les courtisanes, mais menacés des
châtiments les plus sévères s'ils tentaient de séduire une femme mariée. Il
existait donc, autour des règles fondamentales de la morale publique, tou·
te une frange indécise. C'est là que s'insère la «morale de Plaute», car les
r~lations humaines qu'elle décrit sont, dans une large mesure, des rela·
hons de personne â personne, qui échappent aux cadres de la vie civi•
que.
Une contre-épreuve est possible: !'Amphitryon, qui met en scène un
EXISTE-T-IL UNE «MORALE• DE PLAUTE? 369

chef de guerre, un imperator, et sa femme, qui partage par son mariage,


les responsabilités de celui-ci à l'égard de la cité, se meut dans une atmo-
sphère morale beaucoup Qloins complaisante que les autres comédies.
Nous aurions tendance à penser que les tensions caractéristiques de !'Am-
phitryon s'expliquent parce quit) s'agit d'une tragi-comédie, que les per-
sonnages appartiennent au monde de la--légende, tandis que les autres
comédies sont «bourgeoises». Mais c'est là une interprétation secondaire
du phénomène: ce n'est point parce que les dieux en personne intervien-
nent que l'affaire côtoie le tragique - Jupiter et Mercure sont, en eux-
mêmes, plutôt comiques - mais parce que les intérêts en jeu sont de ceux
que l'on ne prend pas légèrement. Il y va de la dignité d'un imperator et
de tout ce qu'il représente pour la cité.
Pour cette raison, le monologue d'Alcmène, où elle exalte la uirtus,
est à prendre au pied de la lettre. Il n'est aucunement parodique. Le
public, représentant de la «morale» traditionnelle - c'est-à-dire celle qui
relève de la conscience sociale des citoyens - ne l'aurait pas souffert.
Même s'il s'agit seulement d'une héroïne légendaire et d'une héroïne
grecque. Pour cette raison aussi le dépaysement hellénique est fort mince
dans cette pièce. Alcmène parle en dame romaine, Amphitryon, en géné-
ral qui attend le triomphe et l'on peut y discerner des transpositions assez
transparentes des batailles où les légions de Rome avaient été récemment
engagées.
La comédie romaine «à la grecque», la palliata, s'est introduite à
Rome à un moment où les esprits se trouvaient préparés à l'entendre. La
«morale» qu'elle impliquait, morale de la personne, pouvait être compri-
se dans la mesure où les contraintes collectives étaient plus lâches, moins
impérieuses qu'autrefois. On pourrait sans doute établir un parallèle
entre la diffusion de la morale «grecque» et l'importance croissante prise
par la plèbe, qui est la partie de la cité romaine où les êtres sont le moins
soumis aux traditions des gentes.
On sait qu'avec la lex Hortensia, en 287, après la dernière sécession de
la plèbe sur le Janicule, fut réalisée l'égalité totale entre les patriciens et
les plébéiens. Ce qui était, sans doute, un important progrès politique,
mais, surtout, impliquait une transformation totale de l'idée que l'on se
faisait de la personne. Dans la cité patricienne, l'individu ne comptait pas
pour lui-même, il était inséparable de sa «valeur» religieuse, son apparte-
nance, au regard des dieux, à tel ou tel groupe. Dans la cité plébéienne au
contraire, il est considéré pour lui-même, comme une «tête».
Cete évolution est assez semblable à celle qu'avait connue la démo-
cratie athénienne, au cours du V• siècle et encore pendant le IV•, où l'on
assiste à la valorisation «laïque> de chaque citoyen.
370 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

De la même façon, à Rome, dans les comices tributes, les patriciens


font partie, pro capite, de l'assemblée, sans aucune prééminence.
C'est dans cette atmosphère de désacri\lisation de la cité que fut
introduit à Rome le théâtre. Et le théâtre qui est apporté alors - en parti•
culier la comédie - est un théjtre dérivé. d'Euripide, où les problèmes
traités concernent des personn~ plutôt que des groupes ou des héros liés
au sacré. Chacun des personnages compte, là aussi, pour lui-même. C'est
sur ce point que les notions héritées de l'aristotélisme prennent toute leur
valeur. On représente des caractères - un flatteur, un soldat fanfaron (et
cela dès Naevius, imitant le Colax de Ménandre; Ribbeck, fr., v. 27 et
suiv.), etc. C'était l'expérience de la vie quotidienne qui était portée sur la
scène et chacun pouvait reconnaître des types qui lui étaient familiers.
Si bien que la comédie, au temps de Plaute et de Caecilius, proposait,
finalement, en dépit de son parti pris de dépaysement, d'exotisme helléni-
que, un univers très proche de celui que chaque spectateur portait en lui.
On le comprendra mieux si l'on se souvient de la manière dont le père
d'Horace enseignait à son fils une morale toute pratique, en lui montrant
à propos de chaque voisin, de chaque figure notable de la petite ville, des
exemples qu'il fallait suivre et d'autres qu'il ne fallait pas imiter. Même
si, dans son esprit, la comédie nouvelle grecque avait d'autres intentions,
si, notamment, elle conservait plus qu'on ne le dit souvent de l'esprit sati·
rique que lui avait légué la comédie ancienne, il se trouvait, une fois
qu'elle avait été transposée sur la scène romaine, qu'elle perdait une
grande partie de sa signification topique pour atteindre à une généralité
humaine beaucoup plus totale. On oubliait ou l'on méconnaissait la signi-
fication des allusions politiques ou personnelles, on ne voyait plus que
des êtres humains, engagés dans des conduites sages ou folles, prudentes
ou téméraires, qui devaient les mener au succès ou à l'échec. Les jeunes
gens qui aimaient les filles pouvaient le faire sans dommage, à condition
de conserver la mesure, la «prudence» chère à Aristote. Les vieillards ne
le pouvaient pas; ils devenaient ridicules, odieux. Mais plus odieux encore
si, renonçant à leur rôle de guides et de maîtres, dans la maison, vendant
leur autorité pour une dot, ils étaient réduits à n'être que des fantoches
devant leur femme. Peu à peu, les Romains s'accoutumaient à entendre
ces leçons, prenaient conscience, dans les faits, des grandes vérités que
les philosophes grecs avaient dégagées de l' expèrience qui étaient la leur
dans les cités.
Plaute était-il conscient de cette lente action que ses comédies pour-
suivaient? Avait-il l'intention de prêcher une morale plus humaine à ses
concitoyens? A la première question, on peut certainement apporter une
réponse affirmative. Lui qui jugeait que, de toutes ses pièces, la meilleure
BXISTE·T-IL UNE «MORALE• DE PLAUTE? 371

était le Truculentus ne pouvait pas être aveugle à ce qu'il y avait mis de


morale: la démesure dans la passion, qui s'empare de tous les amants de
la courtisane et les avilit tous, forme une leçon si évidente qu'elle ne peut
pas ne pas avoir été voulue. Mais, s'il en est ainsi, il faut que, dans les
autres pièces aussi, la «morale> apportée par la pièce grecque ait été
acceptée, voulue par le poète romain.
Et cela implique que Plaute, même s'il ne prétendait pas s'ériger en
professeur de morale, même s'il a voulu être avant tout un poète, un mai-
tre des mots et des rythmes, ne s'en est pas moins soucié de dégager une
vérité humaine dans les personnages qu'il mettait en scène. Plutôt que de
parler de «leçon>, nous préférerions dire qu'il a institué là une expérien-
ce morale et créé de cette manière les conditions indispensables pour que
Térence, une trentaine d'années plus tard, puisse créer véritablement une
comédie philosophique.
LA MAISON DE SIMON ET CELLE DE THÉOPROPIDÈS
DANS LA «MOSTELLARIA»

Les travaux de J. Heurgon ont largement contribué à montrer qu'il


avait existé, en Italie, et en dehors de l'influence de Rome, une civilisation
où se mêlaient des influences et des courants ·complexes, une civilisation
qui mérite le nom d'italo-hellénique. Il est certain que les Osques de
Capoue, ou les Bruttiens qui enserraient les colonies du Sud n'ont pas
attendu la conquête romaine pour se donner une culture unissant leurs
propres traditions et celles des immigrés venus d'Orient. Dans tous les
domaines, religieux, culturel, matériel et technique, ce processus de fu.
sion était engagé de longue date lorsque l'interminable guerre d'Hannibal
contraignit les Romains à monter une garde vigilante sur tous les points
de la péninsule, et cette guerre eut certainement pour conséquence d'ac-
célérer les échanges de toute sorte entre les Romains et les autres Itali-
ques.
Parmi les divers véhicules culturels qui contribuèrent à accélérer cet-
te synthèse, la comédie latine fut très probablement l'un des plus effica-
ces : le genre même de la palliata l'imposait, puisque son dessein est de
montrer au public romain comme des morceaux détachés de la vie grec-
que. C'était, sur la scène des Jeux Romains, par exemple, un quartier
d'Athènes, avec ses habitants, leurs coutumes, leur morale, leur philoso-
phie. Plaute, sans doute, a modifié ses modèles, il y a mis beaucoup d'élé-
ments proprement italiques, mais il est possible de retrouver, dans les
adaptations qu'il a données des pièces de Ménandre ou de Philémon, bien
des traits de l'original. Et d'ailleurs il ne pouvait guère en être autre-
ment: l'action qu'il portait à la scène reposait sur un certain nombre de
données matérielles, qu'il était impossible de modifier profondément,
sous peine de détruire l'intrigue même et puis, nous le répétons, le poète
avait bien l'intention de donner aux spectateurs une image de la vie grec-
que. A la lumière des découvertes archéologiques qui ont marqué notre
siècle, il est possible aujourd'hui, croyons-nous, de mieux discerner ce
que Plaute a conservé des «matériaux» helléniques de ses modèles. Nous
voudrions en apporter ici un exemple, à propos d'une pièce bien souvent
374 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

étudiée mais qui, apparemment, n'a pas encore livré tous ses secrets, la
Mostellaria de Plaute.
On sait que toute la comédie repose sur une histoire de fantôme :
pour empêcher que le vieux Théopropidès, au retour d'une longue absen-
ce, qui l'a retenu plusieurs années en Egypte, ne pénètre dans sa propre
maison, où son fils, Philolachès avec Philématium son amie, un camarade
d'éphébie, Callidamate et l'amie de celui-ci, Delphium, sont en train de
banqueter, l'esclave Tranion imagine de raconter au vieillard que la mai-
son est hantée. On a dû la fermer, en attendant d'en trouver une autre. Et
cette autre, que Philolachès serait en train d'acheter (il aurait, pour cela,
déjà donné des arrhes) est la maison du voisin, le vieux Simon. Théopro-
pidès, naturellement, désire voir la maison en question. Tranion doit donc
trouver un prétexte pour que Simon autorise le vieillard à visiter sa mai-
son. Il raconte à Simon que son maître désire modifier sa propre maison,
car il souhaite marier son fils, et des aménagements sont nécessaires; il
faut agrandir les appartements, les moderniser. Or, la maison de Simon
passe pour être particulièrement agréable. Aussi, dit Tranion, Théopropi-
dès désire l'examiner, afin de s'en inspirer.
Une part importante de l'action repose donc sur la comparaison
entre les deux maisons, et nous sommes renseignés, avec une assez gran-
de précision, sur leur disposition intérieure, surtout celle de Simon, qui
doit servir de modèle. Aussi cette comédie est-elle un témoignage privilé-
gié qui nous renseigne sur la maison privée des bourgeois athéniens.
La disposition générale du décor est celle qui est utilisée pour toutes
(ou presque toutes) les comédies de la Nea: c'est la rue d'une ville grec-
que (ici Athènes), une platea, sur laquelle ouvre un angiportus 1, l'une des
nombreuses ruelles, ordinairement fort étroites 2 qui coupent transversa-
lement les rues principales et séparent les îlots où sont construites les
demeures privées.
Ici, deux maisons seulement sont présentées, celle de Théopropidès et
celle de Simon; comme de coutume, un autel se dresse en bordure de la
rue, nous ne savons exactement a quel endroit, mais sans doute devant la
maison de Théopropidès. L'angiportus s'ouvre probablement entre les
deux maisons, mais il peut aussi longer le mur extérieur de la maison de
Théopropidès puisque, nous le verrons, c'est par là que Tranion, au
dénouement, se glissera dans la demeure de son maître.

Vitruve, I, 6, 1 : moenibus circumdatis, secantur inter murum arearum diuisio-


1

nes platearumque et angiportuum.


z R. Martin, L'urbanisme dans la grèce antique, Paris 1956, p. 206-208.
LA MAISON DE SIMON ET CELLE DE THffl>PROPIDa5 375

Au début de la comédie, l'action se déroule devant chez Théopropi•


dès; l'esclave Grumion, l'intendant de la villa rustica, sort en se querellant
avec Granion, qui est resté à l'intérieur; la dispute a commencé dans la
cuisine, elle se termine dans la rue. Et, lorsque la scène est vide, voici que
sort, de la même maison, le jeune Théopropidès, qui se livre à une sorte
de confession et, en même temps, expose les données essentielles de !'ac•
tion. A peine a·t•il achevé son canticum que la fille qu'il aime, et qu'il a
affranchie, Philématium, sort à son tour, accompagnée de sa servante,
Scapha, et met, en public, la dernière main à sa toilette 3• Bientôt, Théo•
propidès et Philématium, que rejoignent Callidamate et Delphium, s'ins•
tallent sur des lits de table et commencent à boire; il est bien évident
qu'ils ont l'intention de dîner en cet endroit, dès que Tranion, qui était
parti au Pirée chercher du poisson, sera de retour et aura préparé le
repas 4 • Il est étrange, pour un spectateur moderne, de voir ainsi, en plei-
ne rue, se dérouler un banquet, qui semblerait mieux à sa place dans une
pièce de l'intérieur. On s'est souvent interrogé sur cette mise en scène, on
a rappelé que le décor de la comédie antique aussi bien que romaine
interdisait de montrer l'intérieur des maisons, et que cela était vrai aussi
pour la tragédie. Nous verrons que la solution de ce problème, déjà
esquissée il y a quelque soixante ans 5, réside ailleurs, que les poètes de la
Nea sont restés tout proches de la réalité, et l'étude du décor et, plus
généralement, des «lieux» utilisés dans la Mostellaria contribue à le mon·
trer.

* * *
Mais d'abord, quelle est la disposition, quel est le plan des maisons
que le poète grec a voulu représenter ou évoquer dans sa comédie? Les
propos de Tranion, lorsqu'il expose au voisin Simon les prétendus projets
de son maître, nous donnent déjà de précieuses indications :
... sed senex
gynaeceum aedificare uolt hic in suis,
et balineas et ambulacrum et porticum•.

3 Cela résulte du vers 294 : Scapha rentre dans la maison de Philolachès com·
me dans la sienne, et elle fait partie des gens de celui-ci, puisque Philolachès mena·
ce de ne rien lui donner à manger pendant plusieurs jours.
• Cela résulte notamment du rapprochement des vers 66-67, 307 et suiv., 326·
327 (Delphium à Callidamatès : caue modo ne prius in uia accumbas I quam illi, ubi
lectus est stratus, coimus).
• Rees, The function of the ,q,68\>povin the production of Greek plays, dans
Class. Philo!. X, 1915, p. 117-138.
• Mostel. 754-756.
376 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Il s'agit évidemment d'une maison de type grec, la présence d'un


gynécée suffit à l'indiquer; de même, nous savons que les demeures pri-
vées, à Athènes notamment, possédaient, souvent des bains, du moins à la
fin de l'époque classique 7 • Nous sommes moins à l'aise pour définir - et
distinguer - l'ambulacrum et le portique, mais les archéologues viennent
à notre secours. Le portique ne saurait être qu'une colonnade; la maison
de Théopropidès n'en comportait point, à la différence de celle de Simon,
puisque c'est le portique de celui-ci que Théopropidès veut prendre pour
modèle. Or, ces portiques intérieurs, nous en avons bien des exemples
dans l'architecture domestique d'Olynthe, et ce rapprochement nous per-
met aussi d'identifier l'ambulacrum: il s'agit, à n'en pas douter, d'un
«promenoir», d'une sorte de préau aménagé le long de la colonnade; c'est
ce que l'on désigne, traditionnellement. par le terme de 1ta<Jtàc,; 8 , que

Plaute a ici traduit par ambulacrum, faute. peut-être. d'un mot meilleur.
La maison de Simon se révèle donc être une maison du type de celles
que l'on voit à Olynthe, c'est-à-dire, en fin de compte, une maison athé-
nienne, puisque la colonie d'Olynthe n'est que la transposition sur un sol
neuf (ou presque); d'un habitat athénien 9 •
Dans une maison de ce type, existait un xp68opov, ouvert sur la rue et
mettant celle-ci en communication avec la cour intérieure; passé la cour,
qui était à ciel ouvert, on se trouvait dans la 1taota.c;,l'ambulacrum de
Plaute, séparée de la cour par quelques piliers ou colonnes. Les pièces de
séjour se trouvaient au-delà du «promenoir» et, dans un angle, étaient
aménagées la cuisine et la salle de bains, avec une installation spéciale
pour évacuer les fumées (v. fig. 1. p. 386).
Cette maison est étroitement enserrée par les maisons voisines; elle
ne possède pas de jardin, et n'a pas la possibilité de se développer au-delà
de la surface qui lui a été attribuée dès l'origine. Il en résulte que le gyné-
cée, que veut faire construire Théopropidès, si l'on en croit Tranion, ne
peut pas être construit autour d'une autre cour. indépendante, comme le

7R. Ginouvès, BoJ.avevwaj,Paris 1962, p. 175 et suiv.


1Deux textes surtout autorisent cette interprétation: Hérodote II, 148 (le laby-
rinthe de Crocodilopolis) et Xénophon, Mém. III, 8, 9. Le premier identifie JtŒ<J'ta.-
ôeç et portiques : ai 'tE yàp SÇOOOlÔlà 'tCOV<J'tEî6(J)VKal oi ciÂ.lyµoi Ôlà 'tCOV aùlirov
&6V'teçitmKWi>-ra'tol 8coµa µupiov itapEixov'tO el; aùÂ.i')ç'tE èç 'tà oiKtiµa'ta ÔlEÇlOOOl
Kai SK 'tCOVoiKT1µci'trovèç naa'ta.ôaç,tç <J'tÉyaç 'tE àllaç SK 'tCOVnaa'ta.ôrov Kai èç
aÙÂ.àÇàllaç SK tcov oiKT1µcitrov.Pour le second texte, v. ci-dessous, p. 377, n. 13.
9 David M. Robinson, Olynthus, VIII, The Hellenic House, Baltimore 1938; XII
Domestic and Public Architecture, ibid. 1946; et Id., art. Haus, dans RE Suppl. VII,
p. 257 et suiv.
LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THt!OPROPIDtls 377

suggère la description classique de Vitruve. Il faudra l'aménager â l'étage


et non au rez-de-chaussée 10• Il comprendra des pièces ouvrant sur une
galerie dominant la cour. Le plus simple est de penser qu'il sera supporté
par le toit de la colonnade.
Les embellissements projetés consistent donc â transformer une mai-
son existante, mais dépourvue de promenoir et de colonnade, dépourvue
aussi de bains et d'appartements â l'étage, en une demeure plus moderne,
et aux appartements plus différenciés. Mais il faut aussi que, dans l'en-
semble, son plan puisse s'adapter â ces transformations. Or, c'est précisé-
ment l'évolution que l'on constate â Olynthe, où la vieille maison athé-
nienne, incommode, rarement dotée d'une pièce pour le bain 11, est amé-
liorée, amplifiée, rendue plus «humaine>. Les projets que Tranion prête â
Théopropidès n'ont donc rien que de très naturel: ils pouvaient faire sou-
rire le public athénien, parmi lequel, sans doute, bien des citoyens au-
raient aimé transformer de la même façon le logis hérité de leur père et,
par conséquent, se retrouvaient, peu ou prou, dans le personnage de la
comédie.

*
* *
Mais nous pouvons aller plus loin dans notre tentative pour recons-
truire la demeure de Simon. Tranion, pour flatter celui-ci, lui dit qu'un
architecte en a fait un éloge tout particulier; il a signalé notamment â
Théopropidès qu'elle avait de l'ombre pendant tout l'été et que cette
ombre y demeurait tout le jour :
nam ille se maiore hinc opere sibi exemplum petit
quia isti umbram audiuit esse aestate perbonam
sub +s. . .o+ columine usque perpetuum diem 12•
Simon, il est vrai, déclare qu'il n'en est rien, que sa maison est perpè-
tuellement au soleil, mais peu nous importe ici. Le débat nous transporte
une fois de plus en Attique, comme le montre un passage célèbre des
Mémorables de Xénophon u: l'une des qualités recherchées dans la dispo-

10 D. M. Robinson, art. cit.


11 R. Ginouvès, op. cit., p. 175.
12 Vers 763-765, texte de l'èdition J. Collart, Paris 1970.

13 Xénophon, Mém. III, 8, 9: CXncoOvt.v taiç ltpôç µ601)µjlp(av ~mç


obdaiç toO µtv x1nµ6'.>voço fy..toç eiç tàç ffllO'tciaaç UIWMµian, toO 6t 8tpouç i>dp
riµ&v ain&v Kai t&v tnsy&v lt0j)800µsvoç cnnàv mxpéxst. OùKoOv,si ys Kcv.ibçixlll
taOta oü-tmy{yso8at oiKoooµstv &t i>1jl1')Â.Ôtspa µt.v tù ltpôç µ601)µjlpiav, iva ô Xlll·

"
378 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sition d'une maison, l'une de celles qui révèlent l'habileté de l'architecte


consiste précisément, dit Xénophon, dans le fait qu'en hiver les apparte-
ments et en particulier les «promenoirs» (Jta<JtMsç) soient éclairés par le
soleil, tandis qu'en été l'astre passera «par-dessus» les parties couvertes
de la maison, ce qui donnera de l'ombre.
Il est facile d'imaginer, d'après ce que nous savons de la maison atti-
que, les conditions qui permettaient d'obtenir ce résultat. Xénophon lui-
même donne des indications précieuses: d'une part, ainsi qu'il le précise,
il faut que l'orientation générale de la maison soit nord-sud (ce qui est le
cas pour les maisons d'Olynthe, v. la fig. I); il faut ensuite, évidemment,
que la façade sud soit plus basse que la partie nord, celle-ci ayant pour
fonction de couper les vents froids; cette partie nord de la maison est
elle-même tournée vers la cour intérieure, et regarde par conséquent vers
le sud; plus haute que l'aile sud, elle accueillera le soleil lorsqu'il sera au
plus bas sur l'horizon, au solstice d'hiver. De cette manière, les apparte-
ments de l'étage (parmi lesquels, sans doute, le gynécée) et la galerie
dominant la cour seront éclairés par le soleil d'hiver - en été, on les pro-
tègera des rayons du soleil par les moyens habituels, des volets de bois, la
petitesse des ouvertures, etc. Mais ce n'est pas tout, sans quoi la cour et le
promenoir ne seraient jamais visités par les rayons du soleil d'hiver. A la
mauvaise saison, l'éclairement et le réchauffement des «promenoirs», que
souhaite Xénophon, et qu'il considère comme des avantages que, seul,
peut donner un très bon architecte, seront obtenus par l'ouverture du
1tp68upov,à travers laquelle pénétrera la lumière avec la chaleur 14 • En
été, il suffira de maintenir le xp68upov fermé, soit par une porte, soit à
l'aide de tentures, qui laisseront circuler l'air, mais intercepteront la trop
grande lumière. C'est cette disposition que nous avons essayé de montrer
à l'aide de la coupe schématique d'une maison athénienne, telle que nous
proposons de reconstituer celle de Simon (fig. 2).
Il est évident que, dans une telle maison, les conditions définies par
Xénophon seront remplies : le soleil d'hiver viendra réchauffer la cour et
le promenoir, d'ouest en est, selon les heures du jour. En été, une fois la

µepivoç iµ.ioç µTl Ù1tOICÂ.6ÎTl'tUl, 6è 'tà npôç aplC'tOV,ivn oi lf'\JXPOlµiJ


x8nµaÂLO't6j>Cl
èµm,ncomv aveµoi ... V. R. Martin, op. cit., p. 227.
14 Xénophon, ibid. C'est ce que nous semble vouloir exprimer le groupe de

mots : eiç -ràç ltll(J'tci6nç intoMµ7m. Une aile orientée vers le midi, même si elle est
três basse, interceptera toujours le soleil d'hiver, qui éclairera seulement l'étage de
l'aile plus élevée, non la mia-rnç comme le dit Xénophon. Celle-ci ne peut être éclai-
rée qu'à travers le ,tp68upov.
LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THaOPROPID!ls 379

porte fermée, comme nous l'avons dit, une ombre fraîche rêgnera tout le
jour dans la cour et, si les dimensions des bâtiments s'y prêtent, dans le
promenoir, grâce à l'ombre portée de l'aile sud.
Cette reconstruction permet, accessoirement de choisir entre les deux
corrections qui ont été proposées pour le vers 765 de la Mostellaria, où le
texte est visiblement corrompu. Studemund écrit: sub sudo columine, ce
qui est fort proche de ce que l'on a cru lire dans l'Ambrosianus, et cela
signifie: «sous le ciel serein>, c'est-à-dire, sans doute, «quand il fait
beau». Lindsay, s'appuyant sur les manuscrits les plus récents, proposait
d'écrire: sub diuo columine, et il faut alors entendre simplement «en
plein air», «sous le ciel». La correction de Lindsay nous paraît s'imposer,
car il est évident qu'un ciel serein est, de toute maniêre, une condition
indispensable pour que l'on souhaite se mettre à l'ombre. La correction
de Lindsay évite à Plaute cette naïveté. Il est en effet plus intéressant de
trouver une ombre hospitaliêre lorsqu'il fait du soleil, et de la trouver «en
plein air», plutôt que sous un toit.

*
* *

Les résultats auxquels nous sommes parvenu sont confirmés et préci-


sés par une autre scêne de la Mostellaria, celle où nous voyons Tranion
faire à son maître l'éloge de la maison de Simon. Les deux hommes vont
vers la maison, devant laquelle les attend Simon (senex ipsus et ante
ostium eccum opperitur 1'), mais il n'y pénêtreront qu'à la fin de la scêne
(qui, dans la piêce grecque était aussi la fin de l'acte). En attendant, ils
commencent à examiner tout ce qui est visible de l'extérieur, et Tranion
dit:
16
cuiden uestibulum ante aedis hoc et ambulacrum, cuiusmodi?» •

Ce qu'il désigne de la sorte ce sont, d'une part, le np601.lpov(uestibu-


lum) et d'autre part la 7ta<Jtàç (ambulacrum), que l'on entrevoit à travers
le porche du 1tp601.lpov, qui est grand ouvert : Simon, pour accueillir ses
visiteurs, a fait ouvrir la porte ou, selon le cas, écarter les tentures. Tra-
nion et son maître se penchent pour examiner les poteaux servant de
montants à l'huisserie. Ils découvrent qu'ils ont été attaqués par les vers,
mais ce sont, malgré tout, de belles piêces de charpente, ainsi que les van-
taux de la grande porte, dont les assemblages sont faits de main d'ou-

"Vers 795.
16 Vers 816.
380 ROMB, LA LITitRATURB BT L'HISTOIRB

vrier. Nous pensons qu'il s'agit de la porte intérieure, celle qui sépare le
1tp68upovde la cour: c'est en effet la porte principale, celle qui clôt la
maison proprement dite, L'examen de Tranion et de son maître procède
méthodiquement, de l'extérieur vers l'intérieur. A ce moment, Tranion
,. .
s ecne:
«uiden pictum ubi ludificat una cornu: uolturios duos?> 11•
Mais Théopropidès ne voit rien: c'est la faute de l'âge, dit aimable-
ment Tranion. Mais qu'a-t-il feint de lui montrer? Une peinture imaginai-
re, bien sûr, et dont le sujet forme un symbole de ce que Tranion lui-
même est en train de faire. Mais, quelle que soit la sottise du maître, il
faut que le mensonge de l'esclave ait une apparence de vérité, et que l'em-
placement présumé de la peinture en question ne soit pas extraqrdinaire;
de plus, cet emplacement doit se trouver assez loin de Théopropidès pour
que le vieillard admette sans discussion que sa vue ne saurait porter jus-
que-là. L'emplacement qui répond à ces conditions est le mur de fond de
la 1tao"taç; c'est en effet le long des murs des promenoirs, que, aussi bien
à Délos qu'à Pompei, se voient bon nombre des peintures retrouvées.
Ainsi, tout concourt à montrer que la maison de Simon est une mai-
son attique «modernisée», du type de celles qui avaient été construites à
Olynthe, et telle que bien des Athéniens, en cette fin du IVe siècle,
devaient aspirer à en posséder une. La maison de Théopropidès est plus
simple que celle de Simon, puisqu'elle ne possède ni gynécée ni prome-
noir à portique ni bain privé, mais elle n'en appartient pas moins au type
général de la maison attique; c'est-à-dire qu'elle possède une 1ta<J-raç,
mais pas de portique, et elle possède aussi un 1tp68upov.
On comprend dans ces conditions la mise en scène du début de la
comédie : le 1tp68upovest alors largement ouvert, et la voix de Tranion
reretentit depuis le fond de la cuisine, à travers la cour et le porche. C'est
sous le porche, aussi, que Philolachès vient pleurer sur ses sottises, et là,
encore que Philématium apparaît, avec Scapha, et met la dernière main à
sa toilette. Elle s'avance jusque là parce qu'elle vient à la rencontre de son
cher Philolachès et elle s'arrête «sur le pas de la porte», en bavardant.
Sans doute tout le monde peut la voir de la rue, et cela serait fort incon-
venant s'il s'agissait d'une dame de la bourgeoisie. Mais Philématium est
une affranchie, elle n'est pas liée par les convenances de la société des
citoyens. Nous n'avons pas affaire ici à une convention scénique, mais à
une scène de la rue: une fille qui achève de se parer avant de sortir, ou

17
Vers 832.
LA MAISONDB SIMON BT CBLLB DB THiiOPROPIDÈS 381

pour attendre quelqu'un, spectacle que l'on peut voir, encore de nos
jours, dans les ruelles de bien des vieilles villes autour de la Méditerranée
chrétienne, à Gênes, à Naples, à Nice ou à Malte.
Que faut-il penser, alors, du banquet en plein air? Nous avons dit
que, dès 1915, Rees avait soutenu la thèse voulant que le lieu de ces ban-
quets, qui se déroulent sur la scène, était en fait le ltp68upov de la maison
grecque. Sa démonstration n'est peut-être pas très précise pour le décor
des tragédies; pour celui de la comédie nouvelle, elle est tout à fait
convaincante : Théopropidês, Callidamate, Philématium et Delphium font
la fête et boivent en bordure de la rue, à demi abrités par le 1tp68upov
mais débordant sur la voie publique. A l'appui de cette thèse, déjà présen-
tée par Rees, nous pensons pouvoir apporter deux arguments supplémen-
taires.
Le premier est fourni par la Mostellaria; il est fondé sur un épisode
qui est, en lui-même, assez obscur, et qui ne peut être éclairci que si l'on
tient compte du plan, très particulier, de la maison attique.
Tranion, ayant appris le retour inopiné de Théopropidês, et n'ayant
pas le temps de remettre de l'ordre dans la maison, enferme tout le mon-
de dans celle-ci, comme nous l'avons rappelé. Les jeunes gens pourront
ainsi continuer de faire la fête, mais il est nécessaire que personne ne
puisse pénétrer dans la maison. Aussi dit-il à Philolachès :
« neu quisquam responset quando hasce aedis pultabit senu . .. >,
et il ajoute, en s'adressant toujours à son jeune maître:
«clauem mi harunc aedium Laconicam
11
iam iube efferri intus; hasce ego aedis occludam hinc foris> •

On a montré récemment que cette «clef laconienne» était destinée à


fermer «à secret> une porte de l'extérieur et qu'une porte ainsi fermée ne
pouvait plus être ouverte de J'intérieur 19• Il est évident que Tranion veut
s'assurer que personne ne pourra sortir étourdiment de la maison, et don-
ner ainsi le démenti à ses inventions.
On pourrait donc croire la question réglée lorsque, quelques vers
plus loin, le petit esclave Sphaerion vient lui apporter la clef en question.
Mais Tranion lui dit :
«clauim cedo atque abi intro atque occlude ostium,
et ego hinc occludam .. ,> 20 •

11 Vers 404-405.
19 1. M. Barton, Tranio's Laconian key, dans Greece and Rome, XIX, 1972, 25-
31.
20 Vers 425-426.
382 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Les commentateurs regardent ces instructions de Tranion comme


une double précaution, assez superflue. Pourquoi Tranion demande-t-il
que l'on ferme la porte du dedans, puisque lui-même l'aura fermée de
l'exérieur, et que nul ne pourra ouvrir sans passer au-dehors et utiliser la
clef laconienne? M. Barton interprète cet épisode comme une addition
faite par Plaute au texte du modèle. Philémon (qui est, selon toute vrai-
semblance, le modèle de Plaute) aurait, dit M. Barton, fait rentrer Tra-
nion dans la maison au cours de l'entracte qui, dans la pièce grecque,
séparait la scène qui se termine, chez Plaute, au v. 531 et l'entrée de l'usu-
rier. Plaute, lui, en raison du fait que la comédie latine ne comporte pas
d'interruption, aurait voulu bien marquer que Tranion ne pourrait pas
rentrer dans la maison, puisque la porte en aurait été fermée à l'intérieur
comme à l'extérieur.
En réalité, il ne s'agit pas de la même porte; pour s'en apercevoir, il
suffit de regarder le texte avec quelque attention et de se représenter le
jeu de scène correspondant, en tenant compte de la disposition réelle de
la maison. Lorsque Sphaerion vient trouver Tranion, celui-ci est dans la
rue, et le petit esclave sort, naturellement, par le np68upov. Et c'est par là
qu'il rentrera. Tranion lui recommande de fermer non pas la porte de la
rue (il s'en charge, avec la clef lacanienne) mais l'ostium, c'est-à-dire l'ac-
cès de la maison. Sphaerion a pour mission de fermer la porte qui sépare
la cour et le np68upov. Ce détail devait appartenir à la pièce grecque,
puisqu'il n'est compréhensible que dans la maison attique.
Resterait à savoir ce que faisait Tranion, dans la comédie de Philé-
mon, pendant l'intervalle entre le second acte et le troisième. On peut,
certes, penser qu'il revenait auprès de ses amis, à l'intérieur de la maison,
mais alors, devait-il passer, comme chez Plaute, par l'angiportus?
Quoi qu'il en soit, il est certain que la maison de Théopropidès com-
portait un np68upov et qu'une bonne partie de l'action se déroulait devant
celui-ci. Ce qui renforce la démonstration de Rees.
Mais il existe aussi toute une série de monuments figurés qui nous
paraissent appuyer la thèse de Rees et, en outre, nous aider à concevoir
plus clairement le décor, au moins idéal, de la Mostellaria. Il s'agit de la
série des reliefs que l'on désigne sous le terme, sans doute inexact, de «la
visite chez lcarios>. Dans cette série, l'exemplaire le plus achevé est celui
qui est conservé au British Museum 21 , mais il en existe d'autres, notam-
ment au Musée du Louvre (fig. 3). Quelle que soit la signification réelle de

M. Bieber, The Sculpture of the Hellenistic Age, New-York 1955, p. 154 et


21

suiv. et fig. 656 et 657 (reliefs du British Museum et de Képhisia).


LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THÉOPROPIDÈS 383

la scène, elle montre l'arrivée de Dionysos, passablement ivre, qui vient


prendre place dans un banquet. La situation ressemble beaucoup à l'arri-
vée de Callidamate au début de la Mostellaria. Sur le relief de Londres, le
jeune homme est seul, mais sur le relief du Louvre il est accompagné
d'une femme, qui partage sa couche. Sur le relief de Londres, on distin-
gue des masques de théâtre placés, assez étrangement, au pied du lit de
table, ce qui semble signifier qu'il s'agit d'un thème théâtral. La même
signification doit probablement être attachée à la présence d'un autel, qui
se dresse au premier plan, entre les personnages allongés et le spectateur.
Il est possible que ces reliefs commémorent des victoires remportées par
tel ou tel poête comique, le dieu du Kômos venant en personne visiter le
poête vainqueur, représenté dans une scène typique de comédie.
Quoi qu'il en soit, le banquet se déroule devant un édifice complexe,
que les interprètes modernes ne semblent pas identifier d'une manière
bien convaincante. La reconstruction que nous avons tentée de la maison
de Simon (fig. 2) permet peut-être de formuler à ce sujet une hypothèse
nouvelle. Nous aurions affaire à l'image d'une maison attique. Nous y
trouvons en effet· un 1tp68upovdevant lequel. comme dans les comédies,
se déroule la fête; l'entrée de la maison est fermée par une tenture. Le
corps de bâtiment dans lequel s'ouvre le Jtp60upovne comprend qu'un
étage. L'autre, qui est en retrait, au-delà de la cour, en comprend deux.
C'est le cas pour le relief de Londres et celui de Paris. Sur d'autres exem-
plaires, le bâtiment du second plan ne comporte pas d'étage mais seule-
ment un portique soutenant un toit, toujours notablement plus haut que
le 1tp68upov.
La ressemblance entre ces représentations et ce que nous avons cru
pouvoir déduire du texte de la Mostellaria est trop évidente pour que le
rapprochement ne s'impose pas. Les artistes qui ont sculpté ces reliefs
leur ont donné comme décor celui qui était familier aux poètes de la Nea.
Et l'on peut se demander si nous n'avons pas là une assez bonne image de
la mise en scène caractéristique de ce genre.

*
* *

Si, comme nous le pensons, la Mostellaria nous a conservé un témoi-


gnage important et précis sur les demeures où étaient censés résider les
personnages de la Nea, et sur la vie que l'on y menait, que faut-il penser,
alors, d'un des derniers épisodes de la pièce, lorsque Tranion raconte que,
au lieu d'aller à la maison de campagne chercher Philolachès, il s'est
384 ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

contenté de passer par l'angiportus et de rentrer dans la maison, tout dou-


cement, en passant par le jardin?
«abii illa per angiportum ad hortum nostrum clanculum;
ostium quod in angiporto est horti, patef eci fores>22
dit Tranion. Ce qui est tout à fait étrange, car la maison attique ne com-
porte pas de jardin, pas plus que la maison grecque en général. On n'en a
pas retrouvé dans les fouilles d'Olynthe, ni même sur des sites où la vie
rustique était prédominante, comme à Colophon 23 et où l'étroitesse des
lots était moins contraignante. En réalité, le jardin est un détail typique-
ment romain: il est l'enclos familial traditionnel, que la maison de ville
n'a jamais totalement abandonné.
D'où vient alors, dans la description de la maison habitée par Théo-
propidès, cette note discordante?
Tout s'éclaire si l'on se rappelle que ce qui, dans l'original grec, for-
mait le cinquième acte, ne comprend, dans la comédie de Plaute, que 140
vers. C'est «l'acte> le plus court de la pièce. Les autres comportent res-
pectivement 347, 200, 325 et 180 vers, et l'on sait que 200 vers est la lon-
gueur moyenne des actes du Dyscolos. On peut donc penser, a priori, que
ce cinquième acte a été abrégé par Plaute. Il est écrit tau entier en septé-
naires trochaïques, et l'essentiel en est consacré au débat entre Tranion et
son maître, celui-ci cherchant à capturer l'esclave pour le punir, tandis
que Tranion s'obstine à demeurer assis sur l'autel, ce qui le rend provisoi-
rement inviolable! Cela donne lieu à un canticum à un seul mètre, mais le
reste de l'acte est visiblement négligé. C'est en quelques mots seulement
que nous est résumée la décision prise (à l'insu de tout le monde) par les
jeunes gens, à l'intérieur de la maison, de ne plus suivre Tranion dans ses
mensonges et de tout raconter à Théopropidès pour obtenir son pardon.
Philémon, qui avait pour réputation de bien conduire ses intrigues, aurait
fait preuve ici d'une incroyable désinvolture. C'est Plaute qui est respon-
sable de cet acte «bâclé>. Il avait allongé l'acte I et l'acte III, en y intro-
duisant des cantica; il ne pouvait prolonger le spectacle beaucoup plus
longtemps; aussi a-t-il résumé l'action et c'est la raison pour laquelle il a
parlé, un peu à l'étourdie, d'un «jardin» dans la maison de Théopropi-
dès.
A Olynthe, il existe des exemples d'entrée secondaire, sur une ruelle
transversale. C'est le cas pour la «Villa de la Bonne Fortune» 24 • Ce pou-

22 Vers 1044-1045.
23 R. Martin, op. cit., p. 231.
2 Id., ibid., pl. XXXII.
4
LA MAISON Dl! SIMON l!T CELLE Dl! THl'!OPROPIDBs 385

vait l'être aussi, dans l'esprit de Philémon, pour la maison de Théopropi-


dès.
La Mostellaria nous apporte encore d'autres indications sur les deux
maisons; malheureusement, il est difficile d'en tirer des conclusions bien
assurées. Tranion, par exemple, dit à son vieux maître que Philolachès a
acheté la maison de Simon pour la somme de deux talents, c'est-à-dire
12 000 drachmes. Or, nous savons que les maisons, à Olynthe, se ven-
daient à des prix variant entre 4 500 et 5 300 drachmes. La différence est
notable, puisqu'elle est de plus du double. Et Théopropidès ne semble pas
trouver que Philolachès ait fait un mauvais marché, au contraire. Si l'on
accepte de penser que les chiffres de Plaute sont ceux de Philémon, et
que celui-ci avait respecté la vraisemblance, il faut que, entre le début du
IV• siècle et la fin du même siècle, le prix des maisons ait considérable-
ment augmenté. Nous aurions là un témoignage assez précis sur l'infla-
tion que connut le monde grec après la conquête d'Alexandre. Mais il est
possible aussi que Philémon, ou Plaute, aient prêté au vieillard une opi-
nion déraisonnable et que le marché ait été aussi mauvais que possible,
par rapport aux prix réellement pratiqués.

*
* *
Nous rappelions, au début de cette étude, le rôle joué par la comédie
latine dans l'interpénétration de la civilisation romaine et de la civilisa-
tion grecque. Nous avons constaté, chemin faisant, que le théâtre de Plau-
te et sans doute celui des autres poètes, ses contemporains et ses succes-
seurs, aussi bien que ses prédécesseurs, avaient présenté au public de
Rome une image fort précise et fidèle des apects matériels les plus divers
que pouvait revêtir la civilisation hellénique. Sans doute les soldats et les
négociants romains avaient-ils, au cours de leurs voyages et de leurs expé-
ditions, l'occasion de connaître directement des maisons grecques : les
Campaniens ont ramené de Délos bien des notions qu'ils ont appliquées à
l'architecture et la décoration de leurs propres demeures. Mais la comé-
die, bien avant le développement des contacts matériels avec les pays de
l'Egée, avait suggéré des modèles, ouvert tout un monde différent, presti-
gieux, offert à l'imitation, ou au rêve. Si la maison de Simon, avec ses
aménagements luxueux, ses appartements différenciés, sa fraicheur, son
portique «aussi grand qu'un portique public», avait pu faire déjà rêver les
spectateurs athéniens, n'en fut-il pas de même pour les spectateurs ro-
mains, qui, la paix revenue, estimaient que le «peuple-Roi» se devait de
ne pas être aussi mal logé qu'au temps d'Ancus et de Numa?
386 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

BAJ\ANEION

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Fig. 1 - Maison à Olynthe.

Fig. 2 - Coupe d'une maison à lt<t<J'tUÇ et np68upov.


LA MAISON DE SIMON ET CELLE DE THÈOPROPIDÈS 387

Fig. 3 - Dionysos chez lcarios. Relief du ·Louvre MA 1606.


DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCE
DE PLINE : LE PIIlLOSOPHE EUPHRATÈS
ET LE RHÉTEUR ISÉE

Il arrive trop souvent que les personnages citês dans les Lettres de
Pline ne soient plus pour nous, aujourd'hui, que des ombres. Il en va ainsi
des amis nommês une seule fois et de maintes silhouettes aperçues seule-
ment à travers quelque allusion obscure. Le monde des Lettres est devenu
à nos yeux un monde fermê, que les têmoignages extêrieurs ne parvien-
nent pas toujours à êclairer. Une tentative comme celle de Mommsen,
aussi prêcieuse soit-elle, est là pour prouver que les rêsultats auxquels
nous pouvons prêtendre demeurent fragmentaires, aussi est-il d'autant
plus lêgitime de recourir à tous les têmoignages susceptibles de contri-
buer à l'interprêtation des Lettres, quelle que soit leur source, quel que
soit leur caractère. Or, il se trouve que, par deux fois au moins, à propos
du philosophe Euphratès et du rhêteur lsêe, ces têmoignages existent. Les
plus rêcents êditeurs, pourtant, les ont nêgligês. Nous voudrions, ici, ten-
ter de confronter le texte de Pline et les indications fournies par Épictète,
Dion Cassius et Philostrate à propos d'Euphratès, et, pour lsêe, par Phi-
lostrate encore, dans un chapitre de la Vie des Sophistes. Peut-être sera-
t-il alors possible de mieux entrevoir le milieu intellectuel et moral dans
lequel furent êcrites les Lettres, milieu essentiellement dominê par les
techniciens de langue grecque, et où les activitês scolaires, voire «scolasti-
ques>, l'emportent de plus en plus. La « seconde sophistique> est sur le
point de naître. Tacite appartient à la même gênêration que Plutarque.
Grâce aux deux textes de Pline, êclairês par Épictète et Philostrate, nous
parviendrons sans doute à mieux comprendre l'attitude des Romains
cultivês et amoureux des lettres en face des formes prises par la pensêe
orientale.
Pline admire, sans rêserve, Euphratès et lsée. On se rappelle ce qu'il
dit du premier 1• Il l'avait autrefois rencontrê en Syrie au cours de son

1 Pline, Epist., I, 10.


390 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tribunat militaire, en 81 ou 82 2 et s'était efforcé de gagner son affection,


ce qui ne paraît pas avoir été fort difficile. Plus tard, il le retrouve à
Rome, noble vieillard aux cheveux longs, à la barbe blanche 3, dispensant
en public un enseignement plein de gravité et d'élégance•, et Pline regret-
te de ne pouvoir entendre plus souvent ses leçons, tant les obligations de
sa charge d'alors (préfecture du trésor militaire ou préfecture du trésor
de Saturne, les biographes, jusqu'à présent, hésitent - mais peut-être nous
sera-t-il possible, grâce à Philostrate, de lever leur hésitation) lui prennent
de temps et de soins.
Euphratès, précise enéore Pline, avait épousé la fille d'un riche com-
patriote, Pompéius Julianus, dont le gentilice indique que sa famille avait
acquis la cité romaine depuis plusieurs générations 5• Philostrate qualifie
à plusieurs reprises Euphratès de «Tyrien» 6 , et une phrase de Pline laisse
entendre qu'il était, par sa naissance, de condition tout au plus moyenne 7.
Son mariage fut donc pour lui une occasion - sinon un moyen - de s'éle-
ver. Car, s'il exerça, en son âge mûr (il avait une cinquantaine d'années
lorsque Pline le rencontra pour la première fois), et plus encore en sa
vieillesse, le «métier» de philosophe, il n'en voulut jamais accepter l'exis-
tence hasardeuse ni les insignes traditionnels. Toute son existence, il
vécut «dans le siècle», refusant le manteau court, le bâton et l'extérieur
négligé des prêcheurs. Apollonios de Tyane le lui reproche durement•, et
Euphratès lui-même éprouva le besoin de s'en justifier, sans doute dans

2Pour la date de ce tribunat, cf. Mommsen, Étude sur Pline le Jeune, trad. C.
Morel, Paris, 1873, p. 52 et suiv. Le problème n'a pas été abordé par W. Otto, Zur
Lebensgeschichte des jüngeren Plinius in Sitz. Bay. Alcad., 1919, 10. Abh.
3 Le même trait physique apparaît dans la lettre III d'Apollonios de Tyane à

Euphratès (ci-dessous, p. 395), et tend à conférer à celle-ci quelque marque d'au-


thenticité.
4 Plin., ibid., par. 5 : disputat subtiliter, graviter, ornate.

5 Probablement depuis que la Syrie avait été érigée en province romaine par

Pompée, en 64 av. J.-C., une centaine d'années avant la date de la naissance d'Eu-
phratès (vers 30 ap. J.-C.).
6 Vita Soph., l, 2; 25, 5. Étienne de Byzance, s. v. Ex1,ave1a,le dit né à Épipha-

nie de Syrie (aujourd'hui Hama, dans la haute vallée de l'Oronte; cf. Ch. Picard in
R.E.L., 1953, p. 439 et suiv., et la bibliographie). Les deux renseignements ne sont
pas incompatibles. Né à Épiphanie, Euphratès peut s'être installé à Tyr après son
mariage. L'épithète d'Égyptien qui lui est par fois attibuée, s'explique par son
voyage d'Égypte (ci-dessous).
1 Ibid., par. 8 : generum non honoribus principem sed sapientia elegit. La litote

ne saurait passer inaperçue!


1 Philostr., Vie d'Apoll., Il, 26.
DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCE DE PLINE 391

l'un des écrits qu'il composa contre Apollonios 9. Épictète nous a conservé
les arguments qu'il invoquait pour sa défense:
«J'ai mis tous mes soins, dit-il, et mes efforts à dissimuler que j'étais philoso-
phe, et cela m'a été fort utile. D'abord, je savais que tout ce que je faisais de
bien je ne le faisais pas pour la galerie, mais pour moi-même. . . Puis, de
même que mes efforts étaient pour moi seul, de même les risques que je
courais étaient pour moi seul. Une action basse ou inconvenante de ma part
ne portail aucun tort à la cause de la philosophie, el je ne nuisais pas aux
autres en commettant une faute comme philosophe. Aussi, ceux qui ne
connaissaient pas mon intention étaient-ils dans l'étonnement, se demandant
pourquoi, moi qui vivais constamment avec des philosophes.je n'en étais pas
un moi-même. Et quel mal y a-1-il à ce qu'on me reconnaisse comme un phi-
losophe par mes actes, et non par mon costume?> 10•

Ce plaidoyer ne doit pas nous faire illusion; si Euphratès n'a pas


adopté les «insignes» de la philosophie, c'est qu'il avait pour cela des rai-
sons toutes personnelles, et qui transparaissent à travers les accusations
de son rival Apollonios: Euphratès était moins préoccupé de s'avancer
dans les voies de la Sagesse que dans celles du Monde. Pompéius Julia-
nus, ipse provinciae princeps, n'eût évidemment pas donné sa fille à un
philosophe professionnel, à un prédicateur aux allures de Cynique. Et
Euphratès avait d'autres ambitions que de courir les cités en prêchant.
Apollonios ne s'y est pas trompé. Sans rémission, il lui reproche sa vénali-
té, son perpétuel souci de s'enrichir. Entre les deux hommes nous devi-
nons une opposition fondamentale: celle qui sépare un «mondain» et un
ascète. A la lumière des accusations formulées par Apollonios, nous com-
prenons mieux ce qui, en Euphratès, a pu séduire Pline, et les éloges que
celui-ci lui décerne: «aucun laisser-aller dans son extérieur, aucune aus-
térité, mais beaucoup de sérieux» 11• Le sénateur romain ne pouvait
qu'être sensible au ton de «bonne compagnie» d'un homme qui se distin·
guait aussi évidemment des prêcheurs besogneux dont Rome n'accueillait
qu'avec méfiance les troupes toujours plus nombreuses. Aux yeux de Pli-
ne, Euphratès est un «amateur indépendant> en qui l'amour de la vertu
paraît exempt de tout mobile intéressé. Pline a-t-il été dupe de l'apparente
élévation morale affichée par celui qu'il considère comme son maître? Et
faut-il croire Apollonios, lorsqu'il dénonce l'esprit mercantile de son
rival 12 ? Bien qu'il soit hardi après tant de siècles, de prétendre décider

9 Ce sont les écrits que Philostrate appelle : ipeoo;; yptiµµo:ra(ibid. 1, 13).


10 Épict., Entr., IV, 8, 15 et suiv.
11 Plin., ibid., par. 7 : nullus horror in cultu, nulla tristitia, multum seueritatis.

12 Philostr., Vie d'Apoll., I, 13; cf. V, 38; lettre 51, etc.


392 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

entre Apollonios et Euphratès, tout indique pourtant que les reproches du


premier étaient en grande partie fondés.
Nous pouvons en effet retracer ainsi, dans ses lignes générales, la
carrière d'Euphratès: jusqu'en 69, il demeura en Syrie (du moins aucun
témoignage ne nous permet de penser qu'il ait accompli dans sa jeunesse
d'autres voyages que ceux qui pouvaient être nécessaires à sa formation
spirituelle, dans les grands centres culturels d'Asie Mineure) 13• Puis, au
temps où Vespasien commandait les troupes chargées de mener la guerre
contre les Juifs, Euphratès, violemment antisémite, partisan décidé des
Romains s'était attaché à la suite de l'imperator. Là, comme déjà pre-
naient corps les projets de rébellion contre Vitellius, il avait rencontré
Apollonios de Tyane ainsi que Dion, leur disciple commun, qui fréquen-
taient avec une égale assiduité celui qu'ils devinaient bientôt promis à
l'Empire. Puis, lorsque les victoires de Mucien eurent décidé de la situa-
tion, les trois sophistes suivirent le nouveau maître en Égypte, et nous les
voyons figurer au nombre de ses amis et de ses conseillers les plus inti-
mes. C'est alors que se place une extraordinaire «consultation». Selon
Philostrate, Vespasien aurait demandé aux trois sophistes leur avis sur ce
qu'il avait à faire: devait-il conserver le pouvoir, ou restaurer la Républi-
que? Et Philostrate nous montre Euphratès développant, en une véritable
suasoria classique, l'idée que Vespasien ne saurait mieux assurer sa gloire
qu'en rendant la liberté au peuple Romain 14 • Euphratès ajoutait, avec une
singulière naïveté : «si tu fais cela, tu nous procureras à nous des sujets
de discours plus beaux que ceux dont nous honorons Harmodios et Aris-
togiton » 15. Emporté par ce beau rêve, Dion ne peut qu'appuyer l'avis de
son maître. Seul Apollonios devine que semblable conseil a peu de chance
d'agréer à Vespasien, et, en quelques mots, retourne la situation, montre
que l'Empereur, pour lequel a déjà été versé tant de sang, se doit à lui-
même, doit à ses amis, à ses fils, à ses soldats, d'assurer le bonheur du
genre humain. Et Vespasien se range sans peine à cet avis.
Que Philostrate ait mis quelque complaisance à rapporter, peut-être à
amplifier cette suasoria, cela est certain. Mais s'il est permis de rappro-

13L'affirmation, souvent reproduite, que Musonius fut le c maitre d'Euphra-


tèu ne repose que sur un passage fort lacunaire de Fronton (Corresp. ad Verum;
Nab., I, p. 115 = C. R. Haines, 11,p. 50) : Quid nostra memoria Euphrates, Dio, Timo-
crates, Athenodotus? Quid horum magister Musonius? Texte qui signifie seulement
que Musonius «dépasse» en éloquence les personnages cités. Cf. E. Zeller, Die Phi-
los. der Griech., 4• éd., Leipzig, 1909, III, 1, p. 757.
14 Philostr., ibid., V, 33 et suiv.

15 Ibid., chap. 34.


DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCEDE PLINE 393

cher le passage où Dion Cassius institue, autour d' Auguste, une sembable
controverse entre Mécène et Agrippa, il est peu croyable que Philostrate
ait inventé de toutes pièces une scène aussi extraordinaire, dont les
acteurs demeurent assez inattendus. Les circonstances dont il l'entoure,
tel détail nécessaire à l'intelligence d'autres passages de la Vie d'Apollo-
nios empêchent de supposer qu'il s'agisse d'un épisode purement imagi-
naire. Il est ceriain, enfin, d'après d'autres pages de la même Vie, qu'Eu-
phratès demeura assez longtemps en Égypte, au point d'y avoir des audi-
teurs et de s'attacher un certain Thrasybule de Naucratis, qui restera
longtemps son disciple. Il est douteux, par contre, qu'Euphratès se soit
livré aux menées ténébreuses dont l'accuse Philostrate, et qu'il ait réelle-
ment songé à calomnier le thaumaturge auprès des «gymnosophistes»
égyptiens. Nous touchons là aux éléments romanesques et merveilleux de
la Vie d'Apollonios, dans lesquels il est malaisé de discerner le réel et le
fantastique. Quoi qu'il en soit, lorsque Vespasien quitta l'Égypte pour se
rendre à Rome, Euphratès ne le laissa point partir sans le mettre en gar-
de contre les charlatans: seule, selon lui, la philosophie «conforme à la
Nature» (nous entendons là un écho du Stoïcisme que professe officielle-
ment le philosophe) doit trouver audience auprès de !'Empereur. Qu'il se
défie des gens qui prétendent être en rapport direct avec la divinité et qui
calomnient celle-ci par leurs inventions déraisonnables 16• Quelque trans-
parente que soit l'allusion, et bien qu'Euphratès pense ici évidemment à
Apollonios, nous apercevons le rationalisme profond qui inspire ces re-
marques : rationalisme bien propre à séduire des esprits romains, que
pouvait, par contre, inquiéter le mysticisme d'un Apollonios.
Après son voyage en Égypte, et son protecteur installé au Palatin,
Euphratès rentra probablement en Syrie, et c'est sans doute vers ce
moment qu'il se maria 17• Mais, avant de quitter Vespasien, il lui présenta
plusieurs requêtes, et !'Empereur voulut bien lui accorder plusieurs pré-

16Ibid., V, 37.
17Du récit de Philostrate, il résulte qu'Euphratès demeura en Égypte jusqu'à la
prise de Jérusalem au moins (VI, 28 et 29). Son absence de Tyr dure donc environ
deux ou trois ans. De plus, Pline ne parle de ses enfants (deux garçons et une fille)
qu'a propos de son séjour à Rome, qui se place nous Je verrons, en 96 ou 97. Aucu-
ne mention à propos de la première rencontre. En 96/97, Pline dit expressément
que les deux garçons sont «parfaitement élévés> (diligentissime instituit), expres-
sion plus naturelle si elle s'applique à des personnes encore jeunes. Si Euphratès
s'est marié en revenant d'Égypte, enrichi et rendu illustre en sa province par l'ami-
tié impériale, l'aîné de ses enfants pouvait avoir 25 ou 26 ans lors du voyage à
Rome.

,.
394 ROMB, LA LITTÉRATURB BT L'HISTOIRE

sents, « aussi bien en argent que sous forme de lettres de change> 1•, ce
qui fournit à Apollonios l'occasion de faire remarquer ironiquement
qu'un Empereur avait au moins un avantage sur une démocratie, celui de
distribuer des largesses à ses amis. Dix ou onze ans plus tard, Pline ren-
contrait Euphratès en Syrie, et trouvait en lui un ami des Romains, tou-
jours prêt à accueillir les futurs sénateurs au début de la carrière des
honneurs.
Quelle fut, entre 83 et 96, la vie d'Euphratès? Nous devinons, par
quelques allusions de Philostrate, qu'il se livra très probablement au
négoce à travers les provinces asiatiques. Il semble s'être trouvé à Smyrne
lorsqu' Apollonios prononça publiquement une prophétie obscure et me-
naçante contre Domitien 19 • Apollonios, en tout cas, lui reproche formelle-
ment d'avoir été son accusateur auprès de l'Empereur, et, dans l'apologie
qu'il avait préparée pour sa défense (et que Domitien ne lui laissa pas le
loisir de prononcer), il se répandait en propos amers contre Euphratès,
enrichi par la flatterie et aussi le trafic de l'argent 20 , toujours à l'affût
d'un profit, hantant les antichambres des maisons nobles, plus acharné à
s'introduire par les portes entrouvertes qu'un chien affamé.
Semblables propos peuvent, sans doute, viser un ennemi éloigné.
Pourtant, ne prennent-ils pas tout leur sens si Euphratès se trouve alors à
Rome? Il faut qu'Euphratès ne soit pas pour Domitien un inconnu, un
sophiste provincial sans notoriété. Quelles portes, quelles maisons nobles
Euphratès pourrait-il forcer en Syrie, lui qui appartient, par son mariage,
à la plus haute aristocratie locale? Tout s'éclaire si l'on admet qu'Euphra-
tès a suivi son rival à Rome, peut-être qu'il l'y a devancé, et l'invective
d'Apollonios est d'autant plus redoutable que, légalement, les philosophes
professionnels n'ont aucun droit de résider dans la ville depuis qu'ils en
ont été bannis par l'Empereur 21 • Démétrius, chez qui est descendu Apollo-
nios à son arrivée en Italie, vit retiré à Formies, et n'ose plus se rendre à
Rome. Le séjour d'Euphratès se trouve donc par là-même daté. Le procès
d' Apollonios fournit un terminus post quem, et ce procès ne peut avoir eu
lieu que dans les derniers mois du règne de Domitien, c'est-à-dire avant le
18 septembre 96. Il en résulte aussi qu'Euphratès demeura quelque temps
à Rome une fois le tyran abattu, puisque Pline nous dit qu'il donne des

Ibid., V, 38.
1•

"Ibid., VII, 9.
20 Ibid., VIII, 7.
21 L'expulsion des philosophes date de 93. Cf. Weynand, s. v. Flavius Domitia-

nus in Real-Encycl., VI, p. 2578.


DEUX FIGURES DB LA CORRESPONDANCEDB PLINE 395

conférences sur des sujets philosophiques, sans aucun mystère. La repri-


se de son activité principale, qui consistait à enseigner la morale, dut
coïncider avec le changement de règne, ce qui nous invite, du même
coup, à dater la lettre de Pline postérieurement à l'avènement de Nerva.
Est-il possible de déterminer avec une approximation suffisante le
moment où Euphratès quitta Rome et revint en Syrie? Parmi les lettres
écrites par Apollonios, la tradition a conservé un billet à Euphratès, dans
lequel il est dit :
«Tu as parcouru les peuples qui se trouvent entre ici et l'Italie, en par-
tant de la Syrie, te montrant dans les villes qu'on appelle royales; tu n'avais,
alors, que ton manteau double, ta grande barbe blanche et rien de plus. Et
ensuite, comment se fait-il que tu reviennes par la mer, aujourd'hui, avec
cette grande cargaison d'argent, d'or, de vaisselle de toute sorte, de vête-
ments brodés, de bijoux, d'orgueil, de vantardise et de folie? Quels sont ce
changement et ce nouveau négoce? Zénon n'était importateur que de fruits
séchés! > 22 •

Cette lettre serait des plus précieuses si nous pouvions à coup sûr la
considérer comme authentique. Or, il plane des doutes très justifiês sur la
correspondance attribuée à Apollonios. La plupart de ces lettres sont
dues ou bien à des rhéteurs ou bien à des faussaires, mais il est certain
aussi que ces rhéteurs et ces faussaires utilisaient, pour les composer, des
données biographiques authentiques, empruntées aux différentes «vies>
du sophiste. Ici, nous constatons immédiatement deux inexactitudes ma-
nifestes : bien que ce texte soit censé avoir été écrit dans la vieillesse d'Eu-
phratès (ainsi que l'indique l'allusion à la longue barbe blanche), on nous
parle de lui comme d'un nouveau riche, venu à Rome comme un gueux,
et, de plus, on lui attribue le «manteau double>, insigne du prêcheur. Or,
son mariage avait, depuis longtemps, tiré Euphratès de la pauvreté, si
même les libéralités de Vespasien ne l'avaient pas enrichi2 3• De plus, nous
savons bien qu'Euphratès n'avait jamais porté le costume traditionnel des
philosophes. La mention du manteau n'est ici destinée qu'à permettre une
antithèse. Mais, malgré ces détails suspects, pouvons-nous rejeter comme
mensonger le récit des activités commerciales d'Euphratès à cette épo-
que? Nous avons vu qu'Apollonios y fait allusion dans son apologie 24 , et
une autre lettre à Euphratès 25 décrit les multiples voyages du philosophe

22 uttres, III (éd. F. C. Conybeare, Londres, 1950, t. II).


"Dans la lettre VI (ibid.), Euphratès est, une autre fois, qualifié de nouveau-
riche, mais, dans la lettre Il, Apollonios invite son rival à enseigner gratuitement la
philosophie, car il possède déjà les c richesses de Mégabyzès >.
24 Ci-dessus, p. préc.

" Lettres, VII (ibid.).


396 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

entre Aegée (de Cilicie) et Rome, nous le montre encore fréquentant les
riches maisons, « malades, vieillards, vieilles femmes, orphelins, richards,
hommes à la mode, et les Midas, et les Gètes ». Il y a là un trait authenti-
que, corroboré par la lettre de Pline, qui prouve qu'Euphratès était effec-
tivement le familier des aristocrates romains. Le philosophe ne refusera
pas d'entretenir Attius Clemens, pas plus qu'il n'avait refusé d'entretenir,
autrefois, en Syrie, le jeune tribun militaire. Mais qu'Attius se hâte:
venias ob hoc maturius! 26 • Le séjour d'Euphratès ne sera pas de longue
durée 27 • Sans doute les nécessités de son commerce l'appellent en Asie.
Pour toutes ces raisons, nous croirions volontiers qu'Euphratès, pré-
sent à Rome dans les derniers mois de l'année 96 et au début de 97,
retourna en Syrie au printemps, lorsque recommença la saison favorable
à la navigation. La dernière lettre d'Apollonios que nous avons citée, et
qui renferme cette allusion à l'activité du philosophe à Rome, ne saurait
être postérieure à 97, puisque Apollonios de Tyane mourut ou du moins
«disparut» au cours de cette année-là. La dernière anecdote rapportée
par ses biographes n'est en effet pas postérieure à 96, et, après son
acquittement par Domitien, le Sage revint à Milet. Tous ces indices
convergents, dont aucun ne saurait, à lui seul, emorter la conviction, mais
dont l'ensemble forme un faisceau de présomptions entraînent que la let-
tre de Pline fut écrite entre septembre 96 et les alentours d'avril 97.
Cette conclusion, quelque hypothétique et hasardée soit-elle, se trou-
ve concorder avec la datation admise par Mommsen pour l'ensemble du
livre 1er de la Correspondance de Pline 28 • Obtenues selon deux méthodes
absolument indépendantes l'une de l'autre, ces deux chronologies s'ap-
portent donc une confirmation mutuelle. Il en résulte que l'on ne devra
pas systématiquement négliger les indications fournies par les textes rela-
tifs à Apollonios, qui se trouvent de la sorte acquérir une valeur nouvelle.
La seconde conséquence, relative, celle-ci, à la carrière de Pline, est que
la charge exercée par celui-ci pendant le séjour d'Euphratès à Rome est
hein la préfecture du trésor militaire, et non celle de l'aerarium Saturni,
qu'il devait revêtir seulement l'annnée suivante.

26 Op. cit., par. 11.


27 On pourrait comprendre les mots de Pline comme signifiant que Clemens a
le plus urgent besoin d'être «réformé» par l'enseignement d'Euphratès. Interpréta-
tion possible, mais assez peu courtoise, peu conforme à l'esprit général de la Cor-
respondance, et à laquelle nous préférons celle que suggère la correspondance
d' Apollonios.
21 Mommsen, op. cit., p. 7 et 8.
DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCE DE PLINE 397

Postérieurement à la mort d' Apollonios, les témoignages relatifs à


Euphratès se font plus rares. Xiphilin nous apprend seulement, parmi les
événements notables de l'année 11929 , qu'Euphratès, malade, lassé de
vivre (il approchait de 90 ans au moins), demanda à l'Empereur Hadrien
l'autorisation de mettre fin à ses jours, et but la ciguë. A ce moment,
Hadrien est à Rome, où il est revenu depuis le début de l'année précéden-
te30. Il a quitté Antioche en novembre 117 et, par la Mésie, a regagné la
Ville. Aussi est-il aujourd'hui impossible de savoir si la permission impé-
riale a été accordée à Euphratès lors du passage d'Hadrien en Orient ou
bien si c'est à Rome même que mourut le philosophe. En l'état actuel de
nos sources, nous ne pouvons savoir si celui-ci était retourné dans sa
patrie de façon définitive après le printemps de 97, ou s'il avait encore
effectué un ou plusieurs voyages. L'antériorité du passage d'Hadrien en
Orient rend donc seulement possible qu'Euphratès ait passé ses dernières
années en Syrie. S'il est permis de tirer argument du silence de Pline à
son sujet dans les autres livres de sa Correspondance, cette hypothèse
demeure pourtant la plus probable.

*
* *

S'il est possible de reconstruire, au moins dans ses grandes lignes la


biographie d'Euphratès, ne pouvons-nous tenter aussi de retrouver quel-
ques traits de sa doctrine, et surtout les caractères essentiels de son élo-
quence, puisque c'est surtout celle-ci qui paraît avoir laissé à ses audi-
teurs un souvenir inoubliable? Épictète insiste sur son merveilleux pou-
voir de persuader. Rien qu'à l'écouter, dit-il, on se sentait saisi d'un grand
désir de devenir philosophe 31• Pline porte un jugement analogue et le
compare à Platon. Cette comparaison revêt une signification nouvelle à la
lumière d'un autre passage d'Épictète, que nous avons déjà utilisé 32 : pour
justifier Euphratès de ne pas avoir revêtu les attributs traditionnels du
philosophe, Épictète a recours à une série de comparaisons empruntées

29 Dion Cass., LXIX, 8, 3 : b µtv Tlp trei bcdvcp TOOTd Tl?tytvew ,roi o Ev,ptiTr,ç6
,wjao,oç rurt8avevé8&loVT,jç,bcrTpé,paVT<><; <WT<p KJJiTOViMpravovKciJverov Kai ôrd Tà
y,jpaç Kai ôrd T,tv voaov 1e1elv. Le raccourci de Xiphilin, avec son participe aoriste
c intemporel> ne nous renseigne en rien sur le temps qui a pu séparer la permis•
sion et le suicide.
JO Von Rhoden, art. Aelius, n° 64 in Real-Encycl., l, col. 501.
31 Épict., Entr., Ill, 15, 8.

u Ci-dessus, p. 391, n. 10. Épict., ibid., IV, 8, 15.


398 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

aux métiers. «Personne, dit-il, ne prétendra: 'je suis un musicien', parce


qu'il aura acheté une lyre et un plectre; on ne dira pas non plus: 'je suis
forgeron', pour avoir mis la calotte et le tablier>. Comparaisons de style
évidemment socratique, qui trouvent un écho imprévu dans la lettre de
Pline. « Puissè-je, soupira Pline, avoir réalisé les espérances qu'il formait à
mon sujet, comme il a ajouté lui-même à ses vertus. Et pourtant, ajoute
encore Pline, je ne suis pas aujourd'hui encore, tout à fait à même de
l'apprécier, car, pour juger d'un peintre, d'un sculpteur, d'un modeleur, il
faut être soi-même du métier, et seul le sage peut comprendre pleinement
le sage» 33 • Sans doute, ces formes de raisonnement par analogie sont-elles
fréquentes chez tous les écrivains anciens. Est-ce pure coïncidence, pour-
tant, si elles se retrouvent en des termes presque identiques chez deux
auteurs évoquant l'enseignement d'Euphratès? Le rapprochement est
d'autant plus significatif que Pline cite une maxime directement inspirée
du Stoïcisme (la connaissance du Sage appartient au Sage seul) qu'Eu-
phratès ne pouvait manquer de reprendre bien souvent à son compte.
Sur un seul point, nous avons un écho précis de son enseignement, et
nous le devons à Pline. Comme celui-ci se plaignait d'être écarté, par les
devoirs de sa charge, des études philosophiques, Euphratès lui répondit
que l'exercice de la justice appartient, lui aussi, à la Sagesse. Euphratès
rencontrait là un point essentiel dans la doctrine du Moyen Portique, et
qui avait été traité autrefois par Athénodore devant Auguste : la valeur
relative de l'action et de la contemplation 34• Comme Athénodore, Euphra-
tès se réfère à des thèses panétiennes et affirme la primauté de la Justice
dans la vie morale. La Justice, selon lui, est l'épanouissement de la Vertu
dans le domaine théorique, comme la magnitudo animi en est l'épanouis-
sement dans le domaine pratique 35 • Cela entraîne que le magistrat ro-
main, sur son tribunal, est l'incarnation même de la plus haute sagesse -
flatterie délicate dont Euphratès ne se fait pas faute de caresser Pline 36,
mais que le bon sens de celui-ci ne peut s'empêcher d'accueillir avec quel•
que ironie.

33Op. cit., par. 4 : quamquam, ne nunc quidem satis intellego, ut enim de picto•
re, scalptore, fictore nisi artifu judicare, ita nisi sapiens non potest perspicere
sapientem.
34 Cf. ci-dessous, p. 1147 et suiv.
35 Cie., De Fin., III, 25. Cf. notre Commentaire au De Constantia Sapientis, p. 77,

n.4.
36 Op. cit., par. 10: (ille affirmat) . .. quaeque ipsi doceant in usu habere. La doc-

trine «théorique> (docere) est mise en pratique (in usu) par le magistrat romain.
DEUX FIGURES DE LA CORRE.SPONIMNCE DE PLINE 399

Le peu que nous pouvons entrevoir de la pensée d'Euphratès ne


témoigne donc pas d'une très grande originalité. Nous sommes en présen-
ce d'un conférencier plutôt que d'un penseur, et l'attrait littéraire exercé
sur lui par Platon explique sans doute en partie ses tendances éclectiques
- qui sont, d'ailleurs, on le sait, celles de tout le néo-stoïcisme. Son
influence sur Pline fut très probablement plus littéraire que philosophi-
que. Dans ce dernier domaine, Euphratès ne devait rien apporter de per-
sonnel; il se bornait sans doute à donner une forme nouvelle à l'enseigne-
ment traditionnel depuis Panétius, et l'essentiel de ses conseils pouvait se
résumer dans la formule la plus générale du Stolcisme : naturam sequi 37 ,
«suivre la Nature> et se garder de tout excès. Stoïcisme édulcoré que Pli-
ne était tout disposé à faire sien.
Le Stoïcisme, toutefois, à mesure qu'il s'intègre plus intimement à la
pensée romaine, en vient à revêtir une signification politique de plus en
plus nette. Tandis que les premiers Stoïciens étaient volontiers «monar-
chistes», nous avons vu qu'Euphratès s'était, à Alexandrie, déclaré parti-
san de la République. Sur ce point encore, sa doctrine s'accorde, au
moins en principe, avec certaines tendances profondes de Pline, partisan
convaincu des «libertés sénatoriales>. Euphratès se conforme donc à
l'orientation prise par l'École depuis le temps de Caton d'Utique, et qui
s'était affirmée de façon si tragique sous le règne de Néron et celui de
Domitien. En face de lui, Apollonios de Tyane représente une pensée plus
conforme aux habitudes de l'Orient, indifférente aux aspirations romai-
nes vers la liberté, et prête à accueillir un maître dans le domaine tempo-
rel, car son véritable «royaume>, n'est pas «de ce monde>. Euphratès, lui,
est profondément romanisé, et sa prédication peut être écoutée sans scan-
dale et même avec sympathie par les membres les plus traditionnalistes
de l'artistocratie, que l'avènement d'un Empire «libéral> ramène à l'hon-
neur, sinon tout à fait au pouvoir.

*
* *

La seconde figure évoquée par Pline au cours de ces mêmes années


est celle du rhéteur Isée, rendu célèbre par un seul mot de Juvénal 31. Mal-
heureusement, les témoignages extérieurs à Pline se trouvent ici beau-
coup moins riches et nuancés qu'à propos d'Euphratès. La Vie d'Isée,

31 Philostr., Vie d'Apoll .• V, 37. Recommandation adrèssée à Vespasien. Ci-des•

sus, p. 393.
31 Sat., III, 74 : Jsaeo torrentior.
400 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

attribuée à Philostrate, ne contient que quelques anecdotes sans grande


portée. Nous y apprenons seulement qu'Isée avait été, dans sa jeunesse,
un parfait débauché, et qu'il s'était brusquement converti à une vie meil-
leure. Il est singulier que, des deux personnages, ce soit Euphratès, le phi-
losophe, qui soit vanté pour la puissance de sa parole et le rhéteur lsée
qui ait laissé la réputation d'un ascète, dédaigneux de tous les plaisirs,
même les plus légitimes, au point de se refuser même un manteau de cou-
leur ou une tunique légère. Mais Isée n'a pas eu la bonne fortune d'exci-
ter contre lui la haine d' Apollonios.
Quoi qu'il en soit, l'austérité de sa vie n'était pas sans exercer quelque
influence sur son style oratoire. On rapporte que l'un de ses disciples,
Denys de Milet, avait coutume de déclamer au son de la flûte. lsée l'en
blâma par ces mots: «gamin d'Ionie, ce n'est pas moi qui t'ai ainsi appris
à faire le chanteur» 39 • Comment lsée eût-il admis pareil raffinement
«asianique», lui qui se refusait à écouter même au théâtre la lyre et la
flûte? Mais ce mot rappelle étrangement des expressions dont se sert Pli-
ne pour qualifier le style des orateurs de la jeune école, qui sont en train,
à son avis, de déshonorer le tribunal des Centumvirs : «Je rougirais de
raconter sur quel ton de récitant (tracta pronuntiatione) ils prononcent
leurs discours. . . Il ne manque à ces mélopées que les battements de
main, ou plutôt les cymbales et les tambourins» 40 • Pline s'accorde donc
avec lsée pour réprouver le style excessivement «musical» et théâtral des
orateurs à la mode. Ce rapprochement est d'autant plus significatif que
l'éloge d'Isée appartient au même livre des Lettres que le jugement que
nous venons de rappeler, et que les deux textes sont donc sensiblement
contemporains. Pline n'admire pas en lsée n'importe quel rhéteur venu
d'Asie, mais un représentant de l'école à laquelle il se rattache lui-même.
lsée passait en effet pour l'introducteur de «l'expression naturelle»"'
méthode évidemment destinée à réagir contre les colores par trop fantai-
sistes imaginées dans les écoles. Grand partisan de la vraisemblance psy-
chologique, ennemi des développements inutiles et surabondants, il se
contente, dans une controverse imaginaire où il était censé prendre la

Vie d'Jsée, 513: µe,pa,aov.l<p'I,'Jwv11cov,


39 ey<i>ôè uè d'&1vovx bcai&vua.
Plin., Epist., II, 14, 11-13: pudet refe"e quae quam fracta pronuntiatione
40

dicantur . .. Plausus tantum ac potius sola cymbala et tympana illis canticis desunt.
41 Philostr., Vie de Marcus de Byzance: - TOKtlt'à q,vmvq,µ,,vwe1v.Cf. Vie d'Jsée,

514 : lôéavt5•bc'7UKTfU8 À.oywvot5,•t1C1/Je/JÀ.'1µÉV,,V


ot5,•a.Jov,d..Uàd1rq,1nov,mi q,vmvmi
dxo1J)(Ï)<1av wiç xpd:yµau1v.Cette dernière expression fait songer au jugement porté
par Sénèque sur le style de Papirius Fabianus (ad Luc., 100, passim).
DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCE DE PLINE 401

parole devant les Lacédémoniens, de citer un vers homérique, et tout son


discours tient en une phrase. Philostrate le loue de refuser aussi bien une
excessive sècheresse qu'une abondance superflue. Ainsi, et malgré l'épi-
thète attaché par Juvénal à son nom, lsée demeure-t-il le type de ces «ora-
teurs du juste milieu"• dont l'idéal avait été imposé comme un modèle,
depuis Cicéron, à l'école romaine classique. Pline n'accorde donc pas son
admiration à lsée sans de bonnes raisons, et ce qu'il aime en lui, surtout,
c'est peut-être une certaine conformité entre l'esthétique que défend le
rhéteur et la sienne propre.
L'incroyable faculté d'improvisation dont lsée faisait preuve et qui
étonne Pline est expliquée par Philostrate: chaque matin, le rhéteur, de
l'aube jusqu'à midi, se préparait avec soin à la séance de l'après-midi.
C'est là un procédé ordinaire dans les milieux littéraires romains. Pline
n'use pas d'une autre méthode, lorsque, dans le silence de ses villas, il
médite ses discours futurs et, quotidiennement, s'entraîne, lui aussi, à
«improviser» au tribunal. Ses goûts l'inciteraient même à vivre, comme
Isée, d'une existence entièrement remplie par les préoccupations de !'Éco-
le. Il a, à ce propos, des paroles de regret, comme il en avait lorsque le
soin des affaires publiques l'éloignait des leçons d'Euphratès.
Nous constatons par conséquent que les deux personnages les plus
admirés de Pline, Euphratès et Isée, sont tous deux des hommes d'école,
et non plus des hommes d'action. La génération précédente accordait la
primauté à Cicéron, qui avait été avant tout un homme d'Etat. Pline,
maintenant, se tourne vers des modèles orientaux, et soupire après
l'otium. Mais, ce faisant, il demeure pourtant fidèle encore à certains
traits fondamentaux de l'âme romaine. Les modèles qu'il choisit accor-
dent tous deux la prédominance aux préoccupations morales; l'un et l'au-
tre affichent un sens égal de la «mesure», et se réfèrent au grand critère
stoïcien de la «conformité à la Nature». Tous deux refusent la démesure,
aussi bien le mysticisme que les raffinements excessifs de la mise en scè-
ne oratoire. L'invasion des penseurs et des conférenciers orientaux n'ap-
porte donc à Rome que des idées déjà assimilées depuis longtemps, et en
harmonie avec les tendances profondes de l'esprit national. Il n'y a, dans
leur enseignement, rien dont puisse rougir un sénateur romain.
LA DATE DU SATIRICON
A PROPOS D'UNE PALINODIE

M. Marmorale, qui, en 1937, avait soutenu contre les attaques de Pao-


li la thèse traditionnelle d'un Pétrone néronien, vient, dix ans après, de se
rétracter officiellement 1. Il ne croit plus que l'auteur du Satiricon ait vécu
et écrit sous le règne de Néron. Il s'est persuadé que l' œuvre date de la fin
du II• siècle ap. J.-C., voire du début du III•, et il essaie de nous faire
partager sa conviction. On ne peut qu'applaudir à la franchise et au cou-
rage de cette tentative, même si, à la réflexion, on finit par résister à l'en-
thousiasme et à l'éloquence de M. Marmorale. Il n'est jamais indifférent
de repenser un problème, fût-il considéré comme définitivement résolu.
La thèse de M. Marmorale n'est certes pas nouvelle; Niebuhr, dès
1822, Paoli, et d'autres, ont voulu, eux aussi, abaisser le Satiricon jusqu'au
temps des Sévères. Mais, si leurs résultats concordent avec ceux de M.
Marmorale, les méthodes sont entièrement différentes: ce nouveau livre
ne tente nullement de réhabiliter des démonstrations discutées et réfutées
victorieusement à plusieurs reprises - et par M. Marmorale lui-même.
Des arguments entièrement neufs sont apportés, l'argumentation s'appuie
sur une étude directe et originale du roman. On ne saurait refuser à l'au-
teur le mérite de posséder une information presque exhaustive sur un
sujet encombré d'une énorme bibliographie; il a lui-même donné de la
Cena une édition critique et commentéel qui révèle le sérieux de sa prépa-
ration. Et, cependant, malgré ces qualités évidentes, cet excellent livre,
vivant, passionnant parfois, ne nous a pas semblé devoir emporter la

1 B. V. Marmorale, La Questione Petroniana, Bari, Laterza et fils, 1948, 1 vol.


in-So, 332 p.
2 Le Commentaire de Perrochat, cité dans la bibliographie de l'édition (sur cel•

le-ci, cf. R.t.A., LI, p. 367), n'est pas utilisé ni cité dans la Questione Petroniana. Il
aurait peut-être pu donner à M. Mannorale des conseils de prudence philologi-
que.
404 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

conviction, et nous croirions volontiers, peut-être un peu témérairement,


que l'auteur, au fond de lui-même, n'a pas renoncé à tous ses doutes ni
renié aussi complètement qu'i~ le croit ses opinions primitives.
L'introduction expose avec beaucoup de force les raisons qui rendent
«souhaitable» une datation basse du Satiricon; dans le grand silence qui
commence à planer sur la pensée romaine après le siècle des Antonins, il
serait précieux d'entendre une voix comme celle de Pétrone, et, sans dou-
te, ne peut-on que s'associer au vœu fervent et pieux de M. Marmorale.
Mais que notre désir ne nous fasse pas illusion et ne nous incline pas à
trop de complaisance envers les arguments dont on usera pour nous per-
suader. Le caractère unique, voire miraculeux, de ce témoignage, si M.
Marmorale a raison, devrait suffire à nous mettre en garde et à redoubler
notre vigilance. Mais il y a plus; admettons un instant que le Satiricon
nous reporte vraiment au temps des Sévères et interrogeons-nous sur le
contenu «documentaire:t du roman. Malgré les ingénieuses remarques de
M. Marmorale sur les coutumes du nesiècle et leurs «analogues:t dans la
Cena, le bilan reste mince. Il est singulier, par exemple, que n'apparaisse,
dans le Satiricon, aucun des grands courants mystiques qui travaillent
alors le vieux monde romain. On nous dit que les Métamorphoses d' Apulée
sont antérieures au Satiricon. Mais les Métamorphoses se terminent sur
une épiphanie isiaque dont on chercherait en vain l'équivalent chez Pétro-
ne. Ou bien opposera-t-on au XIe livre d' Apulée la magie dérisoire et bur-
lesque des vieilles femmes ivres autour de l'autel de Priape?
A vrai dire, M. Marmorale, conscient de cette insuffisance à peine
voilée de sa thèse, tente bien de découvrir une allusion mithriaque dans le
nom du gladiateur Pétraitès, favori de Trimalchion : tentative désespérée
- et, le mot fût-il autre chose qu'un simple adjectif ethnique, tentative
dont le résultat est bien mince. Ainsi, au temps où se dressent un peu
partout dans l'Empire des monuments à la gloire des divinités orientales,
au temps où d'innombrables dédicants leur consacrent des inscriptions
inspirées par une foi ardente, Pétrone n'aurait même pas songé à les
mentionner explicitement dans son œuvre? En réalité, ces affranchis
syriens, ces Campaniens - dont les compatriotes sont, au temps des Sévè-
res, les zélateurs par excellence des nouveaux dieux - témoignent, en face
des problèmes religieux, d'un conservatisme sceptique et quelque peu iro-
nique. Les convives de Trimalchion ne savent que vanter la puissance
éprouvée des dieux officiels, dans les grandes occasions (par exemple,
lorsqu'il s'agit de faire pleuvoir, au plus fort d'une sécheresse). Quant aux
pratiques d'initiation, elles sont abandonnées à la canaille. On parle de
magie, mais c'est pour conter une histoire de loup-garou et se divertir à
table. Un point, toutefois, est abordé plus sérieusement, et personne, au
LA DATE DU SATIRICON 405

triclinium de Trimalchion, ne semble douter que le sort des humains et


de leurs empires ne soit commandé par les astres. Tous ces traits convien-
nent mieux à la pensée d'un sénateur «philosophe> de la fin du 1ersiècle -
à un Tacite, si l'on veut - qu'à un contemporain de Sévère Alexandre ou
d'Élagabal - à moins d'admettre que Pétrone ne fût, en ce temps, un pen-
seur attardé et singulièrement rétrograde. Mais alors, à quoi bon le rajeu-
nir?
La démonstration qui se révélait impossible dans le domaine de la
religion, M. Marmorale l'a tentée dans celui de la rhétorique. Il prétend,
non sans habileté, que le style oratoire stigmatisé par Agamemnon n'est
pas la déclamation scolaire de Sénèque le Rhéteur ou de Quintilien, mais
bien la «seconde sophistique>, dont le triomphe, nous dit-il, oblige à des-
cendre l'œuvre au second siècle. Nous perinettra-t-on d'avancer que, sur
ce point, les affirmations de M. Marmorale sont un peu hâtives? Ce para-
graphe de son livre suit l'exposé de A. et M. Croiset, dans le cinquième
volume de leur Histoire de la littérature grecque. Mais peut-être M. Mar-
morale aurait-il pu avoir recours, sur ce problème en effet capital. à des
guides plus modernes. Il aurait sans doute renoncé à établir une opposi-
tion radicale entre la rhétorique «classique> et la seconde sophistique.
Les notions d'asianisme et de sophistique ont été, depuis A. et M. Croiset,
analysées, critiquées et précisées. Nous pensons, par exemple, à l'Aelius
Aristide de M. A. Boulanger, qui évite soigneusement, et à raison, de consi-
dérer la dèclamention d'apparat «asiatique> comme une invention datant
de Domitien. Pourquoi, de plus, rajeunir Nicétès de Smyrne et, contraire-
ment à l'opinion courante, l'enlever au règne de Néron? Sous Domitien, le
rhéteur Isée ne fait pas figure de novateur, mais de virtuose. Enfin, com-
ment nier sérieusement que la discussion entre Encolpe et Agamemnon
ne reprennne les problèmes de la rhétorique traditionnelle et ne soit illus-
trée au mieux par les Controverses de Sénèque le Rhéteur, beaucoup
mieux que par les Éloges ou les Imagines de Fronton. Quel avantage y
aurait-il à soutenir que ces problèmes, qui préoccupaient Tacite en sa jeu-
nesse, et ce débat sur le causes de la décadence qui frappe l'art oratoire
étaient encore actuels au temps des Sévères? Cela enrichit-il vraiement
notre connaissance de la pensée romaine? Mieux vaut encore le silence
que la stagnation dont témoignerait le roman pétronien s'il appartenait
réellement à cette époque!
Peut-on nier, enfin, que le poème de la Guerre civile ne nous reporte,
lui, indiscutablement, aux controverses qui ont accompagné et probable-
ment précédé la Pharsale? Sans doute, à la rigueur, le souvenir des luttes
qui précédèrent et permirent l'établissement de la dynastie julio-claudicn-
ne peut-il avoir été toujours vivant au début du IIIe siècle. Mais pourquoi
406 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

le choisir par excellence comme sujet d'épopée? Depuis César, les armes
romaines avaient connu d'autres triomphes; les campagnes de Trajan et
d'Hadrien, celles de Marc-Aurèle ont agrandi l'Empire. Or, lorsqu'il s'agit
des Parthes, Pétrone ne connaît encore (ou du moins ne mentionne) que
le désastre de Crassus. Les dieux mêmes, si bavards en d'autres endroits,
se taisent sur cet avenir glorieux. Eumolpe parlerait au temps de Néron
que son poème ne serait pas différent de ce qu'il est 3• Curieuse perma-
nence que ce retour perpétuel des mêmes préoccupations, à plus de cent
cinquante années de distance! Ou bien y aurait-il, chez Pétrone, la volonté
bien arrêtée d'être «inactuel>?
M. Marmorale est contraint de reconnaître, à plusieurs reprises, que
l'atmosphère générale du roman évoque beaucoup plus les Vies de Suéto-
ne que celles de l'Histoire Auguste: «Pétrone, dit-il, a emprunté beaucoup
de traits aux biographies des Empereurs, et surtout à celle d' Auguste,
pour les attribuer à ses héros> (p. 89). C'est, par un étrange détour, réin-
troduire dans le Satiricon ce qu'on vient de lui ôter et admettre que ce
«roman sévérien> témoigne, en réalité, de l'atmosphère spirituelle, reli-
gieuse et morale de la Rome julio-claudienne. Mais alors, pourquoi un
Pétrone «sévérien> se serait-il aussi délibérément évadé de son temps,
pourquoi aurait-il évoqué avec cette persistance des temps révolus, et lais-
sé transparaître seulement à son insu des «indices> qui nous renseigne-
raient sur l'époque réelle de son activité?
Avec beaucoup d'ingéniosité, M. Marmorale s'attache à démontrer
que Pétrone a bien voulu écrire cette œuvre composite, irréelle, et l'a
conçue en dehors du temps et de l'espace. Oublions un instant ce qu'une
telle intention aurait d'insolite dans un roman «réaliste> par excellence,
et examinons si vraiment Pétrone, soucieux ailleurs du détail vrai jusqu'à
la minutie, a créé malgré cela un univers de fantaisie. M. Marmorale a
écrit, pour le démontrer, un curieux chapitre, dans lequel il s'efforce de
souligner l'incohérence des indices susceptibles, à première vue, de situer
la Cena dans un moment précis du temps. Nous voyons, par exemple, dit-
il, les esclaves de Trimalchion verser sur les mains des convives de l'eau
glacée (aquam niuatam, 31, 3). Serions-nous en été? Un peu plus loin (41,

M. Mannorale ne pouvait naturellement connaître l'intéressant article de M.


3

Grenade, Un exploit de Néron, R.É.A., 1948, p. 272-287, qui tente {avec vraisemblan-
ce, croyons-nous) de trouver, dans le chap. 120 du Sat., un écho des travaux néro-
niens. De toute façon, si la Pharsale est postérieure au petit poème de Pétrone {ci-
dessus p. 135 et suiv.) il faut bien que le Satiricon soit antérieur à 65. Si elle est
antérieure, coira-t-on qu'elle était encore suffisemment actuelle vers l'an 200 pour
mériter une retractatio?
LA DATB DU SATIRJCON 407

11), un personnage se plaint du froid. Serions-nous en hiver? Dans l'anti·


chambre de l'hôte, une affiche apprend à chacun que celui-ci «dînera
dehors» le 30 et le 31 décembre. Serions-nous en ce mois? Pourtant, le
«journal officiel» tenu par l'intendant cite des événements remontant au
26 juillet. Le premier personnage rencontré par les convives sur le seuil
est le portier, occupé, selon M. Marmorale, à «écosser des pois> (purgare
pisum, 28, 8); mais, ailleurs, on sert simultanément des «prunes syrien-
nes» (Syriaca pruna, 31, 11) et des grains de grenade. Or, c'est seulement
en octobre que peuvent coexister ces deux fruits : à ce moment, les petits
pois campaniens ont été cueillis depuis longtemps! Que dire de la figue
d'Afrique (ficus Africana, 35, 3), qui nous reporte en juillet? Et des plain-
tes de Ganymêde, qui déplore la sécheresse (44, 2)? Confusion, contradic-
tions, dit M. Marmorale. Pétrone aurait accumulé des traits inconcilia-
bles; le festin de Trimalchion et le roman tout entier se passent au pays
des Fées, où toutes les saisons sont mêlées, comme au jardin du bon roi
Alcinoos.
Pourtant, ces contradictions sont-elles bien réelles? Les «prunes de
Syrie>, par exemple, qui figurent sous le gril où sont déposées des saucis-
ses, représentent le charbon de bois dont les grains de grenade sont les
braises. Noires, par conséquent, elles ne sont pas des prunes fraîches,
mais des pruneaux séchés, accessibles en toute saison. La figue africaine
ne peut-elle, de même, être une figue sèche, fruit d'hiver par excellence,
comme la grenade? Pourquoi, aussi, affirmer que purgare pisum désigne
I'écossage des gousses vertes et -non le tri des pois secs, occupation hiver-
nale du portier oisif? l'eau «glacée> - ou plutôt l'eau «neigée», ce luxe
que Néron réservait à la boisson, ne peut-elle légitimement servir à des
ablutions, pour lesquelles, plus loin, on utilisera le vin? Même en plein
hiver, dans une salle chauffée (et nous savons que les maisons romaines
n'ignoraient pas les hypocaustes), ce n'est point là une insulte aux convi-
ves ou une plaisanterie déplacée; l'eau pure serait trop simple, dans cette
fastueuse demeure, même pour se purifier les doigts; il y faut, chez Tri-
malchion, la boisson impériale. La sécheresse, enfin, n'est pas le privilège
de l'été; celle d'hiver est un fléau redouté des laboureurs qui préparent
les semailles. Rien n'empêche donc d'admettre que la Cena se déroule en
décembre, ou peut-être en janvier. Tout conspire, au contraire, à donner
cette impression, et, si les acta du domaine relatent les événements de juil-
let, c'est qu'ils sont de six mois en retard, pour des raisons évidentes•.

4 On remarquera que six mois est précisément le délai dans lequel Trimalchion

entend être informé des événements marquants de son domaine. Il Y a dans ce


408 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

Il nous est impossible ici de suivre M. Marmorale dans toutes ses ana-
lyses. Certaines sont subtiles, d'autres montrent justement l'insuffisance
de certains arguments en faveur de la thèse traditionnelle (et nous aban-
donnons bien volontiers à sa critique l'idée que le rapprochement du Car-
pus, esclave de Néron, avec l'homonyme cher à Trimalchion soit vraie-
ment concluant), mais nous ne pensons pas qu'une seule parvienne à des
résultats tout à fait probants et définitifs. Successivement, des «confirma-
tions» sont demandées à tous les domaines: linguistique, comparaison de
textes, métrique même, et il faudrait un gros livre pour discuter un à un
les articles de cette dialectique passionnée. Nous nous bornerons à quel-
ques exemples.
C'est ainsi que M. Marmorale étudie les «correspondances» entre le
Satiricon et les œuvres datées : Martial, Stace, etc. Mais, trop souvent, les
affirmations remplacent les preuves, difficiles en pareille matière. A la
lumière des remarques judicieuses présentées par M. E. Lôfstedt5, sur des
problèmes analogues, il est malaisé de soutenir que l'épigramme III, 82,
de Martial est la source de Pétrone - que pourrait-elle être d'autre si elle
ne résulte pas du Satiricon? Trop de rapprochements précis empêchent
d'admettre que l'un des deux textes n'ait pas agi sur l'autre. Mais, si
Pétrone est postérieur à Martial, il faut que toute la Cena ait été inspiré
par ce petit poème, et jusqu'au nom de Trimalchion. Il faudrait donc que
Pétrone ait procédé à une véritable amplification d'élève: est-ce là cette
«création poétique» que M. Marmorale revendique si souvent pour son
auteur? Au contraire, tout devient naturel si l'on remarque que les traits
accumulés par Martial dans son épigramme dessinent peu à peu un per-
sonnage dont le silhouette, de vers en vers plus précise, évoque à l'esprit
du lecteur le héros de Pétrone: la «pointe» de l'épigramme apporte fina-
lement la solution de cette véritable énigme littéraire, en nommant celui
que l'on a déjà reconnu, Malchion, l'affranchi syrien grossier et vani-
teux.
Nous avouons ne pas avoir bien compris l'analyse rythmique d'un
passage tiré du chapitre 101 (p. 295), qui prétend retrouver presque à
chaque mot du récit l'un des trois cursus rythmiques. La même méthode
appliquée à Sénèque, ou à tout autre que l'on voudra, donne des résultats
presque identiques, car il nous a semblé (à tort, peut-être) que M. Marmo-
rale, dans sa notion de cursus, ne faisait pas entrer la considération du

décalage temporel une notation destinée à souligner la « grandeur» du personnage


et l'immensité de son pouvoir.
5 Reminiscence and Imitation, Eranos, XL VII.
LA DATE DU SATIRICON 409

nombre de syllabes des mots. Il en résulte que toute succession de poly-


syllabes entre fatalement dans sa définition. Par exemple, il est curieux de
donner comme exemple de cursus planus le groupe «inquit Giton>, s'il est
vrai que les mots de deux syllabes sont exclus du cursus•. Si l'on admet de
pareilles licences, la prétendue clausule se retrouvera partout. La sura-
bondance même de la «preuve> administrée par M. Marmorale aurait dû
le mettre en garde contre sa méthode.
Il en est de même des arguments linguistiques. Toutes les expressions
«populaires» du roman se laissent aussi bien rapprocher de passages
empruntés à Sénèque, voire à Plaute, qu'à Fronton. Nous ne pouvons que
constater une fois de plus la permanence de la langue parlée indépen-
damment du latin littéraire. M. Marmorale a raison de souligner que le
fond linguistique du Satiricon est uniforme et que tel ou tel personnage
ne parle pas «mieux> que tel autre. Seulement, de loin en loin, l'auteur
met quelques «accents> pour caractériser celui-ci ou celui-là. Faut-il en
conclure que les vulgarismes appartiennent à Pétrone lui-même et ne
peuvent, par conséquent, prouver qu'une chose, l'époque relativement
tardive où fut composé le roman? Mais qui pourra soutenir que Pétrone
n'ait pas voulu avoir recours sciemment, et pour tous ses personnages, à
la langue parlée, alors précisement qu'un Fronton, dont on le rapproche,
s'efforçait d'employer la langue littéraire? Il est impossible de dater
même à un siècle près l'apparition d'un tour ou d'une expression: à ne
juger que par les critères stylistiques, Flaubert (de Bouvard et Pécuchet)
n'apparaîtrait-il pas plus moderne qu'Anatole France?
On mesure, à la longueur de ces réflexions, l'importance de l'ouvrage
présenté par M. Marmorale. Trop de remarques y sont accu}llulées pour
que l'on puisse, en quelques pages, espérer en donner une idée suffisante.
Quiconque abordera le problème à nouveau devra d'abord réfuter M.
Marmorale : la tâche ne sera sans doute pas impossible, elle sera délicate,
et l'on y gagnera de ne pas se laisser paresseusement entraîner par le
courant trouble des idées reçues, et cela peut-être suffit à justifier la ten-
tative de M. Marmorale.

• Cf. M. G. Nicolau, L'origine du Cursus, Paris, 1930, p. 2 et suiv. On sait l'obs-


curité de ces problèmes, seulement entrevus de nos jours, concernant le rôle joué
par le mot comme unité rythmique en latin - du vers saturnien au cursus, en pas-
sant, naturellement, par la métrique des comiques, voire celle d'Horace.

27
UNE INTENTION POSSIBLE DE PÉTRONE
DANS LE «SATIRICON»1

Il n'est pas plus facile de former une idêe un peu précise de ce que
fut, lorsqu'il était entier, le roman de Pétrone que de porter sur ce qui
nous en reste un regard neuf. Trop d'études, de réflexions, les unes sages,
les autres qui le sont moins, s'interposent entre le texte et nous. Et la
grande étendue des lacunes permet à l'imagination d'introduire dans
l'œuvre des fantômes qui nous détournent de la vérité. Aussi faut-il, cha-
que fois que l'on essaie d'étudier, une fois de plus, le Satiricon, commen-
cer par dire que le résultat ne sera, probablement, rien de plus qu'une
rêverie ajoutée à tant d'autres. Mais c'est Platon, aussi, qui nous apprend
que le rêve peut compléter la connaissance.
Le thème que nous nous proposons d'aborder ici s'éloigne un peu des
directions prises volontiers, au cours de ces dernières années par la
recherche philologique appliquée à Pétrone. On s'est intéressé, et souvent
avec bonheur, à la reconstitution du roman, à l'étude de son cadre maté-
riel et historique, surtout de ses arrière-plans économiques et sociaux. On
s'est appliqué aussi à situer l'œuvre elle-même dans l'histoire des genres
littéraires, à y déceler ce qui la rapproche des Métamorphoses d' Apulée ou
des romans de langue grecque, par exemple celui de Chariton d'Aphrodi-
se. Toutes ces études, auxquelles il faut ajouter celles qui ont porté sur la
langue même du roman, la contribution qu'il constitue à notre connais-
sance du parler quotidien, ont beaucoup enrichi et précisé J'image que
nous pouvons nous faire de Pétrone et de son œuvre. Il semble que, après
tout cela, il reste une petite place, qui n'est pas entièrement occupée, et
nous voudrions essayer de nous glisser: toute œuvre littéraire prend
appui, surtout s'il s'agit d'une fiction narrative, sur un univers de
concepts moraux, intellectuels, culturels, appartenant à la fois au fond

1Conférence prononcée au mois de mai 1972 à l'Université de Pise (séminaire


de M. le professeur M. Barchiesi).
412 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

commun de l'époque où vit l'écrivain et à l'idéologie du genre. Par exem-


ple, Virgile unit dans l'Énéide des modes de pensée qui sont ceux de son
temps et des hommes avec lesquels il vit - les «philosophes> qui entou-
rent Mécène - et d'autres, qui appartiennent au monde de l'épopée, et qui
ne pouvaient pas ne pas régir le déroulement de l'œuvre. Dualité de mon-
des qui, on l'a montré souvent, devait entrainer, en particulier pour le
personnage d'Énée, des tensions, des contradictions auxquelles le poètea
été sensible et qu'il a résolues selon les lois de son génie propre.
Toutes proportions gardées, il nous paraît que quelque chose de sem-
blable peut s'être passé pour Pétrone; le «roman> Oe mot est commode,
mais nous ne devons pas en être dupe, il n'est pas de Pétrone, et nous ne
l'employons qu'avec une valeur rétroactive, anachronique), c'est-à-direle
récit en prose, mêlé de passages versifiés, tenait, par ce qu'il devait à la
vieille satura, à un monde de la réflexion morale, de la philosophie,qui
constituait en quelque sorte sa justification. La satura lucilienne est préci-
sément, déjà, cette réflexion critique, qui prend ses distances par rapport
au spectacle du monde, et qui est bien différente de l'attitude naturelle
aux « romanciers grecs>, qui se font du monde une lecture plus tragique:
les héros de Charlton, par exemple, sont liés l'un à l'autre par un amour
réciproque, qui triomphe de tous les obstacles, et le roman est dominé
par l'histoire de cet amour; les épisodes divers n'existent qu'en fonction
de lui - comme les épisodes d'une tragédie n'ont de sens que par le che·
minement du destin. Le Satiricon est tout différent: visiblement, le festin
de Trimalchion est raconté pour lui-même, pour le spectacle, et il serait
téméraire de prétendre que le ressort profond de l'œuvre est fourni par la
passion d'Encolpe pour Giton.
S'il fallait chercher une filiation littéraire au Satiricon, c'est, à travers
la satura, vers la tradition épique que nous irions, plutôt que vers une
structuration tragique : vers le regard des dieux sur le monde des mortels,
et aussi le regard d'Ulysse, ancêtre et garant de tous les philosophes itiné·
rants, et dont on sait qu'il a vu tant de peuples et d'hommes divers. Mais,
après tout, Pétrone lui-même semble bien nous avoir indiqué cette direc·
tion, en donnant à son livre le titre de Satiricon.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons nous attendre à trouver, dans le Sati-
ricon, une certaine attitude philosophique, qui est le propre du genre. Il
es~ naturel aussi, en fonction même de cette première et fondamental~
~xi~ence qui informait a priori la création de Pétrone, que l'auteur ait
mt~g:~ dans la trame de son livre des parties narratives empruntées à la
« milesienne >, si en vogue à Rome depuis le temps de Sisenna - des fabu·
lae ~omme en racontaient les conteurs orientaux. La littérature orale
venait vivifier la réflexion critique, en lui fournissant des exemptaparti·
UNB INTBNTION POSSIBLEDB P:8TRONB 413

culièrement saisissants des «voies du monde». Pétrone se trouvait ainsi


travailler à l'élaboration d'un genre nouveau, qui donnera, par la collabo-
ration de la Grèce et de Rome, le roman «philosophique> d'Apulée. Mais
ici encore cela nous entraîne dans un avenir qui attend sa rêalisation. Et
Pétrone n'y peut participer qu'à son insu.
En voilà peut-être assez sur les implications a priori du genre. Ce qui
doit nous retenir davantage, c'est sans doute ce que l'œuvre doit plus
directement à son auteur, la forme qu'il lui a donnée, ce qu'il a conscie-
memnt voulu en faire. C'est là, évidemment, que la moisson devient plus
riche.

