Vous êtes sur la page 1sur 429

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

L’agriculture biologique comme mode de production agricole reste peu ou


mal connue des citoyens et fait toujours l’objet de nombreuses
approximations, tantôt positives, tantôt négatives. Chacun interprète le sujet
à travers ses présupposés, son enthousiasme ou ses réticences. C’est ainsi
que se succèdent les affirmations encourageantes sur les bénéfices
environnementaux ou sanitaires de la bio et les inquiétudes sur ses
rendements plus faibles ou ses difficultés techniques. Passéistes pour les
uns, pionniers pour les autres, les agriculteurs biologiques sont sujets du
débat, mais rarement convoqués à la barre.
L’ouvrage de Jacques Caplat comble ainsi une lacune. A partir d’une
connaissance intime de la réalité de l’agriculture biologique en tant que fils
d’agriculteur, ancien conseiller agricole de terrain puis chargé de son
développement à l’échelle nationale et européenne, Jacques Caplat explique
les fondements et les pratiques concrètes de l’agriculture biologique telle
qu’elle a été définie et telle qu’elle est mise en oeuvre dans les champs. Il
relate l’expérience d’hommes et de femmes, notamment dans les pays du
Sud, pour qui la bio est une innovation stimulante et un espoir à long terme.
Clair et pédagogique, l’ouvrage s’adresse à tout consommateur, curieux
des enjeux réels autour du contenu de son assiette, comme à tout citoyen,
soucieux de pouvoir se positionner sur des débats de fond comme celui des
OGM, de l’adaptation de l’agriculture biologique aux réalités des territoires
en France et dans le monde, ou encore des problématiques sanitaires
associées à l’alimentation… Il donne ainsi une vision transversale et
globale de l’agriculture biologique en reliant des sujets souvent considérés
jusqu’à présent de manière isolée et partielle.

Dessin de couverture : © David Dellas, 2011

© Actes Sud, 2012


ISBN 978-2-330-00 827-7
www.actes-sud.fr
DOMAINE DU POSSIBLE
La crise profonde que connaissent nos sociétés est patente. Dérèglement
écologique, exclusion sociale, exploitation sans limites des ressources
naturelles, recherche acharnée et déshumanisante du profit, creusement des
inégalités sont au cœur des problématiques contemporaines.
Or, partout dans le monde, des hommes et des femmes s’organisent autour
d’initiatives originales et innovantes, en vue d’apporter des perspectives
nouvelles pour l’avenir. Des solutions existent, des propositions inédites
voient le jour aux quatre coins de la planète, souvent à une petite échelle,
mais toujours dans le but d’initier un véritable mouvement de
transformation des sociétés.
JACQUES CAPLAT

L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE

POUR NOURRIR L’HUMANITÉ

DÉMONSTRATION

PRÉFACE DE CLAUDE AUBERT

DOMAINE DU POSSIBLE
ACTES SUD
A mon père, dont l’humilité, la profonde intégrité morale et l’acuité des
analyses m’inspirent chaque jour.
Dans ses responsabilités syndicales comme dans nos discussions
quotidiennes, il aborda l’agriculture biologique avec un stimulant équilibre
de doutes et de convictions.
Je me plais à penser qu’il aurait aimé ce livre.
PRÉFACE
“M onsieur Aubert, pouvez-vous me dire qui décidera, avec ce que vous
proposez, quel est le tiers de la population française qui devra
mourir de faim ?” Tel est le type de question que l’on me posait parfois, au
début des années 1970, lorsque je faisais des conférences sur l’agriculture
biologique dans les écoles supérieures d’agronomie. Les temps ont changé.
Rares sont ceux qui doutent aujourd’hui que, même généralisée,
l’agriculture biologique serait capable de nourrir toute la population
française. Certes, la production baisserait – bien moins que beaucoup le
pensent, comme l’explique Jacques Caplat dans ce livre – et avec elle nos
exportations, au moins en quantité, mais il y aurait largement assez à
manger pour tout le monde. Cependant, au niveau mondial, le débat est loin
d’être clos et le problème de nourrir sept milliards de Terriens, et les neuf
milliards annoncés pour 2050, reste l’argument principal, avec celui du prix
des produits, avancé par ceux qui estiment impossible la généralisation de
l’agriculture biologique. Jacques Caplat explique très clairement pourquoi
ces derniers se trompent, notamment parce que, dans les pays tropicaux, les
rendements en bio, avec des systèmes diversifiés, sont souvent plus élevés
qu’en conventionnel. A propos de rendements, je citerai un témoignage
personnel. Dans les années 1980, à l’occasion d’une mission en Inde j’ai
rencontré, à la faculté d’agronomie de New Delhi, un chercheur qui avait
travaillé pendant dix ans sur la culture associée du maïs et de diverses
légumineuses alimentaires. Il avait montré qu’en optimisant cette
association, il augmentait de 50 % la production sur une surface donnée
sans rien changer d’autre aux techniques agricoles. Ayant ensuite rendu
visite à quelques agriculteurs de la région, j’ai constaté que tous utilisaient
de l’azote chimique – en petites quantités faute d’argent pour en mettre
davantage – mais qu’aucun n’avait entendu parler des résultats du
chercheur de New Delhi.
Pour la plupart des “biosceptiques”, l’agriculture conventionnelle, à base
de variétés à haut rendement, d’engrais, de pesticides, voire d’OGM, serait,
elle, en mesure de nourrir neuf milliards d’humains. En fait rien ne le
prouve et on a même de bonnes raisons de penser qu’à long terme, il n’en
est rien. Une généralisation de l’agriculture conventionnelle intensive
suppose, entre autres, une augmentation massive de la production d’engrais
azotés de synthèse, laquelle est très consommatrice d’énergie et fortement
émettrice de gaz à effet de serre. La production et l’apport d’une tonne
d’azote sous forme d’engrais de synthèse provoque l’émission
d’environ 15 tonnes d’équivalent CO2. Sachant que, selon les estimations du
GIEC, nous devons diviser par quatre d’ici 2050 les émissions de gaz à effet
de serre si l’on veut limiter à 2 oC l’élévation de la température moyenne de
la planète, et que l’agriculture est responsable de près de 30 % de la totalité
des émissions, on peut se demander comment une agriculture si fortement
émettrice pourrait être généralisée. Sans parler des énormes coûts sanitaires
et environnementaux induits par l’utilisation systématique des pesticides et
par les excès d’azote, inévitables dans une agriculture à hauts rendements à
base d’azote de synthèse. Une récente étude (The European Nitrogen
Assessment, Cambridge University, juin 2011) a estimé que les coûts, pour
la seule Europe, des excès d’azote générés par les modes de production
actuels étaient compris entre 70 et 320 milliards d’euros par an. Sans
oublier qu’à la fin du XXIe siècle il faudra réserver le peu de pétrole restant à
d’autres usages que la fabrication de grandes quantités d’intrants pour
l’agriculture, et que son prix sera très élevé. Il restera sans doute du gaz,
mais lui aussi sera en voie de raréfaction et d’un prix élevé. Jacques Caplat
évoque également, à juste titre, la supériorité de l’agriculture biologique sur
la conventionnelle en matière de sols, qu’il s’agisse de leur fertilité ou de
leur capacité à stocker du carbone, et bien entendu en matière de réduction
de la pollution. On peut en conclure que l’agriculture de luxe ce n’est pas la
biologique, comme on l’entend dire trop souvent, mais la conventionnelle,
bien trop coûteuse en intrants et en impacts sanitaires et environnementaux
pour pouvoir être généralisée.
Ajoutons, pour terminer sur ce sujet, que, quelles que soient les
techniques agricoles utilisées, répondre aux besoins alimentaires de tous les
futurs habitants de la planète exigera une remise en cause des habitudes
alimentaires des pays industrialisés, progressivement adoptées par les pays
émergeants, qui font une part beaucoup trop importante aux produits
animaux et en particulier à la viande. Il faut en effet dix fois plus de surface
pour produire 1 kilo de protéines sous forme de viande de bœuf que sous
forme de haricots, de lentilles ou de soja.

Le livre de Jacques Caplat ne se limite pas au thème auquel il doit son


titre. Il a en effet le grand mérite d’expliquer de manière claire et précise,
dans un langage accessible à tous, d’où vient l’agriculture biologique,
quelles en sont les techniques et quels avantages elle présente, tant en
matière de santé que d’environnement. Une mise au point particulièrement
bienvenue aujourd’hui. Les adversaires de l’agriculture biologique qui, ces
dernières années, ne se manifestaient plus guère, sont en effet récemment
remontés au créneau, par le biais de livres, d’articles ou d’émissions de
télévision, soit pour la dénigrer purement et simplement, soit pour mettre en
doute son intérêt ou au moins pour le relativiser. Un retour des critiques,
parfois virulentes, qui s’explique aisément. Tant que l’agriculture bio restait
dans sa niche, avec environ 2 % de l’agriculture française, elle ne gênait pas
grand monde. Maintenant qu’elle connaît une croissance rapide et vise – à
la suite du Grenelle de l’environnement – 20 % des surfaces agricoles
en 2020, elle commence à inquiéter ceux qui vivent de l’agriculture
conventionnelle et notamment de la vente d’intrants. Quant à ceux,
notamment dans les milieux de la recherche et de l’enseignement qui,
pendant toute leur carrière, ont prôné l’intensification à base de produits
chimiques et ont cru – comme me l’a dit un jour un chercheur de l’INRA –
que l’agriculture biologique était une mode qui passerait, ils ont parfois du
mal à admettre que les temps ont changé et qu’ils se sont trompés. Fort
heureusement, ils sont de moins en moins nombreux, à l’INRA comme
ailleurs, à refuser de voir que l’agriculture de demain sera nécessairement
écologique, et que l’agriculture biologique est, sinon la seule forme, du
moins la forme la plus crédible aujourd’hui de cette nouvelle agriculture.
CLAUDE AUBERT
Ingénieur agronome
Cofondateur des éditions Terre Vivante
et de la revue Les Quatre Saisons du jardinage
INTRODUCTION
L’ agriculture biologique fait l’objet d’un véritable engouement tant de la
part des consommateurs, avec des achats augmentant de plus de 10 %
par ans depuis quinze ans, que de la part des médias, avec de nombreux
articles et documentaires. Pourtant, ce mode de production agricole reste
peu connu des citoyens et fait toujours l’objet de nombreuses
approximations voire de fantasmes – tantôt positifs et tantôt négatifs. Ces
approximations et fantasmes sont exacerbés par la rapidité avec laquelle la
bio s’est imposée sur la scène agricole et médiatique. Chacun interprète les
techniques biologiques à travers ses présupposés, son enthousiasme ou ses
réticences.
C’est ainsi que se succèdent les affirmations encourageantes sur les
bénéfices environnementaux ou sanitaires de la bio… et les inquiétudes sur
ses rendements plus faibles ou ses difficultés techniques. Passéistes pour les
uns, pionniers pour les autres, les agriculteurs biologiques sont sujets du
débat, mais rarement convoqués à la barre. Il faut dire que le discours
agricole est souvent ardu et effraie les non-spécialistes. Pourtant, pouvons-
nous réellement nous dispenser de connaître le point de vue de ceux qui ont
inventé l’agriculture biologique et qui la font vivre au jour le jour ?
L’un des objectifs de cet ouvrage est de combler cette lacune. A partir
d’une connaissance intime de la réalité de l’agriculture biologique en tant
que fils d’agriculteur, ancien conseiller agricole de terrain puis chargé de
son développement à l’échelle nationale et européenne, j’essaierai
d’expliquer les fondements et les pratiques concrètes de l’agriculture
biologique telle qu’elle a été définie et telle qu’elle est mise en œuvre dans
les champs – aussi bien en France que dans le reste du monde et notamment
dans les pays tropicaux. Mais j’élargirai le propos en éclairant avec
précision des sujets trop souvent traités sous forme de slogans ou de
préjugés : oui ou non, l’agriculture biologique est-elle plus saine, moins
productive, plus respectueuse de l’environnement, plus locale ? Quelle peut
être sa place dans une agriculture mondiale obnubilée à juste titre par la
nécessité de nourrir une population toujours croissante ?
Nous constaterons que les idées reçues doivent souvent être
reconsidérées, et que la bio est bien loin de se réduire à une suppression des
produits chimiques de synthèse. Cet amalgame souvent employé par facilité
a généré une série de malentendus, et enferme l’analyse dans des cadres
inadaptés. Sans doute nécessaire dans les tout premiers temps, cette
simplification confine au simplisme et risque désormais de vider
l’agriculture biologique de sa signification véritable. Les fondateurs et les
praticiens de la bio ne se reconnaissent plus toujours très bien dans les
définitions réductrices affichées par le nouveau règlement européen ou par
certains acteurs agricoles mal informés.
Comme souvent face à des innovations conceptuelles, il sera nécessaire
d’élargir l’angle de vue pour replacer la bio dans ses véritables dimensions
planétaires, agronomiques et sociétales. Sans angélisme ni illusions, nous
découvrirons alors un champ des possibles de belle ampleur, et un véritable
espoir tant en matière de protection de l’environnement que de production
alimentaire mondiale.

Cet ouvrage a été conçu de façon à être accessible aussi bien au citoyen
sans connaissance agricole qu’à l’agriculteur désireux de s’informer sur ce
mode de production. C’est pourquoi les termes techniques sont expliqués à
la fois dans des notes incluses dans le texte, et dans un glossaire situé à la
fin du livre et permettant d’approfondir le sujet. J’invite le lecteur réticent
aux explications agronomiques à passer tout simplement au paragraphe
suivant lorsqu’il rencontre une explication jugée trop technique : il ne
devrait pas perdre le fil de sa lecture, chaque chapitre pouvant être consulté
indépendamment des autres. Cette remarque est particulièrement vraie pour
les chapitres composant les deux premières parties.
Le lecteur aura parfois l’impression de quelques redites, mais elles sont
nécessaires à la fois pour la cohérence de chacun des sujets abordés, et pour
acquérir peu à peu une appréhension systémique ou holistique1 de
l’agriculture biologique : dans ce livre comme dans une ferme, les différents
éléments sont en interaction les uns avec les autres et peuvent être
approchés sous plusieurs angles successifs et complémentaires. En étant
éclairé et examiné sur plusieurs faces, un sujet révèle peu à peu sa richesse
et sa complexité, en rendant cette dernière beaucoup plus accessible et
ludique. Toutefois, les principales notions sont abordées de façon
progressive sans toujours revenir à une définition complète, et je
recommande donc, autant que possible, de prendre connaissance des
différents sujets dans l’ordre où ils sont proposés.
A chacun d’aborder ce livre en fonction de son humeur ou de sa
connaissance préalable de l’agriculture : comme un essai accessible à tout
lecteur curieux, comme une présentation pédagogique de l’agriculture
biologique et de ses capacités à nourrir l’humanité, voire comme une
introduction agronomique et scientifique pour ceux et celles qui chercheront
à suivre l’ensemble des notes et références citées.

Un aspect important doit être précisé. Je parle ici de l’agriculture biologique


telle qu’elle a été définie et mise en œuvre par ses fondateurs, et non pas du
règlement bio européen ni d’une agriculture conventionnelle qui aurait
simplement supprimé les produits chimiques de synthèse. Je refuse le piège,
si dangereux actuellement, qui consisterait à me laisser enfermer dans un
contexte géographique et politique daté, celui d’une réglementation
européenne récente ou de pratiques incomplètes d’agriculteurs qui viennent
de découvrir la bio mais restent profondément marqués par leurs pratiques
antérieures.
La démarche, trop fréquente, qui consiste à interpréter la bio a posteriori
à partir des codes de l’agriculture chimique ne peut conduire qu’à une
impasse, où l’agriculture biologique est abusivement réduite à un rôle
d’opposition ou de correctif à des dérives écologiques et sociales. C’est au
contraire en tant que projet agricole à part entière que la bio est conçue sur
le plan agronomique, éthique et social et qu’elle est déclinée sur le terrain –
en particulier dans les paysanneries modernes des pays non tempérés
(parfois sous le nom d’agroécologie). Je ne parlerai pas ici de méthodes
constituées en contradiction ou en réaction à une prétendue norme agricole,
mais d’un projet qui possède ses fondements scientifiques propres et qui
constitue une alternative agronomique à grande échelle.
Par conséquent, les principes et pratiques présentés dans la première
partie pourront parfois sembler ambitieux au regard des techniques utilisées
par une partie des agriculteurs biologiques français. Il ne s’agit pas ici de
nier la diversité des situations agronomiques et techniques, et j’expliquerai
dans la quatrième partie en quoi ces dernières sont évolutives et
progressives. Il s’agit, en revanche, de redonner aux termes “agriculture
biologique” leur sens précis et dynamique, et d’éviter qu’ils ne soient
dénaturés par des amalgames et des schématisations. La simplification
pédagogique fut utile voire nécessaire lors de l’émergence de la bio, il est
temps d’entrer dans l’ère de sa compréhension réelle.
1 Voir chapitres I-2 et I-3.
I

QU’EST-CE QUE

L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE ?
1. La bio ou le bio

Avant toute chose, une précision de vocabulaire s’impose. Il est courant


d’entendre parler du bio, au masculin : “développement du bio”, “le bio
dans les cantines”… Pourtant, les agriculteurs et autres acteurs de la filière
utilisent, entre eux, le féminin : ils s’efforcent de développer la bio. Ce
choix de vocabulaire n’est pas accessoire ; il est au cœur de la définition de
l’agriculture biologique, comme le montre un rapide survol historique.

De l’agriculture au produit

La nuance n’est pas anodine, elle est même absolument fondamentale.


Parler du bio, au masculin, revient à parler essentiellement du produit bio,
c’est-à-dire de l’aliment final. Parler de la bio, au féminin, revient à
considérer avant tout l’agriculture biologique, c’est-à-dire la démarche
initiale et son action sur le territoire.

L’agriculture biologique
Or, l’agriculture biologique a bel et bien été inventée et définie en tant que
forme d’agriculture, et non pas en tant que produit alimentaire. Oui, le
produit bio existe, mais il n’est que le résultat d’un ensemble de pratiques
agricoles, puis éventuellement de transformations agroalimentaires1. Et
c’est cet ensemble de pratiques agricoles initiales qui est défini à l’échelle
internationale (par le Codex Alimentarius) et dans l’Union européenne (par
le règlement CE 834/2007) par la notion d’agriculture biologique (organic
farming en anglais).
En d’autres termes, je pourrais dire que “le” bio reflète un souci
individuel de consommateur soucieux de manger un aliment sans résidus de
produits chimiques (ce qui est tout à fait respectable), tandis que “la” bio
reflète un souci collectif d’inventer des méthodes agricoles qui préservent
l’environnement et les équilibres planétaires et humains. Les deux
démarches sont défendables et complémentaires, mais historiquement c’est
bien “la” bio qui fut inventée la première, et c’est bien la préoccupation
environnementale qui a primé sur la préoccupation sanitaire. Il est utile de
le rappeler, car bien des citoyens sont convaincus à tort du contraire.
Par conséquent, ne soyez pas surpris de lire au long de cet ouvrage la bio
au féminin : je m’efforcerai de présenter cette agriculture telle qu’elle est
portée par ses fondateurs et ses acteurs – même s’il va de soi que les
produits “issus de l’agriculture biologique” ne seront pas absents de la
discussion !

Et l’agriculture conventionnelle ?
Une autre précision de vocabulaire est nécessaire. L’usage au sein du
monde agricole veut que l’agriculture non biologique soit désignée sous le
terme d’agriculture “conventionnelle”. Ce terme présente l’avantage de
reconnaître à la fois que cette agriculture correspond à une norme admise
majoritairement, et que cette norme est arbitraire : cette double dimension
est fondamentale dans la notion de convention. Vous rencontrerez donc
souvent cette désignation, qui recouvre tout simplement l’agriculture
contemporaine qui n’est pas biologique.
Certains proposent de parler d’agriculture chimique ou, pour être plus
précis, d’agriculture industrielle et chimique2. J’emploierai parfois ces
termes lorsqu’il apparaîtra particulièrement utile de la caractériser
explicitement, mais m’en tiendrai le plus souvent à parler d’agriculture
conventionnelle, celle qui correspond aux conventions arbitraires mais
commodes de l’économie agricole contemporaine.

Une démarche agricole respectueuse de l’environnement

L’invention de l’agriculture biologique s’est échelonnée pour l’essentiel des


années 1920 aux années 1940, et le souci premier de ses fondateurs était
d’imaginer une agriculture qui respecte l’environnement, les cycles naturels
et les équilibres humains. Je me contenterai ici d’un balayage historique très
bref. Les lecteurs curieux d’en savoir davantage sur les différentes étapes
historiques de l’invention et de la construction de la bio pourront se référer
à la bibliographie3.

De Rudolf Steiner à sir Albert Howard : des bases conceptuelles


Le premier pionnier de l’agriculture biologique est sans conteste le
scientifique et philosophe autrichien Rudolf Steiner. Fondateur d’une
approche philosophique nouvelle inspirée par Goethe, “l’anthroposophie4”,
Steiner profite d’un cycle de conférences mené en 1924 en Silésie pour jeter
les bases de l’agriculture bio-dynamique. En rupture avec les préconisations
d’usage des produits chimiques de synthèse, alors avancées par les
industries d’armement soucieuses de reconversion dans l’activité agricole
une fois la paix revenue, Steiner replace l’agriculture dans un ensemble
symbolique et cosmique. Dès cette époque, il s’agit bien d’une approche
globale et d’un véritable projet de vie, “une méthode de soins pour la terre,
les végétaux et les animaux”. Ses thèses seront ensuite développées par
Erhenfried Pfeiffer, qui formalisera ce qui est devenu aujourd’hui
l’agriculture biodynamique (ou biodynamiste, cf. chapitre I-6).
Dans les années 1930, l’homme politique et biologiste suisse Hans
Müller développe avec sa femme Maria Müller une réflexion sur
l’aliénation des agriculteurs par l’encadrement socio-économique, et la
nécessité de rechercher au contraire une autonomie de décision et de choix
techniques. Ils préconisent en particulier l’organisation de circuits courts
entre la production et la consommation. Leurs travaux, qui mettent en avant
la notion de travail d’équipe et réfutent le modèle de développement
agricole industriel, entrent naturellement en résonance avec ceux de Steiner,
en les complétant sur le plan économique. Cette approche sera prolongée
dans les années 1950 par le médecin autrichien Hans Peter Rusch, qui la
complétera par les apports de la réflexion écologiste naissante : énergies
renouvelables, autonomie à l’échelle d’un territoire et non pas
nécessairement d’une ferme isolée (et utilisation d’amendements extérieurs
pour enrichir le sol).
Enfin, dans les années 1930-1940, l’agronome anglais sir Albert Howard
s’intéresse à la baisse de fertilité des sols qui le conduit à redonner à
l’humus un rôle central dans l’équilibre des terres : “Le sol est un milieu
vivant.” Inspiré notamment par sa longue expérience en Inde, Howard
préconise l’association cultures-élevage ainsi qu’une fertilisation naturelle
et organique, et utilise le terme organic agriculture, traduit alors
maladroitement en français par “agriculture biologique”. Howard met
également en lumière l’importance de la vie du sol dans la résistance
naturelle des plantes aux maladies et parasites. Il résume ses principaux
travaux dans un ouvrage majeur, paru en 1940 : Testament agricole. Son
rôle est déterminant dans la définition technique précise de l’agriculture
biologique à l’échelle internationale.
Il est utile de citer les travaux menés à la même époque au Japon par
Masanobu Fukuoka, qui avance également une critique radicale des choix
techniques modernes et propose une agriculture à échelle humaine
respectueuse notamment du sol5, ou ceux en France des docteurs Delbet
(années 1930) et Quiquandon (années 1960 et 1970), qui formulent une
remise en cause intransigeante des pratiques vétérinaires chimiques.

Les années 1960 et 1970 : la mise en œuvre concrète d’une autre


agriculture
Plusieurs mouvements paysans vont alors s’inspirer de ces différents
travaux, parfois directement (le mouvement biodynamiste issu de Steiner et
Pfeiffer, en Allemagne et Autriche notamment ; la Soil Association anglaise
issue des travaux d’Howard ; l’association allemande Bioland issue des
travaux de Müller et de Rusch) et parfois plus indirectement (la méthode
Lemaire-Boucher en France).
Cette phase est probablement déterminante : elle correspond à la
confrontation entre d’une part une remise en cause radicale de l’agriculture
moderne dans une perspective philosophique, et d’autre part des
expériences agricoles réelles menées sur le terrain6. En France, en
particulier, la “méthode Lemaire-Boucher” propose à partir de 1963 un
ensemble de techniques cohérentes basées sur le refus des produits
chimiques de synthèse, remplacés par l’usage privilégié du Lithothamne
(algue calcaire) comme fertilisant.
Cette concrétisation des concepts aboutit notamment à la création de
plusieurs associations nationales ou européennes, dont la plus significative
à l’époque est Nature & Progrès. Créée en 1964 par des médecins, des
consommateurs et des agronomes, Nature & Progrès prend ses distances
avec la démarche commerciale de Lemaire-Boucher et devient rapidement
l’organisation biologique la plus cohérente et la plus forte d’adhérents. Face
au développement de la bio et à la nécessité de la définir plus précisément,
Nature & Progrès écrit en 1972 le premier cahier des charges de
l’agriculture biologique, c’est-à-dire le premier ensemble de règles
complètes, puis insuffle la création d’une fédération internationale : IFOAM
(International Federation of Organic Agricultural Movements) la même
année. Pendant une dizaine d’années, plusieurs cahiers des charges vont
voir le jour, tous liés à une association (du type Nature & Progrès ou
Demeter) et à une mention (contrôlée par l’association concernée,
dénommée “organisme gestionnaire de marque”), mais tous très proches
dans leurs principes généraux7.
Toutes ces démarches ont été initiées et menées par les acteurs de
l’agriculture bio eux-mêmes, sans aucune intervention des pouvoirs publics.
Les premiers cahiers des charges bio n’étaient pas des “normes” imposées
d’en haut, mais bien des choix volontaires de la part d’agriculteurs militants
pour mettre leurs pratiques en cohérence et consacrer une démarche
collective associant agriculteurs et consommateurs.

Les années 1980 et 1990 : reconnaissance et harmonisation européenne


Après la première reconnaissance de l’agriculture biologique en France
dans une loi d’orientation agricole (celle de 1980), puis l’adoption de
cahiers des charges français harmonisés (recoupant les différentes mentions
existantes) dans les années qui suivent, la date de 1991 est charnière avec
l’adoption d’un règlement européen sur les productions végétales
biologiques, le “règlement (CE) 2092/91”. Il est complété en 1999 par un
règlement européen sur les productions animales (mis en œuvre à partir
d’août 2000), puis simplifié en 2007 au sein du “règlement européen
no 834/2007 du Conseil” (en application depuis 2009, cf. chapitre I-7).
Désormais, la définition des règles biologiques est contrôlée par les
pouvoirs publics, et non plus par les acteurs de la bio (même si ces derniers
peuvent toujours donner leur avis et être parfois entendus).
Notons enfin que la fédération internationale IFOAM a adopté également
des “règles de base” qui apportent une cohérence planétaire au mode de
production biologique, et qui sont reconnues par l’institution agricole de
l’ONU, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture), et transcrites dans son Codex Alimentarius.
C’est bien à l’activité agricole que se réfèrent tous les fondateurs et
développeurs de la bio, qu’ils soient autrichiens, allemands, britanniques,
français ou japonais. C’est donc bien de cette activité qu’il convient de
parler plus précisément, de façon à comprendre en quoi la démarche des
agriculteurs biologiques diffère de celle des agriculteurs conventionnels8.

1 Cette transformation éventuelle (fabrication de pain, de fromage, etc.), ainsi que la conservation des
aliments, sont réalisées à l’aide d’additifs limités et naturels.
2 Le premier qualificatif faisant référence à son mode d’organisation économique et sociale, et le
second à son orientation technique.
3 En particulier Pascale Solana, La Bio – De la terre à l’assiette, Sang de la Terre, 1999 ; Catherine
de Silguy, L’Agriculture biologique, “Que sais-je ?”, PUF, 1991.
4 L’anthroposophie est une pensée philosophique qui considère l’homme dans sa double dimension
matérielle et spirituelle. Elle prône un élargissement des connaissances en observant autant le monde
objectif extérieur que la dimension humaine intérieure.
5 Ses travaux donneront naissance à la permaculture, qui repose sur l’absence totale de travail du sol
et la constitution d’un agrosystème complet se rapprochant d’un écosystème naturel.
6 Le terrain étant pris ici autant dans son sens social que technique.
7 Les principales mentions bio présentes en France dans les années 1970-1980 étaient : Nature &
Progrès, Demeter, SIMPLES (spécialisée dans les plantes médicinales), Biofranc, FESA-Terre & Vie,
“France-Nature” (ANAAB), UNIA… Seules les trois premières ont encore une réelle activité
aujourd’hui.
8 Le terme de producteurs est également souvent employé pour désigner les agriculteurs, mais il
renvoie à la seule fonction de production, qui est réductrice. L’agriculteur est en principe celui qui se
spécialise dans les grandes cultures par opposition à l’éleveur. Si l’anglais farmer est adéquat dans
cette langue, sa traduction en fermier est impossible puisque ce dernier terme désigne en français un
statut juridique (celui qui loue des terres avec loyer fixe). Un autre terme est également souvent
utilisé, celui de paysan, qui présente l’avantage de sous-entendre des fonctions multiples et un lien
avec le territoire. Par convention et facilité, j’emploierai la plupart du temps ces termes au masculin –
mais il ne faut pas oublier que de nombreux paysans sont des paysannes, notamment dans les pays
tropicaux, et de plus en plus souvent en agriculture biologique européenne.
2. Une agriculture “traditionnelle” ?

Beaucoup d’agriculteurs et de consommateurs considèrent la bio comme


très proche de l’agriculture “traditionnelle”, ou en d’autres termes de
“l’agriculture de nos grands-parents”.
Pourtant, rien n’est plus schématique que cette croyance. Pour y répondre, il
est important de s’interroger sur ce que nous appelons l’agriculture
traditionnelle. Dans l’esprit de la majorité des personnes, il s’agit d’une
agriculture basée sur le “bon sens paysan”, utilisant de vieilles techniques,
et peu productive. Il est utile de nous pencher sur chacune de ces notions.

Le “bon sens paysan” ?


Une partie des agriculteurs biologiques admettent parfois la notion
d’agriculture traditionnelle car ils revendiquent le retour au bon sens
paysan. Par certains aspects, cette affirmation n’est pas fausse : l’agriculture
biologique s’appuie sur les bases de l’agronomie et sur le respect des cycles
naturels. Nous rencontrons ici deux notions différentes et complémentaires.
Nos ancêtres étaient généralement soucieux des cycles naturels, dont ils ne
s’étaient pas émancipés comme l’a fait l’agriculture chimique, et à ce titre il
est exact de dire que la bio s’appuie sur d’anciennes habitudes paysannes.
Mais les connaissances agronomiques modernes, quant à elles, sont
incomparables avec les savoirs paysans d’il y a un siècle, et à ce titre la bio
n’a plus grand-chose à voir avec l’agriculture traditionnelle1.
L’agriculture médiévale européenne s’appuyait sur le célèbre “assolement
triennal”, c’est-à-dire une succession des cultures échelonnée sur trois ans
(blé, céréale de printemps, jachère)… qui a permis d’augmenter légèrement
les rendements à court terme mais n’avait rien de durable et appauvrissait
progressivement les terres. L’agriculture des XVIIIe et XIXe siècles était plus
riche en cultures et en techniques, mais elle se basait toujours sur des
rotations (succession de cultures) très courtes, et sur une totale
méconnaissance de la vie du sol. Elle ne permettait que des rendements
réduits et n’aurait pas pu se prolonger pendant des siècles. L’agriculture
biologique, à l’inverse, s’appuie sur les apports de la microbiologie et de la
chimie du sol, sur la connaissance très précise de la physiologie de chaque
plante et de chaque animal, et sur une démarche scientifique très récente en
Occident : l’approche systémique2 (cf. chapitre I-3). Elle relie le savoir des
paysans et celui des agronomes, et fait appel à des concepts scientifiques
qui n’existaient pas il y a un siècle – et qui s’enrichissent toujours.
Si l’agriculture biologique reconnaît et valorise les savoirs traditionnels,
elle va donc bien au-delà. En enrichissant les agricultures traditionnelles par
des savoirs modernes et des innovations techniques, elle leur permet
d’atteindre une nouvelle dimension, et des rendements très supérieurs3.

De vieilles techniques ?
Loin de conserver les anciennes techniques traditionnelles, l’agriculture
biologique s’est adaptée pour permettre d’obtenir des rendements
importants (fertilité du sol, limitation des mauvaises herbes) et pour limiter
les attaques parasitaires (maladies et insectes). Elle a ainsi découvert et
généralisé la pratique du compostage, retrouvée et popularisée dans les
années 1930 par l’Anglais sir Albert Howard, qui est le père de l’agriculture
biologique anglaise. Ce sont également les agriculteurs biologiques qui ont
les premiers pratiqué le désherbage mécanique des cultures à grande
échelle, au moyen de la herse étrille. Ce sont encore les agriculteurs
biologiques qui ont eu l’idée d’utiliser des insectes prédateurs d’autres
insectes pour protéger leurs cultures (comme l’élevage de coccinelles pour
éliminer les pucerons), ce qui est appelé la lutte biologique. Compost, herse
étrille, lutte biologique sont aujourd’hui des techniques modernes et en
développement dans l’ensemble de l’agriculture européenne… or elles
proviennent de l’agriculture biologique.
Bien loin d’employer de vieilles techniques, les agriculteurs biologiques,
qu’ils soient en Europe, en Amérique, en Afrique ou en Asie, sont
généralement à la pointe de l’innovation technique.

Une agriculture à faibles rendements ?


Une comparaison des rendements des parcelles biologiques européennes
avec ceux de parcelles “conventionnelles” identiques aboutit
incontestablement à des résultats plus faibles. Même si cette remarque n’est
plus vraie lorsque nous considérons des parcelles situées en milieu tropical
(je développerai ce fait essentiel dans la troisième partie), elle n’est pas
discutable lorsque nous parlons de l’agriculture française. La différence de
rendement est généralement de l’ordre de 15 à 20 %, en défaveur de
l’agriculture bio, et jusqu’à 25 % pour les céréales en monoculture. Je
reviendrai en détail sur ces différences, leurs limites et leurs explications
dans le chapitre III-1.
Est-ce là un niveau de rendement digne de l’agriculture d’autrefois ?
Non, certainement pas. Il faut rappeler que le rendement moyen des
céréales en France était de 12 quintaux à l’hectare en 1900… alors qu’il est
d’au moins 40 à 50 quintaux à l’hectare aujourd’hui avec l’agriculture
biologique4, voire plus de 60 quintaux dans les fermes bio les plus abouties
techniquement5.
Autrement dit, la bio permet en pays tempérés des rendements inférieurs
en moyenne (toutes productions confondues) de 15 ou 20 % à ceux de
l’agriculture conventionnelle chimique, mais supérieurs de 400 % à ceux de
l’agriculture du début du XXe siècle ! De ce point de vue, les résultats de la
bio sont considérablement plus proches de ceux de l’agriculture chimique
que de ceux de l’agriculture dite “traditionnelle”.
En outre, la comparaison des rendements entre d’une part l’agriculture
conventionnelle basée sur des monocultures ultramécanisées, et d’autre part
l’agriculture biologique adaptée aux cultures associées complexes, est
réalisée par des moyens faussés qui survalorisent artificiellement les choix
techniques de l’agriculture industrielle et chimique. En effet, est-il vraiment
sérieux de prétendre qu’un blé conventionnel, qui produit
exceptionnellement 10 tonnes de matière consommable par hectare
(100 quintaux) aurait des rendements supérieurs à une parcelle de
maraîchage biologique, qui produit 20 à 50 tonnes de matière consommable
par hectare ? Lorsqu’elle est appliquée à des systèmes agronomiques
adaptés, l’agriculture biologique peut être très intensive – et, en tout état de
cause, obtenir de meilleurs rendements que les cultures spécialisées de
l’agriculture conventionnelle européenne (voir chapitre III-1).

Une agriculture autarcique et vivrière ?


La confusion avec l’agriculture traditionnelle s’appuie également sur
l’image d’une ferme biologique autarcique et peu rentable. Nous verrons à
quel point ce fantasme est erroné ! Comme toutes les autres, les fermes
biologiques sont destinées à produire des aliments vendus dans les circuits
agroalimentaires contemporains6, ce qui évacue l’hypothèse d’une
démarche autarcique. Et, comme tout agriculteur, l’agriculteur bio se doit de
vivre de son métier. L’étude des statistiques agricoles concernant les
cessations d’activité montre qu’il existe proportionnellement moins de
faillites chez les exploitations biologiques que chez les exploitations
conventionnelles7. Ainsi, les fermes bio sont au moins aussi rentables que
les fermes non bio, et permettent tout autant aux agriculteurs de dégager un
revenu.

Techniques subies ou techniques choisies ?


Enfin, il est important d’aborder la question du choix. Si nos arrière-grands-
parents respectaient les cycles naturels ou n’utilisaient pas de produits
chimiques de synthèse, ce n’était pas par volonté consciente mais tout
simplement parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. A l’inverse, les
agriculteurs et les agricultrices biologiques disposent d’une large palette de
choix techniques et démarches possibles : de leur part, le respect des cycles
naturels, l’absence de recours aux produits chimiques de synthèse et
l’utilisation de certains vieux savoirs paysans ne relèvent pas d’une
contrainte passive mais d’une décision active. Les paysans biologiques
choisissent certaines techniques en connaissance de cause, après en avoir
pesé les avantages et inconvénients.
C’est le cas par exemple du refus d’utiliser des produits chimiques de
synthèse, qui n’est pas un dogme a priori, mais bien un choix mûrement
considéré. Les fondateurs de la bio ont compris que ces produits perturbent
voire détruisent la vie microbienne du sol, et déséquilibrent les mécanismes
biologiques des plantes et des animaux. Par conséquent, ils ont été conduits
à les proscrire, puisque leur objectif était justement de bâtir une agriculture
qui s’appuie sur la vie du sol et sur les mécanismes biologiques végétaux et
animaux. Le refus des produits chimiques de synthèse est donc un choix
technique réfléchi, un “moyen” pour atteindre l’objectif global que s’est
fixé l’agriculture biologique.

Un rêve de néoruraux ?
Ceux qui confondent l’agriculture biologique avec une agriculture
traditionnelle ou traditionaliste croient souvent également qu’elle est mise
en œuvre par des néoruraux, autrement dit par des personnes qui ne
s’inscrivent pas dans une continuité agricole familiale et locale. Cette
impression est largement fausse, même si elle recèle des éléments de vérité.
Comme je l’ai précisé plus haut, un paysan qui fait le choix de l’agriculture
biologique s’engage dans un profond changement technique : non pas un
retour vers un passé fantasmé, mais un saut en avant vers des techniques
innovantes et une approche scientifique résolument moderne. Ce
changement est bien entendu plus facile à mettre en œuvre pour un paysan
nouvellement installé que pour un paysan déjà prisonnier d’une routine
ancienne. Il est également moins déstabilisant pour une personne ayant
pratiqué un autre métier avant de s’installer comme agriculteur.
Il n’est donc pas faux de constater que, dans les années 1980-1990, une
proportion significative des paysans engagés en agriculture biologique
avaient connu “autre chose” que leur ferme. Il pouvait s’agir de fils
d’agriculteurs ayant travaillé dix ans dans un domaine agricole situé à
l’autre bout de la France, ayant ainsi découvert d’autres pratiques et
d’autres habitudes que celles de leur région d’origine, et apportant cette
ouverture d’esprit sur la ferme de leur père lorsqu’ils y revenaient pour lui
succéder. Il pouvait également s’agir de fils ou neveux d’agriculteurs ayant
pratiqué pendant cinq ou dix ans un métier “à la ville” et revenant s’installer
dans leur famille agricole par choix. Il pouvait enfin s’agir de personnes
sans attache agricole décidant de devenir paysans… mais cette dernière
catégorie était loin d’être la plus fréquente.
Cette réalité n’est pourtant que très partielle : la grande majorité des
paysans biologiques sont tout simplement des paysans anciennement
“conventionnels” ayant décidé de modifier leurs pratiques. En outre, la
plupart des agriculteurs biologiques considérés comme des pionniers ou des
“références” dans leur région sont des fils et petits-fils d’agriculteurs,
ancrés dans leur territoire, qui se sont convertis à la bio après plusieurs
années, voire décennies, d’activité.
C’est ainsi que l’agriculture biologique s’est enrichie de trajectoires
humaines diverses. Sur un tronc paysan profondément enraciné, dont
Bernard Ronot8 est un parfait représentant, se sont greffées des histoires et
des expériences venues du monde entier, comme celle de Georges Toutain9.
Les uns et les autres sont indissociables.

1 En revanche, l’agriculture biologique pratiquée en Asie du Sud-Est peut avoir des points communs
avec l’agriculture traditionnelle de cette région : en effet, la riziculture traditionnelle chinoise,
indochinoise, coréenne et japonaise était parvenue il y a déjà 2 000 ans à un niveau technique et à des
rendements forts avancés, sans dégrader le potentiel de production du sol.
2 L’approche systémique consiste à étudier autant les relations entre les éléments d’un ensemble que
les éléments eux-mêmes. Elle a été présentée notamment par le physicien Joël de Rosnay dans son
livre Le Macroscope (Seuil, 1975). Etrangère à la culture scientifique européenne jusqu’au début du
XX siècle, elle était en revanche largement sous-jacente aux philosophies et aux démarches
e

scientifiques chinoises depuis le premier millénaire avant notre ère.


3 Bien entendu, la frontière entre une agriculture traditionnelle dynamique et l’agriculture biologique
n’est pas toujours indiscutable, et peut faire l’objet de discussions théoriques.
4 Leclerc Blaise et al., “25 ans en non labour – Préserver le sol et réduire le temps de travail”, in
Alter Agri, no 82, 2007.
5 Je parle dans ce paragraphe de céréales biologiques insérées dans des rotations complexes et
implantées sur des sols dont la matière organique et la vie microbienne ont été restaurées, et non pas
de céréales simplement cultivées “sans produits chimiques de synthèse” : la confusion entre les deux
est source de nombreux malentendus.
6 Ces circuits sont parfois très intégrés en France, sous forme de filières longues et spécialisées, mais
nettement plus directs dans les pays tropicaux, sous forme de circuits locaux essentiellement vivriers.
Dans les deux cas, l’agriculteur bio s’inscrit parfaitement dans les échanges agricoles modernes de la
société dans laquelle il vit – même s’il contribue souvent à les faire évoluer vers plus d’équité et de
proximité.
7 Ainsi, lors de la seule année où les surfaces biologiques ont baissé en France (2004), passant
de 551 000 à 534 000 hectares, le pourcentage de surfaces bio françaises avait quant à lui…
augmenté, passant de 1,87 % à 1,93 %. Cette apparente contradiction témoigne d’une baisse bien
plus importante des surfaces agricoles conventionnelles.
8 Bernard Ronot est un agriculteur bourguignon (maintenant retraité), présent sur la ferme familiale
depuis l’âge de 16 ans, qui a décidé de passer en bio à 55 ans à la fin des années 1980, et qui reste un
personnage incontournable de la bio régionale. Sa pratique de l’agriculture biologique s’appuie sur
toute une vie de paysan “conventionnel”, sur sa connaissance intime des limites et dangers de
l’agriculture basée sur la chimie de synthèse, et sur sa découverte de techniques alternatives (en
l’occurrence la biodynamie).
9 Georges Toutain est un agriculteur picard (maintenant retraité), qui a travaillé pendant plus
de 20 ans comme agronome en Afrique du Nord puis dans l’ensemble des zones arides de la planète,
avant de revenir s’installer en Picardie sur un pré-verger en agriculture biologique. Très impliqué
dans les formations d’agronomes et d’agriculteurs, il s’inspire de son expérience nord-africaine dans
la conduite de son verger et de son jardin (d’insertion) en cultures associées biologiques.
3. Respect des équilibres et approche globale

Les promoteurs de l’agriculture biologique parlent souvent de la nécessité


de respecter les équilibres naturels. Il est important de bien comprendre
qu’un “équilibre” n’est pas statique : je ne parle pas ici d’immobilisme ni de
conservatisme (même s’il arrive que certains partisans de la bio fassent eux-
mêmes la confusion). L’équilibre naturel, tel qu’il est étudié par les
biologistes, est en changement permanent. Il est dynamique et évolutif.
Mais cette notion d’équilibre reste extrêmement importante dans la mesure
où elle traduit le respect de relations harmonieuses entre les différents
organismes, permettant au milieu naturel de perdurer dans le temps sans à-
coups meurtriers. En fin de compte, un équilibre naturel est une évolution
permanente mais lente et harmonieuse (sans rupture), prenant en
considération tous les éléments du milieu et leur permettant à tous de
s’exprimer, de se prolonger et surtout d’établir des relations multiples.

Des équilibres écologiques

Les fondements de l’agriculture biologique sont parfois résumés par cette


double phrase : “le sol est un milieu vivant – il faut nourrir le sol pour
nourrir la plante”. Cette préoccupation majeure pour l’équilibre du sol a
conduit les agrobiologistes à s’interdire volontairement l’emploi de tout
produit chimique de synthèse. De fait, ces derniers, qu’il s’agisse d’engrais
ou de pesticides, possèdent un effet “biocide1” avéré. Même un produit
naturel comme la chaux vive est interdit en bio en raison de l’augmentation
brutale de température et de pH qu’elle provoque et dont les effets sont
désastreux pour les microorganismes du sol ainsi que pour les vers de terre
et arthropodes. Il faut donc noter que la bio ne s’interdit pas seulement les
produits chimiques de synthèse, mais tout produit dont l’effet est
dévastateur pour le milieu naturel – et la liste des produits autorisés ou
interdits peut évoluer à tout moment, en fonction de l’avancée des
connaissances scientifiques.
L’interdiction des produits chimiques de synthèse en agriculture
biologique possède donc trois dimensions essentielles. D’abord, il s’agit
d’un moyen, d’un outil pour respecter les équilibres écologiques (et non pas
d’une fin en soi ; cette nuance fondamentale est souvent méconnue).
Ensuite, elle a été décidée volontairement et collectivement par les premiers
agriculteurs biologiques (elle n’est pas imposée par une norme
administrative arbitraire, ni par un supposé obscurantisme scientifique).
Enfin, il s’agit d’une démarche ouverte et évolutive : un produit naturel
autorisé aujourd’hui peut se voir interdit demain s’il apparaît qu’il présente
des dangers ou si la recherche permet de découvrir des solutions encore
plus inoffensives pour le milieu naturel.
Au-delà du sol, la bio se préoccupe des équilibres à l’échelle :
– de la parcelle2 (diversité des végétaux pour assurer une stabilité face
aux aléas climatiques et pour permettre une nutrition équilibrée du bétail,
succession de cultures complémentaires les unes par rapport aux autres de
façon à inscrire le système agroécologique dans une dynamique
temporelle) ;
– de l’exploitation agricole (préférence pour des systèmes complexes
associant agriculture et élevage, dits “polyculture-élevage”) ;
– du milieu naturel (maintien des haies et des zones humides…).

Des équilibres sociaux et humanistes

Soucieuse de la qualité de vie de l’agriculteur (et de tous les opérateurs de


la filière), l’approche bio conduit à affirmer des principes qui relèvent d’une
forme d’humanisme :
– coopération plutôt que compétition ;
– volonté de créer des emplois ;
– implication dans la vie locale (associations, syndicats) ;
– notion de commerce équitable (y compris entre opérateurs français) ;
– des fermes à taille humaine, à la fois pour éviter d’être piégé dans un
rythme de travail insupportable et pour que la ferme puisse être transmise à
un nouveau paysan lorsque l’ancien arrête son activité ;
– maintien d’un tissu rural et aménagement équilibré du territoire.
Ces préoccupations traduisent également une recherche d’équilibre
psychologique (faire un métier valorisant, s’épanouir dans ses actes
quotidiens) et d’équilibre social (vie associative et syndicale, maintien du
tissu rural).

Une dimension économique

Comme tout acte de production, au sein de notre société “occidentale”


contemporaine, l’agriculture biologique se doit d’être
rentable3 économiquement. Pour qu’elle soit reproductible, il faut qu’elle
permette aux paysans et aux paysannes de vivre de leur métier.
Pour autant, cette viabilité économique n’est pas recherchée
passivement : il ne s’agit pas de reproduire à l’identique des mécanismes
économiques contestés. La bio implique de privilégier des circuits de
commercialisation courts, ancrés dans un territoire (ce qui évite des
déplacements, donc une pollution, inutiles) et permettant un lien direct entre
les agriculteurs et les consommateurs (ce qui produit du “lien social” et
donne une valeur humaine aux aliments consommés).
Les filières commerciales à longue distance existent également en bio car
elles sont difficilement évitables dans notre société contemporaine urbaine :
la région Ile-de-France ne peut évidemment pas suffire à nourrir Paris, de
même que le département du Rhône ne peut plus nourrir Lyon (cf. chapitre
IV-3). Mais même dans le cas de filières dites “longues”, les acteurs de
l’agriculture biologique s’efforcent de maîtriser leurs outils commerciaux et
industriels, et non pas de dépendre des acteurs conventionnels dont la bio
n’est qu’un secteur parmi d’autres (ce qui implique nécessairement et
naturellement chez eux des degrés de priorités défavorables à la bio).
Qu’il s’agisse des filières courtes ou longues, les opérateurs bio sont
soucieux, depuis les années 1930 et les travaux d’Hans et Maria Müller,
d’obéir aux règles du commerce équitable, qui vise une juste rémunération
de tous les acteurs des filières, de l’agriculteur au distributeur. L’approche
commerciale de l’agriculture biologique avait ainsi anticipé la notion
actuelle d’économie solidaire, dans laquelle elle s’inscrit parfaitement.
Enfin, il est inconséquent d’imaginer qu’un domaine agricole puisse être
économiquement viable à long terme si sa valeur de reprise est excessive,
c’est-à-dire si seuls des millionnaires peuvent l’acheter lorsque l’agriculteur
prendra sa retraite. Or, il existe bien une tendance de fond au sein de
l’agriculture française à voir les exploitations devenir de moins en moins
“transmissibles”, à cause de leur taille excessive : dès lors, seuls des
sociétés agricoles déjà gigantesques ou des investisseurs privés (banques,
sociétés d’assurances, coopératives) peuvent disposer du budget nécessaire
pour le rachat des bâtiments, des animaux, du matériel et parfois des terres.
Soucieuse d’assurer la pérennité d’unités à taille humaine dans un territoire
équilibré, l’agriculture biologique implique naturellement d’éviter une
capitalisation excessive et de se soucier de maintenir la transmissibilité des
fermes.
Observation et innovation

La pratique de l’agriculture biologique s’appuie sur une observation


soigneuse de l’ensemble des facteurs en cause dans le métier d’agriculteur :
état et comportement des animaux, conditions d’un envahissement éventuel
d’une parcelle par des adventices (plantes indésirables), conditions
agroclimatiques… La mise en œuvre de solutions biologiques suppose une
excellente compréhension à la fois des écosystèmes naturels et des
agrosystèmes ou de la physiologie animale : l’agriculture biologique
apparaît ainsi comme une formidable stimulation de la connaissance
agronomique et zootechnique.
La prévention sera toujours préférée à un traitement, même s’il est à base
de produits naturels. Cette nécessité limite naturellement la taille des fermes
biologiques (ou des “ateliers” techniques au sein d’une ferme) : un troupeau
extensif de plusieurs milliers de têtes de bétail ne permet pas un suivi
sérieux et quotidien, pas plus qu’un domaine de grandes cultures de
plusieurs centaines d’hectares par travailleur.
Le choix d’une technique refusant les produits chimiques de synthèse
conduit par ailleurs les paysans bio à une innovation permanente. Celle-ci
touche aussi bien à la mécanisation (emploi de la herse étrille pour
désherber les cultures ou du faux semis pour limiter la germination des
plantes indésirables), aux soins vétérinaires (expérimentation et
développement de l’homéopathie vétérinaire, qui est source de progrès
notables dans cette technique), qu’à l’agronomie globale (compost, travail
du sol, succession des cultures).
Un point commun à toutes ces innovations est le fait qu’elles s’appuient
sur le milieu naturel et la physiologie des animaux et des plantes, non pas
considérés comme une contrainte mais comme une condition évidente. Le
milieu naturel est un allié et non pas un adversaire.

Une approche globale (systémique)

L’agriculture biologique s’efforce de raisonner la ferme et son


environnement naturel, social et économique comme un ensemble cohérent,
dans lequel chaque élément influe sur les autres : il devient dès lors aberrant
de raisonner simplement par “atelier” de production ou par domaine
technique séparé (alimentation, protection des cultures, soins vétérinaires).
L’approche systémique était déjà mise en avant par Ehrenfried Pfeiffer
en 1937 dans son ouvrage Fécondité de la terre : “Tout ce qui fait partie de
l’entreprise agricole – le sol, les animaux, les plantes, les hommes et aussi
les plantes sauvages, les bois, la mare, les animaux sauvages, le climat
local – tout ceci crée un organisme aux nombreuses interactions
réciproques.”
Trois exemples, tirés d’expériences paysannes concrètes, de ma propre
expérience de conseiller agricole et des observations de vétérinaires4,
peuvent illustrer cette approche globale de l’exploitation agricole : celui des
maladies respiratoires des jeunes bovins, celui de la protection des semis
contre les limaces et celui de l’alimentation des vaches laitières.

Alimentation et santé chez les jeunes bovins


Les maladies respiratoires chroniques constituent le principal problème des
élevages de jeunes bovins, attesté par tous les éleveurs conventionnels
malgré les efforts réalisés pour assainir l’atmosphère des bâtiments. En
réalité, la cause de cette fragilité doit être recherchée du côté de
l’alimentation.
En effet, l’appareil digestif des ruminants est adapté à digérer
majoritairement des aliments à base de cellulose (herbe, foin, paille…) et
non pas des aliments concentrés à base d’amidon (comme la plupart des
céréales et des protéagineux), qui peuvent toutefois être présents dans la
ration quotidienne à condition de rester minoritaires. Un fort taux
d’aliments concentrés modifie la flore microbienne du rumen5 et les
processus de digestion : c’est la raison pour laquelle le calcul des rations
alimentaires des ruminants impose l’utilisation d’un coefficient de
substitution, qui semble paradoxalement considérer qu’1 kilo d’aliment
concentré “encombre” d’avantage le rumen qu’1 kilo de foin ; ce terme
signifie en réalité qu’1 kilo d’aliment concentré est moins facilement digéré
qu’1 kilo de foin. Par ailleurs, les aliments concentrés contiennent
davantage de protéines non solubles, qui traversent le rumen et sont digérés
dans la caillette6.
Ces différences conduisent les bovins nourris à base de concentrés à ce
que les vétérinaires appellent un “déséquilibre de terrain”, et notamment à
une situation de subacidose (l’animal est en permanence juste en dessous du
seuil de déclenchement d’une acidose pathologique). Il en résulte des
phénomènes congestifs chroniques puis parfois aigus, et ce type de
déséquilibre s’exprime toujours au niveau de l’organe le plus fragile.
Or les poumons des bovins sont particulièrement petits, comparés au
volume global de l’animal. Il s’agit d’une conséquence de la sélection
humaine, qui a privilégié le développement de l’arrière de l’animal (riche
en morceaux “nobles”) : il est frappant de comparer le large poitrail des
bisons sauvages avec le poitrail réduit des bovins domestiques. Faute de
place, l’appareil respiratoire des bovins domestiques est à peine suffisant
pour assurer sa fonction : il est naturellement le principal point de fragilité
de l’organisme des jeunes en croissance. C’est ainsi que les phénomènes
congestifs chroniques s’y expriment en priorité.
Dans un régime comportant une part importante de céréales et de
protéagineux, les poumons des bovins se retrouvent donc fortement
fragilisés… du fait d’une option alimentaire aberrante. Or, c’est ce qui se
produit dans les élevages conventionnels, où les éleveurs cherchent à
obtenir une croissance rapide des jeunes et élaborent pour cela des rations
alimentaires basées sur les aliments concentrés, qui permettent un apport
important en protéines. Vouloir supprimer les maladies respiratoires des
jeunes bovins tout en conservant un système conventionnel basé sur une
croissance rapide et une alimentation riche en concentrés reviendrait à
vouloir soigner un cancer du poumon tout en continuant à fumer comme un
pompier.
Par obligation réglementaire, un éleveur bio nourrit ses ruminants avec
au minimum 60 % de fourrages grossiers7, ce qui lui évite donc de faire face
à des maladies respiratoires à répétition. Un problème vétérinaire est ici
évité non pas par des traitements coûteux, mais par un choix d’alimentation
conforme à la physionomie animale. Un agriculteur conventionnel peut
certes également faire ce choix… mais tous les agriculteurs bio sont
réglementairement obligés de le faire.
De plus, le choix d’une alimentation à base d’herbe implique
généralement :
– des animaux plus sains, ce qui réduit le recours aux médicaments et a
fortiori aux antibiotiques ;
– une viande produite avec un recours faible aux céréales et
protéagineux, et qui n’entre donc pas en concurrence énergétique avec
l’alimentation humaine. Cet aspect s’inscrit dans une démarche plus
responsable en terme de gestion planétaire des ressources alimentaires (ne
pas détourner vers les animaux des aliments accessibles aux humains) ;
– une viande issue d’une croissance plus lente puisque moins stimulée,
donc une viande plus persillée8 c’est-à-dire avec plus de goût.
Cet exemple illustre le lien étroit qui unit préoccupation
environnementale, santé publique, responsabilité planétaire et qualité
gustative du produit.

Haies et limaces
En “grandes cultures” (cultures de céréales et d’oléoprotéagineux), les
limaces, oiseaux et petits mammifères granivores représentent aujourd’hui
une cause essentielle de la perte de semences dans les champs (et par
conséquent de la perte d’une partie de la récolte à venir) – c’est la raison
pour laquelle les semences conventionnelles sont traitées par des produits
controversés9. Avant de se convertir en agriculture biologique, Raoul et
Marianne Leturcq, agriculteurs en Picardie, utilisaient ces semences traitées
pour protéger leurs cultures, implantées dans de grands champs avec peu de
haies. La ferme de Raoul et Marianne comptait 95 hectares, regroupés à
l’origine en huit parcelles. A la fin des années 1990, ils ont constaté que les
produits de traitement des semences de pois étaient meurtriers pour les
perdrix grises et les pigeons ramiers, puis Raoul lui-même a été intoxiqué
par un produit d’enrobage des semences, lui provoquant des paralysies
faciales. Déjà engagés dans une démarche de réduction des pesticides, ils
ont alors décidé de convertir progressivement leur exploitation en bio.
Depuis qu’ils pratiquent l’agriculture biologique, Raoul et Marianne ont
totalement modifié leur approche. Ils basent désormais la protection de
leurs semis sur la présence des haies et de bandes enherbées. Ils ont ainsi
replanté 5 kilomètres de haies depuis leur conversion bio10, en particulier
avec du sureau qui sert d’abri aux coccinelles en hiver, et
installé 6 kilomètres et demi de bandes enherbées au travers de leurs
champs. Leur objectif est qu’aucune portion de leurs cultures ne soit
éloignée de plus de 150 mètres d’une bande enherbées ou d’une haie ; la
taille moyenne de leurs parcelles a été divisée par deux en dix ans (quinze
parcelles actuellement). Ils évitent ainsi tout traitement de leurs semences
mais également tout traitement de leurs cultures, et n’ont plus jamais de
problèmes avec les limaces.
D’une manière générale, les haies arbustives et arborées regorgent en
effet de prédateurs naturels de la limace, des insectes et des petits
mammifères, tout comme les bandes enherbées (qui abritent par exemple
des carabes, prédateurs des limaces et des larves de limaces). Leur présence
permet de garantir un équilibre biologique global dans lequel aucune espèce
ne s’impose au détriment des autres – limaces, mammifères et oiseaux
granivores y compris.
L’agrandissement permanent des parcelles céréalières en Europe depuis
un demi-siècle a conduit à la suppression de nombreuses haies et, lorsqu’il
en existe encore, à leur grand éloignement du centre des parcelles : elles ne
peuvent plus “réguler” qu’une minuscule proportion du champ. En
agriculture biologique, la replantation de haies et le soin apporté à
conserver des parcelles de taille raisonnable permettent de réduire la
distance de tout point du champ par rapport à une haie, ce qui suffit
généralement à limiter les dégâts des granivores à leur strict minimum. Ici,
l’effet bordure11, considéré comme négatif par beaucoup d’agriculteurs
conventionnels, se révèle au contraire extrêmement positif à long terme, et
garant de rendements corrects sans nécessiter le recours au moindre produit
de traitement chimique (à l’inverse, les traitements chimiques
déséquilibreraient l’écosystème). La solution à un problème technique peut
ainsi provenir d’une action environnementale : il ne s’agit pas de substituer
un produit chimique par un produit naturel, mais de rééquilibrer le système
écoagronomique.
Par la plantation ou le maintien des haies, des agriculteurs biologiques
comme Raoul et Marianne Leturcq concourent non seulement à maintenir
une forte biodiversité (notamment en oiseaux et insectes) et à réduire
l’érosion des sols, mais également à protéger leurs cultures et garantir de
bons rendements – sans oublier que les arbres peuvent puiser des éléments
fertilisants naturels dans les couches profondes du sol, et nourrir ainsi les
cultures à long terme, comme nous le verrons aux chapitres I-4 et I-6.

Alimentation des vaches laitières


En élevage bovin laitier, beaucoup d’éleveurs conventionnels basent
l’alimentation de leurs vaches sur la combinaison du maïs (cultivé sur
place), du soja (importé majoritairement du Brésil) et du colza (cultivé
partiellement sur place). C’était le cas de Gilles et Martine Auffret
lorsqu’ils ont commencé leur métier d’éleveurs laitiers en Bretagne. Installé
en 1980 avec un élevage ovin intensif et conventionnel, le couple a
progressivement remplacé les moutons par des vaches laitières, qui sont
devenues son unique activité. Au milieu des années 1990, lorsqu’ils
élevaient leurs vaches selon le schéma conventionnel habituel dans la
région, Gilles et Martine consacraient un quart de leurs surfaces à la culture
du maïs, un autre quart à la culture de céréales et seulement la moitié à des
prairies. Leurs vaches produisaient chacune plus de 8 000 litres de lait par
an… mais cette production, basée sur l’utilisation massive de maïs,
nécessitait l’achat également massif d’aliment concentré protéique à base de
soja : Gilles et Martine en achetaient 7 à 8 tonnes par an pour trente vaches.
En réalité, une part significative de leur production s’appuyait
indirectement sur des céréales et du soja, cultivés essentiellement au Brésil.
Cette alimentation à base de maïs et de soja, qui pousse les vaches à
produire à la limite de leurs capacités biologiques, conduit les troupeaux à
une grande fragilité et à une grande instabilité sanitaire. C’est ainsi que
Gilles et Martine Auffret devaient faire intervenir le vétérinaire cinq à dix
fois par an, et étaient confrontés à quatre ou cinq veaux mort-nés chaque
année ; cette situation est fréquente dans les élevages laitiers intensifs.
Les agriculteurs biologiques se doivent, d’après le règlement biologique
européen, de nourrir leurs vaches à partir de fourrages grossiers (les vaches
étant des ruminants). C’est pourquoi les éleveurs biologiques réduisent très
nettement la part de maïs dans leur assolement12, et remplacent ce dernier
par des prairies à flore variée (composées d’un mélange de sept à quinze
espèces de graminées et de légumineuses). Dans le cas de Gilles et Martine
Auffret, cette évolution vers l’élevage à l’herbe a même été engagée avant
la conversion proprement dite, réalisée en 1997. Le couple a eu à cette
époque la possibilité d’agrandir sa ferme, mais a un peu moins agrandi le
troupeau bovin : avec quarante-cinq vaches laitières sur 50 hectares,
l’élevage est en dessous de la densité habituelle dans la région. Même si
Gilles et Martine ont récemment décidé de cultiver à nouveau un peu de
maïs (4 hectares, soit moins de 10 % des surfaces de la ferme) et de cultures
destinées à produire de la paille (le grain étant vendu à l’extérieur), ils
consacrent 42 hectares aux prairies, soit plus des quatre cinquièmes de leurs
surfaces. En outre, ils ont réinstallé plus de 4 kilomètres de haies, y compris
à l’intérieur de leurs prairies pour les séparer en parcelles plus petites.
Ce changement de système agronomique a non seulement permis de
réduire le temps de travail du couple, il a également réduit fortement les
problèmes sanitaires dans leur troupeau. Ainsi, il peut s’écouler deux ans
sans qu’aucune visite du vétérinaire ne soit nécessaire (et il n’est appelé
qu’une fois par an en moyenne), et la mortalité a nettement baissé dans le
troupeau puisqu’il n’y a au maximum qu’un seul veau mort-né par an (voire
aucun). Bien entendu, la production laitière des vaches est également plus
faible, puisqu’elle est d’environ 5 000 litres par vache et par an – mais cela
suffit à assurer au couple un revenu très correct.
Le choix technique de l’agriculture biologique de privilégier l’herbe au
maïs a ainsi quatre conséquences.
D’abord, le remplacement du maïs par de l’herbe permet de réduire très
fortement les problèmes sanitaires dans les champs (les prairies ne sont pas
sujettes aux attaques parasitaires ou aux “mauvaises herbes” qui posent
problème avec le maïs) et donc évitent les pollutions par des pesticides ; en
outre, les animaux se portent mieux en consommant de l’herbe et du foin
que de l’ensilage de maïs.
Ensuite, l’alimentation à base d’herbe peut conduire à réduire le nombre
d’animaux par unité de surface (l’apport nutritionnel est moindre qu’avec
du maïs plus une importation de soja), et l’agriculture biologique limite de
toute façon le nombre d’animaux par hectare, ce qui réduit les effluents
d’élevage13 et les rejets azotés… et par conséquent la pollution de l’eau.
De plus, l’herbe permet une meilleure couverture du sol que le maïs et
par conséquent limite fortement les fuites d’azote (qui sont importantes
dans les interrangs de maïs).
Enfin, la conduite d’un élevage à partir de pâturages conduit à préserver
ou réinstaller des haies et assure l’enherbement des abords de cours d’eau.
Les solutions mises en œuvre par les agriculteurs biologiques dépassent
ainsi largement le seul “problème” initial, et concourent à rééquilibrer
l’ensemble du système agronomique et écologique. En rapprochant
l’alimentation des vaches de leurs besoins physiologiques naturels, les
éleveurs biologiques améliorent à la fois la santé de leur troupeau, la qualité
de l’eau et le paysage. Pour reprendre la formule de Pfeiffer, la bio
s’intéresse à l’organisme agricole et non pas à des symptômes isolés.

1 Sont appelés “biocides” les produits qui ont un effet destructeur sur des formes de vie – il s’agit ici
de produits détruisant une partie de la vie du sol : bactéries, microchampignons, vers de terre,
insectes… qui sont pourtant indispensables à l’évolution des matières organiques et minérales, et
donc à la fertilité d’un sol.
2 Une parcelle est une portion de terrain ; il peut s’agir d’un champ de céréales, d’une prairie, d’une
vigne, etc. Pour tous les termes agronomiques et les sigles, se reporter au glossaire.
3 Nous pourrions parler également “d’efficience économique”. En effet, la notion de rentabilité
devrait dépasser la seule approche économique, pour être abordée sous un angle global : rentabilité
économique, sociale, environnementale. Contrairement à l’efficacité, l’efficience tient compte des
moyens employés pour atteindre l’objectif poursuivi, cette notion intègre donc une dimension
philosophique et éthique.
4 Je remercie en particulier Hubert Hiron, qui m’a aidé à préciser les raisons de la fragilité
pulmonaire des jeunes bovins.
5 Le rumen est le premier des quatre estomacs des ruminants, riche en microorganismes capables de
dégrader la cellulose et d’intégrer l’azote non protéique. C’est une poche spécifique qui n’existe pas
chez les autres mammifères.
6 La caillette est le dernier des quatre estomacs des ruminants, qui fonctionne de façon comparable à
l’estomac simple des humains ou des porcs.
7 Mais la plupart des éleveurs bio vont plus loin et restent fidèles à l’ancien règlement européen (en
vigueur jusqu’en 2008), qui imposait 70 % d’herbe et de foin (ni ensilé ni enrubanné).
8 Par une croissance lente, on obtient une viande où le gras est réparti dans le muscle au lieu d’en
être complètement séparé : on parle alors d’une viande persillée, recherchée par tous les cuisiniers en
raison de sa qualité gustative.
9 Ces traitements permettent également de lutter contre les maladies et les parasites.
10 Ils ont eux-mêmes planté 2,5 kilomètres de haies avec l’aide d’un lycée agricole ; 1,5 kilomètre a
été installé par les services de l’équipement, à leur demande, en bordure de leurs parcelles ;
et 1 kilomètre a été planté par la société de chasse.
11 Voir le glossaire en fin d’ouvrage.
12 Ils ne sont pas les seuls, bien heureusement, à revenir à une alimentation cohérente d’un point de
vue environnemental et sanitaire. Les éleveurs du réseau agriculture durable (RAD), dans l’Ouest de
la France, utilisent également une alimentation à base d’herbe, dans des fermes à taille humaine.
Même si ces éleveurs dits “durables” utilisent hélas encore des produits chimiques de synthèse pour
désherber leurs champs, ils sont en partie dans la même démarche d’autonomie et d’équilibre
alimentaire que les éleveurs biologiques.
13 Déjections animales sous forme de lisier, fumier ou fientes (cf. glossaire).
4. Le sol, les plantes, les animaux :

les grands principes de la bio

La fertilisation organique, base de l’agriculture biologique

Le terme d’agriculture biologique provient d’une mauvaise traduction de


l’anglais “organic agriculture” : il s’agit en effet d’un mode de production
basé sur la fertilisation organique des sols. Ce choix est motivé par deux
constats agronomiques :
– les engrais chimiques perturbent et détériorent la vie des sols
(microchampignons, microflore et microfaune, bactéries, insectes, vers de
terre…), ce qui les appauvrit à long terme et réduit leur fertilité ;
– une fertilisation minérale (chimique) conduit à des déséquilibres entre
le sol et les plantes, et fragilise ces dernières.
Pour éviter ces problèmes, les agriculteurs biologiques choisissent une
fertilisation organique, c’est-à-dire basée sur le recyclage de matières
vivantes. Les molécules dites organiques s’articulent autour d’atomes de
carbone, auxquels s’ajoutent d’autres atomes sous forme de groupements
fonctionnels (hydrogène, oxygène, azote…). Même s’il est aujourd’hui
admis qu’il existe des molécules organiques qui ne sont pas directement
issues du vivant (chimie du pétrole notamment), la notion de “molécule
organique” a longtemps été associée à “organisme vivant” et à l’échelle des
sols il existe bien une équivalence entre les deux notions.

L’humus et le compost
Un sol est un milieu vivant : lorsqu’il ne contient plus de microorganismes
et qu’il est “mort”, il ne s’agit plus d’un sol mais d’une roche1. Par ailleurs,
sa fertilité à moyen et long terme dépend bien plus de sa structure
(organisation physicochimique et biologique des molécules) que de sa
texture (proportion et taille des éléments minéraux qui le constituent). En
particulier, la clef de la stabilité et de la richesse d’un sol sont son humus et
son “complexe argilo-humique”. Il s’agit là de molécules gigantesques (à
l’échelle du sol… car elles restent microscopiques) associant des chaînes
organiques (issues d’êtres vivants décomposés : l’humus), de la matière
inorganique (argiles) et des ions minéraux divers.
Le complexe argilo-humique est à la fois la conséquence et la source de
la vie du sol.
Il en est la conséquence car les chaînes moléculaires organiques et
argileuses ne peuvent pas se lier naturellement, étant toutes deux
électronégatives. C’est uniquement grâce à l’intervention des
microorganismes du sol que des ponts ioniques sont établis entre ces deux
types de molécules, ce qui permet de les unir tout en piégeant des ions.
Dans les terres compactées où l’air ne peut plus circuler, les
microorganismes aérobies meurent et le sol se stérilise peu à peu.
Il en est la source de vie, car plus le complexe argilo-humique du sol sera
important (on dira alors que le sol est “riche en humus”), plus les végétaux
qui poussent à sa surface disposeront d’éléments minéraux et carbonés
utilisables. Sans humus, les ions minéraux sont solubles dans l’eau et
“fuient” le sol au moindre ruissellement, à la moindre pluie d’orage. Sans
humus, les molécules carbonées sont “cassées” et leurs constituants fuient à
leur tour. Le complexe argilo-humique fonctionne à la fois comme un
stabilisateur du sol et comme une éponge qui restitue ce dont les plantes ont
besoin. Il sert d’ailleurs également d’éponge au sens strict, car il piège l’eau
et permet de mieux lutter contre la sécheresse.
Ainsi, l’addition de microorganismes, de molécules carbonées, d’argile,
d’ions minéraux et d’eau donne naissance à des macromolécules
spécifiques, fondamentales à la vie. Le rythme de constitution et
d’utilisation du complexe argilo-humique dépend de l’activité microbienne :
un sol pauvre en microorganismes peine aussi bien à constituer son humus
qu’à l’utiliser.
Or, le pionnier de l’agriculture biologique, sir Albert Howard, a montré
que la meilleure source agricole d’humus est le compost, qui surpasse
nettement le fumier (déjections animales mêlées à de la paille)… qui vaut
lui-même mieux que le lisier (déjections liquides) ou les engrais chimiques.
Lisier ou engrais chimiques apportent des ions minéraux non liés aux
molécules carbonées (qui fuient donc sous l’effet de la pluie, par
lixiviation2), et par leur acidité ils perturbent gravement l’activité des
microorganismes qui pourraient effectuer ce lien dans le sol lui-même : ils
sont donc interdits en agriculture biologique3. Le fumier apporte des
éléments minéraux et carbonés sans perturber la vie du sol : il est donc
autorisé. Le compost fait mieux, car il apporte directement au sol des
macromolécules humiques stables, c’est-à-dire des segments de complexe
argilo-humique déjà constitués.
La grande qualité agronomique du compost provient de l’évolution de
matières vivantes (déchets végétaux, déjections animales) pendant plusieurs
mois sous l’effet de microorganismes aérobies : c’est la raison pour laquelle
il faut “retourner” un compost, pour l’aérer. Le compostage est typiquement
une technique humaine, contrôlée, innovante. Il n’était pas pratiqué par nos
ancêtres en Europe, qui n’utilisaient que du fumier, parfois vieilli et mûr
mais qui n’était pas issu d’une fermentation aérobie.
Il faut noter que d’autres sources d’humus sont parfois préférées au
compost. Il est en effet possible d’enrichir un sol en éléments minéraux à
partir de la roche-mère, grâce aux racines profondes des arbres. Son
enrichissement par l’apport de matières organiques en surface peut être
considéré comme une solution par défaut dans nos pays où l’agriculture se
pratique sur des surfaces sans arbres. Lorsque les arbres sont imbriqués
dans l’activité agricole (agroforesterie, cultures associées tropicales), ils
assurent directement la reconstitution de l’humus et peuvent éviter de
recourir à l’apport de fumier ou de compost. Une solution intermédiaire est
d’apporter en surface des matières végétales fragmentées (essentiellement
des rameaux forestiers broyés), dont l’apport se rapproche des phénomènes
biologiques et biochimiques observés dans les sols forestiers. Je reviendrai
sur ces différents choix dans le chapitre I-6, et à plusieurs reprises sur le
rôle agronomique des arbres.

L’équilibre entre le sol et la plante en agriculture biologique


L’agronomie est une science du vivant : rien ne vaut un exemple simple et
concret pour illustrer les mécanismes en jeu dans les différents choix
techniques agricoles.
Considérons une plante conduite en agriculture biologique ou une plante
sauvage. Son activité photosynthétique dépend de la luminosité et de la
température. Pour simplifier, l’usine-plante fonctionne à plein régime s’il
fait beau et chaud, mais au ralenti s’il fait froid et humide. Cela tombe bien,
car l’activité du sol suit les mêmes règles, c’est-à-dire que ses
microorganismes tournent à plein régime par temps chaud et au ralenti par
temps froid. Or, le niveau d’activité des microorganismes du sol
conditionne la quantité d’ions minéraux libérés dans la couche supérieure
du sol : plus les microorganismes sont actifs, plus ils “consomment” des
fragments du complexe argilo-humique… et plus ils libèrent des minéraux.
Comme les ions minéraux qui restent liés au complexe argilo-humique ne
peuvent pas être absorbés par les racines, seuls les ions libérés par les
microorganismes sont utilisables. C’est bien l’activité biologique du sol qui
permet de nourrir la plante.
Ainsi, c’est lorsque la plante est la plus active, et donc lorsqu’elle a le
plus besoin d’absorber des minéraux par ses racines, que les
microorganismes libèrent le plus de minéraux dans le sol. Elle peut ainsi se
nourrir sans peine et faire face à ses besoins.
Voilà que le temps se rafraîchit. Peu à peu, la plante ralentit son
fonctionnement, elle a donc besoin d’absorber moins de minéraux. Or dans
le même temps l’activité naturelle du sol se ralentit également puisque les
microorganismes sont également sensibles à la température, et la quantité
de minéraux “libres” se réduit. Le sol et la plante sont encore en équilibre.

L’équilibre fragilisé de l’agriculture conventionnelle


Considérons à présent une plante conduite en agriculture conventionnelle.
Comme son sol a reçu des engrais chimiques, il a perdu beaucoup de
microorganismes et il dispose d’un complexe argilo-humique moins riche.
Mais les agronomes conventionnels répondront que ce n’est pas grave,
puisqu’il a reçu en contrepartie des minéraux solubles (l’engrais chimique).
Cela est exact. Aussi, lorsqu’il fait beau et chaud et que la plante fonctionne
à plein régime, elle dispose des minéraux directement apportés par les
engrais : tout va bien.
C’est lorsque le temps se rafraîchit que la situation se gâte. La plante
ralentit son activité… mais le sol propose toujours la même quantité de
minéraux, puisque les minéraux chimiques issus de l’engrais sont par
définition solubilisés dans l’eau du sol et non pas liés au complexe argilo-
humique. Dans un sol fertilisé chimiquement, la quantité de minéraux
disponibles ne dépend pas de l’activité microbienne : elle est pratiquement
constante au long de la journée4.
Or l’absorption des minéraux par les racines est essentiellement
automatique, et fait notamment appel à des mécanismes cellulaires de
“diffusion active”, qui assurent le transfert d’ions de l’extérieur vers
l’intérieur des racines alors que leur concentration est pourtant supérieure à
l’intérieur. Même s’il existe des dispositifs végétaux pour ralentir ou
stopper l’absorption minérale lorsque la sève est très chargée, ces dispositifs
ne se déclenchent qu’après l’accumulation d’une quantité importante d’ions
dans le cytoplasme racinaire, et donc après un enrichissement de la plante
qui peut être excessif par rapport à ses besoins ponctuels5.
Par conséquent, la diffusion des ions nutritifs vers la sève de la plante
dépend en partie de la quantité de minéraux solubilisés dans le sol, quelle
que soit par ailleurs l’activité de la plante6. La situation est alors
déséquilibrée. Le sol propose des minéraux abondants quelle que soit la
température, la plante continue automatiquement à en absorber une partie
significative, mais elle tourne au ralenti parce qu’il fait froid. La plante
reçoit alors transitoirement un excès de minéraux par rapport à son activité
de photosynthèse, avant de déclencher des processus internes de régulation.
Sa sève regorge d’éléments nutritifs bruts inutilisés, accumulés avant que la
régulation végétale n’ait ralenti l’absorption. C’est exactement dans ces
conditions que les maladies et parasites s’installent, puisqu’ils disposent
d’un garde-manger bien commode.

Les différentes fonctions racinaires


Un autre phénomène, comparable à celui qui vient d’être décrit, s’ajoute et
amplifie le problème. De nombreuses plantes disposent de deux systèmes
racinaires complémentaires : un système superficiel extrêmement ramifié
qui se diffuse dans la couche superficielle du sol (rhizosphère ou “horizon
A”), et des racines-pivot s’enfonçant en profondeur. Le système racinaire
superficiel est spécifiquement dédié à l’absorption des nutriments libérés
par les microorganismes à partir de l’humus ; les racines profondes sont
dédiées à l’absorption de l’eau. En un sens, la plante mange par ses racines
superficielles et boit par ses racines profondes.
Dans un sol biologique, l’eau profonde est très pauvre en éléments
minéraux dissous. Ces derniers se concentrent dans la couche superficielle
du sol et ne sont libérés, comme nous venons de le voir, qu’en fonction des
conditions du milieu. A l’inverse, la fertilisation minérale et chimique
conduit l’eau profonde à être chargée en ions minéraux dissous : en
“buvant” par ses racines profondes, la plante se nourrit passivement de ces
nutriments, qui s’ajoutent à sa nutrition active. Ainsi, quelles que soient les
conditions climatiques, la fertilisation chimique et le lisier conduisent de
toute façon la plante à “se gaver” en buvant, et à devenir naturellement
sensible aux maladies et parasites.
L’importance de l’équilibre sol-plante
Les exemples présentés ci-dessus permettent d’expliquer l’un des principes
fondamentaux de l’agriculture biologique. Avec un sol et des plantes qui
fonctionnent suivant les mêmes rythmes, il n’existe que rarement des
déséquilibres entre l’activité des plantes et la richesse de leur sève. A
l’inverse en agriculture conventionnelle, comme le sol nourrit les plantes de
façon égale, continue (et généralement excessive) quelles que soient les
conditions du milieu, il arrive des périodes de déséquilibre où les cultures
sont particulièrement sensibles aux attaques parasitaires.
Bien entendu, il s’agit là de “cas d’école” simples, et la réalité recouvre
des situations parfois plus complexes qui peuvent conduire même des
plantes biologiques à être provisoirement fragiles. C’est notamment le cas
lorsqu’il fait chaud mais pluvieux, ce qui conduit la plante à ralentir sa
photosynthèse (du fait de la pluie) alors que le sol profite de la chaleur pour
rester actif : ce sont typiquement les périodes propices à l’apparition du
mildiou, qui peut poser des problèmes autant aux agriculteurs biologiques
qu’aux agriculteurs conventionnels (mais l’agriculture biologique dispose
de solutions pour le maîtriser par ailleurs). C’est également le cas lors d’un
printemps froid mais lumineux, où les plantes cherchent à croître sans que
leur approvisionnement par le sol soit suffisamment important. L’utilisation
de plantes adaptées aux conditions climatiques locales permet de réduire ce
problème.
Mais même si l’équilibre naturel entre le sol et la plante n’est pas “parfait
et permanent” en bio, il est considérablement plus stable et fréquent qu’en
agriculture conventionnelle. C’est pourquoi la fertilisation organique limite
structurellement les problèmes agronomiques, grâce à l’équilibre entre les
rythmes biologiques du sol et de la plante. Les techniques biologiques
visent littéralement à réduire les problèmes à la source.

L’équilibre du sol lui-même


Pour parvenir à des échanges minéraux harmonieux entre un sol et les
plantes qui s’y enracinent, il est nécessaire de disposer au préalable d’un sol
lui-même équilibré. J’ai évoqué l’importance, pour cela, d’apporter de la
matière organique qui permet de constituer l’humus. Il est également
nécessaire d’assurer une fine circulation de l’air et de l’eau, car la
microfaune et la microflore du sol en ont besoin pour vivre. C’est la
structure du sol qui permet (ou non) cette circulation : un sol trop tassé ne
laisse plus l’air parvenir à l’ensemble de ses points (il s’asphyxie), et
s’appauvrit en microorganismes. Il est alors tentant de l’aérer par le labour.
Mais ce dernier comporte un immense défaut : il mélange les différentes
couches du sol et chamboule par conséquent tout l’équilibre microbien !
Un sol n’est pas un bloc homogène. Sa composition évolue au fil des
centimètres, et peut être très différente à 20 centimètres de profondeur de ce
qu’elle est en surface… et considérablement différente à 50 centimètres de
profondeur de ce qu’elle est à 20 centimètres. A chaque couche du sol
correspond une faune et une flore microbiennes adaptées (sans oublier des
microchampignons en nombre impressionnant). Les couches inférieures
dépendent de la structure des couches supérieures pour recevoir air et eau,
mais ne doivent pas leur être mélangées si l’on souhaite conserver un sol
riche et dynamique. L’idée longtemps admise selon laquelle il serait utile
d’inverser les couches d’un sol lors de la plantation d’un arbre se révèle, à
la lumière de l’agronomie moderne, totalement erronée et néfaste. Lorsque
les couches d’un sol sont inversées ou mélangées, les microorganismes
doivent lentement recoloniser leur milieu de vie spécifique, et la fertilité est
réduite pour une longue durée.
Par ailleurs, le labour conduit la matière organique à se dégrader et à
libérer une partie de ses composants minéraux, en premier lieu l’azote. S’il
n’est pas accompagné du semis immédiat d’une nouvelle culture capable
d’absorber rapidement ces excédents minéraux soudains, un labour peut
provoquer des “fuites d’azote” vers les nappes phréatiques.
Les agriculteurs biologiques se retrouvent donc dans l’obligation à la fois
de limiter le retournement du sol7, et d’éviter son tassement et sa fermeture.
Cette double exigence peut être atteinte par un ensemble de pratiques
complémentaires.
D’une façon générale, les interventions sur le sol doivent être réalisées
par des outils adaptés, qui le morcellent sans le retourner (ou en limitant
fortement le retournement) : déchaumeuse, rotobêche… Le labour profond
est à éviter rigoureusement. Un labour superficiel (5 à 15 centimètres)
perturbe légèrement la couche microbienne supérieure, mais sans la
mélanger aux couches inférieures. Certains pédologues estiment qu’il vaut
mieux l’éviter, mais que son effet reste mesuré. Or il aide à l’aération de la
couche superficielle, à la préparation de certains semis et à la lutte contre
certaines herbes indésirables. Le recours ponctuel au labour superficiel est
parfois indispensable pour l’équilibre végétal de la parcelle dans le temps.
L’utilisation des tracteurs doit être limitée au strict nécessaire
(déchaumage ou labour éventuel, semis, épandage du compost, hersage ou
binage éventuels) et privilégier des tracteurs légers plutôt que les
mastodontes disproportionnés vendus actuellement par l’industrie pour
satisfaire la “course au prestige” de beaucoup d’agriculteurs
conventionnels. Ces derniers concentrent un poids beaucoup trop important
sur le passage de leurs roues, et compactent le sol, ce qui oblige à le
décompacter ensuite et à perturber profondément la vie du sol. Ce
gigantisme inutile et néfaste devra donc être évité en agriculture biologique.
Mieux encore, certains paysans bio privilégient la culture attelée, qui évite
le tassement du sol et permet des travaux plus souples (bien que parfois plus
longs).
La présence régulière de plantes à enracinement profond (notamment la
luzerne, les crucifères comme le radis fourrager ou la moutarde, etc.)
permet à la fois d’assurer l’alimentation organique des couches
microbiennes inférieures et de leur apporter de l’air. En effet, une fois la
plante fanée, ses racines se décomposent et nourrissent les
microorganismes ; et une fois les racines décomposées, elles laissent de
minuscules porosités linéaires qui remontent vers la surface et qui aèrent
donc les parties profondes du sol. En outre, lorsque ces plantes sont
utilisées en couverture hivernale puis enfouies au printemps (engrais vert),
elles restituent aux couches superficielles du sol les éléments minéraux
qu’elles ont puisés en profondeur. A long terme, les meilleures plantes à
enracinement profond sont les arbres.
Les plantes à enracinement moins profond ne doivent pas être négligées,
car certaines développent des systèmes racinaires denses et puissants qui
sont également très utiles pour la structure globale du sol (graminées
fourragères, lotier, trèfle blanc, phacélie…).
Enfin, les vers de terre, les taupes et les rongeurs jouent un rôle essentiel
dans l’aération complexe et la structuration d’un sol. C’est une autre raison
pour laquelle l’usage des produits chimiques de synthèse est néfaste à
l’agronomie : ils détruisent des organismes dont l’absence appauvrit
considérablement le potentiel du sol. Bien entendu, les taupes et rongeurs
doivent rester en nombre raisonnable pour avoir un effet très positif et non
pas un effet négatif sur la récolte, c’est pourquoi l’équilibre écologique
global est primordial, de façon à ce que les serpents, batraciens et rapaces
puissent réguler la population de rongeurs.

Des compléments finement dosés


Lorsqu’un sol est “naturellement” pauvre8, et ne permet qu’une croissance
limitée des plantes qui y poussent, les agriculteurs biologiques ne
s’interdisent bien évidemment pas de l’enrichir. Cet enrichissement ne
s’appuie pas sur des éléments minéraux solubles, mais :
– avant tout sur l’apport de compost, qui permet d’augmenter rapidement
le taux d’humus (de matière organique) dans le sol et d’enrichir le
complexe argilo-humique ;
– parfois sur l’apport de matière végétale fragmentée (tels les BRF9),
permettant d’apporter au sol sucres, protéines, cellulose, polyphénols et
lignine, favorisant une vie microbienne intense et la reconstitution d’un
humus stable ;
– si nécessaire sur l’apport de carbonates de calcium (craie, marne, roche
calcique moulue, gypse naturel…), qui permettent de rectifier le niveau
d’acidité d’un sol et d’améliorer sa structure : ce sont les amendements
calcaires. Dans ce cas, les matières apportées doivent respecter la vie du
sol : la chaux vive est par exemple interdite (bien qu’elle soit “naturelle”) ;
– ponctuellement sur l’apport d’éléments organiques riches en azote
rapidement libérable (vinasse de betterave, guano, algues…), en phosphore
organique (farines d’os, farines de poisson, scories de déphosphoration…)
ou en potasse naturelle à faible risque acidifiant (cendres de bois, sel brut de
potasse…).
A l’exception du compost, qui est courant dans tous les systèmes
biologiques, ces produits complémentaires sont peu utilisés dans les fermes
de polyculture-élevage ou d’élevage spécialisé. Seules les fermes bio
spécifiquement céréalières, et dans une moindre mesure des arboriculteurs
et des maraîchers, utilisent ponctuellement ces engrais naturels et ces
amendements. Quoi qu’il en soit, seuls sont autorisés les engrais naturels
énumérés dans une liste précise figurant à l’annexe I du règlement européen
sur l’agriculture biologique. Ceux qui ne figurent pas dans la liste sont
interdits.

La végétation, témoin des équilibres ou déséquilibres d’un sol


Un sol stable comporte une grande diversité d’éléments minéraux (liés au
complexe argilo-humique) et de microorganismes très variés. L’activité
microbienne libère naturellement cette diversité nutritive, qui ne demande
qu’à être absorbée par des plantes. La végétation d’une parcelle est le
premier témoin de cette évidence : la monoculture n’existe pas. Toute
portion de terre doit être le support d’une diversité végétale, seule capable
d’absorber la diversité minérale disponible.
Dès lors, la logique de l’agriculture conventionnelle, consistant à spécialiser
des parcelles pour des cultures uniques (blé, maïs, tournesol, vigne…), est
une anomalie agronomique. Elle tente d’imposer une monoculture, c’est-à-
dire un déséquilibre profond entre la composition variée du sol et
l’absorption ciblée d’une végétation uniforme. Mais un sol abrite toujours
des millions de graines, représentant des milliers d’espèces végétales. Si
certains éléments nutritifs du sol ne sont pas absorbés par la monoculture
commerciale (ou si la structure physique du sol est altérée, par exemple par
asphyxie suite à un piétinement animal autour des mangeoires), certaines
graines vont obligatoirement germer pour développer des plantes
susceptibles de restaurer un équilibre entre le sol et sa végétation10.
C’est la raison pour laquelle il est totalement illusoire, et anti-agronomique,
de prétendre lutter contre les “mauvaises herbes” par l’épandage
d’herbicides chimiques ou OGM : ces herbes indésirables ne sont qu’une
conséquence inévitable d’un déséquilibre structurel entre les cultures
implantées et le sol qui les accueille. La limitation des herbes indésirables
ne peut pas être durablement assurée par une course-poursuite chimique
sans fin, mais au contraire par la restauration d’un équilibre : soit dans le
temps (rotation des cultures), soit dans l’espace (cultures associées).
C’est également pour cette raison qu’un agriculteur conventionnel qui
accuse son voisin biologique d’être à l’origine de l’arrivée de chardons ou
de rumex dans sa culture se trompe totalement d’adversaire. Il existe des
centaines de graines de chardon et de rumex dans tout mètre carré de
champ, qu’il soit bio ou conventionnel. Seule une très faible proportion de
ces graines germera si l’équilibre sol-végétation est assuré par une bonne
rotation ou des cultures associées (cf. plus bas) – mais elles germeront
massivement si l’agriculteur conventionnel laisse s’installer un déséquilibre
et se contente d’en limiter les conséquences à coups de pesticides.
A l’échelle de la parcelle : les cultures associées

Dans un système “idéal” sur le plan agronomique, une parcelle accueillera


plusieurs cultures simultanément. En effet, la diversité des végétaux permet
à la fois d’optimiser la mobilisation des éléments nutritifs (deux plantes
différentes seront moins en concurrence l’une contre l’autre au niveau de
leurs racines) et de limiter les risques sanitaires. En termes de rendements,
une parcelle mélangeant deux cultures permet des résultats supérieurs de
20 à 50 % à la même parcelle séparée en deux segments de cultures pures.
L’intérêt de ce que l’on nomme les cultures associées ou associations
culturales est progressif en fonction de la diversité des cultures concernées.
Ainsi, le simple fait de mélanger deux variétés de blé dans la même parcelle
suffit déjà à obtenir de meilleurs rendements et une meilleure résistance
sanitaire que de cultiver une variété unique. Associer des espèces
différentes améliore encore l’effet de cette technique : la concurrence
nutritive est plus faible et le phénomène de “barrière” mutuelle contre les
maladies est renforcé. C’est ainsi qu’un mélange blé-orge-avoine donnera
de meilleurs résultats que de séparer la parcelle en trois cultures pures.
Mais le seuil qualitatif le plus significatif est observé en associant des
légumineuses (qui fixent l’azote atmosphérique grâce à leurs nodosités à
rhizobium) avec des plantes gourmandes en azote. Dans ce cas, un troisième
phénomène s’ajoute, puisque la légumineuse permet de “nourrir” l’autre
culture en azote. Par exemple, un mélange orge-avoine-pois en Europe, ou
un mélange maïs-haricots ou maïs-arachide en Afrique seront
particulièrement efficients.
Ce phénomène de nutrition mutuelle est amplifié par l’intégration de
plantes à enracinement profond (singulièrement les arbres), qui parviennent
à puiser du potassium, du phosphore ou du soufre dans les couches
profondes du sol voire dans la roche-mère, et qui les restituent partiellement
aux couches superficielles et aux autres cultures. Elles peuvent également
aller puiser de l’eau en profondeur.
L’association permet également d’optimiser l’utilisation de l’espace, par
exemple grâce à une plante tuteur soutenant une plante grimpante (maïs-
haricot) ou par l’ajout d’une strate arborée (agroforesterie). Surtout, elle
permet une couverture optimale du terrain et assure une adéquation entre la
végétation et le potentiel agronomique du sol, ce dont il découle une
réduction parfois spectaculaire des plantes indésirables (dites “mauvaises
herbes” ou adventices).
Enfin, l’association de cultures peut se révéler un outil efficace de
protection sanitaire mutuelle, grâce aux sécrétions de leurs racines ou de
leurs fruits. En maraîchage, de très nombreuses complémentarités ont été
découvertes, comme celle qui consiste à intercaler des rangs d’oignons et de
carottes : l’oignon éloigne en effet la “mouche de la carotte”… tandis que la
carotte éloigne un autre insecte nommé justement “mouche de l’oignon”.
Ces associations ne sont pas toujours applicables à l’échelle d’une ferme
maraîchère professionnelle occidentale (en raison de besoins hydriques
différents et des impératifs techniques et commerciaux de l’agriculture
européenne) mais constituent des repères agronomiques importants.
Compte tenu de ses vertus agronomiques et sanitaires, il peut paraître
surprenant que l’association de cultures soit devenue rare en agriculture
conventionnelle européenne ou nord-américaine. La raison principale de
leur abandon progressif est l’importance de la mécanisation : il est
beaucoup plus facile de récolter mécaniquement une monoculture qu’une
culture multiple. Pour qu’une parcelle en cultures associées soit récoltée par
des outils motorisés, il faut en effet d’une part que la maturité des
différentes plantes soit quasiment simultanée (ou qu’il s’agisse de deux
plantes semées en rangs alternés et dont la maturité est au contraire très
éloignée pour que la récolte de la première ne perturbe pas la seconde) et
d’autre part que les produits à récolter soient situés à la même hauteur (ou
au contraire à des hauteurs très différentes dans le cas de deux récoltes
distinctes).
C’est la raison pour laquelle cette technique est plus facile à mettre en
œuvre dans les pays tropicaux, où la récolte est généralement manuelle –
ainsi qu’en petit maraîchage. Toutefois, elle est parfaitement possible et
courante en agriculture biologique européenne mécanisée dans le cas de
mélanges céréaliers (associant généralement céréales et protéagineux) ou
dans des systèmes d’agroforesterie (céréales cultivées entre des rangées
d’arbres, prairies installées sous des vergers). Par exemple, les agriculteurs
picards Raoul et Marianne Leturcq11 s’essayent à une culture conjointe de
cameline et de lentille. Crucifère très prisée pour la qualité de son huile, la
cameline présente l’avantage de très bien couvrir le sol, tandis que la
lentille se développe davantage en hauteur et apporte de l’azote organique
(c’est une légumineuse). Cette culture associée exige une haute technicité,
car les graines sont récoltées ensemble, et la meilleure manière de les trier
après récolte est de disposer d’un trieur optique.
La rotation des cultures

Que l’agriculteur pratique ou non les cultures associées, l’équilibre d’une


parcelle doit être conçu à moyen et long terme : le temps est un facteur
essentiel en agriculture. Les cultures doivent obéir à des cycles
pluriannuels, d’autant plus longs que l’équilibre recherché est complexe.
Cette nécessité est particulièrement forte dans l’agriculture mécanisée
occidentale, car en l’absence d’associations culturales, l’alternance
temporelle s’impose.
En particulier, en agriculture biologique il est inconcevable de réaliser
plusieurs années de suite la même culture12. L’alternance possède de
nombreuses vertus.
Elle permet de limiter très fortement la “pression parasitaire” puisque les
mêmes cultures ne reviennent pas deux ans de suite sur la même parcelle,
ce qui permet de déjouer les cycles de reproduction des parasites et d’éviter
de recourir à des traitements. Cet effet est encore plus efficace lorsque les
espèces cultivées appartiennent à des familles différentes d’une année sur
l’autre.
Elle aide à structurer le sol (à la fois en profondeur et en surface grâce à
la diversité des cultures, qui agissent par leurs racines pour décompacter,
drainer et aérer le sol) et donc à garantir une vie microbienne plus riche, une
meilleure rétention d’eau et une meilleure résistance à la sécheresse sans
avoir recours à l’irrigation.
Elle peut assurer un apport d’azote organique par l’intermédiaire des
cultures de légumineuses (généralement en association avec des graminées,
que ce soit en prairie ou en cultures associées) et des couverts végétaux
d’hiver (qui réduisent l’impact des précipitations, ce qui limite le lessivage
et l’érosion, et qui captent le surplus d’éléments fertilisants organiques de la
culture précédente pour le restituer à la suivante).
Elle permet un rééquilibrage minéral entre les couches superficielles
parfois carencées et les couches profondes plus riches en certains minéraux.
Dans un sol carencé en soufre, par exemple, l’implantation d’une crucifère
permet d’améliorer la fertilité car cette plante ira chercher du soufre dans
les couches profondes du sol grâce à sa racine-pivot, et enrichira ensuite les
couches superficielles par la dégradation de ses racines et de ses tiges.
Elle limite les adventices (herbes indésirables) par l’alternance entre des
cultures d’hiver et des cultures de printemps (rupture des cycles de
germination des graines indésirables) et par la diversification de la
végétation dans le temps.

Les traitements des végétaux : un usage très restreint

Lorsque la rotation des cultures est soigneusement élaborée et que le milieu


naturel est préservé (haies, mares…), peu d’interventions sont nécessaires
pour la protection des végétaux. Il est erroné de croire que l’usage de
pesticides serait une fatalité : ils ne sont utiles qu’en cas de déséquilibre
entre la plante et son milieu. C’est parce que ce déséquilibre est permanent
en agriculture conventionnelle que cette dernière se voit obligée d’y
recourir régulièrement – mais il serait faux d’en déduire une nécessité
généralisée.
En pratique, les “polyculteurs-éleveurs” (qui combinent la culture de
plusieurs céréales et oléoprotéagineux, et la présence d’animaux et de
prairies) ne réalisent en général aucun traitement sur leurs cultures, car ils
peuvent assurer une très bonne rotation et réguler les adventices à l’aide du
désherbage mécanique. En revanche, les agrobiologistes spécialisés dans ce
que l’on appelle les “grandes cultures” (céréales et oléoprotéagineux) sont
parfois conduits à soigner leurs cultures avec des produits naturels en raison
de légers déséquilibres dus à la recherche de rendements optimums dans des
systèmes où la diversité végétale est insuffisante. Mais c’est surtout dans le
domaine des cultures pérennes (vigne et arboriculture) et en maraîchage que
des traitements sont souvent nécessaires même en bio.
Lorsqu’une parcelle abrite le même végétal plusieurs années de suite, la
présence de maladies et de parasites est accentuée : c’est la raison pour
laquelle les viticulteurs, arboriculteurs et maraîchers spécialisés sont
confrontés à des déséquilibres, puisque par définition leurs végétaux ne
peuvent pas être changés de place d’une année sur l’autre. De plus, la vigne
et l’arboriculture sont très souvent pratiquées dans des régions entières,
sous forme de “monocultures régionales” (viticulture dans le Bordelais, par
exemple), ce qui les rend bien évidemment plus sensibles à la propagation
d’épidémies végétales. A l’inverse, les petites parcelles d’arboriculture
intercalées au milieu de régions d’élevage et de céréales sont beaucoup
moins sujettes aux maladies.
Quoi qu’il en soit, même dans les cas restreints de l’arboriculture, de la
viticulture et du maraîchage, le premier outil de lutte contre les parasites est
la lutte biologique, qui consiste à utiliser les prédateurs naturels des
parasites. L’exemple le plus frappant et le plus connu est l’apport de
coccinelles pour lutter contre les pucerons, mais il existe une très grande
variété de cas analogues.
C’est uniquement en dernier recours que les arboriculteurs, viticulteurs,
maraîchers (et parfois céréaliers) biologiques se résignent à utiliser des
produits de traitement “naturels” pour lutter contre des maladies des plantes
– et ces pesticides naturels doivent strictement figurer dans la liste positive
des substances autorisées en bio, à l’annexe II du règlement européen.

Les soins aux animaux : l’importance de la prévention

J’ai parlé jusqu’à présent des végétaux, qui sont à la base de l’agriculture et
en particulier de l’agriculture biologique. Mais il existe également des
élevages bio, d’autant plus que, comme je l’ai noté précédemment, une
rotation culturale biologique inclut généralement des prairies (qu’il est utile
de valoriser en nourrissant des animaux) et la fertilisation bio s’appuie sur
le compost ou le fumier, qui impliquent l’existence de déjections animales
(même s’il est possible de réaliser un compost sans produits animaux, cela
est rare et difficile à grande échelle).
La grande question qui se pose naturellement lorsque l’on s’intéresse à
l’élevage biologique est celle des soins vétérinaires : comment faire sans
antibiotiques ? Je m’appuierai ici sur l’exemple de Gilles Lemée, éleveur de
vaches et de brebis dans le Morvan, en Bourgogne, qui est représentatif des
différentes démarches complémentaires mises en œuvre chez les éleveurs
biologiques. Même s’il ne faut jamais oublier qu’en matière d’agriculture
tout exemple est unique et ne peut jamais être transposé tel quel dans une
autre ferme, la manière dont cet éleveur soigne ses animaux illustre les trois
grandes étapes des soins biologiques : prévention, soins naturels, soins
allopathiques de façon exceptionnelle.

Gilles Lemée, un élevage à taille humaine


Installé en 1984 dans une ferme de moyenne montagne, Gilles Lemée s’est
converti à l’agriculture biologique en 1994. Sa ferme compte 100 hectares,
dont 35 hectares de prairies humides paratourbeuses13, 10 hectares de
cultures (épeautre, sarrasin, mélanges céréales-légumineuses) et le reste en
prairies à flore complexe (mélange d’une dizaine d’espèces prairiales). Elle
est entièrement consacrée à l’élevage de ses quarante-cinq vaches
charolaises et de ses cinquante brebis charolaises.
Les troupeaux de Gilles Lemée sont avant tout nourris à l’herbe,
notamment dans des prairies paratourbeuses que le parc naturel régional du
Morvan a confiées à l’éleveur pour qu’il les entretienne en respectant la
faune sauvage et en favorisant la végétation adaptée au milieu. La faible
production de ces prairies humides et acides est compensée par le faible
nombre d’animaux que Gilles y fait paître. En adaptant la densité des
animaux au potentiel naturel des prairies, il permet à ses vaches de se
nourrir correctement et il réduit très nettement le risque d’infestation
parasitaire.
Les prairies de la ferme sont très morcelées, puisqu’elles font 2 hectares
en moyenne et sont séparées par des haies et des bosquets : par conséquent,
le pâturage est “tournant”, c’est-à-dire que les animaux ne restent jamais
longtemps dans la même parcelle. En outre, les pâtures alternent avec la
fauche destinée à fournir du foin pour l’hiver. Ainsi, il s’écoule souvent six
mois entre deux passages des animaux dans un pré, ce qui réduit très
fortement la présence des parasites.
La richesse de la flore des prairies complexes14 assure par ailleurs une
alimentation équilibrée. Les animaux qui doivent être engraissés reçoivent
en complément un mélange céréalier cultivé sur la ferme, et composé lui-
même de cultures associées (triticale-pois, seigle-pois, avoine-pois).

Un préalable déterminant : la prévention et l’observation


Comme nous l’avons vu dans le chapitre I-3, l’alimentation des animaux
joue un rôle primordial dans le maintien d’un troupeau en bonne santé : une
fois de plus, tout est question d’équilibre. Au-delà de la seule alimentation,
la méthode vétérinaire la plus importante de l’éleveur biologique est la
prévention.
Dans le cas de Gilles Lemée, les vaches et les brebis se nourrissent
essentiellement sur des prairies complexes ayant une flore très variée : il
s’agit de l’alimentation la plus adaptée aux ruminants, et la diversité des
espèces qui composent les prairies permet une alimentation équilibrée. Par
ailleurs, le troupeau bovin est abrité en hiver dans des grands bâtiments bien
aérés, ce qui limite le risque de maladies (notamment respiratoires).
Bien entendu, les dispositions que prennent les éleveurs bio pour assurer
un logement sain, une alimentation équilibrée, une densité raisonnable, etc.,
sont recommandées par les techniciens agricoles à tous les éleveurs, y
compris en agriculture conventionnelle. En pratique, pourtant, ces
dispositions préventives sont rarement mises en œuvre avec autant de
rigueur dans les élevages conventionnels, pour la simple raison qu’elles
ralentissent la croissance des jeunes animaux15 et qu’elles limitent le
nombre d’animaux par hectare de prairie ou par mètre carré de bâtiment.
Soumis à une pression économique constante pour “produire plus”, les
éleveurs conventionnels prennent le plus souvent quelques libertés avec les
préconisations techniques élémentaires – puisque rien ne le leur interdit.
Or leur respect rigoureux, comme cela est obligatoire en bio, donne des
résultats parfois spectaculaires. La première mesure que doit prendre un
éleveur biologique est de respecter scrupuleusement la physiologie
animale : un ruminant doit manger essentiellement des aliments à base de
cellulose (et non pas des aliments concentrés à base d’amidon), un porc ou
une volaille doit disposer d’espace vital, etc. L’ensemble des mesures de
prévention devient alors cohérent avec une gestion biologique de la
ferme… et remarquablement efficace. De fait, les animaux élevés en
agriculture biologique sont très significativement moins malades que les
animaux conventionnels, ils ont un poil plus brillant et parviennent mieux à
faire face aux aléas saisonniers. C’est particulièrement vrai chez Gilles
Lemée, dont les voisins vantent avec envie la qualité exceptionnelle du poil
de ses vaches (elles sont “bien fraîches”, selon l’expression locale),
considérée non seulement comme une satisfaction esthétique mais
également comme un symptôme de santé et de vigueur.
Ce constat, qui surprend ceux qui connaissent mal les bases de
l’agronomie, ne se limite pas aux vaches de Gilles Lemée : il est partagé par
tous les éleveurs ayant osé pratiquer l’élevage biologique16.
Une fois que la santé de ses animaux est restaurée, l’éleveur biologique
doit s’astreindre à une vigilance certaine. Ainsi, Gilles tient absolument à
passer du temps avec ses vaches et ses brebis tous les jours. S’il est vrai que
l’absence de mécanisation des bâtiments allonge la durée nécessaire pour
les nourrir quotidiennement, ce temps n’est pas considéré par l’éleveur
morvandiau comme du temps perdu mais bien au contraire comme un
investissement sanitaire : il peut ainsi voir précisément l’état de tous ses
animaux, et détecter le moindre problème de santé dès son apparition, et
bien avant qu’il ne devienne grave. C’est d’ailleurs pour cette raison que
Gilles tient à étaler la paille à la main au milieu de ses animaux, car cela lui
permet à la fois de les voir de près quotidiennement et d’avoir des animaux
habitués à sa présence. En effet, plus une maladie sera prise en charge de
façon précoce, plus elle sera facile à soigner avec les méthodes
“biologiques”. De ce fait, les éleveurs biologiques ne peuvent pas posséder
un troupeau à l’effectif démesuré, puisqu’il leur faut avoir le temps
d’observer tous leurs animaux régulièrement. Le gigantisme est
incompatible avec un élevage attentif. L’agriculture biologique implique
nécessairement (bien que cela ne soit pas “écrit” dans ses règles) des
élevages à taille humaine : le contraire est techniquement impossible à long
terme.

Phytothérapie, huiles essentielles, homéopathie : des outils souvent


suffisants
Malgré la prévention, les animaux biologiques sont bien évidemment sujets
à des affections diverses, bien que souvent sans gravité. Elles peuvent
pratiquement toutes être traitées très efficacement par des méthodes
naturelles.
La phytothérapie (médecine par les plantes) se révèle en particulier très
utile pour traiter les parasites internes (chez les bovins et surtout les ovins).
Un organisme de référence en matière d’élevage ovin conventionnel,
L’alliance pastorale, a même reconnu depuis la fin des
années 1990 l’efficacité indiscutable de certaines préparations à base de
plantes sur les parasites ovins – qui constituent habituellement un problème
majeur dans les élevages de moutons en plein air – et les a ajoutées dans
son catalogue destiné pourtant à des éleveurs en grande majorité
conventionnels17. Alors que les voisins conventionnels de Gilles Lemée
traitent leurs troupeaux plusieurs fois par an avec des produits vétérinaires
puissants, Gilles se contente d’un traitement phytothérapique antiparasitaire
par an sur ses vaches, quelques semaines avant le vêlage, de façon à réduire
la présence des parasites internes lors de la période où les vaches sont plus
faibles (seule période où une présence parasitaire significative pourrait
devenir dangereuse). Cette solution technique est d’autant plus efficace que
la gestion du pâturage limite l’infestation parasitaire : les soins naturels
doivent bien être combinés avec les mesures de prévention.
Les huiles essentielles assurent un relais fort utile dans la maîtrise des
parasites externes et des maladies respiratoires. Ici encore, elles suffisent à
éviter la plupart des affections, à condition que les animaux soient pris en
charge suffisamment tôt. Chez Gilles, le recours aux huiles essentielles était
indispensable à la fin des années 1990 pour compenser un défaut de
ventilation des vieux bâtiments qu’il occupait alors. Une partie de ses
vaches étaient abritées en hiver dans des bâtiments en pierre mal ventilés :
pour assurer une protection contre les maladies respiratoires, Gilles diffusait
des huiles essentielles (à base d’eucalyptus) à l’aide d’un brumisateur, à
raison d’une heure chaque soir. Les vaches qui arrivaient avec des poumons
encombrés mouchaient fortement pendant les premiers jours, puis se
portaient ensuite parfaitement pendant tout l’hiver. Cet exemple montre
que, lorsque le contexte d’une ferme limite les possibilités de prévention (à
l’époque, Gilles ne disposait pas de bâtiments suffisamment aérés), les
outils techniques biologiques peuvent suffire. Bien entendu, la prévention
reste toujours préférable, et la construction de nouveaux bâtiments a
simplifié la gestion sanitaire.
Enfin, l’homéopathie vétérinaire a apporté des résultats qui manquent
souvent aux partisans de l’homéopathie humaine, et elle est utilisée avec
succès par les éleveurs bio, comme en témoigne Gilles Lemée. Il l’utilise
notamment en cas de vêlage difficile (pour limiter le stress de la vache), en
cas d’abcès sur un animal, ou pour soigner le “gros nombril” (infection
ombilicale des veaux) : dans tous les cas, il constate une efficacité proche
de 100 %. Je reviendrai dans le chapitre I-9 sur l’homéopathie vétérinaire et
ses résultats.

