Vous êtes sur la page 1sur 4

122 die welt des islams 54 (2014) 122-125 book reviews

Felix Konrad
Der Hof der Khediven von Ägypten. Herrscherhaushalt, Hofgesellschaft und Hofhal­
tung 1840-1880. Würzburg: Ergon, 2008. xx + 501 pp., ISBN 978-3-89913-597-8.

En 1839, il était facile pour deux touristes américains de rencontrer et d’observer,


sans être particulièrement introduits, Méhémet Ali à Ra’s al-Tîn. Trente ans plus
tard, les soirées chez le khédive Ismâ‘îl étaient parées de tout le décorum et
l’apparat européen. Entre temps, les souverains d’Égypte, d’abord vâlî jusqu’en
1867, étaient devenus khédives (khidîv), et s’étaient donné une identité dynas-
tique. C’est ce processus de construction d’un État dynastique, à l’origine de la
monarchie égyptienne, qu’étudie Felix Konrad. De cette société d’élites turco-
ottomanes groupées par des liens personnels et hiérarchiques d’interdépendance
au souverain et à sa famille, il montre la complexité, les évolutions différenciées
– aux rythmes contrariés parfois – mais finalement convergentes vers un État
davantage bureaucratique qui ouvre peu à peu une place aux classes montantes,
formées par l’école moderne, l’administration et l’armée, des notables arabo-
égyptiens. Jusqu’à la fin de la période, pourtant, les liens personnels d’intisâb se
maintiennent et prennent d’autres formes, sous l’impulsion fondamentale du
khédive Ismâ‘îl (r. 1863-1879).
La thèse de Felix Konrad, dirigée à Berne par Reinhard Schulze, est fondée
sur un imposant corpus de sources, en turc ottoman, en arabe et en langues
européennes, et situées au Caire, à Paris, à Londres et Durham : archives surtout,
mais aussi nombreuses sources imprimées, mémoires nombreux, récits de
­voyage, presse. Une telle conjonction de sources évite à F. Konrad autant
l’égyptocentrisme crypto-nationaliste que la fascination excessive pour les
modèles ottomans. Soulignons la quasi-coïncidence de la publication de la
thèse de F. Konrad avec celle de deux importantes thèses en français sur des
sujets proches, que n’a pu consulter l’auteur, vu la date de sa soutenance : le
puissant monument d’érudition d’Olivier Bouquet (Les Pachas du Sultan. Essai
sur les agents supérieurs de l’État ottoman, 1839-1907, Louvain, Peeters, 2007), et
l’étude subtile et audacieuse de M’hamed Oualdi (Esclaves et maîtres. Les
Mamelouks des beys de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880. Paris, Publications
de la Sorbonne, 2011).
F. Konrad renvoie évidemment à Norbert Elias (Die höfische Gesellschaft,
Neuwied, 1969), et aux nombreuses études qu’il a suscitées sur la société de cour
en Europe occidentale à l’époque moderne. L’auteur pose quelques concepts
venus d’Elias (Cour, tenue de la Cour, société de Cour, Herrscherhaushalt) en
introduction, mais ne s’attardera plus guère dans le reste de l’ouvrage à une
discussion théorique, y compris des limites de Norbert Elias, ou plus exacte-
ment de la pertinence (ou non) de l’application de sa sociologie aux sociétés du
ISSN 0043-2539 (print version) ISSN 1570-0607 (online version) WDI1

die welt des islams


© koninklijke brill nv, leiden, 2014 | doi 10.1163/15700607-00541p06 54 (2014) 122-125
book reviews 123