*
* *

A peu près tout le monde s'accorde, aujourd'hui, à considérer que le


Satiricon est l'œuvre de T. Petronius Niger, familier de Néron et consul
suffect en 62 après J.-C. Nous pouvons prendre cette année-là comme
l'acmé du personnage, même si ce n'est pas l'année où fut rédigé le Satiri-
con. Cette année-là, que se passe-t-il? Le début de l'année vit des événe-
ments graves, qui marquèrent un tournant du règne. D'abord la mort de
Burrus, dont nous ne savons pas le moment exact, mais qui fut certaine-
ment antérieure à la répudiation d'Octavie. Octavie, répudiée et exilée,
mourut le 9 juin, et c'est le triomphe de Poppée, dont l'influence, grandis-
sante depuis quatre ans déjà, avait conduit Néron à faire assassiner sa
mère. Entre la mort de Burrus et celle d'Octavie, Sénèque avait offert à
Néron de lui restituer tous les biens qu'il avait reçus et de se retirer com-
plètement. Néron avait refusé. Il ne pouvait encore rompre totalement
avec son passé politique; peut-être était-il encore partagé entre les deux
partis qui se disputaient le pouvoir autour de lui; son choix n'était pas
définitivement fait entre Sénèque et Tigellin.
Néron, né au mois de décembre 37, est dans sa vingt-cinquième
année. Poppée est moins jeune que lui, puisqu'elle était née entre 30 et 32.
Elle avait donc au moins dépassé la trentaine. Ce qui constitue une sérieu-
se différence d'âges, entre un mari de vingt-quatre ans et quelques mois
et une femme de plus de trente ans. On peut dire que Néron, libéré de
l'emprise d'Agrippine depuis mars 59, n'a fait que «changer de mère».
Est-ce un hasard si les femmes du Satiricon sont, elles aussi, domina-
trices?
Il existe, en effet, dans le Satiricon, un monde féminin, qui semble
avoir retenu l'attention de l'auteur d'une manière toute particulière. Dans
414 ROME, LA.LITI8RATURE BT L'HISTOIRE

aucune autre œuvre littéraire, sauf peut-être la comédie et l'élégie amou-


reuse, la femme n'a été mise en lumière comme dans le Satiricon. Et cela
mérite réflexion.
A plusieurs moments, ce sont les femmes qui mènent le jeu - sans
que nous sachions toujours clairement, en raison de la mutilation du
roman, ce qui explique leur prédominance. Il y a d'abord Quartilla et sa
suivante Psyché, qui vont et viennent en toute liberté, sans avoir appa-
remment de comptes à rendre à personne, réquisitionnent une auberge
pour y prendre leurs ébats et se divertissent sans contrainte avec des jeu-
nes gens qu'elles connaissent fort peu et, en tout cas, ne sont pas de leur
famille. Quartilla est assurément une «grande dame», habituée à com-
mander, et Encolpe fait mention de sa «tête altière» (caput superbum).
Elle est sans aucun doute plus âgée qu'Encolpe et Ascylte et se plaît à les
traiter comme des enfants, tout en ménageant ses propres plaisirs.
Le même rapport entre les sexes apparaît dans deux autres épisodes
au moins : l'histoire de Tryphène, elle aussi dominatrice, aimant à affir-
mer son autorité sur les hommes qu'elle désire; et celle de Circé, qu'il
suffit de nommer ici. On pourrait aussi rappeler l'attitude des deux vieil-
les prêtresses de Priape, qui font leur jouet du malheureux Encolpe.
La dignité de l'homme est tout à fait méconnue. Aucune de ces fem-
mes n'a de mari. Les unes, comme Circé et Tryphène, parce que sont évi-
demment des meretrices, des femmes libres, que leur situation de fortune,
acquise par la galanterie, autorise à satisfaire tous leurs caprices - com-
me Cynthie à l'égard de Properce, lorsqu'elle daignait revenir à lui. Mais
Quartilla n'appartiennt pas au même monde. Son nom seul la désigne
comme une femme de naissance libre; elle a un cognomen romain, qui
rappelle par exemple ceux des sœurs de P. Clodius Pulcher. Elle symboli-
se, dans le roman, une «grande dame>.
Les meretrices impérieuses, avides d'argent et de pouvoir, existent
déjà dans la comédie. Qu'il suffise de rappeler ici la Phronésie du Trucu-
lentus. Les matrones intrigantes, sensuelles sont aussi bien connues; mais
elles n'appartiennent pas à un genre littéraire; elles appartiennent à l'his-
toire. La famille impériale en avait, dans un passé déjà lointain, connu
deux exemples célèbres, les deux Julias. Plus récemment le souvenir de
Messaline, même si l'on n'attache pas plus de crédit qu'il ne faut aux
racontars de Juvénal, ne pouvait qu'ajouter de la vraisemblance au per-
sonnage de Quartilla : les «divertissements» avec Encolpe Giton et Ascylte
rappellent assez bien le fameux «mariage dionysiaque» avec Silanus,
auquel l'impératrice avait contraint son amant quelque peu récalcitrant.
Quartilla appartient à ce monde des princesses julio-claudiennes qui
passent dans les pages des Annales. Femmes riches et indépendantes,
UNB INTBNTION POSSIBLB DB PBTRONB 415

pour qui les maris comptaient peu et qui vivaient leur vie comme il leur
plaisait.
Ces figures de femmes dans le Satiricon ne mériteraient donc pas une
attention particulière si, d'une part, Néron n'était lui-même, psychologi-
quement, sensuellement, à l'égard de Poppée, comme Encolpe et Ascylte
à l'égard de Quartilla, de Tryphène et des autres, et surtout si Pétrone
n'avait mis dans son roman des femmes toutes différentes.
Ces femmes, ce sont celles que nous trouvons dans la maison de Tri-
malchion et celle de son ami Habinnas. Fortunata et Scintilla forment
avec Quartilla et les autres un contraste frappant. Quoi qu'il en soit de
leur passé - celui de Fortunata n'était pas très honorable, nous dit-on -
elles sont devenues l'image même de la respectabilité. Elles sont très res-
pectueuses avec leur mari, qu'elles appellent domine; elles ont toutes sor-
tes de vertus ménagères; elles ne viennent se mêler au festin des hommes
qu'une fois la plus grande partie du dîner terminée; encore font-elles des
difficultés pour paraître, et l'on croit deviner qu'elles se contenteraient, si
on ne les pressait pas, d'occuper un siège, sans s'installer sur un lit de
table. Ce qui est conforme à la vieille tradition des femmes méditerra-
néennes. Fortunata veille à la dépense; elle règne sur l'argenterie. De
plus, elle est fort pudique; elle rougit lorsque Habinnas la jette sur le lit et
qu'elle montre ses jambes au-dessus du genou. Rougeur inconnue de
Quartilla, qui préside, haut-troussée, aux jeux de sa servante et de ses aco-
lytes.
Malgré toutes ces qualités, Trimalchion ne se fait pas faute de l'inju-
rier, de l'humilier publiquement, de la manière la plus cruelle. Il affiche
son mépris pour elle. Elle, de son côté, se montre jalouse; elle reproche à
son mari d'avoir un mignon. Et Trimalchion affecte d'avoir pour celui-ci
les égards qu'il n'a pas pour sa femme.
Le contraste entre le monde de Fortunata et celui de Quartilla est
trop évident pour n'avoir pas été voulu par Pétrone. Les femmes «ver-
tueuses>, conformes à l'idéal antique, sont celles des petites gens. Les
grandes dames, elles, sont toutes proches des meretrices. Ce serait naïveté
de penser que Pétrone a voulu «faire honte> aux mœurs de son temps, en
montrant que les affranchis et les gens simples sont plus purs que les
aristocrates. La morale de Pétrone n'est pas aussi simpliste. Pour le
moment disons simplement que, témoin de son temps, il a été frappé par
la grande différence existant entre un certain type de rapports conjugaux,
et, plus généralement, «sexuels>, dans les milieux populaires et ceux qui
prévalaient dans les milieux aristocratiques. Opposition qu'il n'a certaine-
ment pas inventée, mais qui s'explique fort bien si l'on songe que Trimal-
chion et ses amis viennent d'Orient, du monde hellénisé, où nous savons
416 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

que la domination du mari était restée plus affirmée, où les femmes


n'avaient pas connu une «libération» comparable à celles dont avaient
bénéficié les Romaines depuis les dernières années de la République. Sur
ce point, comme sur tant d'autres, Pétrone apparaît comme un témoin
fidèle. Il s'ensuit que la morale apparaît comme relative: les règles
varient, selon les milieux. Quartilla n'est pas condamnée, et Fortunata
n'est pas plainte. Chacune poursuit la carrière qui est la sienne, avec ses
préjugés, ses instincts. Le romancier reste d'une objectivité totale.
Dans l'état où nous est parvenu le roman, la peinture des petites gens
tient la plus grande place. Cela est dû au hasard de la transmission
manuscrite et ne doit pas apparaître comme un choix conscient fait par
Pétrone. Mais l'on pressent que les différences sociales n'impliquent pas
des options morales, des mœurs différentes. Toute l'humanité qui s'agite,
aussi bien dans la Cena (où ce sont de petites gens, en dépit de leur fortu-
ne) que dans les auberges, mais aussi dans la bourgeoisie de Crotone, aux
bains, où un chevalier romain se fait, pour des raisons inavouables, le
protecteur d' Ascylte, et dans les mauvais quartiers de la ville, où c'est un
«père de famille>, un bourgeois, qui veut débaucher Encolpe - toute cette
humanité, quelles que soient sa condition sociale et ses origines, est domi-
née par les instincts les plus rudimentaires et les plus brutaux : le désir de
l'argent - l'avaritia - une sexualité violente, qui possède aussi bien les
hommes que les femmes. Nous avons nommé Quartilla, et cette grande
dame en remontre aux sorcières adoratrices de Priape. Trimalchion n'est
ni meilleur ni pire que le poète Eumolpe, que son âge n'a pas mis à l'abri
des passions interdites.
Cette brutalité des instincts qui mènent la plupart des personnages
du roman est d'autant plus sensible que le conteur, Encolpe, ne la parta-
ge pas. Son amour pour Giton est plus délicat, plus pudique que l'on n'au-
rait attendu. Il rougit des violences lubriques de Quartilla. Il se voile le
visage; il ne participe pas aux entreprises d'Eumolpe, à Crotone. Bien
plus, il témoigne du dégoût non seulement pour les vulgarités de Trimal-
chion, qui lui semblent plus ridicules que coupables, mais surtout pour
ses mœurs dissolues, le cynisme avec lequel il fait venir son ignoble
mignon au festin et l'installe près de lui. E~colpe éprouve une sorte de
nausée devant l'ivresse qui s'est emparée de tous les convives, et c'est
avec soulagement qu'il s'échappe dans la nuit. Nous avons l'impression
qu'il regarde ce monde grouillant sans grande sympathie, un peu à la
façon dont il visiterait un jardin zoologique. Et ce regard n'est pas celui
d'un aristocrate devant un déchaînement plébéien. Ce n'est pas sur ce
plan que se place Pétrone: si l'on avait cédé, en comparant Quartilla et
Fortunata, à la tenation de prêter à l'auteur une condamnation morale de
UNE INTENTION POSSIBLE DB PaTRONB 417

l'aristocratie, il faudrait maintenant revenir sur cette impression et dire


d'Encolpe qu'il prend ses distances â l'égard d'un Trimalchion. Deux vues
opposées, qui se détruisent l'une l'autre. Quoi qu'on en ait dit, le Satiricon
n'est pas un roman social. Pétrone ne s'y pose pas en juge d'une ou de
plusieurs catégories sociales.
Il est un thème sur lequel Pétrone revient souvent, et dont le rappel
peut nous aider â discerner plus clairement l'intention qui l'anime. A plu-
sieurs reprises, il est question des dieux et de ce que nous appelons le
csurnatureh - et qui, pour les Anciens, n'était qu'une forme de la Nature.
Et chaque fois les faits religieux sont évoqués de l'extérieur, aussi étran-
gers â l'auteur que les dérèglements de toute nature qu'il raconte. C'est
par exemple un compagnon de Trimalchion qui évoque le temps où l'on
croyait â Jupiter, et où il suffisait d'une procession au Capitole pour faire
tomber la pluie. Évidemment, cette piété populaire n'est point partagée
par Pétrone.
Dans l'ensemble, les personnages du roman demandent aux divinités
les moyens de satisfaire leurs passions. Sans parler de Priape, qui est l'ob-
jet de cérémonies â la fois ridicules et immorales, nous constatons que les
Lares de Trimalchion sont portés en procession par trois pages qui s'ap-
pellent Felicio, Cerdo et Lucro. Trois noms qui portent témoignage des
vœux adressés par le maître de la maison â ses dieux familiers.
Ce n'est point hasard, non plus, si l'on raconte, pendant le dîner, des
histoires de fantômes et de loups-garous. Personne ne s'avise d'émettre le
moindre doute. Trimalchion croit aux striges et fait tout pour éloigner les
Nocturnae, les terribles «Femelles de la Nuit>. L'atmosphère ainsi créée
est si obsédante que le narrateur lui-même, l'ivresse aidant, se croit trans-
porté dans un autre monde : les lumières de la salle â manger lui sem-
blent plus brillantes, et tout le décor transformé. La religion prend ici sa
forme la plus primitive, celle de la déisidaimonia, celle qu'il est le plus
difficile d'arracher au fond de l'âme. Nous savons par Pline le Jeune â
quel point les esprits les plus sages, les plus philosophes, étaient crédules
quand il s'agissait de fantômes, de revenants et, en général, de tout le
merveilleux que l'on pourrait dire quotidien ou familier. On mettra avec
les histoires de fantômes les superstitions prêtées aux personnages, un
peu partout dans le roman: l'obligation faite aux convives de ne pénétrer
dans la salle â manger que du pied droit, aussi bien que l'interdiction de
se couper les cheveux â bord d'un navire.
L'épisode des sorcières, prêtresses de Priape, rappelle les pièces
d'Horace consacrées aux maléfices de Canidie et de sa sœur. Et ce rap-
prochement lui donne peut-être son sens, un sens très lucrétien : le pou-
voir de la folie humaine, au service de la superstition. Folie d'autant plus
418 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

redoutable que son objet est dérisoire. Mais les Canidies de Pétrone ne
sont pas criminelles. Le roman n'est pas tragique; il est animé par une
volonté de rire des choses plutôt que d'en pleurer. En quoi il se rattache,
sans doute, à l'inspiration démocritéenne, si vivante à cette époque, com-
me le prouve l'œuvre de Sénèque.
On devait s'attendre, dans un tel roman, à rencontrer le problème de
la mort. C'est Trimalchion qui le pose et le traite longuement. On a relevé
depuis longtemps ce que les propos de Trimalchion contenaient d'épicu-
risme impur et vulgaire: la pensée de la mort comme incitation à vivre
dans le présent, comme piment du plaisir, le banquet se terminant, avec
la journée, en funérailles - comme le faisait ce personnage dont parle
Sénèque dans le traité sur la Brièveté de la vie, qui ordonnait à ses valets
de célébrer ses funérailles alors qu'il vivait encore. Tout cela témoigne
plus de la crainte de la mort que de son acceptation sereine. Il s'agit d'ap-
privoiser le monstre, et de touver le plaisir jusque dans la pensée de
l'anéantissement.
Mais l'idée de l'anéantissement, si elle était véritablement acceptée,
resterait encore dans la ligne de l'épicurisme. En réalité, Trimalchion la
refuse. Il entend conserver, dans la mort même, le sentiment des choses
plaisantes de la vie. Il aura autour de ses cendres un jardin, une treille,
des fruits, de l'eau fraîche, des fleurs. Attitude exactement opposée à
l'épicurisme véritable et dont l'absurdité éclate lorsque Trimalchion pour
punir Fortuanta, défend qu'elle soit liée à lui dans la mort - ils poursui-
vront, tous deux, jusque dans le néant, cette vie de querelles domestiques
dont ils offrent quotidiennement le spectacle.
De la même façon que se trouve tourné en ridicule l'épicurisme vul-
gaire de Trimalchion, qui masque la peur de la mort et ne la supprime
point, de même Pétrone se moque visiblement de l'astrologie, que l'on
considérait alors comme l'un des moyens de déchiffrer le mystère du
monde. Il en fait le thème d'un épisode grotesque et d'un discours fort
pédant de Trimalchion. Or, nous savons que l'étude des astres tenait une
grande place jusque dans le cercle des familiers de Néron. Le poème de
Lucain nous en apporte un témoignage irrécusable. Et Sénèque affirme,
dans les Questions naturelles, que les insuffisances constatables de l'astro-
logie proviennent d'une connaissance insuffisante des lois du monde, et
non de la fausseté de cette science. Il n'est nullement certain que Pétrone
ait voulu condamner l'astrologie en tant que telle - pas plus qu'il ne
condamnait, dans l'épicurisme de Trimalchion, la doctrine du Jardin,
mais sa critique nous transporte, pourrait-on dire, dans le monde de la
fable, où l'on voit des animaux se livrer aux occupations des hommes, les
imiter ridiculement pour notre enseignement.
UNB INTENTION POSSIBLBDB PÉTRONE 419

Il nous apparaît donc que les personnages du roman éprouvent les


passions humaines, à un degré de violence peut-être plus que naturel -
toutes passions qui ruinent l'âme et l'empêchent d'atteindre à la tranquil-
lité, à la sérénité qui, seule, conduit à la vie heureuse. Il est tentant de se
demander si le roman ne nous a pas conservé comme l'illustration des
égarements où se portent les hommes lorsqu'ils pêchent contre les quatre
grandes vertus, les quatre piliers de la sagesse. Ces quatre vertus, pruden-
ce, courage, justice et tempérance, sont, de fait, constamment bafouées
par les personnages de Pétrone. On pouvait s'y attendre a priori. Mais il
est plus difficile de montrer que Pétrone s'est référé consciemment à cet-
te analyse traditionnelle de la «vertu>, c'est-à-dire de la conduite humaine
la plus excellente concevable.
La vertu la moins pratiquée par les personnages de Pétrone est assu-
rément la temperantia. Aucune mesure dans les passions, pas plus que
dans le dîner de Trimalchion. Encolpe lui-même, en dépit de ses pudeurs,
s'abandonne au désespoir lorsque Giton le trahit. Il cède à la colère, sans
mesure; il veut tuer Ascylte, et ne doit d'éviter un crime qu'à l'interven-
tion providentielle d'un soldat qui lui ôte son arme. Il n'est aucun person-
nage qui pratique la temperantia. On aurait pu penser que le vieil Eumol-
pe serait plus sage; en réalité, il est plus libidineux que son jeune ami. La
culture, la pratique de la poésie ne le mettent pas à l'abri de cette déme-
sure dans la recherche du plaisir qui est le contraire de la temperantia.
La pratique du courage n'est pas plus en honneur, dans le monde du
roman, que celle de la temperantia. Trimalchion est bien le plus peureux
des hommes; le chant d'un coq suffit à le frapper de terreur. Encolpe, à
la seule vue d'un chien en mosaïque, tombe dans l'eau du bassin. Plus
tard, il tremble et perd pour un temps l'usage de la parole lorsqu'il recon-
naît la voix de Tryphène, sur le bateau de Lichas. Pendant la bataille qui
oppose Encolpe, Eumolpe et Giton, sur ce même bateau, aux amis et aux
serviteurs de Lichas, Encolpe et Giton se livrent à la plus indigne des
comédies pour apitoyer leurs adversaires. Même lors des plus grandes
crises, les personnages songent d'abord à protéger leur personne. Un seul
d'entre eux, tandis que le navire est jeté à la côte par la tempête, reste
intrépide. Mais c'est le poète Eumolpe, qui, dans sa folie, ne s'est même
pas aperçu que tout s'effondrait autour de lui. Lâcheté, témérité, incons-
cience mais nulle part le vrai courage, qui donne sa juste valeur au pêril
et le regarde venir sans émotion.
La justice non plus n'est pas en honneur dans ce monde du Satiricon.
1
Ne parlons pas du vol du manteau et de la tentative pour le vendre sur le
marché. Mais, même entre les deux complices, Encolpe et Ascylte, ce ne
sont que tromperies, trahisons de toutes sortes. Trimalchion, qui n'est pas
420 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

un mauvais homme, prend plaisir â bafouer l'équité, en rendant ses juge-


ments entre les esclaves. L'un d'eux, qui se précipite â son secours avec
des bandes de laine pour le bander, se voit puni parce que ces bandes ne
sont pas de pourpre, et celui qui, par maladresse, a failli lui rompre le
cou est affranchi pour qu'il ne soit pas dit qu'un aussi grand personnage
que Trimalchion ait pu mourir par la faute d'un esclave. Punitions et
récompenses tombent absurdement, selon la fantaisie du maître.
Enfin, la prudence, première des vertus cardinales, ne règle la
conduite d'aucun des personnages. C'est par imprudence qu'Encolpe et
Ascylte sont perpétuellement menacés des pires châtiments et tombent
dans des aventures fort désagréables. Curieux, ils se mêlent de ce qui ne
les regarde pas, et, si l'on prend au sérieux la malédiction dont souffre
Encolpe, c'est sa curiosité sacrilège qui la lui a attirée. Trimalchion, dira-
t-on, a dû faire preuve de «prudence», au sens le plus vulgaire, pour par-
venir, de simple esclave, â la grande fortune où nous le voyons. Pourtant,
il laisse deviner que l'origine de cette fortune n'est guère avouable; des
complaisances â la fois pour le maître et pour la maîtresse, et surtout une
chance extraordinaire, qui fait que tout ce qu'il touche se transforme en
or sous ses mains, toutes les affaires qu'il entreprend parviennent â une
fin heureuse. Dans tout cela, le calcul raisonnable a peu de place. Et les
affranchis qui entourent Trimalchion ne sont pas plus sages que lui;
engagés dans des opérations financières hasardeuses, l'un a vu sa fortune
atteindre un million de sesterces, mais il n'a pas tardé â se ruiner, et d'au-
tres essaient de faire bonne figure contre la malchance, par exemple en
faisant semblant de vendre volontairement les quelques biens qui leur
restent, alors qu'ils sont contraints de réaliser leurs dernières ressources.
Nous sommes dans un monde de faux-semblant, de bluff, où chacun
essaie de paraître aux yeux des autres ce qu'il n'est pas: Trimalchion est
riche, mais il veut passer pour savant, et il tient des propos absurdes,
qu'il s'éviterait s'il avait la sagesse de s'avouer ses ignorances. Et, si l'on
veut caractériser la conduite de ces personnages, la seule épithète qui
décrit â la fois leurs folies, leurs enfantillages, leur déraison en toute cho-
se est celle de stulti. Ce sont des représentants de l'humanité que n'est pas
venu éclairer la lumière de la sagesse. Ils demeurent, pour reprendre l'ex-
pression lucrétienne, dans les ténèbres de l'ignorance, et le bonheur qu'ils
peuvent se donner est toujours illusoire.
Trimalchion devrait être heureux; il est «felix >, «beatus > selon les
valeurs vulgaires. Mais ce n'est qu'une bracteata felicitas; il est profondé-
ment malheureux, de par sa déraison; il a peur de la mort, il trouve le
chagrin dans l'ivresse, il ne cesse de se quereller avec sa femme, et la
demeure qu'il s'est faite n'est guère propre â lui -donner le repos inté-
UNE INTENTION POSSIBLE DE PtTRONE 421

rieur. Il n'y trouve, à chaque instant, que des motifs de colère. Il donne
l'image d'un être balloté de droite et de gauche, sans fermeté, sans cons-
tantia, même dans la recherche du plaisir, et l'on se demande, une fois
qu'il a disparu, ce qu'il était en vérité, s'il possédait une réalité au-delà de
cette apparence grotesque de petit vieillard enfoui dans une écharpe à
large bande de pourpre, et vêtu d'une tunique couleur d'aurore.
On a remarqué, depuis longtemps, et, récemment, avec force, que la
silhouette de Trimalchion évoque irrésistiblement celle de Mécène, avec
ses oreilles pointant seules hors de son manteau, comme un esclave fugi-
tif de comédie, et son affectation à ne mettre aucune rigueur dans sa
tenue. On a fait observer aussi et inversement que bien des traits de Tri-
malchion ne conviennent pas à Mécène, et qu'il ne saurait s'agir d'une
identification entre les deux personnages. Pétrone se serait-il donc
contenté de prendre, dans l'image restée légendaire de Mécène, quelques
traits amusants pour les prêter à son propre personnage? Mais pour-
quoi?
Peut-être une Lettre à Lucilius, parmi les plus célèbres, et écrite préci-
sément vers la même époque que le Satiricon, suggère-t-elle un début
d'explication. Sénèque, on le sait, soutient à son ami l'idée que l'apparen-
ce physique d'un homme aussi bien que sa façon de parler sont le reflet
de son être intérieur. Et il prend l'exemple de Mécène, tiraillé toute sa vie
entre des passions contradictoires, amoureux de sa femme Terentia qui le
repoussait et (Sénèque se contente de le suggèrer, mais une lettre d'Antoi-
ne, conservée par Suétone, est moins discrète) réservait ses complaisances
à Auguste. Mécène est aussi incapable d'énergie; il aime passionnément la
vie, mais il a peur de mourir, et cela même empoisonne profondément
tous ses plaisirs. Bref, Mécène est, aux yeux de Sénèque, le type même du
stultus, de l'homme qui n'a jamais pu ordonner son être intime, discipli-
ner sa sensibilité, mettre en lui-même la cohérence indispensable à qui
veut mériter le nom d'homme.
Si l'on rapproche ces idées de Sénèque et le portrait de Trimalchion,
on peut se demander si le dessein de Pétrone n'a pas été précisément le
même que celui du philosophe: prendre, chez Mécène, tout ce qui, dans
son extérieur déjà, indique ce vice profond de son âme, cette incohérence,
cette complaisance lâche envers soi-même, cette attitude puérile en face
de ce que l'opinion considère comme des «biens», pour en composer une
figure, en quelque sorte idéale, de «pauvre homme»?
Si l'on assignait à l'évocation de Mécène en la personne de Trimal-
chion - évocation indéniable, que suffit à souligner le cognomen de Mae-
cenatianus donné à l'affranchi - une signification politique, il faudrait
que Pétrone eût voulu assimiler l'illustre ami d'Auguste et les affranchis
422 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE

du règne de Claude et des premières années de Néron, c'est-à-dire à la


fois ridiculiser le « dieu Auguste> et condamner l'administration des Nar-
cisse et des Pallas. Ce qui eût été contradictoire : la condamnation du des-
potisme claudien, exercé par le ministère de ses affranchis, entraînant
automatiquement l'approbation de la dyarchie augustéenne. Aussiest-il
bien difficile de situer la satire de Mécène sur le plan de la vie politique:
c'est l'homme qui est en question, comme il est en question dans les Let-
tres à Lucilius où Sénèque fait si longuement son procès.
S'il en était ainsi, on pourrait formuler une hypothèse: que Pétrone,
dans son roman, s'est montré plus philosophe qu'on ne le dit souvent.Il
nous a semblé déjà qu'il avait répudié les intentions sociales, refusé de
s'ériger en juge des mœurs de telle ou telle condition, de tel ou tel milieu.
Il est facile aussi de montrer qu'il ne se préoccupe pas des problèmesqui,
une génération plus tard, tourmenteront Juvénal, cette invasion de Rome
par les Orientaux: Juvénal eût donné de Trimalchion, qui, lui aussi, a
coulé de l'Oronte vers le Tibre, une image bien différente de celle que
Pétrone nous en offre. Pétrone n'est pas inspiré par l'indignation. Vis-à-
vis de son personnage, il témoigne d'une indulgence amusée. De tempsen
temps, il souligne que les propos qu'il lui fait tenir sont absurdes, que ses
affectations sont ridicules, mais il n'en éprouve lui-même aucune colère.
On devine même une sorte de sympathie intermittente, assez vite répri·
mée, il est vrai, de l'auteur lui-même pour ce fantoche qui n'a d'autre vice
que d'être un homme dépourvu des lumières de la philosophie.
Cette hypothèse, d'un Pétrone philosophe, ou du moins soucieuxde
mesurer le pouvoir de la raison, en établissant la contre-épreuve de la
.déraison, s'accorderait assez bien avec l'atmosphère de ces années où le
règne de Néron s'éloigne lentement, et comme à regret, de Sénèque pour
dériver vers Tigellin. Pétrone est, dans cette évolution, un homme de tran·
sition; arrivé au palais, et au consulat, après la mort de Burrus, il ne sur·
vivra guère à la conjuration de Pison. Son influence coïncide avec le
temps où Lucain compose la Pharsale, c'est-à-dire, précisément, le temps
où les options politiques du règne changent, où le jeune poète qui a corn·
mencé son épopée dans l'enthousiasme en faisant l'éloge du Prince, s'en
éloigne de plus en plus et passe à l'opposition.
Dans cette perspective d'un monde changeant, autour de Néron, l'on
comprendrait
r mieux, peut-être , le roman de Pétrone , où l'on veut trouver,
ou _ontrouve, peut-être, des souvenirs de Sénèque, des allusions précises
(moms précises, sans doute, qu'on ne le dit) à l'œuvre philosophique de
celui-ci, mais peut-être pas sous la forme parodique que l'on dit.
P~r exemple, il est bien peu vraisemblable que le vieux poète Emnol·
pe 5011 la caricature de Sénèque. Certes, il existe un «dossier» en faveur
UNE INTENTION POSSIBLEDE PaTRONE 423

de cette thèse. Nous connaissons par Dion Cassius l'image que l'opposi-
tion et les ennemis de Sénèque voulaient présenter du philosophe : celle
d'un ambitieux, débauché, amateur de femmes aussi bien que de jeunes
gens, avide d'argent et dépourvu de scrupules. Et l'on peut, à la rigueur,
en rapprocher certains traits d'Eumolpe, notamment le goût de la débau-
che. On peut aussi se souvenir des tragédies, et constater que Pétrone
tourne en dérision au nom d'une esthétique réfléchie certaines formes
d'expression dramatique, dans lesquelles il faut peut-être voir des allu-
sions au style de Sénèque dans son théâtre. Mais tout cela ne convainc
point, l'image obtenue de la sorte ne serait que fragmentaire. Et il en est
de Sénèque par rapport à Eumolpe comme de Trimalchion par rapport à
Mécène. La ressemblance n'est peut-être pas fortuite, elle n'est que par-
tielle et volontairement limitée.
Il y a, dans le personnage d'Eumolpe, bien autre chose que ce qu'au-
rait pu être une caricature de Sénèque. Eumolpe est une figure tradition-
nelle du poète fou, que les dieux inspirent en le rendant insensible aux
choses de la vie. Cela vient de Platon et remonte au-delà encore. Cela pas-
se, aussi, par les dernières pages de l'Art poétique d'Horace et trouvera
des échos dans le Dialogue des Orateurs de Tacite. C'est un lieu commun
philosophique, qui concerne fort peu Sénèque.
Pourtant, les rapprochements à établir entre tel passage du Satiricon
et les Dialogues ou les Lettres ne sont pas fortuits. Il y a entre eux une
parenté évidente. Mais est-elle vraiment celle que l'on voudrait et le Sati-
ricon contient-il un «anti-Sénèque >?
Une parodie, pour être sentie, doit être évidente. Or, l'un des textes
invoqués, les réflexions amères d'Encolpe sur le cadavre de Lichas (115),
est isolé de l'ensemble; il n'est pas entouré d'un «cadre» qui rendrait sen-
sible le caractère dérisoire de l'épisode. Rien ne nous avertit que la tris-
tesse dont Encolpe se dit pénétré n'est pas une vraie tristesse. Tout ce que
l'on peut soupçonner, c'est que cette tristesse est un peu trop bavarde.
Mais Encolpe nous a habitués à ces monologues surabondants auxquels il
s'abandonne dès qu'il est saisi par l'émotion. C'est un trait de son caractè-
re, et un peu de son charme, que cette émotivité juvénile, bien en harmo-
nie avec les manières d'un jeune homme à peine sorti de l'école - un
intellectuel raisonneur, amoureux des mots. Cela n'a rien d'étrange. Et
que dit-il? Il s'abandonne à une improvisation, assez scolaire, sur les
incertitudes de la fortune et se termine par un autre lieu commun, dans
le goût des Cyniques, sur les différents genres de sépulture. De tels mou-
vements se trouvent souvent chez Sénèque, c'est vrai. Mais ils ne sont que
l'une des formes les plus extérieures de son expression philosophique, et
la rhétorique peut les revendiquer aussi légitimement que la philosophie.
424 ROME,LA LIITmtATURE ET L'HISTOIRE

En réalité, c'est chez Attale, chez Papirius Fabianus, dans la tradition sco-
laire qu'il faut chercher les modèles. Nous avons là un style d'époque,
dont Sénèque est pour nous le représentant le plus illustre, et le plus
familier, mais qui ne lui est pas personnel. Encolpe est fidèle à son per-
sonnage en l'employant, et ce qu'il parodie, s'il y a vraiment parodie, c'est
lui-même. Mais qui penserait à identifier Encolpe et Sénèque?
Et ainsi se trouve levée l'objection peut-être la plus grave que l'on
pourrait faire à l'hypothèse ici présentée d'une «lecture nouvelle» du
Satiricon: Pétrone n'est pas ennemi de toute philosophie, il est ironique,
tout au plus, devant le style habituel à la rhétorique moralisante. Mais les
valeurs morales réelles lui sont aussi chères qu'à Sénèque. Il suffit pour
s'en persuader de rappeler un passage, moins souvent lu et étudié, il est
vrai, que la Cena, mais fort important, les propos du fermier de Crotone
présentant sa ville aux voyageurs (116): à Crotone, le mensonge seul est
roi. Les activités dignes d'un homme n'y sont point pratiquées. Et parmi
elles, le fermier cite l'étude des œuvres littéraires, celle de l'éloquence et
la pratique de la frugalitas. Crotone, ville du mensonge, a perverti toutes
les valeurs naturelles. Les hommes n'y sont plus liés par l'humanitas,
dont les épicuriens aussi bien que les stoïciens avaient fait une vertu fon-
damentale; ils ne pratiquent plus à l'égard les uns des autres la «justitia»,
mais, comme sur une plaine ravagée par une épidémie de peste, il n'y
aura plus que des cadavres en train d'être dévorés et des corbeaux en
train de les dévorer.
Finalement, il est clair que Pétrone accepte bien des principes qui
sont ceux de Sénèque. Que, comme lui, il pense que le vitium suprême
consiste à méconnaître les impératifs de la nature humaine, qui sont
effectivement méconnus par tous ceux qui, faute d'un apprentissage suf-
fisant, s'abandonnent aux séductions de la Fortune ou du plaisir, et tom-
bent dans les pièges que la se11sibilitétend à la raison. Trimalchion, com-
me Mécène, souffre de ce mal : il est l' anti-nature. Mais ce même mal
n'épargne pas les prétendus «intellectuels», les maîtres d'école qui for-
ment les jeunes gens à traiter des sujets invraisemblables et ne les prépa-
rent pas aux réalités du monde. Il en va de même pour les poètes, qui ne
doivent pas se borner à être des artisans du langage, mais ont pour mis-
sion de réserver dans le monde «la part de la folie».
Au terme de cet exposé, on se demandera peut-être si Pétrone est épi-
curien, ou stoïcien, ou se réclame de l'Académie. A la vérité, il ne s'est pas
mis à lui-même d'étiquette. Se réclamer de la nature est commun à toutes
les écoles. Le rôle reconnu aux poètes indiquerait plutôt des sympathies
stoïciennes - mais d'une manière négative, et il reste, aussi, que la théorie
de l'épopée, présentée par Eumolpe, est assez proche des thèses aristotéli-
UNB INTENTION POSSIBLEDB PéTRONB 425

ciennes. Nous sommes donc dans un grand embarras. Embarras accru


encore si l'on se souvient de l'attitude de Pétrone à l'égard de la déisidai-
monia, qui semble d'abord, certes, une attitude épicurienne, mais qui
peut aussi rappeler certaines positions prises par Sénèque dans le De
superstitione. La sagesse consisterait donc à constater tous ces faits, et à
suggérer que Pétrone, formé, comme ses contemporains, à la méditation
philosophique, a, comme beaucoup d'entre eux, négligé les orthodoxies,
prenant son bien ici et là, soucieux avant tout d'établir les conditions inté-
rieures de la vie heureuse. On aimerait imaginer Pétrone un peu comme
ce qu'aurait pu être, ce que fut peut-être, Annaeus Serenus, après la prati-
que du De tranquillitate animi, un Sérénus qui, aussi, se souviendrait du
Suaue mari magno ... et s'amuserait à faire voguer en pleine mer une nef
des fous avec tout son équipage.
NOTES SUR PROPERCE
I - LA COMPOSmON DE L'ÉLÉGIE A VERTUMNE

Il y a une dizaine d'années, MlleM. Schmidt établissait, dans une étu-


de fort ingénieuse, que la composition des poèmes de Catulle et, à leur
suite, celle des Géorgiques, obéissent à des lois numériques subtiles dont
certaines œuvres alexandrines leur fournissaient le modèle 1• Si, dans le
détail, les analyses de M11oSchmidt et ses arguments appellent quelques
réserves, surtout sur le point des Géorgiques, œuvre de longue haleine
dont l'inspiration déborde les schémas trop rigides 2, les rapprochements
dont elle appuie sa thèse sont trop nombreux et trop probants pour que
celle-ci ne contienne pas une large part de vérité. Nous voudrions ici
.appliquer sa méthode à un poème dont elle ne parle point et qui, pour-
tant, relève de la même technique: l'élégie que Properce consacre au dieu
Vertumne 3• Nous voudrions aussi, dépassant l'analyse purement numéri-
que, montrer quelle lumière nouvelle celle-ci peut jeter sur l'interpréta-
tion de la poésie de Properce.
A cette analyse numérique, le poète nous convie lui-même lorsqu'ils
écrit, à la fin de son élégie : cil ne me reste que six vers . . . telle est la
limite imposée à ma course dans la carrière 4 ». Par conséquent, le nombre
des vers revêt ici une importance particulière.
Si nous examinons la suite des idées, nous constatons que le poème se
divise en quatre grandes parties, de la façon suivante :
A. - Vers 1 à 18. Brusque entrée en matière; le dieu se nomme et
pose la question de l'étymologie de son nom, thème majeur et prétexte de
toute l'élégie, et, aussitôt, il indique les fausses étymologies proposées
habituellement (uert-amnis; uert-annus) que, lui, il n'accepte pas.

1 M. Schmidt, Die Komposition von Vergils Georgilca, in Stud. zur Gesch. u. Kul-
tur des Altertums, XVI, 2/3, 1930.
2 Voir le compte rendu de J. Bayet, in Revue crit., 1921, p. 212-215.
3 lUgies, IV, 2.

• V. 57-58: su superant uersus ... haec spatiis ultima creta meis.


428 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

B. Vers 19 à 32. - En fait, per nature, Vertumne est apte à toutes


sortes de transformations. Successivement, il peut se faire fille légère,
faneur, soldat, plaideur, ivrogne, Bacchus et Phébus.
C. Vers 33 à 46. - Il peut également prendre d'autres formes: chas-
seur, oiseleur, cocher, écuyer, pêcheur à la ligne, colporteur, berger, ven-
deur de roses, jardinier enfin. Cette série d'incarnations se distingue net-
tement de la précédente et constitue un ensemble à part. Le mouvement
change, avec le vers 33; les secondes personnes dont il était fait usage
jusque-là (uoles, v. 22; indue, v. 23; da, v. 25; iurabis, v. 26; clamabis,
v. 30; cinge, v. 31; dabis, v. 32) disparaissent complètement. De plus, la
première série d'incarnations se termine avec le distique 31-32 par un
«élargissement stylistique» obtenu à l'aide d'un chiasme et d'une anapho-
re:
cinge caput mitra, speciem furabor lacchi,·
furabor Phoebi, si modo plectra dabis.

Ces vers forment visiblement la clausule d'un développement 5•


D. Vers 47 à 64. - Le mot de l'énigme, c'est que le nom de Vertumne
fait allusion à ses faculté de transformation. Tel est le sens du mot dans
la «langue de ses pères 6 ». Le dieu rappelle sa venue à Rome; il aspire à y
rester éternellement, et le poème se termine par des vœux en faveur de
l'artiste qui a façonné la statue 7 •
Ainsi, les soixante-quatre vers de ce poème se laissent aisément grou-
per, pour le sens, en quatre grandes parties symétriques suivant le sché-

5 Au point de vue métrique, noter, dans l'hexamètre, l'alternance régulière des


dactyles et des spondées, et les deux spondées initiaux du pentamètre, combinaison
qui vise certainement un effet.
6 En latin, ou en étrusque? Est-ce une étymologie «étrusque» (fantaisiste) de
uerto, ou une homonymie entre le participe médio-passif *uortumnus et Voltumna,
Vertumnus, divinité étrusque? ·
7 Le commentaire de l'éd. Butler et Barber, Oxford, 1933, p. 333, coupe le poè-

me ainsi: 468; 9-18; 19-48; 49-64. Les transformations sont englobées dans une
même partie, qui déborde jusqu'au vers 48. Cette dernière coupure nous semble
malheureuse; elle sépare une phrase en deux :
(47) at mihi quod formas unus uertebar in omnis
nomen ab euentu patria lingua dedit;
(49) et tu, Roma, meis tribuisti praemia Tuscis
(unde hodie Vicus nomina Tuscus habet).
La coupe avant 47 nous semble se justifier par la présence de la particule forte at,
qui oppose la proposition qu'elle annonce au développement précédent. Voir ci-
dessous.
NOTBS SUR PROPERCE - 1 429

ma numérique: 18 + 14 + 14 + 18. La pièce entière admet un centre de


symétrie après le 16e distique.
Ce schéma, tel qu'il résulte de la suite des idées, répond aux grands
mouvements du poème. La première partie se termine par une période de
six vers dont l'unité est soulignée par des correspondances de termes (pri-
ma, v. 13, qui domine toute le phrase; autumnalia, v. 15, répondant à aes-
tiuo, v. 16; surtout, répétition anaphorique de hic dans les deux derniers
distiques, v. 15 et 17). Brusquement, avec le vers 19, la deuxième partie
débute par une asyndète qui n'est pas sans dureté: mendax fama no-
ces . .. Nous avons montré qu'une opposition analogue s'établit entre la
fin de la seconde partie et le début de la troisième. De même encore, la
troisième partie se termine par un tableau gracieux et achevé, auquel
s'oppose brusquement le at mihi du vers 47, début du dernier «mouve-
ment>.
Un autre parallélisme de détail, enfin, vient confirmer cette division :
des concordances d'expression entre les vers qui commencent respective•
ment la première et la quatrième partie :
v. 1: quid mirare meas tot in UNO corpore FORMAS?
et v. 47: at mihi, quod FORMAS UNUS uertebar in omnis
v. 2: accipe Vertumni signa PATBRNAdei
et v. 48: nomen ab euentu PATRIA lingua dedit.
v. 3: Tuscus ego Tusc1sorior nec poenitet ...
et v. 49: Et tu, Roma, meis tribuistis proemia TuscJS.

On voit que les mots significatifs de chacun des trois vers initiaux ont
été repris dans les vers symétriques de la partie finale. Serait-ce par
hasard?
*
* *

Telle est la symétrie générale du poème. Mais, à l'intérieur de chaque


partie, la composition n'est pas moins rigoureuse. Les deux parties extrê-
mes, qui se correspondent, se composent respectivement de trois groupes
de six vers chacun, centrés également autour d'une idée:
A. - Vers 1 à 6: introduction; indication de l'opposition Étrurie-
Rome, l'un des thèmes majeurs du poème. Cette opposition se retrouve
dans les vers 47 à 58 qui forment une période rythmique définie, termi-
née par une ponctuation forte.
B. - Vers 7 à 12: les fausses étymologies. Ces six vers forment une
unité stylistique aussi bien qu'intellectuelle, l'idée centrale étant celle de
uertere. Serait-il trop subtil de rapprocher les six vers symétriques de la
430 ROME, LA UTI'mlATUllE BT L'HISTOIRE

quatrième partie (vers 53 à 58 : uidi ego labentis acies ... ) où est suggérée,
mais non exprimée, l'idéee de uertere terga?
C. - Vers 13 à 18: les offrandes rituelles au dieu, raisins, cerises,
prunes, pommes et poires. Ces allusions à l'image de la statue, telle que la
voyait le passant, sont à rapprocher des six derniers vers du poème.
expressément détachés par Properce : stipes acemw eram (v. 59 et suiv.),
qui attirent eux aussi l'attention sur la statue elle-même.
Les deux parties centrales ne se prêtent pas à des jeux analogues.
Dans un poème en distiques, un ensemble de quatorze vers ne peut se
diviser de façon symétrique (et nous verrons que la symétrie était ici une
nécessité pour Properce) qu'en sept groupes égaux. Telle est bien la solu-
tion adoptée par le poète, qui se contente de juxtaposer ses distiquesen
refusant toute période plus ample. Tout au plus la nécessité de marquer
le changement de mouvement entre la troisième et la quatrième partie
l'a-t-elle conduit à mettre une liaison plus étroite entre les deux derniers
distiques de la troisième: «nec flos ullw .. . >, au vers 45. Il résulte de ce
parti pris l'impression d'un développement heurté, sans cesse haché,
comme un halètement : impression que donne, précisément, une succes-
sion ininterrompue de transformations rapides, sans transition; et les
asyndètes que l'on remarque en grand nombre dans ce passage ne sont
que l'instrument grammatical de cette construction rythmique, elle-
même, en dernière analyse, au service de l'effet stylistique.
Nous voyons, par conséquent, que Properce a dessiné dans son élégie
des harmonies numériques qui ne peuvent être dues au hasard, et que,
tout entière, elle se résume dans une formule arithmétique :

qui exprime la parfaite symétrie du poème.


Cette formule permet de faire justice d'opinions hypercritiques sur la
transmission du texte. On a supposé, d'une part, que les vers 41 à 46:
«Nam quid ego adiciam .. . >, jusqu'à: «impositw fronti langueat ante
meus>, c'est-à-dire le développement sur l'incarnation de Vertumne com·
me jardinier, étaient déplacés et devaient être mis après le vers 18, soit
après le passage où le dieu rappelle les offrandes de fruits que l'on a cou·
turne de lui faire a.
Indépendamment des arguments que l'on peut faire valoir contre cet·

1
Voir P.J. Enk, Ad Propertii carm. comm. crit., Leipzig, 1911, p. 301, qui admet
cette transposition.
NOTBSSUR PROPBRCB- 1 431

te transposition, tirés du sens et de la suite des idées 9 , on voit maintenant


qu'en l'acceptant on bouleverserait complètement les symétries recon-
nues et qu'on mutilerait l'économie interne de l'œuvre.
D'autre part, le distique «Est etiam aurigae species . .. , (vers 35-36) a
été suspecté 10 ; on a voulu y voir une glose un peu gauche introduite dans
le texte. Mais la gaucherie de ces vers, si elle est réelle, est de Properce
lui-même, et non d'un imitateur malhabile. A les supprimer, la troisième
partie devient boiteuse, avec six distiques seulement contre les sept de la
seconde.
Donc, dans l'ensemble, les thèses hypercritiques sont insoutenables et
cette constatation devra nous inciter à rejeter moins précipitamment la
tradition manuscrite dans les cas où, à l'inverse de ce qui se passe ici, des
critères purement formels ne viennent pas la garantir.

* * *

Pourquoi, dira-t-on, Properce s'est-il astreint à suivre un schéma


numérique aussi rigoureux?
Une première raison peut, sans doute, apparaître, si l'on remarque
que ce poème n'est, au fond, qu'une longue épigramme à la manière
«alexandrine,, une longue harangue prêtée à une statue qui interpelle les
passants et raconte son histoire. L'Anthologie palatine nous fait connaître
un grand nombre de telles pièces. Properce se souvenait donc ici plus
qu'ailleurs des modèles hellénistiques; il reprenait la tradition des « néoté-
roi ,. Il était naturel, par conséquent, qu'il eût recours à l'un des procédés
qui leur étaient chers, celui des symétries numériques. Mais cette raison,
si elle n'est pas sans poids, demeure faible; elle n'indique au mieux
qu'une possibilité qui lui était offerte; elle n'explique pas son choix.
Déjà les vers mystérieux de Vertumne à la fin de son monologue: « il
ne me reste plus que six vers ... >, ont arrêté notre attention. Quelle est
cette «ligne d'arrivée, (ultima creta) vers laquelle il se hâte? Y avait-il un
nombre déterminé de vers à atteindre? Mais quelle obligation pouvait ain•
si contraindre un poète?

9 Dans le premier développement, il s'agit d'une fausse étymologie : uert-annus;

dans le second, d'une vraie (au dire du dieu), sa transformation en jardinier. Les
deux passages se complètent moins qu'ils ne s'opposent, et cela en six vers chacun,
à la fin de la première et de la troisième partie; ils sont, en un sens, symétriques:
c'est l'une des symétries secondaires du poème.
10 Enk, Ibid., p. 304.
432 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

C'est que le nombre total des vers du poème n'est pas quelconque; il
est, en effet, égal à 64, et 64 possède de multiples propriétés, à la fois
arithmétiques et occultes. Pour nous, 64 est la sixième puissance de 2.
Cela entraîne différentes relations arithmétiques que nous allons essayer
d'exprimer dans la terminologie antique.
Si nous nous reportons au traité de Théon de Smyrne, nous consta-
tons que 64 est d'abord un nombre «pairement pair 11 >, c'est-à-dire qu'il
ne contient aucun élément impair dans ses composants. Toutefois, il est
en même temps cubique et carré et, dans la série des carrés, c'est le pre-
mier qui possède cette propriété 12 ; donc, il participe à la fois de la dyade
et de la triade. Mais, surtout, il est en rapport étroit avec la tétractys.
De la tétractys fondamentale 1, 2, 3, 4, les Pythagoriciens en dédui-
saient une seconde, elle-même double, et qui correspondait respective-
ment, dans le genre pair et le genre impair, au point, à la ligne, à la surfa-
ce et au volume (c'est-à-dire à l'unité, la puisance 1, au carré et au cube);
la série 1, 2, 4, 8, à côté de la série des puissances impaires correspondan-
tes: 1, 3, 9, 27 13• Or, le nombre 64 est le produit des termes de cette tétrac-
tys paire : 1 x 2 x 4 x 8 = 64. Par conséquent, le poème tout entier est pla-
cé en quelque sorte «sous l'invocation> de la tétractys paire, qu'il résume
et exprime.
Or, on sait que, par sa force même, la tétractys symbolise le monde
tout entier dans sa structure secrète, et chaque genre de tétractys répond
à un ordre, sensible ou supra-sensible 14 : ordre des formes, des éléments,
des solides, de la vie sociale, etc. La tétractys paire, selon Théon de Smyr-
ne, correspond terme à terme à la ligne droite, à l'aire plane, aux solides
à surfaces planes (cube, etc.); elle apparaît essentiellement comme épa-
nouissant l'idée de la dyade. Or, la dyade est «le premier changement ... ,
type de la formation de la matière, de tout le sensible, du devenir, du
mouvement, de l'accroissement, de l'addition, de la communauté, de la
relation 15 >. On comprend dès lors pourquoi la tétractys paire, qui exprime
l'essence du principe du devenir, pouvait dominer un poème consacré au
dieu du changement et de toute transformation.

-
11Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, I, 8.
12 Id., I, 20.
13 Id., II, 37 et suiv.
14 Id., II, 38.

15 Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, II, 41 : Ilpo>'tl]6' uix;111euiµetu-

6o1..,;SICµovaooç eiç 60000 ... 1eu8'fiv ÜÀTJ1euim\v tô uia8T)tôv 1eui,; -ysvemç 1eui,;
ICÏVTJ<J\Ç1euifi uul;11mç1eui,; miv8emç 1eui1eotvroviu1euitô Jtf)6çTI.
NOTES SUR PROPERCE - I 433

Nous avons constaté de plus que 64 était à la fois une puissance paire
et une puissance impaire. Il unit donc en lui l'essence des nombre carrés
et des nombres cubiques. Par conséquent, il retrouve par ce biais la tria-
de, qui est «multitude 16 >. L'union de la dyade et de la triade, réalisée
dans le nombre 64, portait le nom de mariage 11, car elle unissait le princi-
pe pair féminin et la triade premier impair, essentiellement masculin••.
On remarquera à ce propos que la première transformation prêtée à
Vertumne est une incarnation féminine: «revêts-moi d'un voile de Cos, et
je deviendrai une fille lascive 19 >, à laquelle s'oppose aussitôt, dans le pen-
tamètre, une incarnation masculine symétrique: «si je mets une toge, qui
dirait que je ne suis pas un homme 20 ?> Cette ambiguïté du sexe, sur
laquelle le poète attire d'abord l'attention, avant toute autre transforma-
tion, se trouve donc symbolisée (et son importance expliquée) par l'archi-
tecture numérique de l' œuvre.
Une fois ces principes posés, la composition de l'ensemble se déduit
avec rigueur : poème consacré à la dyade, cette élégie devra être symétri-
que et, en effet, ses parties se répondent exactement deux à deux. Au lieu
de se borner à répéter cette division binaire, et de composer selon la for-
mule: 16 + 16 + 16 + 16, Properce reprend le second thème, celui du
mariage. Les deux parties extrêmes se composent donc de trois parties de
six vers chacune. Le nombre 18, dans lequel s'unissent aussi dyade et tria-
de, principe féminin et principe masculin, devait nécessairement être
introduit dans une œuvre consacrée à un dieu qui était autant celui de la
fécondité que celui du changement.
Restaient vingt-huit vers: la nécessité d'une composition symétrique,
fondamentale, les divisait en deux groupes de quatorze vers. Contraint
par la forme même du distique, Properce, comme nous l'avons vu, ren-
contrait ici le nombre sept, lui-même total auquel on arrive en addition-
nant les trois premiers termes de la tétractys paire. Et sept est assez
important par lui-même dans la tradition pour que deux périodes succes-
sives de sept distiques ne passent pas inaperçues auprès de tout lecteur
attentif à ce jeu des combinaisons numériques.
Nous voyons, par conséquent, que Properce a mis dans cette élégie
un sens caché: Vertumne, dieu obscur, dieu de carrefour, aux attributs

16 Id., II, 42 : âtô KUi ltj)(1l'tl]Àtye'tCll (TJ'tp{aç) ltci.vtu SÎvat. Voir trad. Dupuis, éd.
cit., ad loc.
17Id., II, 45.
11Plut., Qu&t, rom., CIi, p. 288 c.
19 Vers 23 : indue me Cois fiam non dura puella.

20 Vers 24: meque uirum sumpta quis neget esse toga?


434 ROMB, LA LITI'8RATURB BT L'HISTOIRB

mal définis, se trouve élevé à la dignité de principe cosmique : le principe


même du changement. Cette intention du poème ne pouvait échapper à
des Romains de l'époque augustéenne, préparés par la renaissance du
Pythagorisme et la mode des spéculations astrologiques à réfléchir sur les
nombres et leurs significations occultes. Ce n'est sans doute pas un
hasard si, dans le recueil, l'élégie à Vertumne suit la «consultation de l'as-
trologue>, la première du livre IV, elle-même si mystérieuse à tant
d'égards.
S'ensuit-il que nous puissions faire de Properce un disciple de ces
«néo-pythagoriciens>, dont M. Carcopino a révélé l'importance dans l'his-
toire de la pensé de cette époque? Il serait peut-être aventureux de l'affir-
mer. Que les spéculation théologico-mathématiques ne lui aient pas été
étrangères, cela est certain, mais peut-être n'y voit-il qu'un jeu plaisant,
où se complaît son goût de l'érudition et des choses curieuses. Son traite-
ment des thèses astrologiques dans la première élégie du livre IV n'est
pas sans ironie. Par exemple, la menace finale prêtée è Horos :
«octipedis Cancri terga sinistra time 21 >,

semble bien n'être qu'une plaisanterie. Sans doute, chaque partie du


«corps> des Signes a une zone d'influence qui lui est propre, mais préci-
sément le Cancer, vu par-dessous, ne possède qu'un ventre et n'a pas de
dos 22 •
Si Properce tourne ainsi l'astrologie en ridicule (et le reste du poème
ne dément pas l'ironie de ce trait final), pourquoi mettrait-il des convic-
tions métaphysiques dans l'arithmétique de Vertumne?
Nous croirions plus volontiers qu'il a vu dans ces jeux numériques
essentiellement un raffinement littéraire, au service de l'expression poéti-
que. Le procédé est d'autant plus remarquable que ce poème est écrit en
distiques et qu'il se prête, par conséquent, avec bien moins de facilité, à
des combinaisons arithmétiques que les poèmes de Catulle, d'Horace et
de Virgile, écrits en vers uniformes. Au schéma métrique imposé par le
genre élégiaque, il devait en superposer un autre, qu'il s'imposait à lui-
même, et la tyrannie du symbolisme accroissait encore le mérite de la dif -
ficulté vaincue. De quoi tenter un poète précieux.
On songe aux autres poètes qui s'imposèrent ainsi des tyrannies cal-
culées, à Dante et à la composition ternaire de la Divine Comédie, depuis
le nombre des «cantiche> jusqu'à la triade élémentaire, la terza rima,

21 IV, 1, 150.
22 Manilius, Il, 253 : patulam distentus in aluum.
NOTBS SUR PROPBRCB - 1 435

comme, dans une cathédrale, le thème de la Trinité est inscrit partout,


dans le travail des ogives et l'ordonnance des portails 23 • On songe aussi à
la disposition mathématique de la Délie et à celle du Microcosme, où Mau-
rice Scève se livrait, lui aussi, à de telles combinaisons de symboles24 •
De Properce à Dante,· à Pétrarque et aux poètes lyonnais, y a•t·il une
tradition continue? Oui.en un sens: la mystique des nombres n'a jamais
cessé de vivre, du moyen âge jusqu'à nos jours. Non, si l'on ne considère
plus cette mystique en elle-même, mais comme l'instrument d'une créa-
tion poètique. Pour Properce, comme pour Dante, tous deux créateurs de
leur «langue> et de leur expression, la composition numérique est
d'abord une discipline du poème. Dans l'élégie à Vertumne, c'est un
moyen de rompre la monotonie du distique élégiaque, d'ordonner des
parties, de créer des mouvements et des périodes en un genre où la sim-
ple juxtaposition de côla rythmiques prévus, un hexamètre et sa clausule
pentamétrique à forme quasi fixe, semblait paralyser toute création véri-
table. Et nous sommes au cœur même de l'invention romaine de l'élégie.
Dans un poème d'amour, un monologue passionné, l'élan lyrique
était un principe de composition suffisant; il engendrait naturellement,
comme de lui-même, des périodes liées, suggérait des ruptures brusques,
des retours périodiques de thèmes 25 ; mais dans une élégie aussi froide,
aussi dénuée de passion, il fallait un secours extérieur, purement formel.
Properce l'a demandé aux nombres se montrant ainsi à la fois poète sym•
boliste, soucieux d'inscrire dans ses vers «le chiffre des choses» et, plus
simplement, poète, conscient de la perfection que confèrent aux œuvres
les «gênes concertées »26.

· 13 Cf. Hauvette, Dante, Paris, 1911, p. 220-223; cf. p. 286. De semblables recher-
ches, on le sait, se retrouvent chez Pétrarque, etc.
24 Voir F. Brunetière, Rev. Deux-Mondes, 1900, p. 903; Valéry Larbaud, Ce vice

impuni ... ; Domaine français. Étude sur Scève; E. Parturier, éd, de Délie, Paris,
1916, p. XXVIII-XXX. Voir, sur ce problèmes, A. M. Schmdt, La poésie scientifi·
que ... , Paris, 1939.
25 Étudier, par exemple, à ce point de vue l'élegie 3 du même livre: la lettre

d'Aréthuse à Lycotas.
26 Cet article, écrit avant la parution de l'ingénieuse étude de M. P. Maury sur

l'Architecture des Bucoliques (Lellres d'Humanité, t. III (1944), p. 71 à 147), n'a pu


faire état de résultats analogues à ceux auxquels nous a conduit l'analyse du Ver-
tumne. - A propos des spéculations astrologiques et hermétiques semblables à cel•
les dont nous croyons déceler l'influence chez Properce, on rapprochera le symbo-
lisme numérique attribué à la statue de Janus, de I'Argilète, dont les doigts pas-
saient pour chiffrer le nombre 365 (Macrobe, Sat. 1, 9, 10; cf. Lellres d'Humanité,
IV (1945), p. 113).
NOTES SUR PROPERCE
II - CÉSAR ET LA LÉGENDE DE TARPÉIA

Fidèle au programme qu'il s'est tracé - malgré ·les prédictions sinis-


tres de l'astrologue Horos - dans le poème liminaire du IVe livre, Proper-
ce chante les «jours et les fêtes, et les noms antiques des lieux 1 >. Déjà, il
vient de célébrer les attributs et les fonctions de Vertumne «au Vélabre>
en une pièce subtile et construite à l'image de ce dieu ambigu 2. Après l'in-
termède d'une c héroide > sentimentale, voici la seconde légende du re-
cueil, où le poète contera l'aition d'un autre lieu célèbre, le c bois Tar-
péien et le tombeau affreux de Tarpéia 3 >. Ce n'est pas trahir Properce,
mais servir son dessein, que de chercher à retrouver, sur la terre romai-
ne, ces lieux auxquels il demande son inspiration. Nous ne pourrons pré-
tendre à une compréhension véritable de ces élégies aussi longtemps que
les monuments et les sites qu'elles évoquent demeureront pour nous dans
le vague et un lontain plus que légendaire. Songeons que les mots dont se
sert le poète revêtaient pour ses lecteurs une signification singulièrement
précise, et que, s'ils les invitaient à rêver une Rome disparue, ils commen-
çaient par leur parler d'une réalité familière. Notre premier devoir est de
reconstituer l'image de cette Rome augustéenne, puisque celle-ci est,
après tout, le point de départ commun aussi bien à Properce qu'à son
public. Si nous y réussissons, nous aurons alors le privilège d'assister, en
quelque sorte, à la genèse de l'œuvre - et il n'est jamais indifférent de
pénétrer plus avant dans le secret de la création poétique - mais surtout
il nous sera peut-être donné de rencontrer, chemin faisant, telles allu-
sions, telles intentions qui n'apparaissent pas à la simple lecture, mais qui
ne sauraient étonner dans l'œuvre d'un esprit aussi étonnamment subtil
et «enveloppé> que celui de Properce.

1 Prop., El., IV, 1, 69: sacra diesque canam et cognomina prisca locorum.
2 Ci-dessus, p. 427 et suiv.
J El., IV, 4, 1: Tarpeium nemus et Tarpeiae turpe sepulcrum.
438 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

La tâche, pourtant, n'est pas aisée. Une première difficulté surgit


avec le premier vers. Le « bois Tarpéien >, le « tombeau affreux de Tar-
péia >, quels sont-ils, où les situer? La tradition des topographes modernes
a embrouillé singulièrement le problème en s'efforçant à tout prix de
retrouver ce tombeau, et le saxum, la Roche, d'où l'on précipitait les
condamnés, sur le sommet sud de la colline capitoline, le Capitolium pro-
prement dit. Or, c'est là une localisation que n'autorisent nullement les
témoignages invoqués. En réalité, on s'aperçoit qu'elle a surtout pour jus-
tification une appellation médiévale, mais qui semble bien elle-même
résulter d'une identification arbitraire 4 •
Il nous est impossible de reprendre ici et de discuter un à un les tex-
tes sur lesquels s'appuie la théorie traditionnelle. Disons qu'ils n'ont pas
paru suffisamment probants à E. Pais, puisque, dans un mémoire trop
oublié, cet historien proposait déjà de situer la Roche sur l'Arx capitoline,
et non sur l'autre sommet 5. En réalité, la question est fort complexe, et sa
complexité résulte en grande partie de l'incertitude de la terminologie
antique. Le nom de la colline Capitoline est tantôt, dans les textes, Capito-
linus Mons (ou Capitolium), et tantôt Tarpeius Mons (ou Tarpeium) 6 • Var-
ron écrit que le «Capitolium> prit ce nom parce qu'on y avait trouvé, en
creusant les fondations du temple de Jupiter Capitolin, une tête humaine.
Mais, auparavant, ajoute-t-il, cette montagne s'appelait Mons Tarpeius, du
nom de la Vestale Tarpéia, qui y avait été tuée par les armes sabines, et
enterrée : une trace de cette appellation subsistait dans le fait que le
rocher gardait le nom de «Saxum Tarpeium 1 >. Ce texte prouve sans
aucun doute possible l'identité absolue de Capitolium et Mons Tarpeius. Il
ne prouve nullement que Tarpéia ait été tuée et enterrée sur le sommet
sud. D'ailleurs, si le terme de Capitolium est celui dont l'usage est le plus
ordinaire à l'époque classique, ce n'est nullement l'appellation officielle,
qui s'est conservée dans la nomenclature urbaine et qui reparaît à la fin
de l'Empire. Cette appellation officielle est bien celle que Varron donne

4Cette «tradition» subsiste dans le nom de la Via di Rupe Tarpeia.


5E. Pais, Ancient Legends, p. 107-129.
6 On trouvera les références groupées in Plat.-Ashb., Top. Dict., s. v. Capitolinus

Mons et Tarpeius Mons.


7 Varr., L. L., V, 41: Vbi nunc est Roma, Septimontium nominatum ab tot mon-

tibus quos postea Vrbs muris comprenhendit; e quis Capitolinum dictum, quod hic,
cum fundamenta foderentur aedis Jouis, caput humanum dicitur inuentum. Hic
mons ante Tarpeius dictus a uirgine Vestale Tarpeia, quae ibi ab Sabinis necata
armis et sepulta : cuius nominis monimentum relictum, quod etiam nunc eius rupes
Tarpeium appellatur saxum.
NOTES SUR PROPERCE - II 439

comme la plus ancienne, Tarpeius Mons•. Mais les puristes la considèrent


comme la seule valable. Désigner le «Capitole> par le terme de Capito-
lium constitue à leurs yeux une véritable métonymie 9 • On ne voit pas bien
comment cette métonymie serait possible si Tarpeius Mons désignait pré-
cisément le sommet sud, qui porte, lui, de façon certaine et habituelle, le
nom de Capitolium. Il ne peut y avoir métonymie que si le terme est
«transporté> à toute la colline 1°.
Rien ne s'oppose donc à ce que l'Ar.%,le sommet nord de la colline,
soit compris dans la désignation générale de Tarpeius Mons. Nous savons,
d'ailleurs, que la tradition (au moins sous sa forme la plus générale) vou-
lait que Tarpéius, le père de la Vestale, eût la garde de la Citadelle11.
Quant aux témoignages topographiques proprement dits sur la position
même du Stuum, ils peuvent aussi bien s'appliquer au Capitole qu'à la
Citadelle. Ils nous apprennent seulement que la Roche surplombait le
Forum 12• Lorsque les Vitelliens attaquèrent Sabinus, celui-ci était retran-

1
Dans les Régionnaires, Append.: Montes VII ... : Tarpeius. Cf. Joh. Lyd., De
Mensibus, IV, 155. C'est à la même terminologie officielle que se réfère Suét., lui.,
44, quand il parle du projet de théâtre «Tarpeio monti accubans>, et dont on tire
parfois la conclusion que cette expression désigne exclusivement le sommet sud,
puisque c'est là que fut construit le théâtre de Marcellus, dont César avait conçu le
premier dessein. On n'en peut légitimement conclure qu'une chose, c'est que l'ex-
pression comprenait aussi le sommet sud, mais non lui seul. De même pour Pline,
N. H., XXVIII, 2, 15 : Cum in Tarpeio fodientes delubro fundamenta caput huma-
num inuenissent ... Pline ne peut employer l'expression Capitolium, dont la géné-
ralisation est postérieure à la découverte dont il parle.
• Rhet. ad Her., IV, 43: denominatio est quae ab rebus propinquis et finitimis
trahit orationem, qua possit intelligi res quae non suo uocabulo sit appellata. Id aut
ab inuentione conficitur, ut si quis de Tarpeio loquens, eum Capitolium nominet . .. ,
Puis, l'auteur donne comme exemple le fait d'appeler le pain Cérès, etc. lnuentione
est une correction, très plausible, des éditeurs, pour inuentore. Est-ce une allusion
à la légende de la tête humaine dans les fondations du temple de Jupiter?
•0 On remarquera les mots propinquis et finitimis, qui conviennent parfaite-
ment à l'Arx. Le texte ne dit pas que le Capitolium doit son nom à la découverte
d'une tête humaine, mais il suppose que l'on donne à la colline cette appellation
qui ne convient qu'à une partie (noter le potentiel: nominet).
11 De Vir. Ill., II, 14: Tarpeius pater praeerat arci; Ibid., 5: (Tarpeia)... Sabinos

in arcem perduxit. Serv., ad En., VIII, 348, situe la légende sur l'Arx.
12Den. Hal., VII, 35, 4 : ... ,:ov Ù7œj>Ks{µavov ~ œyopélçÂilcpOV.Id., III, 69;
VIII, 78, 5 : la foule assemblée au tribunal peut assister à l'exécution, mais, si le
tribunal se tient alors, comme cela est probable, au voisinage immédiat du Comi-
tlum, le fait semble indiquer que le Saxum se trouve sur le sommet le plus proche
de la colline, c'est-à-dire sur l'Arx. Cf. Liv., XXVII, 50, 9.
440 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ché sur l'Arx, et non sur le Capitolium 13• Or, une partie des troupes assail-
lantes tente l'escalade «per centum gradus>, «qua Tarpeia rupes ... adi-
tur>. Il eût été bien étrange que cet assaut, qui ne progressa que lente-
ment14, n'eut pas atteint immédiatement son but s'il avait été dirigé
contre une position sans défense, comme l'était le sommet sud 15. Pour
toutes ces raisons, il est non seulement possible, mais plus vraisemblable,
de situer le tombeau de Tarpéia et la Roche maudite sur la falaise de la
Citadelle. Un fragment de Festus, malheureusement très mutilé, nous
apporterait presque une certitude si son interprétation n'exigeait de trop
nombreuses et trop peu certaines restitutions 16.
Une fois éliminés les témoignages anciens et les thèses modernes édi-
fiées sur leur appui fragile, nous restons en présence du texte de Proper-
ce, et c'est lui, et lui seul, qui doit nous apporter la confirmation nécessai-
re. Or, à le bien regarder, ce poème ne laisse aucune place au doute. Pro-
perce a pris soin d'indiquer clairement au lecteur les principaux points de
repère auxquels il accroche la légende. L'un d'eux est évident. «A l'en-
droit où maintenant, écrit Properce, est l'enceinte de la Curie; à cette fon-
taine buvait le cheval de guerre 17 ». Le camp de Tatius est situé sans ambi-
guïté; il est à proximité immédiate de la Curie et du Comitium, donc dans
la partie nord du Forum (fig. 1). Cela entraine que les chevaux des Sabins
ne peuvent aller s'abreuver, comme on l'a parfois soutenu 18, à la fontaine
de Juturne, tout près du Palatin, occupé alors par les Romains de Romu-
lus. Properce se conforme aux habitudes militaires romaines, qui vou-

13 Plat.-Ashb., Top. Dict., p. 45, et la bibliogr. citée. Tac., Hist., III, 69, 7; 71 et
suiv.
Tac., /oc. cit. : improuisa utraque uis; propior atque acrior per asylum ingrue-
14

bat . .. Propior ne fait pas difficulté. Il indique seulement que l'attaque par l'asy-
lum, où la dénivellation est faible, mettait les assaillants presque au niveau des
assiégés. Les soldats qui devaient gravir les Centum Gradus, depuis le pied de la
colline, étaient matériellement plus éloignés.
15 Ibid., par. 10: Sic Capitolium, clausis /oribus, indefensum et indireptum,
conflagrauit. Il s'agit du temple de Jupiter, ici, et non de la colline tout entière. Cf.
Ibid., 12, 9: ea tune aedes cremabatur . ..
16 Fest., p. 464 L., dans lequel on devine, I. 10 et suiv., que le Saxum était sépa-

ré par quelque chose (l'Asylum?) du Capitole, parce qu'on ne voulait pas unir un
lieu sacré et un lieu funeste: «saxum est, de noxi poene g ... noluerunt funestum
locum r . .. Capitoli coniungi . .. >.
17 Prop., El., IV, 4, 13 et suiv.: ... ubi nunc est Curia saepta, / bellicus ex illo

fonte bibebat equus.


11 Cf. Hermes, IV, p. 253 et suiv., et la discussion, in Jordan, Top., 12, p. 255,

n. 86.
NOTBS SUR PROPERCE- II 441

AS>'lV1'1

Fig. 1.

laient une source au voisinage du camp, et sous sa protection immédiate.


Tatius défend celle-ci d'une palissade 19•
La localisation de cette source détermine tout le reste de la scène.
C'est à cette source, en effet, que descend Tarpéia depuis le haut de la
colline, où est sa demeure. C'est là qu'elle va chercher l'eau pour ses liba-
tions rituelles 20 • On ne peut objecter qu'à l'époque classique les Vestales

19 Prop.; El., cit., v. 7 : uallo praecingit acerno. Le verbe implique seulement une
palissade lonaeant la source. Cf. Mart., Ep., XIV, 153; sous le titre: semicinctum,
on lit : tht tunicam locuples; ego te praecingere possum ... Le tablier ne couvre que
la panie antérieure du corps. Il n'en fait pas le tour.
30 Ibid., v. 15: Hinc Tarpeia deae fontem libauit .. .
442 ROME, LA LlmRATURE ET L'HISTOIRE

allaient quérir leur eau à la source des Camènes, hors de la Porte Capène.
Properce ne peut avoir songé à cette fontaine, située beaucoup trop loin
du Capitole. Il n'y a qu'une source susceptible de répondre aux exigences
du texte, celle qui jaillit aujourd'hui encore au fond du Tullianum.La tra•
dition voulait, en effet, que la construction du Carcer ait été l'œuvred'un
des premiers rois, Ancus Marcius ou Servius Tullius 21, mais postérieure·
ment au règne de Romulus. En ce temps lointain, rien n'empéche donc
que Properce la suppose coulant à l'air libre et déversant son eau dansun
ruisseau qui irait se jeter, précisément au nord de la Curie julienne,dans
le canal de la Cloaca Maxima (voir fig. 1). Or, ce ruisseau existe, c'est
l'évacuation naturelle, puis utilisée par un égout, de l'eau du Tullianum.
On peut encore l'apercevoir, au fond d'un sondage exécuté en bordurede
l'Argilète, à travers le pavé du Forum /ulium22. Il est probable que l'exis•
tence de cette canalisation était connue de Properce. Elle ne fut, en effet,
couverte qu'à l'achèvement du Forum /ulium et de la Curia lulia, dont la
dédicace date seulement de 29 av. J.-C.ll. Même si le poète ne l'avait pas
vue lui-même, chacun savait que les abords de l' Argilète étaient maréca·
geux, ainsi qu'en témoignait le nom de Lautolae donné à ce quartier24•
Si l'on accepte d'identifier la source de Tarpéia et celle du Tullianum,
le bois sacré de Silvain évoqué par Properce se place donc sur les derniè·
res pentes de l'Arx, dans les anfractuosités de la falaise, en un endroitoù
aujourd'hui encore les herbes folles et les broussailles poussent libre-
ment. La grotte même n'est pas difficile, sinon à retrouver, après les
nombreux travaux de l'époque impériale, du moins à imaginer, dans la
falaise de tuf 25 • Toute autre localisation de la source doit remplir cette
condition. Or, seule, la fontaine du Tullianum répond à la descriptiondu
poème. Et elle Y répond avec une surprenante exactitude. Au-dessusde la

T.:Liv., I, 33; Varr., V, 151; Fest., p. 356. L'étymologie de Tullianum~ar 1~


21

mot sabm tullus, désignant la source, est sans doute incertaine; elle peut avoir éte
acceptée par Properce, et il est hors de doute que la toponymie de ce quartier
accuse des influences sabines (le terme même de Tarpeius en est vraisemblable-
ment un témoignage).
22
Voir le plan, fig. 1. Ce ruisseau est figuré sous forme de canal antique par
R· Lan·
. ciam,· Forma, pl. 22. Nous avons sur la figure reproduit le tracé donne· par
Lanc1a_m.· Ilf aut probablement, d'après ' les fouilles récentes,
• le situer plus au nord'
au dela de la Curie.
:: Voir les références in Plat.-Ashb., Top., p. 143.
. Varr., L. L., V, 156; Macrobe Saturn l 9 17· Serv ad En. VIII, 361. La
proximité d ' ., ' ' ' ., '
25
p u tem~le de Janus Geminus est maintenant indéniable.
0
~ .P·, El. eu., v. 3 et suiv.; Lucus erat felix hederoso conditus antro I mu/ta·
que na11u15obstrepit arbor aquis ...
NOTES SUR PROPBRCB- II 443

fontaine, c'est la falaise verticale de la Citadelle. Là, il est certain que le


rocher forme une muraille naturelle 26 • L'endroit est bien choisi pour éta-
blir un camp. Les assiégeants ne redoutent pas une sortie soudaine. Ils
surveillent à bonne distance et interdisent, s'ils le veulent, par des pa-
trouilles les communications entre le Palatin et la forteresse capitoline.
Ils ont de l'eau et se trouvent, comme il convient, au bord d'une légère
éminence qui domine et commande le reste du Forum. Dans le tableau de
Properce, rien ne peut choquer un Romain formé à la tactique et à la vie
militaires.
Ainsi que l'a remarqué E. Pais 27 , le sentier que suit Tarpéia pour des-
cendre de la Citadelle vers la source est le passage aménagé, dès l'époque
républicaine, à l'aide d'un escalier, connu tantôt sous le nom de Scalae
Gemoniae, tantôt sous celui de Gradus Monetae, tantôt sous celui de Cen-
tum Gradus, les Cent Marches 28 • C'est ainsi que le Palatin possédait, lui
aussi, les «Marches de Cacus>, qui avaient remplacé un très ancien sen-
tier entre le Germale et le Forum Boarium. Ce chemin escarpé et maudit,
ce sera celui qu'indiquera la jeune fille à Tatius, quand elle aura décidé
de trahir Rome. La roche sur laquelle elle chantera son amour, ce sera le
Saxum, le Rocher maudit, lui aussi, où se dressera plus tard son tombeau,
monument de son infamie. Il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs la
Roche Tarpéienne; elle se dissimule quelque part au voisinage de l'Ara-
cœli ou du monument élevé, il y a quelque soixante ans, au roi Victor-
Emmanuel II.
Properce, s'il a quelquefois gravi, comme Tarpéia, les marches de
l'escalier des Gémonies, pouvait découvrir du haut de la Citadelle le pano-
rama de la ville - un panorama que les fouilles récentes nous permettent
de reconstituer avec une suffisante exactitude. A côté de lui, sur le pla-
teau presque libre de constructions, c'était le temple de Juno Moneta. A
ses pieds, la falaise nue, un à-pic d'une vingtaine de mètres, au bas
duquel passait le Cliuus Argentarius, qui conduit du Comitium au Champ
de Mars. A droite, le Comitium lui-même, encombré de ses monuments
vénérables, et fermé, à l'est, depuis quelques années, par la Curie Julien-

26 Ibid., v. 13 : Murus erant montes . .. Il est possible que ce trait fasse allusion
au tableau de la Rome la plus antique donné par Virgile au livre VIII de l'Énéide,
et où l'on voit déjà sur cette Citadelle des murailles, qui sont probablement une
<interprétation poétique» du mur de cappellaccio encore visible en cet endroit.
27 Loc. cit.
21 La différence des noms ne doit pas surprendre. Les Cent Marches désignerait

l'ensemble de l'escalier; Gradus Monetae sa partie supérieure, peut-être après un


palier; Scalae Gemoniae, sa partie inférieure, voisine du Carcer.
444 ROME, LA LIT'ŒRATURE ET L'HISTOIRE

ne, à l'endroit même où nous voyons surgir aujourd'hui la Curie de Domi-


tien. Plus à l'est encore, derrière la Curie, et longeant le Cliuus Argenta-
rius, le Forum lulium, entourant de ses portiques le haut podium de la
Venus Genitrix. Au milieu de l'aire découverte, isolée et splendide, la sta-
tue équestre de César, sur son cheval légendaire 29 • Tel était le spectacle
qui s'offrait au poète. C'est là qu'il imaginait la rêverie de Tarpéia, alors
que les monuments n'existaient pas encore, et qu'à leur place il n'y avait
encore que les frondaisons d'un bois sacré, le ruisseau d'une source et la
plaine poudreuse où Tatius galope, en brandissant ses armes peintes â
travers la crinière de son cheval 30• Cette plaine, c'est celle qu'occupe le
Forum de César, et ce cavalier, ne serait-ce pas César lui-même, idole des
dames romaines et terreur des maris?
A vrai dire, l'idée semble d'abord bien hardie. On hésite à l'accueillir
sur un aussi faible indice qu'un rapprochement topographique. Sans dou-
te Tatius et son cheval sont placés par le poète à l'endroit où, de son
temps, se dressait la statue équestre de César, mais n'est-ce pas une sim-
ple coïncidence? Et si le rapprochement est curieux, comment le justifier
davantage?

*
* *

Chercher une réponse à cette question revient à s'interroger sur la


signification véritable de l'élégie tout entière. Or, il faut bien l'avouer, au
premier abord, cette pièce ne semble avoir d'autre but que de conter une
belle légende. Aucune autre, peut-être, ne donne au même point l'impres-
sion d'un alexandrinisme élégant, pour lequel l'aition n'est que prétexte
au déploiement d'une incomparable virtuosité. Properce a-t-il désiré autre
chose que faire de la Tarpéia sauvage et cupide que lui livrait la tradition
folklorique cette amoureuse tourmentée, cette Bacchante aux attitudes
alternativement abandonnées et violentes qu'il décrit avec une telle mai-
trise31?

29Cf. Plat.-Ashb, Top., p. 226.


30Ibid., v. 19 et suiv.: Vidit harenosis Tatius proludere campis / pictaque per
flauas arma leuare iubas . ..
31 Prop., El. cit., 67 et suiv.: Dixit, et incerto pemrisit bracchia somno .. . ; 71 et

suiv.: Ilia ruit, qualis celerem prope Themrodonta / Strymonis abscisso fertur aperta
sinu. Le meilleur commentaire de ces deux passages se trouve dans les représenta-
tions plastiques de deux attitudes caractéristiques de la c Ménade> : la Bacchante
endormie des mosaïques et des peintures; la Bacchante c furieuse> des reliefs.
NOTES SUR PROPERCE- Il 445

Pourtant, Properce ne nous a pas accoutumés à semblable facilité, et


certaines expressions, au hasard d'un vers, ne laissent pas d'inquiéter
quelque peu le commentateur. Properce, dès le début, suit la tradition
varronienne et fait de Tarpéia une Vestale. Or, cette tradition est en soi
déconcertante, si l'on songe que le culte de Vesta, et par conséquent les
Vestales, ne datent que du roi Numa. Tite-Live, qui a vu la difficulté, s'en
tire en disant que ce culte «préexistait> déjà chez les Latins, et qu'en fait
Numa a seulement codifié son rituel et son collège sacerdotal3 2• Properce,
de même, se garde bien de prêter à sa Vestale les devoirs précis des prê-
tresses. Le foyer qu'elle garde n'est pas situé au Forum; la source où elle
puise n'est pas celle des Camènes. Les gestes sont les mêmes; ce sont ceux
que Numa réglera dans son code pontifical; mais ils ne sont pas encore
intégrés dans les formes du culte classique, ils suggèrent seulement
celui-ci et le préfigurent.
Et voici que Vesta apparaît comme l'instigatrice de tout le drame.
~tte Bacchante, ce n'est pas l'esprit de Dionysos qui l'anime; ce n'est pas
non plus la Vénus toute-puissante qui torture une Scylla ou une Myrrha
hésitant devant la faute. Par un singulier paradoxe, c'est la déesse chaste
par excellence qui plonge dans les moelles de la malheureuse les torches
de la passion 33• S'agit-il de punir la jeune fille qui a songé à trahir son
sacerdoce? Mais ce serait une étrange punition que de pousser la coupa-
ble en intention à accomplir son crime! Et pourquoi Vesta, ce faisant, est-
elle qualifiée de «gardienne heureuse des tisons d'ilion>? Ne les garde-
rait-elle pas mieux, ces germes du feu sacré troyen, si elle évitait - elle qui
connaît l'avenir - que l'ennemi ne s'empare de la Citadelle?
Tout s'explique, au contraire, si l'intention de Vesta est précisément
que s'accomplisse cette trahison. Car c'est de cette trahison féconde -
heureuse - que doit sortir la Rome véritable. Celle-ci a beau avoir été fon-
dée, matériellement, par la charrue de Romulus; elle n'existera pleine-
ment qu'une fois réalisée l'alliance avec les Sabins. Il est significatif que
l'acte de Tarpéia s'accomplisse au jour des Parilia, à la fête même du
Natalis Romael4, car c'est une seconde fondation qui doit s'accomplir ce

n Liv., I, 20, 3: (Numa) ... Virginesq~ Vestae kgit, Alba oriundum sacerdotium
ei genti conditoris haud alienum; his ut adsiduae templie antistites essent stipen-
dium de publico statuit . .. , etc. Tite-Live pense évidemment à la légende de Réa
Silvia. Cf. Den. Hal., II, 65, et Varr., L. L., IV, 7.
u Prop., Ibid., 69 et suiv. : Nam Vesta, lliacae felbc tutela fauillae, I culpam alit
et plures condit in ossa faces.
34 Prop., El. cit., 73 et suiv.: Vrbi festus erat (dbcere Parilia patres); I hic primus

coepit moenibus esse dies.


446 ROME, LA LITraRATURE ET L'HISTOIRE

jour-là. Et la faute de Tarpéia sera l'une de ces fautes bienheureuses -


felix culpa - où la faiblesse des Mortels accomplit les Destins.
Tarpêia elle-même est consciente de cette pesante dignité. Elle sait,
par avance, que les femmes sabines peuvent séparer les armées dans le
combat qui s'annonce; elle sait qu'elle-même, par son amour, montre
l'exemple à ces femmes, et que sur son manteau nuptial se scellera le trai-
té 35. Ce qui la déchire, c'est le sentiment de sa trahison 36 , mais elle sait
aussi que, par cette faute, elle va rendre possible quelque chose de plus
grand.
Nous pouvons donc admettre que, en chantant la Vestale Tarpéia,
Properce a voulu célébrer le drame humain, grâce auquel se réalisa l'un
des moments essentiels de la formation de Rome. Avec les Sabins, et le
traité qui unira Romulus et Tatius, naîtra un état nouveau; ce sera le
début de la religion officielle; une Cité digne de ce nom trouvera ses lois
et ses dieux et comme sa constitution humaine et divine. En un vers lourd
de sens, Properce résumait déjà l'être profond de Rome en Mars et en
Vesta 37 • Leurs deux sanctuaires, jumeaux, se dressent de part et d'autre
de la plus ancienne Voie Sacrée 31 , la Regia, où sont déposés les anciles, et
le Foyer de la Ville, avec l'Atrium Vestae. Dans aucun des deux, la divinité
ne possède d'image. Elle est immanente; son numen pénètre le lieu saint.
Au seuil du Forum, au cœur de la Ville où s'équilibrent Sabins et
Romains, l'union de ces deux divinités symbolise l'âme même de la Cité.
Or, si Mars est bien l'ancêtre des Romulides, le dieu Latin par excellence,
comme l'enseigne la légende de Réa, Vesta, installée en son lieu par
Numa, servie par le Pontife institué par Numa, ne peut pas ne pas appa-
raître comme le symbole des apports sabins.
Si nous examinons le texte de Tite-Live où nous sont exposées les
principales mesures religieuses prises par le roi Numa, nous apercevons
qu'il choisit comme grand Pontife un certain Numa Marcius, de famille

35Ibid., 59 et suiv.: Commissas acies ego possum soluere: nuptae, / uos medium
palla foedus inite mea. Notez l'accent de regret dans le «nuptae>.
36 Ibid., 43 et suiv. : Quantum ego sum Ausoniis crimen factura puellis, / impro-

ba uirgineo lecta ministra foco!


37 El., III, 4, 11 : Mars Pater et sacrae fatalia lumina Vestae . ..
31 Il s'agit de la rue qui se détache de la Voie Sacrée augustéenne et impériale

à la hauteur du temple d'Antonin et Faustine et se dirige vers le temple de Castor,


évitant ainsi le temple du divin César. Il est fort vraisemblable que cette rue est le
reste du tracé primitif de la Voie Sacrée, ainsi que l'a déjà soutenu A. Piganiol, Les
origines du Forum romain, Mél. Éc. Fr., 1909.
NOTBS SUR PROPBRCB - Il 447

patricienne 39 , et qu'il y a tout lieu de considérer comme le mari de sa


fille, celui qui fut le père du roi Ancus Marcius 40 • Nous savons, en effet,
que le roi Ancus était le petit-fils de Numa, par sa mêre, comme Numa
lui-même était, par sa mêre, le petit-fils du roi Tatius 41 • Ainsi Vesta devait
son sanctuaire, et son culte, et même son premier prêtre à la dynastie de
Tatius. Nous sommes en présence d'une dynastie véritable, en effet, où la
succession se transmet de beau-père à gendre, et dont le souvenir s'était
conservé chez les historiens. Quoi qu'il en soit du sens réel de cette tradi-
tion, et de sa réalité aux premiers temps de Rome, il n'en reste pas moins
que Vesta se trouvait, en quelque sorte, liée à Tatius. Sans la conquête
sabine, sans la trahison de Tarpéia, la déesse ne recevrait jamais les hon-
neurs qu'elle souhaitait. Et cela explique son attitude envers la jeune fille.
Elle n'hésite pas à exciter en sa prêtresse une passion qu'elle devrait
réprouver. Mais elle sait, dans sa prescience divine, qu'en excitant cet
amour, elle prépare en réalité la seconde Fondation de Rome, celle du roi
sabin Numa 42 •
Ces spéculations légendaires, dira+on, n'intéressaient, au temps de
Properce, que quelques érudits, et Tite-Live ne les rapporte, lui-même,
qu'en les mettant explicitement en doute. Étrange matière poétique, et
certainement peu accessible à des lecteurs contemporains d'Auguste!
Écoutons pourtant l'écho des paroles que prononça le jeune César
lorsqu'il fit l'éloge solennel de sa tante Julia. «Ma tante Julia, par sa
mêre, descend des rois; par son père, elle est parente des dieux immor-
tels. Vénus est l'ancêtre des Julii, dont fait partie notre famille. Il y a
donc dans notre race et le caractère sacré des rois, qui ont le pouvoir
suprême parmi les hommes, et le culte des dieux, qui tiennent en leur
pouvoir les rois eux-mêmes 43 >. Non, le souvenir de ces légendes lointaines

39 Liv., I, 20, 5: Pontificem deinde Numam Marcium Marci filium ex patribus


legit.
40 Muenzer, in Real-Enc., XIV, p. 1545, s. v. Marcius, n° 24. Sen., ad Luc., 108,

30: Anci pater nullus: Numae nepos dicitur. Cf. Cie., De Rep., Il, 18. Le père est
oublié parce qu'il ne compte pas dans le mode de succession c sabin». Mais cf.
Plut., Numa, 21.
41 Cie., De Rep., Il, 18: Post eum, Numae Pompilii nepos ex filia rex a populo est

Ancus Marcius constitutus. Cf. Plut., Numa, 21: Den. Hal., Il, 76; III, 35; Liv., I, 82.
Pour la filiation de Numa, Plut., Ibid., 2.
4 2 Ce n'est pas une coïncidence si la date de naissance de Numa coïncide avec

les Parilia - comme la c faute» de Tarpéia. Den. Hal., II, 58; Plut., Numa, 3.
43 Suet., lui., 6 : Amitae meae luliae maternum genus ab regibus ortum. Pater-

num cum diis immortalibus coniunctum est. Nam ab Anco Marcio sunt Marcii Reges,
quo nomine fuit mater. A Venere lulii, cuius gentis familia est nostra. Est ergo in
448 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

Titus Tatius

1
(fille) - Numa Pompilius

1
(fille) - Numa Marcius, Pont. Max.

1
Ancus Marcius

lulius Caes. - Marcia

Iulius Caesar lulia - Marius

Iulius Caesar dictator Iulia - Attius


Pont. Max.

1
Attia - Octavius

1
Augustus, Pont. Max.

n'est pas seulement matière à curiosité érudite. Il est aussi une source
constante d'inspiration politique. Il peut être aussi matière poétique, com-
me, vers le temps où Properce composait les premières élégies du
livre IV, venait de le prouver Virgile. Comme dans les luttes soutenues
par Énée se joue le sort de Rome, l'avenir de la Cité est l'enjeu de ce dra-
me d'amour.
Mais si nous avons raison de considérer qu'aux yeux de Properce la
fondation de Rome ne fut réellement accomplie que le jour où Sabins et
Latins coexistèrent dans ses murailles, le jour où, au pouvoir de Romulus,
s'ajouta la sainteté des rites, ne sommes-nous pas, encore une fois - et
comme par l'analyse topographique, mais par un tout autre chemin -
ramenés vers la personne de César? César, descendant des Julii, compte
aussi les Jumeaux parmi ses ancêtres. Mais, par sa lignée maternelle -

genere et sanctitas regum, qui plurimum inter homines poilent, et caerimonia deo-
rum, quorum ipsi in potestate sunt reges.
NOTBS SUR PROPBRCB - II 449

celle à laquelle appartenait sa tante Julia - il compte aussi les Marcii et,
par lui, le lointain Tatius. Et, si l'on dessine les deux schémas généalogi-
ques - celui des premiers rois sabins et celui des Julii - on ne peut man-
quer d'être frappé par une étrange similitude. C'est par la ligne féminine,
dans l'un et l'autre cas, que se transmet le sang des Marcii. César est aux
Marcii ce que le roi Marcius fut à Numa, ce que Numa fut au roi Tatius.
César, aussi, fut grand Pontife; c'est à ce sacerdoce qu'il demanda la pre-
mière consécration de sa fortune future. C'est sur lui qu'il joua ses
espoirs et sa vie«. En lui-même, peut-être, ce sacerdoce ne conférait guè-
re de puissance réelle, mais, s'il l'obtenait avant le temps normal, et
contre d'illustres compétiteurs, ce serait le signe que les dieux reconnais-
sent la légitimité de sa vocation royale.

Il n'est pas moins significatif de constater que des rapports analo-


gues unissaient Auguste à son oncle (et père adoptif) César. Auguste aussi
est désigné par cette étrange ligne successorale, où les femmes comptent
plus que les hommes. Si bien qu'en dernière analyse chanter l'avènement
de Tatius dans la Cité, c'est justifier par avance la nouvelle dynastie qui
s'élève. Et là encore, par une singulière coïncidence, de quelque côté que
l'on se tourne, on ne rencontre que succession en ligne féminine. Que ce
soit avec Marcellus, le neveu d'Auguste par sa sœur Octavie, que ce soit
Agrippa, le mari de Julie et le gendre du Prince, il semble que la vieille
règle successorale doive s'appliquer, à l'exclusion de tout autre. Vesta a
vu plus loin encore que l'avènement de Tatius, plus loin que la fondation
de son propre sanctuaire. Elle a prévu - comme aux Enfers on le prédit à
Énée - l'avènement de César, et, plus haut encore que César, le triomphe
d' Auguste. Ce cavalier qui galope dans la poussière, au pied de la Citadel-
le, ce n'est pas Tatius, c'est César dressé dans la gloire de son Forum 45 •

44 Cf. l'importance attribuée, à juste titre, à cette candidature au pontificat, par


J. Carcopino, dans son César.
45 Le dernier vers de l'élégie, «o Vigil, iniustae praemia sortis habes >, si malaisé

à expliquer, se comprend si l'on admet que Properce considère la faute de Tarpéia


comme une faute c heureuse>. La punition que lui inflige Jupiter est celle que le
dieu doit à sa trahison. Mais le poète sait bien, d'autre part, que cette trahison est
nécessaire au destin de Rome. c•est pourquoi il qualifie le c sort> de la jeune fille
d'injuste. Mais Jupiter sait distribuer la récompense en même temps que la puni-
tion, et, comme la faute, la «gloire> qui la suivit demeure ambiguë: gloire de l'épo-
nymie (qui semblait scandaleuse à Pison, Den. Hal., II, 40, 3, au bénéfice d'une
criminelle), c inuidia > du tombeau, monument du crime. Nous traduirions : c Dieu
Vigilant, tu sais donner la récompense que mérite une destinée injuste>. Vigil est à
rapprocher du inuigilare du vers 85.
NOTES SUR PROPERCE
m - LES CAMPAGNESDE LYCOTAS
ET LE TEXTE DE L'ÉLÉGIEDE PROPERCE

Au début de la lettre qu'Aréthuse écrit à son mari Lycotas, parti guer-


royer contre les Parthes 1, la jeune femme rappelle les trop nombreuses
occasions où elle est restée seule à Rome, sans amour. Deux fois, dit-elle,
ce mari trop aimé est allé à Bactres; on l'a vu chez les Gètes, chez les
Bretons et au bord de la «mer d'Orient» 2• Une autre absence, enfin, l'au-
rait entraîné dans un pays différent, dont le nom est malheureusement
dissimulé par une incertitude de la tradition; l'ethnique qui le désigne est
donné par les manuscrits sous trois formes différentes : hericus dans le
Laurentianus, le Holkhamicus et le Neapolitanus, henricus dans le Vatica-
nus, hernicus dans le Dauentriensis 3 • Mais aucune de ces trois variantes
n'a été jugée intelligible par les commentateurs, qui ont suggéré diverses
corrections. La plus simple, paléographiquement, est Sericus, mais les
éditeurs lui préfèrent généralement Neuricus, correction de Jacob. Dans
la première hypothèse, Lycotas serait allé en guerre contre les Chinois;
dans la seconde, il se serait contenté de remonter aux sources du Borys-
thène, dans le pays de Neuroé 4• Cette incertitude, qui pourrait être en
elle-même vénielle, entraîne pourtant de graves conséquences pour l'in-
terprétation du poéme tout entier, celle du IV• livre des Élégies et même
notre conception de l'art propertien. A plusieurs reprises, en effet, le poé-
te insiste sur le caractère romain de cette pièce : Aréthuse est une femme

1 Properce, li., IV, 3.


2 Ibid., 7 et suiv.: te modo uiderunt iteratos Bactra per ortus, I te modo munito
Sericus hostis equo / hibernique Getae, pictoque Britannia curru, I ustus et Eoa dis-
color Indus aqua. Nous reproduisons provisoirement le texte tel qu'il est établi dans
les éditions modernes (Butler-Barber, Paganelli, etc.), notamment la correction
munito, alors que les manuscrits donnent tous munitus.
3 Apparat critique de l'édition Paganelli, Paris, 1929.
4 Plin., H. N., IV, 88.
452 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

romaine, sa vie domestique est celle d'une jeune matrone à son foyer 5 ; les
armes de Lycotas, son costume, les récompenses qu'il peut attendre de
ses exploits, tout est romain aussi, et emprunté à la réalité quotidienne
des camps 6 • Nous sommes donc en droit d'attendre que sa carrière mili-
taire soit elle aussi réelle, et non une suite d'expéditions en des pays fan-
tastiques. S'il en était autrement, Properce n'aurait pas mis en scène deux
personnages réels, mais deux êtres imaginaires, et son élégie ne serait pas
vraiment romaine, elle serait simplement parée de couleurs romaines,
sans en avoir la réalité. Le problème qui se pose à nous est donc de savoir
si Lycotas est un jeune Romain dont le nom se dissimule derrière un
pseudonyme littéraire ou si c'est un héros d'imagination. Dans le premier
cas, les campagnes qu'on lui attribue auront été les siennes; dans le
second, rien ne nous garantira leur vraisemblance. Mais, si nous réussis-
sons à démontrer que ces campagnes correspondent bien aux événements
extérieurs contemporains et qu'elles peuvent avoir été celles d'un officier
des armées d'Auguste, sans doute n'aurons-nous pas prouvé la réalité
«historique» du personnage de Lycotas, mais nous aurons au moins établi
la probabilité de cette hypothèse. Or, en l'état actuel de l'interprétation, il
s'en faut que nous puissions attribuer à Lycotas une carrière seulement
vraisemblable 7 •

*
* *

Dans la suite des absences de Lycotas, quelques points sont bien


clairs et ne soulèvent aucun doute. Par exemple, la mention de Bactres ne
peut que faire allusion à une expédition parthique ou à une attaque
contre l'Arménie, éternel champ de bataille entre les Romains et le royau-
me des Parthes. Celle des Gètes évoque la campagne de Licinius Crassus
et son triomphe sur la Thrace et les Gètes, en 27 av. J.-C.•. Ce sont là des
données sûres, sur lesquelles doit s'appuyer toute déduction.

5 V., notamment, v. 13 et suiv. (rite du mariage romain), 45 (Romanis ... puel-


lis), 53 et suiv. (culte domestique), etc.
6 V., notamment, v. 23: lorica; 18: lacerna; Tyria uellera (v. 34, allusion à la

bande de pourpre de l'officier - laticlave ou angusticlave; v. ci-dessous); 68: hasta


pura.
7 Les indications les plus précises sont données par le commentaire de Roths-

tein, Il, Berlin, 1898. Elles soulignent pourtant les incertitudes qui subsistent et se
contentent d'énumérer un certain nombre de possibilités, souvent incompatibles
entre elles.
• Dion, LI, 23, 2 et suiv.
NOTES SUR PROPBRCB - III 453

De plus, le fait même que cette élégie appartienne au livre IV fournit


une indication supplémentaire. Il faut au moins que la dernière des expé-
ditions à laquelle participa Lycotas, et qui l'entraîna vers l'Arménie, soit
postérieure à la parution du livre III des Élégies, et, par conséquent, à 22
av. J.-C.9 • Nous avons là un point fixe, soit que toutes les campagnes de
Lycotas se placent après cette date, soit qu'elles se partagent en deux
groupes, les unes antérieures à 22, les autres postérieures. Enfin, il est
bien certain que toutes ces campagnes ont été accomplies dans les trou-
pes d'Octave, sans quoi - si certaines s'étaient déroulées sous les ordres
d'Antoine - elles ne sauraient être rappelées aussi complaisamment par le
poète. Cela entraîne que les expéditions orientales ne peuvent être anté-
rieures à 30 av. J.-C., si l'on ne veut pas les échelonner de façon invrai-
semblable dans le temps et faire de Lycotas, au moment où Aréthuse lui
adresse cette lettre d'amour, un officier chevronné et sur le point de se
retirer.
Telles sont les conditions que doit remplir toute hypothèse d'ensem-
ble sur la chronologie des campagnes. Celles-ci se décomposent de la
façon suivante :
une expédition parthique (v. 7).
1)
2) une expédition dans un pays incertain (v. 8),
3) une expédition contre les Gètes (v. 9),
4) une autre en Bretagne (ibid.),
5) une autre «chez les Indiens» (v. 10),
6) celle, enfin, qui fait l'objet du poème et se déroule également
chez les Parthes.

Ainsi décomposée, cette liste présente l'aspect d'une sorte de cursus


militaire, d'ailleurs très chargé en campagnes, et par là même aberrant.
Mais, si nous avons affaire à un cursus militaire, pouvons-nous savoir
dans quel ordre il a été rédigé? Remonte-t-il le cours du temps, ou bien le
descend-il? Ou encore Aréthuse se contente-t-elle d'énumérer pêle-mêle
des noms géographiques au fur et à mesure que lui reviennent les souve-
nirs? Il est bien certain que la question ne comporte aucune réponse a
priori; il convient seulement d'éprouver chacune des hypothèses et d'en
examiner les conséquences.

9 Nous ne mentionnerons que pour mémoire l'hypothèse selon laquelle cette


élégie serait une pièce oubliée et recueillie postérieurement à la parution du livre
III. En fait, le livre IV, nous espérons le montrer ailleurs, est loin d'être un recueil
factice. V. les intentions de Properce et la composition du livre IV des Elégies, Coll.
Latomus XII, Bruxelles, 1953.
454 ROME, LA LITiaRATURE ET L'HISTOIRE

Écartons d'abord l'idée d'une énumération désordonnée. C'est l'hypo-


thèse la moins favorable à l'analyse, et celle qui ne donne aucune prise.
C'est celle aussi qui laisse au commentateur le plus de liberté et l'expose
aux constructions arbitraires. En bonne méthode, on ne doit y recourir
que si toute autre se révèle inacceptable.
La première hypothèse, celle d'un «cursus descendant>, semble
d'abord la plus naturelle. C'est celle que nous mettrons à l'épreuve pour
commencer.
La troisième campagne, contre les Gètes, devant (ou pouvant) se pla-
cer entre 29 et 27 av. J.-C., l'expédition parthique qui la précède ne peut
être que celle qui amena Auguste, en 30 av. J.-C., sur les frontières de
l'Arménie et en Syrie, où il reçut l'hommage de Phrastès 10• L'allusion à la
Bretagne, venant après la mention des Gètes, s'applique bien à la tentative
d'invasion rapportée par Dion Cassius pour l'année 27 11, et qui ne fut pas
poursuivie à cause, dit-il, de la révolte des Cantabres, qui éclata cette
année-là. La cinquième campagne, contre les «Indiens», s'identifierait
alors tout naturellement avec la montée de C. Petronius en Éthiopie, entre
25 et 21 avant notre ère 12• On a montré, en effet, que les « Indiens décolo-
rés> dont parle Properce sont en réalité les riverains de la mer Rouge 13•
La campagne la plus récente, dirigée contre les Parthes, serait alors, par
exemple, la « promenade militaire> de Tibère en Arménie, pendant que la
présence d'Auguste, en Syrie, suffisait à obtenir des Parthes la restitution
des enseignes de Crassus 14 • Ces événements se déroulaient au cours des
années 21 et 20 avant notre ére.
Nous aboutissons, par conséquent, au tableau suivant :

30-29 av. J.-C. Auguste en Asie. Properce, v. 7: te modo uiderunt


iteratos Bactra per ortus.
? ? V. 8: te modo munito Sericus (?)
hostis equo.

10 Dion, LI, 18, 3.


11 Id., LIii, 22, 5; 25, 2.
12 Strab., XVII, p. 820; Dion, LIV, 5, 4; Plin., N H., VI 181.

13 Virg., Géorg., IV, 293 parle du Nil, «descendu de chez les Indiens colorés>,

usque coloratis amnis deuuus ab Jndis. Les expressions de Properce sont suffisam-
ment semblables pour suggérer une allusion consciente. Quoi qu'il en soit, le vers
de Virgile autorise â appliquer celui de Properce aux pays de la Haute-Égypte.
14 Dion, LIV, 9, 4-5. Cf. L. R. Taylor, in Journal of Roman Stud., 1936, p. 161 et

suiv.
NOTES SUR PROPERCE - 111 455

28-27 av. J.-C. Crassus et les Gètes; V. 9: hibernique Getae, pictoque


Auguste et la Bre- Britannia curru.
tagne.
25-21 av. J.-C.? C. Petronius en V. 10: ustus et eoa discolor Indus
Éthiopie. aqua.
20-19 av. J.-C. Tibêre en Arménie. V. 7: iteratos. .. ; v. 35 et suiv.

Dans ce tableau demeure une grave lacune : entre 29 et 28, aucun


événement ne peut s'appliquer â la campagne dont la mention se dissimu-
le au vers 8. Naturellement, il ne saurait être question de la moindre
expédition contre la Chine (comme le suggérerait la correction Sericus).
L'autre correction, Neuricus, peut, avec quelque complaisance, faire son-
ger â la guerre contre les Gètes, commencée en 29 et poursuivie au delà
du Danube. Mais pourquoi un vers et demi et deux ethniques distincts
pour désigner une même campagne? D'ailleurs, c'est plus tard, vers 14
av. J.-C., qu'Agrippa pénétra jusqu'au voisinage du Borysthène et du Bos-
phore Cimmérien. Il faut avouer que cette chronologie, bien qu'elle
réponde aux principales conditions nécessaires, n'apporte aucune contri-
bution â la solution des problèmes que nous nous étions posés. Elle
n'éclaire en rien la lecture des manuscrits et ne peut servir â en améliorer
l'interprétation. Elle est seulement possible - encore au prix d'une correc-
tion du texte; elle ne s'impose pas avec évidence.
Examinons maintenant la chronologie inverse, celle qui commence-
rait par nommer les événements les plus rapprochés et remonterait vers
les plus anciens. Notons d'abord que, si elle est moins naturelle que la
chronologie «directe> pour un historien qui s'attache ordinairement â
descendre le cours du temps, elle n'est pas sans quelque vraisemblance
psychologique, la passion partant plus volontiers de l'impression présente
et cherchant des justifications de plus en plus lointaines. Aréthuse ne
raconte pas les campagnes de Lycotas, elle déplore leur fréquence et leur
durée. Il est donc naturel qu'elle ne s'astreigne pas â un catalogue métho-
dique, mais énumère, de proche en proche, les griefs qui lui pêsent, en
commençant par les plus récents, qui sont aussi les plus douloureux.
Quoi qu'il en soit, il faudra, dans cette hypothèse, que la campagne
«contre les Indiens» soit la première en date et que les deux dernières
aient, coup sur coup, entraîné Lycotas contre l'Arménie et les Parthes. Le
même point fixe - les expéditions de Dacie et les préparatifs contre la
Bretagne - demeurent, ici encore, au centre du système. Mais, bien évi-
demment, il ne peut plus s'agir, pour interpréter le vers 10 ( ustus et eoa
discolor Indus aqua), de songer â la campagne de C. Petronius, pas plus
456 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

que, pour le vers 8 et la première opération contre les Parthes, aux événe-
ments de 30/29 av. J.-C.
A la vérité, il se trouve que, précisément en 29 av. J.-C., la Haute-
Égypte avait été le théâtre d'une expédition analogue à celle de C. Petro-
nius. Elle avait été montée sans l'aveu d'Octave, peut-être même contre sa
volonté, par le premier préfet d'Égypte, Cornelius Gallus, et avait conduit
les troupes romaines au delà des cataractes du Nil, au contact des frontiè-
res éthiopiennes. La célèbre inscription de Philae nous en a conservé le
souvenir 15•
Quant aux deux campagnes parthiques consécutives, nous les trouve-
rons en 21/20 (campagne de Tibère) et en 16, lorsque Agrippa dut, une
fois de plus, se rendre en Syrie 16•
En résumé, nous aboutissons à un tableau analogue au précédent :

29 av. J.-C. Cornelius Gallus en V. 10: ustus et eoa disco/or indus


Haute-Égypte. aqua.
27 av. J.-C. Fin de la guerre des V. 9: hibernique Getae, pictoque
Gètes. Préparatifs Britannia curru.
contre la Breta-
gne.
? ? V. 8 : te modo munito Sericus (?)
hostis equo.
21-20 av. J.-C. Tibère en Arménie. V. 7 : te modo uiderunt Bactra per
ortus ...
16 av. J.-C. Agrippa en Syrie. V. 7: iteratos.. . ; v. 35 et suiv.

La même lacune subsiste, mais cette fois la période comprise entre la


seconde et la quatrième campagne est beaucoup plus longue et permet de
placer une expédition distincte. Or, cette période est occupée presque uni-
quement par la guerre sanglante que les légions durent mener en Espa-
gne à partir de 27 17• Toutes les forces de l'Empire lui sont consacrées et,

15 O. G. /. S., 654; /. G. R. R., I, 1293; Dessau, 8995. On y lit notamment : in


quem locum neque populo Romano neque regibus Aegypti arma ante sunt prolata . ..•
et plus loin : legatis regis Aethiopum ad Philas auditis eoque rege in tutelam recep-
to ...
1, Dion, LIV, 19, 6.
17 Sur la chronologie de cette guerre, cf. R. Syme, The Spanish War of Augustus

(26-25), Am. Journ. of Phil., LV (1934), p. 293 et suiv.


NOTBS SUR PROPERCE - III 457

si un officier devait alors faire campagne, il faut que cela ait été sur ce
théâtre d'opérations. Nous sommes donc invités, par la chronologie, à
chercher dans ce vers 8 la mention de la guerre en Espagne.

*
* *

Des trois leçons proposées par les manuscrits, et devant les quelles
les éditeurs ont jusqu'ici reculé, une nous fournit la mention exigée par la
chronologie «descendante». Tandis que hericus et henricus 11 semblent
bien ne présenter aucun sens, il n'en va pas de même de hernicus. Assuré-
ment, Properce ne saurait songer aux Herniques, voisins de Rome et paci-
fiés depuis des siècles, mais l'adjectif peut désigner un autre peuple. Avié-
nus, dans sa description des côtes de l'Espagne, nomme une cité de Her-
na, non loin de Tartessos 19• Rien n'empéche de rapporter à cette ville de
la lointaine Espagne l'adjectif hernicus 20 • Objectera-t-on que la guerre
s'est déroulée plus au nord, chez les Asturiens, les Lusitaniens et les Can-
tabres? Mais les troupes romaines n'ont pas non plus pénétré jusqu'à
Bactres. La géographie de Properce n'a sans doute pas l'imprécision
qu'on lui prête souvent; elle n'en est p~s moins empreinte d'exagération,
et, lorsqu'il s'agit de désigner un territoire lointain, c'est la ville ou le can-
ton le plus éloigné que le poète choisira.
Mais, dira-t-on encore, cet «ennemi bernique» est caractérisé en quel-
ques traits rapides. Properce nous le présente comme un cavalier au che-
val cuirassé 2 1• Ce trait ne convient guère aux «irréguliers» espagnols, tan-
dis qu'il s'applique à merveille aux «cataphractarii> d'Orient 22 • Il convient
donc, nous dit-on, de préférer, pour cette seule raison au moins, la cor-
rection de Jacob et de lire avec lui Neuricus - même si, par une curieuse

11
Cf. supra, p. 451.
19 Avien.,Ora Marit., 463.
20 La formation en est régulière, sur le type uillaluilicus, bien que l'adjectif

lui-même demeure jusqu'ici un hapaJC.


21 Nous acceptons, pour des raisons stylistiques, la correction c munito •· La

lecture des manuscrits, munitus, est à la rigueur défendable: elle signifierait sim-
plement que l'ennemi trouve sa protection dans la rapidité de son cheval. Munitus,
en ce sens, n'en surprend pas moins, et la disjonction munito ... equo est trop natu-
relle pour ne pas imposer la correction, en un vers défiguré par les copistes.
22 A l'appui de cette thèse, on cite notamment Prop. Ill, 12, 12, où il est dit que

les chevaux «mèdes• sont cuirassés, et Tac., Hist., I, 79, appliquant les mêmes épi-
thètes aux guerriers sarmates. Cf. Justin, XLI, 2, 7.
458 ROMB, LA LITIBRATURB BT L'HISTOIRE

coïncidence, le texte d'un manuscrit se trouve pouvoir désigner une peu-


plade (bien obscure) de la péninsule ibérique. Et même si cette mention
s'accorde, par une autre coïncidence, avec l'une des chronologies possi-
bles assignables aux campagnes de Lycotas.
Tant de coïncidences, à la vérité, devraient inquiéter, et le fait que les
Sarmates ou les Parthes cuirassaient leurs chevaux n'implique pas que les
Espagnols n'en aient pas fait autant. Nous connaissons si mal l'armement
des Cantabres ou des Lusitaniens! Mais, quelle que soit sur ce point notre
ignorance, il se trouve qu'elle n'est pas totale. Non seulement nous savons
le rôle joué par les cavaliers indigènes espagnols dans les armées romai-
nes 23, mais nous savons aussi que leur tactique les a parfois fait comparer
précisément aux cavaliers parthes 24 • Et ce que ne nous disent pas les
témoignages littéraires, les documents figurés nous l'apprennent: une
urne funéraire découverte dans la région du Murcia et qui représente un
combat où sont engagés des cavaliers montre que les chevaux ont le cou,
le garrot et l'épaule protégés par une véritable cuirasse d'osier, toute
pareille au long bouclier dont se servent les fantassins à leurs côtés 25 • De
tels chevaux peuvent à juste titre être dits muniti 26•
Rien ne nous empêche donc de conserver la lecture hernicus, sans
aucune correction. Les deux autres leçons, hericus et henricus, s'expli-
quent par la chute, si fréquente, d'un n, qui aura totalement disparu dans
un cas et aura été mal rapporté dans l'autre. La paléographie comme le
sens invitent donc à admettre que Lycotas a combattu en Espagne.
La chronologie absolue de ses campagnes s'établit donc ainsi:

29 av. J.-C. Expédition de Philae.


27 av. J.-C. Guerre des Daces et préparatifs contre la Bretagne.
26 et suiv. Guerre d'Espagne.
21/20 av. J.-C. Campagne d'Arménie.
16 av. J.-C. Campagne de Syrie.

23Cf. Schulten, art. Hispania, Real-Encycl., VIII, p. 2017, et les textes d' Appien,
/ber., 76; Strab., p. 163, 15; Diod. Sic., V, 33; Arr., Tact., 40.
24 Strab., /oc. cit., rapportant cette comparaison à Posidonius.
25 The Weapons of the lberians. Paper read before the Society of Antiquaries of

London, on Febr. 20, 1913, by Horace Sandars ... , Oxford, 1913, pl. VII et p. 45.
26 Toute une série de figurines d'animaux, publiées par P. Paris, II, p. 268 et
suiv., présente, sur le corps, et particulièrement au défaut de l'épaule et à l'articu-
lation de la cuisse, de larges cercles concentriques, pareils aux boucliers ronds
dont se servaient les Ibères.
NOTES SUR PROPERCE- III 459

Cette chronologie est conforme à l'ordre dans lequel Aréthuse énu-


mère les absences de son mari. «Iteratos>, appliqué à deux expéditions en
Orient, se comprend fort bien si, précisément, ces deux expéditions se
succèdent immédiatement, à quatre ans d'intervalle. L'expression serait
moins naturelle si elle établissait un rapprochement entre deux absences
séparées par une dizaine d'années. Il serait aussi moins naturel. si la cam-
pagne d'Éthiopie avait été la plus récente, qu'elle fût mentionnée la der-
nière, puisqu'elle est aussi la plus lointaine et, par conséquent, la plus
cruelle au cœur de la jeune femme. Seul un assez long intervalle de temps
pouvait en rendre le souvenir moins cuisant. Il est possible aussi qu'au
moment où elle eut lieu Aréthuse ne fût pas encore la femme de Lycotas,
et qu'elle ne vienne s'ajouter aux autres griefs que par un mouvement de
cette exagération passionnée dont Cynthie avait donné au poète la fré-
quente expérience. De toute façon, on ne saurait reprocher à l'introduc-
tion de ce cursus ascendant en une pièce amoureuse de constituer une
faute de goût du poète - ou du commentateur. Properce a su lui donner
cette justification intime, cette «motivation psychologique>, caractéristi·
que de son art.
Si l'on admet notre analyse, il en résulte que la date de la pièce se
trouve fixée. Elle aurait été écrite (ou du moins rapportée) à l'année 16
av. J.-C. - terminus post quem, dont il n'y a aucune raison de l'éloigner
beaucoup. Cette datation concorde avec ce que nous savons de la chrono-
logie du reste du livre IV : les deux seules pièces qui, jusqu'ici, ont été
datées avec une suffisante précision, la sixième et la onzième, nous repor-
tent précisément à cette même année 16 avant èrel 7• Il n'y a donc là rien
qui surprenne, bien que l'on ne puisse considérer cette concordance com-
me une c preuve> supplémentaire.
Une autre conséquence de l'hypothèse que nous présentons concerne
non plus l' œuvre de Properce, mais l'histoire générale de cette période.
On a tendance à considérer que la mention par Dion de préparatifs
contre la Bretagne en 27 av. J.-C. ne présente pas de suffisantes garanties
et qu'elle a peut-être été imaginée par l'historienn. L'élégie de Properce
montrerait qu'il n'en est rien et que des préparatifs furent réellement
faits par Auguste en vue d'une invasion. Sans doute, les légions ne fran-

27 Cela résulte, pour la pièce VI, de la mention des Sycambres, attaqués par
Auguste en 16 (Dion, LIV, 20, 4); pour la pièce XI, du consulat de P. Cornelius
Scipio, qui eut lieu la même année. Cf. Rothstein, édition citée, ad loc.
21 R. Syme, op. cit., met en doute la réalité de la tentative. Mais parce qu'elle ne

s'accorde pas avec les conceptions modernes relatives à la politique d'Auguste. La


raison est faible.
460 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

chirent pas le détroit, mais elles furent concentrées «sur leur base de
départ», et la chose fut prise suffisamment au sérieux pour que la femme
d'un des officiers qui y participèrent puisse sérieusement reprocher à son
mari «d'être allé chez les Bretons», avec la même exagération qui lui fait
mentionner le sud de l'Espagne, alors que la guerre se cantonna chez les
Cantabres, et Bactres, alors que les armées romaines n'ont guère dépassé
la frontière.

*
* *

Les renseignements que nous fournit Properce sur la carr1ere de


Lycotas laissent supposer qu'il s'agit d'un personnage réel, et non d'un
héros imaginaire. Mais, s'il en est ainsi, n'est-il pas possible de l'identi-
fier?
Les données sont faibles, sans doute, et, en l'absence d'une inscrip-
tion révélant explicitement la même séquence de campagnes - et que
nous n'avons pu découvrir - nous ne saurions parvenir à une certitude.
Pourtant, nous ne sommes pas entièrement désarmés en face de ce nou-
veau problème.
Les campagnes de Lycotas se divisent en trois groupes; les quatre
premières : Éthiopie, Dacie, Bretagne et Espagne, se succèdent presque
sans interruption de 29 à 26. A moins que nous ne supposions un séjour
particulièrement long en Espagne, ce que rien ne nous autorise à faire, ce
premier groupe est séparé par cinq ou six ans de l'opération d'Arménie.
Puis, de nouveau, un intervalle, et c'est le second voyage en Orient, à la
suite d'Agrippa. Cet échelonnement chronologique est significatif. Il s'ex-
plique aisément en admettant que, dans les intervalles de présence à
Rome, Lycotas a exercé des magistratures. Et là, de nouveau, nous avons
le choix entre deux hypothèses: placer la questure avant 21, puis, selon le
cas, l'édilité ou la préture entre 20 et 16 - et, dans ce cas, Lycotas aurait
exercé une charge du vigintivirat avant son premier départ pour l'Orient
- ou bien placer le vigintivirat avant 21 et l'édilité entre 20 et 16. La
seconde hypothèse est préférable, d'abord parce qu'elle rajeunit Lycotas
- ce qui paraît plus conforme au ton de l'élégie - et surtout parce qu'une
aussi longue suite de commandements militaires serait anormale entre le
vigintivirat et la questure. Les quatre premières absences s'expliquent
alors, non par des commandements réels, mais parce que le jeune Lyco-
tas - comme Tibulle aux côtés de Messalla - a suivi la «cohorte prétorien-
ne» de quelque haut personnage. Et nous pouvons légitimement supposer
que ce haut personnage était tantôt Octave lui-même, tantôt l'un de ses
NOTBS SUR PROPBRCB - III 461

plus proches collaborateurs : Cornelius Gallus en Égypte (où Lycotas se


trouvait sans doute dans la suite d'Octave en 30), M. Crassus en Dacie et
de nouveau Auguste pendant les préparatifs contre la Bretagne et aussi
en Espagne. Lycotas serait alors revenu à Rome avec le prince en 25, et
c'est seulement à cette époque qu'il aurait commencé sa carrière vérita-
ble. Après une charge du vigintivirat, exercée entre 24 et 21, il aurait été
revêtu, comme cela est normal, du tribunat militaire laticlave. De retour à
Rome, avec Auguste et Tibère, en 19, il aurait exercé la questure entre 18
et 16, et c'est comme legatus legionis ou préfet de cohorte auxiliaire, de
rang questorien, qu'il aurait accompagné Agrippa en Syrie.
On objectera sans doute qu'une pareille reconstruction, si elle ne
heurte pas la vraisemblance et demeure conforme aux règles générales
du cursus, n'a rien pour la justifier, et que d'autres combinaisons pour-
raient être imaginées.
Sans doute, et nous ne prétendons pas atteindre ici la certitude; il
suffit de montrer que Properce est demeuré dans les limites de la plus
stricte légalité. S'y serait-il astreint s'il avait imaginé de toutes pièces son
personnage? N'est-ce pas plutôt qu'il a un «modèle»?
Mais il y a plus. Une remarque fort pertinente de Rothstein suggère
que derrière le pseudonyme grec de Lycotas se dissimule le cognomen
romain de Lupercus 29 : même schéma métrique, même signification, l'un
et l'autre nom suggérant le «loup». Or, parmi les magistrats connus au
temps d' Auguste, figure C. Gallius C. F. Lupercus, qui fut triumuir mone-
talis probablement vers 22 ou 21 av. J.-C.30 • Ce personnage répond aux
conditions imposées par l'élégie de Properce : avoir exercé une fonction
du vigintivirat entre 24 et 21 et s'appeler Lupercus. Coïncidence ici enco-
re? Peut-être, mais coïncidence singulière, venant après tant d'autres 31•
Quoi qu'il en soit de l'identité même de Lycotas, il apparaît évident
que Properce a écrit cette élégie pour une jeune femme et un jeune hom-
me de ses amis. Elle reflète non pas, comme les Héroiâes d'Ovide, les sen-
timents imaginés de héros légendaires, mais le roman vécu d'un officier

29 Éd. cit., p. 203.


30 Willers,Gesch. d. r6m. Kupf., p. 139.
31 Il est tentant de rapprocher Lycotas du Lupercus dont la première élégie du
livre nous conte la mort (IV, 1, 93), ainsi que celle de son frère Gallus. Il en résulte-
rait un indice précieux sur la date de la pièce liminaire du livre IV, et qui trouve-
rait sa confirmation dans plusieurs autres faits. Mais rien ne vient le préciser, et il
est indémontrable, mais possible, que le frère de Gallius Lupercus (s'il en eut un)
se soit appelé Gallius Gallus. En l'absence d'autre argument, nous devons confesser
notre ignorance.
462 ROMB,LA LIT'ŒRATURBBT L'HISTOIRE

romain et de sa femme. Sans doute, les thèmes traditionnels de l'élégie


amoureuse n'y sont pas absents - mais ils sont, ici, transfigurés. Le disci-
dium n'est plus le fait d'une meretrix séduite par quelque soldat que ses
campagnes ont enrichi. Pour la première fois, peut-être, la poésie n'a plus
honte de conter les peines d'un amour permis. Rompant avec les conven-
tions, elle se fait délibérément romaine. Elle exprime désormais le conflit,
déjà cornélien, entre le devoir civique et les droits de l'amour, et, sous un
apparent badinage, c'est un accent nouveau qui résonne ici. En contraste
évident avec l'élégie suivante, où l'on voit Tarpéia trahir son devoir de
Romaine par amour pour Tatius, la lettre d' Aréthuse constitue une autre
scène de cette vaste fresque où Properce a voulu peindre tous les aspects
de l'âme romaine, telle qu'il la concevait, et qui forme pour nous le der-
nier livre de son œuvre.
PROPERCE ET LES EXPLOITS DE SÉMIRAMIS

Voulant évoquer les exploits de Sémiramis, Properce, dans la onziè-


me élégie du livre Ill, fait allusion aux travaux qu'elle fit exécuter à Baby-
lone et, à cet endroit du texte, les manuscrits proposent un distique que
presque tous les éditeurs et les critiques considèrent comme corrompu en
deux endroits. L'ensemble des manuscrits les plus anciens (le groupe
appelé traditionnellement 0) donne (à une variante près, que nous indi-
querons) les deux vers suivants :
dwcit et Euphraten medium quam condidit arces
iussit et imperio surgere Bactra caput (v. 25-26).

