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Revue de l'Occident musulman

et de la Méditerranée

Le problème Kouloughli dans la régence d'Alger


Pierre Boyer

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Boyer Pierre. Le problème Kouloughli dans la régence d'Alger. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée,
n°8, 1970. unica. pp. 79-94;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1970.1033

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1970_hos_8_1_1033

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LE PROBLEME KOULOUGHLI
DANS LA RÉGENCE D'ALGER

Bans l'état actuel de nos connaissances, une insupportable


confusion se dégage de l'étude de l'histoire de la Eégence d'Alger. Le
contraire serait surprenant puisqu'elle consiste essentiellement en
une synthèse événementielle, rédigée avant toute analyse. Or, les
études de détail permettent au contraire de dégager les constantes
historiques très affirmées : ainsi, la politique de l'Odjaq d'Alger qui,
du xvi6 au xix6 siècle se résume en une phrase : Conquérir puis tenter
de conserver aux Janissaires venus de Turquie le monopole des
bénéfices provenant de l'exploitation de la Régence. Cette Milice, ou Odjaq,
rassemblait tous les Turcs installés dans la Régence, embrigadés
d'office dans cette organisation de type miltaire, quelles que soient
d'ailleurs leurs fonctions. C'était donc à la fois une force armée, la
plus puissante, et de loin, de toute la Régence et un groupe racial
bien déterminé.
Cette volonté d'accaparement amena naturellement l'Odjaq, après
la neutralisation des ennemis extérieurs (ultimes dynasties locales et
concurrents Espagnols) à entrer en conflit, d'une part, avec ceux qui
entendaient contenir sa main-mise sur le pouvoir suprême, à savoir
les Pachas puis les Deys; et, d'autre part, avec ceux qui, de
l'intérieur, pouvaient mettre en péril le monopole racial des Turcs. Dès
les débuts se posait ainsi le problème des Kouloughli.
Donnons de ces derniers une définition sommaire. On appelait
Kouloughli les enfants nés d'unions entre les Turcs de la Milice et
les femmes du pays. Comme les premiers, dans leur quasi totalité,
étaient célibataires en débarquant à Alger, on peut penser que cette
masse de métis s'accrut rapidement. Notons cependant que les enfants
de Turcs et de renégates étaient tenus pour Turcs bon teint, quoique
parmi les moins considérés.
Le caractère fondamental des Kouloughli était donc d'être
étroitement attachés à l'élément indigène par leur parenté maternelle.
80 PIERRE BOYER

Et même à son élite. En effet, bon nombre de familles urbaines


influentes recherchaient l'alliance des Turcs, tout en les méprisant
cordialement; mais cette alliance les protégeait des abus de l'autorité et
du sans-gêne des autres janissaires.

LA PÉRIODE D'OBSERVATION: XVP s. - 1629

L'apparition, dans l'Histoire de la Régence, des Kouloughli en


tant que groupe autonome est assez tardive. La première mention
officielle qui en est faite date de 1596. Encore n'est-elle pas très nette.1
Or, il est évident que l'occupation turque était suffisamment
ancienne et fournie pour que l'on ait pu assister bien avant cette date
à l'organisation d'une minorité Kouloughli vigoureuse. Mais, il semble
bien que les intéressés n'en aient pas, dans les premiers temps, senti
le besoin. Le fait est à souligner.
Cette lente prise de conscience s'explique à notre avis de deux
façons. En premier lieu par la grande tolérance raciale qui caractérise
la Régence au xvi6 siècle et qui coïncide avec le régime des Beylerbey.
A cette époque, la minorité dite « turque » est loin d'être homogène :
elle comprend un grand nombre de renégats. Les Beylerbeys eux-
mêmes sont d'origine très diverse. Nous trouvons de 1535 à 1586,
sept turcs, sept renégats, deux kouloughli et deux arabes, étrangers
au Maghreb, il est vrai Et de tous, celui qui règne le plus longtemps
n'est autre que le plus célèbre des Kouloughli, Hassan Pacha, fils de
l'illustre Kheir ed Din, fondateur de la Régence.
Le haut personnel de l'Etat est aussi varié : le corps des grands
Caïds qui, à l'époque d'Haedo, fournit les subordonnés directs du
Beylerbey, compte 8 turcs, 11 renégats, 1 kouloughli, 2 arabes et
1 juif converti2.
Les Kouloughli n'éprouvent pas, dans ces conditions le besoin de
se regrouper pour se défendre. D'autant plus qu'ils sont considérés
comme Turcs d'origine et jouissent de ce fait de tous les avantages.

