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LE DROIT DU TRAVAIL AFRICAIN A L’EPREUVE

DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

par Henri-Joël TAGUM FOMBENO


Docteur en Droit Privé
Juriste-Conseil à la Direction Générale de l'ASECNA (Dakar-SENEGAL)

L’idée qui sous-tendait le droit du travail était qu’il fallait réguler les rapports de
travail afin d’éviter les explosions sociales. La régulation économique passait par la régulation
sociale, et le droit du travail, protecteur du salarié, pouvait également protéger l’entreprise.

Mais, les profondes mutations économiques, sociales et techniques qui secouent les
sociétés contemporaines depuis un quart de siècle ont, sur le droit du travail, des
répercussions dont l’importance va grandissant.1En effet, la crise économique généralisée, qui
sévit dans la plupart des pays africains depuis le premier choc pétrolier de 1973, n’a pas
manqué d’influer sur le droit du travail.

Face à cette crise, l’économie s’est structurée et restructurée. De nombreuses


entreprises ont déposé leur bilan, des salariés ont été licenciés en masse, les entrepreneurs ont
refusé d’embaucher. Les chefs d’entreprise, dans leur grande majorité, ont pointé un droit
accusateur vers le droit du travail considéré comme étant la cause principale de cette situation.
Ils en ont dénoncé les rigidités et les inadaptations. Le droit du travail serait devenu un frein à
l’embauche et à la transformation.

C’est ainsi que les codes du travail et de la sécurité sociale ont été soumis à une
révision profonde dans le sens de la déprotection2 avec comme postulats : l’appel à
l’investissement, la non-compétitivité des coûts du travail et l’obstacle majeur à
l’investissement que constituerait la stricte protection juridique des relations professionnelles.

La particularité de cette révision, c’est d’avoir remis en cause certaines garanties


fondamentales dont bénéficiait le salarié contre les abus potentiels du patronat. Ceci a abouti à
la destruction du tissu social dont les liens se sont malencontreusement relâchés.

1
Voir Georges SPYROPOULOS, « Les relations professionnelles dans le tourbillon de la mondialisation », Dr.
soc. 1999, p. 230.
2
Voir not. Bénin : Loi n° 98 - 004 portant nouveau Code du travail, Burkina-Faso : Loi n° 11 - 92/ADP du 22
décembre 1992 portant nouveau Code du travail ; Cameroun : Loi n° 92/007 du 14 août 1992 portant nouveau
Code du travail ; Congo : Loi n° 6. 96 du 06 mars 1996 modifiant et complétant certaines dispositions de la loi
n° 45/75 du 15 mars 1975 instituant un Code de travail de la République Populaire du Congo ; Côte d'Ivoire :
Loi n° 95-15 du 12 janvier 1995 portant nouveau Code du travail ; Gabon : Loi n° 3/94 du 21 novembre 1994
portant nouveau Code du travail ; Guinée : Ordonnance n° 003/PRG/SGG/88 du 28 janvier 1988 portant
institution du Code du travail de la République de Guinée ; Mali : Loi n° 92 - 020 du 23 septembre 1992 portant
nouveau Code du travail ; Niger : Ordonnance n° 96 - 039 du 29 juin 1996 portant nouveau Code du travail ;
Sénégal : Loi n° 97 - 17 du 1er décembre 1997 portant nouveau Code du travail ; Tchad : Loi n° 038/PR/96 du 11
décembre 1996 portant nouveau Code du travail.

1
Cette situation tellement alarmante avait amené un travailliste africain de renom, le
Doyen Isaac Yankhoba NDIAYE3, à se demander si on assistait pas à un requiem en droit du
travail.4

Outre ces phénomènes sociaux et économiques qui l’affectent, le droit du travail


africain doit également faire face désormais à l’arrivée de nouvelles technologies.

En effet, devenu village planétaire, le monde se voit contraint de conjuguer avec la


globalisation, la mondialisation.5 Ce changement brusque de statut, favorisé par le numérique
et porteur en soi, d’une concurrence vive, provoque un réveil sans précédent des intelligences.
Jamais, auparavant, il n’y a eu un pareil bruissement de méninges chez les humains –
bruissement marqué par la course aux nouvelles technologies.

Le travail, on le sait, est la traduction concrète de la relation entre l’homme et la


machine, l’homme et le système de production. Aussi, si l’un évolue, alors l’ensemble de la
relation se modifie.6 Les nouvelles technologies ont un effet sur le travail et les changements
qu’elles induisent interrogent le droit du travail.

L’expression « nouvelles technologies » est devenue, par le poids des habitudes, on


peut le constater, très commune. Pourtant, il s’agit d’un concept nommé mais non défini. Ni la
sémantique, ni l’étude des textes, ni l’approche jurisprudentielle qui dans le contexte africain
est rare, pour ne pas dire inexistante, ne sont très éclairants.

Les définitions les moins discutables voient dans le terme technologie des savoir-faire
collectifs liés à une ou des techniques, qui en permettent la maîtrise et l’exploitation.7 Le

3
Aussi, qu’il nous soit permis de rendre hommage à cet enseignant hors pair, dont nous fûmes le thésard pendant
trois années et qui nous a permis de comprendre la signification du mot « Maître ». Au-delà du savant juriste
qu’il est, c’est un homme dont l’autorité naturelle, les dons pédagogiques incomparables et la richesse d’une
pensée sans cesse en éveil, au service d’une personnalité qui ne se borne pas seulement à répandre le savoir, mais
qui à travers ce savoir sait se faire aimer, ont largement contribué à la formation de plusieurs générations
d'étudiants donc notre modeste personne. Depuis qu’il s’est libéré d’une partie de ses enseignements pour se
consacrer à ses nouvelles fonctions de Doyen, ce sont de nombreux étudiants de Dakar à Libreville, en passant
par Bamako, Conakry, Ouagadougou et Niamey, qui restent orphelins.
4
Isaac Yankhoba NDIAYE, « Le contrat de travail à durée déterminée : demain, l’emploi ? », in R.A.S.D.P., n°
3 et 4, jan.-déc. 1996, p. 67.
5
Les concepts de "mondialisation" et de "globalisation" ont d'abord été forgés par des grandes écoles
américaines de management avant d'être introduits dans la littérature économique et financière pour nommer le
phénomène d'interdépendance croissante des différents pays du monde. Se référant aux travaux de
BOURGUINAT et CHESNAIS, certains économistes présentent la mondialisation comme le nouvel ordre "où
les Etats-nations, les frontières, les barrières commerciales et toutes les institutions politiques, sociales et
culturelles à caractère national doivent désormais s'effacer devant la " tyrannie des marchés" financiers.(Voir
notamment Moussa SAMB, « Relations professionnelles et mondialisation », in Relations Sociales, n°12, 1er
trimestre 2000, p. 8 et s. ; Gaye DAFFE et Mamadou DANSOKHO, « Mondialisation et globalisation :
nouveaux habits de l'impérialisme », Communication présentée à la Vème Université d'hivernage de And
Jef/PADS. ).
6
Martine AUBRY et Pierre-Louis REMY, « Le droit du travail à l’épreuve de nouvelles technologies », Dr. soc.
1992, p. 522.
7
Antoine LYON-CAEN, « Le droit et la gestion des compétences », Dr. soc. 1992, p. 573.