Au vers 25, le Neapolitanus et le Vossianus 117 portent qua, et ce texte


est aussi celui qui a été adopté par divers correcteurs dans les marges de
manuscrits comme le Parisinus, l'Ottobonianus et la quatrième main du
Laurentianus. La première main de celui-ci avait écrit artes, mais tous les
autres manuscrits donnent arces. Baehrens avait choisi de conserver
quam, ce qui lui imposa de corriger arces en arcis. Il parvenait ainsi au
sens suivant: «et elle (Sémiramis) conduisit !'Euphrate au milieu de la
citadelle qu'elle fonda». Sens en apparence satisfaisant: la reine n'a-t-elle
pas fondé Babylone, au moins selon une partie de la tradition? Sans dou-
te Bélus partage+il avec elle cette gloire, si l'on en croit Quinte-Curce et
Ammien Marcellin 1, mais l'on ne doit pas demander au poète de partager
les scrupules des historiens. Diodore, qui suit Ctésias de Cnide, lui attri-
bue sans panage le mérite d'avoir fondé Babylone 2• Un doute, peut-étre,
subsiste: est-il légitime d'appeler arx une ville fondée dans une plaine?
Mais, ici encore, ne doit-on pas tolérer une légère inexactitude? Arx peut

1
Quinte-Curce, V, 1; Ammien Marcellin, XXIII, VI, 23, qui parlent tous deux
d'une citadelle, et négligent le détail donné par Diodore et provenant de Ctésias.
Voir aussi Hérodote, I, 184 et suiv.
2 Diodore de Sicile, 11, 7. Cf. Hérodote, ibid.
464 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

désigner une ville fortifiée, et, si l'on n'y regarde pas de trop près, on ne
trouvera rien d'étrange à admettre qu'un fleuve comme l'Euphrate tra-
verse, en son milieu, une «citadelle».
Mais on ne doit pas oublier que cette interprétation est le résultat
d'une correction, et qu'il existe un autre texte possible, celui que donnent
deux manuscrits, qui à la vérité, ne sont pas exempts de fautes, mais qui
sont parmi les plus fidèles que nous possédions, et le sens est alors: «elle
conduisit l'Euphrate au milieu, à l'endroit où elle fonda les citadelles».
Ces deux forteresses, élevées de part et d'autre du fleuve et dominant tou-
te la ville, nous les connaissons par Diodore : «elle fit construire aussi
deux palais, le long du fleuve même, à chaque extrémité du pont; et de
ces deux palais, elle pouvait avoir des vues sur la ville entière et tenir,
pour ainsi dire, les clefs des quartiers stratégiques de la ville» 3 • Le plu-
riel, arces, se trouve ainsi justifié et confirmé. Les tours qui défendaient
ces palais étaient hautes de plus de cent mètres, si l'on en croit la tradi-
tion suivie par Diodore. L'ensemble formé par chacun des palais méritait
donc bien le nom d'arx.
L'on n'éprouvera d'autre part aucune peine à comprendre les mots
«qua condidit arces », en en rapprochant le premier vers de la première
élégie du livre IV : hoc quodcumque uides, hospes, qua maxima Roma est,
où la correction de qua, est admise par presque tous les éditeurs.
Le pentamètre de notre distique semble, lui, moins aisément intelligi-
ble. Dès le XVIIIe siècle, il a paru intolérable à un éditeur (Burman
senior) que Properce ait pu écrire que Sémiramis «ait ordonné à Bactres
de relever la tête pour l'empire». Chacun sait bien, en effet, pensait le
savant commentateur, que Sémiramis avait été à l'origine de la ruine de
Bactres, et, logique avec sa science, il corrigea surgere en subdere. Les édi-
teurs, après lui, acceptèrent l'idée, et Rothstein parle, à propos de cette
correction de «sichere Verbesserung», et D. R. Shackleton Bailey, dans
ses Propertiana 4 affirme que «in both lines (les deux vers du distique) cor-
rection is unavoidable». Il nous semble plutôt qu'elles sont, l'une et l'au-
tre, inopportunes. Nous en avons dit la raison pour l'hexamètre. Une rai-
son du même ordre - la soumission hâtive à une «évidence» illusoire d'un
savant éditeur - condamne, croyons-nous, la correction de Burman,
qu'auraient dû déjà rendre suspecte plusieurs considérations.
D'abord, il est, statistiquement, peu probable, que deux corrections
aient été nécessaires dans un seul distique. D'autre part, une lecture plus

3 Diodore, ibid., II, 8, 3.


4
Cambridge, 1956, p. 170.
PROPBRCB BT LBS EXPLOITS DB saMIRAMIS 465

attentive des historiens anciens nous apprend que la prise de Bactres a


été le fait du roi Ninus, que l'intervention de Sémiramis, même si elle fut
décisive, ne consista qu'en un conseil donné au roi. Certes, ici encore, on
peut alléguer qu'un poète n'est pas tenu d'être exact, que Properce, en
bien des endroits, ne l'est pas (encore conviendrait-il de soumettre chaque
passage à un examen plus critique), que, tout compte fait, Sémiramis a
bien provoqué la ruine de la ville. Mais, si Burman avait lu Diodore jus-
qu'au bout du livre II, au lieu de s'en tenir (apparemment) à des souve-
nirs imprécis, il aurait vu que Sémiramis, au cours de son règne person-
nel, avait organisé une expédition contre l'Éthiopie et l'Égypte, puis
qu'elle s'était installée, avec «toute sa puissance», à Bactres en Asie; que
là, elle avait vécu longtemps en paix et y avait conçu le désir d'accomplir
une grande action guerrière. C'est Bactres qu'elle avait pris pour base
dans son expédition contre l'Inde 5• Il est donc exact d'écrire, comme le
fait Properce, qu'elle «ordonna à Bactres de relever la tête, pour son
empire», ou plutôt, «pour un empire»: celui qu'elle espérait constituer en
soumettant l'Inde, et qui viendrait s'ajouter à ses propres possessions, de
l'Éthiopie jusqu'à la Médie.
Ainsi doit-on faire justice de la double correction, celle de Baehrens
dans l'hexamètre et celle de Burman dans le pentamètre.
Déjà, il est vrai, D. Paganelli, dans son édition de la Collection des
Universités de France, avait conservé, comme nous le proposons, le texte
des manuscrits du groupe 0, mais il n'avait donné de ces vers qu'une tra-
duction peu admissible, écrivant: «détournant le cours de !'Euphrate, elle
le fit passer au milieu de la ville au pied de la citadelle, et la capitale de la
Bactriane ne put rester debout qu'annexée à son empire et soumise à ses
lois>. Non seulement Sémiramis n'a pas détourné le cours de !'Euphrate,
qui traversait Babylone depuis la fondation de la ville (elle se contenta de
le détourner un moment, le temps de construire un souterrain entre les
deux forteresses du pont 6 ), mais elle n'a point permis à Bactres de «rele-
ver la tête» après sa prise par Ninus; elle n'était pas encore reine. Tout
s'éclaire si l'on se reporte au texte de Diodore, mais à sa totalité, et non à
une partie seulement. Properce, après tout, n'était peut-être pas aussi
mauvais historien, ni poète aussi plat que le voudraient les éditeurs
modernes.

'Diodore, Il, 15, 1 et suiv.; en particulier le paragraphe S: Sémiramis convo•


que ses troupes à Bactres, dans un délai de trois années après la proclamation.
Bactres est donc bien alors sa capitale.
• Diodore, Il, 9, 1 et suiv.; Hérodote, I, 186.
PROPERCEET L'AU-DELÀ

On sait le rôle que jouent, dans l'œuvre de Properce, les images et les
évocations funèbres : le monde des morts y est souvent présent, soit que
le poète chante les héros et les héroïnes d'autrefois, soit qu'il envisage sa
propre mort ou celle de Cynthie, et que cela lui serve à exprimer la pro-
fondeur, la sincérité de son amour. Sous de multiples formes, la mort est,
ainsi, l'un des thèmes majeurs de sa poésie 1• Aussi n'est-il pas sans intérêt
de s'interroger sur l'idée que se fait Properce de !'Au-delà: se le représen-
te-t-il d'une manière précise et cohérente, ou se réfère-t-il à plusieurs
conceptions? Se contente-t-il de reprendre, au hasard de son inspiration,
des images traditionnelles, ou bien a-t-il, sur ces problèmes, des vues per-
sonnelles, et dans quelle mesure, s'il en est ainsi, partage-t-il ces croyan-
ces avec ses contemporains? Il y a là un point d'histoire religieuse que les
commentateurs du poéte semblent trop souvent avoir négligé, ce qui ne
laisse pas de soulever bien des difficultés dans l'interprétation des passa-
ges où interviennent ces images du monde qui s'étend après la mort.
Mieux connaître l' Au-delà, ou les Au-delà auxquels se réfère le poète dans
les Élégies peut nous aider à mieux comprendre la sensibilité du poète, à
mesurer dans ses vers la part de la rhétorique et celle de la sincérité.
Continuateur de l'élégie alexandrine, qui faisait, nul ne l'ignore,
grand usage des légendes héroïques 2, Properce ne pouvait refuser les
récits traditionnels relatifs au monde des morts qu'il trouvait dans ses
sources littéraires, chez ses devanciers de langue grecque. Les emprunts
sont nombreux à cette mythologie stéréotypée. Nous en rapellerons quel-
ques-uns, parmi les plus significatifs. Au premier livre, c'est l'histoire de
Protésilas revenant des Enfers pour voir Laodamie 3• Au second livre,

1 C. H.-P. Boucher, Études sur Properce, Paris 1965, p. 81 et suiv.


1 Sur ces problèmes, toujours discutés, v. G. Luck, Die romische Liebeselegie,
Heidelberg 1961, p. 18 et suiv.
3 Prop. l, 19, 7 et suiv.
468 ROME, LA LITIÊRATURE ET L'HISTOIRE

nous rencontrons les grands suppliciés : Tantale, les Danaïdes,et peut-


être Prométhée, transporté du Caucase aux Enfers•. Un peu plus loin,
c'est le poète lui-même qui se condamme, s'il oublie l'amour de Cynthie,à
tous les supplices de la légende : tourments infligés par les Erinyes,vau-
tour de Tityos, rocher de Sisyphe 5• Ailleurs, il s'imagine traversantle
Styx, la rame à la main, dans la barque de Charon, dans l'attitudeque
nous connaissons bien, depuis Aristophane 6• Lorsque Cynthieest malade,
il adresse des prières à Perséphone, lui rappelant que le royaumedes
morts possède les belles dames du temps jadis 7. Au livre Ill, les mêmes
images reviennent: celle de la barque infernale•, où les personnagesillus·
tres du passé viennent prendre place, reconnaissables et conservantleur
personnalité. Ailleurs, ce sont les détails de la route suivie par le jeune
Marcellus, mort près de Baies : la rencontre avec Cerbère, puis la barque
_sinistre 9, Minos, enfin, qui juge les âmes aux Enfers 10• Lorsque Cynthie
apparaît au poète, dans la célèbre élégie du livre IV, elle décrit le sêjour
infernal avec sa double demeure 11, et Cornélie, du fond de la mort,évo-
que les mêmes images 12_
En dépit de la fréquence avec laquelle reviennent ces allusionsaux
Enfers de la mythologie traditionnelle, il est difficile de penser que Pro-
perce croyait à la vérité littérale de ces images. Il aurait été, de son
temps, une exception. Nous connaissons le témoignage, souvent cité,de
Cicéron, affirmant que, en son siècle, il n'était pas une vieille femme
assez sotte pour accepter ces fablesu, et laissant entendre qu'ellesne rele·
vaient que de la théologie des poètes et ne devaient être considéréesau
mieux que comme des symboles, des «manières de parler». Properce
aurait-il été plus crédule que les vieilles femmes?
En fait, il lui arrive de laisser percer son scepticisme. C'est ainsiq~e
se comparant à Protésilas, qui était venu des Enfers retrouver Laodamie,
il écrit: «illic (aux Enfers), quicquid ero, semper tua dicar imago»,c'eSI·
à-dire, croyons-nous : « là-bas, quoi que je doive être, on dira toujoursde

4
Prop. II, 1, 65-70.
'Prop. II, 20, 29-32.
6
Prop. II, 27, 13-14.
7
Prop. II, 28, 47 et suiv.
1
Prop. III, 5, 13 et suiv.
9
Prop. III, l8, 23-24. V. ci dessous, p. 476, n. 53.
10
Prop. III, 19, 27-28.
11
Prop. IV, 7, 55 et suiv.
12
Prop. IV, 11, 15 et suiv
13
Cie., Tusc. I, 48. .
PROPERCE ET L'AU-DELA 469

moi que je t'appartiens, même sous la forme d'un fantôme». Quicquid ero
introduit un doute, une incertitude sur la nature même de ce fantôme, à
la différence de la légende grecque, pour laquelle l'ombre de Protésilas
était le «double> du vivant. Ailleurs, Properce range les récits concernant
!'Au-delà et ses dieux parmi les questions que l'on peut se poser, et dont la
réponse n'est pas évidente; il insinue que ce sont là des fables inventées
pour terrifier les hommes, et dont la vérité demeure problématique 14•
Pourtant, il est certain que Properce ne rejette pas le principe même
d'une survie de l'âme. Les Élégies nous en apportent bien des témoigna-
ges. A plusieurs reprises, le poête affirme que ses restes - et ceux de Cyn-
thie pareillement - conserveront, dans la mort, une sensibilité analogue à
celle que possédait leur corps de son vivant. Ils conserveront, en particu-
lier, la conscience de leur amour. Dans l'élégie où il rappelle la légende
de Protésilas et Laodamie, et où il se montre sceptique sur la possibilité
qu'il aura de revenir parmi les vivants, il demande, en revanche, à son
amie de porter toujours à ses cendres les sentiments qu'il aura lui-même
pour les siennes, si elle meurt avant lui: «alors, dit-il, la mort n'aurait
pour moi aucune amertume» 15• Mais le lieu de cette communion - ou plu-
tôt de la communication qui s'établirait entre eux - ne serait pas, comme
dans la tradition épique et tragique grecque, la demeure de l'héroïne,
mais le tombeau même du poête. Ce que redoute Properce, c'est qu'un
nouvel amour n'empêche son amie de venir pleurer sur ses cendres 16 • Il
est donc bien certain que, dans la pensée de Properce, la survie réelle ne
se poursuivra pas aux Enfers, elle sera liée aux ossements même du mort,
à l'emplacement où reposeront ses cendres. Cela - quoi qu'en dise le com-
mentaire de Butler et Barber - toute la pièce le proclame: l'amour de
Properce pour Cynthie est si profondément enraciné dans tout l'être du
poète qu'il ne saurait s'évanouir, matériellement, de ses restes: « !'Enfant
qui me hante ne s'est pas attaché à mes yeux si légèrement que ma pous-
sière puisse perdre le souvenir de mon amour> 17• Nous verrons qu'il ne
s'agit point là de métaphores, mais d'une conception réaliste, qui considè-

1• Prop. III, 5, 39 et suiv.


15 Prop. I, 19, 20: tum mihi non ullo mors sit amara loco, vers dans lequel non
ullo loco nous paraît signifier «nullo modo» (cf. Cie., Fin. Il, 90: uoluptatem nullo
loco numerare; Sén., De uita beata, 23, 3: quid enim est quare illis (diuitiis) bono
loco inuideat? Veniant, hospitentur).
16 Prop. 21-22: quam uereor ne contempto, Cynthia, busto / abstrahat e noslro

puluere iniquus Amor. ·


17 Prop. I, 19, 5-6: neo odeo leuiler nosler puer haesil ocellis / ut meus oblilo

puluis amore uacet.


470 ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE

re l'âme comme une subsistance attachée à la matérialité des cendres et


susceptible du survie.
Dans une pièce célèbre du second livre, le poète rédige, en quelque
sorte, son testament. Il demande que son cortège funèbre soit simple. Il
ne veut être accompagné dans la mort que par «trois livres» (expression
qui est loin d'être claire, on le sait!), et par Cynthie elle-même, qui lui
donnera un ultime baiser lorsqu'elle répandra les parfums rituels. Puis,
une fois le feu du bûcher apaisé, la cendre sera déposée dans une urne :
«qu'un petit vase de terre accueille mes Mânes», dit-il. Et ces Mânes ne
perdront pas pour autant la possibilité de savoir ce qui se passera sur
leur tombe: «la terre, complice, est capable de connaître la vérité» 18• Les
commentateurs hésitent, devant ces mots, et se demandent ce que désigne
au juste le terme de «terra». Faut-il entendre l'élément de ce nom, ou sim-
plement les cendres du mort qui se sont mêlées au sol? La question ne
peut être tranchée d'après le texte même de Properce. Il faut pour tenter
de résoudre ce problème, faire appel à des textes épigraphiques et à
divers témoignages connus depuis longtemps, mais utilisés le plus sou-
vent par les historiens de la religions romaine et négligés par les éditeurs
et commentateurs de Properce.
Que les Mânes soient considérés comme habitant le tombeau où l'on
a déposé les cendres, et plus particulièrement, les ossements du mort,
après incinération, est une croyance bien attestée. Properce, nous l'avons
vu, s'en fait l'écho, et il l'admet encore dans un poème du quatrième
livre, les imprécations lancées à la lena 19• Mais nous la rencontrons aussi
dans un grand nombre d'inscriptions 20 et dans un passage de l'Énéide, où
Virgile unit, dans un même ensemble matériel, «la cendre et les mânes
d'Anchise» 21 • L'usage, très général, des offrandes aux cendres du mort:
fleurs, libations, nourritures diverses, implique la survie du défunt dans
la terre du tombeau 22 • D'autre part nous voyons que, comme Properce,
des amants ou des époux séparés par la mort aspirent au moment où

11 Vers 42: non nihil ad uerum terra conscia sapit.


19 Prop. IV, 5, 3: nec sedeant cineri Manes.
°Carmina epigraphica latina
2 (C.E.L.) (manes) quieti cineribus tuis. Cf. C.E.L.
1583 (= C.I.L. VI, 9659); ibid. 188: eo cupidius perpoto in monumento meo, / quod
dormiendum et permanendum heic est mihi. V. F. Boemer, Ahnenkult und Ahnen-
glaube im alten Rom, Leipzig, 1943, p. 17; Fr. Cumont, Lux perpetua, Paris 1949,
p. 15 et suiv ..
21 Verg., Aen, IV, 427: nec patris Anchisae cinerem Manesque reuelli; J. Bayet,

Les Cendres d'Anchise ... in Croyances et rites ... Paris 1971, p. 366-381.
22 F. Boemer, op. cit., p. 126. Fr. Cumont, op. cit.
PROPBRCBBT L'AU-DBLA 471

leurs Mânes seront réunis dans la tombe 23 • Il n'est pas douteux que, pour
lui, les Mânes, c'est-à-dire la conscience qui irradie encore les cendres, ne
puissent éprouver l'amour et entendent et comprennent les paroles des
vivants.
Reste pour nous à expliquer la référence à la «Terre complice». Deux
poèmes épigraphiques aident, pensons-nous, à éclaircir le mystère. L'un
d'eux, épitaphe d'une certaine Mus, morte à treize ans, contient ces mots:
«J'ai vécu chère aux miens, vierge, j'ai rendu la vie; je suis ici, morte, je
suis cendre; mais cette cendre est terre et s'il est vrai que la terre soit
déesse, je suis déesse moi aussi, je ne suis pas morte. Je te prie, étranger,
de ne pas troubler mes ossements» 24 • Une autre 25 présente le même rai-
sonnement: c'est en s'unissant à la terre, en devenant terre, que le mort
acquiert cette survie. Tellus est le lieu mystique et la garante de celle-ci.
On a remarqué que ces deux textes reprenaient une épigramme attri·
buée à Épicharme 26 , c'est-à-dire à une tradition pythagoricienne. Et l'on
se souvient que, dans un fragment d'Ennius, cité par Varron 27 , la Terre
est considérée comme le lieu de toute génération et de toute corruption
«(Terra) terris gentis omnis peperit et resumit denuo»: «la Terre, en tout
lieu de la terre, engendre toutes les nations et les rappelle à elle». Il n'est
pas étonnant qu'Ennius se fasse l'écho d'un enseignement pythagori·
cien 21• Mais il est fort probable que, sur ce point, le pythagorisme rencon-
trait des croyances beaucoup plus anciennes dans la tradition religieuse
romaine, et ce n'est pas la doctrine «savante» venue de Crotone qui a divi-
nisé le terre et lui a attribué le pouvoir de maintenir la vie secrète des
Mânes. On sait que les Romains attribuaient volontiers à Pythagore les
traditions qui s'étaient exprimées dans les institutions de Numa. Il y avait
là une convergence remarquable, explicable peut-être par le caractère
syncrétique du «pythagorisme» italique, mais indéniable. Il est difficile,
par exemple, de faire intervenir l'influence de Pythagore dans la formule,

2, Par ex. C.I.i. VI, 7579 (= /.L.S. 8190): Meuia Sophe, impetra, si quae sunt
Manes, ne tam scelestum discidium experiar diutius ...
2• C.E.L. 1532 (-1.L.S. 8168): cara meis uÏJci,uirgo uitam reddidi I mortua heic

ego sum et sum cinis, is cinis terrast / sein est terra dea, ego sum dea, mortua non
sum. / Rogo, hospes, noli ossa mea uiolare.
25 C.E.L. 974.

26 Buecheler, loc. cit., ad C.E.L. 1532, commentaire.


27 Varro, Ling. V, 64, éd. J. Collart.
21 Cf. Ibid. 60 : terraque corpus / quae dedit ipsa capit, neque dispendi facit
hilum ... Ce texte est cité par Varron dans un ensemble d'inspiration pythagori·
cienne, qui commence par un rappel de la théorie cosmologique d'Épicharme.
472 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

si générale, que l'on trouve sur les tombeaux: «sit tibi terra leuis». Quel-
ques inscriptions nous permettent de comprendre le sentiment qui dictait
ce souhait aux parents du mort : la terre est invoquée comme une divinité
secourable, dispensatrice de fécondité et de bonheur (/e/ix) 29 •
Cette mystique de la Terre est évidemment partagée par Properce :
c'est la Terre qui entretient la conscience des Mânes et leur transmet la
connaissance des choses extérieures au tombeau, et un autre passage des
Élégies ne peut s'expliquer que de cette manière. Évoquant le temps où il
ira pleurer sur les ossements de Cynthie, il fait précéder son souhait
d'une formule assez inattendue: «que la Terre équitable le permette» 30 •
Le souhait que la terre peut exaucer n'est pas, ici, de ne point peser sur
les cendres du défunt, c'est d'assurer aux ossements de Cynthie la perma-
nence de leur sensibilité: «et - que la Terre équitable le permette - aussi
longue que soit la vieillesse où s'attarderont tes destins, tes os seront tou-
jours chers à mes larmes» 31 • Inversement, la Terre peut aussi faire en
sorte que, si le poète meurt avant Cynthie, ce soient ses cendres à lui qui
perçoivent un hommage pareil : cela suffira à enlever toute amertume à
la mort 32 •
Nous ne saurions nous étonner de ce rôle attribué à Tellus dans les
croyances concernant l'outre-tombe. Son culte est lié, de très bonne heu-
re, aux rites funéraires 33 • Tellus est véritablement source de vie et lieu de
la mort. Elle est invoquée pour la continuité de la famille, lors des maria-
ges 34, elle intervient dans le rituel funéraire le plus ancien qui nous soit

29C.E.L.. 1121, 1: Felix terra, precor, leuiter super ossa residas; ibid., 1028, v. 5:
opto, si qua fides remanet Telluris amicae, / sit tibi perpetuo te"a leuis tumulo; ibid.
1129 (= C.I.L. VI, 15493): quae genuit tellus ossa teget tumulo (la défunte, inhumée
à Rome, était originaire de Gaule belgique); ibid. 1153, v. 5-5: te"a, precor, fecun-
da, leuis super ossa residas / aestuet infantis ne grauitate cinis. Ibid. 1135.
30 Prop. I, 19, 16: Tellus hoc ita iusta sinat.

31 Ibid. : Et (Tellus hoc ita iusta sinat) / quamuis te longae remorentur fata

senectae I cara tamen lacrimis ossa futura meis.


32 Ibid., v. 19-20 : Quae tu uiua mea possis sentire fauilla / Tum mihi non ullo

mors sit amara loco. V., ci-dessus, p. 469, n. 15. Cf. Prop. IV, 11, 100: dum pretium
uitae grata rependit humus, où il apparaît que la Terre récompense le défunt - la
Terre, et non les juges des Enfers!
33 G. Dumézil, Religion romaine archaïque, Paris 1966, p. 369, résumant la doc-

trine généralement admise à ce sujet. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome,


Paris 1958, p. 48 et suiv.
34 H. Le Bonniec, ibid., p. 56 et suiv.; p. 78 et suiv. Tellus et les dieux mânes

interviennent lorsqu'il y a interruption de la continuité familiale: divorce, remaria-


ge d'une veuve.
PROPERCEBT L'AU-DBLÂ 473

connaissable. On connait la règle religieuse rapportée par Varron:


«quand un Romain a été incinéré, si on ne jette pas des mottes de terre
sur son tombeau, la famile reste souillée par lui; elle le reste de même en
cas de prélèvement d'un os sur le mort pour la purification familiale jus-
qu'à ce que cet os, au cours de la purification, soit enfoui dans le sol,
autrement dit, selon l'expression des pontifes, tant que le mort est inhu-
matus (non inhumé)» 35 • On peut soupçonner aussi, pour toutes ces rai-
sons, que la Terre assure le lien entre les vivants et les morts, dans la
mesure où elle accueille et maintient dans une vie latente (mais toujours
susceptible de resurgir, nous le verrons) les dii parentes, première forme,
apparemment, des dieux mânes 36• Ce sont ces mêmes dii parentes qui
feront leur apparition, sous forme de masques, aux funérailles de leurs
descendants, et les accueilleront en leur compagnie 37 •
S'il en est bien ainsi, on voit que l'eschatologie propertienne ne diffè-
re pas de celle que connaît la tradition romaine, depuis les temps les plus
anciens. Toute sa culture grecque, qui est certaine, ne l'a pas amené à
partager des conceptions plus récentes. Sans doute, les légendes poéti·
ques tendent à s'interposer, comme un écran, entre le poète et ses croyan-
ces profondes, à informer son langage; mais cela ne change rien à son
sens intime. Les inscriptions funéraires, elles aussi, empruntent parfois la
terminologie ou l'imagerie traditionnelle grecque, sans que soit ébranlée
la croyance dans une survie continuée sur les lieux même du tombeau 31 :
les divinités infernales sont en liaison avec les Mânes, sans que l'on sache
bien précisément de quelle façon. Les croyances «populaires» ne se sou-
cient guère de logique!
Il est un point sur lequel Properce partage l'idée que se font ses
contemporains du monde des morts, et qui lui a fourni le thème de quel-
ques-unes parmi ses élégies les plus célèbres, le pouvoir que l'on attribue
aux morts de revenir visiter les vivants, en se manifestant de plusieurs
façons, mais, surtout, en se présentant, lors de visions nocturnes, à ceux
qu'ils veulent retrouver, par amour ou par haine. Nous rappellerons ici
un témoignàge épigraphique particulièrement significatif, une inscription

"Varra, Ling. V, 23, trad. J. Collart.


16 F. Boemer, op. cit., p. 17 et suiv.
37 Id., ibid., p. 104 et suiv.
31 Par ex. J.L.S. 4213 (• C.I.L. VI, 10096); I.L.S. 8190 (• C.I.L. VI, 7579); cf.

C.E.L. 1111, où Je mort réside dans son tombeau, mais se dit en même temps «fu-
sus in Elysia sic ego ualle moron. Le langage mythique est purement symbolique,
nullement c réaliste».

31
474 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

de Rome où l'on apprend que deux sœurs, Thétis et Charis, ont demandé
à leur père de leur élever un tombeau, en lui apparaissant (ex uiso) 39 • Le
père, convaincu par cette vision que les mânes de ses filles continuent de
vivre, à l'emplacement de leur bûcher, leur prêtre ce langage: «Toi qui lis
ceci, et qui doutes que les Mânes existent, lance-nous un défi, invoque-
nous et tu comprendras»"°. Or, ce thème est aussi celui de la célèbre élé-
gie du livre IV qui fut écrite après la mort de Cynthie, et qui nous montre
celle-ci apparaissant au poète, pendant son sommeil. L'élégie commence
par ces mots, qui sont comme un cri, après une révélation : «sunt aliquid
Manes» 41 • Or, les mêmes termes se retrouvent assez souvent dans l'épigra-
phie funéraire 42 , et cette longue élégie rapporte une expèrience analogue
à celles que connaissent maints dédicants, l'apparition en songe d'un être
cher, et l'on peut montrer que la venue de Cynthie, pendant cettt nuit-là,
a été conforme à la tradition la plus purement romaine, qu'elle n'est pas
une invention de poète.
On a montré, il est vrai, que Properce a utilisé, pour composer ce
poème, des souvenirs empruntés à l'Iliade, l'apparition de Patrocle, au
chant XXIII 43 . Mais l'on a souligné aussi, dans la même étude, les diffé-
rences qui séparent la conception homérique de l'outre-tombe et celle de
Properce. Chez Homère, l'âme de Patrocle est l'image du héros dans toute
sa jeunesse et sa beauté 44 , tandis que, chez Properce, Cynthie présente
tous les stigmates du bûcher : sa vie dans le tombeau a continué l'instant
où son corps a été saisi par la mort 45 • Il est clair que l'idée que se font

I.L.S. 820a (= C.I.L. VI, 27365).


39

Ibid. : tu qui legis et / dubitas Manes I esse, sponsione / facta inuoca / nos et
40

intelleges; mots qui contiennent une évidente menace.


41 Prop. IV, 7, 1. Cette révélation intervient après la publication des trois pre-

miers livres des Élégies, donc, après les pièces où le poète avait affirmé sa croyan-
ce en une survie à l'intérieur du tombeau. On n'en conclura pas pour autant que
les poèmes en question aient été insincères. L'apparition de Cynthie constitue bien
plutôt une vérification, une confirmation d'une foi à propos de laquelle pouvait
subsister un doute (cf. le quidquid ero, ci-dessus, p. 468).
42 Par ex. C.E.L. 1497: quia sunt Manes; I.L.S. 8190: si quae sunt Manes, etc.

Une apparition du mort est demandée à celui-ci par le dédicant: I.L.S. 8006
(• C.I.L. VI, 18817).
43 F. Muecke, Nobilis historia? lncongruity in Propertius 4, 7, BICS XXI, 1974,

p. 124-132.
« Hom., Il. XXIII, 65-67.
45 Prop. IV, 7, 7: eosdem habuit secum quibus est elata capillis, / eosdem ocu-
los.
PROPERCE ET L'AU-DELA 475

Homère et Properce de la survie au-delà de la mort n'est pas la même.


F. Muecke fait observer, dans son mémoire, que la tradition représentée
par Properce se retrouve chez Tibulle et chez Virgile : Tibulle évoque la
«foule pâle errant, les joues déchirées, les cheveux brûlés, près des lacs
obscurs» 46 , ailleurs, c'est la sœur de Némésis «telle qu'elle vint, après être
tombée, la tête la première, d'une fenêtre, toute sanglante, aux lacs infer-
naux »47. Dans l'Énéide, on connaît l'apparition de Sychée à Didon, Sy-
chée, la poitrine percée d'une épée 41, celle d'Hector à Énée, non pas le
héros triomphant d'autrefois, mais un fantôme couvert d'une poussière
sanglante et les chevilles gonflées par la courroie qui les traverse 49 ; enfin,
c'est Déiphobe, qui porte aux Enfers les mutilations qu'il a subies 50 • Nous
sommes, avec ces évocations, dans une tradition romaine, celle des laruae
qui ne sont que des cadavres animés 51 •
Nous comprenons mieux, dans la logique de ces croyances, pourquoi
Properce, faisant allusion à l'aventure de Protésilas et Laodamie, et s'ima-
ginant dans une situation analogue, dit, à propos de son propre fantôme :
«quicquid ero», formule dubitative, nous l'avons souligné, mais qui n'im-
plique pas un doute total sur la réalité même de l'apparition, de l'imago
qu'il sera devenu, qui, simplement, suggère l'incertitude de nos connais-
sances sur la substance dont sont faits les fantômes. Protésilas, lui, était
jeune et beau, il pouvait répondre à l'amour de Déidamie. Properce est
moins sûr de l'aspect qu'il présentera, lorsqu'il sortira de la tombe. La
vieille légende hellénique, reflet de croyances très anciennes selon les-
quelles l'âme est, dans une large mesure, indépendante des vicissitudes

46 Tib. I, 10, 35-38: Non seges est infra, non uinea cuita, sed audax I Cerberus et
Stygiae nauita turpis aquae; / illic percissique genis ustoque capillo I errai ad obscu-
ros pallida turba lacus. Ici, comme dans les textes épigraphiques cités ci-dessus, la
survie du mort dans Je tombeau s'allie à l'imagerie légendaire.
47 Tib. II, 6, 29 et suiv., où Tibule invoque la sœur de Némésis, qu'il imagine

poursuivant sa vie de défunte dans son tombeau: v. 33-34: illius ad tumulum


fugiam suppluque sedebo / et mea cum muto fata querar cinere. Pour secourir le
poète, la morte apparaitra en songe à sa sœur: v. 37 et suiv. : ne tibi neglecti mit-
tant ma/a somnia manes, / maestaque sopitae stet soror ante torum, I qualis ab
ezcelsa praeceps delapsa fenestra / uenit ad infernos sanguinolenta lacus. Ici encore,
l'imagerie poétique recouvre, sans la supplanter, la conception romaine traditon-
nelle de la survie dans le tom beau.
41 Verg., Aen. I, 355.

•• Ibid. II, 270 et suiv.


50 lbid. VI, 495.

" V. Kock, s. u. laruae, in R.E. XII, col. 878-880.


476 ROMB, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

du corps, est transposée dans l'eschatologie romaine, qui ne conçoit pas


les Enfers comme le lieu des âmes, un lieu où les défunts, héroïsés, pour-
suivraient leurs activités terrestres, mais qui se représente les morts dans
la solitude de leur tombeau, dormant ou poursuivant une vie latente, qui
ne s'interrompt qu'aux dates rituelles, pour recevoir les offrandes des
vivants, ou, exceptionnellement, lorsque leurs cendres, support matériel
de leurs mânes, sont dérangées par un sacrilège 52 •
Une fois, Properce fait allusion à une autre forme de survie, dans
laquelle l'âme (spiritus) flotte, séparée de son corps, dans l'atmosphère,
avant de se joindre aux Bienheureux, dans les astres. Cette âme, ainsi libé-
rée du sort commun, est celle de Marcellus, le gendre d'Auguste, mort à
Baïes en 23 av. J.-C. 53• Destin exceptionnel, divinisation d'un membre de
la famille impériale, dont le poète rappelle les apothéoses : celle de César
et, plus lointainement, celle de Claudius Marcellus, le vainqueur de Syra-
cuse. Il est significatif que ce soit le seul passage où Properce ait l'air de
croire à l'immortalité astrale : cette élégie, unique, est un hommage rendu
aux croyances officielles, élaborées dans la ligne du platonisme et du stoï-
cisme, familières aux Romains avertis de l'enseignement philosophique

52On a coutume de citer, à propos des apparitions de fantômes qui, dans


l'Énéide, conservent les stigmates de la mort, un passage célèbre du Gorgias, 524 a
et suiv., dans lequel Platon rappelle que les stigmates du corps se maintiennent
après la mort, «pendant quelque temps» (tm nva Xl)6vov),c'est-à-dire évidemment
jusqu'à la décomposition, tandis que les stigmates de l'âme (ses crimes, etc.) la
marquent jusqu'à ce qu'elle soit purifiée. Il s'agit d'une conception très différente
de celle dont témoignent les exemples que nous avons cités. De même le passage de
l'Odyssée XI, 40 et suiv., qui nous montre, dans la Nékiya, les ombres des morts
tués à la guerre apparaissant avec leurs armes sanglantes appartient bien à la tra-
dition grecque, qui faisait poursuivre aux morts leurs activités de vivants, mais les
représentait exempts des ravages laissés par la crémation ou le supplice qui les
avait fait périr.
53 Prop. III, 18, 10: errat et in uestro spiritus ille lacu; ibid. 31 et suiv.: at tibi,

nauta, pias hominum qui traicis umbras, / hac animae portent corpus inane suae, /
qua Siculae uictor telluris Claudius et qua / Caesar ab humana cessit in astra uia. En
fait, ce sont ici trois traditions différentes, et difficilement conciliables, qui sont
superposées : le cadavre inhumé est confié à la terre; en même temps, ce cadavre
est censé suivre le chemin des Enfers, mais sans son àme; celle-ci est entraînée
vers le ciel des astres. Les deux premières conceptions sont analogues à celles que
nous avons rencontrées dans les inscriptions citées, elles sont évidemment en oppo-
sition avec l'idée de l'immortalité astrale. Mais faut-il se préoccuper de logique en
pareille matière?
PROPERCE ET L'AU-DELA 477

depuis le Songe de Scipion, et mises au service de l'idéologie impériale.


Mais on ne saurait en tirer argument pour comprendre la manière dont
Properce se représente, pour lui-même, et pour le commun des hommes,
la vie dans l'Au-delâ. Properce, en réalité, quand il s'agit de sa propre
mort et de celle de Cynthie, accepte les idées «de tout le monde», et c'est
sur elles qu'il appuie sa méditation. Il s'ensuit que l'on ne saurait douter
de sa sincérité. Il croit, véritablement, aux images qu'il évoque. Il sait,
aussi, que sa poésie éveille des échos nombreux dans l'âme de ses lec-
teurs, accoutumés aux mêmes croyances et pratiquant en l'honneur de
leurs propres défunts les rites évoqués dans les Élégies. Nous citerons ici
seulement quelques exemples: telle cette longue épitaphe versifiée où l'on
voit une épouse, ayant perdu son mari, lui conserver sa foi et, finalement,
le suivre au tombeau, retrouver « après la mort les embrassements de la
vie» 54. Ou bien celle d'un certain Sérénus «dont les os n'ont pas cessé
d'être, mais qui aime, comme s'il était vivant, et qui donne des avertisse-
mentu, et l'épitaphe conclut: «repose-toi, voyageur, dans l'herbe verte et
ne fuis pas si l'ombre se met â te parler» 55 ; et cela rappelle les mots d'un
acteur qui déclare, que, dans la mort, «il ne reste plus de tout son corps
qu'un nom et un amour» 56•
Peut-être est-il significatif de constater que cette survie du sentiment
paraît bien être liée â la conservation moins des cendres du mort en géné-
ral qu'à celle de ses ossements. Nous avons vu que le rite de l'os resectum
(le prélèvement, sur le cadavre, d'un os, généralement un doigt) était pra-
tiqué très anciennement pour purifier la famille dans laquelle venait de
se produire un décès, en scellant, pour ainsi dire, l'alliance du mort et de
la Terre5 7 • Or, si l'on en croit Properce, c'est dans les os, et les moëlles,
que réside la vie la plus intime de l'être, lâ, en particulier, que se tient la
passion amoureuse51, il n'est donc pas étonnant que l'amour persiste,

54 C.E.L. 1142, v. 24: amplexus uitae reddere post obitum.

" C.E.L. 1098 : at uiridi requiesce uiator in herba, / neu fuge si tecum coeperit
umbra loqui.
56 C.E.L. 1111, v. 15 : nunc amor et nomen superest de corpore toto.

57 Ci-dessus, p. 473.
51 Par ex. Prop. II, 12, 17: quid tibi (se. Amori) iucundum est siccis habitare

medulis?; IV, 4, 70: culpam alit (se. Vesta) et plures condit in ossa faces. Cf. l, 9, 29:
(Amor) qui non ante palet donec manus attigit ossa, etc. Cette conception n'est_pas
particulière à Properce : chez tous les auteurs latins on trouve des expressions
comme: tu qui mihi haeres in medullis (Cie., Att. XV, 16, 2).
478 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

chez le mort, dans les «ossa minuta.,,, où vivent, apparemment, les mâ-
nes59.
L'imagerie funéraire de Properce se révèle donc en tout conforme à
celle de son temps, mais, ce qui importe peut-être davantage pour nous,
ses élégies nous apportent comme un commentaire qui vient éclairer les
formules dont usent les inscriptions funéraires, et on peut les considérer
comme de véritables documents sur la pensée religieuse la plus générale
au siècle d'Auguste.

Prop. Il, 13, 57-58: sed frustra mutos reuocabis, Cynthia, manes: / nam mea
59

qui poterunt ossa minuta loqui? La cendre «silencieuse» n'est pas, pour autant,
dépourvue de sensibilité; v.• ci-dessus, le texte de Tibule, cité, p. 475, n. 47.
SITUATION
DE QUINTILIEN

Lorsque Cicéron, vers 55 av. J.-C., écrivait le De oratore et réfléchis-


sait à la nature de l'orator, le problème qui se posait à lui et qu'il essayait
de résoudre était essentiellement politique: l'art de la parole, tel qu'il
l'entend alors, est celui de conduire les hommes, d'agir sur les assem-
blées, sur le sénat, sur les tribunaux. A ce moment, les vieilles structures
de l'Etat romain sont en train de s'effondrer; après le consulat de César
et la formation du premier triumvirat, des forces nouvelles sont venues
fausser l'ancien jeu politique. Les hommes en toge risquent fort de voir
leur pouvoir confisqué par les hommes en armes. Il est temps d'affirmer
la prééminence des premiers - qui sont les orateurs - sur les seconds.
On sait que dans la Rome républicaine, l'orator est l'homme qui
prend la parole au nom d'un groupe. Il est la bouche (os) de ses amis, de
ceux qui pensent comme lui et, par une transition inévitable, il devient en
quelque sorte leur conscience, le penseur qui les aide à faire les choix
nécessaires. Ce rôle suppose certaines qualités; la technique pure ne peut
suffire. Ces qualités, qui sont d'ordre intellectuel et aussi moral - la clair-
voyance, le sens des hommes, la connaissance méditée des précédents his-
toriques et des grandes lois du devenir des cités, en même temps que le
désintéressement, le patriotisme, et, plus généralement l'honnêteté - ces
qualités, Cicéron tente de montrer comment l'orateur - c'est-à-dire, fina-
lement, l'homme d'Etat - pourra les acquérir.
Cet idéal, Quintilien, dans son Institution oratoire, affirme le partager
avec Cicéron, qui est son maître lointain et qu'il admire par-dessus tout
autre. Il assure que son dessein est de former un «orateur parfait» (orato-
rem ilium perfectum), et un tel orateur ne saurait être qu'un uir bonus, et
qu'il doit posséder «non seulement un art consommé de la parole mais
toutes les vertus de l'âme> (omnes animi uirtutes) (1, pr. 9). Cette dernière
expression mérite de retenir notre attention. Les exigences de la traduc-
tion risquent de nous en dissimuler le véritable sens. Ces animi uirtutes,
ce ne sont pas seulement ce que nous appelons les «vertus», ce sont tou-
tes les facultés excellentes de l'esprit, l'intelligence, surtout, la rectitude
480 ROME,LA LITT8RATUREET L'HISTOIRE

du jugement. Si l'expression comprend aussi ce que nous appelons des


vertus, c'est que Quintilien, ainsi, d'ailleurs, que Cicéron, admet, comme
un postulat évident, que les vraies qualités de l'esprit sont indissoluble-
ment liées à celles du cœur. Un méchant homme ne saurait être dit intelli-
gent car - et l'on reconnaît là l'intellectualisme optimiste des socratiques
- la méchanceté est une erreur de jugement. L'orateur, donc, pour Quinti-
lien et pour Cicéron, est l'être humain porté à son point le plus haut de
perfection. Ce qui est une définition qui s'applique également au sage tel
que le conçoivent les philosophes, les stoïciens, notamment, mais aussi
tous les post-socratiques, dans la mesure où la sagesse est pour eux le
plus haut degré accessible à la nature humaine.
Ainsi, en apparence tout au moins, Quintilien ne diffère en rien de
Cicéron, lorsqu'il essaie de formuler son idéal. Ce qui ne laisse pas d'être
inquiétant, s'il est vrai que, entre 55 av. J.-C. et l'an 95 de notre ère (où
fut, sans doute, publiée l'Institution oratoire), l'Etat romain et la société
de Rome ont connu des changements considérables. Et l'on peut se
demander si la réponse donnée par Cicéron aux problèmes que lui
posaient les circonstances et la vie politique à ce moment-là demeure
encore valable au siècle de Domitien! Il n'est plus question pour l'orateur
de haranguer les foules pour obtenir le vote d'une loi. La réalité du pou-
voir appartient au Prince. En théorie au moins, celui-ci est le seul porte-
parole autorisé de la cité. C'est lui qui possède la Vérité, par une sorte
d'inspiration divine. Et Tacite a souligné que, jusqu'à Néron, les empe-
reurs qui s'étaient succédé avaient, effectivement, été des orateurs au
moins honorables, que César pouvait rivaliser avec les plus grands,
qu'Auguste savait improviser et parler «comme il convient à un «leader,
(quaeque deceret principem eloquentia) (Ann. XIII,3,2), que Tibère
connaissait l'art de peser ses mots et de forger des formules vigoureuses,
ou à dessein obscures; que Caligula, tout dérangé qu'il fût, n'en avait pas
moins conservé le don de la parole, et que Claude lui-même, à condition
de préparer son discours, ne manquait pas d'élégance ... Seul, Néron, dit
Tacite, avait dû recourir à l'éloquence de Sénèque - et il voit là un signe
des temps.
Une telle revue porte la marque d'une conception quasi républicaine
du pouvoir. Elle n'est possible que dans la mesure où l'on tient pour vala-
ble la fiction augustéenne, qui fait de l'Empire la continuation, sans cou-
pure, de la Jlépublique. L'éloquence du Prince est le dernier vestige de
cette fiction. Et, l'on peut se demander si Quintilien ne se meut pas dans
un monde imaginaire, celui d'une République morte. Par exemple lors-
qu'il écrit, après le passage que nous avons cité (1, pr. 10): «je ne saurais
abandonner, comme le pensent certains, aux philosophes le soin d'ensei-
SITUATION DB QUINTILIEN 481

gner comment mener une vie droite et conforme au Bien (rectae et hones-
tae uitae), alors que cet homme d'Etat (uir ille civilis), apte à gérer les
affaires publiques et privées, capable de diriger des villes par son intelli-
gence (consiliis), les affermir en leur donnant des lois, les rendre meilleu-
res en inspirant des décisions judiciaires (iudiciis), cet homme là n'est
autre assurément que l'orateur» .. On peut avoir l'impression que Quinti-
lien s'abandonne aux délices du rêve, et répète des thèmes hérités d'un
passé tout à fait aboli.
Il faut reconnaître, sans doute, qu'il entre, dans de tels développe-
ments, et la conception d'un orateur qui, sous Domitien, aurait encore à
jouer un rôle comparable à celui des grands hommes d'Etat républicains,
une part de fiction. Le passé informe le présent, et le monde de l'école, où
se cantonne Quintilien, est en partie fait d'imaginations, de souvenirs de
la grandeur d'antan. Il n'est pas sous la dépendance directe, immédiate,
de la vie présente. C'est là comme une fatalité, une loi de tout enseigne-
ment, qui ne peut pas être enchaîné au moment où il se donne, et en subir
les contraintes. Il ne peut pas ne pas s'en évader, et s'installer dans une
autre durée, quasi intemporelle, car son rôle consiste précisément à jeter
un pont entre les générations, à faire profiter celle qui vient des acquis
antérieurs à elle. Le présent, par nature, n'est pas encore totalement sai-
sissable, car il n'est pas encore totalement donné. Il était done inévitable
que Quintilien, désireux d'instuire les jeunes gens qui arrivaient à l'ado-
lescence vers 80 ap. J.-C., sous la dynastie flavienne, communique un
savoir qui datait d'un peu plus d'un siècle et qui avait été constitué, en
partie, pour des raisons historiques, en vertu de conditions désormais
dépassées. Ce sont bien les conditions de la vie politique républicaine qui
ont amené les Romains à concevoir une certaine image de l'orateur. Mais
cette image, une fois amenée à la conscience claire (par Cicéron et quel-
ques-uns de ses contemporains), a pris, par elle-même, une vie qui lui est
propre. Elle existe dans les esprits, elle est devenue un idéal humain, et
non plus seulement politique. L'accidentel a atteint l'eternel!
Il importe donc assez peu que les élèves de Quintilien n'aient jamais à
jouer un rôle décisif dans la vie politique, que toute leur activité se dérou-
le au tribunal, et soit exclusivement judiciaire. Ils seront dignes de jouer,
un rôle plus important dans un monde théorique, et le fait que la vieille
image cicéronienne et républicaine continuera de sous-tendre l'enseigne-
ment de la rhétorique, telle que la conçoit Quintilien, ne pourra manquer
d'exercer à son tour une action sur la réalité: la rhétorique maintiendra,
sous l'Empire, et au temps des tyrannies les plus sombres, une certaine
idée de l'excellence humaine, de la société des esprits, de la prééminence
de l'intelligence sur la force et la violence. Une fois de plus, la part du
482 ROME, LA LITTtiRATURB BT L'HISTOIRE

rêve, dans l'école, aura sauvé l'humain, contre les exigences abusives du
pragmatisme.
Pour toutes ces raisons, il ne semble pas trop hardi de penser que la
rhétorique, comme objet d'enseignement et idéal intellectuel, a contribué
à infléchir l'évolution de l'Empire, du pouvoir et de la société, après la
chute des princes julio-claudiens. Et, de cette évolution, Quintilien nous
sert de témoin, comme il en a été, avec quelques autres, l'instrument, plus
ou moins conscient.

*
* *

Nous connaissons assez mal, et seulement dans ses grandes lignes la


carrière de Quintilien. Mais ce que nous en savons ne laisse pas d'être
significatif. Né dans la province d'Espagne Tarraconaise, à Calahorra
(Calaguris, à cette époque), il semble avoir été élevé dans ce municipe très
romanisé. Son gentilice de Fabius le désigne comme appartenant à une
famille qui avait obtenu le droit de cité romain à une date sans doute
assez ancienne. Mais cette famille est assurément de souche indigène. Il
ne s'agit pas, comme dans le cas de Sénèque, de colons venus assez
récemment s'installer en Espagne. Il naquit probablement vers 35 ap. J.-
C., à la fin du règne de Tibère. A ce moment-là, Sénèque avait environ 35
ans, un peu plus, un peu moins, nous ne savons pas exactement, mais il
était déjà engagé dans la carrière des honneurs. A son retour d'Egypte, il
exerçait la questure. Cette chronologie entraîne quelques conséquences:
le Sénèque que connaîtra Quintilien (et un «intellectuel» originaire d'Es-
pagne ne pouvait manquer d'être intéressé par un compatriote (fût-il de
Bétique) en train de devenir célèbre) sera le Sénèque d'après l'exil. Quinti-
lien avait quinze ans en 50; lorqu'il put commencer de lire les œuvres de
Sénèque, celui-ci n'avait écrit encore que les Consolations et les dialogues
les plus anciens: le De ira et le De breuitate uitae, parmi les traités qui
nous ont été conservés. Surtout, il assistera à l'ascension politique du phi-
losophe, appelé à diriger le jeune Néron dans ses études. Et l'on sait que
ces études devaient être orientées vers la rhétorique, Agrippine refusant
et méprisant la philosophie.
A ce moment, il est probable que Quintilien achevait lui-même ses
études à Rome, où il fréquentait les écoles des rhéteurs. On peut difficile-
ment penser qu'il ait reçu toute sa formation à Tarraco. On sait seule-
ment qu'il enseignait lui-même la rhétorique dans cette ville en 68 ap. J.-
C. Mais sans doute y était-il revenu après son séjour romain. Quoi qu'il en
soit, on peut imaginer que Quintilien, sur le point de s'engager dans une
SITUATIONDB QUINTILIEN 483

carrière de rhéteur, ne pouvait qu'avoir les yeux fixés sur l'homme qui
était chargé d'instruire le jeune prince, futur empereur. Lui-même, bien
des années plus tard, recevra une mission analogue, lorsque Domitien lui
confiera l'éducation de ses deux neveux, les enfant de sa sœur Flavia
Domitilla et de Flavius Clemens : deux fils que le Prince désignait ouverte-
ment comme ses futurs successeurs et dont il avait changé les noms en
Ve.spasianus et Domitianus, pour bien montrer qu'il les considérait com-
me les espoirs de la dynastie.
Certes, en 52 ou 53. Quintilien ne pouvait deviner qu'il jouerait au
Palatin le même rôle qui, alors, appartenait à Sénèque. Mais il était natu-
rel qu'un jeune homme aspirant à se faire un nom comme rhéteur éprou-
vât à l'égard d'un amateur (Sénèque n'était pas autre chose, et sa position
politique plus que ses talents pédagogiques expliquaient sa désignation)
quelque défiance et sans doute aussi de la jalousie. Il n'est pas téméraire
de penser qu'il fit preuve à son égard d'un sens critique particulièrement
aiguisé. Que Sénèque l'ait beaucoup préoccupé, nous en avons la preuve
dans le célèbre passage du livre X de l'Institution oratoire (X,1,125 à 131),
tissu de réticences, de méchancetés, glissées entre des compliments em-
poisonnés, et conforme à la tradition des jugements portés sur un collè-
gue par un autre professeur. La manière dont Quintilien se défend de
condamner systématiquement son prédécesseur dans l'éducation des
princes, en affectant de dire qu'il ne saurait se faire admirer que des
enfants, et non des hommes dont le goût est formé, mais qu'il est bon de
le lire pour savoir ce qu'il ne faut pas faire, tout cela indique clairement
qu'il y a de la part de Quintilien non seulement une jalousie profession-
nelle, mais une véritable aversion, issue d'une différence totale dans leur
manière de concevoir la nature et la portée, ainsi que le but, de la rhétori-
que. Et il n'est pas sans importance que ce jugement ait été formulé par
Quintilien au terme de sa carrière et alors qu'il était, officiellement, lui
aussi, le précepteur des jeunes gens que l'on considérait comme les héri-
tiers du pouvoir. Il engage le rhéteur, et reflète un idéal moral et finale•
ment politique.
Nous avons dit que Quintilien entendait perpétuer, dans la société
impériale, l'idéal cicéronien et, plus généralement, républicain, de l'ora-
teur. A ses yeux de provincial, qui n'a pas été le témoin direct de la révo-
lution augustéenne, la continuité romaine est plus sensible que ne put
l'être la coupure apportée par le nouveau régime. Et cette continuité est
symbolisée, et comme incarnée, par le rôle prééminent du discours dans
la vie sociale, et tout ce qu'implique l'idée même d'orateur. A l'intérieur
d'un municipe, ou dans les villes capitales des provinces, Carthage, Lyon,
Narbonne, Calagurris, et les autres, toute la vie sociale continue de repo-
484 ROME,LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

ser sur la parole, et l'homme éloquent est l'objet de l'admiration générale.


Il est le «docte» par excellence, le conseiller, le mentor; il est chargé des
magistratures locales, il sera, si besoin est, délégué pour représenter le
petite communauté au tribunal du gouverneur, voire à celui de l'Empe-
reur, ou devant le sénat.
A Rome même, lorsque le «rhéteur» trouve le moyen de s'y faire
connaître, l'éloquence est le moyen pour un homme issu d'une famille
modeste, de parvenir aux plus hautes situations. Suétone, lorsqu'il parle
de l'état de la rhétorique au début de l'Empire, écrit: «La rhétorique fut
si florissante que plusieurs rhéteurs, nés dans la plus basse condition, se
sont élevés jusqu'à l'ordre sénatorial et aux plus hautes charges» (De
rhet. 1). Cela s'explique parce que la rhétorique est devenue la forme par
excellence, et la plus haute, de la culture, indépendamment de son usage
politique qui, lui, n'appartient plus qu'au passé. Même amputée de la sor-
te, elle confère à qui la connait et la pratique une supériorité quasi abso-
lue sur les autres. Supériorité du technicien sur l'ignorant, mais aussi - et
c'est un aspect important, trop souvent oublié - supériorité morale. La
rhétorique est considérée comme le lieu où se conservent les anciennes
mœurs. Dans le Dialogue des orateurs, Messala déclare en effet: «Si l'élo-
quence, ainsi que les autres arts, sont déchus de leur gloire passée, ce
n'est point par manque d'hommes de talent, mais par l'oisiveté de la jeu-
nesse, la négligence des parents, l'ignorance des maîtres et l'oubli des
mœurs antiques» (obliuione moris antiqui) (Tacite, Dial. 28,2). A ses yeux,
les vieilles vertus romaines sont donc lièes à la perfection de l'éloquence,
indépendamment de l'usage politique que l'on peut faire de celle-ci.
Dans ces conditions, ce n'est pas un hasard si les maitres de rhétori-
que les plus illustres sont, depuis plus d'un siècle lorsque Quintilien par-
vient à la notoriété, d'origine provinciale. Le fait est ~ien connu. Rappe-
lons seulement que Porcius Latro, l'un des plus célèbres, est compatriore
de Sénèque. Arellius Fuscus, qui fut, comme Latro, l'un des maîtres
d'Ovide, est un Grec d'Asie. Domitius Afer est originaire de Nimes, Julius
Africanus est gaulois, lui aussi, et Quintilien vient de Tarraconaise! La
culture romaine «dépolitisée», introduite dans les provinces, a trouvé sa
forme la plus haute dans l'art de parler, mais aussi de penser - en main-
tenant les traditions les plus pures du mos maiorum - s'il est vrai que
l'idéal cicéronien de l'orateur a survécu à la République et demeure
vivant loin d'une Rome où tout change très vite.
On pourrait se demander pourquoi ce rôle moral a été assumé par la
rhétorique, et non par la philosophie. Mais il est facile d'en trouver les
raisons. Bien que la rhétorique, en ses débuts, ait beaucoup reçu des tech-
niciens grecs, ses origines lointaines n'ont pas tardé à être oubliées, lors-
SITUATION DE QUINTILIEN 485

que l'éloquence romaine se développa avec la vigueur qu'on lui connait,


dès le 2• siècle av. J.-C. et qu'au temps de Cicéron elle en vint à éclipser
les orateurs des temps anciens. En revanche, la philosophie n'avait jamais
été véritablement intégrée par Rome, et, au moins jusqu'au second siècle
ap. J.-C. (avec Marc Aurèle), on continua de la regarder avec suspicion.
Les «philosophes> demeurent des êtres à part. Ils ne vivent pas comme
les autres hommes. Ils usent d'un langage souvent bizarre, peu intelligible
sans un long apprentissage. Ils se retranchent volontiers de la société, à
l'intérieur de leurs écoles; certains se plaisent à négliger leur apparence
extérieure; enfin, ils s'abandonnent à l'oisiveté, refusant d'assumer les
charges publiques et, surtout, affectant de mépriser l'argent, alors que
dans les villes provinciales, mais aussi à Rome, la fortune matérielle non
seulement établit les hiérarchies sociales, dans une grande mesure, mais
reste le moyen pour les particuliers de participer à la solidarité humaine,
comme le montre Sénèque lui-même dans le De Beneficiis. Quintilien par-
tage totalement le point de vue général : pour lui, les philosophes sont
incapables de contribuer au maintien de l'esprit romain:
«Les philosophes, écrit-il, ne s'efforçaient pas de passer pour tels par
leur vertu et leurs travaux, mais ils dissimulaient leur vie déréglée derriè-
re une expression de visage morose et un extérieur différent de celui de
tout le monde> (1, pr. 15).
Dès lors, seule l'éducation donnée par les rhéteurs peut maintenir la
continuité romaine, son sens de la cité, de la solidarité, et apporter à qui
la pratique la possibilité de diriger, selon le Bien et le Juste, la vie de ses
concitoyens. Ce n'est pas un hasard si l'on voit - et Quintilien en apporte
le témoignage - la rhétorique annexer des thèmes d'enseignement que
l'on croirait le domaine propre des philosophes. Il est en effet nécessaire
à l'orateur de connaître les grandes lois de la vie morale, non seulement
parce qu'il peut avoir à en traiter, mais parce qu'il doit lui-même régler
son existence sur la justice, le Bien moral et les valeurs philosophiques.
Mais leur étude ne doit pas être le but unique de son existence, et, sur-
tout, il doit éviter de s'enfermer dans les discussions techniques que ses
auditeurs ne peuvent comprendre. Nous retrouvons ici l'un des problè-
mes que posa, vers le milieu du I" siècle av. J.-C., la diffusion de la philo-
sophie dans le monde romain : problème d'intelligibilité et, finalement,
d'utilité. Cicéron l'aborde, et essaie de le résoudre, mais il ne se dissimule
pas que le public auquel il s'adresse demeurera limité, du moins celui qui
pourra faire un bon usage des idées, en soi dangereuses, que répandent
les philosophes. L'on avait vu, à la génération suivante, une tentative pour
fonder une philosophie «romaine», dérivée du stoïcisme et appuyée sur
une rhétorique - l'école de Sextius le Père et, surtout, celle de Papirius
486 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Fabianus, qui en dérivait. Mais cette tentative demeura sans lendemain,


sinon dans les prolongements que devait lui donner Sénèque. En fait,
pour l'opinion, la philosophie demeurait une discipline essentiellement
grecque, les philosophes ne trouvaient guère de place dans la communau-
té romaine. On sait que Domitien devait les chasser de Rome.
Pour toutes ces raisons, la rhétorique apparaît comme le recours ulti-
me de la continuité romaine. Et l'on comprend la raison pour laquelle les
grands rhéteurs de ce temp~ sont d'origine provinciale, qu'ils viennent,
nous l'avons dit, de Cisalpine, de Narbonnaise, des deux Espagnes, pays
dans lesquels la romanisation était ancienne, les mœurs municipales soli-
dement implantées, l'aristocratie indigène rivalisant avec les colons ro-
mains de culture et de prestige.
On peut penser aussi qu'il y eut une sorte de convergence entre les
institutions locales antérieures à la venue des Romains et la technique de
l'éloquence qu'ils apportèrent avec eux. Au temps de l'indépendance, il
semble bien que l'art de la parole ait déjà joué un rôle considérable dans
la vie politique des Gaulois ou des Ibères. Nous savons par exemple qu'en
Espagne, avant les Romains, un sénat existait dans chaque cité; ce qui
implique l'usage de l'éloquence, au moins sous une forme rudimentaire.
On comprend, dans ces conditions, le succès de la rhétorique en un pareil
milieu. A Calagurris, Quintilien, pendant le règne de Néron, s'était fait
connaître comme maître de rhétorique, et c'est là que le prit Galba, pour
se l'attacher, lorsque commença la rébellion. Apparemment, il jouait,
dans la ville, un rôle analogue à celui qui, un siècle plus tard, sera celui
d' Apulée à Carthage. Ecouté par le gouverneur, admiré de tous, il faisait
déjà figure de grand homme. Or, c'était la tradition, depuis l'époque hel-
lénistique, que les détenteurs du pouvoir, à tous les degrés, aiment à s'en-
tourer des esprits les plus brillants, savants, rhéteurs, artistes, poètes,
acteurs ou musiciens. Galba, homme âgé et d'esprit austère, n'eut certai-
nement pas l'intention, en s'attachant Quintilien, d'assurer sa propre gloi-
re, et l'on discerne assez facilement la raison qui le détermina: en rébel-
lion contre Néron, le tyran musicien et poète, l'histrion, l'aurige hellénisé,
Galba semble avoir voulu rétablir dans sa dignité et son rôle moral la
culture romaine traditionnelle, celle qui formait des uiri boni, respec-
tueux des valeurs ancestrales.
Il y a là plus qu'une hypothèse. On sait que tel est bien le sens géné-
ral de la révolte contre Néron. Les prétendants à l'Empire, mais particu-
lièrement Galba et Vespasien, affirment leur volonté sinon de rendre à
Rome la liberté républicaine, du moins de lui redonner les mœurs et
l'idéal de l'ancien temps. Galba, dès le début, ne manqua pas de procla-
mer cette intention, si l'on en croit Tacite (Hist. 1,5,3 et suiv.). Le discours
SITUATION DB OUINTILIBN 487

qu'il prononça alors est tout imprégné de cet esprit quasi rèpublicain, et
le sénat espérait que le nouveau prince remettrait en vigueur le système
augustéen de la libertas contrôlée, réalisant ainsi les promesses faites
autrefois par Sénèque au nom de Néron et qu'avaient démenties les der-
nières années de celui-ci.
Galba, par sa vie privée et les maximes qu'il mettait en pratique, ne
démentait pas cette image. Il se plaisait à tirer de l'oubli de vieilles coutu•
mes tombées en désuétude. Ainsi, il exigeait que ses esclaves fussent ras-
semblés deux fois chaque jour pour le saluer, comme cela se pratiquait
des siècles auparavant. La rhétorique est une partie de ce programme.
Lui-même est bon orateur : le discours que lui prête Tacite, et qui est si
orné, si savamment composé, sous son apparente austérité, donne de son
éloquence une image qui ne saurait être totalement fausse et en contra-
diction avec le souvenir encore vivant des paroles qu'il avait effective-
ment prononcées une trentaine d'années plus tôt. Tout permet donc de
penser que si Galba a ramené avec lui Quintilien, s'il lui a assuré sa pro-
tection, c'est qu'il entendait se préoccuper de l'enseignement de la rhéto-
rique à Rome, dans le cadre d'une politique de rénovation morale, dont
tout le monde, au moins dans l'aristocratie, éprouvait le besoin. La politi-
que de Galba fait donc écho (rétrospectivement) aux déclarations de Mes-
salla dans le Dialogue des Orateurs.
Ce même Quintilien, deux ans plus tard, était «récupéré» par Vespa-
sien, qui affichait les mêmes sentiments que Galba, et demeurait fidèle,
lui aussi, dans sa vie privée et dans ses orientations politiques, au mos
maiorum et entendait opérer un retour à la tradition que le monarchie
julio-claudienne, en ses derniers représentants, avait interrompue. Nous
savons que Vespasien s'efforça de rétablir partout les antiques discipli-
nes, commençant par l'armée, comme l'avait fait Galba, et allant cher-
cher en Italie et dans les provinces les hommes nouveaux que n'avait pas
atteints la décadence morale. Il est hors de doute que, l'intermède orien-
talisant de Néron une fois achevé, la classe dirigeante romaine essaya de
revenir à une morale plus austère et de retrouver sa propre personnalité
dans la redécouverte d'une culture fondée sur la rhétorique et liée aux
antiques valeurs. Un rhéteur de province pouvait être l'instrument le plus
efficace au service de cette politique. Dans ces conditions, on voit que la
mission officielle confiée par Vespasien à Quintilien, puis le choix que fit
de lui Domitien pour être le précepteur de ses neveux ne sont pas sans
raisons profondes: c'est sur l'enseignement de la rhétorique que l'on
compte pour «sauver» Rome!
Et cette situation achève de nous expliquer les relations existant entre
Quintilien et Sénèque, et qui les opposent. Sénèque est, sans doute, issu
488 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

d'une famille installée à Cordoue, mais il a été élevé à Rome, depuis son
plus jeune âge; il n'a que des liens assez lâches avec la ville de sa famille.
Toute sa carrière est orientée vers la politique; il se libère assez tôt de
l'influence des rhéteurs et se donne tout entier à la philosophie. Apparte-
nant à une famille de rang équestre, mais fort riche, il commence un cur-
sus sénatorial; revenu d'Egypte, il reste à Rome, dans les milieux proches
du Palatin, ce qui lui vaut de se trouver en exil peu de mois après l'avène-
ment de Claude. Lorsqu'il revient, il témoigne, par ses écrits, de sa voca-
tion essentiellement philosophique. Il proclame son attachement au stoï-
cisme, qui, depuis longtemps, a élaboré une théorie de la «communica-
tion», et qui considère que la rhétorique est une composante de la philo-
sophie. Sénèque lui-même, dans une Lettre à Lucilius écrira qu'elle entre
dans la «pars rationalis philosophiae», c'est-à-dire la logique (Ad
Luc. 89, 17). Ce qui est exactement le contraire, nous l'avons vu, de ce que
pense Quintilien. Ce qui, pour celui-ci, est la servante, est, pour Sénèque,
la maîtresse. Dans la vieille rivalité entre philosophie et rhétorique, Sénè-
que a choisi la première, Quintilien la seconde. On comprend la raison de
leur opposition, dont la violence, chez Quintilien, même si elle s'explique
en partie par une certaine jalousie, se justifie par le choix qu'il a fait.
Sénèque oriente toute sa vie vers l'ascèse personnelle. Les charges
qu'il accepte, l'action qu'il mène, avant l'exil, puis à la cour de Claude et
bientôt à celle de Néron, demeurent pour lui des «indifférents». Il sépare
les deux ordres, celui de l'officium et celui de l'actio recta. Lorsqu'il essaie
de diriger Néron, il sait aussi que, en cas d'échec, il aura sa conscience
pour lui. Il n'attache pas une valeur absolue aux choses, pas plus aux
biens de fortune qu'au pouvoir ou à la vie même. Aussi pourra-t-il, le
moment venu, se détacher de tout cela sans renoncer à son âme.
Quintilien, au contraire, pense que l'action, continuée jour après jour,
pour former une génération meilleure, pour répandre, avec la technique
de la parole, le respect des valeurs romaines, est le genre de vie le meil-
leur, le plus fructueux pour l'Etat. Il se sent investi d'une mission, un peu
à la manière d'un magistrat ou, si l'on préfère, d'un «fonctionnaire» à la
tête d'un grand service public. Comment ne se serait-il pas défié de l'in-
fluence que pouvait exercer Sénèque sur de jeunes esprits, en les entrai-
nant sur le difficile chemin du perfectionnement intérieur? Et en les
enthousiasmant pour des idées que Quintilien et les empereurs qu'il ser-
vait ne pouvaient juger que chimériques?.
Dans la conclusion de son œuvre. Quintilien appelle de ses vœux le
jour où la philosophie aura été totalement absorbée par la rhétorique : il
n'exprime pas, alors, quelque rancœur contre des rivaux qui lui dispute-
raient la clientèle des jeunes gens. Il est préoccupé, avant tout, par le ser-
SITUATION DB QUINTILIBN 489

vice de l'Etat, et son grand souci est de voir établir, à l'intérieur de la


culture romaine totale, cette unité que la division surgie autrefois - au
temps de Socrate - entre rhéteurs et sophistes avait provoquée, pour le
plus grand mal de la vie intellectuelle. Il est, ici encore, proche de Cicé-
ron, qui déplorait, lui aussi, ce divorce.
Mais il se révèle, sur ce point, un précurseur : à mesure que les philo-
sophes essaieront de se faire entendre, en renonçant à tout ce qui, dans
les doctrines de l'école, est trop loin du sens commun, ils progresseront
dans le public romain et se rapprocheront des rhéteurs. Pline le Jeune,
grand admirateur d'Euphratès, dont on ne saurait dire s'il est plus ora-
teur ou plus philosophe, nous apporte le témoignage attendu. A ce mo-
ment, les deux grandes «moitiés» de la vie intellectuelle antique se rap-
prochent et sont sur le point de se fondre. Quintilien a certainement
contribué à ce rapprochement, élevant le niveau de culture atteint par
l'élite romaine, mais, en même temps, peut-être appauvrissant la vie phi-
losophique en l'éloignant de ses sources. Mais n'est-ce pas le destin de
toute pédagogie, que d'offrir une matière assimilable par le .plus grand
nombre, et par conséquent de s'interdire les plus hauts sommets de l'es-
prit? En même temps, il est clair que le «dirigisme» intellectuel insépara-
ble du principat flavien, et qui s'épanouira sous les Antonins trouve, chez
Quintilien, un auxiliaire précieux : le rhéteur «officiel» contribua à fixer
et à transmettre une culture inséparable pour nous de la Rome impériale
et à assurer la continuité spirituelle de celle-ci avec ses lointaines origines
républicaines. Au-delà des mots d'ordre, c'est bien l'idéal du uir bonus, de
l'homme libre et, en même temps, soucieux de sa patrie, que son ensei-
gnement veut former - une leçon que reprendront d'autres siècles et qui
devrait être entendue encore aujourd'hui.

"
LE PLAN DU DE BREVITATE VITAE

Souvent déconcertés par la liberté avec laquelle Sénèque compose,


les éditeurs modernes ont volontiers suspecté la tradition manuscrite
d'avoir bouleversé le texte et, pour cette raison, proposé des transposi-
tions plus ou moins heureuses. Le dialogue sur la Brièveté de la vie n'a
pas échappé à leur attention. Dans ce dialogue, le problème intéresse plus
particulièrement le chapitre VII, et M. Castiglioni, dans l'excellente édi-
tion qu'il a procurée du traité•, n'a pas manqué de signaler la difficulté.
Après un développement sur l'incapacité où sont les occupati d'utili-
ser le temps, qu'ils gaspillent sans compter, Sénèque écrit:
«Or, au premier rang je mets également ceux qui ne donnent leur
temps qu'au vin et à la débauche: il n'est personne, en effet, qui soit
occupé de façon plus honteuse. Les autres sont, peut-être, possédés par
une conception illusoire de la gloire, leur erreur, du moins, a une belle
excuse; cite-moi les avares, les coléreux, et les gens qui se livrent à des
vengeances ou à des guerres injustes, tout ceux-là sont du moins virils
dans leur faute; mais ceux qui se laissent aller aux jouissances du ventre
et de la débauche, ceux-là se vautrent dans l'infamie.
c Passe au crible tous les instants de ces gens dont tu parles, regarde
combien ils passent de temps à calculer, à tendre leurs pièges, à craindre,
à flatter, à se faire flatter, combien leur en demandent leurs assignations
et celles d'autrui, et aussi les repas, qui sont, à eux seuls, maintenant, des
fonctions obligées - et tu verras à quel point ils sont mis dans l'impossibi-
lité de respirer, par leurs maux ou, si tu préfères, par leurs biens.
«Bref, tout le monde s'accorde à reconnaître que rien ne peut être
exercé correctement par un homme occupé, ni l'éloquence, ni les études
libérales, puisque son esprit, tiraillé en tous sens, ne peut rien accueillir

1 L. Annaei Senecae Dialogorum libri IX-XI, Corpus Scriptorum Latinorum


Paravianum, Turin, s. d. (1948).
492 ROME, LA LI'ITÉRATURE ET L'HISTOIRE

profondément en lui-même, mais que tout ce que, pour ainsi dire, on lui
entonne, est vomi par luh 2 •
Ce passage a été l'objet de différentes transpositions. E. Albertini3,
reprenant et résumant des opinions déjà formulées avant lui, avoue ne
pas pouvoir découvrir la suite des idées, et M. Castiglioni lui-même, dans
son apparat critique, écrit que « les paragraphes 2 et 3 ne présentent pas
entre eux une cohérence suffisante>. Nous voudrions ici tenter de mon-
trer que ce manque sensible de cohérence avec ce qui précède et dans
l'intérieur même du texte n'est pas le résultat d'une bévue des copistes
qui auraient introduit abusivement en cet endroit un fragment emprunté
ailleurs, mais une apparence due aux procédés de Sénèque lui-même,
soucieux, par coquetterie d'écrivain, de dissimuler ses transitions et
conservant, à l'intérieur d'un schéma général, que lui fournit la rhétori-
que traditionnelle, la plus grande liberté de développement.
Pour résoudre le problème, il est nécessaire, croyons-nous, de consi-
dérer la composition du traité dans son ensemble. Si nous parvenons à
montrer avec une suffisante vraisemblance que les différentes parties,
loin d'être juxtaposées au hasard, sont organisées selon un plan véritable,
il deviendra plus facile de comprendre la suite des idées dans le détail des
phrases et de justifier la traduction manuscrite. Mais peut-on vraiment
parler d'un plan du De breuitate vitae? A première lecture, le doute est
possible, tant les idées s'enchevêtrent, se répètent, disparaissent et réap-
paraissent sans raison apparente, au point que l'on est tenté d'abord de
considérer le dialogue comme une série de thèmes capricieusement expo-
sés et variés plutôt que comme la démonstration logique d'une thèse.
Cependant l'analyse ne tarde pas à montrer certains points de repère
dans ce flux apparemment continu. Une phrase, notamment, ne peut

2VII, 1 : in primis autem et illos numero, qui nulli rei nisi uino ac libidini
uacant; nulli enim turpius occupati sunt. Ceteri etiam si uana gloriae imagine
teneantur, speciose tamen errant; licet auaros mihi, licet iracundos enumeres, uel
odia exercentes iniusta uel bella, omnes isti uirilius peccant : in uentrem ac libidi-
nem proiectorum inhonesta labes est. 2. Omnia istorum tempora excute, aspice quam
diu computent, quam diu insidientur, quam diu timeant, quam diu colant, quam diu
colantur, quantum uadimonia sua atque aliena occupent, quantum conuiuia, quae
iam ipsa officia sunt : uidebis quemadmodum illos respirare non sinant uel mala sua
uel bona. 3. Denique inter omnes conuenit nul/am rem bene exerceri posse ab homi-
ne occupato, non eloquentiam, non liberales disciplinas, quando districtus nihil
altius recipit, sed omnia uelut inculcata respuit.
3 La Composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, Paris, 1923,
p. 178 et suiv.
LE PLAN DU DB BREY/TATE VITAE 493

manquer d'attirer l'attention du lecteur. Au début du chapitre X, elle par-


tage sensiblement le dialogue en deux moitiés, et c'est d'elle qu'il faut
partir pour retrouver l'économie interne de celui-ci:
«Quod proposui, écrit Sénèque, si in partes uelim et argumenta didu-
cere, multa mihi occurrent per quae probem breuissimam esse occupato-
rum uitam >. C'est â dire : «Si je voulais diviser en parties et en arguments
la thèse que j'ai proposêe, je trouverais bien des raisons pour démontrer
que la vie des gens occupés est fort brève>. Puis, après avoir rappelé que
son maître, Papirius Fabianus, méprisait les démonstrations ordonnées et
préférait «prendre l'adversaire d'assaut>, Sénèque concède que les dé-
monstrations en règle sont parfois nécessaires car l'adversaire doit être
éclairé sur ses fautes - ce qui n'est possible que si le philosophe consent à
procèder à une analyse précise et ne se borne pas à «entraîner l'adhé-
sion> par les artifices de la rhétorique passionnelle - vérité que Sénèque
exprime en disant: «il ne faut pas se borner â pleurer sur les fautes de
l'adversaire, il faut l'instruire>: «tamen, ut illis error exprobetur suus,
docendi, non tantum deplorandi sunt >.
Ce passage nous est particulièrement précieux. Il nous révèle d'abord
que, dans la seconde partie du dialogue, Sénèque accepte de se plier à un
ordre «démonstratif> (scolaire, si l'on veut), ensuite, il marque une articu-
lation maitresse de l'ouvrage, dont il constitue la propositio. On peut en
induire aussi que les neuf premiers chapitres du De breuitate vitae sacri-
fient davantage à la «rhétorique passionnelle>, et s'opposent à cet égard
aux dix autres, - opposition dont il nous appartiendra de préciser le
caractère.
On sait que, dans toute œuvre destinée à persuader, la propositio pré-
cède immédiatement la diuisio qui, elle-même, marque le début de l'argu-
mentatio 4. Cette propositio est, d'autre part, précédée, on le sait, par un
exorde et une narratio qui, dans le cas des quaestiones finitae, doit permet-
tre de définir la propositio. Comment ce schéma général s'applique-t-il au
De breuitate vitae? Si l'on admet, par exemple, que la démonstration pro-
prement dite (argumentatio) commence seulement après le chapitre X,
est-il possible d'en discerner les grandes lignes?
Le véritable but de Sénèque n'apparaît que dans les dernières pages
du dialogue, avec le début du chapitre XVIII: «Excerpe itaque te uolgo,
Pauline carissime .. . > Il s'agit d'entrainer Paulinus à «prendre sa retrai-

• Les textes sont nombreux, chez Quintilien et Cicéron. Pour l'application à


Sénèque, nous nous bornons ici à renvoyer à notre essai sur La Composition dans
les Dialogues de Sénèque, Ici-dessous, p. 515 et suiv.
494 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

te», à vivre désormais une vie de loisir et de contemplation. Tout l'ouvra-


ge est une exhortatio ad philosophiam, présentée comme une médiation
sur le bon usage à faire de la vie. Or, on le sait, deux thèmes essentiels,
deux ordres d'arguments sont utilisés en pareil cas: l'orateur s'efforce de
montrer que le parti qu'il conseille de suivre est utile et qu'il est en même
temps honorable 5• Et Sénèque se conforme à cet usage.
A partir du chapitre X commence le développement sur l'impossibili-
té pour les occupati à faire du temps un usage utile. La démonstration est
fondée sur une analyse de la nature du temps lui-même: des trois parties
qui le composent, aucune n'est en la possession des gens adonnés aux
activités vulgaires, et il en résulte que tous leurs efforts demeurent vains,
tandis que la vie des prétendus oisifs (XI, 2 : quibus uita procul ab omni
negotio agitur) est entièrement fructueuse dans toutes ses parties (ibid. :
tota, ut ita dicam, in reditu est). Sur cette démonstration logique, quasi
dialectique, tirée de la nature même du temps, se greffe ensuite une
amplification énumérant des exemples qui viennent confirmer la conclu-
sion précédente: que d'activités stériles, sans utilité véritable, occupent la
vie des hommes! Ce développement comprend les chapitre X à XIII
indu.
A cette inutilité des occupations vulgaires s'oppose, à partir du chapi-
tre XIV, l'utilité profonde d'une vie consacrée à la sagesse. Les compa-
gnons de Zénon, de Pythagore, de Démocrite, puiseront dans d'inépuisa-
bles richesses en vivant dans la familiarité de ces maîtres. Seuls, ils utili-
seront au maximum et pour leurs fins véritables les trois parties du
temps. Telle est la conclusion du chapitre XV. Puis, de nouveau, le chapi-
tre XVI nous remet en présence de ce gaspillage du temps par les occupa-
ti, manifesté par l'inquiétude inguérissable qui est leur partage.
Avec le chapitre XVIII, et l'exhortation directe à Paulinus, commence
la démonstration du second point : la vie de loisir est la seule qui soit
conforme à l'honestum. Sénèque doit ici affronter des préjuges romains.
Il est paradoxal de soutenir, à Rome, que l'accomplissement des devoirs
sociaux est moins «honorable» que la retraite. Pourtant, Sénèque ne recu-
le point devant le scandale. Il insiste sur la légitimité de la retraite pour
Paulinus que la vie à beaucoup éprouvé, plus que ne le comportait la
durée de son existence, et qui a fait la preuve de sa uirtus (XVIII, 1). Pau-
linus, libéré de ses fonctions administratives, trouvera des objets d'étude
plus dignes de lui que les moyens de satisfaire le ventre de l'humanité -
qui est la partie la moins noble de celle-ci. Il n'appartient pas à la race
pesante des bêtes de somme mais à celle, plus généreuse, des chevaux de

5
Par ex., Quintilien, lnst. Orat., III, 8, 22.
LB PLAN DU DE BREVITATE VITAE 495

course. Tout le chapitre XVIII et le suivant sont consacrés à cette


démonstration: l'objet de l'otium proposé à Paulinus est plus beau, plus
grand, plus «honorable> enfin que l'objet auquel s'applique son activité
professionnelle.
Le traité pourrait se terminer à ce point, sur l'évocation de la vie plei-
ne de grandeur et de noblesse qui attend Paulinus au sein d'un tel otium,
et les critiques modernes ont souvent regretté que Sénèque n'ait pas bor-
né son développement à la fin du chapitre XIX. Mais c'est méconnaître
l'économie interne du dialogue. Celle-ci exigeait que le locus de honesto
fût entièrement traité, selon la même méthode que, précédemment, l'avait
été le locus de utilitate, c'est à dire en présentant deux démonstrations
antithétiques. Une fois établi le caractère «honorable> de la vie de loisir,
il convient de démontrer la proposition réciproque : la vie des occupati
n'est pas conforme à la véritable dignité. C'est à quoi est consacré le der-
nier chapitre du dialogue: l'occupatus n'est pas un homme libre, sa
condition est celle d'un esclave, soumis aux caprices d'autrui. Honteux
spectacle, dit Sénèque, que celui d'un vieillard usant son dernier souffle à
plaider pour un inconnu, d'un mourant formant des projets immenses,
d'un vieil avare administrant lui-même sa fortune que guette un héritier.
Et le dialogue se termine sur l'évocation dérisoire des funérailles que
méritent ces occupati impénitents, le cortège qui accompagne l'enterre-
ment d'un enfant.
Si l'on accepte de nous suivre et de considérer que la seconde moitié
du dialogue est entièrement construite sur l'opposition de l'utile et de
l'honestum, peut-être sera-t-il possible d'éclairer aussi toute la partie de
l'ouvrage qui précède la propositio, c'est à dire les neuf premiers chapi-
tres. Là, nous ne sommes pas aussi sûrement guidés par le jeu tradition-
nel des loci: dans toute œuvre oratoire, la première partie, jusqu'à la pro-
positio, est celle où se donne plus librement carrière la fantaisie de l'au-
teur. Ayant pour but de définir le «point à débattre>, elle n'est pas sus-
ceptible d'être pliée à ces schémas a priori, mais doit comprendre un
exposé des données du problème, sur lesquelles s'appuiera ensuite l'argu-
mentatio. Ce qui, dans une controverse judiciaire sur un fait précis, est le
récit des évènements en cause, devient, dans une exhortation, l'analyse
des conditions à propos desquelles l'on est amené à proposer une thèse
donnée.
Il s'agit, pour Sénèque, d'amener Paulinus à adopter une vie de loisir,
entièrement consacrée à la contemplation et à l'activité intellectuelle.
Pour cela, Sénèque partira d'une constatation évidente : tous les hommes
se plaignent que leur vie est trop brève. Et, aussitôt, il nous donne la rai-
son de ces plaintes. Si les hommes trouvent trop court le temps que leur a
496 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

imparti la nature, c'est qu'ils en font un mauvais usage. Le second et le


troisième chapitre exposent les mille manières dont les hommes gaspil-
lent leur vie, chaque fois qu'ils renoncent à sauvegarder leur liberté ou,
mieux, l'autonomie de leur personne. Ainsi se trouve introduite pour la
première fois, et comme cernée de l'extérieur, la notion d'otium - cet état
de liberté auquel aspirent tous les hommes et qui leur est un inaccessible
paradis. Et, en même temps, l'otium reçoit un contenu positif; il apparaît
à Paulinus non pas comme le contraire pur et simple des negotia mais la
«libre disposition de l'être par lui-même» 6 •
La découverte de cette notion est si importante, elle est si essentielle
au dessein de l'ouvrage tout entier que Sénèque recourt, pour l'appuyer,
à des exemples historiques sur le sens desquels tout le monde s'accorde.
Sénèque ne fait ici que suivre la tradition des rhéteurs. On sait l'impor-
tance attachée par les théoriciens de l'art de persuader aux exemples, qui
constituent de véritables précédents 7 • Sénèque évoque trois personnages
universellement célèbres dans les écoles : Auguste, Cicéron et le tribun
Livius Drusus. Tous trois apportent leur témoignages, avouant, soit expli-
citement, soit par leurs actes que leur existence, entièrement donnée aux
affaires, n'a pas été celle d'hommes libres. Tous trois ont été pris dans un
inextricable réseau d'obligations qui ont fait d'eux des esclaves'.
Ces trois exemples occupent les chapitres IV, V et les deux premiers
paragraphes du chapitre VI. Il est aisé de constater que ces trois témoi-
gnages ne sont pas rangés selon un ordre quelconque, mais forment une
gradation ascendente. Ils culminent sur la suggestion que Drusus, pour
retrouver la liberté, n'a eu d'autre ressource que de se tuer. On a fait
observer 9 que ce passage était le seul où la mort de Drusus était attribuée
à un suicide, alors que le crime ne fait aucun doute. Sénèque l!'a imaginé
cette hypothèse que parce qu'elle lui semblait la conséquence logique de

6Plusieurs formules suggèrent cette interprétation. Par ex., II, 5 : « .. . cum illa
faceres, non esse cum alio uolebas, sed tecum esse non poteras. > III, 3: «repete
memoria tecum quando certus consilii fueris,quotus quisque dies ut destinaueras
recesserit, quando tibi usus tui fuerit . .. >.
7 Par ex. Quintilien, Jnst. Orat., XII, 4, 1: in primis uero abundare debet orator

e.umplorum copia cum ueterum tum etiam nouorum. Ibid., 2 : les exempla considé-
rés comme testimonia et iudicata. Cf. Id., V, 11. Sur le rôle que Sénèque lui-même
attribuait aux exemples dans la persuasion, cf. ad Lucil., 95, 65 et suiv. (et la réfé-
rence à Posidonius).
1 V, 2: «moror in Tusculano meo semiliber», mot de Cicéron qui avait frappé

Sénèque et qu'il rapporte ici, sans doute avec une référence inexacte, mais parce
qu'il lui semblait admirablement dépeindre la condition de l'occupatus.
9 Dahlmann, éd. du De Breuitate, ad toc.
LB PLAN DU DE BREY/TATE VITAE 497

cette « haine de soi> que les occupati ne peuvent manquer de concevoir


lorsqu'ils prennent conscience de l'esclavage où ils se trouvent. Le suicide
n'est-il pas l'ultime moyen de souvegarder l'autonomie de sa volonté?
Sénèque, une fois suggérée cette valeur de l'otium, va en étendre l'ap-
plication à la condition humaine tout entière et montrer que les vices des
hommes leur interdisent toute autonomie réelle. Pour cela, il reprend,
avec une profondeur nouvelle, la description déjà amorcée dans les pre-
miers chapitres: les activités humaines, lorsqu'elles ne sont pas éclairées
par la sagesse, sapent les fondements les plus profonds de la vie. Cela est
vrai des débauchés - nul ne songe à le contester, et Sénèque n'insiste pas.
Mais cela est vrai aussi de ceux qui poursuivent la gloire selon l'opinion.
Moins abjects que les précédents, ils n'ont pas plus qu'eux la possibilité
de rester eux-mêmes, c'est à dire de vivre vraiment. Tel est, croyons-nous,
le sens du passage contesté, au début du chapitre VII: «Au premier rang,
je mets également ceux qui ne donnent leur temps qu'au vin et à la
débauche ... >10.
Nous avons dit que l'on avait mis en cause la suite des idées. E. Alber-
tini avoue ne pas pouvoir la découvrir de façon satisfaisante. Nous pen-
sons au contraire que le pensée est parfaitement cohérente, à condition
de ne pas exiger de Sénèque qu'il souligne les transitions et se soumette à
une stricte discipline du style. «ln primis . .. », écrit-il, et l'on fait observer
qu'il n'a point parlé, dans la phrase précédente, de gens vicieux, mais sim-
plement de vices. Cela suffit-il à condamner le passage? En fait, les deux
notions sont connexes, et une telle constructio ad sensum n'a rien d'impos-
sible. Tout se passe comme si, en ce début du chapitre VII, s'ébauchait un
dialogue. L'interlocuteur fictif donne cause gagnée à Sénèque lorsqu'il
s'agit des débauchés qui «gaspillent le tempS>. Mais il proteste (implicite-
ment) que les «glorieux selon le monde> ne sont pas des «vicieux>. Si,
répond Sénèque, ils sont vicieux, bien que leur vice soit plus honorable, et
leurs activités les privent, tout comme les autres, de la liberté, qui est l'es-
sentiel de la vie. C'est la vivacité, de ce dialogue esquissé, ou plutôt suggé-
ré, qu'exprime la forte asyndète qui marque le début du second paragra-
phe: «omnia istorum tempora excute .. . > - et le démonstratif de la secon-
de personne attribue de façon fort claire l'objection a l'interlocuteur:
«Quoi qu'il en soit, passe au crible tous les instants des gens que tu me
cites ... > Dans tout ce développement, aucune incohérence, aucune dure-
té même, simplement le heurt rapide de deux opinions réduit à l'ébauche
d'une passe d'armes. Puis, très logiquement, voici la conclusion du rai-
sonnement, introduite par denique, exprimant le terme ultime de la gêné-

°Ci-dessus,
1
p. 491.
498 ROME, LA LITitRATURB ET L'HISTOIRE

ralisation: «bref (c'est â dire, selon un sens bien attesté de denique: de


façon générale 11), tout le monde reconnaît que rien ne peut être exercé
correctement par un homme occupé ... >. Seul l'homme oisif, au sens le
plus noble et le plus plein du terme, est capable de vivre vraiment. Lui
seul est autonome et libre. On voit quelle grave mutilation apporteraient
au texte traditionnel les transpositions proposées; elles interrompraient le
dialogue fictif et briseraient le raisonnement en supprimant une ou plu-
sieurs étapes de la généralisation.
Ensuite, une fois Paulinus conduit â cette découverte essentielle, que
la première condition de la vie véritable est l'autonomie de la personne,
Sénèque s'emploie â illustrer cette intuition par de nouvelles analyses et
un appel â des témoignages que l'on ne saurait récuser, les aveux des
occupati eux-mêmes. Ce nouveau développement commence avec le para-
graphe 6 du même chapitre VII : Nec est quod putes non illos aliquando
intellegere damnum suum ... Il n'est qu'une confirmation «experimenta-
le> des résultats acquis, et annonce déjà, en l'esquissant, la conclusion du
dialogue.
Au terme de la première partie de l'ouvrage - conçue comme une
analyse de l'expérience du temps - il reste à présenter cette expérience
elle-même, dans sa réalité concrète. Réalité incorporelle, (VIII, 1) - ainsi
le qualifient les Stoïciens, et Sénèque avec eux - le temps ne saurait tom-
ber directement sous les sens. Il n'est pleinement saisi, d'ordinaire, qu'à
la faveur d'une crise, dans la maladie, ou devant la mort. Or, rien n'est
plus contraire au bonheur que cette découverte, dans l'angoisse ou l'at-
tente, de ce temps qui constitue la matière même de la vie, et qui, sans
doute, nous entraîne, mais aussi nous installe et nous insère dans le mon-
de.
Au terme de cette longue analyse descriptive de l'angoisse humaine -
devant son esclavage et devant la fuite du temps - Sénèque peut enfin
formuler sa propositio, qui se trouve éclairée de sa vraie lumière: «breuis-
simam esse occupatorum uitam ». Paulinus comprend alors que la vie dont
il s'agit n'est pas l'existence matérielle, biologique, de l'homme, ni non
plus son existence quotidienne, tiraillée en tous sens, partagée entre mille
contraintes, mais la seule vie qui soit digne de ce nom, la conscience que
prend le sujet de soi-même, de son autonomie et de sa liberté. Il en a
assez dit pour que soit posée et admise sans discussion l'équivalence entre
la notion de vie et celle d'otium: Paulinus est dès à présent préparé à
admettre que la vie ne commence qu'avec la conquête de la liberté. La
narratio a bien rempli son rôle, qui est de préparer les arguments de la

11 Par ex., Ciceron, in Ve"·• V, 69: denique Syracusas tatas timet.


LE PLAN DU DE BREY/TATE VITAE 499

démonstration. Le terrain est déblayé pour la présentation des thèmes


ordinaires de l'exhortatio, montrant, selon la tradition des rhéteurs, que la
conception de la vie ainsi définie est la seule qui soit à la fois conforme à
l'utile et à l'honestum.
Dans son ensemble, le dialogue sur la Brièveté de la vie se présente
donc comme une composition en deux grandes parties - dans laquelle il
n'y a pas lieu d'opérer la moindre transposition. C'est d'abord un effort
pour poser le problème dans ses vrais termes, en méditant sur les notions
de vie et de temps. Puis, lorsque l'interlocuteur est déjà à moitié persua-
dé, vient l'argumentation tendant à le décider tout à fait à adopter une
conduite conforme à l'idéal entrevu. Cette double démarche ne doit pas
nous surprendre. On enseignait dans les écoles de rhétorique, que le pre-
mier soin de l'orateur doit être de défnir le point en litige 12, pour le pla-
. cer dans sa vraie lumière. A cette condition seulement l'argumentation
peut être efficace. Sénèque se conforme exactement à ces préceptes et, si
nous avons l'impression que son développement procède avec une exces-
sive liberté, c'est faute d'avoir reconnu cette loi fondamentale de sa struc-
ture. Sans doute est-ce la même matière qui revient d'une page à l'autre,
mais l'on aurait tort de croire que la pensée piétine. Chemin faisant, elle
place les faits sur lesquels elle s'appuie dans une lumière sans cesse nou-
velle, et l'analyse progresse en profondeur, par enrichissement de l'inter-
prétation.
Paulinus, à la différence de Sérénus, dans le De Constantia Sapientis,
ou de Lucilius dans le De Prouidentia, n'est pas encore converti à la philo-
sophie; il n'accepte pas les prémisses du stoïcisme. Sénèque ne peut donc
que lui parler le langage de l'opinion, et c'est la raison pour laquelle le De
Breuitate Vitae ne contient aucun argument technique, issu de l'Ecole. Ce
n'est qu'une suasoria faisant appel aux arguments «communs», aux cons-
tatations du bon sens, à l'expérience, aux analyses psychologiques et aux
exemples. Mais de ces considérations générales résulte une sorte d'intui-
tion métaphysique sur les conditions dans lesquelles la conscience per-
sonnelle est susceptible de s'insérer dans le Monde. Sénèque ne se borne
pas à présenter des lieux communs et des arguments traditionnels - il
conduit son interlocuteur vers des régions plus hautes de la pensée. C'est
sans doute la raison pour laquelle il a choisi comme propositio une thèse
négative, au lieu de la thèse positive correspondante : pour qui veut
convertir, il est plus urgent d'inquiéter que de promettre.

11Sur les rapports entre icp1v6µt:vovet 8tmç, cf. H. Throm, Die Thesis . .. ,
Paderborn, 1932, p. 120 et suiv.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE

Après la mise au point d' Albertini sur la chronologie des ouvrages


philosophiques de Sénèque 1 et le mémoire de Hubert Lenze 2 , il semblait
définitivement acquis que le traité sur la Brièveté de la vie avait été êcrit
par Sénèque dans le courant de l'année 49 ap. J.-C. et, au plus tard, avant
le 24 janvier 50. Or, dans un long article, publié il y a bientôt dix ans,
M. L. Herrmann remettait ce résultat en question 3 et proposait, à l'aide
d'arguments nouveaux, de revenir à la datation déjà soutenue par Dessau,
et adoptée par Marchesi dans son ouvrage sur Sénèque•, soit l'année 62
ap. J.-C. Nous sommes donc de nouveau maintenant en présence de deux
thèses: une datation «haute> et une datation «basse». De la solution
adoptée dépend, dans une large mesure, l'interprétation du dialogue,
selon qu'on situe celui-ci avant le préceptorat et le «ministère>, ou bien
au seuil de la retraite. Si l'on admet que l'œuvre philosophique de Sénè-
que est liée, très étroitement, aux événements de sa vie, que chaque traité
reflète un moment de son évolution intérieure, on sera évidemment tenté
de donner raison à Dessau et Herrmann : comment - et M. Herrmann ne
manque pas de faire valoir cet «argument> - un homme politique, sur le
point de gérer la préture, peut-il sans inconvenance prêcher l'abstention?
En soixante-deux, au contraire, on imagine plus volontiers un Sénèque
désabusé, prévenant la disgrâce par la retraite et vantant les vertus de la

1 E. Albertini, La composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque,

Paris, 1923, p. 21 et suiv.


2 Senecas Dialog De Breuitale Vitae; Klass.-philolog. Studien herausg. von E.

Bickel u. Chr. Jensen, heft JO, Leipzig, 1937. Même solution chez L. Castiglioni, L.
Annaeo Seneca ... Della brevità della vita, Turin, 1930; en sens contraire, R. Phi-
lippson, in Gnomon, 1931, p. 372, qui se borne à des affirmations sans preuve.
'Chronologie des Œuvres en prose de Sénèque le Philosophe, Latomus, I (1937),
p. 109 et suiv.
4 li. Dessau, Ueber die Abfassungsr.eit.. ., Hermès, 1918, p. 118 à 193; Marchesi,

Seneca, p. 214.
502 ROME, LA LITIÊRATURB ET L'HISTOIRE

contemplation. Mais qui ne voit que de sembables raisons sont ployables


à merci et reposent sur une véritable pétition de principe? Avons-nous le
droit d'admettre que l'œuvre de Sénèque est commandée par les événe-
ments de sa vie - ou du moins ce que nous en entrevoyons? Problème
essentiellement historique, la chronologie de l'œuvre de Sénèque doit être
étudiée selon une méthode historique, et ce n'est qu'après un échec que
l'on aurait le droit de recourir aux conjectures et aux vraisemblances psy-
chologiques. Or, nous pensons que, parmi les œuvres en prose de Sénè-
que, le De brevitate partage avec les Lettres à Lucilius le privilège d'être
datable avec précision, objectivement et indépendamment de toute cons-
truction a priori.
Nous disposons pour cela de plusieurs critères. Le traité, on le sait,
est dédié à Pompeius Paulinus, préfet de l'annone en fonction 5• Nous
ignorons, il est vrai, à quel moment Pompeius Paulinus exerça cette char-
ge. Tout ce que nous savons, c'est qu'il ne put le faire qu'entre le mois
d'août 48 et l'année 55 d'une part, et entre les années 62 et 65 d'autre
part, puisque, jusqu'en août 48, le préfet de l'annone était C. Turranius 6,
et qu'entre 55 et 62 c'est Faenius Rufus qui remplit la même fonction 7 •
Toute datation du traité doit tenir compte de ces limites. Mais l'argument
capital - et celui dont l'adoption ou le rejet domine tout le débat - est
fourni par le chapitre où Sénèque fait le récit (et la critique) d'une confé-
rence qu'il vient d'entendre• «il y a quelques jours>. Le conférencier, un
érudit, avait choisi pour thème «ce que chacun des grands chefs romains
avait fait le premier>. Puis, élargissant son sujet, il avait exposé que Sulla
«avait été le dernier des Romains à étendre le pomerium, parce que la
coutume ancienne voulait qu'une telle extension n'eût lieu que si l'on
avait agrandi le territoire romain en Italie, et non par des conquêtes pro-
vinciales9 >. A ce propos, il s'était demandé pourquoi l'Aventin était de-

5 Voir, par exemple, le chap. XVIII, 3: in officio amorem consequeris in quo


odium uitare difficile est; sed tamen, mihi crede, satius est uitae suae rationem
quam frumenti publici nosse. Les premiers mots ne semblent guère applicables à
une mission extraordinaire, confiée par Néron à Paulinus (Herrmann, op. cit.,
p. 110, et R. Philippson, in Gnomon, 1931, p. 372 et suiv.).
6 Tac., Ann., XI, 31, où C. Turranius figure parmi les personnages du drame
qui devait amener la chute de Messaline.
7 Tac., Ann., XIII, 22 (entrée en charge); Ibid., XIV, 61 (élévation à la préfectu-

re du prétoire).
• De Breu., XIII, 3 et suiv.: his diebus audiui. ..
9 De Breu., XIII, 8 : Idem na"abat . .. Sullam ultimum Romanorum protulisse

pomerium, quod numquam prouinciali sed Italico agro adquisito proferre moris
apud antiquos fuit.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE 503

meuré hors de l'enceinte pomériale et avait avancé à ce sujet plusieurs


hypothèses. Il semble donc, à lire ce texte, qu'au moment où il fut compo-
sé !'Aventin se trouvât encore extra pomerium. Et, si l'on admet qu'il en
est ainsi, du même coup, le De breuitate se trouve daté. Comme nous le
savons par ailleurs, Claude a procédé, à une date indéterminée, comprise
entre le 25 janvier 49 et le 24 janvier 50, à une extension du pomerium,
qui eut précisément pour but, entre autres modifications, d'inclure
l'Aventin dans l'enceinte religieuse de l'Urbs. Il en résulterait donc que
Sénèque n'a pu écrire ce dialogue qu'entre le mois d'août 48, au plus tôt,
et, au plus tard, le 24 janvier 50. Et, précision supplémentaire, comme
Sénèque dit qu'il vient d'entendre la conférence dont il parle, il faut qu'il
se soit trouvé alors à Rome. Rappelé d'exil postérieurement à janvier 49 10,
Sénèque n'a donc pu composer son ouvrage que dans le courant de l'an-
née 49, ou les premiers jours de l'année suivante. Tel est le raisonnement
admis par Albertini et Lenzen. Tel est le raisonnement auquel M. Herr-
mann refuse son adhésion.
L'affirmation que l'Aventin soit situé à l'extérieur du pomerium ne
prouve pas, dit M. Herrmann, que l'extension effectuée par Claude n'ait
pas encore eu lieu au moment de la conférence rapportée par Sénèque.
Étant donné que !'Empereur n'avait pas accru le territoire romain en Ita-
lie, cette extension pouvait passer pour nulle et non avenue aux yeux de
juristes intransigeants. Et rien ne prouve que le conférencier entendu par
Sénèque n'ait pas partagé ce point de vue. Cet argument, jusque-là simple
possibilité, semble prendre quelque consistance lorsque M. Herrmann fait
remarquer que le texte de Sénèque ne tient pas compte, non plus, d'une
extension pomériale attribuée à Auguste et mentionnée par Tacite à pro-
pos de celle de Claude 11• Ce silence entraînerait-il donc que la composi-
tion du De Brevitate soit antérieure à la date la plus haute assignable à la
naissance de Sénèque?
Assurément, l'argument ne manque pas de force. Mais M. Herrmann
aurait encore pu le renforcer, et noter que Sénèque ne tient pas compte
non plus d'une autre extension pomériale, attribuée à César, par Aulu-
Gelle et Dion Cassius 12• Ainsi, apparemment du moins, le conférencier
érudit et bavard de Sénèque, plus respectueux que l'empereur Claude lui-

1• Voir, infra, p. 509 et n. 35 (texte de Tacite).


11 Tac., Ann., XII, 23 : nec tamen duces Romani, quamuis magnis nationibus
subactis, usurpauerant, nisi L. Sulla et diuus Augustus.
12 Aulu-Gelle, N.A., XIII, 14, 4 (voir le texte, infra, p. 508, n. 28); Dion Cass.,

LXIII, 50, 1; cf. XLIV, 49, 1 et suiv.


504 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

même des traditions historiques, aurait-il arrêté une fois pour toutes le
tracé du pomerium à celui qu'avait fixé Sulla, et de son propre chef frap-
pé de nullité trois actes officiels, dont l'un au moins, l'extension claudien-
ne, était inscrit matériellement, sur le terrain, par des bornes qui ont sub-
sisté jusqu'à nous. M. Hermann ne se demande pas si une telle attitude,
publiquement affirmée, ne confinait pas à l'absurdité, outre le danger
très réel qu'il pouvait y avoir, pour un particulier, à afficher un mépris
trop évident d'un acte impérial officiel. La lex maiestatis n'était pas abro-
gée. Et l'aurait-elle été que l'extension du pomerium ne pouvait être niée.
C'était une mesure grosse de conséquences religieuses, administratives et
juridiques, que l'on ne pouvait ignorer sans se mettre quotidiennement en
contradiction avec les faits. La lex de imperio Vespasiani aura soin de rap-
peler que l'extension du pomerium, sous Claude, avait été autorisée et
demeurait juridiquement valable 13• Les objections présentées par M.
Herrmann ont donc pour effet d'enfermer l'historien dans un tissu de
contradictions, dont on ne peut se tirer qu'à la condition de reprendre
dans son ensemble le problème des extensions pom~riales aux deux pre-
miers siècles de l'Empire, et de se demander si les faits invoqués par M.
Hermann sont susceptibles de l'interprétation qu'il leur donne.

*
* *

Réduite à sa forme la plus simple, la question est la suivante : pour-


quoi le texte du De breuitate ne mentionne-t-il que l'extension pomériale
de Sulla, et se met-il ainsi en contradiction avec les affirmations de Taci-
te, d'Aulu-Gelle et de Dion Cassius (auxquelles s'ajoute un texte de la Vita
Aureliani), lorsqu'ils mentionnent des extensions pomériales effectuées
par César et par Auguste?
Remarquons d'abord que Sénèque s'accorde sur ce point avec la lex
de imperio Vespasiani, qui n'invoque comme précédent que l'extension
claudienne et passe sous silence les deux autres. Et, à ce silence, il n'est,
et ne peut y avoir, qu'une raison, c'est que les extensions attribuées à
César et à Auguste sont imaginaires 14•

u C.l.L., VI, 930, l. 15 et 16: uti licuit Ti. Claudio Caesari Aug. Germanico.
14
A la vérité, notre argument n'est valable que pour l'extension augustéenne,
postérieure à l'institution du principat. Vespasien n'avait aucune raison de s'ap-
puyer sur un précédent césarien. Voir, sur le caractère fictif de l'extension augus-
téenne, J.H. Oliver, The augustan pomerium, Mem. of the Am. Acad. in Rome, X
(1932), p. 145 à 182.
LA DATE DU DE BREVTTATE VITAE 505

Examinons d'abord l'extension augustéenne. Bile n'est mentionnée


que par le texte de Tacite auquel nous avons déjà fait allusion 15, un autre
de Dion Cassius 16 et, enfin, un passage de la Vie d'Aurélien 11 • De ces trois
témoignages, le dernier est des plus suspects. Il attribue des extensions
pomériales non seulement à Auguste, mais à Néron et à Trajan, et oublie
celle de Claude. Or, nous savons pertinemment que ni Trajan ni Néron
n'ont en rien modifié le tracé du pomerium. On ne peut donc rien conclu-
re pour ou contre la réalité d'une telle mesure au temps d'Auguste.
Le témoignage de Dion Cassius est beaucoup plus précis. Il affirme
qu'Auguste, après avoir de nouveau accepté le pouvoir, en 8 av. J.-C., a
reculé les limites du pomerium et nommé Auguste le mois qui s'appelait
jusque-là Sextilis. A quelle mesure Dion Cassius fait-il ici allusion?
Nous savons bien que, en 7 av. J.-C., Auguste agrandit le territoire
urbain de Rome, lorsqu'il procéda à l'organisation de la Ville aux Quator-
ze Régions - terme officiel dont on désigne le nouvelle agglomération 11•
Mais s'agit-il d'une extension pomériale? Nous ne le croyons pas, pour les
raisons suivantes:
Avec l'accroissement de Rome, les vieilles limites de l'Urbs étaient
devenues trop étroites, et la définition traditionnelle du territoire urbain,
qui identifiait celui-ci à l'ager effatus 19 , était démentie par les faits. De
toutes parts, la ville légale était débordée par des édifices qui s'élevaient
sur un terrain de statut juridique incertain, qui n'était plus l'ager urbanus,
mais que l'on ne pouvait pourtant considérer comme c étranger>. Sur les

15 Supra, p. 166, n. 3.
16 LV, opuiÈm'JUÇTfOS,
6, 6: tll t8 toO 1Ullll11Pioo icai tôv µflva tôv l:eçni..1ov é,n-
1CaÀO\lj18VOV Avyooatov (lvt())VÔjlllGSV.
17XXI, 10-12: addidit Augustus, addidit Traianus, addidit Nero.
11Suét., Aug., 30; Cass. Dio, LV, 8. voir Platner-Ashby, A Top. Dict of Ancient
Rome, s.v.
19 Aulu-Gelle, loc. cit., 1 : pomerium est locus intra agrum effatium, per totius

urbis circuitum, pone muros regionibus certeis determinatus, qui facit finem urbani
auspicii. Cf. schol. ad Luc., Phars., I, 594 : pomerium est illud spatium quad est inter
muros urbis et aedificia priuatorumn ut refert A. Gellius, définition très approxima•
tive, mais qui a le mérite de souligner Je rapport entre son objet et les aedificia
priuatorum. Cf. T.-Live, 1, 44, 4 èt suiv. : Hoc spatium, quod neque habitari neque
arari fas erat . .. et in urbis incremento semper, quantum moenia processura erant,
tantum termini hi consecrati proferebantur (rapports du pomerium et de l'Vrbs).
Sur ces définitions, voir M. Labrousse, Mél Éc. fr., 1937, p. 165 et suiv., ainsi que
l'article, aux thèses étranges, de M. Basanoff, Il Pomerium Palatinum, Mem.
dell'Accademia dei Lincei, VI, IX, 1 (1939). Voir sur ce mémoire le compte-rendu
de A. Momigliano, in Joum. of Rom. Stud., XXXIII (1943), p. 121.

"
506 ROME, LA LITI't!RATURB ET L'HISTOIRE

actes officiels, ces édifices sont désignés par l'expression urbi coniuncta,
ou continentia. Nous connaissons, notamment, deux sénatus-consultes da-
tés de 11 av. J.-C. et une loi, la Lex Quinctia, votée en 9 av. J.-C.20, et qui
assimilent administrativement et juridiquement les édifices urbains pro-
prement dits et les édifices contigus à la ville. On essayait de pallier ainsi
les inconvénients multiples résultant d'une situation de fait qui ne répon-
dait plus à la situation religieuse et juridique du sol. Par exemple, avec les
limites du pomerium cessaient les pouvoirs des tribuns et commençait
l'imperium militaire. Ou, ce qui était plus grave, le praefectus urbi voyait
échapper à sa juridiction des quartiers aussi peuplés que l'Aventin, le
Champ de Mars ou le Trastévère.
Le réforme d' Auguste eut précisément pour objet de faire cesser ces
absurdités en uniformisant le statut administratif du territoire urbain, en
soumettant tout l'ensemble de l'agglomération, extra et intra pomerium, à
la même organisation, fondée sur les circonscriptions de la Région et du
Vicus. Une telle refonte de l'ancien système, l'adjonction de dix régions
nouvelles aux quatre anciennes, équivalait, pratiquement, à une extension
pomériale - et cela d'autant mieux que, dans la ville des Quatre Régions,
les régions s'inscrivaient à l'intérieur du pomerium 21• Mais elle se présen-
tait sous des dehors modestes, comme un simple «aménagement». Ce qui
est bien conforme aux tendances politiques générales du système augus-
téen. Il est significatif que mention n'en soit pas faite dans les Res Gestae,
telles que nous les possédons. Une extension solennelle du pomerium eût
fait songer de façon trop précise à celle de Sulla, effectuée en vertu des
pleins pouvoirs conférés au dictateur par la Lex Valeria. Auguste s'est
toujours gardé de ressusciter la censure; il a pris soin de dissocier la cura
morum et les autres prérogatives de cette magistrature. C'est comme
consul, ou en vertu de son imperium consulare, qu'il procéda au cens et à
la révision de l'album sénatorial 22 • De la même façon, et sans modifier
officiellement le templum urbain, ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en vertu
des pouvoirs réguliers du censeur (qu'il ne voulait pas revêtir), ou en ver-
tu d'une loi particulière (dont il ne voulait pas provoquer le vote), il se
borna à introduire dans les faits les conséquences d'une réforme dont il
évita d'affirmer le principe. Trompés par la duplicité inhérente à cette
politique, Tacite et Dion Cassius ont affirmé qu'Auguste avait étendu· le

Frontin, De Aquaeductu Vrbis Romae, 104, 127, 129.


20

z1 Sur le problème des limites assignables aux Quatre Régions, voir Platner-
Ashby, op. cit., p. 443 et suiv., et la fig. 5, p. 443.
22 Res Gestae, éd. Gagé, 8, et le comment. ad loc.
LA DATE DU DE BREY/TATE VITAE 507

pomerium, alors qu'il s'était borné à étendre l'administration urbaine à


une zone située extra pomerium.
Reste l'extension pomériale attribuêe à César. Elle est affirmée par
deux textes de Dion Cassius et un autre d' Aulu-Gelle. Dion Cassius, tra-
çant un parallèle entre la politique urbaine de Cêsar et celle de Sulla,
ajoute, après avoir parlé du déplacement des Rostres et de la fondation
du Théâtre de Marcellus: «Voilà ce qu'il faisait, et il proposait des lois: il
étendit le pomerium et sur ces points et quelques autres il suivit une poli-
tique semblable à celle de Sulla 23 >. Ailleurs encore, il écrit : « Il mou-
rut ... , pris au piège dans cette ville, lui qui en avait accru le pome-
rium 24 !> Voilà un double témoignage apparemment irréfutable, mais qui,
en fait, ne résiste pas davantage à l'analyse que les affirmations de Dion
Cassius concernant la prétendue extension augustêenne.
Cette extension du pomerium, quand César l'aurait-il réalisée? Nous
savons qu'il faisait adopter par le peuple, en juin 45, une lex de Urbe
augenda 25 , qui, seule, pouvait lui conférer le pouvoir nécessaire. Cette loi,
malheureusement, ne nous est point parvenue, et nous n'en connaissons
pas le détail. Nous pouvons toutefois affirmer, par le peu que nous en
savons, et par son titre même, qu'elle n'est pas incompatible avec une
extension pomériale. Seulement, nous savons aussi que cette loi ne fut
jamais appliquêe 26 • C'est ce qui ressort des prescriptions de la lex Julia
dite municipalis, qui étendait la juridiction des édiles à 1000 pas dans tou-
tes les directions autour de l'Urbs, mesure peu concevable si, l'annêe pré-
cédente, la ville avait déjà été officiellement élargie 27 • Et le dernier texte
qui fasse allusion à ces mesures pomériales de César n'est pas suffisam-

23 Dion Cass., XLIII, 50, 1 : (César) 'fa0tci 'fi! 8ltOW icai v6µouç ~. 'f6 'fi!
ffO>Jtftp1.0v hi lWÜ>V mœ;frraye icai tv µtv 'footO\Çdlloiç 'fS ncnv 6µoux 'fq'>IliÀÏ4
irpdçat Mol;ev. On remarquera que Dion rapproche, très justement, la politique
c royale» de Sulla et celle de César. Les deux extensions pomériales, celle, effective,
de Sulla, et celle, simplement projetée, de César, supposent les deux dictateurs
revêtus d'un pouvoir religieux extraordinaire. Et c'est là ce que voulait éviter
Auguste, soucieux de ne pas accumuler de façon voyante sur sa personne des pou-
voirs étrangers aux prérogatives normales des magistrats ordinaires.
24 Ibid., XLIV. 42, 1 : 'ftev!JICSV ••• tv 'tfl !WMt tve6po,8e{ç6 icai îO ffO>Jlftptov
ali'ffjç 8ltUl)Çftaaç.Cette phrase, surtout rhétorique, a pour objet de souligner les
liens religieux unissant la ville et celui qui, ayant reçu le pouvoir d'en modifier
l'ager effatus, en est comme le second fondateur.
25 Cie., Ad Att., XIII, 20.
26 Sur toute cette question, voir. J. Carcopino, César, p. 964.
21 Lu lulia municip., 1. 20 et suiv.; Girard, Textes, 6" éd. (1937). p. 82 et suiv.;

voir J. Carcopino, op. ·cit., p. 965.