1. Grammont (de), Histoire d'Alger sous la domination turque. Paris, 1887,


p. 126.
2. Haedo, Topographie d'Alger, in Revue Africaine, t. XIV, p. 501.
Haedo range d'ailleurs dans la même catégorie les Turcs et les Kouloughli
de la première génération, par opposition aux c Turcs de profession *, p. 496.
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE D'ALGER 81

Et à ce propos, il faut bien se garder de prendre au sérieux, comme


le fit de Grammont 8 la « règle inviolable > attribuée à Kheir ed Din
excluant les Kouloughli de la Milice, règle qu'il aurait été le premier
à violer, et dont on ne trouve jamais mention dans les écrits du xvi* s.
D'autre part l'état des institutions n'a pas encore permis à la
Milice de prendre conscience de sa puissance. Le Divan des
Janissaires proprement dit est coiffé par le Divan du Beylerbey où se
retrouvent turcs, renégats, kouloughli et même maures influents.
Les officiers de la Milice ne possèdent pas encore le monopole des
charges de l'état. En particulier, des Reïs sont parfois nommés chefs
de province ou placés à la tête d'expéditions terrestres. Pendant plus
d'un demi siècle, la Régence restera fidèle à ses origines : création
accidentelle de corsaires heureux, venus de tous les bords de la
Méditerranée, que les circonstances ont poussé à se ranger sous la bannière
du Sultan de Constantinople.
Les choses changeront lorsqu'avec la nomination des Pachas
triennaux la Régence rentrera dans le giron de l'Administration
turque. Non point d'ailleurs du fait des pachas eux-mêmes mais parce
que cette institution se révélera rapidement inadaptée à la situation.
La Milice s'emparera peu à peu de la réalité du pouvoir, ouvrant
ainsi un champ illimité aux prétentions des Turcs fraîchement
immigrés. Elle commnecera en 1580 par exclure de ses rangs les renégats
d'origine juive. Mais il lui sera impossible d'aller plus loin car les
reis, renégats dans leur majorité, auraient peut-être répliqué en
refusant d'embarquer les janissaires.
La minorité turque se retournera alors contre les Kouloughli.
Leur nombre s'accroissant, ils risquaient de réduire à la portion
congrue, ceux-là mêmes qui se proclamaient la race dominante. En
1621, on comptait déjà 5 000 Kouloughli face à 10 000 Turcs, pour la
seule ville d'Alger4.
La raison essentielle de l'hostilité turque semble cependant avoir

3. Grammont (de), les Relations entre la France et la Régence d'Alger au


XVII* t., in Revue Africaine, t. XXIII, p. 414.
„. « Que vos enfants ne puissent jamais être Kerassa » « c'est-à-dire »,
ajoute de Grammont, € obtenir des places qui donnaient le droit d'être assis
dans le Divan». Or le seul Divan mentionné à cette époque est le Divan du
Beylerbey où les Janissaires en tant que tels n'étaient pas représentés. Il serait
aussi anachronique de présenter Louis XIV légiférant sur le parlement de la
III* République.
4. Rapport de Guillermy, Bibliothèque Inguebertine, mss 1777, fol. 60 r°.
82 , PIERRE BOTER

été d'ordre politique. D'abord, les Kouloughli forment une masse de


manœuvre que les Pachas peuvent utiliser contre les dirigeants turcs
de l'Odjaq, de même qu'ils tentent parfois d'opposer ces derniers aux
Beis. Dans l'état de notre documnetation les Kouloughli apparaissent
pour la première fois en groupement constitué à l'occasion justement
du conflit qui oppose Kheder-pacha à la Milice (1596).
Mais surtout ces Kouloughli, contrairement aux Turcs immigrés,
sont attachés au pays. Leur situtaion ambiguë, mi-turcs, mi-indigènes,
est celle de tous les métis. Elle est lourde de périls pour la race
dominante car susceptible de donner naissance à des coalitions «
nationales ». La crise d'autorité que va connaître la Eégence à partir du
second quart du xvne s. donnera un relief particulier à ce conflit
latent, qui éclatera en 1629.

L'APOGÉE DES KOULOUGHLI ET LA BÉACTION DES TUBCS

Jusqu'en 1629, la puissance kouloughli n'avait fait que croître,


si l'on en croit le Père Dan5. Aux fortunes amassées par les pères
s'ajoutaient les biens maternels. Leur richesse écrasait facilement les
Janissaires faméliques nouvellement débarqués. Il semble que les
Kouloughli aient pensé, à ce moment, et vu les circonstances, à
renverser sinon le pouvoir turc, tout au moins celui de la milice. Dan
déclare qu'ils voulaient « chasser l'étranger ». D'après ce que nous
savons, ils auraient même fait alliance avec quelques reïs influents 6.
Le sort de la Bégence d'Alger était donc sérieusement en jeu. L'action
des Kouloughli pouvait dès cette époque déboucher sur une sorte
d'état national comme ce fut le cas pour la Tunisie du xviii8 s. Mais
la réaction des Turcs de la Milice fut rapide. Le 19 ramadan 1038
(12 mai 1629) la sédition éclatait. Le 29, les janissaires turcs
internaient à Bougie les plus compromis des Kouloughli et des reïs, et
chassaient leurs partisans de la ville d'Alger, prélude à l'expulsion
générale des Kouloughli de la Eégence 7. Ce n'était là que le premier

