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JUNO PUBLISHING

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Siret : 819 154 378 00015
Catégorie juridique 9220 Association déclarée http://juno-publishing.com/

Brasier
Copyright de l’édition © 2023 Juno Publishing © 2023 Inès Heck
Relecture et correction par Sandrine Joubert, Anthony Meugnier, Agathe P., Miss Salsbury
Conception graphique : © Eunkyung Art
Tout droit réservé. Aucune partie de ce livre, que ce soit sur l’ebook ou le papier, ne peut être
reproduite ou transférée d’aucune façon que ce soit ni par aucun moyen, électronique ou physique
sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans les endroits où la loi le permet. Cela inclut les
photocopies, les enregistrements et tout système de stockage et de retrait d’information. Pour
demander une autorisation, et pour toute autre demande d’information, merci de contacter Juno
Publishing : http://juno-publishing.com/

ISBN : 978-2-38440-318-9
Première édition : janvier 2023

Édité en France métropolitaine


Table des matières
Avertissements
Dédicace
Remerciements
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
À propos de l’Auteur
Résumé
Avertissements

Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les
faits décrits ne sont que le produit de l’imagination de l’auteur, ou utilisés
de façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement
existées, vivantes ou décédées, des établissements commerciaux ou des
événements ou des lieux ne serait que le fruit d’une coïncidence.
Ce livre contient des scènes sexuellement explicites et un langage adulte, ce
qui peut être considéré comme offensant pour certains lecteurs. Il est
destiné à la vente et au divertissement pour des adultes seulement, tels que
définis par la loi du pays dans lequel vous avez effectué votre achat. Merci
de stocker vos fichiers dans un endroit où ils ne seront pas accessibles à des
mineurs.
Dédicace

Pour ceux qui ne rentrent pas dans un moule,


Qui restent eux-mêmes dans n’importe quelle circonstance.
Remerciements

Et voilà. Les aventures d’Aliénor et toute sa troupe sont terminées (pour


l’instant, du moins).
Je voulais d’abord remercier ma famille, mon mari et mes enfants. Sans le
vouloir, ils m’ont été d’une aide précieuse et m’ont permis de continuer
cette histoire malgré mes nombreuses pannes d’inspiration. Pierrick, mon
partenaire de vie, c’est en partie grâce à toi si je n’ai pas dévié vers ces
idées farfelues qui m’ont traversé l’esprit et auraient rendu mon histoire
incohérente. Tu es toujours là à m’encourager et croire en moi. Cela ne me
fait que t’aimer encore plus fort. Eline, ma fille, grâce à qui mon envie
d’écrire s’est amplifiée et Adam, mon fils, qui m’a donné cette maturité qui
manquait dans mes précédents textes (même si Ali manque cruellement de
maturité, il faut se l’avouer…). Merci à vous tous, mes proches, qui êtes les
premiers à me lire et me motiver. Isabelle, Laure, Marion, Mélanie,
Lauriane, Jordan, Elsa, Alexia, Ely, maman et papa. Je vous aime fort.
Je remercie aussi mes lecteurs de Wattpad, qui n’ont cessé de me couvrir de
jolis compliments. J’ai adoré découvrir vos réactions à chaque chapitre
posté, et c’est l’une des raisons qui m’a poussée à continuer d’écrire. Kiljan
ne vous a jamais laissés indifférents, et Aliénor vous a fait vous tordre de
rire. Merci. Merci. Merci.
Merci à l’équipe de Fyctia et aux lecteurs du concours auquel j’ai participé
avec la sorcière Nokwell. Vos votes, partages et commentaires m’ont
remplie de fierté et m’ont convaincue que, oui, cela valait le coup de me
lancer et que, non, je n’étais pas qu’une moins que rien. Un merci tout
particulier à Arina M, qui s’est gentiment proposée pour être ma bêta-
lectrice et qui m’a apporté son aide pour les dialogues en roumain. Et un
grand merci à Sophie, ma correctrice, qui a eu pas mal de boulot !
Un immense merci à Juno, qui a bien voulu me faire confiance. Vous êtes
une équipe en or, et je suis beaucoup trop heureuse de faire partie de votre
team. Vous réalisez mon rêve de petite fille et je vous en serai toujours
reconnaissante. J’espère que nous continuerons à travailler un long moment
ensemble.
C’est la première fois que j’arrive aussi loin avec l’une de mes histoires, et
cela me fait tout drôle. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me fait
plaisir de voir qu’Aliénor et son tempérament décalé vous plaisent autant.
J’espère que vous continuerez de suivre ses aventures au travers des
prochains tomes.
À très bientôt.
On vous fait de gros bisous
Ali, Kiljan, et Ines Heck.
PS Le tome deux ne devrait pas trop tarder… Je dis ça, je dis rien.
Brasier
La sorcière Nokwell #1

Inès Heck
Chapitre 1
Sauf erreur de ma part, j’ai toujours raison.

Dix minutes après la fermeture de ma boutique, je posai mes Dr. Martens


sur la table en chêne de mon bureau privé et m’allumai une cigarette.
— Le tabac ne risque pas d’abîmer les fleurs ? me demanda Phoebe, ma
coéquipière.
Sa tête blonde apparut derrière la porte. Je haussai un sourcil et recrachai
la fumée.
— Ces mêmes fleurs qui subissent quotidiennement l’odeur de ton
parfum ?
Ses lèvres teintées de rouge écarlate s’étirèrent dans un sourire.
Embaucher ma meilleure amie avait ces avantages : elle ne me
considérait pas comme sa patronne, et je ne la considérais pas comme mon
employée. Trois années auparavant, j’avais décidé de quitter mes études
linguistiques pour ouvrir ma boutique de fleurs « Bouquet Coquet ». Le
nom francophone charmait la clientèle. Ou bien était-ce la beauté indéniable
de Phoebe ?
Les mains sur ses fines hanches, la jeune femme d’un mètre soixante-dix
ressemblait à un mannequin de Victoria’s Secret. Ses yeux bleus bordés de
longs cils clairs attiraient les regards de la gent masculine, et ce, depuis
notre rencontre au collège. J’avais l’air d’un hobbit à côté d’elle, avec mon
mètre cinquante-sept et demi.
— Ça te dit de sortir ce soir ? me proposa-t-elle.
J’allais lui répondre, quand mon téléphone portable vibra. Un SMS de ma
mère capta toute mon attention.
Rendez-vous à la maison dans trente minutes. Tu es convoquée.
— Et comment !
Plutôt mourir attaquée par une nuée de moustiques que d’aller là-bas. Et
cela faisait très mal, une nuée de moustiques.
Ma génitrice, aussi surnommée entre nous « la reine », ne me contactait
que pour me réprimander. Voilà des années que ma relation avec mes
parents s’était détériorée, le jour où ils m’avaient découverte enflammée.
Cinq ans plus tôt, à l’anniversaire de mes vingt ans, je m’étais retrouvée le
corps recouvert des flammes de notre clan. Les femmes n’avaient jamais
hérité de la magie. Cela aurait dû être mon frère, pas moi. Pourtant, j’étais
celle qui détenait les pouvoirs de mon père. J’étais la sorcière de la famille.
Ils me méprisaient depuis.
— Tu vas y aller comme ça ? me demanda-t-elle alors.
Je lançai un bref coup d’œil à ma tenue, et plus particulièrement au Bugs
Bunny, qui tirait la langue sur mon tee-shirt, le majeur dressé.
— Il est mignon, ce lapin.
— Pas si tu vas dans un bar.
— Je ne peux pas aller chez moi, la reine va venir m’y chercher par la
peau des fesses quand elle se rendra compte que je ne réponds pas à son
message.
Le surnom de ma génitrice venait de son accent français à couper au
couteau et de son air bourgeois. Si la guillotine existait encore, elle m’aurait
coupé la tête depuis longtemps.
— Tu as encore cramé les poils de son chien ?
Ma meilleure amie était la seule au courant de ma situation, au grand
dam de mes parents. Parce que si la Confrérie des sorciers l’apprenait, nous
pouvions tous nous considérer comme morts.
Phoebe détenait toute ma confiance. Hormis cette fois-ci avec mes
parents, jamais elle n’avait gaffé en trois ans. Sa vie, la mienne et celle de
toute ma famille étaient en jeu.
J’avais bien cru voir mon père mourir d’une syncope le jour où elle avait
gaffé en voulant prendre ma défense, dévoilant par la même occasion son
savoir sur notre monde et ma condition. Le visage de mon père avait viré
vers une horrible teinte rouge, signe d’une colère sans nom. Son œil, lui,
avait été secoué de spasmes au point de presque sortir de son orbite. Phoebe
et moi avions fui la maison le temps d’une journée, pour notre survie. En
rentrant, j’avais évidemment dû subir ses remontrances, et ce, pendant au
moins quatre mois.
L’unique raison pour laquelle mon père n’avait pas tué ma meilleure
amie était sa crainte de me voir perdre toute lucidité à la suite de cet acte.
J’aurais parfaitement été capable d’aller jusqu’au Canada pour rendre visite
à nos supérieurs et tout leur révéler, et il le savait.
Cette foutue Confrérie regroupait les quatre mages les plus puissants.
Leur but était de maintenir la loi et de permettre aux vingt familles de
sorciers éparpillées dans les quatre coins du monde de prospérer. Notre
lignée, les Nokwell, représentait les États-Unis depuis des siècles. Qu’allait-
il se passer si ces vieux croûtons apprenaient pour moi ? Pour ma différence
? Ils voudraient y mettre fin. Mes parents prenaient donc bien soin de ne pas
se faire remarquer pour ne pas attirer leur attention, quitte à m’écarter
d’eux.
Je ramenai ma cigarette près de mes lèvres et tirai dessus.
— Non. Mais ils ont peut-être appris pour l’immeuble.
Que j’avais détruit la semaine précédente à cause de mes flammes. Oups.
En même temps, nous n’en serions pas là si mon père avait eu l’amabilité
de m’apprendre le contrôle de la magie. Si mes parents ne m’avaient pas
trucidée après cet épisode, c’était uniquement parce que les humains
pensaient à un incendie accidentel. Personne n’irait imaginer qu’une
magnifique rouquine pouvait détruire des habitations ou calciner des gens.
Tous les sorciers cachaient leur nature aux humains. C’était même notre
loi numéro un. Si l’un de nous avait le malheur de se faire démasquer, il se
ferait immédiatement tuer par la Confrérie, ainsi que tous les pauvres
hommes au courant contre leur gré. Et puisque je tenais encore à ma vie, je
travaillais dur sur moi-même pour ne pas me laisser submerger par ce flux
constant de magie qui circulait en moi. Toutes les fois où j’avais perdu le
contrôle, il avait été facile de trouver une excuse, ou de mettre la faute sur
Dame Nature. Voilà pourquoi la Confrérie ne s’était pas encore intéressée
de près à notre famille. Jusqu’à la semaine dernière. Cet épisode du
bâtiment détruit semblait peut-être trop gros pour n’être qu’un simple
accident.
Bref. Cette histoire craignait.
— J’ai une robe dans mon casier si tu veux, insista-t-elle.
— Je ne te savais pas lapinophobe.
— Ce n’est pas… Oh, laisse tomber.
Victorieuse, je lui adressai un large sourire et écrasai ma cigarette dans le
cendrier.
Il nous fallut cinq minutes pour quitter la boutique et rejoindre sa
Volkswagen jaune poussin garée sur le stationnement d’en face. Les fesses
posées sur le siège passager, j’ouvris la boîte à gants pour en sortir mon
paquet de bonbons.
Phoebe me lança une brève œillade en s’insérant dans le flot de la
circulation.
— Ils sont là-dedans depuis cinq mois.
Le dégoût déforma son visage aux traits parfaits.
— Les bonbons, c’est comme les hommes. Plus c’est vieux, plus c’est
bon.
— Par pitié, me répondit-elle en français.
J’avais appris cette langue grâce à ma mère qui venait de Paris et m’étais
amusée à inculquer quelques mots à ma meilleure amie. Celle-ci aimait s’en
vanter depuis qu’elle parvenait à entretenir une petite conversation.
— Délicieux, répliquai-je en retour.
Exaspérée, elle leva les yeux au ciel.
Après cinq minutes à zigzaguer dans les rues du centre-ville de Chicago,
nous arrivâmes enfin au Theory, notre QG.
La devanture parée des fleurs de ma boutique m’arracha un sourire. À
l’intérieur, les murs en briques sombres sur lesquels étaient collées des
affiches déchirées et les tables en bois bruts renforçaient cette ambiance
rock qui me plaisait. Tout comme le barman à tomber par terre qui ne
cessait de me fixer depuis notre arrivée.
— Tous les regards restent encore bloqués sur toi. Je ne vais jamais
réussir à trouver l’âme sœur à ce stade, rechigna ma meilleure amie.
— Ce n’est pas plutôt à cause de ta jalousie maladive ? Ou de ton
horrible chat qui fait pipi partout dans ton appartement ? Ou de ta passion
pour ces immondes chips goût chocolat ?
Ses prunelles océaniques semblèrent vouloir me trucider.
— Non, tout est de ta faute. Je vais arrêter de vous fréquenter, toi et ton
envoûtement magique.
Oui, parce que ce n’était pas grâce à mes cheveux roux ni à mes yeux
vert-caca d’oie. Les sorciers avaient un charme qu’on n’expliquait pas. Du
coup, cela ne plaisait pas des masses à ma très chère Phoebe, qui adorait
avoir l’attention rivée sur elle. Notre amitié n’en avait jamais pâti, cela dit.
La jolie blonde avait fini par s’y habituer, même si elle ne pouvait pas
s’empêcher de ruminer là-dessus de temps à autre.
— Tu ne me trouves pas incroyablement attirante ? ajoutai-je en
tournoyant sur place, les bras écartés.
— Même la bisexuelle que je suis ne te toucherait pas avec un bâton.
Je pouffai, puis trottinai d’un pas joyeux jusqu’au barman. Phoebe me
suivit de près et s’installa à côté de moi.
— Salut ! lançai-je. Tu peux nous servir deux pintes de brune, s’il te plaît
?
Le blondinet hocha la tête, les pupilles dilatées. Cela m’aurait perturbée,
si je ne m’étais pas habituée à cette fascination absurde qu’avaient les
humains pour nous. Comme si leur subconscient savait que nous n’étions
pas comme eux. Je n’avais jamais croisé d’autres surnaturels que des
sorciers, mais il se disait que notre charme ne les touchait pas.
J’avais eu du mal à m’y faire au départ, cela dit. À partir du moment où
j’étais devenue une sorcière, tous les regards de la gent masculine étaient
passés d’indifférents à subjugués. Une chance que mes pouvoirs s’étaient
réveillés à mes vingt ans, je ne sais pas comment j’aurais réagi s’ils étaient
apparus à mes seize ans. Cela m’aurait probablement mise très mal à l’aise.
— C’est moi qui offre.
Je papillonnai des cils, l’air faussement étonnée.
— C’est trop gentil… Merci beaucoup.
— Par pitié, s’exaspéra Phoebe en français.
— Tu radotes, la vieille. Oh, putain !
Ni une ni deux, je passai par-dessus le bar et me cachai en dessous. Le
barman, surpris, recula de quelques pas et bégaya des mots inaudibles.
Phoebe n’eut pas le temps de me demander ce qu’il m’arrivait qu’un
rouquin furieux débarqua à côté d’elle.
— Ali ! s’écria mon frère jumeau.
Merde. J’étais démasquée.
Je sortis timidement ma tête et adressai un sourire rayonnant à Seth.
— Frangin ! Que me vaut ce plaisir ?
De là où j’étais, je remarquai les trois femmes assises au fond de la salle.
Je crus voir de la bave couler à la commissure de leurs lèvres tout en
lorgnant sans vergogne le nouveau venu.
En même temps, mon frère jumeau était très, très, beau. Mon roux
paraissait fade, comparé au sien flamboyant. Les iris caca d’oie chez moi
viraient à l’émeraude chez lui. La vie était beaucoup trop injuste.
— Les parents vont te tuer. Et… qu’est-ce que tu fous sous ce bar ? Sors
de là.
Nous nous aimions vraiment. Beaucoup trop même. Mais seulement
quatre-vingts pour cent du temps. Les vingt pour cent restants, il ne désirait
qu’une chose : m’étriper. Comme à cet instant précis. Mon frère ne se
déplaçait quasiment jamais pour venir me chercher, à cause de son emploi
du temps surchargé de futur médecin. Alors le fait qu’il se trouvait là
n’augurait rien de bon.
Je passai à nouveau par-delà le bar et me positionnai face à lui, les mains
sur les hanches. Je dus lever la tête pour plonger mon regard dans le sien.
Dame Nature avait choisi mon frère comme favori, lui qui atteignait
facilement le mètre quatre-vingt-cinq. Pourquoi n’avais-je pas hérité de la
taille de notre père comme lui ?
— C’est maman qui t’envoie ? rechignai-je.
— Elle va m’égorger à ta place si tu ne te pointes pas.
— Attends… Toi aussi, tu es convoqué ?
Mince. Si lui aussi devait assister à la réunion, alors cela sentait très
mauvais. À l’inverse de ma personne, Seth se comportait comme le fils
idéal. Il n’était presque jamais sermonné par la reine.
Elle devait avoir pitié de lui, son pauvre fils qui s’était fait voler ses
pouvoirs par sa méchante sœur. Il ne m’en avait jamais voulu. La lignée des
Nokwell avait toujours été un poids pour lui, un fardeau qui l’aurait
empêché de réaliser son rêve : devenir médecin. Alors, quand il avait
découvert que j’étais l’héritière et non pas lui, il avait été fou de joie. Cela
n’avait pas été le cas de nos parents, malheureusement.
— Laisse-moi au moins boire ma pinte, soupirai-je.
— Désolé, Phoebe. Je vais devoir t’emprunter ta copine.
La blonde secoua les mains, l’air penaude.
— Pas de souci, bégaya-t-elle, éblouie par le charme de Seth.
Je levai les yeux au ciel, la bière au bord des lèvres.
— Par pitié…
— J’ai quand même le droit d’apprécier la vue d’un beau gosse.
— Pas quand ce beau gosse est mon frère.
— Tu es jalouse parce qu’il est plus beau que toi.
Je lui tirai la langue.
— On peut y aller, s’il te plaît ? geignit Seth.
Sans aucune once de grâce, je terminai cul sec mes cinquante centilitres
de breuvage et essuyai salement ma bouche à l’aide de mon avant-bras.
Mon geste fit disparaître l’enchantement du barman qui toisa avec dégoût la
tache de bière sur mon lapin. Tant pis ! Je reposai le verre sur le bar, saluai
ma meilleure amie en levant deux doigts en l’air et suivis mon frère jusqu’à
sa voiture.
Par chance, l’alcool fit vite effet.
Quand nous arrivâmes chez nos parents, dans le quartier de Gold Coast,
j’étais un tantinet enivrée. Cela m’aida à supporter la vue pompeuse de la
baraque dans laquelle j’avais grandi. Le voisinage était pas mal, cela dit, si
on aimait les bâtisses historiques, les hôtels du XIXe siècle et les maisons
luxueusement gerbantes.
— Prête ? s’enquit mon frère qui se garait dans l’allée.
— Et pas qu’un peu mon neveu.
En tête de file, je pénétrai à l’intérieur de la villa aux trois étages et
soufflai, exaspérée, en découvrant l’homme qui se tenait en plein centre du
hall. Le chien de mes parents, aussi appelé Nicolas, le majordome, nous
faisait face pour nous accueillir. Tout chez lui m’agaçait, en commençant
par ses énormes lunettes rectangulaires posées sur son nez de souris, à ce
sourire factice qu’il affichait tous les jours. Son insupportable costume noir
lui donnait un air de pingouin.
À la vue de son crâne rasé, je ricanai comme une hyène.
— Ravi de vous revoir aussi, mademoiselle.
Voilà à quoi Phoebe avait fait référence en parlant des poils cramés du
chien de ma mère. Les cheveux de Nicolas, paix à leur âme, avaient fait la
connaissance de mes flammes. Pour ma défense, il l’avait bien cherché.
Il se devait de rester poli à la vue de tous, et surtout devant mon frère.
C’était quand je me retrouvais seule dans cette maudite baraque qu’il se
montrait plus vicieux et vénéneux qu’une vipère. Son petit manège
d’homme aimable disparaissait quand nous n’étions que tous les deux.
— Nicolas, ça faisait longtemps ! Mon cadeau t’a plu ?
Son sourire hautain s’effaça une seconde, avant de réapparaître tout aussi
vite.
Non, il n’avait pas aimé le chalumeau que je lui avais offert.
— Évidemment, mademoiselle.
Sa paupière tressauta dans un spasme nerveux quand je lui adressai mon
plus beau sourire. Un petit soupir discret plus tard, il avait déjà revêtu son
masque de majordome.
Après de brèves salutations de la part de mon frère, nous le laissâmes
dans le hall d’entrée et nous rendîmes dans le salon attenant. La pièce au
parquet luisant et au papier peint désuet regroupait un nombre incalculable
d’objets en marbre. À croire que mes parents participaient au concours « les
bibelots les plus chers et moches de la planète ». Une cinquantaine de
plantes étaient disposées çà et là, sûrement dans le but d’embellir la salle.
Sans succès.
Au centre, une gigantesque table en acacia prenait place. Ainsi que mes
parents, assis l’un à côté de l’autre.
Mon frère et moi les rejoignîmes et nous installâmes face à eux.
— Tu es en retard, gronda la reine.
Je m’affalai sur mon siège, le sourire aux lèvres, et croisai mes bras
contre Bugs Bunny.
— Il fallait me le dire si je te manquais tant que ça. Je serais venue plus
tôt.
La veine de sa jugulaire roula sous sa peau et gonfla, preuve unique de
son agacement. Cela lui donnait un air d’haltérophile plutôt sympathique.
Avec ses cheveux bruns coupés à la garçonne, son accent français et sa
bouche cramoisie, ma mère renvoyait une image naturellement sérieuse,
voire antipathique. Ses sourcils froncés au-dessus de ses prunelles sombres
et ses lèvres pincées ne l’aidaient pas à avoir meilleure allure, d’ailleurs.
Elle ressemblait à une professeure tyrannique.
— Ton insolence, Aliénor, gronda mon père.
Aussi grand que large, Samuel Nokwell en effrayait plus d’un. Ses
cinquante années passées sur terre avaient marqué son visage aux traits déjà
bien durs. Il avait l’air d’un type de la mafia russe avec son crâne chauve,
ses iris d’un bleu glacial et son éternelle expression renfrognée.
— C’est maladif, désolée, minaudai-je.
Mon frère me donna un coup de pied sous la table. Je l’ignorai.
— Bon. Quel est le motif de ma convocation, cette fois-ci ? Un escargot
est mort par ma faute ?
S’ils en avaient eu la capacité, les yeux de mon père m’auraient tuée sur
place.
— Tu vas quitter le continent. Nous t’exilons en Angleterre.
Chapitre 2

La perfection n’existe pas…


Du coup, ça fait de moi un fantôme ?

— Exilée ? Comme dans « envoyée de force » ?


Mon frère se figea sur son siège. Je m’avançai vers la table et posai mes
mains dessus, prête à les insulter.
— Vous n’avez pas le droit, me coupa Seth.
Je déviai mon regard sur lui. Il semblait tout aussi révolté par cette
décision que moi, ce qui me rassura quelque peu.
— Il en va de notre sécurité à tous, cracha mon père de ce timbre
caverneux. L’immeuble détruit a attiré l’attention de la Confrérie sur nous.
Vous savez ce qu’il se passera s’ils apprennent pour Aliénor.
Oui. La mort.
— Ça n’est toujours pas à vous de décider pour elle ! cria mon frère qui
sauta hors de sa chaise, fou de rage.
Je me levai à mon tour, les sourcils froncés à m’en créer des rides.
— Il en est hors de question. Ma vie est ici, à Chicago.
Je serrai mes poings. Mes mains s’engourdissaient à mesure que mes
pouvoirs se réveillaient, attisés par la puissance de ma rage.
La colère était le moteur de mes flammes. Dès lors que je ressentais cette
émotion, ma magie remuait à l’intérieur de mon corps pour filer droit vers
mes extrémités. Et cela finissait souvent en désastre, car j’avais
énormément de mal à contrôler toute cette énergie qui ne demandait qu’une
chose : exploser. Plus ma haine était forte, plus il m’était difficile de la
maîtriser.
Mais je n’avais aucune chance face à mon père. L’affronter revenait à
signer mon arrêt de mort. Il était tout à fait capable de me rendre la pareille
si je l’attaquais, et son feu surpassait de loin le mien. Pour sa survie, il
tuerait sa propre fille.
— Tu ne nous laisses pas le choix ! S’égosilla ma mère qui bondit à son
tour hors de sa chaise.
— Je ne peux pas tout quitter uniquement parce que vous avez décidé de
m’ignorer ! Nous n’en serions pas là si papa avait bien eu l’amabilité de
m’apprendre la magie !
— Tu es un cas désespéré, Aliénor. Je n’ai pas la patience requise pour
supporter ton insolence.
— Oui, évidemment, c’est toujours de ma faute. C’est moi qui ai voulu
hériter de ton pouvoir. C’est moi qui ai voulu devenir une paria au sein de
ma propre famille. C’est moi qui ai volé la magie de Seth ! Suis-je bête !
— Tu nous pousses à bout ! cracha mon paternel. Nous faisons tout notre
possible pour protéger notre famille, et tu t’évertues à nous mettre des
bâtons dans les roues. Tout ça n’est qu’un stupide jeu pour toi.
— C’est faux.
À côté de moi, Seth attrapa ma main qu’il serra dans la sienne. Son
soutien silencieux me fit monter les larmes aux yeux.
— Ternir notre réputation ne t’a pas suffi, il faut en plus que tu risques
notre vie ! Tu es incapable de te tenir à carreau comme on te l’a si souvent
demandé. Tu n’en fais qu’à ta tête. Ton égoïsme nous tuera tous, Aliénor. Et
tu te moques de faire du mal à tes proches.
Je reculai d’un pas. Ses mots me frappèrent comme un coup de massue.
Je ne sus quoi répondre à mon père, sonnée par cette haine dans sa voix.
Toute ma colère se volatilisa comme s’il venait de souffler dessus. Une
immense fatigue s’installa sur mes épaules qui se voûtèrent sous
l’accablement.
Voilà longtemps que je m’étais fait une raison à propos de mes parents. Je
m’y étais habituée. Pourtant, je parvenais encore à être blessée par leurs
propos. Quelle idiote !
— Tu vas trop loin, papa ! s’insurgea mon frère.
— Aliénor ira chez votre oncle Stéphan, ajouta ma mère. La discussion
est close. Nicolas te déposera à l’aéroport, demain matin.
— Le monde ne tourne pas uniquement autour de toi. Tous tes proches
sont en danger à cause de ce que tu as fait, termina alors mon géniteur.
Leur ton décidé me fit serrer les dents. Comment pouvais-je contester la
décision du sorcier des États-Unis ? Je n’étais pas suicidaire. Il aurait été
capable de m’envoyer sur une île déserte, sans WiFi, ni cigarettes ou pire,
sans hommes. L’Angleterre, en comparaison, ce n’était pas si mal.
L’idée de vivre loin d’eux ne me déplaisait pas non plus.
Surtout, je savais que cette histoire d’immeuble avait été la goutte de
trop. Ils n’avaient pas tort. La Confrérie allait tôt ou tard se questionner sur
tous ces incendies inexpliqués. Parce que qui disait feu, disait forcément
Nokwell à leurs yeux. Je n’avais aucune envie qu’ils débarquent et s’en
prennent à mon frère, l’héritier supposé des flammes.
Et au regard que me lança mon père, je sus qu’il avait suivi le
cheminement de mes pensées. Seth serait le premier à subir le courroux des
quatre sorciers. Je préférais partir à l’autre bout de la planète plutôt que de
voir mon frère souffrir par ma faute.
Je n’avais rien à ajouter. J’en étais incapable. La tête haute, je quittai le
salon, puis traversai le hall pour sortir de cette maison du diable et me
rendis jusqu’à la voiture de Seth. Le dos posé contre la portière, j’allumai la
clope à mes lèvres à l’aide d’un briquet. Je n’étais pas assez sereine et
relaxée pour tenter de faire apparaître une petite flamme au bout de mon
index sans risquer de cramer les alentours.
— Je n’arrive pas à croire que tu acceptes ! hurla mon jumeau qui me
rejoignait d’un pas lourd.
Je haussai les épaules et inspirai sur ma cigarette. La fumée caressa mes
poumons et mit du temps à ressortir par ma bouche. La boule de stress
logée dans mon ventre s’atténua légèrement.
Le silence pesant qui régnait dans ce quartier résidentiel m’avait toujours
angoissée. C’était d’ailleurs pour cette raison que j’avais opté pour un
studio en plein centre-ville. J’aimais m’endormir tous les soirs avec le bruit
des voitures, des bars et des fêtards torchés.
— Et ta boutique ? Et Phoebe ? Putain ! Je n’en reviens pas qu’ils fassent
ça ! Je n’en reviens pas de ce qu’ils ont osé te dire ! continua-t-il en faisant
les cent pas, les mains plongées dans ses cheveux. Je pars avec toi !
— Hors de question. Pense à tes études.
— Tu sais ce que fait Stéphan ? Il est dirlo à Bristol dans un putain de
bahut pour surnaturels ! Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ? Je m’en carre
le fion, je viens avec toi !
Je pouffai, devant sa mine effarée.
— Tu trouves ça drôle ?
— J’adore ton côté vulgaire qui ressort quand tu es en colère.
— Tu… Putain !
Sans prévenir, il m’attrapa par le bras et m’attira à lui pour m’enlacer.
Son odeur rassurante parvint jusqu’à mes narines et me fit à nouveau
monter les larmes aux yeux. Je me fichais royalement de ma boutique, ou
bien du pays dans lequel j’allais vivre. Tout ce qui m’importait se trouvait
devant moi.
La perte de mon frère créerait la mienne.
D’une humeur maussade, je jetai ma cigarette au loin et l’enlaçai, ma tête
posée contre son torse.
— Je les déteste, souffla-t-il.
— Moi aussi. Je t’enverrai des cartes postales avec le Big Ben dessus.
Ma tentative pour lui remonter le moral ne fonctionna pas. Seth mit fin à
notre étreinte et plaqua ses deux mains sur mes joues pour plonger ses yeux
à la couleur de l’émeraude dans les miens.
— Au moindre souci, tu m’appelles et je débarque. Savoir que tu vas
partir aussi loin me déchire le cœur.
— Mais tu sais aussi bien que moi que ce serait vraiment bête d’arrêter
tes études à ce stade. Il ne te reste que deux ans.
— Oui, soupira-t-il, résigné.
— Tu n’as qu’à passer pendant tes vacances. Puis, qui sait, la Confrérie
va peut-être nous foutre la paix plus vite que prévu. Je pourrais sûrement
revenir d’ici l’année prochaine. Je vais laisser la boutique à Phoebe, en
attendant.
— Elle va piquer une crise, supposa Seth.
— L’empêcher d’aller tuer nos parents va être encore plus compliqué que
de me taper la route jusqu’à l’aéroport avec Nicolas.
— Tu veux venir dormir à l’appart ?
Petits, nous adorions dormir dans le même lit, blottis l’un contre l’autre.
Si cette habitude s’était tarie à l’adolescence, nous adorions encore passer la
plupart de nos soirées ensemble. Notre amour fusionnel, propre aux
jumeaux, ne cessait de se renforcer au fur et à mesure des années.
J’appréhendais le jour où il se marierait, parce que je ne pourrais plus autant
squatter chez lui, à rire, parler pendant des heures et regarder des films
jusqu’à s’endormir sur le canapé.
Même s’il était focalisé sur ses études et qu’il n’avait que de brèves
relations, je savais qu’il finirait par trouver la bonne. Toutes ses ex avaient
espéré l’être, d’ailleurs.
— Il te reste des Twizzlers ? Je ne crois pas qu’ils en vendent en
Angleterre. Et je compte bien faire une overdose de bonbons avant de partir.
Mon frère pouffa en s’installant dans la voiture.

Les adieux furent difficiles.


La veille, pendant que nous regardions un énième film d’horreur avec
Seth, j’avais prévenu Phoebe de la situation. Celle-ci s’était empressée de
nous rejoindre dans l’appartement, furieuse. La soirée avait été alors un
concentré de larmes, de rires, de bonbons et de larmes, encore. Par chance,
ma meilleure amie avait accepté de gérer ma boutique en mon absence.
Quand Nicolas débarqua devant l’immeuble à sept heures du matin, le
lendemain, j’étais d’humeur exécrable.
— Tu as une sale gueule, me lâcha-t-il quand je le retrouvais en bas.
— Tu t’es mis le vouvoiement dans le fion ? Ou peut-être qu’il est parti
en cendres, comme tes cheveux.
— J’ai hâte de savoir si les Anglais vont apprécier ta vulgarité.
Furieuse, je sentis le pouvoir irradier dans mes yeux. Cela arrivait de
temps à autre, quand les barrières érigées autour de mes flammes laissaient
échapper une bribe de ma magie. Mes iris caca d’oie viraient alors en un
rouge écarlate bien flippant. Nicolas dut apercevoir le changement,
puisqu’il recula de trois pas avec une expression choquée peinte sur son
visage. Au mieux, cela l’avait terrorisé au point de me foutre la paix à vie.
Au pire, il s’empresserait de tout raconter à mes parents, une fois de retour
dans leur maison. Je misais pour la première option. Nicolas aurait bien trop
peur de passer pour un fou aux yeux de mes paternels.
— Si vous voulez bien me suivre, mademoiselle.
— C’est mieux, maugréai-je.
La route se déroula dans un silence mortuaire. Ni le chien ni moi
n’échangeâmes un mot tout du long. Quand nous arrivâmes enfin à
l’aéroport O’Hare de Chicago, je quittai sa voiture sans lui dire au revoir et
claquai la portière derrière moi.
Les heures suivantes furent alors les plus longues de ma vie. Entre
l’enregistrement des bagages, l’attente interminable pour grimper dans
l’avion, le vol de huit heures et demie, et les deux heures de train en partant
de Londres, j’arrivais à Bristol complètement défaite. La fatigue me
comprimait le cerveau.
Malgré mon allure de zombie, je sortis de la gare et profitai de quelques
minutes pour admirer les lieux. L’édifice Temple Meads ressemblait à une
cathédrale, si haut et magnifique, que l’observer risquait de me provoquer
un torticolis. Entre deux tours, une énorme horloge affichait sept heures du
matin. J’extirpai mon portable de la poche arrière de mon jean. Il était une
heure du matin à Chicago, ce qui expliquait mon irrésistible envie de dormir
debout.
— Aliénor ? s’enquit une voix derrière moi.
Surprise, je sursautai et me retournai vivement. L’oncle Stéphan se tenait
à quelques mètres de moi, les mains dans les poches de son pantalon de
costume noir.
Par la barbe de Merlin, il avait pris un sacré coup de vieux. La longue
chevelure brune qu’il avait portée jadis ressemblait à présent à une pauvre
calvitie. Des rides ternissaient son visage autrefois jovial et des cernes
encadraient ses yeux tombants. Il semblait voûté, écrasé par le poids d’une
vie morne.
Une vie passée dans l’ombre de son frère.
— Tu as bien grandi, ajouta-t-il en s’avançant vers moi.
Effectivement, il avait quitté les États-Unis pour l’Angleterre quelques
jours après notre dixième anniversaire à mon frère et moi. Nous étions
plutôt proches, à l’époque, et j’avais très mal vécu son départ. Cela dit,
j’aurais aussi changé de continent si j’avais eu Samuel Nokwell comme
frère.
— J’ai dû prendre au moins deux centimètres depuis la dernière fois que
nous nous sommes vus.
Il ricana d’un timbre creux, sûrement causé par la cigarette. J’en sortis
d’ailleurs une de ma poche et l’allumai avec un briquet. Valait mieux éviter
de faire des tours de passe-passe en plein jour, au milieu d’une gare bondée.
— Pas faux. Tu me rappelles tante Maggie. Elle devait utiliser un
escabeau pour faire la vaisselle.
Tante Maggie ? Je lui faisais penser à cette minuscule vieille folle aux dix
chats ?
— Comme dirait un très grand sage : « tout ce qui est petit est intelligent
», minaudai-je.
— Qui a dit ça ?
— Moi.
Mon oncle ricana, puis me donna une tape amicale sur l’épaule.
— Toujours aussi amusante à ce que je vois. Alors, dis-moi, quelle bêtise
as-tu faite pour être envoyée en Angleterre ?
— J’ai tué quelqu’un.
C’était faux, mais ma réponse eut le mérite de fermer son clapet. Je
n’aimais pas qu’on me compare à Tante Maggie.
Il me désigna du pouce la berline derrière lui, le teint livide. Je hochai la
tête, avec un petit sourire en coin, et traînai ma valise rose fuchsia jusqu’à
sa voiture. Je fus rassurée de voir qu’il n’y avait ni chauffeur ni majordome
pour me coller aux baskets.
Oncle Stéphan me conduisit alors là où il résidait : à l’école pour
surnaturels.
Chapitre 3

Je suis de bonne humeur, alors ne m’énervez pas !