En dernier recours, des soins allopathiques sont possibles


Aucun éleveur ne laissera un animal mourir. Si un animal ne peut pas être
guéri par les médicaments naturels autorisés en bio, l’éleveur bio se repliera
sur un traitement conventionnel. Il s’agit d’un dernier recours, sous contrôle
obligatoire d’un vétérinaire, mais pas d’une interdiction définitive : la santé
et la vie priment.
Les règlements biologiques sont très clairs sur ce point – ainsi le
règlement européen indique : “Si les mesures prévues aux
paragraphes 1 et 2 [= phytothérapie, homéopathie, huiles essentielles] se
révèlent inefficaces pour combattre la maladie ou traiter la blessure et si des
soins sont indispensables pour épargner des souffrances ou une détresse à
l’animal, il est possible de recourir à des médicaments vétérinaires
allopathiques chimiques de synthèse ou à des antibiotiques sous la
responsabilité d’un médecin vétérinaire.” Mais ce recours devra être limité,
sans quoi l’animal concerné et ses productions (lait…) seront
temporairement sortis du circuit biologique. En pratique, cette ultime
solution est très rarement nécessaire. Dans le cas des élevages de Gilles
Lemée, les antibiotiques ne sont utilisés que lors d’une césarienne sur une
vache, où le vétérinaire impose leur utilisation sous peine de dégager sa
responsabilité en cas de complication.
Ainsi, un éleveur biologique cherche à tout moment à utiliser le dispositif
de soin le plus respectueux de l’animal et de l’environnement… et le plus
efficace. Cette double injonction le conduit à éviter toute technique
dogmatique, mais à toujours faire au mieux, en conscience – et dans le
respect des règles communes de la bio.

Maîtriser une maladie plutôt que l’éradiquer


Les éleveurs biologiques cherchent à gérer des équilibres – des équilibres
dynamiques, évolutifs, vivants, mais qui relèvent bien d’interactions entre
le plus grand nombre possible de facteurs. En particulier, ils connaissent
intuitivement le principe, bien connu des biologistes et des naturalistes, de
la niche écologique : lorsqu’un milieu sert d’habitat à une espèce donnée,
l’élimination de cette dernière conduira à l’arrivée d’une nouvelle espèce
qui emménagera rapidement dans l’habitat ainsi libéré…
La seule solution pour qu’une niche écologique soit débarrassée de tout
habitant est de supprimer la niche elle-même (assécher un marais, abattre
un arbre ; pratiques que les agriculteurs biologiques évitent de toute façon).
Or, en matière de santé animale, la niche écologique qui sert d’habitat aux
maladies n’est autre que… l’animal lui-même. Par conséquent, éradiquer
totalement une maladie n’est jamais une solution, car une autre maladie
prend nécessairement la place à court ou moyen terme. Mais supprimer la
niche écologique est un non-sens puisque c’est l’animal qui est justement la
raison d’être de l’élevage.
Aussi, les éleveurs biologiques préfèrent utiliser des techniques qui
“maîtrisent” les maladies, c’est-à-dire maintiennent les parasites ou
microorganismes dans une proportion très restreinte qui laisse l’animal en
bonne santé. Ils s’opposent à l’éradication totale, qui est plus dangereuse à
moyen terme que le maintien d’une maladie maîtrisée.
Un exemple, rencontré à la fin des années 1990 dans la région où vit
Gilles Lemée, illustre ce principe. Il existe en élevage bovin un parasite du
foie, la grande douve, qui diminue la qualité des abats et peut affaiblir un
bœuf ou une vache lorsqu’il est présent de façon trop importante. Certaines
préparations à base de plantes permettent de limiter la présence de la grande
douve à un niveau très faible, qui ne limite aucunement la croissance ni la
vigueur des bovins : la grande douve reste légèrement présente, mais
l’animal est en parfaite santé. Les éleveurs conventionnels savent également
traiter la grande douve depuis longtemps par des produits chimiques. Or,
dans les élevages conventionnels est apparu dans les années 1990 un autre
parasite, le paramphystome, transmis par les animaux sauvages, bien plus
résistant aux traitements habituels et provoquant des pertes sensibles dans
les élevages atteints. Gilles et les autres paysans biologiques du Morvan ont
constaté que les élevages qui avaient éradiqué la grande douve étaient les
seuls touchés par l’apparition du paramphystome ; les élevages biologiques
qui avaient seulement réduit la présence de la grande douve étaient
indemnes de paramphystome. Ce dernier occupe manifestement, en partie
au moins, la même niche écologique que la douve.
Dans ce cas, l’éradication d’un parasite connu et maîtrisable (la grande
douve) avait laissé la place au développement d’un autre bien moins connu
et beaucoup plus difficile à maîtriser (le paramphystome). En acceptant une
faible présence contrôlée de grande douve sans chercher à l’éradiquer,
Gilles avait protégé ses vaches contre un parasite bien pire et bien plus
difficile à maîtriser.

1 Une roche est un matériau minéral inerte constituant de l’écorce terrestre : cette notion inclut non
seulement les ensembles solides (rochers), mais également des matières friables comme la craie,
plastiques comme l’argile, ou meubles comme le sable.
2 Généralement appelée improprement “lessivage”. Strictement, le lessivage est un mécanisme
physique (la pluie sape le sol en tombant et emporte des éléments en ruisselant, ou traverse le sol en
emportant des microparticules en suspension vers les nappes phréatiques) alors que la lixiviation est
un mécanisme chimique (les ions minéraux sont dissous dans l’eau du sol – et non pas “en
suspension” physique – et emportés lorsque l’eau percole vers les nappes phréatiques). Dans les deux
cas les matières emportées peuvent rejoindre les nappes phréatiques.
3 Le règlement européen sur l’agriculture biologique en vigueur depuis 2009 n’interdit plus
strictement l’usage du lisier, mais il doit alors être “fermenté ou dilué”.
4 Elle est bien sûr légèrement supérieure lorsque les microorganismes restants y ajoutent des
minéraux détachés du complexe argilo-humique, mais cet ajout reste marginal puisque les calculs de
fertilité sont basés avant tout sur les apports des engrais.
5 Des expériences ont d’ailleurs montré que “la croissance [de la plante] répond positivement à
l’apport de fertilisants nitriques même si la concentration de nitrates dans la rhizosphère [le sol et les
racines] est déjà élevée” (Jean-François Morot-Gaudry, Assimilation de l’azote chez les plantes, INRA,
1997).
6 Cette absorption excédentaire reste heureusement marginale par rapport à l’absorption régulée :
pour l’essentiel, la plante réduit son absorption lorsque ses besoins sont plus faibles. Mais ces
quelques pourcents d’excès suffisent à rendre la plante beaucoup plus sensible aux maladies.
7 La suppression totale de tout travail du sol, préconisée par certains agronomes (“semis sans labour”
et “techniques culturales simplifiées”), n’est pas adaptée à tous les types de sols et tous les types de
cultures. Elle est une piste de recherche, mais ne doit pas être considérée comme une règle absolue.
En outre, elle s’appuie pour l’instant le plus souvent sur un désherbage chimique, contradictoire avec
les objectifs de l’agriculture biologique.
8 Cette notion de “pauvreté” est bien entendu subjective : elle est liée aux rendements attendus ou
espérés. Or, même un agriculteur biologique va essayer d’améliorer ses rendements lorsqu’ils sont
faibles, puisque l’alimentation de ses congénères en dépend – ainsi que, très pragmatiquement, ses
revenus.
9 Bois raméaux fragmentés.
10 Leur identification est d’ailleurs une technique très efficace pour connaître le potentiel
agronomique précis d’une parcelle. Cf. Gérard Ducerf, L’Encyclopédie des plantes bio-indicatrices
alimentaires et médicinales : guide de diagnostic des sols, 2 volumes, Promonature, 2005.
11 Voir chapitre I-3, “Haies et limaces”.
12 Les prairies sont un cas particulier puisqu’il ne s’agit pas d’une culture mais d’un ensemble
d’espèces assurant déjà un équilibre entre elles.
13 Les prairies paratourbeuses sont le résultat d’une fauche ancienne de tourbières par des humains,
qui a conduit à la constitution d’écosystèmes originaux. Sur des sols pauvres et très humides,
régulièrement alimentés en eau acide, se développe une flore spécifique (Cirse des Anglais,
Scorsonère humble, Carum, Menthe des champs, Jonc, Drosera, Molinie bleue…) qui abrite à son
tour une faune rare (libellule Agrion de Mercure, papillon Damier de la Succise…). L’abandon ou
l’exploitation (drainage et chaulage) conduiraient tous deux à la disparition de cet écosystème, dont
la pérennisation nécessite un pâturage léger sans intervention chimique.
14 Dactyle, fétuque élevée, fétuque des prés, ray-grass, brome, trèfle blanc, lotier, un peu de trèfle
violet, un peu de luzerne… La composition précise évolue avec le temps, et diffère selon les prairies.
15 Une alimentation à base d’herbe et de fourrages grossiers ne permet pas une croissance aussi
rapide que le recours à des aliments concentrés.
16 Outre les nombreux témoignages d’éleveurs ayant constaté une amélioration parfois spectaculaire
de l’état sanitaire de leur troupeau après une conversion à l’agriculture biologique (cf. par exemple
Jacques Caplat, “La ferme de l’abbaye de la Pierre qui Vire : 30 ans d’agriculture biologique dans le
Morvan”, in Alter Agri, no 38, décembre 1999), ce constat est corroboré par des vétérinaires comme
ceux du GIE Zone Verte.
17 Comme la réglementation sur les produits vétérinaires et pharmaceutiques est très défavorable aux
produits naturels, ces derniers doivent être vendus en tant que “compléments alimentaires” et ne
doivent pas alléguer leur bénéfice sanitaire. Seul le conseil oral permet d’informer les éleveurs sur
leur rôle préventif et antiparasitaire.
5. L’autonomie n’est pas l’autarcie

A côté de la notion d’équilibre, l’autonomie est un autre pilier fondateur de


l’agriculture biologique. Il s’agit d’une notion essentielle par ses
significations économiques et humaines, mais qui est parfois mal comprise
en raison d’une confusion malheureuse avec l’autarcie.

Un système ouvert

Contrairement à la caricature parfois colportée, la ferme biologique type


n’est pas et n’a pas vocation à être repliée sur elle-même. Un agriculteur
n’est pas un ermite ; il pratique un métier, qui le conduit à vendre ses
productions pour dégager un revenu. Par ailleurs, tout humain ou toute
famille doit bien acheter des vêtements, des aliments impossibles à produire
sur place, des fournitures scolaires – auxquels s’ajoute dans une ferme la
nécessité de se procurer du matériel agricole, des bâches, du fioul…
L’agriculteur, biologique ou non, est donc par essence en relation
économique avec le reste de la société, ce qui évacue catégoriquement le
fantasme d’autarcie.
Mais la réalité économique n’est pas la seule raison de balayer cette
confusion. D’un point de vue structurel, l’autarcie consisterait à organiser
un système fermé et se suffisant à lui-même. Or, l’agriculture biologique est
basée sur l’observation et le respect de règles écologiques fondamentales, et
aucun organisme vivant ne se suffit à lui-même. Tout écosystème est par
nécessité ouvert, traversé par des flux (eau, air, minéraux) et en relation
permanente avec les systèmes qui l’entourent.
J’ai évoqué plus haut (chapitre I-3) l’importance de l’approche
systémique pour l’agriculture biologique. Cette approche est fondée sur une
attention particulière portée aux relations entre les éléments d’un système :
l’agriculture biologique est fondamentalement une démarche basée sur
l’établissement de relations nombreuses et complexes. Tout le contraire
d’une autarcie…

Sortir de la spirale de la dépendance

La notion d’autonomie s’oppose à celle de dépendance. Depuis les


années 1960, l’agriculture conventionnelle est engagée dans une véritable
spirale de la dépendance, qui se décline dans de nombreuses dimensions,
mais en particulier sur les plans économique et technique.
La composante économique nous est démontrée avec éclat par les crises
agricoles successives. Lorsque les producteurs de porcs manifestent contre
la baisse du prix de la viande porcine, ils protestent de facto contre leurs
propres groupements. Leur niveau de dépendance est tel qu’ils n’ont plus
aucune prise sur la gestion des structures économiques qui sont censées
organiser leur production, mais qui fonctionnent désormais selon des
schémas économiques dans lesquels les agriculteurs ne sont plus qu’une
variable d’ajustement, obligés d’être en permanence en surproduction à leur
propre détriment. Lorsque les producteurs de lait protestent contre la baisse
des cours, ils témoignent de leur totale dépendance à l’égard d’un système
économique qui leur échappe. Même les céréaliers, qui gardent une part
d’autonomie lorsqu’ils peuvent stocker leurs céréales et spéculer sur les
prix, sont tributaires de “cours mondiaux” basés sur des marchés de surplus
et non plus sur un coût de production réel (cf. chapitre III-3).
La dépendance technique est moins connue du grand public, mais elle est
tout aussi dramatique – et parfois pire encore. Ainsi, beaucoup d’éleveurs
laitiers de l’Ouest de la France se retrouvent obligés par la configuration de
leur ferme et par leur endettement à produire au maximum, et “contraints” à
posséder le plus de vaches possible, fournissant une grande quantité de lait.
Ils doivent alors les nourrir d’une combinaison de maïs, de soja et de colza.
Le maïs oblige à des itinéraires techniques1 très fragiles, approchant parfois
la monoculture ; le soja est importé d’Amérique latine ou des Etats-Unis.
Elevées dans ces conditions, les vaches sont particulièrement fragiles sur un
plan sanitaire, et nécessitent des frais vétérinaires importants. Les
agriculteurs ne peuvent pratiquement plus faire évoluer leur système, ils
considèrent qu’ils “n’ont pas le choix2”.
La quasi-totalité des agriculteurs utilise des semences “standard” (cf.
chapitre II-5), qui ont été sélectionnées dans des conditions maximisées
(terres riches et renforcées par des apports d’engrais, recours systématique
aux pesticides). Elles permettent en effet d’obtenir de forts rendements,
mais à une condition impérative : être cultivées dans des conditions
s’approchant le plus possible de celles de leur sélection. Par conséquent, le
cultivateur se retrouve obligé de fertiliser son sol pour tenter de reproduire
ces conditions et l’artificialiser. Comme il est aberrant de prétendre disposer
du même type de sol dans le Pas-de-Calais qu’en Limousin, en Sologne ou
en Provence, la plante est alors en déséquilibre important avec son milieu
naturel, elle devient particulièrement sensible aux maladies, et il faut donc
la traiter massivement à l’aide de pesticides.
Cette dépendance insidieuse, qui conduit chaque agriculteur à reproduire
un itinéraire technique imposé par l’industrie semencière, a été renforcée
par l’instauration des dispositifs départementaux d’avertissement agricole,
où l’agriculteur ne décide même plus lui-même de traiter une culture mais
obéit désormais avant tout à des préconisations départementales standard.
Le système de l’avertissement agricole, basé sur le risque météorologique
ou la découverte d’un parasite en un point du département, revient à
appliquer à l’agriculture le principe de précaution à outrance : l’agriculteur
ne traite plus “parce qu’une maladie est présente” mais simplement “parce
qu’une maladie pourrait éventuellement être présente”. L’observation et
l’initiative individuelle sont oubliées.

Etre maître de ses choix

Que ce soit en psychologie, en sociologie ou en économie, un individu


autonome est un individu qui est maître de ses propres choix : un enfant qui
cesse de dépendre des soins de ses parents, un adolescent qui apprend à
décider par lui-même et à choisir sa vie, un groupe social qui prend en main
son développement, un entrepreneur qui organise son approvisionnement en
matières premières pour contourner un monopole…
C’est cette démarche que revendiquent les agriculteurs biologiques par
leur référence à l’autonomie. Elle est parfaitement cohérente avec les
principes fondateurs de la bio. Pour être en lien avec l’écosystème et les
cycles naturels, il faut observer, et non pas obéir à une injonction hors-sol.
Pour s’adapter aux conditions du milieu il faut disposer de marges de
manœuvre, et non pas être enfermé dans un système technique ou
économique figé.
L’autonomie économique consistera par exemple à organiser la
commercialisation des produits dans le cadre de filières courtes (c’est-à-dire
avec peu d’intermédiaires… même si la distance géographique peut rester
importante) ou de filières locales. Mieux encore : une bonne autonomie
économique consiste à disposer de plusieurs débouchés différents, ce qui
permet de se reporter sur l’un dans le cas où l’autre soit fragilisé ou trop
exigeant.
L’autonomie technique est à la base des pratiques biologiques. Elle
consiste à nourrir les animaux avec l’herbe (et des céréales en complément)
produite(s) sur la ferme elle-même, ou au maximum sur des fermes
voisines, à utiliser des variétés végétales à moindre rendement mais
résistantes aux maladies et prédateurs locaux, à utiliser des techniques de
prévention plutôt que recourir à des soins a posteriori, et à organiser sa
ferme en fonction des conditions du milieu et non pas en fonction de
schémas standard tout faits.
Une précision est ici essentielle : un agriculteur biologique ne s’interdit
pas “par principe” tout produit extérieur à sa ferme. Un amendement
calcique, un produit naturel de traitement des animaux, un aliment
complémentaire même, pourront être achetés à l’extérieur (à une
coopérative par exemple). L’autonomie n’est pas une contrainte mais une
démarche. Tous les choix sont toujours possibles, y compris celui d’acheter.
Si l’agriculteur biologique achète le moins possible d’aliments du bétail,
ce n’est pas parce que l’achat serait malsain, c’est parce qu’un élevage
dépendant d’un achat est moins fiable, moins stable… et moins rentable.
Cette précision permet d’aborder un aspect important de la pratique
biologique, à savoir l’absence de modèle tout fait. C’est à chaque
agriculteur de décider de ses options techniques et économiques en
conscience et après réflexion. Par conséquent, chacun peut adapter ses
exigences à ses possibilités. Un agriculteur qui est en bio depuis longtemps
peut se permettre d’aller plus loin en matière d’autonomie et de pratiques
écologiques qu’un agriculteur récemment converti qui est encore
partiellement dépendant des conditions héritées de l’époque où il était
conventionnel.

L’une des premières vertus attribuée à l’agriculture biologique par les


agriculteurs ayant fait le choix de s’y convertir est le plaisir de redevenir
acteur et de revenir aux fondamentaux de l’agronomie. En refusant
l’obéissance aveugle aux conseillers des coopératives ou aux avertissements
agricoles, et en les remplaçant par des décisions personnelles issues de
l’observation, de la réflexion et de ses envies subjectives et légitimes,
l’agriculteur sort d’une logique de contrainte ou de passivité pour entrer
dans une logique d’action et de création. La plupart des paysans bio
expriment avec force cette jubilation retrouvée.
1 Un itinéraire technique est un ensemble de pratiques permettant la conduite d’une production
agricole. En céréales, il s’agira par exemple du labour, du semis, du roulage, de la fertilisation, des
hersages (ou des traitements chimiques), de la récolte, du déchaumage, etc. En élevage, il s’agira des
rations alimentaires, de la sortie en pâturage à telle ou telle date, des soins vétérinaires préventifs, etc.
2 Cette conviction est toujours contestable, car tout éleveur peut se donner le choix, et peut par
exemple réduire sa part de maïs au profit de l’herbe, utiliser une salle de traite mobile lorsque ses
parcelles sont éloignées du centre de sa ferme, etc. Mais, dans de nombreuses situations, les paysans
sont intimement persuadés d’être contraints par leur contexte technique – l’endettement étant
généralement une circonstance aggravante qui limite leurs possibilités d’évolution.
6. Agriculture biologique, agriculture

biodynamique,

agroécologie

Plusieurs termes se croisent au sein du monde de la bio, sans que leur


périmètre sémantique soit toujours précisé auprès des non-connaisseurs. Il
apparaît donc utile de le faire ici.

Agriculture biodynamique

Un courant historique
Historiquement, l’agriculture biodynamique est la première forme
d’agriculture biologique, puisqu’elle a été ébauchée dès 1924 par Rudolf
Steiner, puis formulée et codifiée dans les années 1930 par Erhenfried
Pfeiffer. Elle constitue aujourd’hui un courant spécifique au sein de
l’agriculture biologique, mais sans en être extérieure. Ses partisans
respectent les règles officielles de la bio (et adhèrent aux organisations bio
nationales et internationales) mais y ajoutent des exigences, des
préoccupations et des techniques supplémentaires. Elle est particulièrement
présente dans l’Europe germanique (Allemagne, Autriche, Suisse).
L’agriculture biodynamique (également appelée “biodynamie”) considère
un domaine agricole comme un organisme vivant, traversé par des flux de
matière mais aussi des flux énergétiques : cet organisme se transforme en
permanence, il est soumis à divers processus. Elle se préoccupe de replacer
l’aliment dans une continuité globale : un aliment ne pourra être sain que
s’il est produit dans un milieu sain et équilibré.

Des pratiques spécifiques


Sur le plan technique, les biodynamistes accordent une importance encore
plus forte que les autres agriculteurs biologiques à la constitution d’un
agroécosystème complexe. Une ferme biodynamique pourra difficilement
être spécialisée dans une culture unique. Mais surtout, les biodynamistes
ont recours à des techniques très spécifiques, les préparations
biodynamiques. Il s’agit de produits utilisés pour fertiliser, renforcer,
protéger ou soigner les plantes (ou pour enrichir un compost), mais qui ont
la particularité d’être obtenus par une dilution homéopathique et une
dynamisation. Cette dernière consiste pour l’essentiel à remuer la
préparation en lui donnant un nombre défini (et important) de rotations. Je
pourrais dire que la biodynamie consiste à appliquer les principes de
l’homéopathie aux soins du sol et des plantes.
Par ailleurs, la biodynamie s’appuie sur la prise en compte de cycles
cosmiques et de principes qui permettent de structurer l’action de
l’agriculteur sur le sol, les plantes et les animaux : polarité silice-calcaire,
calendrier lunaire (lune montante/descendante et croissante/décroissante,
situation des planètes dans le ciel)…

Des techniques surprenantes… pour des résultats qui ne le sont pas moins
Les techniques employées par les biodynamistes surprennent parfois les
agriculteurs (ou les citoyens) qui les découvrent. Comme elles se réfèrent à
une vision philosophique particulière (l’anthroposophie) et à des repères
inhabituels (lune, planètes, respect de certaines dates), elles ont pu être
taxées de mysticisme, voire abusivement de sectarisme1.
Il faut bien comprendre que, en agriculture comme ailleurs, toute
technique s’appuie sur des repères et sur une schématisation du monde. Que
l’on adhère ou pas aux symboles et explications biodynamiques, ils ont
l’avantage de structurer des gestes cohérents et complémentaires, au moyen
de repères mémorisables car porteurs de signification : ce sont exactement
les caractéristiques qui permettent de définir une technique transmissible et
opérationnelle. Les rites républicains (lors d’un mariage civil, par exemple)
ou les traditions paysannes (respect toujours vivace de certains dictons liés
au calendrier) témoignent des mêmes mécanismes que ceux de la
biodynamie. Evacuer cette dimension n’est pas faire preuve d’objectivité
mais simplement se placer dans le déni de nos propres rituels.
Quoi qu’il en soit, de nombreux agriculteurs et agronomes ont intégré des
techniques biodynamiques dans leurs pratiques ou leurs enseignements…
en raison de leur efficacité constatée. En particulier, les préparations
biodynamiques sont si efficaces pour protéger et soigner les vignes que de
nombreux domaines viticoles alsaciens ou bourguignons réputés pour leur
“management” et leur modernité les ont adoptées – souvent sans même le
mentionner sur la bouteille. L’absence de toute mention “agriculture
biologique” ou “agriculture biodynamique” sur les étiquettes de ces grands
crus prouve qu’il ne s’agit pas pour ces domaines d’utiliser un label pour
communiquer auprès de leurs acheteurs potentiels, mais uniquement
d’utiliser une technique agronomique performante dans leurs vignes. Elle
est l’un des meilleurs témoignages de la pertinence des techniques bio et
biodynamiques.

Agroécologie (ou agro-écologie) : un terme polysémique

D’abord employé par des agronomes spécialisés dans l’agronomie tropicale,


le terme d’agroécologie commence à l’être également par des agriculteurs
français ou des militants américains, mais pas toujours dans un sens bien
rigoureux, ni pour désigner les mêmes pratiques ou la même démarche. Ce
terme porte ainsi plusieurs sens distincts et peut prêter à confusion.
En pratique, l’agroécologie a d’abord servi à désigner l’agriculture
biologique vivrière, par opposition à une agriculture biologique labellisée
pour l’exportation. En effet, les agronomes travaillant en Asie, en Afrique
ou en Amérique centrale et du Sud2 ont été conduits à préconiser les
techniques de l’agriculture bio (rotations, associations culturales, compost,
complémentarité cultures-élevage, absence de recours aux produits
chimiques) en raison de leur formidable efficacité en milieu tropical (je
reviendrai en détail sur ce point dans le chapitre III-2). Mais comme il
existait déjà dans ces régions des exploitations dites “biologiques” destinées
à l’exportation vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, il leur est apparu
intéressant de distinguer cette agriculture à vocation vivrière sous le nom
d’agroécologie. Au-delà de cette distinction au sein même des agricultures
tropicales, ce terme a également été utilisé par commodité pour désigner
l’agriculture biologique tropicale en général, dans la mesure où elle met
l’accent sur des techniques impossibles dans nos sociétés ultra-mécanisées
et où elle nécessite des techniques spécifiques liées aux dynamiques des
sols en milieux tropicaux. L’agroécologie se distingue donc de l’agriculture
biologique soit par le fait qu’elle est spécifique des milieux tropicaux, soit
par le fait qu’elle ne donne pas lieu à une labellisation.
Le terme d’agroécologie a également été utilisé en France par des
courants agricoles proches de l’agriculture biologique mais soucieux de leur
autonomie et de ne pas s’intégrer dans ce qu’ils redoutaient de voir devenir
de nouvelles normes, ou souhaitant mettre l’accent sur certaines dimensions
de la bio généralement oubliées des institutions européennes (dimensions
sociales et éthiques notamment). C’est le cas de Pierre Rabhi, qui élabore
dans son domaine agricole des pratiques qui relèvent très exactement de
l’agriculture biologique mais qui a préféré les désigner sous le terme
d’agroécologie.
Dans les années 2000, cette démarche a été reprise par des agriculteurs
français attachés aux principes de l’agriculture biologique mais ne
souhaitant pas disposer du label européen officiel de l’agriculture bio, qu’ils
jugent trop laxiste et dont le coût et les modalités de certification ne leur
paraissent pas justifiés. En particulier, ces agriculteurs contestent le contrôle
par entreprises privées et ont élaboré des systèmes de certification par des
groupes de citoyens. Le sens d’agroécologie se cristallise pour eux dans la
notion de “bio non-certifiée” ou plus précisément de “bio donnant lieu à
une certification par un système participatif de garantie”.
A une autre échelle, certains promoteurs des techniques biologiques au
sein des institutions internationales (par exemple à l’ONU ou à la FAO3)
utilisent depuis le milieu des années 2000 le terme d’agroécologie pour
désigner les méthodes agronomiques qu’ils soutiennent, comme si cela leur
permettait de contourner les préventions de leur hiérarchie ou des
financeurs à l’égard de l’agriculture biologique (et d’établir une distinction
avec la “bio industrielle”). C’est par exemple le cas du rapporteur spécial
des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, dans
ses communications de 2010 et 2011 qui se réfèrent pourtant presque
exclusivement aux techniques bio. Une telle démarche me paraît plus
source de confusion que d’efficacité : il faut savoir appeler un chat un chat,
et désigner l’agroécologie sous son nom international d’agriculture
biologique (ou organic farming).
En outre, le terme agroécologie perd actuellement peu à peu sa
signification précise sous le coup d’utilisations abusives ou divergentes.
L’usage français du couple “agriculture écologique” n’étant pas
sérieusement contrôlé, certains agronomes français convaincus d’avoir
inventé l’eau chaude aiment l’employer pour désigner de prétendues
“troisièmes voies”. C’est ainsi que des systèmes agronomiques “avec moins
d’intrants chimiques” sont désormais parfois baptisés “agroécologie” par
leurs promoteurs – sans se référer à une définition très précise et sans avoir
le moindre équivalent dans d’autres pays. Dans ce cas, il ne s’agit plus
d’une forme d’agriculture biologique mais bien d’une forme d’agriculture
conventionnelle, certes moins polluante mais refusant toute rupture avec la
“pensée unique” de l’agronomie industrielle4. Le terme devient dès lors
ambigu et créateur de confusion, voire outil de manipulation. Pourtant, il est
utile de savoir que dans certains pays, l’agriculture biologique se dit
justement “agriculture écologique” ; par conséquent les deux termes et leurs
formes abrégées (agrobiologie, agroécologie) sont censés être strictement
protégés par le droit européen dans toutes les langues de l’Union
européenne, et ne pouvoir être utilisés que pour se référer à l’agriculture
bio5.

Agriculture biologique

Par convention, j’utilise dans le présent ouvrage le terme générique


d’agriculture biologique. Les lecteurs ont compris que je ne réduis
certainement pas sa signification au seul respect du “règlement européen
sur l’agriculture biologique”, qui n’est qu’un épiphénomène limité dans le
temps et dans l’espace, mais que je désigne par ces termes un mode de
production s’enracinant dans une vision agronomique, économique, sociale
et éthique partagée à l’échelle de la planète.

Une définition mondiale


La définition de l’agriculture biologique dépasse très largement le
règlement européen. Elle est à la fois considérablement plus ancienne (cf.
chapitre I-1) et elle concerne le monde entier. L’agriculture biologique est
reconnue par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO) et par le Codex Alimentarius, elle est présente dans cent
cinquante pays et sur tous les continents.
Comme nous l’avons vu plus haut, l’agriculture biologique n’est pas une
agriculture “sans produits chimiques de synthèse” mais une agriculture
écologique, basée sur le respect des cycles naturels, des équilibres
biologiques, de la vie du sol et de l’autonomie des paysans. Le refus des
produits chimiques de synthèse ne définit pas la bio, il est seulement une
conséquence pratique des choix fondamentaux de l’agriculture biologique :
il n’est pas un but mais un moyen.

Une démarche diversifiée


L’agriculture biologique est une démarche, qui ne peut pas être
monolithique mais qui doit s’adapter aux milieux et aux contextes. Si les
principes et les objectifs restent les mêmes partout, leur traduction
technique peut légèrement évoluer selon que l’agriculteur est situé en Inde,
en Afrique sahélienne, en Afrique forestière, en Europe, au Canada, en
Malaisie ou en Argentine.
Par ailleurs, elle sera mise en œuvre différemment selon que l’agriculteur
est fraîchement reconverti ou qu’il met déjà les principes bio en pratique
depuis plusieurs décennies : le contexte technique et économique n’est pas
le même. Un agriculteur récemment engagé dans la bio utilise généralement
des variétés végétales standard et tend à remplacer les produits chimiques
par des produits naturels. Un agriculteur pratiquant la bio depuis longtemps
a appris à choisir des variétés végétales adaptées à son milieu naturel, et il
évite l’utilisation de tout produit (même naturel) grâce à l’anticipation et la
prévention. Ils sont pourtant bien tous deux en agriculture biologique.
Enfin, un agriculteur engagé dans l’agriculture biologique peut choisir de
mettre l’accent sur certaines techniques, sur certains choix commerciaux ou
sur une plus grande préoccupation environnementale. Dans ce cas, il
adhérera à une marque associative particulière, comme Bio Cohérence,
Nature & Progrès (dont certains membres préfèrent se référer à
l’agroécologie) ou Demeter (dont les adhérents pratiquent la biodynamie).
Ces approches ne s’excluent pas, elles se complètent.

Des expérimentations complémentaires : permaculture, agroforesterie…

Il existe naturellement de nombreuses techniques permettant de mettre en


œuvre une agriculture respectueuse des cycles naturels, des équilibres
biologiques, de la vie du sol et de l’autonomie des paysans. Ces différentes
réponses ne sont ni concurrentes ni divergentes, mais permettent de faire
vivre un débat fertile – et elles répondent aux objectifs énoncés dans les
années 1930 et 1940 par les fondateurs de l’agriculture biologique.
Certaines, toutefois, telles les techniques sans labour, n’ont pas encore suivi
la totalité du chemin qui pourrait les mener vers une agriculture réellement
écologique.

Le travail sans labour et l’agriculture de conservation


La fertilité ne se réduit pas à la fertilisation : certains agriculteurs
biologiques, comme Manfred Wenz, s’attachent à éviter tout retournement
des sols (cf. chapitre I-4) en s’approchant des “techniques culturales
simplifiées” (TCS), tout en refusant l’emploi de pesticides chimiques que
s’autorisent trop souvent les partisans conventionnels des TCS. Cette fusion
de l’absence de labour et des principes rigoureux de l’agriculture biologique
n’est malheureusement pas possible en l’état actuel pour tous les types de
sols et de climats6. Quoi qu’il en soit, lorsque le biologiste américain Wes
Jackson “inventa” dans les années 1980 des techniques permettant de
réduire le labour tout en supprimant les produits chimiques de synthèse et
les apports énergétiques fossiles, il ne faisait que redécouvrir les bases
élémentaires de l’agriculture biologique énoncées quarante ans plus tôt :
rotations, couverture du sol, associations culturales…
Les principes de “l’agriculture de conservation” (réduction du travail du
sol, couverture permanente du sol, rotation des cultures et associations
culturales, restitution des résidus de récolte au sol) peuvent largement
s’inscrire dans les techniques fondamentales de l’agriculture biologique,
dont ils reprennent une partie. Toutefois, certains acteurs de l’agriculture de
conservation refusent de supprimer tous les produits chimiques de synthèse,
parfois par méconnaissance de l’agriculture biologique, souvent parce que
leur système n’est pas suffisamment équilibré et performant pour éviter un
désherbage chimique. D’autres, au contraire, comme Konrad Schreiber en
Bretagne, travaillent avec les paysans biologiques et contribuent à
rapprocher les deux démarches.
Les TCS et l’agriculture de conservation ne peuvent pas réellement être
considérées comme des techniques “biologiques”, dans la mesure où la
plupart de leurs praticiens ne savent pas ou ne souhaitent pas se passer
d’herbicides chimiques (sans compter qu’ils utilisent souvent d’autres
pesticides faute d’avoir modifié l’ensemble de leur agronomie). Ces
techniques tendent vers la constitution d’un agro-éco-système stable, mais
n’ont pas encore réussi à aboutir à cette stabilité comme en témoigne leur
recours à des désherbants chimiques (parfois massifs en Amérique du Sud).
Les questions qu’elles posent sont toutefois partagées par les agriculteurs
biologiques, et elles pourraient à terme contribuer à enrichir l’agronomie
biologique.

Les arbres et leurs rameaux


La question de la fertilité des sols a également conduit à des approches
diverses. Alors que beaucoup d’agriculteurs bio suivent les principes
d’Howard et utilisent un compost mixte végétal-animal pour augmenter la
fertilité de leurs sols (notamment pour atteindre des niveaux de rendement
compatibles avec les exigences économiques contemporaines), d’autres
préfèrent éviter les effluents animaux7 et employer un compost
exclusivement végétal, suivant les techniques élaborées par Jean Pain
en 1970 (utilisation d’un compost de broussailles). D’autres encore
remettent plus fortement en question la nature des molécules issues du
compostage (absence de sucres, de protéines et de cellulose directement
utilisables par une partie de la microfaune du sol, ce qui réduit la
dynamique de fabrication de l’humus et qui agit peu sur la fertilité à long
terme) et cherchent à reproduire les phénomènes observés dans les sols
forestiers. Ils utilisent alors prioritairement des BRF (bois raméaux
fragmentés), c’est-à-dire un broyat de rameaux verts et de petites branches
fraîches, non compostés et donc non fermentés8.
Mais l’apport de fragments forestiers n’est qu’une solution partielle liée à
la quasi-disparition des arbres dans l’agriculture européenne (à l’exception,
bien entendu, de l’arboriculture et de la sylviculture). La meilleure manière
d’améliorer la fertilité d’un sol à long terme est l’imbrication des cultures et
des arbres : c’est la forme la plus aboutie de cultures associées. L’arbre sert
en effet à la fois de lieu de vie pour les auxiliaires9 des cultures, d’abri
contre le vent, de point de fixation du sol contre l’érosion, et de
“fertilisateur” permanent du sol. Ce dernier bénéfice est dû à l’enracinement
profond des arbres et à leur longue durée de vie qui impose une mise au
ralenti chaque hiver. Les racines-pivot (c’est-à-dire qui plongent vers les
profondeurs du sol, souvent de plusieurs mètres, parfois de plusieurs
dizaines de mètres) vont puiser des éléments minéraux directement dans la
roche-mère et les mobilisent dans la sève, qui irrigue toutes les parties de
l’arbre. Lors du repos hivernal, l’arbre laisse redescendre la sève par
l’ensemble de ses racines, y compris ses racines superficielles… qui
diffusent ainsi certains éléments minéraux à toutes les couches du sol (en
particulier le potassium). Si nous y ajoutons les feuilles mortes qui
apportent également ces éléments en surface, nous comprenons pourquoi
les sols forestiers sont les plus fertiles. En outre, les racines des arbres sont
le support de multiples symbioses10 (notamment avec des bactéries et des
champignons) qui enrichissent encore l’écosystème et le sol. Enfin, ces
racines peuvent contribuer à drainer naturellement des terrains humides.
La présence d’arbres au milieu des cultures est donc une formidable
source de fertilité, puisqu’ils vont puiser les minéraux dans la roche-mère et
enrichissent le sol à très long terme même en cas de production agricole
intensive… sans forcément nécessiter d’apport extérieur. Les ressources
minérales des roches-mères étant considérables, ces systèmes agroforestiers
peuvent assurer une production agricole pendant des millénaires. Encore
fréquents dans les milieux tropicaux, ils sont en revanche rares dans
l’agriculture européenne, même si de plus en plus d’agriculteurs
biologiques s’y intéressent. Il s’agit alors le plus souvent de pré-vergers
(pâturage d’animaux sous des arbres fruitiers peu denses) ou de rangées
d’arbres implantés dans des champs dédiés aux grandes cultures (permettant
de produire du bois d’œuvre sans réduire la production des céréales11). Je
reviendrai sur ces techniques et leurs marges de progrès dans le chapitre IV-
5.

La permaculture
A partir des travaux de Masanobu Fukuoka, les Australiens Bill Mollison et
David Holmgren posèrent dans les années 1970 les bases explicites de la
permaculture, qui vise à assurer la reproduction d’écosystèmes agricoles
s’approchant le plus possible d’écosystèmes naturels stables comme la forêt
et valorisant l’énergie du soleil12. Il s’agit là d’une forme très élaborée
d’agriculture sans labour, souvent appuyée en outre sur de l’agroforesterie.
Bien que parfois présentée comme une discipline autonome, la
permaculture provient des travaux des pionniers de l’agriculture biologique
et ne peut pas se concevoir en dehors du champ de la bio : au même titre
que la biodynamie il s’agit d’un courant de l’agriculture biologique, qui la
prolonge en adoptant des techniques supplémentaires mais concordantes.
Elle est particulièrement développée en Australie, où elle constitue une
proportion importante des surfaces conduites en agriculture biologique
(certifiées “bio” par ailleurs). Elle est en revanche encore embryonnaire en
Europe, car les sols, les climats, les attentes en termes de rendements, et les
structures agricoles héritées de plusieurs décennies d’intensification
chimique et de surmécanisation y rendent son adaptation plus difficile et
lente.

Permaculture, agroforesterie, techniques culturales simplifiées sans


recours à la chimie, agroécologie tropicale, restructuration et régénération
des sols par les BRF, biodynamie : toutes ces approches, et d’autres encore,
s’inscrivent ou cherchent à s’inscrire dans la définition originelle de
l’agriculture biologique, à savoir une agriculture qui respecte les
écosystèmes et les cycles naturels, tout en permettant aux agriculteurs de
vivre décemment et dignement. En fonction de la nature des sols et du
climat, mais également des attentes de l’agriculteur et de l’histoire de sa
ferme, l’une de ces techniques pourra être plus pertinente tandis que les
autres se révéleront moins adaptées : aucune ne peut prétendre être une
solution universelle. Toutes ces variantes et innovations permettent de
débattre, de défricher des voies légèrement différentes et d’éviter tout
dogmatisme.

1 L’auteur d’un rapport qui avait temporairement cité le mouvement anthroposophique dans une liste
de mouvements sectaires s’est lui-même publiquement excusé de ce classement abusif et sans
fondement : si l’anthroposophie et la biodynamie portent indiscutablement une spiritualité spécifique,
ils n’ont ni organisation pyramidale, ni embrigadement psychologique, ni embrigadement financier…
et tout un chacun reste toujours libre de changer d’avis. Il s’agit bien d’une philosophie et de réseaux
associatifs ouverts, qui enseignent davantage à réfléchir par soi-même qu’à suivre un enseignement
normatif.
2 En particulier l’agronome français Marc Dufumier (cf. bibliographie), l’association Agrisud ou
l’entomologiste américain Miguel Altieri. Ce dernier est parfois cité par les institutions
internationales comme s’il avait inventé une nouvelle démarche, alors que sa définition
“l’agroécologie est l’application de la science écologique à l’étude, à la conception et à la gestion
d’agroécosystèmes durables” n’est pas autre chose qu’une reformulation des principes de la bio tels
qu’ils ont été exprimés cinquante ans plus tôt par Pfeiffer ou Howard.
3 ONU : Organisation des Nations unies ; FAO : Food and Agriculture Organisation (Organisation des
Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture).
4 C’est ainsi que certains agronomes acceptant les OGM et un recours limité aux pesticides présentent
leur démarche comme de l’agroécologie ; c’est ainsi également que la chaîne de restauration rapide
McDonald’s utilise ce terme pour définir certains de ses approvisionnements agricoles (cf. Jacques
Caplat, “Agroécologie, la nouvelle agriculture miracle ?”, in L’An 02, no 1, p. 18, hiver 2011-2012).
5 Le terme d’agriculture organique fait évidemment l’objet de la même protection, qui figure
explicitement exposée dans les règlements européens successifs depuis 1991. C’est toutefois aux
Etats-membres de la faire respecter et d’engager éventuellement des poursuites à l’encontre
d’utilisations abusives de l’une de ces formes pour désigner une agriculture non biologique – ce qui
n’est pas toujours fait.
6 Dans le cas de Manfred Wenz, le fait de pratiquer l’agriculture biodynamique contribue à la réussite
de son système sans labour, grâce aux techniques spécifiques de la biodynamie.
7 Le compost classique, évoluant à partir de fumier animal (parfois augmenté d’apports purement
végétaux), est souvent trop riche en azote.
8 Les BRF permettent de reconstruire un sol à long terme, et peuvent être utilisés de façon transitoire
et non systématique.
9 Organismes prédateurs ou antagonistes des maladies et parasites des cultures : il s’agit donc d’êtres
vivants qui protègent naturellement les cultures, et qui vivent généralement dans les haies, mares et
talus (voir glossaire).
10 Une symbiose est une association entre deux organismes appartenant à des espèces différentes,
dans laquelle ils sont tous deux gagnants. Cette notion s’oppose à celle de “parasitisme”, où un seul
des deux organismes est gagnant au détriment de l’autre.
11 Ainsi, Raoul et Marianne Leturcq, que j’ai présentés au chapitre I-3, vont implanter des arbres
dans 20 hectares de cultures, dans le but d’apporter des bénéfices écologiques et agronomiques à
leurs cultures tout en assurant une production de bois d’œuvre.
12 Le terme de permaculture avait été utilisé dès 1910 par l’agronome américain Cyril G. Hopkins,
mais son sens actuel provient bien des travaux cumulés de Fukuoka et de Mollison.
7. Des réglementations précises,

un contrôle rigoureux

Nombre de citoyens intéressés par l’agriculture biologique disent se perdre


dans les différentes réglementations ou marques qui concernent ce mode de
production. Pourtant, la complexité d’une réglementation est nécessaire et
légitime, puisqu’elle est le garant de la rigueur et de la cohérence
d’ensemble. De plus, les points communs entre les marques sont nombreux
et leurs différences ciblées et enrichissantes : la situation est beaucoup
moins confuse qu’il n’y paraît.

La nécessité d’harmoniser et de codifier les pratiques

J’ai présenté dans les chapitres I-3 à I-5 ci-dessus les objectifs et les
principes essentiels de l’agriculture biologique. Il reste à les traduire en
pratiques communes et coordonnées : c’est le rôle des “cahiers des charges”
et des règlements.

Les règles de base


Or, qu’il s’agisse des “règles de base” d’IFOAM (la fédération internationale
de l’agriculture biologique), du règlement européen en vigueur depuis 2009,
des marques Bio Cohérence, Nature & Progrès et Demeter… ou des
marques associatives d’autres pays (Soil Association en Grande-Bretagne
ou Bioland en Allemagne), toutes possèdent un socle commun.
Les objectifs les plus significatifs présentés dans les précédents chapitres
se déclinent en effet avant tout par les règles suivantes :
– cultures et élevages liés au sol ;
– fertilisation organique du sol (complétée si nécessaire par des
amendements calciques), et interdiction des engrais chimiques ;
– implantation d’espèces et de variétés culturales adaptées au milieu
naturel, et protection de ces cultures par la prévention (rotations,
associations), la lutte biologique et les produits naturels, et interdiction des
pesticides de synthèse ;
– élevage de races animales adaptées au milieu, respect du bien-être
animal, soins vétérinaires basés sur la prévention et les produits naturels ;
mais des médicaments allopathiques peuvent être tolérés en nombre limité
si tous les autres moyens ont échoué ;
– alimentation des animaux adaptée à leur physiologie : les ruminants
doivent consommer essentiellement des fourrages grossiers (à base de
cellulose) et être mis à l’herbe lorsque le temps le permet ;
– interdiction des manipulations génétiques (OGM) ;
– transformation et conservation des aliments à l’aide d’additifs naturels.
Le débat nécessaire, et les divergences fécondes entre les différentes
marques, portent essentiellement sur les seuils et les dérogations. Faut-il
limiter la part d’aliments “hors-cellulose” pour les ruminants à 30 % ou
bien à 40 % ? A partir de quelle surface par poule dans un bâtiment peut-on
considérer que le bien-être animal est respecté ? Dans quelles conditions un
traitement vétérinaire allopathique peut-il être autorisé – autrement dit,
comment considère-t-on que “tous les autres moyens” ont bien été mis en
œuvre au préalable ? Peut-on considérer que des semences hybrides F1 (cf.
chapitre II-5) sont conformes aux principes de la bio ? Si un agriculteur bio
subit une contamination par des OGM venus d’un champ voisin, doit-il être
systématiquement déclassé ?
Nous le voyons, les débats portent sur les moyens à mettre en œuvre, sur
la position du curseur… mais non sur les principes1. Quel que soit le
règlement considéré, les principes agronomiques de l’agriculture biologique
sont bien homogènes et définis.
Toutefois, certaines dimensions de la bio, affirmées et appliquées par
toutes les associations bio et la grande majorité des paysans bio dans le
monde, sont notoirement insuffisamment intégrées dans les règles de base
et les règlements nationaux ou continentaux :
– résultats environnementaux explicites ;
– développement économique local et commerce équitable ;
– transport des produits (mode de transport et distances moyennes) ;
– réduction des emballages ;
– mode d’abattage des animaux…
Pourtant, la plupart de ces points, indissociables des techniques, avaient
bien été pris en compte et validés par l’ensemble des organisations
françaises d’agriculture biologique en 1992 lorsqu’elles avaient adopté une
charte commune, servant de préambule aux statuts d’une éphémère
“coordination nationale interprofessionnelle” (voir en annexe 2). Ils sont
partie prenante de la définition originelle de l’agriculture biologique, et leur
absence actuelle des codes réglementaires peut être considérée comme une
anomalie2.

A l’origine : une réglementation ascendante et participative


Lorsque les premiers mouvements de l’agriculture biologique se sont
organisés dans les années 1940-1950 (Soil Association autour des travaux
de sir Albert Howard, biodynamie dans les pays germaniques…), le faible
nombre d’agriculteurs concernés permettait des relations de confiance, car
leurs clients étaient avant tout des voisins et des amis. Par ailleurs, les
pratiques à mettre en œuvre étaient encore en phase d’expérimentation et ne
pouvaient pas encore être figées dans un règlement.
Toutefois, lorsque les pratiques de terrain ont commencé à s’harmoniser
suite aux résultats d’expériences, et lorsque de nouveaux agriculteurs ont
souhaité s’engager en agriculture biologique ou en agriculture
biodynamique, il a bien fallu formaliser des règles précises et communes. Il
s’agissait à la fois de consigner les résultats obtenus – et de retenir les
techniques pertinentes – et d’avoir les moyens de transmettre ces savoirs à
de nouveaux agriculteurs.
Par ailleurs, les consommateurs devenant plus anonymes et les relations
entre producteurs et consommateurs devenant moins directes, il était
indispensable d’apporter aux clients une garantie sur les méthodes mises en
œuvre : il fallait éviter que des agriculteurs conventionnels ne se prétendent
abusivement “bio”.
C’est ainsi que les premiers cahiers des charges de l’agriculture
biologique se sont mis en place dans les années 1970 (Nature & Progrès
ayant été la première association à se doter du sien en 1972). Leur écriture
ne relevait pas d’une directive européenne ou nationale ; il s’agissait de
démarches associatives, privées, citoyennes. Cette remarque est
fondamentale pour comprendre les griefs portés par une partie du monde de
l’agriculture biologique à l’actuel règlement européen. A l’origine, les
règles de la bio n’étaient pas imposées d’en haut, mais définies
collectivement sur le terrain par ses acteurs et inventeurs. Les agriculteurs
biologiques, des citoyens (consommateurs), des médecins, des agronomes
s’étaient réunis et avait décidé ensemble des règles qu’ils se donnaient. Non
seulement la démarche était ascendante, mais elle relevait finalement d’une
forme de contrat social.
Les contrôles étaient alors organisés suivant la même logique
participative, où chaque association gestionnaire d’une marque bio se
chargeait d’organiser deséquipes de contrôleursbénévoles, constituées de
consommateurs, d’agronomes et d’autres agriculteurs, et généralement
appelées des COMAC3. Ce système de contrôle n’était pas exempt de limites :
la compétence des équipes de contrôle ne pouvait pas être homogène, et la
relation humaine pouvait rendre délicate la décision de procéder à une
analyse de sol ou de récolte (ce qui signifiait une défiance vis-à-vis de
l’agriculteur contrôlé) et plus délicate encore la décision de supprimer
l’agrément à un agriculteur. Mais il possédait par ailleurs d’indéniables
qualités, car ce dispositif renforçait le sentiment collectif et le partage des
responsabilités, il rapprochait les agriculteurs des consommateurs, il ouvrait
des temps d’échange et de partage sur les techniques mises en œuvre, les
problèmes rencontrés et les résultats obtenus. Il était un outil de lien social,
transversal aux différents acteurs de la bio ; aucun agriculteur ne pouvait se
sentir isolé.

Des règles internationales


Sous l’impulsion de Nature & Progrès, les années 1970 ont également vu la
mise en place d’une fédération internationale : IFOAM (International
Federation of Organic Agricultural Movements). Cette dernière s’est
chargée de définir des règles biologiques internationales, qui soient
applicables à l’ensemble des milieux agricoles de la planète.
Il va de soi que les conditions agronomiques, climatiques, écologiques et
sociales sont si diverses suivant les latitudes et les continents qu’il est
impossible de définir des pratiques extrêmement précises. Ce serait
contradictoire avec les principes de l’agriculture biologique, qui se veut
adaptative et en relation avec les milieux naturels et les contextes humains
(savoirs paysans). Toutefois, les grands principes biologiques ont ainsi pu
être énoncés et synthétisés. L’ensemble des associations et des marques
biologiques et biodynamiques se sont mises d’accord sur un socle commun.
Les règles de base (en anglais : standard) d’IFOAM sont régulièrement
ajustées en fonction de l’évolution des savoirs et des techniques, puisque
l’agriculture biologique est évolutive et en développement. Mais elles
restent la référence générale permettant à l’ensemble des organisations bio à
travers la planète de se retrouver au sein d’un mode de production agricole
spécifique et identifié.
Le cadre réglementaire européen et français

Un règlement européen
Je ne vais pas présenter ici toute l’histoire, complexe, des différentes
marques associatives biologiques en France et en Europe, ni celle des
règlements européens successifs. Il me paraît simplement utile de préciser
quelques étapes.
En 1991, l’Union européenne adoptait un règlement européen sur les
productions végétales biologiques, en vigueur dans tous les pays de l’UE à
partir de 1992 sans aucune possibilité d’adaptation. Depuis 1992, tous les
agriculteurs européens suivent précisément le même règlement de base en
matière de production végétale biologique. Seule l’adhésion à une marque
associative privée permet de s’engager à mettre en œuvre des pratiques
encore plus contraignantes – mais aucune pratique moins contraignante
n’est possible.
En 1999, l’UE adoptait un règlement européen sur les productions
animales biologiques, en vigueur à partir de 2000. Ce règlement animal
laissait aux Etats-membres la possibilité d’être plus stricts – mais aucune
possibilité de l’être moins. Et les marques privées pouvaient toujours, bien
évidemment, se permettre d’être plus strictes également, ce qui fut le cas
des marques allemandes, autrichiennes, anglaises…
En 2007, l’UE a adopté un nouveau règlement global sur l’agriculture
biologique4, qui annule et remplace les deux précédents, et qui est en
vigueur depuis le 1er janvier 2009. Il ne laisse plus aucune subsidiarité aux
Etats-membres (sauf sur des productions non couvertes par le règlement
européen : lapins, escargots…), mais il laisse toujours aux marques
associatives privées la possibilité d’édicter des règles plus strictes ou plus
contraignantes. Des compléments lui sont régulièrement ajoutés, comme
en 2010 avec un règlement sur l’aquaculture biologique.
Les principales organisations de l’agriculture biologique européennes (la
Soil Association en Grande-Bretagne, la FNAB en France, Bioland en
Allemagne…) sont assez critiques sur l’actuel règlement européen pour
plusieurs raisons.
Alors que les rédacteurs des règlements européens de 1991 avaient
reconnu la place prépondérante des organisations (associatives ou
syndicales) qui avaient inventé et construit la bio en Europe et les avaient
largement associées à l’écriture et aux arbitrages, le nouveau règlement a
été avant tout élaboré par l’administration européenne et les Etats-membres.
D’une démarche initiale ascendante, l’élaboration du règlement biologique
est passée à une démarche descendante.
Par ailleurs, les conditions d’élevage étant fort différentes en Scandinavie
et en Europe du Sud, l’adoption d’un règlement animal unique sans
subsidiarité revient à choisir le “plus petit dénominateur commun”… alors
que la prise en compte des conditions locales permettrait d’être beaucoup
plus performants sur le plan du bien-être animal ou de la protection de
l’environnement. De fait, les pratiques réelles d’une partie importante des
éleveurs d’Europe du Sud sont plus avancées que certaines exigences du
nouveau règlement bio en matière de taille des élevages et de durée
d’engraissement, tandis que les pratiques réelles d’une partie importante des
éleveurs d’Europe du Nord sont plus avancées en matière de bien-être
animal.
Enfin, la raison officielle de cette unification européenne est
“d’harmoniser le marché de la bio”. Il s’agit donc d’un renversement de
logique, où la pratique se met au service d’un marché normé… alors que
l’agriculture biologique s’est d’abord définie comme une pratique agricole
respectueuse de l’environnement. Pour les fondateurs de la bio, les
pratiques devraient être conditionnées aux exigences environnementales et
sociales, et non pas à la structure d’un marché commercial (qui devrait se
construire en fonction des pratiques possibles et non pas a priori).

Un contrôle par tiers : les organismes certificateurs


L’agriculture biologique est actuellement le mode de production agricole le
plus strictement contrôlé en Europe. En effet, tout agriculteur biologique
certifié subit en moyenne un contrôle et demi externe par an (et au
minimum un par an quoi qu’il arrive5), et tout opérateur biologique
(transformateur, distributeur) subit quant à lui au minimum deux contrôles
externes par an.
Depuis 1992, ce contrôle est codifié par le règlement européen. En
France, il est réalisé non plus par des groupes associatifs comme dans les
années 1970 et 1980, mais par des entreprises privées6, accréditées par le
COFRAC et agréées par arrêté interministériel : les organismes certificateurs.
7

Les contrôleurs doivent avoir accès non seulement à l’ensemble de la ferme


ou de l’entreprise (y compris les éventuels secteurs non bio), mais
également à la comptabilité. Tous les flux de matière sont donc vérifiés, ce
qui permet de surveiller la cohérence technique des moyens mis en œuvre
(par exemple, un troupeau insuffisamment nourri d’après les surfaces en
herbe et la comptabilité des achats d’aliments suffira à éveiller l’attention
sur un éventuel achat frauduleux non enregistré).
Le recours à une certification par des organismes privés était à l’origine
motivé par le constat des limites (humaines et pratiques) de la certification
par les COMAC. Malheureusement, en éloignant le contrôleur des paysans, ce
dispositif s’est peu à peu écarté de la démarche originelle. D’une part, le
contrôle s’appuyait initialement sur une approche agronomique globale de
la ferme, où l’expérience concrète des contrôleurs permettait d’évaluer très
précisément la cohérence d’ensemble ou les doutes éventuels – tandis que la
procédure est actuellement corsetée dans une liste standardisée qui rend le
dialogue agronomique difficile entre les agriculteurs et leurs visiteurs.
D’autre part et surtout, la certification était à l’origine un choix dynamique
des agriculteurs bio eux-mêmes, qui souhaitaient apporter la preuve et la
garantie de leurs pratiques – alors que désormais, la plupart des agriculteurs
perçoivent la visite de l’organisme certificateur comme un contrôle
normatif, imposé de l’extérieur. Cette évolution traduit bien le passage
d’une réglementation “par le bas” à une réglementation “par le haut”, du
moins dans la perception des paysans.
C’est la raison pour laquelle des groupes d’agriculteurs biologiques
tentent depuis le milieu des années 2000 de remettre en place des dispositifs
de contrôle associatifs, désignés sous le terme de systèmes participatifs de
garantie (SPG8). Mieux adaptés aux agricultures des pays tropicaux que la
certification par entreprise privée, les SPG sont soutenus par la fédération
biologique internationale (IFOAM) mais pas suffisamment convaincants aux
yeux de l’Union européenne sous leur forme actuelle pour être acceptés
dans le cadre du règlement biologique européen.

Des importations régulées : les équivalences


Même si les opérateurs biologiques sont censés rechercher prioritairement
des produits locaux et de saison, l’importation de produits bio peut se
justifier pour plusieurs raisons. D’une part, certaines plantes ne peuvent pas
être cultivées dans tous les terroirs : c’est le cas du café, du cacao, de
nombreux fruits exotiques, du coton…, mais c’est également le cas pour les
oranges ou les olives qui ne peuvent pas être produites en Scandinavie. Or,
des échanges agricoles à longue distance ont toujours existé depuis le
néolithique. D’autre part, tant que les paysans intéressés par l’agriculture
biologique sont trop peu nombreux pour approvisionner un pays ou un
continent, celui-ci se tourne naturellement vers ses voisins voire au-delà.
C’est la situation rencontrée actuellement en France, où les importations ne
procèdent généralement pas d’un mépris des fondements bio mais d’une
volonté d’approvisionner une consommation que les surfaces françaises ne
peuvent satisfaire.
Les échanges sont bien sûr illimités au sein de l’Union européenne
puisque le règlement y est homogène. Les importations de pays tiers sont
quant à elles basées sur le principe des équivalences, c’est-à-dire
l’identification de pays ou de marques dont les règles sont équivalentes au
règlement européen (ce qui n’exclut pas quelques différences marginales
inévitables dès lors qu’il s’agit de pays n’ayant pas les mêmes conditions
climatiques, mais à la condition que ces différences s’inscrivent dans les
principes du règlement européen, soient justifiées et rigoureusement
cadrées). Il existe trois dispositifs d’équivalence :
– le règlement de neuf pays est reconnu comme équivalent à celui de
l’UE, ce qui les autorise à exporter librement leurs produits bio vers
l’Union ; il s’agit de la Suisse, l’Argentine, le Costa Rica, l’Australie,
Israël, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, la Tunisie et le Japon ;
– des équivalences sont accordées au cas par cas pour des produits
définis et contrôlés ;
– des organismes certificateurs peuvent être reconnus comme vérifiant
l’équivalence aux produits qu’ils certifient à l’étranger (il faut alors que
toute la procédure de contrôle et les normes de l’organisme certificateur
soient validées par l’UE).

Des distorsions de concurrence ?


Alors que la France avait fait le choix en 1999-2000 d’édicter un règlement
animal national plus strict que le règlement européen de l’époque, la plupart
des autres pays s’étaient alignés sur le règlement-socle européen. Mais cette
situation était éminemment trompeuse : dans tous ces pays, la quasi-totalité
des agriculteurs adhéraient à des marques privées dont les règles étaient
aussi rigoureuses que le règlement animal français – voire plus rigoureuses
encore !
Or, certaines organisations agricoles et certains groupes économiques
français ont soutenu l’adoption du nouveau règlement européen au prétexte
de mettre fin à une prétendue distorsion de concurrence entre les règles des
autres pays (c’est-à-dire l’ancien règlement-socle européen) et les règles
françaises apparemment plus strictes. C’était oublier la réalité de terrain :
les produits alimentaires sont cultivés et élevés dans des fermes réelles, pas
sur du papier. Or, les fermes biologiques réelles, en Allemagne, en Grande-
Bretagne ou en Autriche, suivaient des règles… plus strictes que les règles
françaises, celles de leurs marques associatives9. S’il existait une distorsion
de concurrence, c’était même parfois plutôt au profit des éleveurs français,
et non à leur détriment.
En fin de compte, depuis l’application du nouveau règlement européen
les agriculteurs français sont censés mettre en œuvre des pratiques plus
“faibles” que celles des agriculteurs allemands, anglais ou autrichiens, dont
plus de 90 % adhèrent à des marques privées reconnues pour leurs règles
rigoureuses.
La réalité est heureusement plus positive, car les agriculteurs biologiques
français n’ont pas modifié leurs pratiques sous prétexte d’un changement de
règlement. C’est la raison pour laquelle nombre d’entre eux se sont réunis
sous une nouvelle marque, “Bio Cohérence”, dont le cahier des charges
reprend pour l’essentiel l’ancien règlement.

Un logo français facultatif


Alors que l’agriculture biologique venait d’être reconnue pour la première
fois en France dans le cadre de la loi d’orientation agricole de 1980, le
ministère de l’Agriculture créait en 1985 la marque AB, dont le logo est
désormais bien connu des consommateurs. Cette marque collective est la
propriété exclusive du ministère français en charge de l’agriculture, mais
son usage est public et libre, à condition d’en respecter les règles d’usage.
Pour bénéficier de ce logo, un aliment doit en effet :
– être composé d’au moins 95 % d’ingrédients issus du mode de
production biologique ;
– respecter la réglementation bio en vigueur en France (désormais
exactement le règlement européen) ;
– faire l’objet d’un contrôle par un organisme agréé par les pouvoirs
publics (répondant à des critères d’indépendance, d’impartialité, de
compétence et d’efficacité tels que définis par la norme européenne
EN 45 011).
Alors qu’il signifiait dans les années 2000 le respect des règles animales
spécifiques à la France, le logo AB ne sanctionne désormais rien de plus que
le règlement européen. Il fait donc double emploi avec le logo bio
européen, qui doit désormais obligatoirement être apposé sur les produits
bio. L’usage du logo AB a, quant à lui, toujours été facultatif : il aide à faire
reconnaître les produits bio mais sa présence n’est pas obligatoire.

Des marques associatives


Certains consommateurs biologiques regrettent la situation réglementaire en
vigueur depuis 2009 du fait qu’elle conduit à la multiplication de marques
privées. En réalité, le nombre de marques présentes en France reste très
limité – et elles correspondent à des démarches complémentaires utiles.
Enfin, l’apparition ou la réapparition de ces marques ne fait qu’aligner la
France sur une situation connue depuis toujours dans la plupart des autres
pays européens.
Un produit biologique vendu en France peut notamment :
– soit porter uniquement le logo européen Agriculture biologique (et
éventuellement le logo français AB). Dans ce cas, il s’agit d’un produit qui
suit simplement le règlement européen. Il a clairement été produit sans
utilisation de chimie de synthèse, et avec un respect global de
l’environnement ;
– soit porter la marque Bio Cohérence. Dans ce cas, il va plus loin que le
règlement européen en matière de bien-être animal, de prise en compte de
l’environnement, de modération de la taille des exploitations et de mise en
œuvre des principes du commerce équitable. Il utilise essentiellement des
ressources locales (et si possible de saison), et l’agriculteur est engagé dans
une démarche constante d’amélioration ;
– soit porter la marque Nature & Progrès. S’il porte également le terme
“agriculture biologique”, il offre des garanties de même type que celles de
Bio Cohérence (avec quelques spécificités supplémentaires), en ajoutant
quelques règles plus strictes en matière de transformation agroalimentaire10.
S’il ne porte que la marque associative sans aucune mention de l’agriculture
biologique, il s’agit d’un aliment issu d’une ferme refusant le système de
certification européen mais adhérant aux règles de Nature & Progrès (et à
un système participatif de garantie) ;
– soit porter la marque Demeter. Il s’agit alors d’un produit issu d’une
ferme en biodynamie, qui respecte donc largement le règlement européen
mais en allant nettement plus loin sur le plan de l’organisation de la ferme
et des techniques mises en œuvre.
L’existence de ces différents niveaux de labellisation peut dérouter le
consommateur, qui s’étonne parfois de trouver des produits estampillés
“bio” dans les supermarchés de hard discount. Ces produits respectent le
règlement européen, mais seulement une partie des objectifs de la bio
historique telle que je l’ai présentée précédemment : ils sont loin d’être
satisfaisants en matière sociale, énergétique et parfois environnementale.
Mais ils représentent un réel progrès par rapport aux produits
conventionnels équivalents, en évitant tout produit chimique de synthèse, et
ils permettent à des personnes peu informées de découvrir la bio dans leurs
lieux d’achat habituels. Ces produits bio “minimalistes” peuvent donc
représenter une étape pour les clients de ces supermarchés, qui les engage
peu à peu sur le chemin d’une autre consommation. Les consommateurs
avertis préfèreront toutefois les produits labellisés Bio Cohérence, Nature &
Progrès ou Demeter11.

Des risques et une richesse


Certains acteurs de l’agriculture biologique alertent sur le risque de voir les
exigences limitées du règlement européen devenir la norme et consacrer
une “bio au rabais”. Ces craintes sont légitimes et doivent nous inciter à la
prudence et à une attention exigeante ; elles peuvent cependant être
relativisées. En effet, les pratiques réelles des agriculteurs sont avant tout
basées sur une cohérence globale, et s’appuient sur l’enseignement et
l’expérience de leurs prédécesseurs. Or, la plus grande partie des paysans
bio français actuels se sont convertis dans le cadre réglementaire précédent,
plus exigeant (de la même manière que la plupart des paysans bio anglais
ou allemands se sont convertis dans le cadre de leurs marques privées plus
exigeantes également). Ces paysans ne vont pas modifier leurs pratiques et
réduire la cohérence agronomique et éthique de leurs fermes sous le seul
prétexte qu’ils en ont théoriquement la possibilité ! De fait, les pratiques bio
en France restent dans leur immense majorité celles de l’ancien cahier des
charges. Par voie de conséquence, une majorité des agriculteurs qui
s’engagent en conversion vont s’inspirer de leurs voisins déjà expérimentés
en bio, et maintenir la cohérence de la bio française. Il ne faut pas oublier
par ailleurs que le règlement européen ne concerne qu’une petite partie du
monde, et que les normes biologiques de l’IFOAM restent inchangées.
En outre, nous verrons plus loin (chapitre IV-4) que l’évolution d’un
agriculteur vers la bio demande du temps : la présence de ces différentes
marques permet à chacun de trouver sa place, sans être obligé
immédiatement de parvenir à une excellence difficilement accessible au
départ. Les différences permettent également aux techniques d’être mises en
débat, et aux agriculteurs les plus performants sur le plan environnemental
de valoriser leurs pratiques et de stimuler la recherche. L’agriculture
biologique n’est pas monolithique, et c’est une chance – pour autant,
comme je l’ai rappelé plus haut, les principes fondamentaux restent
communs et définissent bien un mode de production particulier et
significatif.

1 Même s’il va de soi que des curseurs placés excessivement bas peuvent finir par rendre illusoire le
respect des principes initiaux. C’est la question essentielle que soulève le règlement européen en
vigueur depuis 2009 (par exemple avec l’acceptation des contaminations OGM dès lors qu’elles sont
inférieures à 0,9 %, ce qui est fortement contesté par les agriculteurs biologiques et les
consommateurs).
2 C’est d’ailleurs pour cette raison que la nouvelle marque Bio Cohérence s’est largement appuyée
sur la charte de 1992, en y ajoutant quelques préoccupations plus récentes (OGM, dérèglement
climatique…).
3 Commissions mixtes d’agrément et de contrôle.
4 Règlement européen no 834/2007 du Conseil.
5 Le règlement européen impose aux agriculteurs un contrôle obligatoire par an et des contrôles
inopinés non chiffrés ; les modalités françaises chiffrent ces contrôles inopinés à 50 % des fermes.
6 Dans certains pays, le contrôle des fermes biologiques est public ou semi-public, mais répond aux
mêmes exigences.
7 Comité français d’accréditation.
8 Ce terme est une traduction de l’anglais “Participatory Guarantee Systems”, et se rencontre parfois
en français sous la forme “systèmes de garantie participatifs”… avec par conséquent le sigle SGP.
9 Le cas de l’Italie était comparable à la France : absence de marque associative forte, mais
règlement national très proche du règlement français.
10 La marque Nature & Progrès propose également des cahiers des charges spécifiques dans deux
domaines qui ne sont pas encore couverts par le règlement européen : la vinification et les
cosmétiques.
11 Je pourrais ajouter à cette liste des marques désormais très peu répandues comme Biofranc, ou les
marques allemandes, anglaises, suisses, etc.
8. Des produits plus sains ?

Rarement un type de produits alimentaire aura suscité autant de débats : oui


ou non, les aliments bio sont-ils plus sains que les aliments
conventionnels ? En réalité, cette question peut appeler plusieurs réponses
aussi légitimes les unes que les autres pour une simple raison : le terme de
“produit sain” recouvre des notions très différentes ! Essayons d’y voir plus
clair.

Qu’est-ce qu’un aliment sain ?

A priori, nous pourrions considérer que cette question est simple : un


aliment sain est un aliment bon pour la santé. Même si cette définition peut
être nuancée1, elle est un bon point de départ. Mais elle reste insuffisante et
laisse la place à des interprétations fort diverses.
En premier lieu, il convient de préciser de quelle santé nous parlons. De
façon tacite, cette formule renvoie généralement à la santé de l’être humain
qui consomme l’aliment. Mais ce n’est certainement pas sa seule
signification possible, puisqu’elle peut également concerner la santé de
l’environnement. Dans la mesure où l’agriculture est en relation obligée et
fondamentale avec l’environnement naturel, il est parfaitement pertinent de
s’interroger sur l’impact des pratiques agricoles sur la santé des
écosystèmes. C’est ainsi que le sous-titre de l’association Nature & Progrès
est : “Pour notre santé et celle de la Terre”. Ces deux facettes sont aussi
légitimes l’une que l’autre.
Plaçons-nous à présent dans le cadre de la santé humaine. Un produit
“bon pour la santé” peut l’être de deux façons, soit en ne nuisant pas, soit en
apportant des bénéfices. Les débats parfois passionnés sur les produits
biologiques procèdent parfois d’une confusion entre ces deux dimensions.
Par ailleurs, dans le cas des aliments biologiques, un raccourci est souvent
source de malentendus : les résidus de produits chimiques de synthèse sont-
ils nocifs ?
C’est l’ensemble de ces aspects que je vais évoquer à présent
successivement. Pour plus de détails sur les études et les controverses, je
vous invite à consulter la bibliographie.

Des aliments (presque) exempts de résidus de pesticides


Le constat est indéniable, les aliments biologiques comportent peu voire pas
de résidus de pesticides – et de toute façon considérablement moins que les
aliments conventionnels.

Les constats d’analyses


Les enquêtes annuelles de la DGCCRF révèlent que, selon les années,
40 à 55 % des fruits et légumes commercialisés en France comportent des
résidus de pesticides. De façon plus problématique, elles constatent que
pour 4 à 8 % des fruits et légumes (soit un sur vingt environ), le taux de
résidus est supérieur au maximum autorisé.
A l’inverse, les aliments issus de l’agriculture biologique sont
pratiquement exempts de tels résidus. Ainsi, une vaste étude2 menée
entre 1996 et 2000 par le SETRABIO3 et le ministère de l’Agriculture (Direction
générale de l’alimentation) sur plus de quinze mille échantillons bio “à
risque” a montré que seuls 6 % des aliments bio surveillés comportaient des
résidus de pesticides (c’est-à-dire des traces). Surtout, aucun échantillon
contaminé ne dépassait les maximums autorisés. Or, cette étude portait sur
les échantillons bio les plus douteux, ayant fait l’objet de vérification
complémentaire par les organismes certificateurs : elle tend donc à exagérer
le niveau de présence, qui est forcément plus faible encore dans l’ensemble
des aliments biologiques. Les résultats 2011 de l’enquête de l’EFSA (autorité
européenne de sécurité des aliments), portant sur l’année 2009, n’indiquent
la présence de traces de pesticides que dans 2 % des échantillons de fruits et
légumes biologiques commercialisés en France, dont aucun au-delà des
maximums autorisés.
Une étude conduite en 2008 par le Pesticide Action Network sur quarante
vins en provenance de France, d’Autriche, d’Allemagne, d’Italie, du
Portugal, d’Afrique du Sud, d’Australie et du Chili, a montré que la totalité
des échantillons “conventionnels” comportait des résidus de pesticides,
avec en moyenne quatre molécules chimiques (jusqu’à dix pour le plus
contaminé) et avec des niveaux de présence pouvant atteindre cinq mille
huit cents fois les taux maximum autorisés dans l’eau potable. A l’inverse,
un seul échantillon biologique comportait de faibles quantités d’une seule
molécule (issue manifestement des parcelles voisines puisqu’il s’agissait
d’un domaine viticole bourguignon entouré de vignes conventionnelles).
Ces différents travaux concordent avec les enquêtes équivalentes menées
dans d’autres pays, ainsi qu’avec les relevés effectués par l’Union
européenne sur les fruits et légumes.
C’est pourquoi dans son document “Evaluation nutritionnelle et sanitaire
des aliments issus de l’agriculture biologique”, pourtant ouvertement
sceptique vis-à-vis de la bio et utilisant des méthodologies défavorables à la
bio (voir plus loin), l’AFSSA4 admet clairement : “Les produits issus de
l’agriculture biologique sont pratiquement exempts de résidus de produits
phytosanitaires, se démarquant en cela de ceux provenant de l’agriculture
conventionnelle.”

Une très faible présence possible dans les aliments biologiques


Les études citées ci-dessus ne prétendent pas que les produits biologiques
seraient totalement exempts de résidus de pesticides. De faibles traces sont
parfois présentes, même si cela est considérablement plus rare que dans les
produits issus de l’agriculture conventionnelle.
Cette présence épisodique est inévitable, puisque les fermes biologiques
ne sont pas “sous cloche” mais insérées dans des territoires où se côtoient
des fermes bio et conventionnelles. Même si la plupart des agriculteurs
biologiques prennent des dispositions pour éviter ou limiter les risques de
contamination de leurs cultures par les traitements effectués sur les cultures
voisines (haies, bandes non récoltées en périphérie de la ferme…), des
molécules peuvent toujours se diffuser. Cela est d’autant plus vrai que les
gouttelettes de traitement peuvent être emportées par le vent sur plusieurs
centaines de mètres, et que les brouillards dissolvent et transportent
certaines molécules chimiques.
Pour autant, la fréquence de contamination reste faible… et les taux
constatés le cas échéant sont nettement plus bas que ceux des aliments
recevant des traitements directs. En conséquence, un individu s’alimentant
exclusivement (ou majoritairement) de produits biologiques est confronté à
une pression de pesticides considérablement plus faible que s’il consommait
uniquement des produits issus de l’agriculture conventionnelle. A ce stade
des constatations, une question reste posée : les fréquences et taux légers de
contamination constatés en bio sont-ils suffisamment faibles pour
détoxiquer l’organisme ou éviter de l’intoxiquer ?
Une étude américaine5 apporte un élément de réponse à cette
interrogation. Ayant soumis des groupes d’enfants à des régimes
alimentaires différents, les auteurs ont régulièrement mesuré la présence de
résidus d’insecticides organophosphorés dans leur sang. Le groupe
bénéficiant d’une alimentation intégralement biologique a vu les taux de
résidus organophosphorés diminuer puis rester à zéro ou proche de zéro –
contrairement aux autres groupes dont les taux restaient importants. Il
s’agit là d’un enseignement déterminant. Il montre que l’absence de
pesticides n’est pas seulement un “moyen” mis en œuvre, mais qu’il aboutit
bien à des “résultats” mesurables dans l’organisme humain consommateur.
A ce titre, peu importe si quelques échantillons d’aliments biologiques
comportent ponctuellement des traces de pesticides : une alimentation
biologique globale permet bel et bien de faire disparaître les pesticides
alimentaires de l’organisme du consommateur.

Faut-il éviter les pesticides ?


Si l’absence de pesticides est avérée en bio, une question reste en suspens :
l’ingestion de pesticides est-elle néfaste pour la santé humaine ? Je n’ai pas
la prétention de répondre ici à cette interrogation qui mobilise des
chercheurs dans de nombreux pays. Je peux simplement constater que de
plus en plus de réseaux sanitaires insistent sur l’importance de réduire
l’exposition aux pesticides, que le Plan national nutrition santé reconnaît
leur nocivité globale et que toute molécule biocide a nécessairement un
effet négatif sur les êtres vivants (c’est sa raison d’être). Cette nocivité est
incontestable à fortes doses, puisque certains traitements doivent être
réalisés avec d’importantes mesures de précaution de la part des
agriculteurs (rester dans la cabine de leur tracteur, porter une combinaison
intégrale, etc.).
Si nous contestons la nocivité des pesticides à moyenne ou faible dose, la
comparaison n’a pas de raison d’être et nous ne pouvons rien déduire des
études qui précèdent.
Mais si nous admettons, avec la majorité des médecins et des épidémio-
logistes, que les pesticides sont nocifs même à doses moyennes ou faibles,
notamment du fait de “l’effet cocktail” (cf. chapitre II-1), alors les aliments
biologiques sont incontestablement plus sains que les aliments
conventionnels. A chacun de se forger son opinion… et de se tenir informé
de l’évolution des connaissances sur la toxicité des pesticides.
Les méthodes de conservation des aliments

Et les additifs alimentaires ?


Au chapitre des produits chimiques de synthèse présents dans
l’alimentation, il convient de ne pas oublier une catégorie importante et de
plus en plus omniprésente : les conservateurs, antioxydants chimiques,
exhausteurs de goût, colorants, arômes artificiels, émulsifiants, épaississants
et autres édulcorants. Trop souvent oubliés dans l’analyse des dégâts
sanitaires de l’alimentation, ces fameux produits sont si gênants pour
l’industrie agroalimentaire qu’elle les dissimule derrière des codes obscurs,
les fameux “E…”. Si quelques-uns d’entre eux sont naturels (et d’ailleurs
autorisés en agriculture biologique), la plupart sont superflus (colorants,
exhausteurs de goût) et toxiques à forte dose ou dans certaines situations6.
Ainsi de nombreux colorants autorisés en France dans les produits
alimentaires conventionnels (par exemple E102, E110, E122, E129,
E155…) peuvent avoir des effets allergisants parfois importants, des effets
cancérigènes et provoquer de l’asthme, des troubles de l’attention et/ou de
l’hyperactivité. Parmi les conservateurs, les benzoates (d’E210 à E219) sont
particulièrement problématiques par leurs effets neurotoxiques,
cancérigènes, allergènes et provocateurs d’hyperactivité et de troubles de la
croissance, et les sulfites (E220 à E228) pour leurs troubles respiratoires ou
cutanés. Je pourrais également citer l’antioxydant E310 pouvant provoquer
des problèmes au foie et des allergies, ou l’E621 (glutamate monosodique)
aux effets destructeurs sur les neurones – et bien d’autres. Mais je ne
m’étendrai pas ici sur les multiples effets avérés ou en débat, qui sont aussi
nombreux que les codes attribués ! Il est significatif de remarquer que des
additifs alimentaires sont régulièrement interdits en France ou en Europe,
au fur et à mesure de l’amélioration des dispositifs d’évaluation. Ce
phénomène témoigne hélas de l’insécurité structurelle de ces produits.
Il me faut toutefois ajouter deux remarques. D’une part, certains additifs
se transforment à la chaleur ou dans le temps et, alors qu’ils sont à peu près
inoffensifs dans leur composition initiale, peuvent donner naissance à des
molécules bien plus toxiques. D’autre part, il est erroné de croire que ces
additifs sont toujours indiqués sur les étiquettes : leur indication n’est pas
obligatoire pour les produits de première nécessité (pain, beurre…) ni pour
certains produits spécifiques (spiritueux, fruits secs…). Leur présence est
donc plus massive que ce que nous pourrions croire.
Le règlement sur l’agriculture biologique limite de façon drastique la
liste des additifs autorisés, qui doivent non seulement être d’origine
naturelle mais également n’être employés qu’en cas de nécessité. Aucun des
additifs autorisés en bio ne figure dans les listes de produits “à éviter”.

Les produits biologiques se conservent-ils moins bien ?


Il n’est pas rare d’entendre dire que, puisque les aliments biologiques sont
exempts de conservateurs, ils s’abîmeraient plus rapidement que les
aliments conventionnels. Ce raisonnement oublie deux faits essentiels.
D’une part, les aliments biologiques ne sont pas exactement “sans
conservateurs” : les transformateurs de produits bio sont autorisés à utiliser
des conservateurs naturels. La nuance est de taille, car ces conservateurs
naturels ont fait leurs preuves pendant des milliers d’années, puisqu’ils ont
permis la création de circuits commerciaux alimentaires à longue distance
depuis l’Antiquité.
D’autre part, penser que l’absence d’un conservateur chimique
fragiliserait forcément l’aliment concerné relève d’un raisonnement abstrait,
“toutes choses étant égales par ailleurs”, qui nie purement et simplement la
réalité agronomique. A partir du moment où un produit alimentaire est
cultivé en équilibre avec son milieu naturel et avec les cycles saisonniers, sa
conservation n’est pas une épreuve insurmontable. Extrapoler aux aliments
biologiques la fragilité des aliments conventionnels est profondément
abusif. C’est parce qu’ils sont issus de variétés inadaptées, récoltés à des
périodes décalées (fruits précoces par exemple) et manipulés à l’excès, que
les aliments conventionnels doivent être protégés par une batterie
d’additifs ! La fragilité extrême des aliments conventionnels n’est pas la
norme, mais l’exception.
Autrement dit, il en est des additifs alimentaires comme des pesticides :
ils sont nécessaires en agriculture conventionnelle en raison du profond
déséquilibre agronomique et biologique de cette dernière… et ne
“manquent” donc absolument pas dans une agriculture biologique cohérente
avec son milieu et respectueuse des saisons. Ce fait est confirmé par
plusieurs études portant sur le stockage des céréales ou des pommes7.
Enfin, il ne faut pas oublier que les principales techniques de
conservation des aliments sont parfaitement utilisables par les
transformateurs biologiques, qu’il s’agisse des techniques traditionnelles
particulièrement maîtrisées en bio (séchage, lacto-fermentation) ou des
techniques modernes qui ne font pas appel à la chimie de synthèse :
appertisation, pasteurisation, congélation, surgélation, emballage sous vide
ou sous atmosphère protectrice, microfiltration.
Il est toutefois réel que certains produits ne peuvent pas se conserver
aussi longtemps en bio qu’en conventionnel, pour des raisons de biologie
élémentaire : respecter la physiologie végétale suppose d’éviter les
conservations prolongées artificiellement au-delà du raisonnable. Mais les
consommateurs de produits bio auront noté que leurs pains, leurs yaourts ou
leurs pommes biologiques se conservent largement aussi longtemps que
ceux qu’ils achetaient autrefois en conventionnel – il est même patent que
les pains biologiques restent souples et goûteux bien plus longtemps que les
pains conventionnels8.

La controverse sur les mycotoxines


Un seul type de toxine alimentaire fait sérieusement l’objet de débat sur sa
présence en agriculture biologique : les mycotoxines. Il s’agit de molécules
sécrétées par des microchampignons lors de stress sur les cultures ou
pendant le stockage des aliments, et qui pourraient être cancérigènes.
Plusieurs textes issus d’organisations économiques ou syndicales de
l’agriculture conventionnelle ont évoqué une possible contamination accrue
des produits biologiques par les mycotoxines – mais sans jamais citer de
source fiable, et pour cause…
La présence des mycotoxines en bio semble fort appartenir à la catégorie
des “légendes urbaines”, propagées par la répétition systématique
d’affirmations non vérifiées. Cette assertion s’appuie sur le constat que les
fongicides (pesticides destinés à détruire les champignons) réduisent le
risque de mycotoxines, alors qu’ils sont interdits en agriculture biologique.
De là à en déduire une plus forte présence de mycotoxines sur les produits
bio, il y a un raccourci bien rapide… qui a tout du sophisme.
Je ne nierai pas la présence ponctuelle de mycotoxines dans des lots
d’aliments biologiques, mais les données statistiques confirment qu’elle
n’est ni plus ni moins fréquente que dans des lots d’aliments
conventionnels. Même s’il arrive, certaines années, qu’un nombre
ponctuellement plus important de “lots” de céréales biologiques collectées
par une coopérative comporte des mycotoxines, leur taux est généralement
très faible. Surtout, leur présence s’explique alors avant tout par une
mauvaise compréhension des techniques biologiques.
En effet, les mycotoxines sont essentiellement sécrétées lors d’épisodes
de stress sur la culture ou lors de la conservation du produit final. Le plus
fréquemment, en bio comme en conventionnel, leur sécrétion se produit lors
de la conservation : c’est bien souvent la mise en œuvre d’un mode de
conservation inadapté à la bio qui est en cause, et donc un mauvais respect
du règlement ou des préconisations techniques. Les cas de stress sur la
culture sont particulièrement intéressants. Ils se produisent, ici encore, aussi
bien en bio qu’en conventionnel, mais les cas observés en bio concernent
souvent des variétés non adaptées à leur environnement (utilisation de
variétés “standard”) et/ou des itinéraires techniques trop proches de ceux de
l’agriculture conventionnelle (rotation inadaptée, fertilisation organique mal
maîtrisée…).
En outre, une synthèse d’études américaines sur le sujet invalide
l’hypothèse d’une plus grande fragilité de l’agriculture biologique face aux
mycotoxines. Le professeur Benbrook a recensé une occurrence des
contaminations moitié moindre dans les aliments biologiques que dans les
aliments conventionnels9. Ce résultat, qui contredit la légende urbaine, peut
s’expliquer selon l’auteur par une plus grande fragilité des plantes
conventionnelles du fait de leur richesse en azote.
Autrement dit, non seulement les études statistiques prouvent que les cas
de contamination d’aliments par les mycotoxines ne sont pas plus fréquents
(voire moins fréquents) en bio qu’en conventionnel, mais de plus les
incidents de mycotoxines en bio semblent généralement imputables à une
mauvaise maîtrise des techniques biologiques – et leur résolution passe dès
lors par un approfondissement des pratiques biologiques bien plus que par
leur abandon.
Enfin, un rappel essentiel s’impose : les aliments biologiques sont soumis
exactement aux mêmes normes sanitaires obligatoires que les aliments
conventionnels. Autrement dit, affirmer que les aliments biologiques
distribués dans les magasins contiendraient plus de mycotoxines, ou plus de
bactéries, ou tout autre incident sanitaire, relève purement et simplement de
la diffamation. Qu’il y ait ou non plus souvent de mycotoxines dans des
récoltes biologiques ne change rien au résultat final : les lots atteints ne
peuvent pas être utilisés et n’arrivent pas dans l’assiette des
consommateurs. Tout aliment commercialisé, qu’il soit biologique ou
conventionnel, est par définition conforme aux normes sanitaires officielles.
Toute allégation sur une prétendue moindre sécurité des produits
biologiques pour le consommateur est attaquable en justice si elle n’est pas
étayée par la démonstration d’une infraction précise, et elle revient à mettre
en doute les dispositifs sanitaires nationaux ou internationaux… qui ne sont
pas spécifiques à la bio.

Des aliments plus équilibrés ?

Indépendamment de la question des pesticides, la qualité sanitaire des


aliments découle de leur composition : comportent-ils des graisses saturées
ou insaturées ? quelles vitamines contiennent-ils ? apportent-ils des
antioxydants ? sont-ils riches en matière sèche ?

Une synthèse soumise à caution


Diverses études ont tenté de comparer les aliments biologiques et
conventionnels sur ces différents aspects. Une synthèse de certaines d’entre
elles a été menée par l’AFSSA10 en 2003. Cette synthèse, qui tire des
conclusions généralement très prudentes, a vu ses résultats nettement
relativisés par les organisations de l’agriculture biologique, qui y ont relevé
plusieurs biais méthodologiques ou partis pris.
En premier lieu, la synthèse considérait essentiellement des études
comparant des produits bio et conventionnels obtenus suivant le même
itinéraire technique. Cette préoccupation est louable lorsqu’il s’agit de
comparer des techniques réductibles en isolant un geste technique
particulier, mais elle est totalement inadaptée à une technique systémique.
En effet, une culture biologique ne doit pas suivre un itinéraire technique
“pauvre” comme celui de l’agriculture conventionnelle, mais nécessite des
rotations bien plus complexes. Imposer le même itinéraire aux deux cultures
revient à nier toute l’approche globale et tout l’impact des rotations, des
associations culturales, voire de l’écosystème. De la même manière, les
comparaisons animales s’intéressaient à des animaux de même race : cela
est utile pour comparer les variations qualitatives dues à l’alimentation,
mais néglige le fait que beaucoup d’agriculteurs biologiques élèvent des
races différentes et donnant lieu à des viandes ou du lait plus riches.
De telles comparaisons sont du même ordre que celle qui consisterait à
demander au champion olympique du 100 mètres plat en athlétisme et au
champion olympique du 100 mètres nage libre en natation de s’affronter…
sur un 100 mètres de natation. Il est évident que le sprinteur d’athlétisme ne
peut que perdre – mais qui oserait prétendre que ce dernier n’est pas “rapide
sur 100 mètres” ? La seule comparaison possible entre de tels champions
revient à évaluer leur palmarès, leur adversité, leurs records, etc. Dans le
cas qui nous concerne, il convient de comparer une tomate cultivée en bio
(dans un vrai système agronomique biologique complexe) et une tomate
cultivée en conventionnel : ce sont bien ces deux produits réels que les
consommateurs peuvent acheter, et non pas des tomates faussement
cultivées dans des conditions équivalentes.
En d’autres termes, le type de comparaisons prises en compte ne
s’intéressait pas à des aliments “biologiques” mais uniquement à des
aliments “conventionnels cultivés sans produits chimiques de synthèse”.
Cette caractéristique ne peut pas résumer l’agriculture biologique à elle
seule, et elle fausse donc les comparaisons en plaçant les produits
prétendument “biologiques” dans des conditions particulièrement
défavorables.
En second lieu, lorsque plusieurs études concluent nettement en faveur de
l’agriculture biologique, la synthèse de l’AFSSA en déduisait seulement… un
“faible” avantage ou des doutes. Il existe manifestement un hiatus entre les
données analysées et les conclusions étonnantes qu’en tire la synthèse de
l’AFSSA. J’invite par conséquent les lecteurs curieux à prendre le temps de
lire l’ensemble des données de cette synthèse, et à ne pas se contenter des
résumés ou des conclusions qui en semblent déconnectées.

Le taux de matière sèche


Tout aliment comporte de l’eau, à des taux très variables (faibles pour les
céréales et légumes secs, importants pour certains fruits comme les
tomates). C’est pourquoi la comparaison nutritionnelle d’aliments ne peut
être réalisée que sur la base de la matière sèche, c’est-à-dire une fois
élimination de toute l’eau qu’ils contiennent11.
Les différentes études menées sur le sujet tendent à constater un taux de
matières sèches légèrement voire sensiblement supérieur (parfois jusqu’à
+ 30 %) en agriculture biologique. Ce terme signifie qu’un consommateur
ingérant 100 grammes de raisin biologique aura davantage de matières
nutritives qu’avec 100 grammes de raisin conventionnel. Il s’agit là de
données brutes, purement quantitatives, mais elles témoigneraient déjà
d’une plus grande densité des aliments biologiques – et d’une plus grande
efficacité nutritive à poids égal.
Les vitamines et oligoéléments
Les études existantes semblent montrer de meilleurs taux de vitamine C, de
magnésium ou de fer dans certains légumes ; ainsi par exemple qu’un
meilleur taux de vitamine E dans le lait12. Sans être décisives, les différentes
comparaisons tendent toutes dans le même sens. En particulier, il semble
que le choix des variétés végétales et des races animales joue un rôle
déterminant dans l’amélioration des qualités nutritionnelles des aliments ;
or l’agriculture biologique tend à préférer, chaque fois que possible, des
variétés et races adaptées au milieu13. Toutefois, les données disponibles
sont actuellement trop lacunaires pour qu’il soit possible de conclure de
façon catégorique. Ces constituants sont pourtant essentiels dans la
“qualité” nutritionnelle d’un aliment, et le manque d’analyses à leur sujet
interroge sur les outils de mesure des performances alimentaires des
systèmes agricoles.

Les acides gras


Le mode d’élevage biologique, en imposant de l’activité physique à tous les
animaux et en se basant sur une nutrition des ruminants à base de fourrages
et d’herbe (qui oblige à une croissance plus lente), permet un meilleur
équilibre entre les acides gras, au profit des acides gras polyinsaturés qui
sont de loin les plus sains. Même la synthèse de l’AFSSA, malgré ses
réticences préalables, est sans ambiguïté sur ce plan, en concluant que “des
modifications notables des profils en acides gras, en particulier en
augmentant les teneurs en acides gras polyinsaturés des produits animaux,
sont observées”. Cela concerne aussi bien la viande que les œufs ou le lait
et ses nombreux dérivés (fromages, beurre…).

Les antioxydants
Les concentrations en antioxydants – en particulier en polyphénols, mais
aussi en flavonoïdes, tanins et acides phénoliques – sont clairement
supérieures dans les aliments biologiques. Ce constat est cohérent avec les
techniques utilisées. En effet, les antioxydants sont pour l’essentiel des
matériaux de l’immunité végétale. Une céréale, un arbre fruitier, une vigne
ou un légume cultivés en agriculture biologique développent des résistances
aux maladies et parasites : c’est l’une des bases des techniques biologiques,
qui s’appuient à la fois sur le choix de variétés naturellement résistantes et
sur des apports de fertilisants organiques ou de préparations naturelles
favorables à ces résistances. Ces dernières signifient naturellement des taux
d’antioxydants supérieurs dans ces plantes, à la fois du fait de leur bagage
génétique et de leur mode de culture. Le consommateur a ensuite tout à y
gagner pour sa propre santé.

Des résultats partiels et discutés


Quel que soit le crédit accordé aux études et aux synthèses disponibles, qui
peuvent être favorables ou défavorables à la bio pour des raisons parfois
discutables ou douteuses, chacun doit constater que les vertus
nutritionnelles des aliments biologiques sont globalement attestées mais
sans qu’existe d’argument définitif. A l’exception des antioxydants dont les
aliments bio sont logiquement plus richement dotés, il est difficile d’être
catégorique sur la plus-value apportée par une alimentation biologique du
point de vue sanitaire – faute de données suffisantes. Cette plus-value fait
encore l’objet de débats et devra donner lieu à des études complémentaires.
Il est d’ailleurs surprenant que la richesse des aliments en nutriments, qui
est pourtant l’une de leurs premières raisons d’être quel que soit le mode
d’agriculture considéré, ait été tant négligée jusqu’à présent dans les
travaux sur l’alimentation de l’humanité.

La santé de l’environnement… et de ceux qui y vivent

Oublions à présent l’aliment et considérons les pratiques agricoles : tout


aliment (hors pilules de synthèse) suppose nécessairement un acte agricole
préalable, et par conséquent une action sur l’environnement.

L’impact de l’agriculture biologique sur l’environnement


S’il est bien un aspect de l’agriculture biologique qui ne laisse pas de place
à controverse, c’est bien celui de son impact global sur l’environnement,
pour une surface donnée. Les cahiers des charges et règlements biologiques
conduisent mécaniquement à un impact très positif sur la qualité de l’eau :
l’absence de produits chimiques de synthèse réduit fortement et directement
les pollutions azotées ou par les pesticides.
Mais au-delà de cet impact direct, de nombreuses conséquences
indirectes découlent de l’ensemble des pratiques biologiques (rotations,
prise en compte de l’écosystème…). Les différentes études menées à travers
la planète démontrent que l’agriculture biologique a un impact très positif
sur la biodiversité (du sol, de l’agroécosystème mais aussi des écosystèmes
environnants) et sur le climat (baisse des rejets de gaz à effet de serre et
surtout capacité à stocker du carbone), ainsi qu’un impact significatif sur les
consommations énergétiques (en baisse, mais de façon inégale).
Je développerai ces aspects fondamentaux dans le chapitre II-2, c’est
pourquoi je ne les détaille pas pour l’instant. Contentons-nous d’insister ici
sur les bénéfices très nets de l’agriculture biologique pour les différentes
échelles de la biodiversité : il s’agit bien de l’ensemble de pratiques
agricoles le plus “sain” pour l’environnement. Acheter un aliment bio, c’est
permettre à des territoires d’être cultivés selon les règles de l’agriculture
biologique, et c’est donc améliorer la richesse microbienne du sol,
augmenter le nombre de vers de terre, d’arthropodes (insectes,
araignées…), de batraciens, de petits rongeurs et d’oiseaux. Je pourrais
schématiser ce constat par le slogan : “acheter bio, c’est financer le chant
des oiseaux”.

Le rôle de l’environnement dans la santé humaine


Un environnement sain a nécessairement des conséquences sur la santé
humaine. Il est aisé de comprendre qu’une agriculture qui limite la présence
de nitrates dans l’eau est bénéfique à la santé de tous.
Mais nous pouvons probablement aller bien plus loin. J’ai déjà évoqué
dans les paragraphes précédents le danger supposé des pesticides présents
dans l’alimentation humaine ; il faut ajouter que de plus en plus d’études
suggèrent voire démontrent le rôle majeur joué par les pollutions diffuses
dans la croissance de certaines pathologies : cancers, baisse de fertilité
masculine, fragilité immunitaire conduisant à développer plus facilement
des allergies, maladies neurologiques. Je reviendrai plus loin (chapitre II-1)
sur les arguments qui fondent cette analyse, mais il convient de la signaler
ici, car elle attribue un rôle éminemment positif à l’agriculture biologique.
En réduisant la présence des produits chimiques de synthèse dans
l’environnement, l’agriculture biologique réduit la pression de la pollution
diffuse et contribue à la protection de la santé de l’ensemble des habitants
d’un territoire. Au-delà, si la nocivité des pesticides se confirme, un
développement massif de l’agriculture biologique pourrait se révéler un
outil majeur de gestion de la santé publique et de réduction des risques
sanitaires.

Limiter la “course à la résistance”

L’élevage industriel, et particulièrement l’élevage hors-sol (porcs et


volailles) est indissolublement lié avec le risque pathogène. En effet, les
animaux conventionnels subissent des traitements vétérinaires
particulièrement éprouvants (comme l’indique le fait que les molécules
employées ou les doses utilisées sont interdites sur des humains de poids
équivalent). Or, le mécanisme général d’adaptation des espèces vivantes
conduit les organismes pathogènes, et en particulier les bactéries, à évoluer
sans cesse face aux médicaments utilisés à leur encontre. Cela est
inévitable : un antibiotique ne peut jamais éliminer 100 % des milliards de
bactéries présentes, car il en existe toujours quelques-unes que le hasard des
recombinaisons génétiques naturelles et permanentes rend résistantes au
produit utilisé. Disposant dès lors d’une niche écologique dégagée, les
survivantes se multiplient et diffusent par là même leur gène de résistance
qui, de minoritaire, devient peu à peu majoritaire.
La situation est particulièrement inquiétante dans le domaine des
élevages de porcs et de volailles conventionnels. Animaux et humains ne
peuvent survivre dans les conditions du “hors-sol” qu’en faisant un recours
systématique à une panoplie pharmaceutique considérable : tout éleveur de
volailles ou de porcs industriel sait qu’il doit soumettre ses animaux à des
traitements antibiotiques pratiquement continus. Qui pourrait nier que de
telles conditions favorisent la mutation adaptative constante des bactéries ?
Il n’est guère surprenant qu’une étude de l’Inserm ait montré la présence de
bactéries résistantes aux antibiotiques chez les salariés d’élevages
industriels de porcs14.
Mais ces élevages ne stimulent pas seulement la résistance bactérienne,
ils sont également de véritables bouillons de culture favorisant les
recombinaisons et la diffusion des agents pathogènes. Ainsi, des
scientifiques de l’Agence nationale des instituts de santé publique des Etats-
Unis15 expliquaient en 2006 : “Parce que les élevages fortement concentrés
ont tendance à rassembler d’importants groupes d’animaux sur une surface
réduite, ils facilitent la transmission et le mélange des virus.” De ce fait, les
recombinaisons au sein même des virus porcins ou aviaires sont
considérablement accélérées, et la probabilité de voir apparaître de
nouvelles formes hautement pathogènes monte en flèche. Les récents
épisodes des virus H5N1 et H1N1 illustrent tristement ce problème.
Or, il est vain d’imaginer que les humains pourront à leur tour s’adapter
aux bactéries et maladies résistantes. En effet, le mécanisme de résistance
implique la mort des individus les moins adaptés, et la survie des seuls
individus que le hasard génétique rend résistants ; en se multipliant ces
derniers reconstituent ensuite une population globalement résistante. Un tel
mécanisme est radicalement impossible au sein de l’humanité, sauf à
accepter la mort de centaines de millions d’individus lors de chaque
nouvelle épidémie ! La course à la résistance est donc une course perdue
d’avance pour l’humanité, une guerre dans laquelle aucune civilisation
évoluée (c’est-à-dire protégeant ses membres les plus faibles) n’a la
moindre chance de salut.
De ce point de vue, l’agriculture biologique représente une alternative
encourageante voire cruciale. En remplaçant la course à la résistance par
une gestion contrôlée des maladies (voir chapitre I-4), en interdisant les
élevages hors-sol et en limitant la pression des antibiotiques dans les
élevages de porcs et de volailles, l’agriculture bio permet de rompre le
cercle vicieux et de réduire le développement d’organismes pathogènes
dans notre environnement. C’est toute la santé humaine qui en est
bénéficiaire.

1 En particulier, nous ne dirions pas d’un enfant sain qu’il est “bon pour la santé” : il est lui-même en
bonne santé. De la même manière, certains biologistes et les biodynamistes considèrent que la qualité
sanitaire d’un produit agricole peut être étudiée “pour elle-même” : un produit agricole sain sera alors
un produit dont la croissance a été harmonieuse, qui n’a pas subi de dommages parasitaires et qui
s’est développé en cohérence avec son écosystème.
2 SETRABIO / DGAL, Etude des teneurs en résidus de pesticides dans les produits biologiques bruts et
transformés, 2000.
3 Syndicat européen des transformateurs biologiques – fusionné depuis au sein du SYNABIO.
4 Agence française de sécurité sanitaire des aliments.
5 Chensheng Lu, Kathryn Toepel, Rene Irish, Richard A. Fenske, Dana B. Barr et Roberto Bravo,
“Organic Diets Significantly Lower Children Dietary Exposure to Organophosphorus Pesticides”, in
Environmental Health Perspectives, février 2006, 114 (2) p. 260-263.
6 Gouget Corinne, Additifs alimentaires – Le guide indispensable pour ne plus vous empoisonner,
Chariot d’Or, 2006.
7 Birzele B. et al., “Epidemiology of Fusarium Infection and Deoxynivalenol Content in Winter
Wheat in the Rhineland, Germany”, in European Journal of Plant Pathology, no 108, p. 667-673,
2002 ; Pedersen H.L. et M. Bertelsen, “Alleyway Groundcover Management and Scab Resistant
Apple Varieties”, in ECO-FRU-VIT, 10th International Conference on Cultivation Technique and
Phytopathological Problems in Organic Fruit-Growing and Viticulture, p. 19-21, 2002.
8 Cette différence est due à la fois à l’utilisation de variétés anciennes et adaptées au milieu (qui sont
peu intéressantes en agriculture chimique) et à la technique du levain naturel. Certes, les artisans-
boulangers conventionnels peuvent également utiliser du levain, mais tous les boulangers bio le
doivent.
9 Benbrook C., “Breaking the Mold – Impacts of Organic and Conventional Farming Systems on
Mycotoxins in Food and Livestock Feed”, in State of Science Review The Organic Center, Etats-
Unis, 2005.
10 Agence française de sécurité sanitaire des aliments, Evaluation nutritionnelle et sanitaire des
aliments issus de l’agriculture biologique, 2003.
11 Il va de soi qu’il s’agit là d’études de laboratoire : l’eau d’un aliment est indispensable à sa
stabilité physique et à la vie biologique des cellules ; son élimination détruit l’aliment en tant que tel.
12 Soil Association, The Nutritional Benefits of Organic Milk – A review of the evidence, Bristol,
2007.
13 En particulier, une comparaison entre des tomates hybrides F1 et des tomates biologiques de
variétés anciennes adaptées aux terres de Pascal Poot, dans l’Hérault (voir chapitre IV-5), établit des
taux de vitamines et d’antioxydants jusqu’à 12 fois supérieurs dans les tomates adaptées au milieu
(par exemple, 300 à 580 milligrammes de vitamine C par kilo, contre
seulement 30 à 38 milligrammes dans les tomates hybrides F1).
14 Aubry-Damon et al., Résistance élevée aux antibiotiques des bactéries commensales isolées chez
les éleveurs de porcs, Inserm-MSA, 2001.
15 Gilchrist Mary J., Christina Greko, David B. Wallinga, George W. Beran, David G. Riley et Peter
S. Thorne, “The Potential Role of CAFOs in Infectious Disease Epidemics and Antibiotic Resistance”,
in Journal of Environmental Health Perspectives, 14 novembre 2006.
9. Les agriculteurs bio

utilisent-ils des techniques “farfelues” ?

La plupart des techniques de l’agriculture biologique renvoient à des


fondamentaux de l’agronomie : fumure organique et compost, rotation des
cultures, préservation de la fertilité biologique des sols, associations
culturales, lien cultures-élevage, stabilisation des sols pour en limiter
l’érosion, préservation des milieux naturels pour abriter des
auxiliaires1 prédateurs des parasites, etc. Mais quelques techniques,
utilisées régulièrement par certains agrobiologistes ou ponctuellement par
d’autres, sont fréquemment dénigrées ou contestées. Il faut dire qu’elles
peuvent déstabiliser les observateurs qui n’en sont pas familiers. Mais
chacun n’est-il pas le farfelu de l’autre ?

L’utilisation du calendrier lunaire et planétaire

L’une des techniques intrigantes de plus en plus courante chez les


agriculteurs biologiques – mais aussi chez de nombreux conventionnels –
est le respect du calendrier lunaire et planétaire pour décider des dates de
semis, de repiquage ou d’intervention sur les cultures.

Les stades de la révolution lunaire


Une erreur extrêmement courante, y compris chez certains agrobiologistes,
consiste à parler des phases de la lune. Ces dernières correspondent à la
position relative de la Lune et du Soleil par rapport à la Terre. Lorsque la
Lune et le Soleil sont situés de part et d’autre de notre planète, c’est la
pleine lune : elle est totalement éclairée. Lorsqu’ils sont situés du même
côté, c’est la nouvelle lune : elle est totalement sombre. Lorsque leurs
positions par rapport à la Terre forment un angle droit, nous observons un
premier quartier ou un dernier quartier.
Mais l’information essentielle des calendriers lunaires se rapporte à la
proximité plus ou moins grande de la Lune par rapport à l’horizon, qui
exprime en fin de compte la position de la Lune dans sa rotation fixe autour
de la Terre. En effet, l’orbite de la Lune n’est pas un cercle parfait (pas plus
qu’aucun corps céleste), mais une ellipse : elle se rapproche légèrement
puis s’éloigne légèrement. Et ce tour complet est achevé suivant un rythme
légèrement plus court que celui qui replace la Lune dans le même axe par
rapport au Soleil – pour la simple raison que la Terre s’est déplacée pendant
ce temps et qu’il faut deux jours de plus pour que la lune retrouve le même
axe. Au cours de cette rotation stricte, la Lune se rapproche de l’horizon
(elle descend) puis s’en éloigne (elle monte).
Il ne faut donc pas confondre la lune croissante (lorsque ses phases
évoluent depuis la nouvelle lune vers la pleine lune) et la lune montante
(lorsque sa position s’éloigne légèrement de l’horizon jour après jour) ; ni la
lune décroissante (lorsque ses phases évoluent depuis la pleine lune vers la
nouvelle lune) et la lune descendante (lorsque sa position se rapproche
lentement de l’horizon). Le premier cycle, appelé période synodique ou
lunaison, suit un rythme de vingt-neuf jours et demi ; c’est celui qui
s’impose aux sens puisque la pleine lune et la nouvelle lune sont
extrêmement visibles. Le second, appelé période orbitale (ou rythme
tropique), suit un rythme de vingt-sept jours un tiers. Ils sont donc décalés
l’un par rapport à l’autre, et ce décalage évolue au fil du temps.
En réalité, les deux cycles sont pris en compte dans le calendrier lunaire,
mais le plus important est l’alternance lune montante / lune descendante,
c’est-à-dire la période orbitale.

Une évidence physique


Il est difficilement contestable que les phases et les stades de la lune sont
perceptibles par les corps terrestres. Tous ceux qui habitent en bord de mer
en constatent quotidiennement l’ampleur des effets, les marées océaniques
étant le résultat des déplacements relatifs de la Lune et du Soleil, avec un
rôle majeur occupé par la rotation de la Lune. Si l’attraction lunaire est
capable de soulever les masses océaniques de plusieurs mètres, c’est parce
qu’elle est perceptible en chaque point de l’océan : des effets infinitésimaux
s’additionnent pour atteindre des déplacements d’une puissance physique
inouïe. Ces effets infinitésimaux sont sensibles en tout point du globe. Les
continents se déforment d’ailleurs également, même si nous n’en sommes
pas conscients puisque nous nous déplaçons avec eux ! Les plantes (et les
animaux) en sont indiscutablement affectés.
Certains scientifiques ont l’intime conviction que ces effets n’ont pas de
conséquences, mais ne peuvent pas invoquer autre chose que leur
conviction propre. D’autres ont l’intime conviction et estiment avoir
constaté que ces effets sont significatifs, et ils essaient d’établir des
calendriers agricoles tenant compte de ce phénomène.
La suite relève pour partie de l’empirisme, et pour partie de déductions
réalisées par les fondateurs de la biodynamie (cf. chapitre I-6). L’empirisme
est une constante de toute science, il suffit de se référer aux hasards ayant
fondé les découvertes de Pasteur ou de Claude Bernard. Les déductions et
projections des biodynamistes sont comme toute science : discutables mais
également vérifiables. Des faits corroborent les hypothèses, d’autres les
contestent, le débat scientifique est légitime en la matière mais pas vraiment
engagé faute de langage commun. Je ne le mènerai pas ici, mais nous
pouvons constater que la base scientifique du calendrier lunaire n’est pas en
contradiction formelle avec les connaissances standard : nul ne nie la réalité
des marées…

Le rôle des planètes


Les calendriers dits “lunaires” ne se contentent pas d’intégrer les stades de
la révolution lunaire (et dans une moindre mesure les phases de la Lune), ils
consignent également les révolutions des principales “planètes” de la
biodynamie2.
Ici encore, la réalité d’une influence physique n’est pas contestable : c’est
justement sa réalité physique sur l’orbite de la Terre (et vice-versa, dans un
système complexe à N corps) qui a permis de mesurer les trajectoires des
autres planètes, et parfois d’en découvrir de nouvelles que l’observation
seule ne permettait pas de deviner.
Les biodynamistes se sont basés sur des observations empiriques et sur
des extrapolations analogiques pour déterminer, à partir des différents
cycles planétaires, les jours les plus favorables au semis, au repiquage, à la
récolte, à la taille… de différents types de végétaux selon leur partie
consommable. Ce calendrier peut aussi être utilisé par des agriculteurs
biologiques ou biodynamiques pour certaines interventions sur les animaux.
La question de sa pertinence est ouverte – mais aussi bien dans un sens que
dans l’autre, puisque ses bases sont à la fois vraisemblables et discutables à
cette échelle.

