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ISBN 9782843033094

parution : 29 janvier 2021

1
CONTRE LA GENTRIFICATION
CONVOITISES ET RESISTANCES DANS LES QUARTIERS POPULAIRES

Mathieu Van Criekingen

La Dispute, Paris, 2021

Introduction ................................................................................................................. 4
Quartiers populaires anciens : la pression monte ...................................................... 5
« Renaissance » ou « ghetto » : sortir de l’impasse .................................................... 7
Repolitiser les questions urbaines............................................................................ 10
Penser à partir de Bruxelles ..................................................................................... 15
Derrière la vitrine de la « Capitale de l’Europe » ..................................................... 16
Un renouveau pour qui, contre qui ? ...................................................................... 18

Chapitre 1. La ville est une question politique ........................................................... 20


La substance politique des questions urbaines ........................................................ 22
Voies de dépolitisation............................................................................................ 24
Pourvu qu’elle soit durable, intelligente et créative ................................................. 26
Gentrification, de quoi parle-t-on ? ......................................................................... 29
De la controverse à la « déconstruction » ............................................................... 30
La gentrification peut-elle être positive ? ................................................................. 34
Domination sociale, pouvoir sur l’espace ............................................................... 36

Chapitre 2. Quand le capital revient en ville ............................................................. 38


La ville capitaliste, d’hier à aujourd’hui .................................................................. 39
Quand le sol de la ville devient marchandise .......................................................... 42
La ville des rentes, le retour .................................................................................... 44
Spéculation à la bruxelloise .................................................................................... 47
Il n’y a pas de gentrification sans action sociale collective ...................................... 49

2
Chapitre 3. Extension du domaine urbain des classes intermédiaires ......................... 52
Ranger le bobomètre............................................................................................... 54
Les classes intermédiaires, dominantes et dominées ................................................ 55
Désirs de centre-ville .............................................................................................. 57
Travail de gentrification .......................................................................................... 60

Chapitre 4. La gentrification est aussi une politique .................................................. 64


Penser et gérer la ville comme une entreprise ......................................................... 65
Des territoires compétitifs ! ..................................................................................... 68
Des classes moyennes ! De la mixité sociale ! ........................................................ 71
La gentrification comme stratégie collective ............................................................ 74
Une guerre de basse intensité ................................................................................. 77
« Si vous avez du cash ou des terrains, venez nous voir » ....................................... 78

Chapitre 5. Voir la gentrification d’en bas ................................................................. 83


Dépossessions, ou ce que la gentrification empêche ............................................... 86
Évincer ................................................................................................................ 87
Bloquer l’accès.................................................................................................... 89
Rendre inhabitable .............................................................................................. 91
Résistances, ou ce qui empêche la gentrification .................................................... 92
Résister en habitant ............................................................................................. 93
Centralités populaires .......................................................................................... 95

Chapitre 6. La gentrification est évitable ................................................................... 99


Quel est le contraire de la gentrification ? ............................................................. 101
Des politiques anti-gentrification ? ........................................................................ 103
Faire mentir la théorie ........................................................................................... 105

Conclusion. Quel droit à la ville ? ............................................................................ 108

Épilogue. .................................................................................................................. 111

Contre l’excellence urbaine, contre l’excellence universitaire ................................. 111

3
INTRODUCTION

La scène se passe à Bruxelles, à la mi-septembre. J’assiste à une conférence donnée par


un architecte-urbaniste de renom international chargé par le gouvernement bruxellois
d’élaborer une « vision » et une « démarche opérationnelle » pour le réaménagement
des quartiers situés de part et d’autre du canal qui traverse la ville par son centre. La
conférence a lieu dans un amphithéâtre de l’école de commerce attachée à l’université
où je travaille. Pendant un peu plus d’une heure, l’orateur fait défiler plans, photos et
esquisses donnant à voir le fruit de son travail. Les images qui rendent compte de la
situation existante de l’espace analysé évoquent tantôt la banalité, tantôt la grisaille,
tantôt l’abandon. Les évocations du futur envisagé, par contre, sont invariablement
ensoleillées, verdoyantes, presque souriantes. Dans son discours, l’orateur multiplie les
références à des thèmes tels que la qualité de la ville, la mixité des populations, la
diversité des fonctions ou encore l’ouverture des espaces. Un thème, en particulier,
revient avec insistance : le potentiel de cet espace, que l’orateur juge à la fois énorme,
trop peu exploité et trop mal mis en valeur. Quelque mois plus tôt, au moment d’entamer
sa mission d’expertise, il déclarait déjà dans la presse que « la zone du canal n’est pas
digne de Bruxelles »1.
Tant les images que les propos de l’orateur paraissent fasciner l’assistance, une centaine
de personnes venue là à l’occasion de la rentrée académique d’un programme de
formation spécialisée en immobilier. Pour ma part, je suis frappé par deux mots qu’il ne
prononce à aucun moment, comme s’il les avait bannis de son esprit : habitants et
quartiers populaires. Pourtant, l’espace dont il parle inclut les quartiers les plus
densément peuplés de Bruxelles. Plus de 220.000 personnes y ont leur domicile et des
milliers d’autres le fréquentent quotidiennement, pour le travail, les courses, l’école…
Façonnés par une longue histoire industrielle, ouvrière et d’immigration, ces quartiers
continuent à faire office de porte d’entrée dans la ville pour des populations d’origines
diverses et peu dotés en capitaux en capitaux de toutes sortes, qui s’y fixent pour
quelques mois, quelques années ou beaucoup plus longtemps. À écouter l’orateur,
pourtant, on croirait ces quartiers quasiment dépeuplés, comme des fragments d’un
désert urbain seulement ponctué de sites en friche, de terrains mal utilisés et de bâtiments
en attente de jours meilleurs. Comme si, en somme, l’existant populaire ne comptait déjà
plus en regard du devenir projeté.
Vient alors le temps des questions du public. J’interroge à cette occasion l’orateur sur la
finalité des recommandations qu’il tire de ses analyses : à quelles fins envisage-t-il de
requalifier la zone du canal ?, pour qui ou pour quoi s’agit-il de mettre en valeur cet
espace ? Je n’obtiens en guise de réponse que des marques d’agacement, de l’orateur lui-

1
Propos d’Alexandre Chemetoff recueillis par Vanessa Lhuillier, « "La zone du canal n’est pas digne de Bruxelles" »,
Le Soir, 24 janvier 2014.

4
même comme de personnes autour de moi, dans le public. Comme s’il s’agissait de me
faire comprendre que ce genre de question n’avait pas lieu d’être à ce moment, à cette
occasion – ou pas du tout.
Cette scène, plutôt anodine, témoigne de ce qu’est devenu l’ordinaire des débats sur la
ville et les questions urbaines, à Bruxelles ou ailleurs : un exercice de storytelling dédié
à la construction d’un consensus autour de projets stratégiques hors sol. Chaque ville
ferrait désormais face à une série de « grands défis » qui commanderaient de multiplier
les projets « innovants » inscrits dans une « vision » à la fois « ambitieuse » et
« partagée ». L’heure serait dès lors au rassemblement de toutes les « forces vives du
territoire » pour « co-construire la ville de demain », une ville à la fois « durable »,
« créative » et « intelligente ». Dans les médias, les discours politiques comme dans les
vocabulaires de l’expertise, les mots d’ordre propices à une adhésion superficielle
pullulent : « revitaliser les quartiers », « augmenter la mixité sociale », « se réapproprier
les espaces publics », « faire rayonner la ville »… Cette phraséologie assimile la ville à
un espace « d’opportunités » à saisir par des individus, des groupes ou des institutions
(privées ou publiques) partageant un même ethos entrepreneurial. Les questions urbaines
se muent alors en problèmes de management détachés de toute considération des
hiérarchies de pouvoir ou de richesse, comme en apesanteur sociale. Remettre en
question les liens entre position dans la ville et position dans les rapports de forces
sociaux, et a fortiori les remettre en cause, n’a dès lors plus ni lieu ni moment dans cet
ordinaire du débat urbain. Le réel des villes contemporaines rappelle pourtant combien
les espaces urbains sont des lieux où les violences sociales structurelles s’impriment dans
le quotidien de leurs habitants.