5. Dan, Histoire d'Alger et de ses corsaires, Paris, édit. 1649.


6. Mehcier (E.), Histoire de l'Afrique du Nord, t. III, p. 213.
7. Delphin, Histoire des Pachas d'Alger, in Journal Asiatique, 1922, p. 221.
La date donnée diffère de celle fournie par Sanson Napollon dans sa lettre
aux Consuls marseillais du 4 juillet 1629, qui laisse d'ailleurs entendre que
ce complot anti-turc rassemblait de nombreux éléments de la population :
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE D'ALGER 83

acte. On procéda ensuite à la confiscation de leurs biens.8 La lutte


ouverte devait durer pendant une quinzaine d'années, ce qui
prouverait, s'il en était besoin, l'importance des appuis dont disposaient
les révoltés. La plupart des Kouloughli expulsés prirent le chemin de
la Kabylie. Certains devaient s'installer définitivement sur les bords
de l'Oued Zitoun, où ils finirent par former la Tribu des Zouathna,
et aux alentours de Zemmora, dans la Kabylie constantinoise. Les
autres gagnèrent le royaume de Kouko, toujours en révolte contre
Alger. Une alliance de fait Kabyle-Kouloughli s'établit alors, alliance
qui se réveillera périodiquement par la suite. Trois expéditions
turques s'avancèrent sans succès dans les montagnes Kabyles tandis que
les Kouloughli tentaient, en 1633, de s'emparer d'Alger par surprise.
Au nombre dé 57, ils pénétrèrent clandestinement en ville, et
s'installèrent dans la Casbah, qui servait alors d'arsenal. Ils comptaient,
semble-t-il, sur un soulèvement de la population. Mais cette dernière
ne bougea pas. Assiégés par l'Odjak, désormais composé uniquement
de Turcs, sans espoir de secours, ils mirent feu à la poudrière, se
faisant sauter avec une bonne partie de leurs adversaires 9. Mais hors
d'Alger, la lutte continuait toujours.
En 1639, un traité fut passé entre les Kabyles et le Divan,
accordant, par une clause spéciale, l'amnistie aux Kouloughli. Cette
dernière ne paraît pas avoir été exécutée. En 1640, les Kabyles
reprenaient les hostilités et dévastaient la Mitidja. Une nouvelle
expédition turque, en 1643, échoua. Finalement, l'ampleur prise par la
révolte des tribus du Constantinois fit passer le problème Kabylo-
Kouloughli au second plan. Une sorte de trêve succéda à
l'affrontement sanglant.
Mais les Kouloughli se retrouvaient en situation fort diminuée.
Désormais le Divan et l'Odjaq leur étaient fermés. On ne les acceptait
qu'en Course10. En 1650, certains étaient encore exilés, puisqu'on

c Le quinzième et dix-huit juin, les Turcs se sont rendus les plus forts dans
le Divan, ont deschassé cent cinquante personnes des principaux, confiné dans
le château à Bougie la plupart des Coroulis et fait ordonnance que lesdits
courolis ne pourront plus être que simples soldats ».
Cf. Grammont (de), les Relations entre la France et la Régence d'Alger au
XVII' s., in Revue Africaine, t. XXIII, p. 301.
8. Bibliothèque Nationale — mss français — Nelles acquisitions 9134.
9. Dan, op. cit, p. 111.
10. Chatelet des Bots, L'Odyssée ou diversité d'aventures... in Revue
Africaine, t. XII, p. 358. « Depuis ce temps les Cololys n'ont point de voix au
Divan, ni reçu de paye publique et sont seulement reçus aux embarquements
de course...».
84 PIERRE BOYER

I
exigeait le paiement d'une caution de ceux qui voulaient retourner à
Alger n.
Cet état de chose se perpétua naturellement pendant toute la
période des Agha, qui vit la Milice triompher sur toute la ligne,
monopolisant l'ensemble des charges, et obtenant même du Sultan la
suppression des pouvoirs effectifs du Pacha. Pendant cette période les
Kouloughli ne font pas parler d'eux. Il semble cependant qu'ils aient
retrouvé le droit d'être inscrits à la Milice. Le « Projet pour
l'entreprise d'Alger » publié en 1666 signale 1 200 enfants, qui ne peuvent
être que Kouloughli en majorité, inscrits au rôle de la Milice 12. La
chose est confirmée par d'Arvieux, en 1674, qui mentionne que les
Kouloughli figurent à nouveau sur les rôles de la Milice mais qu'ils
en sont évincés à la 2e génération 18. Il faudra attendre l'année 1693
pour que le Dey Chaban les rétablisse dans leurs droits. Le Tachrifat
nous en a gardé trace : « L'an 1104 (1693), dans le commencement
du mois de rabia ettani, notre souverain Hadj Châban Dey assembla
ses troupes devant son auguste personne afin de les organiser et leur
donna les règlements d'après lesquels les Turcs et les enfants de Turcs,
seront traités sur un pied égal sans que les uns puissent être favorisés
aux dépens des autres » 14. Pourquoi Chaban Dey prit-il cette mesure ?
A la suite de quels événements ? Nous n'en savons rien. La seule
hypothèse que nous pourrions avancer ferait état de la nécessité où se
trouvait Chaban Dey d'augmenter les effectifs de la Milice. La date
de ce décret se place en effet entre la campagne contre le fils de
Moulay Ismaël, qui venait d'envahir l'Oranie, et la campagne contre
Tunis. Or, il apparaît que le Dey eut beaucoup de difficultés à réunir
alors des forces suffisantes. Des détails fournis par le Tachrifat, on
peut constater la faiblesse des contingents de cavalerie arabe réunis
contre les Marocains. Ce que confirmerait la décision du Dey de
rappeler les spahis Turcs retraités. De même, il semble que les alliés
arabes se soient montrés très réticents pour combattre le bey de
Tunis, Mehemed, qui passait dans son pays pour le champion du
parti arabe.