508 ROME, LA LITI2RATURB ET L'HISTOIRE

ment explicite pour imposer la certitude que ces mesures furent réelle-
ment appliqueés.
Aulu-Gelle écrit en effet: «(L'Aventin) ne fut pas indu dans le terri-
toire consacré de la Ville, ni par Servius Tullius, ni par Sulla, ... , ni
ensuite par César, alors qu'il étendait le pomerium 21 >: neque postea diuus
Julius, cum pomerium proferret. Cette phrase, incluse dans une longue
interrogation indirecte au passé, peut représenter deux sens différents,
que le style direct eût soigneusement distingués, mais qui restent indécis :
«cum pomerium protulit> et «cum pomerium proferret>. La première for-
me eût impliqué une extension réelle, la seconde pouvait ne se réfèrer
qu'à une simple tentative, qui ne s'est jamais inscrite dans les faits. Ainsi,
et malgré les apparences, Aulu-Gelle, rapportant ici les paroles de l'augu-
re Messalla, ne nous renseigne que sur le projet de César - projet que les
Ides de mars 44 empêchèrent de se réaliser. On notera d'ailleurs qu'Aulu-
Gelle, qui a soin de recueillir toutes les traditions relatives aux extensions
pomériales postérieures à Sulla, ne mentionne pas de semblable mesure
sous Auguste 29 • Ainsi, nos sources, discordantes quand il s'agit des exten-
sions hypothétiques, de César et d' Auguste, concordent toutes lorsqu'il
s'agit des extensions prouvées de Sulla et de Claude.
Dans ces conditions, il n'y a plus lieu de s'étonner, avec M. Herr-
mann, qu'Aulu-Gelle cite comme toujours actuel de son temps 30 le problè-
me posé par l'exclusion de l'Aventin. Cette exclusion avait pris fin sous
Claude, comme Aulu-Gelle le remarque lui-même, un peu plus loin 31 : le
problème toujours actuel parmi les érudits était seulement de savoir
pourquoi l'Aventin était demeuré si longtemps extérieur à l'enceinte po-

21 A.-Gelle, Ibid., 4 : Propterea quaesitum est, ac nunc etiam in quaestione est


quam ob causam u septem urbis montibus, cum ceteri su intra pomerium sint,
Aventinus solum, quae pars non longinqua nec infrequens est, utra pomerium sit,
neque id Servius Tullius ru, neque Sulla, qui proferundi pomerii titulum quaesiuit,
neque postea diuus Julius, cum pomerium proferret, intra effatos urbi fines incluse-
rint.
29 Texte cité, note précédente.
30 Nunc etiam in quaestione est (Ibid.). Il se peut, d'ailleurs, que A.-Gelle se

contente ici de recopier une «fiche> reproduisant l'opinion de sa source, Valerius


Messala l'augure.
31 Ibid., 1: sed de Auentino monte praetermittendum non putaui quod non pri-
dem ego in Elydis (?) grammatici ueteris commentario offendi, in quo scriptum eraJ
Auentinum antea, sicuti dbcimus, utra pomerium uclusum, post, auctore diuo Clau-
dio, receptum et intra pomerii fines obseruatum. A la «fiche'> succède une autre
fiche. On notera qu'à l'époque d'A.-Gelle, la notion de pomerium est très effacée.
Voir l'art. de M. Labrousse, cité.
LA DATB DU DB BREVITATB VITAE 509

mériale même après Sulla et la lex Julia de Vrbe augenda - non pourquoi
il le demeurait encore, ce que les fait venaient démentir.
Ainsi s'effondre le principal argument présenté par M. Herrmann.
L'érudit dont Sénèque rapporte les paroles n'avait nul besoin de considé-
rer comme nulles les extensions de César et d' Auguste, puisque le premier
n'avait pas eu le temps d'étendre le pomerium, bien qu'il en eût reçu le
pouvoir, et que le second s'était bien gardé de s'en arroger le droit et
s'était contenté d'accroître administrativement, laïquement, l'ager urba-
nus.
Il s'ensuit que le De breuitate vitae ne saurait être postérieur au 24
janvier 50, date la plus tardive à laquelle on puisse reculer l'extension
claudienne. La datation «basse> est de la sorte définitivement écartée.
Il s'ensuit également que l'argumentation traditionnelle reprend tou-
te sa valeur. Dans la titulature de Claude sur les cippes pomériaux figur-
net seize salutations impériales 32 • Or, dans le courant de l'année 49 vin-
rent s'en ajouter deux autres, la dix-septième étant hypothétiquement
datée par Cagnat 33 du 24 mai. Il est donc extrêmement vraisemblable,
sinon certain, que l'extension du pomerium date du printemps de l'année
49 34 • La composition du De breuitate est donc immédiatement postérieure
au retour de Sénèque à Rome. On sait, en effet, que le mariage d'Agrippi-
ne et de Claude fut célébré au mois de janvier 35 et qu'Agrippine obtint
aussitôt après le rappel de Sénèque. Celui-ci ne dut pas s'attarder dans un
exil qu'il baissait et le mois de février, au plus tard, ne se passa point sans
qu'il reprît sa place dans la société romaine. Retrouvant avec joie sa vie
d'autrefois, il assiste avec curiosité aux lectures publiques et aux confé-
rences - plaisir dont il avait été privé pendant huit ans. Pendant ces huit
années, les mœurs littéraires, les modes ont changé, et Sénèque dit son
étonnement de constater partout un engouement (qui lui semble risible)
pour l'érudition 36 • Le traité qu'il écrit alors reflète son étonnement. Et
telle est bien l'impression que l'on ressent à la lecture de ces pages, avant
même de s'interroger sur les arguments qui imposent telle ou telle data-
tion. le De breuitate est comme un manifeste de rentrée et le résumé de
son expérience intérieure durant les années d'oisiveté forcée qu'il vient de

n C.I.L., VI, 31537 a.


JJ Cours d'épigraphie, 4• éd., Paris, 1914, p. 185.
14 A. Merlin, L'Aventin, Paris, 1906, p. 298.

35 Tac., Ann., XII, 5 et suiv.; Suét., Cl., 29.

J6 De Breu., XIII, 3 : ecce Romanos quoque inuasit inane studium superuacua


discendi.
510 ROMB,LA LITI:8RATURBBT L'HISTOIRB

traverser. Ces appels à la contemplation, cette condamnation des vaines


activités du monde ne sont nullement déplacés à cette date. Elles sont
destinées, peut-être, à effacer la mauvaise impression laissée par les flat-
teries de la Consolation à Polybe, et certainement à imposer au public
l'image d'un Sénèque «purifié» par ses années d'exil, reprenant, alors que
cela ne risque plus de paraître une résignation nécessaire, les arguments
et les thèmes de la Consolation à Helvie.
Mais, nous dit-on, Sénèque se laisse attribuer les fonctions de pré-
teur, alors qu'il invite Paulinus à abandonner celles de préfet de l'annone!
Mais est-on bien sûr que Sénèque ait reçu la préture dès son retour? Et
même - car l'hypothèse précédente est insoutenable - qu'il ait été immé-
diatement préteur désigné? N'est-on pas dupe d'un raccourci de Tacite, et
la composition du De breuitate ne serait-elle pas antérieure? Enfin, quelle
commune mesure y a-t-il entre la préture, charge honorifique, échelon
obligé du cursus honorum, et la préfecture de l'annone, qui, elle, imposait
des devoirs effectifs, entraînait des responsabilités écrasantes et privait
l'homme qui en était chargé de tout loisir et de toute liberté? On oublie,
en établissant une telle comparaison, la différence qui sépare alors la car-
rière équestre et la carrière sénatoriale. L'une comporte des travaux
réels, l'autre est une simple promotion dans les rangs du sénat. Sénèque
ne prévoit pas - ne pouvait pas prévoir, avant l'adoption de Domitius -
l'enchaînement de circonstances qui va, de cette préture, le porter au
pouvoir et le contraindre à l'action. Nous aurions mauvaise grâce à lui
objecter alors un futur qu'il ignore.
Dira-t-on encore, avec M. Herrmann, que, sous le règne de Claude,
Sénèque ne pouvait condamner les vaines recherches de la «philologie>?
Mais Claude ne se formalisait pas de telles critiques. Les plaideurs se
moquaient de lui en plein tribunal 37 et, dans sa maison même, on ne le
respectait guère. En outre, Sénèque est protégé par Agrippine, et, s'il
condamne les goûts de Claude, au nom de la Sagesse, il conserve, pour le
faire, une modération rare chez lui; il s'empresse même de faire des
concessions et reconnaît que de telles études peuvent avoir une utilité
politique 31 • Son indépendance de langage, enfin, ne pouvait que plaire à
son public et contribuer à sa légende de philosophe incapable d'acheter
par la moindre complaisance la faveur du pouvoir. Le temps de la Conso-
lation à Polybe doit décidément être effacé.

37 Suét., Cl.• 15.


31 De Breu., XIII, 3 : etiamnunc, ista, etsi ad ueram gloriam non tendunt, circa
ciuilium tamen operum exempla uersantur . ..
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE Sll

Ainsi, rien, dans la «conjoncture morale», ne s'oppose â la datation


où nous contraint l'allusion â l'enceinte pomériale. Et l'on pourrait arrê-
ter ici la démonstration, si un autre ordre de considérations ne venait
apporter une confirmation indépendante.

* * *
L'érudit dont Sénèque résume la conférence énumérait, avons-nous
dit, les actions que les chefs romains avaient été dans le passé les pre-
miers â accomplir. Les deux premiers exemples cités sont classiques et
obligés en un pareil sujet: Duilius, le premier «amiral» de Rome, était
célébré, sur le Forum, par une inscription qui rappelait ses titres. Curius
Dentatus, lui, était universellement connu pour avoir fait figurer les pre-
miers éléphants dans son cortège triomphal. Mais les exemples suivants
sont plus singuliers, et, â première vue, se justifient moins :
D'abord vient Claudius Caudex, cqui persuada le premier aux Ro-
mains de monter sur un bateau». Mais le consulat de Claudius Caudex est
de 264, et, depuis longtemps, Rome avait des intérêts sur mer. Si jamais
un Romain n'était monté jusque-là sur un bateau, Duilius n'eût sans doute
pas remporté, quatre ans après, la victoire de Mylae. Il faut entendre sans
doute l'expression dont se sert Sénèque en un sens restreint, que Claudius
Caudex aurait été le premier â embarquer des troupes romaines 39 • Mais le
conférencier avait singulièrement augmenté le mérite de son personna-
ge!
Puis vient la mention de Valerius Corvinus «qui, le premier, a vaincu
Messine> et qui reçut, pour cela, le surnom de Messana, transformé plus
tard en Messala. Mais, â notre connaissance, Messine fut «vaincue> seule-
ment une fois, en 263, et, depuis lors, demeura aux mains de Rome"°. Pri-
mus est une épithète forcée, et qui semble bien lâ pour permettre d'inscri-
re Valerius Corvinus â ce palmarès.
De même, L. Caecilius Metellus, qui triompha en 250 av. J.-C. après
ses victoires en Sicile, est nommé pour avoir fait précéder son char, «seul
entre les Romains», de cent vingt éléphants «prisonniers de guerre». Cet
exploit, il est vrai, était resté célèbre dans la famille des Metelli, qui, par

39 Sur la vraie nature de l'exploit de Caudu, qui dut son nom à une reconnais-
sance qu'il fit, à travers le détroit de Messine, sur une barque de pêche, cf. De Vir.
Ill., 31 : primo, ad uplorandos lwstes fretum piscatoria naue traiecit. Cf. Zonaras,
VIII, 9, 1, p. 182 (Dind.).
40 Philipp, art. Messene, Real-Encycl., XV, p. 1228.
512 ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

la suite, firent figurer des éléphants sur les monnaies qu'ils frappèrent 41 •
Mais, le nombre des animaux mis à part, nous n'avons là qu'un doublet
du triomphe de Curius Dentatus, vingt-cinq ans auparavant. N'est-ce pas,
encore, parce que ce Métellus devait être cité dans la liste?
Quant aux innovations de Sulla et de Pompée, qui portent sur des
présentations nouvelles de bêtes fauves dans les jeux, elles ne représen-
tent, dans la carrière de ces deux chefs, que des activités singulièrement
bénignes. Sulla avait imaginé bien d'autres nouveautés politiques, et le
rival de César pouvait être évoqué d'autre façon.
Les étrangetés de cette liste s'expliquent si l'on remarque que tous les
personnages nommés - sauf C. Duilius et Curius Dentatus, les seuls dont
les titres soient indiscutables - appartiennent à des familles directement
alliées à la maison de Claude.
Claudiux Caudex est un Claudius, de la branche patricienne, à laquel-
le se rattachait Ti. Claudius Nero, l'ancêtre direct de l'empereur. Valerius
Corvinus Messala, avec qui le surnom de Messala fut introduit dans la
famille des Valerii, est un ancêtre des deux enfants que Claude avait eus
de Messaline, Octavie et Britannicus. Antonia, l'autre fille de Claude, avait
épousé en premières noces un Cn. Pompeius Magnus, descendant du
Grand Pompée 42 , et, en second mariage, Faustus Cornelius Sulla Felix, un
descendant du dictateur, et, par Caecilia Metella, que celui-ci avait épou-
sée en quatrièmes noces, de Caecilius Metellus, le triomphateur de 250 av.
J.-C.43 • Ainsi, la liste des «chefs» romains composée par le conférencier
eut-elle visiblement pour objet de glorifier la maison impériale, et les
nobles alliances des trois enfants qui la composaient, avant l'adoption de
Domitius : Antonia, Britannicus et Octavie (voir le tableau généalogique
ci-contre).
Or, ce n'est pas la seule fois que nous trouvons les trois «infants»
unis dans un même hommage. Il existe, par exemple, une monnaie de
Patras, frappée sous Claude, dont le revers présente l'effigie de Britanni-

41Stein, s.v. Caecilius, n° 72, Ibid., Ill, p. 1203 et suiv.


42Zonaras, XI, 9, p. 30 (Dind.), qui dit explicitement que ce personnage fut tué,
victime de la haine de Messaline, comme Valerius Asiaticus. Suét., Cl., 27; Dion
Cass., LX, 5, 7; cf. 21, 5. Sa mort est antérieure à 47, puisqu'elle ne figure pas dans
la partie conservée des Annales.
43 Voir les textes réunis in Prosop. lmp. Rom., 2• éd., p. 363, n° 1464. Demi-frère

de Messaline, il fut sans doute imposé à Antonia par celle-ci. Il avait pour trisaïeul
Faustus Sulla, l'un des jumeaux donnés au dictateur par Caecilia Metella, qui avait
elle-même pour trisaïeul L. Caecilius Metellus dont parle Sénèque. On notera que
Faustus Sulla, fils de Sulla, avait épousé une fille du Grand Pompée, Pompéia.
LA DATE DU DE BREVITATE VITAE 513

LES ANCÊTRES DES ENFANTS DE CLAUDE EN 49

CLAVDIVS CAVDBX

L. CABCILIVS MBTELLVS
VALERIVS
CoRVINUS
MJ!ssALA

SVLLA- Caecilia Metella


POMPBIVS MAGNVS D!CTATOR

Ti Clau ius Nero

Aelia Paetina -
M. aler. -
Messala
Claude -
L Domitia .:......
Lef ida
essaline
Faustus Sulla

1
1 1
Octavie Britannicus
Cn. Pompeius Mag. - Antonia --------- Faustus Sulla

eus entre ses deux sœurs 44 • Une piêce alexandrine reprend le même
motif, qui se retrouve encore sur une autre monnaie, d'origine incertai-
ne45. A la vérité, ces monnaies ne sont pas datées; mais l'absence de
Néron parmi les princes et les princesses de la domus impériale implique
qu'elles sont antérieures â l'adoption. Le parallélisme entre ces monnaies
provinciales et la conférence de l'érudit courtisan ne peut manquer de
nous frapper. Les unes, comme l'autre, témoignent des mêmes intentions
et nous reportent à la même époque, la fin du règne de Claude. Et en
même temps, derrière l'apparente liberté de langage de Sénèque, on aper-
çoit, comme en filigrane, des attentions délicates de courtisan, d'autant
moins suspectes qu'elles se présentent sous un vêtement d'emprunt.

*
* *

Si, comme nous le pensons, le De breuitate date des premiers mois de


49, nous avons la preuve que l'évolution intérieure de Sénèque, qui abou-

•• Eckhel. Doctr. Num., VI, 246. Cf. Une monnaie de Césarée, avec Antonia et
Octavie (Br. Mus., Galatia, Cappadocia, 46, 13, pl. VIII, 9).
•• Eckhel, Ibid.
514 ROME, LA Ll1T8RATURE ET L'HISTOIRE.

tira à la composition des Lettres, était déjà commencée lors du retour


d'exil. Il devient inutile de chercher à entasser le plus grand nombre de
traités dans les années de retraite, entre 62 et 65, comme le fait M. Herr-
mann. Sans doute, les problèmes psychologiques posés par l'apparente
contradiction d'un homme qui, engagé dans l'action, ne cesse de prêcher
la retraite sont-ils, dans l'hypothèse traditionnelle, moins faciles à résou-
dre. Mais l'on doit se rendre à l'évidence, Sénèque n'a pas cherché les
solutions faciles. Et peut-être ne faut-il pas se hâter de juger, encore
moins de crier à l'incohérence, là où l'analyse révélerait sans doute des
harmonies plus subtiles.
LA COMPOSIUON DANS LES
«DIALOGUES» DE SÉNÈQUE

I - LE DE CONSTANT/A SAPIENTIS

Au terme d'un ouvrage pénétrant sur les procédés de composition


dans les traités de Sénèque, E. Albertini croyait pouvoir affirmer que le
philosophe «compose» mal, se laisse mener par le jeu des associations, le
désir d'illustrer son exposé de morceaux brillants, introduits de façon
assez lâche, et ne se soucie guère de cohérence, en artiste désireux de
«créer et de développer dans l'âme certains sentiments 1 », plutôt qu'en
logicien. E. Albertini ajoute qu'un pareil manque de rigueur est fréquent
dans la littérature antique : ni Tite-Live, ni Tacite, ni Cicéron ne sont
exempts d'inadvertances, de contradictions, d'omissions, comme il arrive,
dit-il, en des ouvrages qui sont essentiellement des «discours» et ne possè-
dent pas la réversibilité de l'œuvre écrite.
Il est certain que les Anciens, plus que nous, ont le souci du détail, et
moins celui de l'ensemble. Mais ce n'est là qu'une tendance, non une
règle. Horace, par exemple, reproche à certains poètes épiques leur man-
que d'équilibre dans les masses. Il se gausse de leurs «arcs-en-cieh, de
leurs descriptions géographiques sans rapport avec l'ensemble. Quinti-
lien, et, avec lui, toute l'École insistent longuement sur la nécessité de la
dispositio. L'usage même des digressions a été codifié; elles ne sont per-
mises qu'à l'intérieur d'un cadre dont la solidité sera d'autant plus néces-
saire que le détail est plus libre. Enfin, est-il bien légitime d'instituer une
comparaison entre des œuvres d'historiens, qui sont purement narratives,
et se déroulent selon un schème temporel, et des adhortationes destinées à
persuader, et rentrant, par conséquent, dans les catégories de la rhétori-

1 E. Albenini, La composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque,


Paris, 1923, p. 300 et suiv.
516 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

que traditionnelle? Des écarts de détail, indéniables, voire systématiques,


ne signifient point qu'il n'y ait (ou ne puisse y avoir) une volonté cons-
tructrice profonde. On ne persuade pas en rangeant les arguments au
hasard. Un orateur comme le fut, dit-on, Sénèque ne l'ignore pas. Les
leçons recueillies par son père, à défaut d'une expérience personnelle, lui
eussent enseigné la nécessité d'une stricte composition dans toute œuvre
parénétique - et nous ne pensons pas que jamais, dans la littérature anti-
que, le désordre ait été une loi.
Or, chacun des dialogues de Sénèque présente, vers son début, une
formule de diuisio. A la vérité, les commentateurs modernes font obser-
ver que, dans le corps de l'ouvrage, cette diuisio n'est pas observée avec
rigueur. Serait-ce que Sénèque est incapable de discipliner son esprit, ou
de concevoir clairement les grandes lignes de sa démonstration, ou qu'il
se laisse entraîner par le lyrisme des mots et des images? Autant de rai-
sons peut-être valables si l'auteur avait écrit sans retoucher son œuvre, si
toute phrase prononcée ou pensée eût été irrévocable. Mais ces dialogues
ne sont pas des brouillons de premier jet; on y devine le travail, la pensée
sûre d'elle-même, qui sait où elle tend, et les bizarreries apparentes de la
composition ne peuvent qu'avoir été voulues et conservées à dessein. Au
lecteur, s'il s'en soucie, d'en découvrir le raison.
Les lecteurs, ou plutôt les auditeurs de Sénèque, en son temps,
étaient des amateurs assidus et éclairés des déclamations publiques, parti-
culièrement aptes à faire la critique technique de l'œuvre qu'on leur pro-
posait. Les analyses de suasoriae ou de controverses que nous a transmi-
ses Sénèque le Père le prouvent surabondamment. Ces auditeurs, le plus
souvent écrivains ou orateurs eux-mêmes, savaient faire la différence
entre l'application élémentaire des règles par un novice et les variations
savantes d'un maître: si, par conséquent, Sénèque affecte tant de désin-
volture envers les préceptes canoniques, si, après avoir posé une diuisio,
il ne s'y tient pas, gardons-nous de croire d'abord à quelque maladresse
ou à un entraînement insurmontable. Essayons plutôt d'apercevoir, au
delà des anomalies évidentes, les raisons profondes qui les expliquent. Il
est bien vraisemblable que ce rhéteur accompli n'a pas poussé jusqu'à
l'inconscience le mépris de la composition et que, dans son cas, l'absence
apparente de l'art n'est que l'effet d'un art supérieur.

*
* *

L'étude du De Constantia Sapientis présente, pour le problème qui


nous occupe, un intérêt particulier, car ce dialogue, l'un des plus scolai-
LA COMPOSITION DANS LBS c DIALOGUES• DB S8NtQUE 517

res, voire scolastiques, de tout le recueil, est aussi celui où l'auteur insiste
le plus sur la composition. Deux passages en font foi.
D'abord la diuisio, au début du chapitre v:
diuidamus, si tibi uidetur, Serene, iniuriam a contumelia,
«distinguons, s'il te plaît, Sérénus, l'injustice et l'outrage».
Puis, pour souligner la transition entre les deux parties principales
ainsi définies, et au commencement de la seconde (chap. X, 1) :
quoniam priorem partem percucurrimus, ad alteram transeamus, qua
quibusdam propriis, plerisque uero communibus, contumeliam refutabi-
mus;
« puisque nous avons parcouru la première partie, passons à la secon-
de, où nous montrerons l'inexistence de l'outrage, par quelques argu-
ments «propres» et surtout par des arguments «communs 2 ».
Ainsi, au témoignage de Sénèque lui-même, le dialogue comprend
deux grandes parties, et deux seulement, la première destinée à montrer
que le Sage ne peut être victime d'injustice (iniuria), la seconde, qu'il ne
saurait être outragé (contumeliam accipere). On ne saurait imaginer com-
position plus lumineuse, en apparence du moins. Et cependant, son appli-
cation est loin d'être satisfaisante. Si, nous dit E. Albertini, la première
partie (du chapitre V au chapitre IX) montre bien que le Sage ne saurait
être atteint par l'injustice, la seconde partie, elle, n'est pas consacrée à la
seule contumelia; la notion d'iniuria y est réintroduite, par exemple, aux
chapitres XV et XVI. «Cela revient à dire, ajoute-t-il, que Sénèque n'a pas
pu maintenir dans l'exécution la division trop artificielle qu'il avait an-
noncée au chapitre V J. » De plus, le développement sur Caligula, au cha-
pitre XVIII, ne se rattache au reste de la démonstration que par «un lien
fragile•». La solidité de l'ensemble est donc fortement compromise, et, si
on laisse pour l'instant de côté les anecdotes sur Caligula, cette faiblesse
fondamentale semble résulter d'une mauvaise distinction établie entre

2 Pour l'interprétation des adjectifs «propria • et «communia•• voir, infra,


p. 520 et suiv.
3 E. Albertini, op. cit., p. 76.

• Id., Ibid. Nous nous réservons d'examiner plus tard (infra, p. 251 et suiv.) la
discussion concernant les communia et les propria. E. Albertini, Ibid., considère
que les seconds sont les arguments applicables à la seule contumelia et les pre-
miers ceux qui valent à la fois pour la contumelia et l'iniuria, et il tire arguement
de cette interprétation pour affirmer que Sénèque a mélangé les deux notions et
brouillé la composition du dialogue, puisqu'il a recours dans la seconde pal'tie à
des arguments valables aussi pour la première. Le reproche .s'évanouit dès que l'on
interprète autrement ces termes techniques, dans le cadre de la rhétorique tradi-
tionnelle.
518 ROME, LA LITT!!RATURE ET L'HISTOIRE

contumelia et iniuria, ce qui est dit de la seconde s'appliquant aussi à la


première·: d'où l'embarras de l'auteur qui ne saurait plus, à la fin, s'il
parle de l'une ou bien de l'autre.
Remarquons d'abord que Sénèque lui-même n'est pas dupe de sa dis•
tinction. Il reconnaît qu'il n'y a entre les deux notions qu'une différence
de degré, non de nature 5• Les arguments de la première partie s'appli-
quent à l'objet de la seconde et il est bien évident que, si, de facon abso-
lue, le Sage ne peut être atteint par l'injustice, l'outrage, qui est une «in-
justice mineure>, ne saurait l'atteindre non plus. En droit, par consé·
quent, cette seconde partie est superfétatoire. Et cependant, tout en
reconnaissant la faiblesse logique de sa distinction, il n'a pas hésité à fon-
der sur celle-ci toute l'économie du dialogue. Quel était donc, à ses yeux,
l'avantage d'un plan dont il ne se dissimulait pas l'insuffisance dialecti·
que?
Une première explication (d'ailleurs insuffisante) peut être cherchée
dans les sources auxquelles il empruntait son thème. Nous savons, en
effet, par Stobée que les Stoïciens démontraient que le Sage était non seu-
lement inaccessible à l'injustice (à6ucia), mais aussi à la «violence inju-
rieuse» (üpPtc;),et les deux démonstrations ne se recouvraient pas:
Ils disent, écrit Stobée, que le Sage est exempt de violence, qu'il ne
peut commettre celle-ci, ni la subir, parce que la violence est une iniustice
déshonorante et un dommage. Or, le Sage ne peut subir ni injustice ni
dommage. A la vérité, il y a des gens qui se comportent envers lui injuste-
ment, et avec un esprit de violence, et, en cela, ils commettent l'injustice.
Mais, de plus, la violence, n'est pas n'importe quelle injustice; elle cher-
che à déshonorer et à faire violence. Or, l'homme en possession de la Rai·
son n'est pas exposé à èela et ne peut être déshonoré, car il a en lui le
Bien et la Vertu divine, qui le délivrent de tout mal et de tout domma-
ge6.

5
De Const., X, 1 : (contumelia) est minor iniuria, quam queri magis quam exse-
qui possumus, quam leges quoque nulla dignam uindicta putauerunt. Nous compre•
nons iniuria comme un nominatif (une injustice plus petite), et non comme un
ablatif complément de comparatif, comme le fait R. Waltz, éd., ad loc.
6
Stob., Bel., II, 7, p. 110 W: Atyoom 6è KŒitôv croq,6vciwpPtcrtov elvm· CAA1
lipP{Ç&creat-yàp oü6' lipPil;&tv6tci tô rltv iipPtv MtlC{av&lvat ICŒtŒl<JXl)VOOOŒVICŒi
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ci1t11ll6.x8atKanaç Kai ~Ào:~TlÇ ...
LA COMPOSmON DANS LBS c DIALOGUES II DE Sl:!NÈQUE 519

Il est facile de constater que les sources de Stobée sont aussi celles de
Sénèque, ou, tout au moins, qu'ils s'inscrivent tous deux dans la même
tradition. Par exemple, la phrase de Stobée sur l'injustice commise par les
insulteurs, mais qui reste extérieure à l'insulté, répond à un chapitre du
De Constantia 1 • En outre, Sénèque, comme les auteurs que résume Sto-
bée, insiste sur l'incompatibilité d'essences, mi-physique, mi-logique, en-
tre la notion de Sage et celle de Mal (ou, ce qui revient au même, d'injus-
tice). Mais là s'arrêtent les analogies. La distinction stoïcienne entre àfü-
Jda et üpP1çn'a pas la même valeur ni la même portée que celle que Sénè-
que établit entre iniuria et contumelia. Jniuria, sans doute, est bien l'équi-
valent (et même la traduction) d'àô11da; mais il existe une différence
essentielle entre l'üppiç et la contumelia. La contumelia, dit Sénèque, est
un iniuria minor, et elle ne relève pas des tribunaux•. Or, dans le droit
hellénique, l'üpP1çdonne lieu à action judiciaire 9 : il est donc évident, par
ce détail, que Sénèque a au moins transposé sa source, répudiant les
cadres helléniques pour adopter les cadres romains. Assez souvent, dans
la première partie du dialogue, on a l'impression que l'iniuria dont il par-
le est moins la notion abstraite d'àô11da que le dommage causé à la victi-
me 10 et le caractère infamant de ce dommage. Or, nous voyons par Sto-
bée que ces déterminations particulières de l'iniuria appartiennent plutôt
à l'üpP1ç qu'à l'àfülda. Enfin, et surtout, dans la tradition stoïcienne, la
proposition selon laquelle l'üPptç ne peut atteindre l'homme «en posses-
sion de la Raison» est présentée comme un corollaire de la proposition
plus générale selon laquelle le Sage est inaccessible à l'àôtlda. L'üPptç
n'est, en effet, qu'un cas particulier de l'àôtlda, celle qui cherche à désho-
norer sa victime, à introduire en elle quelque chose de honteux (aicrxp6v
tt); or, comme l'idée même de Sage exclut l'idée d'àôtlda, et en même
temps celle d'aicrxp6v, il s'ensuit que le Sage est à l'abri de l'üPptç.
Cette méthode syllogistique, fondée sur les conceptions psychologi-

7 De Const., IV.
• Texte cité, supra, p. 518, n. 5.
• Par exemple, Démosth., 525, 14.
10 Par ex., De Const., vm, 3 : damna et dolores, ingominias; IX, 3; 4 : petulantia

O'insolence, forme d'iniuria dirigée contre le Sage), et la notion de sacrilège, IV, 2;


2; v, 4 :iniuria . .. diminutio dingitatis. Ces c iniuriae III sont alors le résultat de
contumeliae, qui, à ce titre, relèvent des tibunaux. Cf. Rhit. ad Herenn., IV, 25, 35 :
iniuriae sunt quae aut pulsatione corpus aut conuicio aures aut aliqua turpitudine
uitam cuiuspiam uiolant. Sur la portée de cette ambigulte et de cette c transposi-
tion• volonlaire pour l'économie interne de la démonstration voir, infra, p. 522 et
suiv.
520 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

ques de la secte, nous la connaissons; elle figure dans le De Constantia,


mais dans la première partie du dialogue, et là seulement. Par consé-
quent, Sénèque, s'il a repris, en des termes très généraux, l'opposition (ou
plutôt la distinction) entre àôucia et ü(3pte;,l'a en même temps transposée;
il l'a remplacée par une distinction toute romaine et surtout il a changé
complètement la méthode de démonstration : au simple corollaire il a
substitué une «suasoria » originale et indépendante.
Quelque opinion que l'on puisse avoir sur la solidité de la composi-
tion du dialogue, on ne peut manquer d'être sensible à la différence de
ton et de contenu entre ses deux parties. Tandis que les chapitres consa-
crés à l'iniuria demeurent extrêmement dialectiques, se contentant de
présenter deux fois le syllogisme fondamental de la thèse, tel qu'on le
retrouve chez Stobée, ceux qui, ensuite, veulent montrer la vanité de l'ou-
trage sont d'une allure beaucoup plus libre. On y trouve, par exemple, des
considérations psychologiques sur le mécanisme de l'insulte 11, des exem-
ples d'insultes dont personne ne songe à se fâcher 12, des citations d'Épi-
cure, des anecdotes 13• A aucun moment, le raisonnement ne reprend sa
rigueur première, et, même lorsque Sénèque inclut dans sa démonstra-
tion l'idée d'iniuria, il le fait sans recourir aux abstractions de la première
partie. Le point de vue semble changé. A quoi répond cette différence?

Au moment de commencer sa seconde partie, Sénèque, nous l'avons


rappelé, écrit que sa démonstration comprendra seulement quelques ar-
guments «propres» et un plus grand nombre de «communs 14 ». Le sens de
ces termes a fort intrigué les commentateurs 15 • Pourtant, cette opposition
n'est point particulière à Sénèque. Dès la Rhétorique d'Aristote, nous la
rencontrons, entre Œta et KOlV0: 16 • Les premiers sont les arguments desti-

11De Const., x, 2: hune affectum mouet humilitas animi contrahentis se ob dic-


tum factumue inhonorificum.
12 Ibid., XI, 2.

13 Ibid., XVI, 1.
14 Texte cité, supra, p. 517.
15 Nous avons cité l'interprétation d'Albertini, supra, p. 517, n. 4; Friedrich, De
Senecae libro qui inscribitur D.C.S., Giessen, 1909, p. 10 et suiv., entend par propria
les arguments valables pour le Sage; par communia, ceux qui valent pour tout le
monde.
16 Thét., I, 1, 1355b, 24-29 (éd. M. Dufour}; cf. Top., l, 2, 101 a, 26-27; Rhét.,

1354 a, 2; b, 29; 1358 a, 10 et suiv.


LA COMPOSmoN DANS LES «DIALOGUES• DE SÊNÊQUE 521

nés à un auditoire d'initiés, possédant des connaissances spéciales sur le


sujet; les seconds sont les seuls que l'on puisse employer dans les discus-
sions et les harangues destinées à la foule. Nous la retrouvons, sous une
forme légèrement différente, mais reconnaissable encore, dans le De Ora-
tore. Là, les propria sont les arguments spéciaux à la cause; les commu-
nia, des lieux communs interchangeables 17• Ainsi, dans ces deux textes,
auxquels on pourrait en ajouter bien d'autres 11, communia et propria
apparaissent comme des termes techniques de la rhétorique, traductions
du grec icoivciet iôta, et ils servent à définir les arguments par leur portée
ou leur application : tel argument est dit commune s'il peut être invoqué
en dehors de toute référence à une cause ou à une «science» déterminées,
s'il appartient au «bon sens», immédiatement saisissable à tout le monde;
tel autre est dit proprium s'il n'est valable qu'en fonction d'une situation
particulière ou s'il suppose la connaissance de données préalables. Dans
ces conditions, il est permis de supposer que Sénèque définit ainsi ses
propres arguments selon qu'ils sont particuliers au stoïcisme ou valables
même aux yeux d'un non-initié. C'est là une hypothèse que l'analyse du
dialogue vient confirmer.
En effet, la seconde partie, celle qui est consacrée à la contumelia, ne
fait que fort peu appel aux doctrines proprement stoïciennes : les ap-
proximations successives, qui, de l'enfant à l'honnête homme, montrent
la relativité de l'insulte 19, n'ont d'autre but que d'appuyer le paradoxe sur
des «notions communes» et de prouver que cette «constance» du Sage
n'est qu'un cas particulier de la magnitudo animi naturelle à toute âme
bien née. Aussi, lorsque l'on passe à la limite et que l'on veut montrer
que, pour mépriser l'insulte, il suffit de comprendre la relativité de celle-
ci, on n'hésite pas à s'appuyer, non seulement sur l'exemple des Stoïciens
(en deux phrases, de XV, 1, à XV, 3), mais surtout sur celui des Épicu-
riens, les adversaires par excellence, et même sur celui de l'homme «sim•
plement raisonnabJe20». Les anecdotes qui occupent la fin du chapitre

17 Cie., De Or., II, 315: si quando id primum (se. quod primum est dicendum)

inuenire uolui, nullum mihi occurit nisi aut aile aut nugatorium aut uolgare atque
commune. Principia autem dicendi semper cum accurata et acuta et instructa sen-
tentiis, apta uerbis, tum uero causarum propria esse debent. Cf. Ibid., 319. D'après
Rhet. ad Her., I, 7, 11; De /nu., J, 18, 26; Quint., /nst. Or., V, 13, 29, on ,voit que
communia dèsigne des « lieux» admis aussi bien par l'adversaire que par 1 avocat.
11
Voir note précédente.
19
De Const., XI et suiv.
20 Ibid., XVI, 3 : contumelias, ad quas despiciendas non sapiente opus est uiro,

sed tantum consipiente . ..


522 ROME, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRB

XVII et le chapitre XVIII n'ont rien de spécialement stoïcien; elles ne


reflètent qu'une sagesse très mondaine, presque populaire: «les insolents
ne font jamais bonne fin». Si bien que, dans la seconde partie du dialo-
gue, seuls sont authentiquement stoïciens les arguments psychologiques
sur la contractio animi (de X, 2, à XI, 1). Même si l'on y joint une phrase
du chapitre XIV (les par. 3 et 4) et les trois premiers paragraphes du cha-
pitre XV, le bilan des passages techniques est mince: quibusdam propriis,
plerisque uero communibus, avait dit Sénèque. Le sens même de la pro-
portion garantit la vraisemblance de notre interprétation.
Mais, alors, la portée de cette étrange distinction entre iniuria et
contumelia se trouve par là même éclairée. L'opposition des deux notions
ne répond pas et ne pouvait répondre à une division logique de la matiè-
re; elle représente seulement la succession de deux points de vue rhétori-
ques. lniuria et contumelia sont des concepts si voisins qu'ils en viennent
souvent à se confondre; mais leur valeur est différente : la première
notion est dialectique, elle concerne le problème abstrait du Bien et du
Mal; la seconde est d'ordre pratique; c'est elle qui intéresse surtout cet
homme du monde (mais déjà quelque peu familier avec le Stoïcisme)
qu'est Sérénus.
Lorsque Cicéron, par deux fois, dans les Tusculanes, expose des thè-
ses stoïciennes, il recourt, lui aussi, à deux démonstrations successives,
l'une purement dialectique, Stoicorum more, l'autre oratoire, dans laquel-
le il se laisse aller à «tous les vents de la rhétorique 21 ». Ici, de même, à
une démonstration abstraite scolaire, et quasi juridique, succède le pro-
blème pratique de la contumelia, cette incarnation mondaine de l'iniuria.
Mais ce n'est pas pour suivre, expressément, l'exemple de Cicéron
que Sénèque divise ainsi son dialogue. Il est trop peu «cicéronien» pour
qu'on puisse songer à une imitation volontaire. S'il l'avait voulu, il lui eût
suffi, pour cela, de juxtaposer deux développements sur la même idée; il
lui eût été superflu d'introduire cette singulière (et féconde)_ distinction
entre iniuria et contumelia. Celle-ci doit s'expliquer autrement, et, puis-
que sa portée est surtout rhétorique, elle doit s'expliquer par une idée de
rhéteur.
*
* *

Les professeurs d'éloquence enseignaient un certain nombre de pro-


cédés de diuisio, qu'ils avaient codifiés, et auxquels ils ramenaient tous

21 Cie., Tusc., III, 13 et suiv.; IV, 9 et suiv.


LA COMPOSffiON DANS LES «DIALOGUES» DE Sl!Nl!OUE 523

les sujets. L'un de ces procédés qui paraît avoir été fort usité, était la dis-
tinction du ius et de l'aequitas. Le ius est Je point de droit, la possibilité
légale d'une quaestio, c'est-à-dire d'une thèse de controverse. L'aequitas
est la «vraisemblance», la conformité avec le bon sens ou la morale natu·
relle 22 • Or, ce que nous avons dit de la distinction établie par Sénèque
entre l'iniuria et la contumelia montre qu'elle répond précisément à cette
succession des points de vue sur un même objet. L'iniuria, c'est l'injustice
en soi, le Mal absolu, J'à5uda des morales postsocratiques, et notamment
du stoïcisme. Sénèque, dès le début de sa première partie, prend bien soin
d'établir cette équivalence: «s'il n'y a pas d'iniuria sans Mal, écrit-il, et
s'il n'y a pas de Mal sans turpitudo 23 • •• >. Il se réfère explicitement à la
vieille formule zénonienne, traduite autrefois par Cicéron presque dans
les mêmes termes: nihil est malum nisi quod turpe atque uitiosum est 24 •
Le turpe des Latins n'est autre que I'ai<JXP6vdes philosophes grecs, Je
«mal moral>, Je seul qui soit le Mal véritable. Toute l'argumentation de
Sénèque consiste précisément à jouer sur l'ambiguïté que le terme iniuria
présente à l'esprit romain: l'iniuria, pour ces juristes, est «tout ce qui
n'est pas conforme au droit 25 »; mais l'iniuria, c'est aussi J'à5uda, cette
Injustice, forme en acte du Mal en soi, que définissaient déjà les entre-
tiens de Socrate. Ainsi, à la faveur de cette équivoque, le paradoxe prenait
figure de truisme. Aux termes mêmes de la Loi (entendez, pour un philo-
sophe, la Logique, la Ratio qui fonde en vérité les concepts et définit
immuablement leurs rapports), la cause est entendue : iniuria et Sagesse
s'excluent radicalement; il ne saurait y avoir entre elles rien de commun.
Les «textes» invoqués, ce sont précisément ces petits syllogismes sur les-
quels Sénèque revient avec insistance et qui, «en droit>, suffisent à établir
la vérité de la thèse.
Mais, de même que les rhéteurs savaient bien qu'une cause, gagnée
sur le terrain du droit et selon la lettre des textes, pouvait être perdue
selon le sens commun et l'équité, de même Sénèque n'ignore pas qu'un
paradoxe n'est jamais résolu par Je jeu des syllogismes. L'adversaire a
l'impression d'avoir été berné. Il cherche le point faible, et, s'il ne peut le
trouver, n'en accuse que la trop grande subtilité du raisonnement: pris
au piège, l'esprit se débat, il ne se soumet pas.

u Voir les exemples réunis par H. Bardon, Le vocabulaire de la Critique littérai-


re chez Sénèque le Rhéteur, Paris, 1940, p. 68 et suiv.
23 De Const., V, 3: si iniuria sine malo nulla est, malum nisi turpe nullum

est ...
24 Tusc., II, 29; cf. Ibid., V, 27; De Fin., Ill, 29.
25 Ulp., Dig., XLVII, tit. 10: iniuria ex eo dicta est quod non iure fiat••·
524 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Or, Sénèque veut soumettre; il entend que le verdict soit porté de


bonne grâce, il entend surtout que les applications pratiques de la doctri-
ne soient clairement aperçues, que son utilité, sa conformité avec le «sens
inné» du Bien éclatent aux yeux mêmes de l'adversaire. Tel est le but de
la seconde partie, dans laquelle il aura recours surtout à des «commu-
nia», précisément parce que, ainsi que le remarque Quintilien 26 , ce sont
des arguments également admissibles aux deux parties, aisément com-
pris, et non sujets à controverse.
Il ne servirait à rien de démontrer dialectiquement que le Sage ne
peut souffrir l'iniuria si l'on ne montrait en même temps que, de façon
beaucoup plus générale, et plus «humaine», l'homme sage, ou simple-
ment l'aspirant à la sagesse ne doivent pas, pour des raisons pratiques, de
simple bon sens, se montrer sensibles à l'insulte, cette forme quotidienne
de l'iniuria 21 • Ainsi, la vieille opposition des deux points de vue, la dualité
du ius et de l'aequitas, était-elle pour Sénèque une nécessité inéluctable.

*
* *

Nous entrevoyons dès maintenant les liens qui rattachent à la rhétori-


que traditionnelle - du seul point de vue de la composition - le De Cons-
tantia Sapientis : non seulement il comporte une diuisio, non seulement
cette appartenance est comme avouée par les termes scolaires de commu-
nia et de propria, mais la technique même de la persuasion, cet appel fait
successivement à la «lettre» de la «loi» et au «sens naturel» est une tech-
nique essentiellement rhétorique. Soyons certains que les auditeurs de
Porcius Latro reconnaissaient ici l'application des vieilles recettes, même
si, à nos yeux de Modernes, elle apparaît quelque peu brouillée.
N'objectons pas qu'un «dialogue» ne pouvait être considéré comme
une œuvre rhétorique: les Consolations, qui sont, elles aussi, des dialo-
gues, relèvent bien de l'exhortation, qui est une variété de la suasoria 28 •
Rien n'empêche donc a priori que le De Constantia n'ait été conçu et traité

26/nst. Orat., V, 13, 29: communia bene adprehenduntur, non tantum quia
utriusque sunt partis, sed quia plus prosunt respondenti.
27 La division ius-aequitas correspond à l'opposition des verbes posse-debere. Le

premier revient souvent dans la première partie (VIII, 1 etc.). Le second, dans les
exhortations finales.
21 Quint., /nst. Orat., III, 4, 3: querimur, consolamus ... Dans ce même passage,

Quintilien range aussi parmi les genres rhétoriques le récit, la lettre et même le
commentaire (obscure dicta interpretamus).
LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES• DE 5aNÈQUE 525

conformément aux lois de la déclamation. L'intervention d'un interlocu-


teur ne saurait constituer un obstacle, car, â aucun moment, ce «dialo-
gue» n'est une conversation réelle 29 • Il est beaucoup plus près du «long
discours» que du dialogue véritable. Et surtout, le thème traité, malgré
son apparente généralité et son caractère abstrait, est un véritable thème
de controverse. Le débat s'engage sur un fait particulier: savoir si Caton,
insulté par la foule, chassé du Forum par les huées et les coups, a subi
une iniuria 30• Sénèque assure qu'il n'en est rien. Sérénus, lui, tient pour
l'affirmative. Il y a lâ une quaestio, du type ordinaire. Et c'est Sérénus qui
est juge, en même temps que partie.
On ne saurait objecter non plus que, très rapidement, le débat s'élève
et ne tient plus compte du problème particulier de Caton. D'abord ce pro-
blème n'est jamais perdu de vue; â plusieurs reprises, Sénèque y fait allu-
sion, au moment où l'on s'y attendait le moins 31• Mais, surtout, nous
savons que tout orateur a le droit d'élever le débat et de passer d'une
quaestio finita, concernant un cas précis, â une quaestio infinita, qui met
en jeu des principes éternelsl2. Sénèque ne fait qu'user de la permission
donnée par Cicéron. Il ne sort aucunement des limites assignées au genre
de la controverse.
Mais, s'il s'agit, réellement, dans le De Constantia, d'une controverse,
nous devons y retrouver les parties classiques d'un tel discours. Les ana-
lyses précédents ne portent que sur le corps même du dialogue et ne
considèrent que ses grandes lignes. Dans le détail, les méandres de la pen-
sée de Sénèque sont-ils réductibles, sans violence, au schéma tradition-
nel? Il peut sembler téméraire de vouloir découvrir, lâ où l'on ne voit
généralement que confusion, des parties aussi distinctes qu'un exorde,
une narratio, une proposito, une diuisio, une argumentation et une péro-
raison? Et cependant, nous pensons que ce n'est pas une entreprise
impossible et que l'appartenance de ce dialogue au genre traditionnel,
postulée par les considérations précédentes, peut être démontrée dans le
détail.

29 Nous savons, d'ailleurs, que Platon et, après lui, toute une école de rhéteurs

rangeaient le dialogue dans un genre particulier, le genre «conversationnel»


(Soph., 222 C). Quintilien, III, 4, 10, rejette cette théorie, mais seulement pour le dia-
logue purement dialectique, non pour le dialogue rhétorique, diatribique, le • pseu-
do-dialogue• auquel nous avons affaire ici.
30 De Const., II, 1 : Nuper, cum incidisset mentio M. Catonis . .. On remar_quera

que c'est, au début de ce second chapitre, la premiére indication sur le suJet du


dialogue.
31 Ibid., XIV, 3; cf. VII, 1.
12 Cic., De Orat., I, 138; II, 41 et suiv.; cf. Quint., Ibid., III, 5, 5 et suiv.
526 ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRB

Sénèque lui-même a souligné sa division, au chapitre V, marquant


ainsi le début de sa véritable argumentation : auparavant, ce ne sont que
des préliminaires - et précisément ceux qu'on attend.
La narration est fort claire; elle rappelle brièvement l'occasion de la
cause : Caton a été insulté sur le Forum par la populace ameutée contre
lui. Comme l'adversaire ne conteste pas les faits, l'orateur n'avait pas à
s'étendre sur leur récit 33• Cette narration est immédiatement suivie de la
proposition : tutus est sapiens, nec ulla affici aut iniuria aut contumelia
potest 34 • C'est ce que l'on pourrait appeler, en reprenant la terminologie
de Quintilien, le «premier état de cause 35 ». Cet état de cause (status cau-
sae) appartient à l'ordre de la «qualification» (la qualitas de l'iniuria)36 , et
non à l'ordre de la «conjecture», puisque personne ne conteste la réalité
des insultes dont Caton a été victime et des attaques que le Sage, en géné-
ral, peut avoir à subir. L'objection prêtée à Sérénus au début du chapitre
III : «je ne conteste pas que le Sage ne soit patient, mais cela ne signifie
pas qu'il ne soit pas insulté», a précisément pour but de porter le problè-
me sur son véritable terrain, en permettant à Sénèque de soulever la
question de définition, pour aboutir à la formule : hoc igitur dico : sapien-
tem nulli esse iniuriae obnoxium 31 • C'est là le véritable point à débattre:
savoir si la définition du Sage, le concept même de Sagesse, admettent en
eux l' iniuria.
Quant à l'exorde, nous n'avons aucune peine à le trouver dans le pre-
mier chapitre du dialogue. C'est, conformément à l'usage, une captatio
beneuolentiae, qui contient une promesse («la Sagesse est d'un accès faci-
le ... ») et pique la curiosité, en affirmant que les Stoïciens ne sont pas
gens si austères qu'on le dit volontiers.
Reste l'argumentation, qui constitue le corps même du discours, entre
la division et la péroraison. Elle traite d'abord, nous l'avons dit, le point
de droit (ius), sur le plan dialectique, puis le convenable (aequitas), sur le
plan du bon sens et de la morale universelle (des Épicuriens, comme des
Stoïciens, et même du simple «honnête homme»). Comme il arrive fatale-
ment, ce second point, destiné à apporter une véritable «confirmation» de
la thèse que l'on vient de démontrer abstraitement, tend à ressembler à
une suasoria, puisqu'il s'agit, non plus de convaincre, mais de persuader.

11 Cf. Quint., Ibid., IV, 2, 8 et suiv.


34 De Const., II, 4.
35 Inst. Orat., III, 6, passim.
36 Ibid., VII, 4, 1 et suiv.
37 De Const., III, S.
LA COMPOSITION DANS LBS cDIALOGUBS• DB St!Nt!QUB 527

Aussi n'est-il pas étonnant d'y retrouver les trois lieux ordinaires de la
suasoria: celui de la dignitas, celui du consensus universel, celui de l'uti-
le 31. Le premier est lié à l'analyse de la psychologie de l'insulté et à l'étu-
de de la magnitudo animi. Il revient à dire qu'il n'est pas de notre «digni-
té» virile d'attacher la moindre importance à I'outrage 39 • Le second
consiste dans la généralisation du concept de la relativité de l'insulte («les
enfants, les fous, les femmes nous insultent; tel homme considêre comme
un outrage des expressions bizarres simplement risibles 40 ••• »). Le troisiè-
me, enfin, rappelle que l'insulté se trouve vengé par son indifférence et
aussi par un retour fatal du mal sur son auteur 41 • L'argumentation se ter-
mine, comme il est coutume, par des anecdotes en forme de digression 42,
qui préparent d'auditeur à entrendre la péroraison contenue dans le cha-
pitre XIX.
Voici, en résumé, le schéma que nous proposons pour tout le dialo-
gue:

EXORDB

Captatio beneuolentiae : contrairement à l'opinion courante, l'accès à la Sagesse est


aisé, et les Stolciens ne sont pas les philosophes austères que l'on dit
(chap. I).

NARRATIO

Le cas de Caton, insulté par la foule, et aux prises avec la corruption universelle
(chap. II).

31 Sur les lieux de la dignitas et de l'utile, cf. Quint., III, 8, 1 et suiv.; Cie., De
Orat., II, 334. Sur l'argument tiré du consensus omnium, cf. Quint., Ibid., V, 10, 12;
Cie., De !nu., I, 48.
39
De Const., X, 2 et suiv.
40
Ibid., XIII et suiv.
41
Ibid., XVII, 4 et suiv.
42 E. Albertini, loc. cit., considère l'anecdote de Caligula comme sans lien

sérieux avec le reste du dialogue. Or, précisément, la théorie rhétorique a~~lait à


cette place, avant la péroraison, une c digression•· Cie., De Orat., 11,80 : alu tubent,
antequam perorentur, ornandi aut augendi causa, degredi ... Quint., XII, 19, 71:
non unus color prooemii, argumentorum, egressionis, perorationis, seruabitur. 0~
notera l'ordre dans lequel sont énumérées les parties, et qui répond à l'ordre tradi-
tionnel de la composition. Sur le développement systématique de la digr~ssion c~ez
les déclamateurs, cf. De Decker, Juv. Declamans, p. 88 et suiv. Cf. aussi J. Cousin,
Études sur Quint., p. 245-256.
528 ROME, LA LITTt!.RATURE ET L'HISTOIRE

PR.oPOSmo

l. Status causae : tutus est sapiens, nec ulla affici aut iniuria aut contumelia potest
(II, 4).
Il. Objection préliminaire: cette proposition n'est qu'un paradoxe banal, puisque
les faits sont patents (III, 1-111,4).
III. Quaestio véritable: il s'agit de savoir en réalité si la définition (qualitas) du
Sage admet l'iniuria. Thèse soutenue:
sapientem nulli esse iniuriae obnoxium (III, 4-IV).

DIVISIO

Deux parties: iniuria et contumelia (V, 1-V, 2).

ARGUMBNTATIO
Jre partie (ius).

Jniuria sapienti non potest fieri (V, 3-IX, fin).


I. Première démonstration (V, 3-VII, 1):
a) Démonstration a priori : la notion de Sagesse exclut celle de Mal (argu-
ment dialectique) (V, 3-V, 5).
b) Exemplum : le cas de Stilpon montre que cette attitude est possible en
réalité (V, 6-VII, 1).
Il. Seconde démonstration: la Vertu n'admet en elle aucune Perversité (VII, 2-IX,
1):
a) La Perversité est plus faible que la Vertu (VII, 2-VII, 5).
b) La Vertu ne peut recevoir ni mal ni bien (VIII, 1-IX, 1).
III. Conclusion sur le point de droit: l'injustice, non seulement n'atteint pas le
Sage, mais sert à exercer sa Vertu (IX, 2-IX, 5).

II e partie (aequitas).

Contumeliae refutatio (X, 1-XVIII, fin).


I. Il est de notre dignité de ne pas ressentir les insultes (X, 1-XIV, 4):
a) Ressentir les insultes suppose un vice profond: la bassesse de l'âme (X,
1-X, 4).
b) Mépriser les insultes suppose une qualité intérieure, le sentiment, fondé
sur la raison, de sa propre valeur (XI, 1-XIV, 4).

Exempla:
Les enfants (XI, 2-XII, 3).
1)
2) Les malades (XIII, 1-XIII, 2).
3) Les conditions sociales (XIII, 3-XIII, 5).
4) La vie mondaine (XIV, 1-XIV, 2).
c) Conclusion: le Sage ne peut reconnaître les valeurs vulgaires (XIV, 3-XIV,
4).
LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES• DE SÉNÈQUE 529

Il. Le consensus universel nous montre à quel point les insultes sont méprisables
(XV, 1-XVII, 3).
1) Opinion des Stoiciens (XI, 1-XV, 3);
2) des Épicuriens (XV, 4-XVI, 2);
3) des gens «raisonnables> en général (XVI, 3-XVII, 3).
III. D'ailleurs cette attitude est le plus souvent utile. L'insulté se trouvera vengé
(XVII, 4-XVIII, 5):
1) par son indifférence même, qui exaspère l'insulteur (XVII, 4);
2) par un retour fatal du mal sur son auteur. Histoire morale et
digression de Caligula (XVIII, 1-XVIII, fin).

PBRORATIO
Régies d'action (XIX).

I. Mépriser les insultes est une attitude qui rend la vie plus facile.
Il. C'est, de plus, une excellente ascèse, en attendant de parvenir à la pleine indé-
pendance intérieure, à la Sagesse, dont l'exorde contenait la promesse.

Telle est l'ordonnance de ce dialogue. Elle nous paraît entièrement


rhétorique. Certaines parties sont plus développées que d'autres, sans
doute, mais cela est conforme aux habitudes des déclamateurs, dont
Sénèque est l'élève 43• Et toutes les parties attendues sont au moins indi-
quées; il ne manque pas un maillon à la chaîne: affirmer, au moins à
propos du De Constantia, que Sénèque compose mal. à plus forte raison
qu'il abandonne sa composition au hasard, serait pour le moins impru-
dent. Un semblable laisser aller n'est pas dans les habitudes des rhéteurs;
il n'est pas davantage dans celles d'un artiste tel que lui. Personne ne son-
gerait à méconnaître l'ordre du traité si Séneque n'avait lui-même brouil-
lé son plan et volontairement choisi de lui donner l'apparence d'une libre
rhapsodie. Pourquoi cette «coquetterie»?
Remarquons seulement ici que la première partie de l'argumentation
est plus méthodique que la seconde : là, le rhéteur se donne plus libre-
ment carrière. Dans le «premier point», les syllogismes forment une
armature solide, la dialectique garantit les gradations. Dans le second, les
morceaux brillants s'enchaînent, ou plutôt se succèdent sans lien appa-
rent. Les thèmes apparaissent, disparaissent, reviennent, et la ligne géné-
rale du développement se dissimule sous ses arabesques. Il est visible que
Sénèque s'attache, par souci d'esthétique, à masquer les articulations, à
rendre méconnaissables les lieux traditionnels, afin de les rajeunir et de

0 De Decker, op. cit., p. 85 et suiv.; Bornecque, Déc/am. et Déclamai., p. 98 et


suiv.
530 ROME, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

leur redonner toute leur efficacité. Il s'agit de dérouter, pour quelque


temps au moins, un public plus que nous rompu aux disciplines de l'Ëco-
le. Et, comme on ne peut se délivrer de cette tyrannie, on s'efforce de la
dissimuler. D'où cette impression d'émiettement, de poussière brillante,
qui aveugle - arena sine calce, disait Caligula; mais est-ce le style seul qui
mérite d'être ainsi comparé à de la cpozzolane»? La même image ne défi-
nit-elle pas aussi bien ce studieux désordre, dont la rhétorique de Sénè-
que, pour éviter jusqu'à l'apparence d'elle-même, se fait une parure?
L'analyse d'autres dialogues, plus subtilement construits que le De Cons-
tantia, nous permettra peut-être de nous faire une idée plus précise des
fins qu'elle poursuivait, maintenant que l'étude de ce traité presque sco-
laire nous a, du moins nous le pensons, révélé la méthode selon laquelle
elle compose.

II - LE DE PROVIDENTIA

S'il est exact, comme nous espérons l'avoir montré dans un article
précédent 44 , qu'un dialogue comme le De Constantia Sapientis est tout
entier construit selon un plan rhétorique où s'unissent les procédés tradi-
tionnels de la controverse et de la suasoria, on est autorisé à se demander
si d'autres «dialogues» de Sénèque n'obéissent pas aux mêmes lois. Une
analyse méthodique et exhaustive du recueil serait longue et dépasserait
les limites légitimes de ces études. Nous voudrions seulement ici, en
contraste avec la discussion précédente, présenter quelques remarques
sur la composition du De Prouidentia. Ce traité, en effet, offre, avec le De
Constantia, des différences profondes. Il ne s'adresse pas du même per-
sonnage; écrit en un tout autre temps et dans d'autres circonstances, il
fait appel pour persuader à des arguments moins techniques, générale-
ment fondés sur l'affectivité plutôt que sur la dialectique, et assez éloi-
gnés, nous le verrons, de ceux qui étaient traditionnels dans l'Ëcole. Si,
malgré ce contraste, nous devons conclure que les deux œuvres sont com-
posées selon des schémas semblables, force nous sera d'admettre que
Sénèque, en ces années de crise spirituelle qui séparent l'apogée de sa
puissance et le début de sa retraite, est resté fidèle aux vieilles recettes
rhétoriques, se contentant tout au plus de les assouplir, mais ne les
reniant jamais, et, sous une apparente nonchalance, leur devant cette
secrète discipline de la persuasion qui est sa force.

44 Ci-dessus, p. 515 et suiv.


LA COMPOSITION DANS LES cDIALOOUES• DE SÉNÉQUE 531

*
* *

Dès les premières phrases du De Prouidentia, Sénèque non seulement


avoue, mais affirme, que son dialogue est un véritable «plaidoyer pour les
Dieux>: causam deorum agam, écrit-il 4 5 • Dans son dessein premier, le De
Cosntantia était une démonstration scolastique. Le De prouidentia veut
avant tout être un ouvrage oratoire, et E. Albertini remarquait déjà qu'il
est «fait d'amplifications et d'images accumulées 46 >. Il n'est done nulle-
ment paradoxal de se demander si, dans sa composition également, ce
dialogue n'applique pas les recettes de l'éloquence.
Comme le De Constantia, le De Prouidentia présente une diuisio et,
dans l'un et l'autre ouvrage, celle-ci est rejetée après un assez long déve-
loppement - au cinquième «chapitre» pour le De Constantia, qui en com-
prend dix-neuf, au troisième pour le De Prouidentia, qui en comprend six.
Si l'on remarque que les «chapitres» terminaux du second dialogue sont
d'une longueur inusitée (trahissant l'embarras des éditeurs modernes de-
vant une argumentation sinueuse et étrangement «liée»), on constate que
le rapport général des développements séparés par la diuisio est sensible-
ment du même ordre dans les deux dialogues. Ici comme là, le plan
annoncé n'est pas celui de l'ouvrage entier, mais se borne à fixer à l'avan-
ce les moments principaux de l'argumentation. Telle est, en effet, la fonc-
tion principale de la diuisio, selon les préceptes de Quintilien 47 • La diuisio
rhétorique n'est point l'énoncé d'un plan d'ensemble 48 • Des parties entiè-
res du discours échappent à sa juridiction : ni la narration ni la pérorai-
son n'ont besoin d'être préparées, elles sont attendues, à leur place obli-
gée, et la fixité des habitudes scolaires réduit au minimum les variations
de plan: seul, d'un discours à l'autre, varie ce qui résulte de la nature
même du sujet ou de la cause traités, c'est-à-dire essentiellement le conte-
nu et l'ordonnance de l'argumentatio.
La diuisio du Du prouidentia est longue et complexe :
«Je montrerai, écrit Sénèque, à mesure que se déroulera mon dis-
cours, à quel point ce qui nous semble être un mal n'en est pas un réelle-
ment. Je soutiens seulement pour l'instant que ce que tu appelles affreux,

45 De Prou, l, 1.
46 E. Albertini, Composition . .. , p. 103.
47 Quint., IV, v, 4, et les exemples, Ibid., 9 et suiv.
41 Contrairement à ce que paraît croire E. Albertini, Ibid., qui constate, en sem·

blant s'en étonner, qu'une c fraction importante du dialogue reste en dehors de la


division>. Il n'y a là rien que de très normal.
532 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ou bien néfaste, abominable, premièrement est utile à ceux auxquels cela


arrive, ensuite est utile à l'ensemble des hommes (dont les dieux se sou-
cient plus que des individus particuliers), puisque cela arrive à des hom-
mes qui sont consentants et qui mériteraient le châtiment s'ils n'y consen-
taient pas. J'ajouterai que ces événements sont soumis au Destin et que
les hommes vertueux les subissent en vertu de la loi même qui fonde leur
vertu. Je te persuaderai ensuite de ne jamais avoir pitié d'un homme ver-
tueux, car on peut le dire malheureux, mais, lui, il ne peut l'être 49 • »
Toutes les propositions de ce paragraphe ne se situent pas sur un
seul plan; leur énoncé même, dans sa forme, ne les juxtapose pas en une
pure et simple énumération. Sénèque nous avertit, d'ailleurs, explicite-
ment, que la première d'entre elles n'appartient pas à la diuisio propre-
ment dite, puisque, commençant sa démonstration, il dit:
« De toutes les thèses proposées, la plus difficile est évidemment celle
que j'ai énoncée la première, à savoir que ce dont nous avons horreur et
qui nous fait trembler est utile aux hommes à qui cela advient 50 .» Par
conséquent, le premier point de la diuisio est contenu dans la seconde
phrase de celle-ci, non dans la première. Que signifie alors cette promesse
de «montrer à quel point ce qui nous semble être un mal n'en est pas un
réellement»?
A vrai dire, aucun développement particulier n'y répond dans le
corps du dialogue. On aurait tort d'en conclure à une mutilation de l'ou-
vrage : non seulement Sénèque exclut cette proposition de sa diuisio, mais
il la considère comme la thèse même à démontrer. C'est parce que les
prétendus maux sont en réalité des indifférents que les Stoïciens peuvent
innocenter les Dieux. Démontrer séparément ce point reviendrait à refu-
ser le débat et rendrait en droit inutile tout le reste du traité. D'ailleurs,
adressée à Lucilius, cette démonstration eût été parfaitment superflue,
puisque le disciple admet déjà les thèses fondamentales du système 51 , et

49De Prou., III, 1 : Sed, iam procedente oratione, ostendam quam non sint quae
uidentur mala. Nunc illud dico ista quae tu uocas aspera, quae aduersa et abominan-
da primum pro ipsis esse quibus accidunt, deinde pro uniuersis, quorum maior diis
cura quam singulorum est, post hoc uolentibus accidere, ac dignos malo esse si
nolint. His adiciam fato ista subiecta eadem lege bonis euenire qua sunt boni. Per-
suadebo deinde tibi ne umquam boni uiri miserearis : potest enim miser dici, non
potest esse.
50
Ibid., III, 2 : difficillimum ex omnibus quae proposui uidetur quod primum
dixi, pro ipsis esse quibus euniunt ista quae horremus ac tremimus.
51 Ibid., l, 4 : eo quidem magis quod tu non dubitas de Prouidentia, sed quereris.

Cette indication contribue à dater le dialogue, qui se trouve ainsi placé entre les
LA COMPOSITION DANS LES •DIALOGUES• DE StNeouE 533

que le «scandale» à ses yeux n'est pas d'ordre logique, mais sentimental.
Nous retrouvons ici une position analogue à celle de Sérenus à propos
des «insultes» dont sont victimes les gens de bien. Il est utile, sans doute,
de prouver rationnellement que ces insultes ne sont rien, mais cette
démonstration, quelque convaincante soit-elle, ne persuadera point,
n'apaisera pas la révolte d'une conscience sensible au «point d'honneur».
Et ce sera précisément sur cette dualité des points de vue que sera fondée
la double démonstration du De Constantia 52 : après les arguments dialecti-
ques devra venir la «réconciliation>, l'apaisement, bref tout ce qui ne se
borne pas à convaincre, mais persuade véritablement. Ici, toute démons-
tration dialectique est rendue caduque par la position même de Lucilius.
La seule démarche possible consiste à montrer que la pratique morale
vérifie les conclusions théo;iques - et Sénèque le sent si bien qu'il ne pro-
met pas, au seuil de sa diuisio, de révéler «que les maux prétendus n'en
sont pas réellement», mais cà quel point les maux apparents ne sont pas
réels». Il ne s'agit pas de démontrer une affirmation - dans ce cas nous
lirions sans doute: ostendam non ESSE quae uidentur mala - mais d'établir
les conditions d'une expérience spirituelle où Lucilius pourra découvrir
«à quel point> l'apparence du mal est trompeuse.
Il en résulte que cette première phrase du chapitre III a, en réalité,
pour objet d'énoncer la quaestio. Elle n'appartient donc pas réellement à
la division, mais constitue à elle seule la propositio du discours. Résumant
le développement antérieur, elle annonce la thèse à démontrer et sert de
transition entre l'exposé des faits et l'argumentation proprement dite.
C'est bien là, selon les préceptes de l'Institution Oratoire, la fonctiond de
la propositiosl. L'énumération des différents arguments qui serviront à
prouver celle-ci suit tout naturellement, au point qu'il arrive souvent,
comme ici, que propositio et diuisio tendent à s'unir 54 , mais elles sont dis-
tinctes; ce sont deux moments bien définis dans le déroulement du dis-
cours, et il n'apparaît pas que, dans le De Prouidentia plus qu'ailleurs,
Sénèque les ait confondues et, à leur propos, violé les règles de la rhétori-
que traditionnelle.

premières lettres à Lucilius et les dernières, lorsque l'ami de Sénèque s'est définiti-
vement converti après ses résistances du début. Sur cette évolution, cf. Delatte,
Lucilius, l'ami de Sénèque, Les études classiques, 1935, p. 367-385, 546-490.
52 Ci-dessus,p. 515 et suiv.

"Quint., IV, IV, 1 et suiv.


•• Id., ibid., 7 hae (se. propositiones) si ponantur singulae subiectis pr~bationi-
bus, plures sunt propositiones; si coniungantur, in partitionem cadunt. Séneque smt
donc ici de façon rigoureuse les règles classiques.
534 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Mais cette propositio est elle-même précédée d'un long développe-


ment, que les éditeurs modernes répartissent en deux chapitres. Quelle
fonction assigner à ceux-ci dans l'ensemble du dialogue?
L'application des règles ordinaires de la rhétorique nous invite à y
chercher un exorde et une «narratio 55 • Le premier est aisément reconnais-
sable dans les premières phrases du dialogue :
«Tu m'as demandé, Lucilius, pourquoi, si l'Univers est gouverné par
une Providence, tant de maux arrivent aux hommes vertueux 56 ••• » L'une
des fonctions de l'exorde est, nous dit Quntilien, d'expliquer les raisons
pour lesquelles nous plaidons 57 • Ici, l'amitié, une prière de l'interlocuteur
lui-même, fournissent tout naturellement la captatio beneuolentiae. Que
l'on n'objecte pas que l'exorde par interpellation de l'adversaire est plus
conforme aux habitudes de la «diatribe» qu'à celles de la rhétorique clas-
sique. Quintilien en cite ~aints exemples dans d'authentiques discours
judiciaires et discute en détail l'opportunité du procédé 51• Et, de même
que, souvent, l'orateur prenait comme point de départ l'opinion présumée
du juge 59 , de même Sénèque rappelle à Lucilius que la difficulté est en
, réalité résolue implicitement, puisqu'il n'élève aucune objection théorique
contre l'existence même d'une Providence. Ainsi, de proche en proche, se
trouve défini l'etat de cause, «'Status causae», dont la formule exacte est
proposée au début du second chapitre : «Pourquoi les hommes vertueux
éprouvent-ils tant d'infortunes 60 ?» Au début infini, de caractère théori-
que, sur la réalité d'une Providence est substituée une «controverse» pré-
cise, dont l'objet sera une définition de ces «aduersa» qui, de toute éviden-
ce, s'abattent sur l'homme de bien. Une telle position du problème appar-
tient à ce que l'École appelait «qualitatis status 61 ». Dans l'ordre judiciaire,
cela revient à la position suivante prise par un défendeur: «quand j'au-
rais commis l'action que l'on me reproche, j'aurais bien fait». La véritable

55Cf., p~ur le De Constantia, ci-dessus, p. 525 et suiv.


56De Prou., I, 1 : Quaesisti a me, Lucili, quid ita, si Prouidentia mundus regere-
tur, multa bonis uiris mala acciderent ...
57 Quint., IV, 1, 7 et suiv.: quare in primis existimetur uenire ad agendum ductus

officia uel cognationis uel amicitiae . .. (causa) . ..


51 Quint., IV, 1, 63 et suiv.
59 Id., ibid., 52 : quid iudicem sentire credibile sit . ..

60 De Prou., II, 1 : quare multa bonis uiris aduersa eueniunt? Noter le change-

ment de termes par rapport à l'énoncé du problème par Lucilius au début du dia-
logue (supra, n. 56): aduersa au lieu de mala, eueniunt au lieu d'acciderent, tous
mots qui ne préjugent pas de la qualitas.
61 Quint., III, VI, 10: ... quod ut breuissimo pateat exemplo, cum dicit reus :

etiam si feci, recte feci, qualitatis utitur statu . ..


LA COMPOSmON DANS LBS cDIALOGUBS» DB SÈNÈQUB 535

discussion ne porte pas sur la réalité du fait, mais sur la façon de le qua-
lifier.
La recherche de «l'état de cause> ne constitue pourtant pas en soi
une partie du discours. Elle aboutit seulement à la propositio, et c'est
généralement au cours de l'exposé des faits (la narratio) qu'elle se déve-
loppe. Mais, entre l'exorde du De Prouidentia et sa propositio, existe-t-il
vraiment une narratio?
A la vérité, il est d'abord difficile de déterminer le moment où. cesse
l'exorde, tant Sénèque s'est ingénié à effacer les transitions. Pourtant, si
la captatio beneuolentia, caractéristique de l'exorde, est ici fondée sur l'as-
sentiment donné par Lucilius aux thèses fondamentales du Portique, il est
nécessaire que le rappel sommaire et par prétérition de ces positions
essentielles appartienne à l'exorde. Celui-ci a pour objet de présenter
l'image d'un univers ordonné, dominé par un Dieu bon dont l'homme est
par excellence l'ami. Une telle idée, si elle ne prouve pas l'irréalité du mal,
prépare néanmoins l'esprit à dépasser le point de vue étroit du vulgaire et
s'élever jusqu'à la considération des vérités éternelles. Un tel exorde
«donne le ton» et situe le débat sur le plan désiré. Pour toutes ces raisons,
il nous semble que l'exorde occupe tout le premier «chapitre» du dialo-
gue. Mais peut-on soutenir alors que le second soit une «narration»?
A la simple lecture, il apparaît d'abord que ce chapitre constitue
comme une première démonstration: l'âme vertueuse, écrit, en effet,
Sénèque dans ces pages, ne saurait admettre le mal en elle; dans le choc
contre l'adversité, c'est elle qui l'emporte. Tout lui est exercice, comme le
combat pour l'athlète qui, dans l'oisiveté, perd sa vigueur. Un bonheur
continu engendre la faiblesse. C'est par amour pour nous que Dieu nous
contraint à affronter la Fortune. y a-t-il plus beau spectacle pour ce Dieu
que le suicide deux fois recommencé d'un Caton? - Ces développements
présentent, certes, presque tous les arguments qui vont composer l'argu-
mentatio. Sénèque aurait-il donc, dans une amplification décousue, voulu
donner, comme on le soutient parfois, un premier aperçu des thèmes
principaux? Mais une remarque de Quintilien souligne la parenté existant
entre narratio et confirmatio : il ne sera pas inutile, lisons-nous dans l'Ins-
titution Oratoire, de parsemer (la narration) de «germes de preuves 62 ••• »,
et, plus loin, il précise encore : «quelle différence y a-t-il entre la preuve
et la narration, sinon que la narration est une présentation continue de la
preuve, tandis que la preuve est une confirmatio adaptée à la narra-

62 Quint., IV, 11, 54: ne illud quidem fuerit inutile semina quaedam probationum
spargere...
536 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tion 63 »? Or, que fait ici Sénèque, sinon de présenter des faits indéniables
- l'existence du mal - sous le jour le plus favorable? Sa position n'est pas
celle de l'accusateur, mais celle du défendeur. Il ne lui appartenait pas de
tracer un tableau bien sombre des infortunes qui s'abattent sur l'homme
vertueux, mais, tout en reconnaissant la réalité de ces «malheurs», de
montrer déjà comme le «germe» de ce qui les justifiera: il n'insistera pas
sur les coups du sort, mais sur la résistance de la victime; il attirera l'at-
tention sur la victoire de l'athlète, non sur les meurtrissures de son corps;
déjà, nous arrachant à l'arène du monde, il nous entraîne aux côtés du
dieu qui regarde le gladiateur aux prises avec l'adversité, la mort de
Caton n'est point racontée pour exagérer ses souffrances, mais pour lais-
ser dès maintenant paraître son mérite. «Car la narration, dit Quintilien,
n'est pas composée seulement pour mettre le juge au courant des faits,
mais surtout pour lui faire partager notre point de vue6<4. » Et ce point de
vue est ici celui de Dieu, dont on plaide la cause.
Il n'est donc nullement paradoxal de reconnaître une narratio dans le
chapitre II du dialogue. Assurément, cet exposé ne peut avoir la même
netteté dans un traité philosophique que dans une plaidoirie judiciaire,
mais qui s'en étonnerait? Les faits ne sont qu'un point de départ, et ce
n'est pas sur eux que porte l'essentiel du débat, mais sur l'interprétation
de la vie morale qu'ils semblent impliquer. Il est donc naturel que l'au-
teur tende à s'évader immédiatement du récit. Mais il est significatif
qu'entre son exorde et sa diuisio Sénèque ait cru devoir, malgré tout, pla-
cer un développement dans lequel il présente «l'homme de bien» aux pri-
ses avec l'adversité - même si, dès lors, il insinue que ce combat, quelque
douloureux soit-il, tourne à l'avantage de la prétendue victime 65 •

* * *

La partie principale du dialogue demeure évidemmment la confirma-


tio. Elle commence aussitôt après la division, au chapitre III, et se pour-

63 Id., ibid., 79 : aut quid inter probationem et na"ationem interest nisi quod
na"atio est probationis continua propositio, rursus probatio na"ationi congruens
confirmatio?
64 Quint., IV, 11, 21 : neque enim na"atio in hoc reperta est ut tantum cognoscat

iudex, sed aliquanto magis ut consentiat.


65 Il est remarquable que la fin de cette na"atio soit d'un ton élevé et présente,

par conséquent, cette µey<1À<>1tpt,œia, que certains théoriciens conseillaient en pa-


reil cas. Cf. Quint., ibid., IV, 11, 61.
LA COMPOSITION DANS LBS «DIALOGUBSa DE SÉNÉOUE 537

suit, apparemment, jusqu'à la fin du traité. Il reste à en trouver les articu•


lations et à voir si elle tient bien toutes les promesses de la diuisio 66 •
Une fois écartée la première phrase, qui énonce la propositio, il est
possible de reconnaître trois moments principaux. Le premier est énoncé
avec la plus grande clarté :
«Je soutiens pour l'instant que ce que tu appelles affreux ... est
d'abord utile aux individus eux-mêmes auxquels cela arrive.» Nul ne
conteste que cette thèse ne soit effectivement soutenue dans la première
partie de la confinnatio, entre le second paragraphe du chapitre III et la
fin du chapitre IV.
Avec le chapitre V commence la démonstration du second point:
deinde pro uniuersis, quorum maior diis cura quam singulorum est . ..
Après l'utilité du malheur pour l'individu, son utilité pour la collectivité
humaine. Ce développement s'arrête bientôt (V, 4); le déséquilibre avec le
précédent est flagrant, et l'on pourrait accuser Sénèque d'avoir «escamo•
té> son argument si la démonstration en était vraiment restreinte dans
ces étroites limites. En fait, il n'en est rien. Le reste du chapitre est, en
effet, consacré à l'exposé de deux idées connexes: d'abord, que les hom•
mes vertueux consentent à leur «malheur>, puis que ce «malheur> même
entre da~s l'ordre du monde, auquel la Vertu consiste à se conformer. Le
passage d'un thème à l'autre est à peine sensible, et l'on ne trouve, entre
eux, aucune de ces phrases de transition qui annonçaient le premier et le
second point de l'argumentation. Aussi peut-on se demander légitime•
ment si nous sommes en présence de «parties> distinctes et non d'un seul
développement articulé en trois subdivisions.
En fait, l'examen de la diuisio confirme cette seconde hypothèse.
L'idée que le «malheur> est utile à la collectivité y est annoncée par un
deinde, et ce deinde se retrouve seulement dans la dernière phrase de la
diuisio, là où nous attendrions plutôt un denique, puisqu'il s'agit de l'ar•
gument ultime. Cette bizarrerie, chez un styliste aussi attentif, ne peut
avoir qu'une signification : établir par la répétition une symétrie principa•
le, entre trois grandes articulations du raisonnement, et, par contre, pré·
senter comme de simples subdivisions les deux idées «secondaires» insé-
rées entre le second point et le troisième. Si bien que l'argumentation,
dans son ensemble, est construite de la sorte :
a) utilité du «malheur> pour l'individu;
b) son utilité pour la collectivité humaine;

66
Voir le texte cité, supra, p. 532, n. 49.

lS
538 ROMB, LA LITI1!RATURB BT L'HISTOIRE

c) impossibilité pour l'homme vertueux d'être vraiment « malheu-


reux».
Le second point présente alors deux «corollaires»: 1° les hommes
vertueux consentent à leur malheur; 2° ces prétendus malheurs sont eux-
mêmes les effets des lois de l'Univers.
Si l'on admet cette interprétation, l'équilibre matériel des parties se
trouve réalisé : aux deux chapitres du premier point répondent le chapi-
tre V pour la seconde, le chapitre VI pour la dernière.
Mais, dira+on peut-être, comment ces deux idées, soumission volon-
taire au malheur et fatalité de celui-ci dans l'Ordre du Monde, peuvent-
elles être considérées comme des corollaires de l'affirmation que le mal-
heur des individus est utile à la collectivité? Ne risque-t-on pas, en les
unissant, de créer une symétrie artificielle et, pour vouloir la faire entrer
dans ces cadres parfaits, de violenter la pensée de Sénèque?
Mais Sénèque lui-même est responsable du rapprochement: l'effort
des meilleurs citoyens, dans la cité, n'est, dit-il, que l'image, bien impar-
faite à ses yeux, du rôle grandiose joué par le Sage dans la «grande Cité>
de l'Univers 67 • Or, le Sage n'est ce qu'il est que parce que sa volonté est en
accord avec cet Ordre du Monde, qui est la Raison en acte et le modèle de
toute vertu. L'Univers, d'autre part, étant parfait, ne peut avoir d'autre
fin que lui-même. L'adversité, qui en est partie intégrante, ne peut donc
avoir pour fin ultime que le Bien. Et, en dernière analyse, l'utilité «collec-
tive>, c'est-à-dire la fonction cosmique de l'adversité, n'apparaît que par
rapport à cet Ordre auquel s'intègrent harmonieusement et le Sage lui-
même et les prétendus malheurs qui le frappent. Dans la perspective stoï-
cienne (celle, précisément, où accepte de se placer Lucilius), les trois pro-
positions considérées : utilité collective de la souffrance, consentement à
celle-ci, sa conformité, enfin, au Fatum, ne sont que trois aspects indisso-
lublement liés de la doctrine du Tt.À.OÇ.
Le troisième point de l'argumentation est plus aisé à définir dans son
contour extérieur. Commençant au début du VIe chapitre, il répond à la
dernière proposition de la division :
«Je te persuaderai de ne jamais avoir pitié d'un homme verteux, car
on peut le dire malheureux, mais, lui, il ne peut l'être.> La transition est
faite par une intervention simulée de l'interlocuteur, qui permet à Sénè-
que de tenter une définition du Mal. Tout ce que nous baptisons de ce
nom est «indifférent>, ni bon ni mauvais. Désagréable, sans doute, intolé-
rable même. Assurément, la chair a ses faiblesses, mais Dieu a mis le

•7 De Prou., V, 4: Idem in hac magna republica fit ...


LA COMPOSITION DANS LBS «DIALOGUES• DB St!N&>UE 539

remède à notre portée. La Mort, terme ultime de la souffrance, est aussi


dans l'ordre du Monde; grâce â elle, il n'est pas de douleur sans issue. Il
n'y a, au pire, que libération et union définitive avec l'Ame du Monde.
On voit que tous les points prévus dans la diuisio sont traités dans
l'ordre où ils sont annoncés. A la vérité, nous ne trouvons aucune «péro-
raison> séparée - et cela pose la question souvent soulevée de l'intégrité-
du dialogue tel que nous le possédons - mais, dès maintenant, nous pou-
vons établir le schéma «rhétorique> suivant:

EXORDB

Captatio beneuolentiae : pour complaire à son ami, Sénèque c plaidera la cause des
dieux>. Lucilius ne conteste pas l'existence, d'ailleurs évidente, d'une Provi-
dence pour gouverner le monde. Or, si les dieux existent, ils sont les «amis> du
genre humain; ils veulent, non le. mal des hommes, mais leur bien (chap. 1).

NARRATIO

Sans doute, bien des calamités s'abattent sur les hommes venueux, mais sans les
faire plier. Dans son ensemble, le spectacle de l'effon (effet de l'adversité sur
les gens de bien) inspire l'admiration, non la pitié (chap. II).

PRoPOSmO

Sénèque «propose> de montrer cà quel point les maux apparents ne sont pas des
maux réels> (III, 1-début).

DIVISIO

Trois parties: 1) l'adversité est utile à l'individu;


2) l'adversité est utile à la collectivité :
elle est acceptée volontairement par le Sage,
elle est conforme aux lois du monde;
3) l'homme venueux ne peut être malheureux (III, 1).

CoNFJitMATIO

I• panie: L'adversité est utile à l'individu (III, 2-IV):


Vraisemblace générale : l'analogie avec les procédés de la médecine montre
que la douleur peut être salutaire (III, 2); . .
b) Démonstration par l'absurde: un bonheur continu est un mal, ams1 que le
prouvent les exemples suivants :
540 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

1° Mucius en face du débauché,


2° Fabricius en face du riche,
3° Rutilius en face du Felix, mais criminel Sulla,
4° Regulus en face du volupteux mais malheureux Mécène,
5° Socrate en face de ... Néron (?),
6'> Caton, symbole de toute vertu (III, 3, à la fin);
c) Démonstration directe: le malheur est nécessaire â la vie personnelle:
1° pour la connaissance de soi-même, à ses propres yeux et à ceux des
autres «sageu (IV, 1-5),
2°pour le bon fonctionnement de la vie psychologique et morale (IV,
6-12),
3° plaisir et douleur, étant corrélatifs, sont variables; ce ne sont que des
«instruments» dans la main de Dieu, sans valeur absolue. Ils ne sont ce
qu'ils sont que par rapport à un certain état de nous-mêmes (IV, 13-16).
II• partie : Le malheur est utile à la collectivité :
a) Le fait que les hommes vertueux soient malheureux prouve que les biens de
ce monde ne sont pas de vrais biens (V, 1-3);
b) Le consentement des hommes vertueux à leur «malheun a pour objet l'Or-
dre du Monde (V, 4-6);
L'adversité est l'un des visages du Destin. C'est grâce à elle que l'âme peut
s'élever jusqu'à l'acquiescement suprême, qui est la Vertu (V, 7-11).
III• partie: L'homme de bien ne peut être malheureux:
a) Tous les maux véritables (le mal moral) sont éloignés de lui (VI, l);
b) Les prétendus biens ne sont que des apparences sans réalité (VI, 2-5);
c) Au comble de la souffrance lui est ouverte l'issue vers le Bien suprême: la
Mort volontaire, asile, libération, apothéose.

Ainsi se déroule le dialogue, selon les lignes traditionnelles des plai-


doyers et des controverses. Là où l'on ne veut d'ordinaire voir que désor-
dre, déséquilibre, répétitions et retours perpétuels sur les mêmes idées,
nous pensons qu'il y a réellement une armature secrète, peu visible à nos
yeux, mais assurément sensible aux lecteurs contemporains, formés aux
«cris de l'Ëcole». Et, certes, il eût été bien singulier que Sénèque, dans
une œuvre qu'il présente explicitement comme un «plaidoyer pour les
Dieux», n'eût pas recouru aux procédés éprouvés de la rhétorique.
Pourtant, le fait même que les grandes lignes de la composition ne
soient pas directement saisissables, l'impression d'incertitude, voire de
désordre, laissée par la reprise perpétuelle de thèmes analogues, sinon
identiques, d'une partie à l'autre, tout cela n'est assurément pas imputa-
ble au hasard ou, pire encore, à la maladresse de Sénèque. Invoquera-t-on
sa «coquetterie», soucieuse de dissimuler les artifices du métier, ses roue-
ries de technicien blasé, qui cherche à tout prix du nouveau, ou bien
son«tempérament» de lyrique prompt à s'emparer des images et les épa-
nouir en digressions brillantes? Ce serait oublier ce qu'il dit lui-même de
son art, ses appels constants à la discipline du style 61 dont toute la vertu
LA COMPOSITION DANS LBS c DIALOGUES,. DE S~NtiQUB 541

doit être de toucher et d'instruire : croyons donc que ses apparentes


bizarreries, que ses apparentes négligences ne sont pas gratuites, et que
l'usage des procédés rhétoriques dans ses dialogues est en réalité com-
mandé par la démarche philosophique de sa pensée.

*
* *

A travers les misérables restes du Ilepi Ilpovoiaç de Chrysippe, nous


apercevons quelle était la position classique du Stolcisme en face du pro-
blème de la Providence. Elle consistait d'abord â poser en principe que le
Monde, identique â l'Être, ne pouvait être dépourvu de la moindre perfec-
tion, car une perfection dont l'Être serait privé n'aurait pas elle-même
l'existence. Or, si le fait d'être animé est un degré supérieur de l'Être, il
faut que le Monde soit, lui aussi, une Ame69 • En d'autres termes, la per-
fection intérieure dont ma conscience d'homme a l'idée prouve l'existence
objective de cette perfection absolue. Grâce â ce véritable «argument
ontologique», Chrysippe installe au centre même de l'Univers une Raison
consciente d'elle-même. Et cette Raison se diffuse dans toutes les parties
de l'Univers, «comme en nous-même l'Ame se diffuse dans tous nos mem-
bres70». Pourtant, cette diffusion n'est pas égale partout: de même que,
dans notre corps, certains organes sont rebelles â l'action de l'âme, de
même, dans l'Univers, certains éléments, comme l'air, et surtout le feu,
sont plus proches que les autres de cette Raison, plus perméables et doci-
les â son action. Mais, peu â peu, l'Ame du Monde pénètre la matière la
plus rebelle, la travaille, jusqu'au moment où, l'Univers étant tout entier
devenu «intelligible», s'enflamme et, pour un temps, se sublime en pure
c Raison 71 >. Puis, une nouvelle c création> intervient, la matière «inintelli-
gible» se forme derechef par condensation du feu «intelligible», et le
cycle recommence 72. La vie du Monde est tout entière enfermée dans ces
«spasmes» alternativement créateurs et destructeurs, la création étant
une chute dans la matière, la destruction une montée vers l'intelligible.

61 Ad Luc., 59, 5 et suiv., et la célèbre lettre sur l'œuvre de Papirius Fabianus,


Ibid., 100, 1 et suiv.
69 Diog. Laert., VII, 142-143 (von Arnim, S. V.F., 11, 633), citant le premier livre

du traité de Chrysippe.
10 Id., VII, 138 (S. V.F., II, 634).
71 Plut., Contr. St., XXXIX, 1052 e (S. V.F., Il, 604).

72 Id., Ibid., XLI, 1053b (S. V.F., II, 605).


542 ROMB,LA LITTéRATURBBT L'HISTOIRE

Cette conception, essentiellement déterministe, imposait l'existence,


comme loi ultime du Monde, d'un Destin, qui n'était autre que le rythme
intérieur, inéluctable, de l'Être même, les «pulsations» de l'Ame du Mon-
de. Tout ce qui existe se révèle alors comme nécessaire: le mal, n'étant
pas un terme absolu, n'existe que par référence au bien. «Comment, dit
Chrysippe, aurait-on pu avoir l'idée de la justice s'il n'y avait l'injusti-
ce? ... Plaisir et douleur sont, comme le dit Platon, liés entre eux de façon
si nécessaire que si l'on en retire un, on les supprime l'un et l'autre 73.»
Les qualités mêmes dont la Nature a orné l'homme présentent des servi-
tudes inévitables, et, en ce sens, le prétendu mal n'est que le revers néces-
saire du bien.
C'était là enlever au mal toute réalité: purement «relatif», il pouvait,
il devait être nié. Simple «fausse note» passagère dans l'harmonie univer-
selle, il n'avait aucun accès dans l'âme du Sage. Le caractère exclusive-
ment subjectif des valeurs suffit à mettre celui-ci à l'abri de toute «mésa-
venture». A l'intérieur du système stoïcien, il ne pouvait être question de
«justifier» la Providence et de l'excuser pour avoir permis un «mah que
le raisonnement démontrait illusoire. Et, cependant, Sénèque accepte de
présenter à Lucilius cette justification superflue. N'y a-t-il donc pas dans
son attitude une véritable contradiction, et sa rhétorique ne risque-t-elle
pas de mettre en fâcheuse posture les conclusions de sa dialectique?
En analysant les thèses du De Constantia Sapientis, il nous est arrivé
aussi de constater que l'argumentation y débordait largement les frontiè-
res de la dialectique stoïcienne 74 : toute une partie des arguments appor-
tés relevait non de l'École, mais de l'opinion commune, et cette opposi-
tion des preuves «intérieures» (les propria) et des preuves «extérieures»
(les communia) fonde l'architecture du dialogue tout entier, qui se résoud
finalement en une conciliation des «paradoxes» chers au Portique et du
sens commun. Ici, les arguments techniques ne sont pas négligés. Nous
les avons rencotrés déjà dans l'exorde, où une prétérition savante situe le
problème à l'intérieur du système tout entier. Mais les conséquences
morales de la cosmogonie stoïcienne sont présentées pour elles-mêmes
dans la seconde partie de l'argumentation, lorsque Sénèque entreprend
de montrer que l'adversité est «utile à la collectivité humaine». L'unité de
ce moment du dialogue n'apparaît qu'en fonction des thèses fondamenta•
les du Portique, et précisément de cette «cohérence interne» de l'Univers

73
A. Gell., VII, 1 (S. V.F., II, 1165).
"Ci-dessus, p. 522.
LA COMPOSmON DANS LBS «DIALOGUES• DB SéNBQUB 543

qui, pour Chrysippe, est l'expression même de la Providence 75 • Au centre


de ce développement est la notion de Fatum, l'EiµapµtVT) de Chrysippe
contre laquelle furent engagées de si dures polémiques 76 , et c'est à Chry-
sippe encore que remonte le dernier argument du chapitre V sur «l'im-
possibilité où se trouve l'artisan de changer sa matière 77 ». Le créateur,
explique Chrysippe, a dû parfois, pour susciter un grand bien, «se rési-
gner» à certains inconvénients. Le plan de la création exigeait que la tête
humaine fût ronde, et formée d'os relativement minces. Cela diminue,
sans doute, sa solidité, mais les avantages infinis résultant de sa confor-
mation compensent, et au delà, cette prétendue imperfection 71 •
La première partie de l'argumentatio est faite, au contraire, à peu
près entièrement de communia. La dialectique en est exclue; les exemples
y abondent, ainsi que les appels à la conscience commune. «Les vices,
s'écrie Sénèque, n'ont pas pris possession de l'humanité au point que l'on
ne puisse être sûr que, si la faculté de choisir leur était donnée, beaucoup
plus d'hommes préfèreraient naître des Régulus plutôt que des Mécè-
nes 79 », et, plus loin, quand il s'agit de Caton: «l'accord de tous les hom-
mes, ajoute-t-il, reconnaîtra volontiers que Caton a atteint le comble du
bonheur, lui que la Nature a choisi pour être en butte aux plus redouta-
bles épreuves 80 ». Rien, dans ces développements, ne suppose une initia-
tion antérieure au système; comme un avocat au Forum, Sénèque s'ap-
puie sur le consensus omnium, argument rhétorique que Quintilien appel-
le un «témoignage collectif 81 ».
Pour n'être pas individuels, les exemples réunis au chapitre IV n'en-
présentent pas moins le même caractère «expérimental»: athlète sur la
lice olympique, gladiateur sur l'arène, soldat, pilote, tribus nomades qui
hantent les bouches de l'Hister, apportent autant de preuves en faveur du
paradoxe initial et démontrent c en acte> que le prétendu mal est utile à la
vie personnelle.

1s Supra, p. 541 et suiv.


1• A. Gelll, VII, 2 (S. V.F., II, 1000).
11 De Prou., V, 9: non potest artifex mutare materiam.
71 A. Gell., VII, 1, 7 (S.V.F., II, 1170). Les termes mêmes de l'argumentation de

Chrysippe, telle que nous la fait connaître Aulu-Gelle, se retrouvent dnas le dialo-
gue de Sénèque. Ces «inconvénients par conséquence" ponent, chez Chrysippe,
l'épithète de ICa'tÙ MpalCOÂO\l8TJO'lV. Sén., De Prou., V, 9, écrit: quaedam separari a
quibusdam non possunt, cohaernet, indiuidua sunt.
19 De Prou., III, 11.

'°Ibid., 14.
11 Testimonium publicum, Quint., V, 3, qui le range dans les «arguments four•

nis par la rhétorique>.


544 ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE

Ainsi, les deux premières parties de l'argumentatio s'équilibrent elles,


et, de l'une à l'autre, se marque un progrès dialectique: la première
réconcilie l'auditeur avec l'idée d'adversité - en la remplaçant, d'ailleurs,
comme dans la narratio, par son aspect «subjectif», la notion d'effort - la
seconde franchit un degré encore et montre que cet effort - ou, si l'on
préfère, cette souffrance - de l'individu ne prennent tout leur sens que
sur le plan de l'Univers.
A ces deux degrés dialectiques, Sénèque en a ajouté un troisième.
Avec le chapitre VI, ce n'est plus la compatibilité du paradoxe stoïcien
avec les données de la conscience commune qui est en cause, ce n'est pas
non plus la soumission volontaire à l'Ordre universel, mais voici que nous
assistons au renversement total des valeurs : cet effort lui-même, cette
patientia dont on nous a montré l'utilité, puis le sens, sont dépassés; ils
ont joué leur rôle d'initiateur à la vie intérieure, mais ils ne sont pas une
fin en soi, et le Sage apprend à les surmonter: «vous, vous êtes au-dessus
des coups de l'adversité 12 ». La véritable vie intérieure se déroule en un
lieu où le concept même d'adversité perd son sens. Quiconque s'est élevé
jusqu'à cette autonomie de l'âme peut bien être harcelé par la Fortune,
son être intime est désormais sans commune mesure avec ce qui cherche
à lui nuire, et, si l'on demande porquoi Dieu tolère de semblables atta-
ques, la réponse est évidente: pourquoi attacher une valeur à ce qui n'en
a pas? La faim, la douleur, l'exil ne sont rien pour qui porte en soi la
lumière et la paix. Et si la douleur se fait intolérable, si les exigences de la
chair rappellent au Sage que pourtant il n'est pas Dieu, la mort est là;
avec elle, la voie est ouverte pour la libération, ultime acquiescement à
l'Univers, ultime effort d'une âme à jamais pacifiée.
Cette méditation qui termine l'argumentatio n'est plus fondée sur des
exempla, ni sur la dialectique propre du système; elle apparaît comme le
résultat d'une véritable expérience intérieure qui les dépasse et, en quel-
que sorte, les justifie et les explique.
Après avoir ainsi reconnu le dessin général du dialogue, cette montée
vers l'intériorité pure, nous sommes peut-être mieux préparés pour ré-
pondre aux reproches ordinairement dirigés contre la composition de
Sénèque: répétition des mêmes idées, retour perpétuel des mêmes expres-
sions, désordre apparent des parties. Même si l'on nous accorde qu'il exis-

12 De Prou., VI, 6: ... uos, supra patientiam (malorum) ... Supra signifie, non

pas que l'âme surmonte la douleur, mais qu'elle est passée, par suite de son effort
propre, sur un «plan> où elle ne peut plus subir les «coups du sort•· Chez les
Dieux, cette même invulnérabilité est non pas acquise, mais «naturelle>.
LA COMPOSITION DANS LBS cDIALOGUBS• DB S8N8OUE 545

te une «discipline rhétorique» sous-jacente, l'impression demeure, et il


convient de l'expliquer.
Tout s'éclaire si l'on s'aperçoit que la même idée, expression momen-
tanée d'une expérience morale, doit, pour acquérir sa propre significa-
tion, s'intégrer dans plusieurs contextes : de simple donnée expérimenta-
le, elle devient moment dialectique, puis évidence intérieure. La progres-
sion de Sénèque est semblable à l'ascension d'une spirale dont chaque
étage découvre sous un angle différent le paysage apparemment immua-
ble qui s'étend à ses pieds.
Il est possible de suivre ainsi les fonctions successives d'un même
thème. Par exemple, le thème de la «liberté>: exposé une première fois
dans la narratio, à propos de Caton, il décrit la liberté du héros devant la
tyrannie victorieuse 83 • Plus tard, dans la seconde partie de l'argumentatio,
la même idée revient; mais, cette fois, la liberté est celle de l'acquiesce-
ment à l'ordre du monde ... Nous trouvons non pas un exemple de liberté,
mais une définition métaphysique de l'autonomie morale au sein du
Fatum. Une troisième fois, enfin, dans la prosopopée de Dieu, c'est la
mort que est proposée comme le moyen suprême de libération, non plus
désormais l'évasion matérielle d'un Caton qui «échappe» au tyran par le
suicide, non plus même soumission joyeuse au Destin, mais le détache-
ment définitif de toutes les«choses extérieures», conquête de l'autonomie
personnelle par la purification radicale du moi 15 •
Le même procédé n'est pas moins visible à propos du thème de la
gloire: dans la première partie de l'argumentatio, il s'agit simplement de
la gloire «vulgaire», ce sentiment de l'honneur auquel est sensible même
le dernier des gladiateurs 86 ; dans la seconde partie, la «gloire» promise à
Lucilius est celle de l'âme généreuse qui, par ses propres forces, se haus-
sera, comme Phaéton, jusqu'à la compréhension des choses éternelles 17 •

13 De Prou., II, 10: licet, inquit, omnia in uni us dicionem concesserint . .. Cato
qua exeat habet; una manu latam libertati uiam faciet.
14 Ibid., V, 4 : boni uiri laborant . .. et uolentes quidem; Ibid., 6 : nihil cogor,

nihil patior inuitus, nec seruio deo, ses assentior . ..


15 La même attitude en face de la mort, dont la méditation est conçue comme

instrument d"ascèse morale, apparaît dans les Lettres à Lucilius. Là, l'idée de la
mort, comme ici, sert à ménager la découverte de l'intériorité pure. Voir infra,
p. 597 et suiv.
16 IV, 4: Triumphum ego murmillonem sub Ti. Caesare de raritate munerum

audiui querentem ...


17 V, 11, et la citation d'Ovide.
546 ROME, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

Enfin, quiconque a découvert les véritables «valeurs» est appelé à cette


gloire du Sage, qui, en face de la foule, sera pour l'éternité un «exemple»
vivant 88.
Des analyses semblables seraient valables pour le thème de l'éduca-
tion, pour celui de l'ascèse: partout, on constaterait la même démarche
d'intériorisation, tel motif initial familier à la rhétorique ou, si l'on préfè-
re, à la diatribe, ne prenant sa pleine signification que dans la perspective
finale vers laquelle Sénèque guide pas à pas son disciple. Mais, objecte-
ront certains, savons-nous si le dialogue est complet, tel que nous le pos-
sédons? N'a-t-on pas soutenu que le De prouidentia, dans le texte de nos
manuscrits, ne constitue que les quatre cinquièmes, au plus, du dialogue
primitif 19 ? Si cette hypothèse est exacte, il deviendra bien dangereux de
prétendre retrouver un plan achevé dans ce qui ne serait, au mieux,
qu'un ouvrage tronqué. Mais nous croyons que le fait même d'avoir pu
retracer les grandes lignes d'un tel plan rend bien moins probable l'hypo-
thèse d'une mutilation. Nous n'avons pas, il est est vrai, décelé de «péro-
raison» autonome, et le dialogue s'achève avec le troisième point de l'ar-
gumentatio. Mais il convient de remarquer que ce troisième point culmine
sur la prosopopée de Dieu, et Quintilien nous apprend que l'avocat ne
saurait mieux faire, en ce moment difficile où il va cesser sa plaidoirie,
que de prêter à son client des paroles pathétiques 90 • Or, ici, «Dieu» n'est-il
pas le «client» de Sénèque, qui plaide sa cause? On pourrait objecter que
Sénèque ne se fait pas faute d'utiliser la prosopopée ailleurs que dans ses
péroraisons. Le De Prouidentia lui-même en fournit des exemples 91 • Il
n'en reste pas moins que son emploi précisément à la fin du texte tel qu'il
nous a été transmis rend plus vraisemblable qu'il s'agisse d'une fin vérita-

11VI, 3 : quare quaedam dura patiuntur? Vt alios pati doceant : nati sunt in
exemplar. L'idée que les hommes «forts» sont des exemples figure notamment en
V, 1, mais pour montrer que les prétendus maux ne peuvent être des «châti-
ments»: Sénèque se réfère là au «plan du monde». En VI, 3, l'exemple a pour but
d'initier à l'intériorité: le point de vue est celui du sujet lui-même.
19 E. Albertini, op. cit., p. 103, 155 et suiv., qui s'appuie surtout pour défendre

l'hypothèse d'une lacune sur le fait que le De Prouid. est le plus court des dialogues
conservés, mis à part les textes notoirement incomplets. Mais il est douteux que la
«longueur des livres» n'ait varié que dans de faibles limites. On n'oubliera pas non-
plus que celui-ci se présente explicitement comme un fragment détaché d'un
ensemble (à écrire), non comme une œuvre se suffisant à elle-même.
90 Quint., VI, 1, 25 : his praecipue lacis utiles sunt prosopopœiae, id est fictae alie-

narum personarum orationes, quales litigatorum ore dicit patronus.


91 Par exemple, III, 14.
LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES> DB StN2QUE 54 7

ble. Mais, surtout, il serait bien étrange que la diuisio, à laquelle l'argu-
mentation s'est révélée si fidèle, n'annonçât point les développements
contenus dans la prétendue lacune. Il ne pourrait y avoir qu'une raison
concevable à ce silence, et ce serait que la lacune contînt une partie ne
relevant pas de la diuisio : or.seule la péroraison répondrait à cette condi-
tion. Mais comment frétendre qu'une simple péroraison pût représenter
en importance le quart environ du texte conservé comme l'exigerait le
postulat formulé par Albertini? Comment surtout admettre, immédiate•
ment après la presopopée de Dieu, un nouvel appel aux sentiments, un
nouveau «sommet» affectif, qui ne pourrait que gâter l'effet de celui que
nous lisons?
Enfin, dans l'économie même de la pensée qui anime ce dialogue, il
est certain que l'invitation à mourir par laquelle se termine la prosopopée
de Dieu est une conclusion naturelle et nécessaire. Déjà, le même motif
avait été exposé à deux reprises : à la fin de la narratio, à la fin des exem-
pta 92, et les deux fois à propos de Caton. La première fois, cette mort de
Caton n'est que le terme ultime de l'effort contre l'adversité, et comme la
conclusion de la narratio qui a pour mission de nous présenter un tableau
tendancieux des «misères> du monde. La seconde, en conclusion aux
exempta, Sénèque annonce à l'avance quelle sera la fonction de cette mort
dans l'Ordre du Monde et insiste sur sa valeur exemplaire. Il semble que,
dans l'un et l'autre passage, Sénèque ait voulu terminer chacune des «spi·
res» de sa dialectique par une méditation sur la mort: n'est-ce pas nous
indiquer clairement que telle sera aussi la seule et la vraie conclusion du
dialogue entier?
Conclusion pessimiste, dira+on, et bien étrange, pour un dialogue
qui entend «plaider la cause des Dieux»! Mais c'est que la leçon de Sénè-
que demande à être entendue pleinement. Nous avons tendance à consi-
dérer la vie comme une réalité essentiellement positive et la mort comme
sa négation. Mais, pour Sénèque, il en va bien autrement. La mort est un
acte véritable, l'un des officia de notre vocation 9 3 • Vie et mort ne sont que
deux aspects de l'Être, dont aucun n'est un absolu en soi. Ce qui est «ab-
solu», c'est la façon de les aborder l'un et l'autre, c'est le je, dans l'acte
d'accepter ou la mort ou la vie. En dernière analyse, vie et mort ne sont
que des cas extrêmes, plus émouvants, sans doute, mais par nature identi·

92II, 9 et suiv. ; III. 14.


,1Ad Luc., 77, 19.
548 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

ques aux autres, de la «possession des objets extérieurs». Ainsi, pauvreté


et richesse ne sont que des états relatifs. Le plus absolu dénuement peut
être richesse, la plus grande richesse peut être misère. De même, le vieil-
lard qui a vécu longtemps «n'a que le chiffre de ses années pour prouver
qu'il a longtemps vécu», s'il est resté, dans son âme, un enfant. Le Sage
aura beau mourir jeune, il aura vécu plus que personne, car chacun de
ses jours aura revêtu tout son sens. Aussi l'exhortation à la mort ne sau-
rait-elle être une invitation à quitter la vie, mais bien à mépriser la durée
stérile. Vivre vraiment, c'est porter en soi une attitude telle que chaque
instant «est égal à chaque instant», selon la formule d'Héraclite 94 • Il faut
disposer chacun de nos jours comme s'il devait être le dernier du compte
- non pour quelque jugement qui nous attendrait dans l'au-delà, mais
pour que chaque moment soit pur de toute attente. Attendre, c'est être
dans la dépendance des objets extérieurs; c'est avoir besoin de quelque
chose qui n'est pas soi et doit nous être surajouté. Méditer sa mort, c'est
vivre de telle sorte que chaque moment soit surabondant et comble toute
velléité d'attente. Et cela, quelle que soit la qualité du donné: le pain le
plus médiocre est nourriture divine si notre faim est authentique.
Alors, l'annihilation physique est un refuge inutile, du moment qu'on
y a une fois consenti. Le suicide n'est plus qu'un moment dialectique, le
consentement à la mort un début, et non pas une fin. Tel est le sens,
croyons-nous, de cette brusque conclusion du De Prouidentia, qui trouve
dans la mort même une source d'optimisme: non, la Providence ne sau-
rait être «méchante», puisque la mort même, ce comble des maux aux
yeux du vulgaire, est en réalité le plus merveilleux instrument de notre
libération, non seulement refuge toujours ouvert, mais condition de notre
sérénité.

*
* *

Désordonnée, peut-être, abandonnée aux tentations de l'image et du


style, la pensée de Sénèque prend pourtant appui sur les vieilles architec-
tures de la rhétorique. Il s'agit de persuader, et pour cela les recettes
éprouvées sont encore les meilleures. Mais la plaidoirie ne serait que for-
me vide si ses cadres n'étaient vivifiés par une pensée dont les démarches

94 Ibid., 12.
LA COMPOSmON DANS LES cDIALOGUES» DE SÈNBOUE 549

sont, elles, proprement philosophiques. Aussi l'œuvre sera-t-elle conçue


dans son essence comme une synthèse de deux ordres : la dialectique, à
elle seule, est bien capable de découvrir la Vérité; elle ne l'est point de
l'imposer à l'esprit, ni surtout de la transformer en une source de vie
intérieure. L'art de persuader doit être un art «totah, capable d'entraîner
à tout instant, et par tous les moyens, l'adhésion de l'auditeur et de le
conduire, comme par la main, vers des régions inaccessibles à la Raison
toute pure. On songe à Pascal, rhéteur et géomètre, en quête de la Métho-
de qui permettra, enfin, de communiquer l'ineffable et d'apporter aux
âmes l'évidence qui aveugle la sienne.
SÉNÈQUE, «AD LUCLILIUM», 14, 16

M. G. Stégen vient, dans les Mélanges L. Herrmann 1, d'attirer à nou•


veau l'attention sur un passage difficile d'une lettre de Sénèque à Luci-
lius. Tandis que presque tous les éditeurs, depuis Juste Lipse, proposent
de corriger le texte, M. G. Stégen essaie de l'expliquer tel que nous le
transmettent unanimement tous les manuscrits, et nous croyons comme
lui les corrections inutiles, sans toutefois accepter l'interpétation, fort
ingénieuse, qui justifie son conservatisme.
Cette lettre 14 est consacrée à l'exposé d'un thème familier aux lec·
teurs de Sénèque: le philosophe doit, dans certains cas, s'abstenir de tou-
te activité politique. La position de Sénèque, ici, est identique à celle qu'il
adopte dans le De Otio et contraste, on le sait, avec la thèse du traité sur
«la Tranquillité de l'Ame». Dans les temps troublés que vivent alors Sénè•
que et son ami, cette attitude est la seule possible; toute autre équivau•
drait à un véritable suicide. Aussi Lucilius doit-il vivre dans la retraite,
mais sans attirer l'attention sur lui. Est-ce à dire, demande+il, que cela
lui garantira la sécurité? Non, sans doute, répond Sénèque, car celle-ci
dépend, en dernier ressort, de la Fortune, dont la volonté individuelle
n'est pas maîtresse; cependant, même si l'homme tempérant n'est pas
forcément exempt de toute maladie, il a plus de chances que l'intempé•
rant de se bien porter. Sans doute, la vie «oisive» n'assure pas la sécurité,
tant les conditions générales de la vie à Rome sont dangereuses, mais ce
danger n'est-il pas encore plus grand pour celui qui se mêle à mille intri•
gues? Les innocents, cela est vrai, périssent souvent, mais les coupables
plus souvent encore. Un gladiateur peut être frappé à travers son armure,
cela est vrai, mais ne signifie pas qu'il ignore l'art de combattre. Et puis,
dernier argument, le sage ne considère en toute chose que l'intention, non
l'issue éventuelle. Seul, le début d'une action est en notre pouvoir; le
résultat final relève de la Fortune, cette Fortune à laquelle Sénèque

1
Mélanges L. Herrmann, Bruxelles, 1960, p. 701-704.
552 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

conteste tout droit de porter un jugement sur lui2. A ce point se place la


phrase litigieuse : « Mais, objecte Lucilius, cette Fortune provoquera des
embarras, des revers.» - A quoi Sénèque répond (c'est du moins le texte
de tous les manuscrits): «Non damnatur latro cum occidit. »
M. Albertini, qui a longuement étudié ce passage 3, souligne la diffi-
culté que l'on éprouve à intégrer ces cinq mots dans la suite des idées.
Très justement, mais sans y insister, il les traduit ainsi: «Le brigand n'est
pas condamné au moment où il commet son crime.» Et il est certain que
la construction de cum avec l'indicatif (présent ou parfait) ne permet pas
d'autre possibilité. C'est donc à tort que M. Stégen interprète: «Ce n'est
pas parce qu'il a tué que le brigand est condamné.» En ce sens, on atten-
drait un subjonctif après cum, qui aurait alors une valeur causale.
L'usage de Sénèque dans l'emploi de cum peut aisément être vérifié.
Le traité de la Providence, par exemple, contemporain des Lettres à Luci-
lius, offre onze exemples de la conjonction cum, dont quatre seulement
avec l'indicatif, et, dans les quatre cas, cum exprime une simple concomi-
tance dans le temps 4 , tandis que, dans les sept autres, le subjonctif s'ex-
plique soit par une nuance «annexe», soit par une attraction régulière 5 •
Nous sommes ainsi conduits à admettre que le passage de la Lettre ici en
question ne peut avoir d'autre sens que celui que lui attribue M. Alberti-
ni.
Frappé par le rapport de sens qu'il apercevait entre le mot damnatur
et sententia, dans la phrase précédente («Fortuna ... cui de me sententiam

2Nous résumons ici le texte suivant (ad Luc., 14, 15-16): «Quid ergo? Vtique
erit tutus qui hoc propositum sequetur? > Promittere tibi hoc non magis possum
quam in homine temperanti bonam ualetudinem, et tamen facit temperantia bonam
ualetudinem. Perit aliqua nauis in portu; sed quid tu accidere in medio maris cre-
dis? Quanto huic periculum paratius foret multa agenti molientique, cui ne otium
quidem tutum est? Pereunt aliquando innocentes, quis negat? Nocentes tamen sae-
pius. Ars ei constat, qui per ornamenta percussus est. 16 Denique consilium rerum
omnium sapiens, non exitum spectat. Initia in potestate nostra sunt : de euentu for-
tuna iudicat, cui de me sententiam non do. «-Ataliquid uexationis afferet, aliquid
aduersi. » Non damnatur latro cum occidit.
3 Sénèque, Epist., 14, 16, R.É.L., XIII (1935), p. 45-47.