L’homéopathie : un univers de malentendus


Je me risque à aborder ici, trop brièvement tant le sujet est complexe et
polémique, les soins par homéopathie. Ils sont en effet employés en
médecine vétérinaire biologique, même si le faible nombre de vétérinaires
praticiens limite leur utilisation.

Quelques erreurs fréquentes


Dans ses grandes lignes, l’homéopathie consiste à soigner un humain, un
animal ou un troupeau homogène3 par des préparations issues d’une dilution
extrême et basées sur le soin par le semblable (et non pas par le contraire).
De nombreux manuels ont prétendu vulgariser l’usage de l’homéopathie
en recensant les remèdes adaptés à telle ou telle pathologie. Cette approche
est pourtant en contradiction fondamentale avec un autre principe essentiel
de cette technique, car l’homéopathie ne soigne pas des maladies mais des
malades. Précisons la nuance. La médecine allopathique (chimique) vise à
éliminer un agresseur : il est donc prioritaire de l’identifier, puis de choisir
une molécule qui lui soit antagoniste. L’homéopathie vise, quant à elle, à
donner au malade les moyens de résister par lui-même à l’affection : non
seulement il n’y a aucune utilité à nommer la maladie, mais surtout il est
essentiel de savoir comment l’organisme à soigner réagit à cette affection…
de façon à identifier les facteurs à renforcer. Par conséquent, il ne peut pas
exister en homéopathie uniciste de remède adapté à tous les individus4.
Chaque malade réagissant différemment, le médecin ou le vétérinaire
homéopathe va repérer les spécificités de l’individu et choisir un remède
qui lui est adapté.
Un exemple peut illustrer à la fois l’obsession parfois excessive de la
médecine conventionnelle à nommer la maladie, et l’alternative
homéopathique. Lorsque je consulte un médecin pour une irritation des
bronches causant une toux tenace, et qu’il m’informe après examen que je
souffre d’une bronchite, me voilà rassuré par la magie du verbe – pourtant,
je pourrais crier au charlatanisme, car une bronchite n’est pas autre chose
qu’un mot exprimant le constat d’une irritation des bronches : je ne suis en
réalité pas plus avancé5. Les médicaments allopathiques viseront alors à
affaiblir les bactéries présentes dans mon organisme pour éviter des
surinfections, et à fluidifier les muqueuses. Un homéopathe, lui, constatera
certes également l’existence d’une irritation des bronches, mais cherchera à
déterminer ma réaction spécifique et personnelle (type de toux, symptômes
secondaires) de façon à cibler sa prescription sur les facteurs à renforcer.
Par ailleurs, les partisans et les adversaires de l’homéopathie se
rejoignent souvent sur l’affirmation selon laquelle “au moins,
l’homéopathie ne peut pas faire de mal”. Au contraire ! Un remède
homéopathique appliqué de façon inadaptée à un individu qui n’en a pas
besoin provoquera… exactement les symptômes qu’il combat chez un
individu malade. C’est même justement de cette façon que les effets des
médicaments homéopathiques nouveaux sont identifiés et testés : des
individus volontaires et en parfaite santé absorbent le remède à une dose
permettant un effet modéré, et décrivent précisément les symptômes
provoqués – le croisement des tests permettant ensuite de caractériser le
nouveau remède.
Les agriculteurs biologiques ne sont ni naïfs ni illuminés et sont
conscient que tout produit, qu’il soit naturel, homéopathique ou chimique,
peut être néfaste. Tout est dans l’identification du risque et l’acquisition de
savoirs permettant de l’éviter. C’est la raison pour laquelle la pratique de
l’homéopathie “en amateur” n’est pas recommandée : il faut soit consulter
un médecin ou vétérinaire formé à l’homéopathie, soit disposer soi-même
d’un répertoire de Kent et d’une solide expérience en matière d’observation
des symptômes et de hiérarchisation des facteurs à prendre en compte.

Un effet placebo ou la transmission d’une information ?


Le mode d’action de l’homéopathie fera sans doute couler encore beaucoup
d’encre. Je ne prétends certainement pas trancher ici, mais simplement
synthétiser les constats réalisés par les éleveurs qui l’utilisent.
Il n’est plus nécessaire d’expliquer ce qu’est l’effet placebo, qui consiste à
soigner un malade par la confiance que met ce dernier dans le médecin et
dans le médicament – même lorsqu’il n’y en a en réalité aucun. Cet effet est
connu, reconnu et admis par tous les médecins et les chercheurs en
médecine. Il est tentant de supposer que l’homéopathie procède de ce
phénomène, puisque la dilution de la teinture-mère utilisée pour fabriquer
un remède homéopathique est telle qu’il n’existe plus de molécule chimique
de ladite teinture-mère dans le granule ingéré. Il n’y a plus de matière
active.
Pourtant, de nombreux éleveurs apportent le même témoignage : dans des
conditions totalement neutres (ajout d’un médicament dans l’eau de
boisson), des remèdes homéopathiques ont su guérir des animaux qui
étaient considérés comme incurables par la médecine vétérinaire
allopathique. Le recours à l’explication par l’effet placebo est ici inopérant,
puisque les soins apportés restaient identiques à ceux que recevaient les
animaux en temps ordinaire, et qu’aucune manipulation spécifique
n’intervenait. Par conséquent, les animaux ne pouvaient pas percevoir que
l’on se préoccupait particulièrement de leur cas. Les exemples attestés sont
parfois spectaculaires, au point qu’ils convainquent régulièrement des
éleveurs préalablement hostiles à l’homéopathie.
Ainsi, d’un côté l’absence d’outil cognitif capable d’expliquer un effet
sans molécule physiquement présente dans le granule conduit à supposer un
effet placebo, mais d’un autre côté l’absence d’outil cognitif capable
d’expliquer par le placebo les guérisons constatées par des milliers
d’éleveurs conduit à rejeter cette explication. Nous voilà donc dans une
impasse où, contrairement à ce qu’affirment ceux qui ne veulent pas
admettre les expériences d’éleveurs et qui méprisent la compétence de ces
derniers6, il n’est pas possible de trancher dans un sens ou dans l’autre…
avec les moyens actuels de la science réductionniste.
Les tenants de la médecine réductionniste n’admettent que l’action
chimique directe : une molécule entre en contact avec une cellule vivante et
modifie son fonctionnement par réaction chimique. Des scientifiques
supposent toutefois qu’il puisse exister d’autres modes d’action, où l’agent
n’est pas une action par contact mais une information indirecte. La
différence entre ces deux approches peut être illustrée par une analogie avec
un guide d’aveugle. Pour indiquer à un aveugle qu’il doit tourner à droite,
un guide peut lui prendre la main et le tirer dans cette direction. Il peut aussi
rester à distance et lui dire : “Tourne à droite”. Les médecins allopathiques
ne reconnaissent que la première solution ; les médecins homéopathiques
estiment avoir recours à la seconde. Le granule serait alors un vecteur
d’information – et non pas un vecteur de matière.
Dans cette hypothèse, une question reste toutefois non résolue, celle de la
nature exacte de l’information apportée. Les scientifiques pourraient peut-
être y répondre s’ils menaient des recherches dans le cadre de cette
hypothèse. Mais pour reprendre l’analogie précédente, les travaux actuels
qui prétendent invalider l’homéopathie se contentent de chercher la main
qui tirerait l’aveugle : comment s’étonner qu’ils ne la trouvent pas,
puisqu’il faudrait plutôt s’employer à enregistrer la voix et à identifier la
langue utilisée ? Les échecs des dispositifs de recherche réductionnistes sur
l’homéopathie ne prouvent pas tant l’inefficacité de cette technique que…
l’inadéquation totale des moyens scientifiques mis en œuvre. Personne ne
trouvera ce qu’il refuse de chercher.

Et si l’effet placebo démontrait justement la vraisemblance de


l’homéopathie ?
J’ai écrit précédemment qu’il n’était pas possible de trancher entre d’une
part l’hypothèse réductionniste basée sur la seule action chimique directe et
d’autre part l’approche alternative admettant une action par information
indirecte. Cette prudence rhétorique semble pourtant excessive, puisqu’un
phénomène indiscutable invalide ouvertement la première : l’effet placebo
lui-même.
En effet, si seule l’action chimique directe pouvait agir contre les
maladies, l’existence même de l’effet placebo serait impossible !
Universellement reconnu, l’effet placebo consiste justement à assurer une
guérison – réelle, maintes fois attestée et parfois spectaculaire – sans le
moindre recours à une molécule chimique. Son existence est par conséquent
un désaveu cinglant du dogme de la chimie médicale exclusive.
Les détracteurs de l’homéopathie (et des autres techniques supposant la
transmission d’une information plutôt que d’une matière chimique, comme
l’acupuncture) ne se rendent pas compte qu’en invoquant l’effet placebo ils
reconnaissent explicitement l’existence d’autres modes d’action que la
réaction chimique directe. Puisqu’autres modes d’action il y a, pourquoi
refuser qu’il puisse exister des techniques rationnelles capables de les
canaliser7 ?
Encore une fois, ces considérations se contentent d’exprimer un constat :
rien ne permet d’écarter l’homéopathie de la sphère de la médecine. Que
son mode d’action soit encore inconnu n’est qu’un argument de fuite ou
d’hypocrisie. Les corps physiques ont-ils attendu que la loi de la gravitation
soit identifiée et démontrée pour s’attirer proportionnellement à leur masse
et inversement proportionnellement au carré de leur distance ? Faut-il que
l’Homme nomme le monde pour que ce dernier existe ?
Calendrier lunaire ou homéopathie sont des techniques vraisemblables
bien que s’appuyant sur des approches inhabituelles. Qu’elles soient ou non
pertinentes et modélisables est une question à laquelle je ne prétends pas
répondre, et qui nécessite des recherches supplémentaires et innovantes.
Elles n’ont toutefois rien de “farfelu” par essence. Par ailleurs, elles ne
constituent que quelques-uns des nombreux outils à disposition des
agriculteurs biologiques. Imaginer que ces derniers n’utilisent que
l’homéopathie relèverait du pur fantasme, puisqu’un éleveur biologique
puisera, selon la situation, dans un large panel technique allant de la
phytothérapie à l’homéopathie en passant par les antibiotiques allopathiques
dans certains cas.

Les préparations naturelles peu préoccupantes (PNPP)

Des produits ayant fait leurs preuves


Les agriculteurs biologiques ont souvent recours à des produits naturels non
homologués, tel le désormais célèbre purin d’ortie. Cette absence
d’homologation ne témoigne pas d’une absence d’efficacité ou d’une
toxicité particulière, mais simplement du fait qu’ils appartiennent au
domaine public : comme l’homologation d’un produit de traitement agricole
est extrêmement coûteuse, seuls les produits brevetés et permettant un
retour économique sont engagés dans la procédure. C’est ainsi que la
procédure d’évaluation des risques et des bénéfices, conçue initialement
pour éviter que des produits chimiques de synthèse dangereux ne soient
diffusés, se retourne contre le bon sens et devient un outil d’exclusion des
produits les plus anciens et les moins toxiques !
Ces produits naturels, regroupés sous le terme de “préparations naturelles
peu préoccupantes” (PNPP), contiennent bien évidemment des molécules
ayant une toxicité modérée – sans quoi ils ne seraient pas efficaces pour
limiter le développement des maladies ou parasites. Mais leurs modes de
préparation et d’utilisation ont été élaborés avec soin par les communautés
paysannes au fil des générations (qu’il s’agisse de l’agriculture indienne
avec l’huile de neem ou des paysans européens avec les purins de plantes).
Un savoir paysan cumulatif échelonné sur deux mille ans est-il vraiment
méprisable et négligeable ? A condition d’en respecter les règles
d’utilisation, l’impact des PNPP sur la biodiversité, sur la qualité de l’eau ou
sur la santé humaine est considérablement plus réduit que celui des
pesticides de synthèse, et peut même être positif par stimulation de la
vitalité des plantes et apports d’éléments minéraux.

Des procédures d’évaluation inadaptées voire paradoxales


Les procédures d’évaluation des produits de traitement des plantes sont
basées avant tout sur la fréquence de leur utilisation. Cette disposition est
aberrante sur le fond. Les pesticides chimiques les plus agressifs pour le
milieu vivant (et pour les humains potentiellement) sont ceux que l’on
appelle les systémiques, c’est-à-dire des produits appliqués une seule fois en
début de croissance et qui se diffusent à l’ensemble de la plante pendant
toute sa durée de végétation. Bien qu’appliqués une fois, ces produits sont
présents pendant toute la vie de la culture, et leur mode d’action les conduit
à agir sur une vaste palette d’organismes vivants. C’est par exemple le cas
de certains pesticides utilisés pour le traitement des semences, notamment
les néonicotinoïdes (dont les formules commerciales sont notamment le
Cruiser, le Gaucho ou le Proteus) – dont l’effet dramatique sur les abeilles
et les pollinisateurs sauvages (papillons, guêpes, abeilles sauvages...)
commence à être bien connu et dénoncé depuis des années par les
apiculteurs et les naturalistes (cf. chapitre II-1). Quant aux OGM dits
“résistants aux insectes”, ils sont considérés comme équivalents à “aucune
application” alors que l’ensemble de leurs cellules produisent et diffusent
une substance insecticide pendant toute leur vie !
A l’inverse, les PNPP tel les purins de plantes, les huiles essentielles, les
décoctions végétales, etc., ont un effet biocide très limité (dans le temps et
en terme de rayon d’action). Ils nécessitent par conséquent une application
plus fréquente... mais à chaque fois très peu problématique pour le milieu et
pour la biodiversité. C’est justement parce qu’ils sont peu agressifs qu’ils
peuvent être appliqués souvent – et qu’ils doivent l’être. Dix applications de
purin d’ortie sont beaucoup moins destructrices de la vie du jardin qu’une
seule application d’un pesticide chimique à effet immédiat, lui-même moins
destructeur qu’un pesticide systémique.
Nous nous trouvons donc dans la situation paradoxale où les traitements
les moins dangereux (les PNPP) sont “évalués” négativement en raison de
leur nécessité d’une application fréquente, tandis que les pesticides les plus
dangereux voient leur dangerosité sous-estimée en raison de leur
caractéristique la plus destructrice : leur haute rémanence8. Il en résulte une
distorsion de concurrence procédurale au détriment des PNPP, et en faveur
des polluants les plus persistants.

Des présupposés culturels obstinés


Comme pour les techniques précédentes (calendrier lunaire et
homéopathie), l’analyse des faits par la plupart des scientifiques est, de
bonne foi, profondément asymétrique et profondément biaisée par des
présupposés culturels. Comme le faisait remarquer avec humour le
président d’une association de promotion des PNPP lors d’un colloque à
l’Assemblée nationale en décembre 20109, “quand on applique un produit
chimique et qu’il ne marche pas, on nous dit que l’on a mal lu la notice ou
qu’on ne sait pas l’appliquer. Mais quand on applique un produit naturel et
que ça ne marche pas, on nous dit que le produit est inefficace…”.
Avec la meilleure foi du monde – et une candeur étonnante – la plupart des
chercheurs et techniciens “éliminent” les échecs qui dérangeraient leur
croyance dans l’efficacité des techniques chimiques, en les rangeant
arbitrairement dans la catégorie des “faux” statistiques ou des
expérimentations non valides… mais traquent impitoyablement les mêmes
contre-exemples dans les techniques auxquelles ils ne croient pas. Les
secondes sont-elles réellement moins efficaces ? Il est permis d’en douter.
Mal connues, non intégrées dans un cadre méthodologique adéquat, ces
différentes techniques étonnent les agriculteurs conventionnels, qui les
regardent parfois avec condescendance ou incrédulité. Mais les agriculteurs
biologiques ne sont pas moins étonnés et incrédules devant l’emploi
immodéré de pesticides dont les dégâts sur le milieu sont évidents, ou
d’antibiotiques dont l’usage vétérinaire massif conduit à l’apparition de
souches de plus en plus résistantes et inquiétantes à long terme. S’il est
irrationnel d’utiliser une technique qui ne correspond pas au mode
d’abstraction dominant de la science réductionniste, n’est-il pas bien plus
irrationnel d’utiliser une technique dont l’effet négatif est pourtant avéré et
parfois irréversible ? Chaque technique répond à une représentation du
monde. L’important n’est-il pas qu’elle soit efficace et sans danger global ?

1 Voir glossaire.
2 Le terme planète est ici entre guillemets puisqu’il se réfère aux codes antiques, où la Lune et le
soleil étaient comptabilisés dans cette catégorie. Il serait plus exact de parler de “corps célestes
proches de la Terre”.
3 L’un des intérêts de l’homéopathie vétérinaire est de permettre de traiter, dans certains cas, un
troupeau homogène à la manière d’un individu : des symptômes différents apparaissant sur des
animaux différents peuvent être rapprochés pour choisir un remède adapté au troupeau en tant
qu’entité globale. Je précise qu’il s’agit là de résultats d’observations, de faits attestés par les
praticiens – et non pas d’une théorie a priori.
4 D’autres homéopathes emploient des complexes, qui regroupent dans le même médicament les
remèdes les plus fréquemment efficaces (sur des individus différents) pour une même maladie.
Lorsqu’il s’agit de remèdes non contradictoires entre eux et dont les effets sont modérés en cas de
mauvais choix, leur addition permet de couvrir un large spectre de malades. Ces complexes
homéopathiques permettent de se rapprocher du mode d’intervention des médicaments allopathiques,
mais restent discutés.
5 Mais cela n’est pas grave sur le fond. Peu importe le nom du virus en cause, le connaître n’y
changerait rien, et l’observation du symptôme suffit. Il est simplement intéressant de constater
l’importance superstitieuse accordée par le couple médecin-patient au fait de nommer le mal.
6 L’argument qui consiste à mettre en doute la parole de milliers d’éleveurs, et à oublier qu’ils sont
les premiers experts de l’élevage et les meilleurs connaisseurs de ce qui se passe sur leur ferme, est
profondément insultant à l’égard des paysans. Il est également particulièrement présomptueux de la
part de chercheurs qui seraient incapables par ailleurs d’assurer un vêlage ou de repérer un animal
malade par son comportement – choses familières à tout éleveur.
7 L’existence d’un effet avéré du psychisme (qui est en cause dans la plupart des cas de placebo) ne
suffit bien évidemment pas à démontrer l’efficacité de l’homéopathie ou de l’acupuncture – mais elle
suffit à démontrer que l’action chimique n’est pas la seule à pouvoir guérir, et que le rejet de
l’homéopathie s’appuie donc sur un dogme infondé et même mille fois invalidé. La porte de la
connaissance reste ouverte.
8 Rémanence : propriété d’un produit antiparasitaire dont l’action se fait encore sentir dans le temps
bien après son application. Les pesticides très rémanents peuvent être actifs plusieurs mois voire
plusieurs années après leur épandage.
9 Agir pour l’Environnement, Actes du colloque du 9 décembre 2010 “Une autre agriculture pour la
biodiversité”, mars 2011.
10. Les acteurs de la bio en France

Nous avons déjà rencontré quelques acteurs de l’agriculture biologique


française dans les pages qui précèdent. Il est utile de les présenter plus
précisément (les coordonnées des principales organisations dédiées à
l’agriculture biologique sont données en annexe 3).

L’agriculture concerne tous les citoyens

A l’origine, l’agriculture biologique était avant tout une affaire de


“pionniers” et de militants, souvent regroupés dans des associations comme
Nature & Progrès, Demeter, Soil Association, etc. En France, elle a été prise
en charge entre 1995 et 2010 par la FNAB (Fédération nationale d’agriculture
biologique) et ses groupements régionaux et départementaux, qui ont su
mobiliser les pouvoirs publics et des acteurs locaux, tout en sensibilisant de
nouveaux agriculteurs. Approchant de sa maturité, elle concerne à présent
l’ensemble des citoyens – comme toute agriculture.
Si l’on aborde l’agriculture sous l’angle alimentaire, les agriculteurs
peuvent être placés à l’origine de la chaîne : par leur activité, qui dépasse le
seul acte économique, ils permettent l’existence des aliments. Ces derniers
peuvent alors faire l’objet d’un conditionnement et souvent d’une
préparation spécifique : cette étape concerne les transformateurs, qui
peuvent se succéder pour un même produit. La mise à disposition des
aliments auprès du public est l’affaire des distributeurs (commerçant,
supermarchés…), puis leur utilisation devient celle des consommateurs, qui
sont responsables de leurs choix.
Par leur réflexion globale comme par leurs prescriptions éventuelles, les
médecins (et en particulier les nutritionnistes) interviennent également dans
le développement de l’agriculture biologique ; ils ont joué un rôle
significatif dans son émergence. Les parents d’élèves eux-mêmes sont
indirectement concernés par la problématique agrobiologique, même
lorsqu’ils ne sont pas directement consommateurs.
Mais l’agriculture ne peut pas se limiter à la production d’aliments : elle
est structurellement le lieu privilégié de la relation entre une société et son
territoire. A ce titre, elle concerne les acteurs locaux et tous les habitants
d’un territoire. C’est pourquoi l’agriculture biologique et son
développement impliquent également les élus locaux et régionaux, ainsi que
les responsables associatifs (notamment des associations de protection de
l’environnement). La solidarité planétaire et la lutte contre la faim dans le
monde étant au cœur de l’agriculture biologique, celle-ci concerne
également les associations de solidarité internationale.
Même si leur implication dans l’agriculture biologique a longtemps été
insuffisante – à quelques notables exceptions près –, les chercheurs, en
particulier les agronomes, deviennent des acteurs indispensables. La liste
peut encore s’élargir notamment aux agents d’encadrement (techniciens) et
aux gestionnaires des ressources (eau…).

Des organisations agricoles

Comme la bio est avant tout un mode de production agricole, ses principaux
acteurs sont des organisations d’agriculteurs et d’agricultrices.

Les groupements d’agriculture biologique (GAB)


Dans les années 1980-1990, les agriculteurs biologiques français ont décidé
de se regrouper à l’échelle de leurs départements puis de leurs régions.
L’objectif de ces groupements était de réunir tous les paysans bio, quelle
que soit la marque associative à laquelle ils adhéraient, quelle que soit leur
production principale (viande, lait, légumes, céréales, fruits…), quelle que
soit leur ancienneté en agriculture biologique, quel que soit le syndicat
agricole pour lequel ils sympathisaient (FNSEA, Confédération Paysanne…).
Nous retrouvons ici la “démarche ascendante” rencontrée à propos des
premiers cahiers de charges réglementaires.
Ce choix fut fondamental à plusieurs titres. D’une part, il témoignait de
la volonté de s’unir autour d’une définition commune de l’agriculture
biologique et de refuser l’atomisation en chapelles concurrentes. D’autre
part, il insistait sur l’importance d’un développement territorial de
l’agriculture, en évitant l’enfermement sclérosant dans des filières
hermétiques : dans un département donné, les éleveurs, les céréaliers et les
maraîchers doivent être complémentaires et peuvent construire des
débouchés évolutifs et complets bien mieux qu’une coopérative
spécialisée – je reviendrai sur cet aspect fondamental dans le chapitre II-6.
D’autre part encore, il permettait aux agriculteurs déjà expérimentés en bio
d’accompagner et de former les agriculteurs en conversion, en leur faisant
bénéficier de leur expérience et en bénéficiant eux-mêmes de la dynamique
des nouveaux arrivés. Enfin, et peut-être surtout, il permit aux paysans
biologiques d’être maîtres de leur développement : la force et
l’indépendance des GAB est un maillon essentiel de l’autonomie si chère aux
agrobiologistes. Dans cette démarche, les techniciens doivent absolument
être au service des paysans, et les filières au service de l’agronomie – et non
l’inverse.
Aujourd’hui, il existe un Groupement régional d’agriculture biologique
(GRAB) dans chaque région métropolitaine (ainsi que la Martinique, la
Guadeloupe et la Réunion). Il convient de faire attention au fait que ce
terme de GRAB n’est qu’un terme générique : à l’exception de deux
groupements parmi les plus récents (en Haute- et Basse-Normandie), aucun
ne porte ce nom1. Chaque groupement régional s’étant créé
indépendamment des autres, son nom est d’abord lié à une histoire locale,
tels CORABIO (Coordination Rhône-Alpes biologique), CGA Lorraine
(Confédération des groupements d’agrobiologistes de Lorraine)…
Les GRAB regroupent eux-mêmes généralement des GAB (Groupements
départementaux d’agriculture biologique) – mais certains “GAB” sont
dénommés Civam Bio. Les Civam (Centres d’initiative pour valoriser
l’agriculture et le milieu rural), fédérés au sein de la FNCIVAM, sont des
groupes d’agriculteurs innovants issus de l’éducation populaire et apparus
dans les années 1970 pour l’essentiel. Comme certains groupes Civam
s’étaient orientés vers l’agriculture biologique, la FNAB et la FNCIVAM sont
convenus d’un accord au début des années 1990 : pour éviter que plusieurs
groupes bio coexistent sur un même département, tout Civam Bio est
également considéré comme GAB, et il est adhérent à la fois à la FNCIVAM et
à la FNAB.
Il n’existe ainsi qu’un seul GAB (ou Civam Bio) par département, et un
seul GRAB par région. Ils sont la cheville ouvrière du développement de
l’agriculture biologique en France, et adhèrent à la FNAB (voir ci-dessous).
A l’échelle départementale, les GAB se chargent notamment de :
– créer des liens entre les différents agriculteurs biologiques, au moyen
de journées “portes ouvertes”, de réunions thématiques, de systèmes de
parrainage d’un nouveau producteur bio par un ancien, etc. ;
– assurer un suivi technique des producteurs (ce rôle n’est pas joué par
tous les GAB, car il est souvent délégué ou laissé aux chambres
d’agriculture) ;
– sensibiliser des producteurs à l’agriculture biologique (information…) ;
– monter les dossiers de “conversion vers l’agriculture biologique” et
accompagner les producteurs en phase de conversion ;
– organiser des formations techniques ;
– représenter et défendre les agriculteurs biologiques auprès des
différentes institutions et acteurs de l’agriculture…
A une échelle plus régionale (mais parfois aussi départementale), les
GRAB :
– assurent une communication sur la bio ;
– coordonnent des actions en faveur de la création de filières
économiques bio (et notamment l’introduction de produits biologiques en
restauration collective) ;
– animent des réseaux de “fermes-ressources” et/ou de “fermes de
démonstration” ;
– mettent en place des dispositifs d’observation de la filière ;
– assurent une coordination avec les autres acteurs de l’agriculture
biologique à l’échelle régionale ;
– représentent les agriculteurs biologiques de leur région dans les
institutions agricoles régionales et auprès de la FNAB.
Cette présentation n’est évidemment pas exhaustive, certains GAB ou
GRAB se chargeant également de veiller contre le “faux bio”, d’analyser
l’impact de l’agriculture biologique sur l’environnement, d’assurer un
“suivi qualité” en élevage par exemple, etc.

La Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France


(FNAB) Créée en 1978, la FNAB est issue de la volonté des groupements
régionaux indépendants de se regrouper au sein d’une instance de
coordination inter-régionale : la démarche est bien celle d’une fédération au
sens d’une action délibérée d’agglomération. Elle couvre la totalité du
territoire métropolitain et une partie des DOM-TOM. Surtout, elle regroupe
l’ensemble des agriculteurs biologiques français indépendamment de leur
appartenance syndicale ou associative, de leur production ou de leur région.
Tous les types de production sont ainsi représentés et organisés en
commissions thématiques, et plus de 60 % des agriculteurs biologiques
français ayant achevé leur conversion sont explicitement adhérents à la
FNAB.
La FNAB est un organisme professionnel à vocation syndicale, qui “défend
un développement cohérent, durable et solidaire de l’agriculture
biologique”. Elle sert d’interface entre les GRAB et les instances nationales
(ministères, offices agricoles, interprofessions, syndicats généralistes…), et
représente les intérêts des producteurs biologiques auprès des pouvoirs
publics et des autres acteurs agricoles.
Grâce à son réseau de groupements régionaux et sa représentativité de
l’ensemble des productions biologiques, la FNAB est depuis la fin des
années 1990 un acteur majeur du développement de la bio en France, en
tant que force de proposition en matière de politiques publiques et
réglementaires, par sa connaissance précise des situations rencontrées par
les agriculteurs biologiques sur le terrain… et de leurs attentes, ainsi que
par sa capacité à connaître rapidement la faisabilité (ou non) d’une mesure
administrative concernant l’agriculture biologique, puis à proposer des
ajustements en phase avec les réalités agronomiques et économiques
concrètes des paysans.
Elle est également adhérente à IFOAM et impliquée dans les négociations
internationales sur l’agriculture biologique, qu’il s’agisse d’actualiser les
“règles de base” internationales, de discuter du règlement européen ou
d’organiser la production de semences biologiques.

Les autres acteurs agricoles impliqués dans la bio


Plusieurs autres organisations doivent être citées, qu’elles soient
spécialisées en bio ou non.
L’ITAB : l’Institut technique de l’agriculture biologique est chargé de
coordonner les travaux de recherche appliquée concernant la bio, et de créer
des ponts avec les organismes de recherche fondamentale (Institut national
de la recherche agronomique, centres de recherche régionaux). Son conseil
d’administration est composé de représentants de l’ensemble de la
profession bio et non bio : groupements régionaux d’agriculture biologique,
FNAB, associations biologiques, syndicats généralistes, chambres
d’agriculture, instituts techniques agricoles…
Les syndicats agricoles généralistes : qu’il s’agisse de la FNSEA2, syndicat
agricole majoritaire, du syndicat “Jeunes Agriculteurs” qui en est très
proche, de la Confédération Paysanne qui est le second syndicat agricole
français, de la Coordination Rurale ou du MODEF3, tous les syndicats agricoles
sont conduits à s’intéresser ponctuellement à l’agriculture biologique.
Toutefois, pendant longtemps seules la Confédération Paysanne (au début
des années 1990) puis la FNSEA (dans les années 2000) avaient constitué des
commissions bio en leur sein.
Les chambres d’agriculture : présentes dans tous les départements, les
chambres d’agriculture (chambres consulaires dont le bureau est élu au sein
de la profession) sont chargées de l’ensemble des politiques de
développement agricole et de suivi technique. Peu investies sur la bio
jusqu’à la fin des années 1990 (à quelques rares exceptions près), elles s’y
sont davantage intéressées depuis 2000. Elles sont regroupées à l’échelon
national dans l’APCA (Assemblée permanente des chambres d’agriculture).

Les autres acteurs nationaux

Les transformateurs et distributeurs de produits bio


Le SYNABIO est issu en 2001 de la fusion de deux syndicats de
transformateurs biologiques (le SETRAB et Bioconvergence). Il est le
représentant national de l’échelon “aval” (entreprises de transformation
agroalimentaire) de l’agriculture biologique. Ses adhérents sont soit des
entreprises spécialisées en bio, soit des grandes entreprises agroalimentaires
ayant créé secondairement une gamme bio.
La distribution de produits biologiques est réalisée par une multitude
d’acteurs, des points de vente isolés jusqu’aux chaînes organisées, comme
le réseau Biocoop ou les magasins Biomonde. Ces réseaux ou magasins
spécialisés en bio ont généralement conçu des chartes exigeantes (comme la
charte “Ensemble pour plus de sens” chez Biocoop) qui vont au-delà de la
simple vente de produits bio. Par ailleurs, tous les supermarchés
généralistes proposent désormais des rayons d’aliments biologiques, plus ou
moins étendus.

Les acteurs institutionnels


Deux ministères sont particulièrement impliqués dans l’agriculture
biologique. Il s’agit évidemment du ministère en charge de l’Agriculture et
du ministère en charge de l’Environnement. Le premier est directement
actif dans la gestion des fonds de développement de la bio et dans la mise
en œuvre et le suivi des politiques agricoles nationales et européennes. Le
second a conduit (généralement avec la FNAB) des études sur les impacts de
l’agriculture biologique sur l’environnement et soutient la prise en compte
des enjeux environnementaux en agriculture.
Un groupement d’intérêt public, créé en 2001-2002, est chargé d’animer
la communication autour de la bio, de permettre des concertations
nationales, et devait à l’origine inciter la création d’une Interprofession
biologique spécifique. Il s’agit de l’Agence Bio, dont le conseil
d’administration regroupe les deux ministères ci-dessus, la FNAB, l’APCA, le
SYNABIO et l’organisation “Coop de France” (qui réunit les coopératives
conventionnelles). Sa durée, initialement limitée à dix ans, a été prolongée
en 2011, et ses missions s’achèveront en fin de compte en 2016. Elle sert de
lieu de rencontre entre les différents acteurs de la bio (au-delà de ses
administrateurs) et gère le “fonds de structuration des filières biologiques”.
L’INAO (Institut national de l’origine et de la qualité) a intégré
l’agriculture biologique lors de sa refonte en 2007. C’est au sein du Comité
national de l’agriculture biologique de l’INAO (CNAB), lui-même décliné en
commissions thématiques, que se discutent les évolutions réglementaires
européennes de la bio et leurs applications françaises.
Un réseau mixte technologique (RMT) sur la bio a été créé en 2008 pour
coordonner les différents acteurs de la recherche et de l’expérimentation en
agriculture biologique. Nommé RMT DévAB, il regroupe des membres de
l’INRA, de l’ITAB, des acteurs nationaux de la bio, des chambres
d’agriculture, des ministères concernés, des lycées agricoles et écoles
d’ingénieurs ayant des formations bio, de quelques organismes de recherche
généralistes, etc.

Les associations
Plusieurs associations spécialisées en agriculture biologique ont joué ou
jouent encore un rôle important dans le développement et l’animation de ce
mode de production en France.
C’est notamment le cas de Nature & Progrès, qui s’attache à promouvoir
les principes éthiques de l’agriculture biologique et à la replacer dans une
approche mondiale et solidaire. Il s’agit de l’une des plus anciennes
associations biologiques, créée en 1964 et ayant écrit le premier cahier des
charges de la bio. Cette association regroupe des paysans, quelques
transformateurs artisanaux et des consommateurs. Alors que les trois
collèges (agriculteurs, transformateurs, consommateurs) étaient de taille
équivalente jusqu’aux années 1990, c’est aujourd’hui le collège
“consommateurs” qui est le plus nombreux à Nature & Progrès. C’est la
raison pour laquelle j’ai choisi de classer cet acteur parmi les associations
plutôt que parmi les organisations agricoles – même si des agriculteurs y
sont encore très présents et sont directement concernés par son activité.
Je dois également citer le MABD (Mouvement d’agriculture bio-
dynamique) qui regroupe les biodynamistes français, qu’ils soient ou non
adhérents à la marque Demeter. Le syndicat SIMPLES (syndicat inter-massifs
pour la production et l’économie des simples) s’occupe de plantes
aromatiques et médicinales : sans obliger ses membres à adhérer à
l’agriculture biologique, il suit un cahier des charges qui n’en est pas
éloigné et il fait explicitement de la promotion de la bio l’un de ses objectifs
statutaires. L’association Terre & Humanisme, créée par Pierre Rabhi,
s’attache également à développer les techniques et principes éthiques de la
bio (sous le terme d’agroécologie).
Il existe par ailleurs dans quelques régions françaises des associations
régionales à vocation interprofessionnelle (les IBR : interprofessions bio
régionales), qui regroupent l’ensemble des acteurs locaux de l’agriculture
biologique. Ces associations à vocation interprofessionnelle sont fédérées
au sein de BRIO (bio des régions interprofessionnellement organisées).
De plus en plus d’associations de consommateurs spécifiques à
l’agriculture biologique voient le jour, qu’il s’agisse d’associations
nationales comme Bio Consom’acteurs ou d’associations locales
(généralement en relation avec un magasin ou un groupement
d’agriculteurs).
Enfin, de nombreuses associations peuvent être indirectement ou
ponctuellement concernées par l’agriculture biologique : elles peuvent
relever de la dimension environnementale (Agir Pour l’Environnement,
Ligue pour la protection des oiseaux, Amis de la Terre, France Nature
Environnement, Greenpeace, Générations futures…), consumériste
(confédération Consommation-Logement-Cadre de vie, Union nationale des
associations familiales, UFC-Que Choisir, Action Consommation…), rurale
(Chrétiens dans le Monde rural, Mouvement rural des jeunesses
chrétiennes) ou de la solidarité internationale (Comité français pour la
solidarité internationale…).
1 A l’inverse, il convient de ne pas confondre avec le “GRAB d’Avignon” (groupe de recherche en
agriculture biologique), qui n’est pas un groupement d’agriculteurs et n’est pas adhérent à la FNAB,
mais à l’ITAB.
2 Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
3 Confédération nationale des syndicats d’exploitants familiaux.
11. L’agriculture biologique dans le monde

Née dans l’Europe germanique (Autriche, Allemagne, Suisse) puis dans le


monde anglo-saxon (Angleterre puis Etats-Unis), l’agriculture biologique
était à l’origine adaptée au contexte de l’agriculture occidentale tempérée –
non pas par essence, mais par le hasard de sa naissance. Pourtant, comme
je l’ai expliqué précédemment, elle ne correspond pas à des pratiques figées
dans le marbre, mais à une démarche technique, environnementale et
humaine devant s’adapter à chaque milieu. Qui plus est, les travaux de sir
Albert Howard, qui furent déterminants dans l’ancrage technique de la bio,
étaient largement inspirés par son expérience d’agronome en Inde : les
techniques agricoles asiatiques n’étaient pas absentes des principes et
savoirs synthétisés en 1940 dans le Testament agricole. Enfin, les principes
de l’agriculture biologique sont particulièrement applicables aux
agricultures paysannes tropicales, puisque ces dernières tiennent
généralement compte aussi bien du milieu naturel que des savoirs humains
locaux (cf. chapitre III).
Il n’est par conséquent pas surprenant d’avoir vu l’agriculture biologique
s’adapter et s’implanter sur tous les continents et dans pratiquement tous les
pays du monde – que ce soit sous le nom d’agriculture biologique,
d’agriculture organique ou d’agroécologie.

Aperçu général

A la fin de l’année 20091, l’agriculture biologique certifiée


couvrait 37,5 millions d’hectares à travers la planète, et plus de 1,8 million
d’exploitations étaient certifiées en bio. Il faut ajouter plus de 42 millions
d’hectares consacrés à des aires de cueillette et d’apiculture, ce qui porte
à 80 millions d’hectares les surfaces garanties pour leurs pratiques
“biologiques2”.
L’agriculture biologique dans le monde fin 2009.
(Source : Agence Bio d’après FiBL, IFOAM et divers organismes européens.)

Une répartition contrastée


Avec 12 millions d’hectares, l’Australie représentait en 2009 à elle seule
32 % des surfaces biologiques certifiées de la planète… mais seulement
0,6 % des fermes bio : il s’agit de grands domaines agricoles extensifs,
hérités de l’histoire coloniale de ce pays. Un écart important existe
également entre surfaces et nombre d’agriculteurs en Amérique du Nord
(7 % des surfaces biologiques pour 1 % des agriculteurs) et dans une
moindre mesure en Europe (25,5 % des surfaces pour 14,5 % des
agriculteurs bio).
A l’inverse, l’Afrique ne certifiait que 2,7 % de ses surfaces agricoles en
bio en 2009, alors qu’elle abritait 28 % de la totalité des agriculteurs bio
mondiaux. La situation est comparable en Asie (en particulier Chine et
Inde), avec seulement 9,6 % des surfaces bio certifiées mais 40 % des
agriculteurs bio comptabilisés. Le nombre important de fermes biologiques
en Asie est essentiellement le fait de l’Inde, où étaient recensées par
exemple trois cent quarante mille fermes biologiques supplémentaires
en 2010 par rapport à 2008.
L’Amérique centrale et du Sud (notamment Argentine et Brésil) offre un
développement apparemment plus équilibré, avec 23 % des surfaces pour
16 % des exploitations.

Des grands domaines et des petites fermes familiales


En réalité, il existe dans beaucoup de pays deux types principaux de fermes
biologiques, très différents l’un de l’autre : d’une part des domaines
agricoles de type colonial (ce qui inclut également les grandes exploitations
des Etats-Unis et du Canada), avec d’importantes superficies par
exploitation et des productions souvent extensives ; d’autre part des fermes
familiales intensives, tournées ou non vers l’agriculture vivrière.
Ces deux modèles peuvent coexister dans une même région, c’est ce qui
explique l’équilibre apparent de la contribution de l’Amérique centrale et
du Sud aux surfaces et au nombre de fermes biologiques. En réalité,
l’Argentine et surtout le Brésil comportent, à côté des haciendas parfois
gigantesques, une agriculture périurbaine très vivace. Le développement
conjoint de l’agriculture biologique dans les grands domaines et dans les
petites fermes paysannes explique la situation “moyenne” de l’Amérique
latine, qui est trompeuse et qui recouvre deux réalités très distinctes.
En revanche, les grands domaines sont clairement majoritaires en
Amérique du Nord et en Australie, tandis que les fermes familiales
dominent en Afrique et en Asie. L’Europe est plus complexe, avec des
structures agricoles très variées, allant des petites fermes aux grands
domaines en passant par de nombreuses exploitations moyennes.

Une prédominance des prairies


Les deux tiers des surfaces biologiques mondiales sont occupées par des
prairies permanentes et sont donc destinées directement à l’élevage. Les
cultures annuelles (céréales, oléoprotéagineux, légumes, cultures
fourragères, textiles…) représentent 15 % des surfaces, et sont surtout
présentes en Amérique du Nord, en Europe et en Amérique du Sud. Les
cultures pérennes (café, cacao, arbres fruitiers et vignes) occupent 6 % de
l’agriculture bio dans le monde. La destination agricole des 17 % de
surfaces restantes n’est pas indiquée dans les relevés statistiques, mais elles
incluent probablement essentiellement des cultures légumières et des
systèmes familiaux de polyculture.

Une agriculture destinée à différents marchés


Il serait tentant de supposer aux grands domaines des pratiques extensives
et des débouchés internationaux, et à l’agriculture familiale une vocation
vivrière. En matière d’agriculture biologique certifiée, cette dichotomie est
probablement erronée. En l’absence de données disponibles à l’échelle
mondiale sur les types de fermes biologiques par pays et continent, nous en
sommes réduits à des informations partielles et à des déductions.
Du point de vue des pratiques agricoles, il est certain que l’agriculture
biologique familiale concentrée sur de faibles surfaces est intensive (cf.
chapitre III-1) – mais celle des grands domaines peut l’être également. Si
beaucoup d’haciendas sud-américaines et les exploitations australiennes
sont consacrées à un élevage extensif, les grandes fermes céréalières
biologiques nord-américaines ou européennes (et celles qui se consacrent
aux grandes cultures en Amérique du Sud également) ne peuvent pas être
qualifiées ainsi : leurs niveaux de rendements relèvent d’une agriculture
intensive et productive.
Du point de vue des marchés, il est incontestable que les grands
domaines biologiques d’Amérique ou d’Australie sont essentiellement
destinés à l’exportation – mais il serait faux de penser que l’agriculture
biologique certifiée d’Afrique ou d’Asie serait à l’inverse exclusivement
vivrière. En effet, les petites fermes biologiques africaines ou asiatiques qui
apparaissent dans les statistiques internationales sont des fermes certifiées.
Or, cette certification est inutile dans le cas des agricultures exclusivement
vivrières ou destinées à un marché villageois : la confiance de voisinage ou
l’autoconsommation familiale ne nécessitent pas d’investir dans une
certification payante ! Par conséquent, les “petites agricultures biologiques”
comptabilisées dans les statistiques officielles concernent essentiellement
des fermes qui, pour être familiales et de petite taille, n’en sont pas moins
destinées au moins partiellement à des marchés nationaux ou
internationaux. Ceci n’exclut pas la présence concomitante de cultures
vivrières : comme nous le verrons dans la troisième partie, les cultures
destinées à la vente sont étroitement associées à des cultures alimentaires.
Je me risque à estimer que la plupart des petites fermes biologiques
africaines sont consacrées à des cultures d’exportation ou cultures de rente
(il s’agit essentiellement de cultures pérennes), associées à des cultures
vivrières sous couvert. Les petites fermes asiatiques ou sud-américaines
sont consacrées quant à elles à la fois à des marchés locaux (légumes et
petit élevage destinés à approvisionner les villes chinoises, indiennes ou
brésiliennes) et à des programmes d’exportation, notamment dans le cadre
de coopératives pratiquant le commerce équitable3. Ainsi, 30 % des surfaces
mexicaines et 22 % des surfaces péruviennes de café étaient cultivées en
bio en 2007, et cette proportion a continué de croître depuis lors.
La vocation exportatrice des exploitations certifiées, même lorsqu’elles
sont familiales et de petite taille, est confirmée par le fait que près de 95 %
de la consommation mondiale “en valeur” des produits bio était concentrée
en 2009 en Europe et en Amérique du Nord (52 milliards de dollars sur un
marché total estimé à 54,5 milliards). Toutefois, la situation est moins
schématique si nous raisonnons “en volume” : les produits bio échangés sur
les marchés nationaux sud-américains, asiatiques ou africains sont vendus
beaucoup moins cher que sur les marchés européens et nord-américains. Il
n’en demeure pas moins que les marchés nationaux sont encore peu
développés en Asie ou en Afrique, même s’ils sont en forte croissance dans
les grandes villes chinoises ou sud-américaines.
Rappelons que je parle ici de l’agriculture biologique certifiée. Le
marché de l’agroécologie non certifiée est situé quasi exclusivement en
Afrique, Asie et Amérique latine, mais il concerne des échanges très locaux
et est impossible à estimer.

Une agriculture minoritaire… mais en forte croissance

Des statistiques incomplètes


Comme nous venons de le voir à propos des petites agricultures familiales,
les statistiques officielles sur l’agriculture biologique mondiale sont
considérablement faussées par l’absence de comptabilisation des fermes
vivrières ou destinées aux marchés villageois de voisinage : ces dernières
sont rarement certifiées, puisque la certification représente une charge
économique et n’apporte pour eux aucune plus-value commerciale. Elles
représentent pourtant un très grand nombre d’agriculteurs en Asie et dans
une moindre mesure en Afrique.
Je parle bien ici d’agriculture biologique, et pas d’agriculture
traditionnelle. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’agriculture
biologique fait appel à des techniques de pointe et des considérations
agronomiques et sociales complexes, et ne peut pas être invoquée pour
désigner une grande partie des agricultures traditionnelles africaines –
même si elles sont souvent proches de l’agriculture biologique. En
revanche, il existe en Asie (mais aussi dans certains pays d’Afrique ou des
Caraïbes) des programmes de développement explicite des pratiques
biologiques ou agroécologiques qui n’ont pas donné lieu à certification
officielle et dont les surfaces ne sont donc pas encore comptabilisées.

Des taux de croissance parfois considérables


Depuis les années 1990, l’agriculture biologique connaît des taux de
croissance importants, évolutifs selon les pays : ceux qui ont connu la
croissance la plus précoce la voient naturellement ralentir au fil du temps,
tandis que de nouvelles régions du monde se lancent dans ce mode de
production. En moyenne mondiale, le taux de croissance annuel de la bio
oscille entre 5 et 10 % par an, avec une tendance à l’accélération. En dix
ans (de 1999 à 2009), les surfaces certifiées bio dans le monde ont été
multipliées par trois et demi ; le nombre de fermes biologiques a quant à lui
été multiplié par neuf. La différence entre ces deux données témoigne de
l’intérêt pour la bio des petites paysanneries vivrières. Dans le même temps,
le marché des produits biologiques a été multiplié par quatre, et a poursuivi
une croissance de près de 8 % en 2009 et plus de 9 % en 2010, alors qu’il
s’agissait d’années de “crise agricole”.
Le continent qui connaît le plus fort taux de croissance récent est
l’Afrique, avec une progression de 150 % entre 2006 et 2009 (après une
croissance de 2 000 % entre 1999 et 2006, mais les surfaces de départ
étaient alors très faibles), et encore une progression de 17 % pour la seule
année 2009. Le taux de croissance de l’Amérique centrale et du Sud est
également très important (75 % d’augmentation entre 2006 et 2009), ce qui
est particulièrement significatif sur un sous-continent déjà bien engagé dans
le développement biologique.
La croissance est plus faible en Europe (29 % entre 2006 et 2009, et près
de 8 % en 2010) et variable en Asie et Océanie (33 % en Asie entre 2005 et
2009 après une croissance de 350 % entre 2001 et 2005 ; 130 % entre 1999
et 2004 en Océanie, mais avec une quasi-stagnation depuis 2004).
Les données peuvent évoluer fortement d’une année sur l’autre, en
fonction des décisions politiques, des programmes de développement… ou
des classifications statistiques. Ainsi, les surfaces biologiques asiatiques
avaient apparemment baissé en 2007, à cause d’une modification de la
comptabilisation d’une partie des surfaces biologiques chinoises
(moins 32 %, essentiellement du fait d’un changement dans la prise en
compte des surfaces en cueillette), alors qu’elles doublaient pratiquement
dans le même temps en Inde. Il est probable que l’Inde verra ses statistiques
augmenter très fortement dans les prochaines années, en raison de la
décision de plusieurs Etats indiens de se convertir partiellement ou
intégralement en bio (j’y reviendrai dans la troisième partie de cet ouvrage).

La situation en Europe

L’Europe fut historiquement le foyer d’origine de l’agriculture biologique.


Pour autant, la situation n’y est pas homogène et varie considérablement
d’un pays à l’autre.
Le développement de la bio est particulièrement avancé dans les pays
germaniques (Autriche, Allemagne, Suisse) et scandinaves (Suède,
Finlande, Danemark), auxquels s’ajoutent l’Italie, l’Espagne, la République
tchèque, les Etats baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Slovaquie, le
Portugal, la Belgique et la Slovénie. Dans l’ensemble de ces pays,
l’agriculture biologique dépasse 5 % de la surface agricole, avec des pointes
au-dessus de 10 % (Autriche, Suède, Suisse, Estonie, République tchèque)
ou à proximité (Italie, Lettonie). Le développement est plus modeste dans
l’Europe océanique, mais nous y constatons une croissance de plus en plus
soutenue (Espagne, Grande-Bretagne, France), tandis qu’il est encore réduit
dans une partie de l’Europe de l’Est.

L’avance germanique
Autriche, Allemagne et Suisse sont les pays des fondateurs de l’agriculture
biologique dans les années 1920-1930 (Rudolf Steiner, Erhenfried Pfeiffer,
Hans Müller). Le développement de l’agriculture biologique n’y est pas
pour autant mécanique, mais ce rappel historique témoigne d’un substrat
culturel favorable à la prise en compte de l’environnement en agriculture
dans ces trois pays. De fait, le marché des produits biologiques est
particulièrement structuré en Allemagne (premier consommateur européen
de produits bio), et l’Autriche comme la Suisse ont mis en place des
politiques de soutien aux modes de production agricole respectueux de
l’environnement.
L’Autriche occupe la position de pointe en Europe4, avec 19,4 % de ses
surfaces consacrées à l’agriculture biologique fin 2010. Cette situation est la
conséquence d’une politique volontariste de développement : dès 1991 le
pays avait mis en place une aide agroenvironnementale pour encourager la
conversion à l’agriculture biologique, complétée en 1995 par une
rémunération environnementale spécifique pour les agriculteurs certifiés
bio. Les régions de montagne et d’élevage se sont le plus massivement
converties en bio (jusqu’à 30 % de fermes bio dans le Tyrol autrichien).

Un objectif environnemental
Dans la plupart des pays européens où l’agriculture biologique occupe une
forte proportion des surfaces, son développement est la conséquence de
politiques environnementales explicites et parfois ambitieuses.
La Suisse, où 11 % des surfaces étaient cultivées en bio en 2009, a ainsi
mis en place dès 1998 un dispositif innovant d’aides à l’agriculture : les
“prestations écologiques requises” (PER). Définies dans des comités
regroupant essentiellement des spécialistes de l’environnement (et non pas
majoritairement les représentants des agriculteurs), les PER prennent en
compte à la fois les rotations, la fumure des sols, les infrastructures
naturelles (haies, prairies permanentes, fossés, bosquets…), la limitation
des traitements pesticides, la lutte contre l’érosion5… Leur mise en œuvre
donne lieu à des concertations locales associant les agriculteurs et les
usagers de l’espace rural.
Dans ce dispositif, les agriculteurs bénéficient d’aides d’autant plus
importantes que leurs pratiques sont vertueuses du point de vue de
l’environnement – contrairement aux aides PAC de l’Union européenne qui
sont attribuées à tous les agriculteurs quelles que soient leurs pratiques, puis
complétées ou corrigées par des aides environnementales aux montants
limités.
L’agriculture biologique dans l’Union européenne en 2009-2010.
(Source : Agence Bio d’après divers organismes européens.)

En Suisse, un agriculteur ne respectant pas le niveau minimum de PER ne


touche tout simplement pas d’aides publiques ; un agriculteur pratiquant la
production intégrée (très peu de chimie, recours prioritaire à la prévention,
à la lutte biologique et aux rotations) perçoit des aides partielles ; un
agriculteur biologique perçoit le montant maximum d’aides publiques. Ce
dispositif a permis à la Suisse de pratiquement éradiquer les pratiques
agricoles néfastes à l’environnement (moins de 3 % des fermes ne
respectent pas les PER) et de tirer son agriculture vers le haut, avec 11 % de
surfaces en bio et plus de 80 % des surfaces en production intégrée. La
révision des PER est possible pour améliorer encore les exigences agricoles
du pays.
La Suède, étant membre de l’Union européenne, ne pouvait pas mettre en
place un système d’aides aussi incitatif que la Suisse. Mais elle a utilisé dès
le milieu des années 1990 le cadre des mesures agroenvironnementales du
“deuxième pilier” de la PAC (Politique agricole commune) pour soutenir
particulièrement les surfaces cultivées selon les règles de l’agriculture
biologique. Ce pays présente le paradoxe d’être techniquement le premier
pays bio européen en termes de pourcentage de surfaces biologiques (avec
plus de 20 % de ses surfaces agricoles conduites en bio) mais d’apparaître
officiellement derrière l’Autriche et de ne compter formellement
que 12,5 % de ses surfaces en bio. La différence entre ces deux chiffres
tient au mode de comptabilisation :
– de fait, 20 % des surfaces agricoles suédoises sont engagées dans des
contrats agroenvironnementaux basés sur les règles de l’agriculture
biologique. Elles sont donc contrôlées (comme tout contrat d’aides
publiques) et mettent indiscutablement en œuvre les pratiques biologiques ;
– mais comme l’organisation de filières biologiques est complexe et
soumise à des “effets de seuil” (cf. chapitre IV-2), seule la moitié des
fermes bio suédoises sont engagées dans la commercialisation de leurs
produits dans les filières biologiques certifiées, et par conséquent payent
une certification bio officielle.
Cette situation témoigne du choix de la Suède de développer l’agriculture
biologique comme mode de production respectueux de l’environnement…
indépendamment de l’existence ou non d’un marché spécifique pour les
produits qui en sont issus. Mais il va de soi que la Suède construit peu à peu
ce marché, puisque la part de surfaces certifiées bio est passée de 7 %
à 12,5 % entre 2006 et 2009, et poursuit sa croissance depuis. La politique
suédoise de développement de l’agriculture biologique met désormais
explicitement l’accent sur l’organisation des filières. Pour autant, le marché
est bien venu ici dans un deuxième temps, et l’amélioration des pratiques
agricoles au bénéfice de l’environnement a d’abord été considérée comme
primordiale : c’est elle qui tire le marché, et non l’inverse.

Des pays en forte croissance


Au cours des années 2008-2010, outre l’Autriche et la Suède dont les
surfaces bio continuent à croître nettement, quatre autres pays européens
ont assisté à un fort développement de la bio : l’Espagne, l’Allemagne, la
République tchèque et la France.
Le cas de l’Espagne est le plus spectaculaire, avec une croissance
de 33 % en 2008 et de 25 % en 2009, mais avec un fort ralentissement
en 2010 (3 % de croissance seulement). Avec désormais plus 1,65 millions
d’hectares en bio, l’Espagne a ravi à l’Italie le premier rang européen en
termes de surfaces bio totales (mais reste derrière en pourcentage de la
SAU avec 6,7 %), et possède désormais une large avance.
6

L’Allemagne s’est fixé depuis le début des années 2000 des objectifs
ambitieux, qui sont progressivement réalisés. En atteignant en 2010 la barre
du million d’hectares en bio, elle talonne l’Italie en valeur absolue, et
confirme sa volonté de parvenir à moyen terme à 20 % de ses surfaces en
bio (même si le pourcentage n’est pour l’instant que de 6 %). Contrairement
à l’Espagne qui a connu une croissance brutale, l’Allemagne a vu ses
surfaces bio augmenter de façon continue et régulière depuis les
années 1990.
La République tchèque s’est fixé un objectif de 15 % de surfaces
biologiques en 2015, et connaît de fait une croissance rapide qui laisse
espérer le respect de cet engagement (augmentation de 30 %
entre 2008 et 2010, lui ayant permis de passer le seuil des 10 % de sa SAU).
Par ailleurs, ce pays prévoit une augmentation de sa consommation de
produits bio de 20 % par an.

L’agriculture biologique en France : un retard considérable… en voie de


rattrapage ?
Avec seulement 3,1 % de ses surfaces conduites en agriculture biologique
fin 2010, la France occupait à cette date le dix-neuvième rang parmi les
vingt-sept pays de l’Union européenne7. Nous pouvons indiscutablement
parler d’un “retard français”, qui n’avait cessé de s’accentuer
entre 1990 et 2008, malgré un léger rattrapage provisoire
entre 1998 et 2000.
Les acteurs agricoles français ont parfois tenté de masquer cette situation
en se focalisant sur le nombre d’hectares biologiques en valeur absolue.
Comment comparer sérieusement les surfaces biologiques d’un grand pays
agricole comme la France à celles de petits pays comme l’Autriche, la
Belgique, le Portugal, l’Irlande, le Danemark, etc.? En valeur absolue, ces
derniers apparaissent naturellement “derrière” la France, quand bien même
leur proportion de surfaces biologiques serait cinq fois supérieure à celle de
l’hexagone. Le quatrième rang apparent de la France en nombre d’hectares
bio, qui la place de toute façon derrière l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne
(et tout juste devant le Royaume-Uni depuis 2010), est illusoire et n’est dû
qu’à son statut de premier pays agricole européen.
Cette situation est d’autant plus problématique que la consommation de
produits biologiques n’a cessé de connaître une croissance à deux chiffres
depuis le milieu des années 2000, ce qui a eu pour effet de creuser l’écart
entre la production et la consommation de produits bio en France : plus du
tiers des aliments bio consommés sur le territoire français étaient importés
en 2010, non par mépris du “lien au territoire” mais par nécessité
matérielle.
Après une hausse de 16 % en 2009, qui indiquait le début d’une reprise
de la croissance, l’agriculture biologique française a connu un bond en 2010
et semble commencer à combler son retard sur ses voisins européens. C’est
ainsi qu’à la fin de l’année 2010 les surfaces biologiques françaises
représentaient 845 000 hectares, tandis que le nombre de fermes bio
s’élevait à vingt mille six cents exploitations soit près de 4 % des
exploitations françaises. Par ailleurs, huit mille cinq cents transformateurs
biologiques (coopératives, entreprises et artisans) étaient recensés en France
fin 2010.
Cette relative croissance récente pourrait permettre à la France de
rejoindre dans quelques années la moyenne européenne actuelle (4,7 % des
surfaces européennes étaient en bio fin 2009)… mais risque de la laisser
tout de même dans la deuxième moitié du peloton européen puisque la
croissance se poursuit également dans les autres pays, dont les objectifs
officiels varient entre 10 et 20 % de bio à court terme.
Par ailleurs, cette reprise française est fortement tributaire des dispositifs
publics de soutien à telles ou telles formes d’agriculture, comme en
témoigne le ralentissement sensible des conversions en 2011 suite à
l’annonce de dispositions moins favorables à la bio. Je reviendrai dans la
quatrième partie et dans la conclusion sur les questions soulevées par ce
retard français et sur ses solutions possibles.

1 Dernières données globales disponibles à la date d’édition de cet ouvrage. L’Agence Bio diffuse
chaque année une mise à jour (cf. annexe 3 : adresses utiles).
2 Sauf mention contraire, les sources de ce chapitre sont L’Agriculture biologique – Chiffres-clés,
éditions 2010 et 2011, Agence Bio. Pour certaines statistiques, les derniers chiffres précis remontent
à 2008 ou 2009, tandis que d’autres, en revanche, prennent en compte des données 2010. Les cartes
ont été gracieusement fournies par l’Agence Bio ; leurs sources détaillées sont indiquées sur le site de
l’agence (www.agencebio.org).
3 50 % du café biologique est certifié comme issu du commerce équitable (source : Agence Bio).
4 Si nous ne prenons pas en compte le cas particulier de la Suède, dont 12,5 % des surfaces étaient
formellement certifiées bio en 2009 mais dont plus de 20 % des surfaces sont conduites selon les
règles biologiques, cf. plus loin.
5 Source : Office fédéral de l’agriculture de la Confédération helvétique.
6 Surface agricole utile.
7 A cette date, seuls les Pays-Bas, le Luxembourg, la Pologne, la Roumanie, l’Irlande, la Bulgarie,
Chypre et Malte parvenaient à faire moins bien.
II

L’ENVIRONNEMENT,

UNE PRÉOCCUPATION MAJEURE


I lbiologique
est aujourd’hui admis, même par ses détracteurs, que l’agriculture
est bénéfique à l’environnement. Cela devrait aller de soi,
puisque l’origine même de l’agriculture bio se situe dans la volonté
d’inventer un ensemble de pratiques agricoles respectueuses de
l’environnement naturel et social ainsi que des cycles naturels. Pourtant, les
exemples ne manquent pas de dispositif vertueux ratant leur cible : il est
donc légitime et même nécessaire d’évaluer les résultats environnementaux
de la bio, ne serait-ce que pour identifier les inévitables points faibles et les
améliorer.
Mais au-delà de la seule vérification des impacts environnementaux des
pratiques biologiques actuelles, il est nécessaire de nous interroger sur les
techniques nouvelles d’une part, et sur les démarches globales permettant –
ou non – de définir à grande échelle une agriculture respectueuse des
équilibres territoriaux et environnementaux.
1. Un enjeu crucial pour l’agriculture

Mon propos n’est pas ici d’insister sur les dégâts environnementaux de
l’agriculture conventionnelle. Il faut pourtant bien en dire un mot, puisque
c’est la première raison pour laquelle le développement de l’agriculture
biologique s’impose à moyen terme.

Dégrader l’environnement, une fatalité ?

L’obsession de la productivité et de la chimie


De nombreux agriculteurs conventionnels et agronomes balayent la
question environnementale d’un revers de main sous prétexte qu’elle serait
une sorte de “dégât collatéral” incontournable pour disposer d’une
agriculture productive. L’idée selon laquelle agriculture productive et
intensive impliquerait nécessairement agriculture chimique est fortement
ancrée par des décennies de discours orienté, souvent de bonne foi hélas !
Je reviendrai plus précisément sur cette fausse idée reçue dans le chapitre
III-1.
Quoi qu’il en soit, l’Histoire du développement agricole français montre
que l’accès aux intrants chimiques a été un facteur de modernisation et
d’augmentation considérable des rendements dans les années 1950 à 1980.
Ce constat ne permet en aucun cas d’affirmer que cette voie technique fut la
seule qui pouvait permettre la hausse des rendements ; le fait que cette
hausse ait eu lieu est une tautologie. Mais selon beaucoup d’agriculteurs, il
fallait “en passer par là” pour moderniser notre agriculture1.
Ce raisonnement est très discutable, car les pionniers de l’agriculture
biologique avaient prouvé dès les années 1930 ou 1940 qu’il était possible
de faire autrement, et car la plupart des spécialistes du développement dans
les pays non tempérés reconnaissent que leur agriculture ne doit surtout pas
suivre la même voie sous peine de détruire leurs facteurs de production (sol,
savoirs paysans, semences adaptées…). Mais ce raisonnement n’est pas
inadmissible : dans l’état des connaissances des années 1960, peu
d’agronomes pouvaient prévoir les dégâts qui découleraient de l’utilisation
massive de la chimie en agriculture, et il est parfaitement compréhensible
que la plupart des agriculteurs aient cru très sincèrement qu’il fallait y avoir
recours.
Les pollutions agricoles ne sont pas une fatalité !
L’agriculture française souffre actuellement d’un mal profond, le fatalisme
chimique. En toute bonne foi, de nombreux agriculteurs considèrent que la
voie de l’agriculture industrielle et chimique est la seule possible, qu’il
existe une fatalité ou une règle immanente leur imposant de poursuivre dans
cette direction. La conséquence est évidente : toute critique du système
actuel est perçue comme une agression, puisqu’elle semble acculer dans une
impasse insupportable. Pour un agriculteur convaincu que l’agriculture
conventionnelle est l’unique solution technique, il n’est que deux attitudes
possibles face aux critiques virulentes des pollutions agricoles : soit le
désespoir et le suicide2, soit le déni et la politique de l’autruche. C’est ainsi
que nous pouvons entendre des éleveurs nier contre toute raison que les
algues vertes du littoral breton sont une conséquence de l’agriculture hors-
sol, ou des agriculteurs affirmer contre tout le savoir scientifique que les
nitrates seraient sans danger. Cette attitude de déni est hélas sincère car,
face à un sentiment de fatalité de la chimie agricole, elle est la seule qui
permette de se lever le matin, elle est une condition de survie
psychologique.
Mais ce déni, et plus encore ces suicides, deviennent intolérables et
terribles lorsque l’on prend conscience que leur fondement est
profondément erroné ! Ce présupposé d’une voie agricole unique et
inévitable est une paresse intellectuelle sinon une mystification criminelle.
S’il est possible d’admettre que beaucoup d’agronomes des années 1960
aient ignoré les solutions alternatives à la chimie à outrance, cette ignorance
n’est plus défendable aujourd’hui. L’agriculture biologique a fait la preuve
de son efficacité (cf. chapitre III-1), et de nombreuses pratiques issues de
l’agriculture biologique peuvent être appliquées aux fermes
conventionnelles pour réduire rapidement leur impact environnemental
(fertilisation organique, désherbage mécanique, lutte biologique contre les
ravageurs des cultures). Plus personne ne peut décemment prétendre que
nous sommes devant un choix caricatural du type “la chimie ou le chaos”.
L’alternative n’est plus aujourd’hui entre deux positions opposées
(“agriculture intensive donc polluante” et “agriculture non polluante mais
extensive”), mais entre “agriculture intensive polluante” et “agriculture
intensive et non polluante”. Qui peut décemment préférer la première quand
la seconde existe ?
L’environnement est un “facteur de production” précieux
Surtout, de nombreux agriculteurs conventionnels semblent oublier que
l’environnement est (ou devrait être) leur premier facteur de production. Il
n’est pas un adversaire à combattre, ni même un “substrat” à négliger. Une
eau polluée, ce sont aussi des animaux malades. Un sol sans biodiversité,
c’est un sol fragile, sensible au moindre aléa climatique… et
particulièrement sensible à la sécheresse ou à l’érosion. Des animaux
surmédicalisés sont d’une fragilité extrême. Des champs immenses sans
haies ni biodiversité naturelle, ce sont des boulevards à parasites. Préserver
l’environnement devrait être une priorité pour tout agriculteur soucieux
d’une stabilité économique et sanitaire à long terme ; le polluer revient à
scier la branche sur laquelle l’agriculteur est assis.

La responsabilité de notre génération


En fin de compte, peu importe si le passage par une agriculture chimique
était nécessaire dans les années 1950 à 1980 ou s’il était évitable : il en a été
ainsi et nous ne réécrirons pas le passé. Les agriculteurs contemporains ne
sont pas responsables des choix réalisés par leurs parents ou leurs grands-
parents sous la pression des agronomes et des industries agroalimentaires ;
ils en sont souvent les victimes car ils ont dû s’endetter, ils doivent faire
tourner un outil de production disproportionné, ils sont piégés dans des
systèmes économiques qui obligent à produire toujours plus, ils doivent
faire face à des troupeaux toujours plus malades à cause de la course en
avant de la résistance et de l’adaptation des organismes pathogènes.
En revanche, ces mêmes agriculteurs sont bien responsables des choix
qu’ils font (ou ne font pas) aujourd’hui. Qu’importe si la pollution de
l’environnement fut ou non une étape nécessaire hier, elle est de toute façon
un danger considérable de nos jours. Il n’est plus possible de fermer les
yeux sur la réalité contemporaine, il est nécessaire de modifier les pratiques
agricoles. L’avoir ignorée hier était admissible, la nier aujourd’hui alors que
les dommages en sont connus – et qu’il existe des solutions alternatives
efficaces et productives – serait criminel.

La pollution et le gaspillage de l’eau

Une réalité indiscutable


Même si elle n’est pas la seule cause de la pollution de l’eau en France,
l’agriculture en est très largement le premier contributeur, comme le
reconnaît un rapport du Commissariat général au développement durable
(CGDD) paru en septembre 20113. Les agriculteurs conventionnels ont
longtemps éludé le problème en rappelant que le désherbage des routes ou
des voies de chemin de fer contribue également à la pollution des eaux,
mais cet argument ne tient plus de nos jours. D’un côté, le problème de la
pollution par les nitrates est essentiellement agricole. Pour ce qui concerne
les pesticides, le désherbage des routes et voies de chemin de fer ne
représente que moins de 3 % de la totalité des pesticides commercialisés en
France ; de plus il est désormais majoritairement réalisé par des moyens
mécaniques, et sa contribution à l’épandage de pesticides tend à diminuer
constamment. L’ensemble des pesticides utilisés par les jardiniers amateurs
est quant à lui inférieur à 10 % de la totalité des pesticides commercialisés
en France (mais se concentrent sur de petites surfaces, très polluées). Si
d’autres sources de pollution existent, chacun doit “balayer devant sa porte”
et les agriculteurs ne peuvent pas nier la réalité et les conséquences de leurs
pratiques… qui consomment près de 90 % des pesticides et plus de 95 %
des engrais utilisés en France.
Dans son rapport 2006, l’IFEN4 indique que 61 % des points de contrôle
des eaux souterraines contiennent des produits phytosanitaires, ce résultat
montant à 96 % pour les eaux de surface ! Pire, les taux de pesticides sont
tels que plus du quart des eaux souterraines et la moitié des eaux de surface
sont qualifiés comme étant “de mauvaise qualité”.
La situation est plus dégradée encore lorsque l’on considère les nitrates :
la moitié des points de mesure (souterrains ou en surface) sont de mauvaise
qualité. Or, un taux important de nitrates est reconnu comme cancérogène,
ce qui conduit l’Union européenne à définir un taux maximum autorisé de
50 milligrammes par litre – et il ne s’agit que d’un plafond exceptionnel,
pas d’un niveau acceptable durablement.
Cette dégradation, constante depuis 1971, conduit de plus en plus à
l’abandon des points de captage5, de façon à concentrer l’alimentation en
eau potable sur les points les moins pollués. Mais cette démarche mène de
toute évidence dans une impasse : au fur et à mesure que les points de
captages sains seront moins nombreux, l’eau disponible deviendra
insuffisante pour les besoins humains. Que ferons-nous lorsque tous les
points de captage seront pollués ?
La pollution de l’eau provient aussi bien des pratiques courantes en
agriculture qu’en élevage. Dans les régions dites “de grandes cultures”,
l’apport des engrais chimiques de synthèse est la première cause de
pollution des nappes phréatiques, par lessivage ou lixiviation. Mais dans
une région d’élevage comme la Bretagne, la pollution des cours d’eau et du
littoral provient avant tout des épandages de lisier (déjections liquides des
élevages industriels).

Des conséquences coûteuses pour la vie aquatique… et pour l’économie


humaine Qu’il s’agisse d’une pollution par les engrais en région de grandes
cultures, ou par les déjections animales en région d’élevage intensif, ses
conséquences sont non seulement environnementales et sanitaires, mais
également économiques.
Un cours d’eau chargé en nitrates voit tout son écosystème modifié, au
profit des algues et des cyanobactéries qui prolifèrent au-delà de toute
mesure. Non seulement cela fait disparaître des espèces endémiques, mais
les algues peuvent peu à peu “étouffer” le milieu (eutrophisation extrême ou
plus précisément dystrophisation : l’eau devient pauvre en oxygène, les
échanges gazeux sont bloqués et les formes de vie supérieure disparaissent)
et les cyanobactéries peuvent émettre des neurotoxines mortelles pour les
animaux et pour l’homme.
L’eau doit être dépolluée avant de pouvoir être consommée. La seule
dénitrification de l’eau coûte en moyenne 0,16 à 0,28 euro par mètre cube
en France. Pourtant, dans la ville de Munich qui a passé l’ensemble de son
bassin versant en agriculture biologique, le coût la protection de l’eau
contre les nitrates agricoles (incluant les aides aux agriculteurs bio) est
inférieur à 0,01 euro par mètre cube, soit quinze à trente fois moins !
La pollution du littoral par les eaux de ruissellement conduit à une perte
économique considérable pour les conchyliculteurs, dont les productions
(huîtres, moules…) sont de plus en plus souvent interdites de récolte en
raison de la prolifération d’algues microscopiques (dinoflagellés) et de
cyanobactéries (avec leurs toxines) ou d’infection bactérienne ou virale. Or,
la quasi-totalité des proliférations d’algues unicellulaires et de
cyanobactéries, ainsi que l’essentiel des attaques bactériennes ou virales,
proviennent directement ou indirectement de l’excès de matières fécales et
d’azote dans les rivières qui débouchent sur les côtes. La première cause
des interdictions récurrentes de vendre des moules ou des huîtres est… la
pollution agricole des eaux de surface, bien plus qu’un protocole de test
prétendument défaillant.
La pollution des rivières et des littoraux représente également une perte
économique de plus en plus sensible en matière de tourisme, à cause de
l’invasion par les algues vertes. Pire encore, ces algues vertes produisent en
se décomposant de l’hydrogène sulfuré, gaz toxique, qui provoque des
malaises et peut même atteindre des concentrations mortelles dans les zones
les plus envahies6.

Un coût pour la collectivité… et un inquiétant retard français


L’importance primordiale de l’eau dans l’ensemble des écosystèmes et pour
la santé humaine a conduit l’Union européenne à définir des outils
réglementaires très stricts. Cette rigueur est difficilement contestable
puisqu’il s’agit bien de protéger notre propre vie !
Ainsi, la directive nitrate, datant de 1975 puis réactualisée en 1991,
impose aux Etats-membres de mettre en place une politique efficace de lutte
contre la pollution de l’eau par les nitrates. L’incapacité de la France à
appliquer cette directive en Bretagne lui vaut d’être exposée à une amende
de 28 millions d’euros, à laquelle s’ajouterait une astreinte journalière
de 118 000 euros par jour de non-respect (soit 44 millions par an s’ajoutant
aux 28 millions initiaux).
De plus, la directive cadre sur l’eau (DCE) adoptée en 2000 oblige les
Etats-membres de l’UE à atteindre un “bon état général” des eaux de surface,
souterraines et littorales en 2015. Or, le suivi effectué par les agences de
l’eau7 montre que la France est très en retard dans l’application de cette
directive, ce qui la rend susceptible d’amendes encore plus sévères. Dans le
fond, le plus grave n’est pas le risque d’amende mais le risque sanitaire : les
objectifs de l’Union européenne sont de bon sens et leur non-respect est une
irresponsabilité.

L’inefficacité des programmes régionaux


Les acteurs agricoles n’ont accepté à ce jour que des programmes modestes,
ne les obligeant pas à changer sérieusement leurs pratiques. Le résultat est
hélas éclatant… d’inefficacité. En Bretagne, par exemple, les programmes
“Bretagne Eau pure” ont coûté 500 millions d’euros
depuis 1993 (soit 35 millions d’euros par an) pour un résultat quasi
inexistant, comme en témoigne la menace de condamnation par l’UE citée
plus haut.
A titre de comparaison, ce montant permettrait de financer et
d’accompagner la conversion à l’agriculture biologique d’un tiers des
surfaces agricoles bretonnes. Si l’on ajoute au calcul les coûts indirects de
dépollution de l’eau et d’achat d’eau en bouteille, la conversion totale de la
Bretagne en bio ne coûterait pas plus cher que les mesures actuelles8, pour
une efficacité incomparable sur la qualité de l’eau (cf. chapitre II-2).

L’irrigation
Le choix de cultures spécialisées très intensives, comme le maïs, a conduit
de nombreux agriculteurs à être totalement dépendants de la ressource en
eau. Dans la plupart des régions françaises productrices de maïs, l’irrigation
semble une nécessité aujourd’hui. Ce n’est pourtant pas une fatalité : la
pratique de rotations culturales, l’implantation d’arbres (agroforesterie, en
évitant les essences susceptibles d’entrer en concurrence saisonnière avec
les cultures) et surtout le choix de variétés adaptées au milieu (lignées pures
voire “maïs de population”) permettraient de réduire très sensiblement le
recours à l’irrigation. Cette question devient aujourd’hui cruciale dans
plusieurs régions, où le manque d’eau chronique fait peser des risques sur
tout l’écosystème et sur l’ensemble des activités humaines. Il n’est plus
possible de l’ignorer.

La perte de biodiversité

Un patrimoine exceptionnel
Par la présence de quatre des cinq zones biogéographiques européennes
(atlantique, continentale, alpine et méditerranéenne), la France
métropolitaine est un véritable réceptacle de biodiversité. Elle abrite plus de
quatre mille neuf cents espèces de plantes supérieures indigènes (sans
compter plus d’un millier introduites volontairement ou non), plusieurs
dizaines de milliers d’espèces d’invertébrés et un millier d’espèces de
vertébrés. En particulier, 55 % des espèces européennes d’amphibiens
vivent en France, et 58 % des espèces d’oiseaux qui nidifient en Europe se
reproduisent en France9.
Ce patrimoine est essentiel non seulement parce qu’il est le garant
d’activités économiques (agriculture, pêche, conchyliculture, forêt,
tourisme…) ou parce qu’il constitue un réservoir de substances
pharmacologiques, mais aussi tout simplement parce qu’il est à la base
même du fonctionnement des écosystèmes et donc de la pérennité de la vie
sur notre territoire.

Un rythme de disparition dramatique


Le rythme actuel de disparition d’espèces végétales et animales dépasse de
loin tout ce que l’humanité a pu connaître : il est mille fois supérieur au
taux naturel d’apparition-disparition dû à l’évolution biologique. Dans
l’Histoire géologique de la Terre, une telle rapidité dans la dégradation de la
biodiversité n’a été observée que cinq fois, il y a plusieurs centaines de
millions d’années. A chaque fois, c’est l’ensemble de la vie qui a dû se
réorganiser à partir de “presque zéro” pour reconquérir la planète. La
dernière fois qu’une telle extinction de masse a eu lieu, c’était il y a
soixante-cinq millions d’années, et elle mit non seulement fin au règne des
dinosaures mais également à 50 % des espèces vivantes, remodelant
totalement l’organisation biologique de notre planète.
Mais la chute de biodiversité observée actuellement ne s’explique ni par
des causes astronomiques ni par des causes volcaniques : elle est
directement et explicitement due à l’activité humaine…

La responsabilité de l’agriculture
L’agriculture chimique et industrielle n’est que l’une des causes de la chute
de biodiversité (aux côtés de l’urbanisation excessive, de l’introduction
d’espèces envahissantes qui bouleversent certains écosystèmes, du
changement climatique et de la surexploitation des océans et des forêts
tropicales). Mais elle est d’autant plus importante qu’elle concerne des
surfaces considérables (54 % de la surface de la France est occupée par
l’agriculture), qu’elle constitue directement un milieu de vie pour une
grande partie des espèces sauvages (insectes, petits mammifères, oiseaux,
batraciens…), et que les pesticides agricoles sont extrêmement volatils et
contaminent de fait l’ensemble des milieux sauvages via le vent, les
brouillards et la pluie.

Les pesticides, conçus pour tuer


Les pesticides jouent ici un rôle majeur et incontestable. Ils sont par nature
des “biocides10” : ils sont précisément prévus pour tuer des insectes, des
plantes, des microorganismes… Même si certains industriels de la chimie
peuvent discuter à la marge sur l’ampleur de l’effet des pesticides sur la
biodiversité, personne ne peut nier l’existence de cet effet, puisqu’il est
consubstantiel à ces produits : ils sont leur raison d’être. Or, beaucoup
d’entre eux sont toxiques à très faible dose pour des organismes présents
dans le sol ou dans les cultures… bien que non ciblés par le traitement.
C’est ainsi que les fongicides et herbicides ne se contentent pas de détruire
les champignons parasites des cultures et les herbes adventices, mais
également les microchampignons (qui représentent jusqu’à 60 % de la
biomasse d’un sol) et une bonne partie de la microflore du sol, pourtant
nécessaires les uns comme les autres à son équilibre et à sa fertilité.
La présence de résidus de pesticides dans pratiquement toutes les eaux de
surface et la majorité des eaux souterraines (cf. plus haut) témoigne de leur
présence forte et rémanente dans l’écosystème.
Par ailleurs, les pesticides ne se contentent pas d’être présents dans les
eaux et les aliments : ils sont massivement présents dans les brouillards
(avec des concentrations pouvant atteindre 140 µg/l, soit cent quarante fois
la concentration maximale autorisée pour l’eau potable), dans l’air (plus
de 25 % des produits épandus se volatilisent) et dans l’eau de pluie11. L’INRA
de Rennes a ainsi constaté que 60 % des échantillons d’eau de pluie
comportaient des pesticides à des taux supérieurs à la concentration
maximale admissible pour l’eau de consommation. Il est devenu dangereux
pour les enfants de courir la bouche ouverte sous une averse ! Il s’agit en
effet de produits volatils : jusqu’à 70 % de certains pesticides épandus dans
un champ peuvent se volatiliser, puis retomber sur les terrains voisins une
fois piégés dans les gouttelettes de brouillard ou les eaux de pluies. Ces
constats expliquent la présence de pesticides agricoles dans l’ensemble des
milieux, y compris les milieux forestiers ou naturels et les milieux urbains.
La vie forestière est donc elle aussi confrontée aux molécules utilisées en
agriculture – sans compter les habitations, qui sont contaminées de façon
significative par les pesticides épandus dans un rayon de 1 250 mètres au
moins12.
Un exemple peut illustrer la nocivité extrême des pesticides agricoles. Le
23 octobre 2010, un agriculteur finistérien a traité un champ de salades au
Trimaton extra, en respectant les doses indiquées. De fortes pluies se sont
abattues peu après la pulvérisation du produit, l’emportant massivement
dans un cours d’eau, le Guillec. Dans les heures qui ont suivi, la totalité de
la faune aquatique a été exterminée sur 12 kilomètres, ainsi que l’intégralité
d’une pisciculture située en aval : 130 tonnes de truites d’élevage ont péri
en un quart d’heure. Pourtant, il ne s’agissait que d’un seul champ et sans
surdosage13. Un simple traitement “autorisé” peut, dans certaines conditions
météorologiques, prendre des proportions dramatiques pour le milieu
naturel, mais aussi pour les activités agricoles, piscicoles ou conchylicoles
voisines.

Le cas des pollinisateurs


Les organismes pollinisateurs ne se réduisent pas aux seules abeilles
domestiques (Apis mellifera), même si ces dernières sont emblématiques de
la crise sanitaire actuelle ; il faut leur ajouter les abeilles sauvages (qui
comptent un millier d’espèces en France et deux mille cinq cents en
Europe), les bourdons, les papillons, les diptères, les coléoptères, ainsi que
certains oiseaux. En tant qu’êtres vivants, tous sont naturellement sensibles
aux effets directs des pesticides, ainsi qu’à leurs effets sanitaires indirects
(cf. plus loin).
Le “syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles”, qui touche aussi
bien les abeilles domestiques que leurs cousines sauvages et dont l’ampleur
inquiète agriculteurs et écologues, relève probablement en grande partie de
la banalisation de l’enrobage des semences par des pesticides systémiques14,
les néonicotinoïdes (dont les noms commerciaux sont notamment le
Gaucho, le Cruiser et le Régent, auxquels il faut ajouter un produit
pulvérisé : le Proteus).
Ces derniers assurent une protection de la plante durant toute sa vie,
grâce à une très grande rémanence (capacité à perdurer dans le milieu).
Leur seule présence sur la semence originelle suffit à protéger pendant près
d’un an la plante qui en est issue et jusqu’à ses fruits ou graines – ainsi,
naturellement, que la phase intermédiaire de floraison. Ils sont donc
présents dans les pollens et le nectar, et semblent avoir un effet
particulièrement puissant sur les abeilles (domestiques et sauvages). Ce
dernier est probablement lié à l’incapacité des abeilles à réparer les gènes
endommagés par les agressions chimiques (contrairement aux autres
espèces animales, qui en sont capables dans certaines limites), ce qui les
rend particulièrement sensibles à ces pesticides : elles voient dès lors leur
système immunitaire s’affaiblir et peuvent perdre certaines facultés
d’orientation. S’il y a bien une cause “multifactorielle” à la mortalité des
abeilles, la quasi-totalité des facteurs en jeu ne deviennent mortels que par
l’existence d’un facteur primordial : les pesticides.

Le rôle des médicaments chimiques


Les médicaments allopathiques utilisés en élevage conventionnel sont
également cause d’importants dommages sanitaires et environnementaux.
Je ne reviendrai pas sur le phénomène de “course à la résistance” provoqué
et amplifié par l’usage massif d’antibiotiques vétérinaires, notamment au
sein des élevages hors-sol (cf. chapitre I-8). Mais je dois ajouter le constat
que les antibiotiques et autres médicaments vétérinaires et humains se
retrouvent toujours dans les déjections et les effluents, puis dans
l’environnement. Si la pollution due aux médicaments pharmaceutiques
humains ne relève pas de mon propos, celle qui découle des produits
chimiques vétérinaires est bien au cœur de cet ouvrage. L’exemple de
l’ivermectine est édifiant.
Cette molécule utilisée pour lutter contre les parasites du bétail possède
une toxicité aiguë sur les insectes et les organismes aquatiques. Or, elle est
présente dans les excréments longtemps après son ingestion (entre dix et
cent cinquante jours selon le mode d’administration) et contamine par
conséquent l’entomofaune – à commencer par les bousiers et autres insectes
coprophages. L’utilisation d’ivermectine sur un troupeau provoque une
mortalité considérable chez les coprophages des parcelles où paissent
ensuite les animaux, ce qui en bout de chaîne provoque un appauvrissement
notable de la faune du sol, une diminution de l’aération du sol par la baisse
du nombre de galeries creusées et son asphyxie.

Réduction des “surfaces de régulation écologique”


L’agrandissement des parcelles en agriculture conventionnelle porte
également une part notable de responsabilité dans la réduction de la
biodiversité française. En effet, les haies abritent à la fois une flore variée
(arbres, arbustes, buissons, plantes herbacées…) et une faune d’une grande
richesse (oiseaux, rongeurs, insectes très nombreux, batraciens dans les
secteurs humides, reptiles…). Plus les parcelles sont grandes, plus la
proportion de haies baisse, et plus la biodiversité est réduite. Par ailleurs, les
régions sans haies et sans bosquets (grandes plaines céréalières) ne peuvent
plus assurer la continuité écologique des milieux naturels et la circulation
des espèces pour leur reproduction ou leurs migrations saisonnières.
Au-delà, c’est la réduction de l’ensemble des milieux biologiques
agricoles qui est en cause. Les mares, les prairies humides, les prairies
sèches de montagne, les arbres isolés, les arbres morts, les murets de pierre,
mais aussi dans une moindre mesure toutes les prairies permanentes,
abritent une vie diverse, complémentaire… et fragile. Leur élimination par
souci de productivité et d’efficacité contribue à éliminer des écosystèmes
spécifiques et les espèces qui en sont dépendantes.

La baisse de la biodiversité cultivée


La biodiversité cultivée (plantes agricoles) et élevée (animaux domestiques)
n’est pas seulement intéressante en elle-même, mais également en tant que
support pour la biodiversité sauvage.
Ainsi toute variété de céréale, par son enracinement, sa croissance, les
plantes adventices15 qu’elle autorise ou non en son sein, les insectes qu’elle
favorise ou non, etc., constitue un écosystème végétal au même titre qu’un
bois – à la différence près que celui de la céréale est évolutif et saisonnier.
Or, à l’heure actuelle, six à sept variétés de blé couvrent 60 % des
cultures de blé en France… là où il existait plusieurs milliers de variétés
différentes au début du XXe siècle. Cela signifie une homogénéisation
considérable de “l’écosystème blé”, qui occupe près de 10 % du territoire
français (et 17 % de la surface agricole) et qui constitue le premier
écosystème homogène en France en termes de surfaces. Aussi, 6 % de
l’ensemble des surfaces de notre pays sont occupés par une monoculture de
six ou sept variétés végétales ! Un tel manque de diversité est
nécessairement défavorable à la biodiversité naturelle.
De la même façon, 80 % des légumes cultivés il y a cinquante ans ont
disparu de nos campagnes, et de nombreuses prairies ne sont que des
monocultures de ray-grass ou des associations très pauvres d’une graminée
et d’un trèfle. C’est toute la chaîne naturelle qui en est appauvrie.
Cette situation fragilise l’ensemble du milieu agricole, car une plante
adaptée à une région et à des pratiques agricoles spécifiques est beaucoup
moins sensible aux maladies ou aux incidents climatiques : à l’inverse, la
culture d’un très faible nombre de variétés végétales ultraproductives
provoque la simplification du “système sol” et rend l’agriculture très
vulnérable.

Des consommations énergétiques aberrantes

Comme toutes les activités humaines massives, l’agriculture est une forte
consommatrice d’énergie. Mais dans ce cas précis, il s’agit d’une aberration
historique.
En effet, le rôle premier de l’agriculture a toujours été de transformer une
énergie renouvelable (l’énergie solaire qui permet la photosynthèse et la
croissance des plantes) en énergie utilisable par les humains : d’abord sous
forme d’aliments, puisque les végétaux et animaux dont nous nous
nourrissons sont avant tout des sources d’énergie assimilables par
l’homme ; ensuite pour entretenir les animaux de trait et leur permettre de
labourer, porter, presser… ; enfin directement sous forme de bouses brûlées
dans les pays tropicaux, de graisse pour bougies en Europe, etc.
Bien entendu, l’agriculture fournit également des fibres (vêtements,
constructions…) mais elle est avant tout un gigantesque outil de recyclage
énergétique, depuis une énergie non utilisable par l’homme vers une énergie
assimilable.
Dès lors que l’activité agricole nécessite une dépense d’énergie fossile
supérieure à l’énergie libérée par les aliments consommés, elle devient un
non-sens, une totale régression historique. C’est pourtant de plus en plus le
cas du fait de plusieurs facteurs combinés :
– l’utilisation d’engrais, qui sont extrêmement gourmands en énergie
fossile (1 kilo d’azote chimique nécessite 1,2 à 1,5 litre de fioul) ;
– le transport à grande distance des intrants agricoles (aliments pour
animaux, engrais, pesticides, matériels divers) et surtout des aliments eux-
mêmes ;
– le matériel agricole, dont la construction est gourmande en énergie et
dont le fonctionnement s’appuie sur la consommation de pétrole.
En particulier, la spécialisation régionale, qui a séparé les productions
animales et végétales au mépris de l’évidence agronomique, conduit à
d’importants échanges de matière sur de grandes distances (aliments pour
bétail, engrais pour les cultures). La transformation et la distribution des
produits agricoles dans des circuits ultraspécialisés basés sur les économies
d’échelle verticales ont amené à négliger la cohérence énergétique
territoriale (qui aurait pourtant permis des économies d’échelle
horizontales – cf. chapitre II-6).
Il est inutile de s’étendre sur l’impact extrêmement négatif de ces
dépenses énergétiques sur l’effet de serre et le changement climatique,
mécanisme bien connu désormais.

Un impact sanitaire systémique

Je ne développerai pas ici l’ensemble des domaines environnementaux


concernés par l’agriculture, cela nécessiterait un ouvrage à part entière. Le
balayage des points principaux qui précèdent suffit à illustrer le lien
fondamental qui unit pratiques agricoles et environnement – et par
conséquent le levier formidable que pourrait représenter une agriculture
écologique pour la protection et la restauration de la nature.
Toutefois, je ne peux pas conclure ce chapitre sans aborder les
conséquences considérables de la pollution (y compris d’origine agricole)
sur la santé humaine16. L’ampleur de cet enjeu est illustrée par une donnée
significative : la France est le troisième plus grand utilisateur mondial de
pesticides, et le premier utilisateur européen.

Les agriculteurs, premières victimes


Les premiers à être exposés aux pesticides sont naturellement ceux qui les
utilisent, à savoir les agriculteurs eux-mêmes. De façon surprenante, même
si des travaux ont été menés aux Etats-Unis, au Canada, dans les pays
scandinaves ou en Italie, aucune étude concernant l’impact des pesticides
sur la santé des agriculteurs n’a été réalisée en France avant 1991. Depuis
cette date, la Mutualité sociale agricole (MSA) a commencé à collecter des
informations par l’intermédiaire d’un réseau de toxicovigilance puis mener
des études épidémiologiques sur le sujet.
Une étude sur la santé des agriculteurs (et plus précisément sur les
risques en matière de cancer), nommée “étude Agrican”, a bien été lancée
en 2005. Pourtant, certains résultats de recherches réalisées dans le cadre
d’Agrican (comme ceux du centre d’immunologie de Marseille-Luminy,
prouvant une forte augmentation du risque des cancers du sang chez les
agriculteurs17) ont été étouffés ou minimisés. Les premiers résultats globaux
publiés fin 2011 suggèrent que les agriculteurs sont en meilleure santé que
le reste de la population… mais omettent d’indiquer que ce constat est
avant tout lié au mode de vie (activité physique, alimentation plus riche en
fruits et légumes que le reste de la population, plus faible taux de fumeurs,
etc.), ce qui contrebalance l’effet des pesticides. En outre, l’étude a
étrangement ciblé des populations agricoles utilisant peu de pesticides, ce
qui en fausse bien évidemment les conclusions. Le fait que cette étude soit
financée notamment par l’Union des industries de la protection des plantes
(c’est-à-dire les fabricants de pesticides) incite à la plus grande prudence
sur les résultats soigneusement choisis qui en sont communiqués.
Il semble plus significatif de se pencher sur les informations issues du
comité de toxicovigilance de la MSA, même si, ici encore, elles sont peu
nombreuses à être publiées. Un médecin de cette mutualité reconnaissait
en 2006 que cent mille agriculteurs souffrent chaque année de nausées, de
troubles neurologiques et d’infections cutanées directement dus à
l’utilisation des pesticides18, c’est-à-dire plus d’un agriculteur français sur
cinq ! Les enquêtes menées par la MSA d’Aquitaine auprès des viticulteurs
de la région attestent d’un nombre inquiétant de troubles liés à l’épandage
des pesticides sur les vignes, notamment de troubles neurologiques graves.
L’Institut national de la médecine agricole de Tours attestait également
en 2001 de troubles respiratoires (outre les troubles digestifs, neurologiques
et cutanés déjà cités), et confirmait une proportion d’un agriculteur sur cinq
concerné par des problèmes de santé liés à l’utilisation des pesticides19.
Notons enfin que selon l’étude TERRE, menée en 1998 et 1999 par l’Inserm
et la MSA, le risque d’être atteint par la maladie de Parkinson est multiplié
par 1,9 en milieu agricole et par 1,8 pour les personnes longuement
exposées aux pesticides – tandis qu’une étude américaine établissait le
même type de résultats à propos de la maladie d’Alzheimer20. Le
responsable du dossier au sein de la MSA, Jean-Luc Dupupet, reconnaissait
fin 2009 dans le journal Ouest-France : “Après avoir pénétré dans
l’organisme (par les yeux, la bouche, les voies respiratoires et surtout par la
peau), [les pesticides] se stockent dans les muscles, les graisses, le système
nerveux, les os et le foie21”.
Il faut dire que les agriculteurs sont loin de toujours respecter
scrupuleusement les consignes d’utilisation, et pour cause. Porter une
combinaison intégrale lorsque l’on travaille sur une vigne en plein soleil
par 40 oC relève de la science-fiction : la température à l’intérieur de la
combinaison est tout simplement intolérable. Rester toujours calfeutré dans
la cabine du tracteur lors d’un traitement sur des grandes cultures est
rarement possible, à moins de déléguer l’opération à un spécialiste du
traitement aérien… au prix d’une pollution encore plus importante des
maisons voisines et des agriculteurs voisins pourtant non concernés. Qui
plus est, le CEMAGREF22 a montré qu’aucune cabine de tracteur n’est totalement
étanche, et une campagne de contrôle menée en 2009 par le ministère du
Travail et l’AFSSET23 a établi que neuf modèles de combinaison sur dix
destinés à la protection des travailleurs contre le risque chimique étaient
non conformes.
Ajoutons que les données qui commencent à être collectées par la MSA, et
qui éclairent de façon inquiétante les risques pris par les agriculteurs
conventionnels, ne concernent pourtant que les intoxications directes lors de
la manipulation des produits – et ne prennent pas en compte les effets
cumulatifs au long de la vie ni les effets cocktail de l’exposition à de
nombreuses molécules différentes. Les dommages des pesticides sur les
agriculteurs sont donc encore largement sous-évalués24.
Enfin, il convient de signaler que les dégâts des pesticides sur leurs
utilisateurs sont encore plus dramatiques dans certains pays tropicaux,
comme par exemple en Afrique. En effet, non seulement ces pays reçoivent
des stocks de pesticides interdits en Europe, mais de plus leurs normes
nationales souvent laxistes et l’absence d’information des paysans
conduisent à des pratiques effrayantes, comme l’utilisation de bidons de
pesticides à peine rincés en guise de contenants alimentaires. Le taux de
stérilité des jeunes paysans burkinabés de vingt ans est déjà très inquiétant.
Selon une enquête de la FAO25, 23 % des agriculteurs indiens et 25 % des
agriculteurs mexicains ont contracté au moins une fois une maladie due à
une intoxication aux pesticides.

Des perturbateurs endocriniens aux conséquences gravissimes


Beaucoup d’insecticides présentent la particularité d’être des perturbateurs
endocriniens. Ce terme signifie qu’ils agissent sur la synthèse ou l’action
des hormones par l’organisme animal… et humain. C’est notamment le cas
du glyphosate, matière active du désherbant Roundup (ou plus exactement
les molécules inévitablement issues de la dégradation naturelle du
glyphosate). Ces molécules peuvent en particulier soit se substituer aux
hormones et stimuler anormalement leurs récepteurs, soit bloquer ces
récepteurs et perturber leur fonctionnement. Lorsque l’exposition à ces
molécules survient au stade fœtal, elle peut perturber la formation des
organes.
La première conséquence de la présence de perturbateurs endocriniens
dans le milieu et dans les aliments est un dérèglement des glandes
reproductrices, qui conduit à une forte augmentation de la stérilité. Cet effet
a été montré dès les années 1980 par une étude de grande ampleur sur les
hommes stériles de l’Etat d’Israël26 : de fortes concentrations d’insecticides
étaient retrouvées dans leur sang, à savoir en particulier des organochlorés
et des polychlorés-biphényl. Il a été confirmé plus récemment par une étude
franco-argentine et une étude américaine portant sur les femmes (et
montrant un risque de stérilité multiplié par 27 en cas de manipulation de
pesticides27).
Leur effet est également marquant, et encore plus dramatique, chez les
femmes enceintes. Une synthèse d’études américaines28 atteste, dans les
régions soumises à des traitements aériens massifs de pesticides, d’une
augmentation des avortements et des prématurés, d’une plus forte
proportion d’enfants chétifs, et de retards de croissance des fœtus. Des
études plus récentes (menées par Santé Canada ou par une équipe
californienne) ont confirmé ces constats, en précisant que la période de
risque maximal se situait entre la troisième et la septième semaine de
grossesse.
Les pesticides sont également soupçonnés de provoquer des dérèglements
thyroïdiens, responsables de troubles neurologiques chez les nouveau-nés,
ainsi que des perturbations hormonales responsables des cancers de la
prostate (fréquence accrue de 24 % chez les applicateurs de pesticides selon
une synthèse américaine29).

Des effets neurotoxiques


L’effet des pesticides sur le système nerveux et leur implication comme
“facteur de risque” dans les maladies neurologiques sont de plus en plus
attestés. Outre les troubles neurologiques consécutifs à l’exposition du
fœtus (cf. paragraphe précédent), une étude mexicaine constate une moins
bonne coordination motrice et un comportement plus agressif chez des
enfants particulièrement exposés aux pesticides30. Rappelons, par ailleurs,
les études citées précédemment à propos des agriculteurs et des maladies de
Parkinson et d’Alzheimer.
Affaiblissement du système immunitaire
L’immense difficulté à réaliser des études épidémiologiques sur un tel sujet
oblige à considérer principalement des études réalisées en laboratoire, sur
des tissus cellulaires ou des petits mammifères. Ces dernières indiquent que
l’exposition aux pesticides provoque une plus grande sensibilité aux
allergies (dermites, asthme… ; les pesticides ne sont pas ici les
déclencheurs directs de l’allergie, mais conduisent les cellules à y être
nettement plus sensibles), une plus grande fragilité face aux agents
pathogènes et une proportion plus élevée de maladies auto-immunes.

Pesticides et cancers
Le lien entre pesticides agricoles et cancers est moins flagrant que celui que
nous pouvons établir avec les affections précédentes.
En effet, des synthèses d’études réalisées dans les années 1980 et 1990
aux Etats-Unis auprès de populations d’agriculteurs tendent à suggérer une
plus faible présence de la plupart des cancers du sein de cette population (à
l’exception du cancer de la prostate). Toutefois, ces travaux n’ont pas pu
faire la part des différentes causes en jeu, en particulier celle de l’équilibre
de l’alimentation (consommation plus fréquente de fruits et légumes) et de
l’activité physique : des facteurs contradictoires étaient en jeu.
A l’inverse, les études les plus récentes tendent à impliquer les pesticides
dans l’augmentation de plusieurs cancers. Ainsi, les dérivés de l’acide
chlorophénoxyacétique ont été associés avec un risque accru de Lymphome
non Hodgkinien parmi des résidents de zones de culture du riz en Italie du
Nord31. De la même manière, une étude conduite aux Etats-Unis dans une
région fortement contaminée par des herbicides organochlorés et triazines
montre une augmentation significative du risque de cancer du sein32. Un
surcroît de cancers de la thyroïde a été observé dans une population exposée
à des mélanges de pesticides organochlorés contenant de forts taux
d’hexachlorobenzène33.

Effet cocktail ou effets de synergie


L’évaluation des pesticides, préalable à leur autorisation, considère chaque
molécule comme si elle était présente seule – et comme si un organisme
vivant n’était confronté qu’à une seule molécule à la fois ! Cette démarche
pour le moins réductrice ne prend pas en compte les effets de synergie
(effets combinés de substances en mélange) des combinaisons de pesticides
ni ceux des composants dit “inertes” dans les formulations commerciales de
pesticides. L’évaluation de la dangerosité des pesticides se base sur le calcul
de la dose journalière admissible (DJA) de chaque substance, découlant
d’expérimentations animales réalisées avec une substance seule et isolée.
Or, il est évident qu’un insecte, un mammifère, un oiseau ou un humain
absorbe des traces de pesticides fort différents les uns des autres, et qui
peuvent interagir ou voir leur effet se combiner au sein de l’organisme.
Ainsi, une étude a mis en évidence dès 1996 des effets de synergie entre des
pesticides aux potentiels œstrogéniques faibles34. Les effets des mélanges de
pesticides étaient de cent cinquante à mille six cents fois plus importants
que les effets des pesticides pris isolément. Par ailleurs, le professeur Gille-
Eric Seralini a montré en 2004 que le potentiel toxique du Roundup est
supérieur à celui de sa matière active (le glyphosate), à cause de la présence
de coformulants conçus pour renforcer son action.
Chaque consommateur ingère des aliments de provenances diverses : s’il
s’agit d’aliments non bio, ils ont reçu des traitements différents au cours de
leur croissance voire de leur conservation, car une pomme, une fraise, une
salade ou une carotte ne sont pas sujettes aux mêmes maladies ni aux
mêmes parasites. Puisque la présence de résidus de pesticides est attestée
dans 40 à 55 % des fruits et légumes commercialisés en France (cf. chapitre
I-8), chaque humain absorbe par conséquent un cocktail de pesticides
variés… dont l’effet sanitaire n’est pas étudié dans le cadre des procédures
d’évaluation.

Une présence massive dans les repas non bio


Dans une étude réalisée entre juillet et septembre 2010, l’association
Générations futures a composé un petit-déjeuner, un encas, un déjeuner, un
goûter et un dîner pour enfants de dix ans, en suivant scrupuleusement les
recommandations du ministère de la Santé35, et en achetant les produits dans
divers supermarchés de la région parisienne. Au-delà des pesticides,
diverses substances chimiques ont été recherchées par plusieurs laboratoires
accrédités, spécialisés dans des analyses alimentaires.
Les résultats sont sans appel : les analyses ont montré qu’en 24 heures,
un enfant est susceptible d’être exposé, uniquement par son alimentation, à
des dizaines de molécules chimiques soupçonnées par des instances
sanitaires européennes ou américaines d’être cancérigènes ou d’être des
perturbateurs endocriniens. Plus précisément, les laboratoires ont trouvé
dans les repas d’une seule journée cent vingt-huit résidus chimiques,
représentant quatre-vingt-une substances chimiques différentes (dont trente-
six pesticides différents), quarante-sept substances soupçonnées d’être
cancérigènes et trente-sept perturbateurs endocriniens suspectés.
Or, l’exposition aux pesticides n’est pas propre aux humains. Elle
concerne l’ensemble de la chaîne biologique, des microorganismes du sol
aux mammifères en passant par les batraciens, les arthropodes ou les
oiseaux. C’est donc l’ensemble du milieu naturel qui est confronté à des
molécules aux dommages complémentaires voire cumulatifs.

Ce tableau peut sembler effrayant, ou pour le moins sévère. Il serait


purement complaisant ou alarmiste s’il se contentait d’un constat vierge,
sans solutions. Au contraire, les alternatives techniques existent et
constituent la base même de l’agriculture biologique. C’est la raison pour
laquelle il serait irresponsable de ne pas affronter franchement les dangers
des pesticides : la mise en œuvre des alternatives techniques est à la fois
possible et nécessaire. Nulle fatalité, nulle impasse, nul pessimisme. Les
choix nous reviennent.

1 Sur l’histoire des pesticides en agriculture et leurs conséquences, voir notamment les travaux de
l’association Générations futures (voir annexe 3 : adresses utiles), ainsi que Jacques Caplat, Cultivons
les alternatives aux pesticides, Le passager clandestin / Cédis, 2011.
2 Selon l’Institut national de veille sanitaire, l’agriculture est la profession connaissant le plus fort
taux de suicide en France. Leur cause est bien sûr avant tout économique (agriculteurs ruinés), mais il
serait irresponsable de négliger le rôle de la fatigue nerveuse et psychologique et du sentiment
d’enfermement dans une impasse. Beaucoup d’agriculteurs ne savent pas comment faire face à la
pression psychologique et morale puissante que leur met la société civile, alors même qu’ils ne voient
sincèrement pas de portes de sortie.
3 J’en parlerai plus précisément au chapitre IV-1.
4 Institut français de l’environnement – qui fut ensuite supprimé, ce qui a empêché la publication de
tout nouveau rapport synthétique sur le sujet depuis cette date, même si les services du ministère en
charge de l’Environnement continuent à collecter les données brutes.
5 Par exemple, dans le bassin Artois-Picardie, 40 % des points de captage utilisés en 2002 sont
désormais abandonnés ou en projet d’abandon. Dans le même ordre d’idées, 40 % des habitants de
l’Eure-et-Loir n’auraient plus d’eau potable sans la réalisation d’interconnexions à longue distance
avec d’autres captages restés relativement sains.
6 Plusieurs morts humaines et animales sont désormais clairement reliées à ce phénomène ; cf.
Ouest-France, 5 septembre 2009, “Algues vertes, un décès suspect dans les Côtes-d’Armor”, au sujet
de la mort le 22 juillet 2009 d’un ouvrier chargé du ramassage des algues vertes ; Libération,
30 juillet 2009, “Un cheval meurt asphyxié par les algues vertes”.
7 Il existe une agence de l’eau pour chacun des six bassins hydrographiques métropolitains (Loire-
Bretagne, Seine-Normandie, Adour-Garonne, Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Rhône-Méditerranée-
Corse).
8 FNAB et al., L’Agriculture biologique : un outil efficace et économe pour protéger les ressources en
eau, dossier pédagogique, FNAB / ITAB / GABNOR / FRAB-CA / ministère de l’Agriculture et de la Pêche,
2008
9 Et que dire si l’on y ajoute l’outre-mer, avec ses trois océans, ses récifs coralliens, ses atolls, sa
forêt tropicale guyanaise ?
10 Ce terme, techniquement précis, était utilisé par Rachel Carson dans son ouvrage précurseur de la
prise de conscience écologiste, Printemps silencieux (Wildproject, 2009 – première édition
américaine 1962). Il est toutefois désormais employé réglementairement en France pour désigner les
produits chimiques domestiques plutôt que les pesticides agricoles, ce qui peut induire en erreur.
11 Etude de l’INRA de Rennes en 1996, mesures régulières d’Airparif.
12 Gunier R.B., Ward M.H., Airola M., Bell E.M., Colt J., Nishioka M., et al., “Determinants of
Agricultural Pesticide Concentrations in Carpet Dust”, in Environmental Health Perspectives, 2011.
13 Il semble toutefois que l’agriculteur n’ait pas respecté les recommandations de disposer au
préalable des drains permettant une rétention du produit : ses drains étaient situés dans le sens de la
pente et ont facilité son évacuation au lieu de la limiter. Mais cet exemple est fort illustratif d’une
réalité technique incontournable : les consignes de sécurité pour l’utilisation des pesticides sont très
souvent inapplicables… et inappliquées.
14 L’adjectif “systémique” signifie ici qu’ils sont présents dans l’ensemble des parties des plantes
ainsi traitées, et qu’ils s’y maintiennent durant une longue période.
15 Les plantes adventices sont les plantes autres que celles faisant l’objet de la culture agricole
volontaire. Elles sont généralement nommées mauvaises herbes par les agriculteurs, mais sont loin
d’être toujours néfastes à la culture qui les abrite (elles n’ont parfois qu’un effet très secondaire sur
les rendements – mais certaines sont réellement problématiques pour la culture).
16 Les lecteurs souhaitant approfondir cette question sont invités à visiter le site de l’association
Générations futures et à lire les ouvrages de François Veillerette (cf. bibliographie et annexe 3 :
adresses utiles).
17 Source : Ligue contre le cancer.
18 Nicolino Fabrice et François Veillerette, Pesticides – Révélations sur un scandale français,
Fayard, 2007.
19 Alternative Santé – L’Impatient, avril 2001.
20 Lewin R., “Parkinson’s Disease : An environmental cause ?”, in Science, 229, p. 257-258, 1985.
21 Ouest-France, 14 novembre 2009.
22 CEMAGREF : Institut de recherche en sciences et technologies pour l’environnement (anciennement
Centre national du machinisme agricole, du génie rural, des eaux et des forêts).
23 Agence française de sécurité sanitaire et de l’environnement.
24 Le cas de Yannick Chénet, dont la leucémie a été officiellement reconnue par la MSA comme
“maladie professionnelle” (et qui est décédé en janvier 2011) pourrait faire école et libérer la parole.
25 Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
26 Pines et al., “Some Organochlorine Insecticides and Polychlorinated Biphenyl Blood Residues in
Infertile Males in the General Israeli Population of the Middle 1980’s”, in Archives of Environmental
Contamination Toxicology, 16, p. 587-597, 1987.
27 Multigner Luc et Alejandro Oliva, “In Human Reproduction”, in Publication de la Société
européenne de reproduction humaine et d’embryologie, vol. 16, p. 1768, 2001 ; Greenlee Ane R., Tye
E. Arbuckle et Chyou Po-Huang, “Risk Factors for Female Infertility in an Agricultural Region”, in
Epidemiology, 14, p. 429-436, 2003.
28 Pew Environmental Health Commission, “Healthy from the Start – Why America needs a better
system to track and understand birth defects and the environment”, in John Hopkins School of Public
Health, Baltimore, 1999.
29 Van Maele-Fabry G. et J. Willems, “Prostate Cancer Among Pesticide Applicators : A meta-
analysis”, in Int Archives Occupation Environmental Health, 77, p. 559-570, 2004.
30 Guillette Elizabeth A., María Mercedes Meza, Maria Guadalupe Aquilar, Alma Delia Soto, Idalia
Enedina Garcia, “An Anthropological Approach to the Evaluation of Preschool Children Exposed to
Pesticides in Mexico”, in Environmental Health Perspectives, 106, p. 347-353, 1998.
31 Fontana A. et al., “Incidence Rates of Lymphomas and Environmental Measurements of Phenoxy
Herbicides : Ecological analysis and case-control study”, in Archives of Environmental Health, 53-
56, p. 384-387, 1998.
32 Keetles M.A. et al., 1997, “Triazine Herbicide Exposure and Breast Cancer Incidence. An
ecologic study of Kentucky counties”, in Environmental Health Perspectives, 105-11, p. 1222-1227.
33 Grimalt J.O. et al., “Risk Excess of Soft Tissue Sarcoma and Thyroïd Cancer in a Community
Exposed to Airborne Organochlorinated Compound Mixtures with a High Hexachlorobenzene
Content”, in International Journal of Cancer, 56-2, p. 200-203, 1994.
34 Arnold et al, “Synergistic Activation of Estrogen Receptor with Combinations of Environmental
Chemicals”, in Science, 272, p. 1489-1492.
35 Ainsi cinq fruits et légumes frais par jour ont été inclus dans la journée, de même qu’au moins
trois produits laitiers et un litre et demi d’eau.
2. La bio, une excellence environnementale

L’agriculture biologique a été inventée explicitement pour protéger


l’environnement et s’appuyer sur le milieu naturel au lieu de le combattre ;
il n’est pas surprenant qu’elle ait des effets excellents en la matière.
Toutefois, les bénéfices environnementaux de la bio ne vont pas
nécessairement de soi car les choix réalisés auraient pu “ne pas marcher”, et
il était donc indispensable de réaliser des études nationales et
internationales pour s’en assurer. Aujourd’hui, les bénéfices
environnementaux de l’agriculture bio sont avérés et indiscutables.
Les bienfaits de la bio sur l’environnement sont de deux types : des effets
directs liés aux obligations explicites des cahiers des charges et des
réglementations nationales ou européennes ; des effets indirects liés aux
changements de pratiques globales imposés par le respect de ces
réglementations.