11. Grammont (de), Les Relations..., op. cit. in Revue Africaine, t. XXVIII,
p. 206.
12. Projet pour l'entreprise d'Alger, in Recueil historique contenant diverses
pièces, curieuses de ce temps. Cologne, Van Dyck, 1666, p. 1 et sq.
13. d'ARViEUx, Mémoires, Paris, t. VI, p. 251.
14. Devoulx (A.), Tachrifat, Alger, Imp. du G.G., 1852, p. 78.
• LE) PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE D'ALGER 85

La mesure égalitaire prise en faveur des Kouloughli n'aurait


donc été qu'un expédient pour renforcer momentanément la Milice.
On pourrait le croire car ce règlement ne fut en réalité jamais
appliqué, du moins dans son intégralité. Néanmoins, il en résulta une
certaine libéralisation dans l'accès aux dignités, pour les Kouloughli.

LE MODUS VIVENDI DU XVIIIe SIÈCLE

De même que le triomphe de l'Odjaq sur les Pacha aggrava au


début du xvir5 siècle l'affrontement entre Turcs et Kouloughli, de
même l'affaiblissement de l'Odjaq au profit des Deys, qui se poursuit
pendant tout le xviii6 siècle, contient, si l'on peut dire, la
traditionnelle rivalité.
Le problème Kouloughli ne pose plus, au fond,' qu'un problème
d'équilibre entre un principe et son application.
Les Deys resteront intransigeants sur le principe : la
prééminence de la race turque, qui conduit à maintenir les Kouloughli
dans une situation inférieure.
Peysonnel écrit en 1725 : « Les Kouloughli ne peuvent jamais
posséder certaines charges par la crainte qu'on a qu'ils envahissent
la suprême autorité et que l'amour de la patrie ne les porte à secouer
le joug des Turcs » 15. Même son de cloche, cinquante ans plus tard,
chez Venture de Paradis : « Les Turcs ont pour ennemis les Cou-
loghis qu'ils n'emploient que malgré eux lorsque les sujets leur
manquent et qui ont l'exclusion de toutes les charges principales » 16.
En application de ce principe, les Kouloughli sont évincés des
grandes charges du Gouvernement Central. Ils ne peuvent pas être
Dey; non plus que Khasnadji (trésorier), Vekil Hardji (responsable
de la Marine), Aga des Arabes (chef de l'armée et des affaires
indigènes), Khodjet el Kheil (responsable des impôts en nature et des
biens du domaine), etc.... M bien entendu Aga des Janissaires (chef
de l'Odjaq) bien que cette fonction soit devenue surtout honorifique.
Pour éviter la chose, étant donné que l'avancement dans ce corps se

15. Peysonnel, Relation d'un voyage sur les côtes de Barbarie..., édit.
Dureau de la Malle. Paris, 1838, p. 404.
16. Venture de Paradis, Alger au XVIII* (édit. Fagnan). Alger, 1898, p. 122.
86 PIERRE BOYBR

fait à l'ancienneté et que les Kouloughli, depuis Hadj Chaban (1693)


peuvent y être inscrits, on leur interdit de dépasser le grade de
Boulouk Bachi 17. Cette mesure a pour effet de les éloigner de tous
les commandements militaires : ils ne peuvent être Aga des Spahis,
ni lieutenant de l'Aga des Arabes ou de l'Aga des Spahis. La
précaution était d'autant plus indispensable que l'effectif des
Kouloughli sous les armes atteint dans la 2e moitié du xviir3 s. celui
des Turcs. Cette méfiance qu'ils suscitent les fait écarter aussi des
postes subalternes chargés de certaines responsabilités. Ils sont
exclus des garnisons de la Casbah, où siège le Divan, et de la Jenina,
où habite le Dey, et où l'on conserve le Trésor de l'Etat. Ils ne
peuvent pas, non plus, être Chaouch, c'est-à-dire exécuteurs des décisions
du Dey 18. L'explication de cette exclusive peut être double : d'une
part, en tant que Chaouch, ils seraient amenés à arrêter ou mettre
à mort des Turcs, ce qui porterait atteinte au sentiment de hiérarchie
raciale. D'autre part les Chaouch, vivant près du Dey, sont
détenteurs de secrets d'état qu'il convient de réserver à la minorité turque.
Il semble aussi que vers la fin du xvnr3 siècle, les Kouloughli
n'aient plus été portés sur les mêmes registres que les Turcs et aient
constitué, de ce fait, un corps particulier. Aucun d'entre eux ne
figure par exemple sur les registres de janissaires étudiés par Denys 19.
Colombe signale d'autre part une rubrique spéciale figurant sur un
registre de 1809 et intitulée : « des Kouloglous enrôlés par les Beys »,
ce qui confirmerait l'existence d'un régime spécial. En effet, les
Janissaires mis à la disposition des Beys figuraient de leur côté sur les
registres de Nouba20.
D'autre part, VAperçu historique... sur l'Etat d'Alger mentionne
au chapitre « organisation de l'Armée » un corps de Kouloughli, à
côté du corps des Janissaires, dont les officiers supérieurs étaient
d'ailleurs Turcs. Ce corps ne dépassait pas 5 000 hommes 21. Juche-
reau de St Denys confirme l'existence de ce corps indépendant, qui