4 De Prou., I, 6 : itaque, cum uideris bonos uiros acceptosque diis laborare. .. ,

cogita (cum = quotiescumque). Ibid., l, 4: marcet sine aduersario uirtus: tune appa-
ret quanta sit . .. cum quid possit patientia ostendit. Ibid., VI, 4: cum aliquid incidit
quod disturbet ac detegat, tune apparet . .. Ibid., VI, 8 : cum articulus ille qui caput
collumque committit incisus est, tanta illa moles corruit. Ce dernier exemple est en
tout point comparable à celui que nous occupe.
5 De Prou., I, 1; IV, 5, 10; V, 2, 4, 10; VI, 2. Sénèque conforme son usage à la
syntaxe classique.
SÈNÈQUB, «AD LUCLILIUM>, 14, 16 553

non do»), J.F. Gronov pensait que Sénèque illustrait par un exemple frap-
pant l'idée qu'il venait d'énoncer, assimilait la Fortune à un «brigand»,
qui assaille à l'improviste le passant, et affirmait que cette agression n'im-
plique aucune «condamnation» morale envers la victime. Pour mettre le
texte d'accord avec ce qu'il croyait être le sens général, Gronov introduisit
la correction: non damnat latro cum occidit. Et M. Albertini, cédant à la
même tentation, propose la correction, paléographiquement fort justi-
fiée: non (damnat), damnatur latro cum occidit, correction qui a été
adoptée par M. Préchac dans son édition 6. Et M. Albertini commente:
«Le brigand, quand il tue, ne condamne pas; c'est lui qui est condam-
né ... De même, la fortune, quand elle frappe le sage, ne le condamne
pas; c'est elle qui a tort.»
Quelque séduisante que soit cette interprétation, elle se heurte à la
difficulté grammaticale que nous avons dite. Il faudrait, pour l'admettre,
attribuer à cum occidit une valeur en partie causale, lui retirer, en tout
cas, la valeur purement temporelle, car il n'est pas vrai que le brigand
soit condamné «au moment où il tue», même s'il est condamné «pour
avoir tué». Et l'on en revient, paradoxalement, au texte même des manus-
crits, qui nous affirme précisément que «le brigand n'est pas condamné
au moment où il tue»!
Est-il donc réellement impossible de retrouver, dans cette hypothèse,
l'indication d'un raisonnement cohérent?
Ainsi que le rapporte M. Albertini lui-même, Fickert et Beltrami ont
tenté de sauver la tradition, mais il écarte leur argumentation, dans les
termes que voici : « Pour Fickert, la condamnation, non immédiate, mais
possible, du brigand est un exemple des adversités que peut apporter la
fortune; mais l'exemple serait bien singulièrement choisi et le raisonne-
ment, en tout cas, inachevé. Pour Berltrami (édition de Brescia, 1916),
l'exemple du brigand qui n'est pas condamné au moment où il tue confir-
merait la pensée précédemment exprimée: «On ne peut prévoir d'après le
commencement l'issue, qui dépend de la fortune; la fortune peut exemp-
ter un brigand du châtiment qui serait la suite normale de sa conduite.>
Il faudrait donc sous-entendre, après occidit, non pas que le brigand sera

6 Paris, 1945, après avoir approuvé, Suppl. crit. Bull. Ass. G. Budé, V, 1933,
p. 199, une autre correction proposée par W. H. Alexander: non damnatur latro
{nisi) cum occidit; ce qui donnerait le sens suivant: le brigand ne doit pas être
jugé d'avance, mais seulement après son crime; ne nous plaignons donc pas de la
Fortune avant qu'elle ne nous attaque. Non seulement cette correction est paléo-
graphiquement peu admissible, mais, dans ce.cas, n'attendrait-on pas: cum occide-
rit?

l6
554 ROME,LA LITI:8RATURBET L'HISTOIRE

condamné, mais qu'il a des chances de ne l'être point. Je ne crois pas


qu'on puisse attribuer à Sénèque une argumentation aussi surprenante,
d'ailleurs obscure et tronquée 7 » M. Albertini constate, en outre, que Bel-
trami, dans son édition de Rome (datant de 1931), a purement et simple-
ment adopté la correction damnat. C'est pourtant dans le sens indiqué
par les deux commentateurs que réfute M. Albertini qu'il faut, croyons-
nous, chercher la solution.
Tout le passage suppose des exemples par couples: le tempérant et
l'intempérant, le navire au port et le navire en pleine mer, l'homme
«tranquille» et l'intrigant, l'innocent et le coupable et, implicitement, le
gladiateur inexpérimenté et le gladiateur entraîné. Ne serait-il pas logique
d'attendre, pour l'exemple final, un autre couple: l'honnête homme et le
brigand? Or, ce couple disparaît, le parallélisme est rompu si l'on rappor-
te l'exemple du brigand aux «agressions» de la Fortune.
Un passage du De Beneficiis• définit le brigand et nous dit que «l'on
est brigand avant même de se souiller les mains; parce que l'homme qui
s'est déjà armé pour tuer a la volonté de dépouiller et de tuer; l'acte réali-
sera et dévoilera sa méchanceté, il ne la commence pas».
Ce texte répond exactement, croyons-nous, à la pensée de Sénèque
dans le passage qui nous occupe : la valeur morale réside in consilio, non
in exitu. Aux yeux du sage, la réalité matérielle du châtiment n'est pas ce
qui compte; elle n'a pour lui qu'une importance secondaire et n'influe
nullement sur la qualification de l'acte, qui demeure bon ou mauvais
dans la volonté qui est à l'origine. Aussi n'y a-t-il pas à tenir compte des
conséquences de l'acte pour le juger. Si le sage, ou du moins le philoso-
phe, a des «ennuis», cela n'implique nullement que son attitude soit mau-
vaise, pas plus que l'impunité éventuelle du brigand ne justifie l'assassi-
nat.
Certes, le raisonnement est esquissé fort brièvement et l'on peut
regretter son raccourci, mais on ne peut nier qu'il ne soit parfaitement
conforme à la pensée de Sénèque. Celui-ci était d'ailleurs fort conscient
de l'obscurité qu'il avait laissé subsister sur un point fort important de sa
doctrine, quisqu'il a éprouvé le besoin d'exposer, dans un traité entier, ce
qu'il avait ici indiqué sommairement: ce traité, c'est le De Prouidentia,
composé précisément pour Lucilius parallèlement aux Lettres. Là, le pa-

7 Op. cit., p. 46.


• V, 14, 2: sic latro est etiam antequam manus inquinet, quia ad occidendum
iam armatus est et habet spoliandi atque interficiendi uoluntatem; exercetur et aperi-
tur opere nequitia non incipit.
saNSQUB, «AD LUCLILIUM». 14, 16 555

radoxe de notre passage se trouve abondamment développé. On y voit


Socrate souffrant la mort, mais plus «heureux> en buvant la ciguë que le
débauché à qui un échanson de sexe douteux tend des boissons glacées 9 •
Le prétendu «bonheur> du criminel impuni est opposé aux «ennuis> du
sage, et c'est là le thème principal du De Prouidentia. Nous lisons, par
exemple 10 : «La prospérité advient aussi au vulgaire et à des esprits bas :
mais c'est que triompher des misères et des terreurs des mortels est le
propre d'un homme vraiment grand ... Les richesses ne sont pas un vrai
bien; aussi le leno Elius peut en posséder, pour que les hommes, après en
avoir consacré dans les temples, voient aussi l'argent dans les mauvais
lieux... > Et voici la réponse, cette fois développée, à l'objection que fai-
sait Lucilius dans le passage qui nous occupe : «Pourquoi, dis-tu, Dieu
permet-il que les hommes de bien souffrent de quelque mal? - Mais il ne
le souffre pas : tous les vrais maux, il les a éloignés de lui, crimes, actions
honteuses, pensées malhonnêtes. . . Mais, eux, il les protège, il est leur
sauvegarde: va-t-on demander aussi à Dieu qu'il sauve les bagages des
hommes de bien 11 ?» Quant aux vauriens apparemment heureux, sachons
dépasser les apparences, et nous verrons qu'ils sont, à l'intérieur, dans le
secret de leur âme, malheureux, abjects, difformes 12 •••
Le passage incriminé nous paraît, pour toutes ces raisons, posséder
cette cohérence interne qu'on lui contestait: sans doute, l'homme de bien
peut être en butte aux attaques de la Fortune, mais cela ne doit pas l'in-
quiéter, car la Fortune est un «indifférent>; si elle s'attaque au sage, elle
permet parfois au brigand d'échapper, et cela suffit à la discréditer. L'im-
punité (possible) du brigand est comparable à la richesse du leno Elius.
Le raisonnement est identique dans les deux cas; il n'est, pour reprendre
les termes de M. Albertini, ni «surprenant>, ni «obscur et tronqué> - la
phrase abrupte de Sénèque répond, non sans quelque agacement, à l'in-
sistance de Lucilius, à qui l'on prête une prudence tatillonne. Elle a pour
but de mettre un peu rudement fin à des exigences qui ne conviennent
vraiment pas à un esprit désireux de parvenir à la sagesse et trop attaché
à son confort «bourgeois». Et si la pensée ne se développe pas dans toute
son ampleur, c'est que Sénèque veut mettre un terme à sa lettre et qu'il

9
De Prou., II, 12 et suiv.
10 Ibid., IV, 1 : prosperae res et in plebem ac uilia ingenia deueniunt; at calami-
tates terroresque mortalium sub iugum mittere proprium magni uiri est. •.• V, 2: N~n
sunt diuitiae bonum : itaque habeat illas et Elius leno, ut homines pecuniam, cum in
templis consecrauerint, uideant et in fornice.
Il Ibid., VI, 1.
12
Ibid., VI, 4.
556 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

désire, comme il le fait souvent en ce début de sa correspondance avec


son ami, lui laisser à réfléchir, pour le préparer à entendre, plus tard, un
exposé plus élaboré.
Or, apparemment, la leçon a porté, et Lucilius a médité sur la formu-
le que son ami lui avait proposée. La lettre 16, écrite sans doute en répon-
se à celle que Lucilius avait envoyée à son ami pour répondre à la lettre
14, reprend le même problème, et son point de départ est précisément
l'idée (que Lucilius accepte) du caractère négligeable des «accidents de
fortune». Lucilius s'est jeté avec enthousiasme sur l'idée que lui proposait
Sénèque; il a crié à celui-ci son adhésion, au point que Sénèque n'a plus à
le «convertir», mais seulement à fortifier dans l'âme de son ami les raci-
nes de son sentiment nouveau. Pour cela, il laissera de côté les développe-
ments théoriques sur la Providence et les réservera au traitement séparé
que nous possédons. N'oublions pas que les Lettres à Lucilius sont une
correspondance véritable, et pardonnons-leur certaines brusqueries, qui
seraient peut-être intolérables dans un exposé en forme, mais qui servent
ici le dessein même de l'auteur, qui est de «donner à penser».
L'ORIGINALITÉ DE SÉNÈQUE
DANS LA TRAGÉDIB DE PHÈDRE

Le théâtre de Sénèque, bien qu'il nous apparaisse aujourd'hui comme


une œuvre isolée - impression due seulement au hasard de la transmis-
sion du texte, qui nous a conservé là un ensemble unique - est en réalité
le terme d'une tradition fort ancienne. Quoi que l'on pense du but que
s'est proposé l'auteur, composer des œuvres susceptibles d'être représen-
tées, ou simplement (ce que nous ne croyons guère) des «oratorios» desti-
nés à la seule lecture ou tout au plus à la déclamation, le fait même que
les sujets traités y soient des sujets tragiques, qu'ils aient, dans le passé,
inspiré des poètes nombreux, tout contribue à limiter la création de Sénè-
que, en lui imposant des modèles, des souvenirs auxquels il lui serait bien
difficile de se refuser. La contrainte est plus grande encore étant donné
que Sénèque, à la différence d'Ovide, par exemple, accepte la forme de la
tragédie, ce qui le conduit à tenir tout naturellement le plus grand comp-
te de ce que d'autres ont fait avant lui.
Phèdre est, parmi les tragédies de Sénèque, l'une de celles où ce pro-
blème de l'originialité se pose d'une façon particulièrement aiguë et a
donné lieu à des recherches et des théories savamment élaborées. Nous
savons qu'Euripide avait donné deux versions du sujet, que Sophocle
l'avait traité, suivi, plus tard, par Lycophron; enfin, la même légende se
retrouve dans l'Héroide IV d'Ovide. De tous ces textes, dont chacun peut
avoir servi de modèle à Sénèque, nous n'avons conservé que la seconde en
date des tragédies d'Euripide, l'Hippolyte couronné, et le poème d'Ovide.
Le reste ne survit qu'à l'état de misérables fragments ou de témoignages
isolés et incertains. Quant à la tragédie de Lycophron, nous en ignorons
tout.
Telles sont les conditions dans lesquelles se pose le problème. Pour-
quoi le poser, s'il est clair, dès le début, que nous ne pouvons prétendre
apporter une solution définitive? En fait, nous ne pouvons l'éviter. De
l'opinion que nous parviendrons à former dépend notre jugement sur
l'art de Sénèque et aussi, en partie, notre connaissance d'un auteur qui
558 ROME,LA LITI'BRATUREET L'HISTOIRE

demeure encore bien énigmatique: cette tragédie n'est-elle vraiment,


comme on le répète complaisamment, qu'une simple amplification de
rhéteur, dépourvue de toute originalité, et vite oubliée par son auteur, ou
témoinge-t-elle d'un effort pour repenser la vieille légende, la charger
d'une signification renouvelée, reflétant les préoccupations d'une pensée
formée par les philosophes et plus sensible que celle des prédécesseurs
lointains du poète à tels ou tels aspects de la vie morale?
Pour nous, ce problème présente encore un autre intérêt, voire une
autre urgence, si l'on songe à la postérité de la pièce de Sénèque. Racine
doit-il quelque chose à la Phèdre latine, ou le poète romain n'a-t-il été
qu'un intermédiaire inconscient entre le génie grec et le dramaturge fran-
çais?

*
* *

Comme souvent en un tel débat, et lorsqu'il s'agit des rapports à éta-


blir entre la pensée grecque et la pensée romaine, deux tendances se sont
fait jour à propos de Phèdre. L'école la plus ancienne, la doctrine la
mieux établie, et celle qui continue de trouver des défenseurs acharnés
est ce que l'on pourrait appeler l'école «germanique>. Pour celle-ci, Sénè-
que n'a fait que reproduire, plus ou moins maladroitement, la première
version donnée par Euripide, la pièce connue sous le titre d'Hippolyte voi-
lé. L'hypothèse, à notre connaissance, fut formulée pour la première fois
par Valckenaer dans son édition de la tragédie d'Hippolyte'. C'était vers
le temps où Racine allait composer sa Phèdre.
A la fin du XIXe siècle, Léo, au tome I de son édition des tragédies de
Sénèque 2, soutient que Sénèque et Ovide se rattachent tous deux à l'Hip-
polyte voilé et que l'accord des deux poètes romains permet de reconsti-
tuer la tragédie perdue, au moins de façon vraisemblable. Quatre ans plus
tard, la même opinion est soutenue par A. Kalkmann 3; puis la consécra-
tion définitive fut apportée à cette thèse lorsqu'elle fut adoptée par Wila-
mowitz4. Depuis lors, et à une époque beaucoup plus récente, ce qui n'est,
après tout, qu'une hypothèse, est souvent accepté comme vérité établie.
On retrouve les mêmes postulats chez H. Herters, dans la très belle étude

1
Leyde, 1668, p. XVIII.
2
Berlin, 1878, p. 174 et suiv.
3
De Hippolytis Euripidis quaestiones nouae, Bonn, 1882.
4
Euripides Hippolytos, Berlin, 1891; Analecta Euripidea, 2• éd., Berlin, 1895.
5
Theseus und Hippolytos, Rhein. Mus., 1940, p. 280 et suiv.
L'ORIGINALITÉ DB SBNBQUB DANS LA TRAGÉDIE DB PHÈDRE 559

de W. H. Friedrich, son mémoire sur Euripide et Diphile 6 ; là, l'hypothèse


de Léo prend une autorité telle que Friedrich peut intituler une partie du
chapitre consacré à l'Hippolyte voilé, «Die Urhandlung> et l'écrire tout
entier en s'inspirant de Sénèque. A la même tradition appartiennent W.
Fauth 7 et, tout récemment, un ouvrage inspiré par les recherches de
W. H. Friedrich, un véritable commentaire à la Phèdre de Sénèque, qui
est loin d'être sans mérite•. Chemin faisant, l'incertitude de l'hypothèse
s'estompait, l'importance accordée à cet Hippolyte voilé, dont on oubliait
presque qu'il est perdu, allait croissant, au point que l'on a voulu voir en
lui la source de toute une série d'œuvres romanesques allant des Éphésia-
ques aux Éthiopiques et même à l'histoire de Joseph 9 •
Cette bibliographie, quelque sommaire qu'elle soit, n'en est pas moins
impressionnante. La tragédie de Sénèque n'est plus considérée en elle-
même, mais comme une unité dans un système immense, l'une des
œuvres innombrables dont on nous dit qu'elles ont été provoquées par
l'influence d'Euripide, et elle seule. Pourtant, l'on ne peut s'empêcher
d'être inquiets: ce système repose, en dernière analyse, sur une tragédie
perdue, et c'est peut-être là la raison essentielle de son ampleur!
Aussi, en face de cette école germanique a-t-il pu se former une autre
école, plus récente, moins nombreuse, mais aussi fermement décidée à
soutenir l'originalité de la tragédie de Sénèque que l'autre l'était à affir-
mer sa dépendance étroite à l'égard d'Euripide. Le premier en date à
s'être révolté fut U. Moricca, l'excellent éditeur des tragédies de Sénèque,
qui, entre autres essais sur l'originalité de Sénèque, a publié un article
important sur les sources de la tragédie de Phèdre 10, pour mettre en dou-
te la reconstruction traditionnelle de l'Hippolyte voilé. Moricca s'efforce
de montrer que les fragments qui nous ont été transmis de cette tragédie
ont été mal interprétés, par ses devanciers, qu'il n'y en a aucun dont on
puisse affirmer qu'il autorise un rapprochement sérieux entre la pièce de
Sénèque et le drame perdu d'Euripide. Ouvrage passionné, excessif, que
sa date explique et excuse, ce mémoire n'emporte pas la conviction, mais

6
Zetemata, V, Munich, 1953, p. 110-133.
1 Hippolytos und Phaidra .. ., Abhandl. der Akad. der Wiss .. ., Mayence, 1958,
n°9.
• Clemens Zintzen, Analytisches Hypomnema zu Senecas Phaedra, Meisenheim,
1960.
M. Braum, Griechischer Roman und hellenistiche Geschichtschreibung, Frank-
9

fürter Studien, VI (1934).


10 Le Fonti della Fedra di Seneca, Studi ital. di Filol. Class., 1915, p. 158-224.
560 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

il eut le mérite d'ouvrir une voie. A la vérité, Moricca acceptait encore les
termes du problème tels que les avaient fixés les philologues contre les-
quels il se révoltait; les fragments de l' Hippolyte voilé sont si minces, si
peu explicites, qu'après les avoir étudiés, on est tenté d'accepter â leur
égard n'importe quelle conclusion négative et qu'il semble hasardeux de
trop leur demander. C'est ce qu'a bien vu M. Paratore qui, dans un article
très habile, intitulé Sulla Phaedra di Seneca 11, suggère que la source de
Sénèque peut aussi bien se trouver dans la tragédie (perdue elle aussi) de
Sophocle, qui porte le titre de Phèdre - pour ne rien dire de Lycophron.
Les suggestions prudentes de M. Paratore ont été reprises, plus hardi-
ment, par Remo Giomini, dont l'édition commentée de la pièce de Sénè-
que est une «réhabilitation» passionnée 12 •
Si bien que, aujourd'hui encore, le problème demeure entier et aussi
obscur que jamais; il semble se réduire à l'affrontement de deux attitudes
plus qu'à la confrontation d'arguments qui reposent, finalement, sur des
postulats indémontrables. Aussi n'est-ce pas ce problème classique que
nous voudrions reprendre ici - du moins dans ses termes traditionnels. Il
ne s'agit pas de nous demander si Sénèque n'a vraiment fait qu'adapter
l'Hippolyte voilé, mais si le poète (et le philosophe) romain n'a pas essayé
de construire une œuvre susceptible de contenir et de communiquer une
expérience morale originale. Et peut-être, par ce détour, sera-t-il possible
d'apprécier plus sereinement la dette de Sénèque â l'égard de ses prédé-
cesseurs, parce que l'on aura mieux reconnu son mérite.

*
* *

La thèse de Léo se heurte à une constatation qui n'est sans doute par
insurmontable, mais qui n'en entraîne pas moins quelques conséquences
importantes. La plupart des fragments conservés de l'Hippolyte voilé ne
trouvent aucune contre-partie dans la tragédie latine. Par exemple, le pre-
mier (dans l'édition de Nauck 13), le fragment 428:
oi'.yàp 1C01tptv
q>wyov'ttc;àv8pci>1tœv
àyav
vocrooo·6µoui>ç'totç àyav 811pœµtvotç.

11 D'1onrso,
. XV ( 1952), p. 199 et suiv.
12
Rome, 1955.
u T .
ragicorum graecorum fragmenta, 2• éd., Leipzig, 1889.
L'ORIGINALITÉ DE SÉNÉQUE DANS LA TRAGÉDIE DE PHÈDRE 561

Et pourtant, ce sont là deux trimètre iambiques qui devaient faire partie


d'un àyci>ventre Phèdre et Hippolyte, ou entre elle et la Nourrice - scène
qui a, semble-t-il, entièrement disparu de la pièce romaine 14 •
On peut en dire autant de paroles à peu près sûrement assignables à
Phèdre et qui n'ont pas, elles non plus, de correspondants chez Sénè-
que:
sxcoôè t6lµ11ç KŒi8paaooç Ô\Ô«<JlCaÀ.OV
è.vtotç àµ11xavo1mveintopci>tatov,
"Epcota, Jt6:vtcovôooµaxci>tatov 8e6v 15 •
A aucun moment la Phèdre de Sénèque n'exprime une telle assurance,
une telle confiance en elle-même, et il est difficile de croire que ces paro-
les aient été placées dans la bouche de la Nourrice - d'ailleurs, elles ne se
retrouvent pas non plus dans le rôle de celle-ci, tel que l'a écrit Sénèque.
Pour nous faire croire que le fragment 430 appartient au rôle de Phèdre,
nous avons d'autres indices du caractère cynique prêté par Euripide à
l'héroïne dans sa première pièce. Ainsi le fragment 433 :
sycoyeq,11µi1eaivoµov ye µTJotf3e1v
è.vtoî<n ôe1votç téov '1va'Y1Caicov
iliov.
Phèdre, chez Sénèque, ne prononce à aucun moment des mots sembla-
bles.
Moricca a donc raison de constater que Sénèque est, au moins, dans
une indépendance relative par rapport à l'Hippolyte voilé. Il n'a sans dou-
te pas raison de soutenir que, dans cette pièce, Phèdre ne déclarait pas
son amour directement à Hippolyte; sans aucun doute, nous pouvons
penser, malgré le caractère lacunaire de notre information, que l'héroïne
d'Euripide, dans la première version de la tragédie, se présentait sous un
jour assez différent de ce que nous la voyons chez Sénèque. Il n'en reste
pas moins que si tous les fragments conservés de l'Hippolyte voilé ne se
retrouvent pas dans la pièce romaine, celle-ci n'en contient pas moins cer-
tains passages qui dénotent entre les deux œuvres une filiation certaine,
et nous sommes, au moins en principe, autorisés à attribuer à l'influence
de la première tout ce qui, dans la seconde, souligne l'immoralité de l'hé-
roïne.

14 On peut, il est vrai, supposer que ce fragment s'insérait dans un dialogue


entre la Nourrice et Hippolyte (début de l'acte II dans la pièce de Sénèque), mais il
n'existe pas de véritable équivalent dans la Phèdre romaine à ces paroles.
15 Fr. 430.
562 ROME,LA LITit!RATURB BT L'HISTOIRE

Parmi les ressemblances, l'une des plus évidentes est fournie par le
fragment 437:
Oj)CÎ)
6è tOÏÇ 1tOÂÂOÎ<J1.V
àv8pro1tOlÇ è-yro
ti1etoooav üf3pivtT)Vmipoi8' 8Ùn:pa;iav
auquel répond, presque littéralement, dans la pièce de Sénèque :
quisquis secundis rebus exultai nimis
fluitque luxu semer insolita appetit.
Tune illa magnae dira fortunae cornes
subit libido 16 •••

Et, de ce même passage, on rapprochera le fragment 438 :


fi (où?) q,ei6roPiou.
üf3pivte ti1etei 1tÀOOtaç
Il est donc certain que Sénèque s'est inspiré de l'Hippolyte voilé, et cela
ressort aussi des témoignages que nous possédons sur le drame d'Euripi-
de. Plutarque, par exemple, nous apprend que l'héroïne grecque excusait
son amour pour Hippolyte par les avanies qu'elle avait reçues de Thé-
sée 17• Ce thème n'apparait pas dans l'Hippolyte porte-couronne, mais on le
rencontre chez Sénèque, v. 91 et suiv.: praestatque nuptae quam solet The-
seus /idem . .. , et au v. 244: nempe Pirithoi cornes . .. , allusion méprisante
aux raisons qui tiennent Thésée éloigné d'Athènes.
Il est assez peu vraisemblable que Sophocle ait développé la même
attitude, sans quoi l'on devrait trouver la mention de ce fait chez Plutar-
que qui établit, précisément, une comparaison entre Sophocle et Euripi-
de. Et à la réflexion, il est naturel que Sophocle, traitant le sujet de Phè-
dre après le premier Hippolyte, se soit abstenu de mettre dans la bouche
de son héroïne de tels reproches, fort indécents, et, dans la mesure où ils
tendaient à justifier l'inconduite de la reine, tombant sous le coup des cri-
tiques adressées par les Athéniens à la tragédie, qui y trouvèrent quelque

16V. 204 et suiv. Ces paroles sont prononcées par la Nourrice et opposées à
Phèdre. Dans !'Hippolyte porte-couronne, une idée analogue apparaît, au vers 409
(«c'est dans les maisons nobles que ce mal a pris naissance parmi les femmes»,
trad. L. Méridier); de même, le développement sur la toute-puissance du dieu
Amour est prononcé, chez Sénèque, par Phèdre (v. 184 et suiv., et il a son corres-
pondant dans le fr. 431 de !'Hippolyte voilé) et, dans le second Hippolyte, par la
Nourrice. Il semble certain qu'Euripide a transposé d'une tragédie dans l'autre des
arguments en les adaptant à la position adoptée par chacun des personnages.
17 De audiend. poetis, VIII, p. 28 A.
L'ORIGINALIT8 DB S8Nt()UB DANS LA TRAG8DIBDB PHÈDRE 563

chose de «scandaleux et blâmable>, ce qui amena le poète à reprendre le


sujet dans un tout autre esprit 11•
D'autres bons arguments ont été apportés par Friedrich et Zintzen
pour rendre vraisemblable l'influence d'Euripide sur certaines parties au
moins de la pièce. Ainsi le début de l'acte I 19 :
0 magna uasti Creta dominatrix freti,
cuius per omne litus . ..
est fort proche d'autres prologues d'Euripide, par exemple le début d'An-
dromaque:
'Aman6oc; yf\ç ax;flµa,811J3a{a
1t6À.1,
o8sv 1to8'Mvcov... itqmc6µT1v.
et aussi le début d'Électre et quelques autres encore.
L'influence de l'Hippolyte voilé sur la Phèdre de Sénèque est donc
indéniable. On accordera à Friedrich et à Zintzen que le premier acte au
moins (en partie, certainement) est conforme à l'exposition du premier
Hippolyte, que celui-ci ne comportait pas, à la différence de l'Hippolyte
porte-couronne, de prologue divin, mais consistait, comme chez Sénèque,
en une scène entre Phèdre et une confidente, la Nourrice, sans doute -
scène au cours de laquelle la reine révélait son amour pour Hippolyte, le
justifiait par des arguments sophistiques et, malgré les objections de la
Nourrice, affirmait sa ferme intention de parvenir à ses fins par tous les
moyens.
De même, et pour les mêmes raisons, il est probable que, dans l'Hip-
polyte voilé, quoi qu'en pensent Moricca et Paratore, Phèdre se chargeait
elle-même, comme chez Sénèque, de déclarer sa passion à son beau-fils.
Mais ce point ne comproment pas l'originalité de Sénèque - loin de là, et
il n'y a pas lieu d'engager la bataille, comme le faisait Moricca, pour
défendre une position qui n'est certainement pas tenable.

*
* *

Si la dette de Sénèque à l'égard de l'Hippolyte voilé est certaine, elle-


ne l'est pas moins à l'égard du second Hippolyte. C'est à cette seconde

11 Argument de l'Hippolyte porte-couronne.


19 V. 85 et suiv.
564 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

version du drame que remonte certainement une scène fort importante,


l'apparition de Phèdre malade, en proie à une crise de délire, et que les
spectateurs entrevoient à l'intér:ieur du palais, tandis que le chœur et la
Nourrice dialoguent sur la scène 20 • Il est facile de montrer aussi que tout
le début de l'acte II dépend très étroitement de !'Hippolyte porte-couon-
ne21. Si bien que la pièce romaine se trouve avoir deux expositions - sans
compter le monologue lyrique d'Hippolyte, qui commence la tragédie de
Sénèque. On trouve successivement une première exposition, issue de
!'Hippolyte voilé, et qui consiste en un dialogue entre Phèdre et la Nourri-
ce, et une seconde exposition où se voient les terribles effets de la passion
sur la reine.
Cette dualité n'a pas manqué de choquer les interprètes modernes
qui accusent Sénèque d'avoir emprunté à tort et à travers, sans discerne-
ment et sans souci de construire véritablement son drame.
Léo croyait autrefois que la scène du délire de Phèdre avait existé
aussi dans !'Hippolyte voilé 22, mais il la plaçait ailleurs qu'à l'endroit que
lui a assigné Sénèque, n'hésitant pas à écrire: «eam (scaenam) hoc saltem
loco bonus poeta conlocare non potuit». Aujourd'hui, on renonce à inclure
cette scène dans !'Hippolyte voilé et l'on «excuse» Sénèque en disant qu'il
a emprunté ce monologue pathétique à !'Hippolyte porte-couronne parce
que son but était, en premier lieu, de représenter les effets des passions
(mi0rJ),effet qui se trouve évidemment illustré d'une manière fort claire
par cette scène 23 •
Dans ces conditions, il devient plus facile d'admettre que d'autres
passages de !'Hippolyte porte-couronne, dont l'équivalent se retrouve chez
Sénèque, proviennent directement de cette pièce, au lieu de supposer sys-
tematiquement que la seconde tragédie d'Euripide a utilisé des morceaux
de la première - et que ce sont ces morceaux dont on retrouve la trace
chez Sénèque 24 • Il serait vain de poursuivre ici l'analyse de tels passages
dans le détail; la seule considération de la scène du «délire» de Phèdre
suffit à établir que la pièce romaine est issue, non de l'imitation d'un seul

20 V. 387-403.
21 V.170etsuiv.
22 Éd. cit., l, p. 178.
23 Cl. Zintzen, op. cit., p. 41.
24Ce fait, indéniable dans certains cas (cf. ci-dessus, p. 562, n. 16), ne doit
cependant pas être considéré comme une règle absolue. Il est assuré, en quelques
cas au moins, que la transposition a été opérée par Sénèque lui-même, et non par
Euripide; cf. par exemple ci-dessous ce que nous disons de la «prière â la Lune,,
que le poète grec a tout â fait abandonnée en écrivant sa seconde piéce.
L'ORJGINALIT:8DE S2Nt!OUE DANS LA TRAG2DIE DE PHÈDRE 565

modèle, mais, comme le disent les historiens de la littérature, d'une conta-


minatio.
Il est même possible d'aller plus loin et d'établir, avec un degré suffi-
sant de vraisemblance, l'influence d'un troisième «modèle», la Phèdre de
Sophocle.
N'insistons pas trop sur le titre, bien qu'il tende à indiquer que
Sophocle, comme Sénèque, s'attachait au personnage de la reine plus
qu'à celui d'Hippolyte. Mais il est des indices plus précis et, nous l'espé-
rons, plus sûrs. I
Sénèque, pour expliquer l'absence de Thésée, nous dit qu'il s'est ren-
du aux Enfers accompagner Pirithoos qui souhaite enlever Perséphone.
Et l'on suppose généralement que c'était aussi la situation dans l'Hippoly-
te voilé. En fait, rien ne vient appuyer cette hypothèse. Le fragment 443 :
6) Àaµ1tpoç ai8r)p ,;µspaç t' éiyvovcpaoç,
Q)ÇllÔÙ À.6000'6lV tOÎÇ t6 7tpllO'O'OOOlV KaÀ<ÔÇ
icai tOÎO'l ÔOOfUXOÙOlV, ©V 7t6cpt>K'tyro.
ne saurait être interprété comme le cri de Thésée revoyant la clarté du
ciel après un long séjour souterrain. On a fait remarquer 25 que ces vers
s'appliquent plutôt à quelqu'un qui sort de la maison après une nuit d'in-
somnie - puisque aussi bien Thésée ne surgit-il pas des Enfers dans Athè-
nes même!
D'autre part, si l'on admet que l'accord entre la pièce de Sénèque et
l'Héroïde IV d'Ovide définit, selon toute vraisemblance, un emprunt com-
mun à l'Hippolyte voilé, on est contraint d'avouer que cet accord n'existe
pas ici. Ovide, en effet, ne dit rien de l'expédition infernale de Thésée.
Aux vers 190-110, nous lisons seulement:
Tempore abest aberitque diu Neptunius heros;
ilium Pirithoi detinet ora sui.
Il est difficile d'accepter l'opinion de ceux qui, avec Wilamowitz, pensent
que ce «rivage de Pirithoos» désigne les Enfers. En réalité, il s'agit bien
évidemment d'un autre motif: les amours de Thésée et du prince thessa-
lien. Ce thème n'est pas non plus absent de la Phèdere de Sénèque, où
nous lisons :
Stupra et illicitos toros
Acheronte in imo quaerit Hippolyti pater 26 •

25
Friedrich, op. cit., p. 119.
z,, V. 97-98.
566 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Phèdre, par ces mots, exprime deux griefs d'une femme jalouse : le nom
d'Hippolyte rappelle l'aventure avec Antiope (tout en flattant la passion
de Phèdre), celle de Pirithoos suggère les liens qui unissent les deux hom-
mes. Et il est vraisemblable que, chez Euripide, dans la première tragé-
die, Phèdre tenait un langage analogue, mais, comme dans l'Héroïde IV,
ne mentionnait pas l'expédition dans le royaume d'Hadès. Celle-ci, au
contraire, figurait dans la Phèdre de Sophocle, comme tendent à le prou-
ver deux fragments :
éÇ11çàp' où& yi\ç évep8' épxou8avcov;
(8ria.) où yàp npoµoipaç TlWXTI puî.Çe-rm
21

et
"Eamvev où~ véo-ra1Cl)Uaivrov
ica.-rro2
1,

où l'on ne peut sans doute refuser, quoi qu'en dise Moricca, de reconnaî-
tre une allusion au chien Cerbère.
Le désaccord entre Ovide et Sénèque, l'accord entre Sénèque et
Sophocle laissent supposer que, sur ce point, le dramaturge romain s'est
séparé de l'Hippolyte voilé pour suivre la Phèdre de Sophocle.
Il ne nous est malheureusement pas possible de savoir si cette
influence de Sophocle s'est exercée encore ailleurs. On peut seulement
supposer que, chez Sophocle, Phèdre, consciente de la faute qu'elle com-
mettait en désirant l'amour d'Hippolyte, ne se montrait pas cynique, com-
me l'héroïne de l'Hippolyte voilé, mais demandait le secret et s'efforçait
de supporter un mal qu'elle n'avait pas mérité. C'est du moins ce que
semblent indiquer deux fragments :
icàva.axe0'8emyéoam• To yàp
cruyyro-re
-yuvm;ivaiO'XP<'>v
ôei -yuvaiic'àei a-réye1v29
et
aiax11µàv, ro-yuvaiiceç,ooô'èiv eiç cpuy01
ppo-réov1to8',c1'>icai Zeùç ècpopµ11anicaica.
Nooouç ô' àvcî.'YIC11-ràç 8e11M-rouç
cpépe1v 30 •

Cette idée du caractère inéluctable de la faute apparaît dans le premier


acte de Sénèque 31 , où il est expliqué par la malèdiction de Vénus. On le

27 Fr. 624.
21 Fr. 625.
29 Fr. 618.

30 Fr. 619.

11 V. 113 et suiv.
L'ORIGINALITB DB SBNBOUB DANS LA TRAGBDIB DB PHSDRE 567

retrouve chez Ovide 32, ce qui laisse supposer que le thème avait été
exploité par Euripide dans sa première tragédie. L'Hippolyte porte-cou-
ronne se contente d'y faire une ou deux allusions rapides 33•

*
* *

Telles sont les données que nos sources nous permettent, tant bien
que mal, de rassembler pour c poser le problème>. A ce stade, nous cons-
tatons déjà que les termes de son énoncé doivent être modifiés : la Phèdre
de Sénèque n'est pas issue d'une seule source, elle n'est pas non plus
indépendante de tout modèle, mais elle résulte d'une synthèse, opérée
entre deux, ou plutôt trois tragédies grecques, sans parler de l'influence
possible exercée par Lycophron ou même par Ovide. Cette constatation
n'a rien pour surprendre. Sénèque, ce faisant, reste fidèle à la tradition
du théâtre romain et suit d'innombrables exemples, depuis Plaute et
Térence. Mais quelle est son intention? Et en quoi consiste son apport
personnel?
Beaucoup de critiques sont portés à dire que Sénèque a tout brouillé.
Telle est l'opinion de Léo, que nous avons rapportée. Mais il est difficile
de s'en tenir à cette position purement négative, ne serait-ce qu'en raison
de l'influence considérable exercée, à partir de la Renaissance, par la
Phèdre latine. Il y a quelque chose de choquant à croire que plusieurs
générations de poètes, et Racine lui-même, ont demandé leur inspiration
à un auteur brouillon dont le seul mérite aurait été de transmettre une
version abâtardie des chefs-d'œuvre grecs.
Pour comprendre la nature de cette tragédie de Phèdre, il faut tenir
compte d'un autre élément, sur lequel les critiques font généralement le
silence, mais dont l'importance est grande. Par sa structure, en effet, la
pièce de Sénèque est fort éloignée de ses modèles classiques. Non seule-
ment les chœurs sont remplacés, comme de coutume, par ce qu'Aristote
appelle des tµj3oi..tµà, mais la chronologie de l'action ne s'établit pas du
tout de la même façon que chez Euripide ou Sophocle. La dualité des
«expositions», celle qui est, pour l'essentiel, empruntée à !'Hippolyte voilé,
et celle qui vient de l'Hippolyte porte-couronne, se justifie si l'on admet,
comme cela s'impose, que les deux épisodes ne se succèdent pas immédia-
tement mais sont séparés par un intervalle notable de temps, plusieurs
jours peut-être. Sénèque, en recourant à cette extension du drame dans la

31Her. IV, 53 et suiv.


n V. 337.
568 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

durée, ne fait qu'appliquer la technique du drame hellénistique, telle


qu'elle apparaît dans l"El;«rCO'Yll d'Ézéchiel3 4 • Peut-être y a-t-il là une
influence de Lycophron, mais Sénèque n'avait nul besoin d'un modèle,
s'il est vrai que la tragédie romaine est issue de la tragédie hellénisti·
quels.
Cette convention une fois admise, il devient possible d'admettre que
la reine, dont on nous fait connaître, au cours du premier acte, la déter-
mination de parvenir à ses fins, se trouve, lorsque nous l'apercevons pour
la seconde fois, dans un état d'âme bien différent de celui que nous lui
avions d'abord connu. D'ailleurs, le «point d'inflexion» est saisissable, il
se situe à la fin du premier acte. Au début de la longue scène avec la
Nourrice, Phèdre affirme cyniqument son intention de séduire Hippolyte,
mais les objurgations et les prières de la Nourrice ont raison de son cynis-
me qui n'était, apparemment, qu'affecté, et la voici, brusquement, qui
cède:
non omnis animo cessit ingenuo pudor.
Paremus, altrix. Qui regi non uult amor
uincatur. Haud te, fama, maculari sinam.
Haec sola ratio est, unicum effugium mali:
uirum sequamur, morte praeuertam nef as 36 !

On peut être embarrassé devant la soudaineté de ce revirement - qui


est bien dans la manière de Sénèque - mais il faut le reconnaître pour
sincère. Zintzen a beau supposer que l'héroïne de l'Hippolyte voilé se
livrait, en ce point, à un chantage pour décider la Nourrice à intervenir
en sa faveur, ce n'est là qu'une défaite. En réalité, et sans s'embarrasser
d'une transposition compliquée, ce mouvement a son origine dans l'Hip-
polyte porte-couronne. Ces quelques vers résument brièvement deux scè-
nes d'Euripide, dans lesquelles on voit Phèdre déterminée à sauver son
honneur. Par exemple, les arguments auxquels elle recourt:
èJC 'téi'>Vyàp ai<JXP&v èo())..à µTlx«vroµ&8a37
et encore:
()\)yàp 't1 'tOÎO'\V ci>crl't&p1tVÙXPTIÀty&lV,
à)J,,' èç ()'tOl) 'tlÇ 6ÙICÀ6rJÇî&VTJO&'tat38.

14
Cf. A. Kappelmacher, Zur Tragôdie der hellenistichen Zeit, Wien. Studien,
LLIV (1924), p. 69-86.
35
Cf. P. Venini, Note sulla tragedia ellenistica, Dioniso, 1953, p. 3-26.
36
V. 250 et suiv.
37
V. 331.
31
V. 448-489.
L'ORIGINALITÉ DB S8N8QUB DANS LA TRAG8DIB DB PHÈDRE 569

Son bon renom, sa «gloire>, la Phèdre de !'Hippolyte voilé paraît s'en


être peu souciée 39 • Mais celle de !'Hippolyte porte-couronne est prête, com-
me l'héroïne de Sénèque, à mourir pour la sauver :
tphov 6', smn6ri tot<rl6'oi>1c s;tiwtov
1ru1tptv1<:pati'jaat,1eat8avdv s&x;é µot
1CpCl'tt<J'tOV- OOO&Ç 40.
à.VtSpSÎ • f3ouÀSUµO:tCOV

A partir de ce moment - qui se situe dans les dernières répliques du


premier acte - Sénèque abandonne, au moins pour un temps, les données
qu'il trouvait dans !'Hippolyte voilé, les emprunts qu'il lui fait sont détour-
nés de leur sens primitif. Une scolie à Théocrite·" nous permet de saisir le
mécanisme de cette transformation. Nous y lisons, en effet, que Phèdre,
dans le premier Hippolyte, se livrait à des incantations magiques et adres-
sait des prières à la Lune pour obtenir l'amour d'Hippolyte 42 • La prière à
Diane (qui ressemble, par bien des traits, à une véritable incantation) se
retrouve bien dans la tragédie latine, mais elle est mise dans la bouche de
la Nourrice 43 • Zintzen 44 suppose que le scoliaste s'est trompé et que, dans
!'Hippolyte voilé, c'était aussi la Nourrice qui invoquait la Lune. Hypothè-
se dangereuse et arbitraire. Sans doute les scoliastes se trompent-ils par-
fois, mais pas toujours aussi à propos pour sauver une thèse compromi-
se!
Si l'on accepte le témoignage du scoliaste - qui vient, en somme, cor-
roborer les conclusions déjà acquises sans lui - on voit commment Sénè-
que a joué des deux personnages dont il disposait - et qui paraissent bien
avoir été communs aux deux tragédies d'Euripide - la Nourrice et la rei-
ne. Dans le premier Hippolyte, la Nourrice, vraisemblablement, tentait de
détourner Phèdre de sa folle passion; dans l'Hippolyte porte-couronne, au
contraire, elle se fait tentatrice, et c'est sur elle que retombe la responsa-
bilité de la faute. Dans la tragédie romaine, la Nourrice assume successi-
vement les deux fonctions, selon que Phèdre se montre déterminée à per-
sévérer dans son amour ou, au contraire, se repend et se fait horreur.
Dans ces conditions, le problème de la responsabilité morale prend,
dans la tragédie romaine, un tout autre aspect; pour que cette responsa-

19 Cf. ci-dessus, p. 561, et les fragments cités.


40 V. 399 et suiv.
41 II, 10.
Tatç ~n
41 icatqoµtvuiç -n;v aSÀ.ftVllv µstaicaÀ8Îa8al OUV118~.ci>Ç
icai Eùpt-
ff0l8t clla{3pcuo
m.3TJ<; xpanoooav tv tq, icaÀUJttoµtV<p'hrnoÂ.lmp.
41 V. 406 et suiv.
44 Op. cit., ad /oc.

]7
570 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

bilité soit totale, il faut qu'une même volonté conçoive le crime et l'exécu-
te. La Phèdre du premier Hippolyte était un monstre, une femme impudi-
que, criminelle; celle de l'Hippolyte porte-couronne une victime, instru·
ment douloureux de la vengeance poursuivie par Aphrodite et manœu-
vrée par une Nourricë sans scrupules. Dans la pièce romaine, la reine,
déterminée d'abord à se faire aimer de son beau-fils, hésite, lorsqu'on lui
représente l'horreur de son désir, refuse d'aller plus loin et commence
contre elle-même une longue lutte dont nous ne voyons que le début (à la
fin du premier acte) et le résultat pitoyable, au début du second. Incapa-
ble de résister à ce qui est devenu un mal physique, une véritable posses-
sion «démoniaque», elle accepte, à demi inconsciente, que la Nourrice
révèle la vérité à Hippolyte. Puis, sans presque le vouloir, la voici qui se
trouve non seulement devant celui-ci mais dans ses bras; elle n'est plus
maîtresse d'elle-même; divisée profondément, elle laisse échapper cet
aveu - presque unanimement et regrettablement mutilé par les éditeurs :
Vos testor omnis, caelites, hoc quod uolo
me nolle 45 !

Sénèque n'a sans doute jamais mieux exprimé l'ambiguïté d'une ac-
tion, l'incertitude de tout jugement moral appliqué à un être. Déjà l'on
discerne, naissante, la célèbre formule : «un Juste à qui la Grâce a man·
qué».
Sénèque n'a pas inventé les données elles-mêmes du problème. Ces
données viennent d'Euripide qui, contrairement à la maxime socratique,
soutenait qu'une faute pouvait être commise sciemment. De telles idées
apparaissent chez lui fréquemment. Elles figurent dans l'Hippolyte porte·
couronne 46 , dans la Médée 41 , ailleurs encore. C'est à lui, sans doute, et à
l'Hippolyte voilé qu'il faut certainement faire remonter la formule dont
se sert Phèdre chez Sénèque :
Quae memoras
uera esse nutrix; sed furor cogit sequi
peiora. Vadit animus in praeceps sciens.
remeatque frustra sana consilia appetens 48 •••

45
V. 604-605. Les deux mots me nolle sont souvent supprimés par les éditeurs,
sans bonne raison. Bien que le vers qu'ils forment soit incomplet, le fait n'est pas
sans exemple dans le théâtre de Sénèque (cf. l'édition de Giomini, cit., ad lac.).
46
V. 380 et suiv.
47
V. 1077 et suiv.
•• V. 177 et suiv.
L'ORIGINALITa DE SaNaOUE DANS LA TRACIBDIE DE PHiDRE 571

Mais tandis que l'hêroine du premier Hippolyte s'en tenait là, et per-
sêvêrait dans le crime, celle de Sênèque rêussit, un temps, par un extraor-
dinaire effort de volontê, à contenir sa furor, à sauvegarder sa libertê par
le moyen suprême offert aux Stolciens, le recours au suicide.
Du même coup, l'aveu de Phèdre à Hippolyte prend une autre signifi-
cation que celle qu'il pouvait revêtir dans l'Hippolyte voilé. Dêcidêe à
mourir, mais rêsolue aussi à tenter toute possibilitê de salut, elle va par-
ler, en se rattachant à la dernière et fragile possibilitê d'espoir - que son
amour cesse d'être criminel, si le consentement d'Hippolyte le transforme
en une affection lêgitime. Pour nous, l'amour de Phèdre ne saurait être
que criminel. Aux yeux d'un Romain, il cesse d'être coupable si, par le
divorce ou le veuvage, le rapport de ces deux êtres cesse d'être celui
d'une mère et d'un fils. C'est ce qu'expriment assez clairement des vers
surprenants, prononcês par Phèdre avant la scène de l'aveu:
Aude, anime, tempta, perage mandatum tuum.
Intrepida constent uerba; qui timide rogat
docet negare. Magna pars sceleris mei
olim peracta est : serus est nabis pudor.
Amauimus nefanda. Si cœpta exsequor
forsan iugali crimen abscondam face.
Honesta quaedam scelera successus facit 49 • ••

En ce moment dêcisif, Phèdre commence par revendiquer la respon-


sabilitê totale de sa dêmarche; elle dêcide d'accomplir elle-même la mis-
sion qu'elle avait acceptêe, par faiblesse, de confier à la Nourrice (manda-
tum tuum . .. ). Elle constate que son crime est dêjà derrière elle - il est
dans son dêsir maudit. Mais peut-être Hippolyte va-t-il accepter, et alors
le mariage sera possible. L'amour coupable deviendra lêgitime. On com-
prend pourquoi Sênèque a empruntê à Sophocle cette donnêe invraisem-
blable, le voyage de Thêsêe aux Enfers. Il faut que la reine puisse lêgiti-
mement croire son mari disparu. Veuve, elle n'est plus rien pour Hippoly-
te, qui peut l'êpouser sans inceste.
Dans l'Héroïde IV, Phèdre est bien diffêrente: cynique, sensuelle, elle
évoque avec complaisance un bonheur vêritablement incestueux 50 • Pour
que son crime soit total, il faut que Thêsêe ne soit pas mort, mais seule-
ment absent, pour un temps, et infidèle - et son infidêlitê à elle est à la
fois une vengeance et, parce qu'elle est doublement criminelle, une volup-

49 V. 592 et suiv.
50 V. 129 et suiv.
572 ROME, LA LITT~RATURE ET L'HISTOIRE

té. Nous pouvons croire qu'Ovide, en présentant cette image «noire» de


Phèdre, est assez proche de l'Hippolyte voilé.
Dans la tragédie de Sénèque, au contraire, la déclaration de Phèdre,
impudique, si l'on veut, à ne la juger que de l'extérieur, devient, si l'on
consent à accepter la démarche de cette âme torturée, non seulement
légitime mais nécessaire : tout se joue pour elle en ce moment; tout peut
être gagné si Hippolyte se laisse fléchir: l'amour, le bonheur et l'absolu-
tion!
Mais Phèdre, à ce moment même, n'est pas dupe d'elle-même; elle
sait qu'Hippolyte est inflexible, elle sait qu'elle va mourir, mais elle ne
peut pas ne pas aJler jusqu'au bout, précisément parce que son crime
même et aussi sa résolution de mourir sont déjà derrière elle. Elle mour-
rait trop tôt si elle mourait sans parler!
Reste un autre problème: pourquoi, si Phèdre s'est ainsi condamnée
à mourir, accepte-t-eJle d'accuser Hippolyte?
Remarquons d'abord que l'héroïne du second Hippolyte, dont on
nous dit qu'elle n'est pas vraiment «coupable», se suicide, certes, sans
parler, mais elle n'en transmet pas moins une dénonciation écrite, qui
n'est pas moins fatale au jeune homme. Évidemment, la donnée légendai-
re imposait ce dénouement, pour expliquer la péripétie traditionnelle et
inévitable : la malédiction que Thésée porte contre Hippolyte, et la mort
«rituelle» de celui-ci, déchiré dans la campagne. Sénèque ne pouvait se
dérober à ce dénouement nécessaire. Phèdre devait dénoncer Hippolyte.
Mais Sénèque a donné l'idée à la Nourrice. repoussée par Hippolyte, Phè-
dre, abandonnée à elle-même, ne songerait qu'à accomplir son destin et à
mourir. Lorsque Thésée survient inopinément, il doit la contraindre à
parler:
si causa leti dicitur, fructus perit 51 •

Et, en effet, elle veut sauver sa gloire. Elle ne rompt le silence (qui sauve-
rait celle-ci aussi efficacement que la calomnie) qu'au moment où Thésée
menace de tourturer la Nourrice.
La mort d'Hippolyte, si elle sauvegarde les «apparences», en permet•
tant de dissimuler à tout jamais le crime, ne relève pas Phèdre de la
condamnation qu'elle a portée contre elle-même. Elle veut mourir, bien
que cela ne soit plus absolument «nécessaire»; mais elle s'en explique fort
clairement :

51 V. 872.
L'ORIGINALITé DE saNaouB DANS LA TRAGaDIB DE PHÈDRE 573

morere, si casta es, uiro,


si incesta, amori 52 •
Cette mort est ambiguë, comme l'avait été toute sa conduite: o mors,
amoris una sedamen mali, / o mors pudoris maximum laesi decus 53• Elle
meurt pour ne pas survivre à la ruine de son amour et aussi pour sauver
son respect d'elle-même: pudoris ... laesi decus.
En ce dénouement aussi, comme plus haut, la mort apparait comme
l'affirmation suprême de la liberté, mort d'autant plus nécessaire qu'elle
est plus gratuite. Phèdre ne meurt pas pour «rendre au jour toute sa
pureté>, mais pour retrouver sa propre dignité. A cet égard, Phèdre est
stoïcienne - ou peut-être simplement romaine, plus proche de la «ver-
tueuse Lucrèce> que de la légendaire et incestueuse marâtre athénienne;
et son stoïcisme n'apparaît guère qu'à la réflexion, et sur ce seul point,
car Sénèque, quand on y regarde de près, ne «prêche> guère. L'œuvre
demeure entièrement littéraire; elle s'explique par le mécanisme d'une
imitation pratiquée à la manière traditionnelle des dramaturges romains.
L'originalité de Sénèque, assez semblable à celle de Térence, consiste à
avoir fondu en un ensemble nouveau deux et sans doute trois pièces anté-
rieures, de façon à faire surgir une situation morale entièrement nouvel-
le. Phèdre est pour lui une «expérience> sur la psychologie de la passion
et une analyse concrète de la responsabilité. Les formules traditionnelles
de l'école n'interviennent pas. Ce n'est pas encore Sénèque le philosophe
qui parle, mais un Sénèque qui se prépare à philosopher et découvre, au
théâtre, une réalité humaine dont ses traités, plus tard, et surtout sa «di-
rection de conscience> retireront le bénéfice.

52 V. 1184-1185.
53 V. 1188-1189.
LE DISCOURS DE SÉNÈQUE À NÉRON
DANS LES «ANNALES» DE TACITE

Lorsqu'il raconte, longuement, la mort de Sénèque, Tacite nous fait


un aveu: rappelant que le philosophe, après s'être ouvert les veines, avait
trouvé la force de dicter à ses sécrétaires des pages qui furent ensuite
publiées, il ajoute «qu'il lui semble inutile de paraphraser un texte qui a
été publié dans les mots même de l'auteur»•. Ce qui signifie que le dis-
cours qu'il prête au philosophe lors de son entrevue avec Néron, quelque
temps auparavant, est non pas un témoignage authentique (personne ne
se trouvait là pour prendre au vol les propos des deux interlocuteurs)
mais une reconstitution de l'historien lui-même. Il n'est nullement impos-
sible que le sens général du discours soit conforme aux propos tenus par
Sénèque; ceux de Néron sont présentés avec la formule qui en authentifie
au moins l'intention d'ensemble: ad quae Nero sic ferme respondit 2 • On
imagine par quelle voie cet entretien privé a pu passer à l'histoire: Sénè-
que en a sans doute lui-même révélé la teneur aux amis qui, fidèles à sa
mémoire, on renseigné, après la mort du «tyran», les écrivains qui entre-
prenaient de reconstituer les événements du règne maudit. Mais ce n'est
là qu'une hypothèse, et nous aimerions savoir dans quelle mesure Tacite
a transmis l'esprit de cette conversation dramatique, s'il s'est contenté de
la résumer, ou s'il a fait plus, s'il l'a reconstituée selon ce qu'il croyait
être la vraisemblance. Nous ne sommes malheureusement pas ici dans les
conditions privilégées qui permettent d'interpréter les pages où Tacite
résume le discours de Claude sur le droit de cité demandé par les Gau-
lois 3. Nous ne possédons aucune inscription, aucun document autre que

1
Tac. Ann. XV, 7: et nouissimo quoque momento suppeditante eloquentia,
aduocatis scriptoribus, pleraque tradidit quae in uulgus edita eius uerbis inuenere
supersedeo.
2 Ibid. XIV SS, 1.

3 Ibid. XI 24 et suiv.
576 ROME, LA LITI1!RATURE ET L'HISTOIRE

le texte de Tacite lui-même, et c'est lui qu'il convient d'interpréter. Et,


pour cela, il nous semble que la seule méthode possible consiste à compa-
rer ce discours, dans son esprit et dans sa forme, à la «manière» de Sénè-
que, avec l'espoir de déterminer ce qui peut venir de celui-ci, et ce qui
peut faire l'objet d'une imitation voulue, d'un pastiche conscient.
Dès les premiers mots, le ton est celui auquel peuvent s'attendre des
lecteurs de Sénèque: Quartus decimus annus est, Caesar, ex quo ... 4• Ce
début abrupt éveille bien des souvenirs, depuis le De prouidentia (quaesis-
ti a me, Lucili .. .) jusqu'au De breuitate uitae (maior pars mortalium, Pau-
line, de naturae malignitate conqueritur .. .) 5• Qu'il s'agisse bien d'un exor-
de familier à Sénèque, c'est ce que prouve le ton, sensiblement différent,
de la réponse prêtée à Néron : quod meditatae orationi tuae statim occur-
ram . .. 6 • Ici, aucun nom, aucune apostrophe. C'est que le discours de
Sénèque est fait pour ressembler à une «diatribe», à l'un de ces dialogues
qui forment une grande partie de son œuvre. Même devant le prince, et
alors qu'il présente une requête, Sénèque ne peut abandonner l'attitude
du maître composant une suasoria en forme. Mais s'il est un point sur
lequel nous pouvons soupçonner l'intervention de Tacite, c'est assuré-
ment sur ces premiers mots, qui sont de pur style. Et nous sommes d'em-
blée conduits à soupçonner que Tacite conçoit ce discours comme un
moyen de «caractérisation» - ce qui n'est point pour nous surprendre
chez lui -, bref, qu'il compose, peut-être sur des données authentiques, un
pastiche de Sénèque, moins avec l'intention de rivaliser avec l'écrivain
qu'avec celle de donner une image vraie (telle qu'il la conçoit) du person-
nage historique, de l'acteur dans le drame reconstruit.
Or, nous connaissons bien l'un des caractères de la «diatribe», telle
que la pratique Sénèque : les tons y sont mêlés avec, en apparence, la plus
totale liberté, le familier avec le poétique, le dogmatique avec le trivial. Si
Tacite a vraiment voulu composer une diatribe «à la manière de Sénè·
que», nous ne manquerons pas de trouver ici au moins des traces de cette
liberté.
Dès la première phrase, ce mélange des «niveaux de langue» se révè-
le avec évidence. Nous voyons deux propositions, symétriques, exprimant
toutes d'eux l'idée de «depuis que ... >, mais la première est introduite
par ex quo, la seconde par ut. Ex quo appartient au langage familier, c'est
un tour vivant; ut, au contraire, est rare en ce sens, et comme une survi-

• Ibid. XIV 53, 2.


5
V aussi De const, sap., De uita beata, Ad Helu. matr., etc.
• Tac. Ann. XIV, 55, 1.
LE DISCOURS DE S8N8QUE À N8RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE 577

vance fragile 7 • On rapprochera, par exemple, pour l'emploi de ex quo,


une phrase de la Consolatio ad Marciam : ex illo quo primum lucem uidit
(homo) ... •, où l'usage classique de la langue écrite eût imposé cum pri-
mum ou simul atque. ·
On mettra aussi au nombre des expressions empruntées volontaire-
ment â la langue parlée l'emploi de fortuna dans la phrase : iube rem per
procuratores tuos administrari, in tuam fortunam recipi. Fortuna, au lieu
du pluriel, pour désigner la «fortune>, les biens possédés, passe, on le
sait, pour «familier et poétique>. Sénèque emploie très souvent le terme
de fortuna, mais, le plus souvent, au sens le plus classique; les biens de
fortune sont pour lui munus fortunae; parfois, chez lui, fortuna désigne la
condition, en particulier celle du prince, ainsi dans un passage de la
Consolation â Marcia, où nous lisons qu'octavie, ipsam magnitudinis fra-
ternae nimis circumlucentem fortunam exosa, se plongea dans une solitu-
de totale 9 • Le mot est alors assez voisin par le sens de l'emploi qu'en fait
ici Tacite, mais il en demeure distinct. Nous avons, en quelque sorte, dans
ce passage des Annales, un «hypersénécisme >!
Une autre expression encore se révèle, â l'examen, caractéristique de
la syntaxe familière. Tacite fait dire â Sénèque : quartus decimus annus
est, Caesar, ex quo spei tuae admotus sum ... , ce que H. Goelzer traduit
par: «il y a quatorze ans, César, que je fus attaché â ce qui n'était pour
toi qu'une espérance ... > Ce sens, â la réflexion, ne laisse pas de surpren-
dre. Lorsque Sénèque fut appelé par Agrippine auprès de Néron, celui-ci
n'était pas l'héritier de l'empire, et les projets d'Aggrippine n'étaient pas
ouvertement proclamés. Sénèque veut-il insinuer qu'il fit partie de la
conjuration qui le porta au pouvoir? Mais les mots de Tacite n'imposent
pas ce sens, qui obligerait â penser que, dès l'âge de douze ans. Néron
songeait â l'empire. On pensera sans doute que spei tuae équivaut simple-
ment â spes tui (ou spei tui): «l'espoir de ce que tu es maintenant». C'est
ainsi que nous lisons dans la Consolation à Marcia : neque enim recta inge-
nia qualem in adulescentia spem sui fecerant usque in senectutem pertule-
runt 10• Il faut donc, si l'on accepte cette interprétation, et ce rapproche-
ment, que l'adjectif possessif, tuae, ait été mis au lieu du pronom au géni-
tif. Rien, là, non plus, qui répugne â l'usage de Sénèque ni â celui de la
langue familière. Dans la même Consolation à Marcia nous lisons en

7 Cf. Leumann-Hofmann-Szantyr, Lat. Gramm. Münich 1965 p. 636.


1 XXXI 6.
9 Ad Marc. II 5.

10 Ibid. XXII 2.
578 ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE

effet : f auente te remediis tuis pour dire : c si tu secondes l'action des


remèdes qui doivent te guérir» 11• On voit que l'adjectif équivaut à un
génitif de valeur objective. Il est certain que l'expression, en elle même,
présente un caractère familier, presque relâché 12, mais qui n'est nulle-
ment étranger à la manière de Sénéque 13•
Nous trouvons donc, dans ce discours prêté à Sénèque, des traits de
langue et de style dont nous découvrons sans peine l'équivalent dans
l'œuvre authentique du philosophe. Mais peut-être objectera-t-on que la
différence des tours signalés jusqu'ici avec ceux qui appartiennent à la
langue de Tacite n'est pas telle qu'il faille croire à une intention particu-
lière de l'historien. Celle-ci, pourtant, est évidente, et se révèle dans le
recours à l'un des procédés les plus caractéristiques de Sénèque, la proso-
popée interrogative. Assez plaisamment, Tacite imagine que Sénèque s'in-
terpelle lui-même et se demande :
« Faut-il que moi, issu d'une famille équestre, provinciale, je sois
compté parmi les grands de la nation? Que mon élévation toute récente
brille au milieu des nobles et de ceux que précède une longue suite d'il-
lustrations? Où est cette âme satisfaite d'une situation modeste? C'est elle
qui a construit de si beaux jardins, qui se pavane dans de si belles pro-
priétés de plaisance, qui déborde de si immenses domaines, de revenus
provenant de si loin? Une seule excuse se présente à moi, c'est que mon
devoir m'interdisait de résister à tes générosités» 14 •
De telles prosopopées, formées d'interrogations répétées, reviennent
souvent chez Sénèque. Nous rappellerons par exemple la prosopopée du
père de Marcia dans la Consolation : cur te, filia, tam longa tener aegritu-
do? Cur in tanta ueri ignoratione ... ? Nescis quantis fortuna procellis dis-
tur bet omma. · ' . . . Regesne ti'b'i nominem
. . . . .'A n romanos d uces . . . .'A n
nobilissimos uiros ... ? 15• Mais le rapprochement est encore plus significa-
tif avec un passage très célèbre du De uita beata, dont le sujet est tout
proche de celui que traite Sénèque devant Néron. Sénèque imagine qu'un
adversaire des philosophes s'adresse à lui et s'écrie: «Pourquoi donc y
a-t-il plus d'énergie dans tes paroles que dans ta vie? Pourquoi te fais-tu
humble en parlant à quelqu'un qui est au-dessus de toi et penses-tu que

11 Ibid. I 5.
Leumann ... op. cit. p. 66.
12

On comprendra ainsi De breu. u. X 4 : necesse est memoriam suam ti-


13

meat = memoriam sui («le souvenir qu'il a de luh). Cette memoria est dite: pars
temporis.
1• Ann. XIV 53, 6-8.

15 Ad Marc. XXVI 2.
LE DISCOURS DE St!NBQUE A Nt!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE 579

l'argent est un accessoire indispensable, pourquoi es-tu affligé par une


perte, et verses-tu des larmes si tu apprends la mort de ta femme ou d'un
ami, pourquoi tiens-tu compte de ce que disent les gens, et es-tu sensible
aux propos méchants? Pourquoi ta propriété de campagne est-elle plus
élégante que ne l'exige la simple utilité? Pourquoi tes diners ne sont-ils
pas conformes à la règle que ' tu t'es fixée . . etc., 16• Et l'on pourrait mul-
tiplier les exemples • Tacite, évidemment, pastiche l'éloquence de Sénè-
17

que, en accumulant les phrases interogatives, en n'établissant entre elles


aucune liaison, en introduisant comme une -gradation ascendante, en
dépit des répétitions où l'idée semble s'enliser. Mais, surtout il a réussi à
imiter, dans cette même prosopopée, un véritable «tic, de Sénèque, le
glissement du sujet, l'oubli de celui-ci, jusqu'à l'absurde.
Dans ce retour sur lui-même, Sénèque se demande «où est son âme»
éprise de modération et, tout suite après, il montre cette âme construisant
des jardins magnifiques, se pavanant (incedit) dans des villas de plaisan-
ce. Bien plus, cette âme «déborde» d'argent! Le mouvement éloquent (ou
voulu comme tel) dérive sans contrôle.
Il existe, dans le De uita beata, un passage tout à fait semblable, où le
même glissement a induit en erreur, à la suite de Madvig, plus d'un édi-
teur. Sénèque écrit en effet, pour définir, une fois de plus, le souverain
bien : licet et ita finire ut beatum dicamus hominem eum cui nullum
bonum malumque sit nisi bonus malusque animus, honesti cultor, uirtute
contentus, quem nec extollant fortuita nec fragant .. . 1•. Madvig corrigeait
cultor en cultorem, contentus en contentum, car il lui semblait absurde
que l'animus reçoive toutes les qualifications qui, en fait, appartiennent à
l'homme lui-même. Mais, précisément, c'èst méconnaître l'essentiel de la
pensée de Sénèque sur ce point : l'animus représente la totalité de la vie
intérieure, elle constitue l'être pensant dans son intégralité - la suite du
texte le montre avec évidence, lorsque Sénèque dit que l'âme ne considè-
rera comme un bien que ce qu'elle pourra se donner elle-même 19 - il ne
peut s'agir ici de l'homme dans son ensemble, mais de la partie rationnel-
le. Plus sensible que les éditeurs trop géomètres, Tacite s'est souvenu de
la pensé véritable de Sénèque, et l'a traduite (on dirait presque caricatu-
rée) par un mouvement d'éloquence fidèle jusqu'à l'absurde à son modè-
le.

16 De uita b. XVII 1-2.


17 Une suite d'interrogations oratoires, De prou. VI 2, etc.
11 De uita b. IV, 2.
19 Ibid. IV 2: qui nullum maius bonum eo quod sibi ipse dare potest nouerit.
580 ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

Et, plus on avance dans l'étude de ce discours, plus on retrouve la


pensée de Sénèque, et l'image de son style, les mots qui lui sont chers.
Quelques exemples suffiront sans doute à le montrer. Ainsi le mot iactatus
appliqué aux soucis que donnait à Mécène l'administration intérieure, est
l'un de ceux qui reviennent le plus souvent chez Sénèque pour décrire,
précisément, les tribulations des hommes politiques 20 , et, général, de la
fortune. L'image, peu à peu, s'est effacée, tant le mot répond à l'idée que
se fait Sénèque du calme intérieur indispensable à l'animus - le sens figu-
ré finit par l'emporter sur la valeur concrète. Sénèque s'est ainsi créé un
langage de la vie intérieure, et l'habileté de Tacite consiste à l'évoquer. On
comprendra ainsi, sans doute, l'expression: traditis quorum fulgore praes-
tringor21,en se référant aux mots prêtés à Sérénus dans le De tranquillita-
te animi : cum bene ista placuerunt, praestringit animum apparatus ali-
cuius paedagogii22. Le terme appartient à la description de la vie psycho-
logique, il suppose toute une conception de celle-ci, qui est précisément
celle de Sénèque.
On peut, aussi, rattacher aux thèmes familiers à Sénèque la compa-
raison avec la vie militaire et un voyage : quo modo in militia aut uia fes-
sus ... qui introduit la requête du philosophe 23 • Il suffira de rappeler les
mots célèbres à Lucilius: atqui uiuere, Lucili, militare est 24 , et un passage
de la Consolation à Polybe; quid enim est noui hominem mori, cuius tota
uita nihil aliud quam ad mortem iter est? 25. Enfin, le retour à la vie
contemplative, que se promet Sénèque s'il est déchargé du poids de sa
fortune, rappelle de fort près, et dans les termes même, les exhortations à
Paulinus : quod temporis hortorum aut uillarum curae seponitur in ani-
mum reuocabo, dit Sénèque dans Tacite - istum animi uigorem . . . a
ministerio honorifico quidem sed parum ad beatam uitam apto reuoca,
écrit-il à l'adresse de Paulinus 26 •
Lorsque Sénèque rappelle, discrètement, à Néron, les attaques dont il
est l'objet, à cause de sa fortune, il retrouve, d'une façon qui, s'il ne
s'agissait pas d'un pastiche, ne pourrait que sembler étonnante, les mots

20 De breu. u. V 1 : M. Cicero inter Catilinas, Clodios iactatus Pompeiosque et

Crassos. Cf. Ibid. li 2; VII 10; XVIII l;Ad Marc. X 6; XVI 10, etc.
21 Ann. XIV 54, 5.
22 I 8.

21 Ann. XIV 54, 3.


24 Ad Luc. 96, 5.
25 Ad Pol. XI 2; cf. Ad Luc. 30, 10.

26 De breu. u. XVIII 4.
LE DISCOURS DE SÈNBOUB A Nl:!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE 581

du De constantia sapientis : quae quidem (se. inuidia), ut omnia mortalia,


infra tuam magnitudinem iacet ... dit-il â Néron. L'idée est directement
empruntée â un développement du traité sur la «constance» du sage : ego
uero sapientem non imaginario honore uerborum exornare constitui, sed eo
loco ponere quo nulla permittatur iniuria . . . Nihil in rerum natura tam
sacrum est quod sacrilegum non inueniat. Sed non ideo diuina minus in
sublimi sunt, si existunt qui magnitudinem multum ultra se positam non
tacturi appetant 21• On voit que, dans le discours de Sénèque â Néron, le
philosophe parle comme ses propres livres!
Cette suasoria, que Néron qualifie, assez ironiquement, peut-être, de
meditata oratio, est composée avec un grand soin, et elle sacrifie aux
règles du genre, par exemple, et de la façon la plus visible, en appuyant la
requête sur deux exempla illustres. Ces exempla viennent immédiatement
après l'exorde. Or, nous lisons dans la Consolation à Marcia un passage
curieux, qui semble bien illustrer, et expliquer l'ordre suivi par Tacite
dans le discours prêté â Sénèque: «Je sais, dit Sénèque â Marcia, que
lorsqu'on veut donner des conseils, on commence généralement par les
préceptes et que l'on termine par les exemples. Mais parfois il est avanta-
geux de changer cette coutume. Il faut adapter son discours â chacun;
certains sont conduits par la raison; â d'autres, il faut présenter des noms
illustres, et un prestige qui ne laissera pas sa liberté â l'âme» 28 • Il appa-
raît donc que Néron est â ranger dans la catégorie de ceux que ne conduit
pas la seule raison mais que séduit un grand nom. On â peine â imaginer
que Sénèque ait effectivement procédé de la sorte avec son ancien élève,
mais cet ordre du discours imaginé, et plus encore la nature des deux
exempla choisis sont conformes â l'image que Tacite veut nous donner
des rapports entre Sénèque et Néron.
Nous savons en effet que, pour Tacite (et sans doute, aussi en réalité
- mais ce qui importe ici est la pensée de l'historien), le quinquennium
Neronis a pour caractère essentiel de marquer un retour â Auguste, â la
dyarchie du principat, opposée â la monarchie claudienne. On le voit clai-
rement par le résumé du «discours du trône», que Sénèque avait compo-
sé 29. Cela résulte aussi d'ailleurs, on le sait, de l'Apocoloquintose, où
Auguste apparaît comme l'arbitre suprême. Il est donc naturel que Sénè-
que assimile explicitement Néron â Auguste dans son discours, et qu'il se
voie lui-même dans la position d' Agrippa ou de Mécène.

27
De const. sap. III 3.
21
Ad Marc. II 1.
29
Tac. Ann. XIII 4.
582 ROME,LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

Faut-il faire honneur de ce rappel de sa propre politique à Sénèque


lui-même? Cela n'est nullement improbable - après tout l'argument était
habile, l'assimilation propre à flatter le jeune prince, et aussi à désarmer
ses soupçons et rassurer sa crainte de voir son ancien maître passer dans
les rangs de l'opposition, ou servir d'argument à celle-ci. Mais la mise en
forme du discours, la manière dont sont présentés ces exempta ne sau-
raient guère venir que de l'historien, qui se souvient peut-être de la doc-
trine de Sénèque, telle que la laisse entrevoir l'aveu de la Consolation à
Marcia, Nous discernons mieux ainsi les rapports entre le philosophe et le
prince, tels que les conçoit Tacite: le pastiche est ici au service de l'histoi·
re.
Il est un dernier point où les arguments prêtés à Sénèque se révèlent
conformes aux thèses stoïciennes. Sed uterque mensuram impleuimus, et
tu quantum princeps tribuere amico posset, et ego quantum amicus a prin-
cipe accipere, dit Sénèque. Mais dans quelle mesure un philosophe stoi·
cien était-il autorisé par le secte à accepter des présents du prince? Le
problème avait été souvent traité, depuis les origines du Portique, et il
s'était posé dès le temps de Zénon, que le roi Antigone Gonatas tenait en
très haute estime et appelait souvent auprès de lui, non sans résistance du
philosophe, qui lui dépêcha finalement un disciple. C'est chez Chrysippe
que l'on trouve la solution acceptée depuis par tous les stoïciens. Le sage,
dit Chrysippe, acceptera volontiers la royauté, et il en tirera de l'argent;
s'il ne peut lui-même être roi, il vivra en compagnie du roi et ira en guer-
re à ses côtés 30. Un texte de Stobée est plus précis encore: le sage, selon
Chrysippe, ne recourra pas seulement au roi, pour s'enrichir, mais à ses
amis plus fortunés que lui31 • Sénèque ne manquait donc pas à la morale
de la secte en acceptant les présents de Néron. Il était seulement nécessai-
re de conserver quelque mesur~. sous peine de déchaîner contre soi
l'inuidia. A ce moment, les avantages pratiques de ce «préférable» qu'est
l'argent étaient plus qu'effacés par les inconvénients de l'hostilité publi-
que.
Sur ce point, l'accord entre le discours et la logique de la doctrine est
si parfait qu'on ne pensera point qu'il soit dû à l'invention de Tacite. Ici
nous penserons que les mots prêtés au philosophe représentent sa pensée
véritable, et, sans doute, ce qu'il a effectivement dit à Néron au cours de
cette entrevue mémorable. Ayant à faire parler Sénèque, l'un des orateurs

JO Plutarque Contrad. des stoïc. XX p. 1043 b et suiv.; XXX p. 1047 f; Diog.


L. VII 188.
11
Stobêe Ecl. II 7, p. 109, 10.
LE DISCOURS DE S8N80UE À N8RON DANS LBS cANNALBS• DE TACITE 583

les plus réputés de son siècle, et un penseur dont l'œuvre continuait d'être
lue, était, en tout cas, suffisamment familière aux lecteurs des Annales,
Tacite nous paraît avoir choisi une solution qui conciliait les exigences de
son esthétique littéraire et celles de la vérité historique, tout au moins, de
la vraisemblance. Le Sénèque qu'il nous propose est en partie authenti-
que, en partie redessiné. Tacite, sur ce point, a suivi la même méthode
qu'en refaisant le discours de Claude: ne reproduisant pas littéralement
son modèle, il ne lui est pas non plus infidèle, mais s'efforce d'en attein-
dre l'essence, de nous le rendre plus vrai, peut-être, que la simple réali-
té.
PLACEET RÔLE DU TEMPS
DANS LA PHILOSOPIIlEDE SÉNÈQUE

Au moment où Sénèque commence à exposer à Lucilius les premiers


éléments de la spiritualité stoïcienne, ses premiers mots sont pour exhor-
ter son ami à établir une économie sévère de son temps: «C'est cela, mon
cher Lucilius, lui dit-il, rends-toi à toi-même et fais en sorte que le temps
qui, jusqu'ici, t'était ou bien arraché, ou bien dérobé, ou qui se perdait,
soit recueilli par toi et sauvegardé 1 ». Les deux réalités, celle de la person-
ne (uindica te tibi) et celle du temps, sont donc indissolublement liées ici
par Sénèque, comme si le temps était le lieu par excellence de tout être
particulier et si, pour libérer l'âme et lui assurer son autonomie, il fallait
commencer par délivrer la personne de la contrainte du temps. La pre-
mière lettre du recueil est tout entière consacrée à ce thème du temps, à
la nécessité de ne pas gaspiller ce présent de la nature. Lucilius, d'ail-
. leurs, en est persuadé par avance; dans une lettre antérieure, il s'est déjà
déclaré prêt à «embrasser» chaque instant 2 • Une méditation sur le temps
apparaît donc comme une propédeutique nécessaire pour qui s'engage
sur la voie de la philosophie. Et, sur ce point, les Lettres à Lucilius ne font
que reprendre la démarche et presque les termes mêmes du traité sur la
Brièveté de la vie.
Nous lisons ainsi dans le De breuitate Vitae, au chapitre second:
« ... si bien que, selon le mot, digne d'un oracle, prononcé par le plus
grand des poètes, c'est la moindre partie de notre vie que celle où nous
vivons 3 », et dans la Lettre à Lucilius: «Du reste, regardes-y de près: la
part la plus considérable de la vie se passe à mal faire, une large part à

1 Ad Lucil. l, 1 : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi et tempus, quod adhuc aut
auferebatur aut subripiebatur aut e;ccidebat,collige et serua.
2 Ibid., 2: fac ergo, mi Lucili, quod facere te scribis, omnes horas complectere.

3 De breu. uitae Il, 2 : adeo ut, quod apud ma.;cimum poetarum more oraculi dic-

tum est uerum esse non dubitem: e;ciguapars est uitae qua uiuimus.
586 ROME,LA LIITt!RATUREET L'HISTOIRE

ne rien faire, toute la vie à faire autre chose 4 >. Autre chose, c'est-à-dire,
assurément, autre chose que ce que comporte notre vocation d'homme -
autre chose que «vivre>, au sens le plus plein. C'est précisément ce qui
résulte du rapprochement avec le texte parallèle du De breuitate uitae. Le
temps véritablement vécu mérite seul le nom de temps, tout le reste n'est
que durée inerte.
A un autre point de vue encore l'exhortation à vivre selon la philoso-
phie est rattachée, aussi bien dans les Lettres à Lucilius que dans le De
breuitate uitae, au problème du temps. C'est par le temps, en effet, que
l'on vivra l'expérience de la mort. Nous lisons dans la même Lettre à Luci-
lius : « Me citeras-tu un homme qui attribue une valeur réelle au temps,
qui pése le prix d'une journée, qui comprenne qu'il meurt un peu chaque
jour? Telle est, en effet, l'erreur: nous ne voyons la mort que devant
nous, alors qu'elle est, en grande partie déjà, chose passée 5 > - et dans le
De breuitate uitae: «Vous vivez comme si vous deviez vivre toujours,
jamais ne vous vient l'idée de votre fragilité, vous ne remarquez pas com-
bien de temps est déjà passé 6 >. Assez curieusement, le «prix du temps>
est saisi grâce à la mort, qui en est la négation même. Ce sentiment, exas-
péré volontairement jusqu'à l'angoisse, afin de provoquer la «conversion>
totale à la vie philosophique trouve, dans les deux textes, une expression
voisine: «Vous gaspillez le temps comme si vous en aviez beaucoup à
revendre, alors que peut-être ce jour même, dont vous faites cadeau à
quelqu'un ou à quelque chose, est le dernier>, écrit Sénèque dans le De
breuitate uitae 1 et dans l'une des premières Lettres à Lucilius nous lisons:
«C'est pourquoi chaque jour doit être disposé comme s'il fermait la mar-
che, s'il mettait le terme et le comble à notre vie•>.
Tous ces rapprochements, que l'on pourrait multiplier, prouvent
l'importance attachée par Sénèque à une méditation sur le temps au

4
Ad Lucil. I, 1 : et si uolueris adtendere, maxima pars uitae elabitur male agenti-
bus, magna nihil agentibus, tota uita aliud agentibus. Nous avons suivi la traduction
H. Noblot, Paris, les Belles Lettres, 1945, sauf pour les quatre derniers mots, que
M. Noblot traduit ainsi: «Toute la vie à n'être pas à ce que l'on fait.>
5
Ibid., 2 : quem mihi dabis qui aliquod pretium tempori ponat, qui diem aesti-
met, qui intellegat se cotidie moriJ ln hoc enim fallimur quod mortem prospicimus:
magna pars eius iam praeterit. Trad. Noblot, citêe.
6
De breu. uitae III, 4 : tanquam semper uicturi uiuitis, numquam uobis fragili-
tas uestra succurrit, non obseruatis quantum iam temporis transierit.
7
III, 4 : uelut ex pleno et abundanti perditis, cum interim fortasse ille ipse qui
alicui uel homini uel rei donatur dies ultimus sit.
• Ad Lucil, 12, 8: itaque sic ordinandus est dies omnis tamquam cogat agmen et
consumat atque expleat uitam.
PLACB BT RÔLB DU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIB DB SÈNÈOUE 587

début de la «montée> vers la sagesse. L'insistance qu'il met à souligner


les résonances affectives du problème pourrait laisser croire que le direc-
teur de conscience utilise simplement un topos de la protreptique. Pour-
tant, un examen, même superficiel et, par la force des choses, incomplet,
du genre, tel que nous l'entrevoyons, ne laisse pas apercevoir qu'il ait
comporté, comme point de départ ni même, semble-t-il, en aucune façon,
une méditation sur le temps 9 • En réalité, celle-ci a un caractère philoso-
phique bien déterminé. Comme l'a fort bien montré naguère H. Mutsch-
mann 10, les développements sur le temps, aussi bien dans les Lettres à
Lucilius que dans le De breuitate uitae, ont une origine épicurienne. La
démonstration est aisée. On sait que l'épicurisme se plaisait à mettre l'ac-
cent sur le caractère irremplaçable de l'instant présent. Par exemple dans
le fragment conservé par Stobée et où nous lisons : «Nous ne naissons
qu'une fois; il n'est pas donné de naître deux fois; il est nécessaire que,
pour tout le reste de la durée, nous n'existions plus; mais toi, qui n'es pas
maître de ton demain, tu laisses passer l'occasion; la vie entière se gaspil-
le en atermoiement et chacun d'entre nous meurt sans avoir connu le loi-
sir11.>Cette idée du «loisir>, considéré comme le lieu de la liberté philo-
sophique, domine l'ensemble du De breuitate uitae, sans qu'il soit besoin
de faire intervenir, pour expliquer cette position, qui est purement philo-
sophique et doctrinale des contingences biographiques 12• On peut encore,
à la suite de V. Pôschl u, rapprocher un passage d'un papyrus d'Hercula-
num 14 : «Ils vivent en remettant toujours à plus tard, comme s'il devait
leur être donné de jouir ultérieurement des biens>, un développement du
De breuitate uitae: «Le plus grand gaspillage de vie est l'atermoiement:
c'est lui qui nous arrache chaque fois le jour qui vient, nous ôte les biens
présents, en nous promettant les biens à venir. Le plus grand empêche-
ment à vivre est l'attente, qui est suspendue au lendemain et perd

9 C'est ce qui semble ressortir du travail de M. Ruch, L',Hortensius» de Cicé-

ron, Paris, 1958, où est retracée, avec beaucoup d'ingéniosité et de soin, l'histoire
du genre protreptique.
10 Seneca und Epikur, Hermes, L (1915), p. 333 et suiv. .
11 Usener, Epicurea 204 (• Stobée, Floril., XVI, 28) yeyovaµsv limx;, füc;M ooic

Aanysvtaeai • &t -rov aitbva µl)dn sîvai • où M ooic {JJv'tflc;aùpiov IC\ipioc;àva-


&W..n-rov icai.p6v . o M fiioc; µ.sUriaµ(l> ~ai ooxo-
icai sîc;licaa-roc; ~µci>v
Â.ooµsvoc;cbtoevt1CJ1Csi. .
u Contrairement aux analyses, au demeurant intéressantes, de J.-M. Andre,
Recherches sur l'otium romain, Paris, 1962.
13 Die grosse Maecenasode des Horaz. Sitz. Heidelberg, 1961. p. 12, n. 9.

14 Ethic. Epic., ed. Wolfgang Schmidt, Pap. Herc. 1251, col. 1916: ltpè>c; àva-
6oï..rivÇci>cnvci>c;
t;scroµsvov aù-rotc;oo-rspov àya8ébv µs-raaxstv.
588 ROME, LA LITI'ÊRATURE ET L'HISTOIRE

aujourd'hui 15 ••• >, et aussi un texte emprunté à l'une des dernières lettres
conservées de la correspondance avec Lucilius : « Ne remettons rien à
plus tard; chaque jour, faisons nos comptes avec la vie. Le plus grand
mal, pour la vie, est qu'elle soit toujours imparfaite, qu'il y ait quelque
chose en elle que l'on remette à plus tard 16 .>
Mutschmann, qui ne considère que les Lettres à Lucilius, conclut des
formules évidemment épicuriennes qu'elles contiennent que Sénèque, au
moment où il écrivait à son ami pour l'exhorter à philosopher - C'est•
à-dire entre 63 et 64 ou 65 - venait de lire la correspondance d'Épicure et,
plus particulièrement, la Lettre à Idoménée, et qu'il s'en inspirait pour
l'usage de Lucilius. Mais, si l'on dépasse le cadre étroit des Lettres à Luci-
lius, on s'aperçoit bien vite que cette hypothèse ne supporte pas l'analyse.
Non seulement la Lettre à Idoménée apparaît comme une source bien
mince pour l'ensemble des Lettres à Lucilius, mais l'utilisation des mêmes
formules épicuriennes dans le De breuitate uitae prouve que quatorze ans
plus tôt, dès 49 après J.-C., Sénèque connaissait l'épicurisme et s'en ser-
vait pour composer son protreptique 17 • Il ne s'agit donc pas d'une
influence passagère, mais d'un choix délibéré, et il est certain que la
méditation sur le temps est une pièce maîtresse de sa parénétique. Ce que
l'on doit à Mutschmann, c'est d'avoir montré l'origine épicurienne de cet-
te méditation. De ces deux faits, quelle conclusion tirer? Faut-il croire,
comme on le dit parfois, que Sénèque a traversé une période épicurienne,
dans son évolution spirituelle? Mais aucun témoignage extérieur ne vient
confirmer cette hypothèse qui se heurte à bien des objections. Sénèque,
dans un très grand nombre de passages, critique la doctrine d'Épicure; à
aucun moment il ne semble avoir été séduit par l'affirmation que le plai-
sir constituait le Bien par excellence. Cette critique est particulièrement
détaillée, nous le verrons, dans le De uita beata, où elle ne se borne pas à
des affirmations indignées, comme cela arrive parfois, mais repose sur
une réfutation détaillée des thèses fondamentales du système 18• La date

15
9, 1 : maxima uitae iactura dilatio est : illa primum quemque extrahit diem,
illa eripit praesentia, dum ulteriora promittit. Maximum uiuendi impedimentum est
expectatio, quae pendet ex crastino, perdit hodiernum ...
16
Ad Lucil. 101, 7: nihil differamus: cotidie cum uita paria faciamus. Maxi-
mum uitae uitium est quod imperf ecta semper est, quod aliquod ex illa diff ertur ...
17
On pourrait sans doute objecter que cette date de 49 pour le De breuitate est
loin d'être admise par tous les critiques, que certains, précisément, ont essayé de
montrer que ce traité était contemporain des Lettres à Lucilius. Pourtant, il nous
sem~le que la date de 49 demeure la plus probable, même si elle n'est pas certaine.
V. ci-dessus, p. 501 et suiv.
11
Une très grande partie du traité est consacrée à cette discussion, sur le plan
PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE S~N~QUE 589

probable du traité, entre le De breuitate uitae et les Lettres à Lucilius, suf-


fit sans doute à exclure totalement l'idée d'un Sénèque épicurien. On
conçoit mal comment Sénèque épicurien. On conçoit mal comment Sénè-
que, séduit par l'épicurisme en 49, le renierait vers 55 pour y retourner
en 64. Ces variations s'accordent mal avec l'ensemble d'une œuvre où les
mêmes thèmes et les mêmes positions morales se retrouvent avec une
indéniable constance.
Si donc l'utilisation des arguments épicuriens sur le temps ne saurait
être considérée comme un simplè artifice de rhéteur, si elle ne répond
pas non plus à l'acceptation totale de l'épicurisme, il est nécessaire de
supposer qu'elle s'intègre étroitement à la pensée de Sénèque, qu'elle
exprime un aspect de sa propre philosophie. Et cette conclusion ne tarde
pas à trouver sa confirmation.

*
* *

A l'intérieur de l'épicurisme, cette analyse du temps, à laquelle font


allusion les deux fragments cités plus haut 19, avait une fin bien définie.
S'il est vrai que la crainte de la mort est l'une des causes les plus certai-
nes de nos maux, dans la mesure où elle tend à ternir tout plaisir vrai,
cette crainte aura sur notre âme une prise d'autant plus forte que nous
vivrons, en pensée, davantage dans le futur, que nous attendrons davanta-
ge du lendemain. Cicéron a mis dans la bouche de Torquatus les princi-
paux arguments par lesquels Épicure condamnait cette attitude qui fait
de l'homme un véritable Tantale, éternellement anxieux à l'idée de la
menace qui pèse sur lui 20. Sénèque reprend le même développement dans
le De breuitate uitae, en lui donnant exactement le même sens que dans
l'épicurisme orthodoxe: «Chacun pousse sa propre vie à l'abîme et se
rend malheureux parce qu'il désire le futur et déteste le présent 2 1• » C'est

de la dialectique, du chapitre VI au chapitre XIV (voir ci-dessous p. 597 et suiv.)


Allant plus loin et remontant aux sources d'Épicure lui-même, Sénèque complète
cette critique par une réfutation en règle de la conception péripatéticienne du Bien
(chap. XV et suiv.) ainsi que nous espérons le montrer dans un autre travail. (ci-
dessous, p. 603 et suiv.).
19
Ci-dessus, p. 587, n. 11 et 14.
20 Cicéron, De finibus, I, XVIII, 59-60, où Tantale est imaginé sous un rocher

qui menace à chaque instant de l'écraser. On rapprochera de cette analyse Lucrè-


ce, VI, 9 et suiv.
21 7, 8: praecipitat quisque uitam suam et futuri desiderio laborat, praesentium

taedio. On rapprochera Ad Lucil. 32, 4; 98, 6, etc.


590 ROMB, LA LITTtilATURB BT L'HISTOIRE

faute d'appréhender pleinement le présent que les esprits «non philoso-


phes» - ici moins les stulti que les occupati, ceux qui donnent tout_à la vie
d'action - se trouvent entraînés dans une infinité de maux. Une seule dif-
férence entre la thèse épicurienne et le développement de Sénèque : pour
Épicure et ses disciples, l'appréhension du présent est la condition du
bonheur dans la mesure où cette appréhension est le moyen d'atteindre la
plénitude du plaisir; pour Sénéque, il ne s'agit nullement du plaisir, mais
d'une condition négative, l'acquisition de l'autonomie personnelle, que
l'occupatio et, plus généralement, la crainte ou le désir menacent grave-
ment.
Sénèque n'était pas le premier stoïcien à utiliser de la sorte l'analyse
épicurienne du temps «intérieur». Nous savons, par lui-même, précisé-
ment, que le stoïcien Hécaton lui avait donné l'exemple sur ce point: «J'ai
trouvé chez Hécaton, l'un des nôtres, que mettre un terme à ses désirs est
un remède utile aussi pour la crainte: «Tu cesseras, dit-il, de craindre, si
tu cesses d'espérer ... > La crainte suit l'espoir. Et je ne suis pas étonné
qu'elles aillent de la sorte: l'un et l'autre sentiment est le fait d'un esprit
en suspens, l'un et l'autre, de quelqu'un que trouble l'attente du fu-
tur22.>
. L'idée essentielle, résumée par la formule d'Hécaton, est que, dans
l'âme de celui qui n'est pas philosophe, le temps provoque, pourrait-on
dire, un traumatisme de l'esprit, qui est pendens, c'est-à-dire dans l'incer-
titude, dans l'attente vague, mais auxieuse, soit du bien soit du mal.
Dans un autre passage des Lettres, Sénèque nourrit la même médita-
tion d'une maxime empruntée cette fois à Héraclite et par conséquent
antérieure au stoïcisme comme à l'épicurisme. «Héraclite, qui doit son
surnom à l'obsurité de ses propos disait: un jour quelconque est égal à un
autre jour 23.> Et Sénèque en conclut que chaque jour doit être considéré
comme un cycle complet, une vie à soi seul, que le sommeil, chaque soir,
achève comme une mort. Ce qui est encore un thème épicurien 24.

22Ad Lucil. 5, 7-8: apud Hecatonem nostrum inueni cupiditatum finem etiam
ad timoris remedia proficere : 11 desines, inquit, timere, si sperare desieris.11 ••• Spem
metus sequitur. Nec miror ista sic ire: utrumque pendentis animi est, utrumque
futuri expectatione solliciti.
23 Ad Lucil. 12, 7 : ideo Heraclitus, cui cognomen fecit orationis obscuritas :

11unus,inquit, dies par omni est.»


24 C'est le thème de la vie «parfaite> ou «achevée>, qui apparaît dans les Pen-

sées maîtresses (XVIII et suiv. édit. Usener). La chair demande au plaisir l'infinité,
mais la raison, en se pénétrant du caractère fini de la chair et se dépouillant des
«craintes concernant la durée>, confère à la vie sa finitude et sa perfection et «n'a
plus besoins de l'infinitude 11.
PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE SÉNÉQUE 591

Il est donc certain que Sénèque ne se contente pas de répéter ce qu'il


trouve chez ses maîtres stoïciens ni de faire avec eux des emprunts aux
auteurs épicuriens. Il cherche à revivre l'expérience intérieure d'où sont
partis les uns et les autres. Pour cette raison, nous trouvons chez lui, dans
le même traité, des éléments empruntés à des traditions philosophiques
différentes. Ainsi, dans le De breuitate uitae, l'analyse de la notion même
de temps fait appel au stoïcisme le plus orthodoxe, puisque le temps y est
défini comme un cincorporel2 5 ». Mais le dialogue n'est pas destiné à résu-
mer les manuels classiques sur un point de doctrine; il se propose non
pas de découvrir la nature physique du temps, mais d'analyser les condi-
tions de sa perception psychologique, de la «conscience du temps» et des
traumatismes qu'elle peut entraîner. Pour cela, le stoïcisme orthodoxe
n'était pas d'un grand secours. Au contraire, l'épicurisme et l'œuvre
même d'Épicure se révélaient précieux.
Chez Épicure, en effet, le temps n'est pas une réalité incorporelle,
mais l'objet d'une perception intuitive, une qualité du réel saisie directe-
ment par la conscience 26 • Et le temps n'a d'existence que comme le lieu
de l'histoire personelle propre à chaque conscience. Le passé, notam-
ment, est un ensemble de perceptions acquises une fois pour toutes, une
sorte de trésor que chacun porte en soi. Et cela entraîne l'idée, chère à
Épicure, que le plaisir passé est le plus sûr et le plus stable de tous 27•
C'est lui, en effet, qui, le plus sûrement, atteint. par son achèvement

25 8, 1 : re omnium pretiosissima luditur; fallit autem illos quia res incorporalis


est, quia sub oculos non uenit ... On reconnaît la doctrine de Chrysippe et de ses
disciples. Cf., par exemple, Von Arnim, St. uet. fr I, 117, 20, etc.
26 Dans la Lettre à Hérodote 61, nous lisons en effet : « Quand j'emploie le terme

d'incorporel, je le prends dans son sens habituel de proprement incorporel, or, de


proprement incorporel, on ne peut rien concevoir, sauf le vide> (trad. R. Genaille).
En introduisant, pour définir le temps, la notion d'incorporel, Sénèque se sépare
donc explicitement de l'épicurisme, autant qu'il affirme sa dépendance essentielle
du stoicisme. Pour Épicure, le temps est la somme de nos états psychologiques : « Il
ne faut pas chercher à expliquer le temps de la même façon que nous cherchons
tout le reste des choses qui sont dans un objet donné, c'est-à-dire en remontant aux
perceptions que nous avons eues nous-mêmes. Il faut nous reporter à la notion
claire de ce que nous faisons quand nous parlons de beaucoup ou de peu de temps
en comparant cette notion à des notions parentes ... La simple réflexion montre
que nous composons le temps avec les jours et les nuits, et les autres parties sem-
blables, et de même avec nos affections et nos états calmes, avec des mouvements
et des repos concevant en tout cela tour à tour un accident particulier en fonction
duquel nous disons qu'il y a du temps> (Ibid., 12-13, trad. R. Genaille).
27 Usener, Epicurea 436: -rô µsµvfloihll -réi'>v1tf)O't6f>COVàya8éi'>v
µtyun6v &anv
1tpoç -rôi)&él>ç Çfjv.
592 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

même, cette perfection, qui est l'une des conditions de sa plénitude 28 • Et


Sénèque, non seulement approuve dans le De Beneficiis cette conception
d'Épicure 29, mais il fonde sur elle tout un développement du De breuitate
uitae, montrant comment les occupati ne sauraient jamais garder une pos-
session assurée de leur propre passé, puisque ce passé ne leur a jamais
apporté aucun plaisir - ce qui est, proprement, s'appuyer sur la récipro-
que de la proposition épicurienne pour une démonstration nouvelle : «No-
tre vie se répartit en trois catégories : ce qui a été, ce qui est, ce qui sera.
Parmi elles, celle dans laquelle nous sommes est brève, celle où nous
devons nous trouver est douteuse, celle que nous avons parcourue est
assurée. Car c'est celle à l'égard de laquelle la Fortune a perdu ses droits,
celle qui ne saurait être soumise à l'arbitraire de personne. Or, les occu-
pati la voient leur échapper; car ils n'ont pas le loisir de jeter les yeux sur
leur passé et, l'aurait-ils, le souvenir d'une chose dont on doit rougir ne
saurait être agréable 30 ••• » Le «théorème» épicurien, considéré comme
une vérité démontrée, est ainsi mis au service de la thèse stoïcienne.
Il est clair, par conséquent, que le De breuitate uitae ne saurait être
considéré comme un dialogue d'inspiration épicurienne, mais il ne l'est
pas moins que l'épicurisme apporte à la position stoïcienne des appuis
nouveaux. Et ces appuis ne consistent pas en arguments dialectiques,
mais en expériences psychologiques. Il s'agit d'inciter l'interlocuteur à
devenir philosophe, à mener une vie «selon la raison». Pour cela, les
arguments d'ordre purement rationnel se révèlent impuissants - y recou•
rir reviendrait à s'abandonner à un véritable cercle vicieux. Avant de rai-
sonner, il faut consentir. Et, précisément, l'expérience épicurienne du
temps est particulièrement propre à faire naître l'inquiétude indispensa·
ble au consentement. Sénèque n'accepte pas la physique épicurienne du

21
Ci-dessus, texte cité p. 590, n. 24.
29
De ben. III, 4 : hoc loco reddendum est Epicuro testimonium, qui adsidue que·
ritur quod aduersus praeterita simus ingrati, quod quaecumque percipimus bona non
reducamus nec inter uoluptates numeremus, cum certior nulla sit uoluptas quam
quae iam eripi non potest. Mais on voit que la raison pour laquelle Sénèque
approuve Épicure n'est pas celle qui conduit celui-ci à formuler cette conception;
Sénèque infléchit l'idée dans le sens stoïcien du débat entre l'homme et la Fortune,
c'est-à-dire, une fois encore, pense le problème en fonction de l'autonomie person·
nelle.
30
10, 2: in tria tempora uita diuiditur: quod fuit, quod est, quod futurum est.
Ex his, quod agimus breue est, quod acturi sumus dubium, quod egimus certum. Hoc
est enim in quod Fortuna ius perdidit, quod in nullius arbitrium reduci potest. Hoc
amittunt occupati; nec enim illis uacat praeterita respicere et, si uacet, iniucunda est
paenitendae rei recordatio.
PLACE BT RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DB SÈNÈQUB 593

temps, mais seulement les données «expérimentales» sur laquelle elle


s'appuie. Ce que, sur ce point, le stoïcisme conservait de trop abstrait se
trouve en quelque sorte humanisé et sert de point de départ moins à une
connaissance qu'à une conduite.

*
* *

On comprend pourquoi le De breuitate uitae et les premières Lettres à


Lucilius présentent, au point de vue qui nous occupe (ainsi d'ailleurs qu'à
quelques autres), des ressemblances évidentes. Elle ne s'expliquent point,
comme on l'a soutenu, par la chronologie de l'œuvre, mais par l'analogie
des situations auxquelles répondent ces deux ouvrages. Dans l'un et l'au-
tre cas, le but est le même, créer dans l'esprit de l'interlocuteur le besoin
de philosopher. Et, pour cela, l'expérience du temps est un moyen parti-
culièrement efficace.
Avec la conversion de Sérénus, le problème se pose en des termes
sensiblement différents. Il n'est plus nécessaire de faire naître chez l'au-
tre une inquiétude salutaire: inquiet, Sérénus l'est déjà, jusqu'à la hanti-
se. Il le dit à Sénèque, et son inquiétude est précisément la raison de cette
consultation qu'il demande à l'ami plus avancé sur les voies de la vie inté-
rieure. La première étape de la conversion a donc été franchie. Ce dont
souffre Sérénus, c'est un trouble d'ordre affectif, l'incapacité à vouloir
fermement, à résister aux sollicitations multiples et contradictoires des
choses. Son «temps intérieur» est bien, certes, disponible, mais il demeu-
re à la merci des accidents de la vie. Sérénus en a conscience et c'est cette
conscience qui déchire son âme.
Pour un épicurien, ce problème est inconcevable: une âme qui a
reconquis la libre disposition de son temps ne peut manquer de rencon-
trer le plaisir, fruit immédiat de cette disponibilité. Aussi Sénèque va+il
demander à d'autres philosophes qu'aux épicuriens les remèdes nécessai-
re pour guérir Sérénus. Il va remonter au delà d'Épicure et recourir au
traité de Démocrite sur la Tranquillité de l'âme. Ce qui le ramènera par-
fois, nous le verrons, à des formules apparemment épicuriennes, mais
dans une perspective fort différente.
Répondant à Sérénus, qui se plaint de l'incertitude intérieure dont il
souffre, Sénèque lui explique que beaucoup d'hommes sont malheureux
parce qu'ils vivent dans l'attente 3 1• Cette critique de l'espoir et de la crain-

31 De tranq. animi II, 7 : innumerabiles deinceps proprietates sunt, sed unus


effectus uitii, sibi displicere. Hoc oritur ab intemperie animi et cupiditatibus timidis
594 ROME, LA LJTIBRATURE ET L'HISTOIRE

te ressemble, certes, beaucoup à celle que nous avons déjà trouvée dans le
De breuitate uitae et les Lettres à Lucilius. Mais, cette fois, ce n'est pas à
Épicure que l'emprunte Sénèque. Il la doit évidemment à Démocrite, qui
devançait sur ce point les formules d'Épicure 32 • La comparaison avec
Plutarque qui, dans son traité sur la Tranquillité de l'âme, s'inspire aussi
de Démocrite, ne laisse aucun doute sur la source de Sênèque 33 • Mais il
existe entre Démocrite et Épicure, en dépit de toutes les filiations et de
tous les emprunts, une différence essentielle : Démocrite ne pense pas
que la critique pure et simple du «traumatisme du temps» suffise à assu-
rer la tranquillité de l'âme. Lorsqu'il écrit: « Les sots tendent toujours
vers les choses absentes, mais ils gâtent les présentes, fussent-elles pour
eux plus avantageuses que les passées 34 », il sous-entend que seule une
connaissance exacte de la valeur des choses permet d'éviter cet écueil qui
guette les «sots», ceux qui ne dirigent pas leur vie selon la raison. Et l'une
des solutions au moins qu'il propose pour atteindre la tranquillité inté-
rieure est à l'opposé de celles que préconisent les épicuriens. Dans un
fragment célèbre 35 , il enseigne que «toutes les peines sont plus agréables
que le repos, quand on atteint le but on quand on est sûr de l'atteindre;
mais, quand on subit un échec, tout effort est également pénible et fati-
gant». Il savait que les hommes sont, par nature, portés à agir ou, du
moins, à s'agiter. Échec et loisirs forcés leur sont pareillement insuppor-
tables. L'inertie épicurienne, le refus de toute participation à la vie politi-
que, ne sont pas des remèdes démocritéens. Démocrite ne croit pas au
«plaisir en repos». Pour lui, le plaisir est un mouvement de l'âme 36 - un
mouvement modéré, sans doute, et non trop violent, mais un mouvement
et non le repos. Et le bonheur ne saurait être atteint qu'au prix de tels
mouvements intérieurs. Sans quoi l'âme sombrera dans la torpeur et l'en-
nui. Tout le problème consistera seulement à adapter l'activité indispen-
sable aux capacités naturelles de chacun: «Celui qui veut vivre content ne
doit pas entreprendre beaucoup d'affaires, soit privées soit publiques, ni
se charger de choses qui sont par-dessus son pouvoir et sa nature. Et, lors

aut parum prosperis ubi aut non audent quantum concupiscunt aut non consequun-
tur, et in spem toti prominent. Semper instabiles mobilesque sunt, quod necesse est
accidere pendentibus.
32 Cf. Démocrite, fr. 224 (Diels): ft 'tOÙ ltÀéOVOÇtm8uµil'I 'tô miprov ciit6lloot, Tfl
Aioromn ICUviiKÜ..TI ytvoµéVt'I.
33 P. 473 c et suiv.

34 Fr. 202 (Diels). Trad. M. Solovine.

35 Diels 243. Trad. M. Solovine.

36 Diels, fr. 191.


PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE SÉNÈQUE 595

même que la Fortune lui sourit et semble vouloir le conduire vers les hau-
teurs, il fera bien de se tenir sur se gardes et de ne pas toucher à ce qui
dépasse ses capacités. Car la fortune moyenne est plus sûre que la riches-
se considérable 31. »
Assez curieusement, Sénèque, au lieu de se référer directement à
Démocrite sur les moyens de «meubler» le temps personnel, passe par
l'intermédiaire d'un autre philosophe, Athénodore de Tarse. La pensée de
Démocrite, qu'il finira par citer 31, n'apparaîtra plus que comme une res-
triction, un tempérament apporté à la thèse stoïcienne, telle que la formu-
le Athénore, sans doute à la suite de son maître Panétius. Le temps ne
sera sainement utilisé que dans une certaine forme d'action, le perfec-
tionnement intérieur, orienté vers l'utilité de tous. Certes, la vie philoso-
phique est la meilleure de toutes, celle qui est seule susceptible d'assurer
le bonheur, mais elle ne doit pas se réduire à ce qui est la caricature
d'elle-même, la vie solitaire, elle doit au contraire s'épanouir dans les
relations d'amitié: «Si tu te retires dans l'étude, tu échapperas à tous les
dégoûts de la vie, tu ne souhaiteras plus la vie par lassitude du jour, tu ne
seras plus ni pénible à toi-même ni inutile aux autres. Tu te feras de nom-
breux amis, et tout homme de bien viendra spontanément à toi39 ••• »
Épicure aussi vantait la vie contemplative et l'amitié qu'elle permet;
pourtant, le point de vue d'Athénodore est différent: l'amitié «stoïcienne»
consiste dans la participation aux mêmes valeurs qui demeurent, en dépit
de tout, des valeurs d'action. La vie ne saurait demeurer un temps vide.
La pire honte, dit Athénodore, c'est, dans sa vieillesse, de ne pas avoir
gardé toute trace du temps que l'on a vécu : «Souvent un vieillard chenu
n'a d'autre preuve de sa longévité que son âge même 40 .» Et le même aver-
tissement se lit chez Démocrite et chez Épicure 41 , mais en un tout autre
sens. Démocrite croit que la sagesse n'est pas le résultat du temps qui
passe, du temps «vide», qu'elle ne saurait être acquise que par l'éducation
et l'ascèse. Épicure constate que «tout homme sort de la vie comme s'il
venait de naître», aussi esclave des fausses valeurs que l'enfant. Athéno-

37 Diels, fr. 3 (trad. Solovine).


31 De tranq. animi 13,l: hoc secutum puto Democritum ita cepisse: cqui tran-
quille uolet uiuere nec priuatim agat multa nec publice. 11
39 De tranq. animi III, 6, trad. R. Waltz.
40 III, 8 : saepe grandis natu senex nullum aliud habet argumentum quo se pro-

bet diu uixisse praeter aetatem.


◄ 1 Démocrite, fr. 204 (Diels). Épicure, par exemple Bailey, Epicurus, fr. LX, et
Sénèque, Ad Lucil. 22, 13.
596 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

dore va plus loin: il veut que le temps vécu soit jalonné d'actes orientés
vers les autres hommes.
On voit que Sénèque; à la suite d' Athénodore et, indirectement, de
Démocrite, s'éloigne d'Ëpicure, dont il nous semblait si proche dans le De
breuitate uitae: l'otium n'apparaît point comme une fin en soi (ce qu'il est
pour Épicure), pas plus que l'activité inconditionnelle. Otium et action ne
sont que des moyens pour libérer l'âme d'abord, ensuite pour lui rendre
sa véritable vocation, qui est la conquête de l'honestum; telle est la
conclusion à laquelle se rallie Sénèque, après quelques critiques adressées
à la thèse d'Athénodore: «La meilleure règle de beaucoup est donc de
combiner le repos à l'action, toutes les fois que l'activité pure nous est
interdite par des empêchements fortuits ou par les conditions politiques;
car jamais toutes les voies ne nous sont si bien coupées qu'il ne nous reste
aucun moyen de faire une action vertueuse 42 • »
Il est remarquable que Sénèque parvienne à la nécessité de l'action
droite non point en vertu d'un impératif catégorique - comme dans l'an-
cien stoïcisme - mais au terme d'une analyse de ce que nous avons appelé
le «traumatisme du temps». Ici, l'action est le remède à ce sentiment
d'ennui qui fonde, chez Pascal, la théorie du divertissement. Et, ici, la
position de Sénèque se révèle contradictoire par rapport à celle des épicu-
riens. Pour ceux-ci, dont Lucrèce est évidemment le porte-parole, l'ennui
est le résultat d'un mal profond de l'âme, mal essentiellement intellectuel,
qui est la méconnaissance des valeurs vraies et les fausses terreurs, et
l'ignorance le la nature 43 • Pour Sénèque, l'ennui résulte au contraire de
forces inemployées, d'un manque d'exercice de l'âme, c'est un phénomè-
ne essentiellement négatif, que ne suffit pas à empêcher la connaissance,
mais qui n'est pas non plus guéri par celle-ci et ne cesse que par l'exerci-
ce même de l'ascèse vers l'honestum.