Même si j’avais en horreur les bahuts, je devais avouer que celui qui
s’étendait devant moi me laissait bouche bée.
Une demi-heure plus tôt, nous avions quitté Bristol et nous étions
éloignés de quelques kilomètres pour nous arrêter au village de Failand.
Tout ici se résumait à des plaines, des arbres et des maisons en pierres. Ce
coin féerique me changeait de la métropole et ses immeubles futuristes.
Ordinary School ne dérogeait pas à la règle. Le lycée pour surnaturels
avait été bâti uniquement en pierre. Il se divisait en plusieurs tours, comme
le château d’un sorcier fictif à lunettes. Tout autour se déployait une
étendue infinie d’herbes, créant un somptueux décor vert.
Stéphan se gara sur le stationnement attitré des professeurs, me précisa-t-
il, et sortit du véhicule. Je le suivis, éblouie par la beauté des lieux, et le vis
étirer les bras avec un sourire aux lèvres.
— Bienvenue chez moi, lâcha-t-il, les yeux brillants de fierté.
Il y avait de quoi l’être.
— Je comprends pourquoi tu as quitté les États-Unis, soupirai-je,
émerveillée.
— N’est-ce pas ? Tu verras, Ali, tu t’y plairas.
Je me retins de lui répondre que je n’avais pas trop le choix et le talonnai
jusqu’à l’intérieur de l’école. Stéphan n’était pas au courant de la vraie
raison de ma venue ici, et je ne savais pas trop ce que lui avaient raconté
mes parents. Je préférais donc ne pas trop en dire.
Après avoir passé les énormes portes en fer forgé, nous atterrîmes dans
un hall aux dimensions considérables. La décoration moderne me surprit. Il
n’y avait plus une once de pierre à l’intérieur, mais un parquet aussi luisant
que celui de chez mes parents et des meubles essentiellement en bois. La
peinture beige donnait un coup de frais au vieux château, et les nombreuses
fenêtres permettaient au soleil de s’infiltrer sous forme de doux rayons.
Quelques tableaux accrochés aux murs représentaient des portraits
d’hommes que je devinais être tous les directeurs, puisque le visage de mon
oncle figurait sur l’un d’eux. Dans ce silence étonnant pour une prétendue
école, je tournoyai sur place pour observer chaque recoin de cette
magnifique entrée.
Stéphan m’entraîna alors à la gauche du hall, dans un couloir uniquement
éclairé par un vieux plafonnier. Cinq portes s’y trouvaient. Nous
traversâmes toute l’allée et pénétrâmes dans celle du fond, qui nous
conduisit à son bureau. Je laissai ma valise à côté de la porte et m’installai
sur un des deux sièges. Mon oncle, lui, s’adossa au mur près de la baie
vitrée.
— Parlons de choses sérieuses, lança-t-il en croisant les bras contre son
torse.
Je lâchai du regard la pendule au tic-tac angoissant et l’observai, un
sourcil arqué.
— Bon, OK, je n’ai tué personne. Enfin, presque. Est-ce que les envies
de meurtre comptent ? Parce que j’ai voulu tuer Nicolas de nombreuses
fois, avouai-je.
Stéphan me fixa, l’air perdu.
— Je ne parlais pas de ta tentative d’intimidation.
— Oh… Très bien.
Mince, j’avais cru l’avoir effrayé pourtant.
— Je faisais référence à ton séjour au sein de cette école.
— Ne me dis pas que je vais devoir me fondre parmi les étudiants,
paniquai-je. Je me suis très mal intégrée à l’époque du lycée. Tu peux
appeler mon ancien dirlo, si tu veux. Je suis certaine qu’il serait ravi de te
raconter la fois où il m’a retrouvée dans les toilettes, en train de vendre les
copies du prochain contrôle.
L’amusement pétilla dans ses yeux clairs.
— Non, pas du tout.
Je soupirai de soulagement.
— Tu travailleras ici.
— Ah ! Attends… Quoi ?
— Tu pensais peut-être rester ici sans rien faire, je me trompe ? pouffa-t-
il.
Ma bouche s’ouvrit de stupéfaction. Moi ? Travailler ici ?
— Ce n’est pas comme si j’avais voulu venir à Failand, bougonnai-je. Si
en plus je dois faire le ménage ou ranger des bouquins…
Surpris, il secoua les mains.
— Je ne prévoyais pas ça pour toi. J’aimerais que tu deviennes
professeure.
Ma mine ahurie le fit rire de plus belle. Professeure ? Ce brave homme
devait mal me connaître.
— Sans vouloir te vexer, cette idée est carrément merdique.
Je n’étais pas pédagogue pour un sou. Pire encore, je haïssais les
adolescents. Il leur manquait une case, selon moi. Alors, leur apprendre
quelque chose sans les cramer sur place ? Impossible. Le but de ma
présence ici était de me faire oublier de la Confrérie. S’ils entendaient
parler d’une nana, de vingt-cinq ans, capable de brûler ses élèves, cela ne
plairait pas à mon géniteur.
— Considère-toi comme consultante. Tu leur apprendras le français, et tu
n’auras que quelques classes dans la semaine.
Je soupirai, avachie contre le dossier de mon siège, et sortis une cigarette
du paquet caché dans la poche arrière de mon jean. Avant même de
l’allumer, mon oncle s’approcha et me l’arracha des lèvres pour aller la jeter
dans la poubelle sous son bureau.
— Eh ! rouspétai-je.
— On ne fume pas dans l’enceinte de l’école.
— C’est un lycée ou une prison ?
On toqua à la porte.
— Pile à l’heure ! Un des enseignants va te faire visiter les lieux, lâcha-t-
il, l’air ravi. Je te reverrai plus tard pour discuter plus en détail de l’école.
Tu peux entrer, Kiljan !
Quand Stéphan avait mentionné un prof, je m’étais attendue à voir
quelqu’un de plus ou moins vieux, décrépit et condescendant. Un peu
comme ceux qu’on pouvait croiser dans des écoles lambda. Sauf que j’avais
oublié une seconde que je ne me trouvais pas dans une école normale, et
que les professeurs ne l’étaient donc pas non plus.
Le plus bel homme que cette planète eut abrité pénétra dans le bureau.
Cet apollon n’avait pas du tout le style à enseigner les maths, ou
n’importe quelle autre matière. Son jean sombre et son perfecto noir lui
donnaient plus l’air d’un biker méchamment sexy. Il portait un bun flou et
quelques mèches brunes lui barraient le front. Et son visage… En partant de
ses yeux plus obscurs que les abîmes, à sa bouche aux courbes divines,
l’homme qui se tenait dans l’encadrement de la porte me laissait pantelante.
Même son teint blafard ne lui enlevait rien de son charme.
Il m’observa une seconde à peine et posa son regard sur mon oncle.
— Kiljan, je te présente ma nièce Aliénor. Si tu pouvais lui expliquer les
règles du lycée et tout ce qu’il faut savoir ici pendant la visite, tu m’aiderais
beaucoup.
Une étincelle de colère brilla brièvement dans ses iris, avant d’être
remplacée par une indifférence totale. Il me fixa à nouveau, impassible.
— Allons-y.
Même sa voix parvenait à me rendre toute chose.
À la hâte, je saluai mon oncle et rejoignis Kiljan, qui était déjà sorti de la
pièce. J’attrapai en chemin ma valise abandonnée près de la porte et le
talonnai difficilement.
Il se déplaçait beaucoup trop vite.
— Eh, tu peux ralentir, s’il te plaît ? Je n’ai pas pour projet de devenir
prof de sport.
L’impoli ne daigna même pas se retourner pour me répondre et continua
de marcher à un rythme soutenu. Seules les roues de ma valise faisaient un
bruit monstre sur le parquet de ce château mystérieusement silencieux.
— Je n’ai pas que ça à faire. Grouille-toi ou je te laisse là.
Alors qu’il fonçait d’un pas enragé vers l’escalier situé face à la porte
d’entrée, je me figeai en plein milieu du hall. Ma main agrippée à la
poignée de la valise se serra de rage.
Inspirer et expirer trois fois.
Sans un mot pour lui, je le laissai grimper les marches et continuai ma
route vers le couloir d’en face.
— Espèce de taré, marmonnai-je en français.
S’il avait cru pouvoir me parler comme à son chien, il pouvait se foutre le
bras dans le fion.
Le corridor dans lequel je pénétrai ressemblait exactement à l’autre. Cinq
portes se présentèrent à moi.
Par mimétisme, je me rendis vers celle du fond et toquai. Je ne savais pas
trop quoi demander ni quoi faire, mais cela me semblait toujours mieux que
de suivre l’autre goujat. J’espérais juste ne pas tomber sur une salle de
classe ou pire, sur la salle de colle. Je l’avais suffisamment fréquentée lors
de ma scolarité.
Une femme âgée apparut alors derrière la porte. Tout sourire, elle
m’attrapa la main et me la serra.
— Aliénor, la sorcière du feu. Quelle joie de vous rencontrer !
Bon… Ma mission « personne ne doit savoir pour mes pouvoirs »
commençait bien.
Chapitre 4

Il paraît que j’ai des troubles de l’atten…


Oh ! Un chien !

Je me dépêchai d’entrer dans la pièce avec ma valise et refermai la porte


d’un coup de pied.
— Chut ! Vous êtes folle ou quoi ? Ça ne doit pas se savoir ! Comment
êtes-vous au courant ?
Bordel ! Comment pouvait-elle savoir alors que je n’avais encore rien fait
?
Par chance, nous étions seules dans cette microscopique bibliothèque. La
salle devait mesurer à peine dix mètres carrés, dont chaque recoin était
soigneusement utilisé. Même si elle ne contenait qu’une table en bois avec
deux chaises et trois meubles remplis de bouquins, la sensation d’étouffer se
faisait rapidement ressentir.
Seule la grande baie vitrée avec vue sur les plaines m’empêchait de faire
une crise d’angoisse.
La vieille ajusta ses énormes lunettes carrées sur son maigre visage.
— Oh, oui, pardon. Veuillez m’excuser… Oui… Oui… Il ne faut pas
qu’ils l’apprennent. Ils n’apprécieraient pas. Attention.
OK. J’avais donc affaire à une vieille toquée, en plus de cela. À ce stade,
je pouvais d’ores et déjà rédiger mon testament. Qui me disait que cette
illuminée n’allait pas raconter à tout le bahut que j’étais l’héritière des
Nokwell ?
— Il attendait ta venue avec impatience, tu sais. Mais tôt ou tard, tu
devras faire un choix, continua-t-elle.
Je la regardai comme des gosses observaient des chimpanzés au zoo. Je
ne comprenais rien à ce qu’elle disait ni à ce qu’elle faisait. Depuis dix
secondes, elle époussetait sa robe jaune à fleurs comme si elle était
recouverte de saleté, ce qui n’était pas le cas.
— Je ne comprends pas, baragouinai-je.
— Il t’aimera inconditionnellement, mais n’appréciera pas de te voir avec
Nante. Non. Mais tu auras besoin de son aide, pour apprendre à maîtriser
tes pouvoirs.
Cette bonne femme me ramollissait le cerveau. J’avais l’impression
d’être devant ce film trop compliqué que mon frère devait m’expliquer à
chaque fois.
La vieille se rapprocha et posa ses mains ridées sur mes joues. Je me
statufiai.
— Va le voir. Au troisième étage. Ta chambre n’est pas loin.
Je n’eus pas le temps de répliquer qu’elle m’éjecta de la pièce.
Littéralement.
Elle ouvrit la porte et nous poussa, ma valise et moi, hors de la salle. J’en
restai coite une minute. Surtout, d’où lui venait cette force ? Elle m’avait
pourtant paru à un pied de sa tombe.
— Je vois que tu as rencontré Astrid, ricana une voix féminine.
Je me retournai et tombai nez à nez avec une jolie brune. Pas plus grande
que moi, elle semblait avoir mon âge, voire moins. Ses yeux verts rieurs
reflétaient une sympathie innée. Tout chez elle, d’ailleurs, puait la
gentillesse. Sa mini-jupe rose, son décolleté blanc, ses taches de rousseur, et
même ses petites ballerines. Qui portait encore des ballerines ?
— La folle ?
Elle pouffa d’un timbre aigu, semblable à celui d’une enfant de dix ans.
— C’est l’oracle du lycée. Elle a des visions du futur, donc ce qu’elle dit
n’a pas souvent de sens.
— Ah. Une oracle.
Je ne sus dire si cette nouvelle me rassura ou non. Mais au moins,
personne ne la croirait si elle dévoilait ma réelle nature.
— Tu es la nouvelle, c’est ça ? Moi, c’est Sofia. Je suis professeure de
mutation.
Mon visage inexpressif dut l’inciter à continuer.
— Mutation… Pour les loups-garous. J’en suis une. Une louve, je veux
dire.
— Ah. Une louve. OK.
Bordel, où avais-je atterri ?
Une oracle et une louve.
Même si j’étais mal placée pour parler d’anormalité avec mes pouvoirs,
je n’avais jamais croisé d’autres surnaturels avant. Tout cela me
paraissait… bizarre. J’étais tellement habituée à fréquenter des humains et à
camoufler ma magie que de rencontrer des personnes comme moi me faisait
tout drôle.
Surtout, je ne savais rien du tout des autres surnaturels. Mes
connaissances étaient similaires à celle d’une jeune fille fanatique des sagas
fantastiques.
J’allais devoir m’informer si je voulais survivre au milieu de tout ce beau
monde.
— Kiljan ne t’a pas montré ta chambre, je suppose.
À l’entente du nom de ce prof sexy, mon cerveau se remit instantanément
à fonctionner. Je la toisai, méfiante.
— Comment le sais-tu ?
— Ta valise, dit-elle en la pointant du doigt. Il était supposé te conduire à
ta chambre.
— Ah, oui, je l’ai laissé faire la visite à sa personnalité borderline. Tu
pourrais me la montrer ? Si ça ne te dérange pas.
Sofia tapa gaiement dans ses mains, l’air ravie. Un peu trop même.
— Avec plaisir ! Tu ne peux pas savoir comme je suis contente d’avoir
une nouvelle collègue. J’étais la seule femme au sein du corps enseignant.
Sans me laisser le temps de répliquer, ma nouvelle copine attrapa ma
main libre et me tira hors du couloir. Celle-ci me libéra de sa poigne de fer
devant les escaliers et me laissa porter ma valise jusqu’au troisième étage.
Troisième étage !
J’étais en sueur et à bout de souffle une fois notre palier atteint. Cela
manquait cruellement d’ascenseur ici.
Sofia, elle, ne paraissait pas souffrir de cet effort pour un sou. Je la
détestais.
— J’adore ta couleur de cheveux. C’est une teinture ?
Penchée vers l’avant, les mains posées sur mes genoux, je dus attendre
bien deux minutes pour retrouver une respiration correcte. Ma nouvelle
amie ne sembla pas s’en accommoder et patienta sagement.
— Naturel, parvins-je à dire.
— Ta couleur tire plus vers le rouge que l’orange, j’adore !
— Tu m’en vois ravie.
Mon heure n’ayant pas encore sonné après cette épreuve sportive, nous
empruntâmes le couloir de droite et nous arrêtâmes à la première porte sur
la gauche.
— Pour t’expliquer : le rez-de-chaussée est réservé à l’administration, la
cafétéria et la bibliothèque, le premier étage regroupe les salles de classe, le
deuxième est le dortoir des élèves et le troisième est pour nous.
— Où sont tous les élèves ? Je n’en ai croisé aucun depuis tout à l’heure.
— Bah… En cours.
Ah. Effectivement, cela paraissait évident.
Sofia ouvrit alors la porte de ma chambre et se décala pour me laisser
entrer.
À première vue, la décoration ne semblait pas si horrible que cela. Ce
même foutu parquet recouvrait le sol et les murs verts me rappelaient les
plaines par-delà le château. Un lit double trônait à la gauche de la pièce,
devant lequel se tenaient une armoire et une coiffeuse. Un petit bureau doté
d’un ordinateur portable se trouvait à la droite de la salle, ainsi qu’un mini
réfrigérateur et une porte menant à la salle d’eau, présumai-je. Je remarquai
aussi quelques taches sur la peinture, comme celles du scotch qu’on avait
enlevé. Peut-être les affiches retirées de l’ancien professeur.
— C’est un peu petit, mais on s’y habitue vite, me lança la louve depuis
l’encadrement de la porte.
— Où se trouve la tienne ?
— En face, m’éclaira-t-elle avec un large sourire.
Puisant dans mes dernières forces, je portai ma valise que je jetai sur le
pied du lit et l’ouvris pour en sortir l’essentiel : mon chargeur de téléphone
qui n’avait plus de batterie depuis une éternité.
— Monsieur Nokwell va te laisser tranquille pour aujourd’hui, mais il
faudra aller le voir demain pour récupérer ton emploi du temps.
Concentrée sur ma quête d’une prise électrique, je marmonnai quelque
chose comme « Bon vent », mais Sofia ne sembla pas l’entendre.
— Tu sais, il vaudrait mieux ne pas se mettre Kiljan à dos.
À nouveau, ce nom me sortit du brouillard causé par le décalage horaire
et l’épuisement.
— Pourquoi ça ? m’enquis-je, vraiment curieuse de connaître la raison.
— C’est le cadet du maître Arnarsson.
— Le quoi ?
L’air exaspérée, elle leva les yeux au ciel.
— Tu ne connais rien du monde des surnaturels, je me trompe ? Il existe
deux familles de vampires, une en Roumanie et une en Islande. Kiljan est le
deuxième fils du roi des vampires islandais.
Ah. C’était tout de suite beaucoup plus clair.
Chapitre 5

Si vous me cherchez,
je suis au rayon jouets du supermarché.

— Voilà qui explique son comportement de fumier, affirmai-je en pensant à


voix haute. Cet abruti est prince.
— Et pas n’importe quel prince, renchérit Sofia. Il est connu pour être
très puissant. Son nom est très redouté dans le monde du surnaturel.
— Je vois. Merci pour l’avertissement. Il va falloir que je me renseigne,
si je veux survivre dans ce bahut, soupirai-je.
— Ça serait une bonne idée, oui, pouffa-t-elle.
— Comment ça se passe chez les loups ? Vous fonctionnez aussi par un
système de monarchie ?
La jolie enseignante pénétra dans ma chambre et alla s’asseoir sur la
chaise du bureau. Elle tournoya grâce aux roulettes pour me faire face.
— Non, nous sommes dans des meutes. Pour te donner une idée, il y en a
à peu près trois dans chaque pays. Certaines peuvent être composées de
quatre loups, tandis que d’autres en ont trente. Je suis originaire du clan Sol,
en Argentine. Nous avons dû fuir quand mon père, le chef, a perdu son
combat contre notre ennemi. Le nouvel alpha nous a expulsés. Nous avons
rejoint mon oncle, en Angleterre, dans la meute Silver. Depuis, j’enseigne
ici pour occuper mes journées.
Cela en faisait des révélations.
Je ne sus quoi répondre, trop concentrée à assimiler ces informations.
— Je sais que tout ça est nouveau pour toi, ajouta Sofia face à mon
expression perdue. Je vais te laisser, n’hésite pas à venir me voir si tu as des
questions.
Après toutes ces confidences, Sofia me laissa enfin seule. Mon corps
exténué se traîna jusqu’au lit dans une piètre imitation d’un zombie
unijambiste et tomba mollement sur le matelas aussi dur que de la roche. Je
réprimai une grimace, bras et jambes écartés face au plafond.
Le souvenir de mes actes ensuite restait flou, mais je me rappelai avoir
enlevé mes chaussures, puis envoyé un message rassurant à Seth et Phoebe
avant de sombrer dans les bras de mon très cher Morphée.
Je me réveillai bien plus tard, confuse par mon rêve. Des images me
revinrent alors, notamment celles d’un certain vampire, de ses crocs plantés
dans ma nuque et d’une envie irrésistible de le mordre à mon tour. Par la
barbe de Merlin.
Je ne sus dire si mon rêve en était la cause, mais la faim me tenaillait les
tripes quand je sortis du lit. J’étais terriblement affamée.
Après un petit rafraîchissement dans la salle de bain, je chaussai mes
fameuses Dr. Martens et quittai ma chambre.
Le château n’avait pas la même ambiance la nuit.
Comme si le soleil avait emporté avec lui toute la chaleur des lieux, la
lune avait ramené, elle, un malaise glaçant. Les énormes baies vitrées, qui
m’avaient apaisée plus tôt, me mettaient à présent mal à l’aise. J’avais
l’horrible impression qu’une bête allait surgir derrière l’une d’elles et me
donner la frousse de ma vie. Je ne m’attardai donc pas et traçai jusqu’au
rez-de-chaussée.
Chaque pas qui me rapprochait de la cafétéria m’angoissait. Par chance,
je trouvai assez vite l’accès qui se cachait derrière les escaliers. Le silence
planait autour de moi, brisé par le bruit de mes bottes contre le parquet.
J’avais le sentiment d’être seule dans ce foutu château. Tout bien pensé,
peut-être que cette maudite créature, que j’avais redouté de voir, avait
bouffé tout le monde ici. Peut-être même que j’étais morte et que…
Deux personnes dînaient sur l’une des nombreuses tables de la cafétéria.
Ouf.
Mais l’une d’elles se trouvait être Kiljan. Merde.
Puisque les deux garçons n’avaient pas de plateau devant eux, j’en
déduisis que le service pour dîner était terminé. Je me rendis donc, l’air de
rien, au distributeur et me payai un sandwich-triangle bien dégoûtant.
L’autre type qui n’était pas Kiljan m’interpella avant que je n’aie le temps
de m’enfuir.
— Aliénor ! C’est bien ça ? Viens manger avec nous ! cria-t-il, comme si
nous n’étions pas que tous les trois, en pleine nuit, dans un silence complet.
Je retins le soupir qui voulut sortir d’entre mes lèvres et traînai mes pieds
jusqu’à leur table. Le biker sexy ne daigna toujours pas lever sa tête quand
je m’installai avec eux. Cela dit, son ami n’était pas repoussant non plus.
Des cheveux blonds et courts, un visage juvénile et des yeux bleus à s’en
noyer dedans. Comme apparemment tous les professeurs de ce maudit
bahut, il semblait bien jeune pour enseigner.
N’y avait-il donc aucun enseignant dépassant la trentaine dans cette école
?
— Moi, c’est Oscar, le prof de contrôle. Et lui, c’est Kiljan, le prof
d’histoire surnaturelle.
— Contrôle ? Tu leur apprends à faire des devoirs ?
Le beau blond partit dans un fou rire que je ne compris pas. Blasée,
j’attendis qu’il se calme pour qu’il puisse m’expliquer ce qu’il y avait de
drôle dans ma question.
— Le contrôle de l’esprit. J’enseigne aux élèves comment garder la
maîtrise de leur capacité, comment ne pas perdre le contrôle sous de fortes
émotions comme la colère.
Cela me semblait fort intéressant. J’aurais bien eu besoin de cours
comme le sien. Même si j’arrivais à brider mes pouvoirs pour de petites
actions, comme allumer une flamme sur mon doigt ou cramer les cheveux
de Nicolas, il m’arrivait trop souvent de me laisser submerger et d’en perdre
le contrôle. C’était d’ailleurs la raison même de ma présence, ici.
— Je ne sais pas si c’est indiscret de demander ça, mais… qu’es-tu ?
— Ça l’est, gronda Kiljan.
Je manquai de sursauter en entendant sa voix ténébreuse. Par la barbe de
Merlin, j’avais oublié un instant à quel point tout chez lui était attirant.
Même sa crétinerie ne parvenait pas à tout gâcher.
— Ça ne me dérange pas, le contredit Oscar. Je suis sorcier.
Je me figeai une seconde, mon sandwich à quelques centimètres de ma
bouche.
— Je sais qui tu es, tu sais, continua-t-il alors que mon cœur venait
d’arrêter de battre dans ma poitrine. Tu es la fille de Samuel Nokwell, le
sorcier du feu, et la sœur jumelle de Seth, son héritier.
Je fus tellement soulagée de l’entendre déblatérer la suite à propos de
mon frère que je pouffai comme une idiote. Oscar m’observa en souriant,
malgré la lueur perdue dans son regard.
— Désolée, lâchai-je. C’est juste que je pensais bêtement rester incognito
ici.
— Ton oncle nous a révélé ton identité.
— Ah, je vois.
Ils devaient tous se demander pourquoi diable une femme humaine se
trouvait ici pour enseigner. C’était compréhensible. J’étais moi-même très
curieuse de savoir ce que mes parents avaient bien pu dire à Stéphan et
pourquoi il avait accepté. En connaissant mon paternel, celui-ci avait
probablement menacé son propre frère, sans se donner la peine de lui
fournir une raison.
— Tu es sorcier, donc, continuai-je.
— Oui. Je viens de la lignée Walsh.
Je me félicitai intérieurement d’avoir étudié de mon côté pour mémoriser
les noms de toutes les familles de sorciers. Grâce à ça, je sus tout de suite à
qui j’avais affaire. Les Walsh résidaient en Angleterre et détenaient des
pouvoirs psychiques. Son père, Callum Walsh, était connu pour sa capacité
à influencer les émotions des gens.
Et j’avais son héritier face à moi.
Mince. Je priai pour que son fils ne possède pas le talent de lire dans les
pensées, sinon j’étais dans la mouise.
— En attendant que mon père me laisse sa place, j’enseigne ici.
— Et quel est ton pouvoir ? Sans indiscrétion, évidemment.
Ma curiosité le fit sourire.
— Je peux contrôler l’esprit des gens.
Un long silence plana.
Un frisson d’effroi me traversa le corps. Pourquoi la Confrérie n’avait-
elle pas cherché à anéantir une menace telle que lui, avec un pouvoir de la
sorte ? Oscar pouvait littéralement dominer le monde s’il le désirait, en
nous manipulant comme des marionnettes. Malgré son allure d’ange avec
ses cheveux dorés et ses yeux océaniques, cet homme restait beaucoup trop
dangereux. Je ne pouvais pas me permettre de le côtoyer.
— Je ne suis pas assez puissant pour être considéré comme dangereux,
lâcha-t-il alors, comme s’il venait de lire dans mes pensées.
Je fis mine de rire, pas rassurée pour un sou. Note à moi-même, songeai-
je, fuir ce type à tout prix. Je devais juste faire semblant de ne pas être
gênée par sa présence, au risque de bêtement faire naître des soupçons dans
sa petite tête.
— C’est une couleur que tu as ou ce sont tes cheveux naturels ?
renchérit-il.
Je croquai dans le plastique qui me servait de repas et lui marmonnai, la
bouche pleine :
— Naturel.
Ma réponse fut apparemment la goutte de trop pour le vampire qui
soupira d’un air exagéré et se leva de son siège.
— Je me casse.
Il ne prit même pas la peine d’attendre son copain et nous laissa tous les
deux. Avant qu’il ne disparaisse de ma vue, je lorgnai avec grand intérêt son
derrière à croquer dans ce jean.
— Il est toujours comme ça ? m’enquis-je.
Oscar secoua la tête, sa pomme dans la main.
— Il n’est pas aussi énervé en temps normal.
— Il devrait penser à reprendre ses pilules, dans ce cas-là.
— Je lui en ferai part.
Sous les rires du blond, je quittai à mon tour la cafétéria et sortis dehors
par les deux grandes portes de l’entrée.
L’air frais me fit un bien fou après tous ces rebondissements.
Si des plaines s’étendaient à perte de vue derrière le château, une
immense forêt se trouvait à l’avant. Nous l’avions traversée en voiture avec
Stéphan, ce matin même, en empruntant le sentier prévu à cet effet. Mais la
nuit, celle-ci avait une tout autre allure. Après avoir discrètement allumé ma
clope, je me rendis d’un pas calme vers l’orée de la sylve1.
La musique qui émanait de la forêt me berça : le hibou perché sur son
arbre, le vent sifflant entre les branches, les rongeurs courant sur les feuilles
mortes. Je fus apaisée un instant, quand le bruit d’un craquement tout
proche se fit entendre.
Trop proche.
Paniquée, j’ouvris les yeux et eus à peine le temps de reculer qu’une
créature se jeta sur moi. La rencontre avec le sol me coupa le souffle. Des
étoiles lumineuses dansèrent devant mes yeux. Sonnée, ma vue redevint à la
normale pile au moment où la bête m’agrippait par le col de ma veste, à
l’aide de ses griffes, pour atteindre ma gorge.
La pénombre m’empêchait de discerner l’identité de mon agresseur. Dans
un cri, je repliai mes jambes sous moi et parvins, je ne sus comment, à le
repousser. Je me relevai vivement, sur le qui-vive. Ce que je découvris alors
me tétanisa d’effroi.
Ses yeux imbibés de sang, son teint translucide et ses canines affûtées
prêtes à me déchiqueter la jugulaire.
Un vampire. Et il n’avait rien à voir avec le professeur canon du lycée
pour surnaturels.
J’étais dans la merde.
Alors qu’il se ruait à nouveau sur moi, j’eus le réflexe de me jeter sur le
côté et d’appeler mes pouvoirs. Il se mouvait si rapidement qu’il m’était
difficile de le discerner, et je savais que je ne rivalisais pas face à sa
rapidité. Une seconde de trop et il me tuait. Avant qu’il ne m’atteigne en
plongeant dans ma direction, je libérai la magie qui frémissait dans mes
veines.
Tout allait trop vite pour moi.
La rage que je m’évertuais à refouler me posséda de toutes parts. Je me
laissai aller à toute la colère que je n’avais pas le droit de ressentir au
quotidien pour ne pas perdre le contrôle. L’injustice, la tristesse, la peur, la
solitude. Toutes ces émotions amplifièrent cette fureur qui s’évapora de
mon être en puissantes flammes.
Le mépris de mes parents. Mon exil. L’épée de Damoclès logée au-
dessus de ma tête depuis la découverte de mes pouvoirs. La menace de la
Confrérie. La distance avec Seth.
Les larmes coulèrent. Mon feu me submergea.
Une lumière aveuglante sortit alors de mon corps. Je sentis sa chaleur me
caresser la peau comme une vieille amie délaissée. Elle m’avait tant
manqué.
Je fermai les yeux, étreinte par mon pouvoir, et la laissai s’échapper.
Les cris d’agonie du vampire retentirent, encore et encore. Ils percèrent
ma bulle écarlate et crispèrent chacun de mes membres. Cela sembla durer
une éternité.
Ne restèrent alors que le silence et une odeur nauséabonde d’épiderme
calciné.
Je venais de le réduire en cendres.
Chapitre 6

Quelle est la plus belle créature sur cette planète ? Indice :


ça commence par Ali, et ça finit par Énor.

À l’aube, je me traînai d’un pas las vers le bureau du dirlo.


L’épisode de la forêt, la veille, me hantait encore lorsque je me réveillai.
J’avais utilisé mes pouvoirs. Il ne restait plus rien du vampire qui avait tenté
de me tuer. Après cinq minutes d’inertie, choquée, j’étais retournée
discrètement dans ma chambre et m’étais lavée dix fois pour essayer
d’enlever cette puanteur qui me collait à la peau. J’avais aussi végété trois
bonnes heures, accrochée aux toilettes, pour vomir ce pauvre sandwich
immonde.
J’avais tué quelqu’un.
Comment pouvais-je encore me regarder dans un miroir ? J’avais ôté la
vie de quelqu’un. Certes, cela n’avait été que de l’autodéfense et je serais
morte si je ne m’étais pas défendue, mais devoir en arriver à tuer me rendait
littéralement malade.
Pourquoi m’étais-je fait attaquer ? Qui était ce vampire ? D’où était-il
sorti ? Pourquoi le lycée, pourtant rempli d’adolescents, n’était-il pas
protégé pour éviter des agressions comme celle-ci ? Toutes ces questions
me donnaient la migraine et l’envie de vomir à nouveau.
Surtout, ne pas pouvoir en parler me rongeait de l’intérieur. Parce que si
je racontais ce qu’il m’était arrivé à quelqu’un, je devrais aussi dévoiler ma
méthode pour me défendre. Dévoiler ma nature, donc. Il en était hors de
question. Je devais oublier tant bien que mal cet épisode et faire comme si
de rien n’était. J’en étais capable, pour mon frère. Mes états d’âme n’étaient
rien comparés à la sécurité de Seth. J’allais devoir vivre avec cette
culpabilité, ces interrogations sans réponses et ces cauchemars peuplés de
vampires calcinés. Je pouvais le faire.
Je sortis de mes pensées face à un Stéphan tout sourire qui ne sembla pas
remarquer mon malaise pour un sou.
— Alors ? Tu t’es bien installée ?
S’il avait eu vent de ce qu’il s’était passé, il ne m’aurait probablement
pas accueillie ainsi. Je devinai donc que personne ne devait être au courant
pour l’instant. Hormis l’énorme trace noire d’herbe brûlée, rien ne laissait
penser qu’un vampire s’était fait rôtir. Mes jambes en tremblèrent de
soulagement.
— Plutôt bien, oui. Sofia m’a dit de passer pour récupérer mon emploi du
temps.
— Oh, oui. Tiens, le voilà.
Il sortit une feuille du tiroir de son bureau et me la tendit. Avec un sourire
fébrile, je me rapprochai et la récupérai.
Bon, je n’avais que six heures de cours dans la semaine. Ce n’était pas si
dramatique. J’étudiai chaque détail de l’emploi du temps et remarquai le
nombre d’élèves. Quatre étudiants s’étaient inscrits à mon cours de français.
— Tu as forcé ces pauvres jeunes à assister à mon cours ou bien c’était
de leur plein gré ?
Mon oncle ricana, adossé à son fauteuil en cuir.
— Je n’en ai pas eu besoin. C’était leur choix.
— Je ne vois pas en quoi apprendre le français va aider ces êtres
surnaturels, mais soit.
— Dis-toi que c’est un cours culturel. Beaucoup de gens aiment la langue
de Molière.
Je haussai les épaules, pas très convaincue.
— Il y a combien d’élèves dans ce lycée ? demandai-je alors.
— Une vingtaine, environ.
C’était peu, mais pas surprenant. Les créatures surnaturelles ne couraient
pas les rues non plus.
— Et aucun d’eux n’est humain ? Un château comme celui-ci doit
sûrement attirer l’attention…
— Tous les édifices liés au monde du surnaturel sont enveloppés d’un
puissant sort qui dissuade les humains de s’en approcher. Tu ne le savais
pas ? me demanda-t-il, étonné.
— Non, papa ne m’a jamais parlé de tout ça. Mais tu es humain, toi, alors
comment se fait-il que tu bosses ici ?
— Je suis le fils, le frère et l’oncle de sorciers. Connaître l’existence de
ce monde suffit à rompre le sort. C’est aussi ton cas.
— Ah, oui. Pas faux.
Je me sentis légèrement bête.
— D’autres questions ? s’enquit-il en arquant un sourcil.
— Ça devrait aller. Je reviendrai te voir si besoin.
D’un geste de la main, je remerciai mon oncle et sortis de son bureau.
Mon premier cours avait lieu en début d’après-midi, ce qui me laissait toute
la matinée pour vaquer à mes occupations.
Sur le chemin jusqu’à ma chambre, je croisai enfin des adolescents. Tous
m’observaient bizarrement, semblaient me juger. Je les ignorai et continuai
ma route, accompagnée par ce fameux brouhaha qu’on ne trouvait que dans
des écoles. Plusieurs fois, j’entendis sur mon trajet les élèves parler d’une
querelle qui avait eu lieu durant la nuit, juste devant la barrière magique qui
protégeait le lycée. Les mots « brûlé » et « démon » revinrent souvent, à tel
point que je courus presque pour aller me cacher dans ma piaule. C’était
ridicule, puisqu’ils semblaient penser que l’école s’était fait attaquer par
une créature démoniaque capable d’utiliser le feu des enfers pour tenter de
détruire le bouclier magique déployé autour du château. Personne n’avait
parlé du feu des Nokwell. Cela n’empêchait pas que je me sentais coupable,
comme si je me déplaçais avec une pancarte « je suis la fautive » au-dessus
de la tête.
Une fois dans ma chambre, je me ruai telle une âme en peine sur mon
téléphone. Je voulus appeler mon frère, mais m’arrêtai dans mon geste en
me souvenant du décalage horaire. Si les huit heures avaient sonné ici, il
n’était que deux heures du matin à Chicago. Seth avait beau m’aimer de
toutes ses forces, il souhaiterait ma mort si je l’appelais en pleine nuit. Je
me contentai donc de lui envoyer un message :
Tout va bien. Je t’appelle quand je peux. Je t’aime.
Sûrement à cause de ce qu’il m’était arrivé la veille, je m’effondrai sur le
lit pour terminer ma nuit. Ce moment de répit ne dura qu’un bref instant.
On tambourina à ma porte alors que je venais à peine de m’endormir. J’allai
ouvrir, bougonne, et tombai nez à nez avec Sofia. Un rapide coup d’œil à sa
tenue me confirma qu’elle aimait beaucoup trop les couleurs pastel et les
ballerines.
— Salut, la marmotte ! Ça te dit d’aller manger un bout avec moi ?
Je me frottai les yeux encore marqués par le sommeil et opinai. Quelques
minutes plus tard, j’étais fin prête à rejoindre la cafétéria.
Le réfectoire était bien plus vivant que la nuit précédente. Une dizaine
d’étudiants et trois professeurs déjeunaient calmement. Parmi eux se
trouvait Kiljan, attablé avec Oscar et un homme un peu plus âgé qui
ressemblait à un buffle tant il était large de muscles. Son short et son
débardeur trahissaient la matière qu’il enseignait. Génial, un prof de sport.
Vu le peu d’élèves au sein de cette école, j’imaginais donc qu’il ne devait
y avoir que ces quatre professeurs.
En passant devant eux, Sofia les salua avec de grands gestes, toute
souriante. Je leur adressai un vague signe de la main et traçai jusqu’au self.
Par chance, la nourriture semblait plus digeste que celle du distributeur.
Je crus alors naïvement que nous allions nous installer à une table vide,
mais la louve m’entraîna jusqu’à celle des enseignants. Elle prit
gracieusement place à côté du type sous stéroïde et me laissa l’unique
chaise restante, entre le vampire et le sorcier.
— Quoi de neuf, les garçons ? chantonna-t-elle en entamant son steak
saignant.
Je gardai mes yeux rivés vers mon plateau, dans l’espoir d’être oubliée.
— Stéphan nous a tous convoqués en fin de journée, lâcha Oscar. C’est à
propos de ce qui s’est passé hier.
Mon corps se tendit de la tête aux pieds, à tel point que je crus bêtement
m’être fait remarquer. Je me risquai à jeter un coup d’œil au groupe : tous
m’ignoraient.
Surtout, Stéphan ne m’avait pas parlé de cette convocation ce matin,
lorsque j’étais passée le voir. Peut-être n’étais-je pas conviée.
— Vous êtes certains qu’il s’agit d’un démon ? renchérit Sofia. Ça ne
puait pas le soufre pourtant.
Je n’aimais vraiment pas cette conversation. Mes joues me brûlaient de
gêne et la sueur plaquait des mèches de cheveux sur mon front. La crainte
de me faire démasquer primait sur la curiosité d’en savoir plus sur ces
créatures démoniaques dont ils parlaient tous.
— Je n’en sais rien, soupira Oscar.
— T’en penses quoi, la nouvelle ? me demanda le sportif.
Si mon malaise grandissait au fur et à mesure du repas, je parvins à
revêtir un masque d’indifférence lorsque je relevais ma tête pour regarder
mon interlocuteur.
— Que vous devez bien vous ennuyer pour mener une enquête sur de
l’herbe calcinée.
Ma réponse le fit rire à gorge déployée.
— Je ne savais même pas que les démons existaient, continuai-je.
— Oui, c’est vrai que tu es humaine. Ces créatures existent bel et bien,
tout comme les êtres angéliques. Elles sont juste très rarement sur terre. Nos
pouvoirs viennent d’elles. Aliénor, c’est ça ? Moi, c’est Rob.
— Ali, le corrigeai-je.
J’avais du mal à assimiler toutes ces nouvelles informations. Nos
pouvoirs venaient des êtres angéliques et démoniaques ? Par la barbe de
Merlin ! J’étais aussi ignorante qu’un nouveau-né. J’allais vraiment devoir
me renseigner de mon côté.
— Certaines races ont hérité des anges, d’autres des démons. Quelques-
unes ont un mélange des deux. Nous, les loups-garous, avons récupéré la
capacité de mutation des démons. Les nymphes, par exemple, ont bénéficié
de la beauté et la voix ensorcelante des anges, me révéla Sofia.
J’acquiesçai, le cerveau en bouillie. Je n’avais pas besoin de fouiner sur
le web pour savoir que les vampires étaient, eux aussi, les cousins des
démons. Il n’y avait qu’à voir celui qui m’avait attaquée ou bien le beau
gosse qui me foudroyait du regard depuis le début du repas. Il émanait de
lui une énergie sombre qui m’attirait autant qu’elle me terrorisait.
— Tu vas enseigner le français, à ce qu’il paraît. Des élèves se sont
inscrits à ton cours ? me demanda-t-elle pour changer de sujet.
— Oui, lui répondis-je dans cette langue.
Ravie, la belle brune tapa dans ses mains.
— J’adorerais que tu m’apprennes quelques mots ! Je viens d’Argentine,
je peux t’apprendre l’espagnol en échange.
J’enfonçai ma fourchette dans une frite et l’amenai à ma bouche.
— Vendu.
Mon accord sembla lui faire très plaisir, puisqu’elle sautilla sur sa chaise
en poussant un petit cri de joie. J’appréciais autant que je détestais son
enthousiasme trop débordant. Peut-être étais-je trop cynique pour fréquenter
ce genre de personnes.
À cran, je braquai mes prunelles furieuses sur le type qui me dévisageait
d’un air sévère depuis plusieurs minutes.
Pourquoi m’intimidait-il à ce point ? Sérieusement ! C’était ridicule !
— La visite s’est bien passée ? lui lançai-je alors.
Ses sourcils se froncèrent davantage. Bordel, qu’il était beau ! Son
fameux chignon trônait encore en haut de sa tête, et plusieurs petites
mèches tombaient sur son front jusqu’à aller caresser ses longs cils. Pour
une créature censée être morte, ses joues étaient d’une teinte étonnamment
rosée.
— À merveille. J’ai réussi à me débarrasser d’une gêne plus facilement
que prévu.
— Tu parles du balai dans le cul que tu as en permanence ?
Sofia et Oscar s’étouffèrent en chœur, une expression stupéfaite peinte
sur leur faciès. Rob, lui, repartit, de plus belle, dans un fou rire.
Au grognement que lâcha Kiljan, je crus me faire trucider sur place d’un
instant à l’autre.
— Tu es soit suicidaire, soit complètement stupide.
— Disons que je n’aime pas qu’on me traite comme un chien, enfoiré,
persiflai-je.
Nous nous dévisageâmes méchamment, à tel point que l’air sembla
s’électrifier autour de nous. Rob mit alors fin à notre combat visuel en
tapant dans ses mains plus larges que ma tête.
— Temps mort ! Le devoir nous appelle.
Il avait raison, l’heure des cours approchait. Je délaissai mon plateau à
peine touché et quittai la table avant les autres, furieuse.
Je sortis dehors et m’allumai une cigarette, les yeux rivés sur mon emploi
du temps froissé. Mon premier cours avait lieu dans la salle dite « bleue ».
Je ne savais pas qui avait eu cette idée de nommer les différentes pièces
avec des couleurs, mais c’était plutôt cool. Ça changeait des « B3 »
ennuyeux.
Alors que je m’apprêtais à retourner à l’intérieur pour chercher ma
classe, des haussements de voix au loin m’interpellèrent. Je les suivis,
curieuse de savoir de quoi il en retournait. Quelques mètres plus loin, à
l’arrière de l’établissement, une rouquine et une blonde semblaient se
disputer. Je m’adossai au mur du château et tendis l’oreille.
— Je n’ai pas pu le faire… Désolée, sanglota la rouquine.
— Tu ne m’as pas bien comprise, Erin. Si tu ne fais pas mon devoir, c’est
ta vie qui deviendra un cauchemar. Pense aux photos.
Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Lentement, je sentis mon
pouvoir se réveiller et se déplacer vers mes mains, me quémandant d’être
libéré. Je serrai les poings et me rendis, d’une démarche assurée, vers les
étudiantes.
— Un souci ? demandai-je une fois près d’elles.
La blonde me dévisagea de la tête aux pieds, une expression mauvaise
dessinée sur son visage aux traits angéliques.
— T’es qui, toi ? cracha-t-elle.
Je claquai ma langue contre mon palais dans un signe désapprobateur et
laissai ma magie affluer dans mes yeux. Je sus alors, à la peur dans son
regard, que mes prunelles venaient de prendre leur teinte écarlate.
Un petit écart n’allait pas me tuer.
— C’est bien ce qu’il me semblait, minaudai-je en éteignant ma magie
pour retrouver mes iris caca d’oie. Trois heures de colle pour toi, la
demoiselle.
— Eh ! Tu n’as pas le droit !
— Je suis professeure. J’en ai tout à fait le droit.
Je commençais déjà à apprécier mon nouveau job.
Chapitre 7

J’ai un frère magnifique, mais j’ai aussi une arme.