17. Cano (Alonso), • Nouvel aspect de la topographie d'Alger (mss, trad.


Bonnaure), p. 191.
18. Venture de Paradis, op. cit., p. 93.
19. Denys, Les registres de solde de Janissaires conservés à la Bibliothèque
nationale d'Alger, in Revue Africaine, t. LXI, p. 19 et sq.
20. Colombe, Etude du recrutement de l'Odjaq d'Alger, in Revue Africaine,
t. LXXXVII, p. 169.
21. Aperçu historique... sur l'état d'Alger, Paris, 1830, pp. 192 et 195.
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE D'ALGER 87

combattit à Staoueli sous les ordres d'Ibrahim Aga22. Un argument


d'ordre psychologique vient renforcer cette quasi certitude : le mépris
dans lequel les Turcs tiennent toujours les Kouloughlis, ce que
constatait encore Shaler en 1825 23. Il parait difficile dans ces conditions
que Kouloughli et Janissaires aient pu cohabiter dans les mêmes
unités.
Mais cette situation diminuée où sont tenus les Kouloughli ne
va pas sans compensation matérielle. L'attribution des prébendes a
fait l'objet, en effet, d'une cote mal taillée où les Kouloughi trouvent
finalement leur compte; s'ils ne recueillent que les bribes du
Gouvernement central, ils ont en revanche licence d'exploiter les Beyliks,
c'est-à-dire les trois gouvernements régionaux qui composent la
Régence.
On trouvera ainsi de forts noyaux Kouloughli dans les
principales villes de l'intérieur : Tlemcen, Mascara, Mostaganem, Medea,
Miliana, Constantine, Bône, etc.. Parmi eux se recrutera le personnel
administratif et militaire des beyliks. Leur condition variait de ville
à ville. A Tlemcen, ils s'étaient presque constitués en communauté
indépendante. Si l'on en croit les documents espagnols de l'époque 24,
la ville comptait alors 10 000 habitants dont une majorité de
Kouloughli. La garnison de Turcs d'origine ne dépassait pas 50 hommes
et le pouvoir du Caïd Turc, chef théorique de l'agglomération,
s'exerçait uniquement sur les Juifs, et les Arabes n'appartenant pas à la
catégorie privilégiée des citadins de longue date, les Hadar, qui
jouissaient également d'un statut spécial.
Les Kouloughli de Tlemcen avaient leur divan particulier et
gouvernaient pratiquement la cité. En accord avec les Turcs, ils
étaient chargés de percevoir l'impôt dans des zones délimitées (les
Béni gnous, le Djebel Trara et les Benirafes), qui constituaient en
somme un petit état à leur usage personnel. Nous sommes moins bien
renseignés sur les Kouloughli de Médéa mais nous savons qu'ils
jouaient un rôle très important. Il en allait de même à Constantine
et à Biskra.

22. Juchereau de St Denys était sous-chef d'Etat Major du Maréchal de


Bourmont. Il eut entre ses mains les renseignements les plus complets sur la
composition de l'armée du Dey. Cf. Considérations... sur la Régence d'Alger.
Paris, 1831, p. 42, note 1.
23. Shaler, Esquisse de l'Etat d'Alger (trad. Bianchi). Paris, 1830, p. 45.
24. Tobalosso (Marquis de), Histoire d'Oran, mss B.N. Espagnol 34, 3219.
88 PIERRE BOYER l