*
* *

Il devient possible maintenant de discerner, dans la mamere dont


Sénèque aborde et traite le problème du temps, comme deux degrés d'une
véritable dialectique ascendante : d'abord, découvrir que le «bon usage»

IV, 8: longue itaque optimum est miscere otium rebus quotiens actuosa uita
42

impedimentis fortuitis aut ciuitatis condicione prohibebitur; numquam enim usque


eo interclusa sunt omnia ut nulli actioni locus honestae sil.
43 Lucrèce, III, 1053 et suiv.
PLACE ET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DE SÉNÈQUE 597

du temps ne saurait être que dans le renoncement aux valeurs habituelle-


ment associées au déroulement de la durée - refus du passé, attente
anxieuse de l'avenir, désespoir devant le caractère fugace du présent. Ce
premier degré est celui que nous propose le traité sur la Brièveté de la vie.
Il est essentiellement fondé sur l'analyse épicurienne du temps. Le second
degré, au contraire, rompt avec l'épicurisme, il consiste à montrer la
nécessité où se trouve l'âme de ne pas s'abandonner à une inaction totale,
à refuser .les temps «vide> que ne saurait emplir le «plaisir en repos».
Mais les remèdes proposés à l'ennui présentent un caractère empirique:
régler son action au mieux des circonstances, s'adapter à l'environnement
politique - attitude qui est bien conforme à ce que nous devinons de l' éco-
le de Panaetius, préoccupée avant tout de parénèse. Mais le résultat
auquel doit parvenir cette «action réglée» n'est_ pas le «bien» en soi; ce
n'est qu'un état de conscience favorable, qui se définit essentiellement
comme l'absence d'ennui, la tranquillitas. La philosophie est-elle donc
condamnée à n'aboutir qu'à un code de l'action, à un recueil de recettes
pour échapper au «traumatisme» du temps? A ce compte, mieux vaudrait
encore l'épicurisme, qui promet, du moins, le bonheur dans l'instant!
Mais le stoïcisme ne se contente pas d'une telle absence d'ambition; il
se propose d'indiquer le chemin vers la vie heureuse, le bonheur total et
absolu, et non pas seulement cette médiocre «tranquillité de s'âme» qui
n'en est qu'un pâle reflet. Dans l'œuvre de Sénèque, c'est le dialogue Sur
la vie heureuse qui se donne pour objet d'analyser la nature et les condi-
tions de ce bonheur. Et là nous retrouvons au centre de la discussion ce
problème fondamental du temps. Mais, cette fois, la position de Sénèque
est résolument antiépicurienne. On pourrait se contenter de prétendre
que «Sénèque n'en est pas à une contradiction près» - ce qui serait fort
inexact. Le problème n'en subsisterait pas moins. Nous avons vu com•
ment il se posait et se résolvait dans le passage du De breuitate uitae au
De tranquillitate animi; n'y a-t-il pas un nouveau moment dans la dialecti•
que de son système, un degré de plus dans le progrès qui l'entraîne?
A l'intérieur même du De uita beata l'épicurisme se trouve, à un
moment, l'objet d'une réfutation en règle; mais, à un autre, la conduite de
l'épicurien Diodore, qui vient de se suicider, est défendue contre les criti•
ques de la malveillance• 4 : «Et lui, cependant, pleinement heureux, dans
la pleine conscience de sa vertu, se rendit témoignage à lui-même en quit•
tant cette vie, fit l'éloge du repos de son existence, passée au port et à
l'ancre, et dit ce que vous, vous n'avez pu entendre sans jalousie, comme

« XIX, 1 et suiv.
598 ROME, LA LJTŒRA TURE ET L'HISTOIRE

si vous deviez, vous aussi, en faire autant: j'ai terminé ma vie et accompli
la route que m'avait donnée la Fortune.>
Cet hommage rendu à l'épicurien est-il compatible avec la critique
sévère de la doctrine? En fait, Sénèque se contente de constater que la vie
de Diodore, à réalisé les conditions intérieures de la tranquillitas, telle que
sa propre nature la lui rendait accessible. En vivant de la sorte, Diodore
suivait la vocation de sa nature - ce qu'il tenait de la Fortune. Son exem-
ple demeure donc particulier, il reste dans la zone moyenne des conduites
personnelles, concrètes. Il ne saurait être considéré comme l'expression
inconditionnée d'une vérité universelle. La réalisation de la tranquillitas
est une condition nécessaire de la vie heureuse; mais elle ne la constitue
pas tout entière.
Nous lisons en effet, parmi les nombreuses définitions données par
Sénèque de la uita beata, la proposition suivante: «Qu'est-ce qui nous
empêche de dire que la vie heureuse consiste en une âme libre, vigoureu-
se, inaccessible à la crainte, équilibrée, placée au delà de la peur et du
désir 45 ••• > Jusqu'à ce point, cette définition pourrait être proposée par
un épicurien; on y retrouve l'essentiel de la doctrine épicurienne du
temps, la libération à la fois de la crainte et du désir, c'est-à-dire, nous
l'avons vu, essentiellement, de l'attente. Mais Sénèque poursuit: «Une
âme pour laquelle le seul bien est le bien moral, le seul mal le mal moral,
le reste, une foule confuse et sans valeur de choses extérieures, qui n'ôte
ni n'ajoute rien à la vie heureuse, qui n'accroît pas, ne diminue pas le
bien parfait en venant ou en se retirant 46. > Ce qui signifie que l'ascèse
épicurienne du temps suffit à créer les conditions de la vie heureuse,
mais que celle-ci n'est réalisée pleinement que dans la possession de l'ho-
nestum. Telle est la proposition que Sénèque va s'efforcer d'établir contre
les épicuriens, pour qui la tranquillité intérieure est identique au souve·
rain bien, au bien total et absolu.
Sa démonstration prend la forme d'une critique de la uoluptas
conçue comme une valeur absolue, susceptible d'emplir totalement le
«temps intérieur>. Pour cela, il s'efforce de montrer que le plaisir, selon
Épicure, ne saurait être dissocié d'un mouvement, c'est-à-dire d'un deve·
nir. Pour les épicuriens, on le sait, il existe deux sortes de plaisir: le plai•

45
IV, 3: quis enim prohibet nos beatam uitam dicere liberum animum et erec·
tum et interritum ac stabilem, u:tra metum, u:tra cupidatem positum ...
46
Ibid. : cui unum bonum sit honestas unum malum turpitudo, cetera uilis turba
rerum nec detrahens quicquam beatae uitae nec adiciens, sine auctu ac detrimento
summi boni ueniens ac recedens.
PLACBBT RÔLBDU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIBDB S8N80UE 599

sir en repos et le plaisir en mouvement. La difficulté consistait, pour


Sénèque, à montrer le caractê're illusoire de cette distinction, à soutenir
que tout plaisir digne de prétendre à la dignité de souverain bien était
nécessairement un «plaisir en mouvement>. Épicure reconnaissait que le
plaisir «en repos> (celui qu'il considère comme le bien par excellence)
était essentiellement lié au corps. Sénèque fait alors observer qu'un tel
bonheur ne saurait exister chez l'homme sans une intervention de la
conscience 47 • Mais, au dire d'Épicure lui-même, tout plaisir qui relève de
l'esprit, qui fait intervenir la conscience, est du même coup engagé dans
le temps 41 • Sur ce point, la critique de Sénèque rejoint très exactement
celle que fait Plutarque et reflète certainement une polémique très an-
cienne. Il n'est certes pas difficile de montrer que cette polémique, sous
sa forme première, est antérieure à l'épicurisme même et qu'elle a surgi
au sein de l'école platonicienne. Quoi qu'il en soit, le postulat auquel se
réfère Sénèque est d'ordre métaphysique: il est impossible de considérer
comme constituant un absolu une valeur, une notion, un phénomène par-
ticipant à un devenir : «Rien ne saurait être déterminé, dont la nature est
d'être en mouvement; on ne saurait considérer comme un absolu ce qui
vient et s'enfuit avec une grande rapidité et qui est appelé à périr dans sa
réalisation; le but qui est le sien est précisément le lieu de sa fin et au
moment même où il commence, il tend vers son anéantissement 49 .>
Or, le caractère fondamental du souverain bien étant d'être un abso-
lu, un point fixe de référence, il s'ensuit que le plaisir ne saurait être
considéré comme le bien souverain. Quod erat demonstrandum !
Mais Sénèque se contente rarement d'une démonstration qui se borne
à demeurer sur le plan de la pure dialectique. Allant plus loin, il va mon-
trer que la position d'Épicure est en contradiction avec les prémisses de
son système. A la protestation épicurienne, que l'esprit n'est pas absent de
la uoluptas, Sénèque avait répondu, nous l'avons dit, que les plaisirs de
l'âme comportaient fatalement l'engagement dans le temps. Il l'avait fait

47 V, 1 : quoniam liberaliter agere coepi, potest beatus dici qui nec cupit nec
timet beneficio rationis, quoniam et saxa timore et tristitia carent nec minus pecu-
des; non ideo tamen quisquam felicia dixerit qui bus non est felicitatis intellec-
tus ...
41 Cela résulte de texte comme Plutarque, Contra Epicuri beatit., IV, p. 1088 2,

et XIV, p. 1096 e (Usener, 429): l'âme, pour les épicuriens eux-mêmes, est le
témoin des plaisirs du corps; elle les contrôle, s'en souvient, les anticipe. Voir ci-
dessous, p. 604 et suiv.
49 VII, 4 : ... nec id umquam certum est cuius in motu natura est : ita ne potest

quidem ulla eius esse substantia quod uenit transitque celerrime, in ipso usu sui peri-
turum; eo enim peruenit ubi desinat et dum incipit spectat ad finem.
600 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

en des termes significatifs: «Que l'âme ait ses plaisirs, j'y consens, qu'elle
siège, pour juger des jouissances du luxe et des voluptés, qu'elle s'emplis-
se de tout ce qui fait les délices des sens, puis qu'elle tourne les yeux en
arrière vers le passé et que, se souvenant des voluptés évanouies, elle
s'exalte de celles qui ont été, et déjà anticipe sur celles qui seront, qu'elle
ordonne ses espérances et, tandis que le corps demeure vautré dans l'ins-
tant qui l'engraisse, qu'elle se représente d'avance le futur 50 •
Ce qui revient à souligner, par le seul énoncé de ce que l'on concède,
que la même doctrine, qui a, très justement, voulu bannir de l'âme, com-
me contraires à l'ataraxie et l'espoir et la crainte, et, en général, tout
engagement dans le devenir, retombe dans l'erreur qu'elle condamne.
Sénèque n'a aucune peine à conclure que seul le stoïcisme peut réaliser
les conditions possibles de la vie heureuse découvertes par les épicuriens,
c'est-à-dire l'appréhension d'un absolu: les épicuriens mettent celui-ci
dans l'instant, dans la plénitude du présent, mais en cela ils se trompent,
le véritable absolu n'est pas le présent en lui-même, toujours fuyant, ins-
table, menacé, mais l'acte qui l'appréhende et qui, lui, est intemporel,
absolu. Et Sénèque s'efforce de définir cet acte. A la suite des stoïciens
orthodoxes, il le conçoit comme un jugement droit, porté chaque fois par
· l'âme sur l'objet en présence duquel l'instant la place: «Heureux, donc,
est celui qui possède la rectitude du jugement; heureux, celui qui se main-
tient dans les choses présentes, de quelque nature qu'elles soient, qui est
ami de ce qui est sien dans les choses; heureux, celui à qui sa raison rend
bienveillant et cher tout ce qui fait son univers 51 .»
Il n'y a pas seulement dans ces phrases une exhortation banale à la
modération, à se «contenter» de ce que l'on a; les résonances moralisan-
tes des mots ne doivent pas nous dissimuler leur signification métaphysi-
que. Si l'on en doutait, il suffirait de se reporter à d'autres formules du
même traité. Ainsi à une autre définition du souverain bien, considéré
explicitement comme un jugement 52 et surtout à la description de ce

50 VI, 1 : habeat sane (se. uoluptates) sedeatque lu.xuriae et uoluptatum arbiter;


impleat se eis omnibus quae oblectare sensus soient, deinde praeterita respiciat et
exoletarum uoluptatum memor exultet prioribus futurisque iam immineat ac spes
suas ordinet et, dum corpus in praesenti sagina iacet, cogitationes ad futura praemit-
tat. Il convient certainement de garder ici la leçon unanime des manuscrits, futura,
contre la correction de J. Lipse: futuram. Il s'agit de l'anticipation des plaisirs, du
futur, et non de l'engrais futur.
51 VI, 2 : beatus ergo est iudicii rectus; beatus est praesentibus qualiacumque

sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum rerum sua-
rum ratio commendat.
52 IX, 3 : summum bonum in ipso iudicio est et habitu optimae mentis ...
PLACB BT RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DB SÉNÈQUE 601

qu'on pourrait appeler la psychologie de la sensation, où l'on voit l'esprit,


dans sa fonction d'instrument de la connaissance, prendre contact avec
les objets, par l'intermédiaire des sens et ensuite se replier sur lui-même
pour formuler son jugement sur le reste du monde 53• De cette façon Sénè-
que parvient à décrire, d'une façon étonnamment concrète, cette appré-
hension de l'éternel, cette «mise en situation divine» qui est l'objet et la
fin de toute vie intérieure. Au terme de cette dialectique ascendante,
l'âme du sage se libère de la contrainte du temps et peut échapper au
devenir. Ce qui est parfaitement conforme aux thèses stoïciennes classi-
ques - puisque l'une des caractéristiques du sage est précisément la cons-
tantia, l'immutabilité du jugement qui l'élève au-dessus des «affections»
(1ta9ti), elles, soumises au devenir 54 •
Finalement, on le voit, c'est autour du problème du temps que se
développe la pensée de Sénèque, qu'il construit la dialectique ascendante
qui lui permet de retrouver en quelque sorte par l'expérience les valeurs
fondamentales du stoïcisme. Il est impossible de soutenir que ses em-
prunts à l'épicurisme soient autre chose qu'un moment de cette dialecti•
que, une démarche provisoire qui lui permet de surmonter les contradic-
tions du temps. Sénèque, s'il refuse le plaisir, parce que le plaisir est un
devenir, accepte la joie (xapa), qui naît dans l'éternel, et précisément au
delà de l'espoir et de la crainte 55 • Pour le sage en possession de cette joie,
le temps n'est plus que l'un des accidents du monde, le lieu-de la Fortune;
il ne concerne plus l'âme heureuse.
Est-il besoin de souligner que la pensée de Sénèque, telle que nous
avons essayé de la suivre, ne se compose pas d'éléments empruntés ici et
là et assemblés tant bien que mal pour former un discours éloquent? Il
nous a semblé qu'elle présente une architecture interne extrêmement soli-
de, que des passages où l'on veut habituellement voir de simples amplifi-
cations se réfèrent en fait à des doctrines et des thèses très précises, que
la discussion, bien qu'elle refuse les apparences des développements sco-
laires, suppose une connaissance profonde des données de l'École, bref,
que Sénèque est véritablement un philosophe. Surtout, il nous est apparu
que sa pensée, si elle prenait appui sur la tradition scolaire, n'en était pas
moins autonome, dans la mesure où les problèmes étaient traités en eux-

53 VIII, 4: nam mundus quoque cuncta complectens rectorque uniuersi deus in


e.xteriora quidem tendit sed tamen introrsum undique in se redit.
54 Cf. Von Arnim, St. uet. fr. III, 542.

55 XXVI, 4 : sapientis quisquis abstulerit diuitias, omnia illi sua relinquet: uiuit

enim praesentibus laetus, futuri securus.

,.
602 ROME, LA.urraRA.TURE ET L'HISTOIRE

mêmes, chaque solution analysée, critiquée, avec la préoccupation de ne


jamais séparer les arguments dialectiques de leur signification concrète :
une vérité établie a priori ne prend sa véritable valeur que dans sa
confrontation avec la réalité, voire l'expérience quotidienne. Et c'est sans
doute là une des raisons qui ont conduit Sénèque à placer au centre de sa
méditation sur la vie spirituelle ce problème du temps, que la conscience
personnelle ne peut manquer de rencontrer chaque fois qu'elle tente de
se rendre intelligibile la situation de l'humain dans l'univers.
LA CRITIQUE DE L'ARISTOTÉLISME
DANS LE DE V/TA BEATA

On sait que le dialogue de Sénèque «Sur la vie heureuse» se propose


de chercher les moyens de parvenir au bonheur : c tous les hommes, écrit
Sénèque à son frère Gallion, veulent vivre heureux, mais, pour discerner
clairement ce qui est capable de réaliser la vie heureuse, la lumière leur
manque 1• » Cette première phrase du dialogue indique et le dessein et la
structure de tout l'ouvrage : découvrir les moyens de parvenir au bon-
heur, certes, mais d'abord, définir l'essence de celui-ci, en cerner la
notion. Car, nous dit Sénèque, il est inutile de se mettre en route si l'on
n'a pas, auparavant, une idée du but que l'on se propose d'atteindre 2• Ce
qui revenait à poser, une fois de plus le problème agité par tous les philo-
sophes depuis le IVe siècle avant notre ère, celui de la valeur suprême, de
la fin (téi..oç) assignable à toute activité humaine. Sénèque aurait pu don-
ner, comme l'avait fait autrefois Cicéron à un ouvrage traitant du même
sujet, le titre de De finibus.
Toutefois, tandis que Cicéron fait exposer systématiquement par des
personnages différents l'opinion proposée par chacun des grands philoso-
phes du passé, Épicure, Zénon et Chrysippe, Platon et Aristote, et se livre
ensuite à une critique de leurs théories, Sénèque procède, apparemment
du moins, avec beaucoup moins de méthode. Il ne critique guère que le
choix du plaisir (uoluptas) comme valeur de référence et l'on en conclut
parfois - c'est, par exemple, l'opinion soutenue par le plus récent éditeur
français 3 - qu'il se borne à réfuter la doctrine épicurienne. Ce qui ne va
pas sans donner l'impression que Sénèque s'est abstenu de traiter le pro-
blème dans toute son ampleur, qu'il a simplifié, schématisé, sinon même
appauvri, ce débat classique. Et cela serait d'autant plus grave que la cri-

1 1,1: Viuere, Gallio frater, omnes beate uolunt, sed ad peruidendum quid sit
quod beatam uitam efficiat caligant.
2 Ibid. : proponendum est itaque primum quid sit quod appetamus.
3 A. Bourgery, édition des Dialogues, II, Paris 1941, p. 18.
604 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tique qu'il fait du plaisir occupe plus d'un tiers du dialogue, onze chapi•
tres (du chapitre V au chapitre XVI), sur les vingt-huit qui nous ont été
conservés. Par chance, grâce à un mot de Cicéron, nous découvrons que,
en consacrant tant de pages au problème du plaisir, Sénèque ne faisait
que suivre l'exemple donné par Chrysippe: « Il ne reste, une fois écartées
les autres opinions, écrit Cicéron, qu'un seul débat .. ·., celui qui oppose la
vertu et le plaisir. Et ce débat, un philosophe subtil et exact comme Chry•
sippe ne le méprise pas, il estime que tout le problème du souverain bien
réside dans leur confrontation réciproque•.» Or, nous savons aussi que
Chrysippe ne s'est pas borné à attaquer l'épicurisme, mais qu'il aussi diri•
gé sa polémique contre d'autres écoles, parmi lesquelles, tout particuliè-
rement, l'aristotélisme, qui était alors, au début du IIIe siècle, la philoso•
phie dominante 5 • Nous sommes donc amenés à nous demander si Sénè-
que n'a pas, lui aussi, dissimulé, dans ces pages, des discussions beaucoup
plus riches qu'on ne peut le penser d'abord, si sa critique du plaisir ne
concerne que le seule doctrine épicurienne. Mais, pour répondre à cette
question, il convient de rappeler d'abord quelle est, dans son ensemble,
l'argumentation de Sénèque concernant l'inclusion du plaisir dans le sou•
verain bien.
*
* *

Toute la première partie du dialogue Gusqu'au chapitre V) énumère


diverses formules stoïciennes utilisées pour définir le souverain bien.
Nous rencontrons successivement l'adquiescement à la nature, l'autono-
mie de l'âme, l'identification du «bien» et du «beau» (bonum et hones-
tum). Chemin faisant, Sénèque est conduit à souligner, dans la conquête
de cette valeur, le rôle prépondérant joué par la pensée rationnelle, l'ani-
mus, le À.6j'OÇ des Grecs. Le souverain bien, dit-il, ne saurait être atteint
que par un être conscient, celui qui possède la faculté de juger et de se
tenir ferme dans son jugement. Il faut donc que le souverain bien ne
consiste pas dans la jouissance physique.
C'est par ce biais qu'est abordée la critique de l'épicurisme: celui-ci,
dont un des dogmes essentiels est la prééminence des plaisirs du corps 6 ,

4 Cicéron, De finibus, II, XIV, 44: ita ceterorum sententiis semotis relinqui-
tur . .. uirtuti cum uoluptate certatio. Quam quidem certationem homo et acutu.s et
diligens, Chrysippus, 11011 contemnit totumque discrimen summi boni in earum com-
paratione positum putat.
5 Ci-dessous, p. 621 et suiv.

6 Voir, par exemple, Usener, Epicurea, 61.


LA CRITIQUE DE L'ARISTOTÉLISME DANS LE DE VITA BEATA 605

se trouve condamné, si l'on admet - comme l'admet Sénèque - que le


souverain bien réside dans une activité de l'esprit, en l'occurrence le juge-
ment. L'interlocuteur fictif mis en scène dans le dialogue l'entend bien
ainsi et se contente de répondre à cet argument de principe : « Mais l'es-
prit, lui aussi, aura des plaisirs qui lui sont propres 7. > Ce qui revient à
donner partie gagnée sur le théorème fondamental, avancé par Sénèque,
que la valeur absolue est une valeur spirituelle. Mais, en objectant «qu'il y
a aussi des plaisirs de l'esprit>, l'adversaire de Sénèque ne sort pas de
l'épicurisme le plus orthodoxe. Épicure, on le sait, reconnaissait l'existen-
ce de tels plaisirs, mais il les réduisait à demeurer sous la dépendance du
corps. Ses adversaires le lui reprochaient. Plutarque se fait ainsi l'écho de
ceux qui accusaient Épicure d'avoir considéré l'esprit comme un simple
«filtre> du plaisir physique•. Objection que Sénèque reprend, ou à peu
près: ce prétendu plaisir de l'esprit, tel que le comprennent les épicu-
riens, réside soit dans l'anticipation soit dans le souvenir d'un plaisir phy-
sique. Ce n'est donc pas un plaisir véritable, saisi dans le présent; il ne
saurait à lui seul procurer le bonheur, encore moins le constituer 9 •
Ainsi se trouve écartée du souverain bien - c'est-à-dire du «bon>
absolu - la notion de plaisir, même de plaisir en esprit. Nous retombons
donc, si nous voulons considérer le plaisir comme la fin suprême, dans la
thèse épicurienne radicale, qui accorde la prééminence au plaisir physi-
que. C'est à cela, dit Sénèque, que l'épicurisme est condamné, et les épicu-
riens le savent si bien eux-mêmes qu'ils en sont honteux. Contre toute
vraisemblance, et dans une tentative désespérée, ils affirment «qu'il est
impossible de séparer plaisir et bien moral, que personne ne peut vivre
selon le bien moral sans vivre en même temps agréablement, ni agréable-
ment sans vivre aussi selon le bien moral 10 ».
Sénèque s'applique alors à montrer que cette séparation de l'agréable
et du bien moral, du beau, est un fait d'expérience: des êtres hideux
moralement vivent dans le plaisir. Et cela ne saurait étonner personne, si
l'on se souvient, ajoute Sénèque, qu'il y a entre le plaisir et la vertu une

1 De u. b. VI, 1 : sed animus quoque, inquit, uoluptates habebit suas.


• Contra Epic. beat. VI, p. 1088 e.
9 De u. b. VI, 2: beatus ergo est iudicii rectus; beatus est praesentibus qualia-

cumque sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum
rerum suarum ratio commendat.
• 0 Dtt u. b. VII, 1 : uident et in illis qui summum bonum dixerunt quam turpi
illud loco posuerint. /taque negant passe uoluptatem a uirtute diduci et aiunt nec
honeste quemquam uiuere ut non iucunde uiuat nec iucunde ut non honeste quo-
que.
606 ROMB,LA LITI2RATURBBT L'HISTOIRE

incompatibilité d'essence: le souverain bien est immuable, parfait en soi,


tandis que la nature du plaisir est d'être en mouvement.
En se référant à cette conception, typiquement stoïcienne, du plaisir
comme mouvement - conception qui est expressément répudiée par Aris•
tote 11 - on pourrait penser que Sénèque donne une idée fausse de la thèse
épicurienne, puisque celle-ci, au contraire, affirme l'existence d'un plaisir
«en repos», celui qui résulte de l'absence de trouble, et qui est, précisé·
ment, le souverain bien lui-même. Or, cette absence de trouble, ce plaisir
en repos résultent, selon Épicure, de la raison, ou plutôt du «discerne·
ment». (cpp6vriaj, qui est, aussi, à l'origine de la conduite vertueuse, qui
est la vertu même. Telle est bien, en effet, la pensée d'Ëpicure 12• Mais il
n'en reste pas moins que, même à l'intérieur du système d'Ëpicure, le
plaisir en repos n'est pas le seul plaisir; il en est un autre, celui que per·
coivent les sens, et qui est, lui, en mouvement. Et c'est de celui-là que
s'occupe maintenant Sénèque, pour montrer qu'il ne saurait être un abso-
lu, puisqu'il est passager. Son argumentation retrouve une vieille maxime
démocritéenne 13•
Quant à l'autre plaisir, celui qui est en repos et résulte de l'activité de
discernement, il n'est pas une fin en soi, mais un résultat. Ce plaisir, en
effet, se surajoute à l'acte de raison, il n'est pas, en soi, le but que recher·
che l'être raisonnable 14 • Au contraire, dit Sénèque, le fonctionnement de
la pensée montre que l'activité rationnelle est un absolu 15• La critique, à
ce moment, porte sur le fond même de l'èpicurisme, puisque le débat
consiste à se demander si la vertu cardinale de discernement (cpp6VT1cnç)
est pratiquée pour elle-même (comme le veulent les stoïciens) ou en vue
du plaisir qu'elle enseigne à ménager.
Toutefois, un point semble acquis: que le plaisir suive l'exercice de la
vertu, Sénèque ne le conteste pas: «Si l'on tient à cette liaison, si l'on
tient à aller à la vie heureuse en cette compagnie, que la vertu marche
devant, que le plaisir l'accompagne et demeure aux alentours du corps,
comme une ombre 16 .> Devant cette demi-concession, l'adversaire revient

11
Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174 a 12 et suiv.
12
Lettre à Ménœcée, 132 (Usener, p. 64, 18 et suiv.).
Il Démocrite, fr. 235 Diels-Kranz.
14
De u. b. IX, 1 : sed tu quoque, inquit, uirtutem non ob aliud colis quam quia
aliq~m ex illa speras uoluptatem. - Primum non si uoluptatem praestatura uirtus
est, ideo propter hanc petitur; non enim hanc praestat, sed et hanc, nec huic laborat
sed labor eius quamuis aliud petat hoc quoque assequetur ...
15
De u. b. VIII, 4.
"Ibid. XIV, 1 : et si placet ista iunctura, si hoc placet ad beatam uitam ire comi-
tatu, uirtus antecedat, comitetur uoluptas et circa corpus ut umbra uersetur.
LA CRffiQUB DB L'ARISTOTaLISMB DANS LE DE V/TA BEATA 607

à la charge: «Mais alors, dit-il, qu'est-ce qui empêche de mêler en une


seule notion vertu et plaisir, et de former un souverain bien qui soit à la
fois conforme au bien moral et agréable 17 ?>
Il est evident quà ce moment du raisonnement le point qui se trouve
en question n'est plus la définition épicurienne du souverain bien. L'inter-
locuteur a définitivement abandonné la doctrine d'Ëpicure, il cherche
une position de repli, apparemment convaincu, sinon tout à fait perdua-
dé, par les arguments de Sénèque. Celui-ci a en effet montré que la uolup-
tas, le plaisir, ne saurait, sous aucune de ses formes, constituer un absolu,
la valeur suprême digne d'orienter toute la conduite humaine: ni le plai-
sir physique, qui est un mouvement, donc transitoire ni le plaisir de l'es-
prit, qui n'est que le reflet du plaisir physique (si l'on en croit Épicure),
ne peuvent prétendre à un tel honneur. L'épicurisme est définitivement
condamné. Et ce n'est plus un épicurien dont Sénèque va maintenant
imaginer les objections, mais quelqu'un qui conçoit la possibilité d'une
valeur absolue différente, mixte, où s'uniraient à la fois le bien moral
(l'honestum) et l'agréable (uoluptas, iucundum).
Pour un épicurien, le plaisir est un absolu, il est l'acte même de la
vie; la vertu, l'acte «beau» moralement est la conséquence et, en même
temps, la condition de ce plaisir; c'est, si l'on veut, le mode d'insertion
«correct > de l'homme dans l'univers. On appellera « bien moral» ou
« beau moral» tout ce qui donne accès à ce plaisir essentiel. Mais, précisé-
ment, Sénèque a montré, au cours des chapitres précédents, que cette
conception reposait sur une illusion, sur une fausse analyse des mécanis-
mes de l'âme humaine. Pourquoi revenir à la charge, sinon parce que l'in-
terlocuteur croit avoir trouvé une solution nouvelle?
Dans le De finibus, Cicéron confie à plusieurs personnages, successi-
vement, le soin d'exposer, puis de critiquer, les différentes doctrines. Tor-
quatus est le porte-parole des épicuriens, Caton celui des stoïciens, Pison
celui du «platonisme» (quelle que soit la doctrine qui se dissimule effecti-
vement sous cette étiquette). Ici, c'est le même interlocuteur, assez mal
défini, et d'ailleurs fictif, qui assume tout à tour les différentes positions.
Ce qui entraîne une conséquence notable : tandis que ni Torquatus, ni
Pison, ni Caton ne sauraient changer d'avis, au terme d'une discussion
qui se compose en fait de longs monologues juxtaposés, l'adversaire de
Sénèque, lui, se rallie peu à peu aux thèses qui lui sont proposées. Les
différentes étapes de ce combat en retraite qu'il mène se trouvent rencon-

17Ibid. XV, 1 : quid tamen, inquit, prohibet in unum uirtutem uoluptatemque


confundi et ita effici summum bonum ut idem et honestum et iucundum sit?
608 ROME, LA LITif!RATURE ET L'HISTOIRE

trer successivement des positions déjà occupées par des philosophes qui
ont laissé un nom dans l'histoire de la pensée. Hasard évidemment
concerté. C'est Sénèque qui mène le débat, et lui seul. Le dialogue n'est
pas moins fictif que chez Cicéron, mais il prétend donner l'impression
d'un progrès, montrer le mouvement d'une pensée en quête du vrai. Et
cela, tout en exposant, malgré tout, les thèses classiques.
L'interlocuteur donc abandonne l'épicurisme, que les objections de
Sénèque lui ont rendu intenable, et, à la différence d'Épicure, qui identi-
fie honestum et iucundum, bien moral et plaisir, imagine une valeur origi-
nale, résultant de la synthèse de ces deux qualités. Ce faisant, il n'en tom-
be pas moins sous le coup de certaines des objections présentées plus
haut contre l'épicurisme. Par exemple, l'idée qu'un absolu ne saurait être
engagé dans le temps, naître croître et mourir, comme c'est le cas pour le
plaisir, qu'il ne saurait, non plus, dépendre de son intensité, de sa gran-
deur11. Cette remarque pourrait être utilisée maintenant; elle ne tend pas
moins à discréditer le plaisir comme élément du souverain bien que com-
me élément de celui-ci. On sait que des arguments analogues étaient pré-
sentés, au sein de l'Académie, contre la thèse d'Eudoxe 19. Pourtant, Sénè-
que n'aborde pas le problème sous cet angle. Il ne rappelle pas ce qui a
été dit plus haut. Tout se passe comme si l'on avait oublié les développe-
ments précédents, comme si l'on abordait un chapitre nouveau, totale-
ment indépendant des critiques adressées antérieurement à l'épicurisme.
Ce qui n'est pas sans causer une impression de désordre, presque de
malaise. Si l'on se refuse à penser que Sénèque n'apporte aucun soin à la
composition de son dialogue, il faut bien admettre que ce singulier procé-
dé s'explique par la méthode choisie: à chaque étape de la retraite corres-
pond une position définie, dont l'exposé et la réfutation sont des topoi
classiques, ne remontant pas à la même époque de l'histoire de la philoso-
phie. Ce tout, constitué chaque fois dans la tradition, Sénèque ne se sou-
cie pas de le modifier. Il est naturel que la réfutation de l'épicurisme
ramasse tous les arguments avancés, depuis Platon, contre ceux qui font
du plaisir le souverain bien. Mais le problème du souverain bien mixte est
tout différent. Il répond à d'autres doctrines, et d'abord à celle d'Aristote.
Et c'est la critique de l'aristotélisme que nous allons trouver maintenant,

11
Cette objection avait été formulée contre l'épicurisme, au chapitre XIV, 1 : et
uoluptas nocet nimia : in uirtute non est uerendum ne quid nimium sit, quia in ipsa
est modus; non est bonum quod magnitudine loborat sui.
19
Voir A. Diès, édition du Philèbe, Paris 1959, p. LXII et suiv. (sur le «plaisir·
genèse»).
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT~LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 609

une critique menée selon une méthode, avec des arguments, bien diffé•
rents de ceux qui étaient utilisés contre l'épicurisme. Il n'est pas étonnant
que, d'un groupe à l'autre, on ne puisse trouver que des recoupements de
portée fort limitée.
Mais, d'abord, est-ce bien l'aristotélisme qui est critiqué par Sénèque à
partir du chapitre XV?

*
* *

Le caractère de la doctrine critiquée par Sénèque à partir du chapi·


tre XV réside, nous l'avons dit, dans une association établie entre le« bien
moral» et le «plaisir», et non dans leur identification. Or, cette doctrine
est mentionnée à plusieurs reprises par Cicéron, qui l'attribue à Calli·
phon 20. De Calliphon, nous ne savons que bien peu : qu'il vécut, sans dou•
te, au début du IIIe siècle av. J.-C., et fut, à peu près, le contemporain de
Chrysippe. Cela résulte d'un témoignage indirect de Cicéron lui-même,
puisque, dans le De finibus, il est cité immédiatement après Ariston de
Chios (élève direct de Zénon) et Hiéronymos de Rhodes (contemporain
d'Antigone Gonatas) 21. Nous pouvons conjecturer aussi qu'il se rattache
aux péripatéticiens - ou du moins qu'il n'appartient ni aux stoïciens ni
aux épicuriens, mais se situe parmi les descendants de l'Académie et du
Lycée. Cicéron écrit, en effet: «C'est de là qu'est née l'opinion des anciens
académiciens et des péripatéticiens, faisant consister le souverain bien
dans le fait de vivre en accord avec la nature, c'est-à-dire de jouir, en y
ajoutant la vertu, des fonctions primordiales données par la nature. Calli-
phon n'a rien ajouté à la vertu sinon le plaisir, Diodore l'absence de dou-
leur22. »
Ajoutons que la doctrine de Calliphon eut l'heur de plaire à Carnéa·

zoCicéron, De finibus, li, VI, 19. Le même philosophe est citê encore par Cicé•
ron, De fin. II, XI, 34, 35; V, VIII, 21; XXV, 73; Acad. pr. Il, XXLIII, 131; XLV,
139; Tusc. V, XXX, 85; XXXI, 87; De off. III, XXXIII, 119 (références rassemblées
par Von Arnim, R.E. X, p. 1656). Nous remercions notre collègue M. Aubenque, qui
a bien voulu nous donner sur le point qui nous occupe ici, de précieuses indica-
tions.
21 Argument présenté par Von Arnim, toc.cit.
22 De fin. Il, VI, 34 : ergo nata est sententia ueterum Academicorum et Peripateti-

corum, ut finem bonorum dicerent secundum naturam uiuere, id est uirtute adhibita
frui primis a natura datis. Callipho ad uirtutem nihil adiunxit nisi uoluptatem, Dio-
dorus uacuitatem doloris.
610 ROMB, LA LIITÊRATURB BT L'HISTOIRE

de, qui alla même jusqu'à la considérer comme assurée, si tant est que
Carnéade ait jamais rien tenu pour tel 23•
Nous avons la chance de trouver, dans ce même passage de Cicéron,
un résumé (malheureusement trop bref) des arguments dont on se servait
dans l'école pour réfuter Calliphon: «Si je voulais adopter cette valeur
absolue, est-ce que la vérité, la raison pondérée et droite ne m'en empê-
cheraient pas? Ainsi, toi, alors que le bien moral consiste à mêpriser le
plaisir, tu vas lier le bien moral au plaisir, comme un être humain à une
bête 24 ?:o
Cette objection, sous une forme imagée, consiste à souligner le carac-
tère hétérogène des deux notions, le bien moral et le plaisir, que l'on pré-
tend unir en une seule. L'origine probablement platonicienne d'une telle
objection (le «désir> comparé à un fauve et opposé au bien et au bon rap-
pelle de fort près des textes cêlèbres de Platon) n'eût assurément pas
empêché Sénèque de la reprendre à son compte si tel avait été son des-
sein. Cependant, nous ne la trouvons pas dans son argumentation. Les
arguments sur lesquels il s'appuie sont les sµivants:
a) L'honestum ne peut admettre en lui ce qui n'est pas, toujours et
uniformément, honestum, sous peine de perdre sa «pureté 25 :o. C'est là une
objection qui fait intervenir les essences et ne se comprend qu'à l'inté-
rieur de la logique stoïcienne, où les implications d'essences sont conçues
comme revêtant un caractère physique. Il y a incompatibilité d'essences,
dit Sénèque, entre honestum et uoluptas, donc aucune union n'est possi-
ble.
b) La joie qui résulte de la vertu est, certes, un bien en elle-même,
mais n'est point une partie du bien absolu, pas plus que l'allégresse et le
calme intérieur, quoiqu'ils naissent de causes tout à fait admirables; ce
sont des biens, mais qui sont des conséquences du souverain bien, et non
son achèvement 26 • Cette joie que procure l'exercice de la vertu est bien
connue des stoïciens, qui lui donnent le nom de xapa,et en font l'une des

23
Cicéron, Acad. pr. Il, XL V, 339.
24
Ibid. : sed si istum finem uelim sequi, nonne ipsa ueritas et grauis et recta
ratio mihi aduersetur? Tun, cum honestas in uoluptate contemnenda consistai,
honestatem cum uoluptate tamquam hominem cum belua copulabis?
25
De u. b. XV, 1 : quia pars honesti non potest esse nisi honestum, nec summum
bonum habebit sinceritatem suam si aliquid in se uiderit dissimile meliori .
26
• Ibid., 2 : ne gaudium quidem quod ex uirtute oritur, quamuis bonum sit, abso-
lut, tamen boni pars est, non magis quam laetitia et tranquillitas, quamuis ex pul-
cherrimis causis nascantur; sunt enim ista bona, sed consequentia summum bonum,
non consummantia.
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT2LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 611

tres constantiae, les trois déterminations fondamentales du sage. Mais ces


trois constantiae Goie, volonté consciente, prudence pratique) ne consti-
tuent, pour les stoïciens, que l'aspect psychologique, l'effet dans l'âme, de
la sagesse, de la pratique du bien; elles ne sont pas le bien lui-même.
c) Si on lie ensemble, en une même association, et cela, de plus, sans
mettre les deux termes sur un pied d'égalité, la vertu et le plaisir, on com-
promet, par la fragilité de l'un des deux biens prétendus, tout ce qu'il y a
de vigueur dans l'autre, et c'est envoyer sous le joug la «liberté», qui ne
demeure indépendante que si elle ne connaît aucune valeur supérieure à
elle-même 27 • Le plaisir, en effet, dépend des choses extérieures, des
«biens de fortune», et la réalisation du bien absolu, du moment où on fait
entrer dans celui-ci l'idée de plaisir, n'est plus sous la seule dépendance
du sujet: c'est l'autonomie morale (aÙ'rapics1a,libertas) qui est compromi-
se.
d) Du même coup, le fondement de la vertu est privé de toute stabili-
té; la vertu est placée en un lieu instable - qu'y a-t-il en effet, écrit Sénè-
que, de plus instable que l'attente de ce qui dépend du hasard et la diver-
sité mouvante (uarietas) du corps et de ce qui touche au corps 28 • C'est-
à-dire, les critères du bien ne seront plus fixés une fois pour toutes; ils
dépendront de circonstances fortuites, et toute morale est ainsi condam-
née à l'incertitude.
e) Cela entraîne qu'un esprit acceptant la doctrine en question «ne
pourrait plus obéir à Dieu, accepter tout ce qui arrive d'une âme sereine,
ne pas se plaindre du destin, prendre toujours en bonne part ce qui lui
arrive, si aux moindres piqûres des plaisirs et des douleurs, il est ébranlé.
Mais il ne sera pas non plus pour sa patrie même ni un défenseur vail-
lant, ni un vengeur, ni le protecteur de ses amis, s'il penche vers les plai-
sirs29.»
On voit que l'argumentation de Sénèque est fort complexe et, d'une
manière qui ne laisse pas de surprendre, ne reprend pas l'objection de

27 Ibid. 3 : qui uero uirtutis uoluptatisque societatem facit et ne ex aequo quidem,


fragilitate alterius boni quicquid in altero uigoris est hebetat libertatemque illam, ita
demum si nihil se pretiosius nouit inuictam, sub iugum mittit.
21 De u. b. XV, 4: non das uirtuti fundamentum graue, immobile, sed iubes illam

in loco uolubili stare; quid autem tam uolubile est quam fortuitorum e.xpectatioet
corporis rerumque corpus efficientium uarietas?
29 Ibid. 4 : quommodo hic potest deo parere et quicquid euenit bono animo exci-

pere, nec de f ato queri, casuum. suorum benignus interpres, si ad uoluptatum _dolo-
rumque punctiunculas concutitur? Sed ne patriae quidem bonus tutor aut urnde.x
est, nec amicorum propugnator, si ad uoluptates uergit.
612 ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'ffiSTOIRE

principe rapportée par Cicéron. Et cela nous suggère que, peut-être, dans
ce passage, Sénèque se préoccupe moins de réfuter Calliphon et de
reprendre ce que lui enseignaient les manuels, où étaient consignées les
objections et réponses traditionnelles, que d'aller plus loin, de dépasser la
simple analyse historique des doctrines et de les critiquer en profondeur,
dans leur esprit.
Quoi que l'on pense des attaches doctrinales de Calliphon 30, il est cer-
tain que sa doctrine développe ce qui se trouvait, au moins en germe,
dans la pensée d'Aristote. C'est dans l' Éthique à Nicomaque que l'on aper-
çoit le plus clairement quelle était celle-ci.
Toute la vie humaine, dit Aristote, se compose d'activités diverses.
Ces activités, lorsqu'elle sont exercées normalement, s'épanouissent en
plaisir, et la valeur de l'ensemble ainsi formé, le couple activité-plaisir, est
définie par la valeur de l'objet que poursuit l'activité considérée. On pour-
rait en conclure que le souverain bien serait la poursuite de l'activité la
plus haute possible - et, dans une certaine mesure, c'est bien ce que finira
par dire Aristote, mais les choses ne sont pas si simples et, avant de par-
venir à cette conclusion, Aristote introduit d'autres considérations relati·
ves au plaisir qui se trouve ainsi dégagé par l'activité: «Toute sensation,
écrit-il, exerce son activité par rapport à l'objet de cette sensation, et cet
exercice est parfait lorsque la sensation est convenablement disposée et
s'adresse au plus beau de tous les objets sur lesquels elle peut s'exer-
cer ... Donc, dans chaque cas particulier, l'activité la plus excellente est
celle du sujet le mieux disposé entrant en rapport avec l'objet le plus
important qui est de sa compétence; et cette activité est à la fois la plus
parfaite et la plus agréable. Car il existe un plaisir pour toutes les activi-
tés, et aussi pour la pensée et la contemplation; la plus agréable est la
plus parfaite, et la plus parfaite est celle du sujet le mieux disposé entrant
en rapport avec l'objet le plus important de sa compétence. Le plaisir
constitue l'achèvement final de l'activité. L'achèvement apporté par le

30
Ci-dessus, p. 582 Zeller, Philosophie der Grieschen II, 2, p. 395 (et Von Arnim
loc. cit.) avouent ne pas savoir à quelle école il appartenait et la même conclusion
est reprise par F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles, X, Bâle 1959, p. 91. M. Auben·
que pense qu'il s'agit d'un péripatéticien «plus ou moins orthodoxe». C'est cette
dernière hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. M. Aubenque souligne
que Cicéron le nomme à côté de Diodore de Tyr, successeur de Critolaos à la tête
du Lycée. Nous avons dit, plus haut, que, ne pouvant appartenir ni au stoïcisme ni
à l'épicurisme, Calliphon, faisant une part à l'honestum et une autre au plaisir,
risquait fort de se rattacher à ce milieu mixte où voisinaient platoniciens dissidents
et péripatéticiens hétérodoxes.
LA CRITIQUE DE L'ARISTOTÉLISME DANS LE DE V/TA BEATA 613

plaisir n'est pas celui d'un état inhérent, mais constitue une sorte de fin
survenant en outre, comme, pour ce qui mûrit, la saison ... 31. »
On voit que, pour Aristote, le fondement de la valeur est bien double :
d'une part, la qualité de l'acte; d'autre part, la qualité du plaisir qu'il
entraîne. Les deux notions sont d'ailleurs étroitement liées. Mais, ce qui
est très important, c'est qu'Aristote emploie, pour désigner la fonction de
ce plaisir, le terme de «fin» (tü.oç). Or, c'est exactement la conception à
laquelle s'oppose Sénèque. Nous avons vu que, pour lui, le plaisir (comme
pour Aristote) est «surajouté» à l'activité, mais il conteste qu'on puisse le
considérer comme la réalisation de celle-ci : sunt enim ista bona, sed
consequentia summum bonum, non consummantia 12 • Les deux termes
essentiels en qui se résument l'exposé d'Aristote: ttÂStoùv et èmyiyvoµat,
se retrouvent dans l'objection de Sénèque. Si, donc, Sénèque pense à Cal-
liphon, il faut que celui-ci ait adopté la terminologie d'Aristote lui-même.
Mais, nous le verrons, les coïncidences se révèlent bientôt trop nombreu-
ses pour que la figure indistincte de Calliphon ne se confonde pas entière-
ment avec celle d'Aristote.
On aurait pu penser que Sénèque, s'il dirigeait sa réfutation contre
Calliphon, et lui seul, recourrait à l'argument dont il avait usé contre les
épicuriens et reprocherait à son adversaire d'introduire dans son souve-
rain bien un élément de changement, un mouvement, incompatible, par
nature, avec la notion même de bien absolu. Nous avons déjà souligné ce
que l'on pourrait appeler cette inconséquence et supposé, à titre d'hypo-
thèse au moins possible, que Sénèque reproduisait des argumentations
globales 11• Il nous semble que cette hypothèse trouve ici sa vérification,
dans la mesure où l'on croira que Sénèque s'en prend moins à Calliphon
qu'à la morale d'Aristote. Celui-ci, en effet, dans le même chapitre où il
énonce la théorie, que nous venons d'exposer, du plaisir comme «accom-
plissement» de l'acte vertueux, a pris soin de réfuter la conception du
plaisir comme mouvement3 4 • Il n'y avait donc plus lieu de revenir à l'ar-
gument lui-même, la critique ne pouvant porter utilement que sur le sys-
tème aristotélicien, accepté dans son esprit.
Pour Sénèque, à la suite des stoïciens de l'ancien portique, l'action la
plus haute moralement appartient à l'ordre de la pensée rationnelle. Il l'a
dit et répété dans la première partie du dialogue. Cette action «absolue»

31 Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174 b 14 et suiv.


32
Ci-dessus, p. 610, n. 26.
ll Ci-dessus, p. 612.
34 Éthique à Nicomaque, X, 3, 1173 a 13.
614 ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

est le jugement de la raison. Sur ce point, la doctrine stoïcienne est fort


proche de celle d'Aristote. Mais elle en diffère sur un point essentiel:
Aristote considère que cette activité rationnelle ne s'épanouit, ne trouve
sa réalisation ultime que dans le plaisir, tandis que, pour les stoïciens,
celui-ci n'est qu'un «indifférent». Il en résulte que, dans le système d'Aris-
tote, le plaisir est désirable en soi35• A ce point, Aristote rencontre une
objection : le plaisir, dans ce cas, ne doit-il pas être le but de la vie entiè-
re? Aristote l'écarte impatiemment et remet la discussion à plus tard :
«De savoir si c'est à cause du plaisir que nous désirons le plaisir, laissons
cela de côté pour l'instant 36 • »
Sénèque ne se satisfait pas de cette défaite. Il considère que faire du
plaisir l'achèvement de l'acte vertueux, et comme son couronnement,
c'est en fait subordonner la vertu au plaisir - comme la cause finale se
subordonne, attire à elle les autres facteurs de la causalité - même si le
philosophe se refuse à dissocier les deux éléments. Aussi écrit-il que cette
«alliance de la vertu et du plaisir ne réalise pas l'égalité entre les deux
parties 37 ». On ne peut parler d'égalité entre deux choses dont l'une est
«achevée» par l'autre. Cela revient en effet à dire que, sans le plaisir,
l'acte vertueux n'est pas totalement bon, qu'il n'a pas réalisé toute l'essen-
ce du souverain bien. Et c'est contre cette conséquence de la doctrine que
Sénèque fait porter cette critique. Mais est-ce la doctrine de Calliphon ou
celle d'Aristote? A n'en pas douter, c'est l'aristotélisme qui est en jeu, tel
que l'expose l'Éthique à Nicomaque.
Après quoi Sénèque rencontre l'un des points les plus délicats de la
théorie d'Aristote, la menace qu'elle constitue contre l'autonomie indis-
pensable au souverain bien. Assez habilement, il commence par rappeler,
allusivement, qu'Aristote lui-même admet la nécessité de l'autonomie
pour le bien absolu: libertatem illam, écrit-il 31 • Et l'on pourra croire,
d'une part, qu'il s'agit bien de'l'autonomie (aù-rapicsta) et, d'autre part,
que l'allusion concerne une page de l'Éthique à Nicomaque. Sur le pre-
mier point, il suffit de considérer la définition de cette liberté contenue
dans la fin de la même phrase - cette liberté «qui ne subsiste que si elle
ne reconnaît rien de plus précieux qu'elle-mêmeJ9>. Sur le second, on

• 351,bid.,x. 4, 1175 a 15 et suiv.: EÛÀ6'yroç~V Kai 'ti'jç tioovrjç Èq>i&vtat. tSÀ&lOÏ


ya.p ÈKaatcp tô Çfjv, a{p&tôv ov.
36
Ibid., 1, 18 et suiv.
37
Ci-dessus, p. 611, n. 27.
31
Ci-dessus, ibid.
9
• _ 3 Ci-dessus, ibid. : libertatemque i/lam, ita demum si nihil se pretiosius nouit
inu1ctam, sub iugum mittit.
LA CRITIQUE DE L'ARISTOT8LISME DANS LE DE VITA BEATA 615

rapprochera le passage de l'Éthique dans lequel Aristote écrit: « Nous


désirons toujours le bonheur pour lui-même, et non pour quelque chose
d'autre ... Le souverain bien doit être autonome 40 .»
Mais il y a plus grave, ou, du moins, les conséquences de cette
concession faite à quelque chose qui n'est pas la vertu se développent iné-
luctablement. Tu commences, dit Sénèque, à «avoir pesoin de la fortu•
ne 41 ». Et il est certain qu'Aristote, entraîné par la logique de son système,
a été contraint de reconnaître que les biens extérieurs étaient indispensa-
bles à la réalisation du plaisir - donc, en dernière analyse, à la réalisation
du bien absolu.
Les textes sont nombreux et, dès le premier livre de l'Éthiques à Nico-
maque, nous lisons: «Il saute aux yeux pourtant que le bonheur a besoin
qu'on ajoute après coup à la vertu les biens extérieurs ... , car il est, sinon
impossible, du moins difficile d'accomplir de belles actions sans le chœur
des biens extérieurs. D'abord, il y a tant de choses qu'on accomplit, com-
me à l'aide d'instruments, par les amis, la richesse, la puissance politique!
Et ensuite il y a des biens dont la privation fait tache sur notre béatitude,
ainsi une bonne naissance de beaux et de nombreux enfants, la beau-
té ... ; le bonheur a donc tout l'air d'avoir besoin qu'on ajoute après coup
à la vertu ce qui peut rendre la vie sereine comme un beau jour. De là
vient que ce qui coïncide avec le bonheur, c'est pour les uns la chance et
pour les autres la vertu 42 .»
Sénèque s'empare de cet aveu, et les mots dont il se sert (incipit illi
opus esse fortuna) répondent assez exactement à ceux d'Aristote : 1tpoa~ei-
<J8m Ka{ 'ti'jç;'tOlŒ\mlÇ 6ÙT1µspiaç;43.

L'argument suivant n'est pas moins révélateur. «Tu ne donnes pas,


objecte Sénèque à son adversaire, à la vertu un fondement solide, immua-
ble; tu l'invites au contraire à demeurer en un lieu d'instabilité. Qu'y a-t-il
en effet d'aussi instable que ce qui dépend du hasard et de la diversité
mouvante (uarietas) du corps et de ce qui touche le corps 44 ?» Ce manque
de stabilité du bonheur, tel que le conçoit Aristote (selon Sénèque), est
précisément l'objection à laquelle Aristote s'efforce de répondre dans

40 Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097 b 1 et suiv.


41 De u. b. XV, 3: incipit illi opus esse fortuna.
42 Éthique à Nicomaque, 1, 9, 1099 a 31. Cf. P. Aubenque, La prudence chez Aris-

tote, Paris, 1963, p. 78, où cet aspect de la doctrine est longuement analysè.
• 3 Pour l'équivalence entre opus est et 6sto8m, cf. Von Arnim, Stoic. uet. fr. IV,
p. 37 (index). Opus est n'indique pas un manque, mais le «besoin» de quelque cho•
se, en vue d'une fin. Infra, p. 622, n. 69.
44 Ci-dessus, p. 611, n. 28.
616 ROME, LA LIITÉRATURE ET L'HISTOIRE

!'Éthique à Nicomaque. C'est le «problème de Solon». L'homme vraiment


heureux le demeurera assez longtemps. Il ne sera pas «semblable à un
caméléon et à une maison qui tombe en ruine 45». Et le mot dont se sert
Aristote est l'équivalent grec de la uarietas dont parle Sénèque: «L'hom-
me sage ... ne sera pas divers (1tOt!C\ÂoÇ)et aisément transformé; il ne se
laissera pas aisément déloger de son bonheur, ni par n'importe quelles
malchances, mais seulement par des malheurs grands et nombreux, et, au
sortir de pareils malheurs, il ne retrouvera pas rapidement son bonheur,
mais, s'il le retrouve, ce sera au bout d'un long délai, mené à son terme,
au prix de grandes et belles choses que, durant ce temps, il saura attein-
dre46.» Telle est la manière dont Aristote répond au reproche de« mutabi-
lité», d'instabilité du bonheur et résoud, si l'on veut, l'aporie classique de
Solon. Il le fait en établissant des degrés dans la mutabilité et Sénèque a
raison de souligner que celle-ci subsiste, en dépit des atténuations. Il
importe peu que le sage puisse résister, en pratique, aux variations du
sort et aux atteintes de la fortune, qu'il ne soit que «médiocrement»
atteint par elles. Ce n'est pas sur le plan, trop humble à leur gré, de la
pratique que s'établit leur doctrine, mais sur celui des essences et de l'ab-
solu. Le temps des aménagements pratiques viendra plus tard. Il faut,
lorsque l'on détermine les principes mêmes, que les définitions applica-
bles au souverain bien excluent, en droit, cette uarietas dont chacun sait
bien qu'elle est, en bonne logique, le contraire même de cet absolu que
doit constituer le bonheur dans la sagesse 47.
Mais Sénèque va plus loin. Il tire de ces prémisses une conséquence
surprenante, dont la nécessité n'apparaît pas évidente. «Comment, dit-il,
un tel homme (le sage qui dépend des choses extérieures) peut-il obéir au
dieux, accepter tout ce qui lui arrive d'une âme sereine ... Mais, conti-
nue-t-il, il ne sera pas pour sa patrie même ni un défenseur vaillant, ni un
vengeur, ni un protecteur pour ses amis, s'il penche vers les plaisirs•'»
On est, à première vue, enclin à s'interroger sur la suite des idées, à taxer,
peut-être, Sénèque d'incohérence, de complaisance à des «associations
d'idées» obscures.
En réalité, le chaînon manquant est fourni par l'Éthique à Nicoma-
que, où nous lisons: « Pourtant, c'est du vertueux qu'elle est vraie, aussi,

0
• Éthique à Nicomaque, 1, 11, 1100 b 5-6. Cf. P. Aubenque, op. cit., p. 79 et
SUIV.

""Éthique à Nicomaque, 1, 11, 1100 b 5-6 (trad. JoliO.


47
Voir, sur cette différence dans les points de vue, les belles pages de P. Au-
benque, op. cit., p. 80 et suiv.
48
Ci-dessus, p. 611, n. 29.
LA CRITIQUE DE L'ARISTOT~LISME DANS LE DE V/TA BEATA 617

la maxime qui dit que, pour ses amis, il faut faire beaucoup - tout comme
pour sa patrie - dût-on aller jusqu'à mourir pour eux. Car il laissera
volontier pour compte richesses, honneurs et tous les biens que se dispu-
tent les hommes, ne réservant pour soi que la beauté morale. Car un plai-
sir intense, fût-il d'un instant vaut mieux qu'un plaisir faible, si long-
temps dure+il 49 • »
Le problème est bien connu de Sénèque, qui en traite plus longue-
ment dans une lettre à Lucilius 50 • Certes, l'acte vertueux, même s'il impli-
que le sacrifice de la vie, peut être récompensé par le plaisir que donne la
gloire ou l'attente de la gloire Mais il est des cas où cet acte est appelé à
demeurer totalement caché, inconnu de la postérité. Même dans ces
conditions, dit Sénèque, «celui-là même à qui est arrachée cette joie ... ,
sans hésiter, sautera dans la mort, car il lui suffit d'agir selon le bien et le
devoir 51 ». Et le plaisir, dans un tel acte, ne saurait être considéré comme
une fin, même accessoire - car il n'est pas de plaisir dans la mort, dans le
néant absolu.
Le plaisir ne saurait constituer une «récompense» de la vertu sans
que celle-ci perde son caractère fondamental, qui est d'être choisie pour
elle, pour sa beauté intrinsèque.
Le sage selon !'Éthique à Nicomaque, ayant à protéger «le chœur des
biens extérieurs», sans lesquels, pense+il, il n'est pas de bonheur digne
de ce nom, sera plongé dans l'inquiétude et se sentira sans cesse vulnéra-
ble. Aristote a beau dire qu'il sera «peu» vulnérable, Sénèque répond qu'il
ne doit pas l'être du tout et ses mots reprennent ceux d'Aristote. Celui-ci
avait dit, à propos de Solon : outs ya.p sictijç tùômµovim; 1C1VTJ8~attm pq.-
fücoç52. Sénèque rétorque: «Le souverain bien doit monter en un lieu d'où
nulle violence ne peut l'arracher 53 .» La métaphore est identique, emprun-
tée dans les deux cas à la langue des camps. Ce rapprochement, venant
après les autres, rend plus vraisemblable encore qu'il existe un rapport
direct entre les deux textes.
Mais cette métaphore de la forteresse, en elle-même, est instructive
encore à un autre égard; elle révèle une divergence profonde entre la
doctrine de Sénèque et celle d'Aristote, et, ce qui est peut-être plus impor-
tant, nous permet de remonter aux origines mêmes de cette divergence.

•• Éthique à Nicomaque, IX, 8, 1169 a 18 et suiv. (trad. Jolif).


50 Ad Luc. 76, 28 et suiv.

51 Ibid. 29 : sed ille quoque cui etiam hoc gaudium eripitur . .. nihil cunctatus

desiliet in mortem, facere recte pieque contentus.


52 Éthique à Nicomaque, I, 11, 1101 a 9.
53 De u. b. XV, 5: unde nu/la ui detrahitur (ci-dessus, p. 615, n. 40).

4-0
618 ROME, LA Ll'ITIDtATURE ET L'HISTOIRE

Aristote, nous l'avons vu, envisage le cas où le sacrifice de la vie


devrait être accompli par le sage, et il estimait, non sans bon sens, ce que
ce sacrifice coûterait à celui-ci : «Les morts, les blessures sont douloureu-
ses, et le courageux les recevra malgré lui, mais il les supportera parce
que cela est beau, et qu'il est honteux de ne pas le faire 54 • > Et, quelques
lignes plus loin, nous lisons: «Le véritable vertueux regrettera la vie; plus
il possédera la vertu dans sa totalité, c'est-à-dire plus il sera heureux et
plus il éprouvera de peine de mourir; car c'est alors que la vie a le plus
de prix, et c'est alors que sont les plus grands les biens qu'on perd en
toute connaissance de cause; or cela est pénible. On n'en est pas pour
autant moins courageux, mais peut-être davantage 55 >.
Ce qui revient à accepter que le sage éprouve la crainte, et l'espoir, et
la douleur. Ce que Sénèque nie absolument. Aristote considère que ces
«passions> sont inhérentes à la condition humaine et que nul ne peut s'y
soustraire totalement. Il s'oppose ainsi à la théorie démocritéenne de
l'sù8uµ{a56 , qui est, on le sait, à l'origine de la théorie épicurienne du plai-
sir, mais aussi de la doctrine stoïcienne 57 • Et l'on constate que, sur ce
point, Sénèque est du même côté que les adversaires épicuriens, contre
qui était dirigée la seconde partie du dialogue. Son affirmation que le
sage se placera en un lieu où n'auront accès ni la crainte ni l'espoir - la
métaphore de la forteresse elle-même - est précisément ce qui fournit à
Lucrèce l'admirable prologue de son second livre. Rapprochement qui
n'est point dû au hasard ni à la reprise d'un thème «de diatribe>: l'une et
l'autre doctrine poussent leurs racines dans la pensée de Démocrite,
contre laquelle, précisément, s'élève Aristote 51•
On voit pour quelle raison il était nécessaire à Sénèque de distinguer,
dans son enquête sur le souverain bien, la réfutation de l'épicurisme et
celle de l'aristotélisme. Ces deux doctrines, tout en prétendant l'une et
l'autre lier le souverain bien au plaisir, procèdent selon des chemine·
ments opposés. Épicure prend le plaisir comme point de départ. Il lui
accorde la valeur d'un absolu. Arisote parvient au plaisir comme à un
résultat, à une fin.
Mais Aristote établit une hiérarchie parmi les plaisirs; pour lui, les
activités ne sont pas équivalentes entre elles. Les «genres de vie> consti·

54
Éthique à Nicomaque, III, 9, 117 b 7 et suiv.
55
Ibid., I, 17 et suiv. (trad. Jolif).
56
Ibid., II, 2, 1104 b 24 et suiv., et Jolif, Comment., I, p. 124.
57
Voir Commentaire anonyme in Éth. Nic. = Stoic. uet. frag. III, 201.
51
Cf. A. ~rilli, Sul proemio del II libro di Lucrez.io, S.I.F.C, XXIX, 1957, pl 259-
263, où sont soulignées les origines démocritêennes du prologue de Lucrèce, II.
LA CRITIOUB DB L'ARISTOT1il.ISMB DANS LB DE V/TA BEATA 619

tuent une hiérarchie, au plus bas degré de laquelle se trouve la vie de


jouissance at au plus élevé la vie de contemplation 59• Ce qui est conforme
à l'ensemble de son système, puisque le «bien de l'homme» ne saurait que
résider dans ce qui est le propre de celui-ci, c'est-à-dire l'activité de son
âme pensante - celle-ci constituant la «différence spécifique» de l'espèce
humaine 60 • Mais, tandis que la doctrine d'Aristote considère comme «pro-
pre de l'humain> toute activité pensante ayant pour but la connaissance
désintéressée, et non l'action pratique, Sénèque restreint cette définition,
trop vaste à son gré, et considère que le propre de l'esprit humain est,
essentiellement, le jugement rationnel. La vertu, bien suprême, consistera
donc dans un jugement. La connaissance sera subordonnée à celui-ci; elle
interviendra pour l'éclairer, mais elle n'est pas, en droit, nécessaire, dans
son détail technique, à l'accomplissement de l'acte vertueux. Celui-ci peut
être d'ordre pratique; il n'est pas nécessairement «théorétique».
On comprend dans ces conditions pourquoi la polémique contre Aris-
tote portera, de préférence, sur la vertu de courage. Car c'est là que la
vertu a le moins besoin de s'appuyer sur la connaissance pure, que la
part de la «contemplation» est plus réduite. Le jugement qui fonde l'acte
courageux s'appuie directement sur les données immédiates de la cons-
cience. Et l'on ne s'étonnera pas qu'Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque,
ait quelque peu achoppé sur ce point, puisque, nous l'avons vu, il devra
bien avouer que le «vertueux» (c'est-à-dire l'esprit qui a acquis la plus
grande et la plus claire connaissance du monde) sera celui qui répugnera
le plus au sacrifice, car il saura, mieux qu'un autre, tout ce qu'il risque,
tout ce qu'il va perdre.
On pourrait se persuader que les images auxquelles Sénèque recourt
pour définir, en contraste avec la description de l'Éthique, l'attitude du
sage en face des assauts de la fortune, la comparaison avec le bonus miles
qui compte ses cicatrices, qui, transpercé de coups, rend grâce à son chef
- on pourrait penser que ces images sont des amplifications typiquement
romaines. En réalité, Sénèque ne fait ici que suivre Aristote sur son ter-
rain, puisque le développement de l' Éthique culmine, lui aussi, sur
l'exemple du soldat. Et Sénèque prend exactement le contre-pied de ce
qu'il pouvait lire dans celle-ci. Nous avons dit que la métaphore de la for-
teresse se trouve chez l'un et dans l'autre. Aristote dit, de même que « la

59 Éthique à Nicomaque, I, 5, 1095 b 14 et suiv.


60 Ibid., I, 6, 1098 a 7 et suiv. : ai 6 ronv i,r,ov àv0p<imou1f'UXi'lc;
tvépyata 1eatà
').jyyov~ µ1)iV8U').jyyou,'tÔ 6 m'rt6 cpaµavlpyov aîvat 't<p ytwt 'to0& 1eai'toO& cntou-
6a{ou IC.'t.À..
620 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

mort et les blessures apparaîtront comme douloureuses à l'homme coura-


geux, et qu'il les recevra de mauvais gré, mais qu'il les endurera parce
qu'il est beau de le faire, et que le contraire serait déshonorant 61 » - ce qui
revient à faire intervenir le jugement de l'opinion et, comme pour le
sacrifice de la vie, le plaisir de l'approbation extérieure.
Sénèque oppose à cette conception la description du « bon soldat»,
qui acquiesce à la douleur, uolens. Le «courageux», selon Aristote, ne le
sera que contre son gré (cilCci>v) et parce qu'il y a plus de douleur dans le
refus que dans l'acquiescement. Il en résulte que, pour Aristote, la condi-
tion humaine doit être acceptée comme un pis aller, tandis que, pour
Sénèque, elle est la condition même du perfectionnement intérieur. La
perspective du De prouidentia est déjà annoncée ici. Et c'est en ce sens
que l'on comprendra la sententia qui termine la polémique contre Aristo-
te: deo parere libertas est. La véritable autonomie, celle dont Aristote
reconnaissait la nécessité pour le souverain bien, ne saurait être acquise
si l'on fait la moindre place au plaisir dans la notion même de «bien»:
elle ne peut l'être que dans la soumission à Dieu, c'est-à-dire, en d'autres
termes, l'accord total de l'homme avec sa propre nature, et non cette dua-
lité, cette scission profonde acceptée par Aristote.
Les arguments apportés par Sénèque contre la doctrine exposée par
l'adversaire au début du chapitre XV du De uita beata portent donc
contre les thèses d'Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, et cela si exacte-
ment, avec une si grande persistance, que le doute n'est pas permis: ce
n'est pas à Calliphon que pense Sénèque, mais à Aristote; ce n'est pas
contre un obscur theoricien qu'il polémique, mais contre le philosophe
dont la pensée domine celle de nombreux épigones.
Mais, à ce point, une question se pose : Sénèque utilise-t-il directe-
ment le texte de l'Éthique à Nicomaque, ou ne le connaît-il, comme on le
suppose le plus souvent, qu'à travers des «manuels», des résumés scolai-
res? Certes, il nous a semblé déceler des rappels du texte d'Aristote; cer-
taines expressions (la comparaison de la sagesse avec une citadelle, par
exemple), certains termes caractéristiques, comme varietas, nous ont paru
devoir être rapprochés; la suite des idées elle-même ne s'éclaire, avons-
nous dit, dans ce passage du De uita beata, que si l'on se réfère à l'Éthique
à Nicomaque, mais ces coïncidences, si elles ne sauraient être fortuites,
peuvent fort bien être médiates, c'est-à-dire que les arguments présentés

61
Éthique à Nicomaque, Ill, 12, 1117 b, 7 et suiv.: 6 µèv 9<iva'tOÇ
icai tà tpauµa-
t<i>àv6ps{q>icai iiicovtl &atm, u1t0µsvsî 6è aùtà
ta À.U1t1U>à on icaÀ.Ôvf\ Ôtl aiCJXPàv
tè>µ11.
LA CRITIQUE DB L'ARISTOT~LISMB DANS LB DE V/TA BEATA 621

ici contre Aristote peuvent fort bien provenir d'un philosophe antérieur à
Sénèque, qui connaissait directement le texte du Stagirite. Et l'on peut, si
on le veut, imaginer une série indéfinie de tels intermédiaires, au terme
de laquelle se trouverait Sénèque.
Supposons d'abord que Sénèque ne s'inspire pas directement de l'ex-
posé aristotélicien lui-même. Il faudra donc admettre qu'il reproduit,
avec une fidélité plus ou moins grande, les critiques adressées par un
stoïcien à la doctrine d'Aristote, puisque certaines au moins de ces criti-
ques supposent chez celui qui les formule (et, par conséquent, les consi-
dère comme des arguments valables) l'acceptation des thèses fondamen-
tales du Portique 62 • Et, certes, nous avons le choix parmi les nombreux
auteurs stoïciens de traités ,œpi 'teÀ&V (sur les fins). Le premier d'entre
eux est évidemment Chrysippe. Et, dès l'abord, nous constatons que Chry-
sippe avait lui aussi - ce qui ne saurait nous étonner - critiqué la concep-
tion aristotélicienne du souverain bien. Ce renseignement nous est fourni
par Plutarque. Nous apprenons ainsi que Chrysippe s'était attaqué, com-
me le fera Sénèque, au passage de l'Éthique à Nicomaque traitant du
«problème de Solon»: «Après avoir, écrit Plutarque de Chrysippe, dit en
plusieurs endroits que les hommes qui ont été longtemps heureux ne le
sont pas plus que ceux qui n'ont joui que d'un instant de bonheur 63 ••• » -
cela signifie que Chrysippe refuse l'idée énoncée par Aristote, dans la
définition qu'il donne du bonheur dans l'Éthique: «Qu'est-ce qui nous
empêche d'appeler heureux l'homme qui agit selon une vertu achevée,
qui est entouré, suffisamment, du cortège des biens extérieurs, non pas à
un moment quelconque, mais dans sa vie complète 64?» Chrysippe, com-
me Sénèque, refuse d'engager le bonheur dans le temps,« lieu de l'hétéro-
nomie65»; il oppose à la conception de !'Éthique la notion d'un bonheur
indépendant du devenir, non soumis aux vicissitudes de la condition
humaine. L'idée est identique chez Chrysippe et chez Sénèque, mais, chez
celui-ci, elle est exprimée en d'autres termes, mieux, elle est seulement
implicite. Il est difficile de penser que Sénèque s'est borné à reprendre le
développement de Chrysippe, tout au moins sur ce point.
Mais il y a plus, et un autre tèmoignage de Plutarque nous oblige à
penser que la thèse défendue par Sénèque ne se confond nullement avec

62 Ci-dessus, p. 610.
63 Contradictions des Stoïciens XXIV, p. 1046 a et suiv. (trad. Ricard, Paris
1844).
64 Éthique à Nicomaque, 1, 11, 1101 a 14 et suiv.
65 P. Aubenque, op. cit. p. 81.
622 ROME, LA LITI1!RATURB BT L'HISTOIRE

celle de Chrysippe dans sa polémique contre le système d'Aristote, qu'elle


en diffère même très sensiblement. Plutarque nous apprend en effet que,
dans son traité de la Justice, Chrysippe reprenait Aristote d'avoir soutenu
qu'en faisant du plaisir le souverain bien on supprimait toutes les vertus;
peut-être, disait Chrysippe, en est-il bien ainsi pour la justice, mais ce
n'est point vrai pour le courage, le discernement, la tempérance, la
patience et les vertus de cette sorte. En d'autres termes, Chrysippe admet-
tait que ces vertus pouvaient demeurer «bonnes> si elles étaient exercées
en vue du plaisir qu'elles procurent 66 •
En revanche, non seulement ce témoignage de Plutarque, mais un
témoignage de Cicéron nous confirment que Chrysippe considérait que la
poursuite du plaisir détruisait «la société entre les hommes, l'amitié, la
justice et les autres vertus» (entendez, de cette sorte) 67 • Il établissait donc
une distinction profonde entre les vertus «personnelles> (courage, discer-
nement, connaissance) et la vertu sociale par excellence, la justice, avec
ses espêce diverses.
Telle n'est pas du tout la position de Sénèque dans le De uita beata,
puisque le débat est porté sur le terrain de la vertu de courage - l'un de
ceux où Chrysippe donnait partie gagnée à l'adversaire. Bien plus, Chry-
sippe accordait à Aristote que, si l'on ne voulait pas faire du plaisir le
souverain bien, mais seulement une «chose bonne>, on pouvait aussi sau-
ver la vertu de justice, en montrant que le plaisir était surpassé par le
bien et le juste 61 • Il semble donc que Chrysippe se soit montré beaucoup
moins catégorique à l'égard de l'aristotélisme que ne le fait Sénèque 69•

66
Plutarque, Contradictions des stoïciens XV, 1040 e et suiv.
67
Cicêron, Acad. pr. II, XLVI, 140: alteram (se. uoluptatem) si sequere, multa
ruunt et maxime communitas cum hominum genere, caritas, amicitia, iustitia, reli-
quae uirtutes; quarum esse nulla potest l'tisi erit gratuita.
•• Plutarque, Contradictions des stoïciens XV, 1040 c. (Von Arnim, Stoic. ueter.
fr. III, p. 8, n° 23).
69
L'une des premières Lettres à Lucilius (9,13) fournit un indice supplêmentai-
re en faveur de cette hypothèse. Dans ce texte, nous voyons Sénèque commenter la
formule exprimant l'aù-tapiceu1du sage (se contentus est sapiens) et prendre parti
contre ceux qui rêduisent le sage à une solitude totale et le retranchent du monde
(sapientem undique submouent et intra cutem suam cogunt). Pour cela, il êvoque la
distinction êtablie par Chrysippe entre 6eia8m et ev&ia8m : ait sapientem nulla re
agere et tamen multis illi rebus opus esse. L'authenticitê de cette distinction chez
Chrysippe nous est garantie par Plutarque (Contradictions des stoïciens XX,
1038 b). Chrysippe, pour êviter de tomber dans la subordination du sage aux cho-
ses, mais pour sauvegarder, aussi, les exigences du bon sens - qui sont celles sur
l~squelles _l'aristotêlisme mettait l'accent - oppose la conduite pratique et la situa-
tion thêor1que du sage â l'êgard du monde. - Sénèque donc, dans le De uita beata,
LA CRITIQUE DE L'ARISTOTéLISME DANS LE DE V/TA BEATA 623

Celui-ci va plus loin; il s'attaque aux postulats fondamentaux d'Aristote, à


la méthode suivie par celui-ci, refuse les «tempéraments» avec le réel et
demeure obstinément dans le domaine des essences.
Sans doute cette rigueur dans l'orthodoxie - plus grande que celle
dont pouvait faire preuve Chrysippe - a-t-elle pu être inspirée à Sénèque
par quelque penseur postérieur dont les œuvres nous sont inconnues.
Mais il est, dans le texte de Sénèque, un point qui nous fait hésiter à la
croire.
Sénèque soutient que quiconque unit dans le souverain bien vertu et
plaisir rend impossible l'acceptation libre de la condition humaine et
compromet la liberté du sage. Une liberté qui consiste à «suivre Dieu».
Cette formule, deum sequere, est qualifiée par Sénèque de uetus praecep-
tum, à juste titre, puisqu'elle est déjà souvent répétée avant les stoïciens,
mais ici il n'est pas douteux que Sénèque pense à l'Hymne à Zeus, compo-
sé, on le sait, par Cléanthe. Or, cet hymne, Sénèque le connaît bien, et
d'une connaissance directe, qui ne doit rien à un manuel, puisqu'il en
donne, dans une lettre à Lucilius, une traduction partielle : «Conduis-moi,
père, et maître absolu de la voûte éthérée, où bon t'aura semblé. Je ne
tarderai point dans mon obéissance. Me voici, sans regrets. Mettons que
je refuse - je te suivrais en gémissant et je supporterais, rétif, ce que j'au-
rais pu supporter de bon cœur. Le destin, à qui l'accepte, est un guide, à
qui le refuse un bourreau 70• »
Ce texte illustre très précisément le développement du De uita beata :
quae autem dementia est potius trahi quam sequi ... Il est évident que
Sénèque, ici, se souvient de qéanthe, qu'il trouve dans cet hymne un ali-
ment à sa propre vie intérieure, à sa méditation personnelle. A ce mo-
ment, la critique de l'aristotélisme cesse d'être une querelle de dialecti-
que, une lutte où les armes sont fournies par la logique. Sénèque s'élève
infiniment plus haut, jusq'à l'expérience de Dieu. Et il le fait en prenant
appui sur le poème mystique de Cléanthe.
Pourquoi, dans ces conditions, si l'un des piliers de sa propre doctri-
ne est emprunté par lui directement à Cléanthe, ne peut-on raisonnable-

va beaucoup plus loin que Chrysippe. Y aurait-il donc contradiction entre sa posi-
tion dans ce dialogue et ce qu'il écrit à Lucilius dans la lettre citée? La contradic-
tion apparente se résoud aisément si l'on veut bien reconnaître que, dans la lettre,
il donne un conseil pratique à son ami, tandis que dans le De uita beata il définit
une essence. Même si le sage, dans son incarnation charnelle, ne peut être réduit à
une solitude rigoureuse, la notion de vertu, ou de sagesse, ou de bonheur, doit être
maintenue rigoureusement autonome.
70 Ad Luc. 107, 11.
624 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ment penser que, cette doctrine, il ne l'a pas trouvée toute faite dans un
manuel qui aurait servi d'intermédiaire entre Aristote et lui? L'œuvre
d'Aristote est connue à Rome par plusieurs éditions. Elle avait aussi, il est
vrai, suscité des commentateurs, et l'on peut se demander si Sénèque ne
les a pas utilisés, mais cela importe peu - et n'est d'ailleurs pas vérifiable.
Ce qui importe, c'est de constater que Sénèque ne procède pas comme les
philosophes professionnels, les historiens de la philosophie qui - Varron
en est le type, presque la caricature - se préoccupaient surtout de classer
les doctrines, imaginant toutes les solutions possibles et mettant sur cha-
cune d'elles un nom. C'est ainsi que Calliphon était «celui qui avait uni
vertu et plaisir» dans le souverain bien. La bonne règle scolaire eût voulu
que Sénèque polémiquât contre Calliphon. Or, nous l'avons constaté, il ne
le fait pas. Il va au delà, aux sources mêmes où celui-ci a puisé l'idée de
sa synthèse personnelle, il s'en prend à Aristote. Et non pas à Aristote
comme philosophe historique, il ne le nomme même pas, mais à l'aristo-
télisme en tant que position typique, comme représentant de toutes les
philosophies qui hésitent à poser la seule vertu comme bien absolu. Pour
lui, l'histoire des doctrines n'est pas abordée pour elle-même, mais seule-
ment parce qu'elle procure le moyen de rencontrer, une à une, les diffé-
rentes positions possibles en face d'un problèmes déterminé. Et nous
espérons avoir montré que Sénèque, au moins dans ce traité De la vie
heureuse, ne s'est pas borné à orner de couleurs plus ou moins brillantes
des thèmes rebattus, qu'il ne s'est pas non plus laissé guider, comme le
veut une thèse célèbre, par de simples association d'idées, mais que,
connaissant parfaitement, et sans doute directement, les thèses classi-
ques, il s'efforce d'en pénétrer l'esprit, de les revivre de l'intérieur, en les
confrontant à ses propres exigences spirituelles.
LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE
DE NÉRON

L'histoire de Néron présente encore bien des énigmes. Les sources


littéraires - Tacite, Suétone, Dion Cassius - n'expliquent rien; elles se bor-
nent à constater et, suivies bien souvent par les historiens modernes, qua-
lifient de bizarreries des actes du jeune empereur dont la raison profonde
ne leur apparaît pas, peut-être parce qu'elles se refusent à dépasser le
niveau de l'événement et celui des jugements sommaires. Mais on a com-
mencé, depuis longtemps déjà, à entrevoir que les étranges conduites de
Néron pouvaient répondre à une politique calculée. Franz Cumont a mon-
tré la voie, dans cette direction, avec un article célèbre, paru en 1933, et
soulignant que l'ambassade de Tiridate, survenue au cours de l'année 66,
vit l'initiation du prince à la religion de Mithra. Ce qui explique, ainsi que
le fait observer Fr. Cumont, bien des traits du Néron-Hélios que mention-
nent les inscriptions 1•
Les observations de Fr. Cumont n'ont rien perdu de leur valeur. Mais
elles sont loin d'expliquer totalement le culte solaire dont Néron s'entou-
ra. Il est certain en effet que les témoignages que nous possédons sur ce
culte montrent qu'il existait bien avant l'ambassade de 66. Cela commen-
ce avec l'Apocoloquintose, où Sénèque compare le jeune prince au soleil
levant 2 • Amplification littéraire, dira+on. Peut-être. Et l'on pourrait en
dire autant des vers de Lucain (antérieurs, évidemment à 65) promettant
à l'empereur qu'il montera au ciel sur le char du Soleil 3, si d'autres
témoignages, qui, eux, ne sauraient être taxés d'exagération poétique, ne
présentaient la même image : monnaies frappées par Néron 4 et, surtout,
le colosse placé devant la Domus Aurea. Même si ce colosse, à la couron-

1 Fr. Cumont, L'iniziazione di Nerone, dans Riv. di Filot., 1933, p. 145 sq.
2 IV, 1, vers 27 sq.
3 Pharsale I, 47-48 (v. ci-dessus, p. 125 et suiv.).
4 H.-P. L'orange, Apotheosis in Ancient Portraiture. Oslo, 1947, p. 61 sq.
626 ROME, LA LITTmtATURB ET L'HISTOIRE

ne radiée, n'a été édifié qu'après 66, le palais lui-même, dont H.-P.
L'orange a montré la signification cosmique 5, a été conçu et commencé
immédiatement après l'incendie, c'est-à-dire dès 64.
On est donc conduit à penser que la théologie solaire dont s'entoure
Néron a d'autres origines que la religion de Mithra. Ces origines, où les
chercher?
Un curieux passage de Suétone, confirmé par un autre, de Dion Cas-
sius, nous donne peut-être des indications pour répondre à cette question.
Nous y apprenons que Néron naquit à Antium, le matin du 15 décembre
37 et que, au moment précis où l'enfant venait au monde, il avait été bai-
gné par les rayons du soleil levant, avant même que ceux-ci ne touchent
la terre 6 • Dion Cassius ajoute que cela fut considéré comme le signe que
le jeune Domitius Ahenobarbus serait roi. Mais il ne précise pas qui fit
cette prédiction, ni ce qui l'appuyait. Aujourd'hui, grâce aux travaux des
égyptologues et, tout particulièrement, ceux de MM. Daumas et Sauneron,
nous sommes mieux renseignés. Des textes provenant de Dendera, d'Esna
et d'Edfou nous font connaître le rite de l'union au disque; il avait pour
but de capter l'énergie vitale, d'origine divine, versée par le soleil à son
orient, avant que la terre n'ai.t pu absorber cette énergie, en recevant les
rayons de l'astre. Ce rite était pratiqué sur des statues divines, mais aussi
des statues royales; ainsi le roi bénéficiait du ba, c'est-à-dire de l'âme de
l'astre'. Et ces cérémonies, inspirées par le sentiment que le roi était
l'émanation de Rê, son représentant sur la terre, n'appartenaient pas, au
temps de Néron, à un lointain passé. Elles étaient pratiquées sous l'empi-
re romain, au bénéfice de celui qui, en Égypte, était le successeur des
Pharaons.
Le «miracle d'Antium» aurait pu demeurer sans conséquence si, dans
la famille de Néron, n'était restée vivante la tradition de Germanicus et,
au-delà encore, celle d'Antoine, qui avait été, lui aussi, roi en Égypte. Sur-
venu dans une maison où survivaient de tels souvenirs, il ne pouvait pas-
ser inaperçu. Dion Cassius nous en est le garant.
La persistance de la tradition égyptisante dans la famille de Néron
est attestée, d'autre part, on le sait, par la dévotion de Caligula aux divini-

s Id., Domus Aurea - Der Sonnenpalast, dans Serta Eitremiana, Oslo, 1942,
p. 68-100
• Suétone, Nero, 6, 1. Cass. Dio, LXI, 2, 1.
7
Sur ce rite, v. F. Daumas, Sur trois représentations de Nout à Dendara, dans
Annales du Service des Antiquités de l'Êgypte, LI, 1951, p. 373-400, et surtout S. Sau-
neron, Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paganisme (Esna V), Le
Caire, 1962, p. 121 sq.
LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE DE NÉRON 627

tés du Nil, et, surtout, â Isis•. Les conditions étaient donc favorables:
Néron, petit-fils de Germanicus, arrière-petit-fils d'Antoine, marqué par le
destin au moment de sa naissance, selon un présage que ne pouvait man·
quer de reconnaître tout inité aux rites royaux d'Égypte, était désigné â
l'attention de tous comme souverain du monde.
Le souvenir de ce miracle peut donc avoir prédestiné Néron à se
concevoir lui-même comme un souverain «â l'égyptienne». Et son entou-
rage ne le détourna pas de cette idée, mais au contraire l'y confirma. Il
est remarquable en effet que, marmi les maîtres dont Agrippine l'entoura,
figure Chaerémon, le «greffier sacré» d'Alexandrie, qui, nous dit-on, était
fort versé dans la connaissance des traditions religieuses de l'Égypte 9•
Il est remarquable aussi que l'un des premiers actes du nouveau
règne ait été d'envoyer comme préfet d'Égypte Ti. Claudius Balbillus, que
Claude, après en avoir fait son praefectus fabrum pendant l'expédition de
Bretagne, avait chargé des temples et des bois sacrés d'Alexandrie. Dépê-
ché â Alexandrie avec la plus grande hâte 1°,il procéda sans plus tarder à
une opération dont le souvenir nous a été conservé par une inscription
grecque de Gizeh 11 et dont la signification politique paraît avoir été
méconnue. Balbillus fit, au nom du jeune empereur, dégager la statue
d'Harmakhis, qui était recouverte de sable. Les gens de Busiris, le village
voisin, remercient Balbillus d'avoir rendu leur dieu à la vue de tous et,
liant à ce travail le retour de la fécondité et l'obtention d'une bonne récol-
te, font honneur â Neron d'avoir rendu à la crue du Nil «sa juste mesu-
re». Cette inscription nous fait pénéter à la fois dans le monde des
croyances traditionnelles de l'Égypte et nous indique très nettement les
arrière-pensées politiques de Néron et de son entourage, en particulier de
ses «conseillers pour l'Égypte», Balbillus, Chaerémon et, nous pensons
pouvoir le montrer, Sénèque.
Le dégagement d'Harmakhis est en effet un geste symbolique. Une
légende célèbre racontait comment le jeune Thoutmosis IV, bien avant
son avènement, et alors que rien ne semblait le destiner à la royauté,
chassait un jour dans le désert. Il s'endormit et, dans son sommeil, vit
Amon Rê qui lui ordonnait de dégager la statue d'Harmakhis du sable qui

1 Citons seulement E. Koerberlein, Caligula und die agyptischen Kulte, Meisen-


heim an Glan, 1962.
9 Suidas, s.v. Alexandre d'Aegae; Schwartz, art. «Chaeremon,> dans RE, III,

col. 2025-2027.
10 Pline, N.H. XIX, 3.
11
OG/S, 11, n° 666.
628 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

la recouvrait. S'il le faisait, il deviendrait roi 12 • Ainsi, Néron renouvelait le


présage.
Les habitants de Busiris ne s'y trompèrent pas. Néron, se présentant
ainsi comme roi investi par le dieu, ne pouvait manquer de manifester sa
légitimité en rendant à l'Égypte la «juste crue» de son fleuve. Une crue
normale est la manifestation par excellence de la puissance du pha-
raon 13.
Or, il se trouva que, peu de temps après que Claudius Balbillus eut
ainsi renouvelé publiquement l'alliance entre Néron et le dieu Amon Rè,
Sénèque prononça (ou publia, peu importe ici) un éloge de Néron, dont il
louait la clémence. Et, dans ce traité, qui date évidemment - au plus tard
- du début de l'année 56, nous lisons une phrase élrange:
«C'est la servitude de la grandeur suprême, dit Sénèque, que de ne
pas pouvoir devenir moindre. Mais cette impossibilité est commune aux
dieux et à toi. Eux aussi sont retenus, attachés au ciel, il ne leur est pas
donné de descendre, plus qu'il ne t'est loisible à toi-même de le faire sans
péril. Nos allées et venues à nous ne sont connues que d'un petit nombre
de personnes. Il nous est permis de sortir et de rentrer, de changer notre
apparence sans que la foule s'en aperçoive; mais toi, tu n'as, pas plus que
le soleil, la faculté de te dissimuler. Il y a en face de toi (contra te) une
vive lumière; les yeux de tous sont tournés vers ton éclat. Tu t'imagines
sortir de ta demeure? Tu es à ton orient! Tu ne peux parler sans que ta
voix soit reçue par les nations, dans l'immensité du monde; tu ne peux te
mettre en colère sans que tout soit dans l'angoisse, parce que tu n'abats
personne sans que tout ce qui est à l'entour ne soit ébranlé» 14•
Formules de courtisan? Peut-être. Mais une expression attire l'atten-
tion: pourquoi Néron, lorsqu'il sort de sa demeure, est-il comme le soleil
levant? La réponse est simple: Sénèque reproduit la terminologie des
hymnes égyptiens, qui usent de la même image. 1-a langue égyptienne
possède un mot (khâ) qui désigne à la fois l'acte du roi faisant son appari-
tion en public et l'apparition du soleil à l'orient 15• M. Posener, dans son
étude sur la divinité su pharaon, a rappelé l'importance de ce vocabulai-
re, qui est attesté depuis les Textes des pyramides 16•

12Moret, Le Nit et la civilisation égyptienne, Paris, 1937, p. 368. V. Drioton et


Vandier, L'Égypte, p. 340 sq. et p. 372.
13 G. Posener, De la divinité du Pharaon, Paris, 1960, p. SS sq.

14 De clem., 1, 8, 3.
15 D. B. Redford, History and Chronology of the XVII/th Dynasty, dans Seven

Studies, Toronto, 1967, p. 3-27.


16 G. Posener, op. cit., p. 18.
LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE DE NÉRON 629

On pourrait penser que Sénèque a retrouvé, par un jeu de son imagi-


nation, une antique expression égyptienne. Mais un détail invite à penser
que le souvenir est conscient. Tous les manuscrits de ce passage du De
clementia écrivent : multa contra le lux est, ce que Juste Lipse, suivi par la
totalité des éditeurs, corrige en multa circa te lux est, expression évidem-
ment plus conforme au bon sens. Mais la préposition contra, apparem-
ment choquante, répond exactement à la formule égyptienne. Par exem-
ple une stèle citée par M. Posener rapporte les paroles d'Amon au roi en
ces termes: «je me lève à Karnak devant ton beau visage afin d'accomplir
pour toi de grands miracles; ils se réalisent sur-le-champ en présence de
toute la terre» 17. Le pharaon n'est pas le Soleil, il reçoit la lumière de
celui-ci et la reflète sur le visage des hommes 18. On peut citer aussi le
grand hymne d'Amarna, où se lisent ces mots: «tu es sur le visage des
hommes» 19. Un scarabée de Thoutmosis IV est plus proche encore des
mots de Sénèque : « Les grands du Naharina, chargés de leurs tributs,
voient Thoutmosis IV lorsqu'il sort de son palais; ils entendent sa voix
comme celle du fils de Nout; lorsqu'il se déploie pour combattre, Aton est
en face de sa poitrine; il détruit les montagnes et foule aux pieds les pays
étrangers» 20. Et l'on pourrait multiplier les références 21.
La position du roi en face du soleil qui l'illumine est considérée par
M. Posener comme la forme matérielle donnée à un rapport théologique :
«les scènes qui figurent les dons réciproques et simultanés que se font le
pharaon et la divinité expriment cette idée d'une façon plastique: le roi
fait toujours face au dieu»22. On voit que Sénèque avait toutes les raisons
du monde d'écrire: multa contra te lux est. Il avait aussi de bonnes rai-
sons pour affirmer que la voix du prince, lorsqu'il parlait, était entendue
dans le monde entier. Cette voix du prince, c'est le Hou du pharaon, la

17
Id., ibid. p. 58.
11 Par exemple sur la «stèle poétique> ou «grand hymne de victoire de Thout·
mosis Ill>, Sethe, Urkunden, IV, p. 614, l. 15-615, l. 2. J. Leclant suggère de traduire
ce passage : «de sorte que tu resplendisses sur leurs visages comme mon image> et
renvoie à E. Hornung, dans O. Loretz, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen, Mu·
nich, 1967, p. 16-137.
19 Texte dans M. Sandman, Texts from the Tomb of Akhenaten, dans Bibliotheca

Aegyptiaca, VIII, 1938, p. 93, l. 16•17. Traduction dans P. Hilbert, La poésie égyp·
tienne, Bruxelles, 1949, p. 36.
20 Voir JEA, XVII, 1931, p. 23. .
21 Par exemple le texte d'Ahmosis de Karnak (Urkunden, IV, p. 19, 1.9). Voir

aussi un texte d'Amama, M. Sandman, op. cit .., p. 95.


22 G. Posener, op. cit., p. 42.
630 ROME, LA LITI'8RATURB ET L'HISTOIRE

puissance du verbe, l'ordre qui se réalise 23. Le pharaon traduit sans délai
sa volonté en actes, et le monde est directement soumis à cette parole qui
bouleverse les pays et les peuples.
Tout cela nous oblige à penser que la royauté solaire de Néron déri-
ve, au moins en partie, et par une politique consciente, de la théologie
royale du pharaon fils de Rê, et son représentant sur la terre.
Un autre fait - une autre bizarrerie de Néron - évoque encore les
croyances égyptiennes, et peut jusqu'à certain point être expliqué par elle.
On sait que les historiens se sont fait l'écho d'une rumeur selon laquelle
Agrippine et Néron auraient été sur le point de s'unir d'une manière
incestueuse; les uns assurent que l'initiative de cet acte serait venue de la
mère; les autres en attribuent l'idée au fils24 • Il est impossible de ne pas
rapprocher de cet inceste le vieux mythe égyptien montrant le roi, assimi-
lé au dieu Kamoutef, fécondant sa mère, Nout, pour renaître d'elle25•
Néron a-t-il voulu jouer dans la réalité le mystère divin? Agrippine a-t-elle
essayé d'utiliser le mythe pour affermir sa domination sur Néron, partici-
per à sa royauté en s'assimilant à Nout? Il est naturellement impossible
de répondre à ces questions. Elles doivent pourtant être posées. Néron,
roi d'Égypte, joue ce rôle avec conviction. Autour de lui, on ne lui laisse
pas oublier qu'il est le successeur des pharaons et possède leurs préroga-
tives et leur pouvoirs. Même le sage Sénèque le lui rappelle, entretenant,
pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, le rêve sacré du
jeune prince.

23
Id., ibid., p. 47, renvoyant à Bonnet, Reallexikon .. ., p. 318-319.
24
Suétone, Nero, 28, 5; Tacite, Ann., XIV, 2.
25
V. F. Daumas, Sur trois représentations de Nout .. .• p. 376, qui renvoie à
H. Frankfort, Kingship and the Gods, Chicago, 1948, p. 168 sq.
L' «EXIL> DU ROI PTOLÉMÉE
ET LA DATE DU DE TRANQUJLLITATE AN/MI

En dépit des conclusions pessimistes formulées autrefois par


Fr. Giancotti sur la possibilité d'établir une chronologie suffisamment
sûre des Dialogues de Sénèque 1, il est impossible de se résigner à regarder
comme intemporels ces petits traités qui, ainsi que l'a montré avec force
Max Pohlenz 2, sont intimement liés à l'expérience personnelle du philoso-
phe : il est impossible de les comprendre sans les situer à leur date, aussi
exactement que possible, dans la vie de Sénèque. Aussi convient-il de
chercher à résoudre l'énigme, par tous les moyens concevables. Pour
cela, on s'efforcera, naturellement, de découvrir des indices, des allusions
à des faits historiques datés, et c'est bien ce qui a été fait. Mais on sait
aussi que cette méthode entraîne de très grands risques, celui, d'abord, de
voir des allusions dans ce qui n'en est pas 3, de se laisser prendre aux
mirages de l'imagination. Aussi serait-il prudent de ne pas se borner à
cette seule méthode, mais de la compléter, si cela se révèle possible, par
l'analyse interne de la pensée de Sénèque elle-même, de manière à esquis-
ser une chronologie relative des différents dialogues. A la vérité, ce pro-
blème de la chronologie ne peut être véritablement résolu que si l'on par-
vient à élaborer un système global de I'œuvre et non seulement des Dialo-
gues. On n'aboutira pas, sans doute, à des certitudes, mais, au moins, à de
très grandes probabilités, que leur cohérence interne rendra inébranla-
bles.
Nous voudrions ici esquisser cette double démarche à propos du De
tranquillitate animi, l'un des traités que les critiques placent à des dates

1 Francesco Giancotti, Cronologia dei ,:Dialogi» di Seneca, Turin, 1957.


2 Philosophie und Erlebnis in Senecas Dialogen, in Kleine Schriften, l, p. 384 et
suiv.
Voir notre article, Est-il possible de dater les traités de Sénèque? in R. É.. L.,
3

XXVII (1949), p. 178-188.


632 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

diverses : Juste Lipse veut qu'il ait été rédigé immédjatement après le
retour d'exil, c'est-à-dire en 49 ou en 50 après J.-C.; Jonas, dans sa disser-
tation de Berlin, parue en 1870, le place sous le règne de Néron, et avant
le De vita beata. Martens, dont le mémoire parut un an après celui de
Jonas, propose la date de 62, ou environ; Gercke hésite entre 62 et 63. Des
dates tardives sont acceptées aussi par Albertini (vers 61 après J.-C.), Par
Kôstermann (en 62, lors de la crise qui suivit la mort de Burrus), par
Pohlenz (vers 60) et par Marchesi (un peu avant 60) ainsi que par Lana
(après la mort d'Agrippine, et, peut-être, en 59). Fr. Giancotti se contente
d'assurer que ce petit traité est postérieur au De constantia sapientis et
plus récemment, K. Abel4 se range à cette conclusion, ajoutant que, en
conséquence, il ne peut être que postérieur à 47, terminus post quem assi-
gné, avec de bons arguments, au De constantia sapientis.
Nous essayons ici de déterminer un nouveau terminus post quem,
indépendant de toute référence au De constantia sapientis, et, à partir de
cette donnée nouvelle, réviser la conception. traditionnelle que l'on se fait
des rapports entre ces deux dialogues, qui ont en commun d'avoir été
tous les deux dédiés à l'ami de Sénèque, L. Annaeus Serenus.

*
* *

Que l'allusion historique qui permettra, croyons-nous, d'établir le


nouveau repère chronologique que nous cherchons ait passé jusqu'ici ina-
perçue ne saurait étonner, puisqu'elle se dissimule dans une faute de la
tradition manuscrite unanime! Ce qui n'est pas, d'abord, sans inquiéter.
Pourtant, les faits ne sauraient être niés.
Vers la fin du dialogue, Sénèque rappelle le vieux précepte des sages,
conseillant aux hommes de se tenir prêts à tous les malheurs qui peuvent
fondre sur eux. Les rois n'en sont pas plus exempts que les autres. Crésus,
Jugurtha sont là comme exemples de ces retournements de fortune. Mais
ils ne sont pas les seuls :
«Ptolemaeum Africae regem, Armeniae Mithridaten inter Gaianas cus-
todias uidimus; alter in exilium miss us ·est, alter ut meliore fide mitteretur
opta bat 5 ».
Ces deux rois, dont les malheurs se sont déroulés du vivant de Sénè-
que (uidimus), nous les connaissons. Ce sont Ptolémée de Maurétanie, fils
de Juba II et de Cléopatra Séléné, petit-fils de Marc-Antoine et de Cléopâ-

• Karlhans Abel, Bauforrnen in Senecas Dialogen, Heidelberg, 1967, p. 162.


5 De tranq. animi XI, 12.
LA DATE DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 633

tre, et Mithridate d'Arménie, frère du roi Phrasmanès 6 • Le premier fut


appelé à Rome par Caligula et, après avoir été quelque temps l'hôte de
celui-ci, fut arrêté, au cours de l'été 39. Puis, pendant l'absence de Caligu•
la, qui s'était rendu en Gaule, puis en Germanie, il fut exécuté, sans doute
au début de l'année 40 7 • A aucun moment il ne fut envoyé en exil.
Pas plus que Mithridate d'Arménie, que Tibère avait autrefois chargé
d'arracher l'Arménie aux Parthes et qui s'était bien acquitté de cette mis-
sion•. Il fut, lui aussi, appelé à Rome par Caligula, mais, plus heureux
que Ptolémée, il survécut. En 47, Claude le renvoya en Arménie, où il
acheva de réduire les dissidents, trâce à l'appui militaire de Rome 9 • Mais
Mithridate fut l'objet d'un complot de la part de son neveu Radamiste,
fils du roi des Hibériens Phrasmane, qui était le propre frère de Mithrida•
te. Comme Phrasmane vivait trop longtemps au gré de son fils, celui-ci
forma le projet de détrôner, ou de tuer Mithridate, afin de prendre sa
place. Pharasmane, d'accord avec son fils, déclare la guerre à son frère,
confie une armée à Radamiste et attaque Mithridate. Celui-ci se réfugie
dans la place de Gornéas que défend une garnison romaine, commandée
par le préfet Caelius Pollio; sous les ordres du préfet, le centurion Caspe·
rius. Caelius Pollio est acheté par Radamiste, et comme Caspérius essaie
d'empêcher la thahison, il est envoyé auprès du gouverneur de Syrie,
Ummidius Quadratus. Le préfet, libéré de sa surveillance, persuade Mi•
thridate d'accepter une trêve. Une entrevue a lieu, pour signer la paix,
entre Mithridate et son neveu. Alors Radamiste fait arrêter Mithridate
qui, finalement, est étouffé sous un amas de couvertures 10• Ainsi, le roi,
écarté de son royaume par Caligula, n'y avait été renvoyé que pour périr,
victime de la trahison du préfet Caelius Pollio.
Telles sont les deux séries d'événements évoquées par Sénèque dans
le De tranquillitate animi. A aucun moment il ne fut question d'envoyer
l'un des deux rois en exil. Tous deux finirent par être mis à mort; aucun
ne fut exilé. Dans ces conditions, il est difficile de conserver le texte des
manuscrits, qui porte exilium. Tout s'éclaire si l'on accepte de lire, à la
place d'exilium, le mot exitium. Il faudrait lire alors: alter in exitium mis-
sus est, alter ut meliore fide mitteretur optabat.

6
Cass. Dio LVIII, 26, 4.
7 Suétone, Caligula 22; 26; 35; 55. Voir Pline, N.H., V, Il.Cas-
sius Dio, LIX, 25, l.
• Tacite, Ann. VI, 32; XI, 8; Cassius Dio, LX, 8, 1.
9 Tacite, Ann., XI, 8; 9.

10 Ibid., XII, 44-47.

41
634 ROME, LA LITJ'a,RATURE ET L'HISTOIRE

L'expression in exitium mittere n'a rien qui surprenne chez Sénèque,


qui en présente de semblables. Par exemple dans le De constantia sapien-
tis : ea referam quae ilium exitio dederunt 11 ou dans le De ira : alter in alte-
rius exitium leui compendio ducitur 12• La répétition du verbe mittere
répond à \.\Deintention évidente: employé au sens propre («envoyer à la
mort») à propos de Ptolémée, qui fut exécuté, mittere, lorsqu'il s'agit du
roi Mithridate, exprime la notion qui, chez Dion, est rendue en grec par le
verbe à.7t01t6µnsiv 13• Ce véritable jeu sur le double sens du verbe est bien

dans la manière de Sénèque 14•


Il est difficile de ne pas rapporter l'expression ut meliore fide mittere-
tur à la trahison dont fut victime le roi Mithridate. Les Romains l'avaient
installé sur le trône d'Arménie; ils s'étaient ainsi engagés à l'y maintenir.
Mais la vénalité d'un préfet de livra à ses ennemis, par un acte de perfi-
dia. On ne voit pas bien comment expliquer autrement les mots dont se
sert Sénèque pour évoquer la triste fin du roi, puisque l'exemple est ici
introduit pour montrer que même les rois connaissent des catastrophes
auxquelles ils doivent se préparer. La correction que nous proposons, et
qui est indispensable pour que la phrase ait un sens, ne concerne même
pas l'aventure de Mithridate, elle ne s'applique qu'au groupe in exitium
mittere, qui décrit le sort de Ptolémée, fils de Juba Il.
Or, la fin de Mithridate et la trahison dont il fut victime est assez
exactement datée par Tacite. Le drame se produisit au cours de l'année
51 après J.-C., trois ans par conséquent avant la mort de Claude. Ce qui
suffit à rendre impossible la date proposée, pour le De tranquillitate ani-
mi, par Juste Lipse. Le terminus post quem de sa composition est l'année
51 et sans doute, pour que l'affaire ait pu être connue et devenir un exem-
ple déjà classique des malheurs auxquels sont exposés les rois, ne peut-on
. pas faire remonter le dialogue à une date antérieure à 52, au plus tôt.

IlXVIII, 1.
12
IV, 8, 2. Cf. Ad Luc., 66, 13: cogitque inuictas manus in exitium ipsas suum
uerti; Q. N., V, 18, 6: quae nos dementia exagitat et in mutuum componit exitium.
Voir aussi Médée, 50; 913; 513, où exitium et une correction, les manuscrits por·
tant exilium; Agam. 523 : placetque mitti Doricum exitio genus. Dans le passage du
De tranq. an. que nous étudions, un peut aussi admettre que mittere est employé au
sens de «libérer» (des prisons de Gaius, où ils étaient enfermés), et chargé ensuite,
pour chacun des deux emplois, d'une nuance supplémentaire, pour Ptolémée: mit-
tere ad mortem et pour Mithridate: remittere, renvoyer chez lui.
13
Cassius Dio, LX, 8, 1.
14
Par exemple Ad Luc., 4, 9: uictor te duci iubebit - eo nempe quo duceris, où
l'expression joue sur deux des sens de ducere: « faire exécuter» (un soldat) et
«conduire>.
LA DATE DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 635

Restent toutes les autres datations qui ont été proposées, et qui sont
toutes postérieures à 52. Nous n'avons pas su découvrir dans ce dialogue
une allusion précise susceptible de fournir un terminus ante quem - ce
qui est assez naturel, si l'on songe qu'un tel terminus résulte, le plus sou-
vent, d'un argument a silentio, sauf lorsque, ce qui est le cas pour le De
breuitate uitae, l'allusion porte sur un état de fait dont nous savons à
quelle date il s'est achevé 15• Force nous est donc de recourir à d'autres
considérations, qui se prêtent mieux à une reconstruction de la chronolo-
gie.
Une première remarque se présente : le De tranquillitate animi
contient de violentes attaques contr~ Caligula 16• Or, il apparaît que les
ouvrages où Sénèque se montre le plus hostile à ce prince remontent au
règne de Claude. Cela est évident pour le De ira, pour le De breuitate
uitae, la Consolation à Polybe. Dans les œuvres dont nous savons sûrement
qu'elles furent composées sous Néron, le ton est nettement différent.
Dans le De beneficiis, par exemple, Caligula est présenté comme une
exception dans la lignée de Germanicus 17, ou bien on rapporte un acte de
clémence de sa part 18• Les allusions contenues dans les Lettres à Lucilius
sont encore plus bénignes 19, et il en va de même pour un passage des
Questions naturelles 20 , où la mention du «tyran> s'explique par un souve-
nir propre à Lucilius, le dédicataire de l' œuvre. On peut imaginer aisé-
ment les raisons de cette différence. Dans l'Apocoloquintose, Sénèque lui-
même rappelle que Caligula avait tourné Claude en ridicule, l'avait frap-
pé publiquement 21 • Mais les ressentiments du prince ne suffisent pas à
expliquer la violence des attaques auxquelles se livre Sénèque; seulement,
ils la permettent. Avec les années, et surtout la puissance, Sénèque est de
moins en moins enclin à exhaler sa rancœur contre celui qui avait voulu
le faire exécuter. Mais aussi il lui est de moins en moins possible, à mesu-
re que ses responsabilités politiques augmentent, d'évoquer les crimes
d'un prince qui appartient à la descendance de Néron. Pour toutes ces

15 Le fait que l'Aventin fut exclu du pomerium, état qui ne prit fin qu'avec la
décision de Claude, au printemps de 49. En dépit de toutes les hypothèses émises
pour contester ce terminus ante quem, la solution la plus évidente et la plus simple
demeure la plus probable. V. ci-dessus, p. 491 et suiv.
1• Au chapitre XIV.
11 De ben., IV, 31, 2.
11 Ibid., II, 12.
19 Ad Luc., 4, 7; 77, 18; 88, 40.

10 IV Praef., 15 et suiv.

JI 15, 2.
636 ROME, LA Ll'ITÉRATURE ET L'HISTOIRE

raisons, il semble plus probable que le De tranquillitate animi remonte au


règne de Claude. Mais ce n'est là qu'une hypothèse, tout au plus une vrai-
semblance générale, nullement une preuve.
C'est à d'autres considérations qu'il faut demander l'argument qui
semble nous fuir. Il ne semble pas que l'on ait accordé une attention suf-
fisante à la situation dans laquelle se trouve Sérénus, lors de la consulta-
tion qui est l'occasion du dialogue. Nous voyons qu'au moment en ques-
tion Sérénus en est à choisir son genre de vie. Il peut embrasser, s'il le
veut, une carrière sénatoriale 22 , ou encore devenir avocat - à moins qu'il
ne préfère se consacrer à l'édification d'une fortune qui l'élève au-dessus
des autres hommes. Or, nous savons qu'en définitive il a suivi une carriè-
re équestre, puisqu'il mourut préfet des vigiles, ce qui est l'une des plus
hautes charges de cet ordre. Nous savons aussi qu'il mourut avant Sénè-
que, qui le pleura beaucoup. La date exacte de cette mort n'est pas
connue. Elle est sûrement antérieure à la Lettre à Lucilius 63, qui la men-
tionne, donc, au plus tard, à l'année 64. On la place le plus souvent en 61
et, il faut ajouter, au cours de l'été de cette année-là, puisqu'elle a été
causée par l'ingestion de bolets vénéneux 23. Si l'on accepte que Sérénus
soit le dédicataire du De otio, on penserait plutôt à l'année 62, qui vit la
retraite de Sénèque.
Quoi qu'il en soit, il est nécessaire qu'entre le De tranquillitate animi
et la mort de Sérénus dans ses fonctions de préfet des vigiles se soit écou-
lé un certain temps. Au moment où il se confesse à son ami, il n'est pas
encore engagé dans la carrière équestre, il n'a pas encore commencé à
accomplir les milices indispensables. Mais il y a plus : Tacite nous ap-
prend qu'en 55 Sérénus est déjà au palais, et assez avant dans l'intimité
de Néron pour que l'on puisse lui demander de jouer un rôle dans l'intri·
gue qui unit Néron et Acté 24 • Le plus simple est de penser qu'il joua ce
rôle au moment même où il servait au Palatin, à quelque titre que ce soit,
peut-être pour accomplir l'une des trois «milices» réglementaires. Ce que
Néron demandait à Sérénus, en 55, c'était de faire à Acté, comme s'il en
était amoureux, les présents qui venaient du prince. Pour que ce rôle fût
vraisemblable, il fallait que Sérénus eût un train de vie assez important.
Ce qui n'est pas le cas au moment du De tranquillitate animi. Nous pou·
vons donc, sans crainte de nous tromper, prendre cette année 55 comme

22
De tranq. an. 1, 10: placet honores fascesque ... capescere.
21
Pline, N. H., XXII, 96.
24
Tacite,Ann., XIII, 13.
LA DATB DU DE TRANQUILLITATE ANIMI 637

terminus ante quem, et la marge de temps pendant laquelle doit nécessai-


rement se placer la composition du dialogue, la «fourchette» chronologi-
que se trouve ainsi restreinte entre l'année 52 (environ) et l'année 55.
Sérénus aura ainsi le temps de parcourir les différents degrés d'un cursus
équestre, même rapidement mené, grâce à l'amitié de son ami, ou parent,
jusqu'à la fonction de préfet des vigiles. Ce cursus se serait donc étendu
sur une dizaine d'années, entre 54 et 63, peut-être 62, peut-être 64. Durée
suffisante pour permettre une succession satisfaisante des fonctions.
Cette conclusion nous contraint à renoncer à toutes les datations bas-
ses, proposées par les critiques modernes, de Gercke à Albertini. Ces data-
tions sont incompatibles avec les faits discernables dans la carrière de
Sérénus. Elles obligeraient à bouleverser, contre toute vraisemblance, les
règles connues de la carrière équestre.

*
* *

Nous avons dit que Fr. Giancotti et K. Abel. renonçant à proposer une
date, même approximative, pour ce dialogue, se contentent de le placer
après le De constantia sapientis. Cette interprétation s'appuie sur l'idée
que l'on se fait de l'évolution spirituelle de Sérénus, dont on assure qu'il
était épicurien lorsque fut rédigé le De constantia sapientis, alors que,
dans le De tranquillitate animi, il se donnerait lui-même comme déjà stoï-
cien. Cette évolution serait due à l'influence de Sénèque.
En est-il bien ainsi? L'argument sur lequel on s'appuie pour faire de
Sérénus un épicurien, au temps du De constantia sapientis est l'expression
employée à un moment par Sénèque: «Epicurus, quem uos patronum
inertiae uestrae assumitis . .. »25 • Mais les gens qui sont ainsi pris à partie
sont les esprit vulgaires, et non pas Sérénus. Vos, ou un verbe à la secon-
de personne du pluriel, servent bien souvent à Sénèque pour évoquer
l'opinion des «sots»; cela n'entraîne pas qu'il inclue dans leur nombre le
dédicataire du dialogue, que ce soit Sérénus, ou Lucilius, ou Gallion 26 •
Bien plus, Sérénus, au début du De constantia sapientis, témoigne visible-
ment de sympathies pour le stoïcisme. Il s'indigne que Caton, le héros
romain du Portique, soit malheureux. D'autre part, Sénèque lui offre, en
guise de démonstration, pendant une grande partie du dialogue, des syllo-

25 XV, 4.
26 De uila beata, XIX, 2; 3; De prou., IV, 5-6.
638 ROMB, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

gismes fondés sur la physique et la logique de Zénon 27 • Sérénus les


aurait-il compris s'il n'avait une connaissance suffisante de la doctrine,
et, surtout, Sénèque y aurait-il eu recours, avec l'espoir que cela persua-
derait son interlocuteur, s'il n'avait été sûr que celui-ci acceptait les bases
techniques du système? Une épicurien les aurait certainement refusés.
Inversement, on invoque, en faveur de la même chronologie relative
des deux dialogues, le passage du De tranquillitate animi où Sérénus se
dit prêt à suivre, parfois, les préceptes de Zénon et de Chrysippe, et à
choisir une vie d'action 28 • En conclura+on qu'il se sent alors le disciple
du Portique? Cela n'est guère possible, si l'on remarque que, tout de suite
après avoir nommé les fondateurs de l'école, Sérénus ironise à leur sujet,
en ajoutant: «dont aucun, pourtant, n'a pratiqué la politique, mais qui,
tous, la conseillent aux autres» 29 •
Il paraît donc bien difficile d'accepter la chronologie relative que l'on
nous propose. La chronologie inverse nous semble mieux répondre à la
réalité : dans le De tranquillitate animi Sérénus, encore à la croisée des
chemins, en philosophie comme en politique, aspire à se fixer une ligne
de conduite. Dans le De constantia sapientis, il commence à céder aux
conseils de Sénèque, et, en stoïcien novice, soulève contre l'idée de Provi-
dence les mêmes objections que, plus tard, soulèvera Lucilius, et auxquel-
les répondra le De prouidentia.
Comme, d'autre part, le De constantia sapientis contient une attaque
assez vive contre la mémoire de Caligula, il est assez probable que ce dia-
logue ne saurait être postérieur au début du règne de Néron. Nous avons
proposé ailleurs 30 une date voisine de 55. Nous ne voyons aucune raison
pour modifier cette hypothèse, qui, croyons-nous, se trouve ici renfor-
cée.
Si l'on accepte nos arguments, on placera donc le De tranquillitate
animi en 53 ou 54, c'est-à-dire au moment où Sénèque accepte des res•
ponsabilités politiques, et se prépare à les exercer. Cela explique la posi-
tion philosophique qui s'y trouve exprimée, alors que vers 62, après la
mort de Burrus et la retraite, l'éloge de l'action politique serait en contra-
diction avec la conduite du philosophe. Il y a, dans les conseils donnés ici
par Sénèque à Sérénus, une sorte d'optimisme, d'allégresse même, qui
conviennent bien mieux à un homme sur le point de recommencer une

27
Voir notre Commentaire au De constantia sapientis, Paris, 1953, p. 49 et
suiv.
21 I, 10.
29
Quorum tamen nemo ad rem publicam accessit, et nemo non misit.
lo Comment. cit., p. 15 et suiv.
LA DATB DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 639

grande carrière politique qu'à un ministre contraint de céder la place à


des successeurs, et voyant périr ou écarter, autour de lui, tous ceux qui
l'avaient jusque-là aidé à maintenir son influence. On voit aussi comment
Sénèque, écrivant après l'exil, a surmonté l'amertume de ce qui fut sur le
moment, un douloureux échec.
Pourtant, cette expérience de l'échec n'est pas perdue. Le souvenir de
Gaius, et aussi du Claude de la fin de 41, soumis à Messaline, n'est pas
effacé. Sénèque, abordant une carrière nouvelle, prend ses distances par
rapport à cette activité où il s'engage; il prévoit déjà le moment où il
devra se retirer. «N'attends pas que les affaires te renvoient, sépare-toi
d'elles de toi-même 31 >. Puisque l'on ne saurait lire dans ces mots une allu- ·
sion à la situation qui fut celle de Sénèque en 62, comment les entendre?
Comme le témoignage de la clairvoyance d'un homme déjà éprouvé par le
sort, qui connaît par expérience l'instabilité de la vie politique, en une cité
où la loi ultime est la volonté du prince. Surtout, cela signifie que l'action
n'est pas une fin en soi, qu'il existe des valeurs qui lui sont supérieures.
Ce qui était déjà exprimé dans le De breuitate uitae, comme un conseil de
sagesse pratique - ne pas se laisser «envahir» (occupare) par les activités
du métier ou de la situation - prend ici une valeur plus profonde : réali-
ser, en soi, dans l'intimité de sa volonté, une séparation totale entre ce qui
relève des «choses» - res - et la personne même, qui est l'être intérieur.
Cette formule: «sépare-toi d'elles de toi-même» rappelle les conseils que,
quelques années plus tard, Sénèque donnera à Lucilius : il faut, en pleine
vie, s'exercer à mourir. Pas plus que Lucilius n'est invité à faire les gestes
du suicide, Sérénus - ou tout autre - ne l'est à renoncer, en pleine activi-
té, à l'action qu'il a choisie. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un renonce-
ment «en esprit>, comme, dans le De uita beata, Sénèque montrera que la
richesse n'est pas incompatible avec cette pauvreté «en esprit>, ce déta-
chement qui refuse d'accorder aucune valeur, ni positive ni négative, à ce
qui est en tout et pour tout un «indifférent>.