Quartiers populaires anciens : la pression monte


Réaménagements d’espaces publics, constructions ou réhabilitations de logements,
reconversions d’anciens bâtiments industriels en galeries commerciales, en centres d’art
ou en incubateurs de start-ups, ouvertures de nouveaux bars, restaurants ou lieux de
sortie, organisations de nouveaux événements culturels… les quartiers populaires
anciens font aujourd’hui figure de points chauds de l’actualité urbanistique, à Barcelone
comme à Berlin, à Lille comme à Lisbonne, à Manchester comme à Marseille, à Varsovie
comme à Vienne ou à Paris comme à Londres – pour ne citer que quelques exemples
européens. Les projets sont particulièrement nombreux dans les quartiers populaires
proches de centres-villes historiques, de districts d’affaires, de sites touristiques ou de
pôles commerciaux. À Bruxelles, cette effervescence à la fois immobilière, commerciale,
culturelle et planificatrice est aujourd’hui très sensible dans les quartiers centraux de la
ville traversés par le canal qui relie la ville au port d’Anvers, vers le Nord, et aux anciens
bassins charbonniers du Hainaut, vers le Sud.
À Bruxelles comme ailleurs, ces quartiers ont été essentiellement constitués au 19ème
siècle pour les besoins d’un capitalisme industriel gourmand en main d’œuvre et très peu
soucieux des conditions d’habitat ouvrier. Ils ont ainsi été façonnés par une longue
histoire d’immigration, d’abord nationale puis internationale. Au siècle suivant,
beaucoup d’entre eux ont été réaménagés, plus ou moins lourdement, par des
programmes de rénovation urbaine moderniste : aménagements de voies routières,

5
constructions d’ensembles de logements sociaux ou d’équipements publics,
implantations de centres commerciaux… Les dernières décennies du 20ème siècle ont vu
ces espaces pris dans des processus de désinvestissement et de dépeuplement plus ou
moins marqués. Ils n’ont pour autant rien de « no man’s lands » ou de « déserts
économiques », comme aiment à les représenter les discours aménageurs pressés de
légitimer des interventions censées les « tirer vers le haut ».
Les registres de la désindustrialisation, de la pauvreté ou de la concentration des
populations immigrées ou de leurs descendants ne sont plus les seuls, aujourd’hui, à
structurer les vocabulaires employés à propos des quartiers populaires anciens. Dans
quantité de discours de politiques urbaines ou de plans d’aménagement, ceux-ci sont
désormais très régulièrement dépeints comme des « territoires de projets » ou comme
des « sites stratégiques » de toute première importance pour le développement et le
rayonnement de la ville. Le moment serait venu, par conséquent, d’en saisir toutes les
« opportunités » ou d’en valoriser tous les « potentiels » pour enclencher de nouvelles
dynamiques mariant performances économiques, cohésion sociale et durabilité
environnementale. Il n’y aurait pas meilleur terreau que ces espaces marqués par le recul
de l’industrie pour cultiver une nouvelle économie mêlant technologies numériques,
innovations managériales et esprit d’entreprise – pourvu qu’y soient aménagés des
pépinières de start-ups, des espaces de co-working et des ateliers de fabrication
numérique (fab lab) pour jeunes entrepreneurs innovants. Ces quartiers denses et
centraux offriraient aussi le cadre le plus propice à une transition écologique en matière
d’aménagement de l’espace – pourvu que les anciens sites industriels, portuaires ou
ferroviaires y soient réaménagés en écoquartiers exemplaires et que s’y étendent les
espaces réservés à l’agriculture urbaine. Vu la diversité culturelle et démographique de
leur population, ces quartiers seraient encore les meilleurs laboratoires d’un « vivre-
ensemble » apaisé – pourvu qu’y soient aménagés des lieux favorisant le brassage des
cultures et la mixité sociale. Enfin, ces quartiers auraient de grands potentiels touristiques,
à même de donner aux visiteurs une image excitante de la ville et, par conséquent,
l’envie d’y consommer et d’y revenir – pourvu que s’y développent de nouveaux lieux
de consommation culturelle et que s’y multiplient les événements festifs. Pour peu, on
croirait voir là un nouvel eldorado, lieu de toutes les réponses innovantes et ambitieuses,
mais aussi tolérantes, durables et solidaires, aux grandes questions de l’époque – pourvu
que ces quartiers troquent leurs habits populaires pour de nouveaux costumes ajustés
aux nouveaux canons de l’attractivité métropolitaine.
En somme, ces représentations devenues communes d’un « renouveau urbain » en
marche postulent une litanie de bienfaits à venir pour les quartiers populaires anciens
comme pour la ville dans son ensemble, mais sans jamais préciser à qui ces bienfaits
sont destinés. Si ces quartiers vont mieux ou si la ville « renaît », entend-on, tout le
monde en leur sein en tirera avantage, en termes de conditions d’habitat améliorées, de
cadre de vie embelli, d’économie redynamisée, d’environnement préservé… En cela, ces
représentations façonnent un imaginaire urbain hors sol, indifférent aux trajectoires et
conditions de vie des premiers concernés – les habitants et les usagers ordinaires des
quartiers populaires. Pour ceux-ci, c’est moins une nouveau jour plein de promesses qui
se lève qu’une nouvelle pression qui monte sur l’espace de leur existence quotidienne.

