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http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=AFCO&ID_NUMPUBLIE=AFCO_230&ID_ARTICLE=AFCO_230_0083
Être chef dans les douanes camerounaises, entre idéal type, titular chief et
big katika
par Thomas CANTENS
2009/2 - N ° 230
ISSN 0002-0478 | ISBN 2-8041-0238-8 | pages 83 à 100
Thomas CANTENS *
* Thomas Cantens est inspecteur des douanes françaises et doctorant en anthropologie sociale et ethnologie à l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS), rattaché au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS-Paris), sous la direc-
tion de M. André Bourgeot. Il a bénéficié de deux détachements au ministère des Affaires étrangères et européennes, pour
exercer, au titre de la coopération française, les fonctions de conseiller technique des directeurs généraux des douanes du
Mali (2001-2003) et du Cameroun (2006-2010). L’article proposé est une partie de sa thèse qui sera présentée à la fin 2009
à l’EHESS et dont le sujet principal est la question du changement dans les administrations douanières d’Afrique subsaha-
rienne.
1. Pour plus d’informations sur les contrats d’inspection, cf. l’article de Vianney Dequiedt, Anne-Marie Geourjon et Gré-
goire Rota-Graziosi dans ce numéro.
DOI: 10.3917/afco.230.0083 83
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entreprises (Labazee, 1990, 1991). Par ailleurs, l’observateur est aussi con-
seiller technique au sein de la direction générale. Cette observation partici-
pante au sein de son propre milieu professionnel n’est pas non plus une
nouveauté (Hart, 1973, 2000).
Dans un premier temps, l’autorité ne s’exerçant qu’au sein d’au moins un
ordre, il s’agira de décrire le cadre de référence de l’action des chefs, l’agen-
cement de différents ordres. Puis, dans ce cadre, leur légitimité sera inter-
rogée à partir des événements de nomination et destitution. Enfin, l’article
exposera comment le chef en douane exerce une domination non coercitive.
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À cet ordre s’en ajoute un autre, selon lequel vous avez des rapports pri-
vilégiés avec le chef de votre chef. Cet ordre individualise les liens par-des-
sus le formalisme, parfois à la faveur de l’appartenance politique.
Certains douaniers qui sont des « militants avérés » au sein du parti au
pouvoir en oublient les rapports hiérarchiques. Un ministre en visite sur le
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Les douaniers ne s’étendent pas sur la plausibilité du motif puisque tout est
possible, mais sur la fonction de la rumeur, dénigrer les capacités personnelles
des chefs comme on dénigre celles des commerçants à la richesse subite. Le
chef douanier se trouve donc inclus à cette élite décrite par Geschiere (1996),
caractérisée par une richesse rapide, aux origines inconnues, donc imaginées
comme occultes.
Si les douaniers ne sont pas convaincus que tout se joue au village, ils ne
sont pas non plus convaincus du contraire. L’incertitude s’amplifie au niveau
du directeur général : comment expliquer le choix d’un douanier dans le
groupe pour devenir le chef de tous les autres ? Pourtant les douaniers sou-
haitent un directeur général issu de leur groupe au motif qu’un extérieur « se
ferait avoir ». La conséquence est que le poste suprême est un horizon possible
pour tous les cadres douaniers, donc atteint par très peu d’entre eux.
La nomination se réalise souvent par un décret, c’est une loi reçue et impo-
sée par la force. Elle se construit par un ensemble de rituels qui fait qu’on y
adhère.
La profusion de rituels
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gros bâton » (Raffinot, 2001). Cette dépendance du chef ne se limite pas aux
subordonnés directs mais s’applique à tous les agents qui agissent sur son
territoire. En effet, nous avons vu qu’il n’y a pas systématiquement de lien
de confiance entre un chef et ses subordonnés directs, mais que le chef cher-
che cette confiance plus bas. Plus on monte dans la hiérarchie, plus nom-
breux sont ceux dont on dépend. Plus étendu est donc le public auprès
duquel on doit ritualiser sa position et plus fréquents sont les rituels.
En les analysant comme des actes, les rituels décrits légitiment les posi-
tions des chefs (Bourdieu, 1982 ; Abeles, 1990) et tendent à faire oublier le
coup de force de leur nomination. Leur profusion en douane compense la
forte dépendance des chefs à l’égard de la base et écarte le risque qu’ils se
voient congédiés de leur propre structure.
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La parole des chefs est la harangue. Toutes les harangues sont ambivalen-
tes : elles rappellent la noblesse des douaniers, leur histoire « du temps où les
impôts n’existaient pas », leur classement parmi les premiers de l’ENAM 2,
comme leur médiocrité actuelle, leur corruption et ce qu’elle engendre
d’injustice au sein du groupe. En effet, la corruption est source de conflits.
Elle crée l’injustice entre ceux qui alimentent les fonds propres par leur con-
tentieux, leur respect des protocoles et ceux qui préfèrent garder cet argent
pour eux. Cette injustice est d’autant plus accrue que tous bénéficient de la
2. L’ENAM forme tous les cadres A et B des régies financières, de la magistrature et ceux exerçant des fonctions d’admi-
nistration (générale, hospitalière, scolaire, sociale).
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La capacité à redistribuer
Certes, la parole est importante, mais elle ne nourrit personne. Très matériel-
lement, c’est là que s’arrête la comparaison entre le chef des douanes et le titu-
lar chief amérindien. Les douaniers produisent de l’argent. Cet argent peut
finir dans les poches de certains, dans les caisses de l’État ou dans les fonds
propres sous forme d’argent collectif. C’est ce dernier qui est redistribué. Il
s’agit ici de redistribution et non de distribution. À la différence des titular
chief, le chef douanier ne distribue pas sa propre richesse mais la richesse
produite par le groupe.
La redistribution s’effectue sous diverses formes. Comme dans les doua-
nes occidentales, les missions sont une occasion pour les agents de ne pas
dépenser l’ensemble de leur per diem. Mais le processus est ici poussé à son
terme car tout ou presque est rémunéré : jetons de présence aux réunions,
missions d’audit interne, comités ad hoc, toute tâche sur laquelle on veut des
résultats ou une présence donne lieu à rémunération.
La redistribution ne se résume pas à de l’argent liquide. L’absence de pla-
fonnement des parts contentieuses fait des enquêtes un avantage important,
facilement distribuable. En affectant des enquêtes à des subalternes le chef se
les attache personnellement. Il a souvent tout intérêt à ce que ces enquêtes
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CONCLUSION
La multiplicité d’ordres autres que le simple organigramme ou les textes
organiques de l’administration douanière forme le cadre d’analyse de la fai-
blesse de la hiérarchie douanière. Cette multiplicité forme un voile qui se
déchire avec le coup de force qu’est la nomination du chef. Ces nominations
imposent une durée structurelle à l’institution dont les fins de cycle sont
marquées par des luttes violentes. Elles dépassent le simple exercice admi-
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