2
moins qu’on puisse savoir, c’est que l’expression de nouvelles technologies semble avoir fait
irruption dans le langage du droit du travail avec l’essor de l’informatique.

Si l’on s’en tient à la définition du petit Robert, le terme « technologie » renvoie à la


théorie générale des techniques. Pourtant, le mot « technique » lui-même est loin d’être clair.
En effet, à côté de la technique mécanique, on peut trouver toutes les formes de techniques
intellectuelles : technique de l’organisation, technique économique, technique du travail, etc.8

Et c’est ce qui fait l’ambiguïté de cette notion de « nouvelles technologies ». Mais, il


n’est nullement question pour nous ici de faire un inventaire de toutes les formes de
techniques. Il s’agit d’analyser les effets de nouvelles technologies sur le travail, donc sur le
salaire, la production, etc. Les mutations technologiques nécessitent-elles un changement dans
l’organisation du travail ?

Pour le juriste, les changements qu’induisent les nouvelles technologies semblent faire
ressortir la nécessité de réadapter le droit du travail africain. Même si le juriste travailliste
peut éprouver quelque admiration pour l’ordre technologique, il reste qu’il est fort réticent eu
égard aux mutations qu’il entraîne.

Sous le bénéfice de ces observations liminaires, il convient de remarquer que le thème


de notre réflexion est si vaste qu’une délimitation, même arbitraire, ratione loci et ratione
materiae paraît nécessaire.

Ratione loci, notre champ d’investigation est si large que nous avons délibérément
choisi de le circonscrire aux Etats d’Afrique noire francophone9, qui nous sont les plus
familiers.

Ratione materie, le droit du travail peut être largement entendu, et comprendre aussi
bien les relations individuelles que collectives.10 Il peut également être abordé sous l’angle de
l’emploi et des relations de travail.11

Aussi, il nous paraît judicieux, d’étudier ce thème sous l’angle de l’emploi et des
relations de travail. Egalement, à cause de la quasi-inexistence en Afrique noire francophone
de contentieux survenus du fait de l’usage de nouvelles technologies, nous emprunterons une
partie de nos développements à la doctrine et à la jurisprudence françaises.

Ceci dit, nous étudierons l’incidence des nouvelles technologies, d’une part, sur
l’emploi (I) et, d’autre part, sur les relations de travail (II).

8
J. ELLUL, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica 1990, pp. 19 et s.
9
Quatoze pays choisis surtout en fonction de l'application de l'ancien Code du travail des Territoires d'Outre-Mer
de 1952 : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte-d'Ivoire, Gabon, Guinée, Mali,
Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad, Togo.
10
Voir notamment Gérard COUTURIER, Droit du travail - Les relations individuelles du travail (tome 1), Les
relations collectives du travail (tome 2), Paris, PUF, 1997.
11
Voir notamment Joseph ISSA-SAYEGH, Droit du travail sénégalais, LGDJ, NEA, 1987 ; Gérard LYON-
CAEN, Jean PELISSIER et Alain SUPIOT, Droit du travail, Paris, Dalloz, 1998.

3
I. NOUVELLES TECHNOLOGIES ET EMPLOI DANS L’ENTREPRISE

Les préoccupations essentielles, en matière d’emploi, se ramènent à la recherche du


plein emploi et à la protection de la main-d’œuvre nationale. Même si elles ne sont pas
avouées expressément, elles résultent d’un ensemble de dispositions législatives et
réglementaires qui les traduisent en tendant à aboutir à ces deux résultats.12 L’emploi déjà
constitue l’une de ces notions que même les plus amples études ne parviennent pas à
dépouiller de leur mystère.13

Mais nous n’évoquerons ici que les incidences des nouvelles technologies sur
l’emploi, à l’exclusion du débat sur la notion d’emploi qui ne constitue pas l’objet de cette
étude. Ces incidences devront être analysées par rapport à l’accès à l’emploi (A) d’une part,
et à la crise de l’emploi (B), d’autre part.

A./ L’ACCES A L’EMPLOI

L’accès à l’emploi se ramène nécessairement à l’embauche. Il convient de relever que


sur ce point, la législation déjà est très permissive (1) ; ce qui n’a fait que prêter le flanc
l’intrusion des nouvelles technologies (2).

1. La permissivité de la législation en matière d’embauche

Comme tout contrat, la formation du contrat de travail, obéit aux conditions de validité
des contrats de droit commun. Mais il faut souligner que le contrat du travail n'est pas un
contrat ordinaire. Il met face à face un demandeur d’emploi le plus souvent en position de
faiblesse et un employeur qui se trouve en position de force.

Ainsi, les conditions du schéma contractuel classique sont entourées, d'un côté, par des
règles impératives qui encadrent le fonctionnement du marché de travail, de l'autre côté, par un
processus spécifique de formation progressive du contrat de travail. Il s'agit principalement des
restrictions à la liberté d'embaucher ou de ne pas embaucher et de l'engagement à l'essai.

L’engagement à l’essai ne présentant pas d’originalité dans le cas d’espèce, c’est aux
restrictions à la liberté d’embaucher ou de ne pas embaucher que nous nous intéresserons.

La liberté d'embauche, qui découle du pouvoir de direction de l'employeur, laisse à ce


dernier le choix de décider d'offrir un emploi, tout comme d'en déterminer le bénéficiaire. Mais
il faut remarquer qu’en Afrique noire francophone, l'embauchage n'est réglementée que sous
l'aspect de l'organisation du placement des travailleurs en vue d'une réglementation du marché
de l'emploi et de la protection de la main d'œuvre nationale par la législation sociale14.