*
* *

Telles sont, peut-être, les conséquences que l'on peut tirer de l'aven-
ture prêtée au roi Ptolémée; d'abord que celui-ci n'est pas allé en exil,
ensuite que Sénèque, en écrivant le De tranquillitate animi, n'hésitait pas

31 V, 5: sed faciundum erit, si in rei publicae tempus minus tractabile incideris,


ut plus otio ac litteris uindices, nec aliter quam in periculosa nauigatione subinde
portum petas, nec exspectes donec res te dimittant sed ab illis te ipse diiungas.
640 ROME. LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

à évoquer un épisode peu glorieux pour l'honneur romain. On croira qu'il


ne l'aurait peut-être pas fait si le coupable, Caelius Pollio, n'avait été
démasqué et puni, ou sur le point de l'être - ce qui semble s'être produit
en 54, précisément si l'on en croit Dion Cassius ou plutôt son abrévia-
teur32. Mais la mauvaise leçon des manuscrits entraine une autre consé-
quence, qui concerne la tradition du De tranquillitate animi.
Lorsque tous les manuscrits présentent la même faute, une faute évi-
dente, certaine, comme semble bien l'être la corruption d'exitium en exi-
lium, cela est l'indice que cette faute est intervenue au plus tard lorsque
fut copié le modèle dont ils descendent tous, et, naturellement, elle peut
être plus ancienne encore. Et l'on n'oubliera pas non plus qu'une seule
faute ne saurait permettre à elle seule des conclusions certaines.
La confusion entre T et L (exitium devenant exilium) peut résulter
d'une transcription fautive exécutée à partir d'un manuscrit en capita-
les 33. Ce n'est pas la seule erreur, certaine, de ce type, qui apparaisse
dans le De tranquillitate animi. Il en existe au moins deux autres; en I, 15,
où les manuscrits donnent soit tam soit une forme de tantus ou tantum,
alors que la leçon· véritable est sans aucun doute iam. Dans ce cas, le i a
été pris pour un t. Un troisième passage, enfin: en II, 13, alors que tous
·les manuscrits donnent recto, il faut, de toute évidence, lire regio; la
confusion porte alors sur deux lettres le groupe gi est devenu et. M. Mari-
chal, que nous avons consulté, a bien voulu nous répondre que ces trois
fautes «s'expliquent très bien par des capitales semblables à celles du
fragment de Salluste (contenu) dans Vat. Reg. lat. 1283 B F 92 (Lowe, 0

C.L.A., I, p. 34)>. Ce sont des capitales carrées où le Cet le G sont à peine


différents, où le I, le L et le T tendent· à se ressembler. En revanche, de
telles confusions seraient peu vraisemblables si le modèle avait été écrit
en une variété quelconque d'onciales.
Une première conclusion s'impose : toute la tradition manuscrite du
De tranquillitate animi descend d'un manuscrit en capitales qui ressem-
blait à celui que nous avons cité, et que l'on s'accorde à dater du vesiècle.
Conclusion qui n'a rien d'imprévu, tous les textes classiques ayant traver-

32Cassius Dio, LXI, 6, 6 (rapporté à l'année 54) ~ c Laelius, qui fut envoyé en
Arménie à la place de Pollion, avait été auparavant préfet des vigiles. Il ne valait
pas mieux que Pollion, mais en dépit de l'estime plus grande dont il jouissait, il
était par nature encore plus avide d'argent».
33 Nous devons les indications qui suivent à l'amitié de M. Marichal, qui a bien

voulu nous initier à l'art difficile de reconstituer hypothétiquement l'écriture du


modèle dont peut dériver tel manuscrit; il nous a évité bien des erreurs dans la
présente recherche. Nous l'en remercions très sincèrement.
LA DATBDU DE TRANQUILLITATE AN/Ml 641

sé ce stade. Il importe tout au plus de faire observer que, pour le De tran-


quillitate animi au moins, nous ne saurions remonter au-delà, aussi long-
temps que l'on n'aura pas reconnu un manuscrit qui ne présente pas les
trois fautes signalées ici, et caractéristiques de cette descendance.
Mais la tradition du De tranquillitate animi nous propose encore un
autre problème, qui, sans doute, n'admet pas de solution certaine, mais
suffit à jeter dans l'inquiétude-et la perplexité tout éditeur consciencieux.
Il s'agit, encore, d'une faute commune à toute la tradition. On lit, en VIII,
7, au lieu du nom de Manes, l'esclave de Diogène, une forme comme
Mathen ou Matheum. Or, il est évident que cette faute, dont la correction
est certaine, ne peut s'expliquer par une erreur portant sur la transcrip-
tion d'un modèle en capitales. L'écriture dans laquelle une pareille erreur
paraît le plus probable est, nous dit M. Marichal, une majuscule anglo-
saxonne ou insulaire, dont une exemple est fourni par un manuscrit de
Durham (Cathedr. Libr. A. Il 16 ==Lowe, C. L. A., Il, n° 148 B), qui remon-
te probablement au VIII• siècle. Dans cette écriture, en effet, le groupe an
présente une grande ressemblance avec un groupe ath, qu'il a pu engen-
drer. Cet exemple est-il suffisant pour permettre l'hypothèse que toute la
tradition manuscrite de Sénèque est passée par un modèle copié, au VIII•
siècle, dans une écriture «insulaire>? Il est hasardeux de le prétendre -
d'autant plus que nous n'avons pas réussi à découvrir la trace de quelque
faute provoquée par les abréviations caractéristiques de cette écriture. Un
fait unique peut être le résultat d'un accident, surtout dans la transcrip-
tion d'un nom propre. Quoi qu'il en soit, la possibilité reste ouverte, d'un
intermédiaire «insulaire> dans la tradition du De tranquillitate animi,
mais elle est loin d'être prouvée. Qu'il nous suffise de rappeler que l'étu-
de de la tradition manuscrite des Dialogues de Sénèque est encore rudi-
mentaire et qu'il conviendrait de tenir compte de manuscrits plus nom-
breux pour mieux établir les faits, le texte imprimé par les éditeurs
n'étant le plus souvent que le résultat de conjectures incertaines.
SÉNÈQUE ET LA VIE POLmQUE
AU TEMPS DE NÉRON

Si les historiens sont d'accord, aujourd'hui, pour attribuer à la philo-


sophie un rôle dans l'histoire humaine, il s'en faut que son influence soit
reconnue pour toutes les périodes, et rares sont les ouvrages où l'on
consent à admettre que la pensée romaine, à la fin de la République et
sous l'Empire, exerça une action encore ajourd'hui saisissable sur la vie
politique. Peut-être parce qu'une tradition vieille de plus d'un siècle refu-
se de reconnaître qu'il existe une pensée philosophique à Rome. Cicéron
ne serait qu'un vulgarisateur maladroit et mal informé, Sénèque un rhé-
teur épris de lieux communs.
Pourtant, il est facile de constater que la réflexion philosophique a
informé la pensée politique de Cicéron et que cette réflexion s'est déve-
loppée au contact de l'expérience et des faits. Nous espérons montrer
qu'il en fut de même pour Sénèque. Mais il n'est peut-être pas inutile de
présenter quelques remarques, d'abord, sur la position du stoïcisme dans
la pensée cicéronienne, afin de situer plus clairement les données théori-
ques du problème lorsqu'il s'agira de Sénèque.
En 44 av. J.-C., après la mort de César, Cicéron réfléchissait, lorsqu'il
fut possible d'envisager une restauration du régime républicain, sur les
fondements philosophiques de l'action politique, et ses finalités éthiques.
Le résultat de cette réflexion fut le De officiis. A la vérité il y avait déjà
une dizaine d'années que, dans le De oratore, Cicéron s'était préoccupé de
définir certaines des conditions spirituelles de l'action politique. Mais
depuis lors la guerre civile avait changé les perspectives et provoqué une
remise en question générale, montré la nécessité de découvrir les notions
fondamentales sur lesquelles pourrait reposer la vie de la cité. Il appa-
raissait que bien des malheurs auraient été évités à l'Etat si les hommes
qui le menaient avaient conformé leur conduite aux règles de la vie mora-
le. Or, Cicéron, pour cette réflexion, s'appuie plus qu'il ne l'avait jamais
fait sur le stoïcisme, puisque c'est à Panétius qu'il demande d'être son
guide. Ce retour au stoïcisme ne saurait s'expliquer par de simples rai-
644 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sons d'opportunité, par le fait que le traité du Devoir, composé par Pané-
tius, fournissait un modèle commode. En réalité, si le stoïcisme est alors
tout proche de la pensée cicéronienne, c'est, en bonne partie, parce qu'il
avait donné une preuve éclatante de son efficacité politique, en inspirant
la conduite de Caton. Le suicide d'Utique, puis l'élaboration du mythe
posthume qui se développa autour du héros de la République ont joué
certainement un grand rôle dans ce que l'on pourrait appeler, avec quel-
que exagération, la «conversion> de Cicéron au stoïcisme - conversion
d'ailleurs partielle, dont il se défend, et dont on mesurera la portée exacte
par le De finibus et les Tusculanes.
Quoi qu'il en soit, l'homme d'Etat imaginé par Cicéron dans le De
officiis pratique les vertus stoïciennes. Deux de celles-ci surtout : la ma-
gnitudo animi (qui est une forme de la fortitudo) et la iustitia. La premiè-
re donne à l'homme d'Etat le désir de l'action, la hauteur de pensée, le
courage; la seconde lui permet de faire reconnaître son excellence par
tous les citoyens et de faire triompher sa pensée, en vertu de ce prestige;
de plus, la vertu propre de la justice, qui est de maintenir la vie sociale,
fait que l'homme d'Etat qui s'inspire de ses maximes ne saurait exercer
dans la cité qu'une action bénéfique. Cicéron, de la sorte, opère un choix
parmi les quatre vertus cardinales traditionnelles: prudentia et temperan-
tia n'ont qu'une importance secondaire, auprès des deux autres. La pru-
dentia se réduit à n'être qu'une sorte de curiosité intellectuelle, la tempe-
rantia (la «maîtrise de soi>) devient l'art de se conformer au convenable
(ce que Panétius appelait xpt1t0v), de réaliser dans sa conduite une har-
monie saisissable de l'extérieur.
Ainsi, l'homme d'Etat devient un conducteur d'hommes - ce Führer
dont parlait M. Pohlenz en d'autres temps. Cette conception de l'homme
«excellent», réalisant son arêté dans l'action politique, est adaptée au régi-
me de la cité. Cicéron la reprend de Panétius, qui, très probablement, en
devait les principes à ses propres maîtres. Elle avait pris naissance, dans
l'histoire du stoïcisme, au cours du second quart du ue siècle av. J.-C. A
ce moment, et en bonne partie à la suite des victoires de Rome sur les
deux grandes monarchies qui subsistaient encore, la Cité avait connu une
véritable renaissance. C'est autour de la «liberté> des cités que s'était pro-
duite l'intervention de Rome contre Antiochus et l'on sait que toute la
politique romaine, au cours du uesiècle av. J.-C., reprenant l'un des thè-
mes de propagande utilisés par les premiers Diadoques, eut pour leit-
motiv l'affirmation de cette liberté. Dans ces conditions, les philosophes,
et d'abord les stoïciens, étaient enclins à analyser les lois de l'action politi-
que à l'intérieur de ce cadre, après une éclipse de deux siècles. Et cela
SÉNÉ.QUE ET LA VIE POLITIQUE AU TEMPS DE NÉ.RON 645

explique aussi que cette réflexion ait pu s'appliquer à Rome à partir de


150 av. J.-C., alors que la vieille constitution romaine fournissait un exem-
ple particulièrement éclatant de réussite, dans la tradition de la «polis». Il
était tout naturel que les leaders romains de ce temps, Scipion Emilien,
Laelius, puis Aelius Tubera et leur groupe apparaissent alors comme les
types accomplis de ces «sages», guides du peuple, dont les stoïciens grecs
avaient tenté de dessiner le portrait idéal. On notera en passant que ce
même Aelius Tubero, dont Caton fera l'éloge, avait été pris à partie par
Cicéron dans le pro Murena. Mais il y a loin du discours de 63 au temps
du De officiis !
On comprend pourquoi, en 44 av. J.-C., le stoïcisme se trouvait - et
déjà depuis plus d'un siècle - engagé dans la vie de la cité romaine, et
jusqu'à un certain point lié au régime républicain, sous sa forme oligar-
chique. La cité stoïcienne, telle que peuvent la concevoir les Romains
amis et disciples de Panétius, est dirigée par un ensemble d'hommes
obéissant aux mêmes impératifs moraux, chacun étant, à son tour, le
«guide» du troupeau, et se déterminant par référence aux mêmes vertus.
Or, une telle conception, dont on ne peut douter qu'elle n'ait été réel-
le, est peu conciliable avec les tendances du plus ancien stoïcisme et les
conditions dans lesquelles s'était formée la doctrine du Portique. Cette
doctrine était née en milieu monarchique. Zénon avait été l'ami et le
conseiller d'Antigone Gonatas. Les stoïciens, au cours de la première et de
la seconde génération de l'Ecole, semblaient avoir pour vocation d'être les
conseillers des rois. Le régime de la cité était lié, au contraire, à l'aristoté-
lisme. Pensons à Démétrios de Phalère, élève de Théophraste. L'un des
traits caractéristiques du stoïcisme le portait à refuser toute concession à
la masse, à l'opinion. Cela explique que Sénèque ait pu prêter à Sérénus,
dans le De tranquillitate animi, une raillerie contre les premiers ma(tres
du stoïcisme qui, tous, avaient invité leurs disciples à pratiquer la p~liti-
que, mais dont aucun n'avait prêché d'exemple. En réalité, cette raillerie.
repose sur une équivoque : par action politique, Sérénus (ici porte-parole
des anti-stoïciens) entend la participation officielle aux affaires publiques,
la gestion des magistratures, l'intervention dans les assemblées. Les pre-
miers stoïciens avaient bien exercé une action, mais secrète, comme théo-
riciens et conseillers. Et ce rôle n'appartenait pas seulement à un passé
déjà lointain au temps de Scipion Emilien. C'était celui que remplissait
Blossius de Cumes auprès de Tiberius Gracchus, au temps même où Pané-
tius était le conseiller de Scipion. Mais le Grec ou l'affranchi, ou le péré-
grin ne peuvent, à Rome, participer au jeu politique. Leurs disciples le
peuvent, et ils les y invitent.
646 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

*
* *

On voit donc que, au seul point de vue de l'action politique, le stoïcis-


me présentait une grande souplesse. La doctrine pouvait et savait s'adap-
ter au régime; il était susceptible d'inspirer aussi bien les grands leaders
d'une république oligarchique que la conduite d'un roi. Cette souplesse ne
saurait surprendre; elle n'introduit pas dans la logique de la doctrine la
moindre contradiction. L'action politique est, comme la santé ou la
richesse, ou la beauté, l'un des «indifférents». Certes, un Etat bien gou-
verné est un «préférable», mais puisque l'on peut en faire un bon ou un
mauvais usage, ce ne saurait être un bien en soi. Il y a de bons et de mau-
vais rois, comme il y a de bons et de mauvais «orateurs» dans l'assemblée
du peuple. Ce qui importera, c'est que le Sage s'efforce de réaliser la
conduite la plus juste, la plus noble, la plus harmonieuse, la plus constan-
te et fidèle aux principes qui constituent et fondent l'ordre du monde. Les
engagements politiques précis demeurent d'un autre ordre, ils tombent
dans le domaine de la Fortune, et leur contenu matériel est contingent.
Sénèque le sait bien. Il a réfléchi - avec son neveu Lucain - à la conduite
de Caton, qui a réalisé par sa mort, c'est-à-dire par le dégagement politi-
que intégral, sa propre constance, la fidélité à lui-même - alors que les
dieux choisissaient le parti de César. Les dieux n'avaient pas «tort» ni
Caton «raison» contre eux. Au fond, peu importe que Rome soit une répu-
blique ou une monarchie, ce qui importe, c'est que Caton ne démente pas,
pour sauver sa vie, le premier jugement qui l'a opposé à César. Le problè-
me moral est dans les âmes, non dans les.choses.
On aurait tort, par conséquent, de penser que les stoïciens, parce
qu'ils acceptaient la doctrine de Zénon et de Chrysippe, se trouvaient du
même coup jetés dans un parti politique, qu'ils devaient travailler, par
exemple, à rétablir la Liberté, au nom de laquelle Caton était mort. La
seule liberté qui comptât était la leur, celle de leur jugement et de leur
raison.
Les conditions de la vie politique avaient beaucoup varié depuis l'éta·
blissement du principat. Au temps d' Auguste, on pouvait encore parler de
«liberté» et, dans une certaine mesure, de République. Du moins la fic-
tion était-elle maintenue. Tibère était resté longtemps dans l'ambiguïté, et
ne s'était résolu, semble-t-il, à la tyrannie que par une sorte d'abandon
désespéré. Claude, entre les mains de ses affranchis, avait fini per se lais·
ser glisser vers une tyrannie dont Caligula avait donné l'exemple. Le régi·
me, au moment où Néron accède au Trône, est évidemment une monar-
chie. Et Sénèque l'acceptera comme tel: l'instrument politique existe;
SÉNOOUB BT LA VIB POLfflOUE AU TEMPS DE NÉRON 647

c'est la machine complexe de l'Empire, avec ses rouages qui sont comme
les organes d'un corps vivant. Il s'agit de maintenir ce corps en santé,
c'est-à-dire de réaliser la justice, la paix, de permettre que soient établies
les conditions les plus favorables à l'épanouissement de l'excellence hu-
maine. Le premier crime contre la Nature - contre cet ordre existant -
serait de vouloir le bouleverser par la violence. Sénèque, d'emblée, accep-
te les règles du jeu.
Aussi ne s'étonnera+on pas qu'il ait accepté de figurer au nombre
des «amis> du Prince et de devenir, immédiatement, le théoricien du régi-
me. Si l'on met à part l'Apocoloquintose, dont l'analyse politique serait
hors de propos ici, car la philosophie y a peu de place - c'est un acte
politique, non une méditation - le premier ouvrage de Sénèque qui pose
expressément le problème du régime est le De clementia, dont nous pen-
sons que le premier livre, le seul complet, est le témoin, sous une forme à
peine modifiée, d'un discours qui aurait été prononcé par Sénèque peut-
être le terjanvier 56, lors de la uotorum nuncupatio, au Capitole. Sénèque
y affirme le caractère royal de l'Empereur; il lui attribue principalement
la vertu royale par excellence, qui est la clementia. Ce thème a été répété
à satiété, imposé à l'opinion publique, au cours de l'année 55 - Tacite
nous le garantit, non sans un peu d'agacement de sa part. Ce que Tacite
ne souligne pas, comme il aurait pu le faire, c'est que, dans la pratique,
cette vertu de clementia avait été effectivement pratiquée au Palatin : tout
le monde connaissait la manière dont s'étaient déroulés le procès d'Agrip-
pine et surtout celui de Burrhus, qui avait figuré au nombre de ceux qui
devaient le juger. Ces épisodes illustraient un changement dans les mé-
thodes de gouvernement, et chacun pouvait établir une comparaison
fructueuse (pour le pouvoir) entre le régime nouveau et le temps où Clau-
de faisait exécuter Messaline sans l'entendre. Cette même année avait vu,
il est vrai, la mort de Britannicus, mais l'histoire de cette mort est très
obscure, et l'opinion publique ne paraît pas, alors, s'en être indignée bien
vivement.
Le De clementia contient une théorie très précise de la « majesté roya-
le» (1, 8, 4), lorsque l'Empereur est expressément comparé au Soleil, qui
occupe dans l'univers une place unique. Nous avons essayé de montrer
ailleurs I que Sénèque s'inspirait dans ce passage des formules qui, en
Egypte, s'appliquaient au roi, et qui, dans le cas de Néron, dont lâ nais-
sance avait été marquée par un miracle «solaire>, trouvaient une applica-
tion particulièrement opportune. La légitimité religieuse du jeune Prince

1 Ci-dessus, p. 625 et suiv.


648 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

apparaît incontestable, et Sénèque la proclame sans équivoque. Nous


sommes, apparemment, loin de Caton, et l'on pourrait accuser Sénèque
de n'être qu'un courtisan, si, en élaborant cette théorie du principat, il
n'était profondément fidèle au stoïcisme. Est-il nécessaire de rappeler
que, pour les stoïciens, l'Univers est une monarchie, soumise à Dieu, que
notre être même est aussi une monarchie, où règne la Raison, l'élément
dirigeant (hégémonikon)? L'Empire romain retrouve donc l'une des gran-
des lois de la Nature. Sénèque, conseiller, ministre de Néron, est moins au
service de celui-ci qu'au service de Dieu, dont il réalise les desseins, dans
le plan de la Providence.
On dira peut-être que Sénèque utilise, hypocritement, le stoïcisme,
pour le service de son ambition personnelle, que l'exilé de Claude se rallie
bien vite au régime. En réalité, il y a longtemps qu'il s'est rallié et qu'il a
réfléchi aux conditions qui peuvent faire du Principat la forme politique
la mieux adaptée aux besoins de la société humaine. Nous trouvons cette
préoccupation dans le De ira, qu'il faut sans aucun doute dater de l'année
41, entre la mort de Caligula et l'exil de Sénèque, en un temps où celui-ci
peut espérer que, le tyran disparu, commence une ère de justice.
Il serait trop long ici d'exposer toutes les raisons qui militent en
faveur de cette thèse : par exemple, que Sénèque, écrivant à son frère
Novatus, ne songe pas au cas d'un gouverneur de province, mais ne don-
ne d'exemples que ceux des rois, juges sans appel, et égaux en puissance
aux dieux. C'est la figure de Caligula qui apparaît à chaque page, Caligula
qui se croit dieu, qui confond colère et magnitudo animi, cruauté et justi-
ce. En face, se dresse la figure du « bon juge»: ce que Claude voulait être,
ce qu'il proclamait dans des édits, celui qui rétablissait la liberté. Il est
indéniable que le De ira présente une signification politique, que ce dialo-
gue masque à peine une exhortation à Claude. Sénèque affirme le primat
de la justice - et il se rattache ainsi au moyen Portique. Cette justice est la
manifestation du foedus fondamental qui existe entre les êtres humains;
elle doit être maintenue à tout prix, sous peine de détruire la société natu-
relle. En 41, Sénèque pense poursuivre sa carrière interrompue par l'ani-
mosité que lui témoignait Caligula. Il se pose dès lors en «conseiller du
roi», et Claude ne s'y est pas trompé, puisqu'il a promis officiellement,
dans un édit, de ne pas s'abandonner à la colère.
On trouve, de même, dans la Consolation à Polybe, qui est adressée,
en réalité, à Claude, des indications certaines d'une pensée politique de
Sénèque. Nous y discernons déjà la théorie de la clementia, même si cette
vertu doit, dans la pensée de l'auteur, entraîner son rappel à Rome. On
remarquera l'insistance avec laquelle est évoquée la figure de Marcellus,
avec le parallèle qu'elle suggère entre la clementia de César et celle que
SÉNÉQUE ET LA VIE POLmQUE AU TEMPS DE Nl'.RON 649

l'on attend de Claude. On remarquera aussi, dans la prosopopée de Clau-


de, à la fin du dialogue, la condamnation de Gaius, le tyran, le prince
«ennemi de la raison». Entre la tradition d'Antoine, qui représente, com-
me Caligula, la fausse magnitudo animi, et celle d'Auguste, le prince
humain et sage (au moins dans ses dernières années), il existe donc chez
Sénèque, avant même son rappel par Agrippine et son inclusion dans le
conseil du Prince, une politique selon le stoïcisme, qui ne doit rien à un
prétendu opportunisme.

*
* *

Il serait évidemment fort intéressant de savoir quelle fut l'action réel-


le de Sénèque, sur la politique concrète, au cours du quinquennium Nero-
nis. Malheureusement, nous ne possédons aucun (ou presque) témoignage
direct et irréfutable. Nous sommes obligés de recourir à des hypothèses,
et de nous demander si, pendant cette période, ne se discernent pas cer-
taines orientations politiques en conformité avec ce que nous savons de la
pensée stoïcienne. Et, par une contre-épreuve, nous pourrons aussi nous
demander si, une fois passée cette période, des orientations nouvelles,
divergentes, n'apportent pas la preuve que la pensée de Sénèque avait
dominé les choix précédents.
D'abord l'affaire d'Arménie. Dès le début du règne de Néron, l'agita-
tion en Arménie, où les Parthes essayaient d'obtenir la prépondérance,
créa une situation dangereuse. Sénèque et Burrhus prirent les mesures
indispensables: préparatifs militaires de toute nature, renforcement des
rois vassaux, mais, alors que tout semblait prêt pour l'attaque, l'ordre ne
vint pas. Les Parthes, travaillés par des dissensions, dans lesquelles il
n'est pas invraisemblable de discerner l'action d'agents romains, renon-
cent à leurs intentions belliqueuses, et la guerre n'aura pas lieu. Ainsi se
trouvait appliquée une maxime dont Cicéron disait qu'elle devait règler la
conduite de tout chef d'Etat, «que la guerre ne devait jamais être enrepri-
se que dans l'intention évidente d'assurer la paix». Or, il est certain que
cette modération dans les affaires d'Orient n'est pas due à Néron lui-
même. Plus tard, Sénèque une fois retiré de la cour, Néron songera au
contraire, on le sait, à entreprendre une vaste expédition en Orient, jus-
qu'aux confins du Caucase, et à recommencer Alexandre. Alexandre qui,
aux yeux de Sénèque, est le type même de l'aventurier dépourvu de rai-
son et du «brigand heureux».
En Germanie, l'on suit la même politique. Sénèque avait mis à la tête
des légions de Germanie Inférieure son propre beau-frère, Pompeius Pau-

42
650 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

linus, qui resta en fonctions jusqu'en 58, et fut remplacé par Duvius Avi-
tus, compatriote et sans doute obligé de Burrhus. Le légat de Germanie
Supérieure était L. Antistius Vetus. Comme Paulinus, il appliqua les consi-
gnes de paix venues de Rome, si bien que le bruit se répandit que le Prin-
ce avait enlevé aux légats le droit de conduire leurs troupes à l'ennemi.
Sur le Danube, même situation. Le légat de Mésie Plautius Silvanus
Aelianus, dont nous connaissons la carrière par une inscription de Tibur
(CIL, XIV, 3608), se vante d'avoir assuré la paix grâce à des moyens paci•
fiques et à la diplomatie.
Reste la Bretagne, où les faits sont plus complexes - peut-être parce
que nous sommes mieux renseignés. Au début du règne, le gouverneur
A. Didius Gallus est laissé en place. Il a des instructions précises : laisser
la population en repos. Tacite lui reprochera plus tard d'avoir manqué
d'énergie. Mais sa politique de paix est trop conforme à ce qui se passe
dans les autres provinces pour que la ressemblance soit fortuite. A partir
de 58, une évolution se produit. On envoie en Bretagne d'abord Q. Vera-
nius, plus énergique, et, après sa mort, qui survint peu de temps plus
tard, Suetonius Paulinus, qui avait pour mission moins de poursuivre la
conquête que de procéder à une exploration de l'île. Ce n'est pas ici le lieu
de parler de la révolte de 61 ni des responsabilités que l'opposition attri-
bue à Sénèque en cette affaire.
En politique intérieure, tout le début du règne laisse apparaître un
effort pour limiter la puissance de l'argent dans l'Etat. D'abord, on inter·
dit de payer un orateur pour plaider une cause. Ensuite, le Sénat abolit
l'usage, instauré par Claude, de faire donner des jeux de gladiateurs par
les questeurs désignés. Il s'agissait d'alléger les cl\arges des jeunes séna-
teurs. Or, est-il nécessaire de rappeler que Sénèque condamne le règne de
l'argent; il suit une tradition que nous rencontrons déjà dans la seconde
Lettre à César, de Salluste. Déjà, parmi les mesures que Salluste suggère à
César, figure la réduction, sinon même la suppression de l'importance
attachée à la fortune dans la vie politique. Il serait injuste de prétendre
que les «déclamations» de Sénèque contre l'argent ne sont qu'un thème
de rhéteur. Injuste, puisque l'on constate que des réformes très réelles
ont été imposées par Sénèque dans le même sens.
Ici, il convient d'établir une distinction: la richesse, en tant que telle,
n'est pas un mal en soi; elle n'est, elle aussi, qu'un «indifférent», puisqu'il
peut Y avoir un bon et mauvais usage que l'on en fait. Sénèque n'est pas,
en vertu de sa foi stoïcienne, astreint à faire vœu de pauvreté. Son attitu·
de à l'égard de sa propre fortune est un problème de morale personnelle
(il s'en explique dans le De uita beata et nous ne pouvons ici qu'y ren-
voyer). Quand il s'agit de la puissance politique que confère la richesse, le
SéNaQUE ET LA VIE POLmQUE AU TEMPS DE NARON 651

problème est entièrement différent: il ne s'agit pas de nier l'existence de


cette puissance, il faut l'empêcher d'engendrer l'injustice. Et c'est à cela
que tendent des mesures qui furent prises, encore, sous le «ministère» de
Sénèque: en 57, on interdit aux gouverneurs, de rang sénatorial ou pro-
curateurs, de donner dans leur province des jeux de quelque nature que
ce fût, car ces pratiques donnaient lieu à des exactions. En contre partie,
le trésor impérial se chargea de rendre à quelques sénateurs ruinés les
moyens de conserver leur rang.
C'est dans cet ensemble que se place la proposition faite par Néron
de supprimer les uectigalia. On dit souvent que c'était là une proposition
utopique; d'autres historiens assurent que les conséquences matérielles
de cette réforme n'auraient pas été aussi graves que le dirent les séna•
teurs à ce moment-là; on avance que les uectigalia ne représentaient que
1/15• des ressources totales de l'Etat. Quoi que l'on puisse penser de ce
chiffre, qu'on le juge vraisemblable ou beaucoup trop faible, la réaction
des sénateurs fut extrêmement défavorable. Il est possible qu'il aient
craint l'augmentation du tribut sur les terres provinciales qu'ils pouvaient
se trouver posséder, craint, peut-être, l'établissement d'un impôt foncier
sur les terres italiennes; tout cela est du domaine de la conjecture. Ce qui
est certain c'est que cette proposition radicale fut retirée, et remplacée
par une réglementation beaucoup plus stricte que par le passé concer-
nant les sociétés de publicains. Et, ce qui est important aussi, on rendit au
Sénat, à propos de cette affaire, ses pouvoirs réglementaires à l'égard des
fermes publiques. Ce qui ne pouvait manquer de rappeler l'affaire de 60
av. J.-C., lorsque Caton persuadait au Sénat de se montrer ferme en face
des demandes des publicains.
Quoi qu'il en soit, on rendit grâce au Prince, en célébrant sa magnitu-
do animi, c'est-à-dire l'une des vertus du roi selon les stoïciens, celle dont
Caligula, nous l'avons dit, n'avait offert que la caricature. Après la cle-
mentia, forme exaltée de la justice, vient la magnitudo animi, exaltation
politique de la fortitudo. L'opération visant les uectigalia obtenait un tri•
pie résultat : limiter les abus des sociétés de publicains, rendre au Sénat
l'une de ses anciennes prérogatives, et, surtout, imposer à l'opi~ion l'ima·
ge du Roi magnifique; le rôle du «bon roi» n'est pas de remplir avec avi-
dité les caisses du trésor, fisc ou aerarium, mais de faire régner la justice
dans l'Empire.
Mais il ne suffisait pas de limiter le pouvoir politique conféré par
l'argent, et, en même temps, de diminuer le prestige de celui-ci, en mon·
trant le peu de cas qu'en faisait un prince «généreux>, il fallait parallèle-
ment lui assigner sa juste place.
Ce problème de l'argent et de son rôle dans le cité avait préoccupé les
652 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

disciples immédiats de Panétius. Il ne pouvait en être autrement, dans


une cité comme Rome où les classes sociales formaient une hiérarchie
censitaire. D'autre part, l'argent donnait du prestige, permettait les géné-
rosités à l'égard du peuple (largitiones). Tout le système de la République
finissante en dépendait. Avec l'Empire, tout est changé. Un seul peut se
permettre les largitiones; !'Empereur est seul susceptible de combler le
peuple. Quiconque le ferait, hors lui-même, se rendrait suspect. C'est
pourquoi Sénèque composa le De beneficiis, qui avait pour intention de
proposer un nouveau style de rapports entre riches et pauvres.
Les largitiones impériales avaient été érigées par Néron en système de
gouvernement: d'abord en 58, avec les dons fait aux sénateurs (sur ce
point, il est à supposer que Sénèque approuvait cette politique), puis en
59, après la mort d'Agrippine, pour faire oublier le drame et reconquérir
une popularité que l'on croyait menacée. Néron se livra alors à d'incroya-
bles libéralités, distribuant au peuple des objets de grande valeur. Il n'est
pas indifférent de constater que, dans le De beneficiis, un an ou deux plus
tard, Sénèque condamne expressément ce genre de générosité.
Le problème des beneficia dépasse celui du rôle à accorder à la
richesse dans l'Etat. Car le beneficium ne consiste pas seulement en libé-
ralités matérielles. Il est la matérialisation des rapports de «bienveillan-
ce» entre les hommes, forme suprême de la justice et de la conciliatio
hominum. Sénèque, reprenant le sujet d'un vieux traité d'Hécaton, adapte
son contenu aux problèmes nouveaux que pose la société de son temps. Il
s'agit d'élaborer un contenu original à donner au foedus social.
L'un des problèmes urgents était celui que posait le développement
des immenses familiae serviles. En 57, le Sénat s'était préoccupé de savoir
si'il ne convenait pas d'armer les maîtres contre l'ingratitude de leurs
affranchis. Les sénateurs inclinaient à des solutions de rigueur. Sénèque
fit pencher la balance en faveur de l'indulgence. La véritable solution
consistait à faire l'éducation de ceux qui étaient en situation de donner
des bienfaits. Seule la rectitude de leur jugement pouvait prévenir les
déboires. La loi ne peut rien, le remède est dans les mœurs. Il convient
d'établir un type nouveau, plus humain, de relations entre maîtres et
esclaves. Cela explique que de nombreux passages du De beneficiis insis-
tent sur le caractère humain des esclaves.
Il en va de même pour les pages où Sénèque que pères et fils possè-
dent, à l'égard du beneficium, une véritable égalité. Dans les deux cas, le
dessein est de desserrer les vieilles contraintes. Ce qui est dans la ligne du
stoïcisme, qui considère que la qualité d'homme est indépendante de la
situation sociale de fait. Les revendications de Sénèque en faveur des
esclaves ne sont pas purement verbales; elles accompagnent et justifient
SÉNÈQUE ET LA VIE POLITIQUE AU TEMPS DE NÉRON 653

une politique menée effectivement, en contradiction avec les préjugés tra-


ditionnels. Sénèque, fidèle aux idées fondamentales du Portique, pense
que le rôle du sage est de servir les hommes, quels qu'ils soient, même
s'ils sont esclaves.

*
* *
Ce que nous pouvons savoir, ou deviner, de l'activité politique de
Sénèque pendant les années de son «ministère> nous montre que cette
activité, très réelle, traduite en actes, s'inspire directement du stoïcisme.
Il n'y a pas séparation entre l'homme d'Etat et le philosophe, mais identi-
té d'inspiration. Méditation et action se continuent l'une l'autre, sans solu-
tion de continuité; l'action devenue impossible, la méditation se poursui-
vra, pour découvrir et répandre des idées qui, un jour ou l'autre, se tra-
duiront en actes.
Cette foi en la valeur exemplaire de la pensée philosophique, affir-
mée souvent par Sénèque, et encore dans le De otio, au temps de la retrai-
te, ne fut pas déçue. Si l'on regarde comment évolua la notion de Prince,
pendant les générations suivantes, on constate que cette notion est rede-
vable à Sénèque de ses caractères les plus essentiels. L'idée de superposer
au Prince un Sage ne fut pas perdue. Elle fut reprise par Nerva e.t Trajan,
et le Panégyrique se souviendra du De clementia. Quant à la royauté solai-
re, égyptisante et stoïcisante, elle se retrouvera plus tard encore, dans le
cours du Ille siècle. Il semble que les idées des philosophes mettent beau-
coup de temps à pénétrer profondément les esprits, à se traduire en
actes. Mais le germe est présent, à la manière des «raisons spermatiques»
qui informent les choses dans la doctrine stoïcienne. Sénèque n'a pas fail-
li à ce qu'il considérait comme son devoir de penseur: proposer à la pen-
sée humaine des idées et des exemples qui, un jour ou l'autre, s'impose-
raient à elle.
SÉNÈQUE : DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE
AUX LETTRES À LUCILIUS

Une tradition presque ininterrompue depuis l' Antiquité veut que l'on
lise les œuvres de Sénèque comme autant de morceaux de bravoure,
intemporels, indépendants de leur auteur et du moment où chacune fut
écrite. Certes, une telle lecture est possible, et l'on en peut tirer profit. Les
Lettres à Lucilius, par exemple, décrivent une démarche spirituelle qui
peut se concevoir à n'importe quelle époque. A toutes les époques, il sera
profitable à quiconque veut s'engager sur la voie de la sagesse de méditer
sur la fuite du temps, la vraie valeur de la richesse, de l'amitié, de la vie
même, et d'exorciser les illusions qui hantent l'esprit des hommes. Aussi
n'est-ce pas d'aujourd'hui que l'on demande à cette correspondance des
leçons de vie spirituelle. De la même façon, la lecture du traité Sur la vie
heureuse peut être très profitable, en elle-même; on y trouvera plusieurs
définitions du Bonheur, et des descriptions fort vives de l'état où se trou-
ve le Sage. Pourtant, cette lecture objective ne laisse pas d'être assez vite
monotone, inactuelle - aussi longtemps qu'on demande à Sénèque l'ex-
pression de vérités intemporelles, comme peuvent l'être celles d'une reli-
gion révélée. Bientôt, on en viendra, consciemment ou non, à considérer
que cette vérité et le système qui la soutient sont sans valeur pour nous et
depuis longtemps dépassés. Nous ne pouvons échapper à la loi qui veut
que tout phénomène humain, de quelque sorte qu'il soit, possède une
dimension historique, puisqu'il s'est déroulé dans le temps.
La pensée de Sénèque s'insère dans un moment historique, qu'elle
domine, certes, mais qui, aussi, la conditionne, la contraint à poser les
problèmes fondamentaux en des termes déterminés, qui ne seront pas
ceux d'un autre temps. Est-il nécessaire de rappeler que le sentiment que
chacun de nous peut avoir de sa propre destinée dépend des impératifs
de la société contemporaine, et qu'il en fut toujours ainsi? Un penseur
comme Cicéron, en face de la République romaine finissante, ne pense
pas le monde de la même manière que le sujet de Néron. D'autre part,
une autre loi, inhérente à la pensée elle-même, veut que celle-ci soit le
656 ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

résultat d'une conquête personnelle; elle vient au terme d'une véritable


libération: il lui a fallu commencer par s'affranchir des idées reçues,
accepter le doute, et les risques d'erreur. Une pensée digne de ce nom
débute par l'ignorance et la nuit.
Cette double insertion temporelle de toute pensée, d'abord dans l'his-
toire de la société où elle vient au monde, ensuite dans celle de l'esprit qui
la porte, lui confère, seule, sa qualité propre, sa saveur et sa fécondité. Un
traité, une phrase de Sénèque ne seront pleinement intelligibles qu'à tra-
vers cette double rencontre. Or, les philologues modernes, par leurs
contradictions et leurs négations, semblent s'ingénier à rendre cette com-
préhension impossible lorsqu'il nient que l'on puisse déterminer le mo-
ment et la date des différents traités. Leur pessimisme n'est cependant
pas justifié et nous nous efforçons ailleurs de montrer qu'il est possible
de retracer l'histoire de Sénèque, celle de sa vie (en particulier de sa vie
politique) et celle de sa pensée 1• Nous ne pourrons ici que nous référer,
sans les démontrer, aux solutions que nous proposons pour les deux
ouvrages considérés, et indiquer les thèmes de réflexion qu'elles nous
suggèrent.

*
* *

Certes, nous ignorons la date exacte du De uita beata, mais il n'est pas
impossible de découvrir dans ce traité des indications assez précises, qui
suggèrent qu'il fut écrit alors que Sénèque vivait à la cour, et possédait
un train de maison fastueux, celui qui convenait à ses hautes fonctions
auprès du Prince. Une phrase (18,1: cum potuero uiuam quomodo opor-
tet) laisse supposer que cette vie vécue au milieu des richesses lui est
imposée, et qu'il espère pouvoir se libérer un jour. Cela implique que
nous sommes entre la fin de 54 (avènement de Néron) et 62, l'année où
Sénèque demanda au Prince de reprendre ses présents et d'en décharger
son ancien précepteur. Une autre phrase, vers la fin du traité, déclare que
Sénèque, situé, comme il l'est, sur les hauteurs (ex alto prospiciens; 28,1),
découvre les tempêtes qui sont en train de s'accumuler dans le ciel. Cer-
tes, il peut s'agir de la clairvoyance que donne à Sénèque sa pratique
d'une vie philosophique, et les tempêtes en question peuvent être celles
qui s'abattent sur toute vie humaine, soumise à la Fortune, mais Sénèque

1 Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, 1978.


DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE AUX LETTRES À LUCILIUS 657

peut aussi faire allusion aux inquiétudes qu'il ressent en face de Néron
qui lui échappe tous les jours davantage; et nous serions alors assez près
de ·la fin du quinquennium, peut-être même au moment où vient d'être
consommé le meurtre d' Agrippine. L'horizon politique est alors en effet
bien sombre. Néron s'éloigne de ses deux mentors, Sénèque et Burrus;
l'influence de Poppée et de sa coterie devient prépondérante. Tout indi-
que que l'on parvient à un tournant du règne.
Si, donc, l'on accepte de dater le De uita beata de 58, ou du début de
59 (Agrippine fut tuée, on le sait, au mois de mars de cette année-là),
Sénèque serait encore sous le coup du ressentiment que n'ont pu man-
quer d'éveiller en lui les accusations et les mauvais propos de Suillius,
qui, en 58, avait attaqué le philosophe, prétendant que sa conduite
démentait ses propos vertueux. On comprend mieux, aussi, pourquoi
Sénèque a éprouvé le besoin de définir à ce moment, pour son frère (et
pour le public romain en général) la manière dont il concevait le Bon-
heur; au milieu des richesses, avec toutes les apparences de la puissance
(et une bonne partie de ses réalités), il pouvait passer pour avoir réussi sa
carrière politique au-delà de toute espérance. Le moment était bien choisi
pour se détacher de cette réussite, et pour affirmer son refus d'accepter
les valeurs vulgaires. Cette intention explique la netteté avec laquelle
Sénèque condamne ceux qui «à la manière des animaux d'un troupeau»,
suivent le chemin que leur montre autrui. Cela explique aussi le sentiment
dont il témoigne de sa propre responsabilité: «Personne, écrit-il (1,4) ne
se trompe seulement pour son compte, il est la cause, le responsable de
l'erreur d'autrui». Telle est, en effet, la responsabilité d'un homme en
vue, qui possède, en raison de sa situation, une auctoritas accrue, capable
d'entraîner à sa suite dans l'erreur tous ceux qui lui accordent leur
confiance.
Par sa réussite même, Sénèque risque de renforcer l'illusion selon
laquelle les grandeurs mondaines sont la condition du bonheur, et, ainsi,
de provoquer des désillusions et des ruines. Au contraire, si ce même
homme, que l'on regarde avec admiration ou envie, dénonce ce qui n'est
qu'un bien imaginaire, alors il a plus de chances d'être entendu. Le dis-
cours prend un caractère personnel; ce n'est plus un philosophe qui par-
le, c'est la confession d'un homme: «J'ai fait tous mes efforts, écrit-il,
pour me mettre à l'écart de la foule et me rendre célèbre par quelque
talent; qu'ai-je fait d'autre que m'exposer aux coups et montrer à la
méchanceté quelque chose à mordre? ... » (2,3). Tous les amis de Sénèque,
aussi bien que ses ennemis, se souviendront de la lente montée de celui
qui est devenu le conseiller du Prince, de sa carrière d'orateur, qui lui
avait permis, sous Tibère, puis sous Caligula, de conquérir la notoriété,
658 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sinon la gloire. Ils se souvenaient aussi de la disgrâce qu'il avait connue


sous Caligula, puis de sa condamnation et de son exil, au début du règne
de Claude. C'était cet orateur autrefois célèbre, cet homme riche et hono-
ré qui venait déclarer que tout cela n'était que vanité?
Depuis longtemps, à Rome, se posait le principe du rôle et de la place
que devait tenir la philosophie: non seulement des philosophes grecs, des
hommes d'école, attiraient à eux l'élite des Romains, mais, on le sait,
beaucoup de grands seigneurs comptaient parmi leurs familiers des phi-
losophes de profession, qui étaient leurs conseillers et leurs mentors.
C'était une tradition fort ancienne, puisque le stoïcien Panétius avait vécu
dans la maison de Scipion Emilien et l'avait accompagné dans son ambas-
sade en Orient. Cicéron avait eu, de même, un philosophe dans sa mai-
son; on sait que Lucullus aimait à accueillir ceux qui venaient se faire
entendre à Rome. Caton, Calpurnius Pison Caesoninus, dont César avait
épousé la fille, César lui-même, puis Octave, et bien d'autres aimaient à
s'entourer de philosophes grecs, appartenant chacun à l'école que préfé-
rait le maître de maison. Stoïciens, épicuriens, académiciens pouvaient
ainsi trouver audience auprès des maîtres du monde. Avec l'Empire, cette
coutume, loin d'être abandonnée, n'avait fait que progresser. Non seule-
ment des Grecs avaient ouvert des écoles où venaient les jeunes gens,
mais des Romains avaient essayé de fonder des sectes nouvelles, en
mêlant à l'enseignement des écoles traditionnelles les plus pures tradi-
tions de la morale et de la pensée romaines. Tels étaient les Sextii, père et
fils, qui enseignaient en grec, mais, dira Sénèque, pensaient en Romains.
Cependant, il restait bien des résistances. Les philosophes étaient
moqués par certains, méprisés; on les accusait de n'être que des charla-
tans affectant des mœurs austères, et vivant en parasites des Romains; on
disait aussi qu'ils corrompaient les jeunes gens - ce qui ne faisait que
reprendre un très ancien grief, qui avait coûté la vie à Socrate. De ce pré-
jugé, fort vivace, Sénèque lui-même s'est fait l'écho. Non seulement il en
est le témoin, lorsqu'il dit à Lucilius que l'on doit éviter à tout prix de
manifester, dans son genre de vie et son habillement, l'intérêt que l'on
prend à la philosophie (Ad Luc. 5), mais il lui arrive de partager, jusqu'à
un certain point, le sentiment commun. Il considère, par exemple, que les
subtilités auxquelles s'amusent les «docteurs» dans les écoles sont non
seulement inutiles, mais nuisibles; autrefois, dit-il, il y avait beaucoup
d'hommes excellents, parce qu'ils étaient moins savants. Dès le début de
la correspondance avec Lucilius, il met celui-ci en garde contre des lectu-
res en nombre excessif. Il ne veut pas que la vie spirituelle se réduise à
n'être que curiosité et jeu d'esprit.
Agrippine en appelant Sénèque auprès de Néron, avait voulu donner
DU TRAITS SUR U VIE HEUREUSE AUX LETTRES À LUC/LIUS 659

au jeune prince un garant politique. Elle avait interdit qu'on lui parlât de
philosophie. Malgré cela, la présence dans l'entourage de Néron d'un
homme qui ne faisait pas mystère de son goût pour la philosophie, qui
avait, dans le passé, publié plusieurs traités d'inspiration stoïcienne - non
seulement, autrefois, les trois Consolations, qui appartenaient à un genre
ayant droit d~ cité, considéré comme plus littéraire que philosophique,
mais les trois livres du De ira, parus en 41, pendant les premiers mois du
règne de Claude, puis le De breuitate uitae, où Sénèque déclarait sans
ambages que la vie active d'un haut fonctionnaire ne permettait pas à
l'âme d'atteindre sa plus haute excellence, puis le De tranquillitate animi,
adressé. à un jeune parent de l'auteur, Sérénus, qui hésitait sur le choix
d'une carrière, enfin le De Constantia Sapientis, plus technique, montrant
à ce même Sérénus le chemin de la vie philosophique - la présence au
Palatin d'un homme aussi visiblement philosophe, ne pouvait pas laisser
indifférents beaucoup de ceux qui restaient hostiles à la philosophie.
C'était là un excellent prétexte pour les opposants, tous ceux qui regret•
taient le temps de Claude, lorsque l'Empire était administré par les
bureaux du Prince. Tel était le cas de Suillius, un survivant du règne pré-
cédent. Dion Cassius nous a conservé le résumé des attaques qu'il lança
contre Sénèque. Elles portent principalement sur le contraste entre les
propos du philosophe et la conduite du ministre: «Alors qu'il dénonçait
la tyrannie, il était le précepteur d'un tyran; tout en invectivant contre les
amis des puissants, il ne quittait pas le palais ... Bien qu'il s'en prît aux
riches, il avait lui-même amassé une fortune de trois cents millions de
sesterces, et bien qu'il critiquât le luxe d'autrui, il possédait cinq cents
tables de thuya avec des pieds d'ivoire, toutes pareilles, dont il se servait
pour donner des festins>. Enfin - et c'est là un grief fréquemment formu-
lé contre tous les philosophes, depuis le temps des gymnases athéniens -
Suillius accusait Sénèque de relations trop intimes avec son disciple!
(Dion Cassius LXI, 10).
Toutes ces raisons expliquent que Sénèque ait cru devoir donner dans
un traité dédié à son frère Gallion, personnage consulaire, un exposé en
forme de sa propre philosophie, pour en montrer la véritable portée. Il
prend ses distances par rapport aux écoles traditionnelles - affirmant
qu'il ne se sent pas lié aux grands maîtres du Portique (3,2) mais revendi-
que le droit de donner son opinion, comme le font les sénateurs dans la
Curie. Ces circonstances expliquent aussi l'insistance qu'il met à exalter
l'état d'équilibre intérieur où conduit moins la pratique de la philosophie
scolaire que la conquête d'une «sagesse», fondée sur les valeurs véritables
de la condition humaine. La philosophie, avec ce texte, sort de l'école et
pénètre parmi les hommes :
660 ROME, LA LITI'ÉRATURE ET L'HISTOIRE

« La vie heureuse est celle qui est en accord avec la nature qui est la
sienne, et l'on ne peut y accéder que si, d'abord, l'esprit est en bonne san-
té, et en possession ininterrompue de cette santé, ensuite, s'il est vigou-
reux et énergique, puis s'il est harmonieux, résistant, s'il s'adapte aux cir-
constances, soucieux, sans angoisse, de son corps et de ce qui s'y rappor-
te, et ensuite soigneux des autres choses qui sont les instruments de la vie,
sans en admirer aucune, prêt à utiliser les dons de la fortune, non à être
leur esclave». (3,3).
Ainsi se trouve clairement exposé le but poursuivi par Sénèque dans
ce qui se révèle comme une apologie de la philosophie. Celle-ci n'est pas
un jeu d'intellectuels: elle se propose d'exalter et de porter à leur degré le
plus haut les «vertus» qui sont celles d'un homme digne de ce nom. Et
cela entraîne qu'un homme capable de réaliser cet idéal sera évidem-
ment, en même temps, un homme d'Etat parfait : sa sérénité, qui lui per-
met de ne rien craindre ni rien souhaiter de ce que peut apporter la For-
tune, son endurance dans le malheur, sa modération en face de la prospé-
rité, son affabilité, son refus de céder aux attraits du plaisir, tout cela
garantit un bon «ministre» pour le Prince, et pour le peuple.
Cicéron avait voulu décrire, à plusieurs reprises (dans le De oratore et
dans le De officiis) l'homme d'Etat idéal. Il l'avait fait en se référant au
régime républicain, tel qu'il le concevait et espérait le voir un jour fonc· ·
tionner. Le régime du principat n'avait pas encore trouvé son théoricien.
Sénèque, fort conscient du problème posé par un régime qui s'était instal-
lé dans les faits, mais n'était pas «justifié en raison», s'est efforcé toute
son existence d'être ce philosophe de l'Empire. 11 l'avait tenté dans le De
ira, montrant quels principes devaient conduire le Prince, dans son gou-
vernement et dans l'administratioh de la justice; il avait, dans le De cle-
mentia, poussé plus loin son analyse, essayant de prouver que le «fait»
royal est conforme à l'ordre du monde, tel que le comprennent les stoï-
ciens, à la condition que le Prince prenne conscience de sa puissance, en
philosophe, et accorde sa conduite, précisément, à cet ordre universel.
Dans le De uita beata, l'idéal du sage est adapté aux conditions nouvelles,
et rendu accessible aux hommes - à la différence de ce que disaient les
stoïciens traditionnels, qui se résignaient à penser que le sage véritable
n'avait peut-être jamais existé, ou qu'il s'en trouvait, au plus, un ou deux
par siècle. Sénèque montre que, même si l'on ne parvient pas à réaliser
totalement cet idéal, l'effort que l'on fait pour l'atteindre n'en est pas
moins bénéfique.
«Tu n'as aucune raison de mépriser les paroles salutaires et les cœurs
emplis de salutaires pensées. Le fait de s'occuper d'études qui mènent au
bonheur mérite d'être loué, même s'il n'aboutit pas à sa réalisation.••
DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE AUX LE.ITRES À LUC/LJUS 661

C'est une attitude noble que d'avoir égard non pas à ses propres forces
mais à celles qui sont impliquées par sa propre nature ... » (20,2).
Pour Cicéron, l'idéal de l'homme d'Etat était décrit dans le cadre des
quatre vertus fondamentales adoptées par les stoïciens - prudentia, forti-
tudo, iustitia et temperantia, et l'on déduisait de chacune d'elles des
conduites «justifiables en raison» (probabiles); ces conduites sont les offi-
cia. Ce qui revenait à se situer dans le domaine des «actions moyennes»,
celles qui se définissent par leur contenu, relèvent d'une justification indi-
viduelle, et, finalement, d'une série de praecepta, d'un code, offert de l'ex-
térieur par les théoriciens, sans référence à là notion de «sagesse».
En face du problème qui consistait à rapprocher le sage stoïcien de
l'humanité moyenne, Sénèque adopte une position bien différente de cel-
le-ci, qu'il refuse. Il s'en est expliqué souvent; le développement le plus
clair sur ce point est contenu dans la Lettre 94, à Lucilius, et la lettre
suivante, qui répond à une question du disciple. Certains philosophes,
avec Ariston, ont prétendu que la partie de la philosophie qui consiste en
préceptes moraux est inutile; Sénèque n'est pas de cet avis, il croit que les
«praecepta» ont leur rôle à jouer - précisément lorsqu'il s'agit d'actions
particulières, mais il affirme que les préceptes ne suffisent pas, qu'il faut
que les actions surgissent d'une attitude intérieure, une fois acquise, et
non chaque fois reconstruite. La valeur de l'action ne réside pas dans sa
. matérialité ni son contenu, mais dans la volonté qui l'inspire. Celle-ci
résulte d'un état intérieur qui est proche de la sagesse et, à la limite, est la
sagesse même. Cet état, Sénèque ne pense pas l'avoir atteint encore, au
temps de De uita beata. Il l'avoue: «Je ne suis pas un sage et ... je ne le
serai pas. Demande-moi donc non pas d'être l'égal des meilleurs, mais
supérieur aux mauvais; une chose me suffit, c'est, chaque jour, de m'ôter
l'un de mes défauts et me reprendre de mes fautes» (17,3). Moins de dix
ans plus tard, dans la sixième Lettre à Lucilius (écrite probablement en
janvier ou février 63), il change de ton :
«Je comprends, Lucilius, que je ne m'améliore plus seulement, mais que
je me transforme ... » (6,1).
La sapientia est une forme de l'âme, indépendante des applications
particulières que lui imposent les nécessités de la vie. Le même acte, aussi
humble soit-il, peut être accompli «dans la sagesse», ou non. On pense à
la notion chrétienne de sainteté, et à telle ou telle règle monastique, pour
laquelle l'amour de Dieu est une forme donnée à l'existence quotidienne.
Cet habitus animi, que Sénèque croit avoir atteint, se communique mal
par les livres; sans doute, la méditation de certains textes peut y condui-
re, mais, continue Sénèque, « la parole vivante, la vie en commun te
feront plus de bien qu'un discours ... Cléanthe ne serait pas devenu l'ima-
662 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ge de Zénon s'il s'était borné à l'écouter; il se mêla à sa vie, il découvrit


son existence intime, il l'observa, se demandant s'il vivait selon sa doctri-
ne ... » (6,5-6).
La conquête de la sagesse repose, en grande partie, sur l'amitié; c'est
une ascèse continue, qui ne peut se poursuivre que dans le dialogue avec
un autre. Cellf explique que Sénèque ait écrit ses ouvrages les plus impor-
tants à l'intention d'un autre, moins pour le diriger et le dominer spiri-
tuellement que pour s'éprouver lui-même. Nous ne voyons ce dessein plei-
nement réalisé que dans les Lettres à Lucilius; peut-être l'avait-il poursui-
vi également dans les autres Correspondances perdues, celle qu'il avait
adressée à Novatus (son frère aîné; peut-être au cours de l'exil), et qui
comprenait au moins dix livres, ou les Lettres à Caesonius Maximus, aux-
quelles fait allusion Martial, mais que nous ne connaissons pas autre-
ment.
En retrouvant cette définition de la sagesse, comme attitude intérieu-
re, Sénèque s'éloigne, certes, du stoïcisme de Panétius et, plus générale-
ment des formes prises par la doctrine à Rome et dans ce que l'on appelle
le Moyen Portique. Nous avons dit comment Panétius, Hécaton, et les
autres, avaient voulu rendre les principes du stoïcisme accessibles à la
pratique quotidienne, et, pour cela élaboré une théorie des «convena-
bles», portant sur les «actions moyennes», celles qui doivent être accom-
plies dans la vie réelle. Ils avaient à dessein laissé de côté la théorie des
« actions droites», parfaites d'emblée, dont la valeur résidait dans la
volonté du Sage. Le stoïcisme devenait entre leurs mains un catéchisme
de l'action.
Sénêque, lui, avait voulu revenir à un état de la doctrine antérieur à
Panétius, retrouver, en quelque sorte, la source socratique, qui, si l'on en
croit les dialogues platoniciens, avait quelque ressemblance avec l'eau du
Léthé, qui fait oublier toutes choses, avant que ne commence la vie vérita-
ble. Ou encore, on peut penser à l'image de la torpille, ce poisson dont le
contact engourdit le corps, de la même façon que la compagnie de Socra-
te endort l'esprit et le paralyse, le préparant à recevoir la parole, et, pour-
rait-on dire, à revêtir la personnalité du Maître.
C'est là ce à quoi Lucilius est invité. Il doit y parvenir en commen-
çant par faire en lui-même la critique de toutes les valeurs reçues : amour
des richesses, ambition, goût du plaisir et du luxe, et toutes les formes
plus subtiles des «uitia », qu'insinuent en nous les contacts avec les autres
hommes. La Lettre 7 expose les raisons de ce qui peut sembler un mépris
excessif pour les autres. De mépris, Sénèque n'en éprouve point à l'égard
des hommes, il n'a d'autre ambition que de les servir, mais il redoute la
puissance de l'exemple:
DU TRAfΠSUR U VIE HEUREUSE AUX LETTRES A LUC/LIUS 663

«Tu me demandes ce que tu dois considérer comme la chose entre


toutes â éviter? La foule. Tu ne saurais encore t'exposer â elle sans dan-
ger. Pour moi, je t'avouerai ma faiblesse: jamais je ne rapporte chez moi
l'état d'âme avec lequel je suis parti; quelque élément parmi ceux que j'ai
mis en ordre se trouve bousculé, quelque chose parmi celles que j'avais
bannies de moi me revient ... > (7,1).
Le rapprochement s'impose avec le début du De uita beata, lorsque
Sénèque, nous l'avons vu, met son frère en garde contre l'entraînement
de la foule. Entre les deux textes, la doctrine n'a pas varié. Il s'agit, dans
l'un et l'autre, de faire le silence en soi-même, de ne plus entendre la
«voix des Sirènes». A la place des idéaux imposés de l'extérieur, par la
foule ignorante, celle des stulti, la parole du philosophe va installer une
image séduisante, exaltante, capable de combler l'âme. Dans le De uita
beata, cette image sera celle du Sage, présentée de manière â répondre
aux exigences de l'affectivité:
«Tu comprends, sans que j'aie â l'ajouter, qu'il s'ensuivra une sérénité
continuelle, un sentiment d'indépendance, une fois éloigné tout ce qui
nous provoque ou nous fait peur; succédant aux plaisirs, les remplaçant
eux qui sont petits et fragiles, exposés â nuire, par le sentiment de honte
qu'ils provoquent, voici que vient une joie immense, inaltérable, égale, et
ensuite la paix, l'accord de l'âme avec elle-même, une élévation, jointe â
la bienveillance envers autrui; car toute brutalité naît de la faiblesse»
(3,4).
Sénèque propose, d'emblée, un modèle, qui est celui du bonheur dans
et par la sagesse, mais qui, contrairement â ce qu'on aurait pu attendre
d'un philosophe stoïcien, ne présente pas un caractère purement intellec-
tuel. On n'y trouve pas le «plaisir de savoir», mais un certain plaisir
d'être, et, d'abord, celui d'une indépendance de l'âme, source de joie, et
d'une sécurité qui empêche que chaque instant soit gâté aussi bien par le
désir que par le remords ou la crainte.
Cette théorie des trois «affections bonnes> (les Romains les appellent
les tres constantiae, les trois états affectifs non soumis aux variations des
affections ordinaires, et conquis une fois pour toutes par le Sage) est pré-
sente chez les premiers stoïciens. Elle semblait avoir été quelque peu per-
due de vue par leurs successeurs du Moyen Portique. Sénèque y revient, il
insiste sur elle, car elle permet de répondre aux objections que les autres
écoles (et les non-philosophes) adressent aux tenants du Portique, qui
accusent leur doctrine de mutiler la nature humaine, et de la rendre
insensible. Le premier but que se propose Sénèque est de montrer que le
bonheur selon les stoïciens est un bonheur humain, que la pratique de la
doctrine - ou plutôt le fait d'en accepter les valeurs - aura pour effet de
664 ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

développer en nous les qualités les plus hautes de l'humanité. La «sage» -


et déjà celui qui tend vers la sagesse - sera courageux, devant la mort
comme devant l'effort; la présence de la richesse autour de lui ne le rem-
plira pas d'orgueil, pas plus que son absence ne le chagrinera; il ne
redoutera pas l'exil, ni l'éloignement de sa patrie, pour quelque cause que
ce soit; surtout, il sera accueillant à autrui, conscient de la profonde soli-
darité qui existe entre les hommes, ce qui le conduira à se montrer géné-
reux (20,3 et suiv.). Le vrai philosophe sera le plus humain des hommes.
Cela, il importait de le dire solennellement à Gallion, et, au-delà du frère
aîné, à tous les Romains qui adressaient des critiques malveillantes à une
doctrine qu'ils ne connaissaient pas. Il suffit d'évoquer les vertus dont il
est question dans ce passage pour comprendre, ou plutôt ressentir intuiti-
vement le profond sentiment de satisfaction que ces vertus doivent faire
naître dans l'âme de qui les pratique.
Plus tard, Sénèque expliquera plus longuement et plus précisément à
Lucilius pourquoi les stoïciens ne peuvent être accusés d'insensibilité:
«Tu veux savoir si Epicure a raison de reprendre, en une certaine lettre,
ceux qui disent que le sage se suffit à soi-même et, pour cette raison, n'a
pas besoin d'un ami. C'est une objection qu'Epicure adresse à Stilpon et à
tous ceux qui ont considéré que le souverain Bien réside dans le fait pour
l'esprit de ne souffrir aucune affection. . . Il y a entre eux et nous cette
différence : notre sage surmonte tout désagrément, mais il le ressent; le
leur ne le ressent même pas». (Ad Luc. 9,1-3).
L'amitié sera la marque de cette sensi.bilité - non pas une affection
vulgaire, soumise aux caprices et aux humeurs, comme peuvent l'être les
passions de l'amour, encore moins sous la dépendance de l'intérêt, com-
me le sont l!;!s«amitiés» que l'on cultive par ambition ou vanité, ou dans
l'espoir de trouver un appui si quelque malheur survient, mais une amitié
fondée sur la participation au même bonheur, l'accord profond en face
d'un idéal de vie. A ce moment naît, au-delà de l'amitié, ce que Sénèque
appelle l'amour, et qui consiste dans un mouvement de l'âme qui se porte
vers l'autre. L'amitié, nous l'avons dit, sera l'un des moyens pour parve-
nir très vite à l'intuition fondamentale de la sagesse.

*
* *

Ainsi, deux moments de la vie de Sénèque, l'un, alors qu'il était au


comble de sa richesse et de sa puissance, l'autre, après le commencement
d'une retraite que Néron ne se résignait pas à lui accorder, témoignent
d'une indéniable unité de pensée. Dans le traité Sur la vie heureuse com-
DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE AUX LETTRES A LUCIUUS 665

me dans la correspondance avec Lucilius, la démarche fondamentale est


la même: cela commence par un retour sur soi-même, et une rupture
avec tout ce que, jusque-là, l'on avait accepté, par paresse, par docilité, en
vertu de cette contagion que provoque la fréquentation des hommes. Cela
ressemble à l'affranchissement d'un esclave, que touche la baguette du
préteur; à partir de ce moment, l'esclave n'est plus lié à son maître que
par des liens moraux, il commence à posséder une volonté propre, et à
prouvoir l'affirmer. Il pourra contracter mariage, avoir des enfants qui
seront à lui, acquérir des biens, pour lui-même et pour les siens. Bref, il
sera devenu une «personne>, il aura cessé d'être juridiquement, une cho-
se. Il en va de même pour l'homme qui aura contemplé la sagesse : il
prendra conscience des chaînes qui le contraignent, c'est-à-dire toutes les
opinions reçues, les contre-vérités, qu'imposent l'opinion, la fréquentation
même des autres hommes. Les stoïciens avaient autrefois montré com-
ment se produisait cette « perversion de la raison», au sein de la société :
nos parents, nos camarades, les habitudes non moins que nos passions
nous ont masqué, depuis notre naissance, notre véritable nature. Dans
une lettre, Sénèque s'écrie:
«Je me plains, je te querelle, je suis en colère: encore maintenant tu
souhaites ce que souhaitent pour toi ta nourrice, ton pédagogue, ta mère?
Tu ne comprends pas encore quels maux ils t'ont souhaités?» (Ad Luc.
60,1).
Pour les stoïciens, en effet, la Nature universelle est une essence rai-
sonnable; l'être, qui est matière, est en même temps raison, car il ne peut
se détruire lui-même ni se contredire; entraîné dans un devenir incessant,
il se développe en un vaste système, qui possède une parfaite cohérence
interne. Un être particulier, participant à cette rationalité fondamentale
de l'univers, est formé par l'action de «semences de raison>, qui l'ani-
ment, et tendent à reproduire en lui les grandes lois, qui sont, finalement,
celles de Dieu. La découverte de la sagesse revient donc à découvrir en
soi et à permettre l'action de cette raison. Mais nous en sommes détour-
nés à la fois par les passions, qui s'opposent à une évaluation correcte de
la vérité, et par les uitia, les maladies de l'âme, que nous risquons de
contracter dans la compagnie des autres. Sénèque a fait lui-même l'expé-
rience des périls qui assaillent l'âme tout au long de la vie. Il a connu les
angoisses du corps - longtemps malade, pendant son adolescence, il n'a
dû de survivre qu'à une stricte discipline. Il lui a fallu se libérer de la
crainte de la mort, et ce sera l'une des premières leçons qu'il s'efforcera
de faire entendre à Lucilius. Cette présence perpétuelle de la mort, dont il
fit, pendant des années, la dure expérience, lui a permis de comprendre
quelle liberté elle pouvait donner à l'âme, une fois que celle-ci aurait

u
666 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE

compris que, par rapport à elle, tout ce qui semble si digne d'occuper
notre existence, n'est qu'un néant. Le sage ne redoute plus la mort; à cha-
que instant, il meurt «en esprit>, il renonce à ce qui ne dépend pas de
lui.
Sénèque a connu aussi les mirages de l'ambition et de la gloire que
lui valaient ses succès oratoires et son talent d'écrivain. Sous la contrainte
des circonstances, il y a renoncé, et cette nouvelle expérience, conduite
pendant l'exil, l'aida certainement à abandonner des activités pour les-
quelles il avait longtemps vécu.
Après son retour d'exil, il s'était brusquement trouvé au comble de la
fortune, et pourvu de richesses immenses. C'était là un terrible danger,
qui risquait d'anéantir tous les progrès qu'il avait faits sur la voie de la
vie heureuse et de la liberté. Mais il s'en explique dans le De uita beata:
«Le sage ne se croit pas indigne des présents de la J:1ortune;il n'aime pas
la richesse, mais il la préfère; il ne l'accueille pas dans son âme mais
dans sa maison; il ne refuse pas de la posséder, mais il la contient et veut
que ce soit pour lui un moyen accru mis à la disposition de sa vertu>
(21,3). Sénèque, au milieu des biens de fortune, n'en a pas moins voulu
demeurer pauvre «en esprit>, et il le prouvera lorsque, en 62, il offrira à
· Néron de lui donner tout ce qu'il possède. Sa richesse n'a été qu'un
moyen pour assumer pleinement son rôle politique et mieux servir les
hommes, selon le principe des stoïciens. Pauvre, il n'aurait eu aucun pres-
tige devant une opinion politique menée par les préjugés ordinaires, qui
n'aurait pas accepté un ministre qui n'aurait pas eu un train de maison
magnifique. Quant à lui, il vit pauvrement; il n'a comme compagnons
ordinaires que quelques esclaves lettrés, qui discutent avec lui de problè-
mes philosophiques. Les promesses faites dans le De uita beata seront
tenues au temps des Lettres à Lucilius.
LES RAPPORTS DE SÉNÈQUE ET DE
L'EMPEREUR CLAUDE

Sénèque vit l'avènement et la mort de l'empereur Claude, et cela, en


une période de sa vie qui fut celle de sa pleine force, puisqu'elle com-
prend les années de sa quarantaine et du début de sa cinquantaine. Lors
de l'avènement, en 41 ap. J.-C., Sénèque avait sans doute un peu plus de
quarante ans; au moment de la mort, à l'automne de l'année 54, il n'en
avait pas encore cinquante-cinq, ou venait à peine de les dépasser. Déjà
connu comme écrivain et comme orateur, au début du règne, il avait été
mêlé à la vie politique et avait risqué d'être mis à mort par Caligula, à la
suite, certainement, de ses relations avec M. Aemilius Lepidus et Gaetuli-
cus. Il appartenait à l'une des factions qui gravitaient autour du pouvoir
- celle des filles de Germanicus, Julia Livilla et Agrippine, qui étaient les
nièces du nouveau Prince. Il était entré au Sénat, en exerçant la questure
et, encore sous Caligula, soit l'édilité plébéienne soit le tribunat de la plè-
be. Il était promis à une carrière sénatoriale, semblable à celle de son frè-
re Gallion. Attiré par les studia, auxquels il s'était consacré pendant son
séjour en Égypte, il conservait, de ses études poursuivies pendant son
adolescence, une sympathie marquée pour le stoïcisme, mais il ne s'était
pas encore attaché à revivre, dans sa conscience, les principes et les
conséquences du système. Le Sénèque que nous entrevoyons à cette épo-
que est encore inachevé, par rapport à celui que nous découvrirons dans
les années suivantes. Il est essentiellement un politique, qui réfléchit sur
le pouvoir, mais à quelque distance de celui-ci il est le témoin du règne et
c'est son témoignage, de caractère historique et politique, que nous vou-
drions dégager ici.
Lorsque, le 24 janvier 41, Caligula est assassiné, Sénèque est dans une
semi-disgrâce; suspect, ainsi que nous l'avons dit, en raison de ses antécé-
dents, d'avoir secrètement approuvé la conjuration de Gaetulicus, il ne
peut qu'approuver le choix de Claude, imposé par les prétoriens à un
Sénat en plein désarroi. Pour lui, c'est une chance inespérée. Les exilées
de 39, Livilla et Agrippine, sont rappelées. Le « parti de Germanicus>,
668 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

durement frappé par Gaius, qui avait été trahi par ceux qui auraient dû
être ses appuis les plus sûrs, revenait au pouvoir. Sénèque se crut autori-
sé à faire entendre sa voix et à donner des conseils au nouveau Prince. Ce
fut dans cet esprit qu'il composa le traité Sur la colère, dédié, expressé-
ment, à son frère Gallion, mais traitant, en fait, surtout des devoirs des
rois.
Il n'est pas difficile de montrer que le De ira, dans ses trois livres,
tend à imposer l'idée que le «bon roi» ne doit pas céder à ses passions,
surtout à la colère, qui est destructrice, et contraire, entre toutes, à la vie
politique. Nous avons essayé de le faire et ce n'est pas ici le lieu d'y reve-
nir. Rappelons seulement que Claude, apparemment sensible à ce que lui
remontrait Sénèque - qui était alors de ses amis - publia un édit dans
lequel il promit de surmonter sa tendance naturelle à l'irascibilité.
Pendant ces premiers mois de 41, les relations entre Sénèque et Clau-
de sont sans aucun doute excellentes, comme le sont celles du Prince avec
ses deux nièces, Livilla et Agrippine. Trop bonnes, même, puisque, très
vite, Messaline et les affranchis qui appuyaient leurs intrigues sur son
influence jugèrent indispensable de réagir, et ce fut le procès intenté à
Livilla, l'accusation d'adultère (qui n'était qu'un prétexte, car, même si les
faits étaient réels, ce n'est assurément pas un scrupule moral qui poussa
Messaline à provoquer le scandale) et, finalement, l'exil de Sénèque et
celui de Livilla, bientôt suivi par la mort de celle-ci. Agrippine, plus habile
que Livilla, ayant su mieux que celle-ci dissimuler ses ambitions, échappa
aux menées de Messaline, qui tenta de démanteler et d'utiliser à son pro-
fit le «parti de Germanicus». Nous en avons un indice, sinon la preuve
absolue, dans l'attitude de Suillius, qui avait été questeur de Germanicus,
et avait suivi d'abord le sort de la coterie. En disgrâce au temps de Séjan,
il avait été en faveur auprès de Gaius. Mais, en 45, le voici consul suffect,
et l'allié de Messaline, dont il devient le conseiller et l'agent. Cette redis-
tribution des alliances, effective en 45, commença dès la fin de 41, lors-
que Sénèque fut envoyé en Corse, Livilla exilée et Agrippine éloignée de la
cour.
On sait que la condamnation de Sénèque fut imposée au Prince par
ses conseillers, et que Claude lui-même adoucit la sentence, transformant
la peine de mort en relégation, tandis que Livilla était frappée plus dure-
ment. C'était avouer clairement que la raison d'État l'emportait sur la jus-
tice. Sénèque le confirmera plus tard, lorsqu'il écrira, dans la Consolation
à Polybe, c'est-à-dire, croyons-nous, pendant l'hiver 43-44:

«qualem uolet esse existimet causam meam; uel iustitia eius bonam
perspiciat, uel clementia facial bonam ». (XIII, 3).
S2NèQUE ET L'EMPEREUR CLAUDE 669

La «cause:. se Sénèque, ce n'est pas l'accusation d'adultère, mais le


choix politique qu'il avait fait, sous Caligula et pendant les premiers mois
du règne de Claude. Voilà ce qu'il convient de lire entre les lignes: ou
bien Claude poursuit la politique que symbolise le nom de Germanicus, et
alors, il aura Sénèque avec lui, ou bien il suivra une orientation différen-
te, et alors il doit au moins à sa clémence de pardonner à l'homme qui a
fait un autre choix.
C'est dans la Consolation à Polybe, en effet, que Sénèque indique,
assez clairement, à travers les ménagements verbaux et les circonlocu-
tions exigées par l'étiquette, les deux possibilités qui s'offraient à Claude,
au début de son règne, et qui sont symbolisées par deux noms, deux
exempta: celui d'Auguste et celui d'Antoine. Tous deux possèdent la vertu
impériale par excellence, la magnitudo animi; mais Auguste l'exerce dans
la clémence, tandis qu'Antoine la manifeste en provoquant le massacre de
vingt légions (XVI, 2).
En cette fin de l'année 43, pendant que Claude est occupé par l'expé-
dition de Bretagne, Sénèque peut penser que le Prince n'a pas encore opé-
ré un choix définitif, que le «côté d'Auguste> peut l'emporter en lui sur le
«côté d'Antoine>, c'est-à-dire, en plus clair, qu'il se conformera à la tradi-
tion libérale d'Auguste, et renoncera aux tentations monarchiques, sym-
bolisées par le nom d'Antoine.
Déjà, quelques mois plus tôt, dans la Consolation qu'il adressait à sa
mère Helvia, Sénèque exprimait des idées semblables. Il se comparait
expressément à Marcellus, contraint lui aussi à l'exil pour avoir pris le
parti de la liberté (IX, 4 sq.). Ce qui implique que son procès a été mené
par des hommes qui représentaient la «tyrannie> - c'est-à-dire, la tradi-
tion d'Antoine et de la monarchie à l'orientale. Nous nous trouvons ainsi
initiés aux intrigues des factions qui partagent la cour. Messaline, ou plu-
tôt les affranchis «monarchistes> qui se servent d'elle, poussent l'Empe-
reur à gouverner par leur intermédiaire, et à continuer la politique auto-
ritaire de Gaius. Les autres - parmi lesquels Sénèque, et les amis qui ont
échappé, jusque-là, aux accusations - souhaitent revenir à la dyarchie,
c'est-à-dire au principat aristocratique. Entre les deux factions, Claude
lui-même. Les amis de Sénèque, qui connaissaient bien le Prince pour
l'avoir vu à la cour de Gaius, et qui connaissaient sa faiblesse, ne se fai-
saient pas d'illusion. Ils colportaient le mot de Passienus Crispus répétant
«qu'il préférait le jugement d'Auguste et, chez Claude, ses bienfaitu (De
Ben, l, 15, 5). Il fallait se concilier le maître, gagner sa faveur plutôt que
compter sur son sens politique et sa raison.
Telle était la situation pendant les premières années que Sénèque
passa en exil. Si l'on voulait éviter que recommençât le cauchemar
670 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

qu'avait été la fin du règne de Caligula, il était nécessaire de faire sa cour


à l'homme dont tout dépendait. On sait que les adversaires de Messaline,
pendant le règne de celle-ci, intriguèrent contre elle, et que leurs efforts
aboutirent à la faire exécuter, un peu contre le gré de Claude. Sénèque,
du fond de l'exil, avait commencé de mener, sur un autre plan, une lutte
analogue, et cela explique le ton de la Consolation à Polybe, dont les
modernes affectent si souvent de se scandaliser. On peut montrer que ce
traité, adressé au plus cultivé et au plus «raisonnable» des affranchis
impériaux, est en fait une tentative pour créer une fissure dans le bloc
que constitue la « maison du Prince». Sénèque, en exil, ne renonce pas à
toute action politique. Mais il sait adapter sa conduite aux circonstances -
l' eu1<a1.pia
est une vertu stoïcienne - et met en pratique le mot de Passie-
nus. Plus tard il écrira, dans le De constantia sapientis, que le sage «sait
acheter ce qui est à vendre», or ce qui est à vendre au prix de quelques
formules respectueuses conformes à l'étiquette, c'est non seulement le
retour de Sénèque (résultat non négligeable en soi) mais un glissement
dans le jeu des forces politiques. Une dizaine d'années aprés la Consola-
tion â Polybe, Sénèque écrira qu'il convient de ne pas abandonner la lutte
au sein de la cité, parce que les circonstances paraissent défavorables. Le
sage reculera pas à pas et continuera le combat aussi longtemps qu'il en
aura la possibilité, et sous toutes les formes qui se révèleront possibles.
On voit que, dès le temps de l'exil, Sénèque conforme sa conduite à
cette règle, et que, connaissant Claude, il adapte son action à ce qu'il sait
du Prince.
Mais, pendant quelques années, Claude persistera dans la voie où
l'ont engagé Messaline et son parti, et Sénèque semble bien, alors, avoir
perdu courage. Ce sont les «années noires», sur lesquelles nous avons un
témoignage, assez inattendu, mais probablement significatif et, finale-
ment, assez clair. Nous lisons en effet dans Je De clementia, qui remonte,
très probablement, au début de l'année 56: «ton père cousit dans un sac
plus de gens en cinq ans que la tradition veut que l'on en ait cousu pen-
dant tous les siècles» (1, 23, 1). Ce qui fait allusion aux activités judiciaires
et à la cruauté de Claude. Mais un détail arrête notre attention : intra
quinquennium, dit Sénèque, et l'on peut se demander de quelles cinq
années il s'agit. Une solution paresseuse consisterait à prendre ce chiffre
assez vaguement, et à n'y voir qu'une opposition de rhéteur entre «quel-
ques années» et l'ensemble des siècles. Pourtant, cette solution ne peut
nous satisfaire. Une expression moins précise (intra paucos annos, par
exemple) eût été mieux adaptée. En fait, un «quinquennium» de terreur
se laisse assez bien définir dans le règne, entre la Consolation à Polybe et
le changement de politique, qui commença avec le retour en faveur
d' Agrippine, une fois Messaline disparue.
seNeouE ET L'EMPEREUR CLAUDE 671

La Consolation à Polybe se laisse assez clairement dater, avons-nous


dit, du temps où Claude allait partir en Bretagne ou s'y trouvait déjà.
Lorsqu'il revint à Rome, au cours de l'année 44, et célébra son triomphe,
il ne rappela pas Sénèque, tandis qu'il se montrait d'une grande générosi-
té envers d'autres exilés allant jusqu'à leur donner l'autorisation de venir
assister à la cérémonie. La tentative de Sénèque avait échoué. Claude per-
sistait dans sa politique «antonienne», et demeurait soumis à l'influence
de Messaline et des affranchis. Cette influence, on le sait, dura jusqu'à
l'été de 48; les alliés de Messaline, inquiets des velléités d'indépendance
témoignés par celle-ci, s'arrangèrent pour provoquer sa mort. Quelques
mois plus tard commençait le règne d'Agrippine.
Or, ce sont précisément cinq années qui s'écoulèrent entre le triom-
phe sur les Bretons et la mort de Messaline, entre l'été de 44 et le début
de l'automne de 48. Le terme de quinquennium répond avec exactitude à
ce laps de temps; l'année initiale, 44, et l'année finale, 48, sont comptées
chacune pour une unité. Il est donc fort probable que Sénèque, en 56,
lorsqu'il faisait allusion au «quinquennium » pendant lequel Claude exer-
ça avec cruauté ses fonctions de juge, songeait aux cinq années qui sépa-
rent le retour de Bretagne et le mariage avec Agrippine. Pour Sénèque, ce
sont les années sombres de l'exil, pendant lesquelles il a perdu tout espoir
non seulement d'être rappelé mais de pouvoir modifier en quoi que ce
soit la politique du Prince.
Vint le moment du retour, qui se produisit pendant les premiers mois
de 49. Claude était toujours au pouvoir, mais soumis, cette fois, à l'in-
fluence d' Agrippine, qui avait eu pour premier soin de rappeler Sénèque,
afin de se concilier l'opinion des sénateurs qui aspiraient à retrouver un
régime plus proche de celui qu'avait imaginé Auguste, et que l'on appelait
la «liberté». Sénèque était fort populaire, Tacite le dit expressément, et il
semble bien que les contemporains - et notamment ses amis politiques -
n'aient été nullement scandalisés par la Consolation à Polybe, dont ils
avaient compris, mieux que nos propres contemporains, les intentions
véritables.
Revenant à Rome, et se trouvant dans les conditions semblables à cel-
les qu'il avait connues au début du règne, pendant les premiers mois de
41, Sénèque va -reprendre le dialogue avec Claude, engagé avant le sinis-
tre quinquennium et brutalement interrompu. En réalité, il existait, entre
les deux hommes, une certaine sympathie intellectuelle. Claude était un
«antiquaire», et ne dédaignait pas les problèmes relatifs à la Nature, puis-
que Pline le cite parmi les sources qui lui ont servi à rédiger son Historia
naturalis. Sénèque, lui, était curieux de tout, et en particulier s'était fait
connaître par ses recherches sur la géographie de l'Égypte et de l'Inde.
Mais Claude ne paraît .pas s'être préoccupé de philosophie, sa princi-
672 ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE

pale activité était consacrée à l'histoire et, à ce propos, un curieux problè-


me se pose, qui concerne les rapports intellectuels entre Sénèque et lui.
Sénèque, en effet, à son retour d'exil, dans le dialogue qu'il composa sur
la Brièveté de la vie, critique fort nettement les hommes qui passent tout
leur temps à des «études inutiles» (litterarum inutilium studiis), manie
qui, dit-il, est déjà fort répandue à Rome. Comme exemple de ces études
inutiles, il cite divers problèmes de «philologie», au sens où l'entendait
Claude lui-même : savoir combien Ulysse avait de rameurs, si l'Iliade a été
écrite avant l'Odyssée - ce qui était précisément le genre de questions que
se posaient les antiquaires, et Claude avec eux. Mais Sénèque poursuit. Il
vient d'entendre, nous dit-il, un conférencier dont la préoccupation était
de découvrir qui avait accompli telle ou telle chose pour la première fois.
Or, il est curieux de constater que les exemples choisis par Sénèque por-
tent sur des membres de la famille Claudia et de la famille Valeria, aux-
quelles appartiennent les deux enfants de Claude, Octavie et Britannicus.
En ce printemps de 49, Néron n'a pas encore été adopté, et Britannicus
est considéré comme l'héritier du pouvoir. Sûr d'avoir piqué la curiosité
du Prince, Sénèque affecte de ne pas condamner ces curiosités, car, dit-il,
«elles ont une portée politique» circa ciuilium ... operum exempla uersan-
tur (XII, 3) et il en tire une leçon sur les dangers du pouvoir. L'aurait-il
fait s'il ne savait que son ouvrage serait lu par Claude? Comme de coutu-
me, au-delà du destinataire avoué, qui était son propre beau-père, Sueto-
nius Paulinus, il s'adresse évidemment au Prince. Comme au temps du De
Ira, il lui donne des conseils, qui prennent, après le quinquennium, une
résonance sinistre. Sénèque écrit en effet, au même chapitre du De breui-
tate uitae, qu'il est non seulement inutile mais dangereux de rappeler que
le Grand Pompèe fut le premier à organiser au Cirque une uenatio où
vingt éléphants à la fois piétinèrent des hommes innocents auxquels on
les avait opposés. Et il ajoute : «l'un des premiers de l'État, et, à ce que
nous apprend la tradition, parmi les grands de ce temps-là, l'un des plus
humains, a jugé que ce serait un genre de spectacle digne de passer à la
postérité qu'une nouvelle façon de massacrer des êtres humains ... Il
aurait mieux valu que cela tombât dans l'oubli, pour que, dans la suite
des temps, quelque puissant ne l'apprît et ne fût jaloux d'un acte absolu-
ment indigne d'un homme. Or, que de ténèbres répand sur notre esprit
une grande prospérité!» (XIII, 6-7). Puis Sénèque rappelle que ce même
Pompée, après avoir versé tellement de sang sous les yeux du peuple
romain, f~t contraint bientôt d'en verser lui-même davantage encore, que
trompé par la trahison d'un homme d'Alexandrie, il se laissa massacrer
par un esclave de la plus vile catégorie, comprenant enfin, mais trop tard,
la vanité de l'orgueil que lui inspirait son surnom.
S8Nffl)UE ET L'EMPEREUR CLAUDE 673

Cette leçon ne pouvait pas ne pas frapper l'esprit de Claude. Il y


entendait l'écho d'un enseignement donné plusieurs siècles auparavant
par Scipion Émilien et rapporté par Panétius :
«De même, disait Scipion, qu'on remet entre les mains de leurs dres-
seurs des chevaux que la tension répétée des combats a rendus farou-
ches ... de même il faut que les hommes auxquels leurs succès ont enlevé
tout sens de la mesure soient r~mis pour ainsi dire au manège de la rai-
son et de la réflexion philosophique, pour leur faire voir la fragilité des
choses humaines et l'inconstance de la fortune» (Cicéron, De off. I, 90).
On pourrait ne voir dans tout cela que des lieux communs, si l'appli-
cation à Claude n'était évidente, et si cette leçon, venant d'un grand
Romain du passé, ne continuait celles que contenait déjà le traité Sur la
colère, et qui s'appliquent plus souvent aux rois qu'aux simples particu-
liers. Sénèque, à peine revenu d'exil, et dans les premiers mois de l'année
49, assume à nouveau la tâche de conseiller qu'il s'est assignée et, pour
reprendre l'une de ses propres métaphores, remonte en première ligne.
Profitant du goût de Claude pour les études historiques, il lui suggère,
d'une manière à peine voilée, de compléter ces études par quelques médi-
tations philosophiques, destinées à ramener l'homme vers une compré-
hension plus sereine de la condition humaine et de la condition royale en
particulier.
A ce moment, la situation personnelle de Sénèque est meilleure qu'au
début du règne; il est assuré d'être protégé par Agrippine, et par consé-
quent ne court guère de risque en élevant la voix; et le point sur lequel il
choisit de faire porter ses conseils n'est pas indifférent. On savait, en 41,
que Claude était irascible; mais on ne savait pas encore qu'il dissimulait
en lui, au fond de ce corps disgrâcié et ridicule, un penchant indéniable à
la cruauté. Cela n'était devenu évident que pendant le quinquennium dont
parlera Sénèque. Suétone en a apporté maintes preuves, qu'il est inutile
de rappeler ici. Claude aimait faire périr et voir mourir des êtres hu-
mains. Au reste, et en d'autres circonstances, il ne manquait pas de bonté
- Sénèque lui-même en avait fait l'expérience. Le philosophe profite de
cette double tendance pour suggérer une comparaison avec Pompée, et
laisser entendre que l'incroyable bonheur qui a porté Claude au pouvoir,
contre l'attente de tous, peut ne pas durer. En quoi il se révéla bon pro•
phète.
On n'oubliera pas d'autre part que, sur ce point, Sénèque rattache sa
parénétique à une tradition du Moyen Portique. Le traité Sur la brièveté
de la vie est imprégné de souvenirs venant de Panétius, ainsi que l'a mon-
tré Alberto Grilli (v. Alfondo Traina, Seneca, Letture critiche, Milan 1976,
p. 57-67). Or, Panétius avait été, par excellence, le «conseiller des grands».
674 ROME, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Et c'est avec sa tradition - continuée au temps d'Auguste par Athénodore


fils de Sandon - que renoue Sénèque.
Les rapports entretenus par Sénèque avec Claude nous apparaissent
donc à la fois divers et témoignant d'une remarquable continuité. Le
Prince ne pouvait être l'objet d'une parénèse en règle. Tout, dans la vie
politique de ce temps s'y opposait. De tels conseils ne pouvaient être don-
nés qu'en privé, par un philosophe de métier, si le Prince était disposé à
en écouter un, comme l'avait fait Auguste. Ils ne pouvaient provenir
ouvertement d'un sénateur, dont la dignité semblait incompatible avec
une profession avouée de philosophie. Au temps de Néron, Suillius affec-
tera d'être scandalisé par les études stoïciennes de Sénèque. Les conseils
de caractère philosophique devaient donc être donnés et écoutés en privé
par le Prince, et comme murmurés, jamais proclamés ouvertement dans
des traités qui lui auraient été adressés. Et cela explique les précautions
prises par Sénèque, qui ne nomme jamais le Prince, et se contente de sug-
gérer les applications que l'on peut faire de ses propos au détenteur du
pouvoir.
Mais les conseils contenus dans les trois dialogues publiés sous le
règne de Claude ne pouvaient pas ne pas être compris et interprétés com-
. me ils devaient l'être par les lecteurs contemporains. Et cela révèle l'am-
biguïté et peut-être le dessein ultime de Sénèque: s'adressant au Prince,
d'une manière indirecte dans le De ira, puis, directement, dans la Consola-
tion à Polybe, enfin, de nouveau indirectement dans le De breuitate uitae,
il prenait à témoin l'opinion de tous. Le débat était porté, pourrait-on
dire, sur la place publique. Nous dirions aujourd'hui, si nous voulions
recourir à la terminologie à la mode, qu'il s'efforçait d'amorcer un dialo-
gue «ouvert» entre le Prince et les Romains. Entreprise difficile, dans un
régime hypocritement monarchique, et qui glissait à tout instant vers la
tyrannie. D'un côté, se trouvait Claude, avec ses démons intérieurs : la
colère, la cruauté, la faiblesse envers les gens de sa maison; de l'autre, la
majeure partie du Sénat, décimée par le Caligula des dernières années,
puis par les délateurs au service de Messaline et des affranchis, et atten-
dant sans 'patience le retour de temps meilleurs.
Ce que ne pouvaient réaliser les débats au sénat, empreints d'un for-
malisme qui leur ôtait toute spontanéité, et dont l'objet était chaque fois
strictement délimité, même si, au temps de Claude, les sénateurs pou-
vaient se permettre d'interpeller le Prince, comme nous le voyons sur la
Table de Lyon, ce que ne pouvaient pas non plus obtenir les contiones du
Forum, les traités du philosophe le tentaient. Dialogue qui était fort pré-
caire, susceptible d'être interrompu à chaque instant, chaque fois que le
Prince jugeait bon de s'y dérober. A la fin de 41, il s'était conclu par l'exil
de Sénèque. En 49, il pouvait reprendre, avec une efficacité plus grande.
seN8QUE ET L'EMPEREUR CLAUDE 675

C'est dans cette perspective qu'il convient de juger - si l'historien


peut ou veut juger - les rapports entre Sénèque et Claude. On sait
qu'après la mort de celui-ci, Sénèque a composé l'Apocoloquintose, qui est
une satire assez vive contre l'empereur défunt. Les modernes se plaisent
à opposer cette œuvre fort irrespectueuse à la Consolation à Polybe, et en
concluent que Sénèque n'étair qu'un flatteur des vivants et un calomnia-
teur des morts. Ce qui est un jugement hâtif, né de l'ignorance ou de l'ir-
réflexion.
Il n'est pas utile de rappeler ici les thèmes pdncipaux de l'Apocolo-
quintose. On a souvent montré que ce petit écrit était destiné à affermir le
nouveau régime, que l'on espérait avec l'avènement de Néron. Il constitue
un véritable manifeste, au service du parti d'Agrippine, qui apparaît alors
(non sans ambiguïté) comme celui de la Libertas. Dans le vide du pouvoir,
créé par la jeunesse de Néron, Sénèque peut parler avec franchise et
presque brutalité. Ce qu'il devait dissimuler au cours des années précé-
dentes est dit maintenant sans détour, et les sentiments secrets sur l'hom-
me s'expriment clairement: Claude est montré tel qu'il était, aux pires
moments de sa tyrannie : ridicule, cruel, faible, irrespectueux de la hié-
rarchie sociale et des traditions romaines. Ainsi se trouvait préparé le
renouveau que l'on attendait.
Dans les sarcasmes accumulés - et qui, tous, reflètent quelque vérité
- il n'y a rien qui doive surprendre, encore moins scandaliser. C'est un
trait éternel de l'esprit romain que de juger sans complaisance l'homme
que les convenances obligent à respecter, au moins en apparence. La vie
politique ressemble assez à une pièce de théâtre - les Anciens l'ont sou-
vent répété. Il faut en observer les conventions. L'acteur qui a revêtu la
pourpre doit jouer son rôle jusqu'au bout, et la pièce exige que tout le
monde le traite en roi, quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir de
l'homme qui se dissimule sous la robe de majesté. Le spectacle terminé, et
le vêtement royal enlevé, alors on retrouve la vérité.
Telle est, croyons-nous, l'explication et aussi la justification, histori-
que et morale, de l'Apocoloquintose. Sénèque est, bien avant même d'être
un philosophe, un politique: fidèle à l'enseignement du Portique, mais
aussi à son instinct de Romain, il pense que son devoir l'oblige à travailler
au bonheur des autres hommes, donc à essayer d'agir sur les détenteurs
du pouvoir. Il le fait différemment selon les circonstances, mais c'est la
même volonté qui l'anime, et qu'il nous appartient, à nous: de définir et
de comprendre en suivant les méandres des relations qui s'établissent
entre lui et l'empereur Claude.
LES ALLUSIONS À LA VIE POLIDQUE DE L'EMPIRE
DANS LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE

Les tragédies de Sénèque nous restent très mystérieuses : outre. leur


esthétique étrange, leur grandiloquence, leur caractère statique, qui les
mettent à part dans l'histoire du théâtre, elles nous apparaissent isolées
dans l'œuvre de leur auteur, et l'on ne sait à quels moments de sa vie elles
ont pu être composées. Ont-elles été écrites vers le même temps, à peu de
distance l'une de l'autre, ou bien à des dates éloignées, et dans des cir-
constances différentes? Le problème de leur chronologie continue de se
poser'. Mais ce n'est pas lui que nous aborderons directement dans cette
étude, même s'il nous semble possible d'apporter, indirectement, quel-
ques éléments susceptibles de contribuer à sa solution. Nous voulons
aujourd'hui nous demander quels échos l'on peut y entendre de la vie
politique contemporaine - cette vie à laquelle, sous les règnes de Tibère,
de Caligula, de Claude et de Néron, Sénèque se trouva plus ou moins
directement mêlé.
A priori, l'on peut douter que ces tragédies, inspirées de pièces grec-
ques, et de sujets connus, fixés depuis longtemps, se soient prêtées à des
allusions concernant l'actualité politique romaine. Assurément, il n'est
pas question de soutenir que tel ou tel personnage, Atrée, Thyeste, Oepide
ou Hercule ait servi de masque à un empereur ou à quelque homme
d'État contemporain. Il serait assurément ridicule de considérer les tragé-
dies de Sénèque comme des pièces «à clef>. Tout s'oppose à cette hypo-
thèse, qui n'a même pas besoin d'être discutée. Les allusions possibles, s'il
y en a, devront être plus subtiles. Certes, les sujets eux-mêmes sont tradi-
tionnels, mais il apparaît, à la simple lecture, que l'environnement hellé-
nique dans lequel ils sont présentés n'est pas celui de la légende grecque:
le plus souvent, cet environnement est décidément romain. Les pays évo-
qués ne sont pas toujours ceux que l'on attendrait si Sénèque s'était

1 V., en dernier lieu, Marc Rozelaar, Seneca, Amsterdam 1976, p. 539-548.


678 ROME., LA LITI6RATURE. E.T L'HISTOIRE.

conformé à la tradition. Mais, en fait, il y est question du Baetis, des lions


de l'Afrique, des bœufs lucaniens, et de peuples ignorés des poètes grecs
classiques; des peuples et des pays qui ne sont entrés dans les œuvres
littéraires qu'avec le développement de l'empire romain. L'image du mon-
de dans les tragédies de Sénèque est celle que porte en lui un Romain de
son temps. Il est difficile de penser que ce soit là simple inadvertence du
poète et anachronisme maladroit : ce parti-pris, qui nous surprend, cor-
respond assurément à un dessein délibéré. Un dessein dont il convient
sans doute de se demander la raison.
Et d'abord, à eux seuls, ces anachronismes géographiques nous invi-
teraient à chercher s'il n'existe pas d'autres harmoniques romaines dans
ces poèmes, mais il s'y ajoute une autre considération. Les historiens de
cette époque nous apprennent en effet que les auteurs tragiques ne répu-
gnaient pas, alors, à mettre dans la bouche de leurs personnages des
maximes de caractère politique en rapport avec l'actualité. C'est ainsi que
Mamercus Aemilius Scaurus, au dire de Dion Cassius, fut contraint par
Tibère de se suicider parce qu'il avait conseillé à l'un de ses personnages
de «supporter le manque de décision du prince». Tibère se crut visé et
répondit «qu'il ferait de Mamercus un Ajax»2• La tragédie de Mamercus
Scaurus était un Atrée. Suétone, lui, parle d'un poète qui, sous le même
Tibère, se vit reprocher des vers à double sens dans un Agamemnon 3 • Et,
si l'on remonte le cours des temps, on s'aperçoit bien vite que, déjà sous
la République, le public était prompt à saisir et interpréter malignement
tous les vers qui pouvaient s'appliquer à un homme ou à une situation qui
défrayaient alors la chronique. Il semble même que ce fût là comme une
fonction du théâtre, tragique aussi bien que comique : le poète se préoc-
cupe d'instruire et de conseiller le peuple - comme le rappelle Horace
dans l'Art poétique•. Il n'est donc pas contraire à la vraisemblance de pen-
ser que les tragédies de Sénèque ont sacrifié à cette tradition, surtout si
l'on se souvient que l'une des maximes fondamentales du stoïcisme vou-
lait que chaque homme aspirant à la sagesse «servît» le genre humain 5•
Nous nous demanderons donc par quels moyens et dans quelle mesure
Sénèque a suivi ce conseil de ses maîtres, en s'efforçant de placer dans la
bouche de ses peronnages des propos susceptibles de donner aux audi-
teurs des leçons utiles.

2 Cassius Dio LVIII, 24,4 et suiv. (34 ap. J.-C.): Tacite, Ann. XI, 29,3.
3 Suétone, Tib. 61, 10.
4 Art poétique, v. 341-346.

5
P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris 1978, p. 135 et suiv.
TRAGt!DIE ET VIE POLITIQUE CHEZ St!Nt!QUE 679

On pourrait peut-être objecter que ces leçons pouvaient se présenter


de manière intemporelle, et ne pas concerner la vie politique: n'est-ce pas
ce qu'il faisait dans des Dialogues comme ceux qu'il adressait à son beau-
père (le De breuitate uitae) ou à son ami Serenus (le De tranquillitate ani-
mi), ou encore dans les Lettres à Lucilius?
Mais ce qui est vrai des Dialogues et des Lettres de caractère privé, ne
l'est pas des tragédies. On ne saurait oublier en effet que le genre tragi-
que, par lui-même, conduit le poète à poser, qu'il le veuille ou non, des
problèmes relatifs à l'exercice du pouvoir. Ce ne sont, dans le répertoire
des sujets hérités de la Grèce, que tyrans abusant de leur sceptre, rois
dépossédés par quelque incident de Fortune, chefs d'armée en guerre,
prétendants essayant de conquérir un trône. Par essence, la tragédie est
de caractère politique - tandis que la comédie est «bourgeoise» et ne
concerne que les particuliers. Or nous savons que Sénèque, avant même
de participer directement au gouvernement de l'Empire, s'est préoccupé
des affaires publiques. Nous voyons qu'il l'a fait dans les Consolations,
dans le De ira, dans le De clementia 6 : il s'interroge sur la nature de la
monarchie, ses dangers, les limites légitimes de l'autorité royale. Les tra-
gédies le ramenaient à des préoccupations de même nature. Il n'est donc
pas étonnant que le poète, traitant les sujets traditionnels dans une
ambiance volontairement romanisée, ait été amené à aborder, au moins
allusivement, des problèmes de l'actualité politique ou, plus générale-
ment, des problèmes inhérents à toute royauté. Quelques sondages opérés
dans les tragédies elles-mêmes vont, nous l'espérons, confirmer cette
hypothèse.

*
* *

Et d'abord l'allusion la plus certaine. Il se trouve que, dans le Thyes-


te, Sénèque s'est inspiré, sans contestation possible, d'une situation réelle:
les événements qui se déroulèrent, en 35 et 36 ap. J.-C., sous le gouverne-
ment de Tibère, et qui eurent pour théâtre l'Arménie. Le Chœur, évoquant
la véritable royauté, celle que possède seule le mens bona, l'esprit en paix
avec lui-même, s'écrie:
« même si se coalisaient les rois qui gouvernent les Dahes nomades, et
ceux qui possèdent les eaux le long du rivage rouge et de la mer aux gem-

6 Ibid., p. 270 et suiv.; p. 277 et suiv.; p. 119 et suiv.


680 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

mes lumineuses, dont les reflets sanglants brillent au loin, ou ceux qui
ouvrent aux courageux Sarmates les Portes Caspiennes, que se joigne à ce
combat l'armée qui ose traverser à pied les gués du Danube - et en quel-
que lieu qu'ils se trouvent - les Sères connus de tous ... >7 •
Et, plus loin, le même chœur reprend :
«Celui qui donne le diadème aux fronts, celui devant qui tremblent
les nations à genoux, celui dont un signe de la tête arrête dans leur guerre
le Mède et l'indien, tout proche de Phœbus, et les Dahes, qui menacent les
cavaliers des Parthes, celui-là tient, anxieux, son sceptre, cherche à dis-
cerner et redoute les hasards qui bouleversent tout et le temps incertain
du futur. »8 •
Nous apprenons par Tacite que les peuples nommés ici, c'est-à-dire
les Sarmates des bords du Danube, les Parthes, qui étaient alors riverains
du golfe Persique, les Hibères et les Alains, peuples du Caucase, se trouvè•
rent entraînés dans une guerre par la diplomatie de Tibère, qui, ayant
décidé de rétablir l'influence romaine en Arménie, choisit de favoriser un
prétendant, l'Hibérien Mithridate, et celui-ci ouvrit aux Sarmates les Por-
tes Caspiennes, qui donnaient accès en Arménie 9 • Le combat décisif fut
livré par les Sarmates, les Albaniens et les Hibères, qui opposèrent leurs
· fantassins aux cavaliers parthes. Les Sarmates furent vainqueurs 10• Ce·
pendant, les troupes du roi parthe Artaban ne renonçaient pas à la guer-
re, et tout le pays, depuis la Perse jusqu'à la Mésopotamie, était sur le
point de s'embraser lorsque L. Vitellius, le gouverneur romain de Syrie,
fit franchir l'Euphrate à ses légions, et tout s'apaisa 11•
Le récit de Tacite explique très exactement les propos du poète : tout
s'y retrouve, depuis le don du diadème (fait par Tibère à Mithridate) jus•
qu'au combat mené par les fantassins Sarmates, Albaniens et Hibères
contre les cavaliers parthes, sans oublier ce qui fut l'opération essentielle,
l'ouverture du défilé des Portes Caspiennes, ni, enfin, l'arrêt des hostilités
provoqué par l'intervention des Romains. Cette série de rapprochements
ne saurait être le résultat du hasard. Mais, dans ces conditions, nous pou-
vons identifier le roi «qui, d'un signe de tête, arrête les combats et, dans
le même temps, scrute anxieusement les Destins»: il ne peut s'agir que de
Tibère, qui, dans sa solitude de Caprée, en compagnie de l'astrologue

1 Thyeste, 369-380.
• Ibid. 599-606.
9 Tacite, Ann. VI, 33 et suiv.
10 lb. VI, 35.
Il lb. VI, 43.
TRAGÈDIEET VIE POLITIQUE CHEZ SÉNÈQUE 681

Thrasylle, interroge les astres 12 et dont l'âme est torturée par J'angoisse
du lendemain u.
On peut conclure de tous ces faits que la tragédie de Thyeste fut com-
posée après la mort de Tibère; il est peu concevable qu'elle l'ait été en un
temps où le principal intéressé aurait pu en avoir connaissance. Le sort
de Mamercus Scaurus suffisait à fournir un avertissement salutaire aux
poètes indiscrets. Et cela nous conduit à nous interroger sur les critères
permettant de décider si tel ou tel fait allégué dans une pièce constitue ou
non une allusion. Il faut évidemment que le poète ait respecté les « conve-
nances», ou tout au moins les règles d'une élémentaire prudence. Ainsi,
un vers comme celui que nous lisons dans le même Thyeste: «c'est dans
l'or que l'on boit le poison: j'en parle pour l'avoir éprouvé» 14 ne saurait
avoir été écrit après la mort de Claude ou celle de Britannicus, et cela
d'autant moins que Sénèque, à cette époque, était au pouvoir! Mais, d'au-
tre part, on peut supposer avec une quasi certitude que ce vers n'est pas
aussi innocent qu'il le paraît, car rien, dans la légende des Atrides, ne jus-
tifie cette affirmation. La liste de leurs forfaits ne comporte pas l'empoi-
sonnement. En revanche, deux affaires célèbres de cette nature s'étaient
déroulées sous Tibère: l'empoisonnement de Germanicus et celui de Dru-
sus, le fils de Tibère 15 • Nous sommes par conséquent reportés à ce même
règne, en ces jours les plus sombres.
Ces premières «clefs» une fois découvertes, tels vers, en eux-mêmes
obscurs, prennent toute leur signification. Ainsi, dans le prologue de
Thyeste, la Furie évoque les vicissitudes des Atrides et insiste sur les alter-
nances qui font d'eux tantôt des rois puissants, tantôt des exilés: «chassés
en raison de leurs crimes, que, lorsqu'un dieu leur rendra leur patrie, ils
reviennent pour d'autres crimes, et qu'ils soient aussi haïs des autres que
d'eux-mêmes»' 6 • Un chapitre de Suétone nous apprend que ces vers rap-
pellent de fort près des «pasquinades» lancées autrefois contre Tibère, à
qui l'on reprochait son exil, et où l'on assurait que «celui qui était venu
d'exil pour régner» avait toujours versé le sang des Romains 17 •

12 lb. VI, 27 (= VI, 21).


13 lb. VI, 12 (= VI, 6). Cf. la lettre d'Artaban à Tibère, Suétone, Tib. 66 et
ibid. 61.
14 Thyeste 453 : uenenum in auro bibitur; expertus loquor.

15 Pour Germanicus, Tacite, Ann. III. 1 et suiv.; pour Drusus, ib IV, 8.


16 V. 37 et suiv.: ob scelera pulsi, cum dabit patriam deus, I in scelera redeant,

sintque tam inuisi omnibus / quam sibi.


17 Suétone, Tib. 59 : Et die : Roma parit ! Regnauit sanguine multo I ad regnum

quisquis uenit ab exilio .

..
682 ROME, LA Ll~RATURE BT L'HISTOIRE

A un autre moment de la pièce, le courtisan, qui représente auprès


du tyran la voix de la raison, dit à son maître qui lui demande comment il
doit punir Thyeste: «que le fer tranche sa vie et lui fasse rendre son âme
qui t'est hostile>, et le roi répond: «tu parles là de la fin de son châti-
ment; moi, je veux un vrai châtiment. Un tyran débonnaire met à mort;
sous mon gouvernement, la mort est un bienfait que l'on obtient>11•
Réplique qui reprend un mot célèbre de Tibère, rapporté par Suétone : un
condamné en instance d'exécution ayant demandé la mort au prince,
celui-ci lui aurait répondu «nous ne sommes pas encore réconciliéS>19•
On ne saurait donc douter que Sénèque, en composant son Thyeste,
n'ait eu présent à l'esprit le règne de Tibère, soit qu'il fût encore sous
l'impression des drames qui s'y déroulèrent, soit qu'il en ait fait l'objet de
sa réflexion, comme d'un exemplum politique particulièrement significa-
tif. Et de nombreux rapprochements pouvaient être établis entre la vieille
légende grecque et l'histoire de la maison impériale, décimée par la
volonté du Prince. Une malédiction semblait avoir frappé la famille de
Drusus, frère de Tibère, et Drusus lui-même; malédiction qui avait profité
à Tibère. Certes, celui-ci n'avait pas imaginé un festin aussi atroce que
celui de Thyeste, mais il n'en avait pas moins anéanti la descendance de
son frère, après avoir (selon toute vraisemblance) provoqué l'empoisonne·
ment de Germanicus. Gaius, seul des petits-enfants de Drusus, avait sur-
vécu.
Dans le même passage où Sénèque évoque le retour sanglant du roi
exilé, il fait dire à la Furie :
« que le frère tremble devant le frère, le fils devant son père, le père
devant le fils, que les enfants périssent de male mort, et que leur naissan·
ce soit pire encore; que menace son mari l'épouse hostile, qu'ils portent
la guerre au-delà des mers, que le sang répandu arrose la terre entière, et
que sur les grands maîtres des nations s'élève le triomphe de la passion
victorieuse ... » 20.
Tous ces crimes n'appartiennent pas à la légende de Thyeste, mais
bien à la maison de Tibère. Celui-ci avait eu quelques raisons de craindre
son frère Drusus, dont la gloire l'éclipsait et Suétone va jusqu'à prétendre
qu'il le baissait 2 1• Les motifs ne lui avaient pas manqué non plus de jalou-

11
Thyeste 245 et suiv : Satelles : ferro peremptus spiritum inimicum expuat. -
Atreus: De fine poenae loqueris; ego poenam uolo, / perimat tyrannus leuis; in regno
meo I mors impetratur.
19
Suétone, Tib. 61.
20
Thyeste, 40-46.
21
Sa haine pour Drusus: Suétone, Tib. 50.
TRAG2DIE ET VIE POLmQUE CHEZ S2N20UE 683

ser et de redouter ses deux beaux-fils, Gaius et Lucius Caesar, ainsi que
son neveu, Germanicus, qu'il avait dû adopter 22 • La naissance maléfique
dont il est question dans le vers du Thyeste s'applique assez bien à celle
d'Agrippa Postumus, et mieux encore, à celui des deux jumeaux de Dru-
sus Il qui mourut en bas âge23• On pensera aussi au crime de Livilla, fai-
sant empoisonner son mari, Drusus 24 , et aux morts affreuses des fils
aînés de Germanicus, Néro et Drusus III. Lorsque Sénèque dénonce « la
guerre portée au-delà des mers», il pense peut-être à l'étrange aventure
du faux Drusus (fils de Germanicus), qui avait failli, un moment, entraî-
ner dans la sédition une partie de l'Orient 25• Naturellement, il n'est pas
exact que les crimes perpétrés dans la maison impériale aient arrosé de
sang la terre entière (pas plus que cela n'était vrai de ceux qu'avaient
commis les Atrides), il n'y a là qu'une des exagérations coutumières au
poète; peut-être pense-t-il aussi au sang répandu par les exilés dans les
îles où ils avaient été envoyés, mais en revanche, il n'est pas faux que la
libido ait triomphé du maître du monde, au temps où celui-ci était le
reclus de Caprée.

*
* *

Si, donc, le Thyeste peut nous apparaître comme une méditation sur
le règne de Tibère et sur les drames qui avaient déchiré la maison impé-
riale au début du siècle, il est possible, croyons-nous, de montrer que
l'Oedipe contient des allusions assez nettes aux temps de Caligula.
C'est d'abord Oedipe, apprenant par l'oracle de la Pythie que l'épidé-
mie dont Thèbes est frappée est due à l'impunité dont jouit le meurtrier
de Laïos, et déclarant aussitôt qu'il va s'employer sans retard à venger
celui-ci:
«Ce que je m'apprête à faire, invité par l'avertissement des dieux
.
célestes , aurait dû être rendu aux cendres du roi défunt, pour que nul ne
violât perfidement la sainteté du sceptre; c'est au roi, entre tous, qu'il
convient de veiller au salut des rois; personne ne se soucie que soit assas-
siné celui que l'on craint tant qu'il est sain et sauf» 26 • Ces mots se rappor-
tent à la situation de janvier 41.

22 lb. 52.
23 Tacite, Ann. IV, 15, 1 (v. R.E. s.v. Julius, n° 139).
24 lb. IV, 3, 1 et suiv.
2,lb. VI, 5 (= V, 10).
2, Oedipe 259 et suiv.
684 ROME, LA LITT:8RATURE ET L'HISTOIRE

On sait en effet que Claude, après l'assassinat de Caligula, fit exécu-


ter Chaeréa et ses complices, « pensant plus loin, en ce qui le concernait, à
son propre salut» 27• Mais on sait également que Caligula lui-même avait
fait tuer Macron et Ennia, qui l'avaient aidé à s'emparer du pouvoir en
achevant Tibère 28 • Certes, il pourrait ne s'agir là que d'une rencontre for-
tuite. Mais d'autres indices viennent s'ajouter, qui ne laissent guère place
au doute - surtout après ce que nous a laissé entrevoir le Thyeste.
Le dialogue - ou plutôt l'agôn - entre Oedipe et son beau-frère Créon
nous livre plusieurs répliques qui ne prennent leur sens que si elles font
allusion à des épisodes et des situations correspondant au règne de Cali-
gula. Ainsi lorsque Sénèque nous montre un Oedipe soupçonneux, accu-
sant son beau-frère de vouloir le détrôner, l'on ne peut pas ne pas songer
à Caligula suspectant son beau-père, Junius Silanus et finissant, sur de
minces prétextes, par le condamner à mourir. Pourtant, en apparence au
moins, Silanus n'était guère dangereux; il ne se mêlait pas à la vie publi-
que, se montrait en toutes choses si indolent que Gaius l'avait surnommé
«le mouton doré~ 29 • Mais le Prince prétendait que ce n'était là qu'un mas-
que destiné à couvrir des ambitions inavouables. Or, tel est précisément le
reproche adressé par Oedipe à Créon :
«La route la plus sûre pour régner est de faire l'éloge des situations
modestes, de ne parler que de repos et de sommeil. Une âme inquiète
simule toujours l'inaction» 30 •
Un peu plus loin, Oedipe, poussé par les objections de Créon, invo-
quera la maxime, restée célèbre, de Caligula: «qu'ils me haïssent, pourvu
qu'ils me craignent». Il dit en effet:
«Quiconque redoute trop la haine ignore l'art d'être roi: c'est la
crainte qui sauvegarde les trônes» 31 • Tibère avait dit: «qu'ils me baissent,
pourvu qu'ils m'approuvent» 32 , mais c'est Caligula qui avait transformé
la formule, et dit: «oderint dum metuant» 33 •
Dans le même dialogue, Créon répond à Oedipe:
« quinconque manie le sceptre cruellement, en usant durement de son

27
Cassius Dio LX, 3, 4.
21 Id. LIX, 10, 6.
29 Id. LIX, 8, 4.

30 Oedipe 682-684.
31 Id. 703-704.

32 Suétone, Tib. 59, 4.


33 Id. Cal. 30, 3.
TRAGËDIE ET VIE POLmOUE CHEZ SÈNÈQUE 685

pouvoir, craint ceux qui le craignent : la crainte retombe sur celui qui
l'inspire > 34.
Or, ces derniers mots, qui reprennent un vers de Laberius3 5, trouvent
un écho littéral dans une phrase du De ira 36, et l'on peut penser que l'ex•
pression du traité en prose (in auctores redundat timor) est la forme pri-
mitive de la «sententia >, et que les nécessités de la métrique ont obligé
Sénèque à transformer en «metus in auctores redit>. S'il en est bien ainsi,
l'Oedipe, non seulement serait postérieur au De ira, c'est-à-dire à l'année
41, mais, surtout, aurait été dominé par le souvenir de la tyrannie exercée
par Caligula. Sénèque, en le composant, se serait trouvé dans les mêmes
dispositions d'esprit qui avaient été les siennes lorsqu'il écrivit le traité
sur la colère 37 •
On peut en demander un nouvel indice à un autre passage du dialo-
gue entre Oedipe et Créon, qui semble bien évoquer un épisode de la
conjuration de Gaetulicus, cette conjuration dans laquelle il apparaît que
Sénèque risqua d'être compromis. Créon est allé interroger l'oracle et,
lorsqu'il revient, Oedipe lui demande quelle est la réponse. Mais Créon
hésite à parler. Alors, Oedipe le menace et lui dit:
«C'est être rebelle que de se taire lorsqu'on vous ordonne de par-
ler»3s.
Or, nous savons que Lucilius, lorsqu'il avait été interrogé par Gaius,
comme témoin au procès de Gaetulicus, avait conservé obstinément le
silence, au moins sur les faits importants 39et, d'autre part, dans le De ira,
Sénèque reproche au maître enclin à la colère (entendez, à un tyran sem•
blable à Caligula): «tu t'indignes qu'un esclave t'ait répondu ... et puis tu
te plains que l'on ait ôté de la vie publique cette liberté que tu as toi•
même ôtée de chez toi. Inversement, si le même serviteur s'est tu quant tu

J.4 Oed. 705-706: qui sceptra duro saeuus imperio regit I timet timentes: metus
in auctorem redit.
35 Multos timere debet, quem multi timent. V. G. Monaco, in Annali d. Scuola

Norm. Sup. di Pisa, ser. II, vol. XXI, 1952, p. 63-66, et les remarques de Fr. Giancot-
ti, Mimo e Gnome, Florence-Messine 1967, p. 181 et n. 11, sur l'histoire de ce lieu
commun.
3611, 11, 3: quid quod semper in auctores redundat timor nec quisquam metui-
tur ipse securus.
37 P. Grimal, Sénèque . .. , p. 270 et suiv.
31 V. 527: imperia soluit qui tacet iussus loqui.
39 Qu. nat. IV, Praef. 15.
686 ROME, LA LIITÉRATURB BT L'HISTOIRE

l'as interrogé, tu appelles cela de l'insubordination> 40 • Nous avons ici


trois faits convergents: deux d'entre eux sont rapportés, sans aucun dou-
te, à Caligula. Il serait peu vraisemblable que le troisième, c'est-à-dire la
sententia de la tragédie, ne s'y rapportât pas aussi.
Enfin, une situation de l'Oedipe, le fait que Créon soit le beau-frère
du roi, suggère un dernier rapprochement avec ce qui se passa lors de la
même conjuration. Lorsque Créon, pour se disculper, objecte à Oedipe
qu'il ne saurait vouloir éloigner sa propre sœur du trône (egone ut soro-
rem regia expelli uelim? 41), que, n'ayant pas â supporter le poids de la
royauté, il n'en a pas moins tous les avantages 42 en vertu de la parenté
qui l'unit à la reine, il est impossible de ne pas penser que cette situation
ressemble beaucoup à celle où se trouvaient les beaux-frères du Prince et
notamment M. Aemilius Lepidus, ancien mari de Drusilla, mais amant de
Livilla et d'Agrippine, lorsque s'instruisit le procès.
Ici s'arrêtent, sans doute, les ressemblances entre la tragédie d'Oedi-
pe et le règne de Gaius. Elles n'impliquent pas que le personnage d'Oedi-
pe et celui de Caligula soient identifiés. Ils restent fort différents, et l'on
ne saurait assimiler l'inceste involontaire du premier aux rapports, très
conscients, entretenus par Caligula avec sa sœur Drusilla. Tout se limite à
une attitude - d'ailleurs passagère - d'Oedipe, à des propos assez géné-
raux sur la nature du pouvoir et à l'illustration de ses effets sur l'âme
d'un homme, devenu maître absolu. Rien de tout cela ne se trouvait dans
l'Oedipe Roi de Sophocle: le poète romain a introduit, de son propre
chef, des méditations sur la philosophie du pouvoir monarchique, bien
étrangères à la légende.
Les indications chronologiques, que l'on peut déduire des remarques
précédentes, laissent supposer que la tragédie de Sénèque ne peut être
antérieure à la mort de Caligula, et, probablement, aux premiers mois du
règne de Claude. Elle ne peut, non plus, être postérieure à l'avènement de
Néron: les relations, réelles ou supposées, entre celui-ci et Agrippine
interdisaient bien évidemment de traiter une légende où l'on voyait un roi
devenir l'époux de sa mère. Nous nous trouvons ramenés à des conclu-
sions semblables à celles que suggérait l'examen du Thyeste.

