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Être chef dans les douanes camerounaises, entre idéal type, titular chief et
big katika
par Thomas CANTENS

| De Boeck Univ e rsit é | Af r ique con t empor a ine

2009/2 - N ° 230
ISSN 0002-0478 | ISBN 2-8041-0238-8 | pages 83 à 100

Pour citer cet article :


— Cantens T., Être chef dans les douanes camerounaises, entre idéal type, titular chief et big katika, Afrique
cont emporaine 2009/2, N° 230, p. 83-100.

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Être chef dans les douanes camerounaises,
les douanes camerounaises
entre idéal type, titular chief et big katika

Thomas CANTENS *

Le constat de la faiblesse hiérarchique des administrations fiscales d’Afri-


que subsaharienne est amplement partagé (Mbembe, 1999 ; Raffinot, 2001 ;
Chambas, 2005 ; Banque mondiale, 2005), de même que l’appréciation de
son impact sur une réforme : alors que le directeur général en est le promo-
teur, il en suit difficilement l’exécution sur le terrain. Deux références théo-
riques appuient généralement ces constats : le modèle du fonctionnaire
détenteur légal et rationnel de l’autorité (Weber et Parsons, 1947), viscérale-
ment attaché à l’obéissance (Crozier, 1955) et, depuis une vingtaine d’années,
la Nouvelle gestion publique (NGP), ayant marqué en profondeur les réfor-
mes des administrations occidentales (Rouban, 1998) et inspirée du secteur
privé à partir de l’idée de sa meilleure efficacité (Spanou, 2003).
La prolifération des normes internationales, la facilitation du commerce et
la redéfinition de la valeur en douane introduites par l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) ont renversé la toute-puissance des douanes vis-à-vis des
usagers. L’accord sur les sociétés de préinspection 1 a permis, un temps, de
privatiser une partie du contrôle douanier (Hibou, 1999). Au Cameroun, la
réduction des salaires de 75 % en deux ans et les « déflatés » ont marqué les

* Thomas Cantens est inspecteur des douanes françaises et doctorant en anthropologie sociale et ethnologie à l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS), rattaché au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS-Paris), sous la direc-
tion de M. André Bourgeot. Il a bénéficié de deux détachements au ministère des Affaires étrangères et européennes, pour
exercer, au titre de la coopération française, les fonctions de conseiller technique des directeurs généraux des douanes du
Mali (2001-2003) et du Cameroun (2006-2010). L’article proposé est une partie de sa thèse qui sera présentée à la fin 2009
à l’EHESS et dont le sujet principal est la question du changement dans les administrations douanières d’Afrique subsaha-
rienne.
1. Pour plus d’informations sur les contrats d’inspection, cf. l’article de Vianney Dequiedt, Anne-Marie Geourjon et Gré-
goire Rota-Graziosi dans ce numéro.

DOI: 10.3917/afco.230.0083 83
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années 1990 d’une rude gestion interne. Le calcul au mérite de la rémuné-


ration des douaniers est moins brutal : parts contentieuses non plafonnées,
travail extra-légal, protocoles avec les professions maritimes formalisant ce
qui était des pots-de-vin, « bonus » annuels en fonction des résultats. Enfin,
déconcentration de fait, les administrations douanières gèrent des « fonds
propres » : redevance informatique, produits des amendes et des protocoles.
L’introduction de la NGP a pourtant été jugée trop ambitieuse. En pre-
mier lieu, l’incapacité financière des pays à réformer leur administration est
souvent avancée (Adamolekun, 2005). Or, cette interrogation de l’adéquation
des moyens aux résultats attendus pour optimiser l’utilisation de l’argent
public est bien au cœur de la NGP. En outre, les fonds propres évoqués plus
haut produisent plusieurs millions d’euros par an auxquels s’ajoutent les
contributions des bailleurs ainsi que celle du gouvernement. Les douanes ne
sont donc pas les plus pauvres des administrations africaines.
En deuxième lieu, ce jugement s’appuie sur une histoire nécessaire des
administrations postulant comme première étape un modèle wébérien déjà
approprié. Cette évolution demeure une référence pour les bailleurs de
fonds et les universitaires, mais pas seulement. Il en est des experts comme
des grands voyageurs, certains marquent leurs hôtes, d’autres non. En 2008,
les douaniers camerounais présentent à un expert en mission leur volonté
d’instituer un contrôle d’exécution du service. Celui-ci s’ébroue avant de les
renvoyer à l’inexistence d’un simple fichier du personnel puis leur déclare
que les douanes européennes n’ont développé que récemment ce type d’outil.
Un an plus tard, ce dispositif exploite le système de dédouanement Sydonia
pour réduire l’asymétrie d’informations entre le directeur général et ses ser-
vices opérationnels (Libom Li Likeng et al., 2009).
L’amélioration de l’exercice de l’autorité relève-t-elle d’un exercice tech-
nique d’histoire administrative comparée ? En bons techniciens, ne som-
mes-nous pas plus wébériens que Max Weber ? Lui-même reconnaissait à
son idéal-type du fonctionnaire sine ira et studio un intérêt heuristique plus
qu’une existence concrète. Paradoxalement, la récurrence des recommanda-
tions aux administrations africaines n’a pas engendré une solide connaissance
empirique des questions d’autorité. D’une manière générale, l’abondante
réflexion sur l’État a occulté les fonctionnaires (Copans, 2001). Cet article
propose donc une approche ethnographique des chefs à partir d’un terrain
de trois ans dans les douanes camerounaises et deux années dans les douanes
maliennes.
Ce type d’approche a déjà été déployé en Afrique pour des douaniers
(Blundo et Olivier de Sardan, 2001 ; Chalfin, 2006 ; Cantens, 2007) ou des