12
Joseph ISSA-SAYEGH, Droit du travail sénégalais, LGDJ & NEA 1987, p. 650.
13
Voir F. GAUDU, L’emploi dans l’entreprise privé. Essai de théorie juridique, Thèse Paris I 1986 ; du même
auteur, « La notion d’emploi en droit privé », Dr. soc. 1987, p. 414.
14
Bénin : art. 286 C. trav. instituant le Conseil national du travail ; Burkina Faso : décret n°81 – 582 bis du
28/12/1981, J.O.B.F. du 16/12/1981, p. 109 instituant l’Office national de promotion de l’emploi ; Cameroun :
art. 112 C. trav. régissant le placement ; Centrafrique : art. 174 fixant les attributions de l'Office national de la
main-d'œuvre ; Congo : art. 162 à 167 instituant les bureaux de placement ; Côte d’Ivoire : art. 92. 1 instituant
l'Agence d'Etude et de Promotion de l'Emploi ; Gabon : art. 261 C. trav. Instituant les bureaux de placement ;
Guinée : Ordonnance n° 7 du 20 février 1960 instituant l'Office national de la main-d'œuvre ; Mali : art. L. 301 à

4
Ainsi paradoxalement, pour un droit aussi fondamental, les textes restent totalement
muets sur le régime des opérations de recrutement. Pourtant, ces opérations à elles seules,
suscitent de multiples interrogations.

En effet, quelles questions est-il permis de poser à un candidat à l'embauche ? Quelles


informations peut-on rechercher ou faire rechercher sur lui ? Quelles sont les méthodes
d'investigation, d'évaluation et de sélection permises ? Les textes sont restés vagues ou
fragmentaires sur ces questions qui touchent aussi bien des libertés publiques que privées.

Seulement en matière d'investigation, le respect des libertés fondamentales, plus


particulièrement le principe de non-discrimination et la protection de l'intimité, s'opposent à ce
que soient collectées des données relatives aux origines raciales, aux opinions politiques,
philosophiques ou religieuses, aux mœurs, et l'appartenance syndicale des candidats à
l'embauche.

Il est donc revenu aux conventions collectives, de combler certaines de ces lacunes
textuelles. C'est ainsi par exemple, qu'à fin de promouvoir l'avancement du personnel dans
l'entreprise, la plupart des conventions collectives en Afrique noire francophone disposent que
le personnel des entreprises doit être tenu informé, par voie d'affichage, des emplois vacants et
des catégories professionnelles dans lesquelles ces emplois sont classés15.

Ainsi en principe, l'employeur ne peut recourir au recrutement externe que s'il n'existe
pas de candidats internes. Mais comme le fait remarquer M. Moussa SAMB16, ces conventions
malheureusement ne précisent pas les critères de détermination de l'aptitude du travail -
aptitude physique ou aptitude professionnelle. Ce qui laisse encore à l'employeur une liberté
d'appréciation et plus grave même, ces conventions ne prévoient aucune sanction en cas de
violation de ces règles.

Aujourd’hui, cette protection qui était même déjà très infime, tend à disparaître avec
l’avènement des nouvelles technologies.

2. L’intrusion des nouvelles technologies en matière d’embauche

Cet impact sera apprécié essentiellement à travers l’utilisation des ordinateurs recruteurs
lors des opérations d’embauche.

Il s’agit d’appareils utilisant des logiciels spécifiques ou généraux, qui permettent à une
entreprise désirant recruter en économisant des frais d’entretien de personnel de construire elle-
même, à partir de ses préoccupations, un questionnaire informatisé très complet.

313 régissant l'office national de la main-d'œuvre ; Mauritanie : art. 37 à 42 livre V instituant le Service de
l'emploi ; Niger : art. 265 à 269 instituant un Service public de l'emploi ; Sénégal : art. L. 223 à 228 instituant le
Service de la main-d'œuvre ; Tchad : art. 490 à 496 régissant l'Office national pour la promotion de l'emploi ;
Togo : art. 158 à 164 instituant le service de la main-d'œuvre et de l'emploi.
15
Bénin : art. 11 C.C.N.I. ; Cote d’ivoire : art. 13 C.C.N.I. ; Mauritanie : art. 8 C.C.N.I ; Togo : art. 8 C.C.N.I. ;
Sénégal : art. 10 alinéa 2 C.C.N.I.
16
Moussa SAMB, La convention Collective nationale et interprofessionnelle en Afrique Noire francophone,
Thèse de doctorat d’Etat, Dakar 1989.

5
La manière donc sont souvent pratiqués ces tests tout comme leur valeur prêtent à
contestation. D’une part, ces tests utilisent souvent des méthodes pour le moins critiquables tels
que la gestuologie, la numérologie, l’analyse du sang, l’astrologie, l’horoscope, etc. Ces
éléments sont incorporés dans les logiciels de recrutement et d’évaluation.

Il est inutile ici d’épiloguer sur la valeur de ces tests qui, à tout point de vue, ne peuvent
qu’être contestables. En effet, il est indéniable que pour deux individus, candidats à un emploi,
nés le même jour, donc ayant le même signe astrologique, que l’aptitude à occuper un emploi
donné ne peut être toujours la même.

Aux Etats-Unis d’Amérique par exemple, à travers l’étude des HLA (Human
Leucocythe Antigen), des laboratoires arrivent aujourd’hui à « rechercher les faiblesses
génétiques susceptibles d’entraîner un faible rendement, un accident de travail ou une maladie
professionnelle ».17 Ces tests génétiques – souvent discrets – sont réalisés par des prises de
sang.

Ces progrès techniques, pour admirables qu’ils soient, portent inévitablement atteintes
aux droits liés à la personnalité, et ne sont pas sans incidence sur le droit du travail. Aussi, en
l’absence de réglementation sur le respect des libertés fondamentales individuelles en matière
d’embauche, il n’est pas exclu que la vague américaine des tests génétiques ou des ordinateurs
recruteurs tout court envahissent le continent africain, si tel n’est pas déjà le cas.

B./ LA CRISE DE L’EMPLOI

Les nouvelles technologies ont pour corollaire la montée du chômage. Elles ouvrent la
voie aux plus folles prévisions en matière de créations et de pertes d’emplois. Les travailleurs
qui bénéficient d’un emploi sont licenciés et les jeunes qui sont à la recherche d’un emploi n’en
trouvent pas.

Certes dans les pays sous-développés comme ceux d’Afrique noire francophone, il est
difficile de comptabiliser le chômage en raison de la juxtaposition d’un secteur moderne
dominé par le secteur informel et d’un secteur traditionnel technique. Mais, il reste qu’en
Afrique subsaharienne, le taux de chômage est passé de 7,7% en 1978 à 22,8% en 1990.18

Il s’agit ici d’analyser l’incidence des nouvelles technologies sur les conditions de
travail (1), d’une part, et sur la rupture des contrats de travail (2), d’autre part.