La salle bleue était effectivement bleue.


Pas plus grande que ma chambre, la pièce aux murs indigo détenait une
atmosphère apaisante. Dix tables et chaises se trouvaient en son centre,
devant lesquels trônait un superbe bureau en ébène. Je rejoignis le tableau à
craie et m’y adossai, le regard braqué sur la forêt par-delà les fenêtres.
Un frisson parcourut mon corps au souvenir de l’agression.
— C’est ici le cours de français ? Grogna alors une voix grave.
Je pivotai ma tête dans sa direction et j’adressai un sourire mutin aux
trois élèves qui se tenaient derrière l’encadrement de la porte. Les garçons
au teint mat et aux cheveux bruns attendaient mon approbation pour
pénétrer dans la classe.
— C’est bien ça, confirmai-je.
Je vis leur regard se poser sur ma chevelure rousse, puis s’arrêter sur la
phrase écrite sur mon tee-shirt : « Ton pire cauchemar ».
— Entrez, ajoutai-je en leur désignant les tables face à moi.
Je n’étais pas certaine que ces gaillards s’étaient inscrits à mon cours
pour apprendre la poésie française.
Une expression blasée sur leur visage, ils pénétrèrent dans la salle et
s’installèrent tout au fond.
— Il ne manque plus qu’un élève, dis-je plus pour moi-même que pour
eux.
J’en profitai pour attraper une craie et rédiger en français sur le tableau «
Molière, c’est de la merde. Lisez plutôt Titeuf ».
Quelques minutes plus tard, le dernier étudiant arriva enfin. Je fus
surprise de découvrir la rousse que j’avais croisée dehors plus tôt. En
reconnaissant l’identité de ses camarades, la jeune fille se figea une
seconde, puis baissa la tête en allant s’installer à la table la plus proche de
mon bureau. Les idiots ricanèrent.
— Si tu crois qu’apprendre le français va te rendre mignonne, tu te
trompes, lui lança celui que je devinais être le leader du groupe, et le plus
stupide.
Il arrêta de glousser comme une dinde quand un projectile vola à travers
la pièce et alla violemment lui taper le front. Je frottai mes mains entre
elles, tentant d’y enlever la poussière de la craie désormais brisée en deux
au pied de ma cible.
Ses yeux jaunes et son grognement m’aidèrent alors à découvrir sa race
surnaturelle. J’avais énervé un loup, me semblait-il.
— Commençons, si vous le voulez bien ! chantonnai-je avec un grand
sourire, ignorant les regards meurtriers des trois garous.
— On s’en fout de votre cours, cracha le plus grand des deux sous-fifres.
On est ici juste pour éviter le cours de monsieur Arnarsson.
Je haussai un sourcil. Monsieur Arnarsson ? Ils craignaient Kiljan donc.
— Et toi ? demandai-je à la rouquine.
Celle-ci sursauta sur sa chaise, les épaules voûtées. Mince, alors !
Qu’avait-elle vécu pour être aussi apeurée ?
— Moi ? bredouilla-t-elle.
— Tu veux apprendre le français ou tu t’en moques royalement ?
— Je… Oui, s’il vous plaît.
— Très bien. Vous trois, faites ce que vous voulez durant mon cours tant
que c’est en silence. Si je vous entends, ce n’est pas une craie que je vous
lancerai dessus.
Le leader s’adossa contre sa chaise et croisa les bras contre son torse,
affichant un sourire suffisant.
— Vous n’avez pas le droit de nous violenter, c’est contre le règlement.
Une grimace sadique étira mon visage.
— L’élève enterré dans la forêt m’avait dit ça lui aussi.
Je pouffai en les voyant pâlir et tapai gaiement dans mes mains.
— Je sens qu’on va bien s’amuser.

L’heure de cours passa plus rapidement que prévu. Tout du long, je m’étais
amusée à martyriser les trois garous prénommés Marley, Eddy et Nelson à
coup de blagues salaces, insultes et menaces. Entre-temps, j’avais raconté
quelques anecdotes sur l’histoire de France à la jolie rousse, Erin,
notamment à propos des Français et leur manie de couper les têtes.
Alors que les garçons s’enfuyaient presque de la classe en marmonnant
des « elle est complètement timbrée, celle-là », l’étudiante mit plus de
temps à ranger ses affaires. J’en profitai pour poser mes fesses sur le coin
de sa table.
— Tu ne devrais pas les laisser te parler comme ça.
Ses sourcils roux se froncèrent.
— Ça ne vous regarde pas.
Sans me laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle attrapa
rageusement son sac et partit à son tour. Je fixai son dos jusqu’à ce qu’elle
eut disparu de ma vue et lâchai un long soupir.
— Je vais arrêter d’être compatissante, moi.
Le visage triste qu’elle avait affiché durant toute l’heure me hantait
encore quand j’allai vers ma chambre. Sur ma route, je croisai mon oncle
qui m’interpella.
— Toi ! gronda-t-il en me pointant du doigt.
— Moi !
— Il faut qu’on parle. Viens pour vingt heures au réfectoire, et ne sois
pas en retard.
Alors qu’il me délaissait déjà à mon maigre sort et rebroussait son
chemin, je criai : — Tu ressembles à ton frère quand tu es en colère !
Il continua de marcher, dos à moi. Le majeur qu’il dressa alors en l’air,
au-dessus de sa tête dégarnie, me confirma qu’il m’avait bien entendue.
Quel grossier personnage ! Les directeurs avaient-ils le droit d’être aussi
impolis avec leurs professeurs ? Je n’en étais pas certaine.
Mais tout ici n’avait rien de normal. Les enseignants et les élèves de cette
école entretenaient une relation différente de celle dans un bahut classique
pour humains. Il suffisait de voir la façon dont m’avait parlé le trio de
garous. Mon comportement déplacé ne les avait même pas surpris ! Tant
mieux, cela dit. Ce nouveau rôle ne me plaisait pas du tout et j’espérais bien
me barrer d’ici au prochain trimestre. En attendant, je ne m’imaginais pas
gentiment leur apprendre la grammaire française.
Bref. Cinq minutes plus tard, j’étais dans ma chambre. J’attrapai mon
téléphone et appelai Seth, qui devait enfin être réveillé. Il décrocha au bout
de deux tonalités.
— Ali ? Tout va bien ? me demanda-t-il de sa voix inquiète.
Je m’allongeai sur le lit et posai mon regard sur une fissure au plafond.
— Nickel. Tous les Anglais ne portent pas de chapeaux melon et il n’a
pas encore plu. Par contre, ils ne vendent vraiment pas de Twizzlers et ça,
mon ami, c’est très grave.
— L’Angleterre n’aura pas réussi à enlever ta bêtise, rit-il.
— Tu savais qu’oncle Stéphan avait une calvitie ?
J’entendis son hoquet de stupeur à travers le téléphone.
— Mais non !
— Je t’assure ! Qui l’aurait cru ? Quelle tristesse ! Tu penses qu’il lui
reste longtemps à vivre avec ce truc sur la tête ?
Son hilarité repartit de plus belle.
Nous restâmes deux bonnes heures en ligne, à discuter de tout et de rien.
Quand je raccrochai, je me sentais requinquée et prête à manger du vampire
pour le dîner.
En parlant de dîner, je rejoignis Sofia au réfectoire après une longue
promenade en solo dans la forêt. Je n’avais trouvé aucun vampire dans les
bois ni aucun indice sur la raison pour laquelle je m’étais fait agresser. Et
même si l’appétit restait toujours aux abonnés absents, je préférais me
forcer à grignoter deux ou trois trucs pour affronter la réunion qui avait lieu
dans quelques minutes.
Quand les derniers élèves quittèrent enfin la cafétéria, les professeurs et
Stéphan nous rejoignirent sur les deux tables que nous avions rapprochées
l’une de l’autre.
— Bonsoir tout le monde, dit mon oncle.
Sofia à ma gauche et Rob, le sportif, à ma droite, je saluai effrontément le
vampire devant moi qui me foudroyait du regard.
— Avant de commencer la réunion, j’aimerais vous rappeler qu’il est
interdit de frapper ses élèves.
Les quatre enseignants se lancèrent des œillades entre eux, cherchant qui
pouvait bien être le coupable. Leur enquête ne dura guère longtemps. D’un
air menaçant, mon oncle me pointa du doigt et me dévisagea de ses yeux à
la couleur de l’acier.
— La prochaine fois, évite de lancer des craies sur Marley.
Tous les regards convergèrent dans ma direction.
— Pour ma défense, je n’en ai lancé qu’une seule et elle l’a à peine frôlé.
Faux, j’en avais lancé cinq au total et toutes avaient atteint leur cible.
Mais cela, ils n’avaient pas besoin de le savoir.
— Tu les as aussi menacés de les suspendre à la fenêtre par leurs…
— Leurs cojones, oui, finis-je à sa place.
Sofia amena une main devant sa bouche pour camoufler son rire. Les
autres enseignants paraissaient soit outrés, soit amusés par la situation.
Kiljan, lui, semblait vouloir me dépecer ou me manger tout cru. Je préférais
nettement la seconde option.
— C’est un avertissement, Aliénor. Ne recommence plus. Même si notre
règlement diffère de celui des écoles pour humains, un professeur n’a pas le
droit de violenter ses élèves.
— Oui, chef ! m’écriai-je en lui adressant un salut militaire.
— Passons aux choses sérieuses, maintenant. Qui a des informations sur
les traces de cendres dispersées devant le bouclier ?
La louve leva la main avant de prendre la parole.
— Ce n’est pas un démon. Il n’y a pas l’odeur de soufre sur place.
— Puis les démons n’ont pas quitté les enfers depuis des millénaires,
ajouta Oscar.
Mon oncle amena ses doigts sur son menton, comme si cela pouvait
l’aider à réfléchir.
— Quelle créature peut laisser de telles marques ?
— Il n’y a que les démons qui ont la capacité d’utiliser le feu des enfers.
Peut-être qu’une nouvelle race est née depuis pas longtemps ? Tenta de
deviner Rob.
— C’est possible. Nous allons devoir nous renseigner pour éviter qu’un
autre incident de ce genre se produise. En attendant, je vais contacter
quelques connaissances pour surveiller les alentours et renforcer le bouclier.
Tous validèrent sa proposition d’un hochement de tête.
Je gardai ma bouche close, tout le reste de la réunion. D’une, parce que
mon oncle m’avait dans le collimateur, et de deux, parce que je ne voulais
pas dire une connerie et paraître suspecte. Surtout en sachant qu’un certain
vampire ne m’avait pas quittée du regard. Il n’avait cessé de me fixer de ses
prunelles sombres pour analyser chacune de mes réactions.
Par chance, ce moment désagréable ne dura guère longtemps. Dix
longues et bonnes minutes suffirent à les faire réaliser qu’ils n’en sauraient
pas plus. Stéphan nous libéra donc après m’avoir rappelé de me tenir à
carreau.
Alors que tout le monde avait déjà déserté la cafétéria, j’allai me prendre
une Redbull au distributeur et quittai à mon tour les lieux. Quelle fut ma
surprise lorsque je découvris Kiljan à la sortie, nonchalamment adossé au
mur.
Il posa alors ses iris à la couleur de l’obsidienne sur moi et lâcha la
bombe : — Tu as tué ce vampire.
Chapitre 8

Ne touche pas à mes frites.

— Moi ? Tuer un vampire ? Pff, n’importe quoi.


Kiljan plissa ses yeux sombres et continua de me dévisager. Au bout de
ce qu’il me parut être une éternité, je me raclai la gorge et pointai les
escaliers du doigt.
— Bon, je dois y aller. J’ai ma perruche à nourrir.
— Tu n’as pas de perruche.
— Ah bon ? Mince, ça doit être une nouvelle hallucination. Il faut que
j’aille prendre mes cachets, salut !
Je lui tournai le dos et voulus m’enfuir quand il ajouta :
— Tout le monde serait ravi d’apprendre que tu es l’héritière des
Nokwell.
Je me figeai. Comment… Comment pouvait-il savoir ? Et comment
osait-il me menacer de la sorte ?
— Tu dis n’importe quoi, ris-je faussement.
— Dois-je te rappeler que je suis un vampire ? Et, que je sais donc quand
les gens mentent ou non grâce à leur rythme cardiaque ? Le tien est proche
de la tachycardie.
Je lui fis face. Notre distance m’aida à calmer les battements effrénés de
mon cœur.
— C’est parce que tu me fais peur.
— Foutaises !
— Et je suis quelqu’un de très angoissé. Je n’ai pas supporté la
remontrance de mon oncle.
— Tu n’avais pas l’air particulièrement embarrassée lors de la réunion.
Je croisai les bras contre ma poitrine, un léger sourire sur les lèvres.
— Si c’est mon numéro que tu veux, il suffit de me le demander. Tu n’as
pas besoin de te donner tout ce mal.
L’expression cruelle qui se dessina alors sur son visage m’inquiéta autant
qu’elle m’émoustilla. Tout chez lui me criait de déguerpir. À son approche,
une alarme tintait en continu dans mon esprit, que j’ignorais à chaque fois.
Mon attirance pour le danger surpassait le peu de bon sens dont j’étais
pourvue. Ma psychologue n’apprécierait pas.
Mais je ne comptais pas lâcher le morceau. La sécurité de Seth en
dépendait.
— Sans façon. Mais que dirais-tu si je rendais une petite visite aux quatre
mages de la Confrérie ? C’est bien eux qui vous dictent comment respirer,
non ? Je suis persuadé qu’ils apprécieraient beaucoup mon témoignage.
Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Mes bras retombèrent le
long de mon corps. Mes poings se serrèrent de rage et se réchauffèrent sous
la colère.
Kiljan esquissa un large sourire.
— Tu n’oserais pas, fulminai-je.
— Je n’aime pas les menteuses.
Mes pouvoirs se réveillèrent en un claquement de doigts et me piquèrent
l’épiderme. J’inspirai pour les contrôler, puis rebroussai mon chemin
jusqu’à lui. Alors qu’un centimètre à peine nous séparait, je levai ma tête
pour plonger mon regard dans le sien à m’en tordre le cou. Notre différence
de taille me parut beaucoup trop grande.
— En quoi cela te donne-t-il le droit de me menacer ? m’énervai-je.
— Pourquoi l’as-tu tué ?
— Parce qu’il voulait mon autographe ? À ton avis ! Parce qu’il essayait
de grignoter ma jugulaire !
Je venais de lui donner raison. Je venais de réduire en fumée ma dernière
solution pour ne pas attirer l’attention de la Confrérie sur ma famille et moi.
Cette idée de me cacher ici avait été stupide. À quoi mes parents s’étaient-
ils attendus en m’envoyant dans un endroit rempli de créatures capables de
me démasquer en une seconde ? Après Astrid l’oracle, voilà que le type, qui
me détestait pour aucune raison, savait pour ma magie. Il aurait mieux valu
m’expédier dans un temple bouddhiste, cela aurait été plus efficace.
Par la barbe de Merlin ! Il me perturbait autant qu’il m’enrageait ! Son
odeur musquée me caressait les narines et accélérait les battements de mon
palpitant. Notre proximité m’empêchait d’avaler correctement ma salive.
Chaque partie de son corps m’envoûtait. Son regard obscur, son nez droit,
ses cheveux soyeux, ses lèvres rosées.
Mais son comportement, lui, me donnait envie de le réduire en cendres,
d’effacer ce satané sourire victorieux qu’il affichait comme s’il savait qu’il
me dominait désormais.
Comment pouvais-je contrôler les battements de mon cœur alors que
j’étais incapable de contrôler mes pouvoirs ?
— Faisons un marché, lâcha-t-il alors.
Je reculai de quelques pas, histoire de récupérer mes neurones perdus, et
croisai les bras contre ma poitrine. Lui non plus n’avait pas loupé le
message inscrit sur mon tee-shirt.
— Tu m’aides à neutraliser les vampires qui me traquent et je garde le
secret sur ta véritable nature.
Je fronçai les sourcils, pas du tout enchantée par son chantage à la noix.
— En gros, soit je t’aide, soit je meurs. C’est ça ?
Son sourire en coin dévoila deux canines pointues. Par la barbe de… Il
voulait me tuer d’une crise cardiaque ou quoi ?
— C’est ça, me confirma-t-il.
— Le prince que tu es n’a pas des vampires à son service pour faire le
sale boulot ?
La surprise apparut dans ses prunelles, avant d’être tout aussi rapidement
remplacée par le dédain.
— Là n’est pas la question.
— D’accord. Pourquoi as-tu des vampires à tes trousses ?
— Ça ne te regarde pas.
— Pourquoi moi ?
— Tu le sauras plus tard.
Je soupirai longuement, puis tournai les talons et me rendis jusqu’aux
escaliers. Mon pied posé sur la première marche, j’ajoutai : — Tu as intérêt
à filer un coup de main à mon oncle quand vous creuserez ma tombe. Il a
des problèmes de dos.
Je le laissai planté là et rejoignis le troisième étage.
S’il pensait m’avoir avec ses menaces, il pouvait se foutre le deuxième
bras dans le fion.
À présent, j’allais devoir rapidement trouver un plan B pour me sortir de
ce guêpier.

Je dormais profondément. Dans mon rêve, je savourais la fougueuse


étreinte d’un gentil Kiljan, qui me chuchotait des douceurs à l’oreille, et
non pas qui me menaçait. Ce fantasme hantait chacune de mes nuits depuis
notre rencontre. Alors que nous nous embrassions sauvagement, une
musique au loin résonna. Je la connaissais, pourtant il m’était impossible de
me souvenir de son nom. Tandis qu’elle se rapprochait de plus en plus, je
fus arrachée aux bras du vampire. Je gesticulai dans tous les sens, furieuse.
Dans un sursaut, je sortis du sommeil et réalisai que cette maudite
musique n’était autre que le réveil « Carillon » de mon téléphone.
Le cours que je devais donner à huit heures s’annonçait compliqué.
À demi éveillée, j’attrapai la première tenue que ma main agrippa et me
préparai les yeux clos. Impossible alors de me souvenir comment je m’étais
rendue jusqu’à la salle mauve.
— Vous croyez qu’elle va se réveiller si on lui dessine des moustaches au
feutre ? soupira une voix que je connaissais.
— Elle a vraiment osé mettre ce pull orange immonde avec une jupe
bleue, marmonna une deuxième personne.
J’entrouvris un œil.
Quatre élèves me fixaient d’un air sévère.
— Où suis-je ? bougonnai-je.
— En classe. Je ne crois pas que les professeurs soient autorisés à dormir
en cours, me répondit Erin.
Avachie sur ma chaise, je me redressai difficilement et me frottai les
yeux.
— Depuis combien de temps le cours a-t-il commencé ?
Marley, le leader garou, braqua son regard sur sa montre hors de prix.
— Vingt minutes.
— Merde. Vous auriez dû me réveiller !
— On préfère lorsque vous la fermez, répliqua-t-il.
J’ignorai le aïe qu’il maugréa après s’être mangé la craie que je venais de
lui lancer et quittai mon siège.
— Aujourd’hui est un cours spécial ! m’exclamai-je, pleine
d’enthousiasme. Vous allez m’apprendre quelque chose. Que savez-vous sur
les vampires d’Islande ?
Au vu de leurs expressions, ils ne semblaient pas vraiment coopératifs. Je
leur adressai alors mon regard de chien battu en papillonnant des cils. Ma
tentative de persuasion les fit rire.
— Monsieur Arnarsson vous a tapé dans l’œil ? Pouffa Eddy, le plus
grand des trois.
Je soufflai bruyamment.
— Pff, pas du tout. Ce n’est que de la simple curiosité.
— J’ai entendu dire que les vampires d’Islande et ceux de Roumanie sont
en conflit, murmura Erin.
La rousse attira toute notre attention.
— Comment ça ? m’enquis-je.
— Ça paraît logique… Il ne reste que deux royaumes. L’un voudra
forcément décimer l’autre pour gouverner sur tous les vampires.
Les deux idiots beuglèrent comme des vaches.
— Tu as couché avec un vampire pour savoir tout ça ? En même temps,
on sait tous que les nymphes sont des nymphos.
Je frappai mon bureau du poing, passablement agacée.
— Qu’on soit bien clair, je ne tolérerai plus aucune moquerie dans ma
classe. Et si je vous entends encore une fois vous en prendre à elle, votre
fourrure me servira de tapis.
Les garçons ne pipèrent mot jusqu’à la fin du cours.
Erin, elle, attendit que la classe fût vide pour venir me parler.
— Vous n’aviez pas besoin de faire ça.
— Sûrement…
— Je suis habituée à tout ça, vous savez… Je ne veux pas passer pour
une balance qui se cache sous les jupons des profs.
— Tu as peut-être accepté les moqueries des autres, mais ça n’est pas
mon cas. Je continuerai d’intervenir si ça se passe dans mon cours. La vie
est assez difficile comme ça, on n’a pas besoin que les autres en rajoutent
une couche avec leur avis de merde.
La jolie rousse n’ajouta rien et sortit à son tour de la pièce.
Je m’étirai et bâillai, les bras dressés vers le ciel tel un chat se réveillant
de sa quinzième sieste de la journée. Bon, j’avais au moins appris quelque
chose ce matin : le vampire qui m’avait attaquée était sûrement venu pour
Kiljan. Cela expliquait d’ailleurs pourquoi il m’avait demandé mon aide.
Non, pas « demander ». « Forcer » était plus approprié.
Et puisque mon prochain cours n’avait lieu que le lendemain, j’avais tout
le reste de la journée pour étudier.
Je me rendis donc de ce pas vers ma chambre et profitai de l’ordinateur
portable fourni par le lycée pour me renseigner sur les diverses créatures
qui foulaient notre planète. Je ne pouvais pas rester une seconde de plus
ignorante.
Grâce aux ouvrages de la bibliothèque numérisés et mis à disposition
pour les professeurs via un portail privé déjà installé sur le PC, je pus
récolter pas mal d’informations en peu de temps.
J’appris donc que les loups-garous, les vampires et les métamorphes
étaient les créatures les plus proches des êtres démoniaques. La race de
Kiljan avait hérité des démons ce besoin de sang, tandis que les deux autres
espèces cousines, avaient bénéficié de leur capacité de métamorphose.
De l’autre côté, les nymphes, des femmes pouvant respirer sous l’eau et
pourvues d’une beauté inégalée, se rapprochaient davantage des êtres
célestes.
Les sorciers, eux, étaient l’entre-deux. L’équilibre. Dix familles
détenaient des pouvoirs plus proches des ténèbres, tandis que les dix autres
se liaient avec les cieux.
Je n’avais pas besoin d’un dessin pour savoir d’où venaient les flammes
de notre famille.
Cette dernière découverte m’intrigua plus que les autres, sûrement parce
que j’étais concernée. Qui étaient donc ces neuf autres familles proches des
démons ?
De mémoire, je tentai de me rappeler de ce que mon père nous avait
appris, à mon frère et moi, au sujet des autres lignées, puis ouvris une page
Word pour dresser une liste des vingt familles. La différence entre les
pouvoirs issus des enfers et ceux des cieux me sauta alors aux yeux.
Pourquoi n’y avais-je jamais pensé ? Et pourquoi notre paternel ne nous en
avait-il jamais parlé ?
Le feu des Nokwell venait définitivement des limbes, tout comme la
nécromancie des Russo en Italie, le vaudouisme des Nkosi d’Afrique du
Sud, les ombres des Palsson en Islande, la torture des Southeil à Cuba, la
maîtrise du sang des Müller en Allemagne, les poisons des Sasaki au Japon,
la foudre des Ivano en Australie, le psychisme des Walsh en Angleterre, et,
enfin, les auras des Lopez en Espagne.
Les dix autres, eux, contrebalançaient avec leurs pouvoirs divins. Les
potions des Chen en Chine, la glace des Petrov en Russie, les soins des
Richard en France, les énergies des Yadav en Inde, la lumière des Sanchez
au Mexique, le contrôle des animaux des Amaro au Brésil, l’eau des
Järvinen en Finlande, l’air des Mitchell au Canada, la terre des Chua en
Malaisie et la divination des Taylor en Nouvelle-Zélande.
J’en demeurai coite un instant, figée devant l’écran de mon ordinateur.
J’avais eu ma dose d’informations pour le restant de la semaine.
Après toutes ces découvertes, j’avais grand besoin de nicotine. Motivée,
je sautai hors de mon siège d’un bond et quittai ma chambre pour rejoindre
le rez-de-chaussée. Alors que je descendais les escaliers, au niveau du
deuxième étage, le fameux Kiljan sortit d’une salle pour arpenter les
couloirs. Je le rejoignis.
— Je transpire au moindre effort, c’est une puanteur !
Pas de réponse. Je continuai de le talonner, à une distance respectable de
son aura dévastatrice. Il n’y avait pas besoin d’être une sorcière pour
ressentir cette colère qui émanait de lui. Une ombre noire semblait planer en
continu autour de lui, révélatrice de sa mauvaise humeur.
— Et je suis très énervée quand j’ai mes règles. À tout moment, je me
transforme en volcan !
Toujours pas de réponse. Le vampire bifurqua sur la gauche à une
intersection et continua de marcher d’un pas rapide. Mes poumons
commençaient à souffrir de cet effort.
— Et je grince des dents quand je dors…
Son long soupir retentit autour de nous. Enfin une réaction !
— Il m’arrive aussi de faire des crises de somnambulisme. Une fois, j’ai
même frappé mon f…
Je butai contre son dos et lâchai une injure en me heurtant le nez. Agacé,
Kiljan me fit face. Son regard obscur semblait vouloir me foudroyer sur
place. Je fis un pas en arrière, les mains posées sur mon organe endolori.
— À quoi tu joues ? grogna-t-il de cette envoûtante voix rauque.
— Moi ? Rien. On apprend à se connaître, non ? C’est cool.
— Je n’ai pas envie de te connaître.
— C’est dommage… J’ai pensé que tu voudrais peut-être savoir dans
quoi tu t’embarques en te coltinant une fille comme moi. Est-ce que ça vaut
vraiment le coup que je t’aide ? Je ne pense pas. Mon frère me rabâche
constamment que je suis insupportable. Tu en auras très vite marre de moi.
Alors, oublions notre petite discussion de tout à l’heure et évitons-nous
jusqu’à la fin de temps.
— Je me fiche de ce que tu es, Aliénor. Tout ce qui m’importe, ce sont
tes pouvoirs, murmura-t-il en s’approchant de moi.
Je reculais, tandis que lui avançait. Au bout de plusieurs pas, mon dos
buta contre le mur et Kiljan posa sa main au-dessus de ma tête, me
surplombant de toute sa hauteur. Quelques mèches rebelles s’échappaient
de son chignon flou et retombaient sur son front, jusqu’à caresser ses longs
cils. Ses prunelles noires semblaient lire en moi comme dans un livre
ouvert. Son odeur musquée se faufila jusqu’à mes narines et électrifia mon
nez engourdi. Ma bouche s’assécha. Mon cœur s’affola. Je perdis le fil de
mes pensées. De quoi parlions-nous au juste ?
Il arqua un sourcil, l’air d’attendre une réponse ou une réaction de ma
part. Mais j’en étais incapable. Mon esprit n’était apte qu’à nous imaginer
tous les deux dans un lit. Mes joues me chauffèrent. Par la barbe de…
— J’ai fait pipi au lit jusqu’à mes cinq ans.
Le vampire recula, jusqu’à s’adosser contre le mur d’en face. Mon sang
circula de nouveau. Les rouages de mon cerveau se remirent à fonctionner.
Le plafonnier au-dessus de nos têtes n’éclairait que la partie basse de son
corps et m’empêchait de voir l’expression sur son visage.
— Est-ce une nouvelle information censée me faire changer d’avis ? me
demanda-t-il.
Peut-être rêvais-je, mais je crus percevoir une légère note d’amusement
dans sa voix.
— Oui. Pourquoi ? Ça a marché ?
En réalité, ma bouche avait sorti ces mots sans mon consentement,
comme pour me défendre de ce prédateur prêt à me dévorer. Je n’aurais pas
survécu une minute de plus en étant si proche de lui. Mon traître de corps
réagissait bien trop bizarrement à sa proximité.
— Non, mais je pense que tu devrais aller voir un psy.
— Tu t’inquiètes pour ma santé mentale ? répliquai-je, les bras croisés
contre ma poitrine.
— Je m’inquiète pour celle de ton entourage.
Je n’eus pas le temps de lui répondre. Dans un léger bruissement, le
vampire s’évapora. Il disparut du couloir dans lequel nous nous trouvions
en un battement de cils et nous laissa seuls, mes états d’âme et moi. Je
soupirai, éreintée par notre conversation, et quittai à mon tour les lieux.
Le reste de la journée fut d’un ennui mortel. Quand je n’errais pas entre
les murs du château, je bouquinais ou m’amusais à menacer des élèves.
J’appris aussi qu’on m’appelait la psychopathe du bahut. Cela m’allait.
Le soir, après le dîner, je me baladai à l’orée de la forêt et discutai avec
Phoebe au téléphone.
— Sur une échelle de zéro à Zac Efron, je t’assure qu’il est mille fois au-
dessus. Un peu psychorigide, tyrannique et malfaisant, mais ce n’est qu’un
détail, roucoulai-je.
— Je croyais que ta psy t’avait dit d’éviter ce genre de garçons ?
J’éjectai sa méfiance d’un revers de main, comme si elle se trouvait à
mes côtés.
— Elle m’a aussi conseillé d’arrêter le sucre. Mais est-ce que je l’ai
écoutée ? Non.
— Tu le devrais. Je suis sûre que la quantité monstrueuse de bonbons
que tu engloutis va finir par endommager ton cerveau. Si ce n’est pas déjà
le cas.
— Mon cerveau est l’organe le plus pur de mon anatomie. Et tu veux
savoir lequel est le plus impur ? Un indice : Kiljan va bientôt le pervertir
encore plus.
Ma meilleure amie s’esclaffa comme une adolescente shootée aux
hormones.
— Et moi qui pensais que tu allais nous faire une dépression à cause de
la nourriture anglaise.
— Ah, mais c’est le cas. Est-ce que tu as déjà goûté à leur confiture de
gingembre confit ? Je t’assure que c’est ce plat qu’on me servira à tous les
repas si je finis en enfer.
— Je ne veux pas te déprimer encore plus, mais tu finiras en enfer.
— Tant qu’il y a Kiljan avec moi, ça me va.
Mon attention se porta alors sur une ombre au loin qui pénétrait dans la
forêt. Je plissai les yeux pour découvrir son identité, mais la pénombre
camouflait les traits de son visage. Je partis à la trace de la silhouette.
— Je te laisse, j’ai mon second job qui commence.
— Lequel ? Ali, tu n’as pas intérêt à raccrocher maintenant ! Ali !
Je raccrochai et fourrai mon téléphone dans la poche arrière de mon jean.
À pas de loup, je m’enfonçai à mon tour dans les bois. La personne que
je filais devait forcément être humaine vu le boucan que faisaient les
feuilles sous mes bottes. Au bout de cinq minutes à trébucher et pester à
voix basse, je cessai tout mouvement quand l’inconnu s’arrêta à l’orée
d’une petite plaine, laquelle était cernée par de nombreux chênes. Un autre
homme sortit alors d’entre les arbres par le côté droit et le rejoignit. En
retrait, dissimulée dans la sylve, je me cachai derrière un tronc pour ne pas
me faire repérer.
— Ils sont dix et ils arrivent, maître, lâcha le nouvel arrivant.
— Nous n’en garderons qu’un, répondit la voix reconnaissable de Kiljan.
Chapitre 9

Homme qui rit, à moitié dans mon cœur

« Ils sont dix et ils arrivent ». Mais de qui donc parlaient-ils ? Des dix nains
de Blanche-Neige ?
Cachée derrière le tronc d’arbre, je me penchai pour mieux voir les deux
hommes.
Ma curiosité tabassait à coups de batte mon instinct de survie. Pourtant,
je la sentais : cette odeur de danger. Ça n’était néanmoins pas suffisant pour
me faire prendre mes jambes à mon cou.
Quelques secondes plus tard, dix créatures sortirent des bois d’en face et
s’approchèrent lentement vers Kiljan et son acolyte. Leur peau translucide
brillait sous la lune, et leurs canines d’un blanc éclatant étaient la seule
chose qu’on distinguait d’eux dans la nuit.
Des vampires.
Et ils n’avaient rien en commun avec ces adorables petits êtres de Disney.
Je reculai d’un pas, mortifiée à l’idée du combat à venir. Les souvenirs de
mon agression grillèrent le peu de neurones que j’avais.
Cette fois-ci, mon instinct de survie mit KO ma curiosité d’un crochet du
droit.
Je tournai les talons, prête à m’enfuir jusqu’à ma chambre pour me
cacher sous la couette. Les battements de mon cœur s’affolaient à tel point
que je les sentais bourdonner dans mes oreilles. Sauf que… Je tiquai.
Si j’entendais mon palpitant s’emballer, les vampires le pouvaient aussi.
Voilà qui expliquait ce lourd silence qui planait autour de nous.
Je fermai les yeux, exaspérée, et lâchai une injure.
— Tu peux sortir de ta cachette, me lança Kiljan.
— Moi qui croyais être une bonne espionne, pouffai-je en voulant
dissimuler ma peur.
Parce qu’il me fallait l’admettre : j’étais terrifiée.
— Ça se passera de commentaires, grommela-t-il en réponse.
Je les rejoignis et me postai à côté de Kiljan.
Les dix créatures nous observaient dans une position agressive, les griffes
sorties.
Un frisson dévala alors mon échine quand le prince islandais cala son
bras contre ma hanche pour gentiment me ramener derrière lui, me
dissimulant à la vue des vampires devant nous.
— Fara 2! Je ne serais pas aussi clément qu’avec votre ami, s’écria-t-il
d’une voix plus grave qu’à la normale.
Son timbre chargé de rage fit accélérer les battements de mon cœur. À ce
stade, j’allais finir par faire une crise cardiaque avant même de me faire tuer
par ces bêtes enragées.
Et l’entendre parler islandais, présumais-je, ne m’aidait pas à améliorer
mon état, au contraire.
— Ta sœur sera la prochaine sur la liste, lui répondit l’un des dix avec un
accent à couper au couteau.
Je n’eus pas le temps d’assimiler sa phrase que l’ombre de Kiljan se
volatilisa de ma vue.
L’assaut lancé, et dépourvue de la protection du prince, je me sentis
complètement démunie. Mes yeux écarquillés tentèrent de visualiser les
créatures de la nuit, qui se battaient sous l’éclairage de la lune à une vitesse
trop rapide pour être aperçues.
Je reculai d’un pas, ne sachant quoi faire. Avant de tourner les talons
pour rebrousser mon chemin, un des vampires apparut dans mon champ de
vision et se rua sur moi, la gueule grande ouverte. Mon cri de terreur se
répercuta entre les arbres. Dans un pauvre geste de défense, j’amenai mes
bras sur mon visage et fermai les yeux. Aucune attaque ne vint.
— Défends-toi ! me hurla Kiljan.
Je rouvris les paupières et le découvris un peu plus loin, en plein combat
avec un autre ennemi. Mon agresseur, lui, gisait inerte à mes pieds.
Je fis trois pas en arrière, ébranlée.
— Je ne peux pas, chouinai-je.
Mes flammes réagissaient principalement à la colère, et non la peur.
Même s’ils semblaient plus forts que leurs adversaires, Kiljan et son bras
droit luttaient pour repousser les attaques des sept vampires restants qui
désiraient m’atteindre.
Je lâchai alors un nouveau cri suraigu quand mon bien-aimé disparut sous
les corps de cinq ennemis qui venaient de se ruer sur lui. Son ami, lui, gérait
les deux autres avec grande difficulté.
Nous étions foutus.
Qu’allait-il advenir de moi si mes deux protecteurs périssaient ? J’allais
servir de kebab pour vampire.
Cette idée me révolta.
Je n’allais pas mourir ici, en plein milieu de cette forêt lugubre. Pas après
tout ce que j’avais dû subir pour rester en vie à cause de la menace
perpétuelle de la Confrérie. Pas après avoir supporté le dégoût de mes
parents pendant si longtemps. Pas sans avoir vu mon frère et Phoebe une
dernière fois. Je n’allais pas mourir sans tenter de me défendre ! J’étais
Aliénor Nokwell ! L’héritière du feu !
La colère réveilla mes pouvoirs qui coulèrent à flots dans mes veines. Je
les sentis affluer dans mes yeux et prendre possession de mon âme. Ma peur
se mua alors en une rage sourde.
Mon corps s’enflamma.
La fraîcheur nocturne ne m’atteignait plus. Les bruits extérieurs se
retrouvaient ensevelis par le crépitement du feu. Mes hautes flammes
éclairaient la sylve comme en plein jour.
La surcharge de pouvoirs m’engloutissait. C’était trop. Je m’y noyais et
ne parvenais plus à respirer.
Dans un gémissement de douleur, mes flammes s’échappèrent de mon
corps et explosèrent tout autour de moi. Je gardai les yeux clos et puisai
dans mes dernières forces pour tenter de contrôler leur trajectoire.
Les hurlements des vampires traversèrent le crépitement assourdissant de
mon brasier. Puis ce fut le silence, pesant tant il sembla durer.
Au bout d’une éternité, la forêt reprit son souffle. Le hibou hulula de
nouveau, le vent chanta de ce son perçant et les bêtes retournèrent vaquer à
leurs occupations. Je m’effondrai à terre, les yeux rivés sur le ciel étoilé.
Chaque respiration me provoquait une douleur dans les côtes et m’arrachait
une grimace. Épuisée, je dégageai d’une main tremblante les mèches de
cheveux collées à mon visage.
L’idée d’avoir peut-être cramé tout le monde me traversa l’esprit, mais
fut vite balayée par une envie profonde de dormir. Je fermai les paupières,
bercée par les bruits environnants.
— Nous devions en garder un, gronda alors une voix.
Mince. Mes flammes avaient manqué Kiljan.
— Pas de quoi, répondis-je d’un timbre cassé que je ne reconnus pas.
Mon cri avait sûrement abîmé mes cordes vocales. Cela me donnait un
petit air d’Amy Winehouse, pas déplaisant.
Dans un long soupir, je rouvris les yeux et me redressai pour m’asseoir.
Les deux vampires, aux mines atroces, se tenaient debout face à moi.
— C’est elle ? s’enquit l’inconnu.
— Aliénor, voici Frank, mon bras droit, me présenta Kiljan.
— Enchantée. Vous pouvez m’appeler Ali, ou la belle gosse. Les deux
me conviennent.
D’un doigt, j’appuyai sur mes côtes et lâchai un juron. Puis sur mon
épaule, je jurai encore. Puis sur mon genou, je jurai enc…
— Qu’est-ce que tu fais ? s’exaspéra mon futur mari.
— Je vérifie si je vais mourir ou pas.
— Tu ne vas pas mourir.
— Ça, c’est ce que tu dis. Je n’ai vraiment pas envie de manger de la
confiture de gingembre confit jusqu’à la fin des temps.
Frank haussa un sourcil, l’air perdu.
— Elle délire, non ? Elle a peut-être une commotion cérébrale.
— Non, je crois qu’elle est comme ça depuis sa naissance.
À l’aide de l’infime once de force qu’il me restait, je tentai de me lever
pour retourner au château, mais retombai maladroitement sur les fesses.
Mon poids raisonnable pour une mangeuse de bonbons comme moi
semblait trop lourd pour mes jambes, qui ne parvenaient pas à me maintenir
debout. Je m’étais un peu trop emballée sur la puissance des flammes.
Une main se matérialisa devant mes yeux.
— Besoin d’aide ? minauda Kiljan d’un air fier.
Je secouai vivement la tête.
— Non, c’est bon. Je testais juste l’efficacité de mon coccyx. Partez sans
m… Eh !
Le vampire ne me laissa pas terminer ma phrase et me souleva de terre
pour me jeter sur son épaule comme une vulgaire poupée. Je gesticulai dans
tous les sens, furieuse.
— Pose-moi !
— On se retrouve demain à la même heure, dit-il à son ami en
m’ignorant royalement.
Il abandonna alors son bras droit et partit en direction de l’école,
m’emportant tel un sac à patates. Je n’avais plus la force de résister. Mes
yeux se fermaient sous l’appel du sommeil.
— Ne t’endors pas, me prévint-il.
— J’étais juste en train de communiquer avec ma sixième personnalité.
Son long soupir résonna autour de nous.
— Ça t’arrive de ne pas sortir de conneries ?
— Aussi souvent que toi, ça t’arrive d’être agréable.
Je sentis son dos se tendre légèrement sous mes bras ballants.
— Je ne suis pas désagréable.
Je m’esclaffai en toussant, ce qui me donna l’air d’un chameau en agonie.
Foutues cordes vocales.
— Je pense sincèrement que tu as des problèmes de gestion de la colère.
Tu devrais faire une thérapie. Moi, j’y suis allée, une fois, mais le
thérapeute s’est énervé. Du coup, je ne suis pas certaine que sa thérapie ait
été vraiment efficace, lui répondis-je.
Peut-être délirais-je, ou peut-être étais-je morte, mais je crus entendre
Kiljan rire. D’un son plus affriolant et addictif qu’une glace au chocolat. Et
j’aimais vraiment beaucoup les glaces au chocolat.
Je me figeai, choquée.
— Tu as ri ? m’enquis-je, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Pas du tout.
— Si, si. Je t’ai entendu.
— Je te dis que je n’ai pas ri.
— Kiljan ! Tu te rends compte de ce que ça veut dire ?
Il attendit plusieurs secondes avant de répondre :
— Quoi ?
— Qu’en plus d’être une belle gosse, je suis drôle !
— Ce n’est pas parce que j’ai soufflé par le nez que ça fait de toi
quelqu’un de drôle.
Ravie, j’esquissai à nouveau un sourire.
— Donc tu admets que je suis belle gosse ?
Le vampire n’ajouta rien durant tout le chemin jusqu’au château.
Quand nous arrivâmes enfin dans le hall principal, le soulagement me
posséda. Une fatigue monstrueuse me rongeait le cerveau et me paralysait
le corps, à tel point que ma vision se brouillait toutes les trois secondes.
Kiljan me posa alors au sol.
Je n’eus pas le temps de le prévenir que je m’effondrai sur le sol et perdis
connaissance.
Chapitre 10

Pas besoin d’avoir de diplôme avec ce corps de rêve.