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

entreprises (Labazee, 1990, 1991). Par ailleurs, l’observateur est aussi con-
seiller technique au sein de la direction générale. Cette observation partici-
pante au sein de son propre milieu professionnel n’est pas non plus une
nouveauté (Hart, 1973, 2000).
Dans un premier temps, l’autorité ne s’exerçant qu’au sein d’au moins un
ordre, il s’agira de décrire le cadre de référence de l’action des chefs, l’agen-
cement de différents ordres. Puis, dans ce cadre, leur légitimité sera inter-
rogée à partir des événements de nomination et destitution. Enfin, l’article
exposera comment le chef en douane exerce une domination non coercitive.

L’ORDRE ADMINISTRATIF ET LES AUTRES ORDRES


Les douaniers forment un groupe social à part entière avec cette particu-
larité d’être traversé par une hiérarchie préexistante et extérieure : l’organi-
gramme de tout appareil administratif, le « type pur de domination légale »
de Weber. Plus que dans d’autres domaines objets de réformes, l’autorité
administrative a des dimensions profondément subjectives et diachroni-
ques, comme reflet des rapports humains des sociétés engendrant ces admi-
nistrations (Crozier, 1963) et comme lien entre forme d’administration et
garantie démocratique (Spanou, 2003). La discipline sous sa forme coerci-
tive n’a donc rien d’évident. Un conseiller d’État français considère juste-
ment comme un récent miracle le fait que les fonctionnaires respectent le
droit qu’ils sont chargés de faire appliquer (Braibant, 2002). En effet, la lim-
pidité de l’organigramme contraste avec la complexité des relations parmi
les douaniers et l’existence d’autres ordres plus ou moins formalisés mais
tout aussi rationnels et efficaces. Cette multiplicité des ordres forme le cadre
d’analyse nécessaire à la compréhension de l’exercice de l’autorité des chefs
en douane.

Un ordre administratif impuissant à tout réguler

L’ordre administratif se construit avec fragilité. La publication du nouvel


organigramme dans le quotidien national a pris deux années et, au final, les
hauts cadres l’ont découvert comme tout citoyen, dans le journal, et n’ont
pas caché leur déception à la lecture d’un texte fondamentalement différent
du projet qu’ils avaient cru porter et qui était passé entre-temps par de nom-
breux services gouvernementaux. Mais, selon les douaniers, la publication
n’anticipe en rien la nomination de personnels sur les nouveaux postes :

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■ Afrique contemporaine ■

« Tu ne sais pas combien il y a d’organigrammes dans ce pays qui n’ont pas


été appliqués » (deux cadres des douanes, Douala, 2008). En fait, ce n’est
pas si simple. La forme de l’organigramme correspond bien à la volonté de
quelques-uns. Les nominations ne sont que le deuxième round qui peut se
dérouler immédiatement après le premier ou dans quelques mois, ou jamais,
matérialisation d’un ordre formel administratif précaire.
Si l’administration douanière fonctionne malgré tout, c’est que ses chefs
suivent d’abord un impératif pragmatique, qui n’est pas de collecter des
recettes mais de parvenir, localement, à un objectif de recettes. Cet impéra-
tif engendre un détachement par rapport à la loi sous la forme de règles
anomiques, une gouvernance extrême qui échange la diminution de la con-
trebande contre une pression fiscale acceptable, moindre que celle officielle
du tarif douanier. On appelle cela « faire le marketing », s’entendre avec les
usagers pour qu’ils passent par votre bureau plutôt que par un autre, voire
par aucun, en contrepartie d’une taxation plus souple. Lorsque ses recettes
ont chuté brutalement, un chef de bureau raconte être allé « faire un tour »
dans un bureau voisin et y avoir retrouvé ses « usagers ». À la question de
savoir ce qu’ils faisaient là, ils lui ont répondu : « Chef, ici le chef est plus
compréhensif. » Il les a pris par le bras pour discuter autour d’un verre et
quelques semaines plus tard ses recettes remontaient.
Mais, en douane, plus on est chef, plus on est chef d’un grand territoire
et plus on subit les effets négatifs de cette mise en concurrence. Ainsi, là où
les bureaux de douane forment un chapelet de postes à la frontière avec le
Nigeria, le chef du secteur se plaint du dumping de ses chefs de bureaux et
de leur « politique de mieux disant » qui fait chuter ses recettes globales.
Cette imperfection de l’ordre administratif à fournir le seul cadre d’obéis-
sance l’ouvre à la concurrence d’autres ordres, disposant ainsi le cadre réel
de l’exercice de l’autorité.

Un ordre territorial équilibrant les pouvoirs locaux

Nous avons vu que l’impératif de recettes engendre un embryon d’ordre


territorial entre des bureaux plus ou moins attractifs. Cet ordre se trouve
fondé sur la potentialité fiscale de chaque site qui participe d’une imagina-
tion de l’État. Ici, au « Koweit », on stocke ses marchandises de crainte du
désordre politique de l’autre côté de la frontière. Là, douaniers et soldats se
concurrencent pour taxer les commerçants accostant dans un port réservé à
l’usage militaire. Ailleurs, les différends territoriaux entre pays déterminent
l’origine des bois tropicaux et donc leur taxation, ce qui engendre pour les
douaniers des sommes importantes afin d’éviter tout contentieux, dit-on.