1. L’impact des nouvelles technologies sur les conditions du travail

De tout temps, il a été discuté le point de savoir si la technique, au sens matériel du


terme, pouvait remplacer le travail de l’homme. Si à l’époque, c’était le débat entre les tenants
et les opposants à l’innovation technologique qui retenait l’attention, aujourd’hui, c’est
beaucoup plus la crainte de voir l’usine du futur peuplée de robots.

17
« Curriculum sanguin », Liaisons Sociales Mensuel, mai 1986, p. 23.
18
OIT, Jobs and Skills Programme for Africa(JASPA), 1993 ; « African Employment Report 1992 »,
ILO/JASPA, Addis Ababa ; BIT, « Rapport sur le travail dans le monde 2000 », Genève, Juin 2000 ;Voir
également l'annexe n°3.

6
La société nouvelle, et c’est là probablement sa caractéristique la plus distincte et la plus
fondamentale, est une société soumise au changement perpétuel et radical. On assiste
aujourd’hui à une véritable explosion des techniques : atome, informatique, laser, génie
génétique, etc.19 Nous sommes arrivés à l’âge atomique, à l’âge de l’espace et, ce qui peut-être
encore plus important pour nous, à l’ère de la cybernétique, qu’on peut définir comme étant
l’application conjointe de l’automation et des ordinateurs.

La cybernétique est entrain de transformer les méthodes de production et même la


pratique de professions aussi ancienne que la médecine et le droit.20 Depuis l’avènement des
engins à vapeur, l’homme a sans cesse amélioré les machines qui sont devenues les meilleurs
prolongements du corps.

Aujourd’hui, il existe des appareils capables de reproduire les mouvements les plus
compliqués du corps humain. Ils les accomplissent plus rapidement et souvent mieux que lui.

La chose la plus stupéfiante encore, c’est présentement l’invention des cerveaux


électroniques qui deviennent de surprenants prolongements du cerveau humain. Ces machines
sont capables d’apprendre, de juger et même de corriger les erreurs. Elles peuvent penser avec
autant d’originalité qu’un homme d’une intelligence moyenne. Les machines se chargent de
plus en plus non seulement du travail physique mais aussi du travail intellectuel que l’homme
accomplit présentement.

Même si les progrès techniques devaient s’arrêter maintenant, les découvertes déjà
faites auraient des conséquences d’une vaste portée sur l’homme et sur la société dans laquelle
il vit. Aujourd’hui, le progrès se mesure à l’économie d’énergie et à celle de la main-d’œuvre.
« Plus l’entreprise est productive, moins elle emploie de travail humain ».21

Le domaine bancaire, par exemple, a été révolutionné par l’introduction de


l’informatique. Aujourd’hui, de nombreux distributeurs automatiques placés dans les grandes
métropoles africaines jouent le rôle de guichet de paiement, et remplacent valablement le
travail humain. Les effets quantitatifs sur l’emploi ne sont pas contestés.

Toujours dans ce secteur, on n’a plus besoin aujourd’hui, pour consulter le solde de son
compte, de patienter trois quarts d’heure derrière un guichet bondé. Une adresse web tapée sur
le clavier d’un ordinateur ou un petit coup de fil à un numéro vert suffisent.

On appelle cela « la banque virtuelle ». De nouveaux services, de nouveaux produits, de


nouveaux circuits de distribution, le tout censé faciliter la vie des clients et coller aux
impératifs de la mondialisation de l’économie, se créent chaque jour.22 Cette métamorphose
des institutions bancaires ne se fait pas sans conséquences néfastes sur l’emploi.

19
Françoise FAVENNEC – HERY, « Le droit et la gestion des départs », Dr. soc. 1992, p. 581.
20
L’exemple de cette opération réalisée depuis les Etats-Unis, par un médecin américain, à l’aide de son
ordinateur, sur un patient français et situé en France, et dont les images ont fait le tour des télévisions du monde
est à cet égard édifiant.
21
J. ELLUL, Le bluff technologique, op. cit., p. 19.
22
Au niveau même des consommateurs, cette appréciation est mitigée. S’il ne fait aucun doute que « la banque
virtuelle » est très pratique et qu’elle offre une gamme de nouveaux produits à des prix plus compétitifs, il reste
que cette sensation n’est vraie qu’en partie seulement. En effet, tandis que la majorité des gros clients aisés et

7
Pourtant les travailleurs du secteur bancaire étaient connus pour appartenir à un secteur
« tranquille », mais aujourd’hui, c’est bien fini. Les employés des banques et de la finance ne
cessent de voir leurs effectifs décroître. L’informatisation croissante des opérations a
provoqué la disparition de nombreuses fonctions de traitement administratif. L’avancée
technologique couplée à la forte mondialisation de l’économie a aussi facilité
« l’externalisation » de certaines tâches23 vers des pays où la main-d’œuvre s’avérait
beaucoup moins coûteuse.

Même s’il est difficile de distinguer l’impact découlant des nouvelles technologies de
celui d’autres initiatives visant à répondre aux pressions de la concurrence, il reste en
revanche indéniable qu’un changement a été opéré dans la nature et la qualité de l’emploi. Les
travailleurs vieillissants et les femmes possédant des qualifications bancaires traditionnelles
sont écartés au profit de nouvelles fonctions qui permettent aux salariés de traiter
d’importants volumes de clientèle.

Les entreprises préfèrent embaucher des jeunes titulaires de qualifications modernes, au


lieu de recycler le personnel existant, ainsi peuvent-elles s’adapter rapidement aux nouvelles
technologies et méthodes de management tout en maintenant leurs coûts de main-d’œuvre au
plus bas.

Dans le domaine du gardiennage, les nouvelles techniques de vidéo-surveillance à


distance permettent aujourd’hui de se passer des coûteuses équipes de gardiennage d’antan. De
nombreuses entreprises sont désormais équipées de caméras omnidirectionnelles placées à tous
les coins sensibles. Tout incident ou intrusion repérés par la caméra déclenche une alarme au
service du contrôle. Le responsable du service de contrôle après avoir identifié à distance le
problème fera recours aux services des pompiers ou à la police.

2. L’impact des nouvelles technologies sur la rupture des contrats de travail

Les nouvelles technologies touchent donc autant l’organisation du travail que le droit de
la rupture des contrats de travail. C’est notamment le cas lorsque la force humaine travaillant
au sein d’une entreprise est remplacée par des machines. Ce phénomène s’accroît de plus en
plus avec l’automation.

