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VICTORIA OCAMPO

5 3 8 1 7 1

ï. E

EDITIONS DES LETTRES FRANÇAISES


SAN MARTIN 689 J U R BUENOS AIRES

1942
Il a été tiré

à part 30 exemplaires

sur papier W h at m an

Imprimé en Argentine

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous pays.

Copyright by Lettres Françaises


T A B L E
PAGE

Avertissement 7
Dédicace 9
U n critique en action 21
Enfance 28
Années d'entraînement 34
La révolte arabe 41
Les sept piliers 46 •
Le moi haïssable 51
U n étrange soldat H
Scrupules
La dédicace des Sept piliers 69
Ascétisme ®3
Homosexualité 88
La chair
Foi, amour et volonté 105
Les machines et la musique 110
Contrastes
Scrupules et ambitions 116
Esclavage volontaire 123
La retraite 128
Humour 133
Dernières années 136
^ La f i n 140
AVERTISSEMENT

Je n'ai jamais cessé d'écrire en français. Je n'ai


jamais publié que des traductions plus ou moins
fidèles de ce que j'avais écrit dans cette langue.
J'ai cru devoir m'infliger ce supplice et cette dé-
formation parce que je vivais dans un pays —le
mien— de langue espagnole et parce que je m'a-
dressais à son public. Aujourd'hui, pour la pre-
mière fois depuis De Francesca à Beatrice, je me
résous à publier un livre dans le texte original.
Il se trouve augmenté de nombreuses notes et ci-
tations qui n'ont pas pu prendre place dans la
traduction espagnole déjà sous presse à ce mo-
ment. J'ai cru enfin devoir introduire dans le
développement des sous-titres destinés à mieux
marquer les différents thèmes abordés.

Y. O.
13 Novembre 1942.
A ROGER CAILLOIS

Avec qui j'ai


parlé pour la première fois des Sept piliers
de la sagesse sur une route de France,
quelque part entre Paris et Reims.

Parce qu'il m'a


encouragée à écrire ces pages, faible signe
d'une admiration qu'il partage, dont il
fut le principal confident et le meilleur
interprète.
Il nous demanda de l'appeler T. E.,
disant que c'était la seule partie de son
nom qui lui appartenait vraiment et que
ceux qui l'aimaient devaient l'appeler
ainsi.
FLORENCE DOUBLEDAY
T. E. Lawrence by his friends
Nous étions une armée concentrée en
elle même, sans parades, ni gestes, dé-
vouée à la liberté, la seconde des croyan-
ces de l'homme, propos si vorace qu'il
dévora toute notre force, espoir si trans-
cendant que nos ambitions premières se
flétrirent sous son éclat.

Les sept piliers de la sagesse


Ch. I

T ^ATTRAIT qu'ont pour nous certaines contrées


^ ne provient pas de leur pittoresque ni de
leur richesse, mais d'un mystérieux rapport. Leur
caractère, leurs dimensions semblent le reflet de
je ne sais quel paysage intérieur qui s'éclaire en
nous lorsque nos yeux, ouverts ou clos, deviennent
aveugles à ce qui les entoure. Et parfois l'atmos-
phère interchangeable de ces deux régions, distinc-
tes et jumelles, s'accorde en termes si précis que
nous ne savons plus laquelle des deux copie l'autre.
Les grandes plaines — pampas chez nous —
ne peuvent être préférées que par ceux qui y goû-
tent

"The pleasure of believing ail we see


"Is boundless, as we wish our soûls tohe. . . ^

T. E. Lawrence aimait la plaine de cette façon-


là. Elle l'avait conquis par sa démesure et ses allu-
sions à l'infini. Et dans sa jeunesse il citait ces
vers de Shelley pour expliquer sa préférence. Je
la souligne dès maintenant car elle est révélatrice,
comme la plupart des préférences, et ce fil con-
ducteur n'est pas de trop lorsqu'il s'agit de péné-
trer dans un labyrinthe où Lawrence même avait
de la peine à se retrouver.
C'est à travers leurs préférences que vivants et

1 "Le plaisir de croire que tout ce que nous voyons - est illimité
comme nous désirerions que fût notre âme".
morts novis font signe pour se faire reconnaître de
nous, pour que nous sachions à quoi ils ressemblent,
où ils vont nous conduire et dans quels obscurs
recoins de leur conscience ils gardent leurs plus
limpides trésors. Mais ces signes sont chiffrés. On
ne peut en saisir le sens que lorsqu'on connaît
par coeur la clef du code.
Les préférences que nous partageons avec un
être sont le terrain propice à notre rencontre. A.
W. Lawrence avait cette idée en tête quand il en-
treprit la tâche compliquée de faire connaître au
public, sous ses multiples facettes, le génie de son
frère Pour y arriver, il demanda à ceux qui
avaient le mieux connu cet homme contradictoi-
re, d'écrire quelques pages sur lui et de se borner
strictement à l'aspect de cette personnalité qui
les avait frappés, ou avec lequel ils avaient eu le
plus de contact personnel et d'affinités. L'idée
était excellente et le livre qui en résulta le prouve.
La mère du Colonel Lawrence nous y parle d'un

1 "T. E. Lawrence by hh friends", Edited by A. W . Lawrence.


Jonathan Cape.
enfant, le sien. Puis il y a les camarades d'école
et d'université; et ceux avec qui il travailla com-
me archéologue; et ceux avec qui il fit la guerre;
et ceux avec qui il parla de littérature, de musi-
que, d'impression de livres, de politique, de "speed
boats". Chacun d'eux a vu son Lawrence, depuis
Allenby et Wavell, ses chefs, jusqu'à Bernard
Shaw, David Garnett, Winston Churchill, Jona-
than Cape, Forster, Lord Halifax et tant d'autres.
J'entretiens l'espoir d'éditer un pendant de ce
livre avec la collaboration d'un groupe d'amis pos-
thumes de Lawrence, amis de ce qu'il a laissé de
lui-même dans Les sept piliers de la sagesse et
dans ses Lettres. Ces pages ne sont qu'une pré-
paration de ce projet, une entrée en matière pour
cette oeuvre qui ne peut naître que d'une coopé-
ration spirituelle.
U n jour, à un déjeuner dans une grande am-
bassade, le hasard me fit découvrir que mon voisin
de table avait connu, en Egypte, le Colonel Law-
rence. Ma joie et mon attente furent prompte-
ment déçues, car cet anglais sans malice ne sut
me faire de son illustre compatriote qu'une pâle
et vague description. D'ailleurs il ne le trouvait
pas non plus très illustre. Lawrence était, pour
lui, un soldat ayant rendu, comme d'autres, cer-
tains services à sa patrie, et un écrivain ayant ra-
conté, comme d'autres, des batailles. Je n'insistai
pas sur ce sujet, voyant que j'avais à faire à un
homme dépourvu d'imagination. Mais cette
expérience me consola un peu d'avoir été contem-
poraine de Lawrence sans l'avoir vu. Je venais
d'avoir la preuve que d'autres avaient eu la mal-
chance de le voir sans le rencontrer. Pouvais-je me
plaindre d'être parmi ceux qui ont eu la chance
de le rencontrer sans le voir?
Je l'ai rencontré dans les livres, dans la musique
qu'il préférait. Mais je l'ai surtout rencontré dans
la plaine, dans cette plaine où il cherchait tour à
tour à se perdre et à se retrouver et qui devint
si vite pour lui le désert. "The desert, whose daily
sparseness gave value to every man". ^

1 "Le désert où la constante raréfaction donne une valeur à


chaque homme". Les passages cités de T . E. Lawrence ont été traduits
Dans ces vastes étendues sans relief le centre
nous suit, nous poursuit, quelle que soit la direc-
tion de nos pas. Nous ne pouvons pas nous en
évader. Il est toujours où nous sommes, si mêlé
à nous, tombant si d'aplomb sur notre tête qu'il
disparaît hors de nous comme notre ombre à midi.
C'est nous-mêmes qui sommes le centre. Mais un
peu comme si nous n'étions, à midi» que l'ombre
de notre ombre: l'ombre d'un rien, effacé par le
soleil. Nos allées et venues se sentent annulées,
car le centre se déplace avec noiis et l'horizon reste
par conséquent à la même distance. Il nous en-
cercle et s'offre à noios de tous côtés, docile et
sans obstacles apparents. Il s'offre à nous pour
nous désespérer de l'atteindre. Pourtant, nous
allons toujours vers lui, le sachant hors de notre
portée; n'accordant ni une pensée, ni un regard
à des buts plus prochains. Condamnés à ce centre,
en nous, qui nous immobilise sans tuer un élan

par moi. Par exception, j'ai utilisé pour les textes tirés des Sept piliers
la traduction de M. Charles Mauron (Paris, Payot, 1930), mais
jamais sans l'avoir confrontée avec l'original et rectifiée quand il en
était besoin.
qu'aucune visible barrière de montagnes ne dé-
courage. L'immensité nous environne d'un vide
plein de départs; elle ne nous cache rien. Pas mê-
me cet horizon bleu qui met autour de la terre
infranchissable son anneau de ciel. Et nous tou-
jours au centre, libres de parcourir à notre guise
cette étendue qui fait refluer vers nous la soli-
tude. Libres. Mais libres de quoi?

Habillé de blanc comme un arabe, portant


autour de la tête une cordelette de La Mecque
or et rouge et une dague d'or à la ceinture, T. E.
Lawrence abreuvé de désert disait un jour à ses
hommes que "ce que l'humanité appelait échec
était la liberté accordée par Dieu". Au moment
où il les prononçait, peut-être ne croyait-il pas
entièrement à ses paroles.
Mais, par la suite, il dut se les répéter, car son
triomphe f u t un échec pour lui et il crut décou-
vrir dans l'échec le seul moyen de s'approcher, sur
la pointe des pieds, de la source même de cette
liberté, que les honneurs, les conquêtes et la gloire
menaçaient de tarir.
En racontant brièvement l'histoire de cet
homme, je ne prétends pas décrire le chef victo-
rieux ni l'auteur génial (à d'autres l'analyse mi-
nutieuse de ses combats et de sa prose). Je veux
surtout suivre le développement en lui d'un con-
flit moral dont le crescendo ne f u t interrompu
que par la mort.
Peut-être le tort de Lawrence fut-il de se com-
plaire à trop de refus. Mais peut-on appeler tort
ce qui f u t sans doute son dharma?
Comme celle d'Arjuna sur le champ de bataille,
son âme était désemparée. Rien ne pouvait dissi-
per l'anxiété qui la paralysait. Comme Arjima,
Lawrence ne désirait plus ni victoire, ni royauté,
ni volupté.
C'était un habitant des grandes plaines. Et
c'est dans cette région, peuplée d'absences, que
notre rencontre eut lieu.
U N CRITIQUE E N A C T I O N

C ERTAINES caractéristiques morales se dessi-


nent plus nettement parfois que la courbe
du sourire ou l'inflexion de la voix qui les ac-
compagne et les accuse. Ces caractéristiques sont
si massives chez Lawrence que ses divers amis
en ont senti l'impact de façon uniforme. Tous
tombent d'accord pour souligner son culte de la
liberté, son horreur de l'injustice, son courage,
sa résistance physique, son intégrité morale; son
génie critique, analytique et descriptif en tant
qu'écrivain; sa rapidité de décision et sa lucidité
dans le combat en tant que chef; sa réserve,
l'ascétisme de ses moeurs, ses scrupules de cons-
cience en tant que personne. Il eût été aussi dif-
ficile de diverger sur ces points que sur la cou-
leur des yeux de Lawrence, d'un bleu inaltéra-
ble, ou sur sa taille, petite et mince. Certains
traits peuvent sembler prédominants à quelques-
uns; les interprétations et les nuances peuvent
varier selon l'angle et l'éclairage. Il peut mê-
me y avoir des interprétations malveillantes, et
des nuances fausses. Mais ces jugements ne peu-
vent venir d'une critique désintéressée et lucide,
et je n'ai jamais cru à la clairvoyance de l'inimitié,
ni à la sagacité de l'envie.
L'auteur des Sept piliers de la sagesse, "The
uncrowned King of Arabia" n'échappa ni aux
détracteurs, ni aux hero-worshipers. Il était trop
haut placé pour cela. Mais ses vrais amis virent
à la fois ses qualités et ses défauts, ses exploits et
ses aveuglements, son génie et ses limitations. Et
c'est Lawrence qui leur apprit à les voir. Car per-
sonne ne parla avec plus de dureté de ses faiblesses
que lui. Personne ne f u t à la fois acteur et specta-
teur de sa vie au degré où il le f u t . Et le spectateur
était impitoyable avec l'acteur comme l'acteur
était cruel avec le spectateur. Si l'acteur se per-
mettait un geste qui n'était pas juste, qui n'était
pas fidèle à la vérité et d'accord avec la circons-
tance, le spectateur lui jetait son mépris à la face;
si le spectateur se permettait un mot qu'aucun ges-
te de l'acteur n'accompagnait et ne justifiait, l'ac-
teur ricanait avec amertume. Lawrence a dit
dans une de ses lettres: "We should not, in
thought, pass the bounds we set ourselves in deed :
or our ideas will not ring true". ^ C'était une ob-
session chez lui. Peut-être pourrait-on lui répli-
quer que peu d'hommes sont capables de vivre à
la hauteur de leurs meilleures intentions et qu'il
vaut mieux, pourtant, qu'ils s'accordent le droit
de les avoir, toutes vertes qu'elles soient; car y
penser est peut-être une façon de les mûrir. Law-
rence, lui, se serait trop méprisé s'il avait eu, par
exemple, des paroles généreuses et une vie mes-
quine, l'admiration abstraite du courage et l'atti-
tude d'un lâche devant le danger, le dégoût théo-
rique de la chair et l'incapacité de résister à ses
tentations. Une voix le harcelait toujours, qui
n'était pas celle de lady Macbeth poussant son
mari à l'assassinat, mais celle de sa propre cons-

^ "Nous ne devons pas dépasser dans nos pensées les limites que nous
nous donnons dans nos actes, ou nos pensées sonneront f a u x " .
cience l'obligeant à agir d'accord avec ses prin-
cipes :
"... art thou afeard
"To be the same in thine own act and valour
"As thou art in de sire} ^

La vie, la pensée, l'action du Colonel Lawren-


ce, si étroitement confondues, me semblent un
sujet de méditation fait pour nous raffermir, à
une époque où il semble que d'être flottant,
incertain, pusillanime, complaisant envers ses
propres faiblesses, indulgent avec ses propres in-
térêts, divisé et affaibli par cette anarchie inté-
rieure, contribue plus que jamais à rompre l'é-
quilibre déjà si menacé du monde moral. D ' u n
monde hors duquel l'existence d'hommes comme
T. E. Lawrence n'a pas de sens; des livres comme
Les sept piliers de la sagesse pas de valeur, ex-
cepté décorative.

1 "... as-tu peur


D'être dans tes actes et dans ton courage le même
Que dans ton désir} '
MACBETH, I, VII.
Analysant, dans une lettre à Edward Garnett,
une critique de son œuvre, Lawrence dit: "Read
parle comme si j'avais été en train de faire un
livre et non une révolte de chair et de sang". Il
aurait dû écrire: "Read parle comme si j'avais
été en train de faire seulement un livre". Car
ce qu'il y a de rare chez lui c'est qu'il a réussi
à faire les deux choses. Il y a dans Les sept piliers
les éléments indispensables à la grande littératu-
re: une forme et un contenu. Lawrence aurait
eu beau avoir des choses à dire, s'il n'avait pas
été un manieur de mots au même degré qu'il
était un manieur d'hommes, son livre eût été in-
existant, en tant qu'oeuvre d'art —comme ceux
de tant de dictateurs. S'il n'avait été qu'un ma-
nieur de mots, sans autre souci et autre besoin
que celui de bâtir des phrases pour nous surpren-
dre, son livre eût été quelque "aboli bibelot d'i-
nanité sonore", comme celui de tant d'écrivains.
Lawrence vivra davantage par la révolte écrite
que par la révolte vécue en Arabie. Les victoires
qui se gagnent sur les champs de bataille sont
souvent plus périssables que celles qui sont rem-
portées dans des chambres solitaires, sur d'invisi-
bles ennemis. L'Anglais sans malice qui ne trou-
vait dans Lawrence qu'un soldat ayant fait, peut-
être mieux que d'autres, son devoir, n'avait pas
complètement tort en ceci: quelques hommes
—et je dis quelques— auraient peut-être suppor-
té ce qu'il a supporté, lutté comme il a lutté,
vaincu comme il a vaincu. Je n'en connais au-
cun qui soit parvenu, en même temps, à sentir
ce qu'il sentait, à penser ce qu'il pensait, à vivre
ce qu'il vivait et à écrire, dans un style par mo-
ments shakespearien, la résultat de l'expérience.
Car Lawrence avait ce "gift of language" qui
pervertit souvent ceux qui le possèdent de telle
sorte qu'il devient non un instrument indispen-
sable, mais une fin en lui-même. Parler des Sept
piliers de la sagesse est parler de son auteur, car
il était au niveau du livre. C'est là qu'on trouve
ce qui me semble exemplaire chez lui: la pensée
et l'action menées de front, le style dans la ma-
tière écrite et dans la matière vécue, le style dans
le choix des actes comme dans le choix des mots.
Il n'est pas fréquent que les hommes doués
pour les conquêtes matérielles soient particuliè-
rement scrupuleux, ni que les grands stratèges
soient aussi des experts de l'examen de conscien-
ce à la loupe. Lawrence le fut. Explorateur du
désert et explorateur de son moi obscur; ange
exterminateur à la tête d'une bande d'Arabes
lancés contre les Turcs et ange exterminateur
face à lui-même. Luttant de tout son courage
et de toute sa ruse pour prendre Damas et écri-
vant ensuite: "Nous prîmes Damas et j'eus peur.
Plus de trois jours de pouvoir arbitraire eussent
bien vite éveillé en moi une racine d'autorité".
Peur de dominer par crainte d'être asservi soi-
même par la volonté de pouvoir.
Ce n'est pas non plus la passion pour l'Arabie
qui fait du cas Lawrence un cas exceptionnel. Il
l'a partagée avec de nombreux Anglais dont les
noms figurent dans la British Encyclopaedia. . .
et même dans notre mémoire. Pour commen-
cer par les femmes, lady Hester Stanhope, la
nièce de Pitt, qui vécut dans le désert en cheikh
et Gertrude Bell, grande amie de Lawrence.
Quant aux hommes, il suffit de citer D m ^ t y
dont le célèbre livre de voyage, Arahia Déser-
ta, f u t une espèce de Bible pour lui.
Si l'enfance marque l'homme pour le reste de
sa vie, et si l'homme f u t u r se manifeste déjà
dans l'enfant, comrrte les recherches scientifi-
ques affirment et comme nous croyons le dé-
couvrir nous-mêmes dès que nous analysons nos
propres souvenirs et nos inclinations, l'étape obli-
gatoire avant d'arriver aux Sept piliers, à l'œu-
vre et à la vie de l'adulte, c'est cette enfance.