Mais la concession la plus importante était incontestablement


la possibilité pour eux d'accéder à la dignité de Bey, autorité suprême
de ces gouvernements provinciaux. De 1700 à 1713, Constantine
compte 4 beys Kouloughli sur 5. En Oranie, Mostefa el Amr (1736-
1748) est également Kouloughli; un coup d'arrêt paraît cependant
avoir été porté à ces nominations de 1748 à 1780. Le seul bey
Kouloughli que l'on connaisse alors est Mohammed Debbah, bey de
Titteri (1768-1771). Les nominations reprendront à partir du dernier
quart du xviii6 s. En Oranie, les Kouloughli seront au pouvoir de
1780 à 1799 et de 1805 à 1812. Dans le Constantinois, de 1792 à
1795, de 1803 à 1807, de 1812 à 1815 et c'est un Kouloughli,
violemment anti-turc, El Hadj Ahmed, qui maintiendra jusqu'en 1837 la
souveraineté, théorique, du sultan de Constantinople sur le Beylik
de l'Est.
Mais parallèlement à cette politique de neutralisation des
Kouloughli évincés des postes clés, mais non des profits du régime, la
minorité turque amorce au début du xviii" siècle une étonnante
politique de restriction des naissances et de célibat, qui, à notre
connaissance, n'a jamais jusqu'ici été placée dans le contexte qui nous
intéresse.
De nombreux auteurs avaient signalé en effet les difficultés
administratives opposées aux Janissaires qui désiraient fonder un foyer :
une demande écrite devait par exemple être adressée au Kiaya, chef
adjoint de la Milice. Une fois marié, le janissaire se voyait pénalisé
de diverses façons; la plus voyante était la suppression de sa ration
alimentaire journalière.
Mais on donnait une explication militaire à cette mesure, le
marié étant réputé moins bon soldat. Pourquoi l'interdiction de
mariage fut-elle, dans ce cas étendue aux Deys ? A partir de 1720,
nul ne peut être élu Dey s'il est marié. Une autre explication a alors
été avancée : le Trésor héritait du Dey célibataire. La chose n'est
pas à négliger. Elle correspond parfaitement à ce que nous savons de
la politique du Beit el Mal, qui traquait, pour le Trésor de la Régence,
toutes les fortunes trop voyantes.
Mais personnellement, nous voyons également là le désir de
stopper la croissance numérique de la caste des Kouloughli en
poussant les janissaires au célibat; et parallèlement de limiter leur
croissance politique en évitant de voir, dans le cas d'un Dey marié,
des Kouloughli sur les marches du trône. Le résultat de cette poli-
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE d'ALGEB 89

tique, quelqu'en soit l'interprétation, fut de stopper radicalement la


croissance démographique des Kouloughli. D'autant plus que
l'éviction depuis 1674 des Kouloughli de la 2e génération empêchait toute
croissance interne.

LES REVOLTES KOULOUGHLI AU XVIIP SIECLE

Ce modus vivendi du xvni6 siècle ne devait pas pour autant être


de tout repos.
L'arrêt constaté dans la nomination de Beys Kouloughli entre
1748 et 1780 apparaît comme une conséquence du renouveau de
l'esprit de rebellion de ce groupe qui se manifeste par la grande
révolte de Tlemcen.
Les jugements les plus divers ont été portés sur cette dernière;
les historiens ne sont d'accord ni sur les dates de l'événement ni
sur ses mobiles.
Pour l'abbé Barges, elle commence en 1738 et se termine sous
le règne d'Othman, Bey de Mascara de 1747 à 1760 25. Grammont la
place en 1746 et croit que le Dey Ibrahim Koutchouk la noya dans
le sang deux ans plus tard26. Mercier enfin pense qu'elle dura de
1736 à 1755/59, date approximative de reprise de la ville par
Othman bey2T.
Même incertitude sur le caractère de la révolte. Pour Barges
et Mercier, il ne s'agit que d'une action locale réglée localement.
Pour de Grammont, au contraire, les Kouloughli de Tlemcen avaient
partie liée avec les Kouloughli d'Alger et leur mouvement ne tendait
rien moins qu'à une révolte générale. Ibrahim Koutchouk s'apprêtait
à ordonner le massacre des Kouloughli lorsqu'il mourut. Grammont
laisse entendre qu'il fut empoisonné par des Kouloughli, au courant
de son projet.

25. Barges (Abbé), Complément de l'histoire des Béni Zeigan, rois de


Tlemcen. Paris, 1887, p. 498.
26. Grammont (de), Histoire d'Alger sous la domination turque. Paris,
1887, p. 303.
27. Mercier (E.), op. cit., p. 375 et sq.
90 PIERRE BOYER

Personnellement, nous pensons qu'il y eut deux actions différentes.