6
« Renaissance » ou « ghetto » : sortir de l’impasse
Ouvrir un espace de controverse à l’endroit de projets parés des habits de lumière du
« renouveau » de « quartiers délaissés » mène très souvent à être mis en position délicate.
Le scepticisme à l’encontre de ces projets ne traduirait-il pas un penchant inavoué, ou
inavouable, pour l’abandon des quartiers populaires aux affres de l’enlisement et du
déclin, du communautarisme et de la ghettoïsation ? Trouver à redire au dynamisme
retrouvé d’espaces durement marqués par le chômage, la précarité, le délabrement du
bâti et la stigmatisation ne reviendrait-il pas à préférer la morosité à la vigueur, le repli
sur soi à l’ouverture, la décrépitude à la rénovation ?
Un universitaire régulièrement consulté par les grands médias met en garde : « ces
personnes qui auraient les moyens de loger ailleurs et qui décident de résider dans des
quartiers où ils côtoient des habitants plus pauvres qu’eux ont sauvé les villes
européennes et nord-américaines de l’effondrement. Regardez ce qui se passe quand ils
fuient, comme à Détroit… ou à Marseille. Si l’expression "gentrifieurs" est utilisée [pour
désigner de nouveaux habitants plus nantis - NdA], c’est justement pour laisser penser
que le ghetto, c’était mieux et qu’il ne faut surtout pas y toucher »2. Le même genre de
réquisitoire s’entend aussi à Bruxelles : « le grand débat sensible à Bruxelles, est
inévitablement la question de "l’envahissement" des quartiers populaires. […] Il faut
décomposer ce discours, sortir de la simplification qui dit que ceux qui sont "pour" un
développement des quartiers sont automatiquement "pour" l’embourgeoisement, que ce
sont des "gentrificateurs" et que les pauvres quartiers populaires doivent rester de pauvres
quartiers populaires. Ce discours est encore assez fort à Bruxelles, mais un tel manque
d’ouverture paralyse toute initiative »3.
La pensée binaire fait ici l’étalage de son réductionnisme de tout problème à une
opposition entre un pôle positif et un pôle négatif – succès vs. échec, progrès vs. déclin,
développement vs. régression… Elle fait passer de cette manière pour mutuellement
exclusifs des processus en réalité intimement liés l’un à l’autre. Le réinvestissement en
capitaux et en symboles de certains espaces à certains moments et le désinvestissement
au même moment d’autres espaces ne sont pas des processus étrangers l’un à l’autre,
mais deux faces d’un même système de développement spatial inégal. Cette pensée
binaire ne peut donc produire qu’un faux choix, une alternative factice entre les lumières
du « renouveau urbain » et les ténèbres de la « ghettoïsation ». Qui plus est, elle leste
toute réflexion de lourds sous-entendus moraux – entre la ville qui bouge et va de l’avant
et celle qui stagne ou s’enlise, que préférez-vous ? Il n’y a guère de moyen plus sournois
pour dissuader l’analyse et intimider la critique. 4
S’extraire de cette impasse à la fois scientifique et politique demande de remettre
l’attention, d’une part, sur les mécanismes sociaux à la base de la constitution des

2
Propos de Jacques Lévy recueillis par Sibylle Vincendon, « "À Paris, le niveau de mixité est de loin le plus élevé" »,
Libération, 24 octobre 2013.
3
Propos de Wim Embrechts, « entrepreneur social » et « animateur citoyen », dans Architecture Workroom Brussels,
Elaboration d’un plan directeur pour la zone du canal. Présentation des caractéristiques de la zone et synthèse des
enjeux, Bruxelles, 2011, p. 176.
4
Anne Clerval, Mathieu Van Criekingen, « "Gentrification ou ghetto", décryptage d’une impasse intellectuelle »,
Métropolitiques (en ligne), coll. Débats, 20 octobre 2014.

7
quartiers populaires et, d’autre part, sur les causes et les conséquences des pressions au
« renouveau » exercées sur ces espaces.
Qualifier des quartiers de populaires ne revient pas à les essentialiser comme des espaces
de pauvreté, de déclin économique et de délabrement matériel où tout serait à
reconstruire ou à réinventer. C’est précisément cette essentialisation qui permet
d’envelopper les appels à la « redynamisation des quartiers » d’une aura de progressisme
réparateur voire salvateur. Le qualificatif populaire n’implique pas non plus une
assimilation de ces quartiers à des espaces en manque de tout ce qui ferrait un « bon
quartier », à commencer par un déficit supposé de mixité sociale et de dynamisme
économique. Plutôt, parler de quartiers populaires souligne que ces quartiers sont
d’abord constitués au sein d’une division sociale de l’espace : il n’y a pas de quartier
populaire là où il n’y a pas, aussi, d’espaces réservés aux classes supérieures et aux
fonctions auréolées de prestige – ou, dans les termes de Pierre Bourdieu, « il n’y a pas
d’espace dans une société hiérarchisée qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les
hiérarchies et les distances sociales »5. Les positions dans l’espace social et dans l’espace
géographique sont intimement articulées les unes aux autres, sans pour autant que les
géographies de la ségrégation sociale soient partout et à tout moment identiques. En outre,
positions dans l’espace social et dans l’espace géographique sont aussi constitutives l’une
de l’autre. Comme le soulignent les géographes Christian Kesteloot et Walter De Lannoy,
« la différentiation résidentielle n’est pas seulement le résultat de rapports de classes à
l’intérieur de la société mais également la cause de ce que cette structure de classe se
conserve et se perpétue » 6 . En somme, donc, l’organisation inégalitaire de l’espace
(urbain) est à la fois un produit et un pilier de l’organisation sociale capitaliste. Dans ce
cadre, parler de quartiers populaires poursuit un but précis : signifier la domination
sociale d’un point de vue spatial.
Les rouages spatiaux des rapports sociaux de domination sont multiples, multiformes et
historiquement variables. Ils se donnent à voir, notamment, à chaque cas d’expulsion
domiciliaire ou d’expropriation, de marchandisation d’espaces publics ou de
désinvestissement d’équipements collectifs. Ces rouages sont aussi d’ordre symbolique.
Sur ce plan, il importe de rappeler que « traditionnellement, les classes populaires
n’exercent qu’un faible contrôle sur les représentations qui s’attachent à leur espace
social. […] [Elles] subissent le label qu’on leur impose. C’est encore plus vrai des
immigrés qui cumulent marginalité sociale et culturelle ».7 La stigmatisation des quartiers
populaires, sous des formes euphémisées (« quartiers défavorisés ») ou explicites
(« zones de non-droit »), en est une très claire expression. Les habitants de Molenbeek,
commune populaire du centre de Bruxelles accueillant un grand nombre de descendants
d’immigrés, en savent particulièrement quelque chose. Au lendemain des attentats de
2015, leur espace de vie à été présenté dans la presse nationale et internationale comme
un « repère de terroristes », stigmate qui amena un chroniqueur médiatique bien connu
à revendiquer « qu’au lieu de bombarder Raqqa [ville de Syrie alors contrôlée par les
dirigeants de l’organisation de l’État islamique], la France devrait bombarder

5
Pierre Bourdieu, « Effets de lieu », in Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Le Seuil, Paris, 1993, p. 160.
6
Walter De Lannoy, Christian Kesteloot, « Les divisions sociales et spatiales de la ville », in Collectif Mort-Subite
(dir.), « Les fractionnements sociaux de l’espace belge : une géographie de la société belge », Revue Contradictions,
1990, n° 58-59, p.153.
7
Patrick Simon, « La société partagée. Relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation,
Belleville, Paris XXe », Cahiers Internationaux de Sociologie, 1995, Janvier-Juin, p.184.