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Plus qu’embryonnaire, cet ordre territorial s’enracine dans le fonctionne-


ment local des appareils d’État et la multiplicité des autorités locales dépen-
dant des fonds publics pour asseoir leur action et leur légitimité. Un préfet,
un sous-préfet, un maire ont des lignes ouvertes sur le budget national mais,
très concrètement, l’argent se trouve dans les trésoreries, alimentées pour
partie par les douaniers. En retour, héritage du mandat français, les autori-
tés locales notent et accordent leurs congés administratifs et leurs permis-
sions aux douaniers. Par une surveillance fine et plus discrète que celle de
la hiérarchie douanière, elles veillent à ce que les activités commerciales res-
pectent les équilibres légaux ou non, avancés comme porteurs de paix sociale
et, parfois, pourvoyeurs de revenus personnels.
Les chefs douaniers sont des fréquentations recherchées. Dans une zone
frontalière, ils collectent les enveloppes transmises par les transporteurs, à
répartir parmi certains représentants administratifs. Un douanier qui y a
exercé relate qu’un responsable local qui prenait ses fonctions en fut informé
par son propre supérieur, interloqué qu’il pût lui demander un budget de
fonctionnement.
Cet ordre n’est pas bousculé par les responsables. Le territoire n’est pas
imaginé comme relevant d’un ordre vertical à la différence de ce qu’obser-
vent Ferguson et Gupta (2002) en Inde. Dans les douanes camerounaises, les
responsables ne transgressent pas les espaces de travail de leurs subordon-
nés. Il faut avoir assisté aux descentes sur le terrain pour mesurer les précau-
tions des chefs à poser leur autorité tout en dégageant leur responsabilité. Il
n’y a jamais de visite surprise. On reçoit les personnalités à leur hôtel et non
au siège local de l’institution douanière, parfois en l’absence du chef local
des douanes, pour permettre une libre parole.
L’ordre administratif qui classe en bureau principal, secondaire, poste, se
trouve dépassé par ce que peut rapporter réellement un site. Mais ce poten-
tiel n’est pas public, ni décidé. L’ordre territorial est un rhizome. Il n’en
perce que quelques pousses, à la faveur des mutations des chefs ou des scan-
dales qu’engendre leur insubordination à préférer l’autorité du préfet à celle
de leur chef de secteur ou de leur directeur général.

Un ordre « n-2 » équilibrant les rapports internes

À cet ordre s’en ajoute un autre, selon lequel vous avez des rapports pri-
vilégiés avec le chef de votre chef. Cet ordre individualise les liens par-des-
sus le formalisme, parfois à la faveur de l’appartenance politique.
Certains douaniers qui sont des « militants avérés » au sein du parti au
pouvoir en oublient les rapports hiérarchiques. Un ministre en visite sur le

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■ Afrique contemporaine ■

terrain propose une nouvelle procédure et se trouve fermement contredit


par un douanier qui lui objecte que la procédure appliquée relève « d’un choix
gouvernemental », avant que le ministre ne l’interrompe en lui demandant
de se rappeler à qui il s’adresse. Un chef se plaint non pas que l’une de ses
inspectrices est souvent absente mais qu’on oublie, quand on mesure les per-
formances de son bureau, que celle-ci a des « responsabilités municipales ».
Ces oublis de l’obéissance à l’autorité ne sont pas neutres. Les douanes
forment un appareil répressif puissant par son maillage territorial et son
effectif limité. L’autorité politique n’a pas nécessairement intérêt à voir se
développer des liens hiérarchiques trop forts si elle n’est pas sûre de la
moralité des chefs. Les douaniers relatent qu’un ministre rencontrait direc-
tement des douaniers en l’absence de leurs supérieurs hiérarchiques pour
disposer d’informations jugées plus « sincères ». Les ministres sont donc sou-
vent assimilés aux « plus hauts fonctionnaires ».
Ainsi, autant l’ordre territorial est fondé sur l’argent, autant celui-ci repose
sur la difficulté d’accorder sa confiance. Le directeur général est choisi par
le chef de l’État, le chef de secteur par le ministre, les inspecteurs par le
directeur général. En trois années au port de Douala, les trois quarts des ins-
pecteurs de visite auront changé de bureaux. Les mouvements sont souvent
de simples rotations. Être éjecté du cercle au bénéfice d’un entrant demeure
rare, la sanction usuelle est la mutation d’un bureau rémunérateur, le « Barça »
ou la « Terre promise » ainsi que les nomment les douaniers, à un bureau
qui l’est moins. Un directeur général peut lui aussi créer un lien de con-
fiance à un échelon inférieur, les inspecteurs des bureaux les plus pour-
voyeurs de recettes, parfois au détriment des chefs de bureaux qu’il n’aurait
pas choisis.
Dans un contexte de corruption importante, cet ordre est nécessaire à
l’autorité politique pour ne pas conforter un appareil douanier monolithique,
et aux chefs pour assurer leur propre position par la connaissance de ce qu’il
se passe réellement dans les plus bas niveaux d’exécution. Être chef impose
donc de composer avec l’ensemble de ces ordres, administratif, territorial et
individualisé, à défaut de s’y imposer. Dans ce contexte, comment se forme sa
légitimité puisqu’elle ne repose plus uniquement sur une seule règle légale
de rationalité mais sur plusieurs, tout aussi rationnelles ?