ENFANCE

Elle semble avoir été heureuse entre quatre frè-


res. Thomas Edward était le second de la famille
et naquit à Tremadoc, dans le Carnavonshire
(pays de Galles), le 15 août 1888. Son père ap-
partenait à la haute bourgeoisie anglo-irlandaise;
sa mère était originaire du nord de l'Escosse.
Ned —c'est ainsi qu'on l'appelait dans sa fa-
mille— était un enfant actif, plein de vitalité
et de vigueur. Apprenant l'alphabet à trois ans,
à force d'écouter des leçons destinées à son frè-
re aîné; c'est-à-dire doué d'une grande mémoi-
re et capable de concentrer son attention. Dès
qu'il atteint l'âge des jeux turbulents et de la
lecture, aucun arbre n'est assez haut pour qu'il
n'essaye d'y grimper et aucun livre assez rébar-
batif pour qu'il ne tente de le lire. Ce double
aspect de Ned s'accentue de plus en plus. Il est
capable —et met sa volonté à se rendre capa-
ble— d'exploits intellectuels comme d'exploits
corporels. D'instinct il s'exerce à l'endurance
physique, qui semble avoir toujours été en lui
l'accompagnement forcé, le complément indis-
pensable des lois morales auxquelles il se pliait
volontairement. Il ne cultive! pas cette arme
qu'est un corps robuste afin de mieux enfrein-
dre les lois d'un monde qui n'est pas le sien;
pour lui la raison du plus fort ne f u t jamais la
meilleure.
Un camarade d'enfance raconte que les pe-
tits Lawrence s'amusaient, en compagnie d'au-
tres enfants, à des jeux de guerre, dans un vieux
verger. Il y avait deux camps et celui dont Ned
était le chef remportait invariablement la vic-
toire, car Ned avait inventé une espèce de gre-
nade à main, composée de boue et de farine,
dont les effets sur l'ennemi étaient foudroyants.
Il cessa de s'en servir lorsqu'il s'aperçut que cela
ne donnait pas une "sporting chance" à ses ad-
versaires. Ned ne pouvait pas accepter une vic-
toire qui ne f û t pas fondée sur le "fair play".
Les sports ne l'intéressèrent jamais.^ Bizarre
anomalie chez un jeune Anglais préoccupé d'en-
durcir son corps et de le rendre apte à suppor-
ter fatigues et privations.
Si Ned ne découvrit pas, comme Pascal, les
premières propositions de la géométrie d'Euclide
sans l'aide d'aucun manuel, il lut avec passion,
vers sa huitième année, L'Introduction à l'His-
toire d'Angleterre de Macaulay; ce n'est déjà
pas ordinaire. Sa mère raconte que Ned écolier
avait, comme volumes favoris, une histoire d'E-
gypte, l'ouvrage de Layard sur les excavations
de Ninive et Helps to the Study of the Bible.
Un jour, pendant la récréation, à l'école, Ned
se jette sur un grand garçon qui malmène un
petit. Dans la lutte, sa jambe se casse près de la
cheville. Il était onze heures du matin. Ned
rentre en classe à cloche-pied, en s'appuyant aux
murs et assiste à la leçon de mathématique. A
1 heure, il avoue à ses frères qu'il ne peut pas
marcher et on le ramène à la maison en le pous-
sant sur sa bicyclette. Evidemment nous som-
mes encore loin de l'enfant spartiate qui se lais-
se ronger le foie par un renard, mais un os cassé
n'est pas une sensation particulièrement agréable.
Ce combat de collégiens, le motif qui le provo-
qua et la façon dont ses conséquences furent sup-
portées en silence sont déjà du plus pur Lawrence.
A mesure que les années passeront, son endurance
physique deviendra héroïque, forcenée, presque
maniaque.
La jambe cassée eut des répercussions sur la.
"croissance de Ned. Il resta de petite taille, quoi-
qu'incroyablement solide.
Autre trait caractéristique: Ned aimait à ra-
conter tous les soirs à ses frères une interminable
histoire où il était question de la défense d'un
château assiégé. Il inventait les épisodes du siège
au f u r et à mesure. Cela nous rappelle les veillées •
des enfants Brontë dans leur pauvre presbytère
du Yorkshire.
Ce rêve récurrent, à yeux ouverts, devait pas-
ser du petit Ned au Colonel Lawrence et l'obsé-
der jusqu'à sa matérialisation.
Le rythme d'un rêve naît et se prolonge jusqu'à
la mort, en nous, parfois, comme celui du sang
dans les artères. S'il était possible d'en compter
les pulsations, d'en suivre l'accélération, d'en dres- -
ser la carte, comme on dessine la courbe de la
fièvre des grands malades, on saurait peut-être
d'avance à quels dénouements il risque d'aboutir.
Lawrence connaissait ce travail obscur des rê-
ves qui nous familiarisent avec une action, qui
préparent le terrain où elle doit avoir lieu et qui
nous mettent en état de l'accomplir, alors que la
raison prend ce préambule outrecuidant pour de
la folie. Dans Les sept piliers, il y insiste: "AU
men dream: but not equally. Those who dream
by nigth in the dusty recesses of their minds wa-
ke in the day to find that it is vanity; but the
dreamers of the day are dangerous men, for they
may act their dream with open eyes, to make it
possible" Agir son rêve. C'est ce que Ned avait
déjà commencé à faire lorsque sur les bancs du
collège il assistait à une classe de mathématique
avec sa jambe cassée; lorsqu'il supprimait l'usage
des grenades de boue, parce que ce n'était pas du
"fair play"; lorsqu'il lisait l'histoire d'Angleterre,
d'Egypte et celle des fouilles de Ninive. Le Colo-
nel Lawrence allait être redevable à Ned de bien
des choses.

^ " T o u s les hommes rêvent; mais pas également. Ceux qui rêvent
la n u i t dans les replis poussiéreux de leur pensée s'éveillent le jour
et trouvent que c'était vanité: mais leî rêveurs de jour sont des
hommes dangereux, car ils peuvent agir leur rêve avec les yeux ouverts,
pour le rendre possible". (Extrait de l'introduction supprimée des
Sept piliers et publiée par A. W . LAWENCE dans Oriental Assembly).
croissance de Ned. Il resta de petite taille, quoi-
qu'incroyablement solide.
Autre trait caractéristique: Ned aimait à ra-
conter tous les soirs à ses frères une interminable
histoire où il était question de la défense d'un
château assiégé. Il inventait les épisodes du siège ^
au f u r et à mesure. Cela nous rappelle les veillées
des enfants Brontë dans leur pauvre presbytère
du Yorkshire.
Ce rêve récurrent, à yeux ouverts, devait pas-
ser du petit Ned au Colonel Lawrence et l'obsé-
der jusqu'à sa matérialisation.
Le rythme d'un rêve naît et se prolonge jusqu'à
la mort, en nous, parfois, comme celui du sang
dans les artères. S'il était possible d'en compter
les pulsations, d'en suivre l'accélération, d'endres-.
ser la carte, comme on dessine la courbe de la
fièvre des grands malades, on saurait peut-être
d'avance à quels dénouements il risque d'aboutir.
Lawrence connaissait ce travail obscur des rê-
ves qui nous familiarisent avec une action, qui
préparent le terrain où elle doit avoir lieu et qui
nous mettent en état de l'accomplir, alors que la
raison prend ce préambule outrecuidant pour de
la folie. Dans Les sept piliers, il y insiste: "Ail
men dream: but not equally, Those who dream
by nigth in the dusty recesses of their minds wa-
ke in the day to find that it is vanity; but the
dreamers of the day are dangerous men, for they
may act their dream with open eyes, to make it
possible" Agir son rêve. C'est ce que Ned avait
déjà commencé à faire lorsque sur les bancs du
collège il assistait à une classe de mathématique
avec sa jambe cassée; lorsqu'il supprimait l'usage
des grenades de boue, parce que ce n'était pas du
"fair play"; lorsqu'il lisait l'histoire d'Angleterre,
d'Egypte et celle des fouilles de Ninive. Le Colo-
nel Lawrence allait être redevable à Ned de bien
des choses.

1 " T o u s les hommes rêvent; mais pas également. Ceux qui rêvent
la n u i t dans les replis poussiéreux de leur pensée s'éveillent le jour
et trouvent que c'était vanité: mais leS rêveurs de jour sont des
hommes dangereux, car ils peuvent agir leur rêve avec les yeux ouverts,
pour le rendre possible". (Extrait de l'introduction supprimée des
Sept piliers et publiée par A. W . LAWRENCE dans Oriental Assembly).
Les hommes sont peut-être célèbres dans la
mesure où la vague des événements qui les porte
est puissante; mais ils ne sont jamais intrinsèque-
ment grands que dans le sens où leur enfance
rêva de l'être, quelles que soient, dans la vie adul-
te, les circonstances qui favorisent ou frustrent
cette ambition. Ils ne pourront atteindre le suc-
cès sans des vagues de circonstances extérieures
favorables, mais ils ne pourront arriver à la réa-
lisation (dont l'essence est différente de celle du
succès ou de l'échec soumis tous deux à des cir-
constances extérieures) sans rêve préalable.
N i le rêve, ni la vague ne feront 'défaut à
Lawrence. Cependant, l'exigence du rêve devait
l'empêcher, l'heure venue, de s'abandonner à la
vague immense qui, le roulant jusqu'à sa crête,
s'offrit à le porter. Cette vague n'était pas à la
hauteur du rêve.

ANNÉES D'ENTRAÎNEMENT

Il n'avait jamais suffi à Ned d'être sans peur.


Il lui fallait aussi être sans reproche. On se main-
tient difficilement sur la crête des vagues lors-
qu'on conserve ces deux exigences.
Personne ne naît sans peur et sans reproche
comme on naît blond ou brtin. Ces qualités se
développent ou s'atrophient à l'égal des muscles.
L'exercice en tire ce que la meilleure prédisposi-
tion naturelle ne peut donner sans son aide.
Néd savait qu'on pouvait apprendre à n'avoir
pas peur. Quand son frère cadet s'effraye des
statues de l'Ashmolean Muséum d'Oxford et se
serre contre lui en lui demandant: "Sont-elles
vivantes?" il ne se moque pas de cette épouvan-
te puérile. Il taille, une fois rentré à la maison,
un visage grossier dans une pierre du jardin et
donne un petit marteau à l'enfant pour qu'il
tape dessus. L'enfant apprendra ainsi à ne pas
craindre les statues.
Personne ne comprit mieux que Lawrence
combien il est humain d'avoir peur et personne
ne f u t plus compréhensif devant la peur d'au-
trui. Dans une lettre adressée en 1929 à Thurth-
le, M. P., il demande l'abolition de la peine de
mort pour la lâcheté en guerre, lui, capable de
supporter avec un courage presque inhumain tant
de tortures physiques. Il écrit: "I have run too far
and too fast (but never fast enough to please
myself at the time) under fire, to throw a stone
at the fearfullest creature. . . " ^
Lawrence était sans reproche parce qu'il de-
vançait les reproches. On pouvait difficilement
en trouver un qu'il ne se f û t adressé d'avance.
Mais il était moins innocent que le commun des
mortels, étant beaucoup plus alerte, plus rapide
et plus éveillé de conscience.
Ned grandit en parfaite camaraderie avec ses
quatre frères dans une maison sans autre présen-
ce féminine que celle de Mme Lawrence. Quel-
ques-uns se demandent si cette circonstance n'a
pas contribué à créer l'attitude méfiante, défen-
sive qu'eut toujours Lawrence devant la femme

1 "J'ai couru, sous le feu, trop loin et trop vite (mais sur le
moment jamais assez vite à mon gré) pour jeter la pierre à la plus
craintive créature".
en tant que personne du sexe opposé, non en tant
que personne tout court. L'hypothèse ne me sem-
ble pas très solide étant donné qu'en d'autres fa-
milles, également composées de filles seules ou de
garçons seuls, l'inhibition —si inhibition il y a—
de Lawrence ne se produit pas.'
La, méfiance de Lawrence devant la femme ne
me semble pas due à ce genre de circonstances ex-
térieures qui peuvent produire de si différents
résultats dans chaque individu, mais à une at-
titude intérieure dont il est très difficile de dé-
couvrir les racines.
Ned fit ses études à liOxford High School, de
septembre 1896 à juillet 1907. Dès ses premières
années il aimait à découvrir et à déchiffrer les
inscriptions qui se trouvent sur les tombes des
chevaliers du moyen âge et allait dans toutes les
églises voisines d'Oxford et plus tard dans tous
les endroits d'Angleterre fameux pour leurs:
"brasses of Knights". Il était également enthou-
siaste des vieilles poteries, des cathédrales, des
vieux châteaux en ruines et visita en bicyclette
pendant les vacances de 1906, 1907 et 1908 ceux
de France. Puis, pendant l'été, en 1909, il partit
pour la Syrie où il passa trois mois, ayant déjà
quelques notions de langue arabe. Visiter, exa-
miner les châteaux des Croisés avait été un désir
de son adolescence qu'il put réaliser dans ce pre-
mier voyage.
A Oxford, Lawrence était bien connu par ce
que Chaundy, un de ses camarades, appelait ses
"archaeological rummagings". Il comptait deve-
nir, en effet, archéologue.
Lorsqu'il entra à Jésus Collège (Oxford) un
autre de ses camarades nous dit que ce qui frap-
pait davantage dans son aspect était l'intensité
de son regard bleu, son sourire (his grin) et le
charme de sa voix. La petitesse de sa taille et sa
minceur ne faisaient pas trop présumer de sa
résistance physique. Il n'avait pourtant^pas ces-
sé de la cultiver.
On raconte qu'à cette époque il entra une
après-midi dans la chambre d'un de ses amis, à
Oxford, et commença de tirer des coups de révol-
ver (heureusement à blanc) par la fenêtre, sur
l'innocente pelouse. Cette curieuse entrée en ma-
tière révélait une violente surexcitation. Au cours
de la conversation qui s'ensuivit, le jeune Law-
rence dit qu'il venait de passer 45 heures à tra-
vailler sans vouloir prendre de nourriture, pour
jauger sa résistance. Ce genre d'expériences, sou-
vent tentées par lui, pouvaient être prises, alors,
pour des fanfaronnades d'étudiant. Il f u t avéré
plus tard que sans ce "traïning" Lawrence n'au-
rait pas pu en imposer aux Arabes en se mon-
trant physiquement plus résistant qu'ejux. Ce
f u t u r guerrier ne devait rien exiger des autres
qu'il ne f û t prêt à supporter lui-même. Mais
cette discipline corporelle semblait bien vaine et
singulière chez un archéologue.
L'étude du moyen-âge, des Croisades et de leur
influence sur le monde occidental, spécialement
sur l'Angleterre, l'intéressait vivement. L'archi-
tecture gothique, l'étude de la construction des
châteaux forts le passionnaient. En 1911, il ac-
cepta avec joie de se joindre à l'expédition que le
^ British Muséum envoyait à Çafchemish (Jera-
» Il y travailla à des fouilles sotis les ordres
de Hogarth; parcourut à pied le nord de la Mé-
sopotamie; fit des fouilles en Egypte; travailla
pour le Palestine Exploration Fund sous les or-
dres de Newcombe de 1913 à 1914.
Lorsque la guerre éclata, il avait vingt-six ans.
UEncyclopaedia Britanica dit qu'on ne voulut pas
de lui dans l'armée active, à laquelle il o f f r i t ses
services, à cause de sa petite stature. Le détail est
amusant. Lawrence terminait en ce moment un
rapport sur les fouilles pour le Palestine Explora-
tion Fund, rapport que lord Kitchener désirait
"pretty damn quick" au dire de Lawrence.
En tout cas, l'auteur des Sept piliers voulait à
tout prix un "war job" et on ne trouva rien de
mieux pour lui, au début, qu'un emploi dans la
section géographique du War Office. Puis lord
Kitchener l'envoya en Egypte, dans la Military
Intelligence Section. C'est Lawrence qui mit sur
pied et f u t responsable des premiers numéros de
VArab Bulletin destiné à tenir le Foreign Office
au courant de ce qui se passait en Arabie.
Le moment où le rêve de Lawrence allait sem-
bler à la portée de sa main approchait. L'idée
d'un Empire Britannique formé par l'association
volontaire d'Etats libres, de toutes les races, ne
lui paraissait pas impossible. Il avait une parti-
culière tendresse pour l'Arabie, désirait en voir
refleurir la culture et non en faire une nouvelle
province de l'Angleterre. L'occasion se présenta
enfin de le tenter, en rendant en même temps
service à sa patrie.