8
Molenbeek »8. La stigmatisation territoriale fait ici l’étalage de sa fonction vénéneuse :
installer dans l’opinion des idées qui soulèveraient une réprobation immédiate si elles
étaient envisagées pour n’importe quel autre espace.
Beaucoup d’habitants des quartiers populaires anciens s’y sont installés moins par choix
que faute d’autres options réalistes. Nombreux, aussi, sont ceux qui aspirent à les quitter
un jour, quand leur situation ou les circonstances le permettront (un emploi plus stable
et mieux payé, une famille qui s’agrandit…). Pour autant, parler d’espace de relégation
de populations ou d’activités socialement dominées ne dit pas tout de ces quartiers. Tout
n’y est pas qu’installation ou fixation contrainte, et la domination n’y écrase pas toute
forme d’autonomisation individuelle ou collective. Les quartiers populaires anciens sont
aussi des espaces d’ancrages positifs, supports d’attachements et d’identifications et qui
aident, fut-ce partiellement et difficilement, à faire face à l’insécurité sociale.9 De fait, ils
permettent à beaucoup de se loger à des prix moins prohibitifs qu’ailleurs dans la ville
ou en pâtissant moins de discriminations liées à la couleur de peau, au statut administratif
ou à la composition du ménage. Ces quartiers permettent aussi de s’approvisionner à
bon marché ou selon des codes culturels minoritaires, de trouver certains emplois,
d’accéder à des structures d’appui en matière de santé ou d’éducation (maisons
médicales, centres sociaux, associations…) ou encore d’entretenir des sociabilités qui
permettent l’échange d’informations, de coups de main ou de bons plans. En somme,
« lorsqu’on ne possède pas de capitaux économiques et culturels, la création d’un espace
familier, "à sa mesure", constitue une ressource primordiale face à des conditions
économiques d’existence modeste »10. Les diagnostics qui dépeignent unilatéralement
ces quartiers comme des espaces abandonnés ou perdus, et appellent dans la foulée à y
déployer des projets de « redynamisation urbaine » présentés comme salvateurs,
trahissent a minima leur cécité vis-à-vis des conditions d’habitat des classes populaires.
Comment qualifier, dès lors, les pressions au « renouveau » qui s’exercent à présent sur
nombre de quartiers populaires anciens ? Ce livre est construit autour de l’idée selon
laquelle ces pressions expriment fondamentalement une série de convoitises sur l’espace.
Parler de convoitise ne découle pas d’un choix innocent. À la différence de la litanie de
mots en « re- » omniprésents dans les discours officiels et goulument repris dans les
médias (revitalisation, renouvellement, régénération, renouveau, renaissance…), parler
de convoitises n’évoque aucun cycle naturel d’évolution d’un organisme urbain qui
reprendrait vie après une période d’abattement ou de torpeur. Au sens le plus général,
convoiter renvoie à un désir conscient de disposer pour soi d’une chose appropriée par
d’autres. S’agissant d’un espace, le convoiter implique d’en disputer les usages sociaux,
fonctionnels et symboliques aux populations qui y vivent ou aux activités qui y prennent
place d’ordinaire. Convoiter un espace a donc pour enjeu l’appropriation de celui-ci par
et à l’avantage de certains groupes ou de certaines activités, au détriment d’autres
groupes ou d’autres activités. Convoiter un espace ne va donc jamais sans antagonismes.
Objectiver les convoitises immobilières, commerciales, résidentielles, urbanistiques ou
symboliques dont font à présent l’objet un grand nombre de quartiers populaires anciens
n’est pas chose évidente. Dans les villes européennes notamment, l’heure n’est plus,

8
Propos d’Eric Zemmour sur RTL radio, 17 novembre 2015.
9
Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Amsterdam, Paris, 2019.
10
Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet, Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires
contemporaines, Armand Colin, Paris, 2015, p. 151-152.

9
comme il y a encore un demi-siècle, à des grands plans de rénovation urbaine définis et
mis en œuvre par l’État et qui commandaient de faire table rase des « vieux quartiers »
pour laisser place à la ville moderne, ses tours de bureaux, ses voies rapides et ses centres
commerciaux. Certes, pelleteuses et boules de démolition ressortent encore
régulièrement, notamment lorsqu’il s’agit de « renouveler » des ensembles de logements
sociaux ou des sites anciennement occupés par des fonctions industrielles, portuaires ou
ferroviaires. Mais c’est surtout par des mécanismes plus graduels et des leviers moins
visibles que s’exercent les pressions actuelles au « renouveau urbain » : hausses des
coûts du logement et des montants des loyers commerciaux, rachat d’immeubles ou de
terrains industriels, réformes des règles d’urbanisme dans un sens favorable à la
promotion immobilière, réaménagements d’espaces publics triant plus ou moins
subtilement les usagers bienvenus, tolérés ou déclarés « indésirables », non-
renouvellement de permis d’exploitation d’entreprises parfois installées de longue date,
stigmatisation d’activités économiques au prétexte de leurs nuisances vis-à-vis de
l’environnement local, privatisation d’équipements ou d’infrastructures, mise sous
(techno)surveillance de portions d’espaces désormais jugées stratégiques pour le
développement urbain, etc. Rien de ceci, pris isolément, n’est particulièrement
spectaculaire. Quand ils opèrent de concert, par contre, ces mécanismes produisent de
très lourds effets.

Repolitiser les questions urbaines


À la mi-juin 2017, l’incendie de la Grenfell Tower, immeuble de logements sociaux
situés dans le très huppé mais aussi très ségrégué district de Kensington and Chelsea au
centre de Londres, faisait 72 victimes. Il est à présent établi que le revêtement de la façade
installé deux ans auparavant dans le cadre d’un plan de réhabilitation destiné,
notamment, à changer l’esthétique extérieure du bâtiment joua un rôle d’accélérateur de
la propagation du feu. Cet exemple, tragique, rappelle « qu’il existe des aspects de
l’environnement urbain et de la vie quotidienne en ville qui peuvent tuer, soit rapidement
par un événement catastrophique ou un cataclysme écologique, soit lentement par la
maladie ou la mauvaise santé. Mais les probabilités d’être soumis à ces conditions sont
très inégalement réparties. L’inégalité est enchâssée dans le tissu urbain et les
infrastructures de la ville de telle manière que beaucoup parmi les classes populaires, les
pauvres et les populations racialisées sont soumises à des risques mortels dont les riches
sont, eux, protégés »11.
D’ordinaire, pourtant, les liens entre structures urbaines et hiérarchies de pouvoir, entre
ségrégation spatiale et violence sociale ou entre stigmatisation territoriale et domination
symbolique sont relégués à l’arrière-scène des débats sur la ville. À l’instar notamment
des questions écologiques12, les questions posées par l’aménagement des espaces urbains
et par l’organisation de la vie quotidienne de leurs habitants peinent à être reconnues

11
David Madden, « Deadly Cityscapes of Inequality », The Sociological Review, 19 juin 2017 (ma traduction).
12
Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, La Découverte, coll. Zones,
Paris, 2014 ; Jean-Baptiste Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d'un problème public, Raisons
d’agir, coll. Cours et travaux, Paris, 2015.