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

DEVENIR CHEF DES DOUANES

Le coup de force de la nomination

Deux mois après la publication de l’organigramme, les douaniers disent


que « la guerre des postes a commencé ». En effet, la nomination est toujours
un coup de force. Au mieux, le sortant est en congé. Au pire, il apprend sa
propre fin au journal radio de 17 heures, quelques minutes avant que les
gendarmes ne fassent irruption dans son bureau en lui intimant de quitter
les lieux sans prendre un seul document. Il n’y a pas toujours de rituel de
passation de pouvoir, le sortant est socialement mort. Le nouveau chef arrive
d’en haut et recrée la fonction à partir de sa mise en place par le ministre.
Cette violence de la sortie n’est qu’un exutoire, car devenir chef serait par-
fois en partie le résultat de luttes « au village ». Les douaniers sont assiégés
par cette idée du coup de force d’une région, d’un groupe géographique
contre les autres : « Ce n’est pas simple. On est là, les gens te rappellent
qu’on t’a mis là et qu’on peut t’enlever aussi. » Mais, à ce discours banal, les
douaniers s’empressent d’ajouter que ce « on » géographique apporte un
appui impossible à mesurer.
En effet, l’équilibre régional des hauts postes était une volonté politique
(Monga, 2000), concrétisée formellement par la différenciation des concours
d’accès à l’École nationale d’administration et de magistrature (ENAM) en
fonction du taux de scolarisation des régions. Est-il encore juste de s’y
référer ? Pas nécessairement. Même si certains douaniers affirment qu’il n’y
aura jamais de directeur général issu de l’ouest, au poste de chef de secteur
du port, parfois considéré comme plus intéressant que celui de directeur
général, se sont succédé des ressortissants de l’ouest, du centre et du sud.
Le problème de l’équilibre régional est qu’il explique tout : qu’on rem-
place un sortant par un ressortissant de la même région et les douaniers
invoquent le maintien de l’équilibre, qu’on ne le fasse pas et l’équilibre devient
dynamique, les douaniers disent que les postes tournent d’une région à
l’autre. Cet imaginaire s’est-il bâti sur les coups de force de l’administration
française ? Celle-ci a créé des chefs là où il n’y en avait pas, a destitué les chefs
de village peu performants en matière de collecte d’impôt en rappelant ceux
qu’elle avait exilés à cause de leur loyauté aux Allemands (Guyer, 1980).
Cette violence de l’accès au pouvoir se glisse dans toutes les dimen-
sions sociales, y compris les plus inattendues. Qu’un chef n’enterre pas ses
parents au village et la rumeur court en douane : les villageois l’en auraient
empêché car il aurait vendu ses parents à un sorcier en échange du poste.

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■ Afrique contemporaine ■

Les douaniers ne s’étendent pas sur la plausibilité du motif puisque tout est
possible, mais sur la fonction de la rumeur, dénigrer les capacités personnelles
des chefs comme on dénigre celles des commerçants à la richesse subite. Le
chef douanier se trouve donc inclus à cette élite décrite par Geschiere (1996),
caractérisée par une richesse rapide, aux origines inconnues, donc imaginées
comme occultes.
Si les douaniers ne sont pas convaincus que tout se joue au village, ils ne
sont pas non plus convaincus du contraire. L’incertitude s’amplifie au niveau
du directeur général : comment expliquer le choix d’un douanier dans le
groupe pour devenir le chef de tous les autres ? Pourtant les douaniers sou-
haitent un directeur général issu de leur groupe au motif qu’un extérieur « se
ferait avoir ». La conséquence est que le poste suprême est un horizon possible
pour tous les cadres douaniers, donc atteint par très peu d’entre eux.
La nomination se réalise souvent par un décret, c’est une loi reçue et impo-
sée par la force. Elle se construit par un ensemble de rituels qui fait qu’on y
adhère.

La profusion de rituels

Outre les rituels d’institution du directeur général qui sont nombreux et


mobilisent l’ensemble des douaniers, la profusion des rituels se mesure au
quotidien. Toutes les réunions sont très ritualisées : dès la convocation par
un jeu subtil des titres ou d’adresse des personnes, la signification de la pré-
sence ou non d’un ordre du jour, la façon dont on a été convoqué, la dispo-
sition de la salle opposant les services de terrain et les services centraux, les
douaniers anonymes et les vedettes, les discussions qui trompent l’attente de
l’acteur principal sans jamais recouper le sujet de la réunion. Puis le direc-
teur général entre et s’excuse pour le retard, rappelant son ancienne condi-
tion de simple collègue.
Être à l’heure et savoir que l’on va attendre marque le consentement au
pouvoir. Ne pas s’excuser serait de la part du directeur général un mépris
inenvisageable. Mais expliquer le retard en rappelant qu’être directeur géné-
ral n’est pas facile, c’est aussi un peu témoigner de cette ancienne collégia-
lité du temps où on n’était qu’inspecteur. Se déparer quelques instants de
son pouvoir affirme un pouvoir tellement incontestable qu’une absence de
signe ne peut suffire à le remettre en question.
Le sens de la répétition est lié à la dépendance des chefs envers la base,
conséquence de l’agencement des ordres décrits précédemment. Chaque
chef est envers ses inférieurs hiérarchiques le « mendiant aveugle avec son