LA RÉVOLTE ARABE

"Quelques Anglais —dont Kitchener était le


principal— crurent qu'une révolte des Arabes
contre les Turcs permettrait à l'Angleterre, tout
en luttant contre l'Allemagne, de battre son alliée
la Turquie.
L'esprit des peuples de langue arabe que ces
hommes connaissaient bien, leur puissance et la
configuration de leur pays, rendaient probable le
succès de la révolte et permettaient d'en préciser
le caractère et la méthode.
Ils laissèrent donc le mouvement naître et s'é-
tendre, après avoir obtenu du gouvernement bri-
tannique la promesse formelle d'un secours. Cet-
te révolte du Chérif de La Mecqtie n'en fut pas
moins tine surprise pour beaucoup, car les Alliés
n'avaient pas été préparés à l'événement. Elle
suscita des sentiments mêlés, créa de fortes ami-
tiés, des inimitiés non moins fortes, et, dans le
choc des jalousies, ne tarda pas à faire fausse
route."
En ces termes, Lawrence lui-même résume la
base de la révolte dont il était destiné à "préciser
le caractère et la méthode". Il en f u t l'inspira-
teur et le chef de 1916 à 1918. Pendant ces an-
nées de guérillas qu'il conduisit avec une adresse
et un courage qui menèrent son entreprise à la
victoire, il conquit la confiance et l'amitié des
Arabes ses compagnons d'armes et l'estime et l'ad-
miration de ses chefs anglais. Son ambition se-
crête était de convertir les uns et les autres à ses
idées. Son amertume publique f u t de n'y pas
réussir au point où il l'avait espéré et de lutter
vainement pour que sa patrie tînt les promesses
qu'il avait faites aux Arabes en son nom. Ayant
un double intérêt dans la réussite de cette cam-
pagne, il ne ménagea aucun effort pour la me-
ner à bien. Il vécut parmi les Arabes, dans leur
costume, partageant leurs privations et leurs pé-
rils tant que dura la guerre.
Mais tout cela serait resté comme une vague
auréole autour du nom d'un jeune guerrier sans
Les sept piliers de la sagesse. Ce personnage énig-
matique, cette vedette qu'était devenu Lawrence
au lendemain de la guerre, eût attiré pendant
quelque temps l'éphémère curiosité de la presse
et du public et serait ensuite tombé dans l'oubli.
N i mérites, ni mystères, ne peuvent retenir long-
temps l'attention de ces monstres infidèles.
L'immense notoriété de Lawrence eût duré,
peut-être, juste autant que lui s'il ne s'était trou-
vé, comme dit Bernard Shaw, que "le génie de
Lawrence comprenait le génie littéraire." Après
avoir vécu la révolte dans le désert, il l'écrivit.
Et le résultat, au dire du même Shaw à qui Law-
rence confia le manuscrit, f u t un chef-d'oeuvre.
Par un ironique renversement des choses, ce chef-
d'oeuvre semble aussi peu fait pour plaire à la
presse que pour être goûté par un public qui n'a
pas le temps de lire un volume de 660 pages dont
chaque chapitre mérite réflexion.
Lawrence écrivit une fois à sa mère (il avait
22 ans), à propos des grands livres: "If you can
get the right book in the right time you taste
joys. . . which pass one out above and beyond
one's miserable self, as it were through a huge air,
following the light of another man's thought.
And you can never be quite the old self again.
You have forgotten a little bit: or rather pushed
it out with a little of the inspiration of
what is immortal in someone who has gone before
you" \

1 "Si vous pouvez trouver le bon livre au bon moment, vous


goûtez des joies. . . qui nous font sauter au-delà de notre moi misé-
Ce qu'il y a d'immortel en Lawrence, dans la
mesure où notre humanité perçoit l'immortalité
et s'en nourrit, est dans Les sept piliers qui tien-
nent aujourd'hui dans notre vie la place que d'au-
tres livres tinrent dans la sienne.
"It is almost terrible to think that your ideas,
yourself in your books, may be giving life to
générations of readers after you are forgoten"
C'est presque terrible en effet. Et c'est pour
cela que la matière d'im livre, ce que l'auteur y
met, son orientation, ce qu'il est lui-même, ne
sont pas choses indifférentes, comme certains pré-
tendent. Les sept piliers en sont la preuve. Law-
rence ne gagna pas le titre de Prince Dynamite,
que lui donnèrent ses Arabes, sans je ne sais quel-
le inquiétante auto-destruction. Ce dynamiteur

rable, comme dans une immensité où l'on parvient à la suite de la


lumière répandue par la pensée d'un autre. Et jamais plus on ne
sera complètement le même vieux moi. On l'a oublié un peu: ou
plutôt on l'a poussé hors de soi avec un peu de l'inspii|ation de ce
qui est immortel chez quelqu'un qui a disparu avant vous".
^ *'C*est presque terrible de penser que vos idées, vous-même dans
vos livres, pouvez donner la vie à des générations de lecteurs après
que vous êtes oublié".
de trains chargés de chair humaine (toute turque
qu'elle était), ce dynamiteur à conscience délica-
te, avec son besoin de s'infliger ce qu'il faisait
subir aux autres, s'est fait voler en éclats lui-
même. Les morceaux dispersés de son moi sont
tombés pêle-mêle, en pluie, dans les passages les
plus extraordinaires de son récit (par comparai-
son, les autres ont l'air communs). Il semble tou-
jours attendre de retrouver le dernier morceau
pour reconstruire sa vraie personnalité et pour
avoir la clef de sa citadelle intérieure. Nous n'a-
vons pas besoin de ce morceau jamais retrouvé
pour juger, d'après les autres, que la matière,
aussi, en était précieuse. Mais l'angoisse du puzzle
à jamais inachevé est sous-jacente dans son oeuvre.
Il nous la transmet.

LES SEPT PILIERS

Les sept piliers de la sagesse est vm titre qui


déconcerte, au premier abord, lorsqu'on songe à
ce qu'il recouvre: l'histoire de la lutte désespérée
et finalement triomphante des Arabes, soutenus
par quelques Anglais et par l'Angleterre, contre
les Turcs; la guerre et toutes ses horreurs. Quel
rapport ce combat peut-il avoir avec la Sagesse?
Le titre f u t inspiré par le livre des Proverbes
de la Bible où il est dit: "La sagesse a bâti une
maison, elle a taillé ses sept piliers", Lawrence
l'avait choisi, dans sa jeunesse, comme titre pour
un ouvrage sur sept villes. Le livre f u t jugé
mauvais et ne parut jamais. L'auteur voulut s'en
servir pour un nouveau livre, en souvenir de
l'ancien.
En y regardant de plus près, on découvre que
ce titre s'accorde mieux encore avec le nouveau
texte où il ne s'agit pas de sept villes ayant place
sur les cartes géographiques, mais bien des sept
piliers d'un monde moral, dont Lawrence retrou-
vait la palpable présence les soirs de bataille, les
veilles de combat, lorsque l'innombrable silence
des étoiles lui faisait honte de sa petitesse.
A ce titre s'ajoute, ironiquement, ce sous-titre:
Un triomphe. Triomphe, après l'entrée à Damas,
ce sentiment de solitude, d'absurdité? Triomphe,
cette victoire qu'il appelle "événement triste"?
Triomphe, cette envie de dormir comme les morts,
si tranquillement, sous un ciel indifférent?
Le thème officiel du livre est bien cette pas-
sion de la guerre, ce jeu sinistre, où la raison du
plus fort est toujours la meilleure et où la fin
justifie les moyens; ce jeu barbare qui semble
s'avilir et perdre son code d'honneur à mesure
qu'il se perfectionne; ce chef-d'œuvre du génie
créateur masculin.
La révolte arabe dans le désert était un sujet
magnifique pour celui qui en avait été le centre;
le hasard se chargea ainsi de fournir au jeune
archéologue inconnu une mise en scène coûteuse,
un cadre somptueux.
Pourtant le thème essentiel, le leit-motiv fon-
damental des Sept piliers n'est pas cette campa-
gne militaire si héroïquement, si habilement
menée. "Que le lecteur ait la bonté de considérer
ce livre comme vm récit personnel, écrit de mé-
moire" dit l'auteur. De mémoire en effet puis-
qu'en décembre 1919 il perdit son manuscrit en
changeant de train, à Reading. Mais ce n'est pas
tout: "Dans ces pages, déclare-t-il, ce n'est pas
de l'histoire du mouvement arabe qu'il s'agit,
mais de la mienne en lui". Voilà le vrai thème.
Lawrence, si distant de Montaigne, aurait pu
écrire lui aussi en tête de son ouvrage: "Ainsi,
lecteur, je suis moy-mesme la matière de mon
livre". Car ce qu'il y a de bouleversant dans son
oeuvre n'est pas le récit de la victorieuse expé-
dition contre Akaba qui mit fin à la guerre du
Hedjaz; ni les 79 ponts dynamités; ni les lignes
de chemin de fer coupées; ni l'entrée à Damas:
c'est lui-même "les nerfs toujours tendus ou bri-
sés" dans ce tourbillon de sable et de sang.
Il nous dit, dans la page qui précède le premier
chapitre, que 40 autres Anglais auraient pu écrire
la même histoire. En admettant que ces 40 An-
glais eussent vécu avec la même intensité que
Lawrence les mêmes événements (ce qui est déjà
fort invraisemblable), il eût fallu, par surcroît.
que le ciel les eût doués de génie littéraire. Le
ciel ne se montre jamais aussi prodigue. Les no-
tes de la^ gamme sQnt à tout le monde, mais le
pouvoir d'en tirer de la musique à quelques-uns.
"Il y eut bien d'autres chefs ou combattants
solitaires à qui ce récit, tout préoccupé de moi-
même, ne rend pas justice", insiste-t-il. Mais ce
qui intéresse le lecteur, dans ce récit, c'est l'au-
teur.
Edward Garnett, qui f u t un des premiers à
lire les épreuves des Sept piliers, reprochait à
Lawrence de n'avoir pas laissé plus libre cours
^ à ses sentiments intimes. "Avec qui me comparez-
vous?" lui demanda Lawrence. Garnett répon-
dit: "Avec Hudson, qui ne cache jamais ses
sentiments dans ses livres", A quoi Lawrence ré-
pondit: "Oui, Hudson est plus grand que nous
tous".
De fait, bien que Les sept piliers soient vrai-
ment "chauffés à blanc par la passion", com-
me dit leur auteur, on y sent une continuelle réti-
cence, une peur de se laisser aller. C'est un livre
conduit sur le frein, comme une auto sur une
pente. On sent la continuelle présence du frein,
même lorsque la route est plate et sans lacets.
Cela porte sur le système nervevix du lecteur.
Bien que rien ne grince et que la machine soit
parfaitement huilée, une atmosphère de tension
et de contrainte est créée.
Lawrence dit que les révélations personnelles
sont l'essentiel du livre et que le chapitre per-
sonnel {"Myself") en est la clef. . . mais que le
tout est chiffré. Pourquoi? D'abord, expHque-t-
il, à cause d'une "inhabileté constitutionnelle" à
penser sans déguisement, directement, franche-
ment. Ensuite par frousse, "or at least a feeling
that on no account is it possible for me to think
of giving myself quite away" \

LE MOI HAÏSSABLE

La question du moi haïssable en littérature est


un préjugé qui m'a toujours semblé puéril. En
< '

1 . .ou du moins le sentiment que sous aucun prétexte il n'était


possible pour_mpi^ de penser à me livrer tout à fait".
littérature, ainsi qu'ailleurs, le moi est haïssable
quand il l'est et ne le devient pas par l'emploi du
pronom personnel à la première personne; il ne
cesse pas davantage de l'être grâce au pronom
indéfini ou au pluriel. C'est jouer sur les mots
et je ne vois pas, dans les pirouettes grammatica-
les employées souvent par les plus fats, le signe
d'une louable modestie.
Le poète dit je à chaque vers. Le romancier
dit je sous le manteau de ses personnages. Le phi-
losophe, sous celui de ses théories. Le critique,
derrière chaque jugement objectif. Et rien de
cela n'aurait d'intérêt s'il en était autrement.
Toute création artistique ne peut naître que d'un
je plus ou moins sublimé, transposé. Autrement
on aurait des machines à écrire des chefs-d'oeu-
vre comme on a des machines à calculer. L'idée
de machine à écrire des chefs-d'oeuvre, si elle
eût été viable, n'eût pas déplu au Lawrence qui
disait: "The fear of showing my feelings is my
real self" \
1 "La peur de montrer mes sentiments est mon vrai moi".
Quelle que f û t l'opinion qu'il eut sur le sujet
du moi haïssable, il se mit à la chasse des "je"
dans Les sept piliers et en expulsa quelques-uns
qu'il remplaça par des "nous" et des "on". Les
substitutions ne trompent personne. Par exem-
ple, dans des phrases comme celle-ci: "Notis
subissions à cet initant la honte physique du
succès, cette réaction qui suit la victoire; plus
rien alors ne vaut la peine d'être fait et Von n'a
rien fait qui valût la peine". Le je biffé sous le
notis et le on est écrit à l'encre indélébile. (D'ail-
leurs il n'employait que cette encre).
C'est une expérience curieuse à faire que de
comparer La révolte dans le désert avec Les sept
piliers dont ce livre est l'abrégé. Les sept piliers
ont 280.000 mots environ et la Révolte 130.000,
La Révolte est un plat préparé pour ce que Law-
rence appelle "grande consommation" et il en a
retranché tout ce qui concerne ses émotions et
lui-même: les différents je déguisés en notis ou
non, la préface, la mort de Farraj, la scène de
l'Hôpital, celle du chameau tué dans la bataille.
le chapitre écrit le jour de son anniversaire, etc. . .
"I eut out ail high émotion".
Qu'en reste-t-il? Un livre sec qu'on mâche et
remâche interminablement sans pouvoir l'avaler,
comme la confiture de coco. Les descriptions de
cette histoire vécue ont beau être multicolores et
écrites de main de maître, elles passent au rang
de fresque, comme les magnifiques scènes de
bataille du dernier film d'Eisenstein, Alexandre
Newsky. Avec la même vacuité splendide et la
même froide perfection.
Pour les lecteurs que les récits de guerres et les
exploits mihtaires ne touchent pas spécialement,
La révolte dans le désert est un livre, disons le
mot, ennuyeux. Tandis que Les sept piliers peu-
vent devenir un de ces livres dont on ne voudrait
jamais se séparer.

UN ÉTRANGE SOLDAT

Oui: ce récit de guerre est unique pour ceux


qui la détestent. S'il y a moyen de faire noble-
ment une chose ignoble —comme on peut faire
ignoblement une chose noble— c'est ainsi que
Lawrence fit la guerre.
C'est un lieu commun de répéter qu'il prenait
pour lui les plus grands risques et les pires fati-
gues; qu'il était jaloux du sang de ses hommes et
économisait leurs vies; qu'il était prompt à ren-
dre hommage aux qualités de l'ennemi.
Ainsi —et le passage vaut la peine d'être sou-
ligné —il dit à propos des Allemands qui lut-
taient contre lui à côté des Turcs: "Ici, pour la
première fois, je me sentis fier des ennemis qui
avaient tué mes frères Ils étaient à 3.000 kilo-
mètres de chez eux, sans espoir et sans guide, dans
des conditions assez atroces pour briser les nerfs
des plus braves. Pourtant leurs sections faisaient
bloc et, fermement alignées, fendaient la débâcle
arabe et turque comme des vaisseaux de guerre,
visages hauts, sans une parole. Attaqués, ils fai-
saient halte, se mettaient en position et tiraient au

1 Deux de ses frères f u r e n t tués pendant la guerre de 14.


commandement. Aucune hâte, pas de cris,
pas d'hésitations. Ils étaient superbes". (Chapi-
tre CXVII).
Pour un peu on sent que Lawrence se serait
arrêté dans le combat pour les applaudir. En tout
cas, une partie de lui-même —le spectateur—
l'avait fait.
Il n'est pas tendre pour les Turcs, ennemis de
ses grands amis les Arabes. Leur cruauté le révolte.
Les descriptions de ces atrocités et de ces massa-
cres abondent dans Les sept piliers, mais une des
plus frappantes est celle où il dépeint l'entrée de
ses troupes dans un village arabe, Tafas, qui avait
été occupé par les lanciers de Djémal Pacha. Tout
y garde une immobilité de mort. "Des amas gri-
sâtres embrassaient le sol de l'étroit embrassement
des cadavres. Notre regard se détourna d'eux. . .
Mais d'un de ces amas se détacha une petite chose
trébuchante, comme pour nous échapper. C'était
une enfant de 3 à 4 ans dont la robe sale était
tachée sur l'épaule; le sang coulait d'une large
blessure —sans doute un coup de lance— juste à
la naissance du cou. L'enfant fit quelques pas en
courant puis s'arrêta et cria avec une force éton-
nante (tout était silence alentour) : "Ne me frap-
pe pas, Baba". Abd-el-Aziz, étouffant un sanglot
—c'était son village et l'enfant pouvait être de
sa famille— sauta de son chameau et roula à ge-
noux dans l'herbe. Ce mouvement épouvanta l'en-
fant qui, levant les bras au ciel, essaya de hurler;
mais elle s'écroula en un tas minuscule, tandis que
le sang jaillissait de sa blessure; puis, je pense,
elle mourut. Nous marchâmes le long d'autres
corps. . . ". Ces corps étaient des corps de femmes
cloués par des baïonnettes dans des postures obs-
cènes, de bébés souillés. Tallal, le chef arabe, le
beau "cavalier courtois et f o r t " gémit alors com-
me un animal blessé, nous dit Lawrence. Puis
éperonnant sa bête il partit vers l'ennemi dans un
galop éperdu. La distance était assez longue. De
part et d'autre le feu avait fait halte. "Les deux
armées attendaient. Tallal galopait toujours, os-
cillant dans le crépuscule et le silence. A quelques
longueurs des Turcs, il se dressa et poussa son cri
de guerre: Tallal! Tallal! deux fois, en une cla-
meur prodigieuse. Aussitôt fusils et mitrailleuses
crépitèrent". Tallal et sa jument furent troués
par des centaines de balles. Ce jour-là, par ordre
du jeune guerrier anglais, et la première fois dans
cette guerre, on ne fit pas de prisonniers
Lawrence avait des raisons pour ne pas être
particulièrement attendri par les Turcs. Et pour-
tant il évite, s'il le peut, les massacres en masse.

I Dans cet épisode deux choses me semblent révélatrices, quant


aux réactions de Lawrence. Tallal, après la mort de Penfant et ïe
spectacle des femmes mutilées, reste immobile, raide sur sa jument,
le corps secoué de frissons, comme dans la fièvre. Lawrence va vers
lui pour lui parler, mais Aouda le retient par la bride. Le fait que
Lawrence ait senti le besoin, en ce moment, de se rapprocher de
Tallal prouve qu'il n'était plus sur ses g a r d e s . . . La pitié et la fureur
mélangées le dominaient, puisque Aouda dut lui donner une leçon
de discrétion.
II me semble aussi très significatif que l'image centrale autour de
laquelle se déroule cet épisode soit celle d'un insignifiant petit être
dont le sang attire et fixe 1' attention de Lawrence en plein comfcat.
Bien qu'il ne saute pas de son chameau, à l'exemple de Tallal, on
sent à travers la description des faits, qu'il touche mentalement à
l'enfant avec non moins de compassion et presque d'attendrissement.
A rapprocher cette scène de ce qu'il raconte en 1923, dans une lettre
adressée à Curtis: un jour Lawrence, grand amoureux de cathédrales,
est couché sur le gazon et contemple celle de Wells. Non loin de
lui, une petite fille habillée de blanc, sans autre souci que son ballon,
"Sans doute n'avais-je pas beaucoup à dire en leur
faveur: mieux valait pourtant qu'ils ne fussent
pas égorgés, ne fût-ce que pour nous épargner le
spectacle".
Un soir, après le combat, la veille de la prise
d'Akaba, tandis que les troupes se disputent le
butin, vantent leur force, il retourne sur le champ
de bataille voir si les morts n'ont pas quelques

joue, si minuscule au pied de la haute tour, qu'elle a l'air, dit Lawren-


ce, d'une pâquerette. Il se répète, en la regardant, qu'elle ne représente
que la vie animale et dans sa haine morbide de l'animalité il com-
mence à se demandar ce qu'il sacrifierait si les circonstances exigeaient
de lui un choix: l'enfant ou la cathédrale? Et il finit par s'avouer qu'il
détruirait l'édifice pour sauver cette fragile vie. Ce choix lui semble
irrationnel, aussi irrationnel que l'impulsion qui le força à risquer
sa propre vie et celle d'un camarade, tm jour, pour tâcher de sauver
celle d'un oiseau qui vint s'écraser contre son side-car. Instinctive-
ment, toute chose vivante est sacrée pour lui et pourtant il déclare
que s'il n'avait tenu qu'à son vouloir, la vie animale aurait disparu
de la création. Il s'interdit le moindre émoi, il ne veut pas montrer
son trouble. Quand il est pris au dépourvu, il le trahit malgré lui.
Ainsi, lorsque le petit Kennington, âgé de deux ans, marche pieds nus
sur le gravier, son père est surpris d'entendre Lawrence crier: " I l va
se faire mal aux pieds! Il va se faire mal aux pieds". Lawrence
n'ayant pas eu le temps de s'en défendre a glissé sur la compassion
et a perdu l'équilibre. Et on comprend que la supplication éperdue
de la petite Arabe de Tafas; "Don't hit me", a dû le traverser de sa
lame.
vêtements qui puissent servir aux blessés. Mais
les Arabes selon leur habitude avaient déjà dépouil-
lé les cadavres des Turcs de leurs vêtements.
Lawrence s'arrête auprès d'eux, frappé par la
beauté calme de ces morts. La lune luit sur les
corps à peau si blanche, sur ces corps si jeunes.
Ils sont entassés au hasard, dans un désordre
harassant où Lawrence s'imagine qu'ils ne pour-
ront pas trouver le repos. Un repos que lui, Law-
rence, a l'impression de pouvoir leur procurer.
Et un à un, il les redresse, les dispose en ordre, les
couche sur la terre comme pour un sommeil sans
crampes, les enviant, si fatigué lui-même que
son seul désir "était de quitter pour leur paix
la populace inquiète, bruyante et douloureuse"
qui l'attendait.
On pourrait soupçonner un autre auteur de
faire de la littérature avec les cadavres des Turcs et
la souffrance des Arabes. Mais si Lawrence n'est
pas un mort de plus, ce n'est pas faute de s'être
risqué.
Jamais il ne voulut toucher à l'argent que
Les sept piliers de la sagesse auraient pu lui pro-
curer. C'était, pour lui, le prix du sang. Jamais
il n'accepta récompenses ni honneurs pour sa
conduite dans cette campagne. Il en aurait eu
honte. Il était trop clairvoyant pour admirer la
guerre "qui nous faisait à tous un devoir de nous
avihr" et pour s'admirer, lui, en train de la faire.
"J'aime la préparation et le voyage; je déteste
la lutte physique" écrit-il à un ami.
Il détestait la boucherie des combats. Pourtant
il se força à vivre au milieu d'eux pendant deux
ans, pour trois raisons. Deux d'entre elles devin-
rent contradictoires et tourmentèrent Lawrence
d'une façon croissante. Elles furent le cilice qui
l'aida à demeurer intact, incontaminé, incorrup-
tible devant les tentations du pouvoir et des hon-
neurs.