10
comme des questions relevant d’abord de rapports de force sociaux. Dans les médias
comme dans les vocabulaires politiques et de l’expertise, la violence sociale des
dynamiques urbaines s’efface habituellement derrière des termes lisses et facilement
consensuels. On y parle bien davantage de mixité sociale que d’inégalité sociale, de
vivre-ensemble que de domination, de valorisation de l’espace que de spéculation
foncière, d’acteurs et de projets urbains que de classes et d’antagonismes sociaux… Il est
même devenu courant que des projets qui marginalisent, dépossèdent ou répriment les
habitants et les usagers ordinaires de quartiers populaires soient présentés comme autant
de signes annonciateurs d’un « renouveau urbain », bénéfique à la fois pour ces quartiers
et pour la ville entière.
Parler de pressions et de convoitises sur des quartiers populaires est un premier pas hors
de ce marais de dépolitisation. Pour aller plus avant en ce sens, le premier chapitre est
construit comme une opération de démontage des principales représentations qui, en
matière d’urbanisme, donnent aujourd’hui pour naturel ce qui est socialement construit,
exposent comme strictement techniques des problèmes relevant d’abord de rapports de
force sociaux, affichent comme souhaitables des évolutions violemment inégalitaires,
annoncent comme terriblement modernes des recettes ressassées et, in fine, confinent à
l’inéluctable des réalités éminemment évitables. On croisera ici les figures devenues
omniprésentes de la « ville durable », de la « ville créative » et de la « ville intelligente »
ou « smart city ».
Ce chapitre est également dédié à remonter une autre grille de lecture. Il revient pour
cela à une question essentielle, même si d’apparence anodine : à qui ou à quoi doit-on
l’espace urbain tel qu’il est constitué ? Intuitivement, on peut être tenté de répondre en
évoquant un pêle-mêle composé d’opérations urbanistiques (des projets, des chantiers,
des travaux…), de procédures administratives (des plans, des règlements, des permis…)
et des « forces du marché ». La réponse apportée ici est différente : c’est à un ensemble
de décisions prises par des acteurs socialement situés en fonction d’intérêts, d’aspirations,
de modes de fonctionnements ou de représentations du monde spécifiques que l’on doit
l’espace urbain tel qu’il est constitué. L’espace urbain est en cela une production sociale,
perpétuellement en train de se faire et habituellement disputée. Aucune institution ni
aucun groupe ne détient en effet, seul, l’ensemble des moyens ou des leviers (législatifs,
administratifs, financiers, fonciers, symboliques…) nécessaires à la production de
l’espace. Celle-ci, dès lors, est nécessairement faite de négociations et de transactions,
d’alliances et de concurrences, de collaborations et de conflits entre un grand nombre
de protagonistes socialement situées. Produire l’espace urbain est ainsi une activité
toujours collective et insérée dans des rapports de pouvoir, donc irrémédiablement
politique. En d’autres mots, c’est en tant qu’il n’existe pas en dehors des relations sociales
par lesquelles il est sans cesse (re)configuré que l’espace urbain est un objet
fondamentalement politique.
La gentrification est devenue, au cours des dernières décennies, un trait saillant de la
production sociale des espaces urbains. Le terme fut employé pour la première fois au
début des années 1960, à Londres, pour désigner un processus de réhabilitation de
quartiers anciens caractérisé par une substitution graduelle des populations ouvrières en
place par des ménages plus nantis. Ce type de processus était alors plutôt rare dans les
villes des pays capitalistes dominants, du moins en regard des processus de
périurbanisation résidentielle et commerciale, de bien plus grande ampleur. Au cours de

11
dernières décennies, par contre, l’empreinte spatiale de la gentrification s’est
considérablement étendue. Elle ne se limite plus à quelques portions des centres anciens
des grandes agglomérations occidentales. La gentrification n’est plus un processus de
niche circonscrit aux parties centrales de métropoles de rang mondial telles que Londres
ou New York. Plutôt, comme le soulignait déjà le géographe Neil Smith au début des
années 1980, la gentrification est devenue « systématique dans le développement urbain
du capitalisme tardif. Ce qui ne veut pas dire que c’est un phénomène inédit, seulement
qu’il n’a jamais présenté des traits aussi systématiques »13.
Avec le recul du temps, ce diagnostic ne prend que plus de relief encore. La gentrification
est effectivement devenue une coordonnée centrale de l’urbanisation contemporaine, un
point de cristallisation majeur des déterminants et des rapports de force qui structurent
la production sociale des villes, pas seulement dans les plus grandes métropoles
occidentales.14 Cette extension a été de pair avec une très forte diversification des formes
du processus. De San Francisco à Shanghai, d’Istanbul à Manchester ou d’Abidjan à Rio
de Janeiro, ou encore d’un quartier à l’autre de ces villes, les modalités, les protagonistes
ou les rythmes de la gentrification varient parfois considérablement. Chaque trajectoire
locale de gentrification est modulée par les caractéristiques du contexte singulier dans
laquelle elle se déploie. 15 Pour autant, ces trajectoires se rejoignent sur un point
essentiel : partout, la gentrification signifie une mise aux normes des usages sociaux de
l’espace calibrée par des intérêts de classe. C’est ce réaménagement de classe de l’espace
qui continue de faire l’unité du concept de gentrification, plus d’un demi-siècle après sa
formulation originelle.
Autre évolution significative, l’usage du terme gentrification n’est aujourd’hui plus limité
au seul champ académique. Depuis le début des années 2000, en particulier, le terme
est devenu d’usage relativement courant dans l’espace du débat public, y compris en
français. Il n’est plus du tout rare de le trouver mentionné dans un article de presse ou
au détour d’une conversation d’habitants commentant les changements de physionomie
d’un espace public, l’ouverture de nouveaux commerces ou le déroulement de
programmes de rénovation urbaine. Cette diffusion a permis une appropriation élargie
du terme mais a aussi ouvert la voie à des usages dévoyés. Dans les magasines lifestyle
ou les suppléments week-ends des quotidiens, par exemple, le terme revient désormais
chaque fois qu’un nouveau lieu qualifié de « branché », « conceptuel » ou « tendance »
ouvre ses portes dans une partie de la ville où il n’était pas attendu – un nouveau bar à
soupes ou à céréales installé dans un bâtiment qui fut un atelier industriel, par exemple.
La gentrification a ici les allures d’un phénomène de mode. L’usage du terme dérive alors
vers un bavardage futile au sujet des styles de vie attribués aux « hipsters » ou aux
« bobos », deux catégories aussi dénuées de substance sociologique l’une que l’autre16.

13
Neil Smith, « Gentrification et développement inégal », dans Cécile Gintrac et Matthieu Giroud (dir.), Villes
contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les Prairies Ordinaires, coll. Penser / Croiser, Paris, 2014, p.
295. L’original est paru en 1982 dans la revue Economic Geography (vol. 58, n°2).
14
Loretta Lees, Hyun Bang Shin, Ernesto López-Morales, Planetary gentrification, Polity Press, coll. « Urban
Futures », Cambridge, 2016.
15
Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau et Hovig Ter Minassian,
Gentrifications, Amsterdam, 2016
16
Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Colin Giraud, Jean Rivière, Sylvie Tissot (dir.), Les bobos n’existent pas, Presses
universitaires de Lyon, coll. Sociologie urbaine, Lyon, 2018.