Les yeux fermés, je déplaçai mon bras sur mon visage en gémissant.
— Quelqu’un peut éteindre la lumière ? maugréai-je.
Personne ne répondit. Et personne n’éteignit cette maudite lampe.
— Hé oh ! renchéris-je, désespérée.
Je rouspétai dans le vent. Blasée, je me risquai à ouvrir un œil.
Les rayons du soleil m’attaquèrent.
— Ah ! Mes yeux ! Je suis aveugle !
Je me faufilai sous la couette et me roulai en boule. Un rire résonna alors
entre les murs.
— Ça a l’air d’aller mieux, pouffa Oscar.
Timidement, je sortis une partie de mon visage d’en dessous du drap et
posai mon regard sur lui.
— Oh, salut, lançai-je.
— Tu sais que tu nous as fait une belle frayeur ?
— Ah bon ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il parut étonné par ma question, puis m’adressa un sourire attendri
comme à une malade échappée d’asile qui ne se souvenait de rien. Je
voulais juste savoir si le vampire lui avait dit la vérité ou pas.
— Kiljan nous a raconté. Tu es tombée dans les escaliers et tu as perdu
connaissance ensuite. L’infirmière t’a laissée dormir ici toute la nuit.
— Ah. Oui. Mince, je suis vraiment maladroite.
Il lui avait menti, donc.
— Tu as besoin de quelque chose ? s’enquit-il.
J’appréciais sa gentillesse. Cela me changeait du beau gosse revêche.
— D’un million de dollars. Mais je ne suis pas certaine que c’est dans tes
cordes.
Son rire délicat m’arracha un sourire.
— Je vais y aller, j’ai cours dans une demi-heure. Si tu as besoin, n’hésite
pas à m’appeler. Je t’ai laissé mon numéro sur ta table de chevet.
— Ça marche. Merci.
Le joli blond m’adressa un signe de la main et quitta l’infirmerie. Cinq
minutes plus tard, le grincement de la porte se fit de nouveau entendre. Je
me cachai sous la couette. On entrait dans cet endroit comme dans un
moulin, ma parole. Les souffrants n’étaient-ils pas censés se reposer ?
— Debout, là-dedans.
Comme avec Oscar, je ne sortis qu’une partie de mon visage pour
découvrir mon interlocutrice. Une femme plutôt ronde, plutôt grande et
plutôt grognon farfouillait dans les tiroirs de son bureau. Ses cheveux
grisonnants et son dos bossu lui donnaient un air de méchante sorcière.
— Et, vous êtes ? lui lançai-je.
Elle s’arrêta dans ses recherches et braqua un regard diabolique sur moi.
— Ton pire cauchemar si tu ne déguerpis pas dans une minute.
— Je ne crois pas que vous puissiez me faire quelque chose, vieille dame.
J’aperçus ses dents pourries à travers son sourire sadique.
— C’est ce qu’on verra. Cinquante-neuf. Cinquante-huit. Cinquante-sept.
— Vous ne devriez pas être en maison de retraite à votre grand âge ? Je
vous assure que vous y serez mieux qu’ici, continuai-je.
— Cinquante-quatre. Cinquante-trois.
Je n’arrivais pas à sortir du lit. Le monde du dehors était trop cruel pour
moi.
— Cinquante et un. Cinquante. Quarante-neuf.
— Je vous propose une coloration et un massage du cuir chevelu si vous
me laissez rester ici jusqu’à midi. Il est beaucoup trop tôt pour moi. Le
soleil vient à peine de se lever !
— Quarante-six. Quarante-cinq.
Dans un long soupir exaspéré, je jetai la couette par terre et sortis du lit.
Le regard que m’adressa alors le diable en personne m’inquiéta sur mon
allure. Elle semblait sur le point d’exploser de rire.
— Vous avez déjà rencontré Astrid, l’oracle ? Je suis sûre que vous vous
entendrez bien avec elle.
Avant d’avoir refermé la porte derrière moi, la folle qui venait d’enfiler
sa blouse d’infirmière me répondit : — C’est ma sœur.
Voilà qui expliquait tout.
Lasse, je traînai des pieds jusqu’à ma chambre et dus subir les regards
moqueurs de tout le bahut. Certains eurent même le plaisir de rencontrer
mon majeur. Quand j’arrivai enfin dans ma piaule, je traçai directement
dans la salle d’eau et poussai un cri d’effroi en découvrant mon reflet.
Entre mes cheveux roux qui semblaient s’être pris une bombe et ma lèvre
supérieure gonflée, je ressemblais à une petite figurine Trollz.
Je grimaçai, dégoûtée par cette image de moi amochée, et me faufilai
sous la douche. L’effet magique de l’eau me rendit rapidement mon
apparence normale.
Mon troisième cours de la semaine ayant commencé depuis cinq minutes,
je me dépêchai de me préparer, fis un détour par le distributeur de la
cafétéria et filai à toute vitesse vers la salle orange. J’arrivai en classe
essoufflée, mais avec des bonbons.
Mes quatre élèves étaient déjà installés à leur place. Je soupirai
bruyamment.
— Vous ne devriez pas être en train de sécher et faire le mur ? Je croyais
que le français ne vous intéressait pas, m’exaspérai-je.
— Les profs ne devraient pas nous inciter à y assister ? Pouffa Marley.
— Votre cours est divertissant, lâcha Nelson, le garou qui ne parlait
jamais.
Je fus même choquée d’entendre enfin sa voix. Ses potes aussi d’ailleurs.
Ils le fixaient avec des yeux grands ouverts et la bouche béante.
Ils gardèrent cette même expression pendant plusieurs longues secondes.
Mal à l’aise, je me raclai la gorge.
— Je me doute que trouver mon cours divertissant peut vous surprendre,
Marley et Eddy, mais, de là à garder aussi longtemps cette expression
stupéfaite sur le visage, ça devient carrément vexant.
Le leader posa ses pupilles dilatées sur moi.
— Vous ne comprenez pas… bégaya-t-il.
Sans prévenir, les deux pitres quittèrent leur siège, attrapèrent Nelson par
les bras et l’entraînèrent hors de ma classe. Je les laissai faire, interloquée
par la scène qui se jouait devant moi. Ne restèrent alors qu’Erin et moi.
— Il n’avait pas parlé depuis un an, me révéla-t-elle.
Je battis des paupières, abasourdie.
— Quoi ?
— Nelson. Ça faisait un an qu’il n’avait pas sorti un mot. On raconte
qu’il a vécu un traumatisme qui l’a rendu muet.
Je m’affalai sur ma chaise et sentis mon visage s’illuminer de joie quand
je réalisai l’exploit que je venais de produire. Si cela, ce n’était pas du talent
!
— Que veux-tu que je te dise ? Je suis atrocement douée, c’est tout.
Erin secoua la tête, faussement exaspérée. Elle aussi ne pouvait pas
s’empêcher de sourire.
Le reste de la journée se déroula à merveille. La fierté d’avoir fait parler
Nelson m’avait motivée comme jamais ! Je passais donc toute la matinée à
préparer mes futurs cours et l’après-midi à récolter des informations sur
Kiljan et les vampires.
J’appris que dix royaumes avaient existé auparavant, avant qu’une guerre
éclate au sein de leur race. Les dégâts avaient été colossaux. Plus de la
moitié des créatures de la nuit avaient péri lors de ce conflit qui avait eu lieu
des décennies plus tôt. Les clans d’Islande et de Roumanie restaient les
deux seuls survivants.
Je découvris ensuite que la légende de l’ail ne fonctionnait pas du tout
contre eux, ni l’argent ou le célèbre pieu en bois. Arracher leur cœur, briser
leur nuque et les calciner étaient les trois moyens de les tuer. Ils se
nourrissaient à même la gorge des humains, sans grande surprise, mais
pouvaient tout aussi bien se sustenter grâce à des poches de sang qu’ils
dénichaient dans des hôpitaux. L’hémoglobine des animaux ne leur était
d’aucune utilité, à l’inverse de ce fameux film romantique incluant un
vampire comme protagoniste que j’avais vu au moins mille fois.
Pour le reste, les vampires semblaient atrocement doués pour dissimuler
leurs secrets. Je ne trouvais rien sur leurs possibles capacités, ou même sur
leurs coutumes. J’allais donc devoir chercher ailleurs ou le demander à
Kiljan pour en savoir plus.
En pensant à lui, je décidais d’aller lui rendre une petite visite dans sa
chambre avant qu’il ne rejoigne Frank, comme il l’avait annoncé la veille.
Nous devions discuter du combat dans les bois.
Après avoir reçu le message d’Oscar me révélant l’emplacement exact de
la piaule de mon bien-aimé, je quittai mon repaire et longeai le couloir
jusqu’à la dernière porte. La soirée touchait à sa fin et je préférais m’y
rendre avant qu’il ne parte pour la forêt.
Les mains moites d’appréhension, je toquai trois fois et j’attendis.
Personne ne vint. Je toquai à nouveau trois fois et perçus alors du bruit
derrière la porte. Quelques secondes plus tard, Kiljan se matérialisa devant
moi. Je crus perdre le contrôle de ma salive quand je le découvris
uniquement vêtu d’une serviette enroulée autour de sa taille, avec sa
chevelure détachée. Oh, bordel… J’étais encore plus amoureuse de lui
maintenant que j’avais vu la perfection de sa peau et de ses muscles. Ses
beaux cheveux, à la couleur de jais, retombaient sur sa nuque et m’attiraient
irrésistiblement. J’avais la folle envie d’y glisser ma main dedans.
Du mouvement derrière lui me sortit alors de ma contemplation.
Ce que je découvris me laissa bouche bée.
L’air me manqua un instant quand mes yeux croisèrent ceux de Sofia,
paresseusement allongée dans son lit.
Chapitre 11

Ramenez-moi à l’âge de bière.

Sans un mot pour les deux tourtereaux, j’opérais un demi-tour et marchai


rapidement jusqu’aux escaliers.
Kiljan me rattrapa alors que je venais d’atteindre le rez-de-chaussée. Il
avait au moins pris soin d’enfiler un tee-shirt noir et un jean avant de sortir.
Comment pouvait-il être aussi beau ? C’était indécent ! J’avais du mal à ne
pas lorgner, avec envie, sur ses cheveux bruns détachés.
— Qu’est-ce que tu me voulais ? s’enquit-il.
Je l’ignorai et avançai jusqu’aux portes principales pour m’aérer l’esprit.
À peine fus-je dehors que j’allumai ma cigarette avec une flamme au bout
de l’index. Dans mon malheur, j’avais au moins la chance de ne plus me
cacher en sa présence.
— Je rêve ou tu boudes ? continua-t-il, l’air satisfait.
Je recrachai rageusement la fumée sur lui. Il ne cligna même pas des
yeux.
— Pas du tout.
— Pourquoi t’es-tu enfuie, dans ce cas ?
— J’ai eu la folle envie de me faire du loup-garou pour le dîner, surtout
s’il porte des ballerines. J’ai préféré partir.
Ses prunelles brillèrent, d’orgueil ou d’amusement. Je n’en savais trop
rien.
— Dois-je comprendre que tu es jalouse ?
Je recrachai la fumée sur lui. Cette fois-ci, il la dispersa d’un revers de
main.
— Ça a l’air de te plaire. Je me trompe ? répliquai-je.
Un sourire en coin étira ses lèvres, puis il haussa nonchalamment les
épaules.
— Peut-être bien.
J’en restai bouche bée.
— J’aimerais que tu viennes avec moi voir Frank ce soir, enchaîna-t-il
comme s’il ne venait pas de lâcher une bombe.
— Pour quoi faire ?
— Tu as beau être sexy en diable quand tu es jalouse, le marché tient
toujours. Je n’hésiterai pas à dévoiler ton secret si tu n’aides pas les miens.
Mes oreilles n’entendirent que les mots « sexy en diable ». Kiljan s’en
rendit compte et leva les yeux au ciel avant de tourner les talons.
— Rejoins-moi devant le château à vingt-deux heures.
Il s’en alla et me laissa seule.
Comment pouvais-je dîner après avoir découvert qu’il me trouvait sexy ?
C’était impossible ! Mon estomac n’était apte à rien d’autre que de se
dandiner sur une chanson d’amour.
Mais puisqu’il me fallait des forces pour affronter la soirée à venir, je
flottai sur un nuage jusqu’au distributeur et parvins à grignoter un paquet de
crackers accompagné de quelques bonbons. Les minutes avaient beau
défiler, mon visage n’arrivait pas à se départir de cet air niais. Sauf quand je
croisai Sofia au troisième étage. Le rose de ses joues et ses cheveux
emmêlés firent grimper ma colère. Inspirer et expirer.
— Ali ! chantonna-t-elle.
— Mh, lui répondis-je, la bouche pleine de Jelly Beans.
— Tu voulais quelque chose à Kiljan ? Je t’ai vue à la porte de sa
chambre.
Je haussai mollement les épaules, malgré ma folle envie de lever les yeux
au ciel d’exaspération.
— Che ach propche élève.
Perdue, elle fronça les sourcils.
— Quoi ?
Je me forçai à avaler la tonne de bonbons que j’avais enfilée dans ma
bouche et manquai de m’étouffer avec.
— C’est à propos d’un élève, répétai-je.
— Ah bon ?
Je vis dans ses yeux verts son désir d’en savoir plus. Malheureusement,
la garce en moi n’était pas d’humeur à lui faire plaisir.
— Oui. Salut !
Je la laissai et fonçai en marche rapide jusqu’à ma chambre.
À vingt-deux heures, je me tenais devant le château avec une énième
clope. J’avais pris soin de ne pas faire de bruit en sortant de ma chambre
pour ne pas attirer l’attention de Sofia, logée en face. Cette allumeuse aurait
été capable de m’agripper la jambe pendant des heures pour savoir où je me
rendais tant elle était curieuse.
Le vampire me rejoignit quelques minutes plus tard et me regarda jeter
mon mégot au loin d’une pichenette.
— Tu devrais faire attention, grogna-t-il.
— À quoi ?
— À ce que ta cigarette ne déclenche pas un feu dans la forêt.
J’arquai un sourcil et posai fièrement mes mains sur les hanches.
— Je contrôle le feu, je te signale.
Un sourire en coin étira ses lèvres.
— Tu n’avais pas l’air de bien le gérer la dernière fois. Si Frank et moi
ne l’avions pas évité, nous serions morts.
Je lui adressai une mine sadique en retour.
— Peut-être que c’était voulu… Allons-y.
Le vampire n’ajouta rien et partit en premier vers les bois. Si lui avait une
vision ultra développée qui lui permettait de voir dans le noir, cela n’était
pas mon cas. Je peinai à le suivre et trébuchai toutes les cinq secondes. Au
bout d’un moment, Kiljan soupira bruyamment et se tourna vers moi.
— On est censés rester discrets, Aliénor. Tu es encore plus bruyante
qu’un éléphant.
— Je t’aurais bien vu, toi, à marcher dans le noir ! C’est facile quand on
est à moitié chauve-souris, pestai-je.
— Les vampires n’ont aucun lien avec ces bestioles volantes.
Je parvins à discerner sa grimace de dégoût malgré la pénombre.
— J’étais pourtant persuadée que tu dormais la tête à l’envers.
— Pourquoi diable dormirais-je la tête à l’envers ? soupira-t-il.
— Bah… Tu sais… Les rouages de ton cerveau qui fonctionnent à
l’envers, tes troubles du comportement… tout ça, tout ça.
Kiljan se figea.
— Mais si tu ne dors pas la tête à l’envers, alors c’est juste que tu es
déséquilibré de nature, souris-je.
Mon dos buta contre une surface dure. Dans un glapissement effrayé, je
dévisageai l’expression énervée du vampire qui venait de me plaquer contre
le tronc d’un arbre. Ses lèvres entrouvertes laissèrent entrevoir ses deux
canines acérées, lesquelles se trouvaient bien trop proches de mon visage et
de ma jugulaire. Son avant-bras appuyait contre mon sternum pour
m’empêcher de bouger, sauf que je ne supportais ni sa proximité ni la lueur
affamée qui étincelait au fond de ses yeux.
De sa main libre, Kiljan attrapa une mèche de mes cheveux et la lorgna
avec curiosité.
— À une époque pas si lointaine, on envoyait les tiens au bûcher. Quelle
ère regrettable…
Le vampire s’approcha davantage. Son souffle me caressa la joue et fit
naître des frissons qui dévalèrent le long de mon échine. La colère dans son
regard se transforma en quelque chose de plus profond, plus incandescent.
Il ajouta alors, dans un murmure : — Un conseil, Aliénor, la prochaine fois
que tu m’insultes en me traitant de déséquilibré, assure-toi de me réduire en
cendres, juste après. Parce que je ne réagirai pas aussi gentiment.
— Et les tiens étaient enfermés dans des cercueils. Je te trouve bien
culotté de me menacer alors que tu as besoin de mon aide, répliquai-je aussi
à voix basse.
Ma peau se réchauffa au fur et à mesure des secondes. Mes iris
s’embrasèrent dans l’obscurité des bois. Kiljan me scruta un court instant,
puis me relâcha et fit plusieurs pas en arrière. J’inspirai l’air frais et
l’expulsai avec difficulté. Ce n’était pas le moment de perdre le contrôle.
Plus il s’éloignait, plus ma colère s’amenuisait, jusqu’à ce que mes
pouvoirs s’éteignent totalement.
— Ma patience est mince. Tu es prévenue, clôtura-t-il avant de reprendre
la marche.
Cela ne nous empêcha pas de continuer à nous insulter jusqu’au point de
rendez-vous où Frank nous attendait. Le bras droit de Kiljan nous salua
dans une révérence. Je le désignai du doigt.
— Tu devrais prendre exemple sur ton pote. Lui, au moins, il sait se
montrer poli.
Le malaise se dessina sur les traits joliment sculptés de Frank. Pourquoi
ces vampires-ci étaient-ils à tomber par terre alors que ceux qui nous
avaient attaqués semblaient tout droit sortis d’un cimetière ?
— Je n’ai pas à être poli avec toi ni avec quiconque. Je suis prince.
Je pouffai et imitai exagérément sa gestuelle en répétant d’une voix grave
: — « Je suis prince ». Le prince des abrutis ! Ça, c’est sûr !
Frank toussa, puis posa ses billes écarquillées sur Kiljan.
— Tu la laisses te parler comme ça ?
Le concerné ne lui répondit pas et continua son chemin. Nous le suivîmes
en silence.
Après plusieurs minutes de marche, à perdre l’équilibre et m’écraser face
contre sol, nous sortîmes enfin de la sylve. La lune et les étoiles apparurent
au-dessus de nos têtes et m’aidèrent à mieux y voir dans cette pénombre.
Quand nous atteignîmes un stationnement, une voiture y était garée. Je me
figeai.
— Attendez. Ce n’est pas une tentative d’enlèvement que vous êtes en
train de faire, n’est-ce pas ? Parce que je vous assure que je serais la pire
des otages.
Les yeux de Kiljan roulèrent dans leurs orbites.
— Si tu avais été notre otage, la première chose à faire aurait été de te
bâillonner.
— Mon humour aurait fini par te manquer.
Je vis ses canines acérées au travers de son sourire cruel.
— J’aurais coupé ta langue trop pendue.
Je hoquetai de stupeur et portai mes mains sur ma bouche.
— La pauvre !
Frank se racla la gorge, une main posée sur la poignée de la portière.
— Sans vouloir vous déranger, vous deux, on nous attend.
— Et où allons-nous ? lui demandai-je en m’asseyant à l’arrière.
Le bras droit s’installa derrière le volant, à côté de mon bien-aimé qui
prit place sur le siège passager. Il m’observa alors depuis le rétroviseur
intérieur.
— Au repaire des vampires.
Génial. Ils m’emmenaient dans un endroit empli de créatures qui ne
désiraient qu’une chose : me siroter comme un milk shake.
Chapitre 12

Je peux pas, j’ai barbecue

Nous roulions depuis dix minutes. Et puisque l’obscurité m’empêchait


d’admirer le paysage, je regardais des vidéos de chatons sur YouTube tout
le trajet. Frank finit par ralentir tandis que nous pénétrions dans la ville de
Nailsea, et se gara alors quelques minutes plus tard.
Je sortis de la voiture, étonnée. Mon imagination débordante s’était
attendue à rejoindre un hangar, ou quelque chose de plus glauque que cette
ruelle pavillonnaire. Des lampadaires éclairaient l’allée fleurie et des
maisons typiquement anglaises aux façades blanches et toitures marron
s’alignaient à la chaîne. C’était plutôt chic pour un repaire de vampires.
— Vous venez boire le thé ici, c’est ça ? me moquai-je.
Les deux hommes m’ignorèrent et marchèrent en direction de la maison
la plus proche. Une fois sur le seuil, Kiljan posa ses iris obscurs sur moi.
— Évite de dire des bêtises. Tu risquerais de te faire mordre.
Moi ? Me taire ? Impossible. Même ma génitrice avait lâché l’affaire
après vingt-cinq années d’essais infructueux.
— Je suis persuadée d’avoir mauvais goût, de toute façon.
Sans toquer, Kiljan ouvrit la porte et pénétra à l’intérieur. Frank fit de
même. Je restai à l’extérieur, les yeux braqués sur la dizaine de vampires
qui siégeaient sur l’énorme canapé en cuir noir.
Bordel, ça en faisait un paquet.
Quand j’entrai à mon tour dans le salon, tous les regards convergèrent sur
moi. Je fermai la porte et m’adossai au mur d’à côté, la main levée pour les
saluer.
— Merci pour votre présence à tous. Je vous présente Aliénor. Elle sera
un atout majeur pour la guerre.
Je me statufiai.
— Guerre ? Quelle guerre ? Tu ne m’as pas parlé de guerre, protestai-je.
Je devinais qu’il s’agissait de celle dont m’avait parlé Erin en cours, mais
préférais l’entendre de sa bouche. Histoire de ne pas passer pour une nana
accro qui se renseignait sur lui.
— C’est une gamine, cracha un vampire au teint étrangement hâlé.
Plusieurs de ses copains approuvèrent ses propos d’un hochement de tête.
Je le fixai, me demandant dans quel salon il avait bien pu obtenir ce
bronzage.
— Tu t’attendais à une vieille mémé de soixante-dix ans, peut-être ? lui
rétorquai-je alors.
L’air furieux, il bondit hors du canapé et sortit les crocs. Quelle
agressivité ! Monsieur n’aimait pas qu’on lui réponde, comme
apparemment tous les vampires que j’avais croisés ces derniers jours.
— Hún er min3, grogna Kiljan d’une voix grave que je ne lui avais
jamais entendue.
Même si je ne parlais pas un mot d’islandais, son accent me fit presque
ronronner de plaisir.
Le vampire agressif se rassit et détourna le regard, bougon.
— Nous ne gagnerons pas sans elle. Le royaume de Roumanie a
l’avantage du nombre.
Je levai la main, penaude.
— Sans vouloir vous déranger, quelqu’un pourrait m’expliquer la
situation ? Quitte à être forcée, j’aimerais au moins savoir ce qui se passe.
— Les vampires de Roumanie ont déclaré la guerre à notre royaume,
m’informa Kiljan. Ils viennent par groupes et essaient d’éliminer les
personnes importantes à nos yeux. Depuis quelques semaines, ils s’en
prennent directement à la royauté. Mon frère, ma sœur et moi sommes
visés.
Tiens, tiens… J’avais donc un beau-frère et une belle-sœur. C’était bon à
savoir.
— Et vous avez besoin de mes flammes pour les neutraliser ? devinai-je.
Une des deux femmes présentes, à la chevelure plus blanche que la neige,
braqua ses prunelles à la couleur de l’acier sur moi.
— Le feu est notre faiblesse. Si tu es aussi incroyable que le dit notre
maître, tu pourrais en anéantir une centaine d’un coup.
« Incroyable » ? Kiljan avait dit ça ? Je le fixai, un grand sourire aux
lèvres.
— Alors comme ça je suis incroyable ?
Il foudroya sa coéquipière du regard, peu ravi que cette information eût
été divulguée.
— Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais… la Confrérie des Sorciers
ne doit pas savoir pour mes pouvoirs. S’ils apprennent qu’une bombasse
rôtit des vampires, je vais me faire zigouiller. Et adieu, votre précieuse aide.
— Je m’en charge, lâcha Kiljan, qui fixait à nouveau ma poitrine.
Je haussai un sourcil et bombai le buste, une grimace satisfaite peinte sur
mon faciès. Plusieurs fois dans la soirée, je l’avais vu lorgner le message
inscrit sur mon tee-shirt : « Je peux pas, j’ai barbecue. ». Il remarqua alors
que je venais de le surprendre me matant et il détourna le regard.
— Je ne remets pas en cause ta force, mon mignon, mais la Confrérie te
mangera tout cru si tu te dresses contre eux.
— Ils ne sont que quatre. Ils ne feront pas le poids face à une centaine de
vampires.
Je ricanai à gorge déployée, sous les œillades courroucées de toutes les
créatures présentes.
— Vous n’avez aucune idée de quoi ces vieux croûtons sont capables.
Ils avaient beau n’être que quatre, leur magie surpassait celle de tous les
sorciers réunis. Silver Ivano, le plus puissant, contrôlait la foudre avec une
telle facilité que c’en était terrorisant. Aiko Sasaki, le plus sage, pouvait
anéantir une ville entière avec ses poisons. Isidore Southeil, le plus cruel,
maîtrisait des techniques de torture à en faire pâlir Jigsaw. Et, enfin, Melian
Bëor, le plus vieux, foulait notre planète depuis si longtemps qu’il la
soumettait à sa volonté.
D’ailleurs, la seule raison pour laquelle ce vieillard de Melian n’était pas
encore au courant pour mon anomalie provenait de son âge bien trop
avancé. Voilà des années qu’il avait perdu la tête et restait cloîtré dans le
repaire des sorciers où les quatre maîtres résidaient, à Vancouver au
Canada. Ce type végétait plus qu’il ne dirigeait, mais gardait néanmoins son
titre grâce à son statut du plus ancien. Surtout, je savais que les trois autres
le craignaient. La moindre colère de Melian pouvait littéralement balayer
des centaines de villes de la carte. Valait donc mieux éviter de le contrarier
et le laisser tranquille dans sa folie tant qu’il n’embêtait personne.
Bref. Je n’avais aucune envie qu’ils apprennent pour moi.
— C’est ce qu’on verra, finit par dire Kiljan.
Sa confiance en lui m’agaçait autant qu’elle m’émoustillait.
— Quel est votre plan ?
Frank, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, fit un pas en avant et passa une
main dans ses cheveux courts.
— Nous rendre à la source et les exterminer.
Je balayai la salle du regard et observai chaque vampire à tour de rôle.
Par la barbe de Merlin, ils étaient sérieux.
— C’est une blague ? m’assurai-je.
Un autre du groupe, blond aux yeux clairs, fronça les sourcils à la suite
de ma question.
— Vous préférez qu’on attende de voir nos épouses, frères et sœurs
mourir ? Il est temps de riposter ! vitupéra-t-il.
— Je n’ai surtout, moi, aucune envie de mourir aussi jeune. Je n’ai même
pas passé mon permis ! Et qui va écouter les plaintes de Phoebe à ma place,
hein ?
En réalité, participer à une guerre me terrifiait à m’en donner la nausée.
Je n’étais pas une meurtrière.
Je n’avais aucune envie de tuer des hommes et femmes qui ne m’avaient
rien fait.
Mes nuits continuaient d’être peuplées de cauchemars après les deux
épisodes que j’avais vécus, dans la forêt et devant l’école pour surnaturels.
Je n’étais pas certaine de garder mon âme et mon esprit intacts si je
participais à cette tuerie qu’ils prévoyaient. Même si j’avais dû tuer pour
rester en vie, cela n’enlevait en rien l’atrocité que j’avais commise.
J’allais devoir vivre à tout jamais avec ce poids qui me pesait sur les
épaules et écrasait douloureusement ma poitrine.
Une crise d’angoisse se profilait. Je la sentais au creux de mon estomac,
prête à tracer tout droit jusqu’à mon cerveau pour me parasiter de pensées
néfastes. Pour en avoir vécu plusieurs depuis mon arrivée dans ce lycée, je
commençais à reconnaître quand elles approchaient.
Inspirer. Expirer.
Tu n’as pas le choix, me répétai-je. Pour Seth. Je devais participer à cette
guerre. Pour que Kiljan taise mon secret. Pour que la Confrérie n’apprenne
pas pour ma famille et moi.
Vivre au jour le jour, voilà ce que je devais faire. Je devais continuer à
avancer avec ces craintes, regrets et spectres de mes meurtres, pour aviser
au moment venu.
Je lâchai un long soupir, puis braquai mon regard sur les créatures de la
nuit qui se lançaient des œillades entre elles, partagées entre la confusion et
la colère.
— Ég treysti henni ekki4 affirma alors la femme aux cheveux blancs.
— Ég ekki heldur en við höfum ekkert val5, lui répondit Kiljan.
Top. J’adorais les écouter parler une autre langue. Cela ne me donnait pas
du tout l’air bête et cela ne m’excluait pas pour un sou.
— Moi aussi je peux frimer en parlant une autre langue, hein ! les
coupai-je en français, les bras levés d’exaspération.
Mon intervention linguistique eut l’effet escompté en mettant fin à leur
échange.
— La Roumanie donc, rajoutai-je en soupirant à nouveau.
— La Roumanie, oui, m’assura Kiljan.
De toute façon, peu m’importait le pays où je me trouvais. Ma maison
restait Chicago, ville dans laquelle je n’avais plus le droit de vivre. Même
là-bas, je ne m’étais jamais sentie à ma place. Comment pouvais-je l’être en
cachant continuellement ma vraie nature ? Avoir une boutique, sortir tous
les soirs dans des bars, flirter de temps à autre, c’était distrayant, mais cela
sonnait faux. Ce feu en moi m’empêchait de savourer ces moments passés,
comme si je simulais une vie qui ne devait pas être la mienne.
Les seules personnes qui m’avaient retenue un tant soit peu à Chicago
étaient mon frère et ma meilleure amie. Ils m’aidaient à oublier ce rôle que
je devais jouer en permanence.
Ils m’aidaient à enfouir ces pouvoirs qui n’attendaient qu’une chose : être
libérés.
Ma gorge se serra en pensant à eux.
— Nous ferons une escale en Islande ce week-end et partirons ensuite à
Bucarest, m’informa alors Frank.
Je hochai la tête, rendue muette par l’inquiétude. Vivre au jour le jour.
Vivre au jour le jour. Peut-être qu’une entente entre les deux ennemis
surgirait d’ici là, et que je n’aurais pas à exterminer un peuple tout entier. Je
devais garder espoir, au risque de devenir folle.
Sourire. Blaguer. Rester moi-même.
— Ils vendent des Twizzlers en Roumanie ?
Chapitre 13

Je déteste les enfants. Ils crient, jouent, pleurent.


On dirait moi.

De retour dans ma chambre, je m’allongeai sur le lit et attrapai mon


téléphone. J’avais grand besoin d’appeler Phoebe. Toutes ces péripéties
m’avaient déprimée, au point même de me couper tout appétit. La situation
devenait hors de contrôle. Dans mon malheur, je me sentais chanceuse de
pouvoir parler de tous ces évènements farfelus à une personne autre que
mon jumeau.
Je me souvenais encore du moment où je lui avais avoué ma réelle
nature. Lors d’une soirée, alors que je venais à peine de fêter mes vingt-
deux ans, un type alcoolisé avait tenté de droguer ma meilleure amie pour
l’embarquer avec lui. Ma fureur avait été telle que j’avais dû me mutiler
pour canaliser mon énergie ailleurs et ne pas laisser mes pouvoirs jaillir.
Mais Phoebe n’avait pas loupé la teinte écarlate de mes yeux, et cette
femme détenait la palme d’or de la détermination. Quelques jours plus tard,
j’avais fini par céder en lui racontant ce que j’étais, ce que je pouvais
produire.
J’avais enfreint la loi numéro un des sorciers.
Si mes révélations l’avaient affolée de prime abord, ma meilleure amie
s’était vite accommodée à l’idée que des créatures surnaturelles
cohabitaient secrètement avec les humains. Son obsession pour la série
Vampire Diaries devait aider, présumais-je.
— Comment va mon enseignante préférée ? s’enquit-elle après avoir
décroché.
Sa voix me fit instantanément monter les larmes aux yeux. J’inspirai et
expirai pour les refouler, le regard encore braqué sur cette fissure au
plafond.
— J’ai le moral dans les chaussettes, lui avouai-je.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’empressa-t-elle de me demander,
l’inquiétude vibrant dans son intonation.
— Je crois que je suis en manque de glucides.
Elle pouffa.
— Tu veux que je t’envoie des Twizzlers par courrier ?
— Ça, c’est une bonne idée ! m’exclamai-je. Je me sens beaucoup mieux,
tout d’un coup.
J’aurais dû appeler Seth pour le prévenir de ce qui m’attendait, du risque
que j’allais encourir et des atrocités que j’avais commises, mais je n’avais
aucune envie de le voir tout plaquer pour accourir jusqu’ici. Parce que
c’était exactement ce qu’il ferait : abandonner ses études pour me rejoindre
et m’aider.
— Je vais quitter l’Angleterre pour la Roumanie, lâchai-je alors de but en
blanc.
— Quoi ?
Je lui racontai tout. Ma rencontre avec Kiljan, mon agression, ses
menaces, l’épisode dans la forêt et mon départ imminent pour le royaume
des vampires. Je n’omis pas de lui préciser que tout ceci était contre mon
gré. Elle resta silencieuse, ne sachant sûrement pas quoi me répondre.
— Tu gardes tout ça pour toi, hein ? Je n’ai pas envie que Seth le sache.
Elle se racla la gorge, l’air mal à l’aise.
— Phoebe ?
— C’est que…
J’entendis du bruit derrière elle, comme quelqu’un qui haussait le ton. Je
me redressai sur mon lit.
— Tu as de la visite ? Cachottière ! ris-je face à son malaise.
À l’inverse de ma personne, ma meilleure amie avait du mal à aller plus
loin qu’un simple flirt. Alors savoir qu’un individu se trouvait actuellement
chez elle me ravissait au plus haut point.
— Ali…
D’abord étonnée par son timbre suppliant, je compris son embarras
quand la voix lointaine s’approcha du combiné. Je la reconnus tout de suite.
Sidérée, je sautai hors du lit.
— Merde ! Il a tout entendu, c’est ça ?
Parce que la personne qui se trouvait avec elle n’était autre que mon
adorable jumeau.
— Hum, confirma-t-elle.
— Passe-le-moi.
Je mis de côté mes interrogations sur leur étonnante proximité, préférant
me concentrer sur l’urgence nommée « ton frère est au courant pour ce qu’il
t’arrive ». J’étais dans la mouise.
— Je n’en reviens pas qu’il t’ait menacée ! hurla-t-il. Il va voir, cet
enfoiré ! Je prends le premier vol pour Bristol ce soir !
Voilà. Ce que je redoutais était en train de se produire. Je me pinçai
l’arête du nez, exaspérée.
— Arrête, Seth. Je gère, ne t’inquiète pas.
— Ne pas m’inquiéter ? Ne pas m’inquiéter ! Tu te fous de ma gueule,
Ali ! Tu vas te faire tuer là-bas !
— Tu ne pourras rien faire face à une horde de vampires, je te signale.
— Je m’en carre le fion ! Je ne peux pas te laisser y aller seule.
— Tu vas empirer mon cas si tu débarques pour le menacer, soupirai-je.
Le silence me répondit. J’attendis plusieurs secondes, au bord de la crise
de nerfs.
— Allô ? m’énervai-je.
— Il est parti, m’informa Phoebe, penaude.
Mince… Dans quelle galère m’étais-je encore fourrée ? Je n’allais jamais
pouvoir gérer Kiljan, les vampires et mon frère en même temps !
— Je vais mourir, me lamentai-je.
— Laisse-lui le temps de digérer tout ça… C’est dur pour lui, tu sais. Il
culpabilise beaucoup et pense que c’est de sa faute si tu as hérité des
pouvoirs à sa place. À cause de ça, tu as été envoyée à l’autre bout du
monde, vos parents te méprisent, et maintenant tu risques ta vie. C’est
normal qu’il veuille venir t’aider… Je vais essayer de lui parler.
J’arquai un sourcil. L’urgence ayant été gérée avec brio, je pouvais à
présent me concentrer sur le deuxième problème.
— Tu couches avec mon frère ?
Ma meilleure amie s’étouffa, surprise par ma question.
— Que… Quoi ?
— Phoebe ! C’est dégoûtant ! Coucher avec mon jumeau, c’est comme
coucher avec moi !
— N’importe quoi ! s’insurgea-t-elle. Ça s’est fait comme ça, on n’avait
pas prévu que… Je suis désolée.
J’imitai le bruit du vomissement, assise sur le parquet luisant de la
chambre.
— Tu as intérêt à m’envoyer dix boîtes de Twizzlers pour te faire
pardonner.
Sans lui laisser le temps de répondre, je raccrochai.
Phoebe et Seth… J’allais vraiment vomir.