S C R U P U L E S

L'Angleterre avait besoin de la révolte des Ara-


bes contre les Turcs pour gagner une victoire sur
le front oriental. Lawrence arriva en Arabie au
service de cette cause qui était celle de sa patrie:
première raison. Mais Ned l'accompagnait et
Ned avait rêvé, dans la City School d'Oxford, "de
forcer l'Asie à prendre la forme qu'inexorable-
ment le temps poussait vers nous". Ned avait
une autre cause à défendre. Et peut-être parce
que ses désirs d'adolescent avaient eu la forme
des nues, la patrie idéale pour laquelle il voulait
se battre était un peu celle "dont l'esprit hu-
main n'a jamais su le nom". En tout cas, elle ne
s'appelait pas, comme celle de Lawrence, Grande
Bretagne, ou du moins elle ne s'arrêtait pas aux
frontières de la Grande Bretagne.
Dans la préface des Sept piliers supprimée de
l'édition courante sur le conseil de Bernard Shaw
(bizarre conseil, car c'est un des plus beaux cha-
pitres du livre), Lawrence laisse parler Ned, et
c'est la seconde raison: "I meant to make a new
nation, to restore to the world. a lost influence,
to give twenty millions of semites the foundation
on which to build an inspired dream place of their
national thoughts. So high an aim called out the
inherent nobility of their minds and made them
play a generous part in events : but when we won,
it was charged against me that the British petrol
royalties in Mesopotamia were become dubious,
and French Colonial policy ruined in the Levant.
I am afraid I hope so. We pay for these things too
much in honour and in innocent lives"
Ned se révolte parce qu'il voit les hommes
d'une autre génération —au point de vue des
idées— prendre sa victoire et lui redonner la for-
me du vieux monde qu'il rêvait de transformer.
Car c'est bien pour cette transformation qu'il
avait versé son sang, souffert, lutté. La jeunesse

^ "Je voulais faire une nouvelle nation, restaurer dans le monde


une influence perdue, donner à vingt millions de sémites les fonda-
tions sur lesquelles leur inspiration pourrait bâtir l'édifice rêvé de
leur pensée nationale. Un but si haut faisait appel à la noblesse in-
hérente à leur esprit et leur faisait prendre une part généreuse des
événements: mais lors de notre victoire, on me rendit responsable de-
l'incertitude des dividendes provenant du pétrole de Mésopotamie etr
de la ruine de la politique française dans le Levant.
C'est en effet mon désir, j'en ai bien peur. Ces choses nous coûtent
trop cher en honneur et en vies innocentes". (Extrait de l'introduc-
tion supprimée des Sept piliers).
avait gagné, mais elle n'avait pas appris à garder
son gain, dit-il. Elle balbutia qu'elle avait travail-
lé pour un nouveau ciel et un nouveau monde,
mais on l'écarta gentiment en la remerciant et on
fit une paix à l'image et ressemblance des vieilles
choses qu'elle haïssait le plus.
Ned ne s'était pas battu pour cette sorte de
paix. Quand Lawrence parle des jeunes Anglais qui
combattirent à ses côtés et dont il se sent heureux
d'être le compatriote, il s'indigne qu'on les sacri-
fie, non pour gagner la guerre, mais afin que le
blé, le riz et le pétrole de la Mésopotamie appar-
tiennent à l'Angleterre.
Vaincre l'ennemi était nécessaire. Ceci f u t fait,
dit Lawrence. Mais la guerre gagnée ne signifiait
pas, pour lui, le blé, le riz et le pétrole. Il se vante,
comme de sa plus grande gloire, d'avoir épargné,
dans trente combats, le sang des siens. "Ail the
subject provinces of the Empire to me were not
worth one dead English boy"

1 "Toutes les provinces soumises à l'Empire ne valaient pas pour


moi un jeune anglais m o r t " .
Que se proposait-il donc? A quoi travaillait-il
déguisé en Arabe chez les Arabes et en Anglais chez
les Anglais? "If I have restored to the East some
self-respect [dit-il], a goal, ideals: if I have made
the standard of rule of white over red more exi-
gent I have fitted these people in a degree for the
new commonwealth in which the dominant races
will forget their brute acheivements, and white,
and red, and yellow, and brown, and black will
stand up together without side glances in the ser-
vices of the world" La déclaration est nette.
Il avait constaté, pendant ses années d'Arabie,
que si quelques hommes faisaient ailleurs le même
travail que lui, une entente de cette espèce ces-
serait d'être illusoire. Mais il comptait trop sur
d'autres Lawrences.

^ "Si j'ai restitué à l'Orient quelque respect de lui-même, un but,


des idéaux: si je suis parvenu à rendre plus exigeant [envers lui-mê-
me] le standard du gouvernement des blancs sur les rouges, j'ai, jusqu'à
un certain point, rendu ces peuples aptes au nouveau "commonwealth"
dans lequel les races dominantes oublieront leurs exploits brutaux, et
où Blancs, et Rouges, et Jaunes, et Bruns, et Noirs se dresseront côte
à côte, et se mettront sans arrière-pensée au service du monde".
Son désir obstiné que les Arabes, unis et libres,
pussent faire renaître leur civilisation, comme une
note nécessaire parmi les autres, s'accentuait à
mesure que la campagne dans le désert avançait.
Et c'est bien la liberté qu'il avait promise aux Ara-
bes au nom de l'Angleterre. Les Arabes ne se serai-
ent pas battus pour passer des mains des Turcs
aux mains des Anglais ou des Français. Lawrence
le savait. Il savait également que la solidité des
promesses de son gouvernement était douteuse et
il comptait sur le prestige des victoires arabes
pour en exiger lui-même l'accomplissement.
Peu à peu les choses s'enchevêtrèrent. Lawren-
ce était tiraillé entre sa fidélité à ses chefs, à sa
patrie, et sa fidéhté aux chefs arabes, aux Arabes
qui avaient eu foi en sa parole et en sa personne
et s'étaient fait tuer en conséquence. Il ne pou-
vait probablement parler avec abandon de son
conflit intérieur ni aux uns, ni aux autres. Coin-
cé dans ce dilemme, Lawrence, dans sa trentième
année et avant d'entrer victorieux à Damas,
était déjà dégoûté d'une gloire qui lui semblait
fondée sur la fraude. Le 15 août, date de son
anniversaire (jour même de la naissance de N a -
poléon et coïncidence qu'il avait savourée dans
son enfance), il note dans un carnet où ce sin-
gulier homme d'action malgré lui n'inscrit que
des états d'âme: "Je me souvins avec un senti-
ment d'étrange bizarrerie, que quatre années
auparavant je m'étais promis d'être à 30 ans
général et anobli. Ces dignités temporelles étaient
désormais à la portée de ma main — mais mon
sentiment de culpabilité envers les Arabes m'avait
délivré d'ambitions trop c r u e s . . . " Puis un peu
plus loin il ajoute: "Les Arabes me croyaient;
Allenby, Clayton [5M chefs] se fiaient à moi,
ma garde de corps [des Arabes] mourait pour
moi. Je commençais à me demander si toutes les
réputations étaient fondées comme la mienne
sur une fraude".
L'antisepsie de cette humiliation intime, née
d'un examen de conscience, était en train de
guérir Lawrence de l'infection produite par le
goût trop vif des "dignités temporelles". Peu
enclin à succomber aux péchés des premiers
cercles dantesques: luxure, gourmandise, colère,
paresse (péchés de la chair), Lawrence était par
contre une proie destinée aux péchés lucifériens,
aux péchés graves, de grand format, qui décou-
lent de l'orgueil. Aux péchés d'ange. Ce qu'il
considérait comme un échec f u t sa sauvegarde
peut-être. L'amertume de cet échec l'empêcha
de déchoir au rang de conquérant ou de dicta-
teur; de devenir, enfin, capable d'avoir prise sur
des foules, mais incapable d'avoir prise sur les
consciences solitaires, lucides, exigeantes; ces
consciences qui sont, dans toutes les époques, la
seule base sur laquelle le Temple, qu'il cherchait
désespérément peut élever ses Sept piliers.
"A leader who sces two sidcs cannot lead •—
cheaply, at any rate" Telle était une des
raisons de son échec apparent. Il lui était impossi-
ble de faire quoi que ce f û t "cheaply". Et il voy-
ait les deux côtés.

^ " U n cKef qui voit les deux côtés ne peut pas être chef — du
moins à vil prix".
Un cénobite peut avoir autant d'influence
qu'un homme d'action, disait-il un jour, "car
l'exemple est éternel, et les cercles de son in-
fluence se propagent à l'infini". C'est comme
cénobite que cet homme d'action garde son in-
fluence.

LA DÉDICACE DES SEPT PILIERS

La troisième raison, le motif personnel, de cette


campagne d'Arabie (prolongation du rêve com-
mencé à la City School d'Oxford) est mysté-
rieux. Il est mentionné seulement deux fois par
lui: dans la dédicace des Sept piliers et dans la
page finale. Mais en des termes précis, qui le
donnent comme le mobile tout puissant.
Voici ce qu'il écrit lui-même, là-dessus, à un
ami (à noter qu'entre les 583 lettres publiées,
c'est la seule oià il mentionne la chose) : "S. A.
[à qui les Sept piliers sont dédiés] was a person,
now dead, regard for whom lay beneath my la-
bour for the Arabie peoples. I don't propose to
go further into détails there upon", ^
Chacun peut constater combien les gens qui
nous fréquentent nous interprètent de façons
diverses et souvent fausses. Que dire de ce qui
arrive fatalement lorsqu'on cherche à interpré-
ter le sens d'une dédicace hermétique comme
celle des Sept piliers?
Naturellement, on a déjà beavicoup spéculé
sur S. A. Les uns soupçonnent que c'est un per-
sonnage inventé de toute pièce par Lawrence,
toujours friand du jeu de cache-cache et qui
voulait attirer le lecteur précisément derrière
l'arbre où il ne se cachait pas. Je ne crois guère
que ce soit probable.
En parlant des Sept piliers à Garnett, Lawren-
ce dit: "Never was so shamelessly emotional a
book". ^ Il serait bizarre que dans un récit fait,

1 "S. A. était une personne, morte maintenant; mon attachement


pour elle est au fond de tout ce que j'ai fait pour les Arabes. Je n'ai
pas l'intention de m'expliquer davantage là-dessus".
2 "Jamais il n'y eut un livre si effrontément plein d'ém.otion".
d'une part, d'histoire véridique et objective,
d'autre part d'une confession subjective et luci-
de, Lawrence se f û t amusé à introduire, taquine-
ment, par esprit de mystification, une fausse
note lyrique tellement gratuite.
La première édition des Sept piliers, la seule
que Lawrence voulait publier pendant sa vie,
f u t tirée à peu d'exemplaires; l'auteur seul en
connaissait le nombre. C'était une édition de luxe,
dont Lawr'ence fit cadeau à ses amis. Le reste, à
un prix très haut, alla aux souscripteurs. Et il y
eut des souscripteurs parce que le volume était
coûteux et qu'il fallait trouver de l'argent pour
le faire. Mais Lawrence ne voulut jamais, je le
répète, toucher un sou de ce que le livre rappor- j
ta. Pour désespérer les bibliophiles, dont il dé-
testait l'esprit, il ne voulut pas numéroter cette
édition somptueuse. Les sept piliers allaient donc
être lus par un petit groupe d'amis que l'auteur
estimait particulièrement. Pourquoi aurait-il
voulu les mettre sur une fausse piste? Qu'est-ce
que la dédicace eût ajouté ou retiré au texte si
elle se f û t adressée à un personnage inventé?
Pourquoi cette étoffe rouge cachant le néant et
agitée devant les yeux du lecteur afin de le voir
foncer dessus, comme il était prévisible?
L'autre hypothèse veut que S. A. soit un Arabe
pour qui Lawrence aurait eu une fervente amitié
et qui mourut avant la fin de la guerre. ^ Je la
crois plus logique. Naturellement cette hypothè-
se offre le danger de mille interprétations d'au-
tant plixs fausses qu'elles sont faites par des per-
sonnes incapables de vivre ou d'imaginer qu'on
puisse vivre au diapason d'un Lawrence,
Je suis loin de croire avec Carlyle que com-
prendre c'est égaler. On peut comprendre une

1 Sous le titre de Oriental Assemhly, A. W. Lawrence a publié,


après la mort de son frère, le fameux chapitre d'introduction supprimé
des Sept piliers par les conseils de Bernard Shaw, ainsi que deux longs
articles parus dans les journaux, des photographies prises par T . E.
Lawrence lui-même pendant la révolte arabe et quelques pages d'un
journal écrit en 1911 pendant u n voyage archéologique au long de
l'Euphrate. Dans ce journal, à la date du 23 juillet, il est dit qu'un
certain Shemali apporta un message de Dahoum se rapportant aux
ouvriers des fouilles de Carchemish, En marge du nom de Dahoum,
A. W . Lawrence ajoute la note suivante: "Dahoum, devenu plus tard
un grand ami de l'auteur, avait été employé dans les fouilles (à Carche-
tragédie de Shakespeare, une fugue de Bach et
être parfaitement incapable d'écrire comme Sha-
kespeare ou de composer comme Bach. Com-
prendre n'est pas égaler. C'est plutôt une sym-
biose de l'intelligence et de l'amour face à un
être, à une oeuvre. Une symbiose parfois si mi-
raculeuse qu'elle a trompé Carlyle sur sa véritable
nature.
Cette symbiosç est indispensable pour ceux qui
veulent, en imagination, s'approcher de la cita-
delle intérieure de Lawrence, d'autant plus
imprenable pour nous qu'elle semble l'avoir été
aussi pour lui.

mish) comme "donkey-boy". Dans une lettre adressée le 24 juin (1911)


à Mrs. Lawrence, il est mentionné en ces termes: " u n caractère in-
téressant: il peut lire quelques mots d'arabique et dans l'ensemble a
plus d'intelligence que les ouvriers. Il parle d'aller à une école
d'Alep avec l'argent gagné à notre service. Je tâcherai de ne pas
le perdre de vue pour voir ce qui arrive". En 1913, Lawrence ra-
mena le Khoja et Dahoum à Oxford. Ce dernier mourut pendant la
guerre. On croit que sa personnalité fournit les principaux éléments
de ce S. A. à qui les Sept piliers sont dédiés. "Une personne imaginaire
de sexe neutre" selon une note de l'auteur".
Voilà, en somme, ce qu'on connaît de plus précis (et de meilleure
source) sur S. A.
Dans la dernière page des Sept piliers, en par-
lant des motifs qui lui firent entreprendre la
campagne d'Arabie, il écrit: "Le plus puissant
d'un bout à l'autre, avait été un motif personnel,
que je n'ai pas mentionné dans ce livre, mais qui
me f u t présent, je pense, chaque heure de ces
deux années. Les douleurs et les joies de l'action
pouvaient jaillir comme des tours parmi ces jours
de lutte. Mais fluide comme l'air, cette poussée
secrète, animation persistante, se reforma pres-
que jusqu'à la fin. Ce motif-là était mort avant
que nous eussions touché Damas".
Si Lawrence mentionne ce motif personnel si
important, c'est parce qu'il veut que le lecteur
en prenne connaissance, c'est qu'il a besoin d'en
perpétuer la mémoire "du moins tant que vivront
les plumes et le livre. . " Cela me semble in-
déniable. Qu'il ait désiré cacher l'identité de
l'être qui était pour lui comme une poussée se-
crète n'est pas douteux. L'idée de tâcher de violer
un secret de ce genre me viendrait autant que
celle d'ovivrir une lettre qui ne m'est pas adressée.
Je ne touche, par conséquent, à la question de
la dédicace que dans la mesure où Lawrence m'a
autorisée à le faire en l'inscrivant en tête d'un
livre aussi décisif et grave que Les sept piliers.
Décisif et grave en ce qtii concerne les attitudes
de conscience. Je n'y touche que dans la mesure
où je trouve nécessaire d'expliquer en quoi et
pourquoi mon point de vue peut s'accorder avec
les diverses conjectures ou en différer.

"7 loved you, so I drew these tides of men into


\_my hands
and wrote my will across the sky in stars
To earn you Freedom, the seven pillared worthy
\honse,
that yoïir eyes rnight be shining for me
When tve came".

"Je f aimais; c'est poîirquoi, tirant de mes mains


ces marées d'horn^nes, j'ai tracé en étoiles ma
[volonté dans le ciel
Afin de te gagner la liberté, la maison digne
de toi, la maison aux sept piliers: ainsi
tes yeux brilleraient peut-être pour moi
Lors de notre arrivée".

Ainsi commence cette dédicace-poème.


