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l’achat d’un objet usuel de consommation. Quelle ne fût pas ma surprise lors
de ma première utilisation de la torche dont était équipé le briquet que je
m’étais procuré dans la boutique d’un camp minier. En effet, sur le rond
lumineux, une sorte de diapositive représentait le visage de Ben Laden. J’ai
donc regagné mon domicile stupéfait, à la tombée de la nuit, en suivant pas à
pas, bien malgré moi, cette étrange figure illuminée…
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men ivoiriens : « Le nom hérité des parents peut se transmettre par filiation
avec des enfants conçus dans le ghetto, mais le nom de ghetto, inventé, qui, s'il
est associé à la force, au courage, à la générosité, se propage par les fistons.
Porter son nom, le faire "croître", c'est porter son destin, sortir de l'anonymat
des "inessentiels" » (2001 : 166). Lorsqu’un mineur fait fortune, la nouvelle se
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répand comme une traînée de poudre. Les orpailleurs disent : « il a fait sortir
son nom du site ».
12 Les habitants des camps miniers comme les jeunes gens des villages
attenants, qui aiment aller flâner, plus ou moins fréquemment, au site d’or.
L’admiration que ces joueurs de football suscitent pourrait sans doute être
élargie à un grand nombre de jeunes hommes burkinabè, par exemple les
étudiants ouagalais avec lesquels j’ai eu l’occasion d’échanger sur le sujet.
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« Monter à la colline »
Dans l’extrait tiré du texte intitulé « les techniques du
corps », Marcel Mauss définit à l’aide de cette expression
« les façons dont les hommes, société par société, d’une
façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss
1950 [1936] 365). Pour rendre plus précis le sens de cette
notion, l’auteur propose une série d’exemples ethnogra-
phiques qui dévoile l’importance d’une catégorie de
phénomènes encore classée à cette époque dans la ru-
brique « faits divers ». L’un de ces exemples - le texte en
regorge - retiendra plus particulièrement notre attention :
« Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New
York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant
comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir. Revenu en
France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette dé-
marche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient
aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaines,
grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. » (Mauss 2008
[1936] : 368).
mining is like an addiction. Even if you want to quit, you cannot » (Werthmann
2008 : 60). Ce type de propos est en effet très récurrent. L’auteure montre
ensuite que la consommation, en particulier lorsqu’elle est prodigue, n’a rien
d’irrationnelle. Elle permet plutôt d’introduire et de maintenir l’économie
morale des camps miniers.
22 Le lecteur attentif au vocabulaire et notions employés notera que ce passage
23 Les commerces qui s’établissent sur les sites aurifères entraînent une forte
diversification des objets, au regard en particulier de l’absence de vente de ce
type de marchandises dans les villages environnants. Cependant, un nombre
croissant d’orpailleurs, ayant gagné suffisamment d’argent au site d’or,
implante des boutiques (vêtements, téléphones mobiles, motos) dans les
bourgsà proximité desquels ils ont « fait fortune ». C’est désormais le cas pour
Kampti, chef-lieu de département du même nom, dans la région Sud-Ouest du
Burkina Faso. Précisons que la majeure partie des matériaux sur lesquels
repose le présent article provient d’investigations menées au sein des camps
miniers situés dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de Kampti.
24 Prenons une anecdote personnelle. Avant de me rendre à Kampti en 2008,
ses lunettes de soleil lors d’un échange de salutations, quel que soit le statut
de la personne à laquelle on fait face.
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« Descendre en ville »
L’accès aux processus de subjectivation par l’acquisition
d’objets est largement médiatisé par l’argent, lequel permet
donc une forme d’extension des conduites motrices incorpo-
rées, offrant par là même la possibilité de se distinguer
socialement. Qu’en est-il de l’argent lui-même ? En effet, la
symbolique et la valeur d’équivalence abstraite de l’argent,
ce qu’il permet de convertir en biens, ne doit pas faire
oublier sa matérialité, incarnée ici par le billet de banque. Au
Burkina Faso, la monnaie officielle est le franc CFA. Le billet
de banque dont la valeur est la plus forte est de 10 000
FCFA (environ 15 euros). Ce billet est parfois surnommé « le
craquant », en référence à la sonorité émise par le papier
lorsque ses deux extrémités glissent l’une sur l’autre sous la
pression des doigts à l’intérieur de la main. Non froissé et
usé par le passage répété de main en main et de poche en
poche - peut-être imputé à une circulation plus faible du
billet - « le craquant » renvoie au tri sélectif des usages que
ce billet opère de par sa valeur intrinsèque. À priori, ce billet,
lorsqu’il « craque », n’a pas fait l’objet d’un nombre de tran-
sactions important, il est fraîchement sorti d’un
établissement bancaire et n’a pas eu le temps de voyager
entre d’innombrables mains. Détenir « le craquant », sans
avoir les mains tremblantes, et pouvoir en dépenser la
valeur, c’est en quelque sorte « avoir évolué » en se rappro-
chant de la source de richesse que symbolisent les
banques.
« Descendre en ville » et aller dans un maquis requiert
« d’avoir une poche assez forte ». Pour « faire la vie », les
chercheurs d’or doivent donc, dans un premier temps,
« monter à la colline » pour y chercher l’or/l’argent. Puis, ils
redescendent en ville pour y faire la fête, boire des bières
fraîches, manger de la viande grillée et partager leurs
« feuilles » (autre synonyme des billets de banque) avec les
« go » (les filles) de Kampti.
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26 En moore, la langue des Mosse : tang : colline ; ramba : gens. Cette expres-
sion traduite a donné le titre de l’excellent documentaire de Berni Goldblatt,
tourné dans un camp minier implanté sur la colline de Diosso au Burkina Faso
et intitulé « Ceux de la colline ». Les « exploitants artisanaux » ghanéens qui
exploitent illégalement l’or sont, quant à eux, surnommés galamsey. Gavin
Hilson et Natalia Yakovleva précisent que la traduction littérale du terme
correspond à : « gather them and sell »(Hilson & Yakovleva 2007 : 100).
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27 Dans le cadre de son étude sur les sociétés d’origine servile en Mauritanie,
Olivier Leservoisier insiste bien sur l’importance de la « réflexion sur les
catégories conceptuelles, qui est au cœur de la démarche anthropologique, (et)
doit être un travail permanent afin de conserver un regard critique sur un objet
d’étude particulièrement soumis aux préjugés » (Leservoisier 2005 : 105).
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