12
Ces usages dévoyés n’ont pas pour autant effacé les usages critiques du terme
gentrification. Celui-ci est notamment utilisé dans nombre d’analyses qui s’inquiètent de
la pénurie croissante de logements abordables dans les espaces métropolitains ou du
renforcement des ségrégations urbaines. Néanmoins, beaucoup de ces élans critiques
restent mesurés, se limitant à une déploration des conséquences dommageables de
dynamiques considérées par ailleurs comme inéluctables (concentration des fonctions
de commandement économique dans les centres-villes, concurrence inter-urbaine pour
l’attraction des populations solvables, inéluctabilité des partenariats publics-privés dans
un contexte de restrictions budgétaires…), voire souhaitables par certains aspects
(réhabilitation du patrimoine, développement de nouvelles activités économiques ou de
nouvelles formes commerciales…). La gentrification prend alors les traits d’un
descripteur d’une série de transformations urbaines contemporaines, utile pour en
souligner certains effets inégalitaires mais n’apportant pas d’éclairage particulier sur les
rapports de force sociaux à la racine de ces transformations et des dépossessions que
celles-ci impliquent.
En ce sens, le premier chapitre de ce livre est aussi consacré à repolitiser le terme de
gentrification lui-même. L’enjeu est de prévenir son dévoiement – ne pas le laisser
devenir un synonyme savant de faux-concepts tel que « boboïsation » – comme son
aseptisation – ne pas non plus le voir réduit à un statut de descripteur relativement neutre
de quelques dynamiques urbaines contemporaines parmi d’autres. Il s’agit de reparler de
gentrification comme d’une façon de configurer l’espace qui commande de sacrifier les
quartiers populaires anciens sur l’autel des nouveaux « intérêts supérieurs de la ville »
que seraient l’attractivité territoriale, le rayonnement international, le dynamisme
entrepreneurial, la modernisation écologique ou encore la mixité sociale. En ce sens, la
gentrification est d’abord une violence sociale qui passe par un réaménagement de classe
de l’espace.
La violence de la gentrification à l’encontre des habitants et des usagers ordinaires des
quartiers populaires est à la fois d’ordre matériel et symbolique : évictions de résidents,
fermetures de commerces, répressions d’activités économiques blâmées pour leurs
nuisances, reconfigurations d’espaces publics hostiles à certains groupes ciblés
(personnes sans abris, adolescents des classes populaires…), disparition de points de
repères qui contribuaient à façonner un environnement familier, sécurisant ou attachant,
etc. La gentrification, en d’autres termes, est un processus de destruction matérielle et
symbolique d’espaces populaires. Parler de destruction n’est pas mal à propos dès lors
que, au bilan, la gentrification ne récrée aucun espace de rechange ailleurs, prêt à
accueillir là les populations qu’elle dépossède ici. Ce que la gentrification crée, ce sont
des espaces normés par les logiques de la spéculation foncière, du prestige métropolitain
et de la distinction sociale, des espaces structurellement sélectifs.
Les trois chapitres suivants abordent, successivement, les trois racines principales des
convoitises actuelles sur les quartiers populaires anciens, à savoir : les appétits spéculatifs
de propriétaires de capitaux pour des portions de la ville que ceux-ci délaissaient jusqu’il
y a peu (chapitre 2), les désirs de centre-ville de populations à la fois dominantes et
dominées dans l’espace social (chapitre 3) et les politiques publiques qui, projet après
projet, s’efforcent de revaloriser des espaces qu’elles conçoivent à présent comme des
zones stratégiques de (re)développement urbain (chapitre 4). En somme, les quartiers
populaires centraux sont devenus des cibles de choix pour des propriétaires de capitaux

13
en quête de débouchés lucratifs, des objets du désir pour des classes intermédiaires et
des terrains privilégiés d’un urbanisme de projets dédié à l’optimisation compétitive de
l’espace urbain. De l’entrecroisement de ces courants découlent les mécaniques de
gentrification.
Mouvements de capitaux dans l’espace, divisions sociales de la ville, trajectoires
résidentielles des populations, modes d’habitat et de consommation en ville, politiques
de peuplement et de rénovation urbaine, gouvernement des villes et des régions…
chacun de ces thèmes fait l’objet de nombreux travaux spécialisés, mais leurs
conclusions restent habituellement peu reliées les unes aux autres. Pourtant, les
interdépendances entre eux sont d’une importance décisive pour comprendre les
modalités concrètes de la gentrification. Par exemple, un promoteur immobilier, aussi
puissant qu’il soit en termes financiers, pourra difficilement faire basculer un espace à
lui seul, sans clientèle potentielle à tenter de séduire ou sans soutiens politiques,
symboliques ou réglementaires d’aménageurs locaux. L’ampleur comme les formes
concrètes des pressions exercées sur les quartiers populaires dépendent in fine de
l’intensité et de la combinaison de ces courants en un espace et un temps donné.
Le cinquième chapitre revient sur ce qui l’en coûte des convoitises sur les quartiers
populaires anciens dès lors que celles-ci sont vues « d’en bas », c’est-à-dire, au départ
des espaces tels qu’ils sont habités, utilisés ou contestés par leurs habitants ou leurs
usagers ordinaires. À ce propos, c’est enfoncer une porte déjà grande ouverte que de dire
que, dans les faits, les processus initiés ou encouragés au nom du « renouveau urbain »
ne font pas que des gagnants. Les évictions d’habitants, de commerces ou d’entreprises
sous la contrainte d’une hausse de loyer ou de valeur foncière, ou encore suite à un
rachat d’immeuble sont devenues innombrables. Mais les préjudices de la gentrification
ne se limitent pas aux évictions directes pour raison économique obligeant les
populations ou les activités évincées à se replier sur des espaces périphériques. La
gentrification est une dynamique de dépossession multiforme qui non seulement évince
mais bloque aussi l’accès aux espaces revalorisés ou transforme ceux-ci en
environnements inhabitables, en termes fonctionnels ou émotionnels.
Pour autant, la gentrification ne déboule pas dans les quartiers populaires anciens
comme un bulldozer sur une prairie d’herbes tendres. Certes, sur papier, ces quartiers
apparaissent en sursis, voués à s’effacer pour laisser place, à plus ou moins court terme,
à des environnements plus pimpants et plus lucratifs. La relégation des classes populaires
et des activités peu payantes sur le marché foncier vers des périphéries plus ou moins
éloignées semble souvent relever d’un mouvement inexorable. Pourtant, force est de
constater qu’il reste, de fait, des espaces principalement marqués par des usages
populaires ou des activités en marge des grands circuits marchands dans les parties
centrales ou péricentrales de quantité d’agglomérations, même dans des villes où les
pressions immobilières et urbanistiques sont particulièrement fortes. Ces permanences
ne résultent d’aucune distraction d’aménageurs, d’aucun oubli d’investisseurs. Elles
traduisent plutôt des capacités de résistance des quartiers populaires anciens vis-à-vis
des convoitises dont ceux-ci font l’objet. Ces résistances peuvent résulter de
mobilisations collectives à l’échelle locale, pour le droit au logement ou contre des
projets destructeurs par exemple. Plus souvent, néanmoins, elles découlent plus
prosaïquement de la permanence d’un ensemble de pratiques usuelles de l’espace,
adossés à des commerces ou des entreprises spécifiques, des associations ou des

14
organisations communautaires, des lieux de sociabilité ou encore un stock de logements
anciens qui restent abordables.
En somme, comprendre les convoitises sur les quartiers anciens d’habitat populaire
demande de saisir à la fois tout ce qui fait pression sur ces espaces, tout ce qui l’en coûte
pour leurs habitants ordinaires et tout ce qui perdure, tient ou résiste à la dépossession.
Le dernier chapitre aborde en ce sens tout ce qui, en situation concrète, et en dehors de
contextes de mobilisations collectives explicites, va ou peut aller à l’encontre des
logiques de gentrification. L’enjeu est de repenser la gentrification comme une lutte entre
différents modes d’appropriation de l’espace dont l’issue n’est nulle part écrite d’avance.