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

gros bâton » (Raffinot, 2001). Cette dépendance du chef ne se limite pas aux
subordonnés directs mais s’applique à tous les agents qui agissent sur son
territoire. En effet, nous avons vu qu’il n’y a pas systématiquement de lien
de confiance entre un chef et ses subordonnés directs, mais que le chef cher-
che cette confiance plus bas. Plus on monte dans la hiérarchie, plus nom-
breux sont ceux dont on dépend. Plus étendu est donc le public auprès
duquel on doit ritualiser sa position et plus fréquents sont les rituels.
En les analysant comme des actes, les rituels décrits légitiment les posi-
tions des chefs (Bourdieu, 1982 ; Abeles, 1990) et tendent à faire oublier le
coup de force de leur nomination. Leur profusion en douane compense la
forte dépendance des chefs à l’égard de la base et écarte le risque qu’ils se
voient congédiés de leur propre structure.

La durée structurelle de l’institution

Entre l’arrivée au bureau avec des danses traditionnelles et une sortie


encadrée par des gendarmes (qui est heureusement loin d’être la fin habi-
tuelle de tout chef), s’écoule un temps incertain, qui intéresse tous les
bailleurs. Le temps d’un projet n’est pas celui d’un chef d’administration.
Depuis 1976, l’administration des impôts a connu moins de 10 directeurs,
les douanes en auront vu passer 16. Au port de Douala, trois chefs du secteur
se sont succédé en trois ans. Chacun doit avoir des résultats au cours d’un
mandat dont le terme n’est jamais connu. Un chef volontaire est donc un
chef pressé. Ce formidable raccourcissement du temps des douaniers est la
résultante de l’ensemble des rapports dépassant le simple ordre administra-
tif. À sa prise de poste, on dit du directeur général qu’il doit « mettre ses
gens ». Cela n’a rien de péjoratif mais signifie seulement l’installation d’une
nouvelle équipe. Cela prend au mieux un trimestre, s’il y parvient. L’équili-
bre ne dure qu’un temps à l’issue duquel le directeur général commence à
s’inquiéter des recettes, vers la fin de l’année. S’installe généralement un
dispositif de personnes de confiance chargées de mettre la pression sur les
chefs opérationnels : une « équipe de veille » ou une task force.
Pour évoquer ce type de cycles, Gluckman (1968) décrit chaque institu-
tion comme disposant d’une durée structurelle (structural duration) à l’issue
de laquelle apparaissent les conflits et les rebellions. En douane, la durée
structurelle est celle du mandat de son chef. Les douaniers se trouvent dans
la situation décrite par Gluckman où les successions sont nombreuses et la
position de chef circule rapidement parmi les membres du groupe. Toute-
fois, à la différence de Gluckman, dans le cas des douanes camerounaises,
les changements de personnes sont plus importants que les rôles ou les

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■ Afrique contemporaine ■

règles de fonctionnement de la structure. Nous avons vu l’imperfection de


l’organigramme. On peut y ajouter que les douaniers tendent à « évaluer »
le poids politique de chaque nouveau directeur général en mesurant le
temps qu’il met à installer sa « nouvelle équipe ».
Une fin de cycle a duré quelques mois. La presse écrite a relayé les
rumeurs de mauvaises pratiques des uns et des autres, copies de notes admi-
nistratives à l’appui. Une seconde fin de cycle s’est soldée par la mise en
détention d’un des prétendants au poste, un « papabile » comme disent les
douaniers, et de ses collaborateurs, tous libérés sans suite. Une telle crise de
succession entre douaniers partageant des aspirations légitimes de prise de
pouvoir aurait pu demeurer dans les limites de jeux d’alliances, de dénigre-
ment, d’affrontements en réunion. Ce ne fut pas le cas.
Les affrontements sont donc matériellement violents, très loin de ce que
décrit Downs (1964), chez qui les autorités supérieures légitiment leur exis-
tence par la régulation de conflits entre subordonnés. Ici, les douaniers se
sont individuellement alliés à d’autres appareils répressifs, gendarmerie et
commission nationale anti-corruption.
La violence caractérise les fins de cycle et donc l’institution et la destitu-
tion des chefs. Son usage n’a alors rien de coercitif. Néanmoins, elle pèse en
permanence comme un souvenir et un horizon dont on ne peut jamais dire
s’il est lointain ou non. Dès lors, comment s’exerce l’autorité du chef entre
ces deux moments ?

LA DOMINATION NON COERCITIVE

La parole qui vaut vérité

La parole des chefs est la harangue. Toutes les harangues sont ambivalen-
tes : elles rappellent la noblesse des douaniers, leur histoire « du temps où les
impôts n’existaient pas », leur classement parmi les premiers de l’ENAM 2,
comme leur médiocrité actuelle, leur corruption et ce qu’elle engendre
d’injustice au sein du groupe. En effet, la corruption est source de conflits.
Elle crée l’injustice entre ceux qui alimentent les fonds propres par leur con-
tentieux, leur respect des protocoles et ceux qui préfèrent garder cet argent
pour eux. Cette injustice est d’autant plus accrue que tous bénéficient de la

2. L’ENAM forme tous les cadres A et B des régies financières, de la magistrature et ceux exerçant des fonctions d’admi-
nistration (générale, hospitalière, scolaire, sociale).