"La maison aux Sept piliers". N'oublions pas
que les Sept piliers dont il s'agit sont ceux du
^ T e m p l e de la sagesse.
"Afin de te gagner la liberté". De quelle liber-
té s'agit-il?
Si c'est celle d'une nation, nous savons ce que
Lawrence entend par là. Si c'est celle d'une per-
sonne et si le mot "liberté" a pour Lawrence, lors-
qu'il pense aux autres, le même sens que lorsqu'il
pense à lui-même, prenons-y garde: il assure
avoir rejeté le libre arbitre, l'autorité, l'action,
les sens, la vie intellectuelle, les honneurs, parce
qu'il en a sondé l'inanité: "They were ail failu-
res".
Il lui reste, dit-il, l'obéissance. Et il ira cher-
cher cette nouvelle forme de la liberté dans le
plus humble rang de la R. A. F., poussé peut-
être par son orgueil d'ange. Là il se reposera de
toute responsabilité dans une tâche subalterne
qu'il ne pourra obtenir qu'en changeant de nom,
en se déguisant de nouveau. Mais il craint déjà
que l'obéissance aussi ne soit une illusion, un re-
flet trompeur de ce qu'il cherche. Et que son
éternelle déception devant chaque chose et à cha-
que avatar ne provienne de lui-même. Que la
faillite ne soit en lui-même.
Il cherche la liberté. Et il veut la donner aux
autres. Une liberté dont il compte s'emparer à
force de détachement de tout ce qui n'est pas
elle. Il sait qu'on ne peut l'atteindre que par ce
sacrifice propitiatoire, car les appétits consentis
de jouissances charnelles ou de biens terrestres
(argent, pouvoir temporel, honneurs) vous pa-
ralysent avec leur redoutable armée lilliputienne.
Il a annihilé la plupart de ces appétits. Il lutte
victorieusement contre tous. Et pourtant cet
ange est prisonnier de tourments infernaux
parce qu'il est dans les cercles creusés au plus
profond de l'enfer. Cet ange cherche, par
orgueil, dans la liberté, ce qui est exclusive-
ment du domaine de l'amour. Et la liberté se
dérobe à lui parce qu'il exige d'elle ce qu'elle ne
peut pas donner; parce qu'il la cherche dans une
catégorie qui n'est pas celle où elle se trouve;
parce que la liberté n'est jamais assez libre, ni la
justice assez juste pour ceux qui ont un besoin
d'absolu et une exigence d'amour surhumain —
même inavoués. Le saint n'a besoin ni de liberté,
ni de justice en ce qui concerne sa personne. Il
n'a pas besoin qu'on lui fasse justice parce qu'il
n'attend des hommes que l'occasion de souffrir
pour eux; il n'a pas besoin qu'on lui accorde de
liberté, parce que son but est une libération d'un
autre ordre. Il n'est pas contre la liberté et la
justice, mais au-dessus (en ce qui concerne sa
personne).
Lawrence était pour la liberté et la justice. Il
voulait les donner et les recevoir. Mais quand il
s'en approchait, il sentait aussitôt que ce n'était
pas assez pour lui et il s'accusait d'avoir fait faus-
se route. Il avait en effet fait fausse route dans
ce sens qu'il cherchait à se satisfaire avec ce qui
n'était pas fait pour lui suffire.
Lawrence écrivait un jour à Edward Garnett
qu'il avait rassemblé sur une étagère quelques
oeuvres titaniques de la littératùre: les Karama-
zov, Xarathoiistra et Moby Dick, et que son
ambition avait été d'apporter, pour l'Angleterre,
un quatrième volume à cette série. Vous remar-
querez, ajoutait-il narquoisement, "that modes-
ty comes out more in the performance than in
the a i m " \
Pour sa vie morale, pour cette recherche de la
liberté à laquelle il sacrifiait tout, le contraire
est vrai. Il vivait malgré lui plus haut qu'il ne
visait. C'est pourquoi le but visé ne pouvait ja-
mais, une fois atteint, le satisfaire.
A quelle liberté fait-il donc allusion dans la
dédicace?
S'il s'adresse à un Arabe, c'est bien à la liberté

^ " . . . que le résultat atteint est plus modeste que le but visé".
matérielle qu'il rêva de restituer à ce peuple. S'il
s'adresse à un être imaginaire, à un fantôme, à
une vague divinité en lui-même ou hors de lui-
même, c'est bien à la liberté immatérielle dont je
viens de parler.
Les vers qui suivent, où il s'agit de mort, ren-
dent la première hypothèse plus probable que la
seconde:
"Death seemed my servant on the road, till we
\_were near and saw y ou waitingx
When you smiled, and in sorrowful envy he
[outran me and took you apart:
Into his quietness.

Love, the way-iveary, groped to your hody, our


\_bnef tvage ours for the moment
Before earth's soft hand explored your shape,
[and the blind worms grew fat upon
Your sîibstance".

"La mort semblait ma servante sur la route, jus-


qu'au moment où nous approchâmes et nous
te vîmes qui attendais:
r» souris alors et dans sa jalousie chagrine elle cou-
rut devant, t'emporta
Dans sa quiétude.

Uamour, las de la roxite, tâtonna ptsqu'à ton


corps, notre bref salaire, nôtre pour l'instant,
Avant que la main molle de la terre n'explore
ta forme et que les vers aveugles ne s'engrais-
sent sur
Ta substance".

Cet ''avant que la main molle de la terre n'ex-


plore ta forme" s'applique mal à un spectre.
Ce corps "nôtre pour l'instant" et qui sera livré
aux vers aveugles ne me semble pas celui d'un
fantôme.
Les dernières strophes ont pourtant de nou-
veau ce ton de ferveur lyrique qui fait penser •—
quoique le rapprochement semble disparate —
aux poèmes de Gitanjali où la créature et le Créa-
teur semblent inextricablement mêlés:
"Men prayed me that I set otir work, the invio-
[late house, as a memory of y ou.
But for fit monument I shattered it, tmfinished:
and now

The Uttle things creep out to patch themselves


[hovels in the marred shadow
Of your gif t.

"Les hommes m'ont prié d'ériger notre oeuvre,


la maison inviolée, en souvenir de toi.
Mais pour que le monument fût exact, je l'ai fra-
cassé, inachevé; et maintenant
Ils grotdllent, les petits êtres, pour se rafistoler
des masjires dans l'ombre et la ruine
Du don que ]e te destinais".

C'est avec cet accent que d'autres poètes par-


lent à une divinité, vague ou concrète. C'est l'ac-
cent de Tagore traduit par Yeats et par Gide.
Pourtant Dieu est strictement banni du vocabu-
*laire de Lawrence, comme il l'est de celui de beau-
coup de nos contemporains où nous trouvons,
malgré cette absence, un sens presque religieux
des problèmes de l'homme et des mystères de
l'univers.

A S C É T I S M E

Lawrence allait plus loin. Il avait redécouvert


l'efficacité, la valeur de certaines disciplines re-
ligieuses qu'il mettait en pratique. Par exemple
celle de la continence. Bien entendu la chasteté
n'avait pas, pour Lawrence, la signification qu'el-
le a pour un moine et il ne s'y soumettait pas
dans le même esprit.
Cette pratique était assimilée chez lui à son
habitude de ne boire que de l'eau (il assurait d'ail-
leurs qu'elle avait des saveurs plus variées que
le vin), de manger juste le nécessaire, de dormir
dans la même mesure — excepté quand le besoin
s'imposait de sacrifier presque totalement repas et
sommeil à une cause. . . (par exemple, la cam-
pagne d'Arabie vécue ou écrite).
Il semble avoir considéré les femmes, en tant
que femelles, avec un méfiant mépris; en tant
qu'êtres humains, et quand elles le méritaient à
ses yeux, avec le même respect et la même affec-
^ tion qu'il accordait à ses amis du sexe masculin.
Il ne voulait pas plus s'empêtrer dans la luxu-
re que dans la paresse, la gourmandise et l'argent,
leur complice. Tout lui était prétexte à exercer
sa volonté, à se prouver à lui-même qu'il était
maître de ses appétits. Pendant un temps il per-
fectionna le procédé jusqu'au point de s'interdi-
re la musique, qu'il aimait presque autant que les
livres.
C'était à Bovington Camp, en 1923, lorsqu'il
s'était caché dans le "Tank Corps". Il écrivait
alors à Curtis, à propos de son dégoût de tout
ce qui touche au corporel, au sexuel, tel que les
obscènes bavardages de caserne le présentaient
à son imagination: "I react against this exemple
into an abstention even more rigorovis than of
old. Everything bodily is now hateful to me
(and in my case hateful is the same as impos-
sible"). ^ Cette parenthèse est tout Lawrence:
odieux synonyme d'impossible. Les conversa-
sations de ses camarades sur les femmes, les cris
de leurs rêves nocturnes agissaient sur Lawrence
en sens inverse d'un aphrodisiaque. Réaction qu'u-
ne femme est bien plus capable de comprendre
et de partager qu'un homme, si elle a gardé cette
délicatesse d'épiderme que l'habitude de la pros-
titution, sous n'importe quelle forme, émousse.
Car celui qui use de la prostitution d'autrui et
l'accepte comme un mal inévitable est, par ce
fait, prostitué. Répétons, en passant, que la pros-
titution est un arbre à branches si nombreuses
que son ombre s'étend sur des choses qui sem-
blent établies loin d'elle. En tout cas, Lawrence
avait gardé une peu commune délicatesse d'épi-
derme.
Dans cette même lettre à Curtis il explique
aussi qu'il s'interdit la musique bien qu'il en soit

1 "Je réagis contre cet exemple par une abstention encore plus
rigoureuse qu'autrefois. T o u t ce qui est corporel m'est maintenant
odieux (et dans mon cas odieux est synonyme d'impossible)".
si affamé "that even a soldier's stumbling
through a song on the piano makes my blood run
smooth (I refuse to hear it with my head").^
Encore une parenthèse révélatrice. La volonté
de Lawrence, cette volonté dévorante qui le for-
çait à faire ce qu'il détestait le plus, commande
à sa tête, mais pas à son sang. C'est pour cela
qu'il déteste tout ce qui est de la même famille
que son sang et ne cède pas, comme sa tête, aux
impositions de la volonté.
Lawrence se demande si ce n'est pas là une folie
venue à force de s'obliger à rester dans ce Bo-
vington Camp dont il souffre, à force de suppor-
ter volontairement cette vie de caserne "till the
burnt child no longer feels the fire". ^ Une dé-
mence où le développement anormal de sa vo-
lonté joue un rôle important.
Croyez-vous, demande-t-il à Curtis, qu'il y
ait eu beaucoup de moines de ma trempe? "One

^ " . . . que même u n soldat qui estropie une chanson au pîano fait
mieux circuler mon sang (Je refuse de l'écouter avec ma t ê t e ) " .
2 " . . . jusqu'à ce que l'enfant brûlé ne sente plus le feu".
used to think that such frames of mind would
have perished with the âge of religion yet here
they rise up, purely secular". ^ Mystère de cette
génération dépouillée de foi, à laquelle apparte-
nait Lawrence, et oia de grands explorateurs de
l'âme s'embarquent à Palos pour parcourir les
mers sans espoir de nouvelles routes, ni de nou-
veaux continents, mais prêts à recommencer sans
but l'héroïque exploit. N'ayant gardé, pour tout
héritage, qu'un "sens divin de l'orientation" et
ne voulant reconnaître, dans ce sens, qu'un ins-
tinct de pigeon voyageur, ignorant du message
caché sous son aile.
A cause de toutes ces considérations, je pense
qu'il importe peu que le "je t'aimais" de la dé-
dicace de Lawrence s'adresse à une idée non in-
carnée, ou à un être incarnant cette idée; dans
les deux cas, la ferveur qui l'a dicté était de qua-
lité identique: celle qui nous soutient et nous

1 " O n avait l'habitude de penser que ces états d'esprit étaient des-
tinés à périr avec l'âge des religions et pourtant les voilà qui renais-
sent, purement laïcs".
rend capables d'entreprises que nos forces, li-
vrées à elles-mêmes, ne sauraient affronter ni
réussir. ^

HOMOSEXUALITÉ

Les relations homosexuelles sont toujours l'ob-


jet, en littérature, de justifications grandiloquen-
tes et minutieuses, de réflexions scientifiques ou
d'explications obscures et malpropres, embrouil-
lées par un sentiment de culpabilité ou d'infirmi-
té qui tourne à la vantardise. On s'excuse ou on
se complimente.
Dans les premières pages des Sept piliers qui
sont parmi les plus belles du livre, il y a dix-huit
>

1 c f . "La peur, le plus fort motif chez l'homme méprisable,


perdait chez nous sa force, puisque le sentiment éveillé était l'amour
pour une cause —ou pour une personne. Les pénalités, du coup, per-
daient leur sens, cette adhésion étant accordée volontairement, les
yeux ouverts, et non par obéissance. Au but les hommes dédiaient
leur être, son obsession ne laissait point de place à la vertu ou au vice.
Joyeusement ils le nourrissaient d'eux-mêmes, lui donnaient leur vie,
plus encore, les vies de leurs frères — offrande cent fois plus difficile
que le sacrifice de soi".
Sept piliers. ^Ch. LXXXIII.
lignes à peu près, sur le problème sexuel des hom-
mes pendant cette révolte dans le désert.
Je n'ai jamais lu, sur un sujet de cette espèce,
des observations aussi franches, aussi directes et
aussi dépouillées de complaisante impureté. La
première fois que j'ouvris le volume et qu'en
feviilletant les premiers chapitres mes yeux tom-
bèrent sur ce passage, ma surprise f u t extrême.
Qu'était-ce que ce ton?
"The men were young and sturdy; and hot
flesh and blood unconsciovisly claimed a right in
them and tormented their bellies with strange
longings. Our privations and dangers fanned this
virile heat, in a climate as racking as can be con-
ceived. W e had no shut places to be alone in,
no thick clothes to hide our nature. Man in ail
things lived candidly with man.
"The Arab was by nature continent; and the
use of universal marriage had nearly abolished
irregiJar courses in his tribes. The public wo-
men of the rare settlements we encountered in
our months of wandering would have been no-
thing to our numbers, even had their raddled
meat been palatable to a man of healthy parts. In
horror of such sordid commerce our youths be-
gan indifferently to slake one another's few
needs in their own clean bodies — a cold con-
venience that, by comparison, seemed sexless and
even pure. Later, some began to justify this sté-
rile process, and swore that friends quivering to-
gether in the yielding sand with intimate hot
limbs in supreme embrace, found there hidden
in the darkness a sensual coefficient of the mental
passion which was welding our soûls and spirits
in one flaming effort. Several, thirsting to pu-
nish appetites they could not wholly prevent,
took a savage pride in degrading the body, and
offered themselves fierccly in any habit which
promised physical pain or filth". ^
Le ton, le ton de ces lignes m'arrêta net. J'igno-

1 "Les hommes étaient jeunes et forts; la chair et le sang qui


brûlaient en eux réclamaient inconsciemment leurs droits, tourmen-
taient leurs ventres d'étranges désirs. Privations et dangers, sous u n
climat aussi torturant qu'on puisse imaginer, attisaient encore cette
ardeur virile. Nous n'avions point d'endroit clos pour la solitude, ni
rais tout du livre et de la personnalité de Law-
rence. Le titre du volume me semblait présomp-
tueux et le nombre de ses pages exagéré. D'avan-
ce, j'étais impatientée par lui, . . Mais ce ton fit
en moi un grand silence. Comme si soudain une
voix me contraignait à l'écouter sans rien répon-
dre afin de mieux l'écouter. Je ne savais pas en-
core que Lawrence était sûrement parmi les
"heureux de châtier en eux des appétits qu'ils ne

de vêtement discret pour la pudeur. En toute chose, l'homme vivait


candidement à la vue de l'homme.
"L'Arabe est par nature continent; et l'usage d'un mariage universel
a presque aboli dans ses tribus les errements irréguliers. Les femmes
publiques de rares centres humains que nous rencontrions dans nos
mois d'errance n'auraient rien été pour notre foule, en admettant
que leur viande peinte à l'ocre f û t acceptable pour un homme sain.
Par horreur d'un commerce aussi sordide, nos jeunes gens usèrent avec
indifférence, afin d'éteindre leurs rares ardeurs réciproques, de leurs
corps jeunes et lavés, commodité froide qui, par comparaison, apparais-
sait asexuelle et presque pure. Plus tard quelques-uns se mirent à justi-
fier cet acte stérile, et affirmèrent que deux amis, frissonnant dans u n
creux de sable à l'enlacement intime de leurs corps brûlants, trouvaient,
caché, dans l'ombre, un adjuvant sensuel à la passion mentale qui sou-
dait nos esprits et nos jmes en un seul e f f o r t flamboyant. Plusieurs,
enfin, heureux de châtier en eux des appétits qu'ils ne pouvaient domp-
ter, trouvèrent une satisfaction orgueilleuse et sauvage à dégrader
leur corps et s'offrirent farouchement à n'importe quelle habitude qui
promettait au corps quelque souffrance ou quelque salissure".
pouvaient dompter. . .". Mais je savais déjà, car
le ton de ces lignes était du genre qui ne peut se
contrefaire, qu'il s'agissait de tout autre chose
que d'une campagne dans le désert; de tout autre
chose que d'événements matériels, pittoresques
ou sanglants; de tout autre chose que de pillages,
de ruts, de chameaux et de dynamite. Ou plutôt,
qu'à travers tout cela il s'agissait de bien autre
chose.
Cette mise en scène guerrière, bruyante, mou-
vementée, était de la poudre jetée aux yeux du
lecteur; en réalité ce n'était que l'occasion de
constater que "l'homme peut s'élever à n'importe
quelle hauteur et qu'il ne peut tomber au-des-
sous d'un certain niveau animal". Constatation
dont le désespoir réconforte et dont l'optimisme
effraye. Lorsqu'on va vers le bas, la limite est
marquée. C'est déjà une satisfaction de savoir
que cette limite existe. Mais lorsqu'on monte,
c'est terrible. Il y a encore des degrés, mais il n'y
a plus de limites. Le vertige vous prend d'un
gouffre à rebours; la chute vers le haut des pois-
sons des grandes profondeurs.
Farraj et Daoud étaient deux jeunes garçons
de l'armée arabe. L'affection qui les liait l'un à
l'autre était de celles que l'absence de femmes
rend inévitables, dit Lawrence. Ces amitiés d'a-
dolescents conduisent souvent, ajoute-t-il, à des
amours viriles d'une profondeur et d'une force
qui dépassent nos vaniteuses obsessions charnelles.
"Dans la période d'innocence elles sont chaleu-
reuses et sans honte. Si la sexualité entre en jeu,
elles deviennent un commerce hors dit, spirituel,
un échange de bons offices, comme le mariage".
Voilà ce que n'étaient pas les rapports du co-
lonel Lawrence avec la personne à qui Les sept
piliers sont dédiés. Quel que soit le nom qu'on
veuille donner à un sentiment semblable, amour
ou amitié, ce n'était pas un échange vulgaire de
bons offices. Et aucun commerce hors du spi-
rituel n'a pu dicter cette dédicace.
"La maison inviolée en souvenir de toi. . . le
monument qui devait durer et qui, bien plus que
la révolte arabe était Les sept piliers de la sagesse,
le besoin de perpétuer la mémoire de S. A. qui
s'inscrit en tête du livre sont de l'amour. De cet
amour qui déjà s'adresse, dans l'humain, à quel-
que chose qui dépasse la condition humaine, puis-
qu'il semble dire: qu'ai-je à faire de tout ce qui
n'est pas immortel! De cet amour qui ne peut se
penser qu'en termes d'éternité. Et si Lawrence
fracasse le monument afin qu'il soit exact, c'est
parce que le monument ne pouvait s'achever que
dans un climat où la mort n'a plus rien à nous
voler.