Les licenciements liés à l’évolution technologique de l’entreprise, contrairement aux


ruptures de masse intervenant pour les raisons conjoncturelles, sont le fruit d’une estimation
des aptitudes des salariés. Pour décider, parmi les salariés, ceux qui feront l’objet d’un départ,
l’employeur va se fonder sur la capacité de chaque salarié pris individuellement à s’adapter à la
mutation en cours. Il apprécie a priori les chances du salarié de s’adapter et a posteriori son
insuffisance.

Cette attitude suscite quelques interrogations. Déjà la loi est peu explicite sur la question
dans la quasi-totalité des pays d’Afrique noire francophone, et en plus, le licenciement pour
motif économique souffre de nombreux défauts.

« sans histoire » bénéficient de l’accroissement du choix des produits et de la prolifération des services basés sur
les technologies d’information et de communication, en revanche, une minorité substantielle de personnes sont
désavantagées par cette tendance car elles n’ont pas accès aux technologies requises d’information et de
communication ou n’ont pas les connaissances pour les utiliser.
23
Il en est ainsi par exemple du service clientèle

8
Le plus souvent, la loi se contente de définir le motif économique du licenciement
comme correspondant à une diminution de l’activité économique de l’entreprise ou de
l’établissement, ou à une réorganisation intérieure de celle-ci ou de celui-ci. Cette définition
est archaïque et porteuse de difficultés.24

Seuls les législateurs ivoirien et tchadien semblent avoir adoptés une formulation plus
moderne. En effet, aux termes de l’article 16–7 alinéa 2 du Code du travail ivoirien :
« Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement opéré par un employeur en
raison d’une suppression d’emploi ou transformation d’emploi consécutives, notamment, à des
mutations technologiques, à une restructuration ou à des difficultés économiques de nature à
compromettre l’activité et l’équilibre financier de l’entreprise. »25

Certains codes ne font même pas allusion aux mutations technologiques. Il est inutile de
faire allusion seulement aux codes centrafricain, togolais, etc. qui, datant de l’époque coloniale,
ne sont plus adaptés aux réalités locales. Car même, certains codes qui n’ont été adoptés que
tout récemment, notamment le nouveau Code du travail sénégalais de 1997, ne font pas
références aux mutations technologiques comme motifs économiques de licenciement.

Même si on prend comme base de réflexions les dispositions des Codes du travail
ivoirien et tchadien, il reste que le licenciement pour motif économique opéré par l’employeur
en raison des mutations technologiques doit tenir compte des salariés fragilisés, et du respect
de l’ordre des licenciements.

Aux termes de l’article 158 du Code du travail tchadien, l’employeur doit dans le cadre
de l’élaboration d’un plan social respecter un certain ordre des licenciements. Des critères
permettent, en effet, de fixer l’ordre des licenciements. Ce sont entre autres, l’ancienneté, les
charges de famille, les qualités professionnelles, etc.

De ce fait, il apparaît clairement un amalgame entre licenciement pour motif


économique et licenciement pour motif personnel. La prise en compte de l’adaptabilité du
salarié fait perdre, en effet, le fil d’Ariane de la rupture du contrat de travail.26 Ceci dans la
mesure où, à la cause objective du licenciement vient se superposer un motif inhérent à la
personne.

Mais les nouvelles technologiques n’ont pas des incidences seulement sur l’emploi,
elles produisent également des effets sur les relations de travail.

24
Actuellement, dans la plupart des Etats d’Afrique noire francophone, le licenciement pour motif économique
souffre de deux défauts majeurs : la mauvaise définition du motif économique et la procédure administrative
dont ce licenciement est assorti. La procédure de l’autorisation administrative nécessaire et préalable au
licenciement pour motif économique a été supprimée certains pays comme le Sénégal.
25
L’article 157 alinéa 1er du Code du travail tchadien est conçu à peu près dans les mêmes termes : « Constitue
un licenciement pour motif économique, le licenciement effectué par un employeur, en raison d’une suppression
ou d’une transformation d’emploi consécutive, notamment, à des mutations technologiques, à une restructuration
ou des difficultés économiques de nature à compromettre l’activité et/ou l’équilibre financier de l’entreprise. »
26
Françoise FAVENNEC – HERY, « Le droit et la gestion des départs », op. cit., p. 588.

9
II. NOUVELLES TECHNOLOGIES ET RELATIONS DE TRAVAIL

Les relations de travail peuvent être largement entendues, et comprendre aussi bien les
rapports individuels que collectifs. Elles peuvent également être abordées sous l’angle de leur
formation, de leur contenu, de leur exécution ou de leur disparition. Cela contraint à privilégier
tel ou tel aspect de façon discrétionnaire.

Mais de tous ces aspects, il nous a paru intéressant d’analyser les conséquences des
nouvelles technologies sous l’angle des rapports individuels (A) et collectifs (B) du travail.

A./ LES RELATIONS INDIVIDUELLES DE TRAVAIL

C’est à ce niveau où les relations individuelles de travail sont plus vivantes que les
conséquences des nouvelles technologies semblent être plus importantes. Nous mettrons en
lumière ces incidences, au niveau de l’obligation essentielle du salarié qui est celle de fournir
une prestation de travail (1) et de celle la protection des droits et libertés du salarié (2).

1. La prestation de travail

La prestation du travail s’organise autour de deux thèmes majeurs : celui du temps de


travail largement entendu ; celui des obligations du salarié, envisagées sous l’angle de
l’obligation de fidélité et de loyauté.

La réglementation du temps de travail est inspirée par la nécessité non seulement de


permettre au salarié de disposer suffisamment de temps libre pour se reposer, avoir des loisirs
et parfaire son éducation27, mais aussi par la volonté de lutter contre le chômage.
L’organisation ou mieux l’aménagement du temps du travail consiste en un découpage
approprié de la durée du travail dans le cadre d’une journée, d’une semaine, d’un mois et
surtout dans le cadre de l’année.

Si le droit du travail d’hier était fondé sur la présence physique sur le territoire de
l’entreprise, l’essor des télécommunications et la miniaturisation constante des matériels
semblent remettre en cause ces données. Et le développement de cette forme nouvelle de
travail – le télé-travail – est assez édifiant.