Le lendemain, je débarquai dans la salle rose avec des cernes jusqu’aux


orteils. J’avais bien tenté de me faire passer pour malade, mais mon oncle
était venu me chercher à même mon lit pour me traîner de force jusqu’en
classe. Cette histoire avec Seth m’avait sérieusement affectée.
— Faites comme si je n’existais pas, dis-je aux élèves en m’affalant sur
ma chaise.
J’enfilai mes énormes lunettes de soleil sur le nez et fermai les yeux.
S’ils restaient silencieux, peut-être pourrais-je…
— Et le cours, alors ? On ne s’est pas levés à sept heures pour rien, se
plaignit Marley.
Je baissai légèrement la tête pour l’entrevoir par-delà mes verres teintés.
— Moi aussi j’ai dû me lever à sept heures, je te signale.
— Oui, mais, vous, c’est normal. Vous êtes prof.
Je soupirai. On ne pouvait jamais être tranquille dans ce bahut !
— OK. Vous avez une heure pour me faire une dissertation sur le règne
de Napoléon II.
Tous les quatre me fixèrent, bouche bée.
— Tu fais chier, Marley ! cracha Eddy, son pote.
— Oui, merci pour ton intervention, renchérit Erin.
Je fus surprise d’entendre la jolie rousse protester contre l’un de ses
tortionnaires. Un sourire fier naquit sur mes lèvres.
— Si je vous entends encore discuter, ça sera un zéro pointé, ajoutai-je.
Aucun d’eux n’osa me répondre. Satisfaite, je posai mes pieds chaussés
des Dr. Martens sur le bureau et fermai à nouveau les yeux. Voilà qui était
mieux.
Un bruit sourd me sortit alors de mon sommeil. Surprise, je sursautai et
me redressai vivement sur mon siège. Kiljan se tenait debout à côté de moi,
les sourcils froncés.
— Stéphan aimerait te voir dans son bureau. Maintenant.
— Quelle heure est-il ? bredouillai-je, dans les vapes.
Le vampire lança un bref coup d’œil à l’horloge au-dessus du tableau.
— Midi.
Le cours était terminé depuis trois heures !
— Si c’est parce que j’ai dormi en classe, je peux tout expliquer ! Le
marchand de sable n’est pas passé hier soir et je…
— Je m’en moque. Va le voir.
Sur cette belle impolitesse, mon futur mari tourna les talons et sortit de la
salle.
L’urgence dans sa voix me motiva à me dépêcher. Sans attendre, je
rejoignis le rez-de-chaussée et traçai jusqu’au bureau de mon oncle. Celui-
ci m’intima d’entrer après que j’eus toqué.
Je reconnus alors de suite la personne qui lui tenait compagnie. Une
tignasse rousse se tenait dos à moi, facilement identifiable. Seth.
Chapitre 14

Je suis petite, du coup tu peux me rouler dessus quand tu


veux.

Il l’avait fait. Cet imbécile était venu jusqu’en Angleterre.


En toute honnêteté, son arrivée ne me surprenait pas tant que cela. Non.
J’étais uniquement étonnée par la rapidité avec laquelle il avait traversé le
globe. Mais s’il avait attrapé le dernier vol à Chicago pour voyager de nuit,
et en prenant en compte le décalage horaire, cela semblait parfaitement
faisable. Il fallait juste avoir une case en moins pour tout quitter de la sorte
et se rendre à l’autre bout de la planète. Seth ne pouvait pas se permettre
d’abandonner sa vie aux États-Unis. Il avait un avenir, lui.
Je restai dans l’encadrement de la porte et me raclai la gorge pour attirer
leur attention. Les regards de Stéphan et Seth bifurquèrent dans ma
direction. J’y lus du soulagement dans celui de mon frère, et une légère
contrariété dans celui de mon oncle.
— C’est une réunion de famille ? pestai-je.
Mon jumeau se moqua de mon air revêche et courut jusqu’à moi pour me
serrer dans ses bras. La tension accumulée sur mes minces épaules
s’évapora alors comme par magie, et toute la colère que j’avais pu ressentir
en le découvrant ici se transforma en un immense apaisement. Son odeur
avait toujours eu la faculté de me calmer instantanément. Ce doux parfum
d’épices et de lavande me rappelait la maison.
— Je suis tellement content de te voir.
— Ça ne fait même pas une semaine, rechignai-je.
Il ignora ma moue boudeuse et posa une main sur ma tête pour ébouriffer
mes cheveux. Je reculai d’un pas et tentai vainement de me recoiffer.
— Comme je te l’ai dit, Seth, je suis très content de te revoir après toutes
ces années, mais nous n’avons plus aucune chambre de libre, l’informa
notre oncle.
— Ce n’est pas un souci. J’irai à l’hôtel le plus proche.
— Comme tu voudras. Profite bien de tes vacances, dans ce cas.
Après avoir été gentiment congédiés, mon frère et moi sortîmes du
bureau. J’attendis d’être dehors et d’avoir allumé ma cigarette pour lui
donner un coup de poing à l’épaule. Celui-ci siffla de douleur et massa son
muscle endolori.
— Tu es complètement cinglé ! lâchai-je.
— Moi aussi, je suis content de te revoir.
— Non, pas de ça entre nous. Tu n’avais pas le droit de débarquer, ici ! Je
n’ai pas envie que tu te mêles de cette histoire, Seth. Je te jure que s’il
t’arrive quelque chose, je viendrai te chercher d’entre les morts pour te re-
tuer à nouveau !
— À quoi t’attendais-tu au juste ? J’apprends que ma sœur est forcée
d’aider des suceurs de sang pour une guerre qui ne la concerne pas et je suis
censé rester dans mon appart à Chicago ?
J’amenai mes mains sur les hanches, la tête levée pour pouvoir le
regarder dans les yeux.
— C’est vrai que tu vas m’être très utile dans cette guerre, toi l’humain
sans pouvoir.
L’expression peinée sur son visage me fit instantanément regretter mes
paroles. Les excuses refusèrent néanmoins de sortir de ma bouche sous
l’énervement.
— Qu’as-tu dit à Stéphan ? m’enquis-je pour changer de sujet.
— Que j’ai pris des vacances pour venir te voir, ce qui n’est pas faux.
— Et combien de temps comptes-tu rester ?
— Tu me vires déjà ?
Je détestais quand il jouait celui qui ne comprenait rien. Les sourcils
froncés, j’appuyai mon index contre son torse dans un geste menaçant.
— Tiens-toi à carreau, le prévins-je. Tu n’as pas intérêt à me refaire le
même coup qu’au lycée.
Je tenais beaucoup à ma réputation de psychopathe du bahut. Et Seth,
avec son charme inné, allait encore me faire passer pour la fille au final
sympathique, qu’il fallait obligatoirement apprécier pour atteindre son frère.
Il en était hors de question ! À l’école, j’avais mis des mois à me
débarrasser de cette étiquette « jumelle de l’apollon ».
— Tu me connais, répondit-il en m’adressant un clin d’œil mutin.
— Tu nous présentes ? minauda une voix dans mon dos.
Mon corps, ce traître, frissonna à l’entente de ce timbre rauque. Seth le
remarqua et nous examina à tour de rôle, Kiljan et moi. Je vis alors dans ses
yeux verts ce voile sombre apparaître, celui qui masquait l’éclat de ses
prunelles chaque fois qu’il s’énervait. Tout cela ne sentait pas bon du tout…
Mais en attendant, je fis mine de rien.
Je désignai le vampire du pouce par-delà mon épaule.
— Seth, je te présente l’insupportable prof d’histoire surnaturelle. Kiljan,
voici mon frère jumeau.
Les sourcils roux de mon frangin se froncèrent. OK. Il détestait ce type.
— Enchanté, roucoula Kiljan, d’une voix que je ne reconnus pas.
Je fis les gros yeux, étonnée. Quelle mouche l’avait donc piqué pour
parler de cette façon mielleuse ? Bordel ! Lui aussi avait succombé au
charme de Seth ? Cela commençait déjà ! Il me volait mon mari !
Avant même d’avoir eu le temps de battre des cils, mon frère combla les
mètres qui le séparaient du vampire et lui envoya son poing en pleine
tronche. Le bruit du coup se répercuta autour de nous. Je me figeai, bouche
bée, et me tournai pour observer l’expression froide qui se dessinait sur le
visage de Kiljan. Bordel, ça allait chauffer.
— Viens, on s’en va ! Je vais te faire visiter Poudlard ! À plus, Kiljan !
Seth était complètement inconscient de se mesurer à un vampire, surtout
celui-ci. Avant que mon futur mari ne fasse qu’une bouchée de lui, j’attrapai
la main de mon jumeau suicidaire et l’entraînai de force à l’intérieur du
château.
Kiljan nous regarda partir sans bouger d’un iota, le corps si tendu qu’il
lui donnait un air de statue de glace.
— Je n’en reviens pas que tu l’aies cogné, lâchai-je alors que nous
montions au troisième étage.
— Je n’en reviens pas que tu craques pour ce type.
Je me figeai devant la porte de ma chambre, la main posée sur la poignée.
— Il est carrément canon !
— Dans le genre pâle comme la mort, ouais, si on veut, persifla-t-il.
— C’est sûr qu’il n’est pas aussi bronzé que le petit cul de Phoebe.
Son teint perdit trois teintes. Ah !
— On avait dit pas les meilleurs amis, Seth. Tu me le paieras.
Penaud, il n’ajouta rien tandis que nous pénétrions dans mon humble
demeure. Il balaya alors la pièce du regard, passant par les tee-shirts sales
étalés au sol à la boîte de tampons qui traînait sur le bureau.
Bon. Monsieur avait traversé le globe pour me prêter main-forte, non ?
Monsieur allait donc devoir se rendre utile. Et puisqu’il m’arrivait d’avoir
des éclairs de génie de temps à autre, je comptais bien lui dévoiler le plan
que je venais tout juste d’élaborer.
— Je pars dans deux jours pour l’Islande, lui rappelai-je.
— Je sais.
— Et après, je m’en vais en Roumanie.
— Je sais, oui.
— Ils veulent que j’utilise mes pouvoirs pour neutraliser des centaines de
vampires. Je ne m’en sens pas capable, Seth. Je ne sais même pas les
contrôler !
— Tu n’es pas obligée de faire ce qu’il te demande.
— Il va dévoiler mon identité au monde entier si je ne viens pas avec lui.
Une lueur sombre brilla dans son regard.
— La Confrérie… devina-t-il.
— C’est ça.
Il soupira longuement, tout aussi dépassé par cette situation que moi.
— Tu n’es pas une meurtrière, et je refuse que tu en deviennes une. Tu as
déjà trop de sang sur les mains depuis ton arrivée ici. Laisse-le révéler ton
secret. Peut-être que les quatre mages ne te feront rien. Nous n’en savons
rien.
— Si, nous savons que Silver Ivano est complètement timbré et qu’il
n’hésitera pas à exterminer tous les Nokwell juste parce que nous avons osé
leur dissimuler cette information. Je ne veux pas que tu souffres par ma
faute. J’irai là-bas.
— Alors je viens avec toi, renchérit-il. Tu n’arrives pas à maîtriser ta
magie, comme cette fois avec l’immeuble incendié. Tu vas devoir
t’entraîner si tu ne veux pas en perdre le contrôle.
Je passai une main sur mon visage, soudainement empreinte d’une
grande lassitude.
— Et comment va-t-on faire si la Confrérie entend parler d’une femme
qui utilise le pouvoir des flammes pour aider des vampires ? lui demandai-
je, perdue.
— Raison de plus pour me faire venir avec toi. Ils penseront que c’est
moi. Nous n’avons pas le droit de dévoiler notre monde aux humains, mais
rien ne nous interdit d’aider des créatures surnaturelles.
Il n’avait pas tort, mais le risque restait tout de même trop important.
Personne ne pouvait vraiment anticiper les réactions de la Confrérie. Et ni
Seth ni moi ne connaissions l’intégralité des lois des sorciers.
— Il faudra se renseigner là-dessus, continua Seth, comme s’il avait suivi
le cheminement de mes pensées.
— Tu peux te renseigner auprès de l’héritier des Walsh, il est professeur
ici. Si c’est moi qui lui demande, il pourrait trouver ça suspect.
Mon frère acquiesça, scellant notre accord. Il venait avec moi en Islande.
Je mis sous silence mon idée de plan B si la Confrérie tentait malgré tout
de s’en prendre à Seth. Je savais d’ores et déjà que cela ne lui plairait pas du
tout.
Chapitre 15

Vous pensez qu’ils ont des bonbons en enfer ?

Finalement, Seth n’alla pas à l’hôtel et dormit dans ma chambre, par terre,
sur un matelas de fortune composé de plusieurs de mes gros pulls. La
proximité de mon jumeau ne m’aida pas à me reposer, bien au contraire. Je
cogitai toute la nuit sur ce qui nous attendait, la possibilité qu’il soit blessé
par ma faute ou pire encore. À plusieurs reprises, j’eus envie de me rendre
aux toilettes pour vomir.
Lorsque le réveil sonna, j’avais déjà cinq minutes de retard pour le cours
de français. Pourquoi Stéphan m’avait-il programmé quasi toutes les classes
le matin ? C’était de la torture !
Je laissai donc mon frère dans les bras de Morphée et me préparai en
quatrième vitesse pour ne pas aggraver mon cas. Sans grand étonnement,
mes quatre élèves se trouvaient déjà dans la salle. J’étais de mauvais poil,
affamée et en manque de nicotine.
— Salut, les mioches, lâchai-je en m’affalant sur la chaise.
— Comment pouvez-vous être en retard alors qu’il est déjà dix heures ?
Vous ne dormez pas la nuit ou quoi ? cracha Marley.
Je lui balançai ma dernière craie au visage. Tant pis, ils allaient devoir se
passer de mes belles œuvres d’art dessinées au tableau.
— Vous lui parlez aussi, de cette façon, à monsieur Arnarsson ? Peut-être
que vous devriez retourner dans son cours.
Les garçons devinrent livides. C’était bien ce que je pensais.
— À ce qu’il paraît, votre frère jumeau vous a rejoint, murmura Erin
d’une petite voix.
Je braquai mes yeux verts sur elle, un sourcil haussé et les bras croisés
contre ma poitrine. Comment pouvaient-ils déjà être au courant ? Il avait
débarqué hier !
— Hum, acquiesçai-je.
— J’ai entendu des filles dire qu’il est vraiment canon.
Oh, bordel ! Cela commençait !
— Mouais, tu parles. Je ne vois pas ce qu’elles peuvent trouver à un
roux, pesta Eddy.
Lentement, je me levai de mon siège et me dirigeai vers le garou. Je me
penchai alors vers lui pour être à sa hauteur et plongeai mes prunelles dans
les siennes. Ses joues virèrent au rouge cramoisi.
— Tu as un souci contre les roux ? Tu peux me le dire, ça ne me vexera
pas.
Mal à l’aise, le brun évita soigneusement de nous regarder, mon décolleté
et moi.
— Évite de draguer les élèves, me sermonna un homme au magnifique
timbre grave.
Je me redressai, amusée, et pivotai dans un mouvement gracieux vers le
nouvel arrivant qui me fixait d’un air sévère depuis l’encadrement de la
porte. Les élèves n’osèrent piper mot en la présence du vampire.
— Kiljan ! Tu m’avais manqué !
— Il faut qu’on parle.
Et sans une parole de plus, l’apollon quitta la salle.
— Le cours est terminé ! gazouillai-je, prête à sautiller aux trousses du
vampire.
— Mais on a rien… commença à râler Eddy.
— Non ! Tais-toi ! le coupa Erin, énervée.
Bien. La dissertation leur avait servi de leçon.
Quand je sortis de la pièce, le beau brun m’attendait au bout du couloir
près des escaliers. Je le rejoignis en quelques enjambées et descendis
jusqu’au rez-de-chaussée en sa compagnie.
— On joue au roi du silence, c’est ça ? devinai-je alors que nous
empruntions les portes d’entrée.
— Ça ne faisait pas partie du plan, lâcha-t-il une fois dehors.
À la vue de ses sourcils froncés et de ses iris plus sombres qu’à la
normale, monsieur le vampire ne devait pas être très content. Ça ne
changeait pas vraiment d’habituellement, cela dit.
— Que ta future épouse soit aussi belle ? Oui, je sais, moi non plus, je
n’avais pas prévu de naître aussi jolie.
— Quoi ? C’est de ton frère dont je parle !
— Oui, mon frère est plutôt canon lui aussi. Mais je ne te savais pas de
ce côté-ci de la force. Il aurait fallu me le dire avant que je devienne folle
amoureuse de toi.
Son visage n’exprimait rien d’autre que de l’ahurissement, avec ses yeux
exorbités. Ou bien peut-être était-il en train de faire une syncope ? Devais-
je aller chercher l’autre timbrée d’infirmière ? Non, je préférais le laisser
crever la bouche ouverte plutôt que de croiser à nouveau le chemin de cette
cinglée.
— Bref, passons. Moi non plus, je ne voulais pas que mon frère
débarque, je te signale. Je n’avais pas non plus prévu qu’il se tape ma
meilleure amie, mais la vie est pleine de surprises, n’est-ce pas ?
— Il ne viendra pas avec nous.
— Bien sûr que si.
— Pourquoi ? Tu mettrais la vie de ton frère en jeu uniquement par
manque d’affection ?
— Primo, Seth est assez grand pour décider de ce qu’il veut faire de sa
vie ou non. Secundo, je ne suis pas en manque d’affection… ou peut-être un
peu, mais ça ne change rien à sa décision.
— Nous n’avons pas besoin qu’un humain se mêle de cette histoire,
insista-t-il.
— Tu es pourtant bien content qu’une humaine t’aide, non ? C’est
uniquement parce qu’il n’a aucun pouvoir que tu ne veux pas qu’il vienne.
Lui et moi, on est un package. C’est nous deux ou rien.
— Tu es aussi humaine que moi, pouffa-t-il d’un air mauvais.
Contrariée, je fronçai les sourcils.
— Qui est la créature morte ici ? Pas moi !
Avec un sourire à me foudroyer sur place, le vampire se rapprocha
dangereusement vers moi et amena son visage à quelques centimètres à
peine du mien. Je retins ma respiration, les yeux écarquillés de surprise. Son
odeur musquée s’infiltra dans mes narines et m’envoya une décharge
électrique des orteils jusqu’aux cheveux. D’aussi près, je pouvais
apercevoir sa peau dépourvue de la moindre imperfection, ses lèvres roses
ourlées dans une grimace suffisante, et les petites taches ambrées dans ses
prunelles ensorcelantes. Par la barbe de Merlin…
— Je t’assure qu’il n’y a rien de mort chez moi.
Par la barbe de…
— Reçu cinq sur cinq, balbutiai-je.
Et comme s’il ne venait pas de créer une éruption en moi, Kiljan recula et
retourna dans le château. Je restai bêtement statufiée, le cœur en émoi.
Il me fallut bien deux minutes pour calmer mon palpitant et me remettre
de mes émotions. J’en étais à présent certaine : aucun homme à part lui ne
m’avait fait cet effet. Mon corps réagissait à sa proximité comme une
midinette face à son idole, comme des glandes salivaires face à du chocolat.
Le mode pilote automatique s’activait à chaque fois qu’il s’approchait de
ma personne. Et cela me plaisait un peu trop.
Perturbée, je rebroussai mon chemin jusqu’au hall. Et tandis que mon
cerveau divaguait en rêvant de mariage, mon estomac, lui, prit le contrôle
de mes pas et me conduisit jusqu’au réfectoire. Quand j’arrivais devant
l’entrée, un groupe de cinq filles barrait le passage. Elles piaillaient comme
des pies sous crack.
Je voulus jouer des coudes pour réussir à pénétrer dans la cafétéria, mais
fus freinée par l’une des étudiantes qui m’attrapa le bras. Je me figeai.
— C’est toi, la sœur de Seth ? s’enquit-elle, les yeux remplis d’espoir.
Je fronçai les sourcils et me dégageai de sa prise. Voilà pourquoi elles se
comportaient comme des hystériques : mon frère déjeunait seul à une table
et suscitait l’excitation chez ces demoiselles.
— Il est fiancé à un homme et il a la lèpre. Pas de quoi ! Bonne journée !
Sous les regards écœurés des filles, je me dandinai gaiement jusqu’à mon
frère. L’expression ravie sur mon visage le fit tiquer.
— Qu’as-tu fait encore comme bêtise ?
Mince. Il me connaissait trop bien.
Sans me départir de mon sourire, je m’installai à sa table et lui piquai une
des trois gaufres posées sur son assiette.
— Je me suis débarrassée de morpions.
— Tu… Quoi ? Non, laisse tomber, je ne veux pas savoir finalement.
Je pouffai, ravie d’avoir mon jumeau à mes côtés.
Chapitre 16

Je parle très bien trois langues :


l’anglais, le français et le roulage de pelle.

Nous devions partir pour l’Islande le lendemain, et, puisque je n’avais plus
cours de la journée, je décidais de profiter de mon dernier temps libre en
Angleterre pour rendre une petite visite de courtoisie à mon très cher oncle.
Je n’avais aucune idée de ce que tramait Seth, mais je le connaissais assez
pour savoir qu’il ne craignait rien sans sa très chère et magnifique sœur à
ses côtés. Il s’adaptait partout où il allait, y compris dans un lycée rempli de
bêtes à grosses fourrures et de sirènes ensorcelantes.
Face à la porte du dirlo, je toquai à trois reprises et attendis son aval pour
pénétrer à l’intérieur. Le frère du grand mage Nokwell étudiait un tas de
paperasses étalé devant lui. Il m’adressa un petit sourire en m’apercevant
qui n’atteignit pas ses yeux, assombris par les énormes cernes violets qui lui
donnaient une mine atrocement fatiguée.
— Tu viens me prévenir de ton départ, n’est-ce pas ?
Je me rendis jusqu’à son bureau et je m’affalai sur l’une des deux chaises
en bois dans un soupir théâtral.
— C’est Seth qui t’a prévenu ?
— Non, Kiljan. Il m’a dit que la présence de ton frère et toi était requise
en Islande. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire.
Je n’en fus pas surprise. Stéphan avait beau être le directeur d’une école
pour surnaturels, il restait tout de même un humain. Le beau gosse revêche,
lui, était le prince d’un royaume de vampires. Il ne pouvait pas faire grand-
chose face à lui.
Surtout, je me doutais que Kiljan ne lui avait pas donné la vraie raison de
notre départ. Il devait taire mon secret, puisque j’avais accepté de l’aider.
Mon oncle ne pouvait donc pas savoir que les Islandais avaient besoin de
moi pour calciner leurs ennemis.
— Je suis venue te dire au revoir, et te remercier.
Stéphan haussa un sourcil, l’air curieux.
— Me remercier ? Pour quoi ?
— Ton accueil. Je ne sais pas ce que t’ont dit papa et maman pour
justifier ma présence ici, mais je te suis reconnaissante de m’avoir reçue
comme une vraie professeure. J’y ai cru pendant quelques jours.
— Tu es une enseignante à chier. Nous avons dû passer une grosse
commande de craies à cause de toi.
Je pouffai, amusée par sa vulgarité. Il me rappelait mon frère.
— Je me suis bien amusée en tout cas.
— Tu m’en vois ravi. Je sais que la vie ne doit pas être facile pour toi,
Aliénor. Vivre dans l’ombre de Samuel Nokwell n’a pas été de tout repos
pour moi, alors je ne veux même pas imaginer, ce que cela fait d’être sa
fille.
— C’est aussi agréable que de se baigner dans une cuve d’acide.
Mon oncle rit à son tour. Voilà une chose qui nous rapprochait : le
calvaire que mon foutu père nous faisait vivre. Il avait été assez gentil, fut
un temps – si on considérait un ours enragé comme gentil. Mais tout ceci
avait pris fin ce fameux jour où j’avais hérité des flammes de notre lignée.
— Tu seras toujours la bienvenue, ici, après ton petit voyage chez les
vampires.
J’opinai d’un hochement de tête. Même si Phoebe me manquait
cruellement, je ne me voyais pas revenir à Chicago de suite. Vivre aux
États-Unis signifiait aussi vivre près de la Confrérie. Et plus loin je me
trouvais d’eux, mieux je me sentais. Bouquet Coquet, ma boutique allait
devoir attendre encore un peu avant de me revoir.
— C’était prévu. J’ai encore une tonne d’idées diaboliques en réserve
pour martyriser ces trois garous.
Cette fois-ci, le sourire de mon oncle se fit beaucoup plus large et
sincère. Je n’avais aucune idée de ce qui l’épuisait autant. Pourtant, son
visage ne mentait pas. En une semaine, il semblait avoir vieilli d’au moins
cinq ans. Quelles inquiétudes avait-il pour être aussi fatigué ? Une maladie,
peut-être ?
— Ça peut te paraître dingue, mais ils t’apprécient beaucoup, ajouta-t-il.
— Sérieux ? Les craies ont fini par abîmer leur cervelle ?
— Tu ne dois pas t’en rendre compte, Aliénor, mais tu es une personne
très attachante, malgré ta grande capacité à tous nous rendre fous.
Je m’affalai un peu plus contre le dossier de la chaise, une expression
satisfaite peinte sur mon faciès.
— Je savais bien que mon humour finirait par me servir.
Stéphan secoua la tête, dans un geste faussement exaspéré. Son petit
sourire en coin le trahissait.
Heureuse d’avoir pu lui dire au revoir, je bondis sur mes deux pieds et
tournai les talons pour me rendre jusqu’à la porte. Avant de sortir du
bureau, j’adressai un clin d’œil complice au pauvre homme qui avait
préféré fuir plutôt que de rester près de sa famille et m’en allai.

L’heure du départ venait enfin de sonner. Après une semaine passée en


Angleterre, nous devions déjà rejoindre l’Islande. Non pas que ma vie
comme prof allait spécialement me manquer, mais les évènements à venir
m’apeuraient beaucoup trop. Surtout, je savais que les prochains jours
n’allaient pas être de tout repos. Et j’étais quelqu’un qui avait grand besoin
de calme, d’une routine et de onze heures de sommeil par nuit. J’avais vécu
plus de péripéties en sept jours dans ce lycée qu’en vingt-cinq ans à
Chicago. C’était épuisant.
La veille, mon frère et moi avions croisé Kiljan dans les couloirs en fin
de journée. Celui-ci nous avait demandé d’être dans le hall à quatre heures
du matin le lendemain. Quatre heures ! Cet abruti voulait me tuer avant
même que je ne participe à sa petite querelle entre suceurs de sang.
Seth dut donc me secouer pour me sortir du monde des rêves. Je me
réveillai de mauvaise humeur, agacée par la vue de la lune par-delà la
fenêtre. N’ayant aucune envie de me foutre de l’eau sur le visage à cette
heure si matinale, je quittai la chambre encore en pyjama, décoiffée et la
valise remplie de fringues en boules. Mon frère, lui, semblait bien plus en
forme que moi. Il irradiait d’énergie. Cette injustice m’énerva davantage.
Alors quand je découvris Sofia aux côtés du vampire dans le hall, ce fut
la goutte de trop.
— On part en colonie de vacances ? grondai-je.
— Bonjour à toi aussi, répliqua Kiljan, se moquant royalement de mes
états d’âme.
— Je ne viens pas, se justifia la garou. Monsieur Nokwell m’a juste
demandé de refermer la porte derrière vous. J’adore ton pyjama Winnie
l’ourson, soit dit en passant.
Je posai vaguement les yeux sur ma tenue jaune poussin, puis sur le
fameux ours représenté avec un joint dans la bouche.
— Notre oncle est au courant ? s’étonna Seth.
— Je lui ai simplement dit que les Nokwell étaient attendus au royaume
d’Islande.
Au regard qu’il lança à Sofia, je compris qu’elle n’était pas au courant de
la vraie raison de notre départ. Heureusement, je n’avais fait aucune bourde
!
Nous saluâmes donc la louve et quittâmes le château. Avant de monter
dans la voiture de Frank garée dans le stationnement des professeurs, je
jetai un dernier coup d’œil en arrière et fus envahie d’une once de nostalgie.
En peu de temps, j’avais appris à apprécier cet endroit, même les élèves.
J’espérais sincèrement revenir ici un jour. Si je ne rends pas l’âme en
Roumanie, me souffla ma conscience.
En route vers l’aéroport de Bristol, je posai ma tête contre la vitre et
braquai mon regard sur le paysage nocturne.
— Aurais-tu enfin compris le sens du mot « silence » ? me demanda
Kiljan.
Je notai la légère inquiétude dans sa voix, mais préférai l’ignorer. Mon
humeur exécrable avait la faculté de m’amuïr.
— Fous-lui la paix, cracha Seth en retour.
Le vampire toisa mon frère depuis le rétroviseur intérieur.
— Je n’ai pas posé la question à son chien de garde, me semble-t-il.
— Je t’interdis de t’inquiéter pour elle. Tu es celui qui la rend dans cet
état en la forçant à participer à votre guerre.
Kiljan s’esclaffa d’un rire sans joie.
— Loin de moi l’envie de m’inquiéter pour elle. Et même si ça avait été
le cas, ça ne te regarde pas.
— Qu’on soit bien clair, le suceur de sang, si ma sœur est blessée par ta
faute, je t’enfoncerai un pieu dans le cœur.
La tension qui planait dans cette voiture me donnait mal au crâne. Je
soupirai longuement, un peu plus avachie sur la banquette arrière.
— Encore faut-il que tu sois encore en vie pour réussir à m’atteindre,
rétorqua Kiljan.
— C’est une menace ?
— Évidemment.
— Fermez-la, vous deux ! craquai-je.
— Je n’arrive vraiment pas à comprendre comment tu peux apprécier ce
type, grommela mon frère d’un air exaspéré.
Le vampire arrêta de nous observer et tourna son visage vers la vitre.
— Je ne l’apprécie pas.
— Tu as de la bave qui coule sur ton menton chaque fois que tu le
regardes.
— Apprécier une personne et avoir envie de passer sous ses crocs dans
un moment torride sont deux choses totalement différentes.
Frank s’étouffa avec sa salive, choqué par mes propos. De son côté,
Kiljan fit comme s’il n’avait rien entendu. Ses épaules rigides le
trahissaient, cela dit.
Seth, lui, ne répliqua pas. J’avais gagné.
Heureusement, le reste du trajet se passa en silence. Ce furent les vingt
plus longues minutes de mon existence. L’air chargé d’électricité tendait
mes muscles à m’en faire une tendinite. Quand nous arrivâmes enfin, je me
jetai presque hors de l’automobile et m’étirai les bras dressés vers le ciel.
Les garçons sortirent à leur tour, leur visage tiré sur une expression froide.
Super. Le voyage allait être une vraie partie de plaisir.
Les vampires ayant leur propre jet, nous évitâmes la torture de
l’enregistrement des bagages et l’attente interminable sur une banquette
aussi dure que du parpaing. Le vol devait durer trois heures, selon Frank.
C’était beaucoup moins long que le Chicago-Londres.
La découverte de cette nouvelle ne parvint pas à améliorer mon état, cela
dit. J’étais toujours d’une humeur de chien. Le soleil n’avait pas encore
pointé le bout de son nez, mon paquet de clopes était vide et mon ventre
criait famine. Quand nous montâmes dans le petit avion, deux vampires
nous accueillirent. Je reconnus tout de suite la femme aux cheveux plus
blancs que la neige et le Dracula bronzé que j’avais rencontrés lors de la
petite réunion secrète.
— Maître, lâchèrent-ils simultanément quand ils aperçurent Kiljan.
Tous les deux me jaugèrent alors du regard, en passant de ma tignasse
rousse décoiffée à mon pyjama tape-à-l’œil. La blonde ne put s’empêcher
de rire. Je me renfrognai.
— Et c’est cet énergumène qui est censé nous aider ? pouffa-t-elle en me
désignant du doigt.
Je la fixai quelques secondes, silencieuse, puis traçai jusqu’à l’un des
fauteuils disposés en plein centre de l’habitacle. Son hurlement d’effroi
retentit alors que je m’attachais.
— Elle m’a brûlé les cheveux ! cria-t-elle.
Le vampire à la peau hâlée gloussa en voyant les pointes cramées de sa
coéquipière. Kiljan, qui paraissait plus blasé par la situation qu’autre chose,
les laissa pour venir s’installer sur le siège à côté de moi. Je l’observai
prendre place avec un sourcil arqué, étonnée par son choix d’emplacement.
Mon frère s’en rendit d’ailleurs compte et lâcha un grognement de
désapprobation. Il réussit néanmoins à ne pas l’insulter et alla s’asseoir plus
loin, près de Frank.
— Nous ne resterons pas longtemps en Islande, juste le temps de
peaufiner notre plan d’attaque, me révéla-t-il.
— Hum.
— Si tu pouvais te tenir correctement, ça m’arrangerait.
Je tiquai, mais ne répondis pas. Ma capacité à envoyer paître les gens ne
fonctionnait qu’à partir de huit heures.
— Tu aurais du café ? soupirai-je.
— Non.
— Du thé alors ? Du whisky ? Peu importe, tant que ça se boit.
— J’ai du O négatif, si tu veux.
Par la barbe de Merlin… J’allais vomir.
— Le vol ne sera pas très long, ajouta-t-il.
Je ne sus dire s’il me partageait cette information par pitié pour mon mal-
être flagrant ou par sympathie à mon égard. La première option me semblait
plus probable. Kiljan ne faisait pas dans la gentillesse en temps normal.
J’étais néanmoins persuadée que son tempérament distant et froid cachait
en réalité un homme fougueux et passionné. Mes fantasmes l’espéraient, du
moins.
Une question me vint alors à l’esprit.
— Pourquoi les vampires qui m’ont attaquée étaient-ils affreux alors que
toi et tous tes copains êtes beaux à en tomber par terre ?
Tout en tapotant d’un doigt l’accoudoir du siège, Kiljan croisa
élégamment ses jambes, puis arqua un sourcil.
— Devenir cannibale rend laid.
Canni… Quoi ?
— Ils se sont nourris de vampires ? hoquetai-je, mortifiée.
— C’est une des limites de notre race à ne pas franchir. Nous nourrir du
sang des nôtres nous pourrit de l’intérieur. Certains s’en moquent, parce que
ça nous confère malgré tout une immense force. Mais la finalité reste la
même… Ces monstres finiront par moisir. Ceux que tu as vus étaient déjà à
un stade bien avancé.
— C’est dégoûtant, grimaçai-je. Et horrible. Et immoral.
L’idée de boire du sang humain ne m’enchantait pas déjà de base, mais
cette pratique-ci surpassait la notion même de se sustenter pour survivre. Ils
tuaient non pas pour rester en vie, mais pour devenir plus forts.
— C’est l’une des nombreuses raisons qui nous forcent à attaquer le
royaume de Roumanie.
— En m’obligeant à me joindre à vous. Tes méthodes ne sont pas
meilleures que celles de tes ennemis.
Un grognement de réprobation s’échappa d’entre ses lèvres. Pour autant,
Kiljan ne répondit pas sous l’effet de la colère. Il attendit plusieurs
secondes, avant de lâcher dans un soupir :
— Quand nous serons arrivés, mes domestiques vous aideront à vous
préparer ton frère et toi.
— Se préparer à quoi ?
— À rencontrer mon père, le roi du royaume d’Islande.
Chapitre 17

Kiki le vampire et Lili la sorcière.


Ça sonne bien, non ?