LA CHAIR

Redécouvrir l'efficacité de l'ascétisme en de-


hors des dogmes religieux qui en exigent l'obser-
vance, redécouvrir les vertus de l'amour qui
"meut le soleil et les autres étoiles", en dehors
des promesses de récompenses ou de représailles
ultra-terrestres: espoir d'un paradis qui nous in-
demnise ou crainte d'un enfer qui nous châtie;
connaître mv terre les joies et les tourments d'é-
tats d'âmes qui peuvent s'appeler paradisiaques
ou infernaux, telle semble la destinée de quel-
ques-uns dans ce siècle. Peut-être sont-ils con-
damnés à mourir, comme Colomb, sans savoir
sur quel continent ils accostent.
Lawrence expiant dans l'enfer terrestre de sa
propre conscience le péché du huitième cercle,
celui d'Ulysse qui n'eut pas seulement recours à
la bravoure, mais à l'artifice et à la ruse. Law-
rence s'accusant d'être, comme Ulysse, un con-
seiller félon et brûlé par cette souffrance. Law-
rence volontairement, anonymement reclus dans
une caserne, parce que la caserne était un cilice.
Quel nom donner à ce besoin, à ce drame central
de sa vie, qui est aussi le besoin et le drame d'une
élite incrédule qui ne peut pas, honnêtement,
s'empêcher de l'être?
Le sadisme, le masochisme, la névrose, le refou-
lement, les complexes, tout ce que la psychanalyse
invente pour donner un croc en jambe à ces scru-
pules, à ces aspirations ardentes de l'homme, à
leur éternelle renaissance sous des formes sécu-
larisées, ne suffit pas à les expliquer. Ou elle ne
les explique entièrement que pour ceux qui, mé-
prisant le fanatisme religieux et n'étant attentifs,
par tempérament, qu'au côté fanatique des reli-
gions, tombent, comme le cycliste inexpert dans
le trou qu'il veut éviter, en plein fanatisme
scientifique.
Il est évident que l'attitude de Lawrence vis
à vis des femmes, (parlée, écrite et vécue), o f f r e
une pâture spéciale à ces sortes d'analyses. Il est
également vrai qu'il a dû y avoir chez lui et re-
foulements et complexes. Mais les conclusions
obtenues à travers les méthodes psychanalytiques
sont mesquines et incapables d'embrasser le su-
jet, de le contenir et de l'étreindre. Ou alors
faudrait-il considérer certains refoulements et
certains complexes comme des greffes nécessai-
res pour que l'arbre humain produise des fruits
rares et excellents?
Dans Les sept piliers nous trouvons une anec-
dote sur Aouda, chef d'une tribu arabe, qui
éclaire la psychologie de Lawrence, vis à vis du
sexe féminin, en tant que sexe.
Un jour, entrant en coup de vent dans la ten-
te de cet ami et compagnon de combats, il le
trouve en la tendre compagnie de sa dernière
épouse, qui s'éclipse comme un lapin devant le
visiteur imprévu. Lawrence profite de l'aubaine
pour exprimer sa réprobation sous forme de plai-
santerie. Il fait semblant de s'étonner que ce
noble vieillard soit aussi fou que le reste de sa race
et qu'il considère "nos comiques moyens de re-
production non pas comme tm plaisir anti-hygié-
nique, mais comme l'occupation essentielle de
l'existence". On imagine la tête que dut faire le
brave Aouda, dont les épanchements amoureux
venaient d'être coupés net. Il répondit qu'il vou-
lait des héritiers. A ces mots Lawrence feignit
une surprise plus profonde. Comment était-ce
possible qu'Aouda trouvât la vie assez bonne
pour vouloir faire ce cadeau douteux à quel-
qu'un? Le ton de Lawrence était badin, mais son
idée fixe était là, telle que nous la retrouvons
dans ses lettres. Aouda ne devait pas beaucoup
rappeler Ophélie, cependant Lawrence joue la
scène de Hamlet: "Get thee to a nunnery: why
wouldst thou be a breeder of sinners?" ^ C'est
que Lawrence pense comme Hamlet que les fem-
mes sont dangereuses "for wise men know well
enough what monsters you make of them". ^
Lawrence voit dans les femmes ou bien des êtres
humains dignes de recevoir son amitié asexuée au
même titre qu'un homme: "Les femmes? J'aime
quelques femmes [écrit-il à Thurtle]. Je n'aime
pas leur sexe: pas plus que je n'aime le monstrueux
régiment des hommes. Quelques hommes. Il n'y
a pas de différence sensible pour moi entre la fem-
me et l'homme. Ils ont l'air différents, d'accord:
mais au travail il semble qu'il n'y ait pas de diffé-
rence entre l'un et l'autre. Je ne peux pas com-
prendre qu'on fasse tant d'embarras à cause du

1 "Va au couvent I Pourquoi voudrais-tu engendrer des pécheurs?"


Hamlet III - I.
2 " . . . les hommes sages savent très bien quels monstres vous faites
d'eux".
Hamlet lll-l
sexe. Il est évident comme les cheveux roux et
aussi peu fondamental, j'imagine". Ou bien il
voit des femelles convoitées par des mâles, des
pièges de la luxure qui fait gémir, dans leur som-
meil troublé, les hommes de la "hut N ° 12", ses
compagnons de caserne. Cette lubricité exacerbe
son dégoût et son mépris de la chair: "Je reste cou-
ché dans mon lit [écrit-il à Lionel Curtis], nuit
après nuit, avec ces miaulements charnels bouillant
du haut en bas de la chambrée, nourris de matière
fraîche par vingt bouches lubriques... et la cru-
dité de cela me fait mal".
Il écrit au même ami que là où la chair entre
comme élément, tout ce qui se crée est né dans le
moment où le désir animal qui tourmente la "hut
N ° 12" passe à l'action et engendre. "Vous n'exis-
teriez pas, je n'existerais pas sans cette poussée
charnelle", dit-il sombrement.
Tout ce qui touche à la chair devient bas et
odieux aux yeux de Lawrence. Il le déclare caté-
goriquement à la fin d'un des plus importants
chapitres de son livre. En parlant de ses camara-
des, il écrit: "D'ailleurs, ils s'intéressaient trop
à des choses qui me révoltaient. Ils parlaient de-
vant moi de leur nourriture, de leurs maladies,
de leurs jeux et de leurs plaisirs: avouer que nous
possédions un corps me paraissait une dégrada-
tion suffisante sans nous étendre encore sur ses
faiblesses et ses attributs. Je me sentais honteux
de les voir se vautrer dans le corporel qui ne
pouvait être, à mon sens, qu'une glorification
de la croix où l'homme est cloué. En vérité je
n'aimais pas le moi que je pouvais voir et enten-
dre". ^

^ c f . "C'était cette horreur des intimités physiques qu'il n'avait


jamais connues avec personne —nous avons là-dessus sa parole— qui
inspirait ses habitudes d'abstinence" explique son frère, A. "W. Lawrence
(T. E. Lawrence by his friends). Il est clair que la chasteté de T . E.
Lawrence était davantage un réflexe qu'une vertu héroïque. O n ne
choisit pas ses réflexes; on ne les adopte pas d'une façon délibérée.
Dans les Sept piliers nous trouvons dans le chapitre intitulé "Moi
même" quelques lignes très significatives en ce qui concerne les réac-
tions de Lawrence:
"Mettre la main sur une chose vivante m'était une souillure et je
tremblais si elle me touchait ou s'intéressait à moi de trop près.
C'était une répulsion atomique, comme la trajectoire intacte d'un
flocon de neige. J'aurais choisi tout le contraire, sans la tyrannie de
ma tête. Je ne rêvais que de l'absolutisme des femmes et des animaux
Le commerce sexuel, dans la conversation, le
sommeil ou la veille de la plupart de ces soldats,
était un appétit animal qu'on pouvait satisfaire,
sans faire le difficile, les jours de sortie, et qu'on
satisfaisait en imagination le reste de la semaine.
La femme était, pour ces soldats, le délassement
du guerrier au sens le plus primitif des termes.
Lawrence vivant dans cette atmosphère s'exas-
pérait de plus en plus devant les manifestations
peu alléchantes de cette goinfrerie sexuelle. Il la
voit désormais dans n'importe quelle union entre
l'homme et la femme où le sexe trouve sa part.
Déjà, dans le désert, il demandait à Abd-el-Ma-
yin, nouveau marié, comment "they could look
with pleasure on children, embodied proofs of
their consumed lust". ^
Sa répugnance, extrême comme tous les senti-
ments qui l'habitaient, devant l'oeuvre de la chair

et je me lamentais le plus quand je voyais un soldat avec une femme


ou un homme caressant un chien. J'aurais voulu être à la fois aussi
superficiel et parfait. Mais mon geôlier me retenait".
1 . . . ils pouvaient voir avec plaisir des enfants, preuve incarnée de
leur luxure".
me semble très compréhensible. Aucune passion
humaine ne se passe aussi bien d'immortalité que
la luxure. Cette immortalité de la chair qu'est
l'enfant, elle n'en a que faire. Non seulement
elle n'en a que faire, mais elle la rejette. Seuls les
hommes assez indigents de sensibilité pour être
à Taise dans un certain niveau animal peuvent
accepter, sans horreur, d'immortaliser ce qui n'est
qu'un instant de luxure fugitive. Et Lawrence
ne voyant dans l'union des sexes qu'un geste de
luxure, ne pouvait absolument pas admettre
qu'on pût en exalter les conséquences. Qui, dans
cet état d'esprit et avec ce point de vue, n'aurait
la même réaction?
Mais entre un homme et une femme (et voilà
ce que Lawrence a ignoré) il peut y avoir quel-
que chose de plus qu'un attrait sexuel purement
animal et instinctif, quelque chose de plus qu'une
amitié fervente et qu'une estime profonde, quel-
que chose de plus qu'une préférence charnelle et
qu'un choix intellectuel. Il peut y avoir l'amour
sous sa forme humaine la plus complète: celle
que sentent un homme et une femme qui ne sont,
de par les lois de leur nature, ni anges ni bêtes.
Dans cet amour la communion de la chair est la
matérialisation de la soif d'éternité que deux
amants ressentent l'un pour l'autre. Dans cet
amour l'immortalité de la chair entre comme élé-
ment.

^'Make thee another self for love of me


"That beauty still may Itve in thine or thee.^

Cet autre soi-même ne sera pas l'incarnation


de la luxure consommée, comme dit Lawrence,
Il sera le prolongement de celui, de celle qu'on
a voulu, avec nos pauvres moyens humains, dé-
livrer de la mort.
Il sera la résurrection terrestre de la chair.
Shakespeare, qui en plus de son génie poétique
avait ce génie charnel qui f u t refusé à Lawren-
ce, l'a compris et exprimé dans ses sonnets

^ Fais-toi u n autre toi-même pour Tamour de moi.


Afin que la beauté puisse encore vivre dans les tiens ou en toi.
"Against this coming end you should préparé
"And your sweet semblance to some other give. ^

Lawrence voit en Shakespeare le plus grand


des poètes et le plus grand des manieurs de mots.
Comme philosophe ou moraliste, Shakespeare ne
lui inspire pas "un respect anormal". Ce qui me
semble échapper à Lawrence — car on ne peut
lire dans un auteur que ce qu'on aurait été capa-
ble d'écrire soi-même, si on avait eu le don d'ex-
pression — c'est ce génie charnel de Shakespeare,
violent et vaste, qui parle dans Juliette et Othel-
lo. L'exaltation de ces adolescents amoureux
jusqu'au sacrifice, le tragique de ce guerrier ja-
loux jusqu'à la démence, ces ardeurs, ces déses-
poirs insensés, si terrestrement beaux, si terrestre-
ment tumultueux sont nés de ce génie-là. Et la
grandeur de Shakespeare avec eux. Grandeur char-
nellement spirituelle de poète qui réunit en une
seule phrase "les choses qui gémissent d'être sé-

1 "Contre cette fin qui s'approche tu dois te préparer


E t donner ta douce ressemblance à quelque autre".
parées" et pour qui toute résurrection finale
comprend celle de la chair.

FOI, AMOUR ET V O L O N T É

En Lawrence, l'âme et le corps ne gémissent


pas d'être séparés, mais bien d'être honteusement
mêlés et tributaires l'un de l'autre Odieux
était pour lui synonyme d'impossible et le corpo-
rel lui était devenu odieux. Le corps docile et

1 Je doute que Lawrence ait pu penser autrement qu'avec horreur


à la résurrection de la chair et c'est bien pour des raisons de cet
ordre que l'âme et le corps gémissaient chez lui, d'être unis. Dans le
chapitre LXXXIII des Sept piliers, il écrit: "L'antithèse entre l'esprit
et la matière qui se trouvait à la base du renoncement religieux des
Arabes, ne m'aidait pas le moins du monde. J'arrivais au renoncement
(dans la mesure où j'y arrivais) par une route tout opposée, grâce à
ma conviction que le mental et le physique ne font qu'un indissoluble-
ment; que nos corps, l'univers, nos pensées, notre impressionnabilité
tactile doivent être conçus à l'intérieur de la boue moléculaire, com-
posés de cette boue, élément universel où dérivent les formes, caillots,
combinaisons de densités diverses. II me paraissait impensable que des
collections d'atomes pussent concevoir autrement qu'en termes d'ato-
mes. Mon sens perverti des valeurs m'interdisait de voir entre l'abstrait
et le concret, considérés comme symboles, une opposition plus sérieuse
qu'entre u n libéral et un conservateur.
La pratique de cette guerre fortifia en moi l'attitude nihiliste. N o u s
puissant, comme un moteur de grande marque,
ou épuisé et défaillant, ne pouvant s'empêcher
d'être de chair et non d'acier, suivait l'âme im-
pétueuse et implacable. Il la suivait comme il
pouvait; parfois clopin-clopant. En une occa-
sion, une seule, le corps refusa de suivre jusqu'au
bout la volonté forcenée. Il se rendit à la torture
et Lawrence écrit: "Cette nuit, dans Deraa, la
citadelle de mon intégrité personnelle s'était irré-
médiablement écroulée".
Il avait fallu pour cela que les Turcs eussent

y vîmes souvent des hommes se contraindre ou être entraînés aux


limites les plus cruelles de la résistance, sans jamais le moindre signe
d*une rupture physique. L'écroulement provenait toujours d'une fai-
blesse morale qui rongeait le corps par l'intérieur; sans trahison intime
celui-ci ne pouvait rien sur la volonté. Au cours de nos longues marches
nous allions, dépouillés de corps, ignorant la chair et les sensaticms; et
lorsque, pendant un arrêt, cette excitation tombait, nous retrouvions
nos corps avec une sorte d'hostilité, cette certitude méprisante qu'ils
accomplissaient leur fin la plus haute non pas en servant à l'esprit de
véhicule, mais • lorsque, après la dissolution, leurs éléments fumaient
un coin de terre".
La victoire du mental sur le physique n'était pas douteuse pour
Lawrence. Mais l'aversion et le mépris du corps allait plus loin, parfois,
chez cet incroyant que chez les fidèles des religions qui prêchent le
dédain de la chair et font de la gourmandise, de la luxure et de la
paresse des péchés capitaux.
fouetté Lawrence, devenu une loque sanguino-
lente entre leurs mains, jusqu'à deux doigts de
la mort. Il passait à leurs yeux pour un déser-
teur circacien et sa peau blanche avait é^veillé la
convoitise du Bey; convoitise à laquelle il s'était
refusé malgré les menaces. Mais la constatation
d'avoir été brisé jusqu'au sanglot par la douleur
physique, le souvenir d'avoir crié grâce le pour-
suivront comme la plus cuisante des humilia-
tions subies.
C'est que Lawrence exigeait de son corps ce
que les saints semblent en obtenir: la capacité de
martyre. Selon David Garnett, l'empressement
avec lequel Lawrence saisissait toute occasion de
souffrir était un de ses traits les plvis anormaux.
Mais pour supporter le martyre il faut être anes-
thésié par la foi. Et Lawrence allait au martyre
sans autre chloroforme que sa volonté inclé-
mente. La volonté n'est pas de force à remplacer
la foi, même lorsqu'elle a atteint un développe-
ment monstrueux comme chez Lawrence. Seule
la foi transporte des montagnes. "En vérité, je
vous le dis, si vous aviez de la foi comme un grain
de s é n e v é . . . "
Si on ne possède pas ce tout petit grain, les
montagnes restent à leur place et le martyre est
impossible. Le mode d'anesthésie de la foi ne
peut pas être amené par un raidissement de la
volonté.
Sans aller jusqu'à la foi, tout ce qui provo-
que une attention passionnée insensibilise, par
exemple, à la fatigue. Ainsi le joueur peut res-
ter des heures debout près du tapis vert sans s'a-
percevoir qu'il est éreinté. Une mère peut pas-
ser des nuits sans dormir veillant auprès d'un
enfant malade. Le corps, dans ces cas, est com-
me oublié. Ces oublis se payent ensuite; mais
pendant qu'ils durent ils sont miraculeux. Et la
passion du joueur, un vice, et la passion de la
mère pour l'enfant, un amour, sont bien distants
de la foi qui n'est pas un amour mais: l'amour.
Est-il étrange que la foi opère des miracles quand
une forte passion quelconque en offre déjà un
léger symptôme: l'oubli momentané du corps, la
capacité non de supporter consciemment la fa-
tigue, mais de la faire entrer dans la phase d'une
éclipse totale?
Lawrence voulait accomplir ces miracles avec
sa seule volonté. Ignorait-il qu'un corps maté
n'est pas un corps oublié? La volonté peut
dompter la bête en nous, l'amour seul peut en
effacer la présence. Cette grâce f u t refusée à
Lawrence.
Il avait raison de sentir instinctivement le dan-
ger, pour des hommes appelés comme lui à ac-
complir de grandes tâches, d'avoir des amours
selon la chair qui les lient selon la chair. Le jour
arrive inévitablement où, pour l'éprouver, on
exige d'Abraham le sacrifice d'Isaac; Abraham
sera toujours forcé de choisir entre son fils et
Dieu.
En éliminant Isaac, ces hommes évitent une
tentation, un piège où ils tombent facilement:
car la vie d'Isaac leur est souvent plus précieuse
que le salut. C'est ainsi que l'immortalité de la
chair se paye. Et l'ange qui arrête le bras d'A-
braham lui donne toujours le temps de souffrir
le plus terrible de la mort: l'agonie.
Que ces douleurs et que ces joies de la chair et
de l'esprit confondus sont différentes de la lu-
xure. Différentes comme l'amour qui transpo-
se et transforme tout ce qu'il met en ignition.