Des références indiscutables

Bien que l’étude des effets de l’agriculture biologique soit souvent


relativement récente et parfois encore partielle, celle de ses effets
environnementaux commence à être très bien étayée.

Des travaux de longue haleine


Comme l’agriculture biologique s’inscrit dans des cycles naturels parfois
très longs, l’étude de ses impacts environnementaux ou de sa productivité
doit s’appuyer sur de longues périodes. C’est pourquoi deux grands
programmes de recherche sont menés en Suisse et aux Etats-Unis, de façon
totalement distincte, depuis une trentaine d’années. En Suisse, le FiBL1 mène
depuis 1978 une comparaison entre trois types d’agricultures (biologique,
biodynamique, conventionnelle) sur le même site de Therwil (près de Bâle),
donc dans des conditions de sol et de climat identiques. Aux Etats-Unis, le
Rodale Institute et l’université Cornell pilotent depuis 1981 une
comparaison du même type à Kutztown (en Pennsylvanie).

Des études thématiques


D’autres chercheurs ont analysé un domaine environnemental précis. Ainsi
une équipe de biologistes anglais, menée par D.G. Hole, a passé en revue
plus de soixante-dix études internationales pour déterminer les impacts de
l’agriculture biologique sur la biodiversité. Par ailleurs, l’INRA de Mirecourt
a mesuré et analysé avec précision les niveaux de pollution de l’eau sous
des parcelles menées en agriculture bio et en agriculture conventionnelle ;
l’association anglaise Soil Association a étudié le stockage de carbone dans
le sol en bio ; l’association française Solagro s’est penchée sur les
consommations d’énergie en agriculture bio, etc. Le détail de ces études (et
d’autres) est relevé dans la bibliographie.

Des études synthétiques


Enfin, plusieurs régions françaises se sont attachées à effectuer un suivi
transversal de leurs différentes productions biologiques en les comparant
avec les productions conventionnelles (Aquitaine, Provence-Alpes-Côte
d’Azur, Picardie…), ce qui permet de disposer de données précises et
pluriannuelles. Surtout, le ministère chargé de l’Environnement et la
FNAB
2
ont réalisé en 2005-2006 un inventaire détaillé des pratiques
agroenvironnementales en agriculture biologique, sur la base d’un
échantillon représentatif composé de cent cinquante fermes biologiques,
comparé à un autre échantillon de deux cent quatre-vingt-une fermes
conventionnelles. Cette étude, qui mesure des usages “réels” et non
théoriques, permet de vérifier que les fermes menées en agriculture
biologique, malgré la diversité de leurs pratiques, ont en moyenne un
impact environnemental très positif comparé aux pratiques agricoles
générales.
Le croisement de ces différentes études permet d’établir des constats
solides en faveur de l’agriculture biologique, comme l’a d’ailleurs montré
également en août 2010 le RMT DévAB (réseau mixte technologique pour le
développement de l’agriculture biologique) dans sa synthèse “Agriculture
biologique et environnement, des enjeux convergents”.

Des effets directs

Les règlements (européen et mondial) de l’agriculture biologique


interdisent notamment les produits chimiques de synthèse. Ce choix a des
effets très positifs dans plusieurs domaines, et notamment sur la qualité de
l’eau et la biodiversité du sol.
Effets directs sur la qualité de l’eau
La suppression des engrais chimiques et des pesticides de synthèse a un
effet considérable sur la qualité de l’eau. Ce sont bien avant tout les
molécules chimiques de synthèse qui polluent progressivement les nappes
phréatiques et les cours d’eau : leur abandon est la solution la plus efficace
pour restaurer la qualité de l’eau.
Il ne faut pas négliger pour autant la possibilité d’une pollution par les
engrais naturels, qui est possible lorsqu’un agriculteur épand de grandes
quantités de lisier (déjections liquides), de fumier (déjections solides avec
paille) ou de compost (résultat d’une évolution aérobie du fumier) sur une
parcelle donnée. Le résultat peut être localement aussi catastrophique
qu’avec les engrais chimiques, comme en témoigne la situation des cours
d’eau en Bretagne, due à l’excès d’engrais liquides issus des élevages hors-
sol (porcs et volailles) ou intensifs (vaches laitières). Or, l’agriculture
biologique interdit en principe également les engrais organiques liquides
non compostés3 et limite de toute façon les apports d’effluents d’élevages à
cent soixante-dix unités par hectare et par an, ce qui évite ce dernier
risque – les quantités apportées par l’immense majorité des agriculteurs bio
sont d’ailleurs en réalité très inférieures à ce maximum. De plus, les
règlements biologiques imposent une plus faible densité d’animaux dans les
élevages de porcs et de volailles, ce qui limite le volume de déjections.
Le simple respect rigoureux des règlements biologiques permet donc
d’assurer la protection d’une ressource fondamentale à toute la vie et en
particulier à l’humanité : l’eau. Il va de soi que d’autres actions sont
toujours nécessaires pour garantir cette qualité à grande échelle
(surveillance des pollutions industrielles, traitement des eaux urbaines
usagées), mais l’agriculture peut réduire considérablement ses impacts par
la seule adoption des techniques biologiques élémentaires.

Effets directs sur la biodiversité


La prise en compte de la vie du sol est l’un des fondements principaux de
l’agriculture biologique. Non seulement la bio interdit les produits de
synthèse, mais de plus elle n’autorise pas tous les pesticides naturels et tend
à limiter leur usage : seules les cultures dites pérennes comme la vigne et
les arbres fruitiers sont conduites à utiliser régulièrement des pesticides
naturels, ainsi que dans une moindre mesure le maraîchage. En systèmes de
grandes cultures et plus encore en systèmes d’élevage, les études concluent
à une utilisation pratiquement nulle des produits phytosanitaires, même
naturels. Par conséquent, l’activité microbienne est nettement plus
importante dans les sols conduits en bio, comme en témoignent les travaux
des pédologues Claude Bourguignon, Yves Hérody ou Dominique
Massenot.
Mais cet effet se retrouve à tous les échelons du territoire, et une synthèse
de soixante-seize études internationales confirme que la biodiversité est
beaucoup plus importante dans les fermes biologiques qu’en agriculture
conventionnelle4, avec :
– une flore plus riche (jusqu’à trois fois plus d’espèces végétales) ;
– davantage de bactéries, microchampignons et nématodes, ayant une
activité biologique supérieure ;
– plus de vers de terre (jusqu’à dix fois plus de vers de terre par mètre
carré en bio, selon certaines études prises en compte) ;
– un plus grand nombre de papillons, de scarabées et d’autres
arthropodes ; et à la fois un plus grand nombre et une plus grande diversité
d’araignées ;
– davantage de mammifères (rongeurs) ;
– et nettement plus d’oiseaux, avec un bien plus grand nombre d’espèces
présentes.
J’insiste sur le fait que les mesures indiquent non seulement un plus
grand nombre d’individus pour chaque embranchement ou genre considéré,
mais également un plus grand nombre d’espèces, de races ou de variétés,
ainsi qu’une plus grande activité pour les microorganismes. Il existe bien
entendu quelques situations particulières et quelques contre-exemples, mais
ils sont souvent dus à des facteurs extérieurs ou à la nouveauté de la
conversion bio de la ferme étudiée – or l’évolution de la biodiversité prend
nécessairement plusieurs années.
Ce bienfait est un facteur-clef de la pression environnementale de
l’agriculture : la notion de biodiversité résume en fin de compte la
préservation de la nature au sens large, puisqu’elle témoigne à la fois de
l’état des milieux et de la santé de ses habitants. En maintenant et en
améliorant la biodiversité sauvage, l’agriculture biologique contribue ainsi à
la protection des paysages, des grandes dynamiques territoriales de
régulation naturelle, de la faune et de la flore… ainsi que des humains qui
en dépendent.
Un effet direct sur la consommation d’énergie
La fabrication des engrais chimiques est extrêmement dépensière en
énergie. La production d’une unité d’azote (1 kilo) nécessite par exemple
entre 1,2 et 1,5 litre de fioul – ce qui fait de la synthèse des engrais la
première dépense énergétique de l’agriculture conventionnelle, même si elle
se perçoit peu puisqu’elle n’est pas réalisée sur les fermes elles-mêmes.
Par conséquent, l’abandon total des engrais de synthèse permet à
l’agriculture biologique de réduire considérablement les consommations
énergétiques et de redonner à l’agriculture un bilan énergétique positif
(l’énergie fournie par les aliments redevient supérieure à l’énergie fossile
consommée pour les produire). Nous verrons plus loin que ce bilan diffère
selon les productions, mais qu’il reste dans tous les cas meilleur en
agriculture biologique.

Des effets indirects mais très sensibles

Effets indirects sur l’eau et la biodiversité


L’agriculture biologique va bien au-delà de la simple absence de produits
chimiques de synthèse. La gestion de la fertilité ainsi que la maîtrise des
adventices (mauvaises herbes) et des parasites ou maladies des cultures
imposent la mise en œuvre de pratiques globales dont certaines sont
extrêmement bénéfiques à la biodiversité et à l’eau :
– utilisation de variétés végétales résistantes et adaptées au milieu ;
– rotations des cultures (alternance de cultures d’hiver et de printemps,
alternance entre les familles de cultures, présence régulière de
légumineuses…) ;
– maintien ou plantation de haies en pourtour des parcelles ;
– maintien ou restauration d’éléments de régulation naturelle (mares,
talus, arbres isolés, murets) permettant d’abriter les prédateurs des
“nuisibles” des cultures et donc d’accroître considérablement la biodiversité
locale, en particulier l’entomofaune (insectes) et les batraciens ;
– désherbage par des méthodes mécaniques (herse étrille, bineuse,
buttoir, houe rotative) ;
– implantation de cultures intermédiaires (qui limitent fortement
l’érosion et le ruissellement, et piègent les nitrates) ;
– plus faible chargement (nombre d’animaux par hectare) dans les
élevages de ruminants (bovins, ovins, caprins), ce qui réduit les apports de
déjections ;
– plus forte proportion de prairies dans les systèmes d’élevage.
Ce dernier point est à la charnière de l’effet direct et indirect. En effet, le
règlement biologique européen impose un minimum de 60 % de fourrages
dans l’alimentation des ruminants – il s’agit donc bien d’une règle
obligatoire, dont l’application conduit indirectement à augmenter les
surfaces en prairies (en lieu et place du maïs, d’autres céréales ou de
protéagineux5). Mais l’implantation des prairies est généralement d’une
ampleur supérieure à la seule obligation légale. Enfin, il faut savoir que les
prairies biologiques sont composées d’un très grand nombre d’espèces
(généralement cinq à sept espèces pour les prairies temporaires et quinze
espèces voire davantage pour les prairies permanentes) : cette
caractéristique, très favorable à la biodiversité, est justifiée par la nécessité
de mettre en place des prairies qui restent productives dans toutes les
conditions climatiques, et qui incluent une part importante de légumineuses
pour assurer un apport azoté naturel6.
Ainsi, l’impact positif de l’agriculture biologique sur la biodiversité et la
qualité de l’eau est renforcé par un ensemble de pratiques indirectement
imposées ou suggérées par les règlements. Ces pratiques sont appliquées de
façon plus ou moins systématique par les agriculteurs bio, ce qui montre
l’existence de marges de progrès et la possibilité d’amplifier encore
l’impact environnemental de la bio par des conseils adaptés et par des
dynamiques territoriales.

Consommations énergétiques
Plusieurs agronomes ont attiré l’attention sur le fait que le passage en bio ne
conduit pas nécessairement à une baisse de la consommation d’énergie sur
la ferme, car il peut imposer une augmentation du nombre de passages du
tracteur (préparation du sol et désherbage mécanique). Cette remarque est
judicieuse en théorie, et parfois avérée pour des fermes spécialisées en
grandes cultures et récemment converties en bio. Toutefois, outre la baisse
très nette et incontestable des consommations énergétiques dues aux engrais
(cf. plus haut), les études sur de grands nombres de fermes témoignent en
moyenne d’une baisse d’un quart des autres consommations énergétiques.
En particulier, il est possible d’identifier une baisse sensible des
consommations énergétiques indirectes dues aux achats d’aliments (du fait
de la nécessité d’autonomie en protéines pour les élevages), ainsi qu’une
baisse légère de la consommation moyenne de fioul, malgré quelques cas de
hausse (par augmentation du nombre de passages du tracteur).
Il apparaît que même dans les fermes de grandes cultures, les passages de
tracteur nécessités par la préparation du sol et le désherbage mécanique
diminuent rapidement lorsque l’agriculteur acquiert une meilleure maîtrise
des techniques biologiques alternatives (travail du sol plus superficiel,
désherbages mécaniques ne nécessitant pas plus de passages que ceux de
leurs collègues utilisant les traitements chimiques). Des bilans précis ont été
réalisés par différentes études systématiques7, qui montrent clairement
l’avantage énergétique des pratiques biologiques – j’y reviendrai dans le
chapitre III-1.

Des domaines plus complexes et des marges de progrès

Je détaillerai dans le chapitre suivant la question de l’impact de la bio sur le


dérèglement climatique, c’est pourquoi je ne l’aborde pas ici – même s’il y
aurait naturellement une place.

Une forte baisse des pesticides… malgré quelques cas particuliers


L’agriculture biologique permet de réduire considérablement l’usage des
pesticides (même naturels) dans la plupart des cas et en “chiffres moyens”.
En effet, dans les systèmes de grandes cultures ou d’élevage, la conversion
à l’agriculture biologique permet de supprimer pratiquement la totalité des
traitements dits phytosanitaires (soin des plantes) – même en prenant en
compte les produits naturels. Ainsi, non seulement il n’existe de toute façon
plus aucun traitement par des produits chimiques de synthèse, mais de plus
le nombre de traitements par des produits autorisés en bio est inférieur à
deux traitements par an dans 80 % des fermes biologiques (données
constatées statistiquement). Et nous parlons ici de produits nettement moins
toxiques que ceux de l’agriculture chimique.
Toutefois, il existe 20 % de fermes biologiques qui utilisent encore des
traitements (naturels, bien entendu), à savoir les cultures pérennes et dans
une moindre mesure le maraîchage. En effet, ces cultures imposent des
traitements réguliers, du fait de la grande difficulté à réorganiser la
géographie des cultures pour utiliser les régulateurs naturels (puisqu’une
culture pérenne est installée pour longtemps, il n’est pas aisé d’y réinstaller
des haies et une diversité d’espèces). En viticulture et en arboriculture,
l’importante inertie temporelle rend difficile l’emploi de variétés adaptées à
un milieu ou à une pathologie. L’adaptation au milieu est toujours possible,
mais elle prend du temps puisque les agriculteurs qui se convertissent en
bio ne vont pas arracher du jour au lendemain toutes leurs vignes ou leurs
arbres fruitiers pour changer de variétés ; l’adaptation à des champignons
ou des bactéries est encore plus délicate compte tenu de la rapidité
d’évolution des pathogènes. Dans le même temps, la spécialisation
régionale renforce la présence de pathologies fongiques ou d’insectes
notamment.

Le cas du cuivre : un “problème” exagéré


C’est pour cette raison que les viticulteurs et arboriculteurs biologiques sont
conduits à utiliser des produits de traitement d’origine minérale ou végétale,
en premier lieu desquels le cuivre. Toutefois, les produits utilisés en
agriculture biologique sont bien moins rémanents8 que ceux utilisés en
agriculture conventionnelle, et leur incidence sur l’écosystème est
généralement moins négative que celle de produits chimiques systémiques.
Il est important de rappeler trois faits essentiels.
D’abord, les agriculteurs bio sont soumis aux mêmes règles sanitaires
que tous les agriculteurs. Qui plus est, les doses de cuivre autorisées par
hectare de cultures bio (6 kilos par hectare et par an au maximum) sont
encore plus limitées qu’en agriculture conventionnelle, et son usage n’est
autorisé qu’après accord de l’organisme certificateur.
Ensuite, le cuivre a rarement une incidence sur la qualité de l’eau (il n’est
pas lessivé), mais agit surtout sur la vie du sol. Or, des mesures réalisées
dans différents terroirs viticoles montrent que les sols biologiques sont plus
riches en microorganismes que les sols conventionnels9 : cela suggère que
l’usage du sulfate de cuivre reste moins toxique que les produits chimiques
utilisés en agriculture conventionnelle.
Enfin, les centres de recherche en agriculture biologique mènent des
travaux pour réduire l’usage de ces produits, mais bénéficient de beaucoup
moins de moyens que les centres de recherche en agriculture
conventionnelle – il existe donc encore de larges marges de progrès
technique dans ce domaine.
Aussi, même si les traitements naturels réalisés en viticulture et
arboriculture biologique restent insatisfaisants, ils sont bien moins
nombreux et bien moins toxiques que ceux pratiqués en agriculture
conventionnelle. Cette dangerosité moindre est attestée par l’analyse des
résultats concrets, qui contredisent les affirmations théoriques péremptoires
des détracteurs de la bio au sujet du cuivre : une parcelle viticole biologique
traitée avec du cuivre abrite davantage de biodiversité qu’une vigne
conventionnelle. En outre, les doses autorisées en bio sont régulièrement
revues à la baisse, et des programmes de recherche travaillent sur des
procédés permettant de réduire drastiquement les quantités de cuivre
utilisées.

Consommation d’eau
Les fermes biologiques utilisent moins d’eau pour l’irrigation que les
fermes conventionnelles, mais la différence n’est pas vraiment indiscutable
pour l’instant.
D’après les études disponibles, il semble que les fermes qui pratiquaient
une irrigation notable avant leur conversion continuent à irriguer une fois en
bio, mais en réalisant un suivi très précautionneux des volumes consommés.
En revanche, pour les fermes où l’irrigation était secondaire ou difficile, la
conversion en bio conduit souvent à réduire le recours à l’irrigation en
modifiant les rotations ou les variétés utilisées.
Surtout, si la conversion à l’agriculture biologique se développait à
grande échelle, elle conduirait logiquement à une baisse importante de
l’irrigation puisque la bio interdit les systèmes agronomiques aberrants
comme ceux que pratiquent les maïsiculteurs spécialisés. Ces derniers
cultivent du maïs plusieurs années de suite sur la même parcelle, ce qui est
impossible en bio : un développement massif de l’agriculture biologique
imposerait de modifier les systèmes agronomiques et réduirait par
conséquent fortement le besoin d’irrigation.

La gestion de l’azote
L’utilisation des légumineuses (qui synthétisent de l’azote organique à partir
de l’azote atmosphérique) et du compost permet aux agriculteurs
biologiques de se passer sans grandes difficultés de tout engrais azoté
chimique. Toutefois, ces techniques ne garantissent pas à elles seules
l’absence d’impact négatif sur l’environnement. L’addition de
l’implantation de légumineuses et de l’apport de compost sur la même
parcelle peut en théorie, dans certains cas, conduire à une surfertilisation
azotée et à des fuites d’azote dans l’eau. Il peut en être de même avec
l’apport massif de compost sur de petites surfaces (par exemple en
maraîchage). En outre, des prairies labourées en automne, qu’elles soient
bio ou conventionnelles, conduisent à des fuites d’azote en hiver si elles ne
sont pas immédiatement occupées par des cultures dites “pièges à nitrates”.
Ces risques, qui ne sont pas propres à la bio, restent toutefois très
rarement avérés dans les fermes biologiques. En particulier, la
surfertilisation par du compost est directement surveillée et interdite par le
règlement bio, qui limite l’apport d’azote à cent soixante-dix unités par
hectare et par an. Quant à un excès ponctuel dû à une éventuelle sous-
estimation des légumineuses, il resterait de toute façon très restreint – et
considérablement inférieur à l’excès d’azote rencontré dans la plupart des
fermes conventionnelles. Enfin, les agriculteurs biologiques sont
généralement soucieux d’éviter de laisser une parcelle “nue” en hiver, et ne
sont pas coutumiers d’un labour de prairies à l’automne sans implantation
de “pièges à nitrates”… bien que cette pratique ne soit pas formellement
prohibée actuellement et qu’il ne puisse pas être exclu que quelques cas
isolés se produisent. Quoi qu’il en soit, ces quelques écarts ne concernent le
cas échéant qu’une infime proportion des fermes biologiques, et leur effet
est dérisoire comparé aux dégâts de l’épandage systématique d’azote de
synthèse et de lisiers.

Une diversité de situations


Les différents effets indirects de la bio peuvent être plus ou moins efficaces
selon les fermes : selon le degré d’ancienneté en bio (les fermes les plus
anciennement conduites en bio ont bien entendu des impacts
environnementaux indirects plus sensibles, car les pratiques systémiques
sont plus abouties que dans une ferme récemment convertie) mais aussi
selon le degré d’implication dans la logique bio. Il n’est pas contestable que
certaines fermes se contentent d’appliquer simplement le texte de la
réglementation européenne, sans remettre en cause l’ensemble de leurs
pratiques, et n’ont alors qu’un impact environnemental mesuré – bien que
réel, grâce à l’effet essentiel de la suppression des produits chimiques de
synthèse. D’autres fermes vont beaucoup plus loin, en réorganisant toutes
leurs pratiques pour créer un système de polyculture-élevage complexe
extrêmement favorable à l’environnement, en plantant des haies, en
maintenant des mares, etc. D’autres encore tiennent à réduire toutes les
consommations énergétiques indirectes et mettent un point d’honneur à
commercialiser leur production sur des marchés de proximité, pour
supprimer le transport des denrées à grandes distances.
Sur un autre plan, la situation initiale des exploitations qui se
convertissent à l’agriculture biologique peut être très différente d’un cas à
l’autre. Une ferme de cultures et/ou d’élevage de quelques dizaines
d’hectares peut assez rapidement mettre en œuvre les techniques
systémiques préconisées en agriculture bio. Mais à l’inverse, il n’est pas
simple pour une exploitation de plusieurs centaines d’hectares de réduire de
façon drastique la taille de ses parcelles, de réimplanter des dizaines de
kilomètres de haies, de réhabiliter des points humides, de restaurer des talus
qui ont été arasés depuis longtemps10, etc. Pour autant, même si l’effet
environnemental absolu d’une conversion bio de ces grandes exploitations
n’est pas aussi important que celui d’une ferme de polyculture-élevage, son
effet environnemental relatif (comparativement à l’état écologique antérieur
à la conversion) reste très positif.
Malgré ces réelles différences entre les fermes biologiques en matière
d’effets environnementaux indirects, il est établi que les pratiques réelles
“moyennes” des agriculteurs biologiques sont très positives sur
l’environnement. L’existence ponctuelle de quelques fermes appliquant les
règles a minima ne doit pas cacher une réalité statistique cruciale :
l’excellence environnementale globale des fermes biologiques est attestée,
tant en matière de protection de l’eau, de la biodiversité, des sols que de
l’air.
Par ailleurs, les effets indirects de l’agriculture biologique sur
l’environnement relèvent de pratiques ayant un effet global sur le système
agricole et son écosystème adjacent. Ces pratiques ont un effet de
stabilisation du milieu naturel qui va bien au-delà de la seule parcelle ou de
la seule exploitation agricole. En maintenant des haies, des talus et des
mares, en cultivant des variétés végétales diversifiées, en assurant une
structuration des sols en profondeur, etc., les agriculteurs biologiques
sécurisent l’ensemble du territoire environnant. Outre la réduction très nette
de la présence des pesticides dans les brouillards et le vent, une forte
proportion de parcelles bio dans une commune, c’est également :
– moins d’érosion et moins de risque d’inondation (les sols bio assurent
une meilleure rétention d’eau11 ; la présence de haies et la plus grande
proportion de prairies limitent le ruissellement) ;
– une plus grande présence de pollinisateurs (abeilles sauvages,
papillons, bourdons et autres nombreux insectes) ;
– le maintien de prédateurs naturels des faunes invasives (rongeurs,
insectes) ;
– le maintien d’une mosaïque paysagère indispensable à la stabilité
biologique et à la limitation des épidémies.

1 FiBL : Forschungsinstitut für biologischen Landbau – Institut de recherche pour l’agriculture


biologique.
2 FNAB : Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France.
3 Bien que le nouveau règlement européen tolère le lisier “dilué” ou fermenté.
4 Hole et al., “Does Organic Farming Benefit Biodiversity ?”, in Biological Conservation no 122,
p. 113-130, 2005.
5 Cette disposition est toutefois moins incitative que dans le règlement animal biologique qui était en
vigueur entre 2000 et 2008, où le seuil était fixé à 70 %.
6 Les légumineuses présentent l’avantage de synthétiser de l’azote organique à partir de l’azote
gazeux atmosphérique, grâce à la présence de bactéries symbiotiques sur leurs racines, les
rhizobiums.
7 Cf. Jacques Caplat, Mise en place et analyse d’une collecte de données agroenvironnementales sur
les pratiques de l’agriculture biologique, ministère de l’Ecologie, du Développement et de
l’Aménagement durables / FNAB, octobre 2006.
8 La rémanence caractérise la durée de présence d’un produit dans la plante ou dans le milieu. Les
pesticides très rémanents sont particulièrement dangereux puisqu’ils restent présents parfois plusieurs
années après le traitement.
9 En témoignent, en particulier, les travaux des microbiologistes des sols Yves Hérody et Claude
Bourguignon, qui constatent une activité biologique très supérieure dans les sols des vignes
biologiques comparativement aux sols des vignes conventionnelles. Les travaux de Rémi Chaussod, à
l’INRA de Dijon, tendent aux mêmes conclusions.
10 Toutefois, une telle évolution radicale est parfaitement possible, comme en témoigne le domaine
de la Bergerie de Villarceaux, en Ile-de-France, qui a profondément modifié son parcellaire et
restauré son environnement naturel en 15 ans de pratiques biologiques. Sur un domaine
de 400 hectares ayant initialement des parcelles dépassant 50 hectares, plus de 10 kilomètres de haies
et plusieurs dizaines de kilomètres de bandes enherbées ont été implantées, les parcelles ont toutes
été réduites à moins de 8 hectares, un élevage bovin a été introduit, et des arbres sont plantés dans le
cadre d’une expérimentation d’agroforesterie.
11 Cf. étude du Rodale Institute citée au chapitre III-5.
3. L’agriculture biologique

face au dérèglement climatique

Les études menées sur le rôle de l’agriculture dans l’effet de serre sont
encore trop récentes pour dégager des certitudes. Pour autant, les travaux en
cours suggèrent que l’agriculture biologique est bénéfique pour plusieurs
raisons.

L’agriculture, victime ou source de l’effet de serre ?

L’activité agricole est menacée par les dérèglements climatiques…


Les crises alimentaires des années 2007-2008 puis 2010-2011 nous ont
rappelé combien l’agriculture peut être tributaire des conditions
climatiques. Une année plus sèche, plus humide ou avec une amplitude
thermique inhabituelle et ce sont les rendements qui baissent, voire
s’effondrent, dans une partie du monde. Or, les changements climatiques ne
consisteront pas en une augmentation linéaire des températures, mais se
traduiront avant tout par la multiplication d’incidents et d’irrégularités
thermiques ou pluviométriques de ce genre. Même s’il est difficile de
modéliser avec précision les modifications climatiques attendues,
l’agriculture, en tant qu’activité fortement dépendante du climat, sera une
des premières à en subir les conséquences. Certains impacts des
changements climatiques sont déjà visibles, et dans les pays où les
dérèglements climatiques déstabilisent les écosystèmes, c’est à travers
l’agriculture que les populations en ressentent les premiers effets.

… mais elle contribue à l’augmentation de l’effet de serre


L’agriculture mondiale s’est largement recomposée au cours de la seconde
moitié du XXe siècle. Les systèmes agricoles locaux, intenses en travail
humain, sont passés, dans de nombreuses régions du monde, à des systèmes
fortement mécanisés, spécialisés et intensifs en intrants de synthèse. Dans
les pays tropicaux, où demeure une agriculture traditionnelle et paysanne,
l’explosion des échanges agricoles a tout de même bousculé les pratiques.
Elle a notamment encouragé les techniques intensives en intrants, en
énergie, et la mise en culture de nouvelles terres pour des productions
souvent destinées à l’exportation, mais aussi à la consommation locale,
dans un contexte d’explosion démographique.
Selon le GIEC1, les émissions directes de gaz à effet de serre agricoles
représentaient en 2006 14 % des émissions mondiales, et avaient connu une
croissance de 9 % entre 1990 et 2004. Cette part atteignait en France 19 %
des émissions nationales. Une telle proportion est loin d’être négligeable :
tout changement de pratiques permettant de la réduire peut avoir un impact
significatif sur le bilan français.
Plus précisément, l’agriculture rejette directement trois gaz à effet de
serre : le dioxyde de carbone (CO2, qui représente 9 % des émissions
agricoles françaises), le méthane (CH4, qui entre pour 40 % dans les
émissions agricoles françaises) et le protoxyde d’azote (N2O, qui représente
à lui seul 51 % des émissions agricoles en France). Il convient de noter que
le CH4 et le N2O sont respectivement vingt-cinq et deux cent quatre-vingt-dix-
huit fois plus puissants que le CO2 en termes de réchauffement.
A ces émissions directes, il est nécessaire d’ajouter les nombreuses
émissions indirectes : fabrication des intrants (engrais, matériel,
bâtiments…), changement d’affectation des sols, transformation des
aliments, conditionnement, stockage réfrigéré, transports. Les quatre
dernières émissions indirectes citées ici concernent l’aval de la filière et ne
sont pas prises en compte dans le calcul des 19 % de contribution agricole,
mais elles devraient s’y ajouter (et les transports alimentaires peuvent
représenter une masse d’émission non négligeable). Quant au changement
d’affectation des sols (défrichages… et libération du carbone stocké dans
les sols forestiers), ils représentent une cause majeure à l’échelle planétaire,
avec 17 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Des incertitudes
De nombreux facteurs d’émissions sont en discussion. C’est le cas de celui
du N2O des sols lié à l’utilisation des engrais azotés car il est très sensible
aux conditions climatiques, pédologiques, etc. Il serait compris entre moins
de 1 % et 5 % de l’azote épandu, fourchette très importante compte tenu des
tonnages d’engrais azotés utilisés dans le monde et du très fort potentiel de
réchauffement du N2O (deux cent quatre-vingt-dix-huit fois plus que le CO2).
Il en est de même pour les facteurs d’émissions de CH4 entérique des bovins
(dépendants de la race et de l’alimentation) et des facteurs d’émissions
associés au changement d’affectation des sols (liés au taux de carbone des
sols).

L’agriculture biologique réduit les émissions de gaz à effet de serre

Non-utilisation d’engrais de synthèse


Une partie des gaz à effet de serre produits par l’agriculture provient de la
fabrication et de l’utilisation des engrais (et dans une moindre mesure des
pesticides) : l’épandage de 100 kilos d’azote chimique sur 1 hectare
contribue autant à l’effet de serre qu’une voiture moyenne
parcourant 10 000 kilomètres2. Or, l’agriculture biologique interdit tout
usage d’engrais chimiques de synthèse, et les remplace par des engrais
organiques (le plus souvent compostés). Elle permet donc de réduire
directement les émissions de gaz à effet de serre lors de l’étape de
fabrication des engrais de synthèse (pas d’utilisation en bio), dans les sols
fertilisés (les engrais organiques, et surtout l’azote apporté par les
légumineuses, permettent à l’azote d’être lié au complexe argilo-humique,
et d’être par conséquent moins sujet à vaporisation sous forme de N2O), et
lors du processus de maturation des effluents (le compost produit beaucoup
moins de gaz à effet de serre lors de sa maturation aérobie que le fumier en
tas et surtout que le lisier ; la hausse des émissions de N2O lors de cette étape
est largement compensée par une forte baisse des émissions de CH4 et de
CO2).

Le cas de l’élevage : nécessité d’une approche globale


L’élevage de ruminants (bovins, ovins, caprins) est indiscutablement une
source importante de méthane – quel qu’en soit le mode de production. En
particulier, certains travaux récents estiment qu’une vache nourrie “à
l’herbe” (aliments à base de cellulose) produit légèrement plus de méthane
qu’une vache nourrie par des céréales et des protéagineux (aliments à base
d’amidon). Mais ce constat est fortement biaisé pour deux raisons
principales.
D’une part, il convient de raisonner par unité de surface et non par
animal. A nombre d’hectares égaux, un agriculteur biologique ou
“herbager” conservera moins de vaches… et ne produira donc pas plus de
méthane ! C’est un exemple typique de raisonnement “toutes choses égales
par ailleurs” sans signification : toutes choses ne sont jamais égales par
ailleurs dans la réalité. Il convient de comparer un vrai élevage intensif et
un vrai élevage à l’herbe, et non pas des entités animales virtuelles.
D’autre part, même en conservant le biais initial, le calcul devient
favorable aux élevages herbagers (comme l’est, par nécessité, l’agriculture
biologique) dès lors que la contribution des prairies au stockage de carbone
dans les sols est prise en compte.
Il n’est donc pas surprenant que les résultats obtenus par les bilans
énergétiques PLANETE réalisés par le Réseau agriculture durable montrent
que les éleveurs les plus performants énergétiquement sont ceux qui
nourrissent leurs troupeaux essentiellement à l’herbe. Ils atteignent une
efficacité énergétique de deux, ce qui signifie que l’énergie obtenue sous
forme de lait représente le double de l’énergie fossile primaire mise en
œuvre (4,5 équivalent fioul pour 100 litres de lait). A l’opposé, les élevages
en zéro pâturage (ce qui est le cas de la quasi-totalité des troupeaux
composés de plus de cent vaches laitières) ont une efficacité énergétique d’à
peine 0,5… c’est-à-dire une énergie obtenue égale à seulement la moitié de
l’énergie fossile dépensée (20 équivalent fioul pour 100 litres de lait
produits).
Enfin, relocaliser la production animale en soutenant les élevages
biologiques à l’herbe, diversifiés et intégrés aux cultures, permettrait de
réduire les échanges mondiaux d’aliments du bétail (et les défrichages
dramatiques qui y sont associés) et le transport longue distance de produits
agricoles (aliments du bétail, viande congelée, etc.).
Ces différentes considérations permettent d’établir qu’un élevage
biologique, nécessairement à l’herbe et intégré dans une rotation
agronomique complexe (favorable à la structure du sol et donc à la
séquestration de carbone, cf. paragraphe suivant), possède un impact
nettement positif sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

La question des tracteurs


La part des gaz à effet de serre rejetés par les machines agricoles ne semble
pas significativement plus faible en agriculture biologique qu’en agriculture
conventionnelle, suivant les premières études réalisées. Cependant, les
résultats ne sont pas unanimes, certains travaux évoquant une baisse
sensible en bio. Quoi qu’il en soit, les agriculteurs biologiques n’utilisent
pas plus souvent leur tracteur que les agriculteurs conventionnels, bien au
contraire : certains systèmes de culture conduisent à réduire fortement le
nombre de passages dans les champs, les interventions mécaniques (herse
étrille, bineuse…) étant moins nombreuses que les interventions des
agriculteurs conventionnels pour traitements chimiques.
Cet aspect est manifestement très variable d’une ferme à l’autre, aussi
bien en bio qu’en conventionnel, et les pratiques actuelles ne permettent pas
de caractériser d’amélioration notable en agriculture biologique occidentale.
En revanche, les systèmes d’agroécologie tropicale, qui est basée sur la
main-d’œuvre humaine et la traction animale, permettent une nette baisse
des émissions dues aux tracteurs… puisque cette agriculture biologique à
base traditionnelle n’a pas recours à la traction motorisée. C’est le cas
notamment dans une grande partie de l’Asie et de l’Afrique.

L’agriculture biologique améliore la structure des sols

La structure des sols et leur taux de matière organique ont des effets à la
fois sur la séquestration de carbone et sur la résilience – c’est-à-dire la
capacité à faire face à des incidents climatiques.

Séquestration de carbone
Le sol est le plus important réservoir de carbone de la planète, puisqu’il en
stocke 615 milliards de tonnes dans les vingt premiers centimètres et
2 344 milliards de tonnes jusqu’à une profondeur de trois mètres. Or les
labours profonds, le remplacement de prairies par des cultures annuelles, et
l’utilisation des engrais chimiques ont conduit à réduire considérablement
ce stock de carbone dans les sols des exploitations intensives occidentales.
En France, dans les sols limoneux en grande culture du Bassin parisien ne
recevant pas de fumure organique, la teneur en carbone du sol a diminué de
60 % en cinquante ans, passant de 1,7 % à 0,7 % de carbone. C’est dire le
volume de CO2 qu’il est possible de restocker par des pratiques plus
adéquates !
L’agriculture biologique permet justement d’augmenter la séquestration
du carbone dans les sols, pour de nombreuses raisons cumulatives :
fertilisation organique (compost ou fumier) ; part importante des prairies
(40 % de la surface bio française sont composés de prairies permanentes) ;
rotations diversifiées avec des cultures dérobées ; enherbement des
interrangs en cultures pérennes ; labour moins profond.
Une synthèse réalisée par la Soil Association de diverses études à travers
le monde montre que la conversion en agriculture biologique permet de
stocker en moyenne 400 kilos de carbone par hectare et par an, soit
l’équivalent de près de 1 500 kilos de CO2. A titre d’exemple, l’agronome
Claude Aubert a calculé que simplement grâce à la séquestration de carbone
dans le sol, la conversion de la totalité de l’agriculture française à la bio
permettrait de diminuer les émissions totales de CO2 d’environ 30 millions
de tonnes par an pendant au moins vingt ans, soit 6 % du total des
émissions françaises3. A l’échelle planétaire, il faut ajouter des vertus
supplémentaires : la pratique des cultures associées (fréquente en
agriculture biologique tropicale), qui améliorent encore la capacité de
stockage de carbone lorsqu’elles combinent culture pérenne et culture
annuelle, ainsi que la régénération des prairies tropicales dégradées qui
permet de stocker des volumes encore plus importants.

Résilience
Enfin, l’agriculture biologique apparaît particulièrement apte à s’adapter
aux changements climatiques (notion de “résilience”). Ainsi, le Rodale
Institute, qui compare depuis 1981 trois types de parcelles (rotation
biologique courte, rotation biologique longue, rotation conventionnelle), a
montré en 2004 que, lors des cinq années de sécheresse rencontrées depuis
le lancement de l’étude, les systèmes biologiques ont obtenu dans la grande
majorité des cas des rendements supérieurs à ceux des systèmes
conventionnels. Par ailleurs, l’année 1999 a été marquée en Pennsylvanie
par la succession d’une sécheresse estivale et de pluies torrentielles en
septembre. Les résultats sont sans appel, avec des rendements supérieurs
dans toutes les parcelles biologiques (à l’exception d’une seule). Cette
situation de stress extrême a été particulièrement suivie par l’institut
(mesure régulière de la biomasse, de la couverture du sol, de la dynamique
de l’eau en surface et en profondeur…).
Ce résultat est dû à une meilleure rétention d’eau dans le sol (les rotations
complexes, les prairies et la fertilisation organique améliorent
considérablement la structure du sol et son taux de matière organique), une
plus grande biodiversité dans les sols, et une plasticité technique (utilisation
de techniques et de variétés adaptées aux différents milieux, valorisation
des savoirs paysans).
Cette caractéristique est particulièrement précieuse à une époque où les
incidents climatiques risquent de se multiplier : contrairement aux idées
reçues, l’agriculture biologique pourrait obtenir à long terme de meilleurs
rendements que l’agriculture conventionnelle même en milieux tempérés
nord-américains et européens. C’est l’une des raisons pour lesquelles le
rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation a mis en
avant l’agriculture biologique (sous le terme tropical d’agroécologie)
comme la mieux à même de nourrir l’humanité à moyen terme, en
s’appuyant notamment sur sa résilience4 – mais j’y reviendrai précisément
dans la troisième partie.

Des marges de progrès

Si la bio est incontestablement bénéfique à la lutte contre le dérèglement


climatique d’un point de vue agronomique, elle possède encore plusieurs
marges de progrès.

Les serres chauffées


Avant d’être un problème, le phénomène de l’effet de serre est une aubaine
pour la vie sur Terre, puisqu’il permet aux températures d’être globalement
tempérées à la surface de notre planète, alors que l’espace environnant est
glacé. C’est son augmentation et son emballement qui sont dramatiques
aujourd’hui – mais non son existence.
Ce phénomène est d’ailleurs utilisé depuis longtemps en agriculture,
puisque c’est cette dernière qui lui donne son nom : un espace enveloppé de
plastique ou de verre transparent permet d’abriter en période fraîche des
cultures nécessitant une chaleur importante, et en période froide des
cultures devant rester autant que possible à l’abri du gel. Les serres
agricoles sont utiles pour assurer une production maraîchère printanière ou
automnale, c’est-à-dire pour étaler la période de l’année où les produits
alimentaires sont disponibles.
Mais cette utilité n’est écologiquement acceptable que si elle est
strictement basée sur l’énergie solaire. Seules les serres non chauffées, les
serres “passives” qui optimisent la lumière naturelle du soleil, sont
décemment acceptables en agriculture biologique. A l’inverse, les serres
chauffées (par le fioul ou l’électricité) sont une aberration énergétique,
puisqu’elles consomment une énergie non renouvelable et polluante.
C’est la raison pour laquelle les organisations historiques de l’agriculture
bio refusent le recours à des serres chauffées. Pourtant, le règlement
européen sur l’agriculture biologique ne les interdit pas, et certains
domaines agricoles industriels ne se privent pas actuellement de les
employer pour assurer la production de légumes de contre-saison ou
excessivement précoces. Cette tolérance est incohérente, et contraire aux
objectifs de lutte contre l’effet de serre anthropique. Le chauffage de serres
par la méthanisation de déchets verts pourrait quant à lui se discuter, mais à
la condition de rester un “sous-produit” et de ne pas devenir une activité qui
s’autojustifie hypocritement.

Le transport des produits agricoles


La question du transport des denrées alimentaires n’est pas spécifique à
l’agriculture biologique : elle ne peut pas faire pire que l’agriculture
conventionnelle sur ce plan. Mais beaucoup de consommateurs s’indignent
que certains circuits commerciaux à très longue distance puissent exister en
bio. Leur préoccupation est légitime, mais la situation est plus complexe
qu’il n’y paraît.
Il est probable que le bilan global des produits bio en matière de transport
soit très nettement meilleur que celui des produits conventionnels – même
si la validation formelle de cette hypothèse demanderait une étude
multifactorielle très lourde qu’aucun organisme n’a encore mise en place. Je
me risque toutefois à la formuler, en me basant sur deux constats vérifiés et
convergents. D’une part, l’agriculture biologique recourt à beaucoup moins
de consommations intermédiaires (alimentation du bétail et engrais) que
l’agriculture conventionnelle : ce fait est mesuré et valorisé dans les “bilans
PLANETE” (cf. ci-dessus et chapitre III-1), qui montrent le mauvais bilan
énergétique de l’élevage en général, mais le bilan positif des élevages
biologiques autonomes. Ces études confirment que la pratique d’un élevage
herbager permet de réduire considérablement les transports
intercontinentaux d’aliments du bétail, ce qui limite donc forcément le
recours aux transports de l’agriculture biologique prise dans sa globalité.
D’autre part, la proportion des “circuits de proximité” dans le marché
biologique est très supérieure à celle du marché conventionnel, ce qui
signifie à nouveau un moindre recours aux transports.
Par ailleurs, tout transport alimentaire à longue distance n’est pas
incohérent. Les échanges d’aliments sur plusieurs milliers de kilomètres
existaient bien avant l’utilisation des énergies fossiles. La question qui doit
alors se poser est celle des modes de transport utilisés : avion ou bateau ?
camion ou train ? voies terrestres ou fluviales ? Les réponses seront
naturellement différentes (ainsi que les impacts énergétiques) selon qu’il
s’agit d’aliments non périssables à court terme (café, épices…) pouvant être
transportés lentement, ou d’aliments périssables (fruits…). Il est intéressant
de savoir que la Soil Association (principale organisation bio britannique –
et l’une des plus importantes au monde), par exemple, refuse de labelliser
les produits transportés par avion.
Enfin, il n’est pas possible de relocaliser à très court terme les circuits
alimentaires : s’alimenter uniquement en aliments produits à moins
de 100 ou 150 kilomètres d’un lieu d’habitation n’est envisageable que tant
que cette pratique est ultraminoritaire. Elle est impossible à généraliser à
toute la population des grandes villes (et encore moins de la mégalopole
francilienne) puisque les bassins agricoles voisins sont largement
insuffisants pour la nourrir. Cette évolution doit être progressive, et il faut
exiger de la bio des efforts mesurables et non pas une perfection impossible.
Mais comment être intransigeants sur ce point alors que la production
biologique française est nettement insuffisante pour faire face aux
demandes des consommateurs ? La résolution de ce problème doit d’abord
s’appuyer sur un développement de l’agriculture biologique locale et sur
des plans de conversion ambitieux à l’échelle des territoires.

En fin de compte, la contribution de l’agriculture biologique à la lutte


contre le dérèglement climatique est indéniablement positive rapportée à
l’hectare… même si elle est moins forte lorsqu’on la rapporte au volume
alimentaire produit (ce dernier calcul étant très discutable car les
hypothèses utilisées par les chercheurs sont artificiellement défavorables à
la bio, comme nous le verrons au chapitre III-1). Dans tous les cas, elle
reste très bénéfique sur le plan des pratiques agronomiques – mais elle
pourrait l’être bien davantage si les modes de transport et quelques
techniques douteuses comme le chauffage des serres étaient pris en compte
dans les règlements.

1 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.


2 Sources : inventaire national CITEPA et guide GES’TIM.
3 Aubert Claude, “Stocker du carbone dans le sol, un enjeu majeur”, in “L’Agriculture au cœur du
projet écologiste”, EcoRev’, no 35, juillet 2010.
4 De Schutter Olivier, Pour nourrir le monde, l’agroécologie surpasse l’agriculture industrielle à
grande échelle, communiqué de presse du 22 juin 2010.
4. Pourquoi les bio refusent-ils les OGM ?

Loin d’être une position irrationnelle ou “de principe”, l’opposition des


agriculteurs et des consommateurs biologiques aux organismes
génétiquement modifiés (OGM) est le résultat d’une analyse aussi bien
économique que scientifique. Rappelons que les fondateurs – et de
nombreux responsables actuels – de l’agriculture biologique furent des
scientifiques (médecins, agronomes, biologistes… mais aussi généticiens ou
économistes1). Tout comme le rejet des produits chimiques de synthèse, le
refus des OGM découle d’une excellente connaissance de leurs tenants et
aboutissants scientifiques, économiques et politiques. Il s’agit bien d’un
point de vue d’experts – discutable, mais argumenté.

Qu’est-ce qu’un OGM ?

Gène ou fragment d’ADN ?


Un OGM est un organisme vivant (plante ou animal) dont le matériel
génétique a été modifié par une intervention humaine directe à l’échelle de
la cellule reproductrice. En pratique, pour les plantes, cela signifie qu’un
fragment d’ADN (support de l’information génétique) d’un végétal ou d’une
bactérie a été introduit au sein des chromosomes d’un autre végétal
(appartenant ou non à la même espèce).
Une précision de vocabulaire s’impose : je refuserai de parler ici de
transfert de gène, car un gène ne se résume certainement pas à un fragment
d’ADN. Les promoteurs des OGM tendent à confondre les deux, et affirment
qu’ils sont capables “d’introduire un gène dans une cellule”. Cette
approximation est totalement fausse, et s’appuie sur une vision
réductionniste et archaïque de la génétique. Un gène est une information
extrêmement complexe, régulée non seulement par le fragment d’ADN qui
l’exprime théoriquement, mais également :
– par les autres séquences d’ADN qui l’entourent (dont les fabricateurs
d’OGM ne tiennent hélas pas compte, alors qu’elles peuvent réguler voire
parfois modifier profondément l’expression de la séquence considérée) ;
– par les chaînes moléculaires qui vont les transcrire (l’ARN, qui se rend
dans le cytoplasme cellulaire pour “ordonner” la fabrication de la protéine
codée par l’ADN) ;
– et surtout par l’environnement cellulaire dans lequel la transcription va
se faire (conditions de pH, composition moléculaire, etc.).
En fonction de l’environnement cellulaire, la “forme” globale de la
protéine codée par le même fragment d’ADN peut considérablement changer,
ainsi que ses propriétés et ses effets. Autrement dit, l’expression d’un
fragment d’ADN ne sera pas la même selon la cellule où il se trouve :
déplacer de l’ADN ne permet absolument pas de déplacer “un gène” dans son
ensemble. Lorsqu’un biochimiste transfère un fragment d’ADN d’une cellule
à une autre, il ne peut ni transférer les gènes régulateurs environnants
(puisqu’il faudrait pour cela reprendre tout l’ADN de la cellule initiale !), ni
les outils de décodage (l’ARN), ni l’environnement cellulaire et donc la
manière dont la protéine codée pourra se conformer spatialement (structure
secondaire et tertiaire de la protéine). En d’autres termes, personne ne sait
transférer un gène, et la question est pratiquement un non-sens. Nous
savons seulement transférer un fragment d’ADN2.
Par ailleurs, une séquence donnée d’ADN ne se contente pas de coder pour
la synthèse d’une protéine précise ; elle possède toujours plusieurs actions
secondaires sur d’autres gènes et sur d’autres fonctions (notion de
pléiotropie). Les promoteurs d’OGM font le postulat, arbitraire et vivement
contesté par de nombreux généticiens, que ces effets sont négligeables. Est-
il très sérieux de baser une technique sur de telles approximations et de tels
raccourcis ?
Ce malentendu initial entre gène et ADN arrange bien évidemment les
partisans des OGM, qui peuvent ainsi prétendre maîtriser la technique de la
transgénèse, et rassurer le public sur la sécurité de leurs actes. Or, la
transgénèse n’est absolument pas maîtrisée pour une raison évidente à tous
les chercheurs en génétique : personne ne connaît tous les rôles joués par les
“fragments d’ADN non-codants”, personne ne connaît la manière dont les
mécanismes de transcription de l’ADN sont affectés par un changement de
cellule, personne ne sait prévoir la manière dont une macromolécule va se
réorganiser dans un environnement cellulaire nouveau. La manipulation de
l’ADN relève de jeux de laboratoire et de prouesses purement techniques de
la part de biologistes moléculaires… dont la plupart ne sont d’ailleurs
absolument pas des généticiens ! Que ces biologistes moléculaires créateurs
d’OGM confondent de bonne foi gène et ADN, parce que cette confusion les
arrange et les valorise, est une dérive compréhensible. Que les journalistes
scientifiques ou de société, peu au fait des débats qui animent le monde de
la recherche génétique fondamentale sur les dangers du transfert d’ADN,
transmettent une parole exagérément rassurante est également
compréhensible. Il n’en demeure pas moins que l’addition des
approximations conduit à surestimer la maîtrise scientifique des techniciens
fabricateurs d’OGM et à sous-estimer les risques qu’ils prennent.
Ce jeu de mécano est intéressant en laboratoire ; il peut, s’il est encadré
et analysé par de véritables généticiens, aider à mieux comprendre
l’expression des gènes et les interactions complexes au sein des cellules
vivantes. Les agriculteurs biologiques ne s’opposent pas à la recherche
génétique fondamentale, bien au contraire – et le champ des découvertes
encore à faire est immense et passionnant. Mais cette technique n’est
absolument pas “maîtrisée”, n’est pas près de l’être compte tenu du gouffre
des incertitudes scientifiques à son sujet, et ne devrait pas sortir des
laboratoires de recherche.

Comment fabrique-t-on une plante OGM ?


Dans un OGM, donc, se trouve un fragment d’ADN issu d’un autre organisme
(végétal ou bactérien). Mais ce fragment d’ADN ne peut pas être inséré “tel
quel” dans la chaîne ADN de la cellule OGM. Il faut disposer d’un vecteur, qui
permet d’insérer le nouveau fragment dans la chaîne ADN initiale (il joue
plus ou moins le rôle de ciseau et de colle). Jusqu’au milieu des
années 2000, le vecteur le plus couramment utilisé était un fragment
d’Agrobacterium tumefaciens (A. tumefaciens), qui est une bactérie très
courante dans le sol.
Il faut également disposer d’un marqueur pour vérifier ensuite si
l’opération a bien marché et pour assurer le suivi de l’action réalisée (car il
est impossible de voir directement le résultat, il faut le surveiller
indirectement). La méthode la plus fréquente est d’insérer un fragment
codant une résistance à un antibiotique : il suffit ensuite de soumettre les
cellules modifiées à l’antibiotique et de ne conserver que celles qui
résistent, c’est-à-dire celles où le “collage” a fonctionné. C’est
généralement la bactérie Escherichia coli (E. coli) qui est utilisée pour
absorber le code de résistance puis l’insérer dans la cellule modifiée.
Indépendamment de son intérêt comme marqueur, E. Coli est également
utilisée pour multiplier le plasmide modifié avant de le lier au vecteur. Il
s’agit d’une bactérie extrêmement commune dans notre environnement et
dans notre organisme.
A côté du fragment d’ADN “utile” inséré dans la cellule modifiée (par
exemple issu de la bactérie Bacillus thuringiensis pour le fameux maïs Bt),
nous trouvons au moins deux autres minifragments d’ADN : le vecteur et le
marqueur – tous deux issus de bactéries.

Les OGM présentent des risques sanitaires et environnementaux

Les risques biologiques des OGM découlent des limites techniques décrites
ci-dessus. En “oubliant” les précisions qui précèdent, les promoteurs des
plantes génétiquement modifiées évitent d’évoquer les risques qu’ils
prennent.

Les recombinaisons bactériennes : une bombe à retardement


Penchons-nous sur la particularité de l’ADN bactérien, qui en fait son intérêt
et son danger trop négligé. Les bactéries échangent en permanence de
l’information génétique entre elles, par des recombinaisons d’ADN d’une
bactérie à l’autre (échanges de plasmides). C’est leur mode principal
d’enrichissement génétique, puisqu’elles ne pratiquent pas, comme les
organismes pluricellulaires, la reproduction sexuée stricto sensu qui brasse
les gènes. Certaines de leurs séquences d’ADN sont donc particulièrement
efficaces pour “s’insérer” de force dans une chaîne ADN et “recoller” les
morceaux, c’est la raison pour laquelle elles ont souvent été utilisées pour
fabriquer des OGM. Mais dans des conditions normales, cet échange n’est
pas sauvage et anarchique, bien au contraire. Pour qu’une bactérie accepte
de s’ouvrir à une autre bactérie et de permettre un échange de plasmide, il
faut au préalable qu’elle la reconnaisse. Il est indispensable que l’autre
bactérie lui “montre patte blanche”. En l’occurrence, les recombinaisons
interbactériennes ne sont autorisées que si les deux bactéries possèdent
certaines séquences d’ADN identiques.
Ainsi, il n’est en temps normal absolument pas possible pour deux
bactéries de familles différentes d’échanger du matériel génétique (de
l’ADN).
Considérons à présent un colza OGM résistant aux herbicides. Nous y
trouvons :
– les chaînes d’ADN initiales (les chromosomes) de la variété de colza qui
sert de support à la modification ;
– un fragment d’ADN issu d’une autre variété de colza, d’un autre végétal
ou d’une bactérie, et apporté par opération humaine en laboratoire : il est
appelé habituellement gène d’intérêt (le terme de gène étant ici abusif,
comme nous l’avons vu plus haut) ;
– un fragment d’ADN de la bactérie A. tumefaciens, utilisé comme
vecteur ;
– un fragment d’ADN de la bactérie E. coli, utilisé comme multiplicateur
du fragment opérationnel, et comme marqueur de l’opération.
Dans la nature, la bactérie E. coli et la bactérie A. tumefaciens ne
peuvent pas échanger d’ADN entre elles, selon le mode habituel entre
bactéries (transfert de plasmides), car elles n’appartiennent pas à la même
famille et ne se “reconnaissent” pas. Il n’y a aucune recombinaison
bactérienne entre elles.
Dans un champ où le colza OGM a été cultivé, toutes les cellules du colza
contiennent la séquence modifiée : les tiges, les feuilles, les graines, mais
aussi les racines. A l’issue de la culture, il reste toujours dans le champ des
fragments végétaux extérieurs. Aucun agriculteur n’oserait prétendre
pouvoir éliminer toutes les tiges et toutes les feuilles – seuls des rêveurs
n’ayant aucune connaissance de la réalité de l’agriculture peuvent
naïvement y croire. Quoi qu’il en soit, il restera toujours les racines ou du
moins d’importants fragments de racines ; même les plus optimistes n’ont
jamais essayé de prétendre le contraire.
Les cellules de ces racines OGM contiennent donc un fragment d’ADN issu
de la bactérie E. coli, et un autre issu de la bactérie A. tumefaciens.
Lorsqu’elles sont décomposées dans le sol, les chaînes d’ADN du colza
transgénique deviennent “reconnaissables” par chacune de ces deux
bactéries, puisqu’elles possèdent désormais des fragments d’ADN qui les
identifient. Or, ces deux bactéries sont également présentes dans le sol !
Ainsi, des bactéries E. coli vont incorporer spontanément des chaînes
d’ADN des cellules des racines du colza OGM (puisqu’elles en
“reconnaissent” un fragment, ce qu’elles n’auraient jamais fait avec un
colza normal). Elles vont alors intégrer à leur génome l’autre fragment
d’ADN issu de la bactérie A. tumefaciens – car il est situé sur la même
chaîne ADN et très proche de l’autre. Un bout d’A. tumefaciens se retrouvera
donc incorporé à E. coli. Le fragment d’ADN codant la résistance à
l’antibiotique (marqueur) sera également incorporé.
Des bactéries A. tumefaciens vont également incorporer des chaînes
d’ADN des cellules des racines du colza OGM, et intégreront donc, selon le
même mécanisme, un fragment d’ADN issu de la bactérie E. coli. Et un
fragment d’E. coli se retrouvera donc incorporé à A. tumefaciens.
La suite est facile à comprendre : puisque les deux bactéries E. coli et A.
tumefaciens, toutes deux présentes dans le sol, auront chacune incorporé
aléatoirement un fragment de l’autre, elles deviendront mutuellement
reconnaissables… et recombinables. La deuxième étape sera donc celle
d’un échange direct de matériel génétique entre ces deux bactéries qui
jusqu’ici ne se reconnaissaient pas et qui désormais ont incorporé un
fragment de l’autre. Elles pourront donc se recombiner directement et de
façon beaucoup plus large, conduisant progressivement à des transferts
d’autres fragments d’ADN de l’une à l’autre, puisqu’il n’y aura plus de
barrières entre elles. Ce sera le début d’une possible mutation totale de ces
bactéries et, pourquoi pas, d’une sorte d’hybridation entre elles.
C’est alors tout l’écosystème bactérien du sol qui risque de s’engager
dans une mutation incontrôlée et incontrôlable. La première conséquence
sera alors agronomique et écologique. Mais la seconde a de quoi faire froid
dans le dos : E. coli est une bactérie extrêmement fréquente dans
l’environnement humain et même dans le corps humain. Des E. coli ayant
intégré des fragments d’ADN d’autres bactéries (avec lesquelles elles
n’échangeaient jamais avant l’invention des OGM) pourraient rapidement
devenir des bombes pathogènes. Cette évolution est déjà attestée. Des
bactéries de sols ayant reçu des cultures transgéniques ont acquis des
caractères de résistance à des antibiotiques qui étaient utilisés comme
marqueurs de l’OGM cultivé3. Le transfert, inévitable en cas de
généralisation des OGM, de telles bactéries courantes à leurs homologues du
corps humain conduira à l’apparition d’affections hautement dangereuses
car résistantes aux antibiotiques !
Ce risque est cumulatif, chaque culture d’OGM évitée constitue une
réduction du risque. Une éventuelle interdiction des OGM permettrait de le
circonscrire – et d’autant mieux qu’elle serait rapide. Il n’est jamais trop
tard pour limiter l’ampleur du danger.
Je dois signaler que depuis le milieu des années 2000, ce problème a été
partiellement pris en compte. Les techniques utilisées pour élaborer des
OGM sont de plus en plus basées sur la propulsion de billes d’or ou de
tungstène enrobées du plasmide (notamment pour la création de maïs
transgéniques), ce qui évite l’utilisation d’un vecteur bactérien. Par ailleurs,
la directive européenne 2001/18 impose théoriquement “d’éliminer
progressivement des OGM les marqueurs de résistance aux antibiotiques”, ce
qui est pourtant loin d’être entièrement réalisé dix ans plus tard. Ces efforts
tendent à limiter le risque en réduisant le nombre de séquences ADN issues
de bactéries. Elles ne le suppriment pas pour autant.

La structure spatiale des protéines et le potentiel allergène


En modifiant le contexte de fabrication d’une protéine, la technique des
OGM en modifie la forme (structure tertiaire ou structure spatiale). En effet,
une protéine n’est pas un simple alignement d’atomes “à plat” ! Une fois
assemblés, ces atomes constituent un premier type de molécules (les acides
aminés), qui sont eux-mêmes assemblés pour former la protéine. Or, les
atomes constitutifs des acides aminés sont électriquement chargés, et vont
s’attirer ou se repousser, et conduire la molécule protéique à se courber,
s’enrouler, bref à prendre une forme en trois dimensions4 – et cette forme
joue parfois un rôle essentiel dans l’action de la protéine.
Or, les effets d’attraction et de répulsion en jeu (ainsi que d’autres effets
complexes) dépendent de l’environnement cellulaire. En fonction de la
composition du cytoplasme de la cellule où la protéine est assemblée, la
charge électrique des ions sera plus ou moins forte, et conduira à établir des
liaisons avec un atome situé plus ou moins “près” au sein de la molécule,
qui se “repliera” donc différemment. Autrement dit, le fragment d’ADN
transféré permet de coder l’alignement “à plat” des atomes composant une
protéine, mais il ne peut absolument pas garantir la manière dont la protéine
sera organisée d’un point de vu spatial. Cette dimension dépend de la
cellule réelle, et non pas des chromosomes.
Il se trouve que la perturbation de la forme spatiale des protéines entre
directement en cause dans le déclenchement d’allergies : la modification de
la structure tertiaire d’une protéine est une cause majeure de réactions
allergiques. En transférant le codage d’un alignement d’atome (=
l’information du fragment d’ADN déplacé) dans une cellule où cet
alignement s’organisera obligatoirement selon une forme spatiale nouvelle
(= le décodage et l’assemblage dans une nouvelle cellule), la technique OGM
est ainsi par nature et par définition une technique potentiellement
allergène : elle augmente le risque de déclenchement d’allergies chez les
individus qui consommeront la plante ou l’animal transgénique. Je parle
bien d’un potentiel allergène, le pire n’est jamais certain.

La modification du métabolisme digestif et de la physiologie animale


Depuis l’étude rendue publique en 1999 par le professeur Arpad Pustzaï5, la
communauté scientifique s’est intéressée à l’effet des aliments issus de
plantes transgéniques sur le métabolisme animal. Les tests réalisés sur des
rats ou des souris, alimentés par des pommes de terre transgéniques (étude
Pustzaï), du maïs transgénique (étude Séralini6) ou du soja transgénique
(études de l’université d’Urbino7), prouvent d’importantes modifications au
niveau de leurs reins, de leurs testicules, de leur foie et/ou de certains
paramètres sanguins (réticulocytes, triglycérides).
Trop limitées dans le temps, ces études ne suffisent pas à démontrer une
modification pathologique du métabolisme des animaux consommant des
OGM. Elles démontrent toutefois que l’ingestion de plantes transgéniques
n’est pas sans effet, et elles suggèrent des modifications potentiellement
inquiétantes. Paradoxalement, les vendeurs d’OGM écartent ces études en
raison de leur ampleur trop limitée dans le temps et en termes d’espèces
étudiées… mais refusent de financer ou de réaliser les compléments
nécessaires ! Que l’absence de certitude conduise à choisir de prendre un
risque est déjà une démarche surprenante, mais que ce constat n’oblige pas
les multinationales promotrices d’OGM à réaliser les études nécessaires pour
lever le doute est particulièrement incongru. La logique en œuvre ici semble
être : “Nous ne sommes pas certains que cela est dangereux, donc nous ne
nous donnons surtout pas les moyens de le savoir.”
Même partiels, ces travaux indiquent que la consommation de végétaux
transgéniques peut avoir un effet sur le métabolisme des humains et des
animaux d’élevage. Or, autant il est possible pour un consommateur de
savoir si un aliment végétal est issu d’une culture OGM, autant il n’existe
aucun étiquetage de la viande. Le consommateur ne peut donc actuellement
pas savoir si le bovin dont il mange un steak a, ou non, été nourri de soja ou
de maïs transgénique.
Enfin, à la croisée des constats sur les recombinaisons bactériennes et sur
l’effet sur les consommateurs, un autre risque est avéré, celui de la
transmission de caractères “modifiés” aux bactéries digestives. Plus rapide
encore que le transfert génétique dans les champs entre racines de plantes
transgéniques et bactéries du sol, un transfert se produit naturellement au
sein du tube digestif animal et humain selon le même mécanisme : l’ADN
modifié contenu dans les fragments végétaux digérés se retrouve absorbé
par les bactéries de la flore intestinale. Il ne s’agit pas d’une hypothèse mais
d’un constat faisant froid dans le dos, attesté chez des humains par les
travaux du professeur Netherwood8.

La dissémination dans l’environnement : banalisation des caractères de


résistance
Il n’est pas nécessaire que je m’étende sur un problème souvent rapporté
par les médias : celui de la dissémination des OGM dans l’environnement et
de la banalisation des caractères de résistance.
Je rappellerai simplement que toutes les plantes cultivées sont des
cousines de plantes sauvages, avec lesquelles elles se croisent
régulièrement. Par conséquent, non seulement les fragments d’ADN modifiés
se disséminent dans les cultures non-OGM voisines (ce qui est dramatique
pour les cultures biologiques puisque les agriculteurs bio ont fait le choix de
s’interdire les OGM), mais ils se diffusent également au sein de la flore
sauvage. C’est ainsi qu’une étude menée aux Etats-Unis en 2010 montre
que 86 % des plants de colza sauvage collectés au bord des routes du
Dakota du Nord par l’équipe dirigée par Cynthia Sagers (université de
l’Arkansas) se sont révélés être porteurs d’au moins un gène conférant une
capacité de résistance à un herbicide total9. Comme le colza se croise
naturellement avec une dizaine de plantes adventices (dites “mauvaises
herbes”), il est inévitable que ces dernières développeront à moyen terme
des résistances… aux herbicides auxquels le colza transgénique a été
justement rendu résistant.
Pire encore : il a été prouvé que les caractères de résistance aux
herbicides se disséminent aux plantes adventices pourtant génétiquement
éloignées des cultures commerciales, et que cette dissémination est plus
rapide que ce que prévoyaient les modèles initiaux. Ainsi, dans le Sud des
Etats-Unis (Mid-South et Sud-Est), le niveau de résistance acquis par les
adventices est tel que plusieurs millions d’hectares doivent désormais être
désherbés manuellement ! Dans les régions où la culture du coton et du soja
transgéniques a été la plus précoce et la plus massive (comme en Arkansas),
les cultures sont envahies d’amarante de Palmer, une plante très coriace
pouvant monter jusqu’à 5 mètres de haut : l’emploi généralisé d’OGM
résistants au Roundup a conduit à une présence massive de cet herbicide
dans l’environnement, ce qui a provoqué une “pression de sélection” sur les
mauvaises herbes, devenues plus envahissantes que jamais et résistantes au
Roundup10. Contrairement aux assertions de leurs promoteurs et aux
illusions données par les premières années de culture, les OGM ont conduit
dans le Sud des Etats-Unis à une régression technique, puisque les
“mauvaises herbes” ne sont plus contrôlables par les techniques habituelles
et nécessitent le retour à l’arrachage mécanique. Là où l’agriculture
biologique offre des solutions systémiques évitant l’infestation, les OGM
engagent au contraire dans une fuite en avant, qui percute rapidement le
mur de la résistance massive aux produits utilisés.
Ainsi, la résistance conférée aux plantes transgéniques, qui permet de
déverser des herbicides sans perturber la culture commerciale, est une
imposture ou plutôt un cercle vicieux aberrant. Toute résistance conférée à
une plante commerciale se retrouve tôt ou tard dans la nature, et oblige à
augmenter la dose d’herbicide ou à inventer de nouvelles molécules encore
plus polluantes.
Par ailleurs, les contaminations des cultures non-OGM sont encore plus
rapides et peuvent profondément pénaliser les agriculteurs ayant fait le
choix de modes de production préservant l’environnement. Les distances
réglementaires définies au début des années 2000 pour “protéger” les
cultures non-OGM ont fait la preuve de leur totale inefficacité, en raison de la
capacité des pollens à se disséminer à de très grandes distances lors de
séquences de vent puissant, ou grâce aux pollinisateurs et disséminateurs
naturels (abeilles, papillons, oiseaux, etc.).
Ces contaminations pourraient prendre des proportions encore plus
dramatiques avec l’autorisation envisagée d’animaux ou d’insectes OGM.
Tous les spécialistes savent qu’une proportion significative de poissons
d’élevage s’échappe et se croise avec les poissons sauvages : l’élevage de
saumons transgéniques impliquerait inévitablement une contamination des
espèces marines. Quant aux insectes, leur capacité de diffusion et de
croisement est considérable.

La dépendance des paysans vis-à-vis des multinationales


L’utilisation de semences OGM place les agriculteurs dans une position
exactement opposée à l’autonomie si chère aux agriculteurs biologiques (cf.
chapitre I-5). En semant des OGM, un agriculteur s’engage dans un
enchaînement implacable. Non seulement il doit acheter de nouvelles
semences chaque année, mais il accepte de devoir employer massivement
l’herbicide auquel l’OGM est résistant ou à suivre l’itinéraire technique
précis recommandé par le fournisseur de ses semences. Le recours à des
variétés totalement “hors-sol” l’oblige à artificialiser son agrosystème pour
l’adapter aux OGM, et à perdre toute maîtrise personnelle sur ses pratiques.
Bien sûr, cette dérive n’est pas propre aux OGM (voir chapitre suivant), mais
elle atteint ici son paroxysme. La multinationale fournit la semence, les
engrais, les pesticides liés à sa technique OGM, les recommandations
techniques, le débouché pour la culture – et l’agriculteur n’est plus qu’un
salarié qui ne dit pas son nom ou, pire, un sous-traitant que la
multinationale pourra abandonner à tout moment.

Les OGM sont inutiles

Malgré les risques évidents de cette technique, certains conseillers agricoles


suggèrent qu’il serait souhaitable d’employer tout de même la transgénèse
avec prudence, en raison de sa supposée utilité. Les promoteurs des OGM ne
manquent d’ailleurs pas d’affirmer l’intérêt agronomique voire
environnemental de leurs produits. Pourtant, aucun de leurs arguments n’est
convaincant, et plusieurs sont des contresens. Qu’en est-il dans le détail ?

Une solution pour les pays tropicaux ?


L’un des arguments avancés pour développer les OGM s’appuie sur
l’hypothèse selon laquelle les chercheurs inventeront un jour des plantes
résistantes à la sécheresse, aux inondations ou autres situations extrêmes, de
façon à “résoudre la faim dans le monde” par un coup de baguette magique.
Il se trouve pourtant que cette promesse, récurrente depuis le milieu des
années 1990, n’a jamais été tenue : chaque OGM présenté comme
“miraculeux” dans cette optique, souvent à coups de plans de
communication ambitieux, a systématiquement été abandonné en raison
d’une inaptitude à la culture ou à la consommation. Mais alors que l’espoir
d’un possible succès fait l’objet d’une communication enthousiaste, l’échec
ultérieur systématique est discrètement escamoté.
Il y a plus grave : en tant que technique de laboratoire, les OGM sont par
définition à l’opposé d’une démarche de développement. Ils ne peuvent
permettre aucune autonomie technique ni aucune appropriation par les
paysanneries locales.
Les économies agricoles du tiers-monde sont constituées pour l’essentiel
de paysanneries traditionnelles. Ces paysanneries, loin d’être “primitives”
ou désorganisées, sont construites sur des schémas très élaborés et
intimement liées à l’ensemble de l’organisation culturelle, économique et
sociale des peuples concernés, ainsi qu’à leur environnement naturel, dans
toute sa complexité. Or, le développement, qui n’est efficace et durable que
lorsqu’il est endogène11, s’appuie impérativement sur les structures sociales.
Toute autre démarche ne conduit qu’à l’assistanat et la dépendance12 (je
reviendrai sur ces notions fondamentales dans le chapitre III-2). C’est la
raison pour laquelle les agriculteurs biologiques défendent la notion
d’autonomie des paysans. Très différente de l’autarcie, l’autonomie
implique la possibilité de maîtriser ses choix techniques et politiques (cf.
chapitre I-5). A ce titre, les OGM, qui sont par définition et irrémédiablement
exogènes13, sont en complète opposition avec les principes mêmes du
développement agricole. En faire un outil de développement est donc un
total contresens.
De nombreuses expériences, y compris dans les pays du Sahel,
démontrent que les connaissances techniques et les outils actuels peuvent
permettre l’autonomie alimentaire des pays du tiers-monde14 (je reviendrai
largement sur ce sujet dans ma troisième partie). Par conséquent, l’usage
des OGM n’est en aucune manière un “passage obligé” sur le plan technique.
Plus généralement, la réponse au sous-développement agricole doit être
d’abord une réponse politique : quels rapports internationaux ? quelle
économie agricole mondiale ? quel accès à la terre et au crédit ? quelle mise
en valeur des savoirs paysans et des organisations sociales traditionnelles ? ;
et en parallèle une réponse technique appuyée sur les outils actuels, et
notamment ceux de l’agriculture biologique ou de l’agroécologie. A défaut
de réponse politique, aucune technique ne sera efficace – et celle des OGM
moins que toute autre, puisqu’elle est la caricature ultime de
l’instrumentalisation des paysans par les multinationales semencières.
Pire qu’une mauvaise réponse, les OGM seraient donc un danger pour les
pays du tiers-monde, puisqu’ils conduiraient à éviter de poser les bonnes
questions, à rendre les paysans dépendants des pays occidentaux, et à
déstructurer en profondeur les sociétés concernées.
Une diminution des doses de pesticides ?
Le premier argument avancé par les fabricants d’OGM consiste en la
possibilité de réduire l’usage des pesticides en agriculture.
Les agriculteurs biologiques, qui mettent en œuvre depuis longtemps des
techniques permettant de supprimer l’usage des pesticides de synthèse, sont
pour le moins surpris d’une telle affirmation. Pourquoi aller chercher des
variétés modifiées en laboratoire et nécessitant des itinéraires techniques
totalement maîtrisés par les multinationales, là où des pratiques
élémentaires (rotations, désherbage mécanique, utilisation de variétés
adaptées au milieu naturel et climatique, etc.) sont bien plus efficaces et
durables ?
Sans multiplier les exemples, il est facile de montrer que les méthodes de
l’agriculture biologique sont bien moins coûteuses que les OGM à moyen et
long terme, pour un impact très supérieur en termes de réduction des
pollutions chimiques.
Surtout, la baisse de l’usage des pesticides est une illusion, sinon une
mystification. Pour commencer, lorsqu’un OGM est résistant aux pesticides,
ce n’est bien évidemment pas pour éviter à l’agriculteur d’en utiliser : c’est
pour que leur usage ne perturbe pas la culture commerciale en place et ne
tue que les “mauvaises herbes”. S’il est vrai que cette résistance peut
permettre de réduire légèrement les doses épandues pendant les premières
années, elle ne supprime absolument pas le recours aux pesticides, puisque
ces OGM n’ont de raison d’être qu’à la condition sine qua non que
l’agriculteur traite ses cultures ! Ensuite, les études pluriannuelles ont
montré qu’après une légère baisse des quantités de pesticides utilisées les
premières années, le recours à de tels OGM oblige à augmenter les doses lors
des années suivantes, du fait de la dissémination des caractères de
résistance (voir plus haut). Dans le long terme, l’utilisation de plantes
transgéniques résistantes ne permet donc certainement pas de réduire le
recours aux pesticides agricoles.
Par ailleurs, de nombreux OGM sont destinés à sécréter eux-mêmes un
insecticide. Dans ce cas, la baisse de l’épandage de pesticides par les
agriculteurs ne doit pas masquer la réalité : une augmentation de la présence
d’insecticides dans l’environnement ! Pire encore, contrairement à ce que
son nom laisse entendre, le maïs “bt” ne sécrète pas la même molécule que
le Bacillus thuringiensis, mais une molécule directement active. En effet, le
B. thuringiensis utilisé (avec parcimonie) par les agriculteurs biologiques
diffuse une toxine inactive, qui ne devient active et nocive pour certains
insectes qu’une fois absorbée et digérée (donc transformée) par ces
derniers. Il s’agit donc en agriculture biologique d’une technique qui ne
pollue pas l’environnement et qui cible quelques insectes précis, mais qui
reste inoffensive pour les autres. A l’inverse, le maïs transgénique “bt”
sécrète tout au long de sa vie une molécule directement active sur un très
large spectre d’insectes : il s’agit ici d’une technique qui pollue
massivement l’environnement et qui tue également des insectes inoffensifs
ou utiles pour l’agriculture15.
Rapprocher le maïs transgénique “bt” de l’usage du B. thuringiensis en
agriculture biologique relève donc du mensonge par omission – et il s’agit
sur le fond d’un contresens total. Quoi qu’il en soit, les OGM-insecticides
permettent certes à l’agriculteur de réduire ses propres épandages
d’insecticide, mais ils augmentent la présence de produits polluants dans
l’environnement, puisque ces derniers sont directement sécrétés par la
plante (tissus aériens mais également racines) tout au long de sa vie, sans
ciblage ni dans le temps ni en termes d’insectes visés.

L’agriculture biologique : une agriculture sans OGM ?

En conséquence des risques évoqués ici, les agriculteurs biologiques du


monde entier ont décidé de s’interdire très strictement tout usage et toute
présence d’OGM dans leurs produits. En France, aussi bien les associations
d’agriculteurs biologiques (FNAB, Nature & Progrès, Mouvement
d’agriculture bio-dynamique) que les consommateurs de produits
biologiques refusent que des aliments biologiques puissent être contaminés
par les plantes transgéniques.
Pourtant, dès lors que des cultures OGM sont pratiquées sur un territoire,
ne serait-ce que sous forme de parcelles d’essais, des contaminations se
produisent – y compris éventuellement vers les parcelles biologiques
voisines. La situation de l’Amérique du Nord, où ne peuvent plus exister ni
colza ni soja non-OGM, est à ce titre édifiante.
Face à cette situation, il existe plusieurs attitudes possibles. Le nouveau
règlement européen sur l’agriculture biologique en vigueur depuis le 1er
janvier 2009 tolère des traces d’OGM (moins de 0,9 %), à condition bien sûr
que l’agriculteur bio ne soit pas lui-même responsable de cette présence
(seule une présence accidentelle est tolérée). La grande majorité des
agriculteurs biologiques français et des consommateurs de produits bio
n’acceptent pas une telle tolérance, et s’efforcent d’une part de mettre fin
aux contaminations en faisant interdire les cultures OGM, et d’autre part de
mettre en place des dispositions pour éviter que des aliments bio
contaminés par les OGM soient commercialisés.
C’est ainsi que la marque Bio Cohérence (mise en place par les
agriculteurs de la FNAB et par les distributeurs et consommateurs de réseaux
comme Biocoop ou Biomonde notamment) et la mention Nature & Progrès
(gérée par l’association du même nom) n’acceptent aucune trace d’OGM
dans les produits qu’ils labellisent, tout comme la plupart des marques
associatives européennes.

1 Parmi les agriculteurs biologiques témoignant en faveur des “faucheurs d’OGM” dans les
années 2003-2010, figure un ancien généticien de Monsanto, dont il est difficile de prétendre qu’il ne
connaît pas le sujet.
2 Cf. Richard C. Lewontin, La Triple Hélice : les gènes, l’organisme, l’environnement, Seuil, 2003.
Pour une mise au point synthétique, voir également : Hervé Le Guyader, “Qu’est-ce qu’un gène ?”, in
Le Courrier de l’environnement de l’INRA, no 44, octobre 2001.
3 Des chercheurs ont déjà décrit des transferts de gènes de résistance à la streptomycine (l’un des
antibiotiques les plus courants) entre un végétal génétiquement modifié, le tabac, et la bactérie
acinobacter (Elisabeth Kay et al., revue Applied and Environmental Microbiology, juillet 2002).
4 D’autres facteurs cellulaires entrent en jeu dans la constitution de la forme spatiale des protéines,
mais il suffit de citer ici le rôle de l’attraction électrique, qui illustre (sans l’épuiser) le rôle
incontournable du contexte cytoplasmique.
5 Ewen S.W.B. et A. Pustzaï, “Effects of Diets Containing Genetically Modified Potatoes Expressing
Galanthus Nivalis Lectin on Rat Small Intestine”, in The Lancet, 354, p. 1353-1354, 1999.
6 Séralini G.E. et al., “New Analysis of a Rat Feeding Study with a Genetically Modified Maize
Reveals Signs of Hepatorenal Toxicity”, in Archives Environmental Contamination Toxicology, 52,
p. 596-602, 2007.
7 Vecchio L. et al., “Transcription and Metabolism in Testis of Mice Fed on GM Soybean”, in 46e
symposium d’histochimie, Prague, septembre 2004 ; Malatesta M. et al., “Reversibility of Hepatocyte
Nuclear Modifications in Mice Fed on Genetically Modified Soybean”, in European Journal of
Histochemistry, 49-3, p. 237-242, juillet-septembre 2005.
8 Netherwood T. et al., “Assessing the Survival of Transgenic Plant DNA in the Human
Gastrointestinal Tract”, in Nature Biotechnology, 22-2, p. 204-209, février 2004.
9 Morin Hervé, “Aux Etats-Unis, du colza transgénique prend la clef des champs”, in Le Monde,
9 août 2010.
10 Dupont Gaëlle, “La mauvaise graine de Monsanto”, in Le Monde, 18 octobre 2010.
11 Endogène : élaboré de l’intérieur ; exogène : apporté ou imposé de l’extérieur.
12 Pradervand Pierre, Une Afrique en marche – La révolution silencieuse des paysans africains,
Plon, 1989 ; François de Ravignan et al. (Institut panafricain pour le développement), Comprendre
une économie rurale, L’Harmattan, 1981 (rééd. 1992) ; A. Guichaoua et Y. Goussault, Sciences
sociales et développement, Armand Colin, 1993.
13 Exogènes à triple titre : politiquement (car imposés ou fortement suggérés par des acteurs
extérieurs aux sociétés paysannes considérées) ; économiquement (car la diffusion des OGM est sous
le contrôle des multinationales et de leurs objectifs économiques) ; et techniquement (puisque la
création et la reproduction des OGM dépendent d’une technique que les paysans ne peuvent pas
maîtriser à l’échelle d’un village ou d’une région).
14 Pieri Christian et al., Savanes d’Afrique, terres fertiles ?, ministère de la Coopération et du
Développement / CIRAD, Paris, 1991 ; Pierre Pradervand, op. cit. ; Marc Dufumier, Agricultures et
paysanneries des tiers mondes, Karthala, 2004.
15 Cf. Ceballos Lilian, PGM insecticides : évaluation de l’impact sur les insectes auxiliaires, Rés’OGM
Info, 2008.
5. Semences standard, semences paysannes,

semences biologiques

Impossible de parler d’agriculture sans parler de semences, puisqu’elles


sont, avec l’eau, la terre et le soleil, à la source même de toute culture. Elles
possèdent même une caractéristique qui les distingue des trois autres
facteurs cités : elles marquent l’entrée de l’Homme dans l’écosystème
végétal. En choisissant telles semences plutôt que telles autres, en
pratiquant le geste de les jeter ou de les enfouir, l’être humain cesse d’être
un cueilleur pour devenir un agriculteur. Il intervient, oriente, contrôle.
Mais lorsque la production de semences passe presque entièrement aux
mains de quelques multinationales et n’a plus aucune relation directe avec
l’écosystème, le paysan est-il toujours paysan ?

Des semences “standard” à l’agriculture chimique

Le choix des semences détermine très largement le type d’agriculture


pratiquée. La relation entre la culture et l’écosystème environnant en
dépend, ainsi par conséquent que toutes les techniques employées pour
protéger et faire fructifier la culture.
En particulier, le “modèle” agricole occidental contemporain s’appuie
largement sur les choix de sélection végétale réalisés depuis le milieu du XXe
siècle. En effet, semences standard et pesticides sont étroitement, et même
intrinsèquement, liés. Lorsque les sélectionneurs ont homogénéisé des
variétés dites “améliorées” permettant d’obtenir des rendements supérieurs
(voir plus bas), ils ont rendu obligatoire l’homogénéisation des milieux de
culture.
L’enchaînement est implacable. Les variétés obtenues sont sélectionnées
dans des stations expérimentales au sol fortement enrichi, et les plantes qui
en sont issues sont par conséquent de gros consommateurs d’eau, de
minéraux, et tout particulièrement d’azote : leurs rendements tant vantés ne
sont possibles qu’à la condition de reproduire le milieu artificiel de leur
sélection. Comme l’eau et les matières nutritives contenues naturellement
dans les sols agricoles ne suffisent plus à alimenter ces plantes, l’irrigation
et les engrais immédiatement solubles deviennent indispensables : les
caractéristiques de ces variétés sont tellement stabilisées et homogénéisées
que les agriculteurs qui les cultivent sont à leur tour incités à homogénéiser
et stabiliser leurs conditions de culture. Les plantes ainsi “poussées au
maximum”, et sans lien avec l’écosystème et le climat dans lesquels elles
sont cultivées, sont déséquilibrées et fragiles, et doivent souvent être
protégées au moyen de pesticides1. D’un autre côté, les monocultures
permettent et supposent la spécialisation et la mécanisation (car la récolte
doit être réalisée de façon rapide et uniforme, les plantes étant à maturité au
même moment), ce qui conduit la machine et le pétrole à remplacer les
humains et le savoir agronomique et écologique.
En conséquence, le recours massif à l’énergie fossile, nécessaire à la
mécanisation ainsi qu’à la fabrication des engrais chimiques et des
pesticides, s’accompagne d’un appauvrissement des terres. Les
microéléments indispensables à la qualité nutritionnelle des plantes
disparaissent alors des sols, ce qui élimine toute possibilité de
développement de la biodiversité dans les sols – et qui oblige à un recours
de plus en plus important aux engrais qui déséquilibrent encore plus les
milieux et les plantes, qui nécessitent de plus en plus de pesticides, dans un
cercle sans fin.

De quoi parle-t-on ?

Le jargon des semenciers peut dérouter, et permet parfois d’abuser le public


par des appellations trompeuses. Il est donc utile de préciser ce que cachent
les termes employés2.

Variétés dites “améliorées” ou “standard”


Actuellement, la quasi-totalité des semences et des plants utilisés par les
agriculteurs européens sont achetés chaque année à leur coopérative, leur
semencier ou leur pépiniériste. Ils appartiennent à un nombre limité de
variétés commerciales, souvent dites variétés améliorées car elles ont été
sélectionnées avec un recours illimité aux engrais et pesticides chimiques,
dans le but de permettre d’importants rendements bruts et de s’adapter à la
mécanisation des monocultures. Etant destinées à s’imposer de façon
uniforme dans tous les milieux climatiques et agronomiques, ces variétés
sont souvent désignées sous le terme de “variétés standard”. Elles sont
conformes aux exigences des catalogues officiels de semences, mais leurs
rendements sont conditionnés à la reproduction par le paysan des
circonstances de leur sélection : sols uniformisés par les engrais, usage
massif de pesticides, mécanisation3.
La plupart des “variétés améliorées” ne sont plus reproductibles : si le
paysan veut ressemer une partie de la récolte d’un hybride F1 (voir ci-
dessous), il n’obtient que des plantes dégénérées ; même les variétés non-
F1 perdent en quelques générations leur performance initiale dès qu’elles
sont cultivées pour la production agricole. De plus, elles sont protégées par
des droits de propriété industrielle qui imposent le paiement de royalties ou
interdisent les semences de ferme (voir plus loin).

Hybride… ou hybride F1 ?
Les semenciers jouent souvent sur la confusion entre le principe de base de
l’hybridation (bénéfique lorsqu’il est pratiqué sans manipulation des lignées
parentales) et la réalité des semences hybrides. En effet, ce que les
semenciers appellent “hybrides” ne sont pas de simples croisements,
comme ils essaient de le faire croire aux consommateurs. Il s’agit en réalité
de ce qu’en génétique l’on nomme des hybrides F1, c’est-à-dire des variétés
totalement instables et éphémères. Les F1 résultent du croisement non
stabilisé de lignées pures de parents génétiquement très différents.
Le principe est le suivant. En premier lieu, les sélectionneurs choisissent
deux variétés génétiquement éloignées l’une de l’autre. Chacune d’entre
elle est alors reproduite isolément pendant plusieurs générations de façon
totalement consanguine : le but est d’obtenir une dépression de
consanguinité. Chacune des deux lignées parentales subit ainsi une
dégénérescence contrôlée, conséquence de la consanguinité et de la
stabilisation extrême de quelques caractères.
Dans un deuxième temps, ces deux lignées pures dégénératives sont
croisées. Il se produit alors ce que les généticiens appellent un effet
d’hétérosis : profitant d’une occasion de sortir enfin de leur consanguinité,
les deux lignées dégénératives donnent naissance à des individus
particulièrement vigoureux et productifs. Il s’agit d’un mécanisme naturel
de survie. Cet effet d’hétérosis est d’autant plus fort que les deux parents
sont génétiquement éloignés l’un de l’autre et surtout, chacun de leur côté,
consanguins et dégénérés.
Toutefois, comme il s’agit d’un croisement de première génération entre
des lignées pures, les individus vigoureux obtenus après le croisement ne
sont pas stables génétiquement. Si l’agriculteur essayait de les reproduire à
leur tour, il obtiendrait une moitié de plants productifs, mais un quart de
plants identiques au père dégénératif et un quart identiques à la mère
dégénérative. Autrement dit, lorsqu’un agriculteur ressème la récolte d’un
hybride F1, il obtient pour moitié des plantes dégénérescentes et
improductives ; le résultat technique est alors catastrophique et aberrant.
La fabrication d’hybrides F1 est donc une méthode d’industrialisation du
croisement. Elle permet d’obtenir des variétés très homogènes, uniquement
suite à la première multiplication de la semence commerciale – mais dont
les graines ne peuvent pas être resemées en raison de leur instabilité
génétique.
En pratique, lorsqu’il est question d’hybrides en agriculture, il s’agit
précisément d’hybrides F1.

OGM

Je ne reviens pas ici sur l’aberration biologique que constituent les OGM, ni
sur les risques environnementaux et sanitaires qu’ils font peser sur la
planète (voir chapitre précédent).
D’un point de vue économique, les OGM constituent l’aboutissement
extrême de la logique des variétés améliorées ou standard : sélection
échappant totalement aux paysans, interdiction voire impossibilité de
reproduire les semences, dépendance absolue des agriculteurs à l’égard des
firmes semencières. Il en est de même d’un point de vue technique, car les
variétés OGM sont particulièrement standardisées et uniformisées (il faut
vendre un immense volume de semences pour rentabiliser leur obtention),
et elles sont exclusivement conçues pour justifier et pérenniser le “modèle”
agricole industriel et chimique.

Semences fermières
En France, environ 50 % des cultivateurs de céréales à paille ressèment
deux ans sur trois le grain issu de leur récolte. Dans ce cas, l’agriculteur a
acheté au préalable (un an sur trois environ) des semences certifiées, qui
fournissent l’origine de sa récolte initiale. On parle alors de semences
fermières, car s’il y a bien réutilisation de semences à la ferme, il n’y a pas
de travail d’évolution ni de sélection, et l’agriculteur doit régulièrement
racheter ses variétés (elles dégénèrent progressivement après plusieurs
resemis). Bien entendu, cet usage est impossible avec les graines d’hybrides
F1 (qui dégénèrent dès la première reproduction) ; il n’est pratiqué qu’avec
les variétés qui sont des lignées pures standard.

Semences paysannes
Un réseau de paysans français et d’artisans-semenciers s’est de nouveau
engagé dans un véritable travail de sélection à la ferme et de conservation
collective permettant de faire vivre de manière totalement autonome leurs
propres variétés. Il peut s’agir soit de maintenir en vie des variétés
anciennes en les faisant coévoluer lentement avec leur milieu, soit de les
adapter à des choix techniques, commerciaux, environnementaux ou
esthétiques par une authentique sélection : il y a alors création progressive
de nouvelles variétés, chacune étant adaptée à un terroir et/ou à des
techniques. Ce sont les variétés paysannes. Dans certaines régions du
monde, notamment dans les agricultures vivrières non solvables, les
semences paysannes constituent encore une part importante voire
essentielle des semences agricoles, malgré les tentatives des entreprises
semencières internationales pour les en empêcher.
Parce qu’elles sont sélectionnées en ressemant ou en replantant une partie
de la récolte, les variétés paysannes sont toutes reproductibles.

Sélection ou multiplication ?

Avant de disposer d’une graine à semer ou d’un plant à repiquer, plusieurs


étapes sont nécessaires. Je les résume ici sommairement.

Première étape : la sélection


La sélection consiste à effectuer des croisements entre variétés (de vrais
croisements, et non pas des hybridations F1) ou à faire évoluer une variété
dans un écosystème en choisissant les individus les plus adaptés aux
attentes des agriculteurs.
Dans l’idéal, une sélection doit concerner une population végétale variée,
semblable à un troupeau animal. Mais en pratique, la plupart des variétés
utilisées en agriculture sont des lignées pures, semblables à des clones
animaux. Un champ de blé, par exemple, est composé de millions d’épis
génétiquement identiques : c’est une lignée pure. Mais il existe également
des blés dits “de population”, qui constituent bien des variétés distinctes et
stabilisées mais dont les individus ont des caractères génétiques légèrement
différents les uns des autres – de la même manière que chaque brebis d’un
troupeau de race limousine est différente de sa voisine, ce qui n’empêche
pas la race limousine d’être distincte et stable, et de ne pas être confondue
avec la race rava ou la race charolaise.
Il existe donc un grand nombre de techniques de sélection. J’ai abordé
plus haut la technique utilisée pour fabriquer des hybrides F1, qui
constituent la grande majorité des tomates et la quasi-totalité des maïs par
exemple. Mais il est également possible de sélectionner de simples lignées
pures homogènes (mais non dégénératives), ou des “populations”. Dans ce
dernier cas, le sélectionneur peut soit choisir de conserver uniquement les
graines des pieds qui lui paraissent les plus intéressants, soit choisir à
l’inverse d’éliminer les graines des pieds qui lui paraissent les moins
intéressants.
Les techniques sont plus complexes pour les plants de fraisiers, de
pommes de terre et autres plantes à reproduction végétative : il est
nécessaire de contrôler plusieurs générations (dont chacune joue un rôle
particulier) avant de parvenir à un plant ou un tubercule commercialisable.

Deuxième étape : la multiplication


La sélection industrielle ne s’opère que sur de petites quantités de plantes.
Une fois que le sélectionneur a stabilisé une variété qui lui paraît
intéressante, il doit la multiplier, de façon à produire un grand nombre de
graines qui serviront de semence commerciale.
En général, lorsqu’un agriculteur sélectionne lui-même ses variétés, cette
étape est inutile puisqu’il prélève directement ses semences sur sa récolte.
Les établissements semenciers confient généralement la multiplication de
leurs variétés à des agriculteurs sous contrat, qui doivent assurer un suivi
très rigoureux de leurs parcelles de “multiplication”. Il est en effet
indispensable que les lots récoltés soient indemnes de graines de plantes
indésirables (pureté spécifique) et qu’ils ne soient pas contaminés par
d’autres variétés (pureté variétale). Avant d’être vendues, les semences sont
contrôlées de façon à assurer qu’il s’agit bien de l’espèce et de la variété
annoncées, qu’elles ont bien une capacité à germer et qu’elles sont
exemptes de maladies pathogènes.
Et les semences biologiques ?

Pour la réglementation européenne, une semence biologique est une


semence qui a été multipliée selon les règles de l’agriculture biologique, et
qui n’a subi elle-même aucun traitement chimique4. En pratique, de plus en
plus d’agriculteurs biologiques et d’instituts de recherche tentent de
pratiquer et de codifier une sélection bio allant au-delà de ces règles de
base.

Des semences multipliées en bio


Un agriculteur biologique français (ou européen) doit impérativement
utiliser des semences dont les parents ont été cultivés en bio. Autrement dit,
l’étape de multiplication doit se dérouler selon les règles de culture
biologiques et dans des parcelles certifiées en bio. Dans le cas des plants de
fraisiers ou de pommes de terre, les dernières étapes de la longue sélection
doivent avoir fait l’objet d’une culture en bio.
Cette règle ne prescrit pas de méthode de sélection particulière. Avant la
multiplication en bio, les semences peuvent théoriquement être issues de
n’importe quelle voie de sélection, à l’exception stricte des manipulations
génétiques (les OGM sont totalement interdits) ou des mutagénèses
contrôlées. Aussi, un agriculteur biologique peut utiliser des semences
standard, c’est-à-dire des variétés dites “améliorées” issues d’une sélection
ne prenant pas en compte l’écosystème. Il peut même utiliser des semences
hybrides F1. Il faut reconnaître que, même si ces variétés sont
particulièrement fragiles lorsqu’elles sont cultivées en bio puisqu’elles ne
sont pas adaptées à ce mode de culture, leur utilisation n’est pas
systématiquement aberrante : elles sont familières aux agriculteurs et
proposent parfois des goûts ou des morphologies recherchés par les
consommateurs. En maraîchage en particulier, les variétés standard sont
parfois plus faciles à cultiver dans un terroir donné que des variétés
anciennes issues d’un terroir très éloigné et non adaptées au milieu local.

Une sélection biologique ?


En pratique, de nombreux agriculteurs biologiques n’acceptent pas
d’utiliser des hybrides F1, même si l’étape de multiplication est réalisée sur
des parcelles bio. En effet, la consanguinité dégénérative qui permet la
production d’hybrides F1 est contraire aux principes de respect du vivant.
En outre, cette technique produit des plantes en niant toute interaction avec
le milieu, et leurs fruits ou graines sont généralement plus fades (ce qui
reste subjectif) et moins riches en minéraux variés.
Au-delà, de plus en plus d’agriculteurs biologiques et de petits
semenciers artisanaux s’engagent dans la production de semences
paysannes, c’est-à-dire des variétés qui coévoluent avec leur écosystème et
avec leur agriculteur. Dans ce cas, il s’agit bien d’une sélection entièrement
biologique, puisque non seulement toutes les générations antérieures à la
semence ont été cultivées en bio (et pas seulement la génération de
multiplication), mais de plus la démarche de sélection elle-même respecte
les principes de la bio (lien entre les plantes et leur environnement). Par une
sélection à la ferme, les variétés deviennent mieux adaptées à leur milieu
(climat, sol…) et résistent mieux à leurs parasites ou prédateurs (puisque
l’agriculteur conserve les graines issues des plantes les plus résistantes aux
conditions qui sont, par définition, celles de sa culture). Le Réseau
Semences Paysannes aide ces agriculteurs à se réunir, à se concerter et à
s’enrichir de leurs expériences.
Par ailleurs, des centres de recherche publics (notamment en lien avec
l’ITAB5) engagent peu à peu des sélections spécifiques à l’agriculture
biologique. Même si cette démarche ne permet pas une adaptation parfaite à
chaque milieu agricole, elle permet de mieux prendre en compte la
résistance aux parasites, de respecter les conditions techniques de la bio et
donc de produire des semences ne nécessitant pas d’engrais chimiques de
synthèse, et d’éviter des démarches choquantes en bio (pas d’hybrides F1) –
tout en assurant une production commerciale de masse permettant
d’approvisionner les agriculteurs bio n’ayant pas le temps ou la compétence
pour sélectionner eux-mêmes leurs semences.

Des conditions d’inscription inadaptées


Le développement de variétés spécifiques aux techniques de l’agriculture
biologique se heurte à un cadre réglementaire général particulièrement
réducteur. Je ne développerai pas ici les nombreux problèmes soulevés par
l’interdiction faite aux agriculteurs d’échanger leurs semences, mais je dois
évoquer un point qui concerne particulièrement les agriculteurs
biologiques : celui des critères d’inscription au catalogue officiel des
espèces et variétés cultivées.
En effet, si un agriculteur a le droit de sélectionner pour lui-même ses
propres variétés, il ne peut acheter une variété à l’extérieur (et en vendre la
récolte) qu’à la condition que cette dernière soit inscrite au “catalogue
officiel”. Or, pour être inscrite, une variété doit répondre à trois critères :
– la distinction : la variété doit être nettement distincte de toute autre
variété notoirement connue ;
– l’homogénéité : la variété est suffisamment uniforme dans ses
caractères pertinents ;
– la stabilité : la variété reste conforme à la définition de ses caractères
essentiels, que ce soit à la suite de ses reproductions ou multiplications, ou à
la fin de chaque cycle.
Ces critères dits “DHS” sont contestables en eux-mêmes : la définition de
la distinction et de l’homogénéité s’appuie sur des procédures inadaptées
aux populations végétales, et relèvent d’une normalisation botanique
arbitraire (la taxonomie végétale ne peut pas être absolue ; elle dépend des
objectifs, de l’état provisoire des connaissances et de la représentation du
monde de ceux qui la définissent).
Mais il y a plus problématique encore. D’une part, les coûts d’examen
préalables à une inscription s’élèvent, sur dix ans au minimum,
à 15 000 euros pour les espèces de grandes cultures (céréales, oléagineux,
fourrages) et à 10 000 euros pour les espèces potagères. Ces coûts obligent
à produire de grandes quantités de semences de la même variété pour que
l’établissement semencier puisse rentrer dans ses frais : des variétés ciblées
pour des régions ou des techniques particulières sont moins rentables, donc
bien plus difficiles à inscrire.
D’autre part, pour pouvoir être inscrite, une variété appartenant aux
espèces de grandes cultures (blé, maïs, tournesol…) doit subir des tests VAT,
c’est-à-dire de valeur agronomique et technologique. Ces critères VAT
exigent que la nouvelle variété permette des rendements équivalents ou
supérieurs aux trois variétés déjà inscrites ayant le meilleur rendement6.
Autrement dit, une variété sélectionnée pour l’agriculture biologique – avec
nécessairement des rendements inférieurs aux variétés conventionnelles
déjà inscrites les plus performantes en termes de rendement – ne pourra
jamais respecter les critères VAT, et ne pourra pas être inscrite, quand bien
même elle offre d’excellentes qualités de résistance aux maladies ou de
goût. Par ailleurs, la valeur technologique impose les normes des
transformations industrielles qui qualifient par exemple d’“impanifiables”
les farines issues des variétés anciennes, qui font pourtant les meilleurs
pains au levain !
La prise en compte croissante de l’agriculture biologique dans les
politiques publiques laisse toutefois espérer une adaptation prochaine de ces
critères VAT de façon à ouvrir des règles spécifiques pour l’inscription de
variétés biologiques, comme le promettent les pouvoirs publics depuis
plusieurs années.

1 Il en est d’ailleurs de même avec les races animales standard issues de la sélection moderne,
également déconnectées de leur milieu et également fragiles, qu’il est nécessaire de protéger au
moyen de médicaments. Cette médicamentation est devenue tellement habituelle que certains
éleveurs ont oublié qu’un animal adapté à son milieu ne nécessite pratiquement aucun traitement.
2 Pour plus de précisions, et pour connaître les initiatives en faveur de la sélection dans les fermes et
de la remise en culture des variétés anciennes, j’invite les lecteurs à se tourner vers le Réseau
Semences Paysannes (voir annexe 3).
3 Ce schéma est particulièrement vrai pour les semences de grandes cultures (céréales et
oléoprotéagineux). La dépendance aux engrais et à la mécanisation est parfois moins aiguë pour
certaines variétés standard potagères.
4 Les semences conventionnelles subissent un traitement chimique pratiquement systématique, de
façon à les protéger contre les prédateurs… ou de façon à protéger par la suite les plantes qui en
seront issues. Ce sont ces derniers traitements, faits pour s’étendre à toute la durée de vie de la plante
(voire même parfois à ses descendants !), qui sont particulièrement soupçonnés dans la mortalité des
abeilles.
5 Institut technique de l’agriculture biologique, cf. chapitre I-10.
6 La nouvelle variété doit prouver qu’elle permet un rendement supérieur (ou au moins comparable)
à la moyenne de trois “témoins” désignés par le CTPS (comité technique permanent de la sélection),
c’est-à-dire des trois variétés considérées comme les plus performantes pour la sous-espèce
considérée (par exemple, blé tendre d’hiver). Pour certaines espèces, la moyenne est calculée sur
quatre témoins… mais pour d’autres sur seulement deux témoins.
6. Le lien au territoire : un intérêt autant

social

et agronomique qu’énergétique

Originellement, l’invention de l’agriculture permettait aux sociétés de


“maîtriser” symboliquement le vivant, et de résoudre la contradiction
déstabilisante entre le constat de la vie et la conscience de la mort :
l’agriculteur ne se contentait plus de subir ou de donner la mort, il agissait
désormais sur toutes les étapes du vivant. Les choix d’agriculture
consacraient une vision fondamentale du monde, inscrivant la société dans
son territoire et dans l’univers. Sur un plan pratique, les techniques
agricoles permettaient aux humains de s’ancrer dans le sol et de mobiliser
les ressources locales. L’optimisation des ressources par les cultures en
terrasses, les canaux, les associations cultures-élevage, etc., témoignent
autant du génie inventif des sociétés que de leur volonté de “faire avec” ce
qu’elles avaient sous la main.

Une agriculture sans territoire ?

Force est de constater que l’agriculture industrielle et chimique


contemporaine a progressivement rompu tous ses liens avec le territoire,
jusqu’à devenir un concept abstrait, littéralement hors-sol. L’élevage bovin
européen est une bonne mais triste illustration de cette négation du
territoire.

L’exemple de l’élevage bovin


La plupart des élevages bovins spécialisés des régions de plaine ou mixtes
s’appuient en effet aujourd’hui sur une alimentation largement artificielle
(céréales et tourteaux de soja ou de colza) qui en fait, de facto, des élevages
presque hors-sol sur le plan agronomique : les prairies servent davantage à
dégourdir les pattes des animaux qu’à les nourrir.
Les élevages laitiers de l’Ouest de la France sont symptomatiques de ce
système, avec des fermes couvertes de cultures de maïs, qui permet de
nourrir un plus grand nombre de vaches qu’autrefois et à produire plus de
lait… à condition d’assurer un équilibre alimentaire en le complétant par du
soja importé d’Amérique du Sud, car le maïs est riche en énergie mais
déficitaire en protéines. Ces vaches disposent seulement de quelques rares
pâtures à proximité de la salle de traite, et la moitié de leur alimentation doit
être importée de l’autre bout du monde où elle est obtenue en partie sur le
défrichage de l’Amazonie, et nécessite une forte consommation de pétrole
pour être acheminée vers l’Europe1.
L’élevage bovin allaitant2 (ou “bovin viande”) français semble plus
herbager. C’est vrai pour partie, avec des fermes herbagères en nombre
significatif, assurant une réelle alimentation à l’herbe de l’ensemble des
animaux. Mais la majorité des exploitations bovines françaises sont
spécialisées dans l’activité de naisseurs, c’est-à-dire élèvent uniquement les
vaches-mères et les veaux jusqu’à six ou huit mois ; ces derniers sont
ensuite vendus à des engraisseurs qui se chargeront de les élever jusqu’à
leur âge d’abattage (dix-huit à trente mois selon les types de viande). La
plupart des éleveurs français se contentent donc de nourrir les vaches-
mères, et délocalisent l’engraissement des jeunes (c’est-à-dire de ceux qui
seront mangés) vers l’Italie et l’Espagne… dans de véritables “usines à
bovins” où ces derniers sont alimentés en céréales et tourteaux et ne sortent
presque plus, voire plus du tout. En se réfugiant derrière la gestion
acceptable de l’activité de naisseurs mais en oubliant que cette activité
n’aurait strictement aucune raison d’être sans le débouché commercial et
technique incontournable que constitue l’engraissement italien ou espagnol,
une bonne partie des éleveurs français cache ainsi la poussière sous le tapis.
Supprimez les fermes d’engraissement industriel du Sud de l’Europe, et la
plupart des éleveurs français apparemment “à l’herbe” mettent la clef sous
la porte. L’élevage bovin viande doit être considéré dans sa globalité, de la
vache-mère jusqu’à l’abattage du jeune bovin qui sera consommé – et dès
lors, il est impossible de nier qu’une bonne partie de la filière n’a plus
aucun lien territorial et relève d’une alimentation hors-sol.
Indépendamment des élevages en agriculture biologique, il existe
heureusement des élevages réellement herbagers. C’est le cas des éleveurs
laitiers en “agriculture durable” et des éleveurs viande qui assurent eux-
mêmes l’engraissement à l’herbe de leurs jeunes bovins. Mais ces derniers
sont très minoritaires aujourd’hui en France, et encore plus minoritaires
dans le reste de l’Europe et en Amérique.

Les élevages de porcs et de volailles


Il va de soi que la situation est bien pire pour la plupart des élevages porcins
et de volailles. A l’exception des élevages bio et des élevages en plein air, la
grande majorité de ces derniers sont explicitement et ouvertement hors-sol.
Le terme est clair : le sol, le territoire, n’ont ici plus aucune réalité. Les
poussins ou porcelets sont “produits” (peut-on encore parler d’élevage ?)
dans des unités spécialisées et confinées ; ils sont ensuite acheminés dans
les élevages d’engraissement (ou de production d’œufs), comme le serait
une simple matière première. Les aliments sont également acheminés
parfois depuis de très longues distances3. Ces “élevages” ne sont plus guère
que des usines, chargées d’assembler du vivant à partir de flux entrants
(poussins ou porcelets, aliments industriels, médicaments) pour permettre
un flux sortant (poulets, œufs, porcs). Ils sont situés ici comme ils
pourraient l’être là ; le lieu d’implantation n’obéit qu’à des considérations
économiques ou politiques.

Et les productions végétales ?