Moyen-Orient. La suite de la thèse est donc plutôt un inventaire clair, admira-


blement documenté, qui suit les catégories définies par Elias (Rangordnung-
bien qu’il n’existe pas en Égypte, rappelle Konrad, de noblesse de naissance ;
étiquette et prestige, cérémonial, fêtes de cour, train de vie). Peut-on d’ailleurs
transposer toutes ces catégories vers l’Égypte ?, se demande Konrad. Il n’existe
pas, en effet, de terme arabe pour traduire «  Cour », au sens où on l’entend en
Europe : on évoque la dâ’ire, le bayt, le sarây ou le qasr… Le terme balât, avec le
sens de Cour, n’apparaît que sous le roi Fu’âd, donc après 1923.
Les élites égyptiennes étaient d’abord turco-ottomanes ; les dhawât – c’est-
à-dire les pachas et les beys – étaient au dessus des effendi, jouissaient de priv-
ilèges fiscaux et légaux, de positions de prestige, dominaient l’armée et la haute
administration : fortement ottomanisés et aux origines variées, ils n’étaient pas
d’abord déterminés par des critères ethniques mais socio-culturels (et linguis-
tiques, puisqu’ils parlaient le turc), réunis par leur loyauté envers la dynastie
égyptienne. Hors des dhawât, les notables citadins, comme les négociants, les
ulémas, les cheikhs soufis, les notables ruraux sont exclus de la participation
politique et relèvent d’un enracinement local arabisé : ils jouent plutôt le rôle
d’une sub-élite (Toledano) arabo-égyptienne dont le rôle majeur en province
est sans doute sous-évalué par les sources. A eux s’adjoint la catégorie intermé-
diaire des officiers moyens et des effendis (afandîya), ouverte aux possibilités
d’ascension sociale, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Le chapitre II rappelle comment s’affermit peu à peu la dynastie, avec la
diversification du household de Méhémet Ali en plusieurs rameaux dynastiques
concurrents. Ismaïl obtient du sultan la primogéniture, en 1866, en faveur de
son fils aîné Mohammed Tevfik, excluant dès lors Mustafa Fâzil, désormais son
opposant. Il obtient également le droit de conférer le titre de pacha à des per-
sonnages de la hiérarchie civile et militaire ; et enfin, en 1867, ce titre tant con-
voité de khédive. Le chapitre III décrit précisément et minutieusement le
household du souverain : sous Méhémet Ali et ‘Abbâs, il s’inscrit encore dans la
suite des élites militaires du XVIIIe siècle, encore appelés mameloukes, compte
en réalité de nouveaux membres. Les liens personnels dominent dans le selam­
lik, divisé entre le bîrûn et l’enderûn. Mais le recrutement des mamelouks,
encore courant dans les années 1840, disparaît après la mort de ‘Abbâs, car ni
Sa‘îd ni Ismâ‘îl n’avaient pu constituer un corps de mamelouks sous ‘Abbâs qui
s’en était fait un monopole. Dans le harem fortement hiérarchisé, la mère du
khédive joue le même rôle que la vâlide sultane à Istanbul. Quant au birûn, il
est structuré selon les emplois (utile tableau des titres et fonctions, en turc p.
63 pour la période 1825-1850) : beaucoup de ces emplois, titres et fonctions
disparaissent ensuite. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le household n’est

die welt des islams 54 (2014) 122-125


124 book reviews

plus lieu de formation et de socialisation des mamelouks, des pages (ghilmân)