D'une part, la révolte, pour des raisons locales, des Kouloughli de
Tlemcen, qui, maîtres de la ville, se bornent ensuite à la défensive;
et, d'autre part, les intrigues politiques des Kouloughli d'Alger.
Il est certain, en effet, que ces derniers participèrent largement
à toutes les intrigues qui bouleversent le Gouvernement de la Eégence
au milieu du xviii6 siècle.
Dès sa nomination, le successeur d'Ibrahim Koutchouk,
Mohammed ben Bekr, tenta de remettre les choses au point, en promulgant
un nouveau règlement (Ahad Aman), daté du 23 djoumada el ouahad
de 1162 (1748). Ce texte ordonnait à chacun de rester à sa place et
de ne s'occuper que des affaires relatives à sa charge. Il réglait dans
le même esprit le problème des Kouloughli en confirmant leurs droits
élémentaires : les enfants des Janissaires pourraient être janissaires,
les enfants de Spahis, spahis, etc. 28.
Mais, dans sa confusion due peut-être à une mauvaise traduction,
il ne dit rien de la vocation à l'avancement des Kouloughli. Ceux-ci
ne furent certainement pas satisfait de cette réglementation bien
moins libérale que celle de Chaban Dey ; aussi les retrouve-t-on bientôt
à l'œuvre.
Ils forment la masse de manœuvre du complot ourdi par le Khas-
nadji Si Ali, qui ne tend rien moins qu'à créer une dynastie
héréditaire après avoir écrasé la Milice. L'assassinat inattendu de
Mohammed (1754), amenant un retour en force des Turcs d'Asie, mit
fin à leurs espoirs29.
Ces réactions, bien que mal connues, paraissent très différentes
de celles du xvii* siècle. Les Kouloughli n'agissent que pour défendre
des privilèges locaux, comme à Tlemcen; ou pour appuyer un clan
turc, comme dans le complot du Khasnadji Si Ali.
Ils semblent avoir renoncé à « chasser l'étranger », comme au
siècle précédent.
Faute de documents, nous ne pouvons qu'émettre des hypothèses
pour expliquer ce changement d'optique. D'abord le point de départ

28. Devoulx, Ahad Aman..., in Revue Africaine, t. IV, p. 211 et sq.


L'auteur ne donne malheureusement pas la référence précise du document
«conservé à la Bibliothèque d'Alger».
29. Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Mémoires et Documents,
Algérie XIII, fol. 263 V» et sq.
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE D'ALGER 91

n'est pas le même. Les Kouloughli n'ont plus la même puissance :


l'éloignement des grandes charges limite leurs possibilité d'action,
et en même temps la relative libéralisation des profits neutralise les
nantis. Notons aussi la scission interne, signalée dès 1674, qui se
fait entre Kouloughli de la 1er génération, ayant accès à certaines
charges, et Kouloughli de la 2e génération qui retombent dans la masse
des Indigènes. Enfin c'est là le résultat de la politique de la
dénatalité : loin d'augmenter, la population kouloughli active, celle de
la lve génération, se maintient tout au plus. On ne dénombrera
guère plus de 15 000 Kouloughli, en 1830 30. D'autre part, ils n'ont
plus affaire à l'hostilité virulente d'une Milice turque omnipotente
qui ne leur laissait d'autre issue que la révolte. Si les nouveaux
maîtres de la Kégence, les Deys, ne se font guère d'illusion sur leurs
sentiments profonds, ils ne peuvent se passer d'eux. Au xviii* siècle,
en effet, le Beylik substitue aux profits déclinants de la course une
exploitation plus poussée des tribus. Or, sans les Kouloughli, il est
difficile aux Deys de tenir les provinces, avec les seuls 16 000 Turcs,
rassemblés en majorité à Alger, et dont près du tiers est impropre
au service en campagne. Autre motif de ménagement : les Kouloughli
constituent des alliés naturels à la disposition du Dey chaque fois
qu'il se trouve en conflit avec la Milice. D'où une alliance honteuse
qui se perpétue jusqu'au début du xixe siècle entre les Dey et les
Kouloughli, et qui détourne ces derniers de solutions extrêmes31.
D'ailleurs, dans le cadre même de la domination turque, les
Kouloughli auront in extremis leur revanche. Déjà, en 1808, ils
avaient empêchés le pillage de la ville d'Alger par les Janissaires
déchaînés, et facilité la répression conduite par Omar Aga. En

30. Il n'existe bien entendu aucun recensement. Venture de Paradis, op.


cit., p. 168, rapporte que le Mémoire de Ricaud, ingénieur au service de
l'Espagne, évaluait leur nombre en 1754 à 10 000. Il le ramène à 6 000 à la
fin du xviii* s., compte tenu des ravages provoqués par la grande peste de
1785. Shaler en revanche, op. cit., p. 44, les estime vers 1825 à 20 000. Ce
chiffre est repris dans V Aperçu... de l'Etat d'Alger, p. 117, et par Carette in
L'Algérie (Coll. l'Univers). Paris, 1850, p. 107. Juchereau de St Denys avance
celui de 30 000, op. cit., p. 43.
Personnelement, les recoupements faits à l'aide de chiffres, partiels il est
vrai, provenant des Tableaux des Etablissements Français... de 1837 à 1845,
nous portent à ne pas dépasser 15 000.
31. Il semble que les Kouloughli aient fait l'objet d'une surveillance
particulière. Une rubrique d'un registre étudié par Colombe, op. cit., p. 168,
est intitulé : € Koul Oglous partis en voyage d'affaires le 20 redjeb 1219 »
(1804).
92 PIERRE BOYER