Par définition, les végétaux doivent disposer d’un sol, de pluie, du soleil.
Dans la plupart des cas, les productions végétales restent donc bien liées à
leur territoire. Cela est d’autant plus vrai qu’il est impossible de cultiver de
l’olivier en Finlande ou de la betterave sucrière dans les pentes alpines.
Cependant, il existe des cultures hydroponiques, c’est-à-dire cultivées sur
des substrats inertes et alimentées artificiellement en eau et en minéraux.
C’est en particulier le cas pour de nombreuses productions sous serre de
tomates, aubergines, poivrons, concombres, fraises… Elles relèvent, comme
les élevages hors-sol, d’une négation de toute contingence climatique,
pédologique ou culturelle. Mais ces cultures niant le milieu naturel sont à la
fois gourmandes en énergie (serres généralement chauffées), en eau
d’irrigation et en engrais, et ce n’est pas un hasard si elles font également
souvent appel à une main-d’œuvre saisonnière mal payée : la négation du
milieu inclut la négation des dynamiques sociales.
Par ailleurs, même les productions végétales “ordinaires” ne sont pas
exemptes d’une tendance à la négation du territoire. J’ai déjà largement
abordé les problèmes soulevés par l’artificialisation des sols et des
conditions de culture. En se coupant des conditions naturelles de libération
des éléments minéraux par les microorganismes du sol, les cultures
conventionnelles se fragilisent (cf. chapitre I-4). Plus globalement,
lorsqu’une culture n’est plus possible sans l’apport d’engrais (fabriqués à de
très longues distances et très coûteux en pétrole) ou d’amendements venus
de plusieurs milliers de kilomètres, l’agriculteur amenuise sa conscience du
milieu et du territoire. Il raisonne en fonction d’un savoir standardisé et
extérieur, sans compter qu’il perd une partie de la maîtrise de ses
techniques – en cas d’incident lourd dans l’approvisionnement des engrais
ou des pesticides, sa culture est ratée.

Des conséquences écologiques parfois dramatiques


Je n’insisterai pas sur les dommages et les dangers de l’agriculture hors-sol
proprement dite, car ils sont développés dans d’autres ouvrages. Il me faut
toutefois en rappeler les grandes composantes :
– pollution des cours d’eau et du littoral du fait de la concentration des
déjections (avec son cortège d’algues vertes, d’incidents sanitaires pour les
conchyliculteurs, etc.) ;
– négation de la physiologie animale et de l’éthologie, les poules et porcs
étant abaissés à la condition de substrat inerte ;
– surmédicalisation (et utilisation d’aliments médicalisés) conduisant à
l’apparition de bactéries résistantes aux antibiotiques ;
– bouillon de culture favorable aux recombinaisons virales et au
franchissement de la barrière des espèces (lorsqu’un virus aviaire infecte un
élevage de porcs, il peut devenir pathogène pour l’homme).
L’agriculture séparée de son territoire, même sans être totalement hors-
sol, n’est pas exempte de conséquences environnementales. Ainsi, les
élevages laitiers intensifs du grand Ouest partagent partiellement avec le
hors-sol intégral la responsabilité de la pollution des eaux par les nitrates.
En effet, tout élevage dont l’alimentation est assurée substantiellement par
des importations produit rapidement plus de déjections que le milieu ne
peut en absorber normalement. Le recours à des aliments concentrés
massifs permet certes d’augmenter le nombre d’animaux par hectare, mais
il n’a pas le pouvoir d’agrandir le territoire ! Par ailleurs, ces élevages
intensifs reposent sur la généralisation de la culture du maïs ; or ce dernier
conduit à l’utilisation d’importantes quantités d’engrais chimiques et de
pesticides, et il laisse “fuir” de grandes quantités d’azotes dans ses
interrangs.
Plus généralement, lorsqu’un blé est cultivé en région Centre pour être
panifié en Allemagne et consommé en Pologne, ou lorsqu’un veau naît en
Bourgogne pour être engraissé en Italie, puis abattu en Normandie pour être
consommé à Marseille, la négation de toute cohérence territoriale conduit à
des surconsommations énergétiques aberrantes. Cette gabegie énergétique a
fait l’objet de nombreuses alertes.
Enfin, que dire des millions de tonnes de soja importées chaque année du
Brésil, et dont une partie est produite au prix de la déforestation progressive
de l’Amazonie ?

Intérêts d’une relocalisation de l’agriculture

Je précise immédiatement que par “relocalisation”, je n’entends pas un


retour à l’autarcie régionale ni une réorganisation brutale. Il s’agit
forcément d’une démarche progressive (actuellement, la région Ile-de-
France ne suffit certainement pas à nourrir Paris) et sans exclusive : les
échanges agricoles ont toujours existé.
Mais l’agriculture biologique revendique une conscience aiguë du milieu
naturel et humain, et par conséquent du territoire. Il convient de produire
“le plus près possible”, sans tabou mais sans complaisance.

Produire en fonction du milieu


La première étape de la recréation du lien entre agriculture et territoire est
l’adoption de variétés locales. Il ne s’agit pas nécessairement de variétés
anciennes, l’agriculture a toujours évolué et il est utile d’acclimater
régulièrement de nouvelles espèces et de nouvelles variétés ou races
animales. Mais il doit bien s’agir d’une acclimatation et non d’une
importation “toutes choses étant égales par ailleurs”. Cultiver un blé
standard impose de standardiser le milieu et de le nier. A l’inverse, adapter
un blé italien en Bretagne signifie le laisser évoluer pendant plusieurs
générations, en ressemant les grains issus des pieds les mieux adaptés à leur
nouvel environnement.
Les étapes suivantes ont déjà été décrites dans ma présentation générale
de l’agriculture biologique : prise en compte de l’environnement comme
facteur de production, succession des cultures tenant compte de la durée et
du milieu, maintien et entretien des haies et autres éléments naturels.
L’un des facteurs essentiels dans la démarche agronomique bio est
l’attention accordée au sol. En fonction de sa texture et de sa structure, un
sol exprimera des plantes différentes. Un agriculteur biologique n’essaiera
pas de “forcer” ses terres à produire des cultures inadaptées, mais il
cherchera à organiser sa rotation (succession des cultures) de façon à
enrichir son sol et à le stabiliser – ce qui pourra éventuellement lui
permettre d’agrandir sa palette de cultures à moyen et long terme.
De tels choix ne relèvent pas que d’une posture philosophique. Ils sont
essentiels pour assurer la résilience de l’agriculture, c’est-à-dire son
adaptabilité aux incidents climatiques. Des cultures intensives basées sur
l’emploi d’engrais chimiques et de pesticides de synthèse permettent parfois
de formidables rendements, mais à la condition expresse que les conditions
climatiques lui soient totalement favorables. Une prairie cultivée en
monoculture de ray-grass, productive lors d’années idéales, ne produira
presque rien en cas de sécheresse printanière prolongée. En revanche, une
prairie biologique complexe avec sept espèces végétales différentes assurera
une production d’herbe correcte même en année sèche. Comme nous
l’avons vu au chapitre II-3, les sols cultivés en agriculture biologique, grâce
à leur teneur en matière organique et à leur structure, conservent beaucoup
plus d’eau interstitielle que les sols conventionnels, et permettent de toute
façon une meilleure résistance à la sécheresse.
Une agriculture cohérente avec son territoire est bien plus stable,
résiliente et pérenne qu’une agriculture basée sur des variétés standard et
des intrants de synthèse.

Eviter ou réduire la spécialisation régionale


J’ai présenté dans le chapitre I-4 l’intérêt agronomique des cultures
associées, des rotations des cultures et de l’association culture-élevage. Ces
pratiques, essentielles en bio, permettent une cohérence paysagère et
territoriale, une stabilité sanitaire et une réduction des transports.
Combien de voyageurs s’exclament avec regret lorsqu’ils traversent les
grandes plaines céréalières uniformes ? Ce désagrément paysager n’est pas
un luxe de citadin, il reflète la conscience d’une incohérence écologique :
un paysage monotone est un paysage pauvre en termes de biodiversité – et
fragile. La cohérence et la richesse d’un paysage, que nous percevons et
apprécions a priori sur le plan esthétique, n’ont rien de superflu. Des
grandes parcelles sans haies sont terriblement sensibles à l’érosion et à tout
incident climatique. Le blé est l’écosystème homogène le plus représenté en
France puisqu’il occupe à lui seul près de 10 % du territoire ; lorsque seules
six à sept variétés de blé constituent l’essentiel de cet écosystème, cela
signifie un appauvrissement extrême des milieux de vie pour les insectes,
les petits mammifères, les oiseaux, etc.
Mais la spécialisation régionale recèle d’autres dangers. Lorsque la vigne
occupe des milliers d’hectares en continu (quand bien même il s’agit
administrativement d’exploitations différentes de quelques hectares
chacune), la moindre maladie qui apparaît dans une parcelle tend à se
propager très rapidement à toutes les vignes de la région. Or, jusqu’au
milieu du XXe siècle, les parcelles de vigne étaient localisées sur les terres les
plus favorables à cette plante, et les différents “pôles” viticoles d’un
département étaient séparés des autres par des cultures, des prairies et des
arbres4. L’extension de la monoculture viticole dans le Bordelais ou certains
secteurs de la Bourgogne, de la vallée de la Loire ou du Languedoc-
Roussillon est la première cause de l’explosion des pathologies et des
parasites. Il en est de même avec les monocultures régionales d’arbres
fruitiers en Provence par exemple. Une mosaïque de cultures différentes
permet de réguler les maladies et attaques parasitaires, là où un paysage
agricole continu constitue au contraire une cause majeure de fragilité
sanitaire. Or il est impossible de faire entrer les cultures pérennes (vigne et
arbres fruitiers) dans une rotation annuelle, puisque ces cultures doivent par
définition rester au même endroit pendant plusieurs années voire plusieurs
décennies : la protection sanitaire à long terme impose donc absolument de
“casser” le paysage par des cultures différentes et de cesser cette
spécialisation monomaniaque de certains territoires.
Dans le même ordre d’idées, inutile de revenir sur l’aberration
écologique que constitue la spécialisation de certaines régions d’élevage
intensif, qui conduit à des excédents de déjections incompatibles avec la
réalité physique des territoires, qui ne peuvent donc pas les absorber.
Enfin, il va de soi que la spécialisation agricole régionale suppose
nécessairement la multiplication des transports. Puisque la Bretagne ne
produit pas assez d’aliments pour ses porcs, volailles et vaches laitières, elle
les importe évidemment (et de très loin). Mais si la Beauce ne produit que
des céréales et des oléoprotéagineux, ses habitants doivent importer la
viande qu’ils consomment, ainsi que la plus grande partie des fruits et des
légumes. Un Girondin enclavé dans la monoculture viticole doit
naturellement attendre que les transports alimentaires apportent dans les
magasins de sa commune, parfois depuis des lieux éloignés, les aliments
frais dont il a besoin.
Adopter une logique “horizontale”
Depuis près de deux siècles, l’ensemble des calculs économiques sont
réalisés selon une logique verticale5. Cela consiste à considérer chaque
filière, agricole ou non, comme une entité autonome de la source au
consommateur, sans considération territoriale. La recherche légitime
d’économies d’échelles est effectuée selon cette logique : au nom de la
spécialisation économique et technique, il est alors plus rentable de
concentrer l’abattage de tous les bovins d’un groupe industriel donné dans
un seul abattoir gigantesque, par exemple.
Or, aucune fatalité ni aucune loi économique immanente et surnaturelle
n’oblige à rechercher des économies d’échelles verticales. Il s’agit d’un
choix hérité de contextes économiques précis. Pourtant, il peut être tout
aussi pertinent, tout aussi rentable et tout aussi efficient de construire des
économies d’échelles horizontales.
La logique horizontale consiste, elle, à prendre en compte la géographie
et à intégrer différentes filières dans une démarche locale. Pour reprendre
l’exemple précédent, elle consisterait à organiser des abattoirs polyvalents
dans chaque département.
Dans une économie où le pétrole était bon marché et où les dogmes
économiques imposaient la logique verticale, il pouvait être rentable pour
un groupe industriel de concentrer tout l’abattage des bovins venus de la
France entière dans un lieu unique, tout l’abattage des ovins dans un autre
lieu, et l’abattage des volailles dans quelques sites. La spécialisation des
abattoirs permettait une spécialisation des gestes et des savoir-faire, une
optimisation des circuits, une modernisation extrême des outils – d’autant
que le coût de la mise aux normes imposée par l’Union européenne est plus
facile à amortir sur de gros abattoirs industriels.
Mais une autre logique aurait pu être tout aussi rentable et bien plus
créatrice d’emplois, et elle devient désormais d’autant plus souhaitable que
le pétrole n’est plus bon marché et ne le sera plus jamais durablement. Il
s’agit d’avoir un abattoir polyvalent par territoire (par exemple par
département, voire un pour quelques cantons dans les régions où l’élevage
est particulièrement présent), avec des salariés capables de s’occuper de
bovins le lundi et le mardi, d’ovins le mercredi, de porcs le jeudi et de
volailles le vendredi (par exemple). De tels outils demandent une plus
grande souplesse, mais peuvent bien plus facilement s’adapter à une
évolution technique ou économique.
En effet, un abattoir ultraspécialisé doit “justifier” son existence en
assurant la pérennité de son approvisionnement. Ses propriétaires feront
donc tout pour que l’économie agricole reste figée. S’il s’agit d’un abattoir
pour bovins, l’entreprise possédant l’outil se battra (et mobilisera les
éleveurs autour d’elle) pour que l’élevage bovin n’évolue pas. La logique
verticale conduit au conservatisme, voire à l’immobilisme. En revanche, un
abattoir polyvalent n’a rien à craindre des évolutions nécessaires de
l’agriculture. S’il faut abattre moins de bovins et plus d’ovins, ou s’il faut se
charger de bovins plus “finis” et moins maigres, un simple réaménagement
du calendrier ou de la gestion des frigos y pourvoira6.
Dans le même ordre d’idées, une coopérative spécialisée dans la
commercialisation du maïs ne souhaite pas avoir à rechercher des
débouchés pour d’autres cultures – pourtant nécessaires pour une rotation
agronomiquement équilibrée ! Il est avéré que ce sont justement les
coopératives spécialisées en maïs qui ont défendu et obtenu lors de
l’évolution de la Politique agricole commune en 2003 que le maïs (et lui
seul) déroge à l’obligation de rotation. Cette dérive, inévitable dans une
logique verticale, conduit à une aberration agronomique et sanitaire,
puisque la monoculture de maïs année après année sur les mêmes parcelles
est la première cause des infestations parasitaires dont cette production
souffre de plus en plus. Si les coopératives concernées avaient adopté une
démarche horizontale, elles auraient diversifié leurs produits et leurs
débouchés de façon à répondre aux impératifs agronomiques, au lieu de
contraindre l’agronomie à se plier “contre-nature” à des impératifs
commerciaux étroits.
Cet enfermement dans la logique économique verticale explique en partie
l’évolution du “modèle coopératif” français, qui était à l’origine un exemple
de gestion collective des outils économiques par les paysans eux-mêmes, et
qui est devenu depuis quelques décennies un ensemble de groupes
industriels déconnectés des intérêts techniques des paysans et obligeant ces
derniers à se plier à des stratégies commerciales internationales. Au-delà
d’une supposée (et possible) perversion du commerce international en lui-
même, c’est l’adoption systématique par ces outils économiques
d’approches verticales conservatrices et autojustificatrices qui est ici en
cause.
Non seulement une logique horizontale est bien moins consommatrice
d’énergie puisque les transports sont limités, mais elle permet également
une bien plus grande réactivité, une bien plus grande adaptabilité aux
évolutions économiques et sociales, une meilleure adéquation avec les
impératifs agronomiques et leurs éventuelles évolutions… sans oublier la
création d’emplois locaux et en plus grand nombre7.

S’inscrire dans le territoire, renouer le lien entre agriculteurs et citoyens

La notion de “relocalisation de l’agriculture” ne renvoie pas uniquement à


une dimension énergétique (réduire les transports inutiles) ou agronomique
(cohérence technique et écologique). Elle suppose impérativement une
conscience sociale, ou sociétale comme il est désormais d’usage d’écrire.
Inscrire l’agriculture dans le territoire, c’est d’abord y inscrire l’agriculteur
et les citoyens non-agriculteurs8, et recréer des échanges entre eux.
Même lorsqu’ils sont techniquement hors-sol ou dépendants
d’importations massives, les agriculteurs restent généralement impliqués
dans des réseaux humains locaux : coopératives céréalières ou légumières,
groupements de négoce d’animaux, coopératives d’utilisation de matériel
agricole (CUMA), groupes technico-économiques des centres de gestion,
syndicats – et bien entendu relations de voisinage avec les autres
agriculteurs de leur commune... lorsqu’il en reste d’autres. Mais ces réseaux
sont pour la plupart agricolo-agricoles. Peu de paysans ont le temps ou
l’envie de s’impliquer dans des associations culturelles, d’insertion, de
protection de l’environnement, etc. Seules les associations de chasse
permettent, lorsqu’elles sont encore réellement composées d’habitants
locaux, de réunir agriculteurs et non-agriculteurs. Quant aux paysans élus
municipaux, ils conçoivent trop souvent leur rôle comme celui d’un
“représentant des agriculteurs au conseil municipal” plus que d’un
représentant de toute la population dans sa diversité sociale et
professionnelle.
Bien entendu, ce tableau est caricatural. Il existe des paysans engagés
dans des associations sans aucun lien avec l’agriculture, ou pour le moins
dans des réseaux mixtes agriculteurs-ruraux comme les groupes du MRJC et
du CMR9 ou certains CIVAM10. Mais force est de constater que les agriculteurs
biologiques ont un taux d’implication dans la vie non agricole de leur
territoire supérieur à la moyenne des paysans. Ce constat statistique n’est
pas dû au hasard. La prise en compte du milieu social et culturel est l’une
des dimensions systémiques de l’agriculture biologique, conséquence
directe de son principe fondamental : inscrire l’agriculture dans son
environnement naturel, technique et humain11.
Mais la responsabilité du lien entre agriculture, société et territoire
n’incombe pas qu’aux seuls agriculteurs. La déconnexion des citoyens
d’avec leur agriculture est considérable et dramatique. Les clichés des
enfants imaginant les poissons rectangulaires ou ne sachant pas que le lait
vient des vaches ne sont hélas pas des légendes, mais bien des constats
fréquents. Le mal est plus profond encore. Combien de ruraux atteints d’une
maladie auto-immune ou neurologique pensent à la probable cause
environnementale… c’est-à-dire aux traitements chimiques des cultures qui
les entourent ? Combien d’habitants de régions au paysage monotone
savent-ils que leur territoire offrait des paysages bien plus variés il y a
seulement cinquante ou soixante ans, et que leur souhait d’un territoire plus
accueillant implique un changement de “modèle” agricole ? Combien de
citoyens ruraux sont conscients du coût collectif de la rénovation
perpétuelle des routes communales détruites par le passage répété de
tracteurs de plus en plus lourds, lui-même conséquence d’un
agrandissement permanent des fermes et de l’éloignement aberrant de
nombreuses parcelles ?
Les choix d’agriculture ont un impact considérable sur l’ensemble de nos
milieux de vie, à travers les espaces physiques (l’agriculture occupe 54 %
du territoire français), le modelage du paysage (haies, bosquets, cultures
variées ou au contraire uniformes et sinistres), l’usage des biens publics
payés par l’impôt (routes), la dissémination (ou non) de produits polluants
dans l’environnement naturel et humain, le tissu économique et l’emploi
agroalimentaire (outils de transformation et de distribution locaux, ou au
contraire externalisés au loin sous prétexte d’économies d’échelles
verticales), etc. C’est donc bien toute la société qui est concernée par les
décisions agricoles et par les orientations données dans un département ou
une région par les chambres consulaires, les syndicats et les coopératives et
groupements économiques. En d’autres termes, ces décisions ne peuvent
pas continuer à être prises par les seuls acteurs agricoles, puisque leurs
conséquences concernent directement tous les citoyens, y compris quant à
leur santé.
Inscrire une agriculture dans son territoire, c’est redonner à toute la
société le droit et le devoir de s’impliquer dans sa définition et sa
réalisation. J’insiste sur cette double dimension, qui allait de soi à l’aube de
l’humanité. C’est tout le groupe humain qui doit être consulté et
décisionnaire, mais il doit également acquitter des devoirs, à travers l’achat
de produits locaux chaque fois que c’est possible, le soutien à l’acquisition
collective de terres, l’intégration des nouveaux agriculteurs dans la vie
locale, la prise en compte des contraintes calendaires ou climatiques des
agriculteurs (par exemple, pour une association culturelle ou sportive, en
évitant d’organiser un événement important à une date où tous les
agriculteurs sont occupés par la moisson, l’agnelage ou les vendanges).
Ces remarques ne se limitent pas aux habitants des zones rurales. Les
citadins sont également concernés – non seulement ceux des villes petites
ou moyennes situées en régions agricoles (qui sont comptabilisées comme
des populations “urbaines” mais relèvent en réalité de problématiques
économiques, culturelles et sociales typiquement rurales), mais également
ceux des grands centres urbains ou des ceintures “rurbaines12”. Quels
paysages, quelle santé, quelles infrastructures économiques voulons-nous ?
Et au-delà, quelle conscience avons-nous de la réalité physique,
agronomique et environnementale du monde ? Est-il étonnant de constater
que les sociétés les plus conscientes de leur lien avec leur territoire sont
celles qui assument le mieux leurs responsabilités environnementales ?
Les AMAP13 peuvent parfaitement s’inscrire dans cette préoccupation,
puisqu’elles s’appuient sur des initiatives de consommateurs qui vont
“chercher” des paysans susceptibles de les approvisionner localement.
Lorsque l’AMAP fonctionne bien, le lien humain est directement établi entre
les agriculteurs et les consommateurs, chacun apprenant à tenir compte des
impératifs et des demandes des autres. Tout autant que la proximité
géographique, c’est bien la reconstruction d’un lien social qui est ici à
saluer, ainsi que la découverte réciproque de deux univers désormais trop
séparés.

Reconnaître les savoirs ruraux et paysans

Dans les sociétés encore très rurales d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique


latine, les communautés paysannes ont élaboré au fil des siècles des savoirs
techniques intimement liés à leur environnement et leur histoire. En ces
lieux où le lien société-territoire est encore tenace (bien que menacé par
l’homogénéisation culturelle occidentale), cette profonde conscience de leur
environnement donne à ces communautés des atouts considérables.
Nous verrons plus loin (chapitre III-2) à quel point il est illusoire de
transposer les techniques occidentales tempérées à l’ensemble de la planète.
Bien au contraire, c’est dans le génie technique mais aussi social des
communautés traditionnelles que se trouvent les outils les plus performants
pour améliorer l’agriculture, mais également l’économie rurale puis
nationale.
Au-delà encore, il est essentiel de comprendre qu’aucun savoir, aucune
science n’existe ex nihilo. Le grand mathématicien français Henri Poincaré
a démontré à la fin du XIXe siècle que des systèmes mathématiques basés sur
d’autres postulats que ceux d’Euclide sont tout aussi performants et
explicatifs du monde. Notre science est valable parce qu’elle est cohérente,
parce qu’elle nous est compréhensible et parce qu’elle reflète notre vision
arbitraire du monde, mais pas parce qu’elle serait “absolue” ou
“immanente”, notions réfutées par Poincaré et par l’épistémologie14. Par
conséquent, des savoirs techniques qui semblent irréfutables à des esprits
occidentaux peuvent se révéler inopérants et maladroits lorsqu’ils sont mis
en œuvre par des groupes humains auxquels ils ne correspondent pas.
C’est ce que les “agents de développement” travaillant dans les pays
tropicaux ont compris depuis plusieurs décennies, en constatant que tout
savoir exogène (importé ou imposé de l’extérieur) ne réussit jamais à
engager un développement réel et durable. Une technique agricole, un
système commercial, une organisation économique, ne fonctionnent jamais
à long terme s’ils ne sont pas appropriés et transformés par les sociétés
concernées. Aucun humain extérieur à une société donnée ne peut savoir à
l’avance quels savoirs seront “recevables” ou non, c’est-à-dire lesquels
pourront être absorbés sans entrer en conflit avec les structures sociales
préexistantes : il convient de proposer, d’ajuster, mais certainement pas
d’imposer. Seuls les savoirs endogènes (nés dans la société considérée ou
assimilés librement par cette société en cohérence avec ses codes culturels)
peuvent servir de base à un développement, et cela est particulièrement vrai
en agriculture. Ici, le lien entre société et territoire est particulièrement
étroit, tant les techniques et les codes culturels traditionnels sont redevables
de l’environnement naturel et pédoclimatique – et il doit être profondément
respecté.

1 Sans oublier qu’il s’agit pour l’essentiel de soja transgénique.


2 Par opposition à l’élevage laitier, dont le lait est directement collecté pour la consommation
humaine, l’élevage allaitant consiste à laisser les vaches allaiter leurs petits… puisque ce sont ces
derniers qui seront ensuite abattus et mangés. Une vache allaitante est donc une vache-mère d’un
élevage producteur de viande.
3 C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Bretagne est devenu la première région productrice de
porcs et de volailles en France : ses infrastructures portuaires lui permettent d’accueillir facilement
des aliments venus du Brésil, d’Argentine ou des Etats-Unis.
4 Ce qui n’excluait pas l’existence très ponctuelle d’épidémies massives, comme celle du phylloxéra
à la fin du XIXe siècle. Mais il existe un gouffre entre quelques épidémies épisodiques et l’actuelle
multiplication de pathologies récurrentes.
5 Une logique verticale s’organise autour d’un sujet ou d’une filière économique à l’échelle nationale
ou internationale ; une logique horizontale consiste à s’organiser à l’échelle d’un territoire.
L’organisation verticale est thématique, l’organisation horizontale est géographique.
6 Il conviendra bien évidemment alors d’écouler les carcasses dans de nouvelles filières, mais
l’hypothèse d’une telle évolution présuppose justement que ces nouvelles filières existent et que
l’abattoir s’y adapte.
7 A titre d’exemple, cinq ateliers de transformation porcine de 2000 tonnes/an chacun emploient au
total deux à trois fois plus de personnel qu’un atelier unique de 10 000 tonnes/an.
8 Je préfère parler de “citoyens” plutôt que de consommateurs, tant ce dernier terme s’est chargé des
valeurs de passivité et de suivisme depuis quelques décennies. Bien sûr, une logique verticale centrée
sur l’aliment permet de définir un producteur initial (l’agriculteur) et des consommateurs finaux.
Mais la notion de citoyen permet d’éviter les doubles sens de celle de consommateur, et d’y ajouter
une dimension horizontale : le citoyen non agriculteur est concerné par l’agriculture qui l’entoure et
pas uniquement par le produit alimentaire qu’il consomme !
9 Mouvement rural des jeunesses chrétiennes ; Chrétiens dans le monde rural.
10 Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural.
11 Je reconnais que ce constat découle également d’un phénomène historique contingent : les
agriculteurs biologiques des premières générations ont généralement une personnalité de “pionniers”
et une forme d’audace, qui se traduisent souvent également par une plus forte implication sociale.
12 Le rurbain désigne les périphéries des grandes villes, dont les habitants bénéficient de conditions
qui s’approchent de celles de la campagne mais en conservant les réflexes et le mode de vie des
citadins.
13 Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, qui sont généralement en bio ou qui
doivent statutairement inciter leurs agriculteurs à s’y convertir à moyen terme.
14 Poincaré Henri, La Science et l’Hypothèse, “Champs”, Flammarion, 1968 (première édition :
1902).
7. Un agriculteur bio n’est-il pas “pollué”

par ses voisins ou par la pluie ?

Il est fréquent d’entendre des citoyens s’interroger sur les garanties


apportées par l’agriculture biologique dans un contexte où les traitements
chimiques se poursuivent chez leurs voisins et où l’environnement naturel
est loin d’être exempt de pollution. Les chapitres qui précèdent ont apporté
des éléments de réponse, mais il est utile de les synthétiser explicitement.

Confusion entre “bio” et “pureté naturelle”

Je vais décliner brièvement les différentes facettes implicites de cette


interrogation, à partir d’une affirmation étonnante formulée avec aplomb
par une grande cuisinière sur une radio publique : “De toute façon, le bio je
n’y crois pas, ça ne peut pas exister puisque même la pluie est polluée et
que les traitements des voisins débordent forcément ; il n’y a plus
d’agriculture naturelle.” Une telle affirmation témoigne d’une
méconnaissance flagrante de ce qu’est l’agriculture biologique et réunit
plusieurs lourdes confusions.

Une agriculture “naturelle” ?


Cette femme chef-cuisinier utilise explicitement le terme d’agriculture
naturelle… pour le moquer comme relevant de l’impossible à cause des
pollutions humaines. Nous retrouvons là une définition très archaïque de la
“nature”, vue comme un état pur et déshumanisé. Selon ce raisonnement,
puisque la France entière est occupée et transformée par l’occupation
humaine, il n’y aurait plus de nature en France. Voilà qui doit faire sursauter
nombre de naturalistes !
Pourtant, il y a plusieurs décennies que les anthropologues comme les
écologues ont montré le non-sens de l’opposition caricaturale entre nature
et culture : l’humanité fait partie de la nature et elle est en interaction
permanente avec elle. Nous sommes à la fois nature et culture1. D’autre
part, un espace “naturel” ne peut pas être défini comme étant vierge et pur
de toute interaction avec l’humanité. Une plante ayant poussé dans une
forêt voisine d’une ville ou d’une usine reste une plante, et reste naturelle
même si elle est hélas polluée.
Mais cette terminologie renvoie surtout à un autre fantasme, plus
spécifique à notre sujet, celui qui consiste à assimiler l’agriculture
biologique à une agriculture “naturelle”, sous-entendue ici “sans
traitements”.
J’ai expliqué dans les chapitres I-2 et I-4 à quel point l’agriculture
biologique fait appel à une agronomie élaborée. Non seulement elle relève
par définition d’une transformation de la nature, comme toute agriculture,
mais de plus elle s’autorise des traitements – des traitements naturels et non
pas à base de produits chimiques de synthèse, mais qui n’en restent pas
moins des interventions contrôlées sur la biochimie des plantes et des
animaux.
“Il n’y a plus d’agriculture naturelle” ? Mais il n’y en a tout simplement
jamais eu : l’agriculture transforme le milieu et crée de nouveaux
écosystèmes localisés. La bio est une forme d’agriculture, il est donc
aberrant ou de très mauvaise foi d’en exiger l’impossible. Jamais ses
promoteurs n’ont prétendu être “hors du monde” ou magiciens.

Des aliments “sans résidus chimiques” ?


L’autre versant de l’affirmation ci-dessus est l’assimilation abusive de
l’agriculture biologique à des produits exempts de tout résidu chimique de
synthèse.
Elle méconnaît la définition de l’agriculture biologique, qui est un mode
de production agricole et non pas un produit alimentaire. Même si cette
erreur est courante, elle n’en est pas moins dommageable. Comme cela a
été précisé au chapitre I-1, parler “du bio” au masculin est un abus de
langage, seule l’agriculture biologique (au féminin) est définie
techniquement et réglementairement à l’échelle mondiale2.
Ensuite, un aliment biologique peut, bien évidemment, receler quelques
molécules chimiques issues d’un champ conventionnel voisin ou d’une
contamination légère par la pluie ou le brouillard. Pour autant, comme je
l’ai indiqué dans le chapitre I-8, les niveaux de résidus rencontrés sont sans
commune mesure avec ceux des produits conventionnels. Par conséquent,
un citoyen consommant exclusivement des aliments biologiques ingérera
dix à cinquante fois moins de résidus de pesticides qu’un citoyen
consommant des aliments conventionnels (y compris des aliments “du
terroir”, qui peuvent être extrêmement traités) : il s’agit là d’un fait, mesuré
scientifiquement.
Mais surtout, la bio ne se réduit certainement pas aux aliments qu’elle
produit ! Comme en témoignent les chapitres qui précèdent, l’intérêt
principal de l’agriculture biologique réside dans sa préservation de
l’environnement. Quand bien même un aliment labellisé “bio” pourra
ponctuellement contenir quelques résidus chimiques, il n’en demeure pas
moins que sa production aura permis de réduire considérablement la
pollution de l’eau, la destruction de la biodiversité et la diffusion de
produits nocifs dans notre environnement quotidien. Acheter un aliment
biologique, c’est assurer une réduction de la pollution agricole et c’est
soulager la pression chimique sur le milieu naturel.

Y croire ou pas
La formule employée par la grande cuisinière citée ici me semble
symptomatique de l’approche irrationnelle de nombre d’opposants à
l’agriculture biologique. Elle “n’y croit pas”.
La maladresse des premiers promoteurs de l’agriculture biologique a
certainement une part de responsabilité dans cette approche subjective.
Mais il est probable qu’elle soit surtout le témoin résiduel du mépris porté
aux préoccupations écologistes dans les années 1970-1980, dont de
nombreux acteurs économiques ou associatifs ont eu à subir les
conséquences. Il est toutefois étonnant que cette condescendance
irrationnelle envers les constats et démarches écologiques perdure encore de
nos jours.
L’agriculture biologique est une démarche agronomique et sociale, ayant
donné naissance à un ensemble de techniques : il ne peut pas être question
d’y croire ou de ne pas y croire ! Il est parfaitement respectable de ne pas y
adhérer – à chacun ses choix de société, à chacun ses convictions. Mais
comment peut-on “ne pas croire” à une technique ? Elle est. Les
agriculteurs choisissent de la mettre en œuvre ou non, mais comment nier
son existence ? Cette cuisinière ne croit pas au compostage, ne croit pas à la
biologie des plantes, ne croit pas à l’intérêt de l’alternance des cultures pour
limiter les parasites, ne croit pas que l’appareil digestif des ruminants soit
adapté à la digestion des aliments à base de cellulose ? Ce vocabulaire, que
je rencontre régulièrement (il ne s’agit pas de stigmatiser une personne dont
l’expression sert simplement ici d’exemple), montre la faible connaissance
de la bio par ses détracteurs, et les fantasmes personnels qu’ils projettent sur
elle.
Pollution résiduelle et rôle environnemental de la bio

Une fois ces confusions levées, nous pouvons nous interroger sur l’ampleur
des pollutions subies par les agriculteurs biologiques, le risque éventuel
qu’elles représentent, et les moyens de le circonscrire.

Les pollutions agricoles de voisinage


Les différents types d’agricultures sont plus ou moins sujets à des pollutions
de voisinage. Un éleveur situé dans des régions herbagères (Massif central
par exemple) a peu de risques de voir ses prairies contaminées par un
traitement pesticide, puisque même les prairies conventionnelles sont
rarement traitées. A l’inverse, un viticulteur situé dans une région de
monoculture viticole peut difficilement éviter le transport par le vent de
quelques molécules chimiques.
Les produits de traitement sont particulièrement redoutés en raison de
leur pulvérisation fine et de leur volatilité importante. Le moindre coup de
vent peut les emporter sur plusieurs dizaines de mètres. C’est la raison pour
laquelle le maintien des haies arbustives et arborées est particulièrement
important entre les parcelles biologiques et les parcelles conventionnelles.
Le relief peut également entrer en jeu : certains produits peuvent ruisseler et
contaminer les parcelles situées en contrebas. Ici encore les haies jouent un
rôle protecteur, de même que les fossés et les talus, même peu profonds ou
peu élevés, qui peuvent suffire à détourner ou stopper l’écoulement.
Pour ces raisons, les paysages de bocage sont plus favorables à la
protection des parcelles biologiques, à condition que ces dernières ne soient
pas trop morcelées et imbriquées dans des parcelles conventionnelles. En
effet, plus les lignes de contact sont nombreuses, plus les risques de
contamination existent – alors qu’un parcellaire regroupé permet de
disposer en son centre de nombreuses parcelles sans aucun contact
conventionnel.
Dans les systèmes de grandes cultures ou lorsque les haies manquent, une
première protection permet de limiter significativement les contaminations :
l’implantation de bandes enherbées en bordure des parcelles à risque. Cette
pratique permet de créer une “zone tampon” où se déposent les gouttelettes
de traitement emportées par le vent et où se perdent les eaux de
ruissellement. Toutefois, il est regrettable que ce soient alors les agriculteurs
biologiques qui perdent une partie de leur surface, puisqu’ils doivent en
sacrifier une partie qui ne sera pas récoltée. C’est ici le pollué qui paie, au
mépris de l’éthique et de la raison.
Heureusement, il arrive parfois que les voisins conventionnels d’un
agriculteur biologique acceptent, après discussion amiable, de ne pas traiter
les quelques mètres situés à proximité des parcelles biologiques. La
banalisation de l’agriculture biologique pourrait faciliter la généralisation
de cet arrangement de bon sens.

Les pollutions industrielles, la pluie et le brouillard


Les agriculteurs conventionnels ne sont pas seuls responsables des
pollutions involontaires de parcelles agricoles. D’une part il survient encore
parfois des pollutions industrielles dues à la négligence ou à la volonté
criminelle d’économiser sur les coûts de protection (débord brutal d’un
bassin de rétention, par exemple, ou encore purge ou vidange sauvage d’une
usine). De tels incidents affectent en général essentiellement les cours d’eau
mais peuvent poser de vrais problèmes aux champs ou aux prés situés à
proximité. D’autre part, comme nous l’avons vu au chapitre II-1, les pluies
et surtout les brouillards emportent des particules chimiques en suspension,
issues de l’industrie, de l’agriculture et des villes.
Ces deux types de pollutions ont des effets fort différents. Lorsqu’une
pollution industrielle ponctuelle (ou récurrente) est identifiée, les produits
de la parcelle concernée sont exclus du label biologique. Ainsi, même
lorsque l’agriculteur a parfaitement respecté les règles de production
biologique, une partie de ses aliments peut perdre la certification bio en cas
de pollution avérée et significative. Il va sans dire que lorsque cela se
produit, l’agriculteur est fondé à se retourner contre le pollueur et à
solliciter la justice pour indemnisation du préjudice subi. Il cherche ensuite
à établir une protection contre cette pollution pour éviter qu’elle se
reproduise.
Dans le cas des pluies et des brouillards, aucun agriculteur ne peut
disposer de moyens de protection. Tout au plus, dans le cas où la pollution
transportée est gravissime et identifiée (cas de la pollution de milliers
d’hectares par la dioxine issue d’un incinérateur en Isère en 2001), les
produits sont-ils retirés de la consommation – mais cela est vrai également
des produits issus de l’agriculture conventionnelle puisqu’il s’agit alors de
dispositions sanitaires générales. Il arrive que la pollution par les pluies et
les brouillards ruine des agriculteurs biologiques. C’est ce qui s’est produit
en 2010 au Brésil, dans la région de Capanema, où les agriculteurs
conventionnels ont utilisé massivement un insecticide redoutable et très
volatil (l’endosulfane, pouvant se volatiliser à 70 % dans les deux jours
suivant son épandage) qui s’est retrouvé dans les eaux de pluie. Les
agriculteurs biologiques de la région ont ainsi vu leurs récoltes contaminées
par ce produit, certes à des taux plus faibles que les normes
conventionnelles mais suffisants pour conduire à leur “déclassement” par
les organismes certificateurs bio. Ce n’est alors pas seulement une année de
culture qui ne peut plus être valorisée sur le marché biologique : les
acheteurs habituels s’étant naturellement tournés vers d’autres fournisseurs
et étant tentés de pérenniser cette nouvelle relation, c’est potentiellement
l’ensemble du débouché commercial qui doit être ensuite reconstruit de
zéro. Du fait de la spécialisation et du développement encore limité des
filières biologiques, un tel épisode de contamination peut avoir des
conséquences économiques dramatiques et à long terme pour les paysans
biologiques.
Mais lorsqu’il s’agit d’une pollution diffuse, très légère et sans cause
précise, aucun agriculteur ne peut prendre de disposition spécifique. Pour
autant, une culture bio diffère toujours indiscutablement d’une culture
conventionnelle. En effet, si une salade biologique arrosée avec une eau
contenant des nitrates n’est pas totalement indemne, elle en comporte
considérablement moins qu’une salade conventionnelle ayant reçu le même
arrosage nitraté… auquel s’ajoute un apport volontaire bien plus important !
Si un blé biologique ayant reçu par le brouillard quelques molécules de
pesticides ou de pollution urbaine n’est pas totalement “pur”, il est
considérablement moins pollué qu’un blé conventionnel ayant baigné dans
le même brouillard… auquel s’ajoute un apport volontaire d’herbicide et de
fongicide !
Autrement dit, face aux pollutions diffuses, il convient de raisonner
relativement : à situation géographique équivalente, le fait de cultiver selon
les règles de l’agriculture biologique permet de réduire de façon
spectaculaire et drastique le niveau de pollution. Que la pollution ambiante
ne soit pas nulle est parfois un fait incontestable, mais elle n’incombe pas à
l’agriculteur et elle reste bien plus faible que s’il s’agissait d’agriculture
conventionnelle. Il convient bien de comparer l’effet des pratiques bio sur
un territoire donné et réel avec l’effet des pratiques conventionnelles sur le
même territoire – et non pas de comparer des abstractions. Consommer bio
ne signifie pas “consommer à tous les coups des aliments indemnes de tout
résidu chimique3”, mais ce choix citoyen signifie bel et bien “permettre une
réduction considérable et indiscutable de la pollution agricole”.

1 Voir notamment Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.


2 Le règlement européen prescrit également des règles de conservation et de transformation
biologique des aliments (additifs naturels, etc.), destinées à préserver leur intégrité organique et à
éviter leur contamination par des produits chimiques. Par extension, il est donc possible de parler
d’aliments biologiques, mais ils sont avant tout “issus de l’agriculture biologique”.
3 Mais, répétons-le, lorsque la pollution est significative, le produit est “déclassé” et ne peut plus être
vendu sous le label biologique.
III

UNE AGRICULTURE

PERFORMANTE ET INTENSIVE
L’ agriculture biologique est incontestablement efficace pour protéger
l’eau, la biodiversité, les territoires, la santé. Elle constitue à ce titre
une alternative technique formidable face aux urgences environnementales
contemporaines. Mais une telle qualité se révélerait inutile si elle n’était pas
capable de produire des aliments en quantité et en qualité suffisantes pour
nourrir l’humanité. A quoi bon développer une solution qui ne serait pas
généralisable et ne conduirait qu’à se donner bonne conscience
localement ?
Cette prudence, légitime et nécessaire a priori, s’est transformée en
scepticisme généralisé voire en dénigrement de l’agriculture biologique par
des acteurs agro-industriels que ce mode de production dérange. Pourtant, il
faut faire preuve d’une véritable méconnaissance de l’agronomie tropicale
pour prétendre que l’agriculture biologique serait moins performante que
l’agriculture conventionnelle dans des milieux instables. Plus les études
s’additionnent, plus le constat devient net : l’agriculture biologique est
également une solution extraordinairement encourageante pour assurer la
sécurité alimentaire de l’humanité.
1. De faibles rendements ?

A en croire les affirmations répétées des tenants de l’agriculture


industrielle, l’affaire serait entendue : “On sait bien que la bio ne peut pas
nourrir le monde”, “Il est bien connu que la bio a des rendements plus
faibles”. Ce type de sentences péremptoires, jamais appuyées sur autre
chose qu’une intime conviction subjective, est toujours à considérer avec
précaution tant il s’apparente à des propos de comptoir. Laissons de côté ce
“on” qui prétend savoir sans apporter aucune preuve, mais intéressons-nous
à la seconde affirmation. La formule “la bio a des rendements plus faibles”
est en effet intéressante, car elle oblige à poser la question fondamentale :
plus faibles que quoi ? Y répondre oblige à considérer un aspect sans lequel
la notion même de comparaison n’a aucun sens : celui des valeurs
mesurées. Le rendement brut, qui néglige les taux de nutriments et le bilan
énergétique, est-il pertinent et honnête ? Nous verrons alors que la
supériorité des rendements de l’agriculture conventionnelle est largement
sujette à caution, y compris en milieu occidental tempéré.

Il n’existe pas de modèle agricole type

La chimère d’une évolution linéaire


La plupart des agronomes ou des hommes politiques suggèrent
implicitement qu’il existerait un type idéal d’agriculture, servant d’étalon
systématique, à savoir l’agriculture industrielle et chimique occidentale.
Une telle vision ne témoigne que du profond ethnocentrisme de ceux qui
la propagent. Elle est comparable à l’évolutionnisme social qui prévalait au
XIX siècle, et qui prétendait que la société occidentale moderne serait le
e

sommet de l’évolution humaine, les autres sociétés étant alors


automatiquement considérées comme “sous-évoluées”. Dans les deux cas,
l’évolution est supposée unique et rectiligne. Dans les deux cas, pourtant, la
science nous enseigne qu’il s’agit d’une absurdité voire d’une perversion
intellectuelle. L’évolution est toujours buissonnante et multiple1, il n’existe
certainement pas “une” voie incontournable que devrait obligatoirement
suivre l’ensemble de l’humanité.
A tout moment, l’agriculture d’une région pédoclimatique dispose de
plusieurs possibilités d’évolution. Ce sont les facteurs culturels,
économiques et techniques qui justifient de l’engager dans telle direction
plutôt que telle autre – or ces facteurs sont eux-mêmes contingents et
provisoires. Lorsque les conditions changent, l’agriculture peut, et doit,
elle-même changer.
J’ai abordé au chapitre II-5 une raison primordiale de la mise en place de
l’agriculture occidentale contemporaine : le choix de variétés à haut
rendement sélectionnées par l’industrie, qui ne sont rentables que si elles
sont standardisées et généralisées sur d’immenses territoires, ce qui oblige à
artificialiser le milieu au moyen d’engrais chimiques puis à protéger au
moyen de pesticides les cultures qui ont été fragilisées par cette
artificialisation. Ce choix a également supposé et permis la généralisation
de la mécanisation, puisque des variétés standard et des champs uniformes
sont mûrs à une date homogène et autorisent l’utilisation de machines elles-
mêmes standardisées. D’autres choix auraient été possibles, d’autres choix
sont toujours possibles !

Un contexte précis… et non généralisable


Il est essentiel de replacer l’invention de notre agriculture industrielle et
chimique dans son contexte économique, social et intellectuel. Elle en
découle directement, non pas par un prétendu déterminisme bien peu
rationnel, mais comme toute technique procède de son environnement
humain.
En premier lieu, l’obsession prioritaire des sociétés occidentales à la
sortie de la Seconde Guerre mondiale était l’autosuffisance alimentaire.
Elles connaissaient une période de pénurie et visaient légitimement à
augmenter la production. Le concept qui s’est alors imposé comme pivot de
la pensée agricole était celui du rendement à tout prix. Produire “plus”, quoi
qu’il en coûte. Les conséquences éventuellement néfastes des techniques
adoptées étaient considérées comme des dégâts collatéraux inévitables et
sans importance. Nous étions dans le quantitatif, et tout s’est articulé autour
de cette notion considérée comme l’alpha et l’oméga de la politique
agricole. Il est vain et anachronique de remettre en question cette
obsession : qu’elle ait été schématique et qu’elle ait conduit à des
raisonnements incomplets est évident, mais elle avait sa cohérence et sa
justification dans le contexte de l’époque. Il fallait objectivement augmenter
la production alimentaire européenne. Toutefois, il existe toujours plusieurs
façons d’augmenter une production, il existe toujours plusieurs options
techniques. Si la motivation légitime de l’époque ne peut pas être critiquée,
les choix techniques et économiques qui ont alors été faits peuvent et
doivent l’être en revanche. Il aurait parfaitement été possible d’intégrer
l’obsession du rendement dans un système plus nuancé, et il est toujours
dangereux d’organiser toute une technique et une économie autour d’un
facteur unique. Dès cette époque, des esprits plus lucides avaient entrevu les
limites de la “révolution agricole” engagée ; le reconnaître peut nous aider
aujourd’hui à identifier les embranchements du buisson évolutif et les
points-clefs d’une autre évolution.
En second lieu, l’industrie chimique a toujours cherché à se diversifier
dans l’agriculture à l’issue des guerres. C’est après la Première Guerre
mondiale que l’ammonitrate, qui était initialement un explosif militaire, a
été promu “engrais miracle”. L’explosion de l’usine AZF en
septembre 2001 à Toulouse ne fait que rappeler cette vocation, que le temps
a fallacieusement estompée : l’ammonitrate n’est pas engrais par nature et
explosif par accident, mais fut historiquement, à l’inverse, un explosif avant
d’être reconverti économiquement comme engrais. C’est aussi durant la
guerre du Viêtnam que le 2,4-D fut massivement utilisé comme arme
chimique, sous le nom tristement célèbre d’agent orange – il avait été
découvert durant la Seconde Guerre mondiale avant d’être reconverti dans
le rôle de désherbant agricole. Il faudrait être naïf pour sous-estimer la
capacité de persuasion des grandes et puissantes industries chimiques à la
sortie des guerres ; elles ont également joué un rôle prépondérant dans les
choix politiques en faveur d’une agriculture basée sur la chimie. C’est un
fait historiquement établi : ce n’est pas l’agriculture qui a eu besoin de la
chimie, mais c’est bien la chimie qui a eu besoin de l’agriculture, comme
débouché de substitution.
En troisième lieu, il ne faut pas oublier que l’Occident d’après la Seconde
Guerre mondiale connaissait une économie de plein-emploi, où l’industrie
d’une part et le secteur tertiaire d’autre part manquaient de bras. Il fallait
donc faciliter et encourager le transfert des emplois de l’agriculture vers les
autres secteurs d’activité, au moyen de la mécanisation2. Les semences et
les races animales standard permettaient une “rationalisation” de la
production, l’agrandissement des exploitations et la mécanisation
systématique. En artificialisant les sols par les engrais et en niant
l’écosystème par les pesticides, l’agriculture pouvait devenir une activité
partiellement automatisée, basée sur des process normés. L’objectif était
clair : réduire drastiquement le nombre d’agriculteurs, de façon à augmenter
le nombre de travailleurs dans l’industrie et les services3. L’attrait d’une vie
citadine considérée comme plus confortable et plus moderne fit le reste.
Enfin, un point essentiel est presque toujours oublié lors des débats sur
l’évolution de l’agriculture, à savoir l’extrême particularité de l’Europe et
de l’Amérique du Nord sur le plan agronomique. Le système agricole qui
domine actuellement l’ensemble de la planète a non seulement été élaboré
dans un contexte historique précis… mais également dans un contexte
géographique et agronomique particulier ! Les milieux tempérés bénéficient
d’une alternance été ensoleillé / gel hivernal permettant la construction par
les plantes et les microorganismes de sols épais et riches en matière
organique et de milieux vivants variés. Le gel est un facteur essentiel à la
fois de fragmentation de la roche-mère et de contrôle des organismes
pathogènes. Ces sols et ces milieux permettent au recours à la chimie
agricole d’être efficace à court terme, et peuvent supporter une
mécanisation quasi intégrale, mais ce n’est absolument pas le cas des sols et
des milieux tropicaux, comme nous le verrons plus en détail dans le
chapitre suivant – or ces derniers représentent la grande majorité des
espaces agricoles de la planète.

Le monde a changé… et ne se résume pas aux milieux tempérés


Ce n’est certainement pas un scoop, nous ne sommes plus dans une société
de plein-emploi. Or, tous les mécanismes économiques qui avaient été
enclenchés dans les années 1950-1960 pour assurer un transfert de
travailleurs de l’agriculture vers les autres secteurs économiques
(prolongeant ceux mis en place lors de la révolution industrielle des XVIIIe et
XIX siècles, eux-mêmes prolongeant une mécanique millénaire où le progrès
e

agricole a toujours servi à dégager des bras pour d’autres activités, et où


l’augmentation de la population n’était qu’une conséquence et jamais une
cause de l’intensification) sont toujours en place, par une étrange inertie
intellectuelle confinant au dogmatisme.
Le syndicat agricole majoritaire en France, la FNSEA, a élaboré dans les
années 1970 une stratégie pour réduire le nombre d’agriculteurs à deux cent
mille ou trois cent mille au maximum, et continue à défendre des options
politiques permettant de poursuivre cette réduction alors même qu’elle est
devenue un contresens social. La Politique agricole commune a été
initialement construite avec le même objectif implicite – même si la FNSEA
comme la Commission européenne sont longtemps restées discrètes sur cet
aspect, car il aurait été dangereux (et syndicalement suicidaire) d’avouer
aux paysans qu’elles avaient décidé de sacrifier la majorité d’entre eux…
N’ayant à présent plus peur d’assumer publiquement une démarche qui
s’est banalisée (il n’est qu’à lire la litanie des “plans sociaux” et
liquidations d’entreprises), la Commission européenne a ouvertement
affiché sa décision de réduire rapidement le nombre d’agriculteurs en
Pologne de quatre millions à moins d’un million, mais avoue être incapable
de leur proposer autre chose que de grossir les rangs des chômeurs4. C’est
ainsi qu’un mécanisme qui pouvait avoir sa logique dans un contexte
donné, celui de l’après-guerre, se poursuit alors même qu’il conduit de
façon absurde à remplacer des petits agriculteurs pauvres par… des
chômeurs encore plus pauvres !
Cette logique est également en œuvre dans les pays tropicaux et
provoque des résultats encore plus dramatiques, avec la paupérisation de
dizaines de millions d’anciens paysans réduits à rejoindre les bidonvilles
des grandes métropoles africaines, asiatiques ou sud-américaines, sans
aucun espoir de sortir de la misère. Le rôle de la mécanisation à outrance
dans l’accroissement du chômage de masse est par exemple bien décrit et
dénoncé par le Mouvement des Sans-Terre au Brésil : les anciens salariés
agricoles ou petits paysans expropriés n’ont d’autre choix que de se joindre
au mouvement de déforestation de l’Amazonie ou d’aller grossir les favelas.
Initialement émancipatrice, la mécanisation agricole inconsidérée est
devenue depuis quelques décennies un facteur majeur de paupérisation.
Par ailleurs, les choix techniques qui ont permis d’augmenter fortement
les rendements révèlent à la longue leurs limites et même leurs dangers
mortels : destruction des milieux naturels, pollution de l’eau dont les coûts
sanitaires et économiques sont en train de devenir l’un des problèmes les
plus graves de l’humanité, multiplication des maladies environnementales
découlant en grande partie de la présence généralisée des pesticides
agricoles, etc. Dès lors, pourquoi s’obstiner à employer un outil
(l’agriculture industrielle chimique) dont l’usage est manifestement malsain
à long terme, alors qu’il y a d’autres outils existants ou à inventer pour
atteindre le même objectif ?
Nous allons le voir, il est parfaitement possible d’obtenir des rendements
à l’hectare importants sans s’arc-bouter sur le prétendu “modèle” agricole
occidental.
L’agriculture chimique occidentale : des rendements en trompe-l’œil

Bien sûr, l’agriculture industrielle et chimique occidentale est performante.


Comment pourrait-il en être autrement ? Tous les outils d’évaluation et
d’amélioration des performances agricoles sont conçus pour elle ! Pourtant,
sa prétendue excellence s’effondre lorsqu’elle est évaluée dans une
perspective globale. Il est même possible que les rendements “réels” de
l’agriculture biologique soient supérieurs à ceux de l’agriculture
conventionnelle européenne ou nord-américaine – du moins pour une partie
des productions alimentaires. Je vais reprendre et synthétiser ici quelques
réflexions déjà engagées dans la première partie de cet ouvrage, mais en les
centrant plus précisément sur la question des performances agronomiques.

Qu’est-ce que le rendement ?


La notion même de rendement à l’hectare ou à l’animal est au mieux une
chimère, au pire une manipulation. Elle oublie que le rôle des aliments est
de faire fonctionner l’organisme humain, et si possible en procurant du
plaisir. Or, ce rôle biologique suppose deux dimensions complémentaires :
apporter des composants biochimiques utilisables par l’organisme (les
“briques” de la vie) et apporter une énergie utilisable par le corps humain.
En effet, si les humains, comme les animaux, sont obligés de consommer
d’autres organismes, c’est parce qu’ils ne sont pas capables d’utiliser
directement l’énergie solaire. Les plantes cherchent les nutriments
essentiels dans le sol, mais puisent leur énergie dans le soleil au moyen de
la photosynthèse. Les champignons et les animaux sont incapables de
pratiquer la photosynthèse, et cherchent à la fois leurs nutriments et leur
énergie dans d’autres organismes (végétaux ou animaux).
Par conséquent, l’agriculture est un vecteur : elle permet de transférer
une énergie inaccessible aux humains (le soleil) en énergie assimilable par
notre organisme (les plantes et les produits animaux). Si 1 kilo de riz
nécessite plus d’énergie non renouvelable pour être cultivé (par le fioul, les
engrais, les pesticides, le transport) qu’il n’en apporte à l’organisme qui le
consommera, son rendement est non seulement une illusion mais il est une
négation de la réalité… puisque son véritable rendement énergétique est
alors négatif !
Précisons que je m’intéresse bien ici au rendement énergétique agricole,
car il va de soi qu’aucun produit ne peut avoir un rendement négatif dans
l’absolu : la différence revient à la photosynthèse. Mais l’efficacité
technique et économique d’une activité suppose un rendement positif à son
échelle propre. Dans le cas contraire, il ne sert à rien de pratiquer
l’agriculture, et le recours à la cueillette (qui s’appuie également sur la
photosynthèse naturelle) suffirait !
Par ailleurs, l’agriculture est un système ouvert et non une autarcie.
Lorsqu’un troupeau de vaches laitières est nourri par un mélange de maïs
produit localement et de soja importé du Brésil, il est mensonger de
rapporter sa production au nombre d’hectares de la ferme où il est élevé.
Les hectares utilisés pour produire le soja doivent être ajoutés au calcul, de
même que les dégâts environnementaux dus à la déforestation de
l’Amazonie et au transport de cet aliment animal sur de longues distances.
Penchons-nous sur les deux dimensions de l’alimentation : les apports de
nutriments et le transfert énergétique – et nous verrons que les “meilleurs
rendements” de l’agriculture conventionnelle sont fortement douteux.

L’apport de nutriments n’est pas proportionnel au poids brut


Le calcul du rendement prend aujourd’hui uniquement en compte le poids
ou le volume du produit agricole : nombre de quintaux5 de blé, nombre de
litres de lait, nombre de tonnes de pommes de terre, etc. C’est sur cette
base, pourtant arbitraire et éminemment biaisée, que sont réalisées les
comparaisons entre les différentes techniques agricoles.
Cette donnée suppose implicitement que la composition nutritionnelle
des aliments serait strictement proportionnelle à leur poids. Outre qu’il
s’agit là d’une supposition fort hasardeuse et peu sérieuse même d’un point
de vue théorique, elle est invalidée par les analyses – trop rares – réalisées
sur la composition précise des produits agricoles. Comme je l’ai indiqué au
chapitre I-8, les produits biologiques ont souvent un taux de matière sèche
(MS) sensiblement supérieur aux produits conventionnels, et surtout leur
composition en antioxydants, vitamines, minéraux et acides gras
polyinsaturés est généralement bien plus dense.
Ainsi, l’affirmation selon laquelle le rendement d’un champ de haricots
biologiques serait inférieur de 30 % au même champ mené en agriculture
conventionnelle, qui peut être vraie en termes de poids brut, pourrait se
révéler fausse en termes nutritionnels. Or un aliment est fait pour nourrir !
Si 1 kilo de haricots biologiques comporte 35 % de vitamines, minéraux
essentiels et antioxydants de plus qu’1 kilo de haricots conventionnels6, cela
signifierait qu’avec un rendement apparent inférieur de 30 %, 1 hectare de
haricots cultivé en bio nourrit en réalité mieux (et plus d’humains) que son
équivalent conventionnel. Or, de fait, des études indiquent que les
consommateurs sont rassasiés avec une plus faible quantité d’aliment
biologique que d’aliment conventionnel. De la même façon, une vache
produisant un lait en moins grande quantité mais avec de meilleurs taux
protéique et butyreux sera bien plus intéressante pour un fromager qu’une
vache très productive mais fournissant un lait pauvre7.
Le biais est plus important pour les fruits, les légumes et la viande que
pour les produits “secs” comme les céréales (dont le taux de matière sèche
ne varie guère entre la bio et le conventionnel). En effet, les analyses
existantes sur les taux de matière sèche des légumes et de la viande
suggèrent des taux supérieurs en bio. Est-il plus nourrissant de consommer
un steak conventionnel de 120 grammes rendant 30 % d’eau, ou un steak
bio de 100 grammes ne rendant que 10 % d’eau ? C’est pourtant le second,
bien que moins lourd et moins volumineux à l’achat, qui apporte le plus
d’éléments nutritifs.
Comparer le poids et non pas la valeur nutritionnelle est une aberration
lorsqu’il est question d’alimentation. C’est pourquoi l’absence d’analyse
systématique sur les taux de matière sèche (pour les fruits, légumes et
produits animaux) et d’antioxydants, de vitamines, d’acides gras
polyinsaturés, etc. (pour tous les aliments), invalide les affirmations sur de
prétendus “rendements plus faibles en bio”.

Quel est le bilan énergétique des différentes agricultures ?


L’autre aspect essentiel concerne le bilan énergétique. Puisque l’agriculture
consiste à transformer de l’énergie solaire (non assimilable par les humains)
en énergie assimilable, elle n’est cohérente qu’à la condition de ne pas
consommer plus d’énergie non renouvelable qu’elle n’en produit : il faut
que sa source principale reste l’énergie solaire.
Or, lorsqu’un blé nécessite 100 kilos d’azote à l’hectare, il
consomme 120 à 150 litres de fioul utilisés pour la fabrication de l’engrais
azoté. A mécanisation équivalente, un blé conventionnel consomme donc
beaucoup plus d’énergie non renouvelable qu’un blé biologique. Cet écart
est encore plus important lorsque l’on prend en compte l’ensemble du
système agronomique : pesticides, filières à longue distance avec transports
parfois considérables, élevages industriels voire hors-sol avec d’importants
coûts énergétiques pour les bâtiments et l’importation d’aliments du bétail,
etc.
Les comparaisons entre les performances environnementales des fermes
conventionnelles et celles des fermes biologiques, basées notamment sur le
diagnostic global DIALECTE8, montrent que les fermes conventionnelles ont
une performance énergétique nettement inférieure aux fermes biologiques.
Comme le note le rapport FNAB-MEDAD de 2006, “plus de la moitié (53 %) des
fermes biologiques ont une consommation énergétique annuelle par hectare
inférieure à 200 équivalent litre de fioul, contre seulement 17 % des fermes
conventionnelles. A l’inverse, seules 17 % des fermes biologiques
dépassent 400 équivalent litre de fioul par an et par hectare, alors que près
de la moitié des fermes conventionnelles sont dans ce cas (46 %)”.
Surtout, plusieurs organisations agricoles ont évalué spécifiquement le
bilan énergétique de groupes d’exploitations agricoles suivant divers modes
de production, en utilisant le seul outil élaboré à ce jour dans ce but, le
diagnostic énergétique PLANETE9. Leurs conclusions sont parfois édifiantes –
et inquiétantes pour l’agriculture conventionnelle. Les données recueillies
en Aquitaine, par exemple, montrent que l’efficacité énergétique des fermes
biologiques est supérieure à celle des fermes conventionnelles dans les trois
systèmes étudiés dans cette région :
– en bovins viande, 0,53 pour le conventionnel contre 1,77 en agriculture
biologique ;
– en bovins lait, 0,99 pour le conventionnel contre 1,29 en agriculture
biologique ;
– en grandes cultures, avec 5,26 pour le conventionnel contre 7,42 en bio.
Non seulement l’efficacité énergétique de l’agriculture biologique est
parfois très supérieure à celle de l’agriculture conventionnelle équivalente,
mais de plus ces études témoignent d’un bilan négatif dans certains
systèmes conventionnels. Lorsque l’efficacité énergétique est inférieure à
“1”, comme en élevage bovin aquitain conventionnel, cela signifie que
l’énergie non renouvelable consommée est supérieure à l’énergie
alimentaire produite. L’agriculture industrielle chimique atteint ainsi des
niveaux où elle devient un non-sens, c’est-à-dire un gouffre énergétique.
D’autres comparaisons réalisées en Bretagne montrent la supériorité
énergétique des systèmes biologiques et des systèmes “herbagers” (élevage
à base d’herbe et non pas de la combinaison intensive maïs-soja) sur les
systèmes conventionnels.
Je dois ajouter que, comme la plupart des outils disponibles, les bilans
PLANETE sous-estiment l’efficacité de l’agriculture biologique puisqu’ils
supposent des taux de matières sèches fixes. Or, comme pour les
nutriments, la charge énergétique d’un aliment est d’autant plus importante
que son taux de matières sèches est élevé. Il est donc probable que les
rendements énergétiques soient en réalité encore meilleurs pour les fruits,
les légumes et la viande biologiques.

Intensivité et productivité
Il apparaît important ici de rappeler le sens de quelques termes souvent
employés à contresens. La notion de productivité renvoie à la production
par travailleur, tandis que celle d’intensivité renvoie à la production par
hectare.
Il est donc vrai que l’agriculture biologique est moins productive que
l’agriculture conventionnelle, puisqu’elle nécessite plus de main-d’œuvre.
Cette caractéristique n’est certainement pas un défaut, mais bien un atout :
la main-d’œuvre n’est absolument plus un facteur limitant de l’agriculture
dans un contexte européen et mondial de chômage de masse10. Les anciens
paysans sans-terre brésiliens préfèreraient retrouver un emploi agricole
plutôt que mourir de faim, massés dans des favelas insalubres. Une
agriculture riche en emplois est une agriculture bénéfique à la société.
D’un autre côté, l’agriculture biologique n’est pas forcément moins
intensive que l’agriculture conventionnelle. Elle est bien plus efficace pour
intensifier les cultures associées (c’est-à-dire augmenter leurs rendements)
que l’agriculture basée sur l’emploi de produits chimiques – de ce fait, la
bio est bien plus intensive que l’agriculture conventionnelle dans les trois
quarts de la planète. Le fait que la France se situe dans le petit quart où
l’agriculture conventionnelle est (provisoirement et en général) plus
intensive induit bien des agronomes en erreur.

Les rendements de l’agriculture conventionnelle n’ont pas d’avenir


Même si nous acceptions de négliger la question des taux de matière sèche,
des taux de nutriments et du rendement énergétique, nous serions obligés de
constater que les performances brutes de l’agriculture conventionnelle sont
aujourd’hui un leurre. En effet, l’agriculture industrielle chimique est basée
sur la négation du facteur temporel et sur l’épuisement du capital
agronomique et naturel.
D’un point de vue purement technique, le recours aux engrais chimiques
(puis aux pesticides pour protéger des cultures fragilisées par la négation de
leur milieu naturel) relève ouvertement d’une stratégie “du remplissage
d’une baignoire percée”. Le fait scientifique est indéniable : les engrais
chimiques perturbent et appauvrissent la vie microbienne du sol, et les
pesticides de synthèse détruisent une grande partie de ces microorganismes
du sol. En tant que support obligatoire et fondamental de l’agriculture, les
sols cultivés sont donc engagés dans un appauvrissement et un
amoindrissement régulier. La baignoire est percée et elle se vide.
Les tenants de l’agriculture conventionnelle peuvent difficilement nier
cette évidence, mais ils lui opposent l’existence d’un “robinet” qui remplit
la baignoire dans le même temps, c’est-à-dire l’apport de fertilité par les
engrais chimiques. Jusqu’à présent, il est exact de constater que les engrais
et pesticides ont permis au robinet de gagner provisoirement la course. Par
conséquent, constater que l’agriculture conventionnelle fonctionne à court
terme, en “remplissant” la baignoire-sol plus rapidement qu’elle ne la vide,
est une réalité. Mais c’est une tautologie, puisque cette agriculture a été
conçue pour cela… au détriment du long terme !
La destruction des sols et des milieux conduit la baignoire à se vider de
plus en plus rapidement. Déjà, la perte de matière organique par les sols et
leur amincissement commence à faire sentir leurs effets : les rendements ne
peuvent plus augmenter en moyenne pluriannuelle, et les pathologies se
multiplient. En gardant l’œil fixé sur les années “parfaites”, les agronomes
conventionnels tentent d’oublier que les “mauvaises années” deviennent de
plus en plus nombreuses. Dans certaines régions et pour certaines
productions, les rendements commencent même à baisser – tandis que ceux
de l’agriculture biologique augmentent. C’est ainsi que des maïsiculteurs
biologiques utilisant des maïs “population” adaptés au milieu obtiennent de
plus en plus souvent de meilleurs rendements que leurs voisins
conventionnels11.
Or, cette dégradation n’est pas l’effet du hasard. Elle découle directement
de l’appauvrissement et de la déstructuration des sols, ainsi que de la
destruction des facteurs de régulation écologique (haies, talus, mosaïque de
milieux et de cultures différentes, insectes, petits mammifères, etc.). D’un
point de vue de la gestion des ressources – ou d’un point de vue
économique à long terme – nous sommes donc bien en présence d’un cas
typique où l’entrepreneur consomme son capital au lieu de le faire fructifier.
Le capital-sol, le capital-nature, qui sont les fondamentaux de l’agronomie,
ont été sapés par l’avidité de rendements supérieurs à court terme. Ce choix
a été, hélas, très efficace. Les rendements ont certes été élevés en apparence
(baisse du taux de nutriments ou dégradation de leur composition mise à
part), mais le potentiel de production à l’avenir a été diminué d’autant. Or,
aucune entreprise ne peut espérer durer en mangeant son capital. Des sols
sans microorganismes, une eau polluée et de plus en plus coûteuse pour la
collectivité, des milieux naturels dégradés et incapables de s’adapter aux
évolutions climatiques : l’équation n’a pas de solution viable en l’état.
Si j’ajoute à ces constats l’inévitable renchérissement de l’énergie (qui va
durablement réduire la compétitivité de l’agriculture industrielle et
chimique) et le caractère de toute façon illusoire et forcément provisoire
d’une agriculture qui consomme plus d’énergie non renouvelable qu’elle
n’en produit, il est patent que le “modèle agricole” occidental a du plomb
dans l’aile. L’agriculture conventionnelle se révèle une imposture incapable
de nourrir l’humanité à long terme.

L’agriculture biologique : des rendements en constante augmentation

Revenons à notre question initiale : les rendements de l’agriculture


biologique sont-ils “plus faibles” ?
Comparés à ceux de parcelles conventionnelles identiques, les
rendements bruts (en poids ou volume) des parcelles biologiques
européennes sont incontestablement plus faibles. La différence est
généralement de l’ordre de 10 à 25 % en défaveur de l’agriculture bio.
Comme nous l’avons vu, même en milieu tempéré et en système mécanisé,
il n’est pas certain que les rendements biologiques soient réellement
inférieurs en termes de capacité à nourrir des humains, puisque la richesse
nutritionnelle et énergétique d’un poids donné d’aliment biologique est
supérieure à celle d’un aliment conventionnel. Mais surtout, quelle est la
légitimité d’un “étalon” incohérent et non durable ? Pourquoi accepter de
comparer les rendements d’une agriculture qui se veut reproductible à long
terme (la bio) avec une abstraction irréelle incapable de durer plus de
quelques décennies ou au maximum quelques siècles (l’agriculture
conventionnelle) ? Cela revient à comparer les performances sportives d’un
athlète réel avec celles d’un superhéros imaginaire de bande dessinée : le
résultat est connu d’avance, mais il n’a strictement aucune pertinence ni
aucun intérêt décisionnaire. Il convient, au contraire, de comparer les
résultats de l’agriculture biologique avec… les besoins alimentaires réels de
l’humanité ! Là est le seul étalon sérieux, là est la seule question réelle et
concrète.
En d’autres termes, la véritable question n’est pas de savoir si
l’agriculture biologique obtient, dans l’Occident du début du XXIe siècle, de
plus faibles rendements qu’une chimère non durable, mais uniquement de
savoir si l’agriculture biologique est suffisamment intensive pour permettre
de nourrir l’humanité. Il faut désormais la considérer pour elle-même, et
non en regard d’un système agroalimentaire provisoire et aberrant.

Quels rendements en bio ?


Relativement à l’agriculture “traditionnelle” du XIXe siècle, les techniques de
l’agriculture biologique représentent une rupture et une explosion des
rendements. Comme je l’ai évoqué au chapitre I-2, le rendement moyen des
céréales était de 12 quintaux à l’hectare en 1900, alors qu’il est
de 40 à 60 quintaux à l’hectare en agriculture biologique en 2010. Cela
représente une multiplication des rendements par quatre, c’est-à-dire une
révolution !
Par ailleurs, les procédures d’évaluation des rendements sont
particulièrement biaisées. Non seulement elles ne prennent pas en compte la
composition biochimique réelle des aliments, mais elles sont construites sur
les paradigmes de l’agriculture chimique, c’est-à-dire qu’elles s’appuient
sur des “itinéraires techniques” conçus pour l’agriculture conventionnelle.
Ainsi, sous prétexte de disposer des mêmes éléments de contexte, la plupart
des études comparent deux quasi-monocultures de blé (l’une en bio, l’autre
en conventionnel). Or, vouloir disposer des mêmes éléments de contexte
alors même que l’agriculture biologique est basée sur la modification du
contexte (milieu, rotations…), c’est au mieux une incompétence, au pire
une escroquerie intellectuelle. Un blé bio cultivé en quasi-monoculture,
sans un “précédent cultural” adapté et sans remodelage des parcelles pour
assurer la présence d’espaces de régulation écologique (haies moins
éloignées, cultures voisines variées, etc.) est un pur non-sens. Pour
reprendre une comparaison utilisée précédemment (chapitre I-8), cela est du
même ordre que comparer les performances d’un champion olympique
du 100 mètres nage libre en natation et d’un champion olympique
du 100 mètres plat en athlétisme… dans un bassin de natation : il faudrait
beaucoup de culot pour prétendre en déduire que le champion d’athlétisme
ne serait “pas rapide sur 100 mètres”.
En réalité, l’essentiel des études agronomiques disponibles12 s’attachent
actuellement à des cultures “sans produits chimiques de synthèse”, mais
absolument pas à de véritables cultures “biologiques”. Supprimer les
produits de synthèse sans remodeler l’ensemble des pratiques agronomiques
et du milieu n’est pas pratiquer l’agriculture biologique.
Heureusement, plusieurs organismes de recherche agronomique ont mis
en place de véritables études sérieuses et systémiques sur l’agriculture
biologique. C’est le cas notamment du FiBL en Suisse13, et du Rodale
Institute et de l’université Cornell aux Etats-Unis14 (cf. chapitre II-2). Les
travaux menés en Suisse montrent sur une échelle de trente ans que les
rendements bruts biologiques sont en moyenne de 80 % à 85 % des
rendements conventionnels. De tels résultats, basés sur des rotations
agronomiques variées permettant de produire une grande diversité
d’aliments, suggèrent que si l’agriculture biologique était généralisée à
l’ensemble des surfaces européennes elle suffirait sans difficulté à nourrir
l’ensemble de la population de l’Europe. De son côté, l’université de
Californie a constaté aux Etats-Unis des rendements bio s’échelonnant
entre 94 et 100 % de ceux du conventionnel pour le blé, le maïs, le soja et la
tomate. La bio pourrait donc également largement nourrir les Etats-Unis,
même sans modification de la répartition des cultures.

L’agriculture biologique peut être intensive


La notion d’agriculture intensive ou extensive est souvent utilisée à
contresens par les agriculteurs voire parfois les agronomes. L’agriculture
biologique n’est absolument pas “par nature” une agriculture extensive.
Bien au contraire, en ayant permis de multiplier par quatre les rendements
par rapport à l’agriculture européenne traditionnelle, elle compte parmi les
plus intensives de l’Histoire. A l’inverse, lorsque l’élevage hors-sol
(clairement intensif au sens originel du terme, c’est-à-dire rapporté à l’unité
de surface – mais à condition d’oublier toutes les surfaces nécessaires à la
production de l’alimentation des animaux) consomme plus d’énergie qu’il
n’en produit, il est très extensif sur le plan énergétique.
Surtout, il est trompeur de réduire l’agriculture biologique à des champs
de céréales légèrement moins denses qu’en conventionnel ou à des élevages
herbagers extensifs. Le maraîchage diversifié est une production
extrêmement intensive, puisqu’elle peut produire plusieurs dizaines de
tonnes d’aliments par hectare (à comparer aux 8 à 10 tonnes par hectare
d’un blé conventionnel intensif). Ainsi, 1 hectare de maraîchage biologique
peut produire deux à trois fois plus de matières sèches consommables qu’un
hectare de blé conventionnel. Et je ne prends même pas en compte ici les
taux d’éléments nutritifs qui rendent le bilan de la bio encore plus
favorable.
Les rendements du maraîchage biologique diversifié découlent
notamment de l’association de cultures, d’une rotation optimale et d’une
gestion essentiellement manuelle. Ces techniques sont rendues possibles par
la forte concentration de cette production en main-d’œuvre, puisqu’un seul
hectare de maraîchage biologique peut occuper un agriculteur : nous
trouvons donc ici une agriculture intensive (voire très intensive) en terme de
rendement par hectare, mais moins productive en terme de rendement par
emploi.

La disponibilité en éléments minéraux


Une objection courante à l’encontre de l’agriculture biologique concerne la
disponibilité des plantes en éléments minéraux essentiels (en particulier la
triade N, P, K : azote, phosphore, potassium). En effet, toute “exportation”
de fruits, graines ou feuilles hors d’une parcelle implique une exportation
de minéraux, qui doivent être restitués sous une autre forme.
La question de l’azote (N) a déjà été traitée plus haut : cet élément
chimique est surabondant dans l’atmosphère, et il existe de nombreuses
plantes capables de le capter sous forme gazeuse, de l’intégrer à leurs
molécules, et d’enrichir ainsi le sol en azote organique (les légumineuses,
grâce à une symbiose avec des bactéries, les rhizobiums). L’intégration de
légumineuses, soit en cultures associées soit dans le cadre d’une rotation
temporelle, permet un important apport d’azote – sans oublier celui qui
provient le cas échéant du compost. Le renouvellement de l’azote d’un sol
ne pose aucun problème en agriculture biologique dès lors que la rotation
est équilibrée.
Le cas du potassium (K) est très différent. Cet élément chimique sert au
fonctionnement cellulaire (échanges membranaires) mais n’est pas stocké
dans les parties charnues, et n’est donc pratiquement pas présent dans les
aliments exportées hors du champ. Aussi, les plantes restituent la plus
grande partie de leur potassium au sol lors de la descente de sève automnale
et lors de la chute de leurs feuilles. Qui plus est, les cultures associées
biologiques permettent un enrichissement des couches superficielles du sol
en potassium grâce aux racines profondes des plantes pérennes (et de
certaines plantes annuelles). Ces dernières vont puiser en été le potassium
des couches profondes, puis le restituent en surface à l’automne : c’est toute
la végétation et les microorganismes qui peuvent ensuite en bénéficier
durablement. Ici encore, l’apport extérieur est presque toujours évitable,
surtout dans les systèmes intégrant des arbres.
Le cas du phosphore (P) est plus complexe. Il fait à la fois l’objet d’une
“exportation” hors du champ par les parties végétales destinées à
l’alimentation humaine, comme l’azote, et d’une capacité à être renouvelé à
l’intérieur même du sol comme le potassium. La roche-mère située en
dessous du sol constitue en effet une importante réserve de phosphore, qui
peut être progressivement mobilisé par les plantes à enracinement profond
et partiellement restitué aux couches superficielles à l’automne (par
exemple par les feuilles mortes des arbres, ou par des cultures capables de
mobiliser le phosphore inerte, comme le sarrasin). Par ailleurs, des apports
biologiques extérieurs peuvent ponctuellement compenser la pauvreté
relative de certains sols (os broyés, préparations biodynamiques, déchets de
poissons…). L’addition de ces deux sources de phosphore permet aux
techniques bio d’assurer une fertilité à long terme. Quoi qu’il en soit, le
phosphore minéral apporté en agriculture conventionnelle (issu de mines de
phosphates) est une ressource limitée et non renouvelable : ce sont plutôt
les techniques conventionnelles qui sont ici provisoires et fragiles.

Des rendements bio “occidentaux” qui ne cessent de s’améliorer


Il ne faut pas perdre de vue le fait que l’agriculture biologique n’a bénéficié
jusqu’à présent que de très faibles moyens de recherche. Comment
s’étonner, dès lors, que ses rendements apparents soient légèrement moins
élevés que ceux de l’agriculture conventionnelle ? Compte tenu des faibles
moyens alloués aux techniques biologiques depuis trente ans, l’amélioration
continue de leurs résultats relève même au contraire de l’exploit.
En effet, les rendements de l’agriculture biologique ne cessent de
s’améliorer, grâce aux recherches techniques menées par les paysans eux-
mêmes15, grâce à la restauration progressive des sols dans les fermes bio, et
grâce à la réutilisation de variétés adaptées aux milieux. Il importe en
particulier de ne pas oublier que la majorité des surfaces actuellement
menées en bio n’ont été converties que depuis quelques années : leurs
résultats sont ceux de systèmes qui n’ont pas encore été rééquilibrés sur de
nouvelles bases, et d’agriculteurs qui ne maîtrisent pas encore l’ensemble
des techniques biologiques. Les résultats des fermes menées en bio depuis
plus de dix ans sont encore plus proches des rendements conventionnels.
Si un dixième des moyens techniques et financiers qui ont été consacrés à
la recherche sur les OGM avait été consacré à l’agriculture biologique, la
plupart des limites techniques actuelles de la bio seraient probablement
dépassées depuis longtemps.

Des rendements bio “tropicaux” qui dépassent déjà les rendements


conventionnels
Mais c’est dans les pays dits “tropicaux” (c’est-à-dire connaissant des
climats non tempérés : Amérique du Sud, Afrique, la plus grande partie de
l’Asie) que l’agriculture biologique obtient ses meilleurs résultats. Et là, la
question n’est même plus de débattre sur la pertinence d’une mesure des
seuls rendements bruts, car même ces derniers sont le plus souvent
supérieurs en bio qu’en conventionnel, voire très nettement supérieurs.
Je développerai cette dimension dans les chapitres suivants, mais
quelques données sont utiles pour illustrer cette affirmation. Ainsi,
l’université d’Essex (Grande-Bretagne) a étudié deux cent quatre-vingt-six
programmes de développement à travers le monde, concernant plus de
douze millions de paysans et trente-sept millions d’hectares dans cinquante-
sept pays répartis sur plusieurs continents16. Leur constat est sans appel : les
rendements en bio sont très nettement supérieurs à ceux du conventionnel,
et même proches du double (79 % de mieux en moyenne) ! Ce résultat est
corroboré par des organisations institutionnelles (et donc particulièrement
prudentes et conservatrices), puisque le Programme des Nations unies pour
l’environnement a publié en 2008 une étude attestant d’une augmentation
moyenne de 116 % des rendements agricoles en Afrique par la conversion
en agriculture biologique, avec par exemple une augmentation de 124 %
constatée au Kenya17.
Un exemple parmi des milliers illustre les performances relatives des
différents modes de production agricole en milieu tropical. Un paysan de
l’Etat indien de Karnataka (district de Mandya) avait, comme tous ses
voisins, adopté les variétés et les techniques de la mal nommée “révolution
verte” (variétés standard, engrais chimiques, pesticides), et vu ses
rendements augmenter les premières années jusqu’à 2,5 à 2,7 tonnes de riz
par hectare… puis s’effondrer par la suite à 1,8 tonne par hectare en raison
de l’appauvrissement du sol et de l’inadaptation des variétés aux
irrégularités climatiques. Il a dès lors décidé de retrouver d’anciennes
variétés locales de riz et adopté les techniques de l’agriculture biologique.
Ses rendements sont remontés à 2,7 voire 3 tonnes de riz par hectare – soit
davantage même que lors de la période optimale en conventionnel18.
Ces performances de l’agriculture biologique dans les milieux non
tempérés ne sont pas surprenantes sur le plan agronomique, comme nous
allons le voir à présent.

1 Il suffit de se pencher sur les récents travaux des paléoanthropologues, sur les travaux ordinaires
des écologues ou sur un arbre phylogénétique (classification des espèces) pour se familiariser avec
cette notion de buisson évolutif.
2 Cet axe essentiel de l’agriculture occidentale remonte d’ailleurs bien plus loin que la Seconde
Guerre mondiale. Le “mouvement des enclosures” en Angleterre, qui fut à l’origine de l’expansion
économique de l’Empire britannique au XVIIIe siècle et à la base du capitalisme moderne, conduisit déjà
à un transfert de main-d’œuvre des campagnes vers les villes. La réorganisation de l’agriculture
britannique puis européenne planifia ensuite sciemment ce transfert au XIXe siècle.
3 Il est utile de préciser que la notion de productivité renvoie normalement au volume produit par
travailleur : augmenter la productivité signifie augmenter la quantité d’aliments générée par chaque
agriculteur – elle suppose notamment la réduction du nombre d’emplois agricoles. La notion
d’agriculture intensive, quant à elle, renvoie au rendement par unité de surface (rendement par
hectare). En pratique, ces deux termes sont désormais souvent confondus, puisque beaucoup
d’auteurs parlent d’intensivité “des moyens de production” ou de productivité “par travailleur ou par
hectare” (voir plus loin).
4 J’avais explicitement interrogé un représentant de la Commission européenne à ce sujet lors d’une
conférence universitaire dont nous partagions la tribune. Il avait reconnu avec gêne ne proposer
aucune autre perspective.
5 Un quintal est une unité de 100 kilos. Un champ de blé dont le rendement est mesuré à 80 quintaux
par hectare produit donc 8 tonnes de blé par hectare.
6 Il s’agit ici d’une hypothèse d’école, qui demande évidemment à être vérifiée.
7 Ce bénéfice nutritionnel est renforcé avec l’usage de variétés végétales (et de races animales)
anciennes ou adaptées au milieu. Or, ces variétés et races anciennes ou locales sont difficiles à
conduire en agriculture conventionnelle et sont optimisées par les pratiques biologiques. Il existe
donc bien un lien étroit entre l’utilisation de variétés riches sur le plan nutritionnel et les techniques
biologiques.
8 “DIAgnostic Liant Environnement et Contrat Territorial d’Exploitation”, outil conçu par
l’association SOLAGRO et utilisé par la plupart des organisations agricoles de toutes obédiences.
9 “Méthode Pour L’ANalyse EnergéTique de l’Exploitation”, également conçu par SOLAGRO et
reconnu par l’ensemble des organisations agricoles.
10 La question du coût relatif de la main-d’œuvre et de la mécanisation relève des politiques
publiques et non de l’agronomie ou de la fatalité, j’y reviendrai plus loin.
11 Voir l’exemple de Bertrand Lassaigne dans la partie IV. Je peux également citer le cas de Guy
Darrivère, dans les Pyrénées-Atlantiques, qui obtient régulièrement 100 quintaux en maïs biologique
non irrigué.
12 Ce tableau est forcément caricatural, car la place manque pour dresser un inventaire précis des
travaux menés par les différents instituts agronomiques et centres de recherche. Comme nous le
verrons au chapitre IV-5, quelques chercheurs ont réussi à imposer, souvent contre l’avis de leur
hiérarchie, des protocoles expérimentaux rompant avec le dogme de la conduite technique basée sur
les pratiques conventionnelles. Qui plus est, les recherches holistiques essayant de prendre en compte
le milieu et la temporalité commencent à se développer timidement.
13 Comparaison entre trois types d’agriculture (biologique, biodynamique, conventionnelle) sur le
site de Therwil (dans des conditions de sol et de climat identiques) depuis 1978.
14 Comparaison entre divers types d’agriculture conventionnelle et d’agriculture biologique en
Pennsylvanie depuis 1981.
15 Heureusement relayées, appuyées et synthétisées par des instituts spécialisés en agriculture
biologique comme le FiBL en Suisse ou l’ITAB et le GRAB d’Avignon en France, et désormais
également par quelques laboratoires de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique).
16 Jules Pretty et al., “Resource-Conserving Agriculture Increases Yields in Developing Countries”,
in Environmental Science and Technology, vol. 40, no 4, p. 1114-1119, 2006.
17 UNEP, Organic Agriculture and Food Security in Africa, octobre 2008.
18 L. Jishnu, A. Pallavi et S. Bera, “Saving rice”, in Down to Earth – Science and Environment,
31 décembre 2010.
2. Une démarche adaptée aux milieux

tropicaux

Il est nécessaire au préalable de définir ce que j’appelle ici les agricultures


tropicales. Je ne limite pas ce terme aux seules agricultures africaines ou
caraïbes. En effet, la zone intertropicale couvre non seulement la quasi-
totalité de l’Afrique, de l’Océanie (Indonésie, l’essentiel de l’Australie) et
de l’Amérique latine (à l’exception de l’Argentine, du Chili et de
l’Uruguay), mais également la plus grande part de l’Asie du Sud : Inde,
péninsule indochinoise, Malaisie, Philippines, et par extension la Chine
elle-même. Bien que l’essentiel de la Chine soit situé au-dessus du tropique
du cancer, elle n’en est pas moins tributaire d’un régime de mousson,
d’épisodes pluvieux ou venteux parfois violents et d’étés très chauds – sans
compter qu’un tiers de son territoire est constitué de déserts chauds ou
froids. Par convention de langage, j’englobe donc ici dans un terme
discutable mais synthétique les agricultures non tempérées, qu’elles soient
chaudes et humides ou au contraire arides.

L’agriculture chimique est inadaptée aux milieux tropicaux

Je l’ai rappelé, l’agriculture industrielle chimique a été inventée dans un


contexte bien particulier, celui de l’après-guerre et des pays tempérés
(Europe et Amérique du Nord). Il serait illusoire d’imaginer qu’elle puisse
être adaptée à l’ensemble des agrosystèmes de la planète. Les institutions
internationales et les grands acteurs de l’agro-industrie ont tenté de
généraliser cette approche (semences dites “améliorées”, engrais,
pesticides) au monde entier sous le nom très discutable de “révolution
verte”, mais l’échec patent de cette dernière, incapable de mettre fin à la
malnutrition malgré ses moyens ambitieux, témoigne de son inadaptation
aux agricultures tropicales.

Des sols fragiles


Contrairement aux sols européens et nord-américains, ceux de la plupart des
milieux intertropicaux sont peu épais et fragiles. En effet, dans les régions
arides de l’Afrique sahélienne, de l’Australie ou des déserts chauds chinois,
la température élevée conduit à une minéralisation très rapide de la matière
organique. Par conséquent, les sols y sont peu structurés et peu épais. Le
moindre apport d’engrais chimique, en réduisant encore la vie microbienne
peu active, les fragilise particulièrement. Ils sont par ailleurs extrêmement
sensibles à l’érosion, et la moindre pluie violente peut faire réapparaître la
roche… tout comme l’usage inconsidéré des tracteurs qui concentrent un
poids important sur des surfaces limitées (roues). Ces sols sont clairement
inadaptés à la mécanisation motorisée.
Dans les régions équatoriales humides, c’est la récurrence de la pluie qui
conduit à une décomposition rapide de la matière organique (minéralisation
de l’humus) et à une lixiviation importante. Si les sols peuvent alors avoir
une structure correcte voire excellente sous forêt, la moindre déforestation
conduit à une forte érosion et à la fuite de la matière organique et de la terre
arable en général.
Enfin, dans la plupart des régions du monde, l’essentiel des terres sont
accidentées voire situées en zones montagneuses : c’est le cas dans les
Andes ou en Chine (où 80 % des surfaces agricoles sont situées au-dessus
de 500 mètres d’altitude), mais aussi dans une grande partie du reste de
l’Asie du Sud. De telles terres nécessitent un aménagement en terrasses, qui
non seulement ne supportent pas une forte mécanisation mais demandent
également une gestion très fine des dynamiques hydrographiques et exigent
un parcellaire réduit avec une main-d’œuvre nombreuse et connaissant très
bien les conditions particulières de chaque parcelle.
Ainsi, une grande partie des pays africains, sud-américains et asiatiques
est mal adaptée à des cultures uniformes et mécanisées. Si ces dernières
restent évidemment souvent possibles, elles ne tirent pas parti des
spécificités des milieux et ne donnent que des résultats irréguliers et limités.

Des conditions climatiques instables


L’une des caractéristiques des milieux tropicaux au sens large est leur
instabilité climatique.
Les orages violents des savanes africaines en saison des pluies
conduisent à une différenciation forte des terrains, depuis les plateaux aux
sols fins partiellement érodés jusqu’aux bas-fonds aux sols plus épais mais
régulièrement inondés, en passant par les secteurs en pente aux sols
extrêmement fragiles, minces et où la roche affleure souvent. Ils
nécessiteraient des choix variétaux très subtils et des pratiques permettant
de stabiliser au maximum les sols en début de saison des pluies (mélange de
cultures pérennes et de cultures annuelles). L’Asie des moussons est sujette
également à l’érosion en régions de montagnes mais surtout aux
inondations et aux tempêtes dévastatrices en zones de plaines. Si les sols
peuvent y être parfois très riches comme dans les deltas alluviaux du
Bangladesh, ils ne peuvent exprimer tout leur potentiel qu’à la condition
d’accueillir des cultures finement ajustées aux niveaux d’inondation et à la
sensibilité au vent. Les régions côtières des pays situés en zone
intertropicale sont régulièrement victimes de tempêtes voire de cyclones
destructeurs, dont les dégâts sont particulièrement sensibles sur les
monocultures standardisées. Quant aux régions continentales arides, elles
subissent certaines années des sécheresses et des canicules pouvant affecter
profondément les rendements.
Toutes ces situations, pourtant très diverses en apparence, possèdent un
point commun essentiel : l’instabilité. Or, les semences standard de la
prétendue “révolution verte” sont structurellement conçues pour des
conditions “idéales”. C’est pour reproduire ces conditions dans l’ensemble
des régions de cultures que les paysans se retrouvent obligés de recourir aux
engrais puis aux pesticides, et qu’ils remplacent la mosaïque de cultures
traditionnelles par des monocultures régionales – ou au minimum par des
cultures uniformes.
Aussi, le développement de l’agriculture industrielle chimique dans les
pays tropicaux est une double aberration agronomique.
D’une part, en poussant les agriculteurs à uniformiser leurs cultures, il
fragilise considérablement des milieux sujets à des agressions climatiques
récurrentes. Là où la pratique des cultures associées alternant des plantes
pérennes et des plantes annuelles permettait une stabilisation de la
végétation face aux tempêtes et une stabilisation du sol face aux orages et
inondations, l’uniformisation culturale pour la mécanisation et l’usage de
variétés standard conduit à augmenter la vulnérabilité de l’agriculture.
D’autre part, la rentabilité du modèle agricole conventionnel étant basée
sur l’espoir de voir se reproduire des années “idéales”, son application aux
milieux tropicaux instables est un non-sens. Comme les cyclones,
sécheresses, inondations et autres orages saisonniers ne risquent pas de
cesser par enchantement, les calculs de rentabilité de ces systèmes sont
biaisés. Les économistes agricoles orthodoxes considèrent comme des
“incidents” ce qui n’est en réalité que… l’ordinaire ! Imaginer une
agriculture tropicale sans événements climatiques relève du pur fantasme.
C’est pourtant sur cette hypothèse jamais vérifiée et jamais réalisable que la
rentabilité des programmes de développement de l’agriculture industrielle
chimique a été basée.
L’accès à l’eau est un autre facteur trompeur : les variétés de l’agriculture
conventionnelle nécessitent un apport hydrique constant ou pour le moins
conséquent. Or, cette exigence représente une contrainte considérable (et
parfois impossible à assurer) dans un grand nombre de régions tropicales, y
compris en zones de mousson. Une grande partie des cultures indiennes
doivent aujourd’hui faire l’objet d’irrigation, et la disponibilité irrégulière
en eau est une cause majeure de baisse des rendements.

Le développement ne peut être qu’endogène


La plus grande erreur du “modèle” agricole occidental est sans doute son
caractère autoproclamé de modèle. Des décennies de programmes de
développement à travers de nombreux pays ont livré un verdict clair : aucun
programme de développement n’a jamais fonctionné durablement s’il était
apporté de l’extérieur.
Avec la meilleure volonté du monde, un agronome (ou un médecin ou un
entrepreneur) étranger ne peut pas définir ex nihilo les outils du
développement d’une région. Quand bien même son diagnostic serait
“techniquement” sérieux et compétent, un agronome qui déciderait par lui-
même des évolutions d’une agriculture donnée (aussi bien en Europe qu’en
Afrique, d’ailleurs) n’irait que vers l’échec voire la catastrophe.
En effet, aucune technique n’existe par elle-même, de façon absolue ou
objective. Elle n’est que le résultat d’une interaction souvent longue et
progressive entre une culture sociale et son environnement naturel – et cette
remarque inclut des techniques immatérielles comme l’organisation du
travail ou les choix de sélection et de gestion des semences. Imaginer
qu’une technique élaborée “objectivement” par des agronomes patentés
issus d’une société donnée pourrait être mise en œuvre avec succès dans
une autre société relève du fantasme ethnocentrique.
Ce constat implacable est résumé par la notion de “techniques et
solutions exogènes”, qui s’opposent au “développement endogène”. Une
solution séduisante en théorie mais issue de l’extérieur (exogène) ne
conduira qu’à des résultats partiels, provisoires et souvent en trompe-l’œil.
Il ne s’agit pas alors d’un véritable développement, mais de la création
d’une situation d’assistanat et de mise sous tutelle intellectuelle et culturelle
(ainsi qu’une tutelle technique et économique, bien entendu, lorsque les
outils proposés ne sont pas reproductibles par les populations locales,
comme c’est le cas avec les OGM). A l’inverse, une solution apparemment
moins efficiente sur le papier – mais élaborée par la population concernée –
conduira à des résultats sûrs et s’améliorant progressivement. Comme le
résume très bien Pierre Pradervand1, “le développement est un processus
par lequel les individus et les communautés se rendent maîtres de leurs
ressources, au sens le plus large du terme – autant sociales, culturelles,
spirituelles que matérielles –, en vue d’améliorer leurs conditions selon des
critères qu’ils ont eux-mêmes définis”. Il s’agit à la fois de considérer
l’ensemble des ressources disponibles (agricoles, techniques, énergétiques,
économiques, etc., mais également sociales, intellectuelles, collectives) et
de permettre aux populations concernées de définir elles-mêmes leurs
critères d’évaluation et leurs attentes.
Bien entendu, cette démarche n’interdit absolument pas aux agronomes
occidentaux d’intervenir dans des programmes asiatiques, africains ou sud-
américains. Toute évolution et tout développement s’enrichit
nécessairement d’un regard extérieur et/ou d’un regard spécialisé, mais il ne
peut être qu’un enrichissement et non l’axe central de la réflexion. D’un
point de vue structuraliste, je dirais qu’il ne peut être qu’un élément du
système, interchangeable avec d’autres, mais ne doit certainement pas viser
à imposer une structure exogène. Autrement dit, l’intervention d’agronomes
occidentaux dans les pays tropicaux n’a de sens et d’efficacité réelle et
durable que si elle est conçue comme un apport au service de la
communauté rurale concernée et non pas comme une expertise devant
s’imposer. L’agronome analyse et propose, la communauté rurale dispose,
choisit et ajuste.
Or, la structure profonde des paysanneries traditionnelles des pays
tropicaux est particulièrement liée à l’activité agricole : c’est par cette
dernière qu’elles ont organisé leur rapport à leur environnement ! Imposer
une agriculture exogène revient nécessairement à nier et abattre certains des
fondements les plus importants de ces sociétés. Il va de soi qu’aucun
développement agricole pérenne n’est concevable dans de telles conditions.

Pourquoi des communautés rurales tropicales choisissent l’agriculture biologique

Les remarques qui précèdent n’ont rien de théorique. Elles s’appuient non
seulement sur de nombreuses expériences de développement local et
agricole, mais également sur un fait de plus en plus fréquent : la décision de
communautés rurales ou de syndicats paysans des pays tropicaux de
convertir leurs villages ou leurs champs à l’agriculture biologique (ou
organic farming dans les nombreux pays anglophones). Je vais illustrer
cette dynamique à partir d’un exemple principal, auquel j’ajouterai par la
suite quelques expériences complémentaires.

L’exemple de Mahanpur : les dégâts de la “révolution verte”


Situé au cœur du Bangladesh, dans la province de Tangaïl (à 100 kilomètres
au nord-ouest de Dhaka), le village de Mahanpur a décidé à la fin des
années 1990 de passer à l’agriculture biologique. A l’époque de ma visite
(été 2003), plus de trois cents familles sur les cinq cents que comptaient le
village étaient en bio. Je vais expliquer ici pourquoi cette décision fut prise
et comment elle se traduit sur le plan agronomique et économique.
La région se caractérise par des sols alluviaux au potentiel agronomique
extraordinaire ; le Bangladesh n’est rien de moins que le plus grand delta
alluvial au monde (Gange et Brahmapoutre – appelé ici Jamuna). Le climat
est typiquement tropical humide à mousson : doux en hiver, chaud et
humide en été avec des moussons parfois violentes entre juin et octobre.
Ces conditions permettent la mise en place de trois récoltes par an sur la
même parcelle, et par conséquent une production à l’hectare importante.
L’agriculture traditionnelle y était très intensive sans avoir besoin d’apports
chimiques.
Ce territoire possède ainsi un potentiel agronomique important, mais il
est également tributaire d’aléas climatiques fréquents, avec des cyclones
épisodiques et surtout des inondations de plus en plus amples. Il n’est pas
anodin de signaler que l’ampleur croissante des inondations subies par le
Bangladesh – et de leurs dégâts sur l’agriculture, les infrastructures et les
populations – découle directement de la déforestation du massif himalayen
par ses voisins, à commencer par la Chine qui occupe le Tibet. A l’époque
où les pays situés en amont du Bangladesh pratiquaient une agriculture
diversifiée et laissaient la forêt subhimalayenne en place, la mosaïque des
cultures et les forêts atténuaient considérablement la montée des eaux.
A Mahanpur, les champs sont pour la plupart saisonnièrement inondables
car situés dans les fonds, mais ils sont entourés de buttes et de coteaux plus
élevés et maintenus au sec. Les hameaux sont bâtis sur les buttes et collines
et entourés d’arbres fruitiers et de bosquets, tandis que le pourtour des
champs est également boisé. Malgré la proximité du Brahmapoutre (une
vingtaine de kilomètres à peine) et de ses eaux, le paysage est ainsi vallonné
et boisé, et finalement assez proche d’un paysage de bocage de l’Ouest de
la France, à l’exception de la nature des sols et des végétaux ! Chaque
famille, d’environ six personnes, cultive et gère un territoire agricole
de 2 hectares en moyenne, et possède deux à trois bœufs de trait (qui ont été
introduits – ou réintroduits ? – récemment dans la région).
Dans le cadre de la mal nommée “révolution verte”, les paysans et
paysannes de Mahanpur avaient adopté dans les années 1970 des variétés de
riz dites “améliorées”, ainsi que leur cortège d’engrais et de pesticides.
Certains paysans avaient cependant conservé leurs anciennes variétés dans
leurs seed-houses2, voire dans leurs champs. Après quelques années de
bonne production, les rendements en riz “amélioré” se sont mis à plafonner
puis à régresser en moyenne en raison des incidents climatiques, tandis que
les paysans se trouvaient embarqués dans le cercle vicieux de l’endettement
agricole.
En effet, le riz “amélioré” n’est productif que s’il ne subit pas de
submersion longue : en cas d’inondation, une grande partie des récoltes est
perdue. Or, non seulement il est illusoire voire irresponsable de construire
un système agricole sur l’absence d’inondation dans un pays
structurellement inondé, mais de plus l’ampleur de la submersion des
champs tend à s’accentuer d’année en année depuis la déforestation du
massif himalayen, et pourrait s’accroître encore avec le dérèglement
climatique en cours. En utilisant le riz standard, les paysans de Mahanpur
ont bénéficié parfois de belles récoltes, mais ces dernières étaient
subordonnées à l’absence d’inondation. La plupart du temps, au contraire,
ce riz donnait une récolte faible car limitée aux zones non inondées. De
plus, les sols alluviaux autrefois très riches se sont retrouvés appauvris par
l’usage massif des engrais chimiques et des pesticides, qui ont désorganisé
et détruit la vie du sol. Or, sans vie microbienne suffisante, même un sol
alluvial ne peut pas constituer un complexe argilo-humique aussi stable et
riche qu’avec une bonne activité microbienne.
Cette baisse fréquente des rendements a eu des conséquences d’autant
plus dramatiques que, par définition, les semences “améliorées”, les engrais
et les pesticides sont payants et doivent être achetés régulièrement voire
chaque année. Lors des mauvaises années, les paysans devaient consacrer le
peu de récolte obtenue à rembourser leurs dettes auprès de leurs
fournisseurs. Ainsi, non seulement les récoltes étaient devenues irrégulières
et de plus en plus souvent insuffisantes, mais encore le peu qui restait lors
des mauvaises années servait à rembourser les dettes et non à nourrir les
humains. La spirale de la paupérisation était engagée.
C’est pourquoi les responsables villageois ont décidé, avec les conseils
de l’association Nayakrishi dont le fondateur s’était installé dans un village
voisin, de convertir leurs terres en bio. Il ne s’agissait absolument pas d’une
démarche commerciale ou marketing, puisque leur souci n’était pas
d’exporter mais… de se nourrir eux-mêmes !

Mahanpur en bio – ou comment optimiser les ressources locales


Loin d’appliquer une recette toute faite ou des techniques importées, les
paysans et les paysannes de Mahanpur conçoivent l’agriculture biologique
comme un cadre leur permettant de mettre en œuvre leurs techniques et de
valoriser leurs savoirs.
En premier lieu, les paysans ont remis en culture leurs anciennes variétés
(de riz, mais également d’autres végétaux). Chaque paysan possède jusqu’à
une vingtaine de variétés de riz différentes, faisant preuve d’une adaptation
extrêmement fine à l’ensemble des conditions du milieu : parcelles
inondées plus ou moins longtemps et avec plus ou moins de courant, sol
plus ou moins profond, terrain face au vent ou à l’abri d’une haie, etc. Le
savoir de cette communauté en matière de sélection végétale est immense –
même s’il est strictement limité et adapté à son village. Si les hommes
sèment puis repiquent le riz, ce sont les femmes qui sélectionnent
soigneusement les grains qui serviront de semences, et les stockent dans de
grandes jarres3. En s’appuyant sur ces variétés adaptées aux conditions très
précises du milieu, l’agriculture biologique valorise le savoir de la
communauté paysanne et construit une agriculture bien plus stable que celle
de la “révolution verte”. Non seulement, en fonction des conditions
climatiques de l’année, il existe toujours quelques variétés (et quelques
champs) qui produisent suffisamment pour éviter la disette, mais de plus les
variétés locales et les techniques traditionnelles afférentes sont moins
affectées par les épisodes d’inondation.
En second lieu, la gestion de la fertilité et des parasites est assurée par la
complexité des rotations. Ce principe élémentaire de l’agriculture
biologique répond parfaitement à l’objectif agricole du village : assurer une
alimentation suffisante en quantité et en diversité. Il est particulièrement
bien adapté à cette agriculture tropicale humide, où trois récoltes sont
possibles dans une année calendaire. Ainsi, même si le riz est présent sur
chaque parcelle environ un an sur deux en moyenne, il ne représente
pas 50 % des productions agricoles mais plutôt 30 %. En effet, les terres
alternent des séquences de cultures saisonnières – où le riz est parfois
cultivé deux fois dans la même année avec une culture légumière
intercalaire, mais parfois remplacé par de la canne à sucre, de l’herbe, des
pommes de terre, du blé ou d’autres céréales – et des séquences de cultures
pluriannuelles avec des plantations éphémères de bananes et de jute.
Nous retrouvons ici une complexité et une complémentarité agronomique
que l’agriculture industrielle a supprimées : mosaïque de cultures pérennes
et de cultures annuelles (et même ici saisonnières), rotations faisant se
succéder cinq à dix cultures différentes sur la même parcelle au fil des
années, et production conjointe de fibres textiles. La présence du jute
permet en effet non seulement d’assurer des entrées financières extérieures
(il s’agit d’une culture de rente, c’est-à-dire vendue pour l’essentiel hors de
la communauté, tout comme la canne à sucre) mais également de
restructurer le sol en profondeur par son enracinement spécifique, et
rappelle que l’agriculture n’a jamais été destinée qu’à la seule production
d’aliments.
En troisième lieu, les cultures se succèdent si rapidement qu’il est
particulièrement aisé de pratiquer les cultures associées. Il est possible de
semer une canne à sucre au milieu d’un champ de légumes, ces derniers
assurant la couverture du sol – et la production alimentaire – en attendant
que la canne ait poussé à son tour. De plus, les cultures sont imbriquées en
des mosaïques parfois surprenantes, avec de petits carrés de riz au milieu
d’un champ de bananiers ou un assemblage de riz différents formant un
napperon de nuances de vert…
En quatrième lieu, cette agriculture est principalement végétale, mais
intègre plusieurs petites productions animales complémentaires. Chaque
ferme dispose, outre ses deux ou trois vaches de trait, de quelques chèvres
et quelques volailles qui permettent de désherber certaines cultures et de
maîtriser les insectes, et qui peuvent utiliser et valoriser les déchets non
consommables par les humains (épluchures pour les chèvres, grains abîmés
pour les volailles). Les quelques vaches permettent par ailleurs d’apporter
des déjections utiles pour la fabrication de compost. Ce petit élevage
n’entre pas en concurrence avec les humains dans l’utilisation des
ressources végétales, puisqu’il valorise au contraire des déchets ou produits
imparfaits qui seraient perdus en l’absence d’animaux. Il optimise donc le
recyclage énergétique et nutritionnel, contrairement à l’élevage industriel.
Enfin, ces techniques sont faciles à mettre en œuvre en raison de la
nature profondément rurale de la région : chaque hameau familial concentre
son énergie humaine sur deux hectares en moyenne, ce qui permet une
culture essentiellement manuelle (à l’exception des gros travaux réalisés par
les vaches ou les bœufs) et par conséquent la gestion de cultures associées
particulièrement intensives. Des cultures standard ne permettraient pas une
telle finesse dans les associations culturales, et n’assureraient donc pas de
tels rendements à l’hectare ; l’agriculture conventionnelle ne dispose pas de
techniques adaptables à ces conditions et à cette conduite agronomique.

L’importance des cultures associées


Les modèles conventionnels impliquent des parcelles dédiées à telle ou telle
culture : ici du cacao, là de l’arachide, ici des légumes, là du riz, etc. Cette
démarche découle directement de l’histoire coloniale et foncière (domaines
spécialisés dans les cultures d’exportation), du recours aux semences
standard et de la mécanisation.
A l’inverse, l’agriculture biologique s’appuie sur les associations
culturales, rendues possibles par la valorisation de la main-d’œuvre et
nécessaires par le choix d’une agriculture en phase avec son environnement.
Les conséquences agronomiques en sont considérables. Après les avoir
sommairement présentées dans le chapitre I-4, il est utile que j’y revienne
dans le contexte précis de l’agronomie tropicale.
Le fait de cultiver ensemble des plantes aux besoins physiologiques
différents assure une meilleure mobilisation des nutriments du sol, et donc
un meilleur rendement par hectare. Mieux encore : l’intégration de cultures
de légumineuses au milieu de céréales assure une fertilisation azotée bien
meilleure que par un hypothétique apport d’azote minéral. En effet, les
légumineuses (haricots, fèves, pois, lentilles, trèfle, luzerne, dolique,
arachide, voandzou…) fixent l’azote atmosphérique sous forme de matière
organique et enrichissent ainsi naturellement les sols pour les cultures
présentes ou prévues l’année suivante.
Par ailleurs, le fait d’associer plusieurs cultures dans une même parcelle
permet d’optimiser la couverture du sol. Contrairement aux cultures
spécialisées qui laissent obligatoirement des “vides” entre les rangs ou entre
les plants, il ne reste ici aucun espace vierge. Non seulement le rendement
en est amélioré par densification de la photosynthèse agricole, mais de plus
les plantes indésirables ne disposent pratiquement d’aucune latitude pour se
développer. C’est ainsi que j’ai vu une parcelle de bas-fond au Nord du
Bénin, où étaient associées pas moins de treize espèces cultivées
différentes, et où l’agriculteur Kouagou N’Kouéi ne comprenait même pas
mes questions sur le désherbage : il n’avait tout simplement jamais besoin
de désherber, puisque toutes les plantes qui poussaient là étaient utiles et
récoltées. L’utilisation agricole de l’énergie solaire était alors
extraordinairement optimisée. Il va de soi qu’un tel niveau de complexité
dans l’association culturale suppose une gestion manuelle4 – mais cela est
une vertu et non une contrainte dans un contexte où la main-d’œuvre
abonde.
Une autre qualité des cultures associées tropicales est de permettre une
stabilisation des sols. Au lieu de séparer les cultures pérennes et les cultures
annuelles dans des parcelles distinctes, leur association permet de
supprimer les espaces nus en saison sèche ou en hiver, qui sont terriblement
sensibles à l’érosion dans les régions arides. Moins érodés, enrichis en azote
par les légumineuses, les sols sont également mieux structurés grâce à la
diversité des appareils racinaires. En particulier, les plantes pérennes et les
arbres à enracinement profond mobilisent des éléments nutritifs qui seraient
inaccessibles aux plantes à enracinement superficiel5, et contribuent à
augmenter la tranche fertile du sol – alors que l’agriculture conventionnelle
la réduit sans cesse.
En outre, les associations culturales et la diversité des variétés cultivées
permettent de créer une mosaïque de milieux agricoles diversifiés, exact
inverse de l’uniformisation des cultures conventionnelles. Or,
l’uniformisation est directement en cause dans les dégâts provoqués par les
maladies et prédateurs des cultures. Les cultures associées jouent ainsi un
rôle essentiel dans la protection des cultures contre les maladies,
puisqu’elles limitent la propagation des agents pathogènes et que certaines
cultures abritent des insectes dits auxiliaires, c’est-à-dire prédateurs des
insectes qui seraient nuisibles aux autres plantes.
La coexistence de cultures de hauteurs différentes permet également de
créer des microclimats, où les plantes les plus hautes apportent de l’ombre
aux plantes les plus sensibles au soleil, et où les plantes les plus stables
(cultures pérennes et haies notamment) protègent les autres du vent. La
présence d’ombre n’est d’ailleurs pas à négliger dans les pays à fort
ensoleillement et aux températures très élevées, car elle améliore très
sensiblement les conditions de travail pour les paysans et les paysannes. De
plus, les arbres vont souvent puiser de l’eau à des profondeurs que ne
peuvent pas atteindre les cultures herbacées, et limitent sensiblement les
effets de la sécheresse.
Enfin, l’imbrication de plusieurs cultures dans une même parcelle
possède une vertu extrêmement précieuse et cruciale : elle assure une
production minimale quelles que soient les conditions climatiques. Les
paysans implantent en effet des cultures complémentaires, dont certaines se
développeront davantage en cas d’année très sèche… et d’autres bien mieux
en cas d’année très humide, etc. En multipliant le panel des situations
climatiques possibles, l’association culturale est une extraordinaire
assurance tout risque ! Lors des années optimales, toutes les cultures
fourniront de bonnes récoltes, mais lors des mauvaises années il restera
toujours quelques cultures productives, qui se développeront d’autant mieux
que les autres leur laisseront par définition plus de place – et la famine sera
évitée.