Prenons par exemple un « web master » qui est recruté par une entreprise et qui à partir
de son domicile est en connexion permanente avec le système central de l’entreprise. L’on
convient qu’à partir de son domicile, ce web master peut mettre à jour le site Internet de
l’entreprise sans pour autant avoir à se déplacer. Il suffit que le chef d’entreprise lui
communique, par courrier électronique ou par fax, les données à intégrer dans le site.

Il en est de même d’un traducteur ou d’un concepteur de logiciel. La présence en


entreprise n’apporte aucun avantage en termes de productions.

Dès lors, jaillit un problème, celui du respect de la durée du travail. Il semble bien
difficile d’imposer à ce télé-travailleur, aussi bien le respect de la durée du travail que des
pauses régulières qui sont pourtant nécessaires en cas de travail sur l’écran. En plus, il faut

27
L.P. AUJOULAT, « Les rythmes du travail en Afrique », Collège libre des Sciences sociales et économiques,
Paris 1962.

10
noter que dans ce domaine, le travail de nuit est fort utilisé car il offre la tranquillité et un accès
plus aisé au serveur central.

On sait également que les codes du travail confient aux inspecteurs du travail le pouvoir
de constater les infractions à la législation du travail et de dresser procès verbal28. Mais dans le
cas d’espèce, on peut se demander si les inspecteurs du travail pourront remplir aisément cette
tâche.

En effet, pour des raisons de droit, il est évident que l’inspecteur du travail ne peut
pénétrer dans un domicile privé sans accord, sous peine de tomber sous le coup de l’infraction
de violation de domicile. En plus, en termes de temps, les inspecteurs du travail gagneraient à
effectuer leur contrôle dans les entreprises, qu’à effectuer des contrôles individuels.

La frontière temps de travail/temps de repos, sinon vie professionnelle/vie privée


apparaît donc bien mince. Les nouvelles technologies ont bouleversé ces données.

2. La protection des libertés dans l’entreprise

Dans l’entreprise, le salarié doit bénéficier en tant que personne du droit au respect de sa
vie privée en application des conventions internationales. Il doit garder autour de lui une sorte
de bulle protectrice protégeant absolument sa vie privée contre toutes intrusions, de ses
collègues de travail, des organisations représentatives du personnel, des tiers à l’entreprise tout
comme de l’employeur, etc.

Il s’agit des droits et libertés essentiels comme la liberté d’opinion, de conviction,


d’expression, d’aller et venir, syndicale, etc. Ces droits et libertés sont établis par des
conventions internationales, des textes de nature et de valeur constitutionnelle ou législative.

Tel est le cas par exemple de l’article 12 de la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme de 1948 qui dispose : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie
privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa
réputation. Toute personne a droit a la protection de la loi contre de telles immixtions ou de
telles atteintes. » Ce principe apparaît également dans l’article 17 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques de 1966 et surtout dans l’article 5 de la Charte Africaine des
Droits de l’Homme et des Peuples.

Dans le même esprit, les codes du travail d’Afrique noire francophone prévoient
qu’aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de son origine, de son sexe, de sa
situation de famille, de son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions
politiques, de ses activités politiques ou mutualistes, de l’exercice normal du droit de grève ou
de ses convictions religieuses. Toute disposition ou acte contraire est nul de plein droit.29

28
Bénin : art. 271 C. trav. ; Burkina-Faso : art. 221 et 224 C. trav. ; Cameroun : art. 109 C. trav. ; Centrafrique :
art. 156 et 158 C. trav. ; Congo : art. 154-1 et 156-1 C. trav. ; Côte d’Ivoire : art. 91.4 et 91.6 C. trav. ; Gabon :
art. 235 et 239 C. trav. ; Guinée : art. 363 C. trav. et décret n° 196 du 24 juillet 1965, J.O. ? 15 août 1965, p.
222 ; Mali : art. L. 294 C. trav. ; Mauritanie : art. 26 et 27, livre 5 C. trav. ; Niger : art. 256 et 258 C. trav. ;
Sénégal : art. L. 194,195 et 198 C. trav. ; Tchad : art ; 15 et 19 C. trav. ; Togo : art. 150 et 152 C. trav.
29
Voir notamment, Bénin : art. 5 C. trav. ; Burkina-Faso : art. 149 C. trav. ; Cameroun : art. 5 C.trav. ;
Centrafrique : art. 8 et 9 de la loi n° 88/009 relative à la liberté syndicale et à la protection du droit syndical ;
Congo : art. 210 C. trav. ; Côte d’Ivoire : art. 51.3 C. trav. ; Gabon : art. 271 C. trav. ; Guinée : art. 249 C. trav. ;
Mali : art. L. 257 C. trav. ; Mauritanie : art. 26 livre III C. trav. ; Niger : art. 175 et 176 C. trav. ; Sénégal : art. L.
1 et 29 C. trav. ; Tchad : art. 297 C. trav. ; Togo : art. 4 C. trav.

11
En clair, le salarié dans le cadre de l’entreprise reste aussi un citoyen dont les droits et
libertés doivent être protégés. Mais l’introduction généralisée, sous des formes différentes et
évolutives, des nouvelles technologies semble remettre en cause ces garanties.

Les nouvelles technologies semblent favoriser l’établissement d’un système excessif de


surveillance, de contrôle et de sanction, de la consommation et des conversations
téléphoniques, de la qualité et de la quantité du travail, de temps de travail et du temps libre,
etc.

Dans certaines grandes entreprises bancaires, de télécommunications, ou firmes


industrielles en Afrique, chaque salarié est muni d’un badge magnétique qu’il porte sur sa veste
comme un badge d’identification. Ce badge émet en permanence des rayons infra-rouges qui
permettent d’identifier ou de localiser immédiatement le porteur.

Le badge permet de suivre pas à pas les salariés. Les portes s’ouvrent à l’avance du
salarié après identification, l’ordinateur personnel du salarié se met en marche ou se bloque
automatiquement selon les cas, dès que celui-ci franchit la porte de son bureau.

Aussi, ce badge peut contrôler le temps de présence du salarié dans l’entreprise comme
une pointeuse, mais également le temps effectif si la machine ou la caisse est équipée du
système adéquat. Il peut aussi être utilisé pour contrôler les déplacements du salarié au sein de
l’entreprise.

Mais, il existe aussi des risques de confusion, d’incident et de fraudes. Il suffit par
exemple qu’un salarié échange de badge pour accéder à l’étage interdit.

A côté de ce premier exemple, il existe d’autres, qui bien que pratiqués essentiellement
en Occident, montrent l’étendue de la question. C’est notamment le cas des détecteurs de
mensonge et du dépistage de la toxicomanie.