Penser à partir de Bruxelles


Il ne suffit pas de parler de classes sociales, de capitalisme ou de la mondialisation
néolibérale pour que toutes les transformations urbaines contemporaines s’éclairent d’un
coup et complètement. Si, aujourd’hui comme hier, les forces qui concourent à faire,
défaire et refaire les villes sont profondément ancrées dans des structures macro-sociales,
la production de l’espace urbain n’acquiert de matérialité concrète que localement, par
l’agencement des pouvoirs d’agir d’une série d’institutions, de groupes et d’individus
toujours situés. Gouvernements et agences d’urbanisme, compagnies immobilières et
organismes financiers, experts et journalistes, syndicats de propriétaires ou de locataires,
lobbies automobilistes ou cyclistes, collectifs d’habitants ou associations d’usagers des
transports, tous, et quantités d’autres encore à titre individuel, interviennent dans la
production de l’espace. Leur puissance d’agir respective est bien sûr très inégale, fonction
des volumes et des éventails de capitaux et de patrimoines maîtrisés par chacun, c’est-à-
dire, de leur place dans des hiérarchies de pouvoir social. Le poids d’un promoteur
immobilier soutenu par un fond de pension international est assurément sans commune
mesure avec celui d’une association d’habitants animée par des bénévoles, mais ce
promoteur n’est pas pour autant omnipotent et cette association, nécessairement
impuissante. Le pouvoir de produire l’espace n’existe qu’en pièces détachées, toujours
réparties entre plusieurs mains. Les uns possèdent des terrains ou des capitaux à investir,
les autres peuvent définir les affectations réglementaires du sol, d’autres encore pèsent
sur les cotes symboliques des quartiers… Pour être opérant, ce pouvoir doit donc être
assemblé localement, par le biais de transactions et d’alliances, plus ou moins durables,
entre de multiples protagonistes aux statuts, modes d’organisation et rayons d’action
divers, mais toujours situés quelque part.17
Autrement dit, il n’y a pas de production de l’espace hors sol. Chercher à comprendre
comment, par qui et selon quelles logiques l’espace urbain est aujourd’hui façonné
requiert dès lors de porter un regard à la fois dirigé vers les structures qui déterminent les
puissances d’agir de chaque acteur social et, simultanément, attentif aux situations
nécessairement singulières dans lesquelles ces puissances d’agir se combinent ou se font

17
Harvey Molotch, John Logan, Urban Fortunes: The Political Economy of Place, University of California Press,
Berkeley, 1987.

15
face, s’épaulent ou s’opposent. C’est un tel double regard, à la fois structurel et situé, que
je cherche à déployer dans ce livre.
En l’occurrence, ce livre est situé à Bruxelles. Il a été écrit au départ de la situation
singulière de cette ville que beaucoup de commentateurs réduisent, par facilité,
automatisme ou calcul marketing, à la figure de la « Capitale de l’Europe ». Pour autant,
ce livre n’est pas la monographie d’un espace local. Il cherche moins à parler de
Bruxelles que de réfléchir à partir de Bruxelles à un ensemble de questions qui se posent
en de très nombreux endroits. Il s’agit en d’autres termes d’analyser un problème
systémique en le saisissant au départ d’un espace singulier.
Le choix de Bruxelles découle de ma proximité avec cette ville. C’est celle où j’ai grandi,
où j’habite et où je travaille, la seule à vrai dire à partir de laquelle je puisse m’autoriser
à parler. C’est aussi celle où j’ai noué des liens avec diverses personnes qui réfléchissent,
débattent ou militent, à l’intérieur ou en dehors des murs de l’Université, dans des cadres
associatifs en particulier. C’est à leur contact que s’est imposé à moi la volonté de rompre
avec les schémas dépolitisés qui dominent aujourd’hui outrageusement la scène des
analyses ou des commentaires sur la ville, à Bruxelles ou ailleurs, et de proposer, avec
ce livre, quelques outils pour s’en défaire.

Derrière la vitrine de la « Capitale de l’Europe »


« Bruxelles a décidé que… » Dans pléthore de commentaires, de discours ou même de
conversations, le nom de la ville est devenu celui d’instances dirigeantes de l’Union
Européenne. Ceci ne fait pas pour autant de Bruxelles la « Capitale de l’Europe » puisque,
institutionnellement parlant, il n’existe rien de tel – l’Europe n’est pas l’Union
Européenne et cette construction politique supranationale n’a pas de capitale, seulement
des villes avec lesquelles elle a conclut des accords de siège pour ses diverses institutions.
Dans la bouche de nombreux acteurs bruxellois, cet élément de langage est d’abord un
outil de storytelling censé positionner la ville « dans la cour des grandes », ou parmi les
métropoles « qui comptent » à l’échelle internationale. Il focalise pour cela l’attention
sur la strate médiatiquement la plus visible et symboliquement la plus valorisée de
l’économie politique bruxelloise. En tant que ville, pourtant, Bruxelles n’est pas
réductible à la présence des institutions européennes, ne fut-ce que parce que les
activités de celles-ci, même augmentées de celles de la myriade d’entreprises
spécialisées qui gravitent autour d’elles (médias internationaux, firmes de consultance,
bureaux d’avocats, agences de lobbying, représentations diplomatiques nationales ou
régionales…), ne pèsent que pour un septième de l’économie de la ville – soit environ
100.000 emplois, dont un peu plus d’un tiers est salarié d’une institution européenne.18
Si ce chiffre est loin d’être négligeable, il n’en reste pas moins que la majorité de
l’économie bruxelloise n’est pas plus en lien avec les institutions de l’Union Européenne
que ne l’est l’économie d’autres villes du continent.

18
Christian Vandermotten, Bruxelles, une lecture de la ville. De l’Europe des marchands à la capitale de l’Europe,
Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2014.