L’agriculture biologique est plurielle


L’exemple de Mahanpur illustre l’une des dimensions essentielles de
l’agriculture biologique au regard de la question alimentaire mondiale : la
bio n’impose pas des techniques préalables et prétendument universelles,
elle donne en revanche des clefs pour valoriser les techniques et les
ressources locales. Par ses fondements mêmes (s’intégrer dans le milieu
naturel, climatique et social), l’agriculture biologique est une démarche plus
qu’un modèle, elle met ses outils intellectuels au service des milieux
naturels et sociaux sans prétendre remodeler ces derniers. Elle correspond
ainsi parfaitement à la définition d’un développement endogène, donc
durable.
Il n’existe pas “une” agriculture biologique. Si au Bangladesh il est
possible de pratiquer trois cultures par an, il faudra en savane africaine
s’adapter à la temporalité exigeante d’une saison des pluies limitée et à des
sols minces et érosifs : les techniques seront nécessairement différentes et
passeront par une stabilisation des sols pentus et le choix de cultures
adaptées. Mais là où l’agriculture industrielle chimique nie les conditions
du milieu en prétendant les uniformiser, l’agriculture biologique n’est pas
déstabilisée par la diversité des agrosystèmes et a développé des outils
méthodologiques pour les identifier puis les valoriser au mieux.
L’utilisation de variétés adaptées au milieu et aux savoirs paysans permet
de réduire considérablement la dépendance hydrique et d’assurer des
rendements réguliers, y compris dans les régions arides de l’Afrique ou
dans les zones non inondées de l’Inde. Comme l’accès à l’eau devient de
plus en plus un facteur limitant pour les rendements, et qu’il est très
irrégulier d’une année à l’autre, c’est bien le choix de l’agriculture
biologique et de variétés non standard qui offre le plus de perspective
productive à moyen terme. La culture en terrasses ou l’utilisation de
paillage permettront de renforcer cette conservation des sols et de l’eau ; or
terrasses et paillage sont contradictoires avec la surmécanisation que sous-
tend l’agriculture conventionnelle.
Les techniques biologiques peuvent d’ailleurs être développées au sein de
dispositifs spécifiques, comme par exemple en Inde avec le SRI (System of
Rice Intensification – système d’intensification du riz), développé par des
associations paysannes et environnementales avec le soutien d’organismes
de recherche, de la Banque mondiale et du gouvernement fédéral indien.
Cette technique ciblée sur la production rizicole consiste à repiquer
précocement des variétés anciennes de riz, sans irrigation permanente (ce
qui est particulièrement précieux dans une grande partie du sous-continent),
sans mécanisation lourde ni aucun produit chimique de synthèse, mais en
apportant une fumure organique importante et des soins issus de
l’agriculture biologique, pour des rendements augmentés de 30 à 80 % par
rapport aux techniques conventionnelles, et un besoin en eau réduit
de 40 %6.
J’ai évoqué au chapitre I-11 cette extrême diversité de la bio à travers le
monde. A l’intérieur d’un même continent voire d’un même pays, il est
possible de trouver des fermes biologiques d’exportation (labellisées et
recensées par les instruments statistiques internationaux), des microfermes
familiales destinées à l’autoconsommation (généralement non labellisées et
non recensées officiellement) et des fermes intermédiaires associant
cultures vivrières et cultures de rente (de plus en plus labellisées pour
valoriser la part vendue à l’extérieur, mais pas encore systématiquement).
En effet, si la spécialisation dans des cultures d’exportation est douteuse à
long terme tant elle néglige la nécessité agronomique des rotations, des
associations culturales et de la diversité végétale des territoires agricoles,
l’intégration raisonnable de cultures de rente est quant à elle parfaitement
compatible avec la pratique d’une agriculture biologique vivrière – elle en
est même souvent la condition. En cultivant un peu de jute et de canne à
sucre au Bangladesh, un peu de bananes, de café ou de cacao ailleurs, un
peu de cultures alimentaires en surplus destinées aux marchés citadins dans
les régions plus urbanisées, les paysans ne fragilisent pas leurs rotations –
ils peuvent même parfois les enrichir et les stabiliser si ces cultures
généralement arbustives et semi-pérennes sont associées à des cultures
vivrières intercalées – et se donnent les moyens de disposer de ressources
financières indispensables. Comme nous l’avons vu précédemment,
l’autonomie n’est pas l’autarcie.
C’est ainsi, par exemple, que des syndicats paysans brésiliens (comme
l’Association des agriculteurs écologiques de l’Encosta da Serra Geral) ont
développé l’agriculture biologique dans les petites fermes des ceintures
urbaines. Il ne s’agissait alors pas simplement de redonner aux paysans les
fondements agronomiques de leur activité, mais également de proposer des
fruits et légumes diversifiés pour l’alimentation des populations urbaines,
tout en assurant la reproduction et la pérennisation de systèmes agricoles
familiaux. Cette démarche, qui s’apparente assez au mouvement français
des AMAP7 dans sa dimension périurbaine, met en avant la capacité de
l’agriculture biologique à assurer une valeur ajoutée significative pour
chaque emploi agricole. Ici, la première motivation à la conversion
biologique n’est pas l’agronomie, mais l’autonomie économique et le
maintien de fermes à taille humaine, dans un contexte de forte pression
foncière et de gigantisme agricole.
Mais il existe encore une autre cause fréquente du choix de l’agriculture
biologique par des communautés rurales tropicales : le constat d’une
pollution chimique parfois tragique. C’est notamment pour cette raison que
des paysans du Sud du Brésil (région de Capanema) sont nombreux à s’être
convertis à la bio, après avoir constaté l’empoisonnement d’animaux et des
problèmes de santé humaine consécutifs à l’utilisation de pesticides dans les
années 1970-1980. Il faut dire que l’arrivée massive de pesticides parfois
interdits en Europe, dans des territoires jusque-là pratiquement épargnés, a
rendu plus spectaculaire qu’en Europe, et donc plus difficilement
contestable, la mise en évidence de leurs dommages environnementaux et
sanitaires.
Monocultures clonales ou cultures associées ?

Les exemples tropicaux qui précèdent me permettent d’expliciter une


réflexion présente en filigrane depuis plusieurs chapitres, mais qui doit
désormais être clairement formulée.
L’agriculture conventionnelle et son versant tropical “révolution verte” se
basent sur des monocultures surmécanisées – et je dois ajouter qu’elles sont
composées de clones, c’est-à-dire que tous les épis d’un champ de blé
conventionnel ou d’un champ de riz conventionnel sont génétiquement
identiques. Dans un milieu tempéré au sol profond et au climat à peu près
stable, la solution la plus efficace à court terme pour augmenter les
rendements bruts de ces monocultures clonales surmécanisées est
l’utilisation de la chimie de synthèse. Ce constat est indéniable, mais il doit
bien être contextualisé : l’usage de la chimie n’augmente pas les
rendements agricoles en général, il permet d’accroître précisément et
spécifiquement les rendements des monocultures clonales.
La plupart des agronomes occidentaux considèrent implicitement que ces
monocultures sont la forme la plus efficace d’agriculture8. Pourtant, rien
n’est plus faux ! Comme je l’ai indiqué précédemment (chapitre III-1),
même en Europe 1 hectare de maraîchage diversifié (mélange de cultures
légumières variées) permet un rendement très supérieur à 1 hectare de blé
conventionnel hyperintensif : 20 à 50 tonnes de matières consommables par
hectare en maraîchage (y compris en bio) contre au maximum 10 tonnes en
blé conventionnel9. D’une manière plus générale, il est reconnu que
l’association de deux cultures permet d’obtenir entre 20 et 50 % de
rendement en plus que leur implantation dans deux demi-parcelles séparées.
Ce constat est particulièrement vrai lorsque l’association inclut des arbres,
et il est encore renforcé lorsque l’association implique un nombre important
d’espèces différentes. S’il existe un “socle agronomique” pertinent pour
construire une agriculture performante, ce sont bien les cultures associées,
et non les monocultures clonales.
Or, le recours à la chimie est inutile voire néfaste pour les cultures
associées. Par l’enracinement profond de l’étage arboré, par la présence des
légumineuses, l’association de cultures assure le renouvellement permanent
de la fertilité du sol : apporter des engrais chimiques ne conduirait qu’à
fragiliser les microorganismes du sol et appauvrir ce dernier. Par la présence
d’un agroécosystème varié, les cultures associées garantissent la protection
mutuelle des cultures (notamment grâce aux auxiliaires10 qu’elles
hébergent), et tout apport d’insecticide déstabiliserait l’équilibre du milieu
et affaiblirait la production à moyen terme. Par leur couverture du sol avec
plusieurs étages de végétation et un échelonnement saisonnier de la
croissance végétale, elles optimisent à la fois l’utilisation de la lumière du
soleil et celle des éléments minéraux du sol. Par conséquent, elles ne
comportent pratiquement aucune herbe indésirable (la “niche écologique”
de ces dernières étant occupée par des plantes alimentaires), et l’apport
d’herbicides chimiques serait néfaste, puisqu’aucun produit ne pourrait être
assez ciblé pour éviter de détruire l’une ou l’autre des cultures de la
parcelle.
La technique la plus pertinente et la plus efficace pour augmenter les
rendements en cultures associées complexes est… l’agriculture biologique.
Toute l’erreur des tenants de l’agriculture conventionnelle est de s’être
engagés sur un chemin arbitraire et limité (les monocultures clonales), et
d’oublier ou d’ignorer qu’il existe un autre chemin (les cultures associées)
bien plus rapide. Or, il est possible d’obtenir de bien meilleurs rendements
en partant du système le plus intensif (les cultures associées) et en
optimisant sa gestion par les techniques innovantes et modernes de
l’agriculture biologique… qu’en partant du système le moins intensif (les
monocultures clonales) et en corrigeant ses défauts à coups de produits
chimiques. C’est la raison pour laquelle, à l’échelle mondiale et à long
terme, il ne fait aucun doute que l’agriculture biologique permet de bien
meilleurs rendements que l’agriculture conventionnelle.
Comme l’agriculture des pays tropicaux dispose encore de savoir-faire en
matière de cultures associées, ainsi que de structures agraires où ces
dernières sont encore partiellement ou significativement présentes, elle
“répond” bien plus rapidement que l’agriculture européenne à la mise en
œuvre des techniques de l’agriculture biologique.

L’agriculture biologique : une évidence pour les syndicalistes paysans tropicaux

Alors qu’en France certains syndicalistes agricoles certifiés à titre personnel


en agriculture biologique n’osent pas parler de leur choix de production par
peur de “se couper de leur base” en donnant l’impression d’être élitistes, la
situation est exactement inverse dans de nombreux pays d’Asie du Sud ou
d’Amérique latine.
Ainsi, dès 2003 lors du Forum sud-asiatique sur la souveraineté
alimentaire, qui réunissait notamment une dizaine de syndicats agricoles
comptant parmi les plus importants des Philippines, de l’Indonésie, de
l’Inde, du Bangladesh, du Sri-Lanka, du Népal, de la Malaisie, du
Cambodge et du Pakistan, l’agriculture biologique fut présentée comme
étant de toute évidence l’une des solutions incontournables pour que leurs
pays parviennent à la souveraineté alimentaire et à un développement
écologique à long terme. Alors que la bio ne figurait pas a priori dans les
thèmes débattus durant les trois jours du forum, elle fut systématiquement
introduite dans les allocutions de synthèse et fit l’objet d’une parfaite
unanimité.
Il était même frappant de voir Danilo H. Ramos, alors leader du Kilusang
Magbubukid ng Pilipinas (principal syndicat de petits paysans des
Philippines, comportant plusieurs millions d’adhérents), expliquer que, bien
que n’étant pas encore lui-même en bio puisqu’il fallait d’abord que son
village y soit prêt techniquement et économiquement, il revendiquait
l’agriculture biologique comme l’horizon de l’agriculture asiatique. Ainsi,
alors que certains responsables paysans biologiques français n’osent pas
avouer être en bio par peur d’être vus comme inaccessibles, à l’inverse un
responsable paysan philippin non bio ose affirmer avoir l’intention d’y
passer à terme et considère même cette conversion comme une nécessité et
une évidence. Loin d’être vue comme une démarche marginale donc
repoussoir, la bio est perçue par ces responsables paysans comme un
objectif – pas accessible à tous à court terme, mais nécessaire à identifier
pour pouvoir progresser.
De la même façon, des mouvements brésiliens comme le “Mouvement
des Sans-Terre” ou la “Fédération des travailleurs et travailleuses de
l’agriculture familiale”, dont l’objet est avant tout une réforme agraire et la
création ou le maintien de fermes familiales, annoncent clairement dans
leurs objectifs la nécessité de mettre en œuvre une agriculture biologique.
Ici encore, point de calcul économique et point de volonté d’une
certification commerciale, mais une évidence agronomique,
environnementale et sociale.
Le Mouvement des Sans-Terre, par exemple, rappelle que sa
revendication d’une grande réforme agraire au Brésil “inclut l’ensemble des
conditions nécessaires au maintien et au développement d’une agriculture
paysanne familiale capable de répondre aux besoins du pays, tant en termes
d’accès à l’alimentation et d’emploi que de développement rural durable”.
Or, pour parvenir à ces objectifs éminemment vivriers et économiques, il
cite explicitement la nécessité d’utiliser des variétés locales et les méthodes
d’agriculture biologique.
En Inde, l’association Navdanya fondée par Vandana Shiva (prix Nobel
alternatif 1993) appuie plusieurs centaines de milliers de paysans pour leur
permettre de retrouver et réhabiliter leurs variétés locales et de mettre en
œuvre une agriculture autonome et productive permettant à leurs
communautés de retrouver leur souveraineté alimentaire. Or, cette
association pratique ouvertement l’agriculture biologique, qui figure dans
les objectifs de son action et dont les techniques sont directement utilisées
et développées : ici encore ce mode de production va de soi.

Ainsi, le point de vue “occidental” sur l’agriculture mondiale est


fortement biaisé par une extrapolation abusive des conditions très
particulières des milieux tempérés à des pays où elles sont inapplicables.
Un décentrage du regard est nécessaire, de façon à observer les conditions
agronomiques réelles des pays concernés – et l’évidence est alors l’usage du
cadre méthodologique de l’agriculture biologique, seule à même
d’optimiser les ressources environnementales, techniques et humaines des
milieux tropicaux, de s’adapter à leur inévitable instabilité climatique, et de
tirer partie de la main-d’œuvre nombreuse qui a bien mieux à faire dans
l’agriculture que dans les bidonvilles misérables où la confine un exode
rural anachronique.

1 Pradervand Pierre, Une Afrique en marche – La révolution silencieuse des paysans africains, Plon,
1989.
2 Maisons de semences.
3 Le statut social des femmes est d’ailleurs renforcé (ou plutôt restauré) par la réhabilitation de la
sélection paysanne.
4 La préparation initiale du terrain peut toutefois utiliser la traction animale, car il n’est pas
négligeable ni secondaire d’éviter la pénibilité du travail.
5 Cf. chapitre III-1. C’est la raison pour laquelle l’agronome Marc Dufumier a constaté au Mali que
les cultures de mil situées sous des acacias (Faidherbia albida ou Acacia albida) obtiennent des
rendements multipliés par 2,5 par rapport aux mêmes cultures situées dans des champs sans arbres.
Ce bénéfice spectaculaire est dû aux minéraux mobilisés par les acacias dans les couches profondes
du sol et restitués en surface par les feuilles, qui tombent justement en saison des pluies… et des
cultures. Comme il s’agit d’une légumineuse, l’acacia enrichit en outre le sol en azote organique. Qui
plus est, ces arbres servent de coupe-vent précieux, et leur feuillage offre en saison sèche un abri au
bétail. Les mêmes bénéfices de cet arbre sont constatés en Zambie sur les cultures de maïs
(rendements de 4,1 tonnes/hectare sous acacia au lieu de 1,3 tonne/hectare).
6 Jishnu L. , A. Pallavi et S. Bera, “Saving Rice”, in Down to Earth – Science and Environment,
31 décembre 2010.
7 Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, qui organisent l’approvisionnement d’un
groupe de consommateurs par des paniers hebdomadaires préachetés chez des agriculteurs locaux.
8 Elles sont simplement les plus adaptées à la surmécanisation et à une vision scientifique
réductionniste qui prévalait dans les années 1950-1960.
9 Même en tenant compte du fait que le blé est une céréale sèche alors que les légumes contiennent
davantage d’eau, le bilan reste très favorable au maraîchage, qui produit à peu près le double de
matière sèche que le blé.
10 Voir glossaire.
3. Quelles sont les causes de la faim dans le

monde ?

Le discours habituel des institutions internationales sur la faim dans le


monde consiste à rejeter la faute de cette dernière sur des difficultés
techniques et sur une fatalité de la misère. Cette démarche est
compréhensible de leur point de vue : elle est la seule façon d’éviter
d’assumer leur propre responsabilité directe dans l’échec répété de leurs
politiques. Attirer l’attention sur la nécessité d’augmenter les rendements et
l’efficacité économique de l’agriculture mondiale est à la fois la poursuite
d’un dogme économique structurel au sein de la FAO et du FMI1 et une
attitude psychologique de déni permettant à ces derniers de s’exonérer de
leurs erreurs.
Car la faim dans le monde, si elle prend ponctuellement ici ou là la forme
de crises agricoles réelles mais localisées, est avant tout un problème
économique, réglementaire et politique. Il nous faut donc dépasser la
dimension agronomique, ce qui conduira à mettre en lumière les avantages
sociaux et économiques de l’agriculture biologique.

Des idées reçues à tempérer

Le discours habituel sur la faim dans le monde s’appuie schématiquement


sur un enchaînement pseudo-logique :
– il existe des populations mal nourries voire sous-nourries, avec le
cortège de maladies, de troubles de croissance et de mortalité qui en
découle ;
– c’est donc la preuve que la production agricole est insuffisante ;
– il faut donc d’une part augmenter les rendements et d’autre part que les
pays ayant des stocks de céréales fournissent une aide alimentaire aux pays
déficitaires.
Les deux conclusions de ce syllogisme sont pourtant assez clairement
contradictoires. En effet, ou bien la production agricole est structurellement
insuffisante et les transferts d’aide alimentaire sont une illusion sans aucune
efficacité globale, ou bien il est possible pour les pays excédentaires de
nourrir les pays déficitaires et il n’y a donc pas de pénurie alimentaire
globale. Nous allons voir que les deux postulats sont en fin de compte
contestables.
Un constat indiscutable
L’existence de populations mal nourries et sous-nourries est une réalité
indiscutable. La faim chronique concerne près d’un milliard de personnes à
travers le monde, pour l’essentiel en Afrique, en Asie et en Amérique
centrale et du Sud. Elle provoque des troubles de croissance chez les
enfants, une plus grande sensibilité aux maladies chez tous les individus
(affaiblissement du système immunitaire), une perte de masse musculaire et
une baisse des capacités physiques, une fatigue chronique, une mortalité
plus forte chez les enfants en bas âge et des troubles cognitifs chez les
individus dont la mère souffrait de la faim durant la gestation. Elle
provoque aussi, directement ou indirectement, la mort de vingt-cinq à
trente-cinq millions de personnes par an à travers le monde, soit près de la
moitié de l’ensemble des décès annuels sur la planète !
Mais qu’il s’agisse des pays tropicaux ou de l’Europe et de l’Amérique
du Nord – où le nombre de personnes souffrant de sous-nutrition ne cesse
d’augmenter –, la faim est avant tout une conséquence de la pauvreté. Les
sans domicile fixe et les travailleurs précaires sont là pour nous le rappeler :
elle ne concerne presque jamais la totalité d’un territoire, mais peut toucher
les populations les plus fragiles de toute société quelle qu’elle soit.
Les cas de famine généralisée (touchant la quasi-totalité de la population
d’un territoire donné) sont très rares et ne représentent qu’une infime
proportion du problème. Il s’agit des cas de catastrophe climatique ou
tellurique, comme après le cyclone Mitch en Amérique centrale en 1998,
après le tsunami en Asie du Sud en 2004, ou après le séisme en Haïti
en 2010. Nous parlons alors de situations d’urgence, avec parfois plusieurs
milliers de décès dus à la faim en quelques semaines, qui sont prises en
charge par les organismes internationaux et les grandes associations et
demandent un traitement spécifique et par définition non reproductible.
D’autres famines sont moins générales mais toutefois massives. C’est le
cas lorsqu’un pays est soumis à une guerre civile interminable (Sud du
Soudan, Est de la république démocratique du Congo, Somalie ; autrefois
au Liberia ou dans certaines régions d’Amérique latine). Il existe alors
toujours une élite (souvent militaire ou de chefs de guerre) qui échappe aux
restrictions, et qui d’ailleurs fonde une partie de son pouvoir sur
l’accaparement de la nourriture et la gestion centralisée de sa distribution
partielle. Ces famines sont éminemment politiques et certainement pas
agricoles : elles se résolvent par une action politique et non par un
changement technique.
Mais la très grande majorité des humains victimes de sous-nutrition
représente 10 à 20 % de la population d’un pays… dont les autres habitants
vivent normalement et en paix. La faim est clairement une conséquence de
la misère et de la destruction des structures sociales. Si l’affaiblissement de
l’agriculture ou l’accroissement démographique jouent un rôle dans ces
situations récurrentes, c’est plus comme cofacteur que comme cause initiale
– mais j’y reviendrai.

Un déficit alimentaire mondial ?


Les préconisations de la FAO en matière de sécurité alimentaire s’appuient
systématiquement sur un calcul “toutes choses étant égales par ailleurs” :
puisque huit cent cinquante millions à un milliard d’humains souffrent de la
faim et, puisque la population va augmenter de 50 % d’ici 2050, il faudrait
augmenter de 70 % la production agricole dans l’intervalle, comme le
martèle l’institution dans ses divers documents et programmes.
Ce calcul linéaire est une pure vue de l’esprit. Il suppose implicitement
que le rapport actuel entre “aliments produits” et “aliments consommés”
serait voué par fatalité à rester exactement stable, alors qu’il n’est pourtant
que le résultat de politiques publiques évolutives et de comportements liés à
des contextes culturels éminemment subjectifs. En effet, la totalité des
aliments produits n’est actuellement pas consommée, loin s’en faut ! La
preuve ? La production alimentaire mondiale est actuellement largement
supérieure aux besoins humains.
Pour vivre correctement, un être humain doit disposer en moyenne de
200 kilos de céréales (ou équivalent en tubercules, bananes…) par an. Or, la
production alimentaire mondiale actuelle est de 330 kilos par humain et par
an2, ce qui peut assurer une large abondance nutritionnelle pour l’ensemble
de l’humanité. Mais, outre la répartition profondément inégale de la
disponibilité alimentaire – due à des raisons économiques bien plus
qu’agronomiques – une partie significative des produits alimentaires est
gaspillée et perdue.
En France, par exemple, chaque habitant gaspille selon l’ADEME3 20 kilos
de nourriture par an4, ce qui représente un total annuel de 1,2 million de
tonnes – et cette donnée ne prend pas en compte tous les gaspillages en
amont des ménages (produits perdus au magasin car non vendus ou
périmés, pertes à la production et à la transformation), qui sont encore plus
importants. Dans les pays développés, le gaspillage total (de l’amont à
l’aval) est estimé à 40 % de la production alimentaire5. Un chiffre aussi
considérable relativise fortement les frayeurs de certains acteurs agricoles
face aux petites baisses de rendement brut apparent en agriculture
biologique. Une simple division par deux du gaspillage alimentaire
occidental ferait plus que compenser les baisses de rendement les plus
pessimistes supposées en cas de conversion totale de notre agriculture au
mode de production biologique. A l’échelle mondiale, enfin, le gaspillage
alimentaire est évalué à 25 % de la production totale6, c’est-à-dire plusieurs
fois le volume manquant pour assurer une alimentation abondante à toute
l’humanité. Le problème de la faim ne résulte donc pas d’un déficit de
production brute, mais de facteurs bien plus complexes et éminemment
sociaux et politiques.

L’hypocrisie des Etats dans la gestion réelle des priorités foncières


Il est particulièrement choquant de voir des Etats s’inquiéter officiellement
d’une possible pénurie alimentaire mondiale ou locale… alors qu’ils
poursuivent parallèlement la destruction presque systématique de leurs
terres les plus fertiles. La schizophrénie des décideurs politiques et
économiques est flagrante en matière d’agriculture.
En effet, la plupart des gouvernements affirment régulièrement leur
préoccupation face à la faim dans le monde, et leur souhait de mettre en
œuvre tous les moyens possibles pour la réduire. Pourtant, ces mêmes
gouvernements autorisent voire organisent l’étalement urbain (par la
création de zones industrielles, de zones commerciales, de parkings, de
zones résidentielles), la construction d’autoroutes ou d’aéroports (aux
emprises foncières considérables), la mise en eau de barrages de plus en
plus gigantesques, etc. Or, les grands centres urbains sont pratiquement
toujours situés dans des régions particulièrement fertiles, puisque c’est
justement la présence d’un bassin agricole proche qui a permis leur
agrandissement et leur prééminence au sein du réseau urbain ; il en est de
même pour les autoroutes, qui suivent préférentiellement des itinéraires non
accidentés et empiètent donc sur des terres facilement valorisables en
agriculture.
En France, l’artificialisation des terres concerne en moyenne 66 000 à
74 000 hectares par an selon les sources, ce qui représente plus que la
surface d’un département tous les dix ans voire tous les six ans7 ! Autrement
dit, durant les vingt dernières années la France a vu près de 5 % de sa
surface agricole coulée sous le béton. Et ce chiffre n’inclut pas les surfaces
transformées par ailleurs en friche ou en forêt. Comment prétendre, dès
lors, qu’une baisse de 5 % des rendements serait problématique ?
La faim dans le monde tient lieu d’alibi commode pour nombre d’Etats,
justifiant la poursuite d’une agriculture industrielle ou le défrichage de
forêts primaires, alors que ces choix auraient facilement été évités par la
maîtrise de l’étalement urbain ou la réduction des infrastructures superflues.

Les dégâts de l’aide alimentaire


L’offre de céréales ou de tubercules par les pays développés aux pays en
situation de famine ou de disette est souvent emplie de sous-entendus et
presque toujours destructrice à long terme. Je ne mets pas en doute la
nécessité d’une aide d’urgence en cas d’incident dramatique (tsunami,
séisme, éruption volcanique) ou de famine aiguë (sécheresse sévère et
répétée, invasion de sauterelles). Mais dans le dernier cas, elle est déjà
contestable : lorsqu’une sécheresse conduit à une famine généralisée, la
responsabilité ne peut pas être uniquement climatique, et l’aide d’urgence
peut renforcer les déséquilibres économiques en cause ; elle doit alors être
soigneusement encadrée et accompagnée de mesures de développement
économique et politique. Même lorsqu’elle est indispensable pour sauver
des vies humaines à court terme, l’aide alimentaire n’est justifiable que si
elle est clairement limitée dans le temps (avec une échéance fixée d’avance
et irrévocable) et si son utilisation associe étroitement les institutions
sociales nationales et traditionnelles. Quoi qu’il en soit, il existe toujours un
risque que la gestion de cette aide serve à pérenniser ou justifier un pouvoir
local, et qu’elle soit donc instrumentalisée pour asseoir une élite et
structurer une inégalité potentiellement dangereuse à long terme8.
Dans tous les autres cas, c’est-à-dire pour toutes les situations de disette
chronique et même dans certaines situations d’urgence, l’aide alimentaire
déstructure en profondeur les filières agroalimentaires locales et détruit la
capacité économique des agriculteurs locaux. Si le riz apporté par les
institutions internationales ou les organisations non gouvernementales
parvient sur les marchés locaux à un prix considérablement plus bas que le
riz, le mil ou l’igname cultivés sur place, comment imaginer que les
agriculteurs locaux puissent rebâtir une économie agricole ?
Par ailleurs, l’aide alimentaire, et particulièrement l’aide américaine, crée
une dépendance culturelle et technique vis-à-vis des industries
agroalimentaires occidentales. Lorsque les Etats-Unis organisent la
distribution de semences OGM de Monsanto aux paysans haïtiens sinistrés
par le séisme de janvier 2010, l’objectif n’est pas réellement de leur
permettre d’assurer de bonnes récoltes, puisque ces paysans disposent de
semences locales non affectées par le séisme ! Le but est alors clairement
d’habituer les paysans à utiliser puis acheter les semences transgéniques du
géant agro-industriel. Nous dépassons ici l’hypocrisie pour entrer dans le
cynisme.

Les causes réelles de la sous-nutrition

En dehors de famines ponctuelles liées à des catastrophes climatiques ou


telluriques, qui ne représentent qu’une infime minorité des situations de
sous-nutrition, les causes de la faim dans le monde sont éminemment
politiques.

La pauvreté, conséquence de la surmécanisation et de l’accaparement


foncier
Les populations souffrant de la faim sont toujours des populations pauvres.
Leurs difficultés ne proviennent pas d’une production alimentaire
insuffisante, mais avant tout d’une incapacité à acheter (ou produire eux-
mêmes) les aliments. En effet, comment prétendre que la production
agricole du Brésil serait insuffisante, alors que des millions d’hectares y
sont consacrés à cultiver du soja et des céréales destinées au bétail nord-
américain et européen, et d’autres millions d’hectares à cultiver des
agrocarburants ? Pourtant, douze millions de Brésiliens souffrent de la faim,
ce qui représente 6 % de la population du pays !
Dans la plupart des pays tropicaux coexistent deux agricultures. D’un
côté, de grands domaines hérités de l’époque coloniale (espagnole et
portugaise en Amérique latine ; anglaise, française et portugaise en
Afrique ; anglaise, néerlandaise et française en Asie et Océanie) sont
essentiellement consacrés à des cultures d’exportation uniformisées et
mécanisées. De l’autre, de petites fermes souvent pauvres sont dépendantes
de circuits commerciaux qui leur échappent et engagées dans la spirale de
l’endettement – sauf lorsqu’elles ont fait le choix d’une agriculture locale
et/ou biologique.
L’accaparement des terres par de grands propriétaires ayant comme
unique légitimité leur ascendance généalogique coloniale conduit les
populations agricoles à se concentrer sur des fermes de plus en plus petites,
et insuffisantes à faire face à l’accroissement démographique. Alors que
pouvaient exister des mécanismes de “vases communicants” au sein des
sociétés traditionnelles, qui équilibraient régulièrement les terres en
fonction des besoins de la communauté, l’appropriation définitive des
domaines coloniaux par des entreprises ou par les descendants des colons
conduit à une sclérose foncière meurtrière. Les petits paysans n’ont alors
plus le choix qu’entre vivre de plus en plus mal sur des terres de plus en
plus petites du fait de l’accroissement démographique, ou quitter la
campagne pour aller chercher un hypothétique travail en ville – et ne
trouver le plus souvent que la misère des bidonvilles.
Ce phénomène est actuellement renforcé par ce que les Anglo-Saxons
nomment le land grab, c’est-à-dire l’accaparement des terres des pays
pauvres par des Etats riches et par des multinationales. Il s’agit là d’une
nouvelle dynamique coloniale, comparable à celle des Espagnols aux XVIe et
XVII siècle, ou des Anglais et des Français au XIX , puisqu’un tour de passe-
e e

passe juridique dépossède les populations autochtones de leur souveraineté


et laisse quelques agents gouvernementaux vendre des millions d’hectares à
la Chine ou aux pays pétroliers (désireux de s’assurer une production
agricole captive), ou aux multinationales des agrocarburants ou de
l’alimentation du bétail. Une fois encore, les paysans et les communautés
locales ne sont généralement ni consultés (ou selon des modalités
hypocrites les mettant en demeure d’obtempérer) ni pris en compte, et se
voient obligés de déménager ou de quémander un emploi précaire9.
Sur un plan technique, la mécanisation à outrance et l’industrialisation
agricole ont renforcé le phénomène de paupérisation en supprimant toute
possibilité pour les petits paysans ruinés de trouver du travail dans les
grands domaines agricoles. Pire encore, dans certaines régions du monde où
ces domaines employaient traditionnellement une main-d’œuvre importante
(Amérique du Sud), la mécanisation motorisée a directement mis au
chômage des millions d’anciens salariés agricoles. Alors que le processus
de mécanisation de l’agriculture a été pendant des millénaires un facteur
d’amélioration des conditions de travail pour les paysans, il est devenu,
dans sa version industrielle, une aberration qui détruit les sociétés
paysannes et leurs membres.
C’est ainsi que les deux tiers des personnes souffrant de la faim sont des
petits paysans dont les ressources par habitant décroissent au fil du temps
face à l’impossibilité de récupérer les terres des grands domaines
exportateurs ou de s’y faire embaucher, tandis que l’autre tiers est composé
pour l’essentiel d’anciens paysans devenus chômeurs urbains ou travailleurs
précaires.
Le Brésil offre un concentré de ces évolutions : des mécanismes fonciers
favorables aux investisseurs au détriment des petits paysans, auxquels
s’ajoute une mécanisation démesurée qui a mis au chômage des millions
d’ouvriers agricoles, y ont une responsabilité directe dans l’accroissement
des bidonvilles insalubres et du nombre de personnes mal nourries. Mais
cette situation se retrouve peu ou prou dans l’ensemble des pays tropicaux,
que ce soit en Afrique où les cultures d’exportation mécanisées ont réduit
comme une peau de chagrin les terres disponibles pour les paysans
autonomes, ou en Asie où l’industrialisation agricole a poussé des millions
d’anciens paysans dans les villes. Ainsi, en Chine, l’industrialisation de
l’élevage de volailles depuis le milieu des années 1990 a conduit soixante-
dix millions de paysans à abandonner leur élevage familial de volailles, ce
qui les a considérablement fragilisés et paupérisés, voire ruinés.

Les cours mondiaux des denrées alimentaires : une abstraction aberrante


L’appauvrissement des petits paysans ne provient pas, et de loin, que de la
limitation des surfaces qui leur sont disponibles face à une croissance
démographique. Les prix agricoles y ont également une grande part de
responsabilité.
Les échanges agricoles sont soumis au principe devenu général du
libéralisme intégral. Sous prétexte de compétitivité, chacun doit s’aligner
sur les prix les plus bas. Nous allons voir qu’en matière agricole, ce
principe est un non-sens irresponsable, qui nie tout simplement le monde
réel10. En effet, les prix qui s’imposent peu à peu sur l’ensemble des
marchés intérieurs suivent les cours mondiaux des denrées alimentaires de
base, qui sont par définition des cours théoriques déconnectés de toute
réalité agronomique.
Il faut savoir que, pour qu’une société (ou un Etat) assure son
autosuffisance alimentaire, elle doit s’organiser pour disposer d’un stock de
sécurité, qui représente théoriquement de l’ordre de 5 % de ses besoins.
Naturellement, puisqu’il s’agit d’une sécurité, ce surplus est généralement
inutile et non consommé, mais il faut le renouveler (et donc le vendre)
régulièrement car les aliments s’abîment avec le temps. De plus,
l’irrégularité de la production agricole impose d’anticiper d’éventuels
incidents climatiques et de produire légèrement plus que de besoin. Ce
surplus-ci, qui est variable d’une année à l’autre et peut parfois être
inexistant mais parfois conséquent, n’a même pas vocation à être conservé,
puisqu’il s’ajoute aux besoins nécessaires pour la consommation et le
stockage. Chaque société agricole stable dispose donc de surplus
épisodiques (dus à la marge de production) et de surplus réguliers (dus au
stockage de sécurité).
J’en viens au point essentiel : un surplus structurel n’a pas de valeur
objective. Sa vente éventuelle constitue un bonus en termes d’équilibre
agrofinancier, mais son absence ne met pas en danger la satisfaction
alimentaire et la bonne santé de la société. Autrement dit, sa vente est par
définition une spéculation abstraite, et il est toujours vendu à perte. Ce que
l’on appelle son coût marginal est très inférieur au coût de production
agricole moyen. Ce dispositif n’est possible que parce que les échanges
internationaux de blé ou de riz ne représentent que 5 à 10 % de leur
production mondiale – mais il devrait alors ne concerner que ces surplus, et
pas les 90 à 95 % destinés aux marchés nationaux intérieurs.
Par conséquent, l’alignement des prix intérieurs sur les cours mondiaux
consiste à choisir un prix “à perte” comme référence universelle. De fait,
s’il n’existait aucune aide agricole pour compenser cette aberration
économique, l’ensemble de l’agriculture mondiale s’effondrerait en
quelques années, puisque seules quelques fermes gigantesques et extensives
d’Amérique latine, d’Australie et peut-être d’Amérique du Nord
parviendraient (tout juste) à respecter des coûts de production inférieurs aux
prix de vente11. Mais à l’échelle mondiale, ce mécanisme est intenable sans
compensations étatiques, puisque le coût de production agronomique de la
“ferme monde” est très supérieur aux cours mondiaux, c’est-à-dire aux
cours des surplus vendus à perte. Nous en arrivons à un système où le coût
réel, intangible, objectif, de l’acte agricole s’efface devant des calculs
abstraits qui ont été abusivement extrapolés au-delà de leur domaine de
validité.
Or, dans la plupart des pays pauvres, il n’existe aucun mécanisme
étatique capable de protéger le revenu des agriculteurs, à la manière des
aides PAC en Europe ou des aides fédérales aux Etats-Unis. C’est pourquoi,
dans un contexte où l’énergie est disponible à un prix inférieur à celui
qu’imposerait une gestion à long terme et où les taxations portent davantage
sur le travail que sur le capital, seules les fermes hautement mécanisées et
de grande taille peuvent dégager un revenu dans ces pays. Les fermes
familiales, obligées de vendre “à perte” au prix des surplus internationaux
au lieu de compenser leurs coûts de production réels, sont naturellement
fragilisées et endettées, et s’engagent dans la spirale de la paupérisation et
de la faim décrite plus haut.
Il va de soi que ce mécanisme est encore plus abstrait dans le cas des
productions spécifiquement destinées à l’exportation (café, cacao…), et en
particulier des productions non alimentaires (coton…). Les cours de ces
produits ne sont même pas des cours de surplus mais le résultat des
spéculations et des stratégies industrielles de multinationales et des marchés
à terme, et sont d’autant plus sujets à spéculation qu’ils peuvent être stockés
sur de longues périodes. Leur caractère arbitraire s’en retrouve renforcé,
tout comme leur capacité à connaître des chutes (ou des hausses) brutales
sans rapport avec leur prix réel de production.

Spéculation et paupérisation : le paradoxe des crises alimentaires récentes


L’analyse qui précède pourrait sembler contradictoire avec les crises
alimentaires des années 2007-2008 puis 2010-2011. Il n’en est rien. C’est
justement l’existence de prix et de salaires excessivement bas qui rend les
populations pauvres particulièrement sensibles aux hausses spéculatives.
En effet, l’existence de prix structurellement faible pour les denrées
vivrières comme pour les produits d’exportation n’a pas seulement ruiné
nombre de paysans et ainsi accru le phénomène d’exode engagé par la
mécanisation excessive et l’accaparement foncier. Elle a également tiré vers
le bas l’ensemble des revenus des pays concernés, y compris dans
l’industrie et les services : la faiblesse des prix agricoles permet le maintien
de salaires industriels faibles. Lorsque le revenu minimum d’un pays n’est
que de quelques dizaines d’euros par mois, et que ses habitants
consacrent 40 à 50 % de leur budget à l’achat d’aliments, il va de soi que
toute augmentation brutale des prix alimentaires de base est dramatique
pour ses populations précaires.
Les victimes de la hausse des prix alimentaires ne sont certainement pas
les paysans ayant réussi à conserver une activité vivrière productive, car ces
derniers peuvent au contraire enfin dégager un revenu correct ou tout au
moins consommer leur production sans dépendre de la variation de son prix
officiel. Par définition les agricultures d’autoconsommation sont à l’abri des
variations des prix agricoles, puisqu’elles ne font pas l’objet de
commercialisation.
Lorsque les coopératives ou agriculteurs occidentaux spéculent sur le
prix du blé, lorsqu’une partie de la production est détournée pour les
agrocarburants ou lorsque des incidents climatiques provoquent une réelle
baisse des stocks des produits alimentaires de base, les victimes de la
hausse des prix sont les chômeurs et les travailleurs pauvres : habitants des
bidonvilles, salariés agricoles précaires, ouvriers, agriculteurs spécialisés
dans les cultures d’exportation (ne connaissant pas de hausse), voire
jusqu’aux classes moyennes urbaines.
Ne nous y trompons pas ; cette situation n’a rien de mécanique ni
d’inéluctable, elle est même profondément artificielle. La hausse des prix
alimentaires n’est dramatique que parce que les économies des pays
tropicaux sont basées sur des activités peu rémunératrices qui ne permettent
de dégager que des salaires dérisoires, et sur un coût de la vie indexé sur
cette faible rémunération. Or cette situation est la conséquence directe du
maintien artificiel de cours agricoles inférieurs aux coûts de production, qui
a permis aux Etats développés d’établir des échanges économiques à leur
avantage.

L’impossible structuration des filières locales ?


Outre le niveau des prix, le commerce agricole international est bien
souvent un obstacle plus qu’une aide à l’amélioration de l’alimentation des
populations pauvres. En effet, les petits paysans ne disposent pas de la
“force de frappe” des grands propriétaires ou des multinationales pour
organiser leurs filières de commercialisation, et se retrouvent ici encore
confrontés à une véritable distorsion de concurrence.
Mon expérience personnelle au Nord-Bénin peut illustrer ce problème
classique et malheureusement généralisé. Un diagnostic de développement
agricole mené conjointement par deux petites associations (la première
béninoise et locale, la seconde française) sur un territoire de dix-neuf
villages du département de l’Atakora avait montré qu’il était possible
d’augmenter considérablement la production agricole de cette région au
moyen de l’introduction de la culture attelée pour les cultures de plateau
(mil, arachide, fonio, sorgho, haricots, igname, coton…), de l’optimisation
des cultures de bas-fond (igname, divers légumes nombreux, mais
également riz et maïs en cultures associées) par l’association culturale
notamment, de l’intensification des cultures de case (légumes et condiments
cultivés par les femmes à proximité des habitations, correspondant plus ou
moins au “jardin potager” des paysans européens) par la libération de temps
dans la journée des femmes grâce à l’équipement en puits et moulins, et de
l’amélioration du stockage des céréales12.
Une extrapolation raisonnable à l’ensemble du département indiquait un
potentiel de production équivalent aux besoins alimentaires de l’ensemble
du pays ! Cette projection intégrait le maintien d’une proportion
significative de cultures de rente, destinées à l’exportation régionale ou
internationale : arachide et coton. Même en modérant ces résultats, il est
clair que l’introduction de la culture attelée et l’optimisation de l’utilisation
du travail humain (temps gagné par l’attelage mais aussi par la réduction
des travaux fastidieux des femmes) permettraient aux trois départements du
Nord et du Centre du Bénin, pourtant les plus pauvres et arides, de subvenir
à l’alimentation de l’ensemble du pays tout en pratiquant l’agriculture
biologique (ou, dans le cas présent, une agriculture à très faibles intrants).
Mais ce schéma théorique se heurtait à une réalité accablante : le blé
français parvient sur les marchés de Cotonou (plus grande ville du Bénin) à
un prix inférieur à celui du mil béninois.
C’est ainsi que, au Bénin comme dans un grand nombre de pays
d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, le développement agricole est
découragé et entravé par le commerce international des céréales et autres
denrées alimentaires. Comment les paysans béninois pourraient-ils
organiser des filières, pourquoi se fatigueraient-ils à produire plus de mil
que pour leurs besoins familiaux, pourquoi construiraient-ils des
équipements performants pour un stockage de masse, s’ils savent par
avance que leur production pourrira dans les silos puisqu’elle fera face à la
concurrence déloyale des céréales européennes ou américaines ?
La solution à cette impasse ne réside pas en la suppression de toute aide
agricole en Europe et aux Etats-Unis, puisque comme nous venons de le
voir une telle suppression conduirait à limiter le revenu agricole en dessous
du coût agronomique de production en raison de l’aberration des cours
mondiaux. D’ailleurs, la limitation des aides ne conduit qu’à un
déplacement provisoire du problème, comme avec les volailles où :
– les grandes fermes industrielles du Brésil parviennent à produire
pratiquement sans aides des volailles de piètre qualité qui viennent
concurrencer les volailles européennes ;
– lesdites volailles européennes sont alors exportées vers les pays
africains faute de débouché local ;
– l’élevage aviaire africain se retrouve en bout de chaîne l’éternel
perdant, incapable de s’adapter à des contraintes économiques sans
cohérence agronomique.
L’organisation des filières locales dans les pays tropicaux se heurte
également à un manque d’infrastructures et à l’habitude culturelle des Etats
à se tourner vers l’Occident au moindre incident climatique. C’est ainsi que
lors des sécheresses sahéliennes des années 1980, des agronomes s’étaient
aperçus que les pays du Sahel restaient globalement excédentaires sur le
plan de la production agricole… alors que des régions entières étaient
soumises à des famines meurtrières ! Le cloisonnement entre Etats et entre
régions, la faiblesse du stockage et l’indigence des infrastructures
expliquaient cette aberration. C’est pour contribuer à y mettre fin et pour
aider à la mutualisation des ressources agricoles africaines que fut alors
créée l’association Afrique Verte – qui a encore du pain sur la planche.

L’essor de l’élevage industriel : une bombe alimentaire


Nous l’avons vu, il n’existe pas de déficit alimentaire mondial global ; seul
l’accès aux aliments est inégalitaire et souvent insuffisant. Dans beaucoup
de pays ayant un fort potentiel agricole, de nombreux petits paysans ou
anciens paysans souffrent de la faim, en raison de l’accaparement des terres
pour des cultures d’exportation. Mais de quelles cultures parlons-nous
alors ?
Si une part croissante de ces grands domaines est destinée à alimenter
quelques Etats à l’agriculture insuffisante (pays pétroliers) ou déséquilibrée
par l’industrialisation (Chine), cette destination reste marginale. Une autre
part, également croissante, est consacrée à la production d’agrocarburants
industriels destinés aux machines et automobiles des pays développés :
huile de palme, diester de colza, éthanol de canne à sucre. Ces productions
représentent moins de 10 % des surfaces agricoles mondiales, mais leur
impact est dramatique sur l’économie rurale du fait de l’appauvrissement
agronomique et écologique qui en découle (il s’agit de monocultures
pratiquées sur d’immenses espaces continus) et de l’extrême précarisation
sociale de la main-d’œuvre qui y est employée (notamment dans le cas de
l’huile de palme) ou qui est expulsée vers les bidonvilles du fait de la
mécanisation systématique.
Mais la plus grande partie des surfaces soustraites à la production
vivrière est consacrée à cultiver des aliments pour animaux : vaches
laitières, bovins viande, porcs et volailles pour l’essentiel. Selon la FAO
(Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), un
tiers des surfaces cultivables dans le monde sont consacrées à l’alimentation
du bétail, et 35,5 % des céréales récoltées sont consommées par le bétail. Or
cette proportion ne cesse d’augmenter sous la pression des industries de la
viande qui veulent développer leurs marchés dans les pays émergents.
L’influence culturelle du “modèle occidental” est telle que les classes
moyennes de l’Inde, de la Chine, du Brésil, etc., souhaitent augmenter leur
consommation de viande pour s’aligner progressivement sur les habitudes
alimentaires de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Cette évolution est tout
simplement intenable à moyen terme, et ne peut conduire qu’à une
augmentation dramatique de la faim dans le monde et des déséquilibres
sociaux dans le monde rural. Puisqu’il faut entre 3 et 10 kilos d’aliments du
bétail pour produire 1 kilo de viande, le rendement alimentaire de ces
surfaces considérables est de seulement 10 à 35 % de celui des terres
vivrières, soit une perte de 65 à 90 % de rendement. Que pèse, en
proportion, la baisse de 10 à 20 % des rendements bruts apparents de la bio
dans les pays tempérés ?
Il n’est pas question pour moi de refuser la consommation de viande,
d’autant que l’élevage n’est pas néfaste à l’environnement par essence. Bien
au contraire, il est nécessaire ou du moins très utile dans les fermes
biologiques, car il permet une gestion efficace de la fertilité des sols
(compost, légumineuses) et des rotations diversifiées (avec intégration de
prairies, bénéfiques sur la structure des sols et sur l’environnement). Mais il
n’est agronomiquement cohérent que lorsqu’il est intégré aux cultures en
tant qu’activité complémentaire, et non pas extrait de l’agronomie en tant
qu’activité spécialisée. Le seul élevage spécialisé qui soit cohérent et
durable est l’élevage de ruminants à l’herbe dans les régions où
l’écosystème est constitué depuis longtemps par des prairies (montagnes
européennes, zones humides, savanes africaines, steppes d’Asie centrale…),
car il représente alors une production alimentaire brute et ne met pas en
danger les écosystèmes. Il entretient des milieux naturels ouverts et valorise
des territoires dont les plantes ne pourraient de toute façon pas être
consommées par les humains : nous ne savons pas digérer l’herbe. Pour le
reste, l’élevage bovin, ovin ou caprin doit être conçu comme un élément du
système de culture, apportant son fumier, permettant des rotations plus
riches… et apportant un peu de protéines animales aux populations13.
Le cas des porcs et des volailles est plus problématique encore. Ce sont
des monogastriques, se nourrissant d’aliments utilisables par l’homme,
c’est-à-dire des céréales pour l’essentiel, mais également des tubercules et
autres légumes. Ils concurrencent par définition la consommation humaine.
Ces animaux ne sont donc agronomiquement cohérents que lorsqu’ils sont
inclus dans un schéma complexe leur permettant de valoriser des produits
non consommables par les humains, tels les déchets ménagers, les résidus
de triage des céréales, le “petit lait”, etc. De tels élevages sont possibles. La
Chine impériale a intégré pendant deux mille ans de petits élevages
familiaux de porcs, de canards, etc., dans sa riziculture traditionnelle, et
assuré ainsi à la fois le désherbage et la lutte contre les insectes (par les
canards), la valorisation des déchets (par les porcs) et une alimentation
légèrement carnée suffisante à la santé de sa population.
Dans les systèmes agricoles occidentaux, les élevages spécialisés ne sont
pas pour autant tous aberrants. La cohérence agronomique peut être conçue
à l’échelle d’un village ou d’un canton, voire d’un département. Il n’est
donc pas problématique de disposer d’éleveurs spécialisés en porcs ou en
volailles biologiques – à condition que ces élevages soient nourris par des
cultures issues de fermes voisines, et que les cultures utilisées dans ce but
soient des sous-produits d’une rotation complexe. Mais actuellement,
l’alimentation des élevages industriels nord-américains, européens et
asiatiques est assurée par le détournement continu de surfaces considérables
en Amérique du Sud et en Asie (ainsi qu’en Amérique du Nord et en
Europe), au prix de la paupérisation de la population locale et de
l’incapacité de certains pays exportateurs à nourrir leurs propres habitants !
Quoi qu’il en soit, si la présence d’une part de lait et de viande dans
l’alimentation est globalement utile voire nécessaire, les quantités
consommées en Occident sont totalement disproportionnées et dépassent de
très loin les besoins physiologiques. La généralisation de notre
surconsommation de produits animaux à l’ensemble des classes moyennes
des pays émergents est un non-sens agronomique et éthique, puisqu’elle
conduirait à détourner structurellement la moitié de la production
alimentaire mondiale et à maintenir sciemment une partie de la planète dans
la sous-nutrition. Non seulement les organisations internationales doivent
cesser de faciliter cette généralisation de l’élevage industriel, mais nous
avons la responsabilité personnelle de réduire notre consommation de
viande pour l’aligner sur un niveau qui soit viable pour l’humanité. Sur ce
sujet, l’agriculture biologique n’apporte ni solution miracle ni aggravation.
La baisse supposée de ses rendements en pays tempérés est dérisoire
comparée aux millions de tonnes de céréales consacrées à approvisionner
les élevages industriels. Le développement de l’élevage industriel a fait
perdre depuis vingt ans à l’Europe beaucoup plus de tonnes de céréales que
ne le ferait une généralisation de l’agriculture biologique, même en ne
considérant que les rendements bruts actuels.

La question démographique
Même si cela n’est pas le sujet de cet ouvrage, il me faut évoquer
brièvement une interrogation fréquente : l’une des causes de la malnutrition
n’est-elle pas la croissance excessive de la population mondiale ? Cette
question n’est pas du ressort de l’agronomie, mais d’une part elle construit
le cadre des hypothèses à envisager, et d’autre part elle concerne la relation
entre l’humanité et son environnement.
La croissance démographique est d’abord un constat. La population
humaine compte actuellement sept milliards d’individus, et devrait en
compter au moins neuf milliards en 2050. Certaines projections alarmistes
font état d’une possible poursuite de la croissance jusqu’à douze voire
quatorze milliards d’humains. D’un point de vue du potentiel agronomique,
comme nous le verrons au chapitre III-4, la situation actuelle et les
projections vraisemblables ne sont pas dramatiques. Les techniques
biologiques peuvent assurer une alimentation confortable à neuf milliards
de personnes sans nécessiter de défricher une seule parcelle supplémentaire
de forêt, et une alimentation correcte à douze milliards – la probable
amélioration des techniques bio pouvant même permettre d’envisager un
potentiel encore supérieur.
La véritable question à poser est celle de la qualité de vie et de
l’évolution des milieux. La généralisation du mode de vie occidental à une
humanité de neuf à douze milliards d’individus n’est assurément pas
possible ; les ressources minières et énergétiques n’y suffiraient largement
pas, et l’effet de serre généré conduirait à des bouleversements dramatiques.
La croissance démographique mondiale impose par conséquent l’invention
d’autres modes de vie, d’autres usages des ressources non renouvelables.
Une telle évolution est possible, elle est même nécessaire à la survie de
l’humanité. Elle ne relève pas de la technique mais de la politique et des
choix de civilisation.
Une question reste en suspens : les relations entre l’homme et son
environnement seraient-elles “supportables” sur une planète abritant douze
ou quatorze milliards d’humains ? Peut-on s’épanouir dans un monde
presque entièrement occupé par l’homme ? Indépendamment de
l’agriculture biologique, qui pourrait probablement produire suffisamment
tout en préservant les espaces naturels actuels (forêts primaires, mangroves
et autres zones sauvages), les activités humaines ne risqueraient-elles pas
alors de rompre définitivement un équilibre précaire entre les milieux
anthropiques et les milieux sauvages ? Et où situer cet équilibre ? En
fonction des réponses, les gouvernements peuvent décider de se donner les
moyens d’aider les pays les plus pauvres à assurer l’éducation de leur
population et l’émancipation des femmes, qui se sont révélées depuis
plusieurs siècles comme les meilleurs facteurs de réduction de la croissance
démographique. Mais il s’agit bien là d’une question philosophique, éthique
et politique. La question alimentaire n’est pas le principal facteur limitant.

Nous voyons donc que les causes de la faim sont avant tout politiques et
stratégiques. Bien entendu, une sécheresse sévère et répétée reste une cause
naturelle de famine, tout comme une invasion de sauterelles ou une
inondation démesurée. Mais, alors que ces incidents pourraient ne
provoquer qu’une disette provisoire si les paysanneries locales étaient
stables et disposaient de filières organisées, leur ampleur devient
catastrophique dans un contexte où les échanges économiques sont tous
structurés sur des flux internationaux avec des prix à perte et où les paysans
sont déjà fragilisés par l’endettement et le manque de foncier.

“Révolution verte” ou agriculture biologique ?

Un double écueil à éviter


S’attaquer à la faim dans le monde impose d’éviter deux écueils, celui du
fatalisme technique et celui de l’abstraction macroéconomique.
Le fatalisme technique consiste à considérer le problème de la faim avec
un microscope, en oubliant tous les éléments du contexte. Cette démarche
conduit à supposer que la solution à la famine résiderait dans une
augmentation linéaire des rendements. C’est oublier que l’ensemble des
facteurs de production sont biaisés : accès au foncier, dévalorisation de la
main-d’œuvre, prix de vente à perte à cause de l’alignement sur les cours
mondiaux, paysans engagés dans une spirale de l’endettement. Or, la prise
en compte de ces facteurs permet un constat essentiel : le facteur limitant du
développement agricole n’est pas la technique. Nous pouvons offrir aux
paysans les meilleurs engrais et les plus belles machines, ils resteront
pauvres et incapables de se nourrir correctement s’ils n’ont pas accès à la
terre, s’ils ne peuvent pas vendre leurs produits ou s’ils doivent s’endetter
considérablement pour faire face aux investissements imposés.
L’abstraction macroéconomique, à l’inverse, conduit à prendre de la
hauteur… au point d’oublier les réalités agronomiques. Elle consiste à
miser sur des mécanismes internationaux virtuels comme la notion
d’économie d’échelle (rapidement inopérante en agriculture), de
concurrence sur les prix (qui conduit à des cours déconnectés des coûts de
production réels et incompressibles), de mécanisation (qui pousse des
paysans au chômage et dévalorise le facteur travail), de filières
internationales (qui empêchent l’organisation de filières locales).
L’agriculture ne peut pas se concevoir dans des bureaux, elle doit obéir à
des règles agronomiques et physiques élémentaires.

Les contresens de la prétendue “révolution verte”


Lutter contre la faim dans le monde au moyen de la révolution verte, c’est-
à-dire de la généralisation du “modèle” agricole conventionnel occidental à
l’ensemble des agrosystèmes, revient à renforcer plusieurs facteurs
structurels de la faim.
En effet, ce “modèle” s’appuie sur l’utilisation de semences dites
“améliorées”, ce qui impose la généralisation d’une agriculture basée sur les
monocultures clonales alors que celles-ci obtiennent de moins bons
rendements que les cultures associées et qu’elles sont plus sensibles aux
incidents climatiques.
Ensuite, ces variétés ne sont productives qu’à la condition d’artificialiser
le milieu au moyen d’engrais chimiques de synthèse, puis de protéger les
plantes nécessairement fragiles au moyen de pesticides, ce qui conduit à
l’endettement des paysans, qui est l’un des premiers maillons de la chaîne
de la paupérisation.
En outre, la révolution verte fait l’éloge de la mécanisation, qui va
d’ailleurs de pair avec l’utilisation de variétés standard, et dont
l’emballement est un pur non-sens dans des sociétés où la main-d’œuvre est
nombreuse et disponible. Il s’agit d’une machine à fabriquer des chômeurs
et des travailleurs précaires, et à agrandir les bidonvilles14. Loin de réduire
la faim, elle l’augmente en accroissant la part de la population incapable
d’acheter les denrées agricoles pourtant disponibles globalement.
Enfin, cette démarche conduit à favoriser les domaines capables de
s’aligner sur les cours mondiaux, au détriment des fermes familiales. Elle
renforce donc les déséquilibres intra-étatiques en cause dans la création de
populations affamées.
Indépendamment des aberrations agronomiques de l’agriculture
conventionnelle, décrites précédemment (destruction de la fertilité des sols,
suppression des facteurs environnementaux, négation des ressources
sociales, déstructuration des sociétés rurales), cette voie est clairement sans
issue en matière de lutte contre la faim : elle renforce les facteurs de famine
au lieu de les affaiblir.

Le potentiel de l’agriculture biologique


Bien au contraire, l’agriculture biologique privilégie le respect des
structures sociales et donc des fermes familiales ou des organisations
communautaires traditionnelles. Ainsi, elle tente d’assurer un accès général
au foncier, condition à la valorisation des savoirs paysans.
Surtout, l’agriculture biologique refuse le cercle vicieux de l’endettement
et cherche à donner à chaque paysan les moyens de son autonomie, c’est-à-
dire de ses choix techniques et économiques (cf. chapitre I-5). Il ne s’agit
évidemment pas de refuser tout investissement et tout flux financier : j’ai
rappelé que les systèmes biologiques tropicaux incluent des cultures de
rente (arachide, jute, coton, ananas, etc.), qui permettent des rentrées
financières. Mais en s’appuyant sur les ressources locales (variétés
traditionnelles ou adaptées au milieu naturel et humain, environnement
naturel…), l’agriculture biologique permet aux investissements d’être basés
sur des surplus et non pas sur de la dette.
Par ailleurs, les circuits commerciaux des produits issus de l’agriculture
bio sont essentiellement locaux, et restent maîtrisables par les paysans
lorsqu’ils deviennent à plus longue distance. Les cultures de rente étant
intégrées aux cultures vivrières sans prendre le pas sur ces dernières, la
dépendance des paysans aux fluctuations internationales est réduite.
Toutefois, ces nouveaux circuits commerciaux ne sont pas toujours simples
à élaborer, et les communautés paysannes ont souvent besoin
d’encadrement et de conseils sur ce point.
En renforçant le maillage des fermes familiales et en impliquant des
échanges techniques et économiques à l’échelle locale, la bio aide à
maintenir voire à créer des liens sociaux – or ces derniers sont un rempart
fondamental, et parfois ultime, contre la pauvreté et l’exclusion.
Enfin, et ce n’est pas la moindre vertu de l’agriculture bio tropicale, elle
considère la main-d’œuvre comme une ressource précieuse et non pas
comme un sous-produit à rejeter dans les bidonvilles. J’ai rappelé au
chapitre précédent que les techniques biologiques, appliquées aux milieux
tropicaux, sont intensives vis-à-vis du foncier (forts rendements à l’hectare,
grâce aux cultures associées notamment) mais nécessitent des emplois
nombreux par unité de surface. Leur revenu est ajusté à la main-d’œuvre et
non à l’investissement en capital, et permet de faire vivre des familles
entières.
Je ne reviens pas ici sur les nombreux avantages agronomiques de la bio
en milieux non tempérés (résilience, cultures associées, préservation des
sols, prise en compte des irrégularités climatiques) puisque je les ai déjà
présentés en détail – mais ils sont bien évidemment essentiels puisqu’ils
fondent un développement basé sur l’agronomie et les réalités
géoclimatiques, à l’inverse de l’agriculture chimique.
En réduisant la pauvreté rurale, en évitant l’exode vers les bidonvilles, en
limitant la dépendance vis-à-vis des marchés internationaux, en s’adaptant
aux conditions agronomiques réelles, l’agriculture biologique est un outil
particulièrement adapté à la lutte contre la faim dans le monde.

1 FAO : Food and Agriculture Organization – Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture ; FMI : fonds monétaire international.
2 Dufumier Marc, “Résoudre la question alimentaire dans le « Sud »”, in EcoRev’, no 35, été 2010.
3 Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.
4 Le centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs (Crioc) évalue ces
pertes à 15 kilos par habitant et par an, ce qui est du même ordre de grandeur.
5 Dupont Gaëlle, “Nourriture jetée, récoltes perdues... enquête sur le grand gâchis alimentaire”, in Le
Monde, 12 décembre 2009 ; Kevin D. Hall, Juen Guo, Michael Dore et Carson C. Chow, “The
Progressive Increase of Food Waste in America and Its Environmental Impact”, in PLOS One,
25 novembre 2009.
6 Source : Observatoire belge de la consommation durable.
7 Pointereau Philippe et Frédéric Coulon, “Abandon et artificialisation des terres agricoles”, in Le
Courrier de l’environnement de l’INRA, no 57, juillet 2009 ; André Thévenot, “Il faut rendre plus
contraignant le déclassement des terres”, in Pleinchamp.com, 26 janvier 2010.
8 Le cas de la Somalie, où les premières interventions d’urgence ont permis de légitimer les chefs de
guerre qui se chargeaient de la distribution de l’aide alimentaire, est à ce titre édifiant.
9 Michel Merlet, “Les phénomènes d’appropriation à grande échelle des terres agricoles dans les
pays du Sud et de l’Est”, in Etudes foncières, no 142, novembre-décembre 2009.
10 La production de denrées alimentaires de base relève d’un côté de contraintes phénoménologiques
fortes et d’un coût de production inévitable (il est impossible d’exiger d’un champ qu’il
produise 50 tonnes de blé par hectare et par an, il est impossible d’exiger d’un plant de tomate qu’il
pousse par une température de - 10 oC, il est impossible de stocker des aliments frais pendant plus de
quelques mois) et de l’autre d’une demande incompressible (un humain ne peut pas se passer de
manger). Entre ces deux exigences, la place laissée à la spéculation et aux mécanismes économiques
théoriques ne peut être que très faible – sauf, en partie, pour les rares produits stockables (grains
secs). Il en va différemment pour les productions non alimentaires et quelques produits de luxe, qui
peuvent mieux se stocker et dont la consommation peut fluctuer. Mais même dans leur cas, le coût de
production obéit à des règles physiques et biologiques, et ne peut pas s’ajuster indéfiniment aux
exigences abstraites des spéculateurs.
11 Même les immenses élevages extensifs argentins parviennent de moins en moins à s’aligner sur le
cours mondial de la viande et se réorientent progressivement vers les cultures de soja ou
d’agrocarburants.
12 Caplat Jacques, Diagnostic de développement de la région de Perma (Nord-Bénin), ENITAC, 1994.
13 Même s’il est discuté par certains nutritionnistes, cet apport est probablement nécessaire pour une
partie des humains – mais uniquement dans des quantités très modestes. La plus grande part de la
ration carnée ou d’origine animale du régime alimentaire occidental est superflue voire nocive. Il est
donc particulièrement choquant de prétendre généraliser ce régime à des populations où il est
culturellement incohérent et nutritionnellement inutile.
14 S’il est vrai qu’une mécanisation raisonnable a aidé dans un premier temps à améliorer la
production agricole et les conditions de travail (notamment la traction animale et l’amélioration des
outils), la motorisation systématique ne conduit désormais qu’à l’épuisement des sols, à la négation
de l’agronomie fondamentale et à la destruction sociale.
4. L’agriculture biologique peut être

généralisée

A présent que les données principales du problème ont été évoquées (causes
de la faim dans le monde et résultats techniques de l’agriculture biologique
en milieux non tempérés), nous pouvons comprendre la raison pour laquelle
les études prospectives existantes à ce jour concluent toutes à la capacité de
la bio à nourrir l’humanité.

Des études prospectives concluantes : la bio peut nourrir neuf milliards d’humains…

voire davantage

En pratique, très peu d’équipes de recherche se sont donné les moyens


d’évaluer les effets d’une conversion massive à l’agriculture biologique.
Mais un fait est édifiant : celles qui l’ont fait concluent toutes positivement.
A ce jour, aucune étude systématique n’invalide l’hypothèse d’une
agriculture bio nourrissant l’humanité.

La conversion bio augmente les rendements en milieux non tempérés


Revenons sur les résultats évoqués au chapitre IV-1. Nous assistons en effet
à une multiplication des études sur les rendements bio en milieux tropicaux,
qui sont toutes convergentes et extrêmement favorables à l’agriculture
biologique.
L’université d’Essex, en collaboration avec des partenaires de différents
continents (université de Kasetsart en Thaïlande, CIMMYT1 au Mexique,
Institut international de gestion de l’eau au Sri Lanka, Académie des
sciences en Chine) a réalisé en 2006 une vaste synthèse couvrant cinquante-
sept pays pauvres et trente sept millions d’hectares (bio et non bio) pour
conclure à une augmentation des rendements tropicaux de 79 % par les
techniques de l’agriculture biologique2. Il convient de préciser que cette
étude ne s’intéresse pas précisément à l’agriculture biologique en tant que
démarche explicite et certifiée, mais aux techniques écologiques en
agriculture – lesquelles constituent de facto l’agriculture biologique
tropicale. Certaines expériences étudiées ne mettent ainsi en œuvre qu’une
partie des techniques bio (voire une seule), ce qui laisse supposer des
résultats encore plus importants dans les systèmes qui les appliquent de
façon globale. Le PNUE3 a collecté et vérifié en 2008 une série d’expériences
d’utilisation des techniques bio à travers l’Afrique à partir des travaux de
l’université d’Essex, confirmant pour ce continent que le passage à la bio
permet en moyenne d’augmenter les rendements de 116 %, autrement dit de
les doubler.
Dans le cadre du “Projet de prévisions du gouvernement britannique pour
l’avenir de l’alimentation et de l’agriculture dans le monde”, une autre
étude ciblée sur quarante projets dans vingt pays africains concernant dix
millions d’agriculteurs constate une multiplication des rendements par 2,13
grâce à l’utilisation de techniques de l’agriculture biologique4.
En Chine, l’utilisation de plusieurs variétés de riz en mélange (cultures
associées) a permis d’augmenter les rendements de 117 % lorsqu’il
s’agissait d’un mélange de variétés anciennes et locales, de 61 à 64 %
lorsqu’il s’agissait de variétés de riz glutineux mais de 6 à 10 % seulement
en mélangeant des variétés modernes standard (expérimentations menées
entre 1998 et 2003 dans le Yunnan et le Sichuan5). En Inde, la conversion
bio d’un domaine du district de Karikal (territoire de Pondichéry), déjà
performant sur le plan agricole, a permis d’augmenter encore ses résultats,
les faisant passer d’un rendement moyen de 3,9 tonnes par hectares
à 5,3 tonnes par hectare – soit une augmentation de 36 %… alors même que
le point de départ était déjà élevé (le rendement moyen national étant
de 2,6 tonnes par hectare6). Je pourrais multiplier les exemples, sans oublier
les cas béninois ou bangladeshi déjà cités ici. La conversion à l’agriculture
biologique permet d’augmenter les rendements agricoles dans les milieux
non tempérés – qui abritent la grande majorité des surfaces agricoles
mondiales.
Le rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation,
Olivier De Schutter, parvient aux mêmes conclusions. Il l’affirmait d’abord
dans un communiqué de juin 2010, où il déclarait notamment : “Les
gouvernements et les agences internationales doivent stimuler de toute
urgence les techniques agricoles écologiques afin d’accroître la production
alimentaire et sauver le climat”, et résumait : “Pour nourrir le monde,
l’agroécologie surpasse l’agriculture industrielle à grande échelle7.” Il le
confirma ensuite dans un rapport rendu public le 8 mars 20118, qu’il
résumait par cette phrase : “Les preuves scientifiques actuelles démontrent
que les méthodes agroécologiques sont plus efficaces que le recours aux
engrais chimiques pour stimuler la production alimentaire dans les régions
difficiles où se concentre la faim.” Je regrette pour ma part que ce rapport
évite de parler explicitement d’agriculture biologique, sans doute à la fois
pour ménager certains hauts responsables de la FAO notoirement hostiles à
ce mode de production, pour tenir compte de la présence dans quelques
études citées d’un faible recours à une fertilisation minérale ponctuelle, et
pour préciser qu’il ne parle pas de bio industrielle d’exportation9. Les
conclusions de ce rapport auraient été plus claires s’il s’était concentré sur
les (nombreux) résultats totalement bio et s’il avait évité la confusion qui
résulte de l’usage du terme agroécologie dont la définition varie selon les
auteurs. Quoi qu’il en soit, il cite un très grand nombre d’exemples
d’agroforesterie, de cultures associées, de restauration des sols par la
fertilisation organique ainsi que de gestion totalement biologique des
cultures, qui confirment la faculté des techniques bio à obtenir dans les
milieux tropicaux de meilleurs rendements que les techniques
conventionnelles. Chaque expérience mise en évidence relève bien des
pratiques constitutives de l’agriculture biologique en milieu tropical et
témoigne de leur efficacité agronomique.
Ce tour d’horizon ne serait pas complet si je ne citais pas les travaux de
nombreuses ONG (organisations non gouvernementales), qui prouvent au
quotidien la viabilité et la pertinence des techniques de l’agriculture
biologique, notamment dans des milieux très arides (Sahel) ou très instables
(régions de mousson, montagnes, etc.). En particulier, l’association
française Agrisud conduit de nombreux projets à travers le monde sous le
nom d’agroécologie. Comme dans le cas de la synthèse d’Olivier De
Schutter, la quasi-totalité des expériences menées par cette ONG relèvent de
l’agriculture biologique proprement dite, et seule une petite minorité
pourrait être qualifié d’agriculture intégrée (c’est-à-dire pratiquement
biologique mais avec un recours exceptionnel à un pesticide chimique). Ici
encore, il est dommage que la volonté de concilier des susceptibilités et de
ne pas apparaître trop audacieux conduise à préférer un terme qui tend à
perdre de la précision. Toutefois, les résultats obtenus sont extrêmement
positifs voire spectaculaires, s’appuient sur une agronomie rigoureuse et des
innovations ingénieuses, et sont presque tous des exemples d’agriculture
biologique stricto sensu10.

L’agriculture biologique pourrait permettre une abondance alimentaire


L’université du Michigan (Etats-Unis) a réalisé en 2006 une estimation des
conséquences en termes de rendements bruts mondiaux d’une conversion
totale de la planète à l’agriculture biologique11. Cette projection s’est
appuyée sur une synthèse préalable des données disponibles sur les
rendements biologiques dans différents systèmes et différents milieux
agricoles. A partir de deux cent quatre-vingt-treize comparaisons entre
agriculture biologique et agriculture conventionnelle, l’équipe dirigée par
Catherine Badgley a constaté des rendements bio inférieurs de 5 à 10 % en
moyenne dans les pays développés (Europe et Amérique du Nord), mais
supérieurs de 100 % dans les pays tropicaux. Ces estimations incluaient
diverses cultures, sans se focaliser sur les seuls rendements en blé12. Cette
équipe a alors appliqué deux clefs de calcul très différentes. La première
suit les idées reçues occidentalo-centrées, en extrapolant linéairement les
résultats de l’Europe et de l’Amérique du Nord à la planète entière ; la
seconde différencie les résultats des pays tempérés et ceux des pays
tropicaux, en tenant compte des résultats très positifs de la bio dans les
milieux non tempérés.
J’insiste sur le fait que cette double projection ne prend en compte que
les rendements bruts (sans tenir compte des probables valeurs nutritives
supérieures en bio), et surtout qu’elle ne considère que des cultures pures.
Elle sous-estime donc nécessairement les rendements biologiques globaux,
puisqu’elle ne tient pas compte de la pratique des cultures associées – alors
que les bénéfices de cette pratique sur les rendements sont incontestés.
A contrario, les comparaisons prises en compte par l’équipe de Catherine
Badgley ne sont pas toujours représentatives et ont été contestées par les
détracteurs de l’étude. Il est en effet probable que les données utilisées par
l’université du Michigan soient incomplètes (ou au contraire en compte
double) et parfois mal interprétées. Toutefois, les critiques formulées à
l’encontre de ce travail sont exagérées et ne sont pas recevable sur le fond,
dans la mesure où les données utilisées sont, de facto, conformes aux
résultats rigoureux obtenus par les études pluriannuelles sur l’agriculture
biologique menées par le Rodale Institute américain et par le FiBL suisse,
ainsi qu’avec les constats systématiques de l’université d’Essex (reconnus
comme convaincants par le rapporteur spécial des Nations unies pour le
droit à l’alimentation) et ceux d’une institution aussi exigeante que le PNUE.
En outre, les modèles prospectifs eux-mêmes ne sont pas critiqués, une fois
les données fiabilisées.
En somme, l’université du Michigan a utilisé des sources factuellement
peu fiables, mais des données chiffrées parfaitement confirmées par les
sources fiables existantes ! Or ce sont bien ces données qui ont été utilisées
par le modèle, et non leurs sources. Il suffit d’appliquer les calculs
(valables) de l’université du Michigan aux données (valables) de
l’université d’Essex pour arriver aux mêmes résultats… sans contestation
possible.
La raison pour laquelle les lobbies agro-industriels ont tenté de
discréditer ces travaux est que les conclusions des deux projections sont
particulièrement favorables à l’agriculture biologique13. En effet, dans la
première hypothèse qui extrapole une baisse généralisée des rendements
(dont nous avons vu qu’elle est profondément erronée pour les pays
tropicaux), la disponibilité en calories par humain est de 2641 kilocalories
par jour et par personne, ce qui est légèrement inférieur à la disponibilité
moyenne actuelle mais reste suffisant pour nourrir très correctement sept à
huit milliards de personnes14. Mais dans la deuxième hypothèse, qui tient
compte des réalités agronomiques constatées (augmentation sensible des
rendements dans les milieux tropicaux), la disponibilité en calories
atteint 4831 kilocalories par jour et par personne.
Ramené à des besoins alimentaires de 2 500 kilocalories par jour, la
projection réalisée par l’équipe de Catherine Badgley suggère la possibilité
pour l’agriculture biologique de nourrir près de douze milliards d’humains.
Même en admettant que certains rendements biologiques tropicaux soient
ponctuellement surestimés, l’écart est considérable. C’est dire si des marges
de manœuvre existent – à condition, bien entendu, de ne pas se reposer sur
une technique miracle, fût-elle bio, et d’améliorer durablement l’accès des
populations aux ressources.

L’agriculture biologique peut nourrir l’humanité, mais le problème de la


faim reste politique et économique
L’Institut danois des sciences agricoles et le Centre danois pour
l’agriculture biologique (relayés par l’université des sciences agricoles
d’Aarhus, au Danemark), ont modélisé une conversion massive à
l’agriculture biologique15 au moyen d’un outil de simulation
particulièrement “orthodoxe”, à savoir celui de l’Institut international de
recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI – International Food Policy
Research Institute) de la Banque mondiale16. Voilà un modèle peu
soupçonnable de parti pris, et qui n’a d’ailleurs pas été attaqué par l’agro-
industrie.
Leurs conclusions se rapprochent de celles de l’université du Michigan,
c’est-à-dire une légère baisse de la production en Europe et en Amérique du
Nord, largement compensée par une hausse sensible des rendements dans
les pays tropicaux. L’équipe dirigée par Niels Halberg montre qu’une telle
conversion massive conduirait à réduire les flux alimentaires nord-sud,
c’est-à-dire à améliorer l’autosuffisante alimentaire des pays actuellement
les plus touchés par la faim.
Comme dans le cas précédent, le modèle présente des biais défavorables
à l’agriculture biologique : les auteurs reconnaissent qu’ils ne peuvent pas
prendre correctement en compte les effets des cultures associées, des
rotations complexes et de l’association agriculture-élevage. Mais par
ailleurs, cette étude présente l’intérêt de pointer du doigt les limites de toute
modélisation concernant les techniques agricoles et leurs rendements. Ils
concèdent ne pas pouvoir estimer le niveau de réorganisation locale des
filières agroalimentaires qui découlerait d’une conversion biologique
massive, et ne pas avoir inclus dans leurs hypothèses la réduction possible
et souhaitable des aides à l’exportation allouées par les pays développés à
leurs produits agricoles – pas plus qu’ils n’ont pu anticiper les effets du
dérèglement climatique.
Cette étude, qui complète et confirme la précédente, rappelle donc que
les premiers leviers contre la faim dans le monde relèvent des politiques
internationales et des régulations économiques, et qu’une simple conversion
à la bio sans réforme des circuits agroalimentaires ne peut pas réaliser de
miracles.

A l’échelle française : la généralisation de l’agriculture biologique serait


bénéfique pour l’emploi et le revenu agricole, les paysages et la qualité de
l’alimentation
En 2004, les ministères en charge de l’Agriculture et de l’Environnement,
ainsi que le CNASEA17, confiaient à un groupe d’experts une étude prospective
sur les possibilités d’évolution de l’agriculture française à l’horizon 2025 en
regard des questions environnementales. Ce “groupe de la Bussière” ne se
voyait pas imposer de cadrage contraignant puisqu’il devait élargir la
réflexion et offrir des repères pour le débat agricole, sans enjeu de décision
à court terme. Il était composé de trente agronomes et économistes porteurs
d’histoires et de points de vue différents et pluralistes.
Le groupe de la Bussière formula alors quatre scénarios possibles pour
l’agriculture française en 2025. Il est nécessaire d’insister sur un point
auquel le groupe tenait fermement : chacun de ces quatre scénarios est
réalisable et plausible. Nulle utopie ici, nulle projection “hors-sol”, mais
bien des prospectives agroéconomiques vraisemblables sur le plan
technique, social et économique. Dans tous les cas, l’objectif reste de
disposer d’une agriculture productive et économiquement viable18.
Les quatre scénarios étaient les suivants :
– Une France des filières, où la protection de l’environnement serait
conditionnée aux mécanismes des marchés et où la Politique agricole
commune serait supprimée. Elle serait constituée de grandes exploitations
professionnelles, pratiquant l’agriculture de précision, et cultivant entre
autres des OGM et des agrocarburants. Il y existerait une agriculture
biologique limitée et basée sur des prix élevés. Le niveau d’emplois
agricoles en France y est estimé à trois cent mille personnes (pour cent
vingt mille exploitations). Ce scénario est assez proche des choix de pays
comme les Etats-Unis ou la Nouvelle-Zélande ; l’économique y prime sur
l’environnement et les territoires ;
– Une agriculture duale, où coexisteraient 25 % de grandes exploitations
industrielles très productives alignées sur le cours mondial assurant 75 % de
la production, et 75 % de petites exploitations bénéficiant d’aides publiques
permettant d’aménager le territoire et de ménager l’environnement et
assurant 25 % de la production. Ce modèle conduirait à un partage des
paysages entre régions d’agriculture industrielle et régions “ménagées”
d’agriculture publiquement financée. On y trouverait environ cent soixante-
dix mille exploitations en France, pour trois cent cinquante à quatre cent
mille emplois agricoles. Ce scénario s’approche de la politique agricole du
Royaume-Uni ; l’économique et l’environnement y sont pris en compte
séparément sur des territoires disjoints ;
– Une Europe des régions, basée sur un protectionnisme régional, avec
des agricultures “de terroir” assises sur la valeur symbolique et
commerciale des territoires et appuyées par des filières entreprenantes, mais
avec une mosaïque de politiques agricoles et environnementales
contrastées. Un tel modèle assurerait le maintien de quatre cent mille
exploitations en France et de six cent mille emplois agricoles – dont un
grand nombre de double actifs (agriculteurs à mi-temps). C’est
probablement le système agricole de l’Italie qui est actuellement le plus
proche de cette hypothèse ; l’économique s’appuie sur les territoires et peut
prendre en compte l’environnement, mais selon des modalités variables,
pour le meilleur et pour le pire ;
– Une agriculture HPE (à “haute performance environnementale”), basée
sur un protectionnisme européen, une forte implication de la société et une
refondation politique et technique de la Politique agricole commune. Ce
scénario s’appuierait sur le maintien de nombreuses fermes diversifiées,
l’autonomie en protéines19 et la généralisation des techniques de
l’agriculture biologique. Il permettrait l’existence de cinq cent mille
exploitations pour un million d’emplois agricoles. Ce scénario s’inspire du
dispositif mis en œuvre en Suisse depuis le milieu des années 1990, mais va
au-delà ; les trois dimensions économique, environnementale et territoriale
y sont profondément intégrées et imbriquées.
Dans tous les cas, le groupe a envisagé les grandes étapes intermédiaires
de la mise en place du scénario (réforme ou abandon de la PAC, mise en
place de politiques nationales éventuelles…). Par exemple, la mise en place
d’une agriculture HPE suppose dans un premier temps l’adoption de
l’agriculture biologique comme “projet politique” (bien que restant très
minoritaire à ce moment-là), dans un deuxième temps la mise en œuvre
d’un projet européen de développement, puis dans un troisième temps
seulement, l’interdiction des pesticides chimiques.
En matière de protection de l’environnement, le groupe de la Bussière a
constaté que :
– le premier scénario ne conduirait qu’à des succès très ponctuels et à une
dégradation générale ;
– le deuxième conduirait à une protection modérée des ressources mais à
un partage des territoires et à une standardisation des paysages ;
– le troisième permettrait une bonne protection de l’eau mais pas de la
biodiversité, et consacrerait une grande diversité dans la qualité de la prise
en compte de l’environnement ;
– le quatrième permettrait une réconciliation entre la société et
l’agriculture, et une excellente qualité environnementale.
Mais au-delà de son intérêt environnemental, le scénario HPE apparaît
comme celui qui assure le plus grand nombre d’emplois ruraux, à la fois
dans l’agriculture et dans les services ruraux qui en découlent.
Ainsi, alors que les experts constituant ce groupe n’étaient au départ,
pour la grande majorité d’entre eux, pas favorables à l’agriculture
biologique, ils ont constaté qu’une généralisation progressive de
l’agriculture biologique permettrait d’assurer à la fois la meilleure
protection de l’environnement, le plus haut taux d’emploi agricole et une
réconciliation entre la société et son agriculture – tout en assurant une
activité productive et rémunératrice. Le scénario HPE (c’est-à-dire de
généralisation de l’agriculture biologique) apparaît le plus souhaitable pour
la collectivité et pourl’environnement ; or il est considéré par les auteurs de
la synthèse comme plausible et réaliste.
Est-ce cette conclusion inattendue qui conduisit à la faible publicité faite
autour de ce rapport ? En effet, il est surprenant de constater que les travaux
d’un tel groupe d’experts, officiellement mandatés par l’Etat, aient été si
peu vulgarisés et si peu pris en compte dans les débats politiques sur
l’agriculture ces dernières années.

Choisir la bio à grande échelle : l’exemple du Kerala (Inde)

La généralisation de l’agriculture biologique ne relève pas seulement


d’études scientifiques et de projections théoriques. Des décideurs politiques
commencent à prendre leurs responsabilités et à affirmer l’agriculture bio
comme l’horizon à court ou moyen terme pour leurs territoires. L’exemple
le plus frappant est sans doute celui de l’Etat du Kerala, dans le Sud de
l’Inde.

Un plan volontariste
Bien qu’il s’agisse de l’un des plus petits Etat de l’Union indienne (le vingt
et unième en superficie), le Kerala est très densément peuplé, avec une
population totale de plus de trente et un millions d’habitants, ce qui
représente une densité de huit cent dix-neuf habitants au kilomètre carré
(soit huit fois et demie celle de la France). L’enjeu alimentaire y est par
conséquent aigu. Mais il s’agit également de l’Etat le plus alphabétisé de
l’Inde, avec le meilleur indice de développement humain du pays et l’une
des meilleures espérances de vie. Il est considéré comme l’un des Etats
“modèles” du pays sur le plan social et humain, profitant de la constitution
indienne qui autorise les Etats à aller plus loin que les lois fédérales, et sert
de facto de locomotive sociale au pays.
Dès 2007, le ministre de l’Agriculture du Kerala a engagé une large
concertation avec les agriculteurs et les agronomes de l’Etat autour d’un
objectif clair : envisager une conversion totale à l’agriculture biologique. La
démarche était à la fois volontariste (le ministre s’était fixé un objectif
ferme) et profondément participative (les objectifs détaillés, les modalités
de leur réalisation et les étapes successives devaient être discutés avec
l’ensemble des populations concernées). Le calendrier initial était très
ambitieux, puisqu’il prévoyait la conversion de 20 % des surfaces par an
pour parvenir à 100 % de surfaces biologiques en cinq ans. Par ailleurs, la
motivation était clairement environnementale et sanitaire puisqu’il
s’agissait, selon les mots de V.S. Vijayan, directeur du bureau de la
biodiversité du Kerala, de “libérer le Kerala de tous engrais et pesticides
chimiques”, par une interdiction progressive des produits chimiques les plus
dangereux dans un premier temps, puis de la totalité d’entre eux à terme.
La mise en œuvre du plan de conversion est coordonnée par l’Autorité de
l’agriculture biologique du Kerala20, dont les membres du conseil sont élus
par les groupes de paysans à travers le pays et qui associe des représentants
institutionnels, des scientifiques, des syndicalistes agricoles et des
associations de promotion de l’agriculture biologique. Cette composition
illustre à la fois l’obsession du gouvernement kéralais à reconnaître le rôle
majeur des paysans et à leur donner les moyens de gérer leur
développement, et la volonté d’assurer un partenariat large et consensuel.

Ajustement et confirmation des objectifs


Dès le lancement du plan initial, les acteurs concernés reconnaissaient la
difficulté à mobiliser des financements pour soutenir les conversions et à
réorganiser les filières et la distribution.
C’est pourquoi, une fois la dynamique engagée et l’objectif intégré par
l’ensemble des acteurs, le ministre de l’Agriculture Mullakkara Ratnakaran
a réajusté le calendrier en 2010, pour définir de nouvelles échéances
progressives. C’est ainsi qu’il a salué et “labellisé” en
janvier 2010 plusieurs districts comme étant désormais intégralement
biologiques, et qu’il a présenté un nouveau plan prévoyant désormais la
conversion totale de l’Etat en 2020. Mais si la réalisation finale du plan de
conversion a été repoussée de quelques années, le gouvernement régional
reste déterminé : il engage les districts dans une sorte de “compétition
vertueuse” en valorisant ceux qui achèvent leur conversion totale, et stimule
l’organisation de marchés biologiques dans les secteurs où la production est
déjà devenue significative. Surtout, il soutient et encourage la création de
groupes d’entraide et d’associations paysannes biologiques, ainsi que de
coopératives, de sites de stockage décentralisés et de dispositifs de soutien
financier ciblés sur l’évolution vers la bio. Cette deuxième phase du plan
correspond donc à la mise en œuvre de véritables dispositifs à grande
échelle pour accompagner les conversions et l’organisation des filières21.
Le ministère de l’Agriculture du Kerala a également engagé l’université
agricole de l’Etat dans la recherche sur l’agriculture biologique, et envisage
la création d’un centre de recherche sur les intrants et techniques
biologiques. Les techniques sur lesquelles ces organismes devront travailler
concernent notamment l’amélioration des rotations, l’intégration de
l’arboriculture, l’utilisation des légumineuses, la fabrication du compost et
l’intégration du petit élevage complémentaire dans les fermes végétales.
Notons enfin que la Banque indienne pour l’agriculture et le développement
rural (National Bank for Agriculture and Rural Development – Nabard)
soutient la démarche et met en œuvre depuis le printemps 2010 un
programme pilote sur les techniques biologiques, la gestion postrécolte, la
conservation des semences et l’intérêt de l’agriculture biologique en matière
de sécurité alimentaire.

L’agriculture biologique comme projet vivrier, environnemental et


économique
Même si un quart de l’agriculture kéralaise est destiné à l’exportation (noix
de coco, thé, café, épices), il va de soi qu’une conversion biologique totale
implique nécessairement une démarche environnementale et vivrière bien
plus qu’une logique de valorisation économique – surtout dans un Etat aussi
densément peuplé que le Kerala, et où l’agriculture occupe 17 % de la
population et où 74 % des surfaces agricoles sont cultivées par des petits
paysans. Une conversion à hauteur de 20 ou 30 % des surfaces, ciblée sur
les fermes commerciales, aurait pu être un calcul économique ; mais une
conversion totale suppose que l’agriculture biologique soit en mesure
d’assurer une production vivrière suffisante pour la population de l’Etat.
D’ailleurs, le plan initial du ministère de l’Agriculture annonce clairement
ce double objectif de protection de l’environnement à long terme (tenant
compte des dérèglements climatiques en cours) et de nutrition de la
population du Kerala. Le credo est bien la sécurité alimentaire22.
C’est pourquoi le plan de conversion associe étroitement les
organisations paysannes. Ainsi, l’association Kudumbashree, qui regroupe
pas moins de trois millions sept cent mille femmes paysannes à travers le
Kerala, a lancé un programme pilote pour la sécurité alimentaire impliquant
deux cent cinquante mille paysannes kéralaises sur 27 000 hectares. Ce
programme vise à augmenter la production vivrière, en s’appuyant sur une
diversité de cultures, les méthodes de l’agriculture biologique, une gestion
démocratique et une forte adéquation avec les marchés locaux. Il est à noter,
par ailleurs, que le premier chapitre du plan d’action pour l’agriculture
biologique concerne la nécessité d’assurer l’autonomie des paysans en
matière de semences, à la fois par la reconnaissance des variétés
traditionnelles et par l’adaptation des variétés aux conditions locales, et
annonce un refus total des OGM : ce plan se place dans une logique de
développement endogène, utilisant les ressources agronomiques et
intellectuelles locales et non pas des techniques extérieures.
La démarche adoptée au Kerala est intéressante car elle allie
pragmatisme et volontarisme. C’est bien parce que l’objectif final (une
conversion bio totale) est désormais admis et parce que le programme est
nettement engagé, que le ministère a pu s’autoriser en 2010 à revoir
légèrement son calendrier : il n’existe plus guère de risque de
démobilisation et il est donc possible et souhaitable de prendre le temps
d’accompagner plus progressivement les districts vers la bio. Nous pouvons
d’ailleurs nous interroger sur le minutage initial du plan bio kéralais. En
effet, il est étonnant de voir les partenariats agronomiques,
l’accompagnement complet des paysans et la refonte des programmes
universitaires n’être concrétisés qu’en 2010, alors que le plan de conversion
régional est déjà bien avancé23. Il est probable que le ministre ait estimé
prioritaire de lancer la dynamique au plus vite en 2007, quitte à construire
les outils au fil de la marche. Mais n’est-ce pas, finalement, un type de
calendrier qu’avait connu l’agriculture européenne lorsqu’elle s’est engagée
dans le productivisme au sortir de la Seconde Guerre mondiale ? Il est
souvent plus efficace d’affirmer fortement l’urgence d’une évolution
profonde et de pousser les acteurs à se mettre en mouvement que d’attendre
parfois longtemps que le mouvement s’engage de lui-même.

1 Centro Internacional de Mejoramiento de Maíz y Trigo.


2 Pretty Jules et al., “Resource-Conserving Agriculture Increases Yields in Developing Countries”, in
Environmental Science and Technology, vol. 40, no 4, p. 1114-1119, 2006.
3 Programme des Nations unies pour l’environnement.
4 Pretty Jules et al., “Sustainable Intensification in African Agriculture”, in International Journal of
Agricultural Sustainability, à paraître – cité par O. de Schutter dans le rapport “Agroécologie et droit
à l’alimentation”.
5 Zhu Youyong, “Genetic Diversity for Rice Disease Sustainable Control”, 2004 ; Zhu Y. et al.,
Genetic Diversity and Disease Control in Rice, in Nature, no 406, p. 718-722, 2000.
6 Anandkumar S., “Organic Rice Yield Twice National Average : Case of an Indian Farmer’s Success
Story”, in International Conference on Organic Agriculture and Food Security, FAO, 2007.
7 De Schutter Olivier, Pour nourrir le monde, l’agroécologie surpasse l’agriculture industrielle à
grande échelle, communiqué de presse du 22 juin 2010.
8 De Schutter Olivier, Agroécologie et droit à l’alimentation, Conseil des droits de l’homme de
l’ONU, 2011.
9 Dans ce texte, le rapporteur spécial définit bien l’agroécologie selon les mêmes termes qui furent
employés dans les années 1930 par Ehrenfried Pfeiffer, sir Albert Howard ou Hans Müller pour poser
les bases de l’agriculture biologique (cultures associées, fertilisation organique, lutte biologique,
agroforesterie, association cultures-élevage, utilisation de variétés locales adaptées au milieu,
reconnaissance et valorisation des savoirs paysans, etc.).
10 Agrisud, L’Agroécologie en pratiques, Guide édition, 2010.
11 Badgley Catherine et al., Organic Agriculture and the Global Food Supply, Renewable
Agriculture and Food Systems, Cambridge University Press, 2007.
12 Le blé étant la culture “phare” du modèle occidental conventionnel, il obtient les meilleurs
résultats des systèmes industriels chimiques et exagère le différentiel de rendement. L’alimentation
de l’humanité impose de considérer l’ensemble des cultures, sans surévaluer la place du blé.
13 Ils ont d’ailleurs généralement passé sous silence le fait que le premier modèle s’appuyait sur des
hypothèses très défavorables à la bio, mais parvenait pourtant à une conclusion positive.
14 Rappelons que la production alimentaire mondiale actuelle est supérieure de 50 % aux besoins de
l’humanité, et que c’est la structure de la production d’aliments et leur utilisation qui sont causes de
sous-nutrition.
15 Ils ont étudié dans un premier temps les conséquences d’une conversion bio de 50 % de
l’agriculture mondiale, mais leurs conclusions ne peuvent qu’être amplifiées en cas de conversion
plus importante.
16 Halberg Niels et al., Global Development of Organic Agriculture : Challenges and Prospects,
DARCOF, avril 2006.
17 Centre national pour l’amélioration des structures des exploitations agricoles. Le CNASEA gérait la
plupart des installations d’agriculteurs en France jusqu’en 2009, ainsi que la distribution d’une
grande partie des aides PAC. Il est désormais remplacé par l’Agence de services et de paiement.
18 Groupe de la Bussière (coordination : Xavier Poux), Agriculture, environnement et territoires :
quatre scénarios à l’horizon 2025, Documentation française, 2006.
19 L’autonomie en protéines, qui n’existe pas actuellement en France, consisterait à disposer de la
capacité à nourrir le bétail sans recourir à l’importation massive de protéines végétales.
20 Organic Farming Authority of Kerala (OFAK).
21 Ces dispositifs de soutien figuraient en réalité déjà dans le plan de 2007, mais n’avaient pas pu
être mis en œuvre de façon significative dans les premières années.
22 Kerala State Organic Farming Policy and Action Plan, octobre 2007.
23 Les paysans témoignent par exemple d’un manque de semences certifiées biologiques… ce qui est
souvent le cas lors des phases de démarrage de la bio puisque ce fut également le cas en Europe dans
les années 1990 malgré un développement bien plus modeste.
5. Sécurité alimentaire :

les atouts de l’agriculture biologique

La notion de sécurité alimentaire ne renvoie pas au seul volume global de


production. En valeur absolue, la production mondiale est largement
excédentaire (cf. chapitre III-3)… ce qui n’empêche hélas pas huit cents
millions à un milliard d’humains de souffrir de la faim. Les institutions
internationales comme la FAO1 assoient la sécurité alimentaire sur quatre
facteurs différents et nécessaires : la disponibilité alimentaire, l’accès à la
nourriture, la stabilité (qui inclut la pérennité environnementale), la qualité
de l’alimentation (salubrité et qualité nutritionnelle). Une bonne occasion
de résumer les bénéfices et potentialités de l’agriculture biologique à
l’échelle mondiale.

Disponibilité alimentaire
La “disponibilité alimentaire” renvoie à la capacité pour un pays donné
d’assurer la production et/ou l’importation d’aliments en quantité suffisante
pour apporter au minimum 1 800 kilocalories par jour à ses habitants.
C’est bien entendu le point sur lequel se focalisent les adversaires de
l’agriculture biologique, en extrapolant abusivement aux pays tropicaux les
différences observées en milieu tempéré. J’ai largement montré que cette
extrapolation nie des évidences climatiques et agronomiques, comme
l’instabilité structurelle des climats tropicaux (qui rend l’agriculture
conventionnelle profondément inadaptée à ces pays) et la productivité
considérable des techniques biologiques en milieu tropical (cultures
associées, stabilisation des sols, valorisation des savoirs locaux et de la
main-d’œuvre).
Les exemples de conversion à l’agriculture biologique dans différentes
régions du monde (Pakistan, Inde, Sénégal, Ethiopie, Kenya, Lesotho,
Zimbabwe, Brésil, Bangladesh…) témoignent d’une augmentation parfois
légère et parfois très nette des rendements dans les pays tropicaux2,
atteignant souvent 20 à 30 % d’augmentation par rapport à l’agriculture
conventionnelle, et parfois 50 à 100 % : la bio permet donc d’améliorer la
disponibilité alimentaire. A l’inverse, dans les pays tempérés les rendements
bio sont plus faibles qu’en conventionnel, mais la marge y est telle que cela
ne met aucunement en danger la disponibilité alimentaire de l’Europe ou de
l’Amérique du Nord.
Mieux encore : le passage à l’agriculture biologique permet de relocaliser
la production alimentaire dans les pays consommateurs, et de réduire la
dépendance des pays tropicaux vis-à-vis des exportations de l’Europe, de
l’Amérique du Nord ou de quelques autres pays jouant le marché mondial
(Malaisie, Australie, Nouvelle-Zélande). Comme le Burkina Faso, le
Cambodge ou le Pérou ne disposent pas toujours des capacités financières
pour importer le blé ou le riz produits dans les pays tempérés ou
d’agriculture industrielle, une augmentation des rendements tropicaux
assortie d’une baisse des rendements tempérés contribuerait à améliorer la
disponibilité alimentaire nette des pays les plus pauvres.
Le seul aspect de la gestion alimentaire où l’agriculture biologique peut
ponctuellement être moins performante que l’agriculture conventionnelle
est celui du stockage. Toutefois, nous avons vu que cette faiblesse supposée
est loin d’être attestée d’une façon générale, et relève le cas échéant d’une
mauvaise adaptation des conditions de stockage aux spécificités de
l’agriculture biologique. Lorsque le stockage est adapté, non seulement les
pertes après récolte ne sont pas supérieures en bio, mais elles peuvent
souvent se révéler finalement inférieures aux pertes des récoltes
conventionnelles (cf. chapitre I-8).

Accès à la nourriture
Il est illusoire voire hypocrite de raisonner la disponibilité alimentaire à
l’échelle d’une moyenne nationale ; le Brésil est un exemple parlant, avec
une production alimentaire globale largement excédentaire mais douze
millions d’habitants souffrant de la faim. La FAO reconnaît ce hiatus et
considère donc que le deuxième facteur de la sécurité alimentaire est l’accès
réel des habitants à la nourriture et aux ressources liées (eau notamment).
En d’autres termes, il s’agit de la capacité des populations soit à produire
elles-mêmes leurs aliments, soit à disposer de revenus suffisants pour
acheter de quoi manger correctement. C’est la non-réalisation de cet
objectif-ci qui explique les crises alimentaires consécutives aux récentes
hausses des prix.
De ce point de vue, l’agriculture biologique est incontestablement plus
performante que l’agriculture conventionnelle (la prétendue “révolution
verte”). En effet, l’agriculture biologique permet de :
– réduire considérablement l’endettement des petits paysans, en les
sortant du cercle vicieux de l’achat de semences et d’intrants ;
– maintenir une population agricole en place, alors que la “révolution
verte” chimique et motorisée réduit l’emploi rural et pousse des centaines
de millions de ruraux vers les bidonvilles et la misère ;
– renforcer les liens sociaux (facteurs de stabilité économique et de lutte
contre la pauvreté), par la reconnaissance des savoirs traditionnels et par
l’organisation de circuits de proximité ;
– assurer une production mixte (vivrière et rentière) qui garantit une
disponibilité alimentaire de proximité ;
– maintenir une ressource en eau non polluée (ou de toute façon ne
subissant pas de pollutions agricoles).
Les institutions internationales et les Etats reconnaissent de plus en plus
ouvertement cette qualité essentielle de l’agriculture biologique, qui
explique l’intérêt croissant qui lui est porté dans le cadre des programmes
de lutte contre la pauvreté.

Stabilité, résilience, pérennité environnementale


Il ne sert à rien de scier la branche sur laquelle nous sommes assis – ou de
consommer le capital au lieu de le faire fructifier. En épuisant les sols, en
dépendant ouvertement et par définition des ressources non renouvelables
(minerais, pétrole), l’agriculture conventionnelle ne peut aucunement
prétendre à la stabilité ou à la pérennité. Pris dans sa dimension
environnementale, ce point ne fait même plus l’objet de controverse tant le
fait est évident : seule l’agriculture biologique préserve les ressources non
renouvelables et peut prétendre à construire un système pérenne. En
protégeant l’eau et la biodiversité, l’agriculture biologique assure une
stabilité des milieux et de l’eau potable, indispensables à tout
développement durable.
En outre, les études portant sur les régions arides, qu’elles soient
tropicales ou non, montrent que les sols gérés en agriculture biologique
résistent bien mieux à la sécheresse que les sols conventionnels3, en raison
de leur meilleure structure et de leur plus grande richesse en matière
organique, mais également réduisent le ruissellement en cas d’inondation
pour la même raison. De la même façon, l’association de cultures pérennes
arbustives et de cultures annuelles permet de garantir les sols contre
l’érosion et les cultures contre une partie des incidents climatiques, et
assurent un rendement plancher même en année défavorable (cf. chapitre
III-2). L’utilisation de variétés adaptées au milieu plutôt que de variétés
standard renforce cette sécurité face aux aléas. Ainsi, non seulement
l’agriculture biologique est la plus performante en termes de protection de
l’environnement, mais elle se révèle également championne en matière de
résilience, c’est-à-dire de capacité d’adaptation aux aléas climatiques. Or,
du fait des dérèglements climatiques, la résilience risque de devenir dans les
prochaines décennies une qualité cruciale.
Qui plus est, il semble de plus en plus certain que l’agriculture biologique
et ses techniques associées (revalorisation des cultures arborées) pourraient
devenir un outil précieux de lutte contre l’effet de serre, au moyen de la
captation de carbone4. A ce titre, non seulement la bio réagit mieux aux
dérèglements climatiques, mais elle permet également de les réduire.
Il reste un domaine où l’agriculture biologique n’est pas plus performante
que l’agriculture conventionnelle : celle de la stabilité politique. Elle ne
dispose en effet d’aucune vertu contre les coups d’Etats et les guerres. Mais
les conséquences de ces dernières sont aussi dramatiques dans les pays
ayant recours aux produits chimiques que dans ceux qui n’y ont pas recours,
et je peux même suggérer que l’autonomie de la bio lui donne plus de
capacités à se reconstruire après un conflit que n’en a l’agriculture
hautement dépendante basée sur les semences et les engrais importés.

Qualité de l’alimentation
J’ai déjà largement abordé la question de la qualité sanitaire et
nutritionnelle des aliments bio (chapitre I-8). Je me contenterai donc ici de
rappeler que les aliments biologiques comportent indiscutablement moins
de résidus chimiques que les aliments conventionnels, et que les études
disponibles indiquent qu’ils contiennent à l’inverse davantage de nutriments
(vitamines, minéraux…) et de facteurs de régulation immunitaire ou
physiologique (antioxydants, acides gras polyinsaturés).
Par ailleurs, les aliments biologiques ne contiennent pas plus de
pathogènes (bactéries, etc.) ou de mycotoxines que les aliments
conventionnels – puisque les aliments bio subissent les mêmes contrôles
sanitaires et les mêmes impératifs réglementaires que les aliments
conventionnels sur ce plan. Dans les pays tropicaux où les normes sanitaires
sont plus souples ou moins surveillées, la situation est également
comparable ; les études prouvent que les aliments biologiques y sont en
moyenne aussi sûrs que les aliments conventionnels5, et peuvent même
présenter une meilleure diversité bactérienne assurant une meilleure
immunité à long terme6.
Mais l’agriculture biologique apporte un autre bénéfice nutritionnel que
sa plus grande richesse en nutriments, antioxydants et acides gras
polyinsaturés : elle suppose obligatoirement une diversité des cultures. Par
conséquent, le développement de la bio dans les paysanneries tropicales
permet de restaurer une diversité végétale et animale que la “révolution
verte” a généralement réduite. En remplaçant les monocultures par des
mosaïques de cultures associées, en réintégrant des cultures vivrières au
milieu des cultures de rente, l’agriculture biologique assure une variété de
l’alimentation (céréales, légumes, fruits…) permettant une alimentation
plus riche et plus équilibrée. Qui plus est, cette amélioration de la diversité
de l’alimentation est particulièrement flagrante chez les populations les plus
pauvres, c’est-à-dire celles qui souffrent actuellement le plus de la faim.

Ainsi, au-delà de la seule “disponibilité alimentaire globale” qui obsède à


tort les opposants à l’agriculture biologique, ce mode de production est
nettement plus performant que l’agriculture conventionnelle dans les trois
autres composantes de la sécurité alimentaire. C’est dire si l’agriculture
biologique peut devenir une carte maîtresse dans la lutte contre la faim dans
le monde.

1 Food and Agriculture Organization of the United Nations (Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture).
2 Pretty J., “Lessons from Certified and non-Certified Organic Projects in Developing Countries”, in
Organic Agriculture, Environment and Food Security, FAO, p. 139-162, 2002.
3 Voir par exemple les études du Rodale Institute aux Etats-Unis.
4 Aubert Claude, “Stocker du carbone dans le sol, un enjeu majeur”, in EcoRev’, no 35, été 2010.
5 Winter C.K. et S.F. Davis, “Organic Foods”, in Journal of Food Science, vol. 71, no 9, R117-R124,
2006.
6 Hovi M., Sundrum A. et S.M. Thamsborg, “Animal Health and Welfare in Organic Livestock
Production in Europe : Current state and future challenges”, in Livestock Production Science, no 80,
p. 41-53, 2003.
IV

ET DEMAIN ?
C efantasme
détour à travers la planète était nécessaire pour répondre à un
qui paralyse de nombreux paysans et citoyens européens, la
peur d’une production alimentaire insuffisante. Nous savons désormais que
l’agriculture biologique est plus adaptée aux milieux tropicaux que
l’agriculture conventionnelle et qu’elle y permet de meilleurs rendements à
moyen et long terme. Il faut remettre l’agronomie et l’économie rurale à
l’endroit : l’agriculture bio est la mieux à même de lutter efficacement
contre la faim dans le monde.
Mais sa mise en œuvre à grande échelle dans les pays dits “du Sud”
implique une modification profonde des équilibres agricoles mondiaux. Il
sera beaucoup plus facile aux paysans africains ou sud-américains de
construire des filières vivrières régionales et nationales si leurs productions
ne sont pas concurrencées de façon déloyale par des produits alimentaires
européens à un prix sans rapport avec leur véritable coût de production.
Indépendamment d’une réforme des institutions économiques
internationales, nous pouvons agir directement sur les mécanismes
spéculateurs en réorientant de l’intérieur notre propre agriculture. Le
développement massif de l’agriculture biologique en France et en Europe
est en effet l’un des outils les plus efficaces pour remplacer un élevage
industriel basé sur des importations de soja OGM cultivé sur d’anciennes
forêts équatoriales par un élevage à l’herbe respectueux des écosystèmes
locaux, pour remplacer des monocultures spéculatives par des cultures
directement consommées par les Européens, pour remettre l’agronomie au
cœur de l’agriculture.
Quoi qu’il en soit, et sans perdre de vue la nécessité d’un essor de
l’agriculture biologique dans l’ensemble des régions du monde, nous avons
la possibilité et la responsabilité d’agir sur son devenir ici et maintenant :
qu’en est-il dans notre pays ?
1. L’agriculture biologique coûte-t-elle

réellement plus cher ?

Un obstacle sérieux au développement de l’agriculture biologique en France


(et ailleurs) est celui du coût des aliments qui en sont issus. De fait,
certaines populations européennes n’ont pas les moyens de se procurer
systématiquement des aliments biologiques – bien que les trois quarts des
ménages français aient des ressources suffisantes pour cela. Même les
personnes n’étant ni au chômage ni en situation précaire hésitent à juste
titre à dépenser davantage pour leur nourriture. Il existe donc bien un
“problème du prix de la bio”. Pourtant, la question du coût de l’agriculture
bio oblige au même type de précisions que celle de ses rendements : plus
cher que quoi ?

Le prix d’un aliment n’est pas son coût de production !