Basée sur l’analyse électronique du stress vocal, le détecteur du mensonge est loin
d’être fiable. En effet, il est évident que le stress vocal peut dépendre également des
circonstances qui ont entouré la réalisation du test.

Egalement, au nom du respect de la vie privée et du secret médical, il doit être interdit
le dépistage systématique de la toxicomanie en entreprise. On peut admettre,
exceptionnellement, dans des conditions bien précises, que le médecin de travail y procède.
Mais, encore faudrait-il que le salarié ait été préalablement informé de la nature du test et des
conséquences qui s’y rattachent. C’est notamment le cas lorsque la mesure est justifiée par
l’intérêt général ; un conducteur d’autobus, par exemple, qui doit gérer la vie de ses passagers.

Dans les cas extrêmes, si ces contrôles peuvent s’avérer nécessaires, l’employeur doit au
moins informer ses salariés. Les salariés doivent être informés, par écrit et au préalable, de la
forme du contrôle, de sa fréquence, de la nature des informations collectées et de l’utilisation
qui en sera faite.

Il pèse sur le chef d’entreprise un devoir de loyauté dans la mise en place de la mise en
place ou la modification des techniques de contrôle. En effet, la loyauté minimum
indispensable aux rapports de travail interdit à l’employeur le jeu de la caméra cachée, des
écoutes téléphoniques, etc.

12
Et c’est précisément pour cette raison que la Cour d’Appel de Paris30, puis de Lyon31, a
récusé certains moyens de preuves tels que les écoutes téléphoniques ou par talkie-walkie. En
effet, les montages sonores sont toujours possibles, et il faut ajouter la déloyauté de la méthode
employée à l’insu des salariés. Et mieux, il faut éviter de transformer l’existence des hommes
dans l’entreprise en espionnage permanent.

Il ne fait aucun doute que le contrôle humain qui est visible est imparfait et souvent
négociable tandis que le contrôle de la machine qui est invisible, est souvent exact et doué
d’une grande mémoire. Mais, il reste que l’usage de la technique aboutit parfois à
déshumaniser l’entreprise et les rapports sociaux. Aussi, le développement des nouvelles
technologies semble poser un problème de plus à la protection des libertés dans le monde du
travail.

B./ LES RELATIONS COLLECTIVES DE TRAVAIL

Les relations collectives de travail englobent généralement les institutions


représentatives du personnel dans l’entreprise, les syndicats, les confits collectifs et les
négociations collectives. Mais il y a lieu de mettre l'accent essentiellement sur l’incidence des
nouvelles technologies sur les syndicats, d’une part (1), et sur les conflits collectifs, d’autre
part (2).

1. L’impact des nouvelles technologies sur les syndicats

L’impact des nouvelles technologies sur les syndicats peut être appréhendé par le
truchement des altérations que ce processus engendre quant aux différentes fonctions de
l’organisation syndicale. Dans le processus actuel, les syndicats sont confrontés au double
défi de recruter des nouveaux adhérents et de maintenir les travailleurs dans leurs
organisations.

Tout d’abord, par le changement dans la répartition sectorielle des emplois qu’elles
font naître, les nouvelles technologies sapent la base traditionnelle de recrutement des
syndicats. En effet, la désindustrialisation qui a accompagné l’avènement des nouvelles
technologies induit une baisse des effectifs du secteur industriel, bastion de recrutement du
mouvement syndical. 32 Cela entraîne la baisse du potentiel de recrutement de nouveaux
adhérents dans ce secteur et pose la nécessité d’élargir la base traditionnelle de recrutement.

Egalement, la prolifération de nouveaux types de contrats comme les contrats à temps


partiel et/ou à durée déterminée, le travail à temps flexible, apporte un fort contenu de
précarité dans le travail.

De plus en plus, il existe de nombreux travailleurs qui n’ont pas d’autre choix que de
travailler dans de nouveaux secteurs sans tradition syndicale et sans organisation, comme le

30
Paris, 9 novembre 1966, D. 1967, p. 273.
31
Lyon, 21 décembre 1967, D. 1969, p. 25, Obs. Gérard LYON-CAEN.
32
Voir James R. BRIGHT, « Does automation Raise Skill Requierements ? », Harvard Business Review, July –
August 1988, pp. 98.- Adde, A. JEAMMAUD, Droit du travail 1988, des retournements plus qu'une crise, Dr.
soc. 1988, p. 583 ; J. RENDON VASQUET, « Le droit du travail en Amérique latine », Rev. int. dr. comp.,
1991, p. 441.

13
secteur informel. Cette précarité, tout comme la désindustrialisation, sape la base de
recrutement des syndicats.

Par ailleurs, il faut noter que l’automation tend à transformer la structure de l’emploi
dans les entreprises et les industries où elle s’implante.33 Elle semble avoir jusqu’ici entraîné
une diminution de la demande de travailleurs semi-qualifiés et dans une moindre mesure de la
demande de professionnels, de semi-professionnels et de techniciens.34

Le maintien du rythme du progrès technique exige un nombre toujours croissant


d’ingénieurs, de chimistes, de mathématiciens, de scientifiques qui se consacreront à la
recherche. Le nombre des techniciens en électricité et en électronique, des programmeurs de
données électroniques et d’autres groupes hautement qualifiés augmente sans cesse.

Cette évolution tend à miner et à affaiblir les syndicats. La plupart des nouvelles
occupations échappent aux juridictions syndicales traditionnelles. Jusqu’ici, ces nouvelles
catégories de salariés n’ont pas démontré une propension marquée à se constituer en de
nouvelles unités de négociation qui leur seraient propres.

Au regard de ce qui précède, il n’est guère surprenant que les syndicats se trouvent
dans une passe difficile, confrontés à une démobilisation croissante et à une diminution
progressive du nombre d’adhérents. Mais il convient de signaler que les nouvelles
technologies ne sont venues qu’aggraver une situation qui était déjà préoccupante.35

En retour, cette évolution a entraîné un accroissement sensible du nombre des


permanents syndicaux, dont plusieurs sont profondément conservateurs et décidés à résister à
tout changement qui mettrait en cause leur autorité et leur statut. Ainsi s’explique l’existence
d’une forte résistance aux fusions et aux regroupements des syndicats en des agrégats plus
importants, à une délégation d’autorité dont bénéficieraient les congrès ou les fédérations.

2. L’impact des nouvelles technologies sur les conflits collectifs

Les nouvelles technologies n’ont pas seulement eu pour effet d’affaiblir les syndicats,
en tant qu’organisations, elles ont eu également des conséquences néfastes sur la principale
arme de lutte des syndicats : la grève.