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

redistribution des fonds propres. Dès lors, l’image de la nourriture à parta-


ger est courante, mais elle est loin d’être la seule.
La référence au chef de l’État met en scène un rapport personnel en
s’appropriant les mots qu’il a prononcés. La rationalité est associée à la
modernité à travers des analogies avec les administrations occidentales. La
menace est invoquée lorsque le directeur général se place en fragile et tem-
poraire protecteur de ses agents contre le ministre. La famille est l’image la
plus fréquente pour appeler les douaniers à s’entendre et à ne pas se dénon-
cer auprès de l’extérieur, que ce soit à la presse ou à l’autorité politique. Cet
appel au silence est souvent vain mais il traduit la volonté du chef de demeu-
rer le seul intercesseur à la fois dans les querelles et avec l’extérieur.
La harangue distingue le chef en ce sens qu’elle témoigne de son statut
en train de s’actualiser. Il dit la vérité tout en maintenant un fonds commun
institutionnel idéologique et moral. La répétition d’évidences caractérise
ces prises de parole. Qu’il ne faille pas se laisser corrompre, qu’il faille « se
mettre au travail » sont des mots d’ordre banals avec l’exaltation de valeurs
cardinales rappelant ce que doit être un bon douanier. Ces harangues sont
la principale caractéristique des titular chief décrite par les américanistes
(Lowie, 1948 ; Clastres, 1962 ; Menget, 1993).
Mais plus que la vérité, le chef manie l’ironie, qualifiant de « talibans »
ceux qui s’opposent à sa réforme, écoutant patiemment un chef de brigade
raconter comment les contrebandiers avaient quitté la zone avant de lui
rétorquer, devant l’ensemble des collègues, qu’il a des informations contraires
selon lesquelles les cargaisons ont été enlevées avec sa complicité.
La prise de parole est un moment de grande liberté pour le chef, même
si elle se cantonne à un cadre idéologique bien précis. Sa parole est hégé-
monique. Un chef parle en moyenne un peu plus des trois quarts du temps
d’une réunion. Cette hégémonie lui fait annoncer aux autres intervenants
que leur temps de parole est limité pour des raisons d’efficacité. Ce mono-
pole de la parole accordé au chef marque la différence entre pouvoir et coer-
cition (Clastres, 1962).

Le jeu du secret et de la transparence

La forme de gouvernance basée sur le partage d’indicateurs de perfor-


mance tentée dans les douanes camerounaises (Libom Li Likeng et al., 2009)
suppose une inversion des modes de communication : plus de parole accor-
dée aux subalternes pour justifier les résultats, une parole qui fait peu sens
a priori et qui n’est pas répétitive, une parole qui ne distingue pas les chefs.
Pour l’instant, faute d’appropriation par les subalternes, les chiffres ne sont

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■ Afrique contemporaine ■

qu’un nouvel instrument du jeu entre secret et transparence réglant la pro-


duction de vérités. Les chiffres fixent le seuil d’acceptabilité des mauvaises
pratiques. L’objectif de recettes lui-même n’est qu’un seuil d’acceptabilité de
la corruption, les douaniers admettent facilement qu’il est en dessous des
capacités réelles de la fiscalité douanière.
Cette acceptabilité a l’avantage de désolidariser, auprès de l’extérieur, les
chefs de leurs agents malveillants. Dans un groupe social fortement cor-
rompu, il est difficile de démentir la rumeur (Gupta, 1995). Publier des chif-
fres est donc un moyen pour les chefs de briser le secret de la base. C’est
ainsi que les douanes camerounaises publient un mensuel classant les agents
et stigmatisant les moins bons. Néanmoins, les chiffres à eux seuls ne suffi-
sent pas. Les chefs craignent celui qui a décidé de la présence de leurs
agents dans leurs unités. Ainsi, jusqu’à présent, ils utilisent les indicateurs
pour exposer au grand jour ce qu’il se passe. Leur principe n’est pas de
sanctionner mais de se servir des chiffres pour les réintégrer dans les dis-
cours décrits plus hauts, sur la base d’une attente d’autorégulation. Les
chiffres peuvent-ils donc bouleverser les rapports d’obéissance ? C’est peu
probable car ils sont mobilisés en parallèle par un des actes principaux du
chef : redistribuer.

La capacité à redistribuer

Certes, la parole est importante, mais elle ne nourrit personne. Très matériel-
lement, c’est là que s’arrête la comparaison entre le chef des douanes et le titu-
lar chief amérindien. Les douaniers produisent de l’argent. Cet argent peut
finir dans les poches de certains, dans les caisses de l’État ou dans les fonds
propres sous forme d’argent collectif. C’est ce dernier qui est redistribué. Il
s’agit ici de redistribution et non de distribution. À la différence des titular
chief, le chef douanier ne distribue pas sa propre richesse mais la richesse
produite par le groupe.
La redistribution s’effectue sous diverses formes. Comme dans les doua-
nes occidentales, les missions sont une occasion pour les agents de ne pas
dépenser l’ensemble de leur per diem. Mais le processus est ici poussé à son
terme car tout ou presque est rémunéré : jetons de présence aux réunions,
missions d’audit interne, comités ad hoc, toute tâche sur laquelle on veut des
résultats ou une présence donne lieu à rémunération.
La redistribution ne se résume pas à de l’argent liquide. L’absence de pla-
fonnement des parts contentieuses fait des enquêtes un avantage important,
facilement distribuable. En affectant des enquêtes à des subalternes le chef se
les attache personnellement. Il a souvent tout intérêt à ce que ces enquêtes