– qui disparaissent – ou même des fils comme il l’était auparavant. Les écoles
d’État y pourvoient. Les services de l’enderûn perdent de leur sens, tandis que
l’administration d’État s’émancipe de la structure du household et que la ma’îyet
i seniye prend un autre sens, de plus en plus technocratique et bureaucratique,
devenant sous Ismâ‘îl, la « maison civile et militaire » (en français dans le texte).
Finalement, conclut Konrad (p. 128-130), l’effacement de l’enderûn (harem
excepté) aura entraîné ipso facto celui du birûn à un moment où il s’agit aussi
d’entrer dans des relations avec les cours européennes.
Le chapitre IV, sans doute le plus remarquable du livre, se penche sur la
société de cour à proprement parler, en partant du noyau dynastique, la famille
(familya) de Méhémet Ali. La synthèse précise qui suit est un apport fondamen-
tal à l’histoire de la famille au Moyen-Orient. En 1873, coup de maître, les quatre
mariages célébrés (ses trois fils et une fille) permettent au khédive Ismâ‘îl d’allier
quatre rameaux dynastiques au sien : on parle désormais de « sang royal », on
épouse des femmes libres et enfin on devient (nécessairement, vu le rang de
l’épouse) monogame….
Après le cercle restreint de la famille, les tenants des plus hauts offices de
cour sont ensuite étudiés par Konrad qui souligne la difficulté à recueillir des
matériaux prosopographiques constants (précisément les données proso-
pographiques recueillies par Olivier Bouquet dans sa thèse). Une liste des
favoris de Sa’îd et surtout d’Ismâ‘îl suit, avec des notices biographiques passion-
nantes, surtout celle d’Ismâ’il Siddîq Pacha, frère de lait d’Ismâ‘îl, ministre des
finances dont l’ascension fut aussi spectaculaire que la chute en 1876. Des
notices de ces hommes de pouvoir, on peut retenir à la fois l’importance des
liens de parenté (de sang ou de lait), des liens matrimoniaux (le mariage des
dhawât avec des cevâri, esclaves affranchies venant du harem du vice-roi, reste
un lien fondamental d’intisâb jusque dans les années 1870) ; leur formation
éclectique, la présence d’Européens, et le modèle des liens de Cour qui prévaut
tout de même jusqu’au dernier quart du XIXe siècle. La proximité avec le sou-
verain reste la clé : en Égypte, « tout le monde est courtisan », écrit un Français,
professeur de Tavfik.
Au-delà de ces cercles restreints, les notables égypto-ottomans copient les
modèles de la Cour. Plus bas dans la hiérarchie sociale, les bureaucrates et
afandîya se développent considérablement sous Ismâ‘îl. Au-delà, enfin, l’élite
arabo-égyptienne n’avait guère d’accès à la cour. Le souverain pose facilement
au bienfaiteur, octroyant décorations (p. 244), ordres, titres (les pachas se mul-
tiplient sous Ismâ‘îl, p. 240), terres ib‘âdiye, exemptes de taxes, dans les années
1860, à la place de pensions, ou terres ‘uhde baillées à un heureux élu (pas tou-

die welt des islams 54 (2014) 122-125


book reviews 125

jours ravi). Un tableau remarquable (p. 258-259) montre l’accroissement consi-


dérable de la propriété terrienne des membres de la famille d’Ismâ‘îl (dont les
femmes) sous son khédiviat. Le personnel du household reçut également des
terres.
Le chapitre V se tourne enfin vers le cérémonial d’État, les spectacles et fes-
tivités, l’étiquette et le rituel, avec un protocole introduit sous ‘Abbâs, sur
l’exemple d’Istanbul. A partir de 1869, la Vâlide Pasha reçoit aussi, comme le fait
la Vâlide Sultane à Istanbul. Des fêtes traditionnelles comme les circoncisions
des princes s’estompent après celle d’Ilhami, fils de ‘Abbâs, en 1849. Les mariages
des enfants d’Ismâ‘îl, en 1873, constituent en revanche le plus important événe-
ment de cour de de l’Égypte moderne, après l’inauguration du canal de Suez.
Les spectacles de cour (théâtre, ballets, banquets, bals, soirées dansantes)
posent des problèmes inédits : par exemple, comment inviter suffisamment
d’hôtes qui peuvent danser à l’européenne, sachant que l’on manquera inévi-
tablement de dames pour les danses ? On en arrive à recruter des touristes.
Une conclusion finale (p. 445-448) reprend les conclusions partielles
(Zwischenfazit), claires et fermes, des différents chapitres. Le livre s’achève avec
un utile glossaire de mots turcs, avec leur équivalent arabe; un plan du Caire où
sont situés les différents palais ; une bibliographie dont on retiendra notam-
ment la liste des archives ; enfin plusieurs index. Le tout fait du livre de Konrad
un des ouvrages de référence pour écrire sur l’Égypte du XIXe siècle, sur les
khédives, et notamment sur le règne d’Ismâ‘îl. Quant à la sociologie d’Elias
appliquée au Moyen-Orient, on soupçonne en lisant ce solide ouvrage, souvent
passionnant, que nous n’en sommes ici qu’au début d’une longue entreprise.

Catherine Mayeur-Jaouen
Paris
mayeur-jaouen@wanadoo.fr

die welt des islams 54 (2014) 122-125

Vous aimerez peut-être aussi