LES MACHINES ET LA MUSIQUE

Lawrence avait raison de penser que les fem-


mes ne peuvent comprendre les machines, qu'el-
les sont exclues de cette idolâtrie et qu'on peut se
réfugier dans les temples où ces machines sont
adorées, sûr de n'y point être troublé par la pré-
sence féminine.
Dans les machines pas de transformation ni de
transposition possible. Avec elles on est tran-
quille. Une bielle y est une bielle, une chaudiè-
re une chaudière, un écrou un écrou. Tandis
que chez la femme on n'est sûr de rien: pas mê-
me que la luxure soit de la luxure et l'amitié de
l'amitié. Pas même que le corps soit attentif
quand l'âme est distraite. N i que l'âme soit cap-
tivée si le corps ne l'est pas. Tout en elles sem-
ble diffus —dans le sens où on le dit de la lu-
mière qui ne projette pas d'ombres nettes— par-
ce que tout en elles est communiquant. Leur
tendresse est de la volupté aussi souvent que leur
volupté de la tendresse. Au moment où l'on
croit voir se préciser le contour d'un sentiment,
il est déjà en train de se dissoudre et d'en deve-
nir un autre. Les sens sont si près de l'âme que
l'esprit et la chair interdits de leur rencontre
n'ont pas de mots pour l'expliquer. La musique
seule parle de cette rencontre, mais ce ne sont
pas les femmes qui la composent, parce qu'elles
la vivent trop peut-être. Les hommes en rêvent
et de ce grand rêve insatisfait naît leur musique
qui le raconte; cette chose mobile, fluide et sans
frontières qu'est leur musique.
Lawrence craignait la musique (aux moments
où il se la refusait) peut-être un peu comme il
craignait la femme. Parce qu'il savait qu'en elle.
comme chez la femme, un écrou n'est pas tou-
jours un écrou. Que les notes de la gamme peu-
vent être un jardin sous la pluie, certaine maison
d'une ville lointaine, l'attente, le désir, le regard,
le goût d'une journée d'avril que nous croyons
morte, le triomphe, le désespoir, la prière, notre
enfance, ce visage, cet amour, tout ce que le
temps et l'espace anéantissent et qui en elles reste
intact. Qu'elles sont sept témoins qui nous rap-
pellent des joies et des chagrins rendixs, par elles,
égaux en douceur. Qu'il est vain de les interroger
une à une, à tour de rôle, pour en connaître le
mystère, car leur mystère est justement de ne
pouvoir parler qu'en se fondant les unes dans les
autres, en disparaissant les unes dans les autres.
Pourtant, Lawrence ne s'interdisait pas la mu-
sique, sauf par moments. Elle n'était pas bannie
de sa vie. La musique l'apprivoisa et si, en dehors
de sa volonté, quelque chose le posséda jamais, ce
f u t elle. La liste des disques conservés dans son
petit cottage de Cloud Hills est très longue et
d'une sûreté rare quant au choix. Sur la façon
dont il l'aima, nous avons un aperçu dans la lettre
qu'il écrivit à Mrs, Thomas Hardy après la mort
de son mari, ami très cher de Lawrence: "This is
sunday and an hour ago I was on my bed, listen-
ing to Beethoven's last quartet, when one of the
fellows came in and said that T. H . is dead. We
finished the quartet, because ail at once it felt
like hïm..." Le quatuor de Beethoven était
soudain devenu Thomas Hardy et tout ce que
Lawrence sentait pour lui. Un écrou n'était plus
un écrou. Le monde fluide, mouvant, sans fron-
tières de la musique avait laissé entrer l'émotion
de Lawrence et s'était refermé sur elle comme
l'eau sur un plongeur. Et en elle Lawrence était
plus près de Hardy que hors d'elle.
La présence des machines n'eût pas pu lui don-
ner asile, en ce moment, comme celle de la musi-
que. Et on se demande pourquoi il acceptait de

^ "C'est aujourd'hui dimanche; il y a une heure, j'étais sur mon


lit, en train d'écouter le dernier quatuor de Beethoven, quand un
camarade entra et dit que T . H . est mort. Nous finîmes le quatuor
parce que tout d'un coup il était dans cette m u s i q u e . . . " .
s'abandonner à ces excursions de l'esprit (Bee-
thoven était cela pour lui) où la volonté ne devait
pas jouer, comme d'habitude, le premier rôle.

CONTRASTES

Lawrence ne s'évadait de cette volonté totali-


taire, qui l'eût autrement broyé, que grâce aux
éléments contradictoires de sa nature: il vivait
fatalement dans un climat de contrastes, et sa
capacité de voir les deux côtés d'une question, et
de passer de l'un à l'autre agissait en soupape de
sûreté.
Il pensait que la meilleure définition de lui-
même était "A critic in action".
Une nuit, Lawrence va faire sauter un pont et
le trouve occupé par l'ennemi. Il sauve sa peau
de jvistessé. En revenant sur ses pas, pieds nus, il
marche sur un serpent. Dans vine lettre, il expli-
que lui-même à un ami, comment, dans Les sept
piliers, cet accident est raconté en une ligne; il
en met ensuite quatre à décrire minutieusement
—avecla parfaite précision et le calme d'un ob-
servateur "assis dans un fauteuil"— la réflexion
de la lumière des étoiles et le paysage rocheux.
C'est ce que j'appelle de la perversité, dit-il. Et
pourquoi? Parce qu'il évite tout commentaire sur
ce qui est évident et personnel: son émotion, ses
transes lorsque sa vie f u t en péril. Et parce qu'il
souligne froidement des détails qu'un "one-eyed
man", qu'un homme absorbé par sa besogne,
pris par l'action, "with his heart on the job",
n'aurait pas remarqués. Au moment de vivre l'ac-
tion, le spectateur a voulu, à tout prix, avoir un
rôle aussi important que l'acteur. Au moment de
la raconter, le spectateur a pris la parole et a
accentué la signification de sa présence dans le
drame. Mais l'acteur qui le surveillait le méprise
et l'accuse de pervertir, c'est-à-dire d'altérer.
Nous avons d'abord le critique-spectateur regar-
dant l'acteur et le décor de l'action; puis le criti-
que-spectateur décrivant l'action et le décor; et
finalement l'acteur devenu critique analysant.
narquois, les subtiles transformations que le cri-
tique-spectateur fait subir à la vérité.
C'est de la critique à la troisième puissance.

"And thtis the native hue of resolution


"h sicklied o'er ivith the pale cast of thought
"And enterprises of great pitch and moment
"With this regard their ctirrents turn atvry
"And lose the name of action. . .

C'était la face Hamlétienne de Lawrence. La


pensée, chez lui, ne paralysait pas l'action, mais le
dégoûtait d'elle à force d'analyse.

SCRUPULES ET AMBITIONS

Le chapitre des Sept piliers où il parle de lui-


même (CIII), clef du livre, est chargé de ces

^ "Le haro instinctif de la résolution


s'éteint sous les pâles lueurs de
la pensée quT détournent de leurs
cours les entreprises les plus
nobles, les plus opportunes, et les
condamnent à l'inaction".
Hamlet, Acte III, Scène I.
contradictions, les unes purement apparentes, les
autres fondamentales.
Son désir de plaire et son dédain de ce désir en
sont un des exemples les plus frappants: "Le mé-
pris que j'éprouvais pour ma passion d'être dis-
tingué —dit-il— m'a fait refuser tous les hon-
neurs offerts"
Lawrence chérit son indépendance plus que
tout; pourtant il a besoin des autres pour se voir,
comme Narcisse a besoin de sa fontaine. Cepen-

1 Dans T. E. Lawrence by his jriends, Winston Churchill raconte


comment l'auteur des Sept Piliers refuse au roi, en pleine cérémonie, au
moment où celui-ci va le lui donner, l'ordre de "Commander of the
Bath" et comment à u n déjeuner chez lui il fait, là-dessus, des reproches
à Lawrence. Ce n'était pas la faute du roi, lui dit Churchill, et vous
n'aviez pas d'excuses pour adopter cette méthode brutale et lui faire
cet a f f r o n t . Ce à quoi Lawrence répond que c'était la seule façon en
son pouvoir de faire comprendre aux hautes autorités que dans l'affaire
d'Arabie l'honneur de l'Angleterre était compromis. Détail amusant:
il paraît que les choses ne s'étaient pas passées comme Churchill croyait
et que Lawrence s'était refusé à recevoir la décoration dans une
audience privée, avant la cérémonie. Mais, selon son habitude, il ne
prend pas la peine de donner des explications et reçoit avec u n sourire
les réprimandes de Churchill.
L'admiration de Churchill pour Lawrence s'exprime en ces termes à
la fin de l'article: "C'est un des plus grands hommes de notre temps.
Je ne lui connais pas d'égal. Je crains que, quel que soit notre besoin,
nous ne trouvions plus jamais son équivalent".
dant ce n'est pas pour s'admirer qu'il désire ce
miroir, mais pour se connaître, car il se connaît
mal. Il ne connaît de lui qu'un faisceau de puis-
sances et d'entités dont le personnage central lui
échappe. Dans "les remarques obliquement en-
tendues" sur son compte, dans les peintures qu'on
fait de lui, même dans les photos, il cherche avec
avidité et inquiétude l'étranger qui l'habite et
dont il a peur. Lawrence craint tellement un tête
à tête avec cet inconnu qu'il n'ose le rencontrer
qu'à travers ou devant un témoin.
"J'évitais les créatures basses qui semblaient
m'offrir l'image de notre échec dans notre lutte
vers l'esprit". Ceci s'explique chez quelqu'un qui
croit à la force de l'exemple, comme Lawrence.
Mais quelques lignes plus loin il ajoute, d'une fa-
çon déconcertante au premier abord: "J'aimais
les choses inférieures: c'est vers le bas que je cher-
chais mes plaisirs et mes aventures. Il y avait
apparemment dans la dégradation une certitu-
de, une sécurité finale." Ceci semble en fla-
grant désaccord avec son application à fuir les
créatures basses. En réalité il s'agit, je crois,
d'un autre problème. Lawrence cherche à être
sûr de quelque chose par rapport à sa personna-
lité; il explore; il voudrait trouver quelque part
des limites, c'est-à-dire des contours. La dégra-
dation joue ici le rôle de la fontaine pour ce
Narcisse. Mais pourquoi chercher ses limites
"vers le bas"? C'est que vers le haut il n'en
découvre aucune: "L'homme p e u t s'élever à
n'importe quelle hauteur, mais il ne peut tom-
ber au-dessous d'un certain niveau animal". Je
répète l'extraordinaire aphorisme. Pas de chan-
ces de trouver des limites vers le haut. Donc,
impossibilité de connaître son image en préten-
dant dessiner des limites du côté où elles recu-
lent irrémissiblement, comme l'horizon.
Dans cette définition de l'homme, dans cette
croyance qu'il ne peut tomber au-dessous d'un
certain niveau et qu'il peut s'élever, par contre,
à n'importe quelle hauteur, Lawrence se définit
lui-même. Il définit sa foi en l'homme, foi qui
a toujours pour point de départ une expérience
intérieure, pour base un transfert. On croit en
principe les autres capables de ce dont on est
soi-même capable. On ne peut pas faire con-
fiance aux autres si on ne se fait confiance à
soi-même. On ne peut avoir foi en la bonté
de l'homme si "le lait de la tendresse humaine"
nous fait défaut; ni foi en sa grandeur si nous
avons continuellement réagi devant les choses
d'une façon mesquine. Cela ne veut aucune-
ment dire qu'il faille être dépourvu d'humilité
et de modestie pour avoir bonne idée du genre
humain, mais qu'il existe dans tout souci de pro-
preté morale un optimisme qui est la compen-
sation des sacrifices avec lesquels on l'obtient et
on la conserve. Cette propreté-là, bien plus que
l'autre, n'est pas acquise une fois pour toutes et
il faut la rétablir perpétuellement à force de vi-
gilance et de rigueur.
Lawrence ne pouvant se mesurer dans le sens
de la hauteur veut, au moins, se mesurer dans
celui de la bassesse. L'arbre est borné, de tous
côtés, par la terre, si on examine ses racines. Il
plonge dans un océan impalpable où impalpa-
blement il boit la vie, si on examine ses feuilles.
Analysons ce côté borné de l'arbre, se disait Law-
rence: c'est le seul accessible.
Il appelait le doute: notre moderne couronne
d'épines. La seule certitude était que l'homme
ne peut descendre que jusqu'à certain niveau.
La reste était épines. Et c'est bien pour cela
que Lawrence avait choisi, malgré tout, les épi-
nes. S'il se vanta d'aimer la dégradation y voy-
ant une certitude,/ il f u t condamné à ne pas
se complaire dans la certitude de la dégradation.
"Je pouvais voir le bonheur dans la supréma-
tie du corporel, mais je ne pouvais lui rendre
les armes", dit-il. Encore une certitude dé-
daignée. Et celle-là n'est certitude qu'en ap-
parence. La suprématie du corporel peut don-
ner des jouissances plus ou moins éphémères;,
pas la joie (au sens bergsonien du terme). La
suprématie du corporel n'a jamais fait verser
des "pleurs de joie", quelles que soient les satis-
factions qu'elle puisse procurer. Dans la supré-
matie du corporel, le bonheur peut être détruit
d'une chiquenaude par la souffrance physique.
Dans une suprématie d'un autre ordre, celle que
Lawrence connaissait, il n'y a pas d'incompa-
tibilité entre la douleur et la joie.
"Mon cerveau était prompt et silencieux com-
me un chat sauvage, mes sens en paquets de boue
à ses pieds et ma conscience (qui n'oubliait ja-
mais son propre personnage, ni sa timidité) ra-
contant à la bête qu'il est mal élevé de bondir
et vulgaire de manger sa proie".
Pour la bête, manger sa proie est un dérivé
de sa nature. Quant au cerveau, c'est sans dou-
te la proie qu'il trouve vulgaire, non pas le fait
de la dévorer. Seulfe la conscience peut voir
cet acte sous un autre angle et en tirer une au-
tre évidence. Chez Lawrence la conscience maî-
trisait l'instinct et l'intelligence. Elle pouvait
tenir tête à la volonté. Et quand Lawrence,
parlant des Sept piliers, dit que c'est là la peau
galeuse de la bête qu'il y avait en lui; que ce
livre est la bête empaillée et carrément plantée
sur ses pattes pour que les hommes la contem-
plent, il se trompe; non peut-être sur ce qu'il
croit offrir, mais sur ce que le lecteur reçoit.

ESCLAVAGE VOLONTAIRE

U n homme crucifié par sa volonté et une


volonté crucifiée par une conscience: voilà ce
que nous contemplons.
On peut dire de la volonté ce que Lawrence
disait du courage: qu'elle n'apparaît d'ordinaire
que mêlée à un médium, bon ou mauvais. L'au-
teur des Sept piliers semble l'avoir cultivée aus-
si pour l'amour d'elle, comme d'autres les mus-
cles. "Je cherchais seulement pour moi-même
la mesure de ma force sans me soucier le moins
du monde d'en instruire les autres". Afin de
satisfaire sa volonté il cherchait la mesure de
sa force, et pour contenter son orgueil, il n'en
instruisait pas les autres.
Cependant il était prêt à mettre cette force
au service de ces autres auxquels il la dissimu-
lait. N'approuvant pas la création, il pouvait
seulement, disait-il, raccommoder l'œuvre de ceux
qui créent.
Déclaration des plus obscures. Qu'entendait-
il par créer? Son ambition d'écrire un livre qui
pût être placé à côté des Frères Karamazov, de
TLarathoiistra et de M.ohy Dîck. était une ambi-
tion purement créatrice. Tout ce qu'il dit dans
ce chapitre d'introspection est aussi sincère que
contradictoire. Mais ce qui paraît le moins sou-
mis aux altérations barométriques, exaltation ou
désespoir, c'est la soif de servir qui dévorait Law-
rence et que ses chefs ne comprenaient pas. "Ils
semblaient ne pas voir —explique-t-il— qu'un
esclavage volontaire est l'orgueil le plus profond
d'un esprit morbide, et la douleur subie pour la
faute d'autrui, son plus joyeux honneur".
N'était il donc pas capable de commander hum-
blement, puisque le destin l'avait mis au-dessus
des autres hommes? Avait-il besoin de servir
orgueilleusement et de s'employer à des besognes
subalternes où d'autres auraient été plus ef-
ficaces que lui peut-être, puisqu'ils étaient nés
pour elles? Si commander était pour lui plus
amer que servir, comment sa volonté n'a-t-elle
pas choisi le chemin le plus épineux? Pourquoi
balayait-il les planchers d'une caserne alors qu'ail-
leurs il était impossible à remplacer? N'ad-
mettait-il pas lui-même que sa présence dans un
tel endroit était comme celle d'vine licorne dans i
une étable?
Le plaisir de voir sa volonté fonctionner com-
me une puissante machine l'occupait-il tellement
qu'il en arrivât à ne pas distinguer que l'escla-
vage auquel il se soumettait n'était plus com-
plètement volontaire? Lawrence fanatique de
liberté devenait-il l'esclave de sa peur d'être |
esclave?
Ou était-il peu à peu envahi par la crainte
de n'être pas sûr de ses pas dans le domaine de
l'action, parce qu'il n'était sûr de rien dans le
domaine de son âme?
Les mystiques croient qu'il est dangereux —
pour ceux qui veulent suivre leur voie— de vivre
à l'extérieur, de se permettre l'action, avant que
la vie intérieure, la contemplation, n'ait atteint
un certain degré. Les actes risquent d'être mau-
vais dans la mesure où la vie intérieure est défec-
tueuse
Lawrence entrait-il sans en avoir conscience
dans la spirale sans fin des exigences mystiques?
Avait-il l'intuition de ces vérités peu répandues
dont Bergson dit qu'elles sont un peu comme la
musique: on les entend ou ne les entend pas. Et
ceux qui y demeurent sourds ne peuvent admettre
qu'elles existent en dehors de la fantaisie des fous
qui prétendent y être sensibles.
Peut-être avait-il trop souffert, pendant sa
campagne en Arabie, du poids de l'autorité et de
la responsabilité et tremblait-il devant elles, com-
me son corps torturé tremblait à Deraa sous la
menace de nouvelles blessures. Quelques-unes de
ces expériences justifieraient, à elles seules, ce

1 Aldous Huxley analyse minutieusement ces problèmes dans le,'


pages si aiguës qu'il leur consacre (voir Grcy Eminence).
recul, chez un homme comme Lawrence. Par
exemple, l'exécution d'Ahmed, qu'il raconte avec
horreur dans Les sept piliers. Il s'agissait d'une
vieille vendetta entre deux clans arabes. On avait
trouvé un cadavre. Le coupable f u t découvert.
La famille de la victime réclama le taHon; c'était
la loi des Arabes dans ces circonstances. Mais si
Ahmed était exécuté par la famille du mort, d'in-
terminables représailles mutuelles s'ensuivraient,
qui finiraient même par menacer l'unité de la ré-
volte. Lawrence désespéré sent qu'il n'y a qu'une
solution: prendre la justice entre ses mains de
neutre. Se charger de l'exécution pour en éviter
les conséquences. "Ici —écrit-il— se dresse le
cauchemar qui nous ferait fuir la justice comme
la peste si nous n'avions pas toujours le moyen,
nous autres civilisés, de payer un meurt-de-faim
pour faire le métier de bourreau à notre place".
Lawrence tue Ahmed avec un tremblement tel
que la seconde balle n'atteint l'Arabe qu'au poi-
gnet. Le chapitre finit ainsi: "On dut me hisser
sur ma selle".
La responsabilité et l'autorité conduisent sou-
vent à de diaboliques devoirs, surtout quand il
s'agit d'hommes qui ne délèguent pas à d'autres
leur pouvoir pour exécuter les sales besognes et
n'ont pas à leurs ordres des meurt-de-faim (ou
Dieu sait quel autre genre d'âmes damnées) pour
les accomplir. Bernard Shaw dit qu'il est nécessaire
d'avoir présent à l'esprit que Lawrence n'était
pas comme Haig ou Allenby, Foch ou Luden-
dorff. Ces gens donnaient des ordres et n'en voy-
aient pas de leurs yeux les résultats atroces. Law-
rence devait tout faire lui-même, de ses propres
mains, et en supporter ensuite le spectacle. Il y
avait de quoi briser les nerfs moins délicats d'hom-
mes moins sensibles et moins imaginatifs que lui.
Aussi ne mena-t-il pas impunément cette exis-
tence. •