40
De ira III, 35, 1 : respondisse tibi seruum indignaris . .. deinde idem de re
publica libertatem sublatam quereris quam domi sustulisti. Rursus si tacuit interro-
gatus, contumaciam euocas.
41
Oedipe, 671.
42
lbid. 687 et suiv.
TRACIBDIE ET VIE POLITIQUE CHBZ S2N20UE 687

La lecture de !'Hercule furieux suggère, elle, que le poète, lorsqu'il


composa cette tragédie, pensait au règne de Tibère et, en particulier, au
drame de Séjan. La situation s'y prêtait assez bien. Dans un grand mono-
logue d'exposition, Mégara, l'épouse d'Hercule, déplore la condition dans
laquelle se trouve Thèbes, sa patrie, depuis le départ d'Hercule:
«la terre a ressenti avec tristesse l'absence de celui qui est le garant
de sa paix; le crime, prospère et heureux, prend le nom de valeur; les
honnêtes gens reçoivent les ordres des criminels; le droit réside dans la
force des armes; la crainte étouffe les lois. Devant mes yeux j'ai vu, frap-
pés d'une main brutale, tomber les enfants qui cherchaient à maintenir le
royaume de leur père et lui-même, l'ultime rejeton de la race de Cadmos,
je l'ai vu abattu; j'ai vu l'ornement royal de sa tête enlevé avec sa tête
même ... >43 • En apparence, Mégara ne fait qu'évoquer l'usurpation de
Lycus, et son récit demeure dans les limites de la donnée légendaire. Mais
certains traits ne peuvent se référer qu'à la situation de Rome sous le
règne de Tibère, et en particulier pendant le gouvernement de Séjan, lors-
que la loi de majesté exerçait ses ravages. Le «garant de la paix> univer-
selle est sans doute Auguste - et non pas Hercule, comme semble le dire
Mégara. Le «tyran> est un «exilé>, «privé de sa patrie et pesant à la
nôtre» 44 • On reconnaît le thème, tel qu'il figure dans le Thyeste, où l'épi-
thète désigne indubitablement Tibère. Et quelle est la cité qui tremble
devant cet exilé? La ville «qui a accueilli des dieux, qui en a fait et (si l'on
peut le dire sans impiété) qui en fera peut-être d'autres» 45 • Certes, appa-
remment, Mégara pense à Thèbes, la ville de Zeus et de Dionysos, mais sa
phrase s'applique bien plus exactement à Rome, qui a comme fondateur
Quirinus, qui a été visitée par César et par Auguste, avant de donner à tel
ou tel de leurs successeurs la possibilité de mériter, lui aussi, l'apothéose.
La restriction «fas sit loqui> s'adresse évidemment à l'empereur régnant,
qui ne saurait être que Caligula, Claude ou Néron. Mais, s'il fallait choisir
entre les trois, c'est à Claude que nous penserions, car le ton de l'expres-
sion rappelle de fort près celui de la Consolation à Polybe 46 •
Poursuivant l'analyse des allusions contenues dans ces propos de
Mégara, il semble difficile de ne pas penser, à propos de ces enfants «qui

•3 Herc. fur. 250-258.


44 Ibid. 269-210.
45 Ibid. 265-267.

46 Ad Pol. 12, 5 : Di ilium deaeque terris diu commodent. Acta hic diui Augusti

aequet, annos uincat.


688 ROME, LA LITiéRATURB BT L'HISTOIRB

cherchaient à maintenir le royaume de leur père», aux descendants


directs d'Auguste, victimes de Séjan.
Lycus est un usurpateur; il veut établir son pouvoir par un mariage;
il épousera Mégara, parce qu'elle est de race royale 47 • Tel est, parmi les
Julio-Claudiens, le mécanisme de la succession; se faire admettre comme
gendre était l'ambition de Séjan, et l'on est ramené à une page célèbre de
Tacite, la lettre de Tibère répondant à son préfet du prétoire qui lui
demandait la main de Livilla 41 • Il est remarquable que Lycus s'adresse à
lui-même les avertissements que Tibère adressait à Séjan. «La jalousie et
les propos de la foule t'attaqueront? Mais l'art de régner consiste d'abord
dans le fait de pouvoir supporter la jalousie», dit Lycus 49 • Et Tibère: c les
magistrats, les grands qui, malgré ta volonté, s'imposent à toi et te consul-
tent sur toutes les affaires ne dissimulent pas que, depuis longtemps, tu
as dépassé le sommet des honneurs propres à l'ordre équestre et, par
jalousie pour toi, ils m'accusent moi-même>. Sans doute Sénèque n'a pas
lu Tacite, mais il eut certainement connaissance de la lettre de Tibère,
dont on peut supposer qu'elle était devenue de notoriété publique après la
disgrâce de son destinataire.
Dans ces conditions, et l'esprit du lecteur invité à se souvenir des
temps les plus sanglants de l'empire, lorsque Séjan servait à Tibère d'ins·
trument pour anéantir la descendance de Germanicus 50 , les propos de
Thésée, revenant des Enfers et décrivant le sort des rois après leur mort,
prennent toute leur valeur :
«j'ai vu des chefs sanglants enfermés dans une prison et des tyrans
violents le dos déchiré par une main plébéienne. Mais quiconque a exercé
le pouvoir dans la paix et, maître de la vie des autres, a conservé des
mains innocentes, exerçant son pouvoir sans répandre le sang et épar·
gnant autrui, au bout d'une longue carrière et d'une existence heureuse
ou bien gagne le ciel ou le séjour bien heureux des bocages élyséens, pour
y devenir juge» 51. Et Thésée conclut par un conseil bien précis:
« Vous tous qui régnez, abstenez-vous de verser le sang: vos crimes à
vous se paient plus chèrement»52.
La c philosophie> politique de Sénèque, dans les tragédies, se résume
en quelques phrases: le «roi> ne doit jamais recourir à la violence, il doit

47
Herc. fur. 345-349.
41
Tacite, Ann. IV, 40.
49
Herc. fur. 352-253.
50
Suétone, Tib. 55.
51
Herc. fur. 737-745.
52
Ibid. 746-747.
TRAGÈDIEET VIE POLITIQUE CHEZ SÈNÈQUE 689

s'appuyer sur la loi. Et ici nous retrouvons une distinction aristotélicienne


entre ceux qu'Aristote appelle les rois «à la macédonienne» ou «laconien-
ne » et les «tyrans» 53 • Le roi qui gouverne selon la loi respecte les droits
des sujets, il procède avec douceur, et, à cette condition, il parviendra, au
terme d'une longue vie, à la divinisation. L'insistance mise sur ce point -
dans l'Hercule furieux et dans !'Hercule sur l'Oeta 54 , dont le héros est un
«bon roi» selon les stoïciens, en même temps qu'un sage, mais aussi dans
le Troyennes 55 , où Agamemnon, fait l'éloge de la clémence, vertu royale
par excellence 56 - cette insistance répond sans aucun doute à la pensée
politique profonde de Sénèque. Et l'on constate, à maintes reprises, que
les œuvres philosophiques affirment les mêmes principes. Cette nécessité
de la clémence, parmi les premières vertus du bon roi est proclamée en
particulier dans la Consolation à Polybe, où nous lisons que Claude, qui
gouverne le monde, prouve que «le pouvoir est plus sûrement conservé
par les bienfaits que par la force armée» 57 , et qu'il possède, à un degré
éminent, cette vertu de clémence 58 • On voit que Sénèque n'a pas attendu
le règne de Néron ni sa propre accession au pouvoir pour vanter celle-
ci.
Mais cet idéal du «bon roi», clément et juste, pacifique et sage, est
bien difficile à atteindre. Si la vertu est, pour un simple particulier. Un
idéal peu accessible, pour un prince, elle est presque impossible, Le pou-
voir, pense Sénèque, est, par lui-même, corrupteur. Et de cette sorte de
fatalité, les tragédies offrent maint exemple. Par exemple, voici Oedipe,
dont les intentions sont pures, qui proclame à plusieurs reprises sa piété
et son désir de protéger son peuple contre le fléau qui le ravage 59 • Pour-
tant, ce même prince, qui se voudrait bienfaisant, se transforme en tyran
dès qu'il se heurte à Créon. Il se transforme en un monstre pareil à Cali-
gula.
Tel est aussi le cas d'Agamemnon, dans la tragédie de ce nom. Égis-
the nous assure que, autrefois roi de Mycènes, il revenait dans sa patrie
en tyran, car «la prospérité emplit les âmes d'orgueil» 60 • Nous devinons,

Aristote, Pol. III, 14, 3, 1285 a 3, etc.


53

Herc. Oet. 1983 et suiv.


54

55 V. 258-259.
56 Troyennes 321 et suiv.

51 Ad Pol. 12, 3: illo (Caesare) moderante terras et ostendente quanto melius

imperium custodiatur beneficiis quam armis . ..


,. Ibid. 13, 1 et suiv.
59 Par ex. v. 245 : pium prohibuit ullus officium metus. V. aussi v. 87 et suiv.
60 Agam. 251; cf. ibid. v. 269-272.
690 ROME, L\ LIITÉRATURB ET L'HISTOIRE

à plusieurs indices, que Sénèque, dans cette tragédie, pense plus particu-
lièrement à Tibère; ainsi, lorsque Électre, coupable d'avoir insulté sa
mère, est entraînée dans un cachot, elle demande à Égisthe de lui accor-
der la mort, et le nouveau roi lui répond par la maxime chère à Tibère :
«c'est un tyran inexpérimenté, que celui qui donne la mort comme châti-
menh61; mais un autre rapprochement encore tend à désigner le règne.
Égisthe, pour décider Clytemnestre à tuer son mari, lui donne cet avertis-
sement : «un roi qui répudie sa femme ne la laisse point partir; tu berces
ta crainte d'un espoir fallacieux» 62 • On pourrait sans doute penser à la
mort d'Octavie; mais il est bien évident que l'Agamemnon n'est pas un
pamphlet anti-néronien; à la rigueur, on pourrait aussi évoquer la fin de
Messaline, mais on pensera plutôt à celle de Julie, qui fut précipitée par
l'inhumanité de son ancien mari 63 , tandis que Caligula, lorsqu'il répudia
Lollia Paulina, s'abstint de la faire tuer, et Livia Orestilla de même fut
seulement reléguée, lorsqu'elle eut cessé de plaire au prince.
Cette fatalité, qui avait fait de Tibère, le «républicain», un tyran, est
illustrée encore par les Phéniciennes; et c'est Oedipe qui discerne, dans le
cœur de ses fils cette «rage de régner» qui les rend inaccessibles à tout
autre sentiment 64 •
Pourtant, avec l'Hercule sur l'Oeta, Sénèque paraît avoir retrouvé l'es-
poir. A plusieurs reprises, le poète évoque la possibilité que paraisse un
nouveau sauveur pour le monde - un nouveau «divus» 65 Cet Hercule,
dont il nous a déjà semblé (dans l'Hercule furieux) qu'il symbolisait le
dieu Auguste, pacificateur du monde, prie le dieu suprême de faire en
sorte que ne revienne jamais au monde «ni fauve, ni fléau, que la terre
pitoyable n'ait plus à redouter de maîtres cruels, que ne règne plus, en
aucune cour, de roi qui pense que le seul honneur d'un règne est d'avoir
tenu sans cesse le glaive prêt à tomber66». Prière qui se place bien au
début du régne de Néron, au temps où le mot d'ordre politique est celui
de clémence! Sénèque prie le ciel pour que la race des tyrans soit à
jamais abolie. C'est le moment où il écrit le traité sur la Tranquillité de
l'âme et, précisément, un rapprochement caractéristique s'impose entre

1
• Jbid. 995: rudis est tyannus morte qui penam exigit. Cf. Herc. fur 511 et suiv.,
et, ci-dessus, p. 209, Thyeste 246 et suiv.
62
Agam. 282 : non dant exitum / repudia regum. Spe metus fa/sa leuas.
63
Suétone, Tib. 50; Tacite, Ann. IV, 71. 5.
.,. Phénic. 301 : regno pectus attonitum furit. Cf., ibid. v. 653 et suiv.
65
V. 1329-1330.
66
V. 1587 et suiv.
TRAGÉDIE BT VIB POLITIOUB CHBZ SÉNÈQUE 691

trois vers de la tragédie et une phrase de ce traité. Lorsque Déjanire vient


d'envoyer à Hercule la tunique fatale, son cœur, troublé par des événe-
ments étranges, est en train de retrouver le calme, et elle dit :
«de même que la mer, bouleversée par le vent du Sud, est encore
pourtant gonflée, bien que les vents s'apaisent et que le jour retrouve le
calme, de même mon esprit est encore troublé par cette crainte qu'il a
chassée» 67 • Et nous lisons dans le De tranquillitate animi: «ce n'est pas
que le corps de ces personnes (celles qui s'inquiètent de leur santé, après
une longue maladie) ne soit pas en bonne santé, mais il n'est pas encore
accoutumé à cette santé, ainsi il subsiste encore comme un tremblement
même sur une mer tranquille, lorsque, au demeurant, elle vient de retrou-
ver le calme après une tempête» 61 • Si l'on admet que le dialogue a été
composé vers 54 69 , il n'est pas étonnant que Sénèque, à la fin de cette
même année, ou au cours de la suivante, ait retrouvé et utilisé la même
image. Certes, il n'y a pas là une preuve formelle, mais une convergence
chronologique, qui vient confirmer l'impression retirée de la tragédie
elle-même, que dans l'Hercule sur l'Oeta, Sénèque pense à Néron, au
règne qui commence, et qui, les crimes de l'ancien âge effacés, ramènera
la paix dans le monde.
Une conclusion semblable résulte de la comparaison entre un chœur
de la tragédie et l'éloge de Néron, mis par Lucain en tête de la Pharsale.
Dans les deux cas, il est question d'une apothéose astrale; dans le pre-
mier, pour Hercule, dans le second pour Néron; les termes sont étrange-
ment semblables, et il semble bien que Lucain ait repris les vers de son
oncle, en retenant plusieurs expressions, dont celle qui a si souvent provo-
qué, chez les commentateurs de la Pharsale, tant d'incompréhension.
Lucain dit à Néron: «si tu pèses sur une partie seulement de l'éther
immense, l'axe du monde sentira ton poids» 70, et Sénèque fait dire au
chœur: «sur quel endroit du ciel serein vas-tu peser?» 11 • Cette idée du
«poids, de l'âme divinisée est naturelle dans le contexte tragique, où le
poète insiste sur l'immensité, la masse énorme d'Hercule. Elle surprend
davantage lorsqu'il s'agit de Néron, et l'on comprend que des commenta-

67 Herc. Oet. 710-712.


61 De tranq. an. 2, 1 : sicut quidam tremor etiam tranquilli maris, utique cum ex
tempestate requieuit.
69 P. Grimal. Sénèque . .. p. 284 et suiv. . . .
10 Pharsale I, 56-57 : aetheris immensi partem si pressens unam, I sent1et axis

onus.
11 Herc. Oet. 1569-1570: loca quae sereni / deprimes caeli?
692 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

teurs trop subtils, et influencés par la légende néronienne, aient songé à


voir là une allusion à l'embonpoint excessif attribué au jeune prince. Tout
s'explique si Lucain a puisé l'idée première de sa sententia dans les vers
de la tragédie. Mais il est légitime alors de penser que ce rapprochement
verbal repose sur celui des développements, Lucain ayant compris que
Sénèque, parlant d'Hercule, pensait en même temps à Néron. S'il en est
bien ainsi, Hercule sur l'Oeta, tragédie optimiste, appartiendrait au temps
où le philosophe avait conçu l'espoir de rétablir une monarchie juste et
sage; tandis que, dans le reste du corpus, les allusions ne portent que sur
les temps les plus noirs de la dynastie julio-claudienne et le ton général
est indubitablement pessimiste. Ce qui appuierait la thèse selon laquelle
l'œuvre tragique de Sénèque aurait été composée dans sa plus grande
partie au cours de l'exil. C'est le moment où le philosophe, contraint
d'abandonner toute carrière politique, éloigné des milieux de la cour, où
l'avaient jusque là placé ses amitiés, victime des intrigues qui déchiraient
l'entourage de ' Claude, désespère du destin de Rome. Mais, fidèle au
devoir de «servir> les hommes, il n'en essaie pas moins, en dépit de tous
les obstacles, de penser au salut commun, et le théâtre tragique lui appa•
rait comme le meilleur moyen de faire entendre sa voix, puisque le forum
aussi bien que la curie lui sont interdits. Et lui-même nous l'a dit: rappor•
tant les paroles d' Athénodore, qui conseillait, au sage, de se retirer dans
la vie privée, lorsque l'État était corrompu, il ajoute que ce philosophe a
battu trop rapidement en retraite. Quant à lui, s'il faut reculer, il le fera
graduellement, sans déroute, gagnant le terrain où il pourra enfin résis-
ter72. Ce terrain, ce fut, pour Sénèque, celui de la poésie dramatique, qui
lui permit de présenter aux hommes des symboles de leur propre condi-
tion - morale aussi bien que poli'tique. Et cela explique ce caractère étran-
ge d'un théâtre volontairement anachronique et déclamatoire, où le philo-
sophe et l'homme d'État s'allient au poète pour méditer sur le Destin de
Rome.

72 De tranq. an. 4, 1 et suiv. Cf. De otio, passim.


LUCJLIUS EN SICILE

Notre propos n'est pas, ici, de retracer la vie de Lucilius, l'ami de


Sénèque, mais de nous demander ce que pouvait être l'existence quoti-
dienne d'un procurateur impérial dans la province de Sicile, au temps de
Néron et sa situation dans la vie de l'île. La carrière de Lucilius a fait
l'objet de plusieurs études 1, et, longtemps, l'on a admis qu'il avait exercé
au moins trois procuratèles. Mais les travaux de H. G. Pflaum ont fait jus-
tice de ces hypothèses aventureuses 2 • Le texte sur lequel on appuyait cel-
les-ci ne signifie certainement pas ce qu'on lui faisait dire: «Voici, écri-
vait Sénèque, le souverain Bien>. - «Comment, dis-tu, y parvient-on?» -
«Non pas en traversant les Alpes Pennines et les Alpes Grées, ni les
déserts de Candavie, tu n'auras pas à affronter les Syrtes ni Scylla et Cha-
rybde, que tu as pourtant franchies, avec, pour récompense, une petite
procuratèle» 3• Cette énumération de voyages accomplis par Lucilius se
rapporte seulement à ceux qu'il a dû faire pour ce rendre à ses différents
postes, c'est-à-dire, d'abord, aux lieux de ses trois milices équestres, et,
ensuite seulement, en Sicile. Ces trois milices se sont déroulées en Germa-
nie Supérieure (nous en avons confirmation d'autre part)4, puis en Macé-

1 La plus célèbre reste celle de L. Delatte, Lucilius, l'ami de Sénèque. Les Etu-
des classiques, IV 1935, 367-385; 546-590.
2 H. G. Pflaum, Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut-Empire

romain, Paris 1960, t. I, n. 30, p. 70-73, réfutant Hirschfeld, CIL, XII, p. XIII, et
W. Kroll, s.v. Lucilius Junior, RE XIII, 2 (1927), col. 1645 et suiv. (suivis, en géné-
ral, par L. Delatte, op. cit.).
3 Ad Luc. 31,9: ,:Quomodo» inquis ,:isto peruenitur .»? Non per Poeninum mon-

tem nec per deserta Candauiae, nec Syrtes tibi nec Scylla aut Charybdis adeundae
sunt, quae tamen omnia transisti procuratiunculae pretia . .. ». La procuratèle ne
pouvait être obtenue qu'après l'accomplissement des trois «milices» réglementai-
res.
4 Grâce à la mention par Sénèque (Qu. Nat. IV, praef. 15), des relations ancien-

nes entre Lucilius et Gaetulicus, au temps où celui-ci commandait les légions de


Germanie Supérieure.
694 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

doine, enfin en Afrique. La procuratèle de Sicile vient en dernier lieu, et


elle mérite bien l'appellation péjorative de procuratiuncula que lui appli-
que Sénèque, car elle se situe, sinon tout à fait au bas de l'échelle hiérar-
chique, du moins parmi les plus basses. La Sicile est en effet depuis
Auguste 5, une province prétorienne, et le procurator Augusti chargé des
affaires financières est un «centenarius». Il reçoit donc un traitement de
100 000 sesterces par an; le traitement le plus bas est, on le sait, celui du
sexagenarius (60 000 sesterces). Cent mille sesterces sont une somme mé-
diocre 6, et l'on sait que les procurateurs devaient la compléter, en usant
de divers stratagèmes, dont le plus ordinaire semble avoir été (comme
pour les gouverneurs) de se faire offrir des cadeaux par divers «amis» 7 •
Nous ne savons par exactement dans quelles conditions Lucilius
obtint sa procuratèle de Sicile. Il semble que, en 62, lorsque furent com-
posées les Questions Naturelles, que lui dédia Sénèque, il venait d'arriver
dans l'île. L'on était en 62, peu après le tremblement de terre qui avait
ravagé Pompéi, et qui date du 5 février de cette année-là•. C'est du moins
ce qui résulte du début du livre IV des Questions Naturelles : c tu te plais,
ainsi que tu me l'écris ... , en Sicile, et dans l'exercice de cette procuratèle
paisible ... »9 • Ce dernier adjectif se comprend bien si l'on pense que Luci-
. lius vient de terminer de longues années de service militaire. On ne pense-
ra pas que ses devoirs de procurateurs aient été une sinécure, et lui aient
laissé beaucoup de loisir - ce qui serait un sens possible du mot otiosae.
On remarquera, notamment, que Sénèque, à plusieurs reprises, oppose
une fonction qu'il qualifie d'otiosa à une fonction qui comporterait une
part d'activité militaire, simple «service de place» 10• Même si, comme tri-
bun militaire ou préfet d'aile, Lucilius ne combattait pas, sur le Rhin, sur
le Danube, ou en Afrique, il n'en montait pas moins la garde, et se com-
portait en soldat - ce qui est le contraire de l'otium, que connaît la
Sicile.

' Strabon, XVII, 3, 25, p. 840 C.


6H. G. Pflaum, Essai sur les procurateurs équestres sous le Haut-Empire romain,
Paris 1950, p. 167 et suiv.
7 Id., ibid.

• G. O. Onorato, La data del terremoto di Pompei, 5 febbraio 62 d.C., in Rendi-


conti della Ace. Naz. dei Lincei VIII, iv, 1949, p. 644-661.
9 IV, praef. I: delectat te, quemadmodum scribis ... Sicilia et officium procura-

tionis otiosae.
10 Par ex. De tr. an. III, 5 : ille . .. militat qui . .. : statione minus periculosa, non

otiosa tamen, fungitur,uigiliasque seruat; ibid. IV, 7; De uita b. XXVI, 3. Le mot


prend une acception diffêrente dans le De breu. uitae, où il dêsigne essentiellement
la vie philosophique.
LUCILIUS BN SICILB 695

Sénèque poursuit sa phrase en faisant observer que cette procuratèle


demeurera «paisible> aussi longtemps que Lucilius ne tentera pas de
transformer en imperium ce qui n'est qu'une administration civile et par
conséquent n'usurpera pas les prérogatives d'un préteur, chef des forces
de police 11. Cette tentation, beaucoup de procurateurs, nous le savons, ne
pouvaient s'empêcher d'y céder. Chargés de surveiller, avec plus ou
moins de discrétion, le gouverneur sénatorial (ici le préteur), ils exer-
çaient un pouvoir qui dépassait leurs attributions officielles. C'est contre
cela que Sénèque met en garde son ami. La tentation ne viendra pas seu-
lement à Lucilius d'elle-même; elle lui sera mille fois présentée par les
flatteurs, c'est-à-dire tous les hommes qui espèreront tirer quelque profit
de sa faveur. Une phrase de la même préface est très révélatrice à cet
égard. A ces gens qui l'assiègent, Lucilius devra répondre: «Veux-tu bien
porter ces mots, qui passent chaque fois d'un magistrat à l'autre en même
temps que les licteurs, à quelqu'un qui, décidé à rendre la pareille, veut
s'entendre dire ce qu'il a dit à d'autres> 12• Les quémandeurs viennent fai-
re leur cour au procurateur, qu'ils affectent de considérer (et traitent, en
pratique) comme un magistrat.
Dans les Lettres, nous découvrons plusieurs allusions à cette situa-
tion: par exemple, dans la troisième, la mention de cet «ami>, qui n'en
est pas un, car on ne lui confie pas tous les secrets. Lucilius est le point
de mire de ceux qui l'entourent, ses moindres propos seront rapportés,
amplifiés, et, calomnies ou médisance lui susciteront non seulement des
ennuis mais aussi des dangers véritables. Les délateurs ne sont jamais
loin; Lucilius en fait l'expèrience, puisque l'un de ses ennemis lui a inten-
té un procès u. On pensera, puisque Sénèque ne se propose pas d'interve-
nir, que ce procès doit être jugé en Sicile même, sans doute au tribunal
du préteur; quelque accusation sans doute mineure, mais qui ne laisse
pas d'irriter celui qui en est victime. Nous avons ici, sans aucun doute,
l'un de ces différends qui surgissent immanquablement entre le gouver-
neur sénatorial et le procurateur. Si leurs rapports sont mauvais, le moin-
dre incident (comme ce procès que l'on fait à Lucilius), peut provoquer
une catastrophe, la disgrâce, pire encore, l'exil, au cas où l'affaire serait
portée devant la juridiction impériale, dont dépend le procurateur. Appa-

11 IV, praef. 1 : .. . si continere id intra fines suos uolueris nec efficere imperium
quod est procuratio.
u Ibid. 13: uis tu ista uerba, quae iam sub alio magistratu ad alium cum lictori-
bus transeunt, fe"e ad aliquem qui, paria facturus, uult quicquid dixerit audire.
u Ad Luc. 24,1.
696 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE

remment, les conseils de prudence et de modération prodigués par Sénè-


que, qui connaît bien les dangers que courent les fonctionnaires impé-
riaux dans les provinces, n'ont pas été perdus pour Lucilius, et l'affaire
du procès tourna court.
On comprend que les Lettres, dès le début de la correspondance,
insistent comme elles le font sur la nécessité de comprendre la véritable
nature de l'amitié; la «fausse> amitié est une expérience quotidienne pour
Lucilius; elle est inséparable de sa charge. Sénèque s'appuie sur cette
expérience pour faire découvrir à son ami les implications philosophiques
de l'amitié. Il aurait probablement recouru à d'autres thèmes si les fonc-
tions du procurateur n'avaient pas exposé celui qui les exerçait à rencon-
trer ce problème à chaque moment.
C'est dans la même perspective que l'on comprendra la recommanda-
tion de ne pas afficher ses convictions philosophiques, et le choix que l'on
a fait d'une vie orientée vers la sagesse 14 : « le nom seul de la philosophie,
dit Sénèque, est déjà suffisamment odieux par lui-même> 15• Sur ce point,
Sénèque fait appel à son expérience personnelle; il se souvient des atta·
ques que Suillius avait dirigées contre lui, quatre ou cinq ans plus tôt : un
personnage public, comme il l'avait été lui-même (et le reste, en partie).
comme l'est, à un moindre degré, Lucilius, doit se garder de heurter à cet
égard l'opinion publique - et l'on ajoutera, surtout en pays grec, où les
Romains étaient observés avec attention par un peuple volontiers railleur,
comme l'étaient les Siciliens, si l'on en croit Cicéron. En Sicile, tout parti-
culièrement, une «vie philosophique», c'est-à-dire ostensiblement austère,
ne pouvait passer inaperçue, surtout si cela s'accompagnait du costume
traditionnel des hommes d'école et de leurs allures volontairement provo-
cantes. Plus qu'ailleurs, un procurateur impérial risquait de s'attirer l'iro-
nie, voire le mépris de tous.
Mais cela n'implique pas que Lucilius dût se conduire en tout comme
aurait pu le faire un grand seigneur romain. Sénèque sait que, en Sicile, il
est possible de prendre quelques libertés avec les conventions sociales. Ce
qui se passe à l'intérieur de la maison est, en soi-même, moins voyant,
mais, de plus, et assez paradoxalement, l'opinion des Siciliens considère
comme un hommage le fait que l'étiquette romaine s'accommode, dans
leur pays, d'adoucissements. Cela, nous le savons grâce au tableau tracé

14
Ibid. 5, 1 et suiv.
15
Ibid. 5,2 : satis ipsum nomen philosophiae, etiam si modeste tractetur, inuidio-
sum est.
LUCILIUS EN SICILE 697

par Cicéron dans les Ve"ines, et c'est encore l'impression que nous pou-
vons retirer des Lettres à Lucilius.
Sénèque nous apprend que Lucilius, chez lui, se comportait envers
ses esclaves moins en maître qu'en ami. Ce qui, apparemment, n'était pas
l'habitude des grands seigneurs romains, qui considéraient comme désho-
norant de traiter leurs gens avec familiarité. Un procurateur, pensait-on,
se devait de les imiter, et Sénèque se réjouit d'apprendre que son ami
n'en fait rien 16 • Sur ce point, il ne lui recommande pas la prudence, il ne
l'engage pas â se défier d'une opinion publique qui, sans doute, ne s'en
scandalisera pas. Lucilius invite ses esclaves â sa table; il ne semble pas
avoir chez lui tous ces valets, spécialistes chacun d'un geste précis, qui
sont de rigueur dans une familia élégante. Cela implique qu'il ne donne
guère chez lui de banquets «officiels», et qu'il a simplifié â l'extrême son
train de maison. Ce qui s'accorde parfaitement avec les conseils de modé-
ration que lui donnait Sénèque dans l'exercice de sa charge: un procura•
teur n'est pas un gouverneur, il doit s'effacer et se conduire en tout avec
modestie.
Sénèque, d'autre part, avait rappelé â Lucilius le précepte d'Epicure
sur la nécessité de partager la nourriture quotidienne avec des personnes
dont on est sûr, et qui participent au même idéal de vie 17• Ces amis ne
seront autres, dans la maison de Lucilius, que ses propres esclaves, et non
pas des courtisans, attirés par l'ambition devinée chez le procurateur. La
distance est grande avec le temps où Cicéron reprochait â Pison ses ban-
quets épicuriens, lorsque le consul avait â côté de lui, sur le même lit de
table, des gens de sa maison 18• Sénèque, au contraire de Cicéron, ne voit
dans une telle conduite rien d'infâmant ni de «sordidus >, rien de vulgaire
ni d'indigne d'un personnage public.
Bien plus, il est fort probable que la simplicité affichée par Lucilius
avait de quoi séduire les Siciliens. C'était une coutume fort ancienne (elle
remonte, au moins, â Scipion le premier Africain) que les magistrats
romains adoptent, en Sicile, des manières qui les rapprochaient de celles
du pays. Scipion, lorsqu'il préparait l'expédition d'Afrique, avait, de la
sorte, scandalisé les envoyés du sénat, mais séduit les Siciliens, si l'on en
croit du moins un mot de Plutarque qui, dans la vie de Caton le Censeur,
nous apprend que, vivant «â la grecque>, Scipion se montrait agréable
tandis qu'il passait ses loisirs avec ses amis, dans les palestres, parmi les

16 Ad Luc. 47,1 et suiv.


11 Ibid. 19,10.
11 Cicéron, ln Pisonem 22.
698 ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

occupations habituelles aux gens de Syracuse 19• Sénèque utilise ce carac-


tère des Siciliens pour donner à Lucilius un conseil d'humanité, fidèle en
cela à sa méthode de direction morale, qui consiste à utiliser les circons-
tances dans lesquelles se trouve son ami pour lui montrer la voie de la
sagesse.
Le voyage qui avait conduit Lucilius en Sicile paraît avoir été assez
agité, si l'on en croit un passage des premières lettres, d'interprétation
assez difficile : «tandis que tu te rendais en Sicile, tu as traversé le
Détroit. Le pilote, imprudent, a méprisé les menaces de l'Auster... Il n'a
pas gouverné sur la rive gauche, mais celle où Charybde, plus proche,
bouleverse la mer ... >20• Le plus probable est de penser que Lucilius avait
raconté à son ami la crainte que lui avait fait éprouver la témérité du
pilote. Il se souvenait peut-être d'un passage de la Consolation à Marcia,
qui semble présager les réflexions de Lucilius. Imaginant les conseils que
l'on peut donner à un voyageur qui se rendrait à Syracuse, Sénèque avait
écrit: «tu verras ensuite - car rien ne t'empêchera de raser cette monta·
gne qui avale si goulûment la mer - la légendaire et fameuse Charybde,
étale aussi longtemps que n'y souffle pas l'Auster, mais qui, s'il s'élève de
cette direction quelque brise un peu forte, absorbe les embarcations dans
son gouffre immense et profond> 2 1. On peut imaginer que Lucilius, se
souvenant de ce passage, avait écrit à Sénèque pour lui raconter que, pré·
cisément, son pilote avait négligé les signes avant-coureurs de l'Auster, et
comment lui-même, Lucilius, avait redouté pour leur bateau le sort des
nauigia engloutis par le monstre.
Une fois parvenu à Syracuse, où semblent avoir été installés les
bureaux du procurateur, Lucilius, pendant les premiers mois, ne paraît
pas en avoir beaucoup bougé. Il fut sans doute occupé par les soins de
son installation, et, très probablement aussi, séduit par le charme de la
ville, sur lesquels Sénèque, autrefois, avait beaucoup insisté, dans le pas·
sage de la Consolation à Marcia que nous avons cité. Nous lisons en effet,
dans la seconde lettre de la correspondance: «d'après ce que tu m'écris et
ce que j'entends dire, je conçois bon espoir à ton sujet. Tu ne vas pas çà et

19
Plutarque, Cato maior III, 8.
20
Ad Luc. 14,8: cum peteres Siciliam, traiecisti fretum. Temerarius gubernator
contempsit austri minas . .. non sinistrum petit litus sed id a quo propior Charybdis
maria conuoluit.
21
Ad Marc. 17,2: deinde uidebis (licebit enim tibi auidissimm maris uerticem
~tringere) stratam illam fabulosam Charybdin quam diu ab austro uacat, at, si quid
inde uehementius spirauit, magno hiatu profundoque nauigia sorbentem.
LUCILIUS BN SICILE 699

là, tu ne t'agites pas en changeant sans cesse de lieu» 22 • Apparemment


Lucilius est resté quelque temps au moins sans quitter Syracuse. Il avait
prévenu son ami de cette intention, et cela servit de prétexte à la première
lettre du recueil, qui est la réponse de Sénèque : «Tu as raison, mon cher
Lucilius, rends-toi à toi-même et que ce temps, qui, jusqu'ici, t'était arra-
ché, ou dérobé, ou qui était gaspillé, soit recueilli par toi, et économi-
sé ... »23 • Ce temps, Lucilius le consacrera aux studia, qui ne sont pas
encore pour l'essentiel des lectures philosophiques - cela ne viendra que
plus tard - mais, sans doute, la composition de poèmes, dont un au moins
dut être inspiré par le pays où il se trouvait. C'est en effet, à cette premiè-
re partie du séjour qu'il convient probablement de rapporter le poème de
Lucilius sur Alphée et Aréthuse, dont Sénèque a cité un vers :
Elius Siculis de fontibus exilit amnis 24 •
De plus, Lucilius espérait profiter de son séjour en Sicile pour com-
poser un poème plus ample, dans lequel il chanterait, d'une manière plus
générale, les sites illustres de l'île. Mais il diffèrera le voyage qui doit lui
faire connaitre ceux-ci, et ne l'entreprendra (croyons-nous) qu'au mois de
mai 64. C'est en effet dans la Lettre 19 que nous lisons ces mots: «J'at-
tends tes lettres, dans lesquelles tu me raconteras ce que ton voyage
autour de la Sicile entière t'aura montré que tu ne connaissais pas, et tous
les renseignements plus sûrs concernant Charybde elle-même» 25 • Or,
nous pensons avoir montré ailleurs 26 que les premières luttres du recueil
datent du début de l'été de l'année 62 et que la Lettre 79 se situe au moins
de mai de 64, près de deux ans plus tard. Mais, avant d'entreprendre ce
voyage - et sans doute au début du printemps de 64 - il avait consulté
Sénèque sur ce projet, et la réponse avait d'abord été défavorable: «je ne
veux pas que tu changes de lieu et que tu voyages ici et là ... »27 • Mais

Ibid. 2,1 : ex his quae mihi scribis et ex his quae audio bonam spem de te
11

concipio. Non discurris nec locorum mutationibus inquietaris.


23 Ibid. 1,1 : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi te tempus, quod adhuc aut aufere-

batur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serua.


24 Qu. Nat. III, 1,1 : cle fleuve d'Elide jaillit des sources sicilienneu. Cf. ibid.
26,6.
25 Ad Luc. 79,1 : expecto epistulas tuas, quibus mihi indices circuitus Siciliae
totius quid tibi noui ostenderit, · et omnia de ipsa Charybdi certiora. L'intérêt tout
particulier porté par Sénèque à Charybde s'explique parce qu'il voyait là un phéno•
mène caractéristique de cette «tension» de l'air par laquelle il voulait rendre comp-
te de la dynamique universelle.
26 P. Grimal. Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris 1978, p. 433 et suiv.
27 Ad Luc. 69,1 : mutare te loco et aliunde alio transilire nolo.
700 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Sénèque s'était laissé fléchir, il avait même profité (comme de coutume)


de ce tour de Sicile pour suggérer à Lucilius d'étudier les phénomènes
naturels, ce qui avait l'avantage de donner une couleur philosophique à
ce qui n'aurait pu être qu'un prétexte pour se fuir soi-même.
Donc, pendant près de deux ans, Lucilius serait resté à Syracuse,
vivant assez retiré, parmi ses gens, fuyant toute apparence de rivalité
avec le gouverneur, évitant de se signaler par quelque excès que ce soit,
menant une existence «à la sicilienne>, profitant de la paix profonde et de
la vie civile, qui lui semblaient, au début, si agréables, après des années
de service militaire. Toutefois, un sujet de plainte: la Sicile n'est pas riche
en livres; ceux qu'il a pu y trouver, et qu'il a dévorés, dans le premier
élan, ont été épuisés en une année environ. Nous voyons en effet, au
début de la correspondance, que Lucilius lit beaucoup, et un peu n'impor·
te quoi:
«Mais prends garde que cette façon que tu as de lire beaucoup d'au-
teurs et des livres de toute sorte ne présente quelque chose de mal défini
et d'insuffisamment posé» 21 • Nous sommes alors, si l'on suit notre chro-
nologie, en juillet 62. Un an plus tard environ (vers l'été de 63?), Lucilius
s'est plaint à Sénèque de ne pas avoir les livres qu'il souhaite: «Tu déplo-
res de manquer de livres là-bâs» 29.
On peut s'interroger sur ce «manque de livres>: n'est-ce pas en
contradiction avec la réputation des Siciliens, d'être parmi les plus intelli-
gents et les plus cultivés des Grecs établis en Occident? On peut s'étonner
aussi de ce que Sénèque, en 62, déconseille à Lucilius, de trop lire, et, un
an plus tard, se propose de lui envoyer toute sa propre bibliothèque (10-
tum horreum excutere). L'explication de l'un et de l'autre faits est simple:
les livres que l'on trouve en Sicile sont de toute sorte, les traités des stoi•
ciens y sont, au contraire, beaucoup plus rares. Un an après le début de la
correspondance, persuadé par les conseils que lui a donnés Sénèque,
Lucilius se préoccupe d'acquérir une connaissance plus détaillée et plus
technique du stoïcisme. Et, là, il se heurte à l'indigence des bibliothèques
siciliennes. Sénèque ne peut que l'encourager à lire Chrysippe, Hécaton,
et les autres. Et c'est la raison pour laquelle il lui enverra leurs ouvrages.
Le «moment> de la parénèse est différent. Il faut agir différemment sur
un esprit encore mal préparé à la vie spirituelle et sur le même esprit
qu'une longue préparation a rendu sensible aux véritables valeurs.

21
Ibid. 2,2 : illud quidem uide ne ista lectio auctorum multorum et omnis gene-
ris uoluminum habeat aliquid uagum et in.stabile.
29
Ibid. 45,1 : librorum istic inopiam esse quaeris.
LUCILIUS EN SICILE 701

Peut-on, d'autre part, tirer quelque conclusion du fait que Syracuse


ne possède que peu de volumes stoïciens? Faut-il y chercher une manifes-
tation du tempérament sicilien, peu enclin à considérer que la vertu est le
seul bien désirable? On comprend assez bien qu'une école épicurienne se
soit installée au Pausilype; on voit moins bien comment une école stoï-
cienne aurait pu trouver des disciples à Syracuse. Même si là n'en est pas
la cause, les livres de la secte étaient rares en Sicile sous le règne de
Néron.
Quoi qu'il en soit, Sénèque, peu de temps après l'arrivée de Lucilius à
Syracuse, l'engage à abandonner ses fonctions et à vivre uniquement
pour la philosophie, les studia qui, cette fois, ne sont plus orientés vers la
poésie. Et Lùcilius a suivi ce conseil. Dans les loisirs de sa procuratèle, il
a en effet composé un livre, qu'il a envoyé à Sénèque, et celui-ci le félici-
te, mais, malheureusement, il ne nous donne guère de renseignement sur
le contenu et la nature de l'ouvrage. Nous entrevoyons seulement qu'il
était en prose - les termes de comparaison invoqués sont Tite-Live et Epi-
cure, non Homère ou Virgile. Cela est confirmé par l'un des compliments
adressés par Sénèque à Lucilius, lorsqu'il loue la «compositio uirilis et
sancta > de l'ouvrage en question, c'est-à-dire son style, le tissu même du
discours 30 • On s'en persuadera en relisant ce que le même Sénèque dit de
la compositio de Mécène et de Papirius Fabianus 31• Si, d'autre part, Sénè-
que approuve aussi le sujet du livre (fecit aliquid et materia . .. ) on ne se
trompera guère en pensant qu'il s'agit d'un ouvrage philosophique, qui ne
s'interdisait évidemment pas les mouvements oratoires, puisque Sénèque
se retient d'employer le mot impetus, qui lui vient à l'esprit et qui, dit-il,
serait juste si toute l'œuvre n'était pas entraînée par un élan semblable. Il
s'agit peut-être de l'une de ces compositions qui servaient à Lucilius
d'exercice spirituel, et qui, tournant et retournant en tout sens quelque
notion, permettait de l'intégrer totalement à son être.
Lucilius, tenté, depuis toujours, par la gloire littéraire, et n'étant pas
dépourvu de talent (il semble avoir dû à celui-ci au moins une part de son
élévation et de sa carrière), s'était donc laissé tenter par Sénèque et appli-
quait son talent à la composition philosophique, avant de revenir, quel-
ques mois plus tard, à la poésie. Les devoirs de sa charge, telle qu'il la
comprenait n'étaient pas tels qu'ils lui interdisent ces loisirs. Mais Sénè-
que demandait davantage. Il voulait que son ami abandonnât totalement
sa procuratèle, lui disant que, s'il ne le faisait pas, il serait entraîné par sa

30 Ibid. 46,2.
31 Ibid. 100,1-7; 114,8 et 15; 115,1.
702 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

carnere à exercer diverses charges urbaines, qui l'accableraient. Quel-


ques années plus tôt, Sénèque avait donné les mêmes conseils à Paulinus,
lui aussi engagé dans des tâches administratives, qui n'avaient que peu à
voir avec la vie de l'esprit ni même la véritable activité politique.
Lucilius est peu enclin à suivre ce conseil. Il craint la pauvreté, et
l'on comprend ses hésitations, si l'on se souvient que le traitement qu'il
recevait, nous l'avons dit, était seulement de 100 000 sesterces. Cette som-
mes, fort modique, ne lui avait certainement pas permis de se constituer
un patrimoine suffisant pour vivre à l'abri de la gêne. N'oublions pas non
plus que, d'ordinaire, les procurateurs pouvaient compter sur d'autres
ressources, en jouant de leur influence; mais, précisément, c'était ce à
quoi s'était refusé Lucilius, lorsqu'il avait décidé de mener une vie discrè-
te, sans admettre dans sa maison tous les solliciteurs et les courtisans
qu'attiraient d'ordinaire les procurateurs provinciaux.
Cette situation financière modeste explique l'attitude de Lucilius et
aussi l'insistance de Sénèque à revenir sans cesse sur ce sujet; il accumule
dès les premières lettres les maximes empruntées à Epicure, montrant
que la richesse véritable ne consiste pas dans l'abondance des ressources
mais dans la modération des désirs, qu'une pauvreté joyeuse est le plus
grand des bienfaits, et plusieurs autres exhortations, qui ne semblent pas
avoir entraîné très vite la décision de Lucilius. Nous avons les échos de
ces hésitations 32• On ne pensera donc point que ces premières lettres de
Sénèque ne traitent que de situations imaginaires. Elles s'appliquent réel-
lement à leur destinataire, et l'on n'aurait tort d'y voir seulement un jeu
de l'esprit.
Naturellement, nous aimerions savoir dans quelles conditions Luci-
liùs avait obtenu sa procuratèle et auprès de quel gouverneur il se trou-
vait placé. Malheureusement, la correspondance ne nous donne aucun
renseignement à cet égard, et les sources épigraphiques ne permettent
que des hypothèses assez fragiles. Pourtant, il n'est pas sans intérêt de
remarquer que, à un certain moment de sa vie, et avant 62, Lucilius
s'était adressé à Gallion, le frère de Sénèque, et que celui-ci ne lui avait
pas prêté une oreille complaisante 33 • Cette aventure ne saurait être de
beaucoup antérieure à sa nomination en Sicile; Sénèque, lui en parlant,
semble bien impliquer qu'elle était toute récente. On peut sans doute en
conclure que Lucilius avait demandé à Gallion d'appuyer sa candidature,

32
Par ex. Ad Luc. 17,1 et suiv.
"Qu. Nat. IV, praef. 10.
LUCILIUS EN SICILE 703

d'être son csuffragator> 34 • Gallion était bien en cour: en 59, il avait servi
de héraut à Néron, l'annonçant à son entrée au théâtrels - en un temps
où Sénèque commençait de préparer sa retraite - ou, tout au moins, sen-
tait sa puissance menacée. Peut-être Sénèque, pressentant la nature de
Lucilius, ne jugerait-il pas devoir faciliter sa carrière, et, dès ce temps-là,
espérait le voir embrasser une vie philosophique.
Quoi qu'il en soit, Gallion ne se laissa pas toucher par les avances de
Lucilius, et c'est sans doute par d'autres voies qu'il obtint de Néron sa
nomination à la procuratèle de Sicile. Sénèque, lui, n'y fut sans doute
pour rien.
Quel gouvernerur trouva-t-il à Syracuse? Pour le règne de Néron,
nous connaissons deux noms de propréteur, celui de M. Haterius Candi-
dius et celui de L. Cornelius Marcellus 36 • Le premier exerça son gouverne-
ment à un moment où le second était quaestore pro praetore, c'est-à-dire,
gouverneur de la région occidentale, au nom d'Haterius. Plus tard, à une
date que les inscriptions ne permettent pas de déterminer directement,
L. Cornelius devint gouverneur de l'île entière, en qualité de legatus pro
praetore; cette fois, il était chargé de l'intérim et, lui-même, préteur
désigné. La chronologie relative étant ainsi fixée, il n'est peut-être pas
impossible d'établir une chronologie absolue, au moins approximative.
Nous savons en effet que Cornelius Marcellus est le sénateur qui, en
65, après l'échec de la conjuration de Pison, fut impliqué dans le procès
de Cassius et L. Iunius Silanus 37 • Nous apprenons d'autre part, grâce à
une allusion de Tacite 38 , qu'il fut tué en Espagne par Galba; ce qui suggè-
re qu'à ce moment (en 68), il avait des responsabilités officielles, peut-être

34 Sur ces suffragatores, v. H. G. POaum, essai... cit., p. 195 et suiv. En 62, ou


dès 61, Sénèque ne se sentait sans doute pas en position d'agir efficacement auprès
de Néron; même pour la nomination d'un procurateur provincial, surtout si l'on se
rappelle l'importance de ces postes dans l'administration générale. V. Tacite, Ann.
XVI, 8 : ce sera l'un des griefs formulés contre Silanus de mettre en place des pro-
curateurs, pour préparer sa prise de pouvoir.
35 Cassius Dio LXII, 20,1. On sait que Gallion ne sera pas compromis dans la

conjuration de Pison.
36 CIL X 7192 (inscription d'Agrigente) Concordiae Agrigentinorum sacrum/ res

publica Lilybitanolrum dedicantibus / M. Haterio Candida procos. et L. Cornelio


Marcello Q. / pr(o) pr(aetore). Ibid. X, 7266 (inscription de Palerme): (Cereri.. .) /
... L. Corn(elius) /Marcellus// (q. pr.) / pr. prou. Sicil. I. (eg. pr) I pr. prou. eius-
dem pr d(es) / ex multis.
37 Tacite, Ann. XVI, 8. V. Josef Klein, Die Verwaltungsbeamte der Provinzen des

Rômische Reich, Bonn 1878, p. 105 et suiv. et p. 163.


n Hist. I, 37.
704 ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE

un commandement militaire, et qu'il était resté fidèle à Néron. S'il était à


Rome en 65, si, d'autre part, il se trouvait en Espagne en 68, et sans doute
dès 67, il est naturel de supposer qu'il avait été gouverneur de Sicile avant
64. Sa questure se situerait alors dans les premiers temps du règne de
Néron 39 , et son gouvernement personnel en 63 environ, c'est-à-dire, préci-
sément au cours de la période pendant laquelle Lucilius était procurateur
dans cette province.
Naturellement, ce n'est là qu'une hypothèse assez fragile, mais qui
laisse entrevoir certaines possibilités. Cornelius Marcellus, nous l'avons
dit, apparaît chez Tacite comme lié au «parti> de Cassius et de lunius
Silan us. Ce «parti> était en rivalité avec celui de Pison, auquel était (vo-
lontairement ou non) associé Sénèque, puisque, d'une part, ceux qui le
composaient ne furent pas inquiétés lorsque fut découverte la conjuration
de Pison et que, d'autre part, celui-ci craignit un moment que L. Iunius
Silanus ne lui enlevât le fruit de la victoire, une fois que la conjuration
aurait atteint son but et que Néron aurait été assassiné.io. Si cela est exact,
Cornelius Marcellus n'appartenait pas au même groupe politique que
Lucilius. Celui-ci est, depuis le début de sa carrière, lié au «parti>
d'Agrippine et des «enfants de Germanicus> 41 • C'est à ce titre qu'il est
l'ami de Sénèque. Sa position en Sicile ne va donc pas sans difficulté. On
peut penser que, nommé en 61 ou 62, il avait pour consigne de surveiller
discrètement Marcellus, et cela expliquerait les attaques auxquelles il fut
en butte dès le début de sa procuratèle, et que nous avons mentionnées.
C'est contre de semblables intrigues que Sénèque veut prémunir son ami.
Le philosophe n'ignore pas que la situation politique est incertaine; il
l'avait prévu dès le temps du De uita beata (en 58); il en est plus que
jamais persuadé, en cette année 62, où il prend ses distances par rapport
à la cour impériale, mettant en pratique la théorie qu'il formule alors
dans le De otio: les circonstances ne permettent plus guère de participer
aux affaires; c'est en écrivant, en exhortant les hommes à mieux vivre
que l'on servira le mieux l'humanité. Lucilius est, par vocation, un écri-
vain; qu'il suive donc cette vocation et compose les œuvres que l'on
attend de lui.

39
J. Klein, ibid.
40
Tacite, Ann. XV, 52.
1
• P. Grimal, Sénèque, op. cil., p. 92.
LE DIALOGUE ENTRE SÉNÈQUE ET MONTAIGNE

Montaigne était grand lecteur de Sénèque, et avait pour lui une vive
admiration, dont il s'est expliqué dans un chapitre des Essais (II, 32), inti-
tulé Défense de Sénèque et de Plutarque. Nous apprenons ainsi que Sénè-
que était utilisé dans les pamphlets contemporains, «que ceux de la reli-
gion prétendue réformée font courir pour la deffence de leur cause>, et
que l'on n'hésitait pas à reprendre contre le ministre de Néron les calom-
nies rapportées par Dion Cassius. Montaigne, pour son compte, estime
que les reproches faits à Sénèque sont sans fondement, que ses écrits suf-
fisent à les réfuter. Il ne veut pas pour lui d'autre défense. Il préfère ce
que dit Tacite à ce qu'il trouve chez Dion, et, dans un autre chapitre du
même livre (II, 35), il traduit presque mot pour mot le long récit que nous
lisons dans les Annales de la manière dont Pompeia Paulina voulut mou-
rir pour ne pas survivre à son mari. Puis, ne se contentant pas de ce qu'il
appelle un «conte très véritable», il fait observer que «Paulina offre
volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary
avoit autre-fois quitté aussi la mort pour elle». La circonstance à laquelle
il fait ainsi allusion se trouve rapportée dans une Lettre à Lucilius (lettre
104), dont Montaigne traduit un long extrait (par. 2 à 5):
Sénèque, ayant été pris de fièvre, voulut se rendre à Nomentum, dans
sa propriété favorite. Paulina craignait pour lui ce voyage, mais se rési-
gna lorsque son mari lui représenta que «la fièbvre qu'il avoit ce n'estoit
pas fièvre du corps, mais du lieu». Et Sénèque remarque que l'amour que
lui porte sa femme lui enlève l'un des privilèges de la vieillesse, qui est
d'avoir plus de courage et de ne plus attacher trop de prix à la vie ni à la
santé. Car, dit-il, cum sciam spiritum illius in meo uerti, incipio, ut illi
consulam, mihi consulere. Et cum me fortiorem senectus ad multa reddide-
rit, hoc beneficium aetatis amitto,· uenit enim mihi in mentem in hoc sene
et adulescentem esse cui parcitur. Ce que Montaigne traduit ainsi: «Or,
moi qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à
moy pour pourvoir à elle: le privilège que ma vieillesse m'avait donné me
706 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

rendant plus ferme et plus résolu à plusieurs choses, je le pers quand il


me souvient qu'en ce vieillard il y en a une jeune à qui je profite».
On admettra la traduction de Montaigne pour le début de la phrase;
en revanche, il est difficile de penser que in hoc sene et adulescentem esse
cui parcitur présente le sens qu'elle croit y discerner. Nous traduirions:
«dans ce vieillard que je suis, il y a un jeune homme, à qui s'adressent les
ménagements (en question)». Divergence d'interprétation dont on ne sau-
rait faire grief à Montaigne, puisque l'un des plus récents éditeurs des
Lettres à Lucilius, Fr. Préchac, renonce à tirer de cette phrase quelque
sens que ce soit! Montaigne n'a pas aperçu cette dualité que Sénèque
découvre en lui-même, grâce à l'amour que lui porte sa jeune femme.
Mais là n'était pas son dessein. Il voulait montrer comment Sénèque, tout
stoïcien qu'il était, tenait compte des sentiments et des opinions, quelque
déraisonnables fussent-ils, de ceux qui l'aimaient: indulgendum est enim
honestis adfectibus, dit Sénèque, ce que Montaigne traduit: «car il faut
prester quelque chose aux honnnestes affections». Ces « honnestes affec-
tions», ce sont bien les sentiments honorables, légitimes, que Montaigne,
comme Sénèque, reconnaît en nous: par exemple l'amour conjugal, refu-
sé par les premiers stoïciens. On peut voir là un adoucissement au stoïcis-
me orthodoxe, et se demander à quel moment, dans l'histoire de la doctri-
ne, il est intervenu. Ce n'est point ici notre propos : il existe chez Sénèque,
qui oppose, on le sait, le sage véritable au disciple de Stilpon. Le sage
stoïcien (selon Sénèque) surmonte les douleurs (incommoda), mais il les
ressent; tandis que le sage des Mégariques ne les sent même pas (Ad Luc.
9, 3). Ce sage humain et fort aura des amis, pour lesquels il exercera la
magnifique vertu d'amitié. Cette part faite au sentiment d'amour (caritas)
avait déjà été réclamée par Hécaton: si uis amari, ama (ibid., par. 6). Et
c'est bien là ce qui intéresse et séduit Montaigne, l'idée que l'amour d'au-
trui a des droits sur nous, qu'il peut nous détourner de nos plus rigoureu-
ses résolutions.
Dans sa lettre, Sénèque termine ainsi ce développement : habet prae-
terea in se non mediocre ista res gaudium et mercedem; quid enim iucun-
dius quam uxori tam carum esse ut propter hoc tibi carior fias? Potest ita·
que Paulina mea non tantum suum mihi timorem imputare sed etiam
meum. Ce que Montaigne traduit :
«Et en reçoit on une très-plaisante récompense, car qu'est-il plus
doux que d'estre si cher à sa femme qu'en sa considération on en devien·
ne plus cher à soymesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé non seulement sa
crainte, mais encore la mienne» (entendons : «je suis redevable à Paulina
non seulement de la crainte qu'elle éprouve pour moi, mais de celle que
j'éprouve pour moi-même» - et qui est une crainte «honorable» - timor
LE DIALOGUE ENTRE SÈNÈQUE ET MONTAIGNE 707

honestus - dans la mesure où elle est conforme à la Nature, et à la conci-


liatio sui, instinct premier de l'être).
Dans la Lellre de Sénèque, cette phrase est la dernière qui traite de ce
point. Mais la «traduction> de Montaigne se poursuit:
«Ce ne m'a pas esté a,sez de considérer combien résolument je pour-
rois mourir, mais j'ay aussi considéré combien irrésolument elle le pour-
roit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois vaillance
que vivre». «Voylà ses mots>. Ici s'achève le chapitre, dans l'édition de
1588. Dans celle de 1595, après «Voylà ses mots», on lit: «excellents, com-
me est son usage>. Or, la dernière phrase présentée par Montaigne com-
me appartenant au texte de la lettre 104 ne figure pas dans celle-ci, mais
on la trouve dans le Lettre 78, par. 2, où Sénèque raconte un épisode de
son adolescence, lorsque, assailli par une maladie apparemment inguéris-
sable, il avait songé à se suicider :
Saepe impetum coepi abrumpendae uitae; patris me indulgentissimi
senectus retinuit. Cogitaui enim non quam fortiter ego mori possem, sed
quam ille fortiter desiderare non posset. /taque imperaui mihi ut uiuerem;
aliquando enim et uiuere fortiter facere est.
Cet étrange amalgame paraît bien être le fait de Montaigne lui-
même; il a fallu, pour le réaliser, changer le ille de la Lettre 78, qui dési-
gnait Sénèque le Père, en illa, pour l'appliquer à Paulina. Peu respectueux
de l'exactitude du texte, Montaigne est donc allé chercher ailleurs une
phrase qui lui semblait s'appliquer particulièrement bien à la circonstan-
ce présente. De la sorte, il soulignait l'unité de la conduite tenue par Sénè•
que à bien des années de distance, puisque les velléiés de suicide ont dû
avoir lieu vers le début du règne de Tibère (à partir de 14 ap. J.-C.) et
l'épisode de la fièvre se situe sans doute à l'automne de 64 - donc une
cinquantaine d'années plus tard. Montaigne se plait à découvrir, chez son
philosophe favori, une continuité d'attitude et de doctrine qui le rassure:
ce sentiment des autres, et ce souci de ne pas se raidir dans une attitude
héroïque.
Montaigne, en effet, entretient en lui-même un véritable dialogue
avec Sénèque - dialogue, dans le sens d'une confrontation permanente
entre sa propre expérience et celle du philosophe antique. On a coutume
de répéter que l'auteur des Essais pratique des maximes proches de l'épi·
curisme. Pascal, déjà, le prenait pour le type même du sceptique et de
l'hédoniste, et l'opposait à Epictète. Simplification qui a son origine dans
une attitude polémique, prise par l'apologétiste chrétien. La pensée de
Montaigne, est, en fait beaucoup plus nuancée, complexe et subtile, et,
sur ce point, Pascal s'est, une fois de plus, montré trop géomètre.
De ce dialogue continué entre Sénèque et Montaigne, il est facile
708 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

d'apporter maints témoignages, et, pour épuiser l'analyse, il faudrait un


gros livre. Nous ne pouvons ici que donner quelque indications et, peut•
être, indiquer des directions pour une étude future.
Nous nous attacherons surtout au trente-septième chapitre du livre II
des Essais, intitulé : De la ressemblance des en/ans aux peres. Montaigne se
demande pourquoi il souffre de la «cholique > (entendez : la pierre) com-
me en ont souffert son père et plusieurs de ses ancêtres. Mais, à ce pro-
pos, il s'interroge sur le rôle de la douleur dans la vie spirituelle, et en
particulier sur la légitimité du suicide. Et on aperçoit bien vite que le lan-
gage dont il use, et les données du problème, tel qu'il le pose, lui sont
apportés par Sénèque. Et, à chaque moment, c'est à Sénèque qu'il deman-
de les réponses.
On n'attachera peut-être pas trop de signification à certaines expres-
sion, qui peuvent appartenir au vocabulaire commun des «moralistes»,
mais qui se rencontrent aussi chez Sénèque. Ainsi, lorsque Montaigne
écrit: «(je sentois) ... qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, nature avoit
accoutumé de faire payer de bien rudes usures» (addition de 1595). Ce
qui reprend presque exactement le langage de Sénèque dans le traité sur
la Tranquillité de l'âme (XI, 1), enseignant à Sérénus que le sage n'a reçu
tout ce qu'il possède, et jusqu'à «son corps, ses yeux, ses mains, tout ce
qui rend la vie aimable à un homme» que comme un prêt, qu'il devra
rendre un jour. Les accidents de fortune n'etant que le prix de cette «lo-
cation». Et encore, dans la Lettre 71 (par. 7), Sénèque répète que tout bon-
heur venu de la Fortune, c'est-à-dire donné de l'extérieur, est toujours
révocable : nihil dat Fortuna mancipio. Et, naturellement, plus le temps
de la vie s'allonge, plus cette vie est exposée à de tels accidents. C'est donc
une vertu «stoïcienne» que de prévoir les maux à venir.
Sénèque, déjà le disait, après bien d'autres, notamment Panétius,
mais, ici, Montaigne élevait une objection: n'eût-il pas été plus sage de
mettre un terme à sa vie, avant que les maux prévisibles ne l'atteignent?
A cette objection, Sénèque apporte une réponse: c'est le propre d'une
âme faible, dit-il, que de se laisser abattre longtemps avant d'avoir souf-
fert : quid autem dementius quam angi futuris nec se tormento reseruare
sed arcessere sibi miserias et admouere? Et ces mots, qui semblaient s'ap-
pliquer merveilleusement à la situation de Montaigne, atteint, passé la
cinquantaine, par les «choliques» qui le mettent au supplice: Quicumque
audierit post quinquagesimum annum sibi patienda supplicia, non pertur-
batur nisi si medium spatium transiluerit ... (Ad Luc. 74, 33-34).
Sénèque attire, dès le début de leur correspondance, l'attention de
Lucilius sur le danger que prèsente un excès de prévoyance:
/taque prouidentia, maximum bonum condicionis humanae, in malum
LB DIALOGUB BNTRB SÊNBOUB BT MONTAIGNE 709

uersa est . .. Multa bona notra nobis nocent, timoris enim tormentum me-
moria reducit, prouidentia anticipai; nemo tantum praesentibus miser est.
Vale (Ad Luc. 5, 8). Et il revient, quelque temps plus tard, sur la même
idée, la sottise qu'il y a à se laisser terroriser par de vaines opinions. (Ad
Luc. 13, 8-9).
Montaigne avoue avoir cédé à cette tendance de l'esprit humain: «Si
est-ce pourtant que, les prevoyant autresfois d'une veüe foible, delicate et
amollie par le jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que
Dieu m'a presté, la meilleure part de mon age, je les avoy conceuës par
imagination si insupportables qu'à la verité j'en avois plus de peur que je
n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tousjours cette creance que la
pluspart des facultez de nostre ame troublent plus le repos de nostre vie
qu'elles ne nous y servent>. Cette fois, il ne s'agit plus (au moins) de ren-
contres de langage et de vocabulaire; il est bien clair que Montaigne
reprend pour son compte les termes mêmes de Sénèque, et confronte
l'enseignement de celui-ci à sa propre expérience. Bona nostra de Sénèque
devient : « les facultez de nostre ame >, parce que Montaigne pense aux
exemples que donne Sénèque dans ce même passage : prouidentia, memo-
ria.
Ainsi, ce qui pourrait passer pour un trait du «scepticisme profond»
de Montaigne, n'est qu'une réflexion de Sénèque! Mais ce scepticisme,
chez l'un et chez l'autre, n'est que provisoire. Sénèque sait bien que les
facultés de notre âme sont des «biens> réels, si l'on en use selon la droite
raison. Et Montaigne, relisant cet Essai, ajoute, de même quatre mots
pleins de sens :
«. . . la pluspart des facultez de nostra ame, comme nous les em-
ployons, troublent plus ... »
Ce n'est pas que, entre le moment où fut écrit cet Essai et l'édition de
1595, Montaigne ait changé d'avis, c'est qu'en se relisant il a estimé avoir
exprimé avec une insuffisante clarté ce que lui dictait Sénèque.
Montaigne, en face de la douleur, se félicite de ne pas céder aux
entraînements de l'opinion: il avoue que «les souffrances qui nous tou-
chent simplement par l'âme (l') affligent beaucoup moins qu'elles ne font
la pluspart des autres hommes ... > Il réalise donc ainsi l'une des maxi-
mes de Sénèque, qui met Lucilius en garde contre les «valeurs d'opinion».
Lorsqu'il écrit: que les souffrances de l'âme le touchent moins que la plu-
part des hommes, il explique cette sorte d'immunité «partie par juge-
ment, car le monde estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris
de la vie, qui me sont à peu près indifférentes ... » (Il pense probablement
au déshonneur, à la pauvreté, à l'exil). C'est la réponse qu'il donne à
Sénèque. Il n'est pas de ces lymphatici qui sont terrifiés par des visions de
710 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

cauchemar; il applique sa raison - son «jugement», le mot appartient au


vocabulaire de Sénèque - pour découvrir les vraies valeurs. Le dialogue
est engagé.
Cette critique des valeurs est l'un des moments esentiels de la morale
stoïcienne, et l'un de ceux sur lesquels Sénèque insiste. Montaigne la pra-
tique, et c'est là l'une des causes qui le font considérer comme un scepti-
que. Mieux que personne, Oconnaît la puissance de l'imagination. Mais,
en cela, il s'accorde avec Sénèque. Il parle le même langage que lui.
Lorsqu'il étudie les effets que produisent les douleurs de la «choli-
que» sur sa conscience, il reprend, à peu près, l'analyse de Sénèque, dans
la Lettre 78 - celle, précisément, à laquelle il a emprunté le passage qu'il a
ajouté à sa traduction de la Lettre 104, et que, par conséquent, il connaît
bien. Sénèque y décrit la manière dont le «sage>, ou tout au moins le phi-
losophe, doit subit la douleur physique. Il montre comment la douleur ne
doit pas occuper toute l'âme, et, finalement, qu'il existe un «bon usage
des maladies», qu'elles sont un élément de cette meditatio mortis, cette
préparation à la mort qui est le but ultime de la philosophie. De même
Montaigne écrit :
«J'en (de la cholique) ay desjà essayé cinq ou six bien longs accez et
pénibles : toutes-fois, ou je me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat
dequoy se soutenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la mort, et
deschargée des menasses, conclusions et conséquences dequoy la medeci-
ne nous enteste; mais l'effet mesme de la douleur n'a pas cette aigreur si
apre et si poignànte qu'un homme rassis en doive entrer en rage et déses-
poir. J'ay au moins ce profit de la cholique, que ce que je n'avoy encore
peu sur moy pour me concilier du tout et m'accointer à la mort, elle le
parfera: car d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant
moins me sera la mort à craindre;. C'est la réponse de Montaigne au mot
de Sénèque : tantum mortem desinamus horrere (Ad Luc. 78, 25). Tous
deux s'accordent sur la nécessité de «mettre le prix aux choses», c'est la
seule manière d'obtenir cet équilibre nécessaire, grâce auquel on ne hait
pas la vie et l'on n'a plus peur de mourir. Desinemus autem (mortem hor-
rere), si fines bonorum ac malorum cognouerimus; ita demum nec uita tae-
dio erit nec mors timori (Ad Luc., ibid.). Et Montaigne: «J'avoy desjà gai-
gné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle desnouera
encore cette intelligence; et Dieu veuille qu'en fin, si son aspreté vient à
surmonter mes forces, elle ne me rejette à l'autre extremité, non moins
vitieuse, d'aymer et desirer à mourir!> Le dialogue est véritablement
engagé entre eux; par-delà les siècles, Montaigne répond à l'ami de Luci-
lius, qui est devenu le sien.
Tous deux savent que le corps a de certaines exigences auxquelles la
raison ne peut rien. Montaigne avoue qu'il a « tousjours trouvé ce precep-
LE DIALOGUE ENTRE SÉNÈQUE ET MONTAIGNE 711

te ceremonieux et inepte, qui ordonne de tenir bonne contenance et un


maintien grave et posé à la souffrance des maux». De la même façon,
Sénèque, dans ses Consolations, permettra aux affligés de verser des lar-
mes, qui sont un réflexe naturel, irrésistible - à condition de n'être point
des larmes feintes. Et il en va de même pour d'autres réactions physiques
provoquées par la timidité, par exemple: rougeur, sueurs froides, trem-
blement des jambes ou des mâchoires, troubles de la parole, etc. (Ad Luc.
11, 2); rien de cela ne peut être empêché par la sagesse: nulla enim
sapientia naturalia corporis aut animi uitia ponuntur. Aussi Montaigne
excuse-t-il «ceux qu'on voit ordinairement se escrier et se tempester aux
secousses de la douleur de cette maladie>.
Si bien que Montaigne, en dépit des souffrances que lui fait endurer
son mal, conclut qu'il est «en assez meilleure condition de vie que mille
autres, qui n'ont ny fièvre ni mal que celuy qu'ils se donnent eux mesmes
par la faute de leur discours» (entendez, par le mauvais usage qu'ils font
de leur faculté pensante). Le voici heureux, malgré les accès qui le déchi-
rent. Il rejoint ainsi les plus célèbres philosophes de l' Antiquité, qui, aussi
bien stoïciens qu'épicuriens, s'étaient fait gloire de surmonter la douleur,
et de ne pas soumettre leur esprit à sa loi. Il le fait, non pas en stoïcien
héroïque, mais en disciple de Sénèque, qui sait les concessions que l'on
doit faire aux exigences du corps. Sénèque, en cela, a-t-il entaché son stoï-
cisme de quelque épicurisme? Même si de tels emprunts ne sont pas son
fait, ils n'en sont pas moins probables, à l'intérieur de ce que nous appe-
lons le «moyen Portique». Et Montaigne parait en être conscient, puisque,
dans le même développement où il condamne la parfaite impassibilité
dans la douleur, il fait appel à un texte épicurien, emprunté au second
livre des Tusculanes (II, 25) dans lequel il est dit qu'Epicure «ne pardonne
pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais il le luy conseil-
le».
Disciple de Sénèque, Montaigne l'est donc encore lorsqu'il recourt -
comme le fait son maître, dans toutes les premières Lettres à Lucilius - à
des maximes épicuriennes. Non qu'il penche réellement vers le philoso-
phie du Jardin, mais parce que l'enseignement de Sénèque lui avait
appris à prendre son bien où il le trouve.
A la vérité, Montaigne se soucie peu d'orthodoxie philosophique; ce
qui lui importe, c'est de maintenir un contact aussi authentique que possi-
ble entre sa propre expérience et l'enseignement d'un homme qu'il estime
et apprécie profondément et qui le séduit d'autant plus que, en dépit de
toute sa philosophie, il n'a pas refusé de s'engager dans l'action politique,
qu'il est non pas un homme d'école, mais, avant tout, un «honnête hom-
me, au service de son Empereur». Ce que Montaigne avait voulu être, et
ce qu'il fut : le Sénèque de son siècle.
LE RÔLE DE LA MISE EN SCÈNE DANS
LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE : CLYTEMNESTRE
ET CASSANDRE DANS L'AGAMEMNON

Les manuscrits de Sénèque ne comportent, pour les tragédies, aucu-


ne indication scénique - ce qui n'est pas pour nous étonner. Nous savons
bien que le metteur en scène avait la plus grande latitude pour régler la
représentation. Dans le cas des tragédies de Sénèque, dont nous ne savons
si elles ont été représentées, et dont on conteste souvent qu'elles aient pu
l'être, il eût été particulièrement précieux de trouver dans les marges de
nos manuscrits quelque témoignage relatif à ce poblème. Faute de ce
secours, c'est au texte lui-même qu'il convient de demander s'il se suffit à
lui-même ou s'il ne prend son sens que dans la perspective d'une repré-
sentation, c'est-à-dire dans le jeu «spatial» des personnages, leurs mouve-
ments, leur confrontation (même muette), les évolutions du chœur, les
entrées et les sorties, d'un côté ou de l'autre du pulpitum, bref tout ce qui
n'est pas indiqué explicitement mais apparaît si l'on consent à ne pas trai-
ter, a priori, le texte comme un «Rezitationsdrama». Si l'on découvre, au
terme d'une telle analyse, qu'une tragédie possède cette dimensions scéni-
que, on ne pourra naturellement en conclure qu'elle a été jouée, effective-
ment, sur une scène romaine. Mais il faudra bien admettre qu'elle a été
conçue par l'auteur comme une tragédie susceptible d'être portée à la
scène, que son imagination l'a créée en tenant compte du spectacle et non
seulement des mots, la mise en scène constituant un moyen d'expression,
qui achève le poème.
Nous voudrions ici présenter les résultats auxquels nous a conduit
cette méthode (que l'on pourrait appeler, si l'on tient à user du jargon à
la mode, la «restitution de l'imaginaire», mais que nous dirons simple-
ment une tentative pour retrouver les éléments d'une mise en scène). Et
nous nous en tiendrons à la tragédie d'Agamemnon, qui nous a paru très
significative et très riche pour cette enquête.
Le premier problème - la première difficulté - est posé par l'incerti-
tude où nous sommes relativement à la répartition des répliques entre les

..
714 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

personnages, indiquée de manières différentes selon les diverses tradi-


tions du texte. Il nous a semblé que la prise en considération de la mise
en scène, la signification que revêt la présence, même muette, de l'un des
personnages permettent de suggérer, à cet égard, des solutions vraisem-
blables.
Les tragédies de Sénèque, dans leur ensemble suivent des conven-
tions scéniques qui rappellent beaucoup plus la comédie latine que la tra-
gédie grecque 1, en développant les monologues et les apartés. Dans l'Aga-
memnon, Clytemnestre, après le prologue et le premier chant du chœur
(celui-ci composé de femmes argiennes), se présente (au v. 108) sur le per-
ron du palais. Elle sort de celui-ci par la Porte Royale, au centre de la
Frons scenae. Elle vient d'apprendre le proche retour d'Agamemnon et
elle s'exhorte à recourir au crime. La Nourrice, qui intervient seulement
au v. 125, nous apprend que ces paroles de la reine n'ont pas été pronon-
cées, mais que son attitude révèle les mouvements de son âme. Ce que dit
la Nourrice contient deux «invraisemblances>, d'abord le fait qu'elle n'ait
pas entendu ce que les spectateurs ont, eux, clairement perçu, ensuite que
le visage de la reine exprime son trouble intérieur - chose que le masque
rend évidemment impossible. Mais un passage célèbre du Phormion 2 fait
référence au «visage» (uultus) du personnage, à l'expression des traits,
qui varie en accord avec l'évolution de ses sentiments. Or, il est hors de
doute que le personnage en question n'ait été masqué. De la même façon,
une convention scénique bien attestée chez Plaute et Térence permet au
poète de faire parler un personnage à l'intention du public seulement,
sans que les autres acteurs présents sur la scène soient censés l'entendre.
Et, même, il n'est pas absolument indispensable, dans le cas présent, de
parler de convention. La Nourrice, en effet, peut n'être entrée sur la scè-
ne qu'une fois le monologue de Clytemnestre achevé. Elle est probable-
ment sortie du palais par l'une des portes latérales, pendant les dernières
paroles de sa maîtresse; elle chemine lentement, comme il convient à une
vieille femme. Lorsqu'enfin elle est à portée de voix, la reine a cessé de

1 R. J. Tarrant, Seneca, Agamemnon, éd. et comm., Cambridgr, 1976, au v. 108,


p. 192-193. V. la note 4, p. 194, soulignant que les monologues d'entrée et les apar-
.tés «ressemblent à la technique de la Nouvelle Comédie>, plus qu'à celle de la tra-
gédie du V• siècle av. J.-C. Il est certain que cette ressemblance, très réelle, rèsulte
de l'évolution du théâtre romain, qui s'est produite précisément à partir de la
comédie hellénistique et qui a fini par agir sur la tragédie romaine. Les conditions
matérielles, en particulier l'allongement du pulpitum, qui devient un «plateau» de
grandes dimensions, traduisent ces changements créateurs.
2 Vv. 209 et suiv.
LA MISE EN ~NE DANS LES TRAG2DŒS DE S2N2QUE 715

parler, et se tient, immobile, poursuivant en elle-même ses réflexions


amères. À ce moment, le dialogue s'engage entre les deux femmes, ce qui
donne à Clytemnestre la possibilité d'exhaler son ressentiment à l'égard
d' Agamemnon, assassin d'Iphigénie. Et ce souvenir est retourné en tous
sens, tandis que s'y ajoute une blessure nouvelle: l'amour d'Agamemnon
pour Cassandre, venant après son «aventure» avec Briséis (interprétation
tendancieuse de la querelle entre Achille et le Roi des rois). Tous ces
motifs de rancune semblent suffisants pour décider Clytemnestre à assas-
siner son mari. Mais la scène s'achève sur un long discours de la Nourri-
ce, qui montre les terribles conséquences d'un tel meurtre, pour tout le
pays d'Argos, appelé à connaître le sort de Troie. Rien, dans le texte, ne
suggère que la reine ait été ébranlée dans sa résolution. Mais la scène
suivante va nous montrer que sa résolution de tuer le roi n'est plus aussi
ferme.
L'entrée d'Égisthe ressemble à celle de Clytemnestre dans la scène
précédente. Même arrivée brusque, même monologue - plus bref, toute-
fois (du v. 226 au v. 233). Même apparition, évidemment, par la Porte
royale, et l'on doit imaginer que l'aparté est prononcé par Égisthe tandis
qu'il descend les marches pour rejoindre les deux femmes, dont il inter-
rompt la conversation. La tradition généralement désignée par le sigle A
mentionne seulement, comme personnages présents sur la scène, Égisthe
et Clytemnestre. Seul l'Etruscus ajoute la Nourrice et, nous le verrons,
avec raison.
La liaison entre le monologue d'Égisthe et le dialogue entre Clytem-
nestre et lui ne va pas sans difficulté. Il est certain que le dialogue s'enga-
ge au v. 234, avec ces mots: Tu nos pericli socia, tu, Leda sata . .. , qui sont
un encouragement au crime. Or, Égisthe, à la fin de son bref monologue,
envisage la mort avec courage. Mais on ne doit pas s'y tromper: il ne
songe pas réellement â mourir sans combattre, même si la tentation lui
vient, un instant, d'abandonner la lutte. Les métaphores dont il use sont
celles d'un gladiateur courageux, qui regarde la mort en face et ne la
craint pas, et ses premières paroles â Clytemnestre «enchaînent» directe-
ment:
Tu nos pericli socia, tu, Leda sata,
comitare tantum . ..
Tout se passe comme si Égisthe pensait que la reine avait pu entendre au
moins la fin de son monologue. Le dialogue est virtuellement engagé.
Puisqu'il ne l'est pas dans les mots, il faut qu'il le soit dans la mimique.
Tandis qu'Égisthe descendait les marches du perron, Clytemnestre et la
Nourrice le regardaient, et lisaient, dans son attitude, le cours de sa pen-
716 ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

sée. Lorsqu'il les rejoint, tout son être traduit la résolution qu'il vient de
prendre et, peut-être, Clytemnestre, effrayée, comprenant brusquement,
voyant en esprit, lisant dans les yeux de son amant ce qui va se passer,
recule d'un pas, et se refuse à partager le crime. Ce qui arrête Égisthe et
l'étonne.
Les commentateurs estiment que le brusque changement dans l'âme
de Clytemnestre, cette faiblesse qui intervient après ce qui a été dit par la
reine dans la scène précédente sont le résultat, un peu lointain, des exhor-
tations de la Nourrice. Mais c'est accuser la reine d'hypocrisie. La Nourri-
ce a montré les conséquences funestes d'un crime pour la terre argienne.
Or, la reine invoque, pour expliquer sa nouvelle attitude, son Amor iuga-
lis. Cet «amour conjugal» qu'elle ne semblait guère, jusque là, éprouver.
Masquerait-elle sa peur sous ce prétexte, plus honorable? En réalité, ce
qu'elle regrette, mais qu'elle espère retrouver, c'est son innocence. Et,
pour cela, est est prête à pardonner. Elle se flatte que son mari en fera
autant, et que tout pourra recommencer. L'exemple d'Hélène et de Méné-
las l'encourage à le croire. Ce qui anime Clytemnestre, et l'incite à renon-
cer au crime, c'est bien le désir de retrouver une vie paisible, d'oublier
ces années qui lui apparaissent maintenant comme une sorte de cauche-
mar, une parenthèse qu'elle voudrait fermer. Elle sent que l'état passion-
nel dans lequel elle se trouvait pendant son dialogue avec la Nourrice est
maintenant apaisé, les «flammes de la colère» ne l'embrasent plus (v.
261); la raison reprend le dessus. Or c'est là précisément l'analyse que
fait Sénèque de la colère au premier livre du De ira 3, insistant sur le
caractère incertain, variable, de cette passion, tandis que la raison opère
dans le silence. Et c'est bien ce qui se passe ici: Clytemnestre, après s'être
livrée à sa colère, dans la première scène, s'est calmée, peu à peu, tandis
que parlait la Nourrice. Mais ce qui l'a ramenée à d'autres sentiments,
c'est moins le discours de celle-ci, avec ses arguments de raison, que le
temps même pendant lequel elle écoutait un peu distraitement sa confi-
dente. Il a suffi de ces quelques instants pour que la réflexion l'emporte
sur l'élan passionnel, l'impetus, et que se présentent des arguments capa-
bles de justifier Agamemnon. Ces arguments, nous les découvrons au
cours du dialogue avec Égisthe\ ils sont tirés de la conditions royale et
d'Agamemnon et d'elle-même, et aussi de la similitude de leurs fautes à

De ira, l, 2 et suiv.
3

4
Vv. 262-267. Par exemple: lu alia solio est, alia priuato toro. Cf. De ira, II, 30,
1, offrant des excuses à l'acte qui fait naître la colère, et recourant pour cela à des
maximes analogues, par exemple: puer est, aetati donetur, nescit an peccet.
LA MISB BN SCENE DANS LES TRAGÉDIES DE SBNBOUE 717

tous les deux. Il est remarquable que le sacrifice d'Iphigénie soit passé
sous silence. La reine aurait pu.comme excuse, invoquer l'ordre de l'ora-
cle, la nécessité d'obéir à la volonté divine. Elle n'en fait rien, et cela est
significatif : le poète veut nous montrer en elle une âme féminine, une
reine, certes, mais enlevée à la fable et transposée dans la réalité, une
grande dame, romaine si l'on veut, proche de l'humanité que nous
connaissons. C'est pourquoi son aventure mythique est, à ce moment de
la pièce, quasi oubliée. Il est assez rare qu'un père conduise sa fille au
sacrifice. Il l'est moins qu'une épouse prenne un amant en l'absence de
son mari et que celui-ci se console d'une longue solitude avec d'autres
femmes.
Tout ce débat s'explique par un retour de la reine sur elle-même, un
échec du mouvement passionnel. Ce mécanisme s'explique à la lumière de
la théorie de la colère telle que l'a exposée le philosophe. Finalement, si
Clytemnestre, fidèle à son personnage de la légende, ne peut pas ne pas
tuer son mari, elle ne le fera que lorsque, une nouvelle fois, la passion
sera devenue la plus forte.
Égisthe, exaspéré à son tour par les arguments de la reine, essaie de
lui remontrer que les espoirs dont elle se flatte sont vains, que leurs
amours seront révélées au roi. Clytemnestre répond que seule la Nourrice
est au courant : delicta nouit nemo nisi fidus mea 5 et, comme Égisthe insi-
nue que personne ne reste fidèle dans l'entourage d'un roi, elle lui objecte
que la loyauté peut s'acheter. Égisthe, alors, d'un ton méprisant, lui dit:
pretio parata uincitur pretio fides 6 , la loyauté acquise par l'argent cède
devant l'argent. À ce point, la réplique suivante est attribuée à la Nourrice
par l'Etruscus, à Clytemnestre par le reste de la tradition. Les éditeurs
sont partagés, les uns suivant l'Etruscus, les autres le groupe A 1 • Le pre-
mier parti seul est acceptable. Plusieurs raisons rendent nécessaire èle fai-
re intervenir la Nourrice, tandis que, penant tout le reste de la scène. Cly-
temnestre demeure silencieuse, et ne prononce que les quatre derniers
vers.
Une première raison est fournie par l'état de la tradition. Nous avons
vu, en effet, que l'Etruscus mentionne la Nourrice parmi les trois person-
nages en scène. Si l'on accepte sa présence, au moins à titre d'hypothèse,
il est évident que les mots que prononce Égisthe, et qui mettent en ques-

5 V. 284.
6 V. 287.
7Cf. sur le problème B. Paratore, Sulle sigle dei personaggi nelle tragedie di
Seneca, dans SIFC, XXVII-XXVIII, 1956, p. 347 et suiv.
718 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tion sa loyauté, ne peuvent que la piquer au vif. Il est naturel qu'elle vole
au secours de sa maîtresse et commence à insulter celui qu'elle considère
comme la cause du malheur présent. Les propos qu'elle tient ne sauraient
convenir à la reine. On voit mal celle-ci reprocher à son amant d'ètre un
«exilé» (injure sanglante) et exalter sa propre descendance 8• Plus, même,
elle n'hésiterait pas à évoquer l'inceste dont il est issu 9 • Tout cela est
mieux à sa place dans la bouche de la Nourrice 10 et le ton même de ses
paroles est révélateur. Un vers comme facesse propere ac dedecus nostrae
domus I asporta ab oculis 11 , avec ses archaïsmes outrés et sa brutalité vul-
gaire, évoque plus la servante de comédie, qui s'efforce de se hausser jus-
qu'au mode sublime, que les paroles d'une reine. Il n'est jusqu'au posses-
sif, nostrae domus, qui ne soit en harmonie avec le pe~sonnage. Nostrae
est un mot de servante. Et cela est si évident que la recension A, qui attri-
bue, nous l'avons dit, ces vers à la reine, a cru devoir corriger et écrire:
dedecus clarae domus, pour effacer ce que le nostrae peut avoir d'inconve-
nant dans sa bouche. Imagine-t-on, aussi, la reine reprochant à son amant
de ne pas être un uir? Dans !'Agamemnon d'Eschyle, c'est le coryphée qui
traite Églisthe de femme 12• Ici, la Nourrice prend spontanément la défen-
se de Clytemnestre, dont elle considère qu'Égisthe est le mauvais génie.
Égisthe, touché par le mot d'exilé, rompt brusquement le combat.
Mais, avec une grande habileté, il se tourne vers la reine et lui offre de
mourir si, elle, elle le souhaite : si tu imperas, regina . .. 13 ; l'accent est mis
sur le pronom, et le changement d'interlocuteur qu'il implique. L'appa·
rente résignation d'Égisthe, l'offre qu'il fait de se suicider ne manquent
pas d'émouvoir la reine. Elle était restée silencieuse pendant que la Nour·
rice insultait Égisthe. Sa colère contre Agamemnon est calmée, nous

• Vv. 290-291 : scilicet nubet tibi / regurn relicto rege, generosa exuli. L'attribu·
tion de ces paroles à Clytemnestre entraine des difficultés textuelles qui auraient
dû éclairer les éditeurs!
• V. 295.
10
V. 297: quid deos probro addimus. Cf. la même attitude, populaire, prêtée à
la Nourrice dans Phaedra, 195: Deum esse amorem turpis et uitio furens I firuit
libido. Sénèque accepte cette idée. V. De breu. uit., 16, 15. On sait que Sénèque fait
exprimer par le chœur ou des personnages populaires des idées conformes à la
«sagesse».
11
Vv. 300-301.
12
Eschyle, Agam., 1625 et suiv. Égisthe est déconsidéré parce qu'il n'a pas pris
part à la guerre de Troie; Choéphores, 305; Sophocle, Électre, 302. Cf. Euripide,
Électre, 930. Nous remercions ici MmeDe Romilly, d'avoir bien voulu attirer notre
attention sur ces textes, qui éclairent ce passage de Sénèque.
lJ V. 303.
LA MISE BN SCBNB DANS LBS TRAGm>IBS DE SBNBQUE 719

l'avons dit; mais l'image d'Égisthe mort éveille en elle un nouvel accès de
passion, fait de pitié et d'amour sensuel.
Telle nous paraît être, dans cette longue scène, l'évolution des senti-
ments. Évolution qui se produit au cours des longs silences imposés par
l'alternance des personnages. Les commentateurs qui suivent la recension
A et donnent sans interruption la parole à Clytemnestre sont contraints
d'avouer que les changements d'intention dont témoigne la reine sont
d'une grande brusquerie et «prouvent» la maladresse de Sénèque à
conduire ce dialogue. Maladresse dont le poète n'est pas responsable,
puisqu'elle n'est qu'une apparence, le résultat d'une mauvaise coupure
entre les répliques, et de la méconnaissance de la mise en scène. Et l'on
sera amené à reconnaître que Sénèque, par cet ensemble de moyens -
dans lesquels le texte n'est qu'un élément - a cerné admirablement le
caractère et les émotions de son personnage. Clytemnestre nous apparaît
à la fois comme une reine orgueilleuse, impérieuse, mais, en même
temps, une amante «sensible». Elle sait dominer sa colère. Sans être tou-
tefois parfaitement maîtresse de sa sensibilité, et la pitié qu'elle éprouve
pour Égisthe sera la brèche par où pénétrera le crime. Chacun sait que,
pour un stoïcien, la pitié est aussi une passion.

*
* *

Il est, dans !'Agamemnon, un autre point qui mérite notre attention si


nous voulons discerner le rôle de la mise en scène. On sait que la pièce
comporte deux chœurs féminins, celui des femmes argiennes, qui vien-
nent attendre le roi et contempler son cortège triomphal, et celui des cap-
tives troyennes, qui précèdent ce cortège. Du côté des Argiennes, se tient
Clytemnestre; du côté des Troyennes, il y a Cassandre et, désormais, le
drame va se jouer entre les deux femmes, la reine coupable et la prophé-
tesse aimée, malgré elle, par le roi.
Clytemnestre, après être entrée dans le palais avec Égisthe, en est res-
sortie à l'arrivée d'Eurybatès, le héraut envoyé par Agamemnon pour
annoncer son arrivé. Eurybatès s'est présenté sur la scène «du côté du
port». C'est du même côté que vont entrer les Troyennes, tandis que le
chœur des Argiennes est naturellement groupé «du côté de la ville». Les
deux groupes sont symétriques. Clytemnestre est devant la porte royale,
au centre, et l'on peut admettre qu'elle dialogue avec Eurybatès depuis le
perron, ce lieu élevé marquant sa supériorité de reine. Un mot permet de
le penser : Eurybatès est entré sur la scène et, comme il convient à son
720 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

rôle, a crié la bonne nouvelle qu'il apporte. Au son de sa voix Clytemnes-


tre sort, disant: Felix ad aures nuntius uenit meas 1•, et elle engage immé-
diatement le dialogue, puis elle écoute le long récit du héraut (plus de 150
vers), tandis que, très probablement, le pulpitum s'emplit de figurants,
d'hommes et de femmes d'Argos, accourus pour saluer leur roi.
A ce moment, une réflexion s'impose: les partisans du «drame réci-
té» tirent argument de ces interminables discours pour affirmer qu'ils
auraient été intolérables à la scène. À quoi l'on peut répondre que la tra-
gédie grecque connaît, elle aussi, de pareilles tirades, un peu moins lon-
gues, peut-être (le récit du Messager, dans l'Hippolyte d'Euripide, compte
82 vers), mais qui n'en imposent pas moins un arrêt très sensible dans le
cours de l'action. Il semble bien que de tels discours, confiés à un seul
acteur, sont à peine soutenables si l'attention du spectateur n'est pas à la
fois distraite et réveillée par des mouvements et une «action», au sens
latin, qui occupent les yeux et laissent, malgré tout, l'esprit libre. Nous
avons une expérience quotidienne de ce phénomène, chaque fois que la
télévision nous offre quelque long discours, verbal ou musical. Le regard
de la caméra parcourt, pendant ce temps, des objets variés, en rapport
lointain, parfois, avec ce qui est dit. Sur la scéne romaine, on peut imagi-
ner, grâce à certains témoignages, et aux données archéologiques, que les
discours des personnages, et, en particulier, ces longs récits étaient ani-
més par des mouvements et un spectacle. D'abord, l'acteur lui-même
mimait, par sa gesticulation, le contenu de son discours, les sentiments
provoqués par les scènes décrites. Ce qui est bien attesté pour la comédie,
où les attitudes et les gestes juent, depuis les origines, un très grand
rôle 15, est certainement valable aussi pour la tragédie. Il est probable que
des morceaux comme la célèbre dissertation de Pacuvius sur la Fortune 16,
à propos d'un naufrage 17 devaient être vivifiés par une mimique appro-
priée. Les rapports établis entre l'éloquence et la poésie dramatique 18 ne
permettent pas de douter que le jeu des acteurs tragiques n'ait comporté
une gesticulation très appuyée. Nous savons aussi que, sur la scène tragi-
que, défilaient parfois de nombreux figurants, notamment des troupes de
soldats, dont le déploiement enchantait les spectateurs romains. On n'ou-

14
V. 396.
15
B.,\. Taladoire, Commentaire sur la mimique et l'expression corporelle du
commédien romain, Montpellier, 1951.
16
Fr. 366 et suiv. (R.), ex fab. incertis.
17
Ad Herenn., Il, 36 et suiv.
"Ibid., IV, 1 et suiv. Cf. Cicéron, Brut., 3, à propos de l'actio d'Hortensius.
LA MISE EN SCtNE DANS LES TRA<IBDIBS DE StNtOUE 721

bliera pas non plus que Pacuvius avait recouru à des effets scéniques
dont le souvenir avait été durable 19.
Il faut aussi se représenter l'architecture et le décor de ces scènes de
théâtre, dont le monument, conservé, de Sabratha nous offre un exemple,
un pulpitum long et large, une frons scenae majestueuse, avec ses trois
portes et les deux entrées latérales, le balcon du premier étage. Cet
ensemble se prête admirablement aux évolutions d'une foule nombreuse,
à des entrées et des sorties de figurants, dont le texte, évidemment, ne fait
aucune mention, en général, mais dont il faut tenir compte si on veut
comprendre la totalité du spectacle. On n'oubliera pas non plus que la
tragédie romaine, depuis plusieurs siècles, est en concurrence avec le
mime et les jeux de l'amphithéâtre qui, assez récemment, au temps de
Sénèque, s'étaient enrichis de toute une mise en scène quasi théâtrale. La
contagion avait atteint la tragédie, depuis longtemps. Sénèque n'y a pas
échappé. La longueur même des discours qu'il fait prononcer à ses per-
sonnages oblige à penser que les éléments scéniques, le spectacle lui-
même, viennent alléger ce qu'un monologue seulement parlé aurait de
trop monotone et de lassant.
À la fin du récit d'Eurybatès, Clytemnestre, toujours sur le perron
royal, et dominant la foule qui emplit la scène (elle s'adresse expressé-
ment aux gens d'Argos) 20, invoque Jupiter et ordonne au peuple de prépa-
rer la fête, tandis que, de l'autre côté du pulpitum, entrent les captives.
Parmi elles, Cassandre, en costumes sacerdotaux. Clytemnestre la voit, et
il est évident que la reine ne se retirera pas dans le palais, au moment
même où commence le défilé triomphal. Il faut donc se la représenter
debout, devant la porte royale, jusqu'a moment où elle rentrera avec Aga-
memnon, une fois que celui-ci aura invoqué les divinités d'Argos 21. On
remarquera que Clytemnestre et lui n'échangent aucune parole, que leur
rencontre reste muette. Certes, on pourrait imaginer que la reine se soit
retirée pendant les chants du chœur, mais le texte même oblige à nous
représenter les choses autrement. Il faut que Clytemnestre ait été présen-
te pendant la vision de Cassandre puisque le chœur (des femmes argien-
nes) nous la montre (en un passage parlé) allant au devant d' Agamemnon
et l'accompagnant depuis le moment où il entre jusqu'à celui où, parvenu
au milieu du pulpitum, devant la porte royale, il aperçoit Cassandre éva-
nouie22. Dans la tragédie d'Eschyle, Agamemnon et la reine échangent de

19 Italo Mariotti, lntroduzione a Pacuvio, Urbino, 1960, p. 36 et suiv.


20 Vv. 283-285.
21 Vv. 802-807.
22 Vv. 778-786.
722 ROMB, LA LrITéRATURB BT L'HISTOIRE

longs discours (et le roi en fait reproche à sa femme) 23• Sénèque n'a pas
voulu d'une telle scène. La rencontre des deux époux sera seulement
mimée, muette, le drame sera tout entier dans les attitudes et les gestes. Il
est certain par ailleurs que le poète romain s'est souvenu des vers de son
lointain prédécesseur, et ne suit pas ici un autre modèle, dans le salut que
le roi adresse aux divinités de sa patrie. Mais remarquons, en passant,
qu'il le fait en en transposant les termes. Chez le poète grec, le roi invo-
que «les dieux d'Argos», et explique que sa victoire est leur œuvre, à eux,
plutôt que la sienne 24 • Sénèque, lui, se borne à mettre dans la bouche
d' Agamemnon un salut à la Terre d' Argos - ce qui est une conception
typiquement romaine.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait douter que la reine a assisté à la lon-
gue scène au cours de laquelle Cassandre et le chœur des captives ont
dialogué 25 • Elle a entendu la prêtresse évoquer le monde infernal, et elle
seule a pu comprendre la signification de ses paroles, qui sont ambiguës,
comme il convient à un oracle. Ainsi, aux vers 755 et suiv. : Quem petit
dextra uirum . .. , Clytemnestre ne peut pas ne pas penser que ce héros, cet
homme qui va mourir, est Agamemnon, et que le lion blessé dont parle
Cassandre symbolise le roi des rois (uictor, victorieux), tandis que ses
deux vainqueurs, l'animal «à la dent infâme» (un loup?) 24 et la lionne
sont évidemment Égisthe et elle-même.
Pour Clytemnestre se dévoile ainsi un avenir devant lequel elle hési-
tait peut-être encore. La prophétie de Cassandre, à laquelle elle assiste,
muette, contribÙe à assurer, et en même temps à justifier sa résolution.
Les dieux ont, apparemment, prévu la mort d'Agamemnon. C'est à elle
d'accomplir ce qui est déjà inscrit dans le Destin. Dans la tragédie d'Es·
chyle. Clytemnestre n'assiste pas à la prophétie de Cassandre; elle entre
dans le palais après avoir adressé à la jeune femme des propos outra·
geants 27• Le problème posé par Sénèque n'existe donc pas, et l'on com·
mence peut-être à discerner le dessein du poète romain, qui veut montrer
les étapes de l'intention criminelle, sa montée dans l'âme de la reine; ce
qui est três loin, nous semble-t-il, de ce que voulait Eschyle. Sénèque ren·
contre ici une aporie célèbre, depuis Diodore le Mégarique, le degré de
liberté laissé aux mortels en face du Destin. Puisque les dieux prévoient
toute chose, dans quelle mesure les hommes sont-ils libres?

23
Eschyle, Agam., 914-916.
2
• Jbid., 810 et suiv.
25
Sénèque, Agam., 659-774.
26
D'après Eschyle, Agam., 1258-1259.
27
Eschyle, Agam., 1035-1071.
LA MISE EN SCÈNE DANS LES TRAGf:iDIES DE SÈNÈQUE 723

Ce problème n'a pas été abordé par Sénèque avant les Questions
naturelles 21, il l'évoque à propos des présages et de la foudre, et reconnaît
alors que la connaissance du futur peut agir, comme «conseillère», sur
l'esprit en encourageant celui-ci à accomplir ce qu'il a l'intention de fai-
re29. Clytemnestre doit, en vertu de sa destinée, tuer Agamemnon, mais
elle ne le fera que si elle décide de le faire 30 ; la prédiction de Cassandre
agira donc à la manière d'une foudre «conseillère». Quant à l'apparente
contradiction entre destin et libre arbitre, Sénèque la résout en soutenant
que le temps, qui pour nous est un passage du futur au passé, est, aux
yeux de la divinité, un éternel présent 31 • On reconnaît la théorie de Chry-
sippe et du stoïcisme orthodoxe 32, qui sauve à la fois de Destin et la liber-
té humaine. On peut donc admettre que Sénèque la faisait sienne bien
avant d'écrire les Questions naturelles, et que la situation dans laquelle se
trouvait Clytemnestre, au moment où l'avenir se dévoile à elle, ne lui a
pas échappé. C'est l'un des éléments de cet acquiescement au crime que
nous voyons mûrir dans l'âme de la reine.
Mais la présence de Cassandre, sous les yeux de Clytemnestre immo-
bile et muette, agit encore d'une autre manière. Peu à peu, le délire de la
prêtresse devient plus violent. Le rythme de sa parole s'accélère; aux
sénaires iambiques succèdent les dimètres. Puis elle s'effondre, terrassée
par le dieu. Agamemnon, à ce moment, n'est pas encore arrivé. C'est l'at-
tente: le délire de Cassandre ralentit le temps «intérieur»; les regards
sont tournés vers elle, prise entre les Argiennes et les Troyennes, au cen-
tre du pulpitum. Et, lorsqu'elle tombe, ce sont les premières qui ont pitié
d'elle et s'avancent pour la relever 33•
À la vérité, les manuscrit du groupe A attribuent ces paroles aux cap-
tives troyennes. L'Etruscus se contente d'écrire: Chorus, ce qui désigne
probablement le chœur des Argiennes, le chœur principal. En effet, lors-
que le chœur des captives pénètre sur la scène, l'Etruscus précise, au vers
589: Chorum Iliadum. On en déduira (hypothétiquement!) que la seule
mention de Chorus s'applique au chœur des Argiennes. Mais, même si l'on
refuse cette indication, d'autres arguments permettent de discerner, au
cours de la scène suivante - le dialogue entre Cassandre et le (ou plutôt

21 11, 28, 1-4.


29 Théorie de Caecina sur les foudres, acceptée au moins partiellement pas
Sénèque (v. par. 39, 4, ibid.).
30 Ibid., II, 38, 2: fatum est ut hic disertu.s sit, sed si litteras didicertit, etc.

11 Ibid., II, 36: illius (se. dei) diuinitati omne praesens sit.
32 Cicéron, De fato, 12 et suiv.

33 Vv. 775-778: releuemus artus.


724 ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

les) chœurs, du vers 659 au vers 781 - ce qu'il convient d'attribuer au


chœur des Argiennes et à celui des Troyennes. En effet, le premier chant
(vv. 664-691) appartient sans aucun doute aux secondes, qui font allusion
aux malheurs qu'elles ont subis (v. 692: quia quae patimur uicere mo-
dum). En revanche, le chant qui vient après le discours de Cassandre (ui-
cere nostra iam metus omnes mala . .. , vv. 695 et suiv.), et qui décrit le
commencement du délire (silet repente Phoebas . .. , vv. 710 et suiv.)
convient mieux au chœur des Argiennes. D'abord en vertu de l'alternance
nécessaire. Il serait maladroit de donner la parole obstinément à un
chœur qui occupe seulement une moitié de la scène, et de laisser l'autre
muet. D'autre part, il est plus naturel que ce soient les Argiennes, elles
qui voient Cassandre pour la première fois, qui se montrent curieuses en
face de l'étrangère et de sa conduite effrayante. Et après que la crise a
atteint son paroxysme, c'est encore elles qui achèvent de décrire la chute
de la prêtresse: iam peruagatus ipse se fregit furor . .. (vv. 775 et suiv.). Les
deux interventions, bien que le délire de Cassandre les sépare, se font évi-
demment suite, et l'on ne peut guère penser qu'elles proviennent de deux
chœurs différents. Or, la fin des propos du chœur désigne évidemment
les Argiennes: ce sont elles, et elles seulement, qui peuvent saluer l'entrée
· d' Agamemnon, qui survient brusquement, et évoquer le geste joyeux de
Clytemnestre se précipitant au devant de son époux 34 • Non seulement cet-
te description, pour brève qu'elle soit, ne conviendrait guère à des capti•
ves, mais il ne serait pas du tout vraisemblable que les femmes troyennes,
venant de la même direction qu'Agamemnon (du côté du port), voient
arriver le roi triomphant, qui se présente derrière elles. Au contraire, les
Argiennes, placées du côté de la ville, ont leurs regards tournés dans la
direction opposée, et à la fois leur sentiment naturel et aussi leur situa-
tion sur le pulpitum nous 9bligent à constater que ce sont elles qui
concluent cette scène.
Mais cela entraîne une conséquence importante: ce sont les Argien-
nes qui, dans un mouvement de pitié, se précipitent vers Cassandre éva-
nouie et tentent de la relever : releuemus artus, disent-elles (v. 778). Cela,
les Troyennes, contenues sans doute par des soldats, ne peuvent se le per•
mettre. Il est important que les femmes d'Argos aient pitié de Cassandre.
Leur geste introduit une nuance de pathétique. En même temps, elles
savent que le Roi des rois va faire incessamment son entrée. Elles neveu-
lent pas que le premier objet qui frappera ses regards au seuil du palais
soit le corps évanoui de la jeune femme. Cela ne pourrait être que de

14 Vv. 778-781: En deos tandem suos ...


LA MISB BN SC2NB DANS LBS TRAG8DIBS DB S2N8oUE 725

mauvais augure. Pitié et religio s'unissent dans leur esprit. Mais il est trop
tard. Agamemnon est là. Clytemnestre l'a rejoint. Ils font ensemble les
derniers pas,·qui les rapprochent du milieu de la scène, à l'endroit où,
précisément, gît encore Cassandre inanimée.
La suite des jeux de scène qui préparent l'entrée du roi devient alors
parfaitement claire, ainsi que sa signification dans le déroulement de la
pièce. Au centre, debout sur le perron et dominant la foule des simples
mortels, s'est longtemps tenue la reine (sans doute.accompagnée de sui-
vantes). À gauche des specteteurs, le chœur des Argiennes, avec, sans dou-
te a.ussi, des habitants d'Argos, venus assister à l'événement. À droite, sur
une ou deux files, contenues par des soldats, le cortège des Troyennes,
arrêté devant le palais. Au centre, dans un espace vide, Cassandre,
d'abord animée, puis agitée par son délire et enfin évanouie. Tous les
regards convergent vers elle, et cela produit une sorte de symphonie de
sentiments et d'émotions, chaque groupe ou chaque personnage réagis-
sant d'après les pensées et les impressions en rapport avec sa propre
situation, la reine lisant son crime dans les destins, les Troyennes revivant
leurs malheurs dans les propos de la prêtresse, les Argiennes étonnées,
puis effrayées par le présage, enfin saisies de pitié 35 • C'est le moment pré-
cis où se présente le roi. Un moment où il est presque oublié. Seule la
reine, du haut du perron, l'a aperçu, et elle va vers lui. On comprend
pourquoi cette entrée d'Agamemnon est aussi «abrupte et brève», pour-
quoi elle «manque remarquablement de pompe:. 36• Mais il est inexact de
soutenir que «la brièveté et le vague de Sénèque peuvent illustrer son
manque d'intérêt pour une vision théâtrale cohérente de l'action» 37• Tout,
au contraire, est calculé pour produire un certain effet - qui n'est pas
celui que voulait Eschyle, certes, mais qui pourrait s'en étonner?
Sénèque a certainement voulu considérer (et montrer, rendre visuel-
lement, matériellement sensible) le roi dans sa réalité d'homme, non dans
la majesté de sa condition. En dépit de toute sa gloire, il est seul devant la
reine, comme il sera seul devant la mort 38• Certes, il est ici entouré de
figurants et de soldats; des serviteurs attendent ses ordres 39• Mais àu
moment même où il va franchir le seuil de sa maison, retrouvant ainsi

35 Cf. pendant le triomphe de Paul-Émile, les manifestations de pitié à l'égard


des enfants du roi. Plutarque, Aem. Paulus, 33, 4.
36 Tarrant, op. cit., aux vv. 778 et suiv.
37 Id., ibid.
38 La solitude des rois devant la mort. v. De breu. uit., 17, 1 et suiv.

39 V. 787 : famuli, attollite . ..


726 ROME, LA LITI~RATURE ET L'HISTOIRE

(on songera au ius postlimini) sa vie familière, c'est la vue de Cassandre


qui frappe son regard, et, à ce spectacle, il n'est plus un roi puissant,
mais un homme aimant, amoureux, qui n'a souci plus urgent que de rani-
mer la jeune fille. Les vers 786 à 790 ne peuvent avoir été prononcés de
suite. Ils s'accompagnent de mille soins, empressées, autour de celle-ci. Il
faut le temps d'appeler les serviteurs, le temps, pour eux, de ranimer Cas-
sandre. Puis, la vie revient, Cassandre ouvre les yeux. Enfin, le roi peut se
faire entendre de celle qu'il aime. Il l'invite à reprendre conscience. Il la
réconforte, lui rappelle que ses malheurs sont finis et conclut en décla-
rant - ironie du sort - que ce jour est un jour de fête (jestus dies). Ce qui
aurait dû être une cérémonie solennelle devient un petit drame de la vie
personnelle. Le roi n'a pas pu dissimuler l'amant. Et tout cela s'est dérou-
lé sous les yeux de la reine, totalement oubliée de son époux. La donnée
légendaire ne saurait être changée. Elle est conforme à ce que veut la
tradition, mais l'éclairage est différent. Le sujet de la tragédie n'est plus
la mort d' Agamemnon, le contraste entre la victoire et la chute (peut-être
le châtiment) du roi, mais la montée, dans l'âme d'une femme, d'un irré-
sistible désir de tuer et la marche, inconsciente, vers la mort, d'un hom-
me qui, par son attitude et ses gestes, scelle son destin.
Ce mélange de solennité et de réalité familière, où la première est
exprimée par la mise en scène et tout le faste matériel du triomphe, et la
seconde transparaît dans les paroles, ainsi que dans le geste pitoyable des
femmes argiennes à l'égard de Cassandre - ce mélange, voulu par Sénè-
que, est typiquement romain. Nous n'en donnerons qu'un exemple: l'atti-
tude des deux petits garçons que l'on voit sur la frise de l'Ara Pacis, avec
leur «grande sœur», et qui restent des enfants, au milieu de la cérémonie.
Ce contraste, ou plutôt ce rappel (on pense au « souviens-toi que tu es un
homme»!) est toujours présent à la pensée de Sénèque, depuis les Conso-
lations jusqu'au traité Sur la Providence: parmi les marques de leur gran-
deur, les rois et les princes n'en sont pas moins torturés, s'ils ne savent
s'élever au-dessus de leur fortune. Les «grandeurs d'imagination» sont
incapables de satisfaire l'âme40. La scène de !'Agamemnon rend directe-
ment sensible cette superposition des plans, et la rapidité avec laquelle est
traitée l'entrée du roi crée une situation particulièrement dramatique. Les
Argiennes n'ont pas encore eu le temps de relever Cassandre, de terminer
leur geste d'humanité qu'elles doivent s'écarter, pour laisser le passage à
leur souverain. Elles lui découvrent ainsi la vue de la jeune femme et, du

0
'Ad Marc., 12, 6 (Sulla); 13, 1-2; De breu. uit., 4, 2 (Auguste); De prou., 3, 6
(Fabricius), etc.
LA MISB BN SCÈNB DANS LBS TRAG8DIBS DB S8NËQUB 727

même coup, Agamemnon est dépouillé de toute sa majesté. La mise en


scène (au sens le plus large - les mouvements et la mimique) soutient le
texte, l'explique et lui confère sa pleine signification.
Clytemnestre assiste, muette, à cette scène. Et les spectateurs com-
prennent que le destin d'Agamemnon est désormais inéluctable. Une
jalousie de femme finit par décider la reine. On peut imaginer que la rei-
ne, tandis que son mari s'empresse autour de Cassandre, est rentrée seule
dans le palais, où elle va tout disposer pour le meurtre. Que pouvait-elle
dire? La passion l'entraîne, et son geste est plus lourd de menaces que
n'auraient pu être les paroles.

*
* *

Toute la fin de la tragédie, à partir du moment où Agamemnon,


ayant enfin (tardivement! mais l'amour de Cassandre l'emportait sur ses
devoirs) remercié les dieux 41 est entré dans le palais, toute la tragédie est
dominée par la figure de Cassandre, dont le don de double vue s'affirme:
elle «voih le drame et le décrit, comme pourrait le faire un messager. Il
est certain qu'ici Sénèque se souvient d'Eschyle, en l'adaptant aux lois de
la tragédie romaine, qui ne permettaient plus guère un dialogue suivi
entre le chœur et un personnage. Cassandre est là, présente, comme le
symbole du destin qui attend les Atrides. Elle reste près de l'autel, où
bientôt la rejoindra Électre 42 • Le duel - l'agon - qui l'oppose à Clytemnes-
tre, et qui s'achève par sa mort, commence bien avant la dernière scène,
où les deux femmes, l'épouse criminelle et l'amante désormais sans
défense, échangent quelques mots 43 • Il est matériellement concrétisé par
leur présence à toutes deux sur la scène, depuis le moment où Clytemnes-
tre, les mains encore sanglantes, se précipite à la recherche d'Ëlectre, qui
vient de sauver Oreste. Tandis que se déroulent les dernières péripéties
du drame, Cassandre reste là, immobile, attendant la mort, et son double
caractère sacré, de prêtresse (avec ses bandelettes) et de suppliante (elle
embrasse l'autel), ne la protègera pas. Pas plus qu'il n'avait protégé
Priam lors de la prise de Troie.
Mais tandis que Clytemnestre sera livrée à la démesure de sa passion,
Cassandre conservera la sérénité d'une âme déjà stoïcienne. Clytemnestre

41
Vv. 802-807.
42
Vv. 951-952.
43 Vv. 1001-1012.
728 ROME, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

et Égisthe assument leur personnage de tyrans 44 • En face d'eux, Électre


se révèle une nouvelle Antigone, mais, surtout, Cassandre triomphe en
acceptant sa propre mort. Et c'est elle qui a le dernier mot, lorsque, au
moment où Clytemnestre la tue, elle s'écrie: Veniet et uobis furor. On peut
penser, naturellement, qu'elle a fait allusion à la «folie» d'Oreste, fatale à
Clytemnestre et à Égisthe. Mais il y a plus: ce furor qu'elle annonce, il
s'est déjà emparé des deux criminels. Plus rien, aucun obstacle ne se dres-
se plus pour empêcher que leur destin «mythique» se réalise.
Il nous semble que la tragédie d' Agamemnon ne prend son sens que
si l'on tient compte de la mise en scène. Sénèque l'a pensée et écrite en
replaçant son texte dans un ensemble qui le dépasse. Les mots ne sont
qu'une partie de la tragédie. Peu importe que cette pièce ait été ou non
réellement jouée. Elle est, évidemment, destinée à la représentation. Para-
doxalement, les objections présentées traditionnellement et tirées de la
longueur des discours, de la maladresse apparente des entrées, notam-
ment, ont pour résultat de montrer la nécessité de la dimension scénique
et, finalement, plaident en faveur de la thèse opposée.

« V. 996: mortem aliquid ultra est? Vita, si cupias mori. On reconnaît là un


mot célèbre de Tibère (Suétone, Tib., 61). Ci-dessus, p. 689 et suiv.

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