16
Plus fondamentalement encore, s’en tenir à la vitrine de la « Capitale de l’Europe »
revient à ignorer l’essentiel d’une ville économiquement, socialement et politiquement
très fragmentée. Selon les chiffres compilés par l’agence de l’Union Européenne en
charge de la statistique (Eurostat), le produit intérieur brut par habitant en Région de
Bruxelles-Capitale – entité créée en 1989 par la fédéralisation de l’État belge et composée
des 19 communes formant la partie centrale de l’agglomération bruxelloise – atteint près
du double de la moyenne européenne. Ce ratio est du même ordre de grandeur qui celui
d’autres régions fortement tertiarisées telles que l’Île de France ou les régions de Dublin,
Stockholm ou Amsterdam. La Région de Bruxelles-Capitale n’apparaît par contre qu’au
108ème rang (sur 280) des régions européennes si l’on considère le niveau de revenu par
habitant. Ce contraste statistique entre une ville « riche » en termes de production de
valeurs économiques mais relativement « pauvre » (à l’échelle européenne) en termes de
niveau de vie moyen de ses habitants doit beaucoup à l’importance du flux quotidien de
navetteurs entre les parties centrales et périurbaines de l’agglomération. En effet, chaque
jour de semaine, un peu plus de 350.000 personnes font l’aller-retour entre leur domicile,
situé en Flandre ou en Wallonie, et leur lieu de travail bruxellois. Ces travailleurs,
ouvriers, employés ou cadres, contribuent donc aux performances économiques de la
Région de Bruxelles-Capitale mais disposent de leurs revenus et paient leurs impôts dans
l’une des deux autres régions du pays. Autrement dit, la transformation du pays en un
État fédéral composé de trois Régions (et de trois Communautés linguistiques) a mis en
place une division institutionnelle de l’espace en décalage avec la réalité fonctionnelle
de l’agglomération bruxelloise. Cette situation est source de nombreuses situations de
concurrence inter-régionale en matière d’aménagement urbain, concurrence qui se joue
notamment sur le plan fiscal.
Par ailleurs, traverser Bruxelles de part en part donne plus d’une fois le sentiment de
passer d’un monde social à un autre. La géographie sociale de la ville est tranchante : le
taux de chômage dépasse les 35% dans plusieurs quartiers directement adjacents au
centre historique de la ville, tandis qu’il est inférieur à 10% dans la plupart des quartiers
du Sud et de l’Est de la Région de Bruxelles-Capitale, distants d’à peine quelques stations
de métro. L’espérance de vie à la naissance est de cinq ans inférieure dans les premiers.19
De surcroît, depuis l’an 2000, la Région de Bruxelles-Capitale a gagné près de 240.000
habitants (environ 13.000 habitants supplémentaires par an), pour atteindre 1,2 millions
d’habitants, mais ce sont les quartiers populaires centraux qui ont absorbé l’essentiel de
cette croissance démographique, nouveau-nés comme immigrés récents, tandis que les
quartiers du Sud et de l’Est de la ville renforçaient leur profil social et fonctionnel élitiste.
Aujourd’hui, la densité de population est cinq fois plus élevée dans les quartiers
populaires que dans les quartiers bourgeois de la ville.
L’imagerie partiale de la « Capitale de l’Europe » relègue aussi dans l’ombre la longue
histoire industrielle et ouvrière de la ville. Entre 1960 et le début des années 2000,
Bruxelles a perdu près de 120.000 emplois industriels, davantage que toute autre ville
belge. Cette désindustrialisation à la fois rapide et massive – Bruxelles figure désormais
parmi les agglomérations les moins industrialisées à l’échelle européenne20 – a surtout
frappé la ville en son centre, dans les quartiers situés dans l’axe du canal. Au cours des

19
Gilles Van Hamme, Isaline Wertz, Taïs Grippa, « Les inégalités d’espérance de vie », Observatoire Belge des
Inégalités (en ligne), 3 août 2015.
20
Christian Vandermotten, Bruxelles, une lecture de la ville, op. cit.

17
dernières décennies, un grand nombre de bâtiments initialement dévolus à l’activité
industrielle y ont été reconvertis en commerces, en écoles, en garages, en théâtres, en
salles de fêtes, en lieux de culte… ou ont été détruits. Pour autant, des activités
industrielles, de transport de marchandises ou de commerce de gros continuent d’opérer
le long du canal, comme des centrales à béton, des ateliers de réparation, des centres
logistiques ou des industries agro-alimentaires, par exemple.
Au plan résidentiel, les quartiers populaires bruxellois sont principalement composés
d’un stock de logements anciens et souvent en mauvais état (problèmes d’humidité,
d’isolation, d’installation électrique…). Deux ménages sur trois y sont locataires, de
bailleurs privés pour la grande majorité d’entre eux. À Bruxelles, c’est le marché locatif
privé qui est, de très loin, le premier fournisseur de logements pour les classes populaires
– moins de 7% de l’ensemble des logements dans la ville sont des logements sociaux. La
grande majorité des ménages bruxellois à bas revenus sont donc directement exposés
aux logiques d’un marché où les loyers demandés ont fortement augmenté depuis le
début des années 2000. Aujourd’hui, par exemple, une mère seule avec deux enfants
disposant du revenu d’intégration sociale (l’équivalent belge du RSA français) et des
allocations familiales (soit 1400 euros par mois) doit consacrer 80% de ses revenus pour
louer un appartement de deux chambres au prix moyen en vigueur à Bruxelles.21 Des
dizaines milliers de familles ont alors à se loger dans des logements trop petits, en
mauvais état et trop chers par rapport à leurs moyens. Dans le même temps, la liste
officielle des ménages en attente d’un logement social s’allonge d’année en année. Au
cours de la dernière décennie, 18.000 noms s’y sont ajoutés alors que le stock de
logements sociaux n’augmentait, lui, que de 1.325 unités – quatorze fois moins. Il faut à
présent attendre dix ans (dans le meilleur des cas) pour obtenir un logement social.
À Bruxelles, comme dans beaucoup d’autres villes, les ménages pauvres ne font plus face
à une crise du logement, si tant est que l’on considère qu’une crise est un épisode
nécessairement limitée dans le temps, mais à une situation de pénurie structurelle et
permanente de logements abordables.22 En conséquence, le nombre de personnes sans-
abris ou de ménages occupant des logements insalubres augmente, les dispositifs
d’hébergement d’urgence ou de transit saturent et des milliers d’habitants sont contraints
de réduire leurs dépenses de santé, d’alimentation ou de loisirs pour faire face à
l’augmentation des loyers. Cette tension est la plus sensible dans les quartiers populaires
anciens du centre de la ville, là où, au nom des promesses du « renouveau urbain », les
pouvoirs publics préfèrent investir dans l’attraction des classes moyennes plutôt que dans
le logement social.

Un renouveau pour qui, contre qui ?


Depuis une dizaine d’années, les nouveaux projets résidentiels privés se multiplient le
long du canal qui traverse Bruxelles par son centre. L’un d’eux, baptisé « The Dock »,

21
François Ghesquière, « Les loyers en Belgique. Montants, tendances et cartographies », Observatoire belge des
inégalités (en ligne), 4 mars 2019
22
Alice Romainville, « L’impossible droit au logement », Lava, n° 6, p. 103-116.

18
prévoit la construction d’un ensemble de 300 appartements et d’un hôtel 3 étoiles
organisé autour d’une marina conçu pour accueillir une cinquantaine de bateaux de
plaisance. Un peu plus au Nord, toujours le long du canal, le Gouvernement régional
s’est lancé dans la reconversion d’un ancien garage et show room automobile aux
proportions monumentales en musée d’art moderne et contemporain, en partenariat avec
le Centre Georges-Pompidou. Le futur musée Kanal-Centre-Pompidou, annoncent ses
promoteurs, sera un nouveau « totem de l’attractivité de Bruxelles » qui permettra de
« dynamiser et revitaliser » cette partie de la ville et, même, de « retisser les liens entre
les deux rives du canal. »23.
Ces deux exemples, l’un porté par un promoteur privé, l’autre par une institution
publique, ne sont que deux pointes émergées d’un mouvement de fond qui voit les
quartiers populaires anciens devenir objets de convoitises immobilières, résidentielles et
urbanistiques. Les langages de la « renaissance », de la « redynamisation » ou de la
« régénération » urbaine, employés tant et plus dans les vocabulaires du pouvoir et de
l’expertise, ne peuvent masquer l’accentuation de la pression sur ces espaces. Qui, alors,
habitera demain dans ces quartiers ? Quelles activités économiques et commerciales y
auront-elles leur place ? Quels projets associatifs, socio-culturels ou artistiques pourront-
ils s’y développer ou s’y maintenir sur la durée ? À quoi y ressembleront les espaces
publics et quels usages seront-ils encouragés et promus ou, au contraire, dissuadés ou
réprimés ? Les chantres du « renouveau urbain », à Bruxelles comme ailleurs, préfèrent
d’ordinaire éviter ce genre de questions.

23
Extrait des statuts de la Fondation Kanal, structure publique autonome en charge du projet, Moniteur Belge, 5
octobre 2017.

19

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