Nous atterrîmes à l’aéroport de Reykjavik sous les coups de onze heures. Et


même si je me sentais un peu plus vivante qu’à notre départ de Bristol, le
manque de nicotine et caféine me minait toujours le moral. Le vol s’était
assez bien déroulé, cela dit, si on omettait les pics récurrents de mon
partenaire de voyage, Kiljan. J’avais tenu une heure avant de sèchement
l’envoyer paître, pour ensuite dormir jusqu’à l’atterrissage.
Ce ne fut que lorsque nous quittâmes la capitale, pour nous diriger en
voiture vers la ville de Selfoss, que toute ma mauvaise humeur se volatilisa,
balayée par mon ébahissement face à la beauté des lieux. Je découvris un
paysage parfois enneigé, parfois recouvert de verdure. À mesure que nous
nous approchions du royaume, les terres ensevelies sous la neige
disparurent alors. La région où vivaient les vampires était un cadre
bucolique, semblant appartenir à une autre planète que la nôtre tant elle
possédait un panorama époustouflant.
L’apogée fut lorsque je découvris le château de la famille Arnarsson. Ma
bouche en frôla presque le sol de stupéfaction.
On avait beau considérer les vampires comme des créatures sombres et
lugubres à cause de leur soif de sang et leur préférence pour la vie nocturne,
il fallait avouer qu’ils avaient très bon goût. Le palais semblait s’étendre
jusqu’aux cieux tant il était gigantesque. J’en eus presque le vertige. Ses
murs blancs pouvaient rendre aveugle tellement ils scintillaient de propreté.
Pour y accéder, des dalles en pierre brune se succédaient, cernées par une
pelouse toujours bien verte malgré l’approche de l’hiver. Une fontaine
encore plus haute que la maison de mes parents gisait sur le côté du jardin.
Bordel… À combien s’élevait la fortune de la royauté ?
Je restai figée sur place, la tête tordue vers le haut pour observer les
moindres recoins de la bâtisse. Même le froid islandais qui se faufilait sous
ma veste en cuir ne parvenait pas à me sortir de ma contemplation.
— Ça t’en bouche un coin, n’est-ce pas ?
L’intervention de Kiljan me fit sursauter.
— Prétentieux, éructa Seth qui passait devant nous aux côtés de Frank et
des deux autres vampires.
En un battement de cils, le prince disparut alors de mon champ de vision.
Ses mouvements furent si rapides que je ne le vis pas se déplacer. Quand il
réapparut une seconde plus tard, celui-ci se tenait devant mon frère, une
main placée autour de sa gorge. J’accourus vers eux, paniquée.
— Je te trouve trop confiant pour un vulgaire humain, cracha Kiljan.
Le teint de mon frère virait dangereusement vers le violet. Il manquait
d’oxygène. J’agrippai le bras du vampire et tentai de l’éloigner, en vain.
— Laisse-le ! Tu vas le tuer ! m’écriai-je.
— Maître, gronda Frank d’une voix grave.
Le mot du bras droit arriva jusqu’aux oreilles du psychopathe qui relâcha
enfin mon frère. Je me rendis tout de suite auprès de lui, tandis qu’il
s’écroulait mollement par terre en toussant. Mon regard croisa celui de
Kiljan et lui transmit toute la haine que je ressentais pour lui en cet instant.
— La prochaine fois que tu toucheras à un seul de ses cheveux, tu
pourras dire adieu à mon aide. Et ne me reparle pas de tes menaces, je m’en
moque royalement. La Confrérie aura beau savoir pour moi, ça ne vaut pas
la vie de mon jumeau.
Il plissa les yeux, mécontent, puis tourna les talons pour pénétrer en
premier dans le château. Ses larbins firent de même.
— Ça va ? demandai-je à Seth qui se relevait.
— Il a vraiment des problèmes de gestion de la colère, ce timbré.
— N’est-ce pas ? Je lui ai déjà dit ! Je lui ai même parlé de ce docteur
que j’avais vu une fois, tu te souviens ?
— Celui que tu avais foutu en rogne ?
— Celui-là même.
Un léger sourire se dessina sur son visage au souvenir de cette histoire.
— Tu serais capable d’agacer un moine, pouffa-t-il.
— C’est bon pour la santé. Ça fait circuler le sang.
Amusés, nous finîmes par rejoindre le groupe qui se tenait dans le hall
principal.
— Par la barbe de…
Splendide, luxueuse, époustouflante. La décoration me laissait à nouveau
sans voix. Comment quelqu’un qui avait vécu dans un endroit comme celui-
ci pouvait-il aller vivre ailleurs ? J’aurais largement pu supporter une vie ici
avec mes parents, pour dire. Chaque objet sublimait la pièce. Aucune
poussière ne venait entacher les lieux. J’avais l’impression de me tenir dans
un musée où chaque tableau, chaque statue, valait des milliers d’années de
richesse.
Allais-je croupir en enfer si j’avais le malheur de casser cette divine
représentation en marbre d’Aphrodite posée à côté des énormes escaliers
vernis ? Sûrement. Valait mieux m’éloigner de toutes ces choses fragiles.
Les vampires seraient capables de me garder en otage pour cet affront.
Alors que nous nous tenions tous les cinq en plein centre de cette
immense entrée, une femme à la chevelure brune descendit à toute vitesse
les escaliers situés devant nous et alla se jeter dans les bras de Kiljan. Sa
robe indigo aux dimensions considérables voleta sur son passage.
— Kiki ! Tu es de retour !
Que… Quoi ?
Les yeux ébahis de stupeur, je partis alors dans un fou rire incontrôlable
qui se répercuta contre les murs du palais. Je me pliai en deux, dans
l’incapacité de m’arrêter malgré les regards courroucés des vampires.
— Kiki… Kiki… parvins-je à dire entre deux crises.
— La ferme ! vitupéra le concerné qui s’écarta des bras de la nouvelle
arrivante.
— C’est la personne dont tu nous parlais ? demanda-t-elle en me pointant
du doigt.
Comment allais-je pouvoir le prendre au sérieux après cette découverte ?
Sa sœur l’appelait Kiki !
— Emmenez-les dans leur chambre, ordonna-t-il alors à la dizaine de
bonnes qui venait de surgir de je ne savais où.
Après m’avoir adressé un regard chargé d’agacement, le vampire et sa
troupe s’éparpillèrent et s’en allèrent vaquer à leurs occupations. Kiljan et
Frank grimpèrent les marches des escaliers, la blonde s’en alla dans le
couloir de gauche et le bronzé dans celui de droite. Ne restèrent que les
servantes alignées en rang, mon frère, la sœur de Kiki et moi.
La princesse se posa devant moi, les mains fièrement calées sur ses fines
hanches. Bordel, elle lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Ses longs
cheveux bruns descendaient en cascade dans son dos et ses yeux sombres
me promettaient un sale quart d’heure. Pas de doute ! C’était bien sa sœur.
— C’est toi, la sorcière ?
Son accent islandais semblait bien plus prononcé que celui de Kiljan.
— Non, je suis Ariel, la petite sirène.
Elle retroussa son nez en trompette dans un tic d’agacement.
— Moi, c’est Seth, et voici ma sœur Aliénor, lâcha mon frère qui tendit
une main amicale vers la vampire. Je suis ravi de te rencontrer.
Oh non, non, non ! Je connaissais ce regard de séducteur ! Je lui donnai
un coup de coude dans les côtes qui le fit siffler de douleur.
— N’y pense même pas.
— Quoi ? s’enquit-il d’un air innocent.
— Oui, fais gaffe. Je t’ai à l’œil.
La jeune femme, sûrement pas si jeune que cela, nous fixa à tour de rôle
avec une expression suspicieuse.
— Lara Arnarsson, se présenta-t-elle sur un ton froid.
Elle ne semblait pas sous son charme. Me voilà rassurée.
— Mon frère a sans doute dû vous prévenir. Nos servantes vont vous
conduire dans vos chambres. Les présentations officielles avec la famille
royale auront lieu avant le dîner.
Je sortis mon téléphone de la poche de mon pantalon et jetai un coup
d’œil à l’heure. Quinze heures. Cela ne nous laissait pas beaucoup de temps
pour nous préparer.
— Est-ce que je peux porter une robe de princesse ? minaudai-je. Après
tout, je suis ta future belle-sœur.
Surprise, la brune toussa.
— Pardon ?
— Ne l’écoute pas, elle adore raconter n’importe quoi. On se voit tout à
l’heure, Lara.
— Oui, faites donc, renchérit-elle.
Après m’avoir adressé un dernier regard, Lara disparut à son tour. Son
départ sembla lancer l’assaut des bonnes qui accoururent vers nous, en
panique.
— Ne perdons pas de temps ! Allons vous préparer.
Mon frère et moi nous laissâmes guider dans le couloir de gauche,
qu’avait aussi emprunté la vampire blonde, et bifurquâmes alors dans deux
ou trois passages différents. C’était pire qu’un labyrinthe, ici ! Impossible
pour moi de me souvenir des directions que nous avions prises jusqu’aux
deux portes disposées l’une face à l’autre devant lesquelles nous nous
arrêtâmes.
Une servante aux cheveux grisonnants m’attrapa par le bras et me poussa
dans la chambre.
— À plus, frangin ! m’écriai-je avant qu’il ne disparaisse, lui aussi, dans
l’autre pièce.
Chapitre 18

Tu crois que l’emoji « je vais te tuer » existe ?

— Aïe ! Vous me faites mal !


La servante m’ignora et continua de me tordre dans tous les sens pour
prendre mes mensurations.
— Si vous cessiez de gesticuler, je n’aurais pas à vous maîtriser pour
faire mon travail.
Où avaient-ils donc trouvé cette bonne femme ? Dans un dojo ? Malgré
sa petite taille – oui, il existait des êtres plus petits que moi malgré mon
mètre cinquante-sept et demi – Gilda, de son prénom, me maintenait la tête
entre son bras et ses côtes pour réussir à entourer son mètre autour de ma
taille. Elle me déclenchait une vague de picotements chaque fois que son
foutu ustensile touchait ma peau dénudée.
— Mademoiselle Nokwell, cessez donc de vous trémousser de la sorte !
J’en avais assez ! Dans un mouvement que je ne saurais reproduire, je me
faufilai de sous son bras et m’éloignai d’elle d’un bond. J’amenai alors mes
mains devant moi pour tenter d’apaiser la bête.
— Tout doux, minou minou.
— Minou ? Vous… Très bien, mais ne venez pas vous plaindre si votre
robe ressemble à un parachute.
— Ça sera toujours mieux que la torture des guiliguili.
Minuscule et large, Gilda me faisait penser à un petit troll grincheux tout
droit sorti d’une grotte. Ses cheveux gris coupés à la garçonne et ses
sourcils broussailleux accentuaient son visage aux traits déjà bien
masculins.
Je la fixai en papillonnant exagérément des cils, ce qui la fit soupirer.
Puis, après un grognement à en faire trembler les murs, elle quitta la pièce.
Ouf ! Sauvée !
Lasse, je me traînai jusqu’à l’immense lit à baldaquin et me jetai dessus.
Les radiateurs faisaient un boucan monstre maintenant que le silence s’était
installé. Je préférais tout de même les laisser allumés et subir ces
éclatements désagréables, puisque ce gorille avait réussi à me foutre en
sous-vêtements. Je soupirai et plaçai un bras sur mes yeux. Une sieste, voilà
ce dont j’avais besoin…
— Levez-vous ! Nous allons procéder aux essayages.
Déjà ?
Je décalai légèrement mon bras et jetai un coup d’œil en direction de
Gilda.
Ça, c’était de la robe !
Dans les tons émeraude, le tissu utilisé semblait briller en fonction de la
luminosité et des rayons du soleil. Je courus jusqu’à la servante, surexcitée
à l’idée de porter cette sublime création, et lui arrachai la robe des mains
pour la plaquer contre mon corps face au miroir sur pied placé devant nous.
— Je suis désolée d’avoir pensé que vous étiez un troll, Gilda. C’est
magnifique ! Vous êtes très douée.
La concernée se racla la gorge, mi-vexée, mi-satisfaite, avant de venir se
positionner derrière moi.
— Le vert vous sied bien, surtout avec la couleur de vos cheveux.
Essayez-la.
Ni une, ni deux, je l’enfilai grâce à l’aide de ma marraine, la bonne fée.
L’image que me renvoya alors mon reflet me coupa le souffle. Jamais, je
n’avais été aussi jolie dans une tenue. La couleur vert sapin du bustier
s’assombrissait vers le bas, jusqu’à devenir quasi noire au niveau des
chevilles. Elle moulait divinement mon corps et me donnait l’allure d’une
déesse.
Dans mon dos, Gilda serra le corset, ce qui renforça encore plus l’effet
taille de guêpe. Si Kiljan ne me passait pas la bague au doigt en me voyant
vêtue ainsi, je ne savais plus quoi faire.
— Vous êtes ravissante, s’émerveilla la servante.
— Grâce à vous.
— Vous aurez fière allure devant la famille royale. Je vais vous laisser,
une de mes filles viendra s’occuper de la coiffure et du maquillage.
Ravie, je la saluai et allai m’installer devant la coiffeuse. J’avais vraiment
l’impression d’être la pouilleuse qu’on devait relooker. Et même si cette
chambre aux murs roses pour petite fille me donnait des frissons de dégoût
et que l’idée d’être habillée juste pour le plaisir de la royauté ne
m’enchantait pas des masses, je devais admettre que j’aimais me prêter au
jeu le temps d’une soirée.
Une jolie jeune fille pénétra alors d’un pas timide dans la pièce. Blonde,
les yeux clairs, elle ressemblait de loin à mon amie Phoebe. En version
riquiqui. Oui, c’était bien la fille de Gilda.
— Mademoiselle Nokwell ? Je viens pour vous maquiller et vous coiffer,
si vous me le permettez.
Sa voix me parut si douce et fragile que je n’osai même pas sortir une
ânerie.
— Allez-y, souris-je.
Je me laissai donc faire docilement, les yeux clos. Ses mains, plus légères
qu’une plume, effleurèrent, par-ci et par-là, mon visage, avant de s’attarder
sur ma crinière de feu. Grâce à sa délicatesse, je ne grognai même pas une
seule fois quand celle-ci me coiffa.
— C’est terminé, chantonna-t-elle.
J’étais ravissante. Le rouge de mes joues ressortait davantage et mes cils
plus fournis se courbaient à en faire pâlir les autruches. Mes iris
habituellement caca d’oie paraissaient plus clairs grâce au crayon khôl tracé
sous mes paupières inférieures. Pour peaufiner le tout, de jolies boucles
tombaient en cascade sur ma poitrine. On aurait dit une autre femme. Mon
reflet ne me ressemblait pas, mais renvoyait plus l’image d’une femme
sensuelle. La Ali normale avait autant de sensualité qu’un phoque échoué
sur une plage.
— Eh bien… réussis-je à lâcher.
— Vous êtes vraiment très belle, mademoiselle Nokwell.
Pour une fois, je ne pouvais pas la contredire. Alors qu’elle terminait ma
coiffure, je me risquai à lui demander :
— Comment sont-ils ?
— Qui donc ?
— La famille royale.
Elle se figea dans son geste et me fixa au travers du miroir, une
expression attendrie affichée sur son visage angélique.
— Ils sont très charmants, mais vous le découvrirez bien assez tôt. Sans
eux, nous serions…
Mal à l’aise, elle fronça les sourcils et se tut.
— Vous me semblez bien humaine pour une vampire.
— C’est parce que nous le sommes. La famille Arnarsson n’est servie
que par des humains. Ici, il n’y a que le cercle proche de la royauté et
l’armée qui sont des créatures de la nuit.
Oh. C’était bon à savoir. Cela expliquait d’ailleurs l’âge plutôt avancé de
la majorité des servantes.
— Il est temps. Je vais vous conduire à la salle de réception.
J’acquiesçai et la suivis hors de la chambre, manquant de trébucher sur le
pan de ma robe. Avant de commettre une chute catastrophique, j’agrippai le
jupon pour le soulever légèrement. Je me comportais déjà comme une dame
de la royauté !
Nous croisâmes alors mon frère, accompagné d’une autre jolie
demoiselle qui devait sûrement être la deuxième fille de Gilda. Lui aussi
avait fière allure dans son costume gris trois-pièces. Il ressemblait à un
aristocrate anglais dans cette tenue.
Mon jumeau siffla en m’apercevant.
— Qui êtes-vous ? Et qu’avez-vous fait de ma sœur ?
Je lui donnai un petit coup sur l’épaule, amusée.
— Merci, toi aussi tu n’es pas trop mal.
— Alors ? Prête pour rencontrer la famille de Dracula ?
— Et comment !
Chapitre 19

J’ai été très sage cette année, papa Noël. Je peux avoir un
million de dollars ?

Je pénétrai en premier dans la salle de réception, suivie de près par Seth.


Les servantes, elles, nous laissèrent au pas de la porte.
Mon regard fut de suite attiré par les deux énormes trônes situés au fond
de la pièce face à nous, sur lesquels siégeaient le type le plus massif que
j’avais vu de ma vie et une femme beaucoup trop belle pour être réelle. Ils
semblaient avoir la trentaine à peine. À côté d’eux, trois personnes se
tenaient le dos bien droit. Kiljan, Lara, et un garçon que je ne connaissais
pas. Leur frère, devinai-je.
J’observai ensuite les détails de cet endroit. Les moulures dorées au
plafond, les murs blancs ornés d’arabesques, le parquet en bois sombre, cet
endroit me paraissait aussi chaleureux que froid. Mais peut-être que cette
atmosphère glaciale provenait uniquement des centaines de gardes pourvus
de crocs qui nous dévisageaient depuis le long des murs, ou bien à cause de
la famille qui nous analysait depuis leur plateforme rehaussée de quelques
centimètres. Trois marches revêtues d’un tapis onéreux permettaient
d’accéder aux trônes. J’espérais ne pas avoir à les franchir.
— Avancez, gronda le titan.
Kiljan et Lara avaient définitivement tout hérité de leur père. Le roi aux
cheveux noirs et aux yeux bruns nous fixait mon jumeau et moi, d’un air
sévère. Leur frère, à la chevelure dorée et aux iris ambrés, ressemblait
davantage à leur mère blonde. En clair, ils étaient tous magnifiques.
Seth et moi nous exécutâmes et avançâmes de quelques pas pour nous
poster au centre de la pièce. Toute cette attention rivée sur nous commençait
à m’angoisser. Dans un geste de détresse, je cherchais le regard de mon
bien-aimé. Celui-ci me dévisageait avec une expression qui voulait
clairement dire : « ne fais pas de la merde, sinon je te tue ». Charmant.
— Soyez les bienvenus dans notre royaume, continua la reine.
Je ne sus quoi répondre, figée sur place. Mon frère se racla alors
bruyamment la gorge pour attirer mon attention. Je braquai mes yeux sur lui
et le découvris tête baissée, en train de faire une révérence. Ah. Je fis de
même, histoire de rester en vie quelques minutes de plus.
— Merci pour votre accueil, répliqua Seth, toujours courbé. Je sais que
ma présence n’était pas prévue, mais il me tenait à cœur d’être en
compagnie de ma sœur pour l’épreuve à venir.
Un nouveau raclement de gorge. Je levai la tête vers mon frère et le vis
redressé cette fois-ci. Ah. Je fis de même. Bordel, je ne connaissais rien à
toutes ces histoires de bienséance.
— Merci à vous pour votre précieuse aide, mademoiselle Nokwell. Notre
fils nous a rapporté que vous aviez allègrement accepté de vous joindre à
nous dans notre combat. Notre peuple est actuellement en conflit avec un
autre, mais vous le savez sans doute déjà. Nous vous en dirons plus lors du
dîner à venir, continua le roi.
« Allègrement accepté » ? Quel culot ! Je voulus le contredire, mais
Kiljan m’envoyait clairement des signaux d’avertissement depuis mon
arrivée dans cette pièce. Ma rébellion pouvait attendre un peu.
— Euh, oui. OK. Pas de quoi, baragouinai-je.
— En attendant, profitez des festivités. Vous pouvez entrer, mes enfants,
renchérit sa femme.
Et comme si elle venait de lever un voile autour de nous, les portes
s’ouvrirent et une foule de vampires entrèrent dans la salle. Par la barbe de
Merlin, cela en faisait beaucoup. Une musique se mit aussitôt à retentir,
comme si nous nous apprêtions à célébrer quelque chose.
Son intervention eut au moins le mérite de clôturer cette étrange
cérémonie. La tension que nous ressentions s’évapora en un claquement de
doigts, remplacée par une ambiance plus légère. Le roi et la reine restèrent à
leur place, à l’inverse de leur progéniture qui se mêla à la foule. Nous étions
cernés par des créatures capables de nous trucider d’un coup de dents.
J’avais l’impression d’être un agneau en compagnie de loups. Un agneau
capable de les rôtir en une seconde, cela dit.
— Tu crois qu’ils ont du whisky ici ? lançai-je à mon frère.
Pas de réponse. Alerte, je me tournai vers lui et découvris le vide à sa
place. Mes yeux fouillèrent alors la pièce et le trouvèrent quelques mètres
plus loin, au côté de Lara.
Traître.
— Bonsoir, très chère. Permettez-moi de vous dire que vous êtes divine
dans cette robe, roucoula un timbre nasillard.
Je manquai de sursauter, trop concentrée à maudire mon jumeau cent fois
dans ma tête. Mon interlocuteur n’était autre qu’un invité vampire. Petit,
enrobé, avec les dents grises, ce pauvre gars n’avait malheureusement pas
bénéficié de la beauté pourtant quasi universelle des créatures de la nuit.
Était-il lui aussi un cannibale ? Ou était-il juste malchanceux ?
— Ah, oui, merci. Ça me permet de cacher mon eczéma. C’est l’un des
symptômes du stress, vous savez. Et est-ce que vous saviez qu’une forte
angoisse peut aussi provoquer une énorme diarrhée ? Mince. Il faut que
j’aille aux toilettes. Au revoir.
Je marchai en direction de mon frère, laissant mon nouvel ami avec son
air ahuri. On m’interpella avant que je n’arrive à l’atteindre.
— Je n’avais jamais vu une sorcière avant toi.
À l’opposé du mini ogre que j’avais rembarré plus tôt, mon deuxième
interlocuteur m’aveuglait presque par sa beauté. Le prince blond ne
ressemblait en rien à son frère, mais restait tout de même magnifique.
Celui-ci portait un costume d’un bleu plus foncé que la robe de sa sœur qui
mettait en valeur le doré de ses prunelles.
— Et je n’avais jamais vu un vampire avec des taches de rousseur. Ce
sont des vraies ? m’enquis-je en me rapprochant de son visage.
Le vampire pouffa d’une voix sensuelle. Mince, j’étais charmée.
— Vraies de vraies. Johann, ravi de te rencontrer.
Le bel homme m’attrapa la main et l’amena près de ses lèvres pour y
déposer un baiser. En réaction, mon cœur entama une samba dans ma cage
thoracique.
— Aliénor, mais tu peux m’appeler Ali, ou la sublime femme aux
cheveux de feu. Mince alors ! Vous êtes vraiment de la même famille Kiljan
et toi ?
Celui-ci ricana de nouveau. Ses traits enfantins le rendaient tout de suite
beaucoup plus sympathique que l’autre tortionnaire à l’air grognon. Celui-là
même qui semblait me maudire avec ses yeux depuis l’autre bout de la
pièce, un verre rempli d’un liquide vermeil à la main.
— Vendu pour la sublime femme aux cheveux de feu, dans ce cas,
répliqua Johann qui me fit perdre mon duel de regards avec Kiljan.
— D’ailleurs, je ne veux pas paraître impolie, mais pour quelle raison
faisons-nous la fête, au juste ?
Je n’avais aucune idée pourquoi tous ces vampires dansaient sur du
Mozart et trinquaient joyeusement. Mon interrogation sembla le surprendre.
— Parce que tu es parmi nous.
— C’est bien la première fois qu’on célèbre ma présence. En général, les
gens sont plutôt agacés en me voyant.
— Kiljan ne t’a donc rien dit ?
Je fronçai les sourcils. Me dire quoi ?
Instinctivement, je cherchai à croiser de nouveau le regard du concerné,
mais ne le trouvai pas. Kiljan avait disparu de mon champ de vision.
— Tu es l’Unique, ma chère. La seule sorcière qui ait existé depuis la
création du monde. Les nôtres te considèrent comme un joyau très précieux.
Ça, ça me plaisait !
— Mais comment l’avez-vous su ? Je veux dire… c’est censé être un
secret. Même notre Confrérie n’est pas au courant.
Je ne sus dire s’il me fixait avec pitié ou avec attendrissement, mais cela
ne m’enchantait pas des masses. J’avais l’impression d’être l’idiote que
personne n’avait daigné avertir des derniers ragots.
— Ce crétin, soupira-t-il. Tu es la fille de la prophétie.
Chapitre 20

Attention, je brûle.

La prophéquoi ?
— Une danse ?
Je sursautai, surprise d’entendre cette voix dans mon dos. Johann, lui,
parut peu ravi par cette intervention. Son sourire s’effaça en un instant,
remplacé par un masque de froideur. Je tournoyai vers le nouveau venu.
Même si le prince blond était resplendissant, je devais avouer qu’il
n’arrivait pas à la cheville de son frère. Celui-ci portait un costume aussi
noir que ses cheveux tombant sur ses épaules, si bien taillé qu’on parvenait
sans grande difficulté à imaginer les muscles cachés en dessous. Muscles
que j’avais déjà lorgnés sans vergogne, soit dit en passant. Il émanait de lui
une confiance si forte qu’elle m’en donnait le tournis.
Je rivai mes yeux sur sa main tendue dans ma direction. Je ne rêvais pas,
donc. Monsieur taciturne m’avait bien proposé d’aller valser avec lui.
Mon hésitation ne dura guère longtemps. Après une seconde de réflexion,
je posai ma main sur la sienne et le laissai m’entraîner parmi les danseurs.
Kiljan colla alors son corps contre le mien, puis cala ses doigts contre ma
hanche. Sa douceur m’étonna et fit remonter une vague de frissons le long
de mon échine.
— Je vois que tu as rencontré mon grand frère, lâcha-t-il alors que nous
commencions à nous mouvoir en rythme.
Kiljan dansait très bien. Trop, même. Il me guidait avec aisance, si bien
qu’on devinait des années de pratique derrière.
Tout en valsant, je sentis sur nous les regards de plusieurs vampires,
comme si notre proximité les surprenait. Parmi eux, le roi et la reine. Ils
nous fixaient, depuis leurs trônes, une expression indéchiffrable sur leur
visage.
— Méfie-toi de lui, ajouta-t-il alors.
— C’est celui qui me menace toutes les cinq minutes qui me dit ça ?
— Uniquement pour pouvoir protéger les miens.
— Au risque de provoquer une chasse à la sorcière, oui.
Je gardai la tête bien levée pour parvenir à déchiffrer la moindre mimique
sur son visage. Mais hormis son regard fuyant, aucune émotion ne
déformait ses traits.
— Pourquoi avez-vous des humains pour vous servir ? lui demandai-je.
Ma question l’interpella et le força à m’observer dans le blanc des yeux.
Je me noyai alors dans ses prunelles à la couleur de l’obsidienne et eus du
mal à me concentrer sur sa réponse.
— Il y a plusieurs centaines d’années, les vampires régnaient en majorité
sur l’Islande. Certains appréciaient beaucoup trop la chasse, au risque
d’anéantir le peuple humain de notre pays. Nous avons décidé d’en protéger
un maximum au sein de notre château. Depuis, leur descendance est restée
parmi nous et travaille ici.
C’était bien la première fois que Kiljan répondait à l’une de mes
questions sans rechigner ou m’envoyer paître. Était-il malade ? La
proximité de sa famille le rendait-il plus loquace ? Étrange. D’ailleurs,
pouvaient-ils tous entendre notre conversation ? Je ne savais même pas si
les créatures de la nuit détenaient une ouïe surdéveloppée. Mes recherches
infructueuses sur les vampires ne m’avaient pas aidée à en savoir plus sur
leurs capacités.
— Merci pour ton honnêteté, Kiki. Aussi, dis-moi, êtes-vous pourvus
d’une ouïe hyper développée ?
Ah ! Enfin une réaction ! Ses sourcils se froncèrent et sa mâchoire se
contracta.
— Ne m’appelle pas comme ça. Eh oui, mais nous avons pris l’habitude
d’ignorer les conversations superflues par politesse.
— Quand comptais-tu me parler de cette histoire de prophétie ?
Cette fois-ci, il fut réellement surpris. Son corps se figea une seconde à
peine, ce qui nous fit arrêter de danser, et ses yeux s’agrandirent pour
ressembler à deux billes obscures. J’y lus presque dedans le cheminement
de ses pensées.
— Johann… devina-t-il.
— C’était censé rester un secret ? Mince. Ton frère a visiblement plus
confiance en moi que toi.
Nous valsâmes de nouveau parmi les invités, comme si de rien n’était. Je
n’avais aucune idée d’où se trouvait mon frère à présent. Mais, le
connaissant, celui-ci avait déjà dû se faire une dizaine d’amis. Je ne
m’inquiétais pas pour lui.
— La prophétie n’est rien d’autre qu’une légende inventée par des types
tordus. Elle ne te concerne pas, et ceux qui pensent le contraire sont
simplement des idiots, me répondit-il alors, la mine sévère.
— Que raconte-t-elle ?
Kiljan se figea de nouveau, puis balaya la pièce du regard comme s’il
cherchait quelqu’un. Nous nous détachâmes l’un de l’autre, immobiles en
plein milieu de la piste de danse improvisée.
— Cela provient d’un livre que nous nous transmettons de génération en
génération, rangé dans notre bibliothèque. Lors d’un passage, on peut y lire
qu’une créature de la nuit capable de contrôler le feu renversera un jour le
trône et sera à la tête de notre race.
Je fronçai les sourcils, dubitative.
— Eh bien, effectivement, c’est un peu tiré par les cheveux, votre
histoire.
— Surtout, tu n’es ni une créature de la nuit ni en quête de diriger un
quelconque peuple, renchérit-il. Mon frère voue juste une obsession pour
toutes ces sornettes. Quand il a appris qu’une femme pouvait contrôler le
feu, il s’est de suite emballé.
Je soupirai longuement, soulagée, et plaçai une main sur mon cœur. Oui,
il battait bien. Un instant, j’eus peur de m’être transformée pendant la nuit.
Johann m’avait pourtant paru si sûr de lui que j’avais, de suite, cru à ses
paroles.
Dans un geste menaçant, j’appuyai mon index contre son torse.
— OK. Je te laisse le bénéfice du doute, monsieur le vampire, mais ne
crois pas t’être débarrassé de moi aussi facilement.
Sa mine contrariée s’envola alors pour laisser place à de l’espièglerie.
Oh, non, encore cette fichue attaque du sourire en coin. Comment pouvais-
je résister ?
— Loin de moi l’envie de me débarrasser de toi, Aliénor.
Et ce timbre grave ! Oh… Étais-je en train de me liquéfier ?
Alors qu’il venait de tourner les talons pour s’en aller, celui-ci pivota
légèrement sa tête vers moi, me laissant entrevoir son profil aux courbes
parfaites, et me lança :
— Tu es ravissante dans cette robe.
Quelqu’un devait m’amener un défibrillateur. J’étais en train de faire une
crise cardiaque. Et tandis que mon palpitant s’affolait, mon cerveau, lui,
rêvassait de mariage et d’enfants roux aux canines acérées.
On m’agrippa alors le poignet et m’arracha à mes fantasmes.
— Où étais-tu ? Je te cherchais partout, grogna Seth.
Je me dégageai de sa prise.
— Toi, où étais-tu passé, plutôt ? C’est toi qui m’as lâchement
abandonnée pour une de tes futures conquêtes.
— Je n’ai pas…
— Mademoiselle Nokwell, pourriez-vous me suivre s’il vous plaît ?
Le roi venait de nous rejoindre.
Chapitre 21

C’est pas moi, c’est le whisky !

Ce mastodonte m’impressionnait trop pour que je puisse refuser son


invitation – ou son ordre sous-jacent. Même mon frère ne demanda pas à
nous accompagner, probablement tout aussi apeuré que moi à l’idée de se
faire dévorer par ce type.
Je lui emboîtai donc le pas, peu rassurée. J’avais l’horrible impression de
me rendre au bûcher dans ma plus belle robe, prête à me faire cramer pour
tous mes péchés – et il y en avait un paquet. Nous traversâmes la pièce,
observés par toutes les personnes ici présentes, et empruntâmes les deux
grandes portes. Avant qu’elles ne se referment derrière nous, je me tournai
et croisai le regard de Kiljan. L’inquiétude que je vis dans ses yeux fit naître
une boule dans mon estomac. Par la barbe de Merlin… À quelle sauce
allais-je être mangée ?
Une fois dans le hall, nous nous rendîmes directement dans le couloir de
droite et le longeâmes jusqu’à une porte qui nous conduisit alors dans une
pièce à vivre assez chaleureuse. Une longue table en bois trônait à droite de
la salle, placée sur un tapis aux motifs orientaux. À l’opposé, deux canapés
en velours rouge positionnés l’un en face de l’autre se trouvaient à côté
d’une cheminée qui ne devait pas souvent être allumée, les vampires ne
ressentant pas le froid. Le roi s’affala dessus, les bras nonchalamment
écartés et posés sur l’appuie-tête. Il me fit signe de le rejoindre d’un geste
de la main. Je m’exécutai et courus presque pour aller m’asseoir face à lui.
— Je déteste toutes ces festivités, soupira-t-il.
— Vous m’en direz tant. J’avais l’impression d’être une sardine parmi
des requins. Et il n’y avait même pas de whisky !
J’eus l’impression d’avoir Kiljan devant moi quand il m’adressa ce
même fichu sourire en coin. Il ne faisait pas vraiment plus vieux que ses
fils, en réalité. Seuls l’aura qu’il dégageait et son style me confirmaient
qu’il était bien plus âgé que tous les autres vampires que j’avais croisés. Sa
longue barbe et son costume blanc royal le vieillissaient. C’était perturbant.
Sans prévenir, la porte s’ouvrit alors. Je bondis sur mon siège de surprise
et fixai avec de gros yeux le vampire qui débarquait dans la pièce avec un
plateau.
— Vous souhaitiez du whisky, très chère ?
Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’il me servit un verre et me le
tendit. Je l’acceptai, toujours sidérée par cette subite apparition. Il repartit
tout aussi vite.
— Télépathie, affirma le roi, comme s’il avait lu dans mes pensées.
— La classe, répliquai-je, émerveillée.
J’avalai trois gorgées. Pour le courage, tentai-je de me rassurer. Mes
muscles se détendirent instantanément et mon corps s’affala sur le canapé.
— Je connais mon fils et ses méthodes de persuasion. À la façon dont
vous le regardiez, vous ne devez pas être ici de votre plein gré.
Bordel, il était fort.
— Bingo, pouffai-je après avoir siroté mon verre. Sans vouloir remettre
en cause vos méthodes d’éducation, votre fils est un connard fini.
Il pouffa d’un timbre si caverneux qu’il me fit presque trembler comme
une feuille. Mince. J’avais besoin d’encore plus d’alcool. Et d’une cigarette.
— Nous ferons tout notre possible pour vous maintenir en vie, si là, est
votre inquiétude.
— Ce n’est pas des vampires dont je m’inquiète, monsieur le roi, mais
plutôt des sorciers.
— Hektor.
— Pardon ? bégayai-je.
— Mon prénom. Je m’appelle Hektor.
Ah. Nous en étions donc à ce stade-là.
Cinq gorgées de plus.
— Dites-moi, Aliénor, comment avez-vous fait pour obtenir vos pouvoirs
?
— Pardon ? répétai-je.
Ce type m’intimidait beaucoup trop. Je n’arrivais pas à réfléchir
correctement. Ou peut-être était-ce à cause du whisky ? Mince. Pourquoi
faisait-il aussi chaud dans cette pièce ? Ce foutu corset me comprimait les
poumons. Et j’avais beaucoup trop envie de dormir. Et de voir Kiljan. De
sentir ses mains sur m… OK. Je divaguais. Concentre-toi !
— Les sorciers ont toujours eu cette faculté de cacher leurs savoirs et
coutumes, pourtant je suis persuadé de n’avoir jamais entendu parler d’une
sorcière avant vous.
— Ça tombe bien, moi, non plus. Je suis la première étonnée par ce qu’il
m’arrive.
— Il y a forcément dû y avoir d’autres sorcières avant vous, insista-t-il, la
mine suspicieuse.
Pensait-il que les mages avaient sciemment omis de dévoiler l’existence
de sorcières aux autres créatures surnaturelles ? C’était une idée ridicule.
S’il voyait comment étaient traitées les femmes chez nous, il ne m’aurait
pas posé cette question.
— Je ne crois pas, non. C’est l’une des raisons pour lesquelles je souhaite
à tout prix cacher mes capacités. Comment l’avez-vous su, d’ailleurs ?
— Kiljan vous suspectait d’en être une dès le premier jour de votre
arrivée à Failand. C’est vous-même qui lui avez confirmé ses suspicions.
— À cause de cette histoire de pouls et de mensonge, c’est ça ?
— En partie. Vos yeux vous trahissent quand vous êtes en sa présence.
J’en ai eu la preuve un peu plus tôt, quand vous dansiez avec lui.
Je devais ressembler à un poisson hors de l’eau suite à son aveu. La
bouche ouverte, j’essayai de sortir une phrase, mais n’arrivai qu’à
baragouiner des voyelles. Mon état le fit rire de nouveau.
Mes yeux ? Je les avais oubliés, ceux-là ! Ces traîtres ! Effectivement, ils
pouvaient bel et bien devenir flamboyants quand je le désirais, ou quand
j’utilisais mes pouvoirs. Mais c’était bien la première fois que je perdais le
contrôle sur eux.
Et pourquoi cet imbécile de vampire ne m’avait-il jamais prévenue que
mes iris prenaient une teinte incandescente en sa présence ? Merde ! Si cela
se trouve, tout le lycée était déjà au courant !
— Les yeux de feu sont la signature des Nokwell depuis toujours,
continua-t-il. C’est comme ça qu’il l’a su.
Je m’affalai complètement sur le sofa, abattue, le verre vide.
— Je vais avoir besoin d’une tonne de chocolat pour m’en remettre,
soupirai-je.
— Votre secret sera bien gardé, si vous nous aidez.
— Oui, oui, on me l’a déjà sortie, celle-là.
Amusé, le roi se leva et me tendit alors sa main. Je la fixai d’un œil
suspect.
— Allons dîner, avant que vous ne fassiez un malaise dans mon salon.
Je grommelai des injures à voix basse contre ma propre personne et
acceptai son aide pour me relever. Debout, mon équilibre prit la fuite. Ma
tête tournait tellement que mon corps se mit à tanguer et se rapprocha
dangereusement du parquet.
Une poigne de fer m’attrapa par la taille avant que je ne m’éclate la
tronche au sol. Sans aucune douceur, on me souleva alors de terre pour me
poser sur une épaule.
Cette scène me rappelait quelque chose.
— Tu aurais pu attendre avant de la laisser boire, grogna Kiljan.
— C’est elle qui le souhaitait.
— On discutera du plan demain, dans ce cas. Je vais la coucher.
— Elle aimerait qu’on ne fasse pas comme si elle n’entendait pas,
m’exaspérai-je.
Je me trouvais dans un tel état de fatigue que je ne luttais même pas,
portée comme un sac à patates. Kiljan tourna alors les talons et nous
emmena en direction de la porte.
— Il était top, votre whisky ! criai-je au roi avant qu’il ne disparaisse de
ma vue.
Chapitre 22

Un plus un égal toi et moi dans un pieu.