La comparaison entre les prix biologiques et les prix conventionnels est
fondamentalement biaisée dès lors qu’elle considère l’aliment en dehors de
son contexte de production. L’étude des mécanismes de la faim dans le
monde (chapitre III-3) m’a permis d’évoquer la nature profondément
artificielle des prix agricoles conventionnels, alignés sur des cours
mondiaux qui sont par définition des prix “à perte”. De ce fait, le prix payé
par le consommateur ne représente qu’une infime partie des coûts agricoles.
Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, est pris en charge par la collectivité, soit
officiellement sous la forme des aides agricoles nationales et européennes,
soit discrètement sous la forme des nombreux équipements et dépollutions
financés par les contribuables. Comparer les prix formels de deux
agricultures qui ne bénéficient pas des mêmes soutiens publics n’est
absolument pas équivalent à en comparer les coûts.
Par ailleurs, est-il loyal de comparer le prix d’un aliment riche en
nutriments avec celui d’un aliment moins nourrissant à volume équivalent ?
Le prix au kilo permet-il réellement d’évaluer la rentabilité comparée de
deux systèmes si différents ?

Une politique agricole commune totalement déséquilibrée


La PAC (Politique agricole commune) est le cadre principal dans lequel
s’inscrit toute politique agricole en Europe, y compris nationale.
Initialement destinée à “assurer le développement rationnel de la production
agricole, assurer un niveau de vie équitable à la population agricole,
stabiliser les marchés, garantir la sécurité des approvisionnements, assurer
des prix raisonnables aux consommateurs”, la PAC est devenue au fil des
réformes et des décennies un véritable millefeuille. En effet, des objectifs
complémentaires (protection de l’environnement, cohésion sociale et
territoriale, salubrité des aliments, bien-être animal) ont été ajoutés sans que
la structure initiale du dispositif ne soit remise en cause. En outre, tous ces
objectifs déjà parfois contradictoires entre eux sont confrontés à
l’adaptation de la PAC aux règles de l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) et à ses directives néolibérales.
Mise en place en 1962, la PAC s’appuyait jusqu’en 1992 sur un soutien
aux marchés : prix garantis, aides à l’exportation, etc. A partir de 1992, le
dispositif a basculé. En contrepartie d’un alignement des prix garantis sur le
cours mondial, les agriculteurs ont reçu des aides directes (aides
“compensatrices” de la baisse des prix), variables selon les cultures et les
régions, qui constituent le “premier pilier”. Les autres objectifs de la PAC
(installation, aide aux zones défavorisées, environnement) furent regroupés
dans le “deuxième pilier”, dix fois moins important budgétairement que le
premier1. En 2003, les aides directes du “premier pilier” ont été redéfinies,
non plus sur la base des cultures mises en place dans les champs mais sur la
base des aides touchées par l’agriculteur entre 2000 et 2002 : le montant des
aides a été figé et déconnecté de l’activité agricole proprement dite2.
Malgré l’introduction dès 1992 de mesures destinées à soutenir
l’agriculture biologique, la PAC n’encourage pas réellement ce mode de
production, car les dispositions du “premier pilier” sont adaptées aux
systèmes d’agriculture conventionnelle et industrielle. Les mesures
agroenvironnementales (comme le soutien à la bio3) ne sont que des
correctifs partiels, disposant d’un budget très inférieur, et insuffisant pour
réorienter réellement les pratiques.
La réforme de 2013 poursuivra l’introduction de quelques exigences
environnementales dans le “premier pilier”, commencée lors de la réforme
intermédiaire de 2003, mais elles resteront trop peu incitatives pour
favoriser réellement les pratiques les plus vertueuses.
L’agriculture conventionnelle est davantage subventionnée
Il peut paraître surprenant d’affirmer que l’agriculture conventionnelle
reçoit davantage d’aides publiques que l’agriculture biologique, dans la
mesure où les agriculteurs bio français bénéficient depuis 2005 d’un crédit
d’impôt spécifique et depuis 2007 d’une aide à l’hectare pour la pratique de
la bio, et où les agriculteurs bio de la plupart des autres pays européens
bénéficient d’aides financières depuis les années 1990. Mais le millefeuille
des aides agricoles est plus complexe.
L’agriculture biologique ne peut pas se résumer à la suppression des
produits chimiques de synthèse. Les règles de production vont bien au-delà,
et imposent une réorganisation profonde des systèmes agronomiques, avec
notamment un plus faible nombre d’animaux par hectare4, une plus forte
proportion de prairies en systèmes d’élevage comme de grandes cultures,
une moindre production laitière, etc. Or, ces orientations agronomiques
intrinsèques à l’agriculture biologique sont précisément celles qui étaient le
moins soutenues par la Politique agricole commune (PAC) avant sa réforme
de 2003 – qui n’a fait que figer les inégalités antérieures.
A l’occasion de cette réforme, la Fédération nationale d’agriculture
biologique (FNAB) avait analysé les aides reçues par une série de fermes
biologiques “typiques”, en les comparant avec un équivalent conventionnel
indiscutable… à savoir les mêmes fermes avant leur conversion bio. La
baisse des aides agricoles en bio était alors flagrante.
En élevage “viande” (bovins et ovins), les fermes biologiques touchaient
5 à 10 % d’aides PAC en moins que les mêmes fermes conventionnelles. La
différence était due à la diminution du cheptel, nécessaire pour gérer la
ressource fourragère à surfaces constantes. Par ailleurs, dans le cas de
l’élevage bovin viande, les jeunes animaux étant élevés plus longtemps
(engraissement en deux ans et demi voire trois ans au lieu d’un an et demi à
deux ans), la limitation des places disponibles dans les bâtiments conduit
également à une légère réduction du nombre de vaches. Comme les aides à
l’élevage sont basées sur le nombre d’animaux, la baisse des aides perçues
était inévitable.
Dans les systèmes de grandes cultures (céréales notamment), la baisse
des aides chez les agriculteurs biologiques s’échelonnait de 10 à 15 %, en
raison de l’introduction de prairies de légumineuses dans la rotation des
cultures, prairies qui n’étaient pas prises en compte dans le calcul des aides
PAC jusqu’au début des années 2000. Dans le cas de systèmes accordant une
place importante au maïs irrigué (Sud-Ouest), le remplacement du maïs par
des cultures sèches conduisait même à une perte d’aides oscillant
entre 15 et 20 %.
Les élevages laitiers étaient les plus pénalisés, en raison d’une part du
remplacement du maïs par des prairies (le maïs bénéficiait d’aides très
supérieures aux prairies), et d’autre part de la baisse des quotas laitiers due
à la réduction du cheptel. Or, une part importante du revenu des producteurs
de lait provient jusqu’à présent de ces quotas rémunérés5. En conséquence,
les éleveurs laitiers biologiques recevaient 35 à 50 % d’aides PAC en moins
que les mêmes exploitations conduites en agriculture conventionnelle.
Ces écarts considérables, au détriment des agriculteurs biologiques,
pouvaient à eux seuls expliquer une bonne part du différentiel de prix entre
aliments bio et aliments conventionnels : moins subventionnés, les
agriculteurs bio devaient bien compenser leur perte de revenu par une
hausse des prix.
La situation est toutefois plus complexe aujourd’hui, puisque les
agriculteurs convertis à la bio depuis 2003 conservent (pour l’essentiel) les
aides PAC qu’ils percevaient avant leur conversion, en raison de la mise en
place en 2003 de références historiques. Il coexiste donc actuellement en
France des agriculteurs biologiques percevant 10 à 15 % d’aides PAC en
moins que les exploitations conventionnelles équivalentes (voire 35 à 50 %
en moins), et d’autres qui perçoivent les mêmes aides PAC que leurs
équivalents conventionnels. Cette situation devrait toutefois évoluer
progressivement à partir de 2013, avec la remise en cause graduelle des
aides “historiques” figées. Par ailleurs, la mise en place d’une aide
spécifique pour les agriculteurs biologiques compense désormais une partie
de cette inégalité devant la PAC.

Les coûts de production et de commercialisation


Une partie des surcoûts actuels de l’agriculture biologique occidentale
provient de la structure de l’économie. En effet, l’économie française,
comme l’ensemble de celles des pays dits développés, est articulée autour
d’une très forte taxation du travail. A production égale, une entreprise
industrielle ou agricole utilisant des machines paye considérablement moins
de charges qu’une même entreprise utilisant de la main-d’œuvre humaine,
car les charges sociales pèsent avant tout sur l’emploi au lieu d’être
indexées sur la valeur ajoutée.
Aussi, une agriculture fortement utilisatrice de main-d’œuvre comme
l’agriculture biologique est structurellement défavorisée par rapport à une
agriculture mécanisée et simplifiée. Ce fait n’est pas une loi naturelle : c’est
uniquement la conséquence de choix économiques. Il est parfaitement
possible de modifier l’assiette des cotisations sociales et des retraites de
façon à les lier davantage à la richesse produite (valeur ajoutée) et moins
aux emplois utilisés – et une telle évolution serait tout aussi cohérente sur le
plan économique, tout en rétablissant une forme d’équité. Cependant, dans
l’état actuel des dispositifs économiques, les fermes biologiques doivent
faire face à des surcoûts de main-d’œuvre et par conséquent à des charges
plus élevées que des fermes conventionnelles équivalentes. Cela a un
impact évident sur le prix des aliments vendus, mais cela ne témoigne
absolument pas d’un “coût” de production objectivement supérieur. Il n’est
supérieur que par contingence et non par nécessité agronomique.
Par ailleurs, les filières biologiques étant encore en construction, des
surcoûts inévitables s’y observent, aussi bien à l’échelle de la collecte et de
la transformation des produits qu’à celle de la distribution. Il est par
exemple plus coûteux de collecter du lait bio lorsqu’un éleveur sur dix
respecte ce mode de production que lorsque la totalité des éleveurs d’un
territoire sont convertis. Il est également plus coûteux pour une coopérative
d’organiser le stockage séparé d’une petite proportion de céréales
biologiques que de gérer en bio l’ensemble de ses silos. Ces surcoûts sont
destinés à se réduire lorsque la proportion de produits biologiques
augmentera significativement.

Le financement caché des pollutions agricoles – et le coût du traitement de


l’eau potable
Même en cas d’aides PAC égales, les produits biologiques subissent une
distorsion de concurrence considérable : celle des coûts environnementaux
que l’agriculture conventionnelle reporte sur la collectivité.
En effet, les dégâts environnementaux de l’agriculture conventionnelle
sont loin de n’être que des estimations qualitatives à long terme. Ils sont
également immédiats et coûteux, tous les gestionnaires de l’eau le savent
bien ! La pollution des eaux de surface et des eaux souterraines par les
produits utilisés en agriculture conventionnelle (engrais minéraux,
pesticides de synthèse) est non seulement un énorme problème de santé
publique, mais également un casse-tête économique pour les collectivités.
Le traitement de l’eau est de plus en plus coûteux, et l’accès à des points de
captages sains de plus en plus difficile à garantir. Si rien n’est fait pour
modifier en profondeur les pratiques agricoles en France, le prix de l’eau
courante risque de connaître une hausse vertigineuse dans les décennies à
venir.
Un rapport du Commissariat général au développement durable (CGDD),
publié fin septembre 2011, analyse spécifiquement la responsabilité de
l’agriculture dans la pollution des eaux en France6. Il conclut notamment
que, sur les aires d’alimentation de captage d’eau potable (c’est-à-dire une
grande partie du territoire agricole) conduites en agriculture
conventionnelle, le coût du traitement de l’eau dû aux pollutions agricoles
est compris entre 800 et 2 400 euros par hectare. Or, ce coût dépasse très
largement les surcoûts de l’agriculture biologique : la preuve est faite que,
si les coûts indirects dus à la pollution provoquée par les engrais et
pesticides chimiques étaient intégrés au prix des denrées alimentaires, ce
sont bien les produits bio qui seraient les moins chers.
Dès aujourd’hui, plusieurs exemples intégrant les pratiques agricoles et le
traitement de l’eau confirme l’avantage économique de l’agriculture
biologique par rapport à l’agriculture conventionnelle. C’est notamment le
cas dans la région de Munich (Allemagne). Confrontée à la fin des
années 1980 à une augmentation régulière du taux de nitrates dans son eau,
la municipalité de Munich a décidé en 1991 de convertir à l’agriculture
biologique l’ensemble des surfaces agricoles situées à proximité des
captages (soit 2 250 hectares), dans la vallée amont du Mangfall. Pour y
parvenir, elle a apporté aux agriculteurs une aide spécifique s’ajoutant aux
aides nationales et régionales déjà existantes pour soutenir la conversion bio
en Allemagne, ainsi qu’un accompagnement technique et commercial. En
particulier, une grande part de la production laitière et céréalière biologique
du bassin versant de Munich approvisionne les crèches et les écoles de la
ville.
Le résultat de ce choix est double. D’une part les teneurs de l’eau
munichoise en nitrates et en pesticides ont considérablement baissé, d’autre
part le coût de l’opération représente une économie substantielle. En effet,
rapportées à la consommation d’eau de la ville, l’ensemble des aides
apportées aux agriculteurs biologiques de la vallée du Mangfall par Munich
s’élève à moins d’1 centime d’euro le mètre cube… alors que la
dénitrification de l’eau courante avant distribution est estimée en France
entre 16 et 28 centimes d’euro le mètre cube. Même si une partie de l’écart
tient à la présence de forêts gérées écologiquement sur la moitié du bassin
versant de Munich, dont le surcoût de gestion est également d’un centime
par an et par mètre cube, la différence reste considérable.
Ainsi, à l’échelle de la collectivité, la compensation des coûts de
l’agriculture biologique revient nettement mois cher que l’assainissement
des eaux polluées par les nitrates et les pesticides. Il n’existe donc aucun
doute sur le fait que l’agriculture biologique coûte moins cher que
l’agriculture conventionnelle. Mais ce bénéfice économique global est
actuellement invisible pour les consommateurs, dans la mesure où une
partie des coûts de l’agriculture chimique n’est pas répercutée sur le prix
des aliments conventionnels mais sur le prix de l’eau. Le coût réel et
concret des pollutions agricoles est donc pris en charge passivement par
l’ensemble des citoyens, sans qu’ils puissent faire le lien entre ces charges
croissantes et les pratiques agricoles majoritaires.

La valeur nutritive n’est pas proportionnelle au poids


Je ne reviendrai pas en détail sur cet aspect évoqué dans les chapitres I-8 et
III-1 : les études existantes indiquent que les aliments biologiques
comportent des taux de vitamines, oligoéléments, antioxydants et acides
gras polyinsaturés supérieurs à ceux des aliments conventionnels
(jusqu’à 68 % d’oméga 3 en plus dans les produits biologiques). Même si
les écarts varient selon les produits, cette différence compense une grande
partie du surcoût apparent des aliments bio.
En effet, si un steak biologique coûte 20 % plus cher qu’un steak
conventionnel du même poids, mais s’il apporte 20 % de nutriments de
plus, il revient au final au même prix pour le consommateur. Si 1 kilo de
tomates biologiques permet de rassasier mieux qu’1,5 kilo de tomates
conventionnelles, elles restent meilleur marché même avec un prix apparent
plus élevé de 30 %. Lorsqu’un pain biologique rassasie plus et se conserve
plus longtemps qu’un pain conventionnel, son prix réel rapporté sur
plusieurs semaines de consommation devient… plus faible.
Qui plus est, même à volume consommé équivalent, une simple
réduction de la part de la viande dans l’alimentation, partiellement
remplacée par des protéagineux variés et savoureux, suffit à compenser
l’essentiel des surcoûts apparents des aliments biologiques – sans réduire ni
le plaisir ni la qualité de l’alimentation.
Enfin, je conclurai sur cette notion de plaisir, qui ne doit jamais être
perdue de vue. Il va de soi que la perception subjective du coût d’un aliment
dépend largement du plaisir qui est retiré de sa consommation. Un individu
réfractaire aux goûts à la fois plus marqués et plus subtils des aliments
biologiques trouvera toujours la bio trop chère… mais un autre individu
ayant réorganisé son panier en fonction de ses goûts et sans privation
constatera rapidement qu’il est possible de manger bio sans se ruiner.

Ainsi, le coût réel de la bio n’est pas nécessairement supérieur à celui de


l’agriculture conventionnelle, et peut même être nettement inférieur à long
terme. Sur le plan agronomique, les systèmes biologiques pourraient être
compétitifs avec les systèmes conventionnels s’ils ne subissaient pas des
distorsions de concurrence sur les aides agricoles, si les taxations n’étaient
pas conçues au détriment de la main-d’œuvre, et si les filières disposaient
d’une plus grande quantité de produits bio. Si j’ajoute la dimension
environnementale et le coût de traitement de l’eau, les systèmes biologiques
se révèlent globalement moins coûteux pour la collectivité que l’agriculture
conventionnelle, et permettraient de réduire les dépenses globales des
ménages en réduisant la facture d’eau. Mais même à l’échelle du
consommateur final, le surcoût apparent des aliments biologiques doit être
relativisé en raison de leur plus grande valeur nutritive et de leur capacité à
rassasier plus vite.

1 Caplat Jacques, Cultivons les alternatives aux pesticides, Le passager clandestin / Cédis, 2011.
2 Les aides aux animaux ont, quant à elles, partiellement maintenu un lien avec le troupeau réel de la
ferme.
3 Même si les aides à l’agriculture biologique (et quelques autres) ont été basculées du deuxième
pilier vers le premier pilier ces dernières années, c’est dans le cadre d’un dispositif très limité sur le
plan budgétaire, et qui reste ouvertement un “correctif” secondaire.
4 Ce que le jargon agricole nomme le chargement par hectare.
5 Qui sont en cours de suppression progressive – et de remplacement par une aide directe.
6 Bommelaer Olivier et Jérémy Devaux, Coûts des principales pollutions agricoles de l’eau –Etudes
et documents, no 52, Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement
durable (SEEIDD) du Commissariat général au développement durable (CGDD), septembre 2011.
2. Un développement discontinu :

des “effets de seuil” inévitables

Les produits biologiques font depuis le début des années 2000 l’objet d’un
véritable engouement en France. Non seulement une part croissante des
ménages déclare acheter régulièrement ou de temps en temps des produits
bio1, mais les collectivités décidant de passer leurs cantines en bio ont
parfois de grandes difficultés à se procurer les aliments souhaités. De fait, le
marché des aliments biologiques connaît une croissance moyenne de 10 %
par an depuis la fin des années 1990 et qui tend à accélérer ces dernières
années2 !
Pourtant, les filières biologiques ont connu entre 2002 et 2006 plusieurs
“crises” relatives, notamment dans les secteurs du lait, de la viande et des
grandes cultures – et certains agriculteurs peinent parfois ponctuellement à
écouler leurs produits. Cette apparente contradiction n’a pourtant rien
d’étonnant ni d’inhabituel : elle relève des effets de seuil que connaissent
toutes les filières en phase de croissance, et ne recèle aucun risque
particulier. Elle témoigne simplement de deux évidences : d’une part dans
une économie ouverte l’offre et la demande ne s’ajustent pas en un temps
nul ni en un lieu nul ; d’autre part l’agriculture biologique n’est pas la
filière agricole majoritaire. Voilà qui ne devrait pas être une découverte !

Une confusion fréquente entre “demande” et “consommation”


Dans les discussions concernant les marchés alimentaires, il est fréquent
d’entendre dire que la “demande en produits biologiques” augmente.
Pourtant, il est extrêmement difficile d’évaluer précisément une demande
alimentaire, car nous ne savons mesurer précisément que la consommation.
Or, dans une filière native comme l’agriculture biologique, c’est-à-dire une
filière qui est encore en phase d’émergence et de construction, la
consommation est nécessairement et structurellement inférieure à la
demande, voire très inférieure.
La consommation d’un produit est un simple constat des volumes que des
humains ont réussi à trouver et à acquérir. Elle est toujours inférieure ou
égale à la demande. Lorsqu’une grève des transporteurs routiers ou un
blocage des raffineries empêche l’approvisionnement des stations-service,
et que les propriétaires de voitures ne peuvent plus acheter d’essence, la
consommation d’essence devient nulle. Pourtant, la demande est bel et bien
importante ! Dans une ville dont les stations-service ont pu être
approvisionnées, la consommation devient rapidement égale à la demande –
sauf si les pompes sont vidées avant d’avoir pu la satisfaire. Mais dans une
ville équivalente dont les stations-service n’ont pas été approvisionnées,
l’absence de consommation ne trompe personne : la demande n’y est pas
nulle pour autant…
Certaines demandes peuvent être explicitement exprimées et par
conséquent mesurées. Ainsi, lorsqu’un groupe de rock internationalement
connu décide de donner trois concerts en France, nous sommes en mesure
de distinguer deux données :
– d’une part la consommation, qui est tout simplement égale au nombre
de billets vendus – c’est-à-dire, dans le cas d’un groupe réputé, au nombre
de billets mis en vente ;
– d’autre part la demande exprimée, qui correspond au nombre de
personnes ayant commandé un billet… mais dont la plupart n’ont
malheureusement pas réussi à en obtenir. La demande exprimée sera par
exemple de vingt à trente fois supérieure à l’offre.
Mais il existe dans cette situation un deuxième type de demande : celle
de tous les amateurs du groupe n’ayant même pas essayé de se procurer une
place, soit parce qu’ils habitaient trop loin des trois villes choisies pour les
concerts, soit parce qu’ils n’avaient pas la patience de faire la queue une
nuit entière devant un magasin de la chaîne chargée de la vente des billets,
soit parce qu’ils estimaient n’avoir aucune chance de parvenir à figurer dans
les premiers demandeurs. Cette demande inexprimée est impossible à
quantifier, elle peut seulement être – parfois – estimée. Dans le cas d’un
groupe réputé, elle est généralement de plusieurs centaines de fois le
nombre de billets proposés, mais cela reste une estimation variable et
discutable au cas par cas.
Ainsi, les seules situations où la demande coïncide avec la
“consommation mesurée” sont celles où l’offre est excédentaire en tous
lieux. Puisque chaque Français peut disposer en quelques secondes d’une
eau potable à son robinet, mesurer la consommation d’eau d’un ménage
correspond à peu de choses près à en mesurer la demande.

La disponibilité en produits biologiques n’est pas uniforme


Toutes les enquêtes statistiques indiquent que la consommation biologique
augmente continuellement. Mais elle est encore loin d’être équivalente à la
“demande de produits biologiques”, pour une raison évidente : l’offre en
produits bio est inégale.
Supposons que la demande théorique en viande biologique représente
5 % du marché de la viande. Les boucheries biologiques étant actuellement
fort rares, et seuls certains magasins bio disposant d’un rayon “viande”, les
habitants de 80 % du territoire français seront dans la totale incapacité à se
procurer la viande souhaitée. Certes, dans les 20 % de villes disposant
d’une boucherie bio ou d’un magasin bio spécialisé avec rayon boucherie,
la demande pourra être satisfaite et transformée en consommation. Mais
ailleurs, elle restera un vœu pieux. Quand bien même les 20 % de villes
approvisionnées concentreraient 50 % de la population française, nous
aurions ainsi :
– 5 % de consommation de viande bio par 50 % de la population
française ;
– zéro consommation de viande bio par 50 % de la population, pourtant
tout autant demandeuse en principe.
Une demande équivalant à 5 % d’un marché se traduit alors par une
consommation limitée à 2,5 % dudit marché.
Il est par conséquent vain et profondément erroné de prétendre estimer le
marché potentiel des produits biologiques à partir de la mesure de leur
consommation. Puisque tous les Français n’ont pas matériellement accès à
tous les types d’aliments biologiques, leur consommation est
nécessairement et structurellement inférieure à la véritable demande de
produits bio. Imaginer le contraire reviendrait à prétendre que les
productions agricoles se transporteraient instantanément par magie
jusqu’aux réfrigérateurs des citoyens.
La “loi de l’offre et de la demande”, souvent présentée comme
fondamentale, n’est qu’une simplification extrême à but d’initiation
sommaire à l’économie préhistorique. Elle n’est applicable que dans une
économie de proximité totale, où tous les produits sont élaborés et
consommés dans le même village. Dans une économie de “moyenne
distance” ou de “longue distance”3, cette prétendue loi serait la négation
d’une réalité élémentaire : tout transport de denrée au-delà du village voisin
nécessite un ou plusieurs intermédiaire(s), qui obéissent à des contraintes
géographiques et politiques, qui dépendent des infrastructures, qui
possèdent leur subjectivité propre et leur arbitraire4. Dans le monde réel,
l’offre et la demande n’ont aucune raison de s’ajuster par magie – et ont au
contraire toutes les raisons d’être sciemment disjointes, puisque cette
disjonction permet à des milliers d’artisans, de commerçants, d’industries et
de multinationales de vivre. L’agriculture biologique n’échappe pas à cette
évidence.
Les données disponibles sur la consommation de produits bio traduisent
ainsi davantage l’état de la distribution bio que la demande des citoyens.
Cependant, en nous émancipant des frontières hexagonales, nous pouvons
nous faire une idée raisonnable de la demande potentielle en aliments
biologiques. En effet, dans les pays où l’organisation de la transformation et
de la distribution de produits bio est plus avancée qu’en France bien que
restant lacunaire (petites villes mal couvertes, certaines gammes non
disponibles), leur consommation y est déjà estimée à 5 voire 6 % de la
consommation alimentaire générale5. Même si cette donnée est elle aussi
limitée par une offre et une distribution encore minoritaires et non
uniformes, elle suggère que la demande alimentaire biologique n’est d’ores
et déjà guère inférieure à 10 % du marché… même si elle ne représente
que 3 à 4 % de la consommation française en produits accessibles.
Mieux encore : pour quelques aliments dont la production et la
distribution sont bien organisées, la part de consommation biologique
atteint déjà des proportions considérables, qui suggèrent un potentiel de
développement très important pour le reste des aliments. Ainsi, à Munich
où les filières bio ont été mises en valeur, 25 % du pain consommé est
biologique. J’avais moi-même constaté que dans un canton rural de
Bourgogne où s’était installée une boucherie biologique, près de 50 % de la
consommation de viande du canton se retrouvait issue de l’agriculture
biologique. Cette tendance se retrouve également à grande échelle,
puisqu’en Autriche 15 % des produits laitiers consommés sont bio, et cette
proportion est même de 30 % au Danemark ! C’est dire que l’augmentation
et l’organisation de l’offre peuvent révéler à moyen terme une “demande”
bien plus élevée que ce que les seules statistiques de “consommation par
défaut” semblent établir.

Le paradoxe du sablier
Les mises au point qui précèdent permettent d’expliquer pourquoi, à la
phase initiale de son développement, l’agriculture biologique présente la
situation paradoxale de proposer une offre ne trouvant pas entièrement
acheteurs… alors même que la demande est supérieure à l’offre et ne cesse
de s’accroître.

Schéma : le paradoxe du sablier

Nous rencontrons ici une situation fréquente dans les filières dites
“natives”, à savoir l’existence d’un goulet d’étranglement entre l’offre et la
demande, qui ne permet par moment qu’à une partie de l’offre de trouver
acheteurs. Il existe alors trois attitudes possibles pour gérer ou résoudre une
telle situation.
La première, qui est régulièrement adoptée par les acteurs agricoles
majoritaires et par les acteurs agroalimentaires généralistes lorsqu’il s’agit
de la bio, consiste à ajuster l’offre sur la demande satisfaite. Autrement dit,
il s’agit de réduire l’offre à la capacité provisoire des filières, et de confiner
la bio dans un marché de niche. Une telle attitude ne permet pas de
dynamiser les filières, et oublie que c’est l’excès structurel de l’offre qui
peut seul assurer la création de nouveaux débouchés, comme nous le
verrons ci-dessous. Elle revient à conditionner le développement agricole
aux filières – et, pire, à considérer l’état des filières à un instant donné
comme prescripteur alors même qu’il n’est que conjoncturel.
La deuxième attitude consiste à ne rien faire, et à laisser une petite partie
de l’offre sans acheteurs… et une grande partie de la demande sans
propositions.
La troisième attitude consiste à élargir le goulet d’étranglement, c’est-à-
dire à améliorer la transformation et la distribution des produits, de façon à
permettre l’écoulement de toute l’offre, et ensuite d’augmenter cette
dernière pour répondre à la demande qui lui est supérieure.

Des filières qui progressent par paliers


La production laitière est un exemple frappant des phénomènes de paliers
ou de seuils qui régissent l’organisation des filières agricoles, et qui
ralentissent le développement de la bio.
Considérons une fruitière de Franche-Comté, c’est-à-dire une petite
coopérative de transformation fromagère. Cette fruitière collecte et
transforme le lait de seize agriculteurs, dont quatre souhaitent se convertir à
l’agriculture biologique. Il n’est pas rentable pour la fruitière de s’organiser
pour assurer une collecte et une transformation biologique partielle, qui
représente des investissements sans commune mesure avec le faible volume
de fromage biologique qui serait alors produit : elle est obligée de
décourager ces éleveurs à s’orienter vers la bio. Même si 25 % de ses
agriculteurs passaient en bio, ce qui serait agronomiquement et
écologiquement possible et souhaitable, l’investissement serait
disproportionné pour cette petite entreprise de transformation agricole. Ici,
l’évolution ne peut pas être linéaire ; c’est la loi du “tout ou rien”. Et
comme il n’est pas envisageable que 100 % des éleveurs concernés décident
en même temps de se convertir à l’agriculture biologique, la fruitière restera
conventionnelle – et les éleveurs qui l’approvisionnent devront faire de
même. Ici, le goulet d’étranglement conduit à une situation figée et même à
un cercle vicieux, où tout nouvel agriculteur intéressé par la bio devra être
découragé.
Mais si quatre fruitières voisines sont confrontées à la même demande de
quelques-uns de leurs éleveurs, et s’entendent pour organiser des échanges
de lait, une conversion bio devient possible. Dans ce cas, l’une des quatre
fruitières se convertira en bio et récupérera le lait issu des éleveurs bio de
ses trois voisines. En contrepartie, elle fournira aux trois autres fruitières le
lait de ses éleveurs n’étant pas passés en bio. La conversion d’une unité de
transformation sur quatre devient rentable et possible, à condition que les
entreprises concernées acceptent de mutualiser leurs fournisseurs et
d’organiser des collectes croisées de leur lait. Au lieu de quatre fruitières
conventionnelles dont un quart des éleveurs sont frustrés de ne pouvoir être
en bio, nous aurons une fruitière bio qui écoulera la production des éleveurs
laitiers biologiques du secteur, et trois fruitières restées conventionnelles.
Dans ce cas, la dynamique est lancée et peut ensuite s’amplifier selon un
cercle vertueux. Si le nombre d’éleveurs intéressés par l’agriculture
biologique double, une seconde fruitière pourra s’y consacrer, etc. Mais tant
que la rentabilité marginale n’est pas assurée, le développement de la bio
reste mineur – et le seuil critique peut ne jamais être atteint, alors que la
demande existe à l’autre extrémité de la filière !

Effets de seuils et régulations nécessaires


La situation est comparable si nous considérons la distribution. Des
magasins biologiques spécialisés n’existent pas dans toutes les villes
françaises (ce qui laisse une grande partie du territoire et des
consommateurs en incapacité de se procurer les produits bio dont ils
seraient demandeurs), et la grande distribution ne dispose pas toujours de
gammes complètes en bio. La mise en place d’une offre bio dans une
enseigne ou le lancement d’une gamme bio chez un industriel oblige à
fournir du jour au lendemain des volumes substantiels, alors que les
conversions d’agriculteurs sont progressives et échelonnées dans le temps.
Il s’agit là d’un aspect clef du développement des filières biologiques.
Aucune filière ne peut croître de façon linéaire, sauf en cas de vente directe.
Dès lors qu’il existe au moins un intermédiaire, les évolutions ne peuvent se
produire que par paliers, c’est-à-dire unité de transformation par unité de
transformation. Qui plus est, plus une filière est concentrée, plus la taille de
chaque unité de transformation est importante, et plus la “marche” de
l’escalier est haute. Or l’accroissement de la production est quant à elle
potentiellement linéaire, puisqu’elle suit la courbe des conversions
d’agriculteurs. En effet, si paliers il y a, ils sont de taille infime (un palier
par agriculteur), ou liés à des politiques de développement.
Nous nous retrouvons donc face à deux courbes qui doivent s’élever
conjointement, mais dont les formes ne coïncident pas : d’une part une
courbe linéaire représentant l’augmentation des produits alimentaires issus
des fermes biologiques, d’autre part une courbe en escalier représentant
l’augmentation “par paliers” des unités de transformation biologique.
Il s’ajoute même une troisième courbe, celle des unités de distribution –
mais elle est de même nature que celle de la transformation, c’est-à-dire
par paliers.
Par définition, ces deux courbes ne peuvent pas se superposer à chaque
instant, mais seulement se croiser de palier en palier. Il est donc illusoire de
souhaiter une coïncidence permanente et d’imaginer des dispositifs censés
correspondre à une adéquation parfaite entre les deux. Les seuls dispositifs
réalistes sont ceux qui tiennent compte de cette disjonction structurelle, et
qui la compensent.
En théorie, trois cas de figure peuvent se produire :
– soit la courbe de la production reste toujours située en dessous de celle
de la transformation (soit en contact, soit loin en dessous) ;
– soit la courbe de la production est toujours située au-dessus de celle de
la transformation (soit en contact, soit loin au-dessus) ;
– soit la courbe de la production se situe au milieu et se retrouve donc
tantôt au-dessus et tantôt au-dessous de celle de la transformation.
Le premier cas de figure est irréaliste : jamais les filières n’organiseront
en continu des débouchés et des procès de transformation avant de disposer
des produits nécessaires.
La réalité se situe entre le deuxième et le troisième cas de figure. En
général, le développement des filières biologiques “suit” l’augmentation de
la production, même s’il peut arriver ponctuellement qu’il la précède. Les
fameuses “crises de surproduction” des filières bio que la France a connues
entre 2002 et 2004 pour le lait, et entre 2003 et 2005 pour la viande,
correspondent à des périodes où l’offre avait pris de l’avance sur
l’organisation des filières. Ces prétendues crises ne sont en réalité que des
ajustements nécessaires et inévitables, et qui sont, de fait, rapidement
régulés.

Mutualisation et contractualisation : un jeu “gagnant gagnant”


Le plus souvent, l’offre bio précède donc l’organisation des filières. Il ne
s’agit pas là d’un problème, mais d’une réalité dynamique et inévitable. Il
convient non pas de la combattre mais de l’accompagner. Si les agriculteurs
intéressés par la bio ne voient pas leur production valorisée, ils renonceront
et le palier ne sera jamais franchi (cf. l’exemple des fruitières laitières ci-
dessus). Il convient donc d’organiser des dispositifs de mutualisation des
“surplus provisoires” de produits bio… dont j’ai montré qu’il ne s’agit pas
de véritables surplus par rapport à la demande, mais uniquement par rapport
à des filières insuffisamment développées. Ainsi, lorsque l’offre est
provisoirement située au-dessus de l’escalier des filières, elle doit être
thésaurisée pour éviter que les agriculteurs concernés ne renoncent à la bio,
c’est-à-dire que les agriculteurs concernés doivent être payés en bio même
si leur production est temporairement commercialisée dans un circuit
conventionnel. Dès que le volume bio disponible devient suffisant pour
inciter une entreprise de transformation à se convertir et à des circuits de
distribution de s’organiser, une nouvelle marche est franchie pour le
bénéfice de tous.
C’est cette réalité dynamique que la Suède a prise en compte en incitant
ses agriculteurs à s’engager en bio dans le cadre des mesures
agroenvironnementales de la PAC, bien que la moitié seulement d’entre eux
disposent pour l’instant de filières économiques leur permettant d’écouler
leurs productions sous le label biologique. C’est ainsi que 20 % des surfaces
suédoises sont conduites selon les pratiques biologiques (avec les
financements et les contrôles prévus pour toute mesure
agroenvironnementale) alors que seules 12,5 % des surfaces nationales sont
labélisées en bio pour une valorisation économique formelle (cf. chapitre I-
11). L’écart représente un stock de réserve permettant de construire des
filières sûres, puisque disposant d’un approvisionnement préexistant et
garanti.
Il est parfaitement possible pour les pouvoirs publics de soutenir des
dispositifs de mutualisation des “surplus provisoires de développement”, en
proposant en complément un système de contractualisation à moyen terme
entre des groupements de paysans et une filière en construction ou en
développement. Cette démarche, qui remplace la compétition par la
coopération, présente quatre avantages majeurs.
D’abord, en rémunérant les productions biologiques même lorsqu’elles
ne sont temporairement pas écoulées dans un circuit bio, elle permet de
gérer les effets de seuil et d’assurer la croissance de l’agriculture biologique
sur un territoire. Par la contractualisation collective, l’agriculteur s’assure
en outre un débouché pérenne6. Ensuite, cette même contractualisation
permet en retour à la filière concernée d’organiser sa croissance, en
constituant un “stock de développement” de produits biologiques qui
garantit la rentabilité des investissements dans la transformation et la
distribution en bio. Enfin, les consommateurs sont assurés que les prix des
produits concernés resteront stables à moyen terme et que les agriculteurs
ne spéculeront pas sur une possible pénurie à venir.
L’engagement des pouvoirs publics est d’autant plus justifié qu’une telle
contractualisation assure aux consommateurs, c’est-à-dire aux citoyens, une
stabilité des prix : en échange de l’absence de spéculation à la baisse de la
part des transformateurs en période de “surplus provisoire”, les agriculteurs
garantissent une absence de spéculation à la hausse en période de pénurie
partielle. Au lieu de donner lieu à des jeux de poker menteur entre
agriculteurs et transformateurs, la mutualisation et la contractualisation
permettent d’absorber les irrégularités de la croissance biologique et
d’engager un jeu “gagnant gagnant” pour tous les acteurs des filières,
jusqu’aux consommateurs. Or, les crises alimentaires récentes prouvent à
quel point la stabilisation des prix à leur véritable coût de production, de
façon à être rémunérateurs pour les paysans et à offrir une régularité des
marchés et des prix aux consommateurs, est l’un des enjeux les plus
importants de l’économie agricole européenne et mondiale. Une fois de
plus, l’agriculture biologique peut, par son dynamisme et son invention
permanente, apporter une innovation cruciale.
Quoi qu’il en soit, les effets de seuil sont inévitables, il est nécessaire de
les accompagner par des dispositifs publics de soutien à des “stocks de
développement” et par la mutualisation économique.

1 Selon le Baromètre publié par l’Agence Bio, la quantité de Français consommant un aliment bio au
moins une fois par mois croît de façon régulière (42 % en 2007, 44 % en 2008, 46 % en 2009),
et 25 % des acheteurs bio déclarent souhaiter augmenter leur consommation de produits bio (tandis
que 71 % pensent la maintenir constante).
2 Selon l’Agence Bio, la consommation française de produits bio a augmenté de 19 % en 2009, et
de 10 % en 2010.
3 Or, toute économie possède des ouvertures sur les moyennes voire les longues distances, y compris
celles des sociétés de cueilleurs-chasseurs.
4 Cette subjectivité des acteurs – et ses conséquences sur le développement de la bio – peut être
illustrée par un constat de consommateur. A l’époque où le lait biologique connaissait prétendument
une “surproduction” temporaire en France, un supermarché parisien proposait un rayon de lait bio qui
était pris d’assaut et qui se retrouvait vide tous les jours dès la mi-journée, sans être réapprovisionné
jusqu’au lendemain. Au lieu d’augmenter les quantités de lait commandées et proposées dans le
rayon, le magasin décida alors de… le réduire. Comment s’étonner que la consommation constatée
de lait bio dans ce magasin ait baissé, puisque l’offre avait été sciemment réduite alors même que les
consommateurs auraient souhaité la voir augmenter ? De simples choix de mise en rayon peuvent
profondément fausser la consommation : un citoyen ne peut consommer que ce à quoi il a accès !
5 C’est le cas en Autriche, en Allemagne, au Danemark (source : Commission européenne –
DGAGRI).
6 Pour que cette contractualisation ne mette pas l’agriculteur en situation de dépendance vis-à-vis des
acteurs économiques de la transformation et de la distribution (ce qui serait contradictoire avec les
objectifs et principes de l’agriculture biologique), il est important qu’elle prenne une forme
collective. En outre, cette dimension collective (qui peut également impliquer plusieurs entreprises de
transformation) permet de construire une démarche de coopération, au bénéfice de tous.
3. Filières courtes, commerce équitable,

quels circuits pour les produits biologiques ?

Les principes et objectifs fondateurs de l’agriculture biologique, présentés


dans la première partie, conduisent naturellement les acteurs de la bio à
privilégier des filières courtes, locales et équitables. Il ne s’agit pas là de
choix secondaires qui s’ajoutent à la bio, mais bien de démarches
consubstantielles aux fondements de l’agriculture biologique depuis un
siècle.

Circuits courts ou filières locales ?


Une confusion est souvent réalisée entre la notion de circuits courts et celle
de filières locales. Les circuits courts sont des circuits commerciaux faisant
appel à un faible nombre d’intermédiaires – mais ils n’imposent pas
nécessairement la proximité géographique. La réciproque est d’ailleurs
vraie : une filière territoriale peut être “longue” et échapper totalement aux
agriculteurs, même s’il va de soi que plus un circuit commercial est proche,
moins il tend à nécessiter des intermédiaires.
La confusion provient en partie de l’archétype de la vente sur les
marchés, qui est à la fois courte et locale. Mais cette conjonction n’est pas
automatique. Ainsi, lorsque plusieurs maraîchers de la région Centre
s’organisent pour planifier leurs productions de façon à proposer des
aliments différents et complémentaires, regroupent toutes les semaines leurs
produits dans un site unique puis les expédient à Paris où ils sont distribués
sous forme de paniers hebdomadaires en une dizaine de points de dépôts
(où les consommateurs viennent eux-mêmes les récupérer), ils ont
incontestablement élaboré un circuit court. Entre la ferme et le
consommateur n’existe qu’un seul intermédiaire économique, à savoir le
groupement créé par les maraîchers eux-mêmes. Le transport et la
distribution sont maîtrisés par ce même groupement, sans qu’aucun
grossiste ou aucune chaîne de distribution n’intervienne. Pourtant, il ne
s’agit pas d’une filière locale, puisque les fruits et légumes cultivés dans la
région Centre sont distribués à des consommateurs parisiens.
A l’inverse, lorsqu’un agriculteur vend son blé à une coopérative de son
département, qui la vend à son tour à un meunier local, se chargeant
d’écouler la farine auprès d’une boulangerie industrielle située sur le même
territoire, vendant ensuite elle-même son pain prêt à cuire à des boulangers
situés dans les différentes villes du département, nous avons
indiscutablement affaire à une filière locale : nous ne sortons pas du
territoire. Et pourtant, elle est loin de relever d’un circuit court, puisque les
intermédiaires sont nombreux (coopérative, meunerie, boulangerie
industrielle, boulangers au détail).

Les circuits courts permettent une meilleure autonomie… et l’équité


financière
La réduction du nombre d’intermédiaires est une base de la maîtrise de
leurs marchés par les agriculteurs. La multiplication des intermédiaires
conduit à abstraire progressivement le prix payé par le consommateur de la
réalité agronomique vécue par l’agriculteur. Le stockage massif des céréales
relève ouvertement de la spéculation, l’organisation de filières ultra-
intégrées comme les porcs ou les volailles hors-sol s’appuie sur une
surproduction structurelle dont les victimes sont toujours les éleveurs, les
grandes chaînes de distribution (supermarchés et hypermarchés) imposent à
leurs fournisseurs des rabais et marges arrière qui flirtent régulièrement
avec la vente à perte (imposée ici par les acheteurs dans un mécanisme de
dépendance cynique), etc.
La pression exercée par les grandes chaînes de distribution généralistes
sur leurs fournisseurs illustre le danger intrinsèque des filières longues : la
concentration de la transformation ou de la distribution chez quelques
acteurs économiques en nombre limité conduit à des démarches
pratiquement monopolistiques. Lorsqu’un agriculteur ou un groupement
d’agriculteurs sait que sa production ne pourra pas être entièrement écoulée
si tel distributeur la refuse, il devient dépendant de ce dernier et doit se plier
à ses pressions voire à ses abus. La concentration économique est
ouvertement un outil de domination pour l’entreprise ou la multinationale
qui l’organise – alors qu’elle est un facteur de dépendance et de fragilité
pour les agriculteurs qui n’ont pas d’autre choix que d’y recourir.
La nécessité d’élaborer une autonomie économique a été exprimée par
les fondateurs de l’agriculture biologique dès les années 1930. Cette
autonomie consiste à être maître de ses choix (cf. chapitre I-5). Par
conséquent, le premier facteur d’autonomie réside dans la diversification
des débouchés. Un producteur de fromages qui vend une partie de sa
production à des supérettes locales, une autre partie sur des marchés et une
autre partie à un magasin collectif de produits du terroir sera beaucoup plus
autonome qu’un voisin qui se contente d’écouler tous ses fromages dans
une chaîne de supermarchés. En multipliant les débouchés, l’agriculteur se
réserve la possibilité de refuser des conditions inacceptables de la part de
l’un de ses acheteurs principaux, car il pourra toujours se reporter sur ses
autres clients. Il est dès lors en position de négocier de façon relativement
équilibrée.
Mais la diversification commerciale n’est pas toujours possible, d’autant
qu’elle peut être coûteuse en temps. Un autre facteur d’autonomie – qui
peut d’ailleurs s’ajouter à la diversification – est la réduction des
intermédiaires1. Plus le rapport entre l’agriculteur et le consommateur est
direct, plus les prix sont explicables, négociables et en conséquence
équitables. Un groupement d’agriculteurs qui fournit directement une petite
chaîne de magasins bio spécialisés sera toujours plus proche des intérêts et
des contraintes concrètes des agriculteurs qu’un industriel ayant acquis les
aliments auprès d’un groupe multinational, et négociant leur vente auprès
d’une chaîne internationale de supermarchés.
J’en arrive à une dimension essentielle de l’acte commercial : la juste
rémunération de tous les acteurs. Alors que les filières longues permettent
aux intermédiaires et aux plus gros opérateurs de s’accaparer la marge, les
filières courtes assurent à la fois une transparence des prix et une possibilité
de négociation “à forces égales”. En raccourcissant les filières, les
agriculteurs biologiques se donnent la possibilité de disposer d’une juste
rémunération, c’est-à-dire de relever d’une démarche de commerce
équitable. En effet, la notion de commerce équitable a été ébauchée par les
agriculteurs biologiques bien avant d’être appliquée au commerce solidaire
avec les paysanneries tropicales. Les paysans français ou italiens ont tout
autant droit à bénéficier de conditions équitables de rémunération !

Les filières de proximité permettent un lien avec les consommateurs et le


territoire
Je ne reviendrai pas sur l’importance de construire une agriculture liée à son
territoire, puisque j’ai développé cette dimension au chapitre II-6. Je me
contenterai de rappeler que la proximité physique entre les agriculteurs et
les consommateurs permet d’adapter les choix agronomiques aux choix de
société, et assure une meilleure compréhension des coûts de production2 et
des prix par les citoyens.
L’intérêt des filières locales ne réside pas en un nationalisme régional. Un
produit n’est pas meilleur simplement parce qu’il est “d’ici”. Il peut même
être profondément contestable s’il est cultivé au moyen d’une débauche
d’engrais et de pesticides agressant l’environnement et provocant des
problèmes sanitaires à long terme ! Mais en renouant le lien entre
l’agriculteur, la société dans laquelle il vit et le territoire qui les abrite, les
filières locales peuvent être un facteur de prise de conscience
environnementale, et elles aident à l’adaptation et à l’autonomie
agronomiques. Je n’oublie pas, bien entendu, leur intérêt sur le plan
énergétique (réduction des transports). Toutes ces raisons expliquent
l’intérêt majeur des AMAP3.
Les transformateurs peuvent également être inclus dans cette adaptation
environnementale et territoriale. Lorsque des paysans-meuniers4 du Lot-et-
Garonne s’organisent dans le but d’approvisionner directement en farine les
boulangers biologiques de leur département (au lieu de voir ces derniers
acheter leur farine bio à une coopérative internationale qui s’approvisionne
à plusieurs centaines de kilomètres), ils leur offrent dans le même temps la
possibilité d’un échange technique régulier. Aussi, si un boulanger
rencontre des difficultés pour adapter ses techniques à une farine qui n’est
pas standardisée et qui n’est pas appropriée à une panification industrielle,
les paysans peuvent eux-mêmes lui expliquer les caractéristiques de leurs
céréales et l’aider à mettre en œuvre des méthodes de panification ajustées à
leurs qualités spécifiques. La diversité et l’adaptation au territoire
remplacent alors la standardisation et l’uniformité.

Une plus grande capacité d’adaptation et d’évolution


Comme je l’ai expliqué au chapitre II-6, l’organisation de filières
territorialisées permet de construire une nouvelle rationalité économique, où
les économies d’échelle horizontales (géographiques) prennent le pas sur
les économies d’échelle verticales (par filière spécialisée). De ce fait, elle
contourne et efface l’aberrant immobilisme et le conservatisme structurel
des filières spécialisées, et offre à l’agriculture des espaces d’évolution et
d’adaptation considérablement plus riches et dynamiques.
En effet, une coopérative céréalière intégrée à une filière internationale
spécialisée s’arc-boutera sur sa culture de prédilection (comme les
coopératives maïsicoles ont imposé une dérogation à l’obligation de
rotation, de façon à permettre à leurs agriculteurs de maintenir une
monoculture de maïs pourtant absurde agronomiquement et dangereuse sur
le plan des infections parasitaires). A l’inverse, une coopérative céréalière
locale – et sans ambition expansionniste sur les territoires voisins – se
concentrera sur la valorisation des cultures agronomiquement nécessaires
aux agriculteurs qui la composent. Elle pourra ainsi développer de
nouveaux débouchés si l’évolution technique des agriculteurs les oblige à
augmenter la part de leurs cultures de légumineuses ou à introduire des
cultures inhabituelles comme le lupin ou le lin.
Par ailleurs, des circuits courts permettent de réduire considérablement le
paradoxe du sablier évoqué au chapitre précédent. Un agriculteur qui vend
lui-même ses productions sur les marchés, par exemple, est en prise directe
avec ses clients finaux, et ne dépend d’aucune infrastructure de
transformation. Même sans aller jusqu’à la vente directe, moins un circuit
commercial compte d’intermédiaires, moins il existe d’infrastructures
différentes à convertir en bio pour assurer l’écoulement des produits, et
moins il faudra absorber d’effets de seuil.
Enfin, plus les unités de transformation et de distribution sont à taille
humaine, et plus elles sont adaptables : la diversification et le refus de la
concentration sont des atouts pour un développement harmonieux des
filières.

Des entreprises spécialisées en bio… autant que possible


La réduction des intermédiaires ne signifie pas leur suppression. La
transformation des produits agricoles en aliments (pain, fromage, yaourts,
viande à la coupe ou sous vide, biscuits, pâtes…) est un métier à part
entière, tout comme le commerce. Même si certains paysans le prennent en
charge (découpe à la ferme, paysans-boulangers…), il n’est pas possible de
demander à tous les agriculteurs d’assumer un deuxième métier. Les acteurs
économiques “d’aval5” ont leur propre compétence et leur nécessité.
De la même manière qu’un agriculteur qui combine agriculture
biologique et conventionnelle sur la même ferme parvient difficilement à
modifier réellement sa façon de concevoir l’agronomie (même si cela peut
constituer une étape provisoire dans certains cas), une entreprise de négoce,
de transformation ou de distribution alimentaire qui reste majoritairement
dédiée à des produits conventionnels et n’ajoute que quelques produits
biologiques conserve généralement des mécanismes économiques inadaptés
à la bio. Le fait que des grandes entreprises agroalimentaires, des
coopératives généralistes ou des chaînes de supermarchés introduisent une
gamme biologique dans leur catalogue n’est donc qu’une solution partielle,
qui recèle son propre danger : celui de voir l’agroalimentaire biologique se
fondre dans des modes d’organisation économique et sociale contradictoires
avec les objectifs éthiques de la bio. Il est probablement inévitable que, au
moins dans un premier temps, l’agriculture biologique intègre des filières
déjà constituées, mais elle se doit d’œuvrer à les faire évoluer.
Autant que possible, des filières entièrement biologiques doivent être
privilégiées. Bien entendu, la construction de nouvelles filières
économiques n’est pas du ressort des agriculteurs, même s’ils peuvent y
contribuer et amorcer une dynamique. Il est important que les programmes
publics incitent prioritairement à la reconversion totale des petites
entreprises agroalimentaires en bio, de façon à soutenir un maillage de
petites unités à taille humaine et clairement dédiées à la mise en œuvre des
principes de la bio. Par ailleurs, il ne faut pas négliger d’inciter à la création
de petites unités de transformation et de commerces biologiques, qui
peuvent créer de nouvelles dynamiques territoriales et sociales.

S’inscrire dans le monde réel


L’expression d’objectifs ambitieux et novateurs est nécessaire pour éviter
de se laisser piéger par inertie dans des dispositifs majoritaires et
contestables. C’est pourquoi il est indispensable pour les agriculteurs
biologiques de s’interroger régulièrement sur leur possibilité de disposer de
circuits commerciaux plus courts, plus locaux, plus diversifiés, plus
équitables. Pour autant, les agriculteurs biologiques ne disposent pas de
baguette magique. Non seulement ils doivent composer avec les lourds
schémas commerciaux en place, mais de plus ils doivent faire face à une
double réalité agronomique et géographique : l’agriculture des différentes
régions est aujourd’hui largement spécialisée (élevage dans l’Ouest,
cultures dans le Bassin parisien, etc.), et la population n’est pas répartie de
façon équilibrée sur l’ensemble du territoire.
C’est pourquoi il serait illusoire d’attendre des agriculteurs récemment
convertis à l’agriculture biologique qu’ils bâtissent en quelques années des
filières exclusivement locales et/ou sans intermédiaires. Un éleveur laitier
peut évoluer de façon à produire davantage de cultures et de diversifier son
élevage en intégrant une production de viande, mais il ne peut pas
rapprocher Paris de la Bretagne ni modifier les spécialisations
agronomiques de ses voisins.
La préoccupation des agriculteurs et des transformateurs biologiques est
dans un premier temps de raccourcir les filières, c’est-à-dire de réduire les
intermédiaires sans pouvoir toujours s’abstraire du contexte agroalimentaire
contemporain. Bien entendu, chaque fois que possible, la construction
d’une filière nouvelle qui ne multiplie pas les intermédiaires inutiles est
souhaitable. Mais à défaut, le raccourcissement des filières existantes
permet de remettre en question la concentration agroalimentaire, de
multiplier les contre-pouvoirs commerciaux, et d’ouvrir les voies dans
lesquelles la génération suivante pourra s’engouffrer pour réformer plus en
profondeur les circuits. Nous nous plaçons dès lors dans une démarche
progressive où la situation doit être évaluée de façon relative, par
comparaison avec la situation antérieure… tout en étant toujours conscient
des marges de progrès qui subsistent.
De la même façon, un consommateur urbain isolé peut prétendre se
fournir uniquement en aliments produits à moins de 100 kilomètres de son
habitation tant qu’il s’agit d’une démarche minoritaire. Mais il serait
actuellement impossible à tous les Parisiens ou à tous les Marseillais de
faire de même, puisque l’Ile-de-France ne nourrit plus Paris depuis
longtemps, ni le département des Bouches-du-Rhône ne nourrit Marseille.
Si la relocalisation de l’agriculture et de l’alimentation doit devenir une
démarche de masse, ce qui est souhaitable, elle doit être raisonnée à
l’échelle des réalités agronomiques actuelles – tout en incitant bien
évidemment ces réalités à évoluer. Il s’agit dès lors de privilégier les
produits les plus proches possibles : à chacun, en conscience, de privilégier
les aliments relevant d’une cohérence agronomique et géographique, mais
sans s’interdire une alimentation variée, ni parfois lointaine. Le commerce
alimentaire n’est d’ailleurs pas une nouveauté de l’Occident industriel. Des
échanges d’aliments ont toujours existé au sein de l’Europe antique puis
médiévale ou de la Chine impériale, et parfois sur des milliers de
kilomètres. L’échange n’est pas en soi néfaste, pas plus que ne le serait la
consommation d’oranges à Lille, de choux-fleurs en Provence, ou de
chocolat à Clermont-Ferrand : c’est l’aberration énergétique et agronomique
des filières multinationales hors-sol et hors-saison qu’il convient de
contester, et non pas le plaisir d’une alimentation diversifiée.

1 Ce qui ne signifie pas leur suppression : ils restent un maillon indispensable dans la plupart des cas.
2 Incluant et valorisant les bénéfices environnementaux et sociaux de ce mode de production, qui
expliquent une partie des surcoûts.
3 Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.
4 Le meunier est celui qui transforme la céréale en farine. Un paysan-meunier se charge lui-même de
cette opération sans la confier à une coopérative ou à une entreprise.
5 C’est-à-dire qui interviennent après que le végétal ou l’animal a quitté la ferme.
4. Le passage en bio : des étapes successives,

une démarche permanente

Certains agriculteurs conventionnels – mais aussi biologiques – présentent


la conversion d’une ferme à la bio comme une épreuve ou un défi. A
l’inverse, beaucoup de citoyens mais aussi d’agriculteurs ou d’agronomes
considèrent que le passage en bio consiste simplement à supprimer les
produits chimiques de synthèse et à supporter des rendements plus faibles.
Chacune de ces visions est pourtant exagérée et trompeuse. Enfin, une
proportion d’agriculteurs biologiques expérimentés considèrent les
nouveaux convertis comme des demi-bio ou des opportunistes, oubliant un
peu vite que Paris ne s’est pas fait en un jour et que les nouveaux bio
viennent nécessairement de l’agriculture conventionnelle… Je vais tenter de
relativiser ces différents jugements à l’emporte-pièce.

La conversion vers l’agriculture biologique


Le terme consacré en France pour désigner l’adoption par une ferme
agricole des pratiques bio est celui de la “conversion à l’agriculture
biologique”, ou parfois de “conversions vers l’agriculture biologique”,
préféré par les bio pour son sous-entendu dynamique et non pas
dogmatique. Même si cette formule n’est pas absurde, puisqu’il s’agit bien
de changer les structures mêmes du système agricole et donc de convertir
les outils et les techniques, elle possède une connotation religieuse voire
missionnaire qui est en franche contradiction avec les objectifs de
l’agriculture biologique1.
En effet, il n’est pas demandé à un nouvel agriculteur bio d’adopter une
pensée unique, puisque, comme nous l’avons vu notamment dans la
troisième partie, l’agriculture bio est plurielle, diverse et évolutive. Plus
qu’un ensemble de règles, l’agriculture biologique est une démarche, où
chacun choisit ses techniques en fonction de son histoire personnelle, de
son environnement naturel, de la structure de sa ferme (taille, productions),
de ses conditions économiques, de sa main-d’œuvre disponible, de ses
exigences sociales, etc. Si “conversion” il y a, elle conduit plus à une
philosophie ouverte et personnelle qu’à un cadre théologique figé !
Mais il est un point sur lequel ce terme se révèle pertinent : la capacité de
conviction de cette démarche une fois qu’elle a été découverte. Bien rares
sont les agriculteurs passés en bio qui abandonnent ce mode de production.
Bien sûr, il arrive que certains d’entre eux renoncent à se faire certifier, en
raison d’un système technique dépendant d’aliments achetés à l’extérieur
par exemple ; mais dans ce cas ils conservent toutes les techniques
agronomiques bio et ne se résolvent plus à réutiliser des produits chimiques
de synthèse2. Cette force de conviction peut évidemment effrayer ceux qui
sont hostiles à la bio par principe, mais elle témoigne sur le fond de la
grande cohérence et de la grande pertinence des techniques proposées par
ce mode de production.

Des techniques ni plus ni moins difficiles que d’autres


Il n’est bien entendu pas simple de gérer une rotation biologique – mais est-
il si simple de gérer à long terme la protection chimique d’une culture
conventionnelle ? Le suivi d’un troupeau biologique demande de
l’observation et des savoirs particuliers – mais le suivi d’un troupeau
conventionnel ne demande-t-il pas également des savoirs particuliers ? Les
cultures biologiques peuvent subir des pertes exceptionnelles en raison
d’une attaque sanitaire mal maîtrisée – mais quel agriculteur conventionnel
osera prétendre que de telles pertes et de telles attaques sanitaires mal
maîtrisées n’existeraient pas en agriculture conventionnelle ? L’agriculture
biologique est une agriculture, la belle affaire ! Comme toute agriculture,
elle demande un apprentissage, des outils, un accompagnement. Comme
toute agriculture, elle est confrontée à des difficultés et peut parfois donner
lieu à des échecs ponctuels. Comme toute agriculture, elle n’offre aucune
garantie a priori, elle n’assure pas une rente, elle demande de la patience,
de l’observation et du travail.
Il est frappant de constater comment les mêmes aléas sont présentés
comme “ordinaires” en agriculture conventionnelle et comme “la preuve
d’une faiblesse” en agriculture biologique. Ce parti pris, cette subjectivité
profonde, ne sont pourtant pas le fait d’une mauvaise foi ou d’une
hypocrisie. Chez la plupart des agriculteurs, ils sont sincères. Ils relèvent
d’un phénomène courant d’ethnocentrisme : le monde que nous connaissons
nous semble banal et rassurant, celui que nous ne connaissons pas nous
semble exagérément insolite et dangereux.
Si les techniques biologiques semblent si surprenantes ou complexes à
certains agriculteurs, c’est tout simplement parce qu’ils ne les ont pas
apprises en lycée agricole et qu’ils n’ont pas eu l’habitude de les mettre en
œuvre. Un apprentissage est donc nécessaire, et il est vrai qu’il peut être
pesant pour un agriculteur déjà confronté aux problèmes routiniers de son
exploitation. Mais il est parfaitement surmontable pour un agriculteur
correctement accompagné sur le plan technique, et a fortiori pour les élèves
des lycées agricoles, si l’agriculture biologique y était réellement enseignée
et pas seulement ébauchée sommairement comme c’est le cas actuellement.

Une acquisition progressive


La crainte de techniques “inaccessibles” ou pour le moins difficiles provient
de la mise en avant de fermes biologiques très abouties voire idéales. Le
phénomène n’est pas original : confrontés à un objectif ambitieux, nous
nous effrayons de l’ampleur de la tâche. L’erreur consiste à imaginer
possible de passer du jour au lendemain d’un système conventionnel à un
système bio complet. La marche serait trop haute, même si certains
agriculteurs brillants parviennent à la franchir rapidement.
De fait, l’acquisition des techniques et de la démarche biologique est
toujours progressive, comme le savent les agriculteurs l’ayant vécue. Pour
avoir accompagné de nombreuses conversions, je propose de résumer leurs
grandes étapes de la façon suivante.
En amont, l’agriculteur s’informe, visite quelques fermes biologiques,
évalue les changements à réaliser. Même s’il questionne des agriculteurs
déjà en bio, il ne dispose pas encore du vécu nécessaire pour intégrer tous
les tenants et les aboutissants des réponses qu’il obtient. Il prépare toutefois
son évolution, puis s’engage formellement dans la conversion.
Dans un premier temps, l’agriculteur supprime de sa ferme les produits
chimiques de synthèse. Cette suppression est impérative, puisqu’elle
conditionne l’engagement officiel en conversion puis en bio. L’agriculteur
cherche alors généralement à remplacer les produits prohibés par des
produits naturels ou des techniques alternatives directes. Il désherbe ses
cultures avec une herse étrille, il soigne ses animaux avec des médicaments
naturels… mais utilise au maximum le recours autorisé aux médicaments
conventionnels. Sevrés de produits chimiques, les sols sont encore fragiles
et commencent tout juste à reconstituer leur flore et leur faune microbienne.
Cette première étape dépasse la seule période de conversion officielle3, elle
s’étend parfois deux à trois ans après la certification formelle.
Dans un deuxième temps, l’agriculteur comprend de mieux en mieux les
problèmes posés par le simple remplacement d’un produit par un autre (fût-
il “naturel”), multiplie les discussions avec d’autres agriculteurs biologiques
et les visites de fermes. Il apprend à raisonner autrement, à retrouver les
bases de l’agronomie, à ne pas se préoccuper du regard des voisins. Il
comprend que l’on ne résout pas un problème en remplaçant un produit par
un autre, mais en modifiant l’itinéraire technique dans son ensemble. Peu à
peu, à partir des situations précises auxquelles il est confronté, il modifie sa
rotation (sa succession de cultures), il introduit des cultures nouvelles ou
des animaux, il accepte de produire moins de lait, il évite les maladies du
bétail en améliorant son alimentation et sa gestion en amont plutôt que de le
soigner a posteriori, il réorganise ses approvisionnements. Les sols
commencent à se restaurer dans leur complexité (microorganismes,
structure, vers de terre…), et à retrouver leur potentiel agronomique. Sur le
plan économique, l’agriculteur commence souvent à s’impliquer dans une
coopérative biologique spécialisée et à rechercher de nouveaux débouchés.
Cette étape dure généralement plusieurs années – voire de nombreuses
années.
Dans un troisième temps, une fois les bases agronomiques d’une gestion
biologique acquises, l’agriculteur peut s’attaquer au gros œuvre :
restructurer sa ferme dans une perspective globale. Il pourra alors
réimplanter des haies, introduire un élevage secondaire s’il possède une
ferme de grandes cultures, organiser des cultures associées complexes,
apprendre à utiliser les huiles essentielles et l’homéopathie pour soigner ses
animaux, s’intéresser à l’agroforesterie, à la permaculture ou à la
biodynamie, apprendre à multiplier lui-même ses semences (voire à les
sélectionner lui-même), remplacer son tracteur par de la culture attelée4…
C’est en général à ce moment que l’agriculteur est suffisamment sécurisé
sur le plan technique pour consacrer du temps et de l’énergie à réorganiser
ses filières commerciales, par exemple en engraissant des jeunes bovins sur
la ferme au lieu de les vendre à des filières d’engraissement spécialisées, en
installant un atelier de transformation sur la ferme (fromage, découpe de
viande, conditionnement de légumes…), etc.
Il va de soi que l’enchaînement décrit ici est schématique. Certaines
pratiques sont acquises plus vite que d’autres. Il est courant qu’un
agriculteur adopte rapidement une vision systémique pour une partie de ses
productions, et moins vite pour d’autres : certains possèdent une sensibilité
plus aiguë pour l’élevage là où d’autres ont une plus grande empathie pour
les cultures, etc., et la mise en œuvre des techniques biologiques suit cette
subjectivité légitime.
Mais j’attire l’attention sur une succession presque inévitable. Durant la
première étape, l’agriculteur conserve la même structure, ou je pourrais dire
la même architecture. Les relations globales à l’intérieur de son système
agricole ne changent pas, il remplace simplement un terme par un autre
(remplacement des produits de synthèse par des interventions bio).
L’évolution est du même ordre que celle qui consiste à remplacer, dans une
phrase, un mot par un synonyme : la syntaxe reste identique, seul le lexique
évolue. Lors de la troisième étape ci-dessus, en revanche, l’agriculteur
réforme la structure même de sa ferme ; il modifie les relations entre les
éléments de son agroécosystème, qu’il perçoit désormais dans son
ensemble. L’évolution est alors comparable à celle qui consiste à modifier
la syntaxe du langage ou à acquérir une langue étrangère.
La succession de ces étapes est non seulement très variable d’un
agriculteur à l’autre, mais elle est également multiple pour un même
agriculteur. Ainsi, la réorganisation des filières économiques est parfois plus
rapide que celle de l’agronomie, certains paysans s’engageant dès leur
conversion dans l’élaboration de circuits courts ou locaux. La prise en
compte de l’environnement et du bien-être animal (réimplantation de haies,
modification des bâtiments d’élevage, entretien de points humides non
cultivés, fauche respectueuse des oiseaux nicheurs, etc.) est également plus
ou moins rapide selon la sensibilité propre de chacun, et peut parfois être
très avancée alors même que l’agronomie est encore hésitante. L’adoption
de semences adaptées au milieu est parfois au contraire plus lente que celle
des techniques agronomiques de base.

Un exemple d’évolution : la ferme de Bertrand Lassaigne


Un cas concret permet de visualiser la progressivité de la démarche vers
l’agriculture biologique. Avant d’être agriculteur, Bertrand Lassaigne avait
beaucoup voyagé, notamment en Amérique centrale et du Sud. Installé
comme agriculteur en Dordogne (dans une région de cultures intensives
irriguées) en 1990 après avoir été brièvement technicien au sein d’une
entreprise semencière puis chargé de vendre des pesticides, Bertrand a
immédiatement eu l’intention d’éviter tout produit chimique et s’est
naturellement tourné vers l’agriculture biologique.
Dans les premières années qui ont suivi sa conversion, Bertrand tenait à
montrer à ses voisins qu’il était “performant”, et restait marqué par les
habitudes techniques de l’agriculture conventionnelle5. Il cherchait à obtenir
des rendements bruts proches de ceux de l’agriculture conventionnelle, et
conservait ainsi les productions habituelles de la région (blé, soja, maïs,
avoine, tabac, noix), partiellement irriguées, et fertilisées par des apports
organiques importants (notamment des fientes de volailles). A l’aune des
critères habituels de l’agriculture française contemporaine, ses résultats
techniques étaient d’ailleurs très bons, puisqu’il s’approchait souvent des
rendements conventionnels, notamment en maïs. Mais cela était au prix
d’investissements économiques et humains importants, qui n’étaient pas
soutenables à long terme.
Son expérience de technicien-semencier l’a conduit après quelques
années à produire lui-même ses semences, en commençant par le blé
(mélange de variétés récupérées auprès de son meunier puis enrichi d’autres
variétés au fil du temps), puis le soja (quatre variétés anciennes récupérées
auprès d’un voisin) et enfin ses autres cultures à l’exception du maïs.
Une première rupture a eu lieu lorsque son soja, qui était irrigué, a été
atteint par un champignon parasite, le sclerotinia. Ce dernier étant favorisé
par l’humidité et se transmettant par les semences, Bertrand a décidé de
cesser d’irriguer la parcelle consacrée à la multiplication de ses semences
de soja. Le résultat, d’abord médiocre, n’a cessé de s’améliorer, et le soja
obtenu s’est peu à peu adapté à une culture sèche. Bertrand s’est alors rendu
compte qu’il était plus rentable d’obtenir 24 quintaux de soja en culture
sèche avec très peu de frais plutôt que 29 quintaux en culture irriguée – et
tant pis pour les comparaisons de “rendement brut” avec les voisins. Peu à
peu, Bertrand a décidé que l’agriculture biologique n’avait pas à être
évaluée par les critères conçus pour l’agriculture conventionnelle, et qu’il
était préférable de réduire l’irrigation et la fertilisation, quitte à voir les
rendements baisser légèrement. Il commençait à modifier profondément ses
rotations et ses pratiques.
La deuxième rupture fut d’origine exogène. En 2000, Bertrand a appris
que des maïs OGM avaient été semés dans le Sud-Ouest, et a craint une
contamination progressive des maïs du commerce. Il lui a paru nécessaire
de trouver des variétés non hybrides et de cesser de dépendre de semenciers
propagateurs d’OGM. Il a alors décidé de partir au Guatemala, où il savait
pouvoir trouver des variétés paysannes de maïs, ou plus exactement des
“populations” de maïs, c’est-à-dire des champs où poussent non seulement
des individus non hybrides mais qui plus est en mélange de plusieurs
lignées. Il n’a pas évité les erreurs ; ainsi, il avait choisi prioritairement des
populations issues des hauts plateaux en pensant qu’elles résisteraient
mieux au froid, mais leur cycle de croissance était tel qu’elles ont toutes
souffert du gel en Dordogne…
Mais d’une part ces essais ne furent pas totalement inutiles car il avait
également rapporté quelques populations de maïs des vallées
guatémaltèques, qui s’acclimatèrent mieux à la Dordogne, et d’autre part ils
déclenchèrent un étonnant “bouche-à-oreille”. Informés par diverses voies
(articles dans des revues syndicales, bouche-à-oreille proprement dit…),
des paysans de toute la France et même de toute l’Europe se mirent à faire
parvenir à Bertrand des variétés anciennes de maïs, certaines en lignées
pures et d’autres sous forme de population : du maïs basque, poitevin,
gersois, mais aussi de plus en plus de variétés espagnoles, portugaises,
italiennes… Parallèlement à l’acclimatation de ces variétés à son terroir,
Bertrand a épuré ses méthodes de culture, pour se rapprocher des conditions
réelles du milieu : suppression de l’irrigation, réduction de la fertilisation
(principalement du fumier de cheval issu de la ferme).
Bien au-delà d’une simple collecte de variétés anciennes, l’objectif a
rapidement été de sélectionner et d’adapter les variétés, en tenant compte du
devenir final du grain. En effet, il était important de disposer de maïs ayant
de bons taux de protéines, de matières grasses, de sucres, etc. Mais il ne
s’agissait pas seulement de prouver que ces variétés possédaient des
“qualités technologiques” au moins aussi bonnes que les variétés hybrides
F1, il importait également à Bertrand (puis aux autres agriculteurs
partenaires) d’obtenir des variétés adaptées à une transformation artisanale
(tels les talos, galettes basques à base de farine de maïs) et aux besoins
spécifiques de l’agriculture biologique6.
Enfin, épaulé par le groupement d’agriculture biologique local (AgroBio
Périgord) et régional (Bio d’Aquitaine), Bertrand a construit un programme
de sélection qui implique plusieurs dizaines de paysans aquitains et d’autres
régions françaises, d’abord en “maïs population”, élargi ensuite au
tournesol puis à d’autres cultures. Ce programme donne même lieu
depuis 2005 à une coopération internationale avec des groupes de sélection
participative brésiliens (comme celui d’Adriano Canci) et le centre de
recherche EMBRAPA7. Un autre programme est engagé avec l’INRA8, visant
notamment à revaloriser les utilisations alimentaires du maïs, en tenant
compte de la diversité des fermes, des variétés, des usages et des goûts.
D’abord proche d’un système conventionnel, Bertrand Lassaigne est peu
à peu devenu une référence en matière de sélection adaptée à l’agriculture
biologique.

Le cas des semences


L’exemple de Bertrand Lassaigne permet d’aborder la question complexe
des semences. La plupart des agriculteurs français utilisent des semences
standard, inscrites au catalogue officiel et issues des programmes de
sélection menés par les grandes multinationales semencières. Ces variétés
sont conçues pour les techniques conventionnelles, mais aussi pour
l’industrie de transformation : leurs valeurs technologiques (taux de
protéines, etc.) sont adaptées aux normes de la transformation industrielle.
A force de les utiliser, les agriculteurs ont adapté leurs gestes, leur matériel
et leurs itinéraires techniques à ces variétés standard.
Au cours de la première étape de leur conversion vers l’agriculture
biologique, où ils remplacent simplement les produits chimiques par des
produits naturels ou des techniques mécaniques, la plupart des agriculteurs
biologiques continuent à utiliser les mêmes variétés (mais se les procurent
auprès de fournisseurs biologiques qui peuvent leur garantir qu’il s’agit de
semences multipliées en bio ou au minimum non traitées, cf. chapitre II-5).
Une fois parvenus au stade où ils réorganisent la structure profonde de
leur ferme (deuxième et troisième étape ci-dessus), les agriculteurs
cherchent à se procurer des variétés mieux adaptées à leurs pratiques
agronomiques, à leur milieu naturel ou à leurs débouchés. Les céréaliers,
par exemple, chercheront des variétés plus rustiques, présentant des
caractères de résistance – mais seront limités par les exigences normatives
de l’industrie qui transforme les céréales. Les maraîchers chercheront à la
fois des variétés adaptées à leurs conditions climatiques particulières et
permettant de répondre aux attentes de leurs clients. Cette volonté, sincère,
de disposer de variétés adaptées aux techniques bio et au milieu se
confronte ainsi à des impératifs commerciaux… mais aussi parfois
psychologiques : faute de disposer d’exemples à proximité de chez lui, un
agriculteur hésitera à utiliser une variété qu’il ne connaît pas. Cette
prudence n’a rien de choquant, mais elle est d’autant plus limitative qu’elle
entretient un cercle vicieux du conservatisme variétal. En particulier, la
plupart des céréaliers biologiques continuent à utiliser des lignées pures de
blé (où tous les épis sont génétiquement identiques), et la plupart des
maraîchers bio utilisent pour certaines espèces de légumes des variétés
hybrides F1 (cf. chapitre II-5).
Les plus exigeants des agriculteurs parvenus à ce stade de maîtrise des
techniques biologiques privilégient le choix de variétés rustiques sur les
exigences commerciales, et limitent les hybrides F1 en maraîchage – mais
ils continuent à acheter leurs semences à des fournisseurs spécialisés, qui
dans ce cas sont des semenciers artisanaux et biologiques soucieux de
proposer prioritairement des variétés anciennes ou résistantes.
Ce n’est souvent qu’après de nombreuses années en bio, ou dans le cas
de personnes particulièrement motivées par la question de l’adaptation des
variétés au milieu, que des paysans choisissent de devenir leurs propres
sélectionneurs et de faire évoluer eux-mêmes leurs variétés. Cette reprise en
main de la sélection par les agriculteurs est particulièrement nécessaire
lorsque le choix est fait, comme chez Bertrand Lassaigne, d’utiliser des
variétés “population”, car ces dernières doivent faire l’objet d’un tri
systématique. Le paysan doit alors décider quels épis il conserve pour
produire des semences et quels épis il élimine de la reproduction.
Cette démarche, qui correspond à l’idéal d’une agriculture biologique
véritablement autonome sur le plan technique et parfaitement adaptée au
milieu naturel, reste minoritaire et n’est pas d’un accès facile pour les
agriculteurs récemment convertis. Toutefois, elle pourrait devenir de plus en
plus simple et banale si les réglementations cessaient de freiner la sélection
à la ferme et si les paysans pouvaient légalement échanger leurs variétés et
leurs savoirs, comme il était d’usage pendant les dix mille années qui nous
ont précédés.

Des antichambres de la bio ?


Revenons un instant en arrière, pour nous intéresser aux paysans en amont
de leur décision de s’engager en agriculture biologique. Très souvent, le
cheminement vers l’agriculture bio commence par l’adoption de techniques
intermédiaires, comme les groupes d’éleveurs de l’Ouest de la France qui se
définissent en agriculture durable, c’est-à-dire plus précisément qui
remettent leurs vaches à l’herbe et reconstruisent des systèmes autonomes
et économes. Je pourrais les intégrer en tant que première étape s’ils
consistaient tous en une véritable rupture intellectuelle – ce qui n’est pas
toujours le cas.
L’élevage herbager peut cependant être considéré comme un véritable
point de départ vers une autre agriculture. En effet, il oblige à raisonner à
l’échelle de l’agroécosystème, à modifier les flux d’intrants alimentaires et
à rechercher une autonomie de décision. Il se situe indiscutablement dans
une approche agronomique plus proche de l’agriculture biologique que de
l’agriculture conventionnelle. Toutefois, en autorisant les produits
chimiques de synthèse, il ne permet pas d’atteindre véritablement le
“second temps” de l’enchaînement décrit ci-dessus. Il permet tout de même
d’engager une remise en cause des pratiques et prépare sérieusement à une
conversion biologique.
Il en est de même avec les systèmes d’agriculture paysanne, qui restent
peu organisés pour l’instant et qui se contentent d’ébaucher la remise en
question du fonctionnement des exploitations – mais qui facilitent une
évolution ultérieure vers l’agriculture biologique et appartiennent à la même
dynamique générale. D’ailleurs, dans les pays tropicaux la notion
d’agriculture paysanne est désormais pratiquement synonyme d’agriculture
biologique : les techniques préconisées par les membres sud-américains,
africains ou asiatiques de Via Campesina9 sont de facto de plus en plus
souvent des techniques biologiques.
L’agriculture dite “raisonnée” est plus ambiguë, d’autant que son volet
environnemental se résume pour une grande partie au seul respect de la
réglementation10. En attirant l’attention des agriculteurs sur les questions
environnementales, elle peut aider à leur prise de conscience. Elle peut
également aider à réduire la foi aveugle qu’expriment beaucoup
d’agriculteurs envers les produits chimiques de synthèse, puisqu’elle a le
courage d’affirmer que le “toujours plus” est néfaste. Pour ces différentes
raisons, il arrive que des agriculteurs engagés en agriculture dite raisonnée
finissent par s’intéresser à l’agriculture biologique ; elle peut donc servir
ponctuellement d’antichambre vers la bio. Pour autant, l’agriculture
“raisonnée” est loin de relever d’une démarche systémique. Bien sûr, ses
documents de communication insistent sur son “approche globale”… qui
est ici une exagération voire une hypocrisie : ses promoteurs appellent ainsi
le fait de balayer l’ensemble des éléments de l’exploitation11, ce qui n’est
absolument pas une approche globale au sens de l’analyse systémique, mais
uniquement une approche complète. C’est déjà mieux que rien, mais il ne
s’y trouve aucune vision véritablement systémique de l’agroécosystème,
aucune remise en question des filières agro-industrielles ou de la séparation
des productions, aucune promotion de techniques véritablement
alternatives. L’affirmation selon laquelle l’agriculture raisonnée serait la
traduction française de la production intégrée suisse ou anglo-saxonne
(integrated farming) est également une imposture, puisque la production
intégrée est basée sur des techniques biologiques avec recours exceptionnel
à la chimie – alors que l’agriculture raisonnée est basée sur des techniques
conventionnelles avec baisse de l’utilisation de la chimie, c’est-à-dire
pratiquement la démarche inverse.
Or, réduire l’usage des produits chimiques de synthèse, sans remettre en
question la structure même des pratiques agronomiques qui conduisent à les
utiliser, ne permet pas de résoudre les problèmes sanitaires ou parasitaires à
la racine. Parfois, bien au contraire, la réduction de l’usage de la chimie
sans remise en cause des pratiques agronomiques conduit à une fragilisation
du système12, car cela revient à retirer l’une de ses béquilles à un
unijambiste sans lui avoir préalablement fourni une jambe de substitution.
C’est pourquoi l’agriculture dite raisonnée se révèle un échec. Ses
promoteurs affirmaient à la fin des années 1990 : “Mieux vaut 30 %
d’agriculteurs raisonnés que 3 % d’agriculteurs biologiques.” Force est de
constater que, après quinze ans de promotion bénéficiant pourtant de
moyens financiers très supérieurs à ceux de la bio, l’agriculture raisonnée
regroupe dix fois moins d’agriculteurs que la bio. En effet, il est plus facile
d’atteindre 30 % d’agriculteurs biologiques que 30 % d’agriculteurs
raisonnés. La raison en est simple : l’agriculture biologique offre des
solutions certes plus déstabilisantes au départ mais beaucoup plus
sécurisantes à long terme. Il est plus efficace et plus facile de fournir une
deuxième jambe à un amputé que de lui demande de sautiller avec une seule
béquille. Nous effleurons ici un aspect sur lequel je reviendrai au chapitre
IV-6 : il est parfois plus facile d’atteindre un objectif ambitieux mais
cohérent qu’un objectif modeste mais bancal.
Quoi qu’il en soit, toute technique permettant aux agriculteurs de
questionner leurs pratiques peut servir de transition vers l’agriculture
biologique, et il n’existe pas de chemin unique. A chacun d’évoluer en
fonction de son histoire personnelle et de ses préoccupations.

Une transition de plus en plus délicate


Les grandes étapes que j’ai présentées (schématiquement) plus haut sont
plus ou moins longues selon la situation initiale de la ferme qui s’engage en
conversion vers l’agriculture biologique. Il va de soi qu’un élevage à
l’herbe ou une ferme en polyculture-élevage pourra plus facilement et plus
rapidement restaurer un agroécosystème qu’une vigne située dans une
région de monoculture viticole, qu’un élevage quasi-hors-sol ou qu’une
exploitation de grandes cultures ultramécanisées avec des parcelles
immenses.
Or, de fait, les fermes qui s’engagent en conversion actuellement sont en
majorité plus éloignées de l’agriculture biologique que celles qui s’y sont
converties dans les années 1990. Il s’agit là d’un constat peu surprenant,
puisque le “vivier” des fermes conventionnelles proches de la bio se réduit,
d’un côté parce que ces fermes sont déjà passées en bio, d’un autre côté
parce que la structure économique des fermes françaises évolue au fil du
temps vers le gigantisme et l’industrialisation.
Pourtant, il faut bien composer avec l’agriculture telle qu’elle est, et avec
les agriculteurs tels qu’ils sont : les agriculteurs biologiques de demain sont
les agriculteurs conventionnels d’aujourd’hui.
Par conséquent, la transition vers l’agriculture biologique va
probablement devenir de plus en plus délicate et nécessiter un cheminement
plus long. Sur le plan économique d’abord, les fermes conventionnelles
sont souvent de grande taille (ou comportent un cheptel animal important)
et sont de plus en plus endettées. Les agriculteurs installés ces dix ou vingt
dernières années ont dû racheter un capital considérable, soit auprès d’un
tiers, soit auprès de leurs frères et sœurs. Le remboursement de leur dette
semble souvent leur imposer une industrialisation continue et une recherche
permanente de la productivité maximale. J’ai écrit “semble” à dessein, car il
est toujours possible de rembourser un crédit en réduisant conjointement les
recettes et les dépenses, ce qui est souvent la conséquence d’un passage en
bio. Aussi, même s’il leur est possible d’honorer leurs dettes tout en
convertissant leur ferme en bio, cela demande un accompagnement serré et
peut les dissuader de s’engager dans une telle démarche.
Sur le plan agronomique, ensuite, la régénération de la fertilité des terres
et la reconstitution d’un agroécosystème viable prendra plus de temps. Des
sols devenus presque inertes, des champs immenses sans haies ni talus, ne
pourront pas assurer immédiatement la protection des cultures et des
rendements importants.
Ces agriculteurs devront donc faire preuve de patience, et être très
soigneusement accompagnés, tant sur le plan administratif et financier
(résorber les dettes) que technique (régénérer les sols et le milieu) et
économique (compenser les pertes provisoires de rendements le temps que
le potentiel agronomique et écologique se reconstitue).

L’accompagnement des conversions… et des installations


Pour réussir sa conversion vers l’agriculture biologique, un paysan devra
naturellement bénéficier d’un soutien technique. Celui-ci commence par la
formation (initiale et continue), pour laquelle il existe encore un trop faible
engagement de la part des lycées agricoles et des fonds de formation
professionnelle des agriculteurs13. Il se poursuit par la présence de
techniciens spécialisés en bio, capables de mettre en œuvre une approche
systémique tout en prenant en compte la situation initiale de la ferme. Mais
il suppose aussi, et peut-être surtout, ce que la FNAB appelle un
“accompagnement professionnel”, c’est-à-dire la présence à ses côtés
d’agriculteurs bio déjà expérimentés.
L’accompagnement professionnel permet d’abord de sécuriser
l’agriculteur en conversion par l’exemple et le conseil. En effet, la plupart
des agriculteurs bio ont d’abord été des agriculteurs conventionnels. Ils
peuvent donc, mieux que quiconque, identifier et lever les craintes d’un
agriculteur conventionnel ; ils lui démontrent par ailleurs que cette
transition est possible et viable puisqu’ils l’ont eux-mêmes vécue. Par
ailleurs, les agriculteurs bio expérimentés vont aider le nouveau venu à
donner une cohérence à moyen et long terme à sa réorganisation
agronomique, et vont l’accueillir dans des filières économiques adaptées.
De ce fait, leur intervention assure une plus grande fiabilité au projet de
conversion, et garantit sa pérennité technique et économique. Les GAB
(groupements d’agriculture biologique) et les associations biologiques
(Nature & Progrès, Mouvement d’agriculture bio-dynamique) sont les lieux
privilégiés de cet accompagnement professionnel puisque c’est en leur sein
que se trouvent les compétences, notamment par l’intermédiaire des
paysans bio qui y adhèrent.
Il convient de ne pas oublier la dimension économique d’une conversion,
à la fois sur le plan comptable (gestion de l’endettement éventuel,
compensation des pertes provisoires durant la conversion administrative) et
organisationnelle (intégration de filières biologiques ou adaptation des
filières existantes). Ici encore, les GAB peuvent apporter un soutien
important, mais les acteurs d’aval (cf. chapitre précédent) ont également
leur rôle à jouer.
Toutefois, tous ces efforts restent souvent limités si les agriculteurs
intéressés par une conversion vers l’agriculture biologique ne sont pas
d’abord rassurés sur l’intérêt porté par les pouvoirs publics au
développement de la bio. Un changement aussi profond et à aussi long
terme nécessite pour le paysan la garantie de ne pas être victime d’une
volte-face politique (baisse des aides accordées dans le cadre de la PAC, par
exemple) et d’être reconnu comme engagé dans une voie d’avenir. J’y
reviendrai dans ma conclusion.
Enfin, je ne développe pas ici une question qui dépasse largement
l’agriculture biologique mais qui la concerne au premier chef, celle de
l’installation de nouveaux agriculteurs. De nombreux projets d’installation
incluent la pratique de l’agriculture bio, mais ne parviennent pas à aboutir
faute de disposer de terres à un prix accessible ou d’un soutien des acteurs
agricoles locaux14. Ce problème mérite un livre à part entière, et doit
probablement constituer l’une des priorités de toute politique agricole dans
les années à venir.

Des agriculteurs en marche… vers un horizon toujours motivant


Faut-il, comme le font quelques agrobiologistes exigeants, reprocher à
certains bio d’utiliser des hybrides F1 ou de continuer à vendre leurs
produits dans des filières longues qui les privent de leur autonomie ? Faut-il
dès lors considérer les systèmes en polyculture-élevage, diversifiés, avec
sélection des semences sur la ferme et vente directe sur les marchés, comme
les seuls vrais systèmes biologiques… ou au contraire comme des modèles
idéaux impossibles à atteindre et décourageant les agriculteurs
conventionnels de se lancer dans une conversion bio ?
Le lecteur comprendra que je refuse ces différentes caricatures. Les
agriculteurs qui se contentent de ne pas utiliser de produits chimiques de
synthèse mais qui continuent à raisonner toute leur agronomie et leurs
circuits commerciaux selon le mode conventionnel sont assurément des bio
très imparfaits – mais ils n’en sont pas moins des bio en devenir. Leur
approche ne doit pas être valorisée comme un aboutissement, ce qu’elle
n’est certainement pas, mais elle ne doit pas non plus être stigmatisée : il
s’agit d’une étape, souvent nécessaire, et qui sera d’autant plus brève que
les agriculteurs bio expérimentés les prendront en charge pour les aider à
évoluer.
Les agriculteurs ayant compris l’essentiel des pratiques biologiques et la
nécessité d’une approche systémique, et qui cherchent à améliorer leur
impact environnemental chaque fois que possible, mais qui restent
conservateurs dans leur utilisation de variétés standard et leurs schémas
commerciaux, sont bien des agriculteurs biologiques. Ils sont parvenus au
début de l’âge adulte de la bio, mais doivent encore progresser,
expérimenter, oser. Ils ne pourront poursuivre leur évolution que s’ils sont
sécurisés, à la fois par la collectivité et par leurs voisins et collègues bio.
Enfin, les agriculteurs les plus proches des fondamentaux de la bio, avec
une diversité de cultures et de petit élevage, des races et variétés anciennes
sélectionnées en accord avec le milieu naturel, avec un souci constant et
exigeant de la protection de l’environnement et de la réduction des
consommations énergétiques, ne sont ni des intégristes ni des mythes. Ils
ont simplement la chance d’avoir eu le temps ou les conditions pour aller
plus loin que d’autres dans la mise en œuvre des pratiques bio – mais ils
sont généralement conscients qu’ils peuvent toujours progresser, et ils ont
les moyens d’aider les autres à le faire.
Quoi qu’il en soit, et quel que soit le stade auquel il est parvenu, tout
agriculteur biologique peut toujours améliorer sa prise en compte de
l’environnement ou son implication dans les réseaux sociaux du territoire
où il travaille. L’agriculture biologique n’est jamais un modèle abouti, mais
toujours une démarche évolutive.

1 Certains chercheurs préfèrent parler de “transition” vers l’agriculture biologique (cf. bibliographie).
2 Ce constat a été formulé dans une étude menée à la demande du CNASEA sur les supposées
“déconversions” d’agriculteurs biologiques après la fin des contrats territoriaux d’exploitation (CTE).
Il est apparu qu’il s’agit en réalité de “décertifications” puisque la plupart des agriculteurs concernés
conservent les techniques bio. Cf. Jacques Caplat, Déconversions ou décertifications ? – 1re approche
d’un phénomène limité : le désengagement d’exploitations converties à l’agriculture biologique lors
des CTE, FNAB/CNASEA, 2007.
3 Avant de pouvoir vendre ses produits en bio, un agriculteur doit respecter une période de
conversion de deux à trois ans (selon les productions), pendant laquelle il respecte les règles
biologiques, il est contrôlé chaque année, il se notifie à l’administration… mais ne peut pas encore
vendre ses produits sous l’appellation “biologique”.
4 Il est exceptionnel qu’un paysan mette en œuvre toutes ces techniques à la fois, d’autant qu’elles ne
sont pas toutes possibles dans toutes les fermes. Il en expérimente en général quelques-unes.
5 En revanche, Bertrand avait toujours entretenu et développé des haies, et maintenu un
environnement naturel diversifié (favorable aux auxiliaires). Il estime aujourd’hui que cela a été
déterminant dans la réussite de ses choix techniques biologiques.
6 Bertrand est obligé par ailleurs de réaliser tous les ans des tests OGM pour vérifier l’absence de
contamination par le voisinage, même si ses haies limitent le risque.
7 Empresa brasileira de pesquisa agropecuária, équivalent brésilien de l’INRA.
8 Institut national de la recherche agronomique.
9 Via Campesina est une fédération mondiale d’organisations paysannes, dans laquelle le syndicat
français Confédération Paysanne est très actif.
10 Soutenue par le syndicalisme agricole majoritaire et par les agro-industries, l’agriculture dite
raisonnée consiste à réduire légèrement l’utilisation des engrais, de façon à optimiser la rentabilité
économique. Il s’agissait à l’origine d’un “raisonnement” économique, qui s’est habillé
d’environnement par souci de communication. Mais elle permet en effet de sortir de la surenchère
chimique.
11 En langage agricole, “l’ensemble des ateliers de l’exploitation”.
12 Nous retrouvons ici le malentendu courant concernant l’agriculture biologique, qui est confondue
par erreur avec une agriculture “sans produits chimiques de synthèse”. Si tel était le cas, l’agriculture
dite “raisonnée” serait une réelle étape de transition puisqu’elle propose d’utiliser “moins” de
produits chimiques. Mais comme la bio consiste à pratiquer une agriculture différente et non pas une
agriculture sans chimie, ce rapprochement est erroné.
13 Heureusement, de plus en plus de lycées agricoles incluent l’agriculture biologique dans leur
enseignement, et le réseau Formabio recense et anime ces initiatives (cf. annexe 3).
14 Les GAB peuvent également soutenir de tels projets. Par ailleurs, l’association Terre de Liens
réalise un travail important pour faciliter l’accès au foncier, en organisant l’achat collectif de terres et
le financement de projets d’installation, le plus souvent en agriculture biologique (voir ses
coordonnées en annexe 3).
5. Des impasses techniques

ou des marges de progrès ?

Je ne prétendrai pas ici que l’agriculture biologique dispose de techniques


parfaites et abouties permettant de faire face au moindre incident climatique
ou de maîtriser la moindre attaque parasitaire. Il existe encore de
nombreuses marges de progrès et de nombreux problèmes ponctuels à
résoudre. Mais n’en est-il pas de même en agriculture conventionnelle ?
Pourquoi les difficultés techniques de l’agriculture biologique sont-elles
surévaluées face aux difficultés techniques non moins avérées de
l’agriculture conventionnelle ? Les unes comme les autres doivent pourtant
faire l’objet de recherches agronomiques.

Apprendre à changer de regard… et d’outils


Une partie des difficultés techniques rencontrées par les agriculteurs
récemment convertis en bio provient de l’utilisation de raisonnements et/ou
d’outils inadaptés. J’ai déjà évoqué le cas où des mycotoxines apparaissent
sur des céréales biologiques ; cet exemple pourra servir d’illustration à mon
propos.
D’une part, une étude statistique américaine prouve que ce type
d’incident est plus rare en bio qu’en conventionnel. La crainte d’un
problème conduit à exagérer et monter en épingle les cas recensés en bio. Il
s’agit d’un phénomène d’amplification qui n’est pas rare. Il suffit qu’un cas
soit avéré pour que tous les agriculteurs du département en aient
connaissance ; lorsque plusieurs d’entre eux se croisent à l’occasion d’une
réunion ou d’une visite technique, chacun cite “un cas de mycotoxines sur
un lot biologique” dont il a eu écho… sans se douter que les cas cités par
les autres sont tout simplement le même ; chacun repart en croyant avoir
découvert l’existence de plusieurs cas dans le département pour la simple
raison qu’il a entendu plusieurs collègues en parler. Un cas unique se
transforme alors par le bouche-à-oreille en un incident prétendument
fréquent. Il va de soi que ce type d’amplification est d’autant plus important
lorsque nous sommes psychologiquement préparés à y accorder crédit.
D’autre part, les travaux existants indiquent que l’apparition des
mycotoxines suit une période où la culture concernée a connu une situation
de stress climatique. Or, il va de soi que des variétés standard inadaptées
aux pratiques biologiques sont plus fragiles lorsqu’elles sont conduites en
bio que lorsqu’elles sont protégées par les traitements chimiques pour
lesquelles elles ont été conçues. Mais elles sont également plus sensibles au
stress climatique que ne le seraient des variétés adaptées à la fois au milieu
naturel où elles sont cultivées et aux techniques de l’agriculture biologique.
Autrement dit, des variétés inadaptées à la conduite bio sont fragiles
lorsqu’elles sont conduites en bio : cela ne devrait pas constituer une
surprise ! La solution des agriculteurs conventionnels face à cette fragilité
structurelle consiste à utiliser des produits chimiques pour “protéger” les
cultures. La solution des agriculteurs biologiques consiste à utiliser des
variétés adaptées au milieu et à la bio.
L’apparition ponctuelle de mycotoxines, même si elle n’est pas plus
courante en bio qu’en conventionnel, témoigne d’un déséquilibre
agronomique ou d’un stockage inadapté. Ce constat impose de mettre alors
en œuvre de vraies techniques biologiques, et le problème est évité ou
résolu.
En d’autres termes, il est essentiel d’apprendre à changer le regard porté
sur les incidents techniques. En agriculture conventionnelle, où les outils
sont censés être exhaustifs et où les itinéraires techniques sont balisés, un
incident est interprété comme une incompétence : l’agriculteur est censé ne
pas avoir mis en œuvre les outils qui lui étaient conseillés. En agriculture
biologique, où la notion de “solution toute faite” est une aberration, un
incident n’est pas interprété à travers un filtre normé et culpabilisateur, mais
reconnu pour ce qu’il est fondamentalement sur le plan agronomique : un
déséquilibre. A charge ensuite pour l’agriculteur et ses conseillers
d’identifier la cause du déséquilibre et de la résoudre. Et la solution est
parfois très éloignée du symptôme observé, comme je l’ai montré dans le
chapitre I-3 avec les maladies respiratoires des jeunes bovins, qui sont
résolues par un régime alimentaire cohérent avec la physiologie des
ruminants. Quoi qu’il en soit, en matière d’élevage de ruminants ou de
cultures annuelles, l’agriculture biologique dispose de solutions
parfaitement fonctionnelles et efficaces – à condition d’apprendre à les
mettre en œuvre.

Des déséquilibres constitutifs


Au-delà des déséquilibres ponctuels que les agriculteurs peuvent apprendre
peu à peu à identifier et résoudre avec les outils disponibles en bio, certains
territoires français accueillent des déséquilibres profonds et durables qui
sont bien plus complexes à réduire. C’est notamment le cas des régions
vouées aux cultures pérennes de plus en plus spécialisées, dont j’ai déjà
parlé au chapitre II-6.
Lorsque les parcelles de vigne sont séparées les unes des autres par des
parcelles abritant des végétations variées (prairies, cultures annuelles,
arbres fruitiers divers, haies, bosquets), une attaque parasitaire qui touche
l’une d’entre elle ne se diffusera pas nécessairement aux autres. En effet, la
simple rupture géographique et végétale réduit considérablement la
diffusion des maladies ou des parasites, et les haies, bosquets, vergers
ponctuels et prairies abritent des auxiliaires, c’est-à-dire des organismes
vivants prédateurs des parasites et qui permettent d’en limiter le
développement. La simple présence de pêches de vigne en bout de rangs et
d’herbe à l’intérieur des rangs d’une vigne suffit à réduire la vulnérabilité
de cette dernière1.
Mais lorsqu’un demi-département est consacré presque exclusivement à
la culture de la vigne, et que cette culture s’étend de façon continue sur des
centaines de kilomètres, la moindre infestation parasitaire ou la moindre
affection sanitaire se diffuse à grande vitesse à l’ensemble du territoire. Pire
encore, cette situation conduit à une fragilité extrême des vignes face aux
maladies et parasites, ce qui amplifie encore plus les conséquences de telles
attaques.
Le problème est le même avec les cultures fruitières, qui sont de plus en
plus spécialisées – alors que l’agriculture méditerranéenne traditionnelle
composait une mosaïque de cultures diverses, où les différents arbres
fruitiers, la vigne, le maraîchage et les prairies alternaient et
s’entrecroisaient.
Nous sommes désormais confrontés à un immense déséquilibre à
l’échelle de départements voire de régions entières. Face à une telle
aberration agronomique et écologique, l’agriculture biologique reste
partiellement démunie : elle ne dispose pas de solution miracle devant le
non-sens. C’est la raison pour laquelle les arboriculteurs et les viticulteurs
biologiques doivent avoir recours à des traitements à base de cuivre, qui
sont déjà un net progrès car ils sont moins toxiques pour l’eau et la
biodiversité que les traitements chimiques2, mais qui restent insatisfaisants
et discutables. Au-delà du recours ponctuel au cuivre, les arboriculteurs et
les viticulteurs bio sont confrontés à de nombreuses pathologies dont la
maîtrise n’est pas simple et pas toujours d’une efficacité totale. Comme il
ne s’agit pas de refuser de conduire des cultures pérennes en bio, les
arboriculteurs et viticulteurs doivent composer avec la réalité – dont
l’aberration ne leur incombe pas !
Il peut d’ailleurs exister le même type de déséquilibre structurel dans des
régions de grandes cultures, par exemple dans les zones de monoculture de
maïs ou de tournesol. Face à certaines pathologies présentes sur ces
cultures, les agriculteurs bio n’ont pas toujours de solutions indiscutables ;
mais il leur suffit de renoncer à la monoculture et de réinstaller des rotations
variées pour améliorer la situation.
Mais ne nous leurrons pas, l’agriculture biologique n’a pas le monopole
des difficultés techniques en situation de monoculture régionale ! Quoi que
puissent en dire les communications rassurantes des institutions agricoles,
l’arboriculture, la viticulture et la maïsiculture conventionnelles sont tout
autant confrontées à des impasses techniques que leurs équivalents
biologiques. La monoculture du maïs conduit à l’apparition et la sélection
passive de parasites pratiquement impossibles à contrôler (sauf par des
traitements chimiques massifs, dangereux et fortement contestables, qui ne
font de toute façon que repousser provisoirement le problème). La
monoculture du tournesol est déjà parvenue à un tel niveau de déséquilibre
que les pouvoirs publics français ont dû reconnaître en 2005 l’impossibilité
structurelle d’éliminer le mildiou du tournesol et la nécessité de sortir de la
spirale “traitements sévères – apparition de mildiou plus résistant –,
traitements encore plus sévères – apparitions de mildiou encore plus
résistant – etc.” C’est ainsi qu’il est désormais interdit de cultiver du
tournesol deux ans de suite sur la même parcelle et que la gestion du
mildiou du tournesol est assurée par des techniques préventives et la
diversification des souches variétales. Autrement dit, une impasse technique
qui mettait en danger la survie même des cultures conventionnelles de
tournesol a été gérée et résolue… en adoptant des outils typiques de
l’agriculture biologique (rotation, diversité variétale, prévention).
Contrairement aux idées reçues, les techniques biologiques peuvent, même
en milieu tempéré, se révéler plus efficaces que les techniques
conventionnelles pour résoudre une crise.

L’agroforesterie pour tendre vers des cultures associées tempérées ?


J’ai expliqué dans le chapitre III en quoi l’agriculture biologique se révèle
la meilleure technique capable d’optimiser les systèmes de “cultures
associées”, lesquelles obtiennent des rendements très supérieurs à ceux des
monocultures clonales ; j’ai notamment insisté sur le rôle des arbres dans un
agroécosystème stable et performant. Toutefois, les cultures associées
restent en Europe relativement limitées pour l’instant, à l’exception des
cultures fourragères biologiques (mélanges céréales-légumineuses) et des
prairies complexes. Dans les deux cas, il n’existe qu’un seul étage végétal,
car la mécanisation conduit à privilégier des espèces de hauteur proche et
arrivant à maturité à la même période.
La rareté des associations culturales européennes explique une partie des
limites techniques de l’agriculture biologique, qui est obligée de s’adapter à
des systèmes agronomiques appauvris par la monoculture (grandes plaines
céréalières par exemple). Cette uniformité régionale ne peut pas être
corrigée du jour au lendemain, et contraint les paysans biologiques à des
compromis techniques, basés notamment sur la diversité des rotations.
Il est pourtant possible de construire en France des systèmes plus
complexes, se rapprochant des cultures associées tropicales sans
abandonner les avantages d’une mécanisation raisonnable. C’est ce que
pourrait notamment permettre l’agroforesterie. Cette technique consiste à
introduire des rangées d’arbres dans les surfaces dédiées à la production
agricole, qu’elle soit animale (sylvopastoralisme) ou végétale
(agrosylviculture). Qu’il s’agisse des pré-vergers, où des animaux paissent
sous des arbres fruitiers épars, ou de la plantation d’arbres (destinés à la
production de bois) au milieu de grandes cultures, le principe est similaire.
Comme en milieu tropical, l’arbre va puiser de l’eau et des éléments
minéraux dans les couches profondes du sol, voire dans la nappe phréatique
et dans la roche-mère. Il améliore ainsi la fertilité du sol (en particulier son
taux de matière organique) par son système racinaire et par la chute
annuelle de ses feuilles, mais également par les symbioses que ses racines
développent avec des bactéries et des microchampignons (mycorhizes). Sa
présence peut permettre d’éviter tout apport fertilisant extérieur (y compris
de fumier ou de compost3). Par ailleurs, les rangées d’arbres contribuent,
comme les haies bocagères, à réduire l’effet des intempéries. Enfin, les
arbres servent d’habitat à des insectes et oiseaux qui régulent les parasites
des cultures et permettent de limiter très nettement les problèmes sanitaires.
Ce bénéfice est évidemment amélioré si les parcelles sont, en outre,
bordées de haies, qui réduisent fortement le ruissellement et l’érosion, qui
facilitent l’infiltration des pluies dans le sol, et qui abritent de très
nombreux animaux utiles. Une prairie bocagère de petite taille et entourée
de haies multiespèces s’approche ainsi d’un véritable système de cultures
associées, grâce à ses espèces prairiales diverses et son étage arboré en
pourtour.
Au-delà du bénéfice agronomique, il ne faut pas oublier qu’une mosaïque
de haies, d’arbres implantés dans les cultures, de pré-vergers et de bosquets,
permet aux espèces sauvages de disposer de “corridors biologiques”, c’est-
à-dire de se déplacer d’un milieu à un autre sans être bloquées par
d’immenses champs nus (qui sont généralement infranchissables pour une
partie de la faune sauvage). Au-delà de l’agriculture et du paysage, c’est
tout l’écosystème qui est gagnant.
Le “conservatoire des tomates” de Pascal Poot, dans l’Hérault, illustre
l’intérêt de l’agroforesterie dans un sol aride. Sur 3 hectares, Pascal cultive
des légumes bio (dont quatre cents variétés de tomates) dans une terre
caillouteuse et sèche, parsemée d’arbres adaptés à l’environnement local
(notamment des chênes, des oliviers et des arbres fruitiers). Sans jamais
arroser ses cultures, Pascal obtient des rendements importants
(jusqu’à 15 kilos de tomates et d’aubergines par pied), avec des qualités
nutritionnelles exceptionnelles (grâce à son utilisation de variétés adaptées
au milieu, cf. chapitre I-8). Il explique ce résultat par la faculté des chênes à
pomper l’eau contenue dans les roches, grâce à la qualité exceptionnelle du
réseau de mycorhizes (symbiose entre les racines des arbres et des
microchampignons) qui structure tout son sol4. Ce réseau de mycorhize a
notamment été stimulé par un apport initial de BRF (bois raméaux
fragmentés), et par le fait que Pascal mélange des vieilles branches broyées
à son compost de chèvres. Il reconstitue ainsi progressivement un sol de
plus en plus riche en matière organique et beaucoup plus meuble qu’à
l’origine.
Le rôle des arbres dans la gestion des ressources en eau dépend des
milieux pédoclimatiques et des essences implantées. Dans les terrains de
Pascal Poot, très ensoleillés et sujets à la sécheresse, les chênes verts
permettent d’abriter des cultures estivales : leur ombre limite l’assèchement
du sol sans bloquer l’ensoleillement des tomates, et leurs racines peuvent
puiser de l’eau au bénéfice de l’ensemble des cultures grâce aux
mycorhizes. A l’inverse, les oliviers ou les figuiers (voire les chênes blancs
et les frênes) peuvent entrer en concurrence hydrique avec les cultures d’été
(car ils consomment plus d’eau que les chênes verts), même s’ils aident à
long terme l’eau à pénétrer dans ses sols argileux. C’est pourquoi Pascal
implante sous ses oliviers et ses figuiers des cultures d’automne et d’hiver.
L’agroforesterie ne propose pas de “recette” simple, elle doit être adaptée
à chaque situation, notamment par le choix des essences (hauteur, port, type
d’enracinement, besoins nutritifs et hydriques…). Dans des régions où
s’observent des pluies éparses, les arbres peuvent réduire leur arrivée au sol,
et devront être soigneusement choisis pour éviter cet inconvénient. A
l’inverse, dans des régions humides et moyennement ensoleillées comme
dans le Nord de la France, le système racinaire des arbres pourra drainer
naturellement le sol et faciliter la culture, et la densité de plantation devra
être limitée pour éviter de trop intercepter les rayons du soleil. Une
expérimentation sur les densités de plantation d’arbres dans un système de
grandes cultures (céréales, oléoprotéagineux) en agriculture biologique a été
engagée sur le domaine de la Bergerie de Villarceaux, en Ile-de-France.
Par ailleurs, les arbres peuvent entrer en concurrence (hydrique, mais
parfois aussi nutritionnelle) avec les cultures qui sont à leur pied, mais ils
apportent un bénéfice supérieur à l’échelle de la parcelle. Le choix des
cultures qui leur sont associées, et leur emplacement relatif dans le champ,
peut être déterminant pour optimiser les productions, et doit encore faire
l’objet d’expérimentations.