Les nouvelles technologies ont affaibli les syndicats en réduisant le nombre de leurs
adhérents et leur force de négociation, notamment lorsqu’il s’agit de recours à la grève. En
effet dans certains cas, l’automation permet à la direction d’assurer la poursuite de l’activité
de l’entreprise avec l’aide des techniciens et des surveillants qui ne relèvent pas de la
juridiction des unités traditionnelles de négociation. Telle est la conclusion, que l’on peut tirer
de l’analyse de divers conflits survenus récemment dans des entreprises de raffinage d’huile
ou de communications téléphoniques.36

33
Y. DUGUET, « Nouvelles technologies et adaptation professionnelle des salariés », Rev. prat. dr. soc., 1991,
p. 223 ; J.-E. RAY, « Nouvelles technologies et nouvelles formes de subordination », Dr. soc. 1992, p. 525.
34
J.-E. RAY, « Mutation économique et droit du travail », in les Transformations du droit du travail, Etudes
offertes au Professeur Gérard LYON-CAEN, Paris, Dalloz, 1989, p. 11.
35
Henri-Joël TAGUM FOMBENO, L’action des syndicats professionnels en Afrique noire francophone, Thèse
de Doctorat d’Etat en droit privé, Dakar, FSJP – UCAD, avril 2001, p.170 et s.

14
Aussi, ces transformations d’ordre technique et économique impliquent que les
syndicats devront se structurer pour mieux représenter les travailleurs, suivre et négocier
efficacement avec les employeurs. Ceci exigerait naturellement une réorganisation et une
restructuration des syndicats.

Mais il ne faut pas conclure que l’avènement des nouvelles technologies n’a eu sur le
mouvement syndical que des conséquences. Pendant des décennies, le travail en faveur des
intérêts des travailleurs signifiait la production d’énormes quantités de papier, et des dépenses
en billets d’avion et, plus récemment, en frais de téléphone et d’envoi de télécopies.

Aujourd’hui, les volumes de papier ont diminué. Nombre d’organisations syndicales


disposent actuellement d’une adresse électronique. Des rencontres internationales sont
organisées au préalable via l’Internet. Des sites web et des bulletins électroniques
d’information sont devenus le principal mode de communication entre les syndicats.

Ce que l’on a désigné par « cybercampagnes » fait à présent partie intégrante des
batailles politiques menées par les syndicats à l’ère de la mondialisation et de la montée en
puissance des multinationales.37 Il est important de noter qu’en raison du fait que
communiquer via l’Internet coûte moins cher que le fax ou le téléphone, de nombreuses
organisations des pays en développement, qui auparavant restaient silencieuses au vu des
coûts d’envoi de télécopies à l’étranger, ont à présent trouvé là le moyen de s’exprimer.

Cette diffusion des positions critiques a largement bénéficié des nouvelles technologies
de l’information et de la communication (NTIC) qui ont permis de « contourner » les médias
classiques et de ne pas attendre leur « validation » pour atteindre une masse critique
suffisante. Les NTIC ont donc redonné au mouvement syndical la part d’autonomie
médiatique qu’il avait perdue au cours des trois dernières décennies.

En effet, il est inutile de rappeler que rares sont les pays d’Afrique noire francophone
qui disposent d’une chaîne de télévision privée. Les chaînes publics sont le plus souvent à la
solde du régime au pouvoir et montrent peu de sympathies à l’égard des syndicats si elles ne
sont pas ouvertement hostiles.

******************

36
Cela a été notamment le cas au Sénégal en mars 1998 avec l'Intersyndicale de la SONATEL composée du
Syndicat National des Travailleurs de la SONATEL (SNTS), du Syndicat National des Cadres et du Personnel
d'Encadrement Travailleurs de la SONATEL (SYNES), et du Syndicat National des Travailleurs des Postes et
Télécommunications (SNTPT) qui n'a pu mettre en exécution son mot d'ordre de grève.
37
En Afrique du Sud, un petit syndicat de travailleurs (SAMWU), avait protesté contre des tentatives de
privatisation de la part de la Biwater PLC, une multinationale basée en Grande-Bretagne. Un rapport accablant
avait été affiché sur le site web d’une ONG, et les avocats de la Biwater, qui menaçaient d’entamer des
poursuites pour diffamation, avaient réussi à convaincre le gestionnaire de ce site de retirer ce texte. Peu après, le
rapport fut affiché sur plusieurs autres sites. En faisant apparaître ce texte sur un certain nombre de sites web
internationaux, il devint fort difficile pour ces juristes de recourir à des manœuvres d’intimidation, et d’intenter
une action quelconque en diffamation. Il existe un certain nombre de cas similaires. La fédération internationale
des mines, de la chimie et de l’énergie (ICEM) a mené des campagnes musclées, à l’aide d’importantes
composantes virtuelles, contre des multinationales comme Rio Tinto ou Bridgestone.

15
Au terme de cette étude, on ne peut que s’avancer vers une conclusion provisoire.
Même s’il paraît nécessaire d’adapter les codes du travail d’Afrique noire, qui sont pour la
plupart dépassés, aux mutations technologiques, il reste une réalité : la construction d’un droit
du travail adapté se heurtera à l’évolution des techniques. Et le droit de droit risque de devenir
rapidement obsolète s’il veut réglementer ponctuellement.

En effet, ce qu’il y a de terrifiant pour le monde de demain, c’est que nous ignorons où
s’arrêter le processus de création engendré par les apprentis-sorciers que nous sommes. La
Bible nous rapporte que Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance. C’est à cause de
cela sans doute que l’homme à son tour est en voie de créer la machine à son image et à sa
ressemblance.

Il avait d’abord fabriqué des engins qui étaient des extensions de son corps. Avec les
machines à penser, il parvient en quelque sorte à influer une âme et sa créature. Et celle-ci
même si l’œuvre de la création est encore bien loin d’être terminée, est déjà dans plusieurs cas
plus puissante et plus parfaite que son créateur. C’est ainsi que le Deux ex machina prend un
sens nouveau et inattendu.

L’humanité se trouve donc projetée en orbite par ses propres réalisations scientifiques et
elle sera soumise au mouvement perpétuel presque indéfiniment. Le monde, surtout le nôtre,
est donc condamné à changer radicalement, rapidement et constamment. Mais alors, comment
pourrons-nous relever le défi de la révolution permanente ? Telle est, à notre avis, la question
fondamentale qui se pose à la société d’aujourd’hui.

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