LA RETRAITE

Après avoir vécu Les sept piliers, il devait s'é-


puiser davantage durant l'autre guerre: celle qui
eut lieu à Versailles, à Downing Street et au Caire
où il allait être obligé, pendant 3 ans, de lutter
âprement pour défendre son point de vue: sa
fidélité à la promesse faite aux Arabes au nom
de l'Angleterre, l'honneur même de son pays, tel
qu'il le concevait.
L'amertume de cette nouvelle crise, à laquelle
s'ajoutaient les conséquences physiques d'un acci-
dent d'avion où il avait eu des côtes cassées et un
poumon abîmé, le ravagea davantage que ne l'a-
vaient fait ses batailles contre les Turcs. On peut
suivre les alternatives de cet autre conflit dans sa
correspondance.
"Do make clear to your lads —écrit-il à un
officier en 1928— that my objects were to save
England and France too, from the follies of the
imperialists, who would have us, in 1920, repeat
the exploits of Clive or Rhodes. The world has
passed that point. I think though there's a great
future for the British Empire as a voluntary asso-
ciation . . . We are so big a firm that we can offer
unique advantages to smaller businesses to asso-
date with us: if we can get out attractive terms
of association"
Lawrence ne croyait pas à la supériorité d'une
race sur les autres. Il détestait le pngoisvt. Là
comme partout ailleurs il semble avoir été en par-
faite opposition avec les doctrines nazies.
La discipline formelle, par exemple, lui semble
résoudre les problèmes par la négative. Il y voit
une vertu des temps de paix. "La discipline ne
demande nullement aux hommes de seconder ac-
tivement la volonté de leur chef: car l'on trou-
verait alors, comme dans l'armée arabe et dans
toute armée irrégulière, entre l'ordre et l'exécu-
tion, un temps d'arrêt, le temps, pour la pensée,
d'être transmise ou digérée; le temps, pour le
système nerveux, de transformer la volonté per-

1 ""Expliquez clairement à vos garçons que mon but était de sauver


l'Angleterre et aussi la France des folies impérialistes qui voudraient
nous faire répéter, en 1920, les exploits de Clive ou de Rhodes. Le
monde a dépassé cette étape. Je pense, cependant, qu'il y a un grand
avenir pour l'Empire Britannique dans une association volontaire. . .
Nous sommes une si grande firme que nous pouvons o f f r i r des avan-
tages uniques aux entreprises plus petites si elles s'associent avec nous:
le tout est de trouver des conditions séduisantes pour cette association".
sonnelle en acte. Il n'est pas une armée régulière,
au contraire, qui ne s'efforce d'éliminer ce temps
de réflexion. . . Les sergents-instructeurs essaient
de rendre l'obéissance instinctive; d'efl faire un
réflexe mental suivant sans retard le commande-
ment, comme si toute la puissance motrice des
volontés individuelles s'était concentrée en un seul
système. Cela est bien, dans la mesure où la vites-
se en est accrue. Mais si le chef tombe? La dis-
cipline ne prévoit rien au-delà de cette faible
hypothèse: que la volonté personnelle des subor-
donnés, loin d'être atrophiée est gardée en réser-
v e . . . ". Et Lawrence ne le croit pas. Ce sens de
la discipline formelle qui fait gagner énormé-
ment de temps risque de paralyser chez l'individu
tout ce qui n'est pas réflexe mécanique. C'est un
sérieux désavantage. Et si ce même genre de dis-
cipline s'étend, dans un pays, à tous les ordres de
la vie publique, les inconvénients qu'elle entraîne
se répandront également. C'est le cas des nations
totalitaires.
Pourtant —et voilà bien les contradictions de
cette nature tourmentée— c'est dans les temples
de la discipline formelle que Lawrence ira cloîtrer
les dernières années de sa vie, de 1922 à 1935.
N'acceptant aucun poste qui pût correspondre
au rang de ses mérites et de sa notoriété, Law-
rence se faufile, sous un nom d'emprunt —^le sien
rendant l'opération impossible— comme simple
soldat dans la R.A.F., puis dans le "Tank Corps",
puis de nouveau dans la R.A.F.
Il se sent prisonnier du nom qu'il porte et qu'il
a tout fait pour rendre célèbre à une époque où
la gloire l'éblouissait; ce nom auquel on ajoute
maintenant "d'Arabie".

"Nor I nor any man that but man is


"With nothing shall be pleased, till he be eased
"With being nothing. . . "

Il en est arrivé à préférer le "being nothing":


s'appeler Shaw ou Ross, non Lawrence d'Arabie.
^ N i moi, ni aucun homme qui n'est qu'homme,
Ne trouvera rien qui le contente, jusqu'à ce qu'il soit satisfait
De n'être rien. . .
Shakespeare, Richard II. V. S.
Son idéal eût sans doute été de n'avoir d'autre
nom qu'un numéro, parfaitement rassurant dans
son anonymat.
En 1930, le sien, dans la R. A. F. était 338171.
Ses amis connaissaient, naturellement, le jeu de
cache-cache et la cachette. Noël Coward lui écri-
vait: "Cher 338171 (puis-je vous appeler 338?)".
Lawrence qui aimait à rire trouva la plaisanterie
si drôle qu'il montrait cette lettre à tout le mon-
de. Il avait lui-même beaucoup d'humour. Ses
lettres sont pleines d'esprit et les espiègleries les
plus biscornues faisaient ses délices. Il s'en amu-
sait comme un gamin.

HUMOUR

Les sept piliers, malgré la gravité du ton géné-


ral, sont chargés de phosphorescences de cet hu-
mour. Il apparaît, démon famiUer, un peu par-
tout: dans la description de la soirée cocasse avec
l'orchestre turc qui s'avachit dans de faux roule-
ments de tambour (les peaux de ces instruments
étant détendues par l'humidité) pendant que le
chérif de La Mecque l'écoute par téléphone jouer
avec difficulté le "Deutschland iiber ailes"; dans
celle de l'hospitalité implacable du cheikh Fahad-
El-Hansha, installant son hôte au milieu de sa
propre vermine et lui faisant boire bol après bol
de lait de chamelle (puissant diurétique) en le
harcelant de questions sur les pâturages de cha-
meaux en Angleterre; dans celle du chef arabe
quittant le banquet pour broyer entre deux pier-
res son râtelier, cadeau de l'ennemi, et jurant de
ne mâcher qu'avec un râtelier allié. A chaque
instant cet humour se mêle aux événements, mê-
me dramatiques. C'est le "grin" de Lawrence,
cette grimace souriante que ses amis connaissaient.
Lorsque son éditeur lui pose une série de ques-
tions à propos des épreuves de La révolte dans le
désert, il y répond avec ce mépris des conventions
et cette moquerie qui lui montait toujours à fleur
de peau devant ceux qui les respectent avec trop
de gravité. On lui fait remarquer qu'il appelle sa
chamelle tantôt Yedha et tantôt Yedhah. Quelle
orthographe f^ut-il définitivement adopter pour
ce nom propre? Il répond: "C'était une bête
splendide".
On lui demande s'il a écrit: "Méléagre, le poète
immoral", car celui qui relit les épreuves croit
que c'est une coquille et a remplacé immoral par
immortel. Lawrence répond: "Je connais l'im-
moralité. De l'inimortalité je ne puis rien dire.
Ce sera comme il vous plaira: Méléagre ne nous
poursuivra pas pour diffamation". On lui signale
qu'il est appelé par les arabes tantôt Ya Auruns,
tantôt Aurans. Lawrence répond: "// était aussi
"Lurens" et "Runs": pour ne rien dire de "Shaw".
D'autres suivront si nous avons le temps".
On l'avertit que les critiques lui reprocheront
ses bizarreries d'orthographe dans les noms pro-
pres. Tant pis. "Les noms arabes ne peuvent pas
passer exactement en anglais, car leurs consonnes
ne sont pas les mêmes que les nôtres et leurs voy-
elles, comme les nôtres, varient de région en ré-
gion. Il y a des "systèmes scientifiques" de trans-
cription qui peuvent aider les gens sachant assez
d'arabe pour ne pas avoir besoin d'aide, mais qui
font fiasco avec le reste du monde. J'adopte une
orthographe quelconque pour bien montrer l'im-
bécillité des systèmes".
Lawrence n'avait jamais été docile devant les
conventions et les systèmes.

DERNIÈRES ANNÉES

Pendant les années de sa retraite dans la R.A.F.


et le "Tank Corps", qui dura de 1922 jusqu'en
mars 1935, il fit pourtant mieux que de nettoyer
les planchers et autres corvées du même genre.
Il trouva le temps de traduire l'Odyssée; de per-
fectionner le mécanisme des "speed boats", les
rendant 3 fois plxis rapides, et d'écrire The Mint
The Mint —qui ne sera publié qu'en 1950—

1 Cette retraite l'entraîna jusqu'aux Indes où l'envoyèrent ses chefs


«n Décembre 1926. Il y resta jusqu'en Février 1929, d'abord à Karashi,
puis à Miranshah. Il ne sortait pas, d'ailleurs, du camp où il résidait et
ne vit rien du pays, comme en témoignent de nombreuses lettres qu'il
écrivit alors. Il employait ses heures de loisir à traduire Homère. La
raconte la vie dans les casernes. Lawrence dit que
ces descriptions ne sont pas faites à travers son
cerveau mais ses sens; elles sont d'une crudité et
d'une nudité pliis impitoyables que celle qu'il étale
dans certains pages des Sept piliers
David Garnett après la lecture de The Mint
écrit à son auteur que les hôpitaux de Damas,
charniers humains dont la puanteur vous prend <
à la gorge dans les Sept piliers, ont un p a r f u m de '
fleurs comparés à l'haleine qui se dégage des ba-
raquements dans cette nouvelle oeuvre.
C'est là que Lawrence avait choisi de vivre. Il
est nécessaire de signaler que l'atmosphère de la
R. A, F. et celle du "Tank Corps" lui semblent
tout à fait différentes. Dans la R. A. F., les hom-
mes sont installés comme dans une profession qui
les enthousiasme. Ils parlent de leur avenir, de leur

presse de Londre publiant sur ces entrefaites des articles sur ses
prétendues activités en Afghanistan —on disait qu'il aidait les rebelles—,
attira l'attention sur lui: on découvrit son identité et il dut revenir
en Angleterre.
1 Si j'en juge par les quelques pages de ce livre que j'ai pu lire
grâce à un ami."
travail avec chaleur. Tandis que les hommes du
"Tank Corps" sont entrés là parce qu'ils n'étaient
bons à rien ailleurs. Ils ne s'intéressent ni à l'Ar-
mée, ni à leur travail, mais à l'argent de poche
et à la nourriture que ce travail leur procure.
Dans les tanks, les officiers se jugent supérieurs
et agissent en conséquence. Dans la R. A. F., les
hommes et les officiers sentent qu'ils sont, au
fond, sur un pied d'égalité.
En mars 193 5, huit semaines avant sa mort,
Lawrence était allé vivre dans son petit cottage
de Dorset, Cloud Hills; deux chambres, des li-
vres et des disques. Son avidité de lecture et de
musique ne s'était jamais démentie. Il avait pour
la littérature et les auteurs une admiration par-
faitement ridicule, assure Bernard Shaw. Son ju-
gement sur les livres était toujours aigu. Des
poètes modernes il disait; "Poets of to day feel
often that their real feelings are foolish. So they
splash something about shirt-sleeves or oysters
quickly into every sentimental sentence, to pre-
vent us laughing at them before they have lau-
ghed at themselves"
Malgré la lecture et la musique, Lawrence se
sent, dans son cher Cloud Hills, comme une feuille
détachée de l'arbre, si une feuille pouvait se de-
mander à quoi elle servira désormais. Winston
Churchill ne comptait pas le laisser longtemps
dans cette retraite; il était déjà question —^bien
que rien de précis n'eût été établi— de lui con-
fier la réorganisation du Home Defence. Aurait-
il accepté, finalement?
Il craignait son pouvoir de modeler les hommes
et les événements, car après coup les idées au ser-
vice desquelles il pouvait le mettre lui semblaient
d'occasion, "second hand". Il se demandait si ses
convictions ne naissaient pas du désir de se créer
des motifs pour exercer cette puissance. Cela lui
faisait horreur jusqu'au point de vouloir se muti-
ler de tout pouvoir.
1 "Les poètes d'aujourd'hui sentent souvent que leurs vrais sen-
timents sont niais. Alors ils éclaboussent vite chaque phrase sentimen-
tale de manches de chemise ou d'huîtres, pour nous empêcher de rire
d'eux avant qu'ils n'en aient ri eux-mêmes".
C'est ce qu'il avait cherché en s'engageant
comme simple soldat. Il voulait détruire la pos-
sibilité qu'on p û t songer à lui pour un poste de
responsabilité. "L'auto-dégradation est mon but".
Quand une violente expression de dégoût lui
échappe, dans une lettre, au sujet des hommes qui
l'entourent, il s'en repent, s'excuse et dit qu'avec
le temps il finira peut-être par pouvoir répéter,
en pensant à eux, le cri de Blake: "Everything
that is, is holy" Mais combien peuvent pousser
ce cri sans les toiles d'araignée du mysticisme,
dit-il?

LA FIN

Le 13 mai il monta sur sa motocyclette pour


aller mettre une dépêche à la poste, à Bovington
Camp. Cette motocyclette avait un nom, comme
toutes celles qu'il avait possédées et qui étaient
pour lui des objets précieux, presque des êtres

1 " T o u t ce qui est, est saint".


vivants. Il y avait eu une série de Georges dont
le dernier, George VIII, qu'on fabriquait spéciale-
ment pour lui à ce moment, ne f u t jamais livré.
Lawrence aimait la vitesse de ces machines,
comme d'autres les drogues. Quand il était pres-
que malade de l'emprisonnement de la caserne et
de la vie qu'il y menait, une course de plusieurs
heures à travers la campagne le soulageait. Il avait
l'impression de s'évader de tout dans la vitesse, y
compris de son propre corps. Si la route était li-
bre, l'allure était souvent folle. Mais Lawrence
était toujours soucieux de ne pas mettre en
danger la vie d'autrui par son imprudence. Ce
13 mai, en revenant à Cloud Hills, pour éviter de
renverser deux cyclistes qui se trouvèrent à l'im-
proviste sur son chemin, il fit un brusque virage,
perdit l'équilibre et f u t brutalement lancé par-
dessus sa motocyclette; il avait été lancé de même,
au milieu d'une bataille, par-dessus la tête de son
chameau. Mais cette fois-ci il ne put pas répéter
machinalement —comme le jour où il s'était cru
perdu, au milieu des ennemis — les vers de Chris-
tina Rossetti, accourus du fond de son adoles-
cence:

For Lord I was free of ail thy flowers


But I chose the world's sad roses
And that is why my feet are torn and mine
Eyes are blind ivith sweat.

Car, Seigneur, fêtais libre


de choisir parmi toutes tes fleurs.
Mais j'ai choisi les tristes roses du monde.
Et c'est pourquoi mes pieds
sont déchirés et mes
Yeux sont aveuglés de sueur.

Il n'y avait pas d'ennemis et c'était vme paisible


route d'Angleterre, au printemps. Mais le cer-
veau de Lawrence était devenu aussi aveugle que
ses yeux. Le corps survécut pendant cinq jours à
la conscience.
Eut-il le temps de voir le danger? Eut-il cons-
cience de sa fin? De l'ironie des choses? Mourir
ainsi, dans son Dorset, d'un vulgaire accident de
circulation produit par deux inoffensifs cyclistes,
après avoir bravé tant de dangers, échappé à tant
de périls: capotages d'avions, bombardements, ba-
tailles, tortures de la soif, de la fièvre, du froid,
des soleils brûlants, des coups, des blessures infec-
tées, des os cassés et mal raccommodés.
Lawrence eut-il cet instant si court, mais si
vaste que toute notre vie y tient, dit-on, et qui
précède la catastrophe? S'attendrit-il alors rétros-
pectivement sur lui-même comme le jour où il
rencontra son ami Hogarth, et lui cria son amer-
tume et ses déboires? Comme ce jour où il avoua
qu'il était las du libre arbitre; las de franchir
chaque mois à dos de chameau plus de 1.500 ki-
lomètres; las des heures d'énervement à bord d'a-
vions fous; et de se ruer à travers champs sur des
autos monstrueuses; et d'avoir été touché dans les
5 derniers engagements; et de sentir que son corps
épuisé redoutait de nouvelles souffrances; las d'a-
voir eu trop souvent faim et froid; las de ses bles-
sures empoisonnées par la saleté, transformées en
ulcères; las surtout de toute feinte, de tout faux
semblant dont il souffrait comme d'une déchéan-
ce irréparable. Et enfin qu'il avait peur. "Peur
d'être seul et d'offrir aux vents du hasard, du
pouvoir ou de la luxure, une âme vide qu'ils em-
porteraient". Peur de ce tête à tête entre un corps
dont il méprisait les appétits et une âme sans em- '
ploi qm acceptait mal son propre vide. Peur du
mystère de ce néant inacceptable, peur du silence
éternel de ces espaces infinis sur lequel veillaient,
jalouses, tant d'étoiles. Peur de ces témoins muets
à qui il avait confié son secret et la mission de
tracer sa volonté dans le ciel. Peur que leur trop
lisible constellation ne trahît ce qu'il s'était caché
à lui-même: u n appétit frustré d'amour à qui
tous les renoncements sont nécessaires, pour qui
toutes les épreuves sont fécondes; une soif d'ab-
solu qu'aucun à-peu-près humain n'étanche: ni
les victoires des armes, ni celles de l'art; ni les
ambitions repues, ni la satisfaction de dédaigner
ensuite l'orgueil qui nous les dicta. Une soif d'ob-
solu qui ne se désaltère que dans l'échec inévitable
où tout triomphe se dissout; pour qui chaque but
atteint n'est pas une arrivée glorieuse, mais la
découverte d'un nouveau point de départ. Dé-
part vers je ne sais quels dépouillements et quelles
conquêtes dont le besoin et la poursuite sont plus
impénétrables encore, pour les exilés de la foi, que
le silence éternel de ces espaces infinis devant le-
quel la foi même tremble et recule.

Mar del Plata - San Isidro


Mai-Juin 1942.
ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 30 N O -
VEMBRE 1942 SUR LES PRESSES
D E L'IMPRIMERIE LÔPEZ, PERÛ
NP 666, BUENOS AIRES.

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