1817, ils allaient contribuer à l'abaissement définitif de la Milice,


qui dès lors abandonne toutes ses prétentions au gouvernement du
pays. Avec leur complicité, et celle des contingents kabyles, le Dey
Ali Khodja transportait le trésor à la Casbah, et annonçait son
intention de faire rentrer les Janissaires dans le rang. Ces derniers,
renforcés par le retour de la Mehalla du Constantinois, s'avancèrent
sous Alger pour en chasser le Dey; mais celui-ci ayant organisé une
armée de 6 000 Kouloughli, encadrée par les Turcs fidèles, soutenue
par les contingents Zouaoua, écrasa les janissaires. 1200 d'entre eux
périrent dont 150 bouloukbachi ou oda-bachi. Les survivants
implorèrent l'aman. Beaucoup regagnèrent la Turquie.
De 1817 à 1830, l'Odjaq, péniblement reconstitué, ne fut plus
qu'une force armée médiocre, où se conservait, dans une amère
nostalgie, le souvenir des « Grands et Magnifiques Seigneurs »,
comme les Consuls chrétiens nommaient les Janissaires d'antan.

**

Nous sommes les premiers conscients de ce que ce tableau du


problème kouloughli, de la fin du xvr* siècle au début du xixe siècle,
a de fragmentaire. Les sources nous font défaut et il est à souhaiter
que la publication de documents nouveaux permette de le
compléter. Néanmoins, pour l'instant, ses grandes lignes ne paraissent
pas devoir être remises en cause.
Cette masse de métis, intermédiaire entre les maîtres du pays,
les Turcs, et les sujets, les Algériens, met assez longtemps à se
constituer en classe distincte, n'en sentant pas la nécessité du fait du
partage équitable du pouvoir. Mais à partir de 1587, elle se voit
peu à peu tenue en suspicion par l'élément turc de la Milice qu'elle
affronte ouvertement en 1596. La détérioration des rapports se
poursuit jusqu'en 1629, date de la grande crise. Poussés semble-t-il à bout
par la politique tendant à écarter du pouvoir les non-Turcs, les
Kouloughli se soulèvent, contre « l'étranger » et trouvent de larges
appuis dans les autres couches de la population. Vaincus à Alger,
ils continuent la lutte aux côtés des Kabyles mais sans plus de
succès. Cet échec marque pour un temps le rejet des Kouloughli
hors de la caste des privilégiés.
LE PROBLÈME KOULOUGHLI DANS LA RÉGENCE d'ALGEB 93

Cependant, nous assistons vers la fin du siècle à une remontée


de leur influence. Pour des raisons diverses le Dey Chaban rétablit
à la fin du xvir5 siècle l'égalité entre Turcs et KouloughlL Egalité
de droit mais non de fait
Néanmoins, au xviii* siècle, les Kouloughli voient leur sort
s'améliorer. S'ils restent écartés des hauts postes du gouvernement,
ils ont libre carrière dans les beyliks.
La méfiance, voire la haine réciproque, subsiste pourtant entre
Turcs et Kouloughi; mais il semble que la classe des Kouloughli
ait perdu à la fois de sa vigueur et de sa cohérence. Sans doute
l'étonnante politique de limitation des naissances n'est-elle pas
étrangère à cet affaiblissement. Les Kouloughli se contentent d'appuyer
les actions hostiles à la Milice. Si cette attitude provoque les
rebellions locales (Tlemcen), elle favorise surtout les efforts des' Deys
pour se débarasser de la tutelle anarchique de l'Odjaq. La révolution
de 1817 sera l'aboutissement de cette longue lutte. Cet événement \
ouvrait aux Kouloughli la possibilité de devenir les cadres d'un
état national. Les bouleversements de 1830 ne permirent pas de
vérifier cette hypothèse. Néanmoins, le comportement des Kouloughli,
après 1830, — qui s'alignait sur celui qu'ils eurent tout au long du
xviii* siècle —, laisse penser que ce concept leur était devenu
étranger.
Chaque groupement kouloughli tenta en effet de régler ses
problèmes sur le plan local, nous combattant ou passant à notre service
selon les circonstances. Et si le kouloughli Ahmed Bey s'efforça de
constituer un état dans le Constantinois ce ne fut pas en tant
qu'algérien, mais comme fidèle représentant du Sultan, auprès de qui il
sollicita le titre de Pacha en 1833.82
En réalité, les Kouloughli étaient trop liés au système turc
pour concevoir un autre cadre d'action. L'attitude des Arabo-Berbères
à leur égard prouva d'ailleurs que la masse les considérait comme
des anciens maîtres détestés, au même titre que les Turcs. Les
démêlés d'Abd el Kader avec les Kouloughli de Tlemcen ou des
Zouathna sont probant sur ce point, et permettent de porter un juge-
ïnent politique.

32. Temimi (A.), Trois lettres de Hadj Ahmed, beg de Constantine, à la


Sublime Porte in Revue de l'Occident Musulman, t. 3, pp. 141 et 144.
94 PIERRE BOYER

Les Kouloughli gardèrent toujours la mentalité de privilégiés


cherchant seulement à accroître leurs privilèges. Faute d'avoir su
se faire l'interprète des populations locales auprès des Turcs, ils ne
purent jouer le rôle des créoles et des métis de l'Amérique espagnole.

Pierre BOYER
Archives d'Outre-Mer,
Aiœ-en-Provence

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