Des moyens de recherche insuffisants


L’efficacité des techniques biologiques dans la régulation des parasites et
des maladies est d’autant plus remarquable qu’elle découle pour l’essentiel
des expérimentations menées par les agriculteurs bio eux-mêmes. En effet,
à l’exception de quelques centres de recherche biologique implantés en
Suisse, au Danemark ou aux Etats-Unis5, il n’a longtemps existé
pratiquement aucune recherche agronomique institutionnelle sur la bio.
En France, quelques chercheurs de l’INRA ont certes essayé à titre
individuel de mener des recherches systémiques tenant compte des réelles
spécificités de l’agriculture biologique. Après avoir longtemps été
marginalisés ou négligés, ils commencent à obtenir la reconnaissance de
leur hiérarchie et des autres sites de recherche. C’est le cas par exemple
d’une équipe du laboratoire de Mirecourt, de plusieurs sites de l’INRA SAD
(Rennes, Avignon), et ponctuellement de quelques autres (Clermont-
Ferrand, Dijon, Versailles-Grignon, etc.). Je tiens à rendre hommage à leur
audace, à leur ténacité parfois… et à leur rigueur intellectuelle.
Plusieurs centres de recherche créés par les acteurs de la bio eux-mêmes
ont également permis de mettre en œuvre des protocoles expérimentaux
mieux adaptés, tels le Groupe de recherche en agriculture biologique à
Avignon, qui travaille essentiellement sur l’arboriculture et le maraîchage.
Enfin, des GAB (groupements départementaux d’agriculteurs biologiques)
ont organisé des expérimentations in situ, c’est-à-dire dans les fermes, avec
le soutien de quelques techniciens – mais leurs résultats sont parfois
contestés puisqu’ils n’obéissent pas toujours au canon de l’expérimentation
aberrante imposée par l’agronomie conventionnelle. Les travaux menés par
ces centres indépendants, bien qu’encouragés par l’ITAB, n’ont bénéficié
pratiquement d’aucun soutien financier, à part celui apporté directement par
les paysans eux-mêmes, et plus récemment par quelques programmes de
financement européens ou régionaux.
Il est par conséquent particulièrement hypocrite de la part de certains
acteurs de l’agriculture conventionnelle de pointer quelques insuffisances
techniques de l’agriculture biologique, alors que leurs propres institutions
ou syndicats ont organisé ou cautionné pendant plusieurs décennies la
concentration des moyens de recherche sur la seule agriculture
conventionnelle. N’est-il pas quelque peu indécent de stigmatiser l’absence
de connaissances techniques dans un domaine donné après avoir soi-même
organisé l’abandon du domaine en question ?
La qualité des résultats techniques obtenus par les agriculteurs bio, l’ITAB
et les rares laboratoires de l’INRA qui s’étaient intéressés à l’agriculture
biologique dans les années 1990 est particulièrement remarquable
lorsqu’elle est rapportée aux moyens financiers dérisoires dont ces
recherches disposaient. Si l’on extrapole cette efficience scientifique et
technique à des moyens de recherche significatifs, il aurait pu suffire
que 5 à 10 % de la recherche agronomique française soit consacrée à la bio
pendant vingt ans pour que ce mode de production approche les rendements
du conventionnel…
Toutes spéculations (discutables) mises à part, il est d’usage de
considérer que les filières et techniques natives doivent disposer de moyens
équivalents au pourcentage que la collectivité souhaite les voir atteindre – et
non pas proportionnels à leur pourcentage initial, qui est par définition
provisoire et insuffisant. Autrement dit, si les pouvoirs publics
reconnaissent la nécessité de voir l’agriculture biologique atteindre 20 %
des surfaces agricoles françaises à moyen terme, comme l’affirme la loi
Grenelle, il est alors indispensable de consacrer dès aujourd’hui 20 % des
fonds de la recherche agronomique à ce mode de production. Il s’agit là
d’une recommandation triviale en matière de développement de filière.

1 Même si l’enherbement des vignes peut complexifier leur gestion, en raison de la consommation
d’eau qui en découle et de la nécessité de limiter l’envahissement herbager.
2 Cf. chapitre II-2.
3 Les rendements sont souvent plus faibles à proximité immédiate des arbres, mais cette baisse est
compensée par l’amélioration globale de la fertilité du champ.
4 Un chêne situé en bordure d’un champ conventionnel traité par les fongicides, et donc sans
champignons, développe une capacité d’absorption de 60 bars, tandis qu’un chêne forestier ayant un
réseau de mycorhizes normal développe une capacité d’absorption de 800 bars, soit treize fois plus.
Cela lui permet de pomper de l’eau interstitielle qu’une plante sans mycorhize ne pourrait pas “tirer”
du sol.
5 Outre le FiBL suisse et le Rodale Institute américain, déjà cités précédemment, il faut noter les
moyens substantiels dont dispose le DARCOF au Danemark (danish research center for organic
farming).
6. Des conversions massives parfois plus

faciles

que des conversions isolées

Certaines évolutions sont plus faciles à mettre en œuvre à une échelle


collective qu’à celle des efforts individuels et isolés. C’est ainsi que la
conversion des fermes vers l’agriculture biologique peut se révéler plus
aisée dans le cadre de démarches collectives ou lorsqu’un certain seuil
d’agriculteurs biologiques sur un territoire donné est atteint, que lorsque
chaque agriculteur doit assurer seul les démarches administratives,
techniques et commerciales du passage en bio.

La diversification d’un territoire


Revenons sur le problème agronomique et écologique posé par la
spécialisation de territoires dans la monoculture d’arbres fruitiers ou de
vigne. La seule solution à long terme face à l’extrême fragilité sanitaire et
technique de ces territoires est la recomposition progressive d’une mosaïque
végétale intégrant des cultures annuelles, des prairies, des éléments naturels
(haies et bosquets) et une plus grande diversité des cultures pérennes.
Si un viticulteur isolé décide de sortir de cette aberration monoculturale,
et de remplacer une partie de ses surfaces de vignes par d’autres cultures
(par exemple dans le cadre d’une conversion bio), il sera confronté à
plusieurs obstacles majeurs. D’abord, le scepticisme voire l’hostilité de ses
voisins, qui pourront le prendre pour un fou : pourquoi réduire ses surfaces
en vigne, culture très rentable, et les remplacer par des cultures moins
rémunératrices ou des éléments naturels ? Ensuite, une difficulté
commerciale considérable : dans une région de monoculture spécialisée, il
n’existe aucune filière permettant d’écouler d’autres productions agricoles.
Enfin, un sentiment d’inefficacité : s’il est seul à réintroduire de la diversité
paysagère, l’effet régulateur restera très restreint et décourageant.
En revanche, si une telle démarche s’inscrit dans une dynamique
territoriale associant un grand nombre de viticulteurs, par exemple avec le
soutien d’un parc naturel régional ou d’un conservatoire des espaces
naturels soucieux de restaurer une biodiversité agricole et naturelle sur une
zone donnée, ainsi que du conseil régional et/ou du conseil général, la
situation change du tout au tout. Dans ce cas :
– les concertations préalables permettent aux agriculteurs du territoire de
comprendre l’aberration et le danger de leur fuite en avant dans la
spécialisation, la fragilité agronomique et l’usage massif de produits
chimiques dangereux (notamment pour leur propre santé), ainsi que la
faisabilité technique et économique d’une diversification paysagère ;
– la création conjointe par plusieurs dizaines d’agriculteurs d’une ou
deux filières nouvelles devient économiquement viable, et le soutien des
collectivités locales et d’un PNR permet de valoriser ces nouvelles
productions agricoles par un label environnemental et/ou territorial ;
– l’effet régulateur de la mosaïque ainsi recréée sera rapidement sensible
et clairement identifiable – ce qui aura d’ailleurs pour effet d’améliorer les
résultats agronomiques des vignes (qui resteront majoritaires).
Non seulement l’agriculture biologique permet de percevoir l’importance
d’engager de telles évolutions, mais elle permet de les dynamiser et de les
valoriser, en impliquant les citoyens et en apportant des techniques adaptées
aux nouvelles configurations agronomiques. Et l’évolution collective à
l’échelle d’un territoire est économiquement et techniquement bien plus
efficace, et bien plus aisée à mettre en œuvre, que des initiatives isolées.

Surmonter la dispersion des parcelles agricoles


Penchons-nous à présent sur l’élevage laitier en Bretagne. L’un des défauts
principaux de cet élevage est d’être très majoritairement dépendant
d’importation de soja brésilien, en raison de son orientation ultraproductive.
Ces fermes laitières de taille moyenne (40 ou 50 hectares) concentrent un
nombre important de vaches, dont l’alimentation est assurée par du maïs
cultivé sur la ferme et du soja importé d’Amérique latine. Cette importation
est rendue nécessaire par le choix du maïs, car ce dernier n’est pas
suffisamment riche en protéines pour assurer une ration alimentaire
équilibrée. Mais ce choix de la culture massive du maïs n’est pas seulement
une conséquence de prescriptions industrielles de la part des laiteries : il
permet également de valoriser des parcelles souvent éloignées des
bâtiments de la ferme.
Une partie de ces éleveurs sont conscients d’être engagés dans un non-
sens écologique, où les vaches sont en réalité à moitié hors-sol (puisqu’elles
ne sortent que sur quelques parcelles d’herbe très réduites situées près de la
salle de traite… et puisqu’il faut ajouter à la surface officielle de la ferme
une surface équivalente cultivée au Brésil pour assurer l’alimentation du
troupeau), où la culture récurrente du maïs conduit à épuiser les sols et à
polluer l’eau en nitrates, et où le nombre de vaches excessif par rapport aux
surfaces agricoles locales implique un excès de lisier. La solution
agronomique consisterait à remplacer le maïs par de l’herbe et à réduire le
nombre de vaches. Même si la production laitière serait alors plus faible,
une telle évolution permettrait de réduire considérablement les coûts de
production et d’assurer une aussi bonne – voire une meilleure – rentabilité
globale. Une conversion à l’agriculture biologique peut être une bonne
occasion pour engager une telle évolution, et offre des solutions techniques
et commerciales intéressantes.
Mais les agriculteurs interrogés sur l’hypothèse d’une telle conversion
vers l’herbe et la bio répondent souvent qu’elle leur est techniquement
impossible. En effet, beaucoup d’éleveurs qui se posent cette question sont
confrontés au morcellement et à la dispersion de leurs parcelles, parfois à
plusieurs kilomètres de leurs bâtiments. Cette dispersion est le résultat de
l’évolution des structures agricoles depuis quarante ans, et de
l’agrandissement progressif des fermes, qui ne consistait pas à absorber les
fermes voisines mais à récupérer des terres ici ou là de façon discontinue.
Or, un troupeau laitier doit être trait deux fois par jour, et même l’utilisation
d’un poste de traite mobile ne résout pas la difficulté de déplacer
régulièrement le troupeau d’une parcelle à une autre.
Pris individuellement, ces éleveurs sont donc placés, de bonne foi, devant
ce qui leur paraît une impasse, et ne voient pas de solution pour sortir du
cycle infernal maïs-soja. La conversion vers l’agriculture biologique des
élevages laitiers du grand Ouest est donc, objectivement, difficile…
lorsqu’elle est considérée en tant que démarche isolée. Mais il est pourtant
parfaitement envisageable de “libérer” les éleveurs de cette contrainte : en
regroupant les parcelles autour des fermes. De tels regroupements ont
souvent été réalisés dans l’histoire récente de l’agriculture française, ce sont
les remembrements. Ils consistent à organiser l’échange de parcelles entre
agriculteurs, après expertise et évaluation de la valeur de chacune d’entre
elles. Bien sûr, le mot de remembrement effraie les protecteurs de
l’environnement en Bretagne, tant les opérations qui furent menées dans les
années 1970 et 1980 ont saccagé le bocage breton, détruit les haies, comblé
les fossés, et dégradé profondément et durablement l’environnement de la
région. Incontestablement, le remembrement a été jusqu’à présent
synonyme de désastre environnemental en Bretagne. Mais il n’existe
aucune fatalité à ce qu’il soit destructeur et imbécile. Il serait possible
d’engager une nouvelle dynamique de remembrement, qui ne soit plus
coordonnée par des bétonneurs mais par des associations de protection de
l’environnement, de façon à concilier l’optimisation des structures de
fermes et la préservation (voire la restauration !) du bocage.
Une fois regroupées autour des bâtiments et de la salle de traite, les
fermes laitières de haute Bretagne pourraient sans grande difficulté
réorganiser l’alimentation de leurs vaches autour de l’herbe et se convertir à
l’agriculture biologique, retrouvant ainsi une autonomie fourragère et une
meilleure rentabilité économique, et cessant enfin de contribuer à la
déforestation de l’Amazonie et au gaspillage énergétique.
Alors que la conversion isolée d’un éleveur laitier breton au parcellaire
dispersé est pratiquement impossible, la conversion d’une commune entière
ou, mieux, d’un canton entier est beaucoup plus accessible. Bien entendu,
elle nécessite au préalable une concertation locale et un remembrement
intelligent et respectueux de l’environnement – mais il ne s’agit pas là
d’obstacles véritablement sérieux, puisque les réformes agricoles des
années 1960 à 1980 ont mis en œuvre de telles concertations et
remembrements des milliers de fois sans hésitation. Pourquoi le
volontarisme qui fut ordinaire par le passé serait-il impossible aujourd’hui ?

La protection de bassins d’alimentation de captage d’eau potable


L’exemple de la ville de Munich (cf. chapitre IV-1) illustre un autre type de
démarches collectives : celles liées à la protection des bassins
d’alimentation de captage. Plusieurs autres initiatives ont été engagées en
France ces dernières années, dont l’une des plus symptomatiques est celle
de l’Avesnois (Nord-Pas-de-Calais).
Le parc naturel régional de l’Avesnois, qui regroupe cent trente-neuf
communes sur cent trente-sept mille hectares, a intégré dans son projet de
territoire l’objectif de protéger la ressource en eau. Cet objectif, issu de
concertations avec les élus et les acteurs locaux, a été chiffré ; il s’agit
d’atteindre le “bon état écologique” (au sens de la directive-cadre sur l’eau
de l’Union européenne) pour au moins 80 % des masses d’eau. Le moyen
d’y parvenir a été identifié comme étant la conversion massive à
l’agriculture biologique. C’est pourquoi le parc naturel régional vise
d’atteindre une proportion de 30 % des surfaces de l’Avesnois en bio
en 2022, dont une proportion de 90 % de bio pour les surfaces situées dans
les périmètres de protection de captage1.
De tels objectifs ne sont pas des vœux pieux. Ils s’appuient sur des
échanges engagés depuis plusieurs années par le GABNOR (Groupement des
agriculteurs biologiques du Nord-Pas-de-Calais) avec les agriculteurs du
territoire. En particulier, le GABNOR a participé depuis 2007 avec l’ensemble
des acteurs agricoles (chambre d’agriculture, centre de recherche…) à un
programme de reconquête de la qualité de l’eau sur un territoire de huit
communes à l’intérieur de l’Avesnois (le bassin d’alimentation de captage
de Saint-Aubin / Sars-Poterie). Sans être focalisé sur l’agriculture
biologique, ce programme incluait des diagnostics bio et la diffusion des
techniques de l’agriculture biologique – y compris sur des fermes
conventionnelles. Ces échanges ont permis de lever les défiances
préalables, de banaliser les techniques bio et de disposer d’un premier
vivier d’agriculteurs bio pouvant apporter leur expérience et facilitant
l’obtention d’un effet de seuil commercial. Enfin, les collectivités locales et
les acteurs agricoles institutionnels ont été largement associés à
l’élaboration de ce plan ambitieux. Grâce à ces dynamiques collectives, les
objectifs apparaissent raisonnables et réalistes – et leurs conséquences
pourront être essentielles pour la protection à moyen et long terme des eaux
du territoire.

Le coût de la main-d’œuvre
Dans le contexte actuel des charges sociales salariales, les agriculteurs en
conversion biologique n’ont pas les moyens d’embaucher pour faire face à
la réorganisation de leur activité et à la nécessité d’une plus grande présence
humaine sur la ferme. Certaines conversions biologiques entraînent ainsi
une surcharge de travail chez l’agriculteur, qui diminue provisoirement sa
qualité de vie. Ce n’est pas un mince paradoxe de voir ainsi les détracteurs
de la bio lui reprocher l’une de ses plus formidables vertus : la création
d’emplois ! Cette surcharge de travail n’est pourtant aucunement une
faiblesse intrinsèque de l’agriculture biologique, mais uniquement le
résultat d’une législation fiscale qui pénalise la création d’emplois agricoles
et favorise au contraire la mécanisation et l’agrandissement. Il faut
beaucoup de culot pour reprocher à l’agriculture biologique une situation
qui découle d’un système voulu et mis en place par les tenants de
l’agriculture industrielle.
Que l’agriculture biologique crée du travail est une bonne nouvelle pour
les millions de chômeurs. Que ce travail supplémentaire ne puisse hélas pas
être transformé en emplois est le résultat de choix politiques réversibles et
discutables. Rien n’oblige à faire peser l’essentiel de la fiscalité sur le
travail2, rien n’oblige à dépenser des millions d’euros pour aider les
agriculteurs à s’équiper en matériel surdimensionné (et cet argent pourrait
être redéployé vers des aides à l’emploi agricole). Sans augmenter (ni
réduire) d’un centime les prélèvements sociaux et les dépenses publiques
vers l’agriculture, leur seule réorientation suffirait à soutenir l’emploi et non
la mécanisation.
Cet exemple illustre le fait que l’accroissement des surfaces en
agriculture biologique ne proviendra pas “mécaniquement” de l’addition de
démarches individuelles. Une démarche agronomique et économique
nouvelle nécessite des dispositifs nouveaux. Les aides agricoles ont été
conçues dans un but particulier : assurer une augmentation des rendements
et un alignement sur les cours mondiaux. Changer de but impose de changer
de dispositifs publics.

Ces quelques exemples indiquent que, paradoxalement, le développement


de la bio peut se révéler plus facile lorsqu’il est ambitieux que lorsqu’il est
prudent voire timoré. Des obstacles qui semblent insurmontables à un
agriculteur isolé deviennent dérisoires face à un projet global de réforme
agricole. Je dois bien entendu ajouter à ces facteurs collectifs qui facilitent
les conversions vers la bio l’importance d’un encadrement technique et
professionnel. Lorsque, dans une région d’élevage, il existe quelques
vétérinaires formés à l’homéopathie et à la phytothérapie, la réduction des
médicaments conventionnels est fortement facilitée. Lorsque des
techniciens spécialisés en agriculture biologique (et donc bons connaisseurs
de l’approche systémique de la ferme et pas seulement des techniques
ponctuelles de substitution) sont mis au service des agriculteurs, ces
derniers sont sécurisés et savent pouvoir s’appuyer sur des savoirs partagés.
Mais cette sécurisation et ce partage des savoirs sont encore plus importants
si les agriculteurs déjà expérimentés en agriculture biologique peuvent
accompagner les nouveaux convertis au moyen de visites de fermes, de
parrainage, de formations et d’échanges réguliers. L’agriculture est une
affaire collective et territoriale, et son évolution ne peut pas se contenter
d’initiatives isolées et cloisonnées.

1 Cf. Jacques Caplat, Cultivons les alternatives aux pesticides, Le passager clandestin / Cédis, 2011.
2 Je ne dis certes pas qu’il faille réduire la fiscalité sociale globale : un système de santé accessible et
publique, et des retraites décentes et garanties, sont des dispositifs parfaitement cohérents avec le
souci social et collectif de l’agriculture biologique. Sans réduire le montant global des prélèvements
sociaux, il est possible en revanche de modifier les assiettes sur lesquelles ils sont basés.
CONCLUSION : UNE NOUVELLE RÉVOLUTION AGRICOLE ?
M aldesconnue, l’agriculture biologique suscite à la fois des interrogations,
espoirs et des fantasmes. Des interrogations, car la définition
courante de ce mode de production, présenté comme étant “sans produits
chimiques de synthèses”, semble plus limitative que positive et ne permet
pas de comprendre comment parvenir à un système productif et moderne.
Des espoirs, parce que les bénéfices environnementaux de la bio sont
désormais connus, et les citoyens sont de plus en plus nombreux à prendre
conscience de l’importance de sortir l’agriculture de l’impasse sanitaire
dans laquelle elle s’est engouffrée. Des fantasmes, car la méconnaissance
engendre la méfiance légitime, mais également les sentences de comptoir et
la caricature.

Un malentendu déterminant : la bio n’est pas l’absence de produits


chimiques de synthèse
La plupart des fantasmes à propos de l’agriculture biologique proviennent
d’un malentendu initial, lourd de conséquences : celui qui consiste à
confondre bio avec “sans produits chimiques de synthèse”. Cette confusion
est de même nature que celle qui consisterait à confondre culture avec
théâtre, ou vêtement avec chemise. Elle revient à prendre une modalité
secondaire pour la définition initiale ! Bien sûr, la bio n’utilise pas de
produits chimiques de synthèse, tout comme le théâtre est une composante
de la culture, ou comme une chemise est un vêtement. Mais cette
interdiction choisie volontairement par les fondateurs de l’agriculture
biologique n’est qu’un moyen pour mettre en œuvre ce mode de
production – il ne le définit pas.
Cette confusion induit de nombreuses erreurs, parfois drôles et parfois
dangereuses. Ainsi, je peux sourire lorsque j’entends une salariée d’un
syndicat agricole m’expliquer avec conviction que “la bio, c’est bien gentil
et c’est utile, mais le maintien de nombreux emplois agricoles, c’est
important aussi ; permettre aux agriculteurs de maîtriser leur
commercialisation et leurs prix, c’est important aussi ; assurer une diversité
des productions sur un territoire, c’est important aussi ; recréer un lien entre
agriculteurs et consommateurs, c’est important aussi ; réduire les
consommations énergétiques, c’est important aussi”. En fin de compte, une
fois l’erreur initiale rectifiée, cette profession de foi revient à dire : “la bio,
c’est vraiment très important”… puisque tous les points abordés dans cette
énumération sont tout autant constitutifs de la bio que l’est l’absence de
produits chimiques de synthèse.
Mais l’erreur devient problématique lorsqu’elle conduit à mener des
expérimentations agronomiques aberrantes, où des chercheurs prétendent
comparer une culture bio et une culture conventionnelle, alors qu’ils ne
comparent qu’une culture “sans produits chimiques de synthèse” et une
culture conventionnelle. Comment s’étonner que les résultats de telles
études soient apparemment défavorables, puisque ce n’est pas la bio qui est
évaluée ? Une culture “sans produits chimiques de synthèse” mais conduite
selon le même itinéraire technique qu’une culture conventionnelle sera
obligatoirement moins performante. C’est justement parce que ces
itinéraires techniques imposent l’usage de la chimie qu’ils se sont banalisés
dans la recherche européenne. Constater que l’absence d’un facteur
nécessaire conduit à de mauvais résultats n’est pas pratiquer la recherche
agronomique, c’est enfoncer des portes ouvertes. Une véritable recherche
agronomique sur l’agriculture biologique impose de prendre en compte ce
mode de production dans sa véritable définition et en appliquant ses
véritables techniques, c’est-à-dire l’intégration dans un agroécosystème
complexe, avec des variétés adaptées au milieu, des rotations différentes de
celles de l’agriculture conventionnelle, des sols vivants, des cultures
associées chaque fois que possible, des haies, des bosquets, des talus jamais
très loin, des mares à proximité lorsque le milieu naturel s’y prête, etc.
C’est encore cette même erreur qui conduit à supposer que la bio serait
une agriculture moins productive que l’agriculture conventionnelle. En
effet, si l’agriculture biologique était une agriculture conventionnelle moins
les produits chimiques de synthèse, elle serait définie par le “moins” – et
c’est finalement la manière dont beaucoup d’agriculteurs et de citoyens la
conçoivent par ignorance. Mais lorsque l’on comprend que la bio est une
autre agriculture, cette crainte n’a plus aucun sens.
J’espère avoir levé ici ce malentendu, et montré que la bio est un mode
de production agricole respectueux des équilibres naturels, climatiques,
sociaux et territoriaux, qui considère l’ensemble des facteurs
environnementaux comme un cadre à préserver et valoriser et non pas
comme des contraintes à supprimer, et qui vise à assurer aux paysans une
autonomie de décision en matière technique, économique et sociale. Une
fois cette base acquise, il est possible de considérer les enjeux agricoles
sous un tout autre angle, et de comprendre pourquoi des millions de paysans
à travers le monde choisissent la bio pour vivre et pour résoudre leurs
difficultés alimentaires.

Il n’est plus l’heure de faire l’autruche


S’interroger sur l’agriculture biologique revient nécessairement à
s’interroger sur les échecs et les dangers de l’agriculture actuellement
majoritaire en Europe et en Amérique du Nord sous le nom d’agriculture
“conventionnelle” et dans les pays tropicaux sous le nom de “révolution
verte”. Si des agriculteurs, des agronomes, des médecins et des citoyens
divers ont inventé au début du XXe siècle un nouveau type d’agriculture basé
sur les cycles naturels et le respect des équilibres, c’est bien parce que la
voie dans laquelle s’engageait la majorité des agriculteurs présentait des
limites et des dangers.
Ces dangers, nul ne peut plus désormais les ignorer. La faim dans le
monde est avant tout l’expression de la paupérisation des populations
rurales, qui ne disposent plus de terres en quantité suffisante à cause de
l’accaparement de ces dernières par les grands domaines hérités de l’époque
coloniale ou plus récemment par les Etats riches et les multinationales, qui
ne disposent plus d’emplois en raison de la mécanisation à outrance voulue
par cette agriculture industrielle, qui voient leurs sols et leurs milieux
s’appauvrir et se dégrader à cause de l’usage des engrais chimiques et des
pesticides. Imaginer que la cause même du mal pourra, par un
enchantement introuvable, mettre fin au mal, relève de l’aveuglement ou de
la mystification. La chimie agricole et l’industrialisation ne réduisent pas la
faim dans le monde, elles l’accroissent.
Par ailleurs, parler d’urgence environnementale n’est pas une formule
excessive. De plus en plus de points de captage français sont fermés en
raison de l’impossibilité de rendre potable l’eau qui y est puisée – que
ferons-nous lorsque tous les points de captage auront été fermés ? Les sols
agricoles sont de plus en plus sensibles aux aléas climatiques et de moins en
moins riches en matières organiques et en microorganismes. L’agriculture
occupe 54 % du territoire français, ce qui signifie que pratiquement tous les
êtres vivants, même installés dans des forêts ou des milieux sauvages, sont
affectés par l’épandage massif de pesticides dans les champs, les vignes, les
vergers et les jardins. Comment mettre fin à l’effondrement de la
biodiversité – c’est-à-dire de la vie – sans aborder franchement le problème
de la chimie agricole ? La production d’aliments conventionnels et leurs
nombreux transports en essuie-glace avant de parvenir dans l’assiette des
consommateurs représentent une gabegie énergétique de plus en plus
intenable face au surenchérissement du pétrole et aux difficultés générales
d’approvisionnement énergétique. La généralisation de l’élevage industriel
provoque l’accaparement de centaines de millions d’hectares à travers le
monde qui servent à nourrir nos propres vaches laitières, nos propres
cochons et les jeunes bovins de nos vaches allaitantes au lieu de produire
des aliments pour les humains, provoque des transports alimentaires
aberrants à de très longues distances avec leur bilan carbone catastrophique,
et engendre des nuisances environnementales locales considérables.
Enfin, et ce n’est pas le moindre problème, la présence massive dans
l’environnement d’une immense quantité de molécules chimiques issues de
l’agriculture représente une bombe sanitaire. Non seulement ces molécules
se retrouvent de façon récurrente et cumulative dans nos aliments, mais
elles sont également présentes dans l’eau et dans l’air que nous respirons (la
plupart sont volatiles et sont transportées par la pluie et les brouillards).
Surtout, leurs effets “cocktail”, c’est-à-dire en étant absorbées
concomitamment, sont encore peu connus mais particulièrement inquiétants
en matière de santé humaine. L’explosion des cancers, des maladies
neurologiques et des malformations infantiles chez les agriculteurs et leurs
enfants sont une première alerte que nous n’avons pas le droit de négliger.
Par conséquent, l’heure n’est plus aux ergotages intellectuels ni aux
spéculations théoriques. Il ne s’agit plus de minauder en s’interrogeant :
“Est-ce que l’agriculture biologique peut se généraliser tout en nourrissant
l’humanité ?”, mais de se poser enfin une question dynamique et
prospective : “Comment développer l’agriculture biologique et nourrir
l’humanité ?” Les sols, la biodiversité, l’eau, la santé environnementale…
ne nous laissent pas le choix : il faut en finir avec l’agriculture industrielle
et chimique. Mais c’est là une bonne nouvelle et l’ouverture d’un champ
passionnant pour les agronomes, les paysans et les citoyens. Un nouvel élan
pour l’agriculture.

L’agriculture biologique offre des solutions pérennes


Prétendre que l’agriculture biologique obtient des rendements plus faibles
que l’agriculture conventionnelle est un triste occidentalo-centrisme. Une
telle affirmation implique la généralisation à l’ensemble de la planète des
conditions très particulières des milieux tempérés. Or, il n’en est rien : dans
les milieux tropicaux, soumis structurellement aux aléas climatiques et dont
les sols sont fragiles, l’agriculture conventionnelle est une aberration. Les
techniques et les outils de l’agriculture chimique et industrielle sont
totalement inadaptés aux milieux fragiles et aux climats irréguliers – sans
compter qu’ils négligent la ressource humaine et la rejettent dans les
bidonvilles.
Bien à l’inverse, les techniques et outils de l’agriculture biologique
permettent de valoriser remarquablement les facteurs de production des
pays africains, sud-américains et asiatiques, en stabilisant leurs sols, en
utilisant des variétés adaptées à chaque microterroir, en optimisant la
photosynthèse par les cultures associées, en valorisant les savoirs paysans,
et en tirant parti de la nombreuse main-d’œuvre disponible et dont l’emploi
est un devoir social et économique. Les études le prouvent, une
généralisation de l’agriculture biologique à l’échelle mondiale permettrait
de produire des calories en excès et d’assurer une bien meilleure sécurité
alimentaire.
Même en Europe, où les rendements bio sont inférieurs aux rendements
conventionnels, la marge de manœuvre est telle que l’agriculture biologique
pourrait non seulement nourrir la population, mais également reconstruire
des paysages variés et plus stables face aux aléas climatiques et aux
infections parasitaires, redynamiser les territoires et augmenter l’emploi
rural et global. Or, le choix de l’agriculture biologique n’est pas seulement
le plus performant sur le plan environnemental, puisqu’il permettrait de
restaurer peu à peu la qualité des eaux et la fertilité des sols et de préserver
la biodiversité, mais il conduirait également à une réconciliation entre le
monde agricole et la société dans son ensemble, en mettant en place des
techniques et des filières correspondant aux attentes sociales.
Il ne s’agit pas de prétendre que l’agriculture biologique serait parfaite ou
idéale. Comme toutes les techniques et comme toutes les agricultures, elle
procède d’une histoire et d’un contexte, elle possède ses limites et ses
marges de progrès. Elle reste partiellement désarmée devant certaines
maladies – mais ni plus ni moins que l’agriculture conventionnelle, qui est
loin d’être exempte d’impasses techniques comme le prouvent les maladies
ou parasites récurrents qui l’affaiblissent régulièrement, tels le mildiou du
tournesol ou la chrysomèle du maïs contre lesquels les techniques
chimiques restent impuissantes.
Le choix entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique ne
relève pas d’un choix entre production ou pénurie, mais d’un choix entre
des techniques destructrices de l’environnement ou une approche
s’efforçant de considérer l’environnement naturel et humain comme un
facteur de production positif, d’un choix entre un système agro-industriel
créateur de pauvreté et d’exode rural (par conséquent de famine) ou une
démarche respectant les communautés paysannes et leur assurant une
autonomie intellectuelle et alimentaire. L’agriculture chimique et
industrielle n’est pas une fatalité.

Quelle échelle de valeurs ?


A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’obsession légitime de l’Europe
et de la France était de disposer de volumes alimentaires suffisants pour
nourrir leur population. La valeur qui devint alors centrale dans le discours
agricole était le rendement. Toute l’agriculture contemporaine découle de ce
choix symbolique et politique, bien autant que des calculs économiques des
multinationales.
En toute bonne foi, cette obsession a structuré l’imaginaire et les outils.
L’agriculteur “modèle”, celui qui était montré en exemple, était celui qui
obtenait le plus de rendements. Les aides agricoles ont été élaborées pour
stimuler le rendement, en sécurisant le revenu des agriculteurs pour leur
permettre d’investir, de s’agrandir, de se mécaniser, de s’industrialiser. La
science agronomique était réductionniste, c’est-à-dire qu’elle considérait
chaque élément du système indépendamment des autres – et concrètement,
elle privilégiait l’élément “quantités produites” et cherchait à augmenter le
rendement, encore et toujours.
J’attire l’attention sur un point fondamental : l’agriculteur montré en
exemple dans les années 1960 ou 1970, avec ses hauts rendements et sa
haute mécanisation, était ultraminoritaire. Le faible nombre d’agromanagers
n’empêchait pas les syndicats et les institutions de les considérer comme
l’avenir de l’agriculture française, ni les autres agriculteurs de les prendre
comme référence et de tenter de leur ressembler.
Le monde a changé, l’agriculture industrielle et chimique a fait la preuve
de ses dangers et de ses dégâts, la protection de l’environnement est
devenue une nécessité vitale et aiguë. Aucune loi immanente n’oblige notre
agriculture à se confire dans des valeurs anachroniques et déphasées.
L’urgence du monde contemporain est d’organiser l’agriculture autour de la
préservation de l’environnement et de la construction de systèmes agricoles
pérennes. De la même manière que la recherche, les politiques agricoles et
les discours symboliques ont été structurés autrefois autour de l’obsession
du rendement, ils peuvent se structurer désormais autour de l’urgence
environnementale – qui est tout aussi légitime à servir de socle pour
l’élaboration des techniques agricoles productives et rémunératrices.
Ce que la valeur rendement a réussi, la valeur environnement peut le
réussir aussi, à condition que les politiques publiques et les acteurs
syndicaux et associatifs s’en emparent. Pour l’heure, cependant, l’attitude
timorée de tous les syndicats agricoles actuels face à l’agriculture
biologique tranche avec le déterminisme des années 1960-1970 en matière
de promotion d’un objectif clair.
Comme l’agriculture biologique est aujourd’hui minoritaire, j’entends
des responsables syndicaux expliquer que, bien qu’étant eux-mêmes en bio,
ils ne peuvent pas mettre ce mode de production en avant par crainte de se
couper de leur “base”. Pourtant, leurs aînés étaient tout aussi minoritaires
lorsqu’ils se sont vantés d’être des agromanagers et des exemples à suivre.
Ils ne s’encombraient pas de ces complexes. Toutes les évolutions lourdes
doivent s’appuyer sur des exemples, des archétypes, des références. Il ne
s’agit certainement pas de faire de ces derniers des “modèles” parfaits, mais
il s’agit tout simplement d’exprimer clairement la direction dans laquelle
nous souhaitons nous diriger.
Les agromanagers de 1970, qui ne représentaient que moins de 1 % des
agriculteurs français, ont été considérés comme des exemples. Les 99 %
d’agriculteurs qui ne correspondaient pas à cette référence ne se sentaient
pas stigmatisés ou culpabilisés, mais ils étaient incités et encouragés à se
rapprocher du prétendu “modèle”. Pourquoi n’en serait-il pas de même avec
les 4 % d’agriculteurs biologiques contemporains ? Il ne s’agit pas de
culpabiliser ou de déprécier les agriculteurs conventionnels, mais de leur
indiquer quel est l’horizon vers lequel il est essentiel d’organiser l’évolution
des systèmes agricoles. Il est temps que les agriculteurs biologiques cessent
d’avoir honte d’être différents, mais puissent simplement être reconnus pour
ce qu’ils sont : des pionniers qui montrent la voie.

Une nouvelle révolution agricole ?


Je ne prétends pas qu’il sera facile de faire tendre l’agriculture française
vers la bio. Pas plus qu’il n’était facile de moderniser cette même
agriculture française dans les années 1960. Pourtant, nos aînés y sont
parvenus. Nous sommes devant une responsabilité historique, qui nous
impose, comme nos aînés, d’engager une véritable révolution agricole.
Celle-ci demande à la fois un objectif clair (diffuser et généraliser les
techniques de l’agriculture biologique) et des moyens progressifs et
pragmatiques.
Aucune réforme profonde ne peut être engagée sans disposer d’un
objectif, d’un horizon, d’un repère. Je le dis nettement : face aux enjeux
environnementaux et territoriaux, face à l’explosion du chômage dans le
monde entier, face à la faim dans le monde, cet horizon doit être
l’agriculture biologique. En tant que démarche ouverte et évolutive,
respectueuse des milieux et des sociétés humaines, reconnue et présente à
l’échelle mondiale, l’agriculture bio est le seul ensemble de techniques
susceptible de construire à moyen terme des filières solides et d’engager
une dynamique collective. Les pouvoirs publics et les acteurs syndicaux et
associatifs doivent reconnaître explicitement cet horizon et accorder leurs
boussoles. C’était la condition de la révolution agricole des
années 1960 autour du rendement, cela reste la condition de la nouvelle
révolution agricole autour de l’environnement.
Mais afficher un objectif ne sert à rien sans l’identification d’étapes
intermédiaires et sans prise en compte de l’état initial. Nous ne partons pas
d’une agriculture vierge ou théorique. Les paysages sont spécialisés voire
dangereusement monoculturaux et il est difficile de modifier rapidement les
cultures pérennes, les exploitations agricoles sont endettées et souvent
morcelées, les filières sont organisées de façon verticale (c’est-à-dire
spécialisées dans tel ou tel produit alimentaire), la grande majorité des
agriculteurs ne maîtrise pas les techniques bio, les semences disponibles en
masse sont conçues pour être cultivées avec des engrais et des pesticides de
synthèse, l’emploi agricole coûte cher en raison des choix fiscaux actuels,
etc. Ces différents obstacles sont tous surmontables à moyen et long terme
par des politiques publiques et des dynamiques territoriales et humaines,
mais ils doivent être pris en compte.
Par ailleurs, une évolution profonde de l’agriculture française vers la
préservation de l’environnement et la réoccupation équilibrée des territoires
suppose non seulement une transformation des techniques agricoles et des
fermes, mais également des transferts d’emplois dans les activités
périphériques (réduction des emplois dans l’industrie chimique agricole…
mais augmentation forte dans les PME agroalimentaires territoriales, dans les
fermes et dans les services) et une réorganisation complète des filières agro-
alimentaires. C’est pourquoi, là encore comme dans les années 1960, des
programmes d’accompagnement sont nécessaires.
Enfin, les agriculteurs ne sont pas les seuls citoyens concernés par
l’agriculture. Tous les humains qui vivent sur un territoire ont,
légitimement, leur mot à dire dans les choix agricoles. Nous dépendons tous
des aliments que nous consommons, des paysages dans lesquels nous
vivons, de l’environnement qui nous agresse par ses pollutions ou nous
protège par sa diversité. L’agriculture est autant une activité sociale
qu’économique, et il n’est pas admissible de la voir gérée uniquement par
des chefs d’entreprises – fussent-elles des “entreprises agricoles”.
Une fois affirmées clairement la nécessité et la volonté collective de
tendre vers les techniques de l’agriculture biologique, une fois les verrous
politiques, fiscaux et réglementaires levés, une fois des programmes
d’accompagnement engagés, le renouveau de l’agriculture doit s’appuyer
sur des étapes progressives : concertations entre agriculteurs et société,
vulgarisation et banalisation des techniques biologiques auprès de tous les
agriculteurs, sécurisation des conversions par l’accompagnement technique
et professionnel, interdiction échelonnée des pesticides en commençant par
les plus dangereux. La conversion bio d’un territoire ne se fait pas en un
jour. Puisqu’un tel processus prend du temps, il est d’autant plus urgent de
l’engager. La Terre n’attendra pas.

J’espère que, parvenu à ce point, le lecteur comprend qu’il ne peut pas


être question d’imposer un nouveau “modèle” standardisé ou uniforme.
Aussi avancée soit-elle sur le plan agronomique et environnemental,
l’agriculture biologique ne prétend pas être l’aboutissement ultime du
savoir agricole, destiné à remplacer l’ancien en faisant table rase. Mais,
dans le monde contemporain et face aux enjeux auxquels nous sommes
confrontés, elle peut devenir pour un temps la référence autour de laquelle
de nouvelles innovations pourront trouver leur place, la démarche
structurante que les pionniers de demain chercheront à leur tour à dépasser.
ANNEXE 1 : GLOSSAIRE

ADVENTICES : en botanique, une plante adventice est une plante étrangère au


milieu dans lequel elle apparaît accidentellement. En agronomie, ce terme
est employé pour désigner les plantes indésirables qui s’installent au milieu
d’une culture. Elles sont désignées en agriculture conventionnelle sous le
terme de mauvaises herbes, mais les agriculteurs biologiques évitent ce
jugement schématique, car certaines adventices indésirables dans une
culture peuvent être très utiles ailleurs.

AGRICULTURE INTENSIVE : agriculture assurant un important rendement par


hectare. Certaines agricultures traditionnelles (riziculture asiatique,
maraîchage) ou biologiques (cultures associées) peuvent être très intensives.
Une agriculture intensive n’est pas nécessairement polluante ni
obligatoirement basée sur l’utilisation d’intrants. A ne pas confondre avec
la notion de “productivité agricole”, qui se réfère à la production par unité
de travail humain : une agriculture à forte main-d’œuvre peut être peu
productive mais très intensive.

ALIMENTS CONCENTRÉS : aliments élaborés pour améliorer la croissance des


animaux et constitués en général d’un mélange de céréales et
d’oléoprotéagineux (colza, soja, tournesol, pois, lin…). Lorsqu’ils sont
directement réalisés par l’agriculteur lui-même, ils se présentent sous la
forme d’un mélange de grains (entiers ou écrasés) et de tourteaux.
Lorsqu’ils sont élaborés par une entreprise extérieure, ils ont généralement
la forme de granulés.

AMENDEMENT : produit ou matériau permettant d’améliorer la composition


minérale ou organique d’un sol. L’effet d’un amendement est lent et
durable, contrairement à un fertilisant (qui apporte des éléments minéraux
immédiatement disponibles pour les plantes). Les amendements calciques
(chaux, craie…) permettent notamment de rééquilibrer le pH d’un sol
initialement acide. L’apport de fumier ou de compost est un amendement
organique.
APPROCHE HOLISTIQUE OU SYSTÉMIQUE : démarche scientifique consistant à
étudier un ensemble (un système) dans sa complexité, sans le réduire à
l’addition de constituants isolés. Elle s’intéresse autant aux relations entre
les éléments d’un ensemble qu’aux éléments eux-mêmes, identifie les
différents niveaux d’organisation et repère les boucles dynamiques à
l’intérieur du système. Cette approche peut être résumée par la formule : le
tout n’est pas égal à la somme des parties. Dans le cadre d’une démarche
systémique, les aspects et constituants d’un objet sont étudiés à la fois d’un
point de vue global et d’un point de vue détaillé, avec des allers-retours
permanents entre les deux échelles.

APPROCHE RÉDUCTIONNISTE : l’analyse systémique étant d’une grande


complexité, la plupart des démarches scientifiques contemporaines relèvent
d’une approche réductionniste, qui possède l’avantage d’être plus
rapidement opérationnelle, mais le défaut de fausser la réalité. Elle suppose
que toute fonction complexe peut être expliquée en étant réduite à ses
composantes, et consiste donc à séparer tout ensemble en parties distinctes
et à étudier chaque partie indépendamment des autres, avant de les
assembler de nouveau. Elle est généralement effectuée “de bas en haut”, en
partant du particulier pour aller vers le général.

ASSOLEMENT : répartition des cultures au sein d’une ferme. Il s’agit d’une


photographie de l’ensemble de la ferme à un instant donné, à la différence
de la rotation.

ATELIER : en agriculture, un atelier désigne une production agricole


spécifique et partiellement autonome. Une ferme de grandes cultures avec
production de volailles possédera ainsi deux ateliers : l’atelier “cultures” et
l’atelier “volailles”. Un éleveur ayant à la fois des vaches laitières et des
porcs possédera un atelier “lait” et un atelier “porcs”.

AUTONOMIE : capacité à être maître de ses choix. L’autonomie technique


consiste à disposer d’outils gérables à l’échelle humaine et de pratiques
agronomiques laissant l’agriculteur décider de ses options sans dépendre de
prescriptions extérieures ni de techniques imposées (comme les engrais en
cas d’utilisation de semences non adaptées au milieu). L’autonomie
économique consiste à disposer de plusieurs débouchés et à ne pas dépendre
d’un acheteur unique. L’autonomie alimentaire recouvre la capacité pour
une famille paysanne, un village, une région ou un pays à assurer son
alimentation sans dépendre de facteurs extérieurs ou de décisions
étrangères. A ne pas confondre avec l’autarcie (qui est un système fermé
autosuffisant).

AUXILIAIRE : un auxiliaire des cultures (ou “organisme auxiliaire”) est un


organisme prédateur ou antagoniste des parasites ou maladies des cultures ;
il permet donc de réduire les dégâts sur les cultures. Ce sont des auxiliaires
qui sont multipliés ou apportés dans le cadre de la lutte biologique, mais il
en existe un grand nombre à l’état naturel dans les haies, les mares, les talus
et autres milieux naturels.

BINAGE : ameublissement superficiel du sol, de façon à éviter la formation


d’une croûte hermétique et de mieux permettre la circulation de l’air et de
l’eau.

BIOCIDE : produit visant à tuer des organismes vivants. Les pesticides sont
par définition des biocides.

CHARGEMENT ANIMAL : norme de mesure du nombre d’animaux par hectare


en moyenne annuelle, rapporté en UGB (unité de gros bovin : une vache
laitière vaut 1 UGB). Plus le chargement est élevé, plus la pression sur
l’environnement (pâturage, déjections) est importante.

CIRCUIT COURT : circuit commercial faisant intervenir le moins possible


d’intermédiaires. La notion d’écart est à prendre ici au sens économique du
terme, et non pas au sens géographique.

CIRCUIT DE PROXIMITÉ : circuit commercial mettant en jeu un territoire


restreint (l’aliment est consommé non loin de son lieu de production). Ces
circuits sont généralement courts, mais les deux termes ne sont pas
équivalents.

COMPOST : matière organique (débris végétaux et animaux) ayant subi une


évolution aérobie contrôlée, ce qui lui permet de prendre la forme de
macromolécules stables s’approchant de l’humus et du terreau. La présence
de matières carbonées et azotées, d’humidité et d’air est indispensable pour
permettre aux débris de se composter sous l’effet de bactéries puis de
microchampignons. L’action des bactéries conduit à une forte élévation de
température et à une dégradation des molécules organiques puis à leur
réorganisation et leur maturation en une forme stable et fertile. L’existence
d’une phase de hautes températures permet de détruire un grand nombre
d’organismes pathogènes. Un fumier vieux n’est pas un compost s’il n’a pas
été aéré et surveillé.

CULTURES ANNUELLES OU PÉRENNES : les cultures annuelles font l’objet d’un


semis chaque année. C’est le cas des céréales, des oléagineux (tournesol…),
des protéagineux (pois…) et d’une grande partie des légumes. Les cultures
pérennes sont implantées pour plusieurs années : arbres fruitiers, vignes.

CULTURES ASSOCIÉES : mélange de plusieurs cultures sur la même parcelle,


soit simultanément soit en léger décalage temporel. Les meilleures
associations culturales sont celles qui réunissent des plantes
complémentaires (enracinement superficiel et profond, synthèse d’azote
organique et consommation, tige solide et plante à tuteur, culture annuelle et
plante pérenne, etc.). Leur rendement est très supérieur à la somme des
rendements des deux cultures séparées.

CULTURES VIVRIÈRES : cultures destinées à l’alimentation des populations


locales. Elles ne sont pas nécessairement destinées à la seule famille de
l’agriculteur, et peuvent être engagées dans des circuits commerciaux à
l’échelle d’un village, d’une région voire d’un pays.

CULTURES DE RENTE : cultures destinées exclusivement à la vente à


l’extérieur de la ferme et de la communauté. Les cultures d’exportation
(cacao, café, bananes, sucre, coton, jute…) sont a fortiori des cultures de
rente. Elles ne s’opposent pas nécessairement aux cultures vivrières si elles
sont intégrées à ces dernières dans des associations culturales pertinentes et
si elles constituent un appoint économique et non la base du système
agricole.

DÉCHAUMAGE : travail superficiel du sol permettant d’enfouir les résidus de


paille (les chaumes) dans la couche supérieure du sol et de faciliter leur
décomposition par les microorganismes. Le déchaumage permet également
de faire germer les plantes indésirables pour les supprimer mécaniquement
avant le semis de la culture suivante (technique du “faux-semis”).

EFFET BORDURE : ce terme ne désigne pas la même notion en agriculture et en


écologie. Les naturalistes et écologues emploient ce terme pour désigner
l’effet positif du mélange des milieux (milieu forestier et milieu agricole,
par exemple) sur la biodiversité, ou pour désigner l’existence d’une faune
plus variée et moins spécifique en proximité de la bordure d’un milieu.
En agriculture au contraire, l’effet bordure désigne un effet négatif des haies
sur les rendements. Les agronomes ont longtemps cru que la présence des
racines des arbres et surtout de leur ombre était préjudiciable aux
rendements, et qu’il était par conséquent souhaitable d’éliminer les haies.
Les résultats modernes de la recherche agronomique prouvent qu’au
contraire l’enracinement profond des arbres enrichit le sol et que les haies
sont les supports d’organismes protecteurs des cultures.

EFFLUENTS D’ÉLEVAGE : terme agricole pour désigner les déjections animales


et autres flux sortants d’une ferme d’élevage (petit lait en élevage laitier,
etc.). En pratique, les effluents d’élevages sont essentiellement constitués
du lisier, du fumier et des fientes de volailles.

ÉLEVAGE LAITIER ; ÉLEVAGE ALLAITANT : l’élevage laitier est destiné


principalement à la production de lait – mais il existe une production
secondaire de viande, lors de l’abattage des vaches âgées (élevage bovin
lait) ou des jeunes (élevage ovin ou caprin) ; l’élevage allaitant (ou
“élevage viande”) est consacré à la production de viande – il est ainsi
nommé car les vaches ne sont pas traites : elles allaitent leurs petits, qui
fourniront la viande.

ENDOGÈNE OU EXOGÈNE : une technique endogène est élaborée de l’intérieur


de la société concernée ; une technique exogène est apportée ou imposée de
l’extérieur. La même nuance s’applique au développement (endogène s’il
est défini par les populations locales ; exogène s’il est suggéré ou imposé
par des associations étrangères ou des organisations internationales).

ENGRAISSEMENT : activité consistant à élever un animal destiné à être abattu


pour la consommation humaine. L’élevage bovin viande est généralement
scindé en deux parties : d’une part des élevages “naisseurs” consacrés aux
vaches allaitantes qui nourrissent leurs veaux jusqu’à six ou dix mois ;
d’autre part des élevages “engraisseurs” qui achètent les veaux (ou “jeunes
bovins”) puis les engraissent jusqu’à leur abattage.

ENSILAGE ET ENRUBANNAGE : techniques de conservation des fourrages


encore humides, ne nécessitant pas leur séchage total, ce qui rend moins
dépendant des aléas météorologiques. Par fermentation lactique anaérobie
(proche de celle utilisée pour la choucroute), l’herbe ou le maïs peuvent
ainsi être récoltés et stockés sans être entièrement séchés. Le fourrage est
alors conservé sous des bâches (qui maintiennent le milieu en situation
anaérobie), soit en silo-couloir, soit en balles-rondes. Le taux d’humidité
varie entre 70 et 85 % dans le cas de l’ensilage, mais doit être
d’environ 50 % pour l’enrubannage. L’ensilage n’est pas exempt de risques
sanitaires (botulisme, bactéries butyriques, listeria, etc.) et modifie
légèrement le goût du lait et du fromage.

ENTOMOFAUNE : l’ensemble des insectes d’un milieu biologique.

FAUX SEMIS : technique consistant à préparer le sol pour le semis, de façon à


provoquer la germination des adventices liées à ce calendrier
d’intervention. Une fois ces plantes indésirables germées, il est possible de
les détruire puis de préparer le vrai semis, dont la culture sera ainsi moins
concurrencée puisqu’il restera moins de graines d’adventices prêtes à
germer.

FERMETURE D’UN SOL : phénomène de tassement d’un sol en surface,


conduisant à la formation d’une couche peu perméable à l’eau et à l’air, ce
qui limite et perturbe sa vie microbienne ainsi que l’activité racinaire des
plantes.

FILIÈRE AGROALIMENTAIRE : chaîne d’opérateurs économiques et d’activités


allant de la fourche à la fourchette. En général, les filières sont organisées
autour d’un type de produit : par exemple la filière lait concerne les
éleveurs laitiers, les collecteurs, les transformateurs (fromages, yaourts…)
ou conditionneurs (lait en bouteille ou en brique), et les distributeurs.

FUITES D’AZOTE : passage d’une quantité variable d’azote minéral des sols
vers les nappes phréatiques (ou éventuellement les eaux de surface) sous
l’effet de la lixiviation, improprement appelée lessivage. Ces “fuites” se
produisent dès lors que la quantité d’azote minéral, soluble dans l’eau, est
supérieure au besoin instantané de la parcelle agricole concernée (et lorsque
le temps est pluvieux). Elles sont la conséquence d’une surfertilisation ou
d’une libération d’azote organique sous l’effet par exemple d’un labour.

FUMIER : mélange solide de débris végétaux (généralement de la paille) et de


déjections animales (solides et liquides), qui se mêlent dès leur excrétion et
se combinent dans la durée. Ajouter de la paille à un lisier n’en fait pas un
fumier.

GÈNE, ADN, OGM : cf. chapitre II-4.

GRANDES CULTURES : cultures de céréales (blé, orge, avoine, maïs, riz…),


d’oléagineux (tournesol, colza, soja…) et de protéagineux (pois, féverole,
lentille…). Les exploitations de grandes cultures représentent souvent
l’archétype de l’agriculture occidentale moderne, avec une mécanisation
considérable et des champs de très grande taille. Elles doivent être
distinguées des exploitations d’élevage (animaux), de maraîchage
(légumes) ou d’arboriculture (fruits) – même si ces différentes activités
peuvent coexister sur une même ferme, ce qui est hautement conseillé en
agriculture biologique.

GROUPEMENT AGRICOLE : entité économique réunissant des dizaines,


centaines voire milliers d’agriculteurs et chargée d’assurer la
commercialisation et la valorisation de leurs productions. Les groupements
concernent généralement l’activité d’élevage : ils sont aux éleveurs ce que
les coopératives sont aux céréaliers ou ce que les caves coopératives sont
aux viticulteurs.

HERSE : outil composé d’un ensemble de “dents” verticales et permettant de


gratter le sol très superficiellement pour l’aérer légèrement sans le
retourner, pour préparer un semis ou pour recouvrir les semences.
L’agriculture biologique a popularisé et généralisé l’utilisation de herses
étrilles, dont le nombre élevé de dents permet également d’arracher des
végétaux faiblement enracinés (mousse ou plantes adventices) et de limiter
les adventices dans les cultures.

INTRANTS : produits achetés à l’extérieur de la ferme et utilisés pour


l’activité agricole. Les engrais chimiques de synthèse, les pesticides, les
amendements minéraux, les éventuels achats de compost à l’extérieur, les
aliments pour le bétail, les médicaments pour les animaux, le carburant…
sont des intrants.

ITINÉRAIRE TECHNIQUE : ensemble de pratiques permettant la conduite d’une


production agricole. En céréales, il s’agira par exemple du labour, du semis,
du roulage, de la fertilisation, des hersages (ou des traitements chimiques),
de la récolte, du déchaumage, etc. En élevage, il s’agira des rations
alimentaires, de la sortie en pâturage à telle ou telle date, des soins
vétérinaires préventifs, etc.

LÉGUMINEUSES : famille de plantes capables de synthétiser de l’azote


organique à partir de l’azote atmosphérique, grâce à la présence de bactéries
symbiotiques (les rhizobiums) dans des nodosités situées dans leurs racines.
Les légumineuses enrichissent le sol en azote et peuvent éviter tout apport
d’azote extérieur. Les pois, les haricots, les lentilles, la luzerne, le trèfle,
l’arachide, le soja, le voandzou… sont des légumineuses.

LESSIVAGE ET LIXIVIATION :processus d’entraînement par l’eau des


constituants minéraux du sol. Le lessivage concerne les éléments solides
(argiles, limons) emportés par le passage physique de l’eau ; la lixiviation
concerne l’entraînement d’éléments minéraux dissous sous forme d’ions.
En pratique, l’azote minéral est emporté par lixiviation… mais la plupart
des agriculteurs et agronomes parlent par habitude et par extension du
“lessivage de l’azote”.

LISIER : mélange d’eau et de déjections animales (visqueuses et liquides). Un


lisier est une matière liquide. Même s’il peut contenir parfois des débris
végétaux en faible quantité, il est très différent d’un fumier : contrairement
à ce dernier, le lisier est chargé en éléments minéraux solubilisés, qui
perturbent la vie des sols et peuvent être emportés dans les eaux.

LUTTE BIOLOGIQUE : lutte contre les parasites et maladies des cultures par
l’utilisation d’insectes, de bactéries, d’acariens ou de champignons
antagonistes (prédateurs) des premiers. L’utilisation de coccinelles contre
les pucerons, ou de trichogramme contre la pyrale du maïs, sont des
exemples de lutte biologique.

MÉCANISATION : en agriculture, démarche consistant à remplacer la main-


d’œuvre humaine par des outils tractés par des engins motorisés (tracteurs,
moissonneuses-batteuses…). Elle permet une bien plus grande productivité
du travail que l’agriculture manuelle ou que la traction animale, mais n’est
pas adaptée à tous les sols ni à toutes les sociétés, et conduit à la
monoculture au détriment des cultures associées.

MONOCULTURE : culture d’une seule espèce végétale. A l’échelle d’une


parcelle, la monoculture est fréquente pour une année donnée : c’est
l’inverse de la culture associée. Mais lorsqu’une même espèce annuelle est
semée année après année sur la même parcelle, nous avons affaire à un type
de monoculture particulièrement fragile voire dangereuse sur le plan
agronomique. Lorsque la même espèce est cultivée dans une région entière
(vigne, olivier…), nous parlons de “monoculture régionale”.

PARCELLE : portion de terrain, séparée des autres par une haie, une clôture,
ou simplement l’existence de cultures différentes ou de propriétaires
distincts. Ce terme recouvre aussi bien un champ de céréales qu’une prairie,
une vigne ou un jardin maraîcher.

PESTICIDE : produitdestiné à tuer des organismes jugés néfastes aux cultures.


Les fongicides s’attaquent aux champignons, les herbicides détruisent les
plantes indésirables, les insecticides éliminent les insectes. Ils sont souvent
désignés par leurs fabricants sous le terme de “produits phytosanitaires”.

PHOTOSYNTHÈSE : synthèse de matière organique par les plantes à partir de la


lumière du soleil. L’énergie solaire est utilisée pour recombiner les atomes
de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, d’azote, de phosphore (et de
nombreux autres) en molécules carbonées complexes qui constituent les
végétaux et deviendront à leur tour une source énergétique pour les
animaux.

POLYCULTURE-ÉLEVAGE : système agricole associant dans une même ferme


plusieurs cultures et un (ou plusieurs) élevage(s).

QUINTAL (QUINTAUX) : unité de mesure des rendements en céréales. Un


quintal pèse 100 kilos. Un rendement de 70 quintaux par hectare signifie
une récolte de 7 tonnes de grains par hectare.

RÉMANENCE : propriété d’un produit antiparasitaire dont l’action se fait


encore sentir dans le temps bien après son application. Les pesticides très
rémanents peuvent être actifs plusieurs mois, voire plusieurs années après
leur épandage.
RÉSILIENCE : capacité à s’adapter à des changements, à des déformations
(pour des matériaux) ou à des chocs (en psychologie). La résilience d’un
système agricole face au dérèglement climatique est sa faculté d’amortir les
changements agronomiques, hydriques, microbiologiques, thermiques, et de
maintenir un bon potentiel de production.

“RÉVOLUTION VERTE” : programme de généralisation des variétés améliorées,


des engrais, des pesticides et de la mécanisation dans l’ensemble des pays
du monde. Ce programme visait théoriquement à assurer une augmentation
de la production agricole par une supposée “modernisation” de l’agriculture
des pays non tempérés, mais consista essentiellement à généraliser le
modèle de l’agriculture conventionnelle tempérée dans des milieux où il
était totalement inadapté. La persistance de la malnutrition démontre
l’échec de cette “révolution verte”.

ROTATION : succession des cultures sur une parcelle donnée. Contrairement à


l’assolement, la rotation prend en compte le facteur temps et se focalise sur
un lieu précis.

RUMINANTS : espèces animales dont l’appareil digestif est adapté à une


alimentation à base de cellulose (herbe, foin, paille, feuilles…). En
agriculture, il s’agit essentiellement des bovins (vaches à viande ou vaches
laitières), des ovins (brebis et moutons) et des caprins (chèvres).

SEMENCES STANDARD, SEMENCES HYBRIDES, ETC. : cf. chapitre II-5.

TOURTEAUX : résidus solides des graines (ou fruits) des plantes oléagineuses
après extraction de l’huile, qui sont utilisés pour l’alimentation animale en
raison de leur richesse en protéines. Une fois l’huile extraite (par trituration
mécanique surtout, voire après une extraction par un solvant), la matière
résiduelle représente 50 à 75 % de la masse initiale des graines. Elle est
alors soit agglomérée telle quelle, soit pulvérisée puis comprimée pour
former des granulés. Dans les deux cas, il s’agit alors de tourteaux.
TRANSMISSIBILITÉ : souci de garantir la capacité d’une ferme à être rachetée
par un agriculteur. Pour qu’un domaine agricole soit “transmissible”, il faut
que sa valeur reste accessible à un investissement privé (moyennant la
plupart du temps un prêt complémentaire, mais dont le montant soit
remboursable par le repreneur en dix à quinze ans maximum). Il s’agit
d’une condition impérative au maintien d’un tissu agricole diversifié et
cohérent.

VARIÉTÉS AMÉLIORÉES : variétés sélectionnées par l’industrie dans le but


d’assurer d’importants rendements… mais nécessitant impérativement des
apports d’engrais chimiques et une protection par les pesticides.
ANNEXE 2 : LA CHARTE DE LA BIO

Charte éthique de l’agriculture biologique

(préambule aux statuts de la coordination nationale interprofessionnelle de


l’agriculture biologique de 1992)
D’après les “standards IFOAM”

L’éthique de l’agriculture biologique se situe autour de trois objectifs


principaux, cherchant à définir les normes d’une agriculture productive,
durable, respectueuse de la biosphère, donc une agriculture pour les
hommes de demain, généralisable à l’ensemble de notre planète :
– objectifs écologiques ;
– objectifs sociaux et humanistes ;
– objectifs économiques.

Ces différents points servent de base à l’élaboration des cahiers des


charges ; la mise en application pratique de ces points sera précisée par
ailleurs, sachant que :
– certains de ces points sont d’ores et déjà pris en compte dans la
réglementation européenne (texte du 24/06/1991) ;
– d’autres pourront immédiatement être ajoutés aux cahiers des charges
existants ;
– enfin, les points restants sont à considérer à terme comme des objectifs à
atteindre, en fonction des contraintes techniques et économiques entre
autres.
Par ailleurs, ces points d’éthique sont à considérer comme évolutifs dans le
temps, la ligne à suivre étant toujours pour l’équilibre de la terre et pour la
santé de l’homme.

I – Objectifs écologiques

1. Tendre vers une agriculture globale (productions végétales et animales –


gestion du paysage) permettant un bilan équilibré des éléments exportés et
des éléments importés, en évitant le gaspillage grâce à un bon recyclage des
résidus végétaux et des déjections animales. Respecter la spécificité des
terroirs, des régions, en favorisant l’expression des potentialités naturelles
et humaines.
2. Préserver, renouveler et accroître l’humus pour lutter contre la
destruction des sols, leur érosion et leur lessivage par la diversité des
cultures, des élevages, et la plantation de haies pour les générations futures.
3. Favoriser une agriculture qui produise plus d’énergie qu’elle n’en
consomme, et lui redonner son rôle de captatrice d’énergie solaire, en
évitant ainsi le gaspillage des énergies fossiles non renouvelables.
4. Développer une agriculture qui ne pollue pas la biosphère, directement
ou indirectement.
5. Utiliser les variétés végétales ou les races animales les plus adaptées au
complexe “climat-sol-saisons”.
6. Dans les productions animales, il sera nécessaire de prendre en compte
non seulement les besoins physiologiques, mais aussi les contraintes
éthologiques.
7. En règle générale, la prévention sera la règle prioritaire, la maladie
n’étant considérée que comme le signal d’une situation de déséquilibre :
l’objectif étant avant tout de comprendre ces signes pour mieux en éviter
l’apparition. Utiliser exclusivement les ressources biologiques
(fonctionnement des êtres vivants) et écologiques (interactions des êtres
vivants avec leur milieu) pour résoudre les problèmes de parasitisme.
8. Respecter la complexité des équilibres naturels sans rationalisation
excessive, notamment chaînes trophiques, circulation de la matière dans les
écosystèmes, grands cycles biogéochimiques.
9. Fournir à l’homme et à l’animal des produits et des aliments sains, de
composition nutritionnelle équilibrée et sans résidus toxiques ou malsains
dus aux conditions de culture ou d’élevage, de cueillette et de
transformation.
10. Intégrer harmonieusement les sites de production dans l’environnement,
par exemple par la sauvegarde de zones sauvages nécessaire à l’équilibre
des écosystèmes.
11. Préserver et reconstituer des paysages harmonieux et adaptés à la
diversité des situations géographiques et climatiques des cultures et des
élevages. 12. Etre ouvert et encourager les nouvelles démarches évolutives,
développer recherche et expérimentation.
13. Favoriser une démarche écologique à tous les échelons de la filière :
mode de transformation qui économise l’énergie, emballage biodégradable
et non gaspilleur d’énergie à la fabrication, à l’utilisation et à la distribution,
distribution limitant les transports.

II – Objectifs sociaux et humanistes

1. Solidarité à tous les membres de la filière dans toutes les régions


françaises et européennes.
2. Solidarité internationale de l’agrobiologie par la pratique d’une
agriculture qui ne participe pas au pillage des pays pauvres.
3. Rapprocher le producteur du consommateur par l’information sur les
conditions de production et de transformation et par la transparence dans les
garanties.
4. En règle générale, respect de l’équité entre tous les acteurs du marché
(producteurs, transformateurs, distributeurs, fournisseurs, consommateurs).
5. La compétition doit céder le pas à la coopération.
6. L’agriculture biologique ne doit pas avoir pour seul objectif la rentabilité
des structures de la filière, elle doit être un moyen de lutter contre la
désertification des campagnes en permettant un maintien des paysans à la
terre et en créant des emplois.
7. Favoriser des recherches au niveau juridique, fiscal et associatif pour
alléger les charges des paysans (coût du foncier, charges sociales, intérêts
des emprunts, etc.).

III – Objectifs économiques

1. Encourager les entreprises à échelle humaine, capables de dégager des


revenus décents pour les agents économiques.
2. Organiser le marché et pratiquer à tous les échelons de la filière des prix
équitables et résultant d’une concertation.
3. Développer la filière par l’accueil de nouveaux acteurs, et/ou par des
conversions progressives et réalistes.
4. Favoriser le partenariat local, régional, national et international.
5. Privilégier la distribution de proximité.
ANNEXE 3 : ADRESSES UTILES

Organisations de l’agriculture biologique en France

◼ FNAB (Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de


France) :
www.fnab.org – 01.43.38.38.69 – FNAB, 40 rue de Malte, 75 011 Paris
◼ Nature & Progrès :
www.natureetprogres.org – 04.66.91.21.94 – Nature & Progrès, 16 avenue
Carnot, 30 100 Alès
◼ Maison de l’agriculture bio-dynamique :
www.bio-dynamie.org – 03.89.24.36.41 – MABD, 5 place de la Gare, 68 000
Colmar
◼ SYNABIO (Syndicat national des transformateurs de produits naturels et de
culture biologique) :
www.synabio.com – 01.48.04.01.49 – SYNABIO, 16 rue Montbrun,
75 014 Paris
◼ Bio Consom’acteurs :
www.bioconsomacteurs.org – 01.44.11.13.98 – Bio Consom’acteurs, 9-
11 avenue de Villars, 75 007 Paris
◼ Agence Bio (Agence française pour le développement et la promotion de
l’agriculture biologique) :
www.agencebio.org – 01.48.70.48.30 – Agence Bio, 6 rue Lavoisier, 93 100
Montreuil-sous-Bois

Organismes et programmes internationaux

◼ IFOAM (Fédération internationale de l’agriculture biologique) :


www.ifoam.org
◼ Recherches du Rodale Institute (Etats-Unis) : www.rodaleinstitute.org/fst
◼ Recherches du FiBL (Suisse) : www.fibl.org/fr/suisse.html

Formations et recherche en France


◼ ITAB (Instituttechnique de l’agriculture biologique) :
www.itab.org – 01.40.04.50.64 – ITAB, 149 rue de Bercy, 75 595 Paris
cedex 12
◼ Réseau Formabio (animation et coordination des formateurs et des
formations en agriculture biologique : baccalauréats professionnels, brevets
de technicien supérieur agricole, formations pour adultes, écoles
d’ingénieurs) :
http://www.chlorofil.fr/ressources-et-pratiques-
educatives/thematiques/reseau-formabio.html
Contacts : Bertrand Minaud – EPL Sud Deux-Sèvres, site de Niort – 05.49.
73.42.92
Jean-Marie Morin – CFPPA Rennes le Rheu – 09.62.12.76.86
◼ Réseau Semences Paysannes (formation, recherche et veille réglementaire
sur les semences paysannes) :
www.semencespaysannes.org – 05.53.84.44.05 – RSP, 3 avenue de la Gare,
47 190 Aiguillon
◼ Formations aux techniques de l’agriculture biodynamique :
Cf. Maison de l’agriculture bio-dynamique ci-dessus
◼ INRA (Institut national de la recherche agronomique) :
Contact : Stéphane Bellon, Unité de recherche “Ecodéveloppement”,
Domaine St-Paul, site Agroparc, 84 914 Avignon cedex 9 – 04.32.72.25.83
◼ GRAB d’Avignon (groupe de recherche en agriculture biologique) :
www.grab.fr – 04.90.84.01.70 – GRAB, Maison de la Bio, Agroparc B.P.
1222, 84 911 Avignon cedex 9

Ressources sur l’agriculture biologique (et les dangers des pesticides)

◼ ABioDoc (Centre national de ressources sur l’agriculture biologique) :


www.abiodoc.com – 04.73.98.13.99 – ABioDoc, Campus agronomique de
Clermont-Ferrand, 89 avenue de l’Europe, B.P. 35, 63 370 Lempdes
◼ Restauration collective : www.repasbio.org
◼ Conversion vers l’agriculture biologique : www.conversionbio.org
◼ Générations Futures (ressources sur les pesticides et leurs effets,
anciennement MDRGF) :
www.generations-futures.fr – 01.45.79.07.59 – Générations Futures, 25 rue
d’Alsace, 75 010 Paris
◼ Site générique et collectif sur l’agriculture biologique : www.jaimelabio.fr

Autour de l’agriculture biologique et de ses variantes

◼ Réseau français de permaculture : www.permaculture.fr


◼ Association Terre & Humanisme : www.terre-humanisme.org
◼ Association Terre de Liens (accès collectif au foncier) :
www.terredeliens.org
◼ Mouvement interrégional des AMAP (associations pour le maintien d’une
agriculture paysanne) : miramap.org et www.reseau-amap.org
◼ SIMPLES (syndicat intermassifs pour la production et l’économie des
simples) : www.syndicat-simples.org
LES GROUPEMENTS RÉGIONAUX

D’AGRICULTURE BIOLOGIQUE

◼ Alsace : OPABA – 03.89.24.45.35


contact@opaba.org – www.opaba.org
◼ Aquitaine : Bio d’Aquitaine – 05.56.81.37.70
bio-aquitaine@wanadoo.fr – www.bio-aquitaine.com
◼ Auvergne : Auvergne Biologique – 04.73.28.78.35
contact@auvergnebio.fr – www.auvergnebio.fr
◼ Basse-Normandie : GRAB Basse Normandie – 02.31.47.22.85
jppicquenot@cra-normandie.fr – www.bio-normandie.org
◼ Bourgogne : CGAB – 03.86.72.92.20
cgab@biobourgogne.fr – www.biobourgogne.fr
◼ Bretagne : FRAB Bretagne – 02.99.77.32.34
frab@agrobio-bretagne.org –www.agrobio-bretagne.org
◼ Centre : Bio Centre – 02.38.71.90.52
contact@bio-centre.org – www.bio-centre.org
◼ Champagne-Ardenne : FRAB Champagne-Ardenne – 03.26.64.96.81
frab@biochampagneardenne.org – www.biochampagneardenne.org
◼ Corse : CIVAM Bio Corse – 04.95.38.85.36
biocorse@wanadoo.fr
◼ Franche-Comté : Inter Bio Franche-Comté – 03.81.54.71.72
interbio@franche-comte.chambagri.fr
◼ Guadeloupe : GDA ECOBIO Guadeloupe – 06.90.43.15.39
◼ Haute-Normandie : GRAB Haute-Normandie – 02.32.78.80.46
contact@grabhn.fr – www.bio-normandie.org
◼ Ile-de-France : GAB Ile de France – 01.60.24.71.84
contact@bioiledefrance.fr – www.bioiledefrance.fr
◼ Languedoc-Roussillon : FRAB LR – 04.67.06.23.48
contact@frablr.org
◼ Limousin : GABLIM – 05.55.31.86.80
gablim@orange.fr – www.gablim.com
◼ Lorraine : CGA de Lorraine – 03.83.98.49.20
cga.bio@wanadoo.fr – www.bioenlorraine.fr
◼ Martinique : Bio des Antilles – 06.96.39.13.81
contact@labiodesantilles.com –www.labiodesantilles.com
◼ Midi-Pyrénées : FRAB Midi-Pyrénées – 05.61.22.74.99
frab@biomidipyrenees.org – www.biomidipyrenees.org
◼ Nord-Pas-de-Calais : GABNOR – 03.20.32.25.35
info@gabnor.org – www.gabnor.org
◼ Pays-de-la-Loire : CAB Pays de la Loire – 02.41.18.61.40
cab@biopaysdelaloire.fr – www.biopaysdelaloire.fr
◼ Picardie : Agriculture biologique en Picardie (abp) – 03.22.22.58.30
info@bio-picardie.com – www.bio-picardie.com
◼ Poitou-Charentes: Agrobio Poitou-Charentes – 05.49.29.17.17
agrobiopc@wanadoo.fr – www.penser-bio.fr
◼ Provence-Alpes-Côte d’Azur : Bio de Provence – 04.90.84.03.34
contact@bio-provence.org – www.bio-provence.org
◼ Réunion : GAB Réunion – 02.62.38.09.81
contact@gabreunion.fr – www.gabreunion.fr
◼ Rhône-Alpes : CORABIO – 04.75.61.19.35
contact@corabio.org – www.corabio.org
BIBLIOGRAPHIE

Livres

Albagli Claude, L’Economie des dieux céréaliers – Les lois de


l’autosuffisance alimentaire, L’Harmattan, Paris, 1989.
Altieri Miguel A., Agroecology : The Science of Sustainable Agriculture,
Westview Press, New York, 1995.
Astruc Lionel et Cécile Cros, Manger local – S’approvisionner et produire
ensemble, Actes Sud, Arles, 2011.
Aubert Claude, L’Agriculture biologique, Le courrier du livre, Paris, 1970.
– , Onze questions-clés sur l’agriculture, l’alimentation, la santé, le tiers-
monde, Terre Vivante, Mens, 1983.
– , Une autre assiette – Une assiette qui protège notre santé et celle de la
planète, Le courrier du livre, Paris, 2009 (édition augmentée – première
édition : 1979).
Bourguignon Claude, Le Sol, la terre et les champs, Sang de la Terre, Paris,
2002.
Caplat Jacques, Cultivons les alternatives aux pesticides, Le passager
clandestin / Cédis, coll. “Les pratiques”, Congé-sur-Orne, 2011.
Carson Rachel, Printemps silencieux, Wildproject, Paris, 2009 (première
édition : 1962).
Ceballos Lilian et Guy Kastler, OGM, sécurité, santé – Ce que la science
révèle et qu’on ne nous dit pas, Nature & Progrès Editions, Uzès, 2004.
Ceballos Lilian, PGM insecticides : évaluation de l’impact sur les insectes
auxiliaires, Rés’OGM Info, Lyon, 2008.
Cogneaux Christian et Bernard Gambier, Plantes des haies champêtres,
Rouergue, Rodez, 2009.
Desbrosses Philippe, Le Krach alimentaire – Nous redeviendrons paysans,
Le Rocher, Monaco, 1987.
Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.
Despret Vinciane et Jocelyne Porcher, Etre bête, Actes Sud, Arles, 2007.
Ducerf Gérard, L’Encyclopédie des plantes bio-indicatrices alimentaires et
médicinales : guide de diagnostic des sols, 2 vol., Promonature, Briant,
2005.
Dufumier Marc, Les Projets de développement agricole – Manuel
d’expertise, Karthala, Paris, 1996.
– , Agricultures et paysanneries des tiers mondes, Karthala, Paris, 2004.
Dumont René et Marie-France Mottin, L’Afrique étranglée, Seuil, Paris,
1980.
Dupraz Christian et Fabien Liagre, Agroforesterie, des arbres et des
cultures, France agricole, Paris, 2008.
Fukuoka Masanobu, La Révolution d’un seul brin de paille, Guy Trédaniel
éditeur, Paris, 2000 (première édition : 1975).
Fleury Philippe et RMT DevAB (Réseau mixte technologique pour le
développement de l’agriculture biologique), Agriculture biologique et
environnement, des enjeux convergents, Educagri Editions / ACTA
Publications, Dijon, 2011.
Gendarme René, La Pauvreté des nations, Cujas, Paris, 1963.
Grall Jacques et Bertrand Roger Lévy, La Guerre des semences – Quelles
moissons, quelles sociétés ?, Fayard, Paris, 1985.
Gouget Corinne, Additifs alimentaires – Le Guide indispensable pour ne
plus vous empoisonner, Chariot d’Or, Saint-Chef, 2006.
Guichaoua André et Yves Goussault, Sciences sociales et développement,
Armand Colin, Paris, 1993.
Hallé Francis, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, Arles, 2011.
Howard (sir) Albert, Testament agricole (pour une agriculture naturelle),
Dangles, Escalquens, 2010 (première édition : 1940).
Lamine Claire et Stéphane Bellon (coordination), Transitions vers
l’agriculture biologique – Pratiques et accompagnements pour des
systèmes innovants, Quæ, Versailles, 2009.
Lewontin Richard C., La Triple Hélice : les gènes, l’organisme,
l’environnement, Seuil, Paris, 2003.
Mollison Bill et David Holmgren, Permaculture 1, Editions Equilibres
d’aujourd’hui, Flers, 1990 (édition originale : 1978).
Nicolino Fabrice et François Veillerette, Pesticides – Révélations sur un
scandale français, Fayard, Paris, 2007.
Pérez-Vitoria Silvia, Les paysans sont de retour, Actes Sud, Arles, 2005.
Perucca Fabien et Gérard Pouradier, Des poubelles dans nos assiettes,
Albin Michel, Paris, 1996.
Pfeiffer Ehrenfried, La Fécondité de la terre, Triades, Laboissière-en-
Thelle, 1975 (première édition : 1937).
Pieri Christian et al., Savanes d’Afrique, terres fertiles ?, ministère de la
Coopération et du Développement / CIRAD, Paris, 1991.
Pisani Edgard et Groupe de Seillac, Pour une agriculture marchande et
ménagère, éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 1994.
Poincaré Henri, La Science et l’Hypothèse, coll. “Champs”, Flammarion,
Paris, 1968 (première édition : 1902).
Porcher Jocelyne, Cochons d’or, l’industrie porcine en questions, Quae,
Versailles, 2010.
Pousset Joseph, Conversion à l’agriculture biologique, Editions Nature &
Progrès, Uzès, 1982.
Pradervand Pierre, Une Afrique en marche – La révolution silencieuse des
paysans africains, Plon, Paris, 1989.
Prieur Michel et al., L’Agriculture biologique, une agriculture durable ?,
Presses universitaires de Limoges, 1996.
Quiquandon Henry, 12 balles pour un véto, Editions Agriculture et Vie,
3 vol., 1974, 1978 et 1979.
Rabhi Pierre, Parole de terre : une initiation africaine, Albin Michel, Paris,
1996.
– , L’Offrande au crépuscule, L’Harmattan, Paris, 2001.
Rémésy Christian, L’Alimentation durable pour la santé de l’homme et de
la planète, Odile Jacob, Paris, 2010.
Robin Marie-Monique, Le Monde selon Monsanto : de la dioxine aux OGM,
une multinationale qui vous veut du bien, La Découverte / Arte, coll.
“Cahiers libres”, Issy-les-Moulineaux / Paris, 2008.
Rosnay (de) Joël, Le Macroscope, Seuil, Paris, 1975.
Rusch Hans-Peter, La Fécondité du sol – Pour une conception biologique
de l’agriculture, Le courrier du livre, Paris, 1972.
Silguy (de) Catherine, L’Agriculture biologique, coll. “Que sais-je ?”, PUF,
Paris, 1991.
Solana Pascale, La Bio – De la terre à l’assiette, Sang de la Terre, Paris,
1999.
Solana Pascale et Nicolas Leser, Passions bio – Des produits, des hommes,
des savoir-faire, Aubanel, Paris, 2006.
Soltner Dominique, L’Arbre et la Haie – Pour la production agricole, pour
l’équilibre écologique et le cadre de vie rurale, coll. “Sciences et
Techniques agricoles”, Le Terreau, Aspet, 1973.
– , Guide du nouveau jardinage – Sans travail du sol, sur couvertures et
composts végétaux, coll. “Sciences et Techniques agricoles”, Le Terreau,
Aspet, 2009.
Toussaint Hugues, Manger bio, c’est bien si…, Vuibert pratique, Paris,
2010.
Veillerette François, Pesticides – Le piège se referme, Terre Vivante, Mens,
2002.
Vié Jean-Christophe, Le jour où l’abeille disparaîtra, Arthaud, Paris, 2008.
Ziegler Jean, Destruction massive : géopolitique de la faim, Seuil, Paris,
2011.

Brochures

Agir pour l’Environnement, Actes du colloque du 9 décembre 2010 “Une


autre agriculture pour la biodiversité”, éd. APE, avril 2011.
Agrisud, L’Agroécologie en pratiques, Guide édition 2010.
Badgley Catherine et al., Organic Agriculture and the Global Food Supply,
Renewable Agriculture and Food Systems, Cambridge University Press,
2007.
Caplat Jacques (coordination), La biodiversité, ça se cultive aussi, éd. Agir
pour l’Environnement, 2010.
Caplat Jacques et Aude Vidal (coordination), “L’Agriculture au cœur du
projet écologiste”, EcoRev’, no 35, 2010.
BEDE (biodiversité, échanges et diffusion d’expériences), Semences et droits
paysans, éd. BEDE/RSP, 2009.
Groupe de la Bussière (coordination : Xavier Poux), Agriculture,
environnement et territoires : quatre scénarios à l’horizon 2025,
Documentation française, 2006.
IPD (Institut panafricain pour le développement), Comprendre une économie
rurale, L’Harmattan, 1981.
Réseau Semences Paysannes, Cultivons la biodiversité : les semences
paysannes en réseau, éd. RSP, 2010.
SABD (syndicat d’agriculture bio-dynamique), L’Agriculture biodynamique :
l’autre culture, éd. SABD, 1996.

Rapports
Agence Bio, L’Agriculture biologique – Chiffres-clés, éditions 2009,
2010 et 2011.
Agence française de sécurité sanitaire des aliments, Evaluation
nutritionnelle et sanitaire des aliments issus de l’agriculture biologique,
2003.
Aubry-Damon et al., Résistance élevée aux antibiotiques des bactéries
commensales isolées chez les éleveurs de porcs, INSERM-MSA, 2001.
Benoit Marc et al., Agriculture biologique et qualité des eaux : depuis des
observations et enquêtes à des tentatives de modélisation en situation de
polyculture-élevage, INRA (Mirecourt), 2003.
Bommelaer Olivier et Jérémy Devaux, Coûts des principales pollutions
agricoles de l’eau – Etudes et documents, no 52, service de l’économie,
de l’évaluation et de l’intégration du développement durable (SEEIDD) du
Commissariat général au développement durable (CGDD),
septembre 2011.
Caplat Jacques, Diagnostic de développement de la région de Perma (Nord-
Bénin), ENITAC, 1994.
– , Les Conversions vers l’agriculture biologique : comprendre les causes
du ralentissement et proposer des dispositifs adaptés, FNAB / ministère de
l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche et des Affaires rurales,
2003.
– , Mise en place et analyse d’une collecte de données
agroenvironnementales sur les pratiques de l’agriculture biologique,
ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement
durables / FNAB, octobre 2006.
– , Déconversions ou décertifications ? – 1re approche d’un phénomène
limité : le désengagement d’exploitations converties à l’agriculture
biologique lors des CTE, FNAB / CNASEA, 2007.
De Schutter Olivier, Agroécologie et droit à l’alimentation, Conseil des
droits de l’homme de l’ONU, 2011.
Fliessbach A., Mäder P., Pfiffner L., Dubois D., et L. Günst, Résultats
de 21 ans d’essai DOC, FiBL, 2001.
FNAB (Fédération nationale d’agriculture biologique) et al., L’Agriculture
biologique : un outil efficace et économe pour protéger les ressources en
eau, dossier pédagogique, FNAB / ITAB / GABNOR / FRAB-CA / ministère de
l’Agriculture et de la Pêche, 2008.
Girardin P. et C. Bockstaller, Les Indicateurs agroécologiques, INRA
(Colmar), 2000.
Halberg Niels et al., Global Development of Organic Agriculture :
Challenges and Prospects, DARCOF, avril 2006.
Hepperly P., Seidel R., Pimentel D., Hanson J. et D. Douds, Organic
Farming Enhances Soil Carbon and its Benefits in Soil Carbon
Sequestration Policy, Rodale Institute, 2005.
IFEN (Institut français de l’environnement), L’Environnement en France,
synthèse 2006.
Peterson C., Drinkwater L. et P. Wagoner, The Rodale Institute Farming
Systems Trial – The first 15 years, The Rodale Institute, 1999.
Pew Environmental Health Commission, Healthy from the Start – Why
America needs a better system to track and understand birth defects and
the environnement, John Hopkins School of Public Health, 1999.
Serès C. et M. Graeff, Rapport fermes ressources 2005 : consommations
énergétiques et nouvelle réforme de la PAC en agriculture biologique, Bio
d’Aquitaine, 2006.
SETRABIO / DGAL, Etude des teneurs en résidus de pesticides dans les
produits biologiques bruts et transformés, 2000.
Soil Association, The Nutritional Benefits of Organic Milk – A Review of
the Evidence, Bristol, 2007.
Soil Association, Soil Carbon and Organic Farming, 2009.
SOLAGRO / ADEME, Synthèse 2006 des bilans PLANETE, 2007.
UNEP (United-Nation Environmental Program – programme des Nations
unies pour l’environnement), Organic Agriculture and Food Security in
Africa, oct. 2008.
Vilain Lionel, De l’exploitation agricole à l’agriculture durable – Aide
méthodologique à la mise en place de systèmes agricoles durables, éd.
Educagri, La Bergerie nationale, 1999.

Articles

Anandkumar S., “Organic Rice Yield Twice National Average : Case of an


Indian Farmer’s Success Story”, in International Conference on Organic
Agriculture and Food Security, FAO, 2007.
Arnold et al., “Synergistic Activation of Estrogen Receptor with
Combinations of Environmental Chemicals”, in Science, 272, p. 1489-
1492.
Aubert Claude, “Stocker du carbone dans le sol, un enjeu majeur”, in
“L’agriculture au cœur du projet écologiste”, in EcoRev’, no 35,
juillet 2010.
Benbrook C., “Breaking the Mold – Impacts of Organic and Conventional
Farming Systems on Mycotoxins in Food and Livestock Feed”, in State
of Science Review The Organic Center, 2005.
Birzele B. et al., “Epidemiology of Fusarium Infection and Deoxynivalenol
Content in Winter Wheat in the Rhineland, Germany”, in European
Journal of Plant Pathology, no 108, p. 667-673, 2002.
Bochu J.-L., “Consommation et efficacité énergétique de différents
systèmes de production agricole avec la méthodologie PLANETE”, in
Fourrage, 2006, p. 165-177.
Caplat Jacques, “La ferme de l’abbaye de la Pierre qui Vire : 30 ans
d’agriculture biologique dans le Morvan”, in Alter Agri, no 38,
décembre 1999.
– , “Bangladesh : face aux dégâts de la « révolution verte », l’agriculture
biologique devient incontournable”, in Fnab-Info, no 68, p. 9-10,
septembre 2003.
– , “Agroécologie, la nouvelle agriculture miracle ?”, in L’An 02, no 1,
p. 18, hiver 2011-2012.
Chable Véronique, “La sélection participative pour les agricultures
biologiques et paysannes : une coévolution des hommes et des plantes”,
in Dynamique des savoirs, dynamique des changements, éd. Octarès,
p. 73-92, 2009.
Dufumier Marc, “Résoudre la question alimentaire dans le « Sud »”, in
EcoRev’, no 35, été 2010.
Ewen S.W.B. et A. Pustzaï, “Effects of Diets Containing Genetically
Modified Potatoes Expressing Galanthus Nivalis Lectin on Rat Small
Intestine”, in The Lancet, 354, 1353-1354, 1999.
Fontana A. et al., “Incidence Rates of Lymphomas and Environmental
Measurements of Phenoxy Herbicides : Ecological analysis and case-
control study”, in Archives of Environmental Health, 53-6, p. 384-387,
1998.
Gilchrist Mary J., Greko Christina, Wallinga David B., Beran George W.,
Riley David G. et Peter S. Thorne, “The Potential Role of CAFOs in
Infectious Disease Epidemics and Antibiotic Resistance”, in
Environmental Health Perspectives, 14 novembre 2006.
Girardin P., “Méthodes françaises d’évaluation environnementale des
exploitations agricoles”, in Forum ITADA, 2001.
Greenlee Ane R, Arbuckle Tye E. et Chyou Po-Huang, “Risk Factors for
Female Infertility in an Agricultural Region”, in Epidemiology, 14,
p. 429-436, 2003.
Grimalt J.O. et al., “Risk Excess of Soft Tissue Sarcoma and Thyroïd
Cancer in a Community Exposed to Airborne Organochlorinated
Compound Mixtures with a High Hexa-chlorobenzene Content”, in
International Journal of Cancer, 56-2, p. 200-203, 1994.
Guillette Elizabeth A., Meza María Mercedes, Aquilar Maria Guadalupe,
Soto Alma Delia et Idalia Enedina Garcia, “An Anthropological
Approach to the Evaluation of Preschool Children Exposed to Pesticides
in Mexico”, in Environmental Health Perspectives, 106, p. 347-353,
1998.
Gunier R.B., Ward M.H., Airola M., Bell E.M., Colt J. et M. Nishioka, et
al., “Determinants of Agricultural Pesticide Concentrations in Carpet
Dust”, in Environmental Health Perspectives, 2011.
Hall Kevin D., Guo Juen, Dore Michael et Carson C. Chow, “The
Progressive Increase of Food Waste in America and Its Environmental
Impact”, in PLOS One, 25 novembre 2009.
Halweil Brian, “L’agriculture biologique peut-elle nous nourrir tous ?”, in
L’Etat de la planète, no 27, World Watch Institute, mai-juin 2006.
Hole D.G. et al., “Does Organic Farming Benefit Biodiversity ?”, in
Biological Conservation, 122, p. 113-130, 2005.
Hovi M., Sundrum A. et S.M. Thamsbor, “Animal Health and Welfare in
Organic Livestock Production in Europe : Current state and future
challenges”, in Livestock Production Science, 80, p. 41-53, 2003.
Jishnu L., Pallavi A. et S. Bera, “Saving Rice”, in Down to Earth – Science
and Environment, décembre 2010.
Kastler Guy, “Porte ouverte au biopiratage”, in Le Monde diplomatique,
avril 2006.
Kay Elisabeth et al., revue Applied and Environmental Microbiology,
juillet 2002.
Keetles M.A et al., “Triazine Herbicide Exposure and Breast Cancer
Incidence. An ecologic study of Kentucky counties”, in Environmental
Health Perspectives, 105-11, p. 1222-1227, 1997.
Leclerc Blaise et al., “25 ans en non labour – Préserver le sol et réduire le
temps de travail”, in Alter Agri, no 82, mars-avril 2007.
Le Guyader Hervé, “Qu’est-ce qu’un gène ?”, in Le Courrier de
l’environnement de l’INRA, no 44, octobre 2001.
Lewin R., “Parkinson’s Disease : an Environmental Cause ?”, in Science,
229, p. 257-258, 1985.
Lu Chensheng, Toepel Kathryn, Irish Rene, Fenske Richard A., Barr Dana
B. et Roberto Bravo, “Organic Diets Significantly Lower Children
Dietary Exposure to Organophosphorus Pesticides”, in Environmental
Health Perspectives, 114-2, p. 260-263, 2006.
Malatesta M. et al., “Reversibility of Hepatocyte Nuclear Modifications in
Mice Fed on Genetically Modified Soybean”, in European Journal of
Histochemistry, 49-3, p. 237-242, juillet-septembre 2005.
Merlet Michel, “Les phénomènes d’appropriation à grande échelle des
terres agricoles dans les pays du Sud et de l’Est”, in Etudes foncières,
no 142, novembre-décembre 2009.
Multigner Luc et Alejandro Oliva, “In Human Reproduction”, in
Publication de la Société européenne de reproduction humaine et
d’embryologie, vol. 16, p. 1768, août 2001.
Netherwood T. et al., “Assessing the Survival of Transgenic Plant DNA in
the Human Gastrointestinal Tract”, in Nature Biotechnology, 22-2,
p. 204-209, février 2004.
Pedersen H.L. et M. Bertelsen, “Alleyway Groundcover Management and
Scab Resistant Apple Varieties”, in ECO-FRU-VIT, 10th International
Conference on Cultivation Technique and Phytopathological Problems in
Organic Fruit-Growing and Viticulture, p. 19-21, 2002.
Pimentel David, Hepperly Paul, Hanson James, Douds David et Rita Seidel,
“Environmental, Energetic, and Economic Comparisons of Organic and
Conventional Farming Systems”, in BioScience, 55, juillet 2005, p. 573-
582.
Pines et al., “Some Organochlorine Insecticides and Polychlorinated
Biphenyl Blood Residues in Infertile Males in the General Israeli
Population of the Middle 1980’s”, in Archives of Environmental
Contamination and Toxicology, 16, p. 587-597, 1987.
Pointereau Philippe et Frédéric Coulon, “Abandon et artificialisation des
terres agricoles”, in Courrier de l’environnement de l’INRA, no 57,
juillet 2009.
Pretty Jules et al., “Resource-Conserving Agriculture Increases Yields in
Developing Countries”, in Environmental Science and Technology, vol.
40, no 4, p. 1114-1119, 2006.
Pretty Jules, “Lessons from Certified and non-Certified Organic Projects in
Developing Countries”, in Organic Agriculture, Environment and Food
Security, FAO, p. 139-162, 2002.
Rousseau M., “Est-ce que la bio consomme moins d’énergie que le
conventionnel ?”, in SymBIOse, no 103, 2006.
Séralini Gilles-Eric et al., “New Analysis of a Rat Feeding Study with a
Genetically Modified Maize Reveals Signs of Hepatorenal Toxicity”, in
Archives of Environmental Contamination and Toxicology, 52, p. 596-
602, 2007.
Van Maele-Fabry G. et J. Willems, “Prostate Cancer among Pesticide
Applicators : A meta-analysis”, in International Archives of
Occupational and Environmental Health, 77, p. 559-570, 2004.
Vecchio L. et al., “Transcription and Metabolism in Testis of Mice Fed on
GM Soybean”, in 46e symposium d’histochimie, Prague, septembre 2004.
Winter C.K. et S.F. Davis, “Organic Foods”, in Journal of Food Science,
vol. 71, no 9, p. 117-124, 2006.
Zhu Youyong, “Genetic Diversity for Rice Disease Sustainable Control”, on
The Holeung Ho Lee foundation, 2004.
Zhu Youyong et al., “Genetic Diversity and Disease Control in Rice”, in
Nature, 406, p. 718-722, 2000.
REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier tous les agriculteurs et agricultrices de Bourgogne et du


reste de la France qui m’ont formé au fil des années aux techniques et aux
principes de la bio ; ainsi que les administrateurs et toute l’équipe salariée
de la FNAB, dont la richesse intellectuelle et humaine m’a durablement
nourri.
J’exprime également ma gratitude à celles et ceux qui ont bien voulu
relire et commenter tout ou partie de ce livre, et en particulier à Marianne
Fouchet (techniques, maraîchage, relecture globale), Hubert Hiron
(techniques, soins vétérinaires), Shah-Dia Rayan (composition globale),
Pierre-Olivier Cheptou (génétique), Claire Touret (filières économiques) et
Juliette Leroux (réglementation).
Je ne peux pas omettre de saluer nommément les agriculteurs et
agronomes dont l’action, la parole ou les écrits m’ont directement ou
indirectement stimulé : outre mes relectrices-relecteurs et mon père Gérard,
je pense à Pierre Delobbe, Emmanuelle Latouche, Dominique Vérot, Guy
Kastler, Bertrand Lassaigne, François Delmond, Nicolas Supiot, Jean-Pierre
Lebrun, François de Ravignan, Claude Aubert, Marc Dufumier, Pierre
Rabhi, Philippe Desbrosses, Alain Canet, Jérôme Goust, Gérard L’Homme,
Jean-François Mamdy, Michel Delay…
Je remercie enfin tous ceux que j’ai oublié de citer et qui me le
pardonnent.
Sommaire

Couverture

Le point de vue des éditeurs

DOMAINE DU POSSIBLE

L'agriculture biologique pour nourrir l'humanité

PRÉFACE

INTRODUCTION

I - QU’EST-CE QUE L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE ?

1. La bio ou le bio

De l’agriculture au produit

L’agriculture biologique

Et l’agriculture conventionnelle ?

Une démarche agricole respectueuse de l’environnement

De Rudolf Steiner à sir Albert Howard : des bases conceptuelles

Les années 1960 et 1970 : la mise en œuvre concrète d’une autre agriculture

Les années 1980 et 1990 : reconnaissance et harmonisation européenne

2. Une agriculture “traditionnelle” ?

Le “bon sens paysan” ?

De vieilles techniques ?

Une agriculture à faibles rendements ?

Une agriculture autarcique et vivrière ?

Techniques subies ou techniques choisies ?

Un rêve de néoruraux ?
3. Respect des équilibres et approche globale

Des équilibres écologiques

Des équilibres sociaux et humanistes

Une dimension économique

Observation et innovation

Une approche globale (systémique)

Alimentation et santé chez les jeunes bovins

Haies et limaces

Alimentation des vaches laitières

4. Le sol, les plantes, les animaux : les grands principes de la bio

La fertilisation organique, base de l’agriculture biologique

L’humus et le compost

L’équilibre entre le sol et la plante en agriculture biologique

L’équilibre fragilisé de l’agriculture conventionnelle

Les différentes fonctions racinaires

L’importance de l’équilibre sol-plante

L’équilibre du sol lui-même

Des compléments finement dosés

La végétation, témoin des équilibres ou déséquilibres d’un sol

A l’échelle de la parcelle : les cultures associées

La rotation des cultures

Les traitements des végétaux : un usage très restreint

Les soins aux animaux : l’importance de la prévention

Gilles Lemée, un élevage à taille humaine

Un préalable déterminant : la prévention et l’observation

Phytothérapie, huiles essentielles, homéopathie : des outils souvent suffisants

En dernier recours, des soins allopathiques sont possibles


Maîtriser une maladie plutôt que l’éradiquer

5. L’autonomie n’est pas l’autarcie

Un système ouvert

Sortir de la spirale de la dépendance

Etre maître de ses choix

6. Agriculture biologique, agriculture biodynamique, agroécologie

Agriculture biodynamique

Un courant historique

Des pratiques spécifiques

Des techniques surprenantes… pour des résultats qui ne le sont pas moins

Agroécologie (ou agro-écologie) : un terme polysémique

Agriculture biologique

Une définition mondiale

Une démarche diversifiée

Des expérimentations complémentaires : permaculture, agroforesterie…

Le travail sans labour et l’agriculture de conservation

Les arbres et leurs rameaux

La permaculture

7. Des réglementations précises, un contrôle rigoureux

La nécessité d’harmoniser et de codifier les pratiques

Les règles de base

A l’origine : une réglementation ascendante et participative

Des règles internationales

Le cadre réglementaire européen et français

Un règlement européen

Un contrôle par tiers : les organismes certificateurs

Des importations régulées : les équivalences


Des distorsions de concurrence ?

Un logo français facultatif

Des marques associatives

Des risques et une richesse

8. Des produits plus sains ?

Qu’est-ce qu’un aliment sain ?

Des aliments (presque) exempts de résidus de pesticides

Les constats d’analyses

Une très faible présence possible dans les aliments biologiques

Faut-il éviter les pesticides ?

Les méthodes de conservation des aliments

Et les additifs alimentaires ?

Les produits biologiques se conservent-ils moins bien ?

La controverse sur les mycotoxines

Des aliments plus équilibrés ?

Une synthèse soumise à caution

Le taux de matière sèche

Les vitamines et oligoéléments

Les acides gras

Les antioxydants

Des résultats partiels et discutés

La santé de l’environnement… et de ceux qui y vivent

L’impact de l’agriculture biologique sur l’environnement

Le rôle de l’environnement dans la santé humaine

Limiter la “course à la résistance”

9. Les agriculteurs bio utilisent-ils des techniques “farfelues” ?

L’utilisation du calendrier lunaire et planétaire


Les stades de la révolution lunaire

Une évidence physique

Le rôle des planètes

L’homéopathie : un univers de malentendus

Quelques erreurs fréquentes

Un effet placebo ou la transmission d’une information ?

Et si l’effet placebo démontrait justement la vraisemblance de l’homéopathie ?

Les préparations naturelles peu préoccupantes (PNPP)

Des produits ayant fait leurs preuves

Des procédures d’évaluation inadaptées voire paradoxales

Des présupposés culturels obstinés

10. Les acteurs de la bio en France

L’agriculture concerne tous les citoyens

Des organisations agricoles

Les groupements d’agriculture biologique (GAB)

Les autres acteurs agricoles impliqués dans la bio

Les autres acteurs nationaux

Les transformateurs et distributeurs de produits bio

Les acteurs institutionnels

Les associations

11. L’agriculture biologique dans le monde

Aperçu général

Une répartition contrastée

Des grands domaines et des petites fermes familiales

Une prédominance des prairies

Une agriculture destinée à différents marchés

Une agriculture minoritaire… mais en forte croissance


Des statistiques incomplètes

Des taux de croissance parfois considérables

La situation en Europe

L’avance germanique

Un objectif environnemental

Des pays en forte croissance

L’agriculture biologique en France : un retard considérable… en voie de rattrapage ?

II - L’ENVIRONNEMENT, UNE PRÉOCCUPATION MAJEURE

1. Un enjeu crucial pour l’agriculture

Dégrader l’environnement, une fatalité ?

L’obsession de la productivité et de la chimie

Les pollutions agricoles ne sont pas une fatalité !

L’environnement est un “facteur de production” précieux

La responsabilité de notre génération

La pollution et le gaspillage de l’eau

Une réalité indiscutable

Un coût pour la collectivité… et un inquiétant retard français

L’inefficacité des programmes régionaux

L’irrigation

La perte de biodiversité

Un patrimoine exceptionnel

Un rythme de disparition dramatique

La responsabilité de l’agriculture

Les pesticides, conçus pour tuer

Le cas des pollinisateurs

Le rôle des médicaments chimiques

Réduction des “surfaces de régulation écologique”


La baisse de la biodiversité cultivée

Des consommations énergétiques aberrantes

Un impact sanitaire systémique

Les agriculteurs, premières victimes

Des perturbateurs endocriniens aux conséquences gravissimes

Des effets neurotoxiques

Affaiblissement du système immunitaire

Pesticides et cancers

Effet cocktail ou effets de synergie

Une présence massive dans les repas non bio

2. La bio, une excellence environnementale

Des références indiscutables

Des travaux de longue haleine

Des études thématiques

Des études synthétiques

Des effets directs

Effets directs sur la qualité de l’eau

Effets directs sur la biodiversité

Un effet direct sur la consommation d’énergie

Des effets indirects mais très sensibles

Effets indirects sur l’eau et la biodiversité

Consommations énergétiques

Des domaines plus complexes et des marges de progrès

Une forte baisse des pesticides… malgré quelques cas particuliers

Le cas du cuivre : un “problème” exagéré

Consommation d’eau

La gestion de l’azote
Une diversité de situations

3. L’agriculture biologique face au dérèglement climatique

L’agriculture, victime ou source de l’effet de serre ?

L’activité agricole est menacée par les dérèglements climatiques…

… mais elle contribue à l’augmentation de l’effet de serre

Des incertitudes

L’agriculture biologique réduit les émissions de gaz à effet de serre

Non-utilisation d’engrais de synthèse

Le cas de l’élevage : nécessité d’une approche globale

La question des tracteurs

L’agriculture biologique améliore la structure des sols

Séquestration de carbone

Résilience

Des marges de progrès

Les serres chauffées

Le transport des produits agricoles

4. Pourquoi les bio refusent-ils les OGM ?

Qu’est-ce qu’un OGM ?

Gène ou fragment d’ADN ?

Comment fabrique-t-on une plante OGM ?

Les OGM présentent des risques sanitaires et environnementaux

Les recombinaisons bactériennes : une bombe à retardement

La structure spatiale des protéines et le potentiel allergène

La modification du métabolisme digestif et de la physiologie animale

La dissémination dans l’environnement : banalisation des caractères de résistance

La dépendance des paysans vis-à-vis des multinationales

Les OGM sont inutiles


Une solution pour les pays tropicaux ?

Une diminution des doses de pesticides ?

L’agriculture biologique : une agriculture sans OGM ?

5. Semences standard, semences paysannes, semences biologiques

Des semences “standard” à l’agriculture chimique

De quoi parle-t-on ?

Variétés dites “améliorées” ou “standard”

Hybride… ou hybride F1 ?

OGM

Semences fermières

Semences paysannes

Sélection ou multiplication ?

Première étape : la sélection

Deuxième étape : la multiplication

Et les semences biologiques ?

Des semences multipliées en bio

Une sélection biologique ?

Des conditions d’inscription inadaptées

6. Le lien au territoire : un intérêt autant social et agronomique qu’énergétique

Une agriculture sans territoire ?

L’exemple de l’élevage bovin

Les élevages de porcs et de volailles

Et les productions végétales ?

Des conséquences écologiques parfois dramatiques

Intérêts d’une relocalisation de l’agriculture

Produire en fonction du milieu

Eviter ou réduire la spécialisation régionale


Adopter une logique “horizontale”

S’inscrire dans le territoire, renouer le lien entre agriculteurs et citoyens

Reconnaître les savoirs ruraux et paysans

7. Un agriculteur bio n’est-il pas “pollué” par ses voisins ou par la pluie ?

Confusion entre “bio” et “pureté naturelle”

Une agriculture “naturelle” ?

Des aliments “sans résidus chimiques” ?

Y croire ou pas

Pollution résiduelle et rôle environnemental de la bio

Les pollutions agricoles de voisinage

Les pollutions industrielles, la pluie et le brouillard

III - UNE AGRICULTURE PERFORMANTE ET INTENSIVE

1. De faibles rendements ?

Il n’existe pas de modèle agricole type

La chimère d’une évolution linéaire

Un contexte précis… et non généralisable

Le monde a changé… et ne se résume pas aux milieux tempérés

L’agriculture chimique occidentale : des rendements en trompe-l’œil

Qu’est-ce que le rendement ?

L’apport de nutriments n’est pas proportionnel au poids brut

Quel est le bilan énergétique des différentes agricultures ?

Intensivité et productivité

Les rendements de l’agriculture conventionnelle n’ont pas d’avenir

L’agriculture biologique : des rendements en constante augmentation

Quels rendements en bio ?

L’agriculture biologique peut être intensive

La disponibilité en éléments minéraux


Des rendements bio “occidentaux” qui ne cessent de s’améliorer

Des rendements bio “tropicaux” qui dépassent déjà les rendements conventionnels

2. Une démarche adaptée aux milieux tropicaux

L’agriculture chimique est inadaptée aux milieux tropicaux

Des sols fragiles

Des conditions climatiques instables

Le développement ne peut être qu’endogène

Pourquoi des communautés rurales tropicales choisissent l’agriculture biologique

L’exemple de Mahanpur : les dégâts de la “révolution verte”

Mahanpur en bio – ou comment optimiser les ressources locales

L’importance des cultures associées

L’agriculture biologique est plurielle

Monocultures clonales ou cultures associées ?

L’agriculture biologique : une évidence pour les syndicalistes paysans tropicaux

3. Quelles sont les causes de la faim dans le monde ?

Des idées reçues à tempérer

Un constat indiscutable

Un déficit alimentaire mondial ?

L’hypocrisie des Etats dans la gestion réelle des priorités foncières

Les dégâts de l’aide alimentaire

Les causes réelles de la sous-nutrition

La pauvreté, conséquence de la surmécanisation et de l’accaparement foncier

Les cours mondiaux des denrées alimentaires : une abstraction aberrante

Spéculation et paupérisation : le paradoxe des crises alimentaires récentes

L’impossible structuration des filières locales ?

L’essor de l’élevage industriel : une bombe alimentaire

La question démographique
“Révolution verte” ou agriculture biologique ?

Un double écueil à éviter

Les contresens de la prétendue “révolution verte”

Le potentiel de l’agriculture biologique

4. L’agriculture biologique peut être généralisée

Des études prospectives concluantes : la bio peut nourrir neuf milliards d’humains… voire
davantage

La conversion bio augmente les rendements en milieux non tempérés

L’agriculture biologique pourrait permettre une abondance alimentaire

L’agriculture biologique peut nourrir l’humanité, mais le problème de la faim reste


politique et économique

A l’échelle française : la généralisation de l’agriculture biologique serait bénéfique pour


l’emploi et le revenu agricole, les paysages et la qualité de l’alimentation

Choisir la bio à grande échelle : l’exemple du Kerala (Inde)

Un plan volontariste

Ajustement et confirmation des objectifs

L’agriculture biologique comme projet vivrier, environnemental et économique

5. Sécurité alimentaire : les atouts de l’agriculture biologique

Disponibilité alimentaire

Accès à la nourriture

Stabilité, résilience, pérennité environnementale

Qualité de l’alimentation

IV - ET DEMAIN ?

1. L’agriculture biologique coûte-t-elle réellement plus cher ?

Le prix d’un aliment n’est pas son coût de production !

Une politique agricole commune totalement déséquilibrée

L’agriculture conventionnelle est davantage subventionnée

Les coûts de production et de commercialisation


Le financement caché des pollutions agricoles – et le coût du traitement de l’eau potable

La valeur nutritive n’est pas proportionnelle au poids

2. Un développement discontinu : des “effets de seuil” inévitables

Une confusion fréquente entre “demande” et “consommation”

La disponibilité en produits biologiques n’est pas uniforme

Le paradoxe du sablier

Des filières qui progressent par paliers

Effets de seuils et régulations nécessaires

Mutualisation et contractualisation : un jeu “gagnant gagnant”

3. Filières courtes, commerce équitable, quels circuits pour les produits biologiques ?

Circuits courts ou filières locales ?

Les circuits courts permettent une meilleure autonomie… et l’équité financière

Les filières de proximité permettent un lien avec les consommateurs et le territoire

Une plus grande capacité d’adaptation et d’évolution

Des entreprises spécialisées en bio… autant que possible

S’inscrire dans le monde réel

4. Le passage en bio : des étapes successives, une démarche permanente

La conversion vers l’agriculture biologique

Des techniques ni plus ni moins difficiles que d’autres

Une acquisition progressive

Un exemple d’évolution : la ferme de Bertrand Lassaigne

Le cas des semences

Des antichambres de la bio ?

Une transition de plus en plus délicate

L’accompagnement des conversions… et des installations

Des agriculteurs en marche… vers un horizon toujours motivant

5. Des impasses techniques ou des marges de progrès ?


Apprendre à changer de regard… et d’outils

Des déséquilibres constitutifs

L’agroforesterie pour tendre vers des cultures associées tempérées ?

Des moyens de recherche insuffisants

6. Des conversions massives parfois plus faciles que des conversions isolées

La diversification d’un territoire

Surmonter la dispersion des parcelles agricoles

La protection de bassins d’alimentation de captage d’eau potable

Le coût de la main-d’œuvre

CONCLUSION : UNE NOUVELLE RÉVOLUTION AGRICOLE ?

Un malentendu déterminant : la bio n’est pas l’absence de produits chimiques de synthèse

Il n’est plus l’heure de faire l’autruche

L’agriculture biologique offre des solutions pérennes

Quelle échelle de valeurs ?

Une nouvelle révolution agricole ?

ANNEXE 1 : GLOSSAIRE

ANNEXE 2 : LA CHARTE DE LA BIO

Charte éthique de l’agriculture biologique

I – Objectifs écologiques

II – Objectifs sociaux et humanistes

III – Objectifs économiques

ANNEXE 3 : ADRESSES UTILES

Organisations de l’agriculture biologique en France

Organismes et programmes internationaux

Formations et recherche en France

Ressources sur l’agriculture biologique (et les dangers des pesticides)

Autour de l’agriculture biologique et de ses variantes


LES GROUPEMENTS RÉGIONAUX D’AGRICULTURE BIOLOGIQUE

BIBLIOGRAPHIE

Brochures

Rapports

Articles

REMERCIEMENTS

Sommaire
OUVRAGE RÉALISÉ
PAR L’ATELIER GRAPHIQUE ACTES SUD

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage

Vous aimerez peut-être aussi