Tout comme la première fois avec la servante, je perdis le bout du fil au


bout du troisième passage jusqu’à ma chambre. Pire encore, j’avais deux
difficultés supplémentaires cette fois-ci : mon ivresse et Kiljan, qui me
portait avec autant de douceur qu’un buffle. À cinq reprises, j’eus envie de
lui vomir dessus tellement il me trimballait comme une vulgaire poupée de
chiffon.
Mon seul amusement fut lorsque nous croisâmes des bonnes sur notre
passage. Leurs expressions terrorisées me firent tordre de rire. On avait
l’impression qu’elles venaient de voir Casper à poil. Je les saluai d’un geste
de la main et leur adressai mon plus beau sourire, histoire de les rassurer.
Monsieur n’allait pas me tuer pour un simple verre bu en compagnie de son
père, du moins je l’espérais.
Surtout, moi qui tenais plutôt bien l’alcool en temps normal, je me faisais
l’effet d’une adolescente lors de sa première cuite. Où le roi avait-il déniché
ce whisky ?
— Tu aurais pu t’abstenir de boire, grommela-t-il en ouvrant la porte.
— Et toi, tu aurais pu me dire que mes yeux clignotent comme des
guirlandes de Noël depuis une semaine.
Tout aussi tendrement qu’il venait de me transporter, le bourrin me jeta
sur le lit. Cette fois fut de trop. J’amenai une main à la bouche, sur le point
de vomir.
— Je crois que je vais…
— Non, non, non !
Trop tard. Je me penchai par-dessus le lit et rendis mes tripes et boyaux.
Le peu que j’avais ingurgité dans la journée se répandit sur le beau parquet.
Une fois mon affaire terminée, je me rallongeai sur le dos et écartai les bras,
amorphe.
— Tu peux y aller, soupirai-je. Merci de m’avoir ramenée.
Je fermai les yeux. Mon état catastrophique avait au moins le mérite
d’abréger la soirée et allait me permettre de dormir plus tôt que prévu. Dans
une sublime robe puant le vomi, mais sur un matelas confortable. On ne
pouvait pas tout avoir.
Sauf que je n’entendis pas la porte se refermer. Curieuse, j’entrouvris un
œil. Kiljan était toujours là, stoïque à l’entrée de la chambre.
Il soupira longuement, comme s’il s’apprêtait à faire quelque chose qu’il
allait regretter.
— Je vais te chercher à manger. Ne bouge pas d’ici, grogna-t-il.
— Mince, moi qui prévoyais d’aller en boîte de nuit. Et n’oublie pas de
me rapporter…
De l’eau, finis-je dans le vide. Kiljan était déjà parti.
Je refermai les yeux, bercée par cet horrible bruit de radiateur en fin de
vie. Il devait probablement se demander par quel miracle on l’utilisait, lui,
ce pauvre radiateur oublié des vampires à la peau glaciale. J’eus de la peine
pour lui. Il partageait juste sa joie d’être enfin allumé. Oui, je pouvais
tolérer son grincement. Pour lui prouver mon soutien.
— J’ai pris les premières choses qui me sont tombées sous la main. Du
bœuf et… Pourquoi pleures-tu ?
Je me redressai comme je pus, le cerveau toujours s’amusant à faire des
tours de carrousel.
— Le radiateur, il… pleurnichai-je. Oh ! Des frites !
Le vampire me fixa d’un regard perdu, l’air de se questionner sur ma
santé mentale, puis me rejoignit au pied du lit. Il y posa dessus l’assiette
remplie de délicieuses choses. Rien qu’à m’imaginer engloutir ce bon steak,
j’en salivais.
La bouche déjà pleine de frites, j’observai Kiljan qui alla s’installer sur
l’énorme fauteuil en cuir placé à côté de la coiffeuse, au fond de la pièce.
— Tu souhaites quelque chose ? lui demandai-je, intriguée de le voir
rester.
— J’attends que la servante vienne nettoyer ce truc immonde par terre.
— Oh, ça. Ne t’en fais pas, je vais le nettoyer. Tu peux partir, merci et
bonne nuit.
Il fronça les sourcils, les bras croisés contre son torse.
— Il va aussi falloir te changer. Tu pues le vomi à des kilomètres.
— Oui, ça aussi je peux le faire seule. Merci et bonne nuit.
— Que t’a dit mon père ?
Mince alors ! Pouvais-je manger en paix ? Non pas que sa présence me
dérangeait, loin de là, mais j’avais atteint mon quota de sociabilité pour la
journée. Mon vomi et moi avions besoin de tranquillité. Surtout, je
prévoyais de terminer rapidement mon repas pour ensuite m’en aller
décuver en compagnie de Morphée.
— Que tu es un connard fini.
— Je suis presque certain que cela vient de toi et non pas de lui.
— Pas faux ! À vrai dire, je n’ai pas très bien compris l’intérêt de cette
entrevue, ajoutai-je en réfléchissant. Il m’a demandé d’où venaient mes
pouvoirs comme si je les avais volés. Je n’ai rien fait pour les avoir, tu sais.
C’est plus une malédiction qu’une bénédiction. Ces flammes ont ruiné ma
vie.
— Il devait probablement t’analyser.
— M’analyser ?
— Il fait toujours ça, offrir à boire à ses invités pour leur faire avouer ce
qu’il veut savoir. Ça nous a permis d’éviter plusieurs conflits. Les
différends se règlent toujours mieux autour d’un bon verre.
— Oh. C’est malin. Et tous les invités finissent dans le même état que
moi ?
Le vampire hocha la tête pour acquiescer.
— Plus ou moins. Disons que notre whisky est plutôt spécial, m’avoua-t-
il. Une de nos runes permet de légèrement modifier sa composition et
d’amplifier ses effets.
Les créatures de la nuit utilisaient, elles aussi, les runes ? C’était bon à
savoir. J’avais pourtant cru que cette tradition était propre aux sorciers.
Nous en avions un paquet, toutes répertoriées dans des grimoires que nous
nous transmettions de génération en génération. Si mon frère ne s’était
jamais intéressé à ces « gribouillis », selon lui, j’avais adoré apprendre leur
signification.
— Je ne m’en étais pas du tout rendu compte, lui répondis-je.
Mon assiette terminée, j’inspirai lentement pour rentrer mon ventre trop
plein dans cette robe atrocement serrée. J’eus envie de vomir à nouveau.
Cette odeur nauséabonde sur moi me donnait la gerbe. Je devais…
— Attends ! Qu’est-ce que tu fais ?
Le corset défait, je m’apprêtais à me débarrasser de cette chose puante.
— Je me déshabille.
— Je me tire, persifla-t-il en bondissant hors de son siège.
— Attends ! Viens m’aider à ôter ce truc !
— Hors de question. Mon odorat souffre déjà trop. Je risque de vomir à
mon tour si je m’approche plus.
Je fis ma fameuse tête de chien battu, les lèvres tombantes et les yeux
larmoyants.
— S’il te plaît. Je risque de mourir asphyxiée si je la garde sur moi.
— Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es ivre, Aliénor.
— Tout l’alcool que j’ai bu est soit sur moi, soit par terre. Je ne suis plus
soûle, Kiki. Allez, viens m’aider. Tu peux fermer les yeux si ça te chante. À
ce train-là, ta servante va arriver à l’aube.
Dans un soupir exaspéré, le vampire utilisa sa vitesse surnaturelle pour
me rejoindre et agrippa le pan de ma robe. Je me trémoussai sur le lit et me
glissai sous le tissu pour parvenir à m’échapper par l’ouverture.
— Ne bouge pas, j’y suis presque, le rassurai-je.
— Dépêche-toi. L’odeur est en train d’imprégner ma peau.
La sortie du tunnel se présenta finalement à moi. Tel un ver de terre, je
me tortillai une dernière fois et réussis à me libérer de cette prison
émeraude. Enfin ! Je poussai un cri victorieux, à genoux sur le matelas.
Mon regard se posa alors sur Kiljan. Celui-ci venait de placer une main
sur son visage, l’air dépité.
Je ne compris pas son geste, jusqu’à ce que la servante débarque dans la
chambre et s’arrête brutalement près de la porte.
— Oh ! Je suis navrée, seigneur ! Je ne voulais pas vous déranger ! Je
vous laisse.
Un silence gênant plana autour de nous, si long qu’il parut durer une
éternité. Nous nous observâmes toutes les deux, puis braquâmes nos yeux
sur Kiljan, qui se trouvait toujours caché derrière sa main. Après une
dernière œillade dans ma direction, celle-ci referma lentement la porte en
partant.
Mon rire, similaire à celui d’une hyène, se répercuta entre les murs.
— Tu trouves ça drôle ? s’énerva-t-il.
— Elle aura des ragots à raconter demain ! Tu aurais vu sa tête, c’était à
mourir de rire.
— Elle vient de me trouver dans ta chambre, avec toi, à genoux et en
sous-vêtements, sur ce maudit lit. Tout le château va être au courant.
Je retombai sur mes fesses, une grimace effrontée dessinée sur mon
visage.
— Foutu pour foutu, tu es le bienvenu dans mon pieu.
Malgré la pénombre, je le vis reluquer un instant mon corps partiellement
dénudé et s’attarder sur ma poitrine. Une étincelle de désir brilla durant une
courte seconde dans ses prunelles. Il ouvrit alors la bouche, la referma, puis
tourna les talons.
— Bonne nuit, Aliénor.
Oh, ça, oui, j’allais bien dormir.
Je ne laissais pas Kiljan indifférent.
Chapitre 23

Jeu, set et game over.

Je me réveillai de bien meilleure humeur que la veille, malgré ma


confusion. Si l’heure de mon téléphone affichait les huit heures passées, le
soleil ne semblait toujours pas s’être levé. Les rayons de la lune éclairaient
partiellement la pièce à travers les rideaux en tissu fin et baignaient la pièce
d’une atmosphère apaisante. Voilà donc à quoi ressemblait l’hiver en
Islande… À de longues nuits. Cela dit, on m’avait laissée dormir assez
longtemps pour que je puisse récupérer mon énergie. Ou peut-être que cet
enthousiasme venait du moment passé avec Kiljan la veille, du désir que
j’avais vu dans ses yeux.
Après une bonne douche, j’enfilai mes vêtements nettoyés par les
servantes et quittai la chambre. Je me figeai alors.
Comment allais-je retrouver le hall principal dans ce labyrinthe ?
Je me fiai à mon instinct et empruntai des passages aléatoirement. Au
bout de cinq minutes à errer de couloir en couloir, je me fis une raison :
j’étais perdue, et mes sens étaient dysfonctionnels.
— Tu cherches quelque chose, peut-être ?
Au fond d’un cul-de-sac, je sursautai et plaçai une main sur mon cœur
aux battements affolés.
Johann me fixait depuis le bout du corridor.
— Tu tombes bien ! Je voulais me rendre dans la salle de réception.
Ses sourcils s’arquèrent, et un petit sourire amusé naquit sur ses lèvres.
— Tu es à l’opposé. Suis-moi.
Je le rejoignis en trottinant et calquai mes pas aux siens une fois à ses
côtés. Le vampire me paraissait légèrement plus petit que son frère, mais
toujours bien plus grand que moi. Même des talons ne m’aideraient pas à
atteindre leur hauteur. J’avais l’impression d’être une naine à côté d’eux.
Sur le chemin, nous croisâmes plusieurs vampires paniqués. Tous
couraient, s’agitaient et cessaient leur conversation dès lors qu’ils nous
apercevaient.
— Qu’est-ce qu’ils ont ? demandai-je.
Les traits plutôt amicaux de Johann s’assombrirent et laissèrent place à
une haine si forte qu’elle me tordit l’estomac.
— L’un de nos amis s’est fait tuer cette nuit, par des vampires de
Roumanie.
Mes yeux s’agrandirent d’étonnement.
— Mince. Je suis désolée.
Le silence plana. Mal à l’aise, je me raclai la gorge et ajoutai :
— Toute cette histoire sent mauvais, n’est-ce pas ?
Il posa un regard attendri sur moi.
— Le royaume de Roumanie nous a déclaré la guerre en s’attaquant
lâchement à nos proches. Ce petit jeu ne peut plus durer.
Enfin, je reconnus les lieux. Nous sortîmes d’un énième couloir et
arrivâmes dans le hall. La salle de réception se trouvait à notre droite,
derrière les grandes portes en bois.
— Peut-être qu’il y a un malentendu… Décimer tout un royaume, c’est
un peu drastique comme vengeance, non ?
Le vampire se figea, les muscles tendus.
— Aurais-tu agi différemment si cela avait concerné ta famille ?
Je fis mine de réfléchir.
— Peut-être pour mon frère, oui. Ils n’auraient pas réussi à tuer mon
père. La Roumanie aurait été rayée de la carte si l’un d’eux avait tenté de
toucher à l’un de ses cheveux.
— C’est bon à savoir.
Côte à côte, nous pénétrâmes dans la salle de réception vide dans laquelle
nous avions dansé la veille. Nous marchâmes jusqu’à une porte située au
fond, non loin des deux gigantesques trônes, et atterrîmes alors dans ce qui
semblait être une salle à manger. Une magnifique table en bois sombre se
trouvait en son centre, posée sur un tapis rouge vif, semblable au liquide qui
les maintenait en vie. Quelques babioles traînaient sur des étagères, dont
des pierres gravées d’étranges symboles. Je les analysai un instant, tentant
de reconnaître l’une d’entre elles. Toutes m’étaient inconnues. C’était
probablement les runes dont m’avait parlé Kiljan.
Un raclement de gorge attira alors mon attention.
Toute la famille royale était attablée, en compagnie de mon frère. Je les
saluai d’une révérence maladroite.
— Enfin ! s’exclama Seth. On commençait à s’inquiéter.
— Parle pour toi, grogna Kiljan.
J’adressai un clin d’œil mutin au vampire ronchon et rejoignis tout ce
beau monde en trottinant gaiement. Malgré la longueur exagérée de la table,
je pris place près de mon frère. Celui-là même qui se trouvait à proximité de
Lara. Johann, lui, s’installa à côté de son frère, face à nous. Le roi et la reine
siégeaient tous les deux, côte à côte à l’un des bouts de table, comme s’ils
étaient égaux. La féministe en moi apprécia l’idée.
— Avant que nos amis nous rejoignent pour discuter du plan d’attaque,
nous aimerions voir avec vous la menace qu’est la Confrérie, déclara le roi.
Trois servantes débarquèrent alors avec des plateaux remplis de
nourritures et quelques carafes de sang. Je salivai. Non pas pour
l’hémoglobine, soyons clairs, mais pour cette montagne de pancakes qui
arrivait jusqu’à nous.
Un nouveau raclement de gorge me sortit de ma contemplation.
Tous m’observaient, l’air d’attendre une réponse de ma part.
— Euh, oui. Que voulez-vous savoir ? Mince ! Ça, c’est du petit-déjeuner
! Je peux en prendre plusieurs ?
Le rire de Johann attira mon attention.
— Tu peux tous les prendre, si ça te fait plaisir.
— Ne lui dites pas ça, elle en serait capable. Une fois, elle en a tellement
mangé qu’elle a fait une intoxication alimentaire. Un vrai carnage, répliqua
Seth.
Mon coup de pied dissimulé sous la table le fit grogner de douleur.
— C’est trop aimable ! Merci ! m’émerveillai-je, ravie à l’idée de manger
une dizaine de petites crêpes.
— Concernant la Confrérie, dites-nous qui ils sont et ce qu’ils feront
quand vous participerez à notre guerre, insista le roi.
— Je sais de quoi ils sont capables, pas ce qu’ils pensent. Je ne peux pas
savoir à l’avance ce qu’ils vous feront à vous. Mais, probablement rien, si
ça peut vous rassurer.
— Et que te feront-ils, à toi ? me demanda Johann, intrigué.
Je sentis plus que je ne vis mon frère se tendre. Nous avions beau ne pas
en parler, nous savions le risque que nous encourions en participant à cette
guerre. Mais avais-je le choix ? Pas vraiment. Nous avions plus de chance
de survivre en nous rendant en Roumanie qu’en laissant Kiljan tout révéler
aux quatre mages.
— La mort.
Un long silence plana, que Kiljan s’empressa de couper en prenant la
parole.
— Y a-t-il un moyen d’éviter cela ?
Je lâchai un rire sans joie face à tant de culot.
— Me laisser vivre ma vie tranquillement sans qu’on me force à utiliser
mes flammes pour une guerre qui ne me concerne pas.
Je braquai mon regard enragé sur le roi et la reine. Si le visage de son
père n’affichait aucune expression, celui de sa mère, lui, dévoilait une
certaine surprise. Elle fixa alors son fils d’un air sévère.
— Kiljan ! On t’avait dit de ne forcer personne !
La fureur se dessina sur le faciès du beau gosse revêche. Et cela ne fit
que l’embellir, avec sa veste en cuir, son jean sombre et son fameux
chignon. Le goujat. Côte à côte, on pouvait voir à quel point les deux frères
étaient diamétralement opposés. L’un ressemblait au biker sexy qu’on
voulait avoir au pieu, l’autre au professeur irrésistible qu’on voulait
épouser.
J’avais toujours eu une préférence pour le danger.
— Et donc quoi ? Aliénor aurait refusé et nous aurions envoyé notre
centaine de guerriers se faire décimer par les milliers de soldats du royaume
de Roumanie ? Nous aurions perdu, et nos têtes auraient servi de
décoration, enfoncées sur des piques et placées devant les portes de leur
palais.
— Mais à quel prix ? Tu envoies une innocente à la mort ! cria-t-elle,
hors de sa chaise.
— Kiljan a raison. Nous avons besoin de ses flammes, ajouta Lara, sous
la mine effarée de Seth.
Cette petite querelle familiale était si passionnante qu’elle nous rendait
muets, mon frère et moi. J’avais l’impression d’assister à un match de
tennis. Les couverts dans chaque main, j’engloutissais mes pancakes en
tournant la tête de droite à gauche chaque fois que l’un d’eux intervenait.
Mince, si j’avais su, j’aurais demandé à la servante de m’amener des
popcorn.
— Nous aurions pu directement demander de l’aide au sorcier Nokwell
plutôt que d’utiliser sciemment sa fille. Et que se passera-t-il si la Confrérie
décide aussi de s’en prendre à nous ? renchérit la reine.
— Nous avons parfaitement le droit de faire appel à eux. Ils ne pourront
rien nous faire, pouffa Kiljan d’un air hautain.
— Je refuse qu’on force cette pauvre fille à nous aider, clôtura la reine.
Et sans un regard pour nous, elle quitta la pièce.
J’en restai bouche bée.
Bon, j’appréciais son soutien, sans aucun doute. Mais tant de véhémence
me mettait légèrement mal à l’aise.
— Je suis d’accord avec belle-maman, m’égayai-je.
S’ils avaient pu, les yeux de mon bien-aimé m’auraient foudroyée sur
place. Il ouvrit la bouche, prêt à rétorquer, mais fut coupé par la voix
grondante de son père.
— Ça suffit. Le débat sur la participation de mademoiselle Nokwell est
clos. Celle-ci est avec nous, alors, dépensons plutôt notre énergie à mettre
en place un plan d’attaque. Nous aviserons pour la Confrérie, une fois le
moment venu.
Tant de puissance émanait de cet homme. C’était incroyable.
— Je suis d’accord avec beau-papa.
Versatile ? Pas du tout. Juste un instinct de survie prononcé.
Chapitre 24

Les miracles, ça arrive. La preuve, je suis née !

Cette petite altercation familiale avait plombé l’ambiance. Les Arnarsson


affichaient tous un air bougon, sous le regard incrédule de mon frère qui ne
savait plus où se mettre. De mon côté, je continuais de manger mes
pancakes. Seul le bruit de mes couverts résonnait entre les murs.
J’avais l’horrible impression de me trouver à Chicago, en compagnie de
mes parents. Nous n’étions pas les seuls à avoir quelques querelles de
famille, apparemment.
— Faites-les entrer, ajouta alors le roi.
Sa soudaine intervention me fit sursauter. Le dos droit, j’observai la porte
s’ouvrir et trois nouveaux vampires pénétrer dans la salle. Je reconnus la
femme aux cheveux blancs comme neige, le bronzé et le blond qui n’avait
pas apprécié mon humour lors de mon passage dans leur repaire. Tous firent
une révérence, puis nous rejoignirent à table.
Le blondinet susceptible s’installa à côté de moi. Super !
— Comme on se retrouve, chantonnai-je, ravie.
Celui-ci me jeta une brève œillade et grogna. Ça commençait bien.
— Við ýttum sveifluhópnum til baka, lança la femme de sa voix suave.
— En anglais, Ingrid. Nous avons des invités, la gronda Johann.
L’expression vexée de la vampire me fit jubiler. Dans ta face !
— Nous avons repoussé ceux qui ont tué Aldar.
— Bien. Ulrich, vous êtes-vous occupés du corps de notre regretté ami ?
lui demanda le roi.
— Oui, maître, répondit le bronzé.
— Parfait. Kiljan m’a fait part de son plan. J’aimerais que vous
l’écoutiez.
Face à moi, Johann se tendit, puis afficha une mine mauvaise durant
quelques secondes. Il lança ensuite un bref coup d’œil à sa sœur, comme s’il
communiquait avec elle par la pensée. J’observai à mon tour Lara. Celle-ci
se tenait le visage, l’air de s’ennuyer.
— Aliénor servira de diversion, lâcha Kiljan en me fixant.
Je m’étouffai avec le morceau de pancakes dans ma bouche.
— Pardon ?
— Elle restera avec Johann, qui dirigera nos guerriers en direction du
palais. Quand elle utilisera ses flammes pour attirer leur attention, ils
enverront leurs soldats pour vous neutraliser. Je m’infiltrerai dans le château
pendant que vous vous occuperez de l’armée roumaine.
Johann ne semblait pas du tout ravi par ce plan. Avant qu’il ne prenne la
parole, je répondis :
— Et c’est tout ?
— Le roi règne seul. Il n’a ni femme ni enfants. Il suffit de le tuer pour
cesser cette guerre, ajouta-t-il.
— Je dois juste attirer l’attention ? Ça, je sais faire ! Je fais mon tour de
passe-passe et je peux retourner en Angleterre ?
— Oui.
— Parfait ! La Confrérie n’y verra que du feu, pouffai-je. Du feu… mes
flammes, vous avez compris le jeu de mots ? Je suis trop forte.
— Tu penses sincèrement pouvoir maîtriser seul la tonne de gardes qui
rôdent autour du roi ? Sois sérieux, Kiljan ! s’énerva Johann.
Ulrich, le vampire bronzé, se racla la gorge pour attirer l’attention.
— Je suis d’accord avec Johann. Réussir à neutraliser tous les gardes
sans donner l’alerte va être long et compliqué. Et même si vous réussissez,
les mille soldats roumains auront eu le temps de tous nous tuer.
— Pas si vous avez Aliénor, renchérit-il.
— Nous ne savons même pas de quoi elle est capable ! pesta Ingrid. Tout
votre plan repose sur une humaine qui n’a aucune envie de nous aider ! Qui
vous dit qu’elle ne nous fera pas faux bond à la dernière minute ?
— Elle a réussi à exterminer sept vampires en une seconde sous mes
yeux, argumenta-t-il.
Il ne cessait de me lorgner, comme s’il analysait chacune de mes
expressions, tentait de décrypter mes pensées. L’intensité dans ses iris
sombres me perturba et me rappela le désir que j’avais pu y voir la nuit
passée. J’avais beau le fixer en retour, celui-ci ne détourna pas le regard.
Les battements de mon cœur s’affolèrent.
À quoi jouait-il, bon sang ?
— Mais elle a aussi failli vous tuer ! continua la blonde.
— Arrête un peu de beugler comme une vache, c’est fatigant, s’agaça
Lara.
Je fus étonnée de l’entendre parler, surtout de cette façon. Les deux
femmes se jaugèrent, avant qu’Ingrid n’abandonne en baissant les yeux.
Elle ne faisait indéniablement pas le poids face à la princesse.
— Je viens avec toi dans le château, insista Johann.
— Tu laisserais donc Aliénor seule avec notre armée ? Hors de question,
persifla Kiljan.
— Je croyais que tu lui faisais confiance.
— Nos soldats ne la suivront pas si tu n’es pas présent pour les diriger.
— Je peux venir, si ça peut vous aider, proposa Lara.
Les deux vampires la fixèrent d’un air sévère.
— Non. Tu restes ici.
Le ton décidé de mon futur mari la fit vite capituler. La princesse leva les
mains en signe de reddition et contempla à nouveau ses ongles parfaitement
manucurés, avachie sur son siège.
L’influence de Kiljan au sein de cette famille m’intriguait. Pourquoi tout
le monde semblait-il accorder autant d’importance à ce qu’il disait ? Le roi
n’était-il pas supposé être le dirigeant ? Alors, pourquoi laissait-il son fils
s’imposer de la sorte ?
— Ce plan me semble être le meilleur, lâcha enfin leur père.
— Tu surestimes Kiljan, comme d’habitude, cracha Johann.
Un sourire mauvais se dessina sur le visage du roi.
— Tu n’avais qu’à faire tes preuves en temps voulu, mon fils. En
attendant, tu écouteras ce que ton frère dit.
Que s’était-il donc passé pour que l’aîné soit autant décrédibilisé ? J’eus
de la peine pour lui. Il me rappelait moi face à mes parents. Je n’avais
jamais eu mon mot à dire dans toute cette histoire de pouvoirs. Seul mon
frère exerçait une certaine influence sur leurs décisions.
Fou de rage, le prince se leva bruyamment de son siège et quitta à son
tour la pièce. Ingrid me toisa méchamment et fit de même, suivie alors par
le blond susceptible.
Je soupirai, l’assiette vide et le ventre plein.
— Ils ont raison. Je vais être honnête avec vous, je ne sais pas si j’en
serai capable, lâchai-je. Je n’ai pas envie d’être une meurtrière.
Kiljan me lança un regard noir, les sourcils froncés.
— Et qu’en pense le vampire que tu as tué devant l’école ?
La culpabilité m’agrippa la gorge à m’en étouffer. Les souvenirs de cette
scène me polluèrent l’esprit à m’en donner la migraine.
Peinée plus que je ne l’aurais voulu, je baissai la tête et braquai mes
prunelles légèrement humides vers mes mains.
— C’était de l’autodéfense, marmonnai-je.
Le bruit d’un raclement de chaise contre le parquet me fit sursauter. Seth
quitta son siège, les joues écarlates tant il fulminait.
— Tu n’es qu’une sous-merde sans cœur. Comment peux-tu lui balancer
ça à la figure ? Putain de merde ! C’est de ta faute si elle se retrouve dans
cette position !
Le visage des vampires restants s’assombrit. Je me levai à mon tour,
prête à défendre mon frère au cas où cela dégénérerait. N’avait-il donc
aucun instinct de survie ? Insulter un prince dans son propre royaume était
une très mauvaise idée. Surtout en présence de son père, un roi aussi grand
et large qu’un ours.
— Et s’il lui arrive quelque chose ? Si un des soldats parvient à la tuer ?
Que feras-tu ? continua-t-il.
Kiljan garda une expression impassible, stoïque sur sa chaise.
— Ça n’arrivera pas. Mes soldats auront l’obligation de la protéger.
Seth ouvrit la bouche, l’air de vouloir riposter, mais ne répondit pas. Un
geste attira alors mon attention. Lara venait de discrètement poser sa main
sur celle de mon frère. Tiens donc. Avais-je loupé quelque chose
d’important pendant que je cuvais ?
Le roi finit aussi par se lever. Son imposante carrure me fit me sentir
minuscule.
— Vous décollerez dans trois jours. Trois avions seront à votre
disposition pour vous rendre en Roumanie. Lara, je te laisse prévenir ton
frère. Profitez de ces quelques jours pour vous reposer.
Ne resta alors que Kiljan, sa sœur, Ulrich, mon frère et moi.
Je levai un doigt, penaude, et braquai mes yeux sur le vampire bronzé.
— Dis-moi, où fais-tu tes UV ?
Chapitre 25

Je suis constituée de 1 % d’eau et 99 % d’humour.

La réunion terminée, je délaissai mon frère en compagnie de sa nouvelle


conquête et retournai dans le hall principal. Mon désir étant de rejoindre ma
chambre, je fis travailler ma mémoire et m’aventurai dans le labyrinthe de
couloirs.
Au bout de cinq minutes de recherche, je me fis une raison : j’étais
perdue. Encore.
Blasée, je capitulai et ouvris la porte la plus attrayante dans ce long
corridor. La chance voulut qu’une bibliothèque s’y cache derrière. Génial.
À défaut de pouvoir faire une sieste jusqu’au dîner, j’allais pouvoir me
renseigner un peu sur la prophétie dont m’avait parlé Johann.
Sans grande surprise, un nombre incalculable de bouquins s’alignaient
sur plusieurs étagères dispersées tout le long des murs bordeaux. Au centre,
six tables en bois permettaient aux lecteurs de s’y installer pour lire. Je
préférais néanmoins nettement les deux petits canapés en velours vert posés
à gauche de la salle. Grâce au plafond en verre, la vue imprenable sur le
lever du soleil apportait un incroyable bien-être. J’imaginais la sensation
que devait procurer une soirée hivernale dans cet endroit, à lire une
romance en dessous de cette baie vitrée enneigée.
En jetant un coup d’œil au rangement des œuvres, je compris rapidement
que celles-ci avaient été classées par ordre alphabétique. Je cherchai
d’abord à la lettre « p » pour « prophétie », en vain. Ce fut dans le rayon « l
» que le livre poussiéreux intitulé « légendes et croyances » attira mon
attention. Surtout, les mêmes runes que j’avais aperçues plus tôt dans la
salle à manger avaient été dessinées sur la couverture. Pas de doute, j’avais
trouvé ce qu’il me fallait.
— Excusez-moi, mademoiselle.
Mon cri de terreur résonna, suivi alors par le bruit du livre qui rencontra
le sol.
La surprise de cette intervention fut telle que je crus mourir d’une crise
cardiaque. Je plaçai une main sur mon palpitant, affolée, et me tournai vers
ma future victime.
Un type vêtu du même uniforme que les bonnes se tenait devant moi et
papillonnait exagérément des cils. Un humain.
— Je… Je… Navré… Je ne voulais pas vous faire peur. Je vous ai vue et
voulais simplement discuter avec vous.
Oui, juste à cause du charme qu’avaient les sorciers sur les humains du
sexe opposé. Je lâchai un long soupir de soulagement. Un instant, j’avais
cru avoir affaire à un autre de ces vampires fourbes. Ma jugulaire n’aurait
pas survécu.
— Pas de souci, l’excusai-je.
Il se baissa rapidement et ramassa le livre que je venais de faire tomber
pour me le rendre d’un geste timide. Je le récupérai avec un sourire mutin.
— Il est rare de voir des humains parmi les invités, continua-t-il.
— Et pas n’importe laquelle ! Vous avez vu ces biceps ?
Ma piètre imitation d’un bodybuilder le fit rire.
— Vous en avez probablement plus que moi.
Pas faux. Il ressemblait à une petite brindille fragile. Sa peau pâle et ses
cernes d’une légère nuance violette ressortaient davantage avec ses cheveux
noirs coupés court.
— J’adore vos cheveux d’ailleurs. Leur couleur est naturelle ?
— Eh oui, minaudai-je, toute fière. Vous voulez les toucher ? Les
vampires ont un après-shampoing du tonnerre !
— Je vous dérange ? éructa une tierce personne.
Encore lui ! Kiljan se déplaçait d’une façon si discrète qu’aucun de nous
deux ne l’avait entendu arriver. Le pauvre serviteur sursauta et trembla
comme une feuille à l’apparition du beau brun.
— Je… bégaya-t-il.
— Retournez donc à votre travail, lui ordonna le vampire.
Celui-ci ne se fit pas prier. Après une brève salutation dans ma direction,
le pauvre homme partit quasiment en courant de la bibliothèque. Je plaçai
mes mains derrière moi, les sourcils froncés, et foudroyai le tortionnaire du
regard.
— Il n’a rien fait de mal.
— Il n’est pas payé pour batifoler.
— Batifoler ? On discutait.
— Ce n’est pas ce que les battements de son cœur me révélaient.
Je manquai de m’étouffer avec ma salive.
— Et alors ? La drague est prohibée dans votre secte ?
Son rire arriva jusqu’à mes oreilles et réchauffa instantanément chaque
fibre de mon être. C’était de la triche ! Lui savait à quel point mon traître de
corps réagissait en sa présence. De mon côté, je n’avais que des pics
acerbes la journée et des regards suspects le soir.
Il s’approcha alors d’un pas lent, jusqu’à me coincer contre l’étagère
derrière moi. Je retins mon souffle.
— Pas quand la fille est déjà convoitée.
— Convoitée ? Moi ?
À nouveau, je vis cette lueur affamée dans ses yeux. Je crus défaillir sur
place.
— Tu bouquines ? me demanda-t-il en désignant d’un coup de tête le
livre caché dans mon dos.
— Quoi ?
— Le livre « légendes et croyances » que tu sembles vouloir me
dissimuler, insista-t-il en haussant malicieusement un sourcil.
Où était donc passé le Kiljan morose, que j’avais l’habitude de côtoyer ?
Ce Kiljan-là me grillait les neurones.
— Oh, ça. Je voulais juste me renseigner un peu.
Enfin, il s’éloigna de quelques pas et me permit de retrouver une
respiration correcte. Malgré le soulagement d’avoir regagné mon espace
vital, j’eus froid, dépourvue de son étonnante proximité.
— Et que souhaites-tu donc savoir ? Ça ne serait pas à propos des sottises
que t’a racontées Johann, par hasard ?
— Du tout. J’ai remarqué des runes dans votre salle à manger. Ça m’a
intriguée.
Il me fixa d’un œil méfiant, l’air de jauger la véracité de mes propos.
Je levai les yeux au ciel d’exaspération.
— Promis, juré, craché. Tu veux que je crache par terre ? Je peux, si c’est
ce que tu veux.
Je me raclai la gorge, prête à lui confirmer mes dires. Il secoua vivement
la tête.
— Non, c’est bon. Je te crois. Tu aurais très bien pu me demander à quoi
elles correspondent.
Je pouffai, mais cessai brusquement en voyant son expression sérieuse.
— Attends. Ce n’était pas une blague ?
— Du tout.
— Oh, je vois. C’est que tu n’es pas très loquace, mon cher Kiki.
Dans un soupir exagéré, dissimulant un sourire, le vampire se déplaça
trop rapidement pour que je ne puisse le voir et réapparut la seconde d’après
avec le livre dans les mains. Je me statufiai.
Il l’ouvrit alors et fit mine de le feuilleter, la tête baissée. J’en profitai
pour l’observer sans vergogne. Dans cet angle, ses cils paraissaient
beaucoup trop longs pour une personne de la gent masculine, de quoi m’en
rendre jalouse. Son nez droit et ses lèvres rosées sublimaient son visage aux
traits divinement sculptés. Comment un homme pouvait-il être aussi beau ?
C’était indécent !
— Tu veux savoir ce qu’elles signifient ?
— Quoi ? balbutiai-je, éjectée de mes pensées.
— Les runes. Celles dans la salle à manger.
— Ah, oui.
Il passa les pages du livre, concentré, avant de s’arrêter sur l’une d’elles
en particulier. Il tourna alors le bouquin vers moi pour me le montrer.
— Celle-ci, commença-t-il, se nomme Ægishjálmur, elle apporte
l’invincibilité lors d’une bataille.
Je fixai la rune qu’il me désignait du doigt. Elle ressemblait à un étrange
mélange entre une étoile et une boussole, se divisant en huit barres avec un
cercle en son centre. Effectivement, je l’avais bel et bien vue gravée sur une
des pierres.
— Óttastafur sert à faire peur aux ennemis, ajouta-t-il en me montrant
une deuxième.
Cette rune représentait une flèche incurvée. Je la trouvais tout de suite
jolie.
— Et enfin, Rosahringur minni. C’est la plus connue. Elle sert de
protection.
Celle-ci me parut beaucoup plus complexe que les deux autres. Trois
cercles se divisaient en plusieurs lignes, dont chacune possédait plusieurs
petits symboles sur toute la longueur.
Kiljan referma le livre.
— Les vampires de notre royaume ont pour tradition de se faire tatouer
une rune sur le corps.
Je haussai un sourcil, intriguée.
— Pourquoi ?
— Comme je te l’ai dit, c’est une tradition. La rune tatouée est censée
prendre vie quand on en a le plus besoin.
— Tu en as une ?
Il acquiesça d’un hochement de tête.
Avant que je ne lui demande quelle rune il s’était fait graver sur la peau,
le vampire recula davantage et commença à ôter sa veste. Je me figeai,
partagée entre la curiosité de découvrir son tatouage et celle de m’enfuir par
peur de ne plus pouvoir gérer mes émotions en sa présence. Quand il enleva
ensuite son tee-shirt noir, je manquai de fondre sur place.
J’avais oublié un instant à quel point il était bien foutu et à quel point je
pouvais le désirer.
L’apollon se tourna alors et me montra son dos, ainsi que la rune qui
sublimait chaque parcelle de sa peau immaculée.
Je m’approchai lentement, subjuguée, et posai ma main sur les quatre
traits symétriques, ornés de notes de musique, pour les effleurer. Kiljan
tressaillit à mon contact.
— C’est magnifique, murmurai-je, émerveillée. Qu’est-ce qu’elle signifie
?
Elle ne faisait pas partie des trois qu’il m’avait indiquées.
Le vampire se retourna alors pour me faire face. D’un bond, je reculai de
quelques centimètres. L’expression sur son visage me laissa pantoise.
Non, jamais je n’avais vu ce Kiljan-ci, les yeux brillants d’une faim si
féroce, si profonde, qu’elle me serra l’estomac et me fit remuer le cœur.
Mon désir pour lui vouait un dur combat contre la colère que je ressentais
à son égard, encore plus après cette maudite réunion et le comportement
qu’il avait eu tout du long. Mon corps n’attendait qu’une seule chose : qu’il
le touche. Mon cerveau, lui, souhaitait le réduire en cendres pour tous les
soucis qu’il me causait.
Kiljan ne me répondit pas, se contentant de m’observer longuement.
Après plusieurs interminables minutes, je lâchai enfin :
— Je ne sais pas si j’ai envie de te tuer ou de t’embrasser.
Un sourire en coin se dessina sur son visage aux traits parfaits. Cette
confiance qui émanait de lui me donnait des frissons à m’en piquer
l’épiderme. J’étais indéniablement attirée par lui, comme jamais je n’avais
été attirée par d’autres hommes. Et il le savait.
— Le choix ne dépend que de toi, rétorqua-t-il d’une voix plus rauque
qu’à la normale.
Mon cœur loupa un battement.
— Tu es injuste, grondai-je.
— La vie est injuste.
Ma raison continuait de me hurler dessus et de m’envoyer des signaux
d’alerte pour me rappeler que je jouais à un jeu dangereux. J’allais
forcément finir par regretter ce moment, cette tension entre nous que
j’appréciais beaucoup trop. J’allais forcément m’en vouloir de ressentir tout
ce désir pour lui. Pourtant, c’était incontrôlable. Trop fort pour que je puisse
y résister.
— Draumstafir. C’est le nom de la rune, me révéla-t-il alors.
J’eus peur de formuler la question qui me démangeait les lèvres tellement
son regard assombri par l’envie brûlait chaque parcelle de peau sur laquelle
il plantait ses yeux.
— À quoi sert-elle ?
Kiljan laissa planer un nouveau silence, avant de me répondre enfin :
— Pour rêver de ce que notre cœur désire.
Sa voix n’avait jamais été aussi grave qu’à cet instant.
— Et que désires-tu ?
Le vampire fondit sur moi et posa ses lèvres sur les miennes.
Chapitre 26

J’aime deux choses dans ce monde :


les hommes et la bière.