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

soient diligentées le mieux possible puisqu’il fait légalement partie des


bénéficiaires des parts contentieuses. La conséquence en est que planifier
absolument et annuellement les enquêtes douanières atténuerait ce pouvoir
en privant le chef de sa capacité à distribuer les enquêtes en fonction de la
confiance qu’il accorde à ses agents, y compris à ceux qui sont en dehors des
services d’investigation. La faible professionnalisation des agents chargés
des enquêtes renforce la légitimité du chef à choisir précisément ceux à qui
il confie une affaire.
Le chef redistribue la richesse de façon d’autant plus transparente qu’il a
tout intérêt à ce que le groupe sache qu’il est un bon redistributeur. La redis-
tribution est une grammaire commune à ceux qui sont les chefs et ceux qui
les jugent (Lentz, 1998). Le souvenir que laissent certains directeur général
à leur départ semble plus lié à l’amertume de primes non reversées qu’à des
mesures douanières particulièrement exaltantes. Lorsqu’un douanier se
plaint de son chef, ce n’est pas toujours sa compétence qui est cause, ce ne
sont jamais ses excès d’autorité, mais c’est souvent son avarice.
Le chef est celui qui fait circuler ce qu’on lui donne, que ce soit de l’argent
ou une information ouvrant une enquête. Le produit final est toujours
l’argent. Le chef est un katika. Gardien de salle de jeux (Echu, 2003) ou
grand patron d’une salle de jeux (Fouda, 2001), katika est un terme pidgin
camerounais, surtout utilisé par les subalternes et avec lequel les chefs plai-
santent peu. Néanmoins, tous en ont la même définition liée à l’argent : le
katika est celui qui distribue de l’argent public au sens de collectif, du crou-
pier de casino au trésorier-payeur général et donc, par extension, à tous les
chefs d’administration disposant d’argent.
Rien n’empêche le katika d’échanger cette redistribution contre quelque
chose et c’est là qu’un directeur général imprime ou non sa marque person-
nelle. Ainsi un directeur général annonce que dorénavant les chefs de divi-
sion devront justifier de l’emploi des budgets de fonctionnement qui leur sont
alloués. Généralement, ces budgets importants étaient eux-mêmes redistri-
bués par le chef de division. Un directeur général peut ainsi appauvrir un
service ayant de mauvaises pratiques mais compromet d’autant son pouvoir
de redistribution, sauf à avoir au moins un ou deux services à valeur exem-
plaire qui remplissent les contraintes qu’il fixe. C’est le cas. L’agent d’un ser-
vice sinistré me confie que dans une autre division, où le chef applique les
principes du directeur général, « on vit bien ».

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■ Afrique contemporaine ■

L’élitisme comme idéologie

Si elle peut être porteuse de changement, cette capacité à redistribuer


n’explique pas pourquoi les dénonciations, les attaques violentes n’inter-
viennent qu’exceptionnellement. Comment ne cherche-t-on pas à déstabili-
ser les chefs en dehors des fins de cycles ? Tous les chefs n’achètent pas la
paix de leurs subordonnés. En outre, les douaniers sont prompts à des actions
violentes et ne respectent pas toujours les règles administratives. La figure
du chef repose sur une idéologie élitiste qui lui assure une certaine stabilité,
parfaitement compatible avec son rôle de katika.
L’élitisme bureaucratique est historique. Les fonctionnaires africains repré-
sentaient environ 50 % des membres des assemblées des territoires sous man-
dat français ou colonisés entre 1946 et 1962 (Le Vine, 1968). En outre, au
Cameroun, le cadre indigène douanier recruté par voie de concours demeu-
rait subordonné au personnel français, quel que soit son grade, et voyait son
avancement prononcé uniquement au choix par la plus haute autorité, le
commissaire de la République (Tsuyano, 2006). Cette idée d’une élection éli-
tiste perdure pour des raisons parfois très pragmatiques. En 2008, des cadres
supérieurs font échouer la tenue d’un concours, contre la volonté de leur
autorité supérieure, pour éviter que de jeunes cadres bénéficient de ce mode
de promotion rapide et encombrent leur horizon de carrière. La division du
travail en douane est solide et assure une très faible promotion interne.
Cet élitisme s’alimente, en dehors d’événements spécifiques, dans les pra-
tiques quotidiennes. Je rappelle les références régulières au classement des
douaniers à l’ENAM, le goût de la rhétorique, l’importance d’enseigner. Cette
aspiration à l’excellence se mesure aussi au nombre de cadres qui, en activité,
obtiennent des diplômes de haut niveau par correspondance dans les univer-
sités françaises. En outre, sociétés très hiérarchisées et sociétés acéphales se
côtoient au Cameroun (Nyamnjoh et Rowlands, 1998). L’élitisme est alors un
creuset idéologique pour les fonctionnaires où se forme une figure du chef
qui n’est pas nécessairement chef dans son village.
L’élitisme se mesure aussi aux groupes de réflexion communautaires que
sont les associations : l’une des cadres douaniers de l’ouest du Cameroun,
l’autre, par opposition, des cadres « du reste du monde », une troisième des
femmes de l’administration des douanes. Toutes se réunissent pour des cause-
ries sur la technique douanière, deux publient des lettres d’information. L’une
dont la devise est « pour ne pas mourir idiot » publie un mensuel depuis 10 ans
et a mis en ligne son site Internet. La formation de ces associations d’élites
urbaines a été encouragée par l’État camerounais dans les années 1990 afin de
participer au développement de leur région (Geschiere, 1996 ; Monga, 2000).

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■ Être chef dans les douanes camerounaises ■

La conséquence est une participation de ces élites aux campagnes du


parti au pouvoir, comme personnalités-ressources, présidents de comités et
de sections du parti, organisateurs d’élections. L’un des douaniers sera ainsi
séquestré lors des élections législatives de 2006, accusé de fraude et libéré
par un responsable du parti. On aurait tort de voir dans cet élitisme les tra-
ces d’un quelconque tribalisme pour plusieurs raisons. La première est que
l’appartenance tribale est un soupçon permanent aux relents archaïques
incompatibles avec la volonté élitiste éprise de modernité. La seconde est plus
prosaïque, la pression d’un équilibre régional fait que deux chefs d’une même
région ne peuvent qu’être concurrents pour accéder aux postes supérieurs.
Cet élitisme s’alimente également à une très faible représentation de
l’État. Dès lors que l’État n’est pas réifié, on nomme plutôt ceux qui l’incar-
nent (Alber, 1997). Échapper à la réification classique permet donc aussi de
ne pas se confronter au paradoxe entre le fonctionnement idéal qu’on prête
à l’objet et les pratiques réelles. Ainsi, les cadres douaniers affirment qu’on
ne parle pas de « sens de l’État » ou de « sens du service public » en réunions
internes mais de « chef de l’État », ou « au nom du chef de l’État », ou d’une
manière globale de valeurs, « le travail » et les « vertus du travail ». Le lien
entre les deux ne se retrouve pas dans des discours à travers les notions de
« sens de l’État » ou « sens du service public », et ce en dépit d’une réelle
volonté politique de faciliter les opérations des usagers.
L’élitisme se traduit aussi par la réhabilitation à terme de ceux qui ont été
convaincus de mauvaises pratiques. Ces bannis, à leur retour, peuvent se
montrer très efficaces en éclairant précisément des pratiques de fraude et
de corruption. Un douanier relate que, dans son service, ils ont adopté des
pratiques transparentes et suivent les recommandations du directeur géné-
ral en la matière et qu’en cela, ils sont tous des « repentis ». Refuser l’arbi-
traire du chef, c’est soit sortir de l’élite soit l’en faire sortir, lui, ce qui est loin
d’être à la portée de tous. La punition de la mutation est un des aléas de la
vie administrative au même titre que la mutation à un poste rémunérateur.
Dès lors, il suffit d’attendre, son tour viendra pour le meilleur et pour le pire.

CONCLUSION
La multiplicité d’ordres autres que le simple organigramme ou les textes
organiques de l’administration douanière forme le cadre d’analyse de la fai-
blesse de la hiérarchie douanière. Cette multiplicité forme un voile qui se
déchire avec le coup de force qu’est la nomination du chef. Ces nominations
imposent une durée structurelle à l’institution dont les fins de cycle sont
marquées par des luttes violentes. Elles dépassent le simple exercice admi-

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■ Afrique contemporaine ■

nistratif et témoignent de l’importance de la force dans le processus de légiti-


mité. Au cours d’un cycle, l’autorité du chef s’exerce de façon non coercitive
par une parole hégémonique et une forte importance accordée à la redistri-
bution de l’argent produit collectivement. Cette absence de coercition est
aussi rendue possible par une idéologie de l’élitisme qui fait accepter les
aléas de l’arbitraire comme un attribut logique.
Cette idéologie traverse l’ensemble de la société et l’administration n’en
est qu’un des lieux d’actualisation. En ce sens, l’administration postcolo-
niale n’a aucune dette ni devoir envers ses agents comme l’administration
coloniale n’en avait aucune sur ceux qu’elle commandait (Mbembe, 2000).
Dans un contexte de forte corruption, où le constat de faiblesse de la hié-
rarchie renvoie à l’idée d’une tendance à l’autonomisation de l’appareil
douanier, on ne peut donc pas ignorer la force que déploierait cet appareil
à se reproduire. Cette reproduction est constamment menacée : exemple
des douanes du Mozambique dont les cadres ont été un temps remplacés
par des agents d’une société privée étrangère, exemple des douanes centra-
fricaines dissoutes en septembre 2006, plus forte pénétration des sociétés
d’inspection qui ont déporté leur action au débarquement avec les appareils
scanners, perspective de diminution des recettes liées aux accords de parte-
nariat économique avec l’Union européenne.
Le katika s’emploie donc à remettre de l’ordre en permanence, un ordre
des ordres, cherchant à créer un consentement à défaut d’une adhésion à ce
qu’il propose comme changements. Toute sa difficulté est de changer quel-
que chose sur lequel il s’appuie malgré tout, pour, individuellement, s’atta-
cher les agents qui peuvent l’aider à inspirer de nouvelles logiques.

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