Mon sang bouillonna dans mes veines. Mon cœur implosa. Mon âme
s’illumina de mille feux.
Une éruption de sensations me submergea.
Au contact de son torse nu plaqué contre moi, j’eus l’impression de me
transformer en brasier. Ses mains glaciales enfouies sous mon tee-shirt
caressèrent le bas de mon dos et m’envoyèrent des décharges électriques
dans tout le corps. Je me cambrai sous lui, totalement enivrée par son odeur,
son contact. Plus rien n’existait autour de nous. Je me retrouvais ensevelie
par une vague de désir.
Ses crocs s’allongèrent et frôlèrent ma langue, telle une menace muette
me rappelant ô combien il pouvait être dangereux. Chaque parcelle de mon
être partit en combustion. Je ne contrôlais plus rien.
Le feu et la glace semblaient vouloir fusionner. La peau glaciale du
vampire tentait de refroidir la chaleur incandescente de la mienne. Nous
étions les opposés, inévitablement attirés l’un à l’autre comme des aimants.
Ses lèvres m’envoûtaient. Par la barbe de Merlin. Elles avaient un goût
encore plus sucré que la plus délicieuse des friandises. Une seconde à peine
et j’étais déjà accro.
Nous n’arrivions pas à nous séparer. Nos souffles saccadés se
mélangeaient tandis que nous continuions à nous embrasser collés l’un à
l’autre. Le grognement de plaisir qui s’échappa de sa bouche lorsque
j’agrippai ses cheveux détachés manqua de m’envoyer aux cieux. Ce baiser
révéla tous les non-dits, les secrets qu’il s’évertuait à garder, et me troubla
bien plus que je ne l’avais imaginé. Alors, quand sa main se faufila sous ma
cuisse pour la soulever et la plaquer contre sa hanche, je crus fléchir.
C’était trop. J’allais exploser.
Nous sortîmes de notre brouillard de caresses, soupirs et baisers, quand
Kiljan recula subitement d’un bond et lâcha un long râle de douleur.
Je me statufiai, les yeux braqués sur son torse brûlé.
Un seau d’eau en pleine tronche n’aurait pas eu autant d’effet que de
découvrir ses brûlures.
— Merde ! m’écriai-je.
D’énormes plaques écarlates maculaient son buste au teint diaphane. Je
foudroyai du regard mes mains fautives, intactes.
— Il faudrait apprendre à te contrôler, grommela-t-il d’une voix rauque.
— Autant investir dans une combinaison anti-feu. Ça prendrait moins de
temps.
Le vampire renfila son tee-shirt comme s’il ne venait pas d’être cramé au
deuxième degré, et comme si nous ne venions pas de nous rouler la plus
intense et grosse pelle de ma vie. Ce baiser m’avait ébranlée. Comment
pouvait-il se comporter si calmement ? J’étais au bord de l’évanouissement
!
Dans une démarche désespérée de paraître aussi sereine que lui, je mis
mes émois de côté et croisai les bras contre ma poitrine en fronçant les
sourcils.
— Il faudrait aller faire soigner ça, ajoutai-je.
— Et toi, tu devrais éteindre cette maudite lumière dans tes yeux. Je
n’arrive pas à réfléchir quand tu m’observes avec ce regard.
J’ouvris grand les yeux, étonnée.
— Ils sont allumés, là ?
Le vampire hocha la tête.
— Il faut que j’y aille. Évite de cramer la bibliothèque en mon absence.
Et sans un mot de plus, il tourna les talons et nous laissa seuls, mon désir
foudroyant et moi.
— C’est de ta faute si j’ai perdu le contrôle ! criai-je avant que la porte
ne se referme derrière lui.
Mince. Si j’avais su, j’aurais mâché dix chewing-gums avant de me faire
dévorer la bouche par le plus bel être que cette terre abritait. Avait-il senti le
goût des pancakes au sirop d’érable sur ma langue ?
Je détalai à mon tour de la salle, les jambes tremblantes, et déambulai
dans le château comme un zombie envoûté. Mon esprit ne cessa de se jouer
la scène, encore et encore, jusqu’à ce qu’une tignasse rousse croise mon
chemin et m’interpelle. Je sortis de mes pensées et me figeai. Nous étions
dans le couloir de nos chambres. J’avais réussi !
Seth me fixait depuis le pas de sa porte, les sourcils arqués.
— Je te cherchais.
— Oui, moi aussi, lui répondis-je.
C’était faux, mais peut-être ne s’attarderait-il pas sur ce sourire béat dont
mon visage n’arrivait pas à se départir.
— Je voulais discuter avec toi du départ en Roumanie, continua-t-il.
Je le rejoignis jusqu’aux deux portes disposées l’une face à l’autre et
ouvris celle de ma chambre.
— Chut, pas ici ! Les murs ont des oreilles…
— Qu’est-ce que…
Je ne le laissai pas terminer sa phrase et lui attrapai la main pour
l’entraîner dans mon antre. Après avoir difficilement retiré mes bottines que
je jetai au loin, je sautai d’un bond sur le lit à baldaquin et écartai mes bras
et mes jambes. Un soupir d’allégresse s’échappa d’entre mes lèvres.
— Tu vas rester ici, c’est ça ? lâchai-je alors.
Je n’eus pas besoin de quitter le plafond du regard pour savoir qu’il
venait de se raidir.
— Je ne veux pas que tu y ailles.
— C’est trop tard pour ça, Seth.
— Tu ne survivras pas à ce combat.
Je me redressai en position assise, passablement agacée.
— Bonjour la confiance, crachai-je.
Lui non plus ne semblait pas très réjoui par cette conversation. La belle
affaire ! C’était ma vie qui était en jeu, et non la sienne. C’était moi qui
étais considérée comme une anomalie. Je commençais à en avoir marre de
toutes ces remontrances.
— Si ce n’est pas les vampires qui auront ta peau, alors ce sera la
Confrérie, continua-t-il. Rentrons à Chicago, Aliénor. Je t’en supplie.
— Et quoi ? Je rentre pour reprendre ma petite vie ? Faire comme si je
n’étais pas une cocotte-minute prête à exploser à tout moment ? Papa le
saura, et il ne sera pas aussi clément cette fois-ci. Est-ce que tu penses que
j’ai le choix ? Je n’ai jamais eu mon mot à dire dans toute cette histoire !
Arrête de m’infantiliser, bordel !
— Alors, arrête de te conduire comme une enfant !
Je bondis hors du lit, folle de rage, et me rendis jusqu’à lui pour le
frapper. Celui-ci posa ses mains sur ma tête et me maintint à distance, ce
qui m’énerva encore plus.
— Je te déteste ! criai-je.
— Et moi, je t’aime. Ali, s’il te plaît.
Les larmes coulèrent sur mes joues. À cran, je reculai d’un pas et lui
tournai le dos.
— Tu n’as pas besoin de me faire culpabiliser plus, réussis-je à dire entre
deux reniflements.
— Je ne veux pas venir en Roumanie.
— Je sais.
— Parce que je n’ai pas envie d’être une faiblesse pour toi.
— Je sais.
— Ils pourraient m’utiliser contre toi. Je suis trop faible pour me
défendre.
— Tu n’es pas faible.
— Face à des vampires, si.
— Alors, fais-moi confiance. Ma participation à cette guerre n’est peut-
être pas une si mauvaise idée finalement. Je sens que je suis à deux doigts
d’imploser, Seth. Je ne peux plus rester autant de temps sans me libérer de
cette surcharge de pouvoirs. Et au moins, là-bas, je pourrais décharger toute
cette puissance qui me ronge de l’intérieur. Pour ce qui est de ma culpabilité
après, j’en ferai mon affaire.
— J’ai peur… marmonna-t-il. Et je m’en veux tellement que toute cette
merde t’arrive à toi. Si j’avais pu…
— Je sais. Si tu avais pu, tu aurais récupéré mes pouvoirs. Mais c’est
impossible, alors, faisons avec.
Mon jumeau lâcha un long soupir et passa une main sur son visage pour
tenter d’y enlever la rigidité de ses traits.
— Je me hais d’être aussi inutile. Et si la Confrérie débarque en
Roumanie et ne me voit pas sur place ? Ils vont tout de suite comprendre
que tu es celle qui a hérité des pouvoirs.
— Aux dernières nouvelles, aucun d’eux n’a le pouvoir de téléportation.
Nous serons revenus en Angleterre avant même qu’ils arrivent en
Roumanie.
Mon argument sembla le satisfaire. La mine attristée, mon frère tendit les
bras pour que j’y vienne me réfugier. Ce que je fis. Je l’enlaçai, la tête
posée sur son torse.
— Il faudra profiter de ces trois jours pour t’entraîner.
— C’était prévu, mais tu ne seras pas convié. Je n’ai pas envie de prendre
le risque que tu sois blessé.
Seth ne répliqua pas, me laissant comprendre qu’il acceptait ma
condition.
— Qui choisirais-tu entre Phoebe et Lara ?
Ma question le surprit. Je l’entendis hoqueter, puis grommeler dans sa
barbe.
— Ce n’était qu’une histoire d’un soir avec Phoebe. Il n’y a rien entre
nous.
— Et Lara ?
— Elle me plaît.
— Tu fais chier, Seth. Tu le sais, ça ?
— Mais, je suis ton frère préféré.
Un sourire timide naquit sur mes lèvres.
Depuis notre enfance, j’adorais lui répéter que j’étais sa sœur préférée.
Lui prenait alors un malin plaisir à me rappeler que j’étais son unique sœur,
qu’il n’y avait que moi dans son cœur.
— Il n’y a que toi, marmonnai-je.
Chapitre 27

Le sarcasme est juste l’un de mes nombreux talents.

Seth et moi décidâmes donc qu’il resterait en Islande en attendant mon


retour. Nous n’avions aucune envie de prendre le risque qu’il soit attaqué
par les vampires du royaume de Roumanie. Si le plan de Kiljan se déroulait
comme prévu, nous serions de retour en Islande, puis en Angleterre, avant
même que la Confrérie n’apprenne pour moi.
Seth retourna alors vaquer à ses occupations – qui devaient sûrement
inclure Lara – et me laissa seule dans ma chambre.
Avant de dédier tout mon dernier temps libre à mon entraînement, je
profitai de l’énorme baignoire à remous disposée dans la pièce attenante et
n’en sortis qu’une fois que ma peau commençait à ressembler à une momie
fondue. Une fois propre, le besoin de prendre l’air se fit pressant.
Nous partions dans trois jours pour la Roumanie. Trois jours, avant que
ma vie ne bascule à tout jamais.
Ma raison et mon cœur n’arrivaient toujours pas à se mettre d’accord,
malgré le fougueux baiser que Kiljan et moi avions partagé. D’un côté, je le
haïssais pour ce qu’il me forçait à faire : participer à un massacre. Je
comprenais ses motivations, cela dit. Il voulait sauver sa famille à tout prix
et n’hésitait pas à utiliser les grands moyens lorsqu’une occasion se
présentait à lui. Moi. Celle qui pouvait faire pencher la balance dans cette
guerre pourtant quasi gagnée par les vampires roumains.
Juste, je n’aimais pas les méthodes qu’il employait pour me faire céder.
Certes, je ne l’aurais peut-être pas aidé s’il me l’avait gentiment demandé,
mais cela n’enlevait rien au fait qu’il ne me laissait pas le choix. J’étais
obligée de tuer, au risque de mettre ma famille en péril.
Sa famille contre la mienne.
Et, dans un sens, j’aurais fait la même chose que lui si j’avais été à sa
place. Voilà pourquoi je ne pouvais me contraindre à le haïr. Parce que lui
comme moi étions prêts à tout pour sauver ceux que nous chérissions.
Je ne le désirais qu’encore plus.

Les mains dans les poches de l’énorme doudoune dénichée par les
servantes, je vagabondai dans les jardins du palais. Il faisait bien plus froid
que la veille, et le ciel blanc annonçait une chute imminente de flocons.
L’herbe parfaitement tondue commençait à geler et craquait sous la semelle
de mes bottines, ce qui créait un son plutôt agréable dans ce silence
environnant.
Je continuai de marcher, observant sur mon chemin les buissons taillés
dans des formes géométriques. Au bout de quelques mètres, au détour du
sentier, je tombai sur une petite place de graviers sur laquelle deux bancs
avaient été installés face à un petit cours d’eau. Je m’assis sur l’un d’eux et
grommelai une injure quand mes fesses s’humidifièrent au contact du gel
incrusté dans le bois. Je sortis mes mains frigorifiées et les réchauffai en
créant une petite flamme dans mes paumes.
— C’est plutôt pratique.
Mes fesses se soulevèrent dans mon sursaut. Qu’avaient donc ces foutus
vampires à surgir de nulle part !
Mon râle de mécontentement amusa Lara, qui ricana en s’installant à côté
de moi. Sa tenue attira mon regard. Elle portait une robe noire à manches
courtes qui lui arrivait au-dessus des genoux.
— Parle pour toi. Tu ne ressens pas une once de cette brise glaciale. Je
ressemble à Baymax dans ma doudoune.
Elle haussa un sourcil, l’air perdue.
— Baymax ?
— Tu sais, le gros bonhomme blanc du film Disney qui… Laisse tomber.
Vous avez Netflix au moins chez vous, rassure-moi ?
La jolie brune secoua la tête.
— Instagram ? Facebook ?
— Rien de tout ça.
— L’horreur ! Qu’est-ce que vous faites de vos journées ? Ce n’est pas
possible ! Vous avez soixante ans ou quoi ?
— Deux cent vingt-six, en réalité.
Je me figeai, bouche bée. Deux cents… Quoi ? Les yeux plissés, je la
dévisageai sans aucune once de honte. Ses longs cheveux bruns ondulés
encadraient un visage parfait dépourvu de la moindre ride. Son regard
noisette pétillait d’une jeunesse que les vieux n’avaient plus. Comment
faisait-elle pour être si pimpante en étant si âgée ?
J’en étais certaine à présent : j’étais née dans la mauvaise famille.
— Johann en a trois cent dix et Kiljan, deux cent cinquante-deux,
continua-t-elle.
J’allais faire une syncope. Un pépé m’avait roulé une pelle ? Il fallait me
prévenir avant de me révéler de telles informations !
— Mais… balbutiai-je.
— Oui, ça ne se voit pas comme ça. Nous avons été des enfants, tu sais.
À partir de dix-huit ans, nous pouvons choisir de figer notre apparence à
l’âge que nous le souhaitons. Si l’un des nôtres veut avoir l’air plus âgé, il
devra attendre sa quarantaine pour arrêter le processus de vieillissement.
J’ai bloqué mon apparence à l’âge de vingt-quatre ans.
— Tu ne te comportes pas comme une vieille, ronchonnai-je,
complètement jalouse.
Celle-ci rit à nouveau de ce son cristallin.
— Merci. On devient vite blasé avec les années. J’essaie de me trouver
des occupations pour ne pas sombrer dans la folie, comme certains.
— Comme Kiljan ? Parce qu’il a l’air vraiment fou, si tu veux mon avis.
— Kiljan est le plus lucide de nous tous.
Ce fut à mon tour de rire. Lucide ? Lui ? Oui, bon, peut-être. Mais ce
n’était pas le premier mot qui me venait à l’esprit quand je pensais à lui.
Bougon, insolent, cruel le décrivaient mieux. Ou sexy, beau, à tomber par
terre, divin…
— Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu avec autant de fougue,
lâcha-t-elle, adossée au banc et la tête levée vers le ciel.
Je calquai ma position à la sienne et braquai mon regard dans la même
direction. Des nuages gris commençaient à pointer le bout de leur nez.
— Les effets de la guerre à venir, sûrement, supposai-je.
Elle posa ses yeux chargés d’amusement sur moi. Je haussai un sourcil,
intriguée.
— Oui, la guerre… Je pensais plutôt à une certaine rouquine.
— Seth ? Il n’aimerait sûrement pas qu’on l’appelle « la rouquine », mais
je retiens ce surnom. Ça me servira le jour où je voudrais le foutre en rogne.
Tout en se levant, la jolie vampire partit dans un rire silencieux. Elle
secoua alors la tête, le sourire aux lèvres.
— Tu es un sacré numéro. Je comprends pourquoi tu le rends fou.
J’esquissai à mon tour un sourire mutin, les jambes croisées de façon
nonchalante.
— C’est un don inné.
— Ton frère me plaît beaucoup. Je tenais à te le dire.
Changement de sujet. OK. Je sautai hors du banc et atterris fermement
sur mes deux pieds, les bras écartés. Nous marchâmes alors en direction du
palais.
— Tu lui plais aussi, je crois, pour une vieille.
Son coup de coude placé dans les côtes m’arracha un grognement.
— On ne frappe pas les plus jeunes, râlai-je. C’est de la triche.
— Ça ne compte pas quand ladite plus jeune est capable de me réduire en
cendres à la seconde.
Je fis la moue et haussai les épaules.
— Pas faux.
Enfin, nous arrivâmes au palais. Un frisson dévala mon dos quand nous
pénétrâmes dans le hall chauffé. Lara me laissa alors et se rendit en
direction des escaliers. Avant de gravir la première marche, celle-ci se
tourna vers moi et ajouta : — Fais attention à toi, Aliénor. Ces vampires
sont fourbes et prêts à tout pour nous anéantir ma famille et moi. Nous
avons besoin de toi, mais pas au détriment de ta vie. Au moindre danger, tu
t’enfuis.
Je me retins de lui dire que je n’allais pas courir bien loin face à une
horde de vampires capables de se déplacer cent fois plus vite que moi.
De nouveau seule, je retournai dans ma chambre sans me perdre cette
fois-ci.
Kiljan se tenait à côté de la porte, adossé nonchalamment au mur, les
mains enfouies dans les poches de son jean.
Mon cœur fit un looping dans ma cage thoracique.
— Comme on se retrouve, lançai-je en pénétrant dans mon antre.
Tout en enlevant mon manteau et mes chaussures, je tentai d’ignorer le
vampire qui venait d’entrer à son tour en refermant la porte derrière lui.
— Tu souhaites quelque chose ? m’enquis-je en me retournant pour voir
ce qu’il tramait.
Mon nez buta alors contre un torse plus solide que du roc. Je me figeai.
Proche. Il était trop proche.
Mes genoux se mirent à s’entrechoquer quand il amena un doigt sous
mon menton pour lever ma tête. Nos regards se verrouillèrent l’un à l’autre.
Le temps se suspendit.
— Tes yeux s’enflamment. Encore.
Je n’eus pas l’occasion de lui répondre qu’il m’embrassait de nouveau.
Chapitre 28

La vie est courte, souris tant que tu as encore des dents.

Ses lèvres collées aux miennes, Kiljan faufila une de ses mains sous mon
tee-shirt et la fit remonter le long de mon dos. Je me cambrai sous sa
caresse et frissonnai au contact de sa peau glaciale. Sa deuxième main, elle,
m’enserra la hanche dans un geste possessif qui manqua de me faire perdre
la tête. Sans rompre notre baiser, il s’avança de quelques pas et me fit
reculer jusqu’au pied du lit. Nous nous détachâmes alors l’un de l’autre
lorsqu’il me poussa légèrement pour me faire tomber sur le matelas.
— Je suis morte, c’est ça ? Tout ça n’est pas réel, bégayai-je.
Le vampire posa un genou à côté de moi et me surplomba de toute sa
hauteur. Sa beauté n’égalait aucune autre. Dans cet angle, il semblait
presque divin. Ses cheveux à la couleur de jais encadraient son magnifique
visage et ses yeux diaboliquement sombres me fixaient avec une envie si
forte qu’elle me paralysa.
— Je n’ai pas pour habitude d’embrasser les mortes, grogna-t-il d’un
timbre éraillé qui manqua de me faire défaillir.
— C’est rassurant.
Je n’arrivais pas à bouger, allongée sur ce foutu lit. Et encore moins
quand il s’approcha et déplaça ses lèvres près de mon ventre partiellement
dénudé.
Un feu naquit à l’intérieur de mes entrailles quand il y déposa un baiser.
— Kiljan, soupirai-je.
Le vampire se moqua de ma voix suppliante et continua d’embrasser ma
peau en remontant lentement vers ma poitrine.
— Ta peau est si chaude, ronronna-t-il.
— Oui. Je crois que je vais bouillir. Sérieusement. Ça chauffe vraiment
là-dedans.
Il ricana contre mon épaule qu’il venait d’atteindre et m’envoya des
frissons dans tout le corps. Allais-je survivre à ce qui allait se passer ? Pas
sûr. Après la scène dans la bibliothèque, je redoutais de perdre davantage le
contrôle de mes pouvoirs et de le carboniser sur place.
— Tu as acheté…
Le vampire se glissa dans mon cou qu’il s’amusa à mordiller avec ses
longues canines. Mes neurones grillèrent instantanément. Je m’égarai dans
mes pensées et ne pus retenir le gémissement qui s’échappa de ma bouche
entre-ouverte. Ma réaction le fit grogner de satisfaction.
— … une combinaison anti-feu ? réussis-je à terminer.
Un froid mordant me happa. Alerte, je rouvris les yeux et le découvris
redressé sur les genoux.
Lentement, sous mon regard avide, il ôta son tee-shirt.
Les brûlures avaient disparu.
— Je survivrai.
Son air arrogant m’agaça autant qu’il m’émoustilla. Oui, il survivrait.
Mais, pas moi. Ce type allait m’achever s’il continuait sur ce chemin-là.
Torse nu, il revint alors vers moi et approcha son visage jusqu’à se
retrouver à un centimètre du mien. Je pouvais sentir la fraîcheur de ses
lèvres contre ma joue sans qu’elles me touchent. Il s’avança davantage,
jusqu’à ce que son nez frôle le mien et que ses cheveux viennent me
caresser les pommettes.
— Pourquoi ton insolence me rend-elle aussi fou ?
Sa langue titilla le coin de ma lèvre. Je fermai les yeux, submergée par
les sensations qu’il me procurait. Comment réussissait-il à me rendre si
avide de lui ? Je me donnais l’impression d’être une vierge effarouchée en
sa présence. Chaque toucher, chaque frôlement, déclenchait en moi un
tsunami de désir. Et je m’y noyais à chaque fois.
— Comment fais-tu pour hanter à ce point mes pensées ?
Sa loquacité me surprenait autant qu’elle me plaisait, comme s’il profitait
de ce moment pour me livrer une infime partie du mystère qu’il était.
— Regarde-moi.
Son ton autoritaire me força à lui obéir. J’ouvris les yeux et fus captivée
par cet abîme qu’étaient ses iris.
La faim se lisait dans son regard. Une faim puissante, terrifiante, mais si
grisante.
— Je pourrais te dévorer, là, maintenant, murmura-t-il.
Tout en me parlant, sa main se posa sur mon ventre et l’effleura
lentement avant de descendre dangereusement plus bas. Mon corps s’arc-
bouta.
Trop. Je n’en pouvais plus.
Dans un geste impulsif, je crochetai mes bras autour de sa nuque et le
ramenai à moi pour sceller mes lèvres aux siennes.
Le décor disparut. Il n’y avait que lui. Partout. Nulle part. Je répétai son
nom. Encore et encore. Nos vêtements se volatilisèrent. La terre se déroba
sous nos corps entremêlés. Ses crocs mordillèrent. Mes flammes dansèrent.
J’eus chaud. Froid. Je me consumai, obsédée par chaque râle, chaque baiser,
chaque sensation.
Je me perdis. Je lui donnai tout.
Il répéta mon nom comme une prière. Il me toucha comme l’objet le plus
précieux qu’il eut entre les mains. Si prévenant et si fougueux que j’eus
peur de ce que je ressentais pour lui.
Je ne voyais plus rien, hormis ces flammes qui ondulaient sous mes
paupières. L’odeur de nos effluves mélangés me fit fléchir. Le sang dans
mes veines s’enflamma petit à petit, réveillant mes pouvoirs qui coulèrent
jusqu’aux paumes de mes mains.
Ses muscles bougèrent au gré de ses mouvements parfaitement maîtrisés.
Son souffle caressa mon épiderme à chaque mot islandais qu’il me
chuchotait.
Alors il me mordit le cou. Ce geste possessif rompit mes dernières
rambardes. Je lâchai prise et criai son nom.

Immobile, les yeux clos, j’attendis bêtement que quelque chose se produise,
que l’un de nous deux parle. Ce fut la curiosité de découvrir ce que Kiljan
tramait qui me força à les ouvrir.
Celui-ci se trouvait juste à côté de moi, allongé sur le côté et la tête posée
dans le creux de sa main. Ses prunelles sombres se verrouillèrent aux
miennes.
— Euh, salut, balbutiai-je.
Son sourire en coin fut son unique réponse.
Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Il fait frais, tu ne trouves pas ? Il va sûrement neiger demain. Il
faudrait prévoir un gros manteau et…
— Tu souhaites vraiment parler de la météo ? me coupa-t-il.
Je me tournai vers lui et calquai ma position à la sienne.
— Pourquoi ? Tu as d’autres sujets en tête ? m’enquis-je, la bouche en
cœur.
— Hum.
— Ça ne serait pas en rapport avec ce que nous venons de faire, par
hasard ?
— Hum.
Je posai une main sur la marque douloureuse dans mon cou. Celle de sa
morsure. Il avait osé me mordre !
— Est-ce que je vais me transformer ?
L’amusement pétilla dans ses yeux.
Il n’y avait rien de comique dans cette situation : nous deux dénudés et
en partie cachés sous la couette parsemée de trous brunis. Une odeur de
fumée planait autour de nous, provenant sûrement des quelques
débordements de mes pouvoirs. L’état pitoyable du drap m’inquiétait quant
à celui de la chambre.
— Pas que je sache, non.
Je me figeai, les yeux grands ouverts.
— Attends. Parce que tu n’en es pas certain ?
Il fronça les sourcils et plaça une main sur son menton, l’air de
faussement réfléchir.
— Je n’ai jamais mordu d’humaine, donc je n’ai aucun moyen de
comparaison. Mais d’après ce qu’on m’a dit, tu ne crains rien tant que je ne
désire pas te transformer.
— Tu n’as jamais mordu une seule petite humaine en deux cent
cinquante-deux ans d’existence ? Quel honneur ! minaudai-je, le sourire aux
lèvres.
La surprise étira ses traits.
— Comment tu…
— Je dois vraiment te faire beaucoup d’effets pour que tu craques après
tout ce temps. Ce sont mes cheveux roux, c’est ça ? Je savais qu’ils me
serviraient à quelque chose !
Le vampire plissa les yeux dans une grimace suspicieuse et approcha une
de ses mains vers ma tignasse. Il y glissa l’une de mes longues mèches qu’il
amena près de son nez.
— Tu sens la vanille. C’est ce qui m’a le plus attiré chez toi la première
fois que je t’ai vue.
— Tu parles de la fois où tu m’as traitée comme ton chien ? Cette fois-là
?
— Tu contrecarrais mes plans.
— En quoi je les contrecarrais ? Tu ne savais même pas qui j’étais,
bougonnai-je.
— Tu me plais. C’est suffisant pour me mettre des bâtons dans les roues.
Je plissai à mon tour les yeux, méfiante.
— Et comment se fait-il qu’un prince vampire bosse en tant que prof
dans un lycée pour surnaturels ? Tu ne devrais pas être au château en train
de faire des… trucs de prince ?
Le vampire entortilla ma mèche rousse autour de son index et garda ses
yeux rivés dessus. Il semblait pensif, voire nostalgique. Je haussai les
sourcils, dans l’attente d’une réponse.
— Ça, je ne peux pas te le dire.
Je me figeai, pas très ravie par sa réaction. Kiljan le remarqua et relâcha
mes cheveux pour sortir du lit dans un soupir. Son fessier à tomber par terre
se rendit alors jusqu’à la pile de fringues amassée plus loin.
Tout en se rhabillant, il se tourna vers moi.
— Je commence à ne plus vouloir t’embarquer dans cette guerre,
grommela-t-il.
Je ne répondis pas et le regardai quitter la chambre.
Chapitre 29

Mon pouvoir ? Faire disparaître le chocolat !

L’état de la chambre me stupéfia.


Une fois Kiljan parti et l’euphorie passée, je réalisai à quel point la pièce
avait été saccagée. Les rideaux fins étaient recouverts de cendres, le parquet
en bois s’effritait à divers endroits et le papier peint jadis rose pâle virait
vers une couleur rouille cramoisie. Le pire restait néanmoins les meubles.
Tous étaient en partie carbonisés.
Comment avais-je fait pour ne pas me rendre compte de l’ampleur des
dégâts ? Surtout, comment avais-je pu ruiner à ce point la chambre sans
qu’elle ne prenne littéralement feu ? Sans que Kiljan soit touché par mes
flammes ?
La servante Gilda allait me trucider. Je redoutais sa réaction en
découvrant le massacre, armée de son satané mètre.
Je me dépêchai donc de me rhabiller et m’enfuis illico presto de la pièce.
Avec un peu de chance, les bonnes penseraient peut-être à une explosion du
radiateur défaillant. Oui ! Cette excuse pouvait fonctionner. Il ne me
manquait plus qu’à trouver un alibi.
Et puisque j’étais particulièrement chanceuse aujourd’hui, je tombai nez
à nez avec Seth et Lara, qui discutaient près des portes de la salle de
réception. Je terminai ma course jusqu’à eux, essoufflée.
— Il y a un souci ? s’inquiéta mon frère.
J’attendis de retrouver un semblant de rythme cardiaque pour lui
répondre, penchée vers l’avant et les mains appuyées sur mes cuisses.
— Si Gilda me cherche, dites-lui que je suis malade, les prévins-je en
toussant.
— Qui est Gilda ? renchérit-il, perdu.
— L’une de nos gouvernantes, l’éclaira Lara. Qu’est-ce que tu as…
La vampire se tut, trop occupée à utiliser ses foutus dons surnaturels pour
écouter le raffut qui résonnait au loin. Merde.
Elle braqua ses yeux écarquillés sur moi.
— Tu as brûlé la chambre ? s’écria-t-elle.
Mon frère se statufia, la bouche ouverte de surprise.
— Non ! C’est le radiateur ! Si vous l’allumiez plus souvent, nous n’en
serions pas là.
Aux regards que les deux me lancèrent, ils ne me croyaient pas pour un
sou.
— Le radiateur a aussi cramé ta culotte ? Parce que Gilda vient tout juste
de la trouver près de ton lit, continua Lara.
Double merde ! Comment avais-je pu oublier cette pièce à conviction ?
Quelle débutante ! Paniquée, je cherchai désespérément une échappatoire
en tournoyant sur place. Kiljan apparut au détour d’un couloir. Mon sauveur
!
— Kiki ! le hélai-je. Viens voir !
Dans un soupir, celui-ci nous rejoignit. J’eus du mal à réfréner le flot
d’images qui affluèrent dans ma tête en le revoyant. Des images pas très
catholiques. J’eus chaud, tout d’un coup. Et le voir avec son chignon et
cette démarche nonchalante, mains enfouies dans les poches, ne m’aida pas
à me sentir mieux. Il irradiait d’érotisme sans même le vouloir.
— Dis-leur que j’étais malade et que ce n’est pas moi qui ai massacré la
chambre, roucoulai-je, la bouche en cœur.
Il braqua ses iris sombres sur moi et mon air de chien battu, puis sur les
deux autres à la mine suspicieuse.
— Ce n’est pas Aliénor qui a provoqué cela.
Je lâchai un long soupir de soulagement.
— C’est moi qui l’ai provoqué en couchant avec elle.
Je me frappai le visage avec ma main, exaspérée. Par la barbe de Merlin.
Le sourire sournois du vampire me donna la folle envie de l’étrangler.
Avant que je ne le crame sur place, il s’en alla en nous adressant un signe de
la main et me laissa seule avec mon frère qui semblait au bord de la
syncope. Lara, elle, n’avait pas l’air plus étonnée que cela. La princesse
était plus perspicace que mon jumeau. Heureusement que les créatures de la
nuit avaient pris l’habitude de ne pas écouter aux portes, sinon la moitié du
château aurait su pour Kiljan et moi.
— Tu as couché avec lui ? fulmina-t-il. Avec celui qui te menace et te
force à participer à une guerre ? Ali ! Putain !
J’amenai mes mains sur les hanches, les sourcils froncés.
— Tu couches bien avec la sœur de celui qui me menace et qui me force
à participer à une guerre.
La vampire pouffa et me désigna du doigt.
— Un point pour la demoiselle. Je vous laisse, on se revoit pour le dîner.
Nous nous retrouvâmes donc tous les deux, dans cette immense entrée. Je
sortis mon téléphone de la poche de mon jean et lançai un coup d’œil à
l’heure. Quinze heures. On avait de la marge d’ici le repas.
— Ça te dit de… commença Seth.
— Mademoiselle Nokwell ! hurla alors une voix terrifiante.
Des sueurs froides coulèrent le long de mon dos. Non ! Pas elle ! Je jetai
une brève œillade au troll qui marchait d’un pas furieux vers moi, puis
reposai mes yeux paniqués sur mon frère.
— Il faut que j’y aille ! lui lançai-je en repartant en courant.
— Revenez ! Mademoiselle Nokwell ! me cria Gilda en trottinant
derrière moi.
— Je suis trop jeune pour mourir !
Je réussis à la semer au bout de plusieurs minutes à sprinter de couloir en
couloir, et ne m’arrêtai que lorsque mes poumons me supplièrent de cesser
cette torture, au bord de la rupture. Évidemment, je m’étais encore perdue
dans cet immense château.
— Ça va devenir une habitude, pouffa une voix masculine.
J’attendis quelques secondes supplémentaires que ma respiration
redevienne normale et dressai deux doigts en l’air pour saluer Johann.
— Je te dérange dans ton sport, peut-être ?
— J’adore courir, gazouillai-je. C’est très bon pour la masse osseuse.
— Tu m’as plutôt l’air d’être sur le point de mourir, si tu veux mon avis.
Je me redressai et fis craquer mon dos en m’étirant vers l’arrière.
— Ça va déjà mieux. Dis-moi, sais-tu où je pourrais trouver du réseau ?
Le vampire papillonna des paupières, perdu.
— Du réseau ?
J’extirpai mon téléphone de la poche et le dressai en l’air. Toujours
aucune barre.
— Oui, pour appeler ma meilleure amie.
— Oh. Nous avons un téléphone fixe dans la bibliothèque.
Ma bouche manqua de toucher le sol de béatitude.
— C’est pire que le Moyen-Âge ici !
Bougonne, j’opérais un demi-tour pour retrouver le hall et me figeai à la
première intersection au bout du couloir. Le vampire n’avait pas bougé d’un
poil.
— Tu pourrais m’y conduire ? Je suis perdue.
Il me rejoignit en riant et me dépassa pour me guider. Le trajet jusqu’à la
bibliothèque se passa alors dans un silence absolu. Tout du long, j’observai
ses larges épaules bouger au gré de ses pas. Il se déplaçait avec tant
d’aisance qu’il semblait flotter, au point où je dus fixer ses pieds au moins
une dizaine de fois pour m’assurer qu’ils étaient bien cloués au sol. Ses
cheveux châtains brillaient sous les plafonniers aux lumières tamisées et lui
donnaient une vraie allure princière. Plus que Kiljan et son style de biker
sexy, en tout cas.
Le silence perdura, encore et encore.
Quand nous arrivâmes enfin face à la porte reconnaissable de la
bibliothèque, je me carapatai presque pour mettre fin à cette angoisse.
— Merci ! balbutiai-je. On se revoit au dîner ? Salut !
Le vampire n’eut pas le temps de me répondre que déjà je m’engouffrai
dans la pièce.
Effectivement, un téléphone fixe se trouvait bel et bien ici. Je trottinai
d’un pas joyeux jusqu’à lui, posé juste à côté des deux canapés en velours
vert, et composai le numéro de ma meilleure amie une fois le combiné dans
la main. Celle-ci décrocha au bout de deux tonalités.
— Qui ose m’appeler à huit heures du matin un samedi ? grogna Phoebe.
— Le père Noël !
— Ali ? C’est bien toi ? Il faut que tu rentres tout de suite ! La Confrérie
te cherche !
Chapitre 30

Désolée, je suis en retard.


Je n’avais pas envie de venir.

— La Confrérie me cherche ? demandai-je, interloquée.


Cette histoire sentait très mauvais. Assise sur l’un des deux canapés, je
crus fusionner avec le dossier tant je m’étais affalée dessus.
— Ils sont venus me voir à la boutique pour savoir où tu étais. J’imagine
qu’ils ont aussi rendu visite à tes parents.
Ma respiration se coupa. Cet aveu me terrifia. Phoebe ne le savait
probablement pas, et ne s’en rendait pas compte, mais elle avait encouru un
énorme risque en se retrouvant avec les quatre sorciers. Ils méprisaient
tellement les humains qu’ils auraient pu la tuer en plein milieu de la
boutique juste pour un mot de travers. Qu’elle soit encore en vie relevait du
miracle. La culpabilité me terrassa alors. Ma meilleure amie aurait pu
mourir par ma faute, parce qu’elle me connaissait.
— Tu vas bien ? Ils ne t’ont rien fait ? demandai-je enfin.
— Je vais bien. Ils m’ont juste posé une question puis sont partis comme
si de rien n’était. Il y avait du monde à la boutique, ça a dû jouer en ma
faveur. Je t’avoue qu’ils m’ont filé les chocottes, surtout le blond. Il est
effrayant. Attends ! Tu crois qu’ils ont lu dans mes pensées ? C’est possible,
ça ?
Je m’échouai un peu plus sur le sofa et soupirai longuement. Silver
Ivano, le blond dont parlait Phoebe, terrorisait quiconque croisait son
chemin.
— Ce n’est pas dans leurs cordes, non, la rassurai-je.
— Tant mieux ! Parce que je ne me sentais pas très bien en leur présence,
comme s’ils m’avaient hypnotisée. Après réflexion, j’ai pensé qu’ils
m’avaient peut-être fait quelque chose.
— Tu étais hypnotisée, lui dévoilai-je. Sauf que tu aurais dû être
subjuguée, pas effrayée.
Ma meilleure amie hoqueta de stupeur.
— Mais oui ! J’aurais dû les trouver magnifiques et baver devant eux,
comme les hommes le font avec toi ! Pourquoi ça n’a pas marché sur moi
dans ce cas ?
Pour le coup, je séchais. Le charme des sorciers n’avait peut-être pas
fonctionné sur elle parce qu’elle savait pour notre monde. Les humains
étaient particulièrement doués pour ne rien voir. Ils vivaient parmi diverses
créatures, certaines plus dangereuses que d’autres, et s’évertuaient à ne rien
discerner. C’était juste sous leur nez pourtant ! Phoebe, elle, avait ouvert les
yeux. Je lui avais ouvert les yeux. L’envoûtement ne devait donc pas agir
sur eux, les voyants.
Tout comme l’école pour surnaturels. Les seuls qui pouvaient la voir
étaient ceux qui savaient pour notre différence, notre magie. Mon oncle et
mon frère en faisaient aussi partie.
Je rapportai mes suppositions à ma meilleure amie.
— C’est possible, confirma-t-elle. C’est plutôt cool. Au moins, je ne me
comporterai pas comme une limace baveuse devant le premier sorcier venu.
Son commentaire me fit rire, malgré la gravité de la situation.
— Et qu’est-ce qu’ils t’ont demandé, alors ? m’enquis-je.
— Rien de particulier. Ils voulaient savoir qui était la propriétaire des
lieux. J’ai dit que c’était toi, puis ils ont voulu savoir où ils pouvaient te
trouver.
— Tu leur as…
— Non ! me coupa-t-elle. J’ai dit que tu étais en congé, mais que je ne
savais pas où.
Je lâchai un long soupir de soulagement. Bon, ils allaient mettre un peu
de temps à me retrouver à l’autre bout de la planète. Cela dit, comment se
faisait-il que la Confrérie me cherchait ? Était-ce à cause de cette foutue
histoire d’immeuble détruit ? Cela remontait à plusieurs semaines.
Qu’avaient-ils découvert pour tout d’un coup se déplacer jusqu’à Chicago,
eux qui siégeaient au Canada ?
Devais-je tout rapporter à Seth, au risque qu’il s’inquiète davantage ?
Non, mauvaise idée. La visite de la Confrérie dans ma boutique ne voulait
peut-être rien dire… OK, les mages suprêmes semblaient me chercher. OK,
ils avaient interrogé Phoebe. Et OK, j’avais peut-être des problèmes. Mais
jamais ils ne me retrouveraient en Islande. C’était impossible.
— Je commence vraiment à m’inquiéter, soupira Phoebe. Tu ne veux pas
rentrer, Ali ?
— Et me rapprocher d’eux ? Jamais de la vie ! Je vais rester un peu en
Angleterre après ma visite de courtoisie en Roumanie.
— Et si tes parents leur ont dit où tu te cachais ? Comment vas-tu faire ?
Je pouffai d’un rire sans joie. Même si mes parents étaient parfaitement
capables de me balancer à la Confrérie, leur réputation restait en jeu. Mon
père ne risquerait pas sa place de maître sorcier des États-Unis en dévoilant
la vérité. Non. Il était plutôt du genre à mentir, agir dans l’ombre, voire tuer
pour garder son statut.
— J’improviserai. Comment ça se passe à Bouquet Coquet ?
Ma meilleure amie soupira.
Je comprenais sa réaction, cela dit. Voir des types bizarres vêtus de
longues capes débarquer dans la boutique pour l’interroger avait dû lui faire
tout drôle. J’avais failli m’uriner dessus la première fois que mon regard
avait croisé celui de Silver Ivano, le maître de la foudre. Je n’avais que huit
ans à l’époque, et déjà, il m’avait traitée comme une moins que rien.
Les femmes n’avaient pas la cote dans le monde de la magie, surtout
quand celles-ci étaient la progéniture de puissants sorciers. À une période
fort lointaine, ces messieurs se débarrassaient même de leurs filles en les
plaçant à l’adoption chez les humains. Si mes parents avaient su pour mon
anomalie, ils l’auraient probablement fait eux aussi.
— Bien, bien. Monsieur Razetti passe tous les jours récupérer son
bouquet.
Ce petit bonhomme âgé de quatre-vingts ans venait quotidiennement
acheter les mêmes fleurs pour sa défunte femme. Je l’adorais.
— Tu le salueras de ma part, et n’oublies pas de lui offrir sa petite boîte
de chocolats à la fin du mois.
— Je n’y manquerai pas.
— D’ailleurs, j’ai couché avec Kiljan.
Je l’entendis s’étouffer à travers le téléphone, puis s’éloigner pour faire,
je ne savais quoi. Elle revint après quelques secondes d’attente.
— Désolée, j’avais besoin d’eau. Tu as couché avec Kiljan !
Je ricanai comme une adolescente qui racontait son premier bécotage.
L’horreur.
— Je t’avais bien dit que personne ne pouvait résister à mon charme.
— Tu lui as versé un philtre d’amour dans son verre de sang, c’est ça ?
J’amenai une main contre ma poitrine, choquée par ses propos.
— Moi ? Tu me penses capable de faire une chose pareille ?
— Tu l’as déjà fait. À la fac.
Ah, oui. J’avais oublié cette histoire avec le beau Derek. Mais pouvait-on
vraiment m’en vouloir ? J’étais tombée amoureuse d’un garçon qui n’aimait
que les brunes. Je lui avais donc juste filé un petit coup de pouce pour qu’il
puisse ouvrir les yeux sur la beauté que j’étais. Les grimoires de mon père
détenaient une tonne de sortilèges bien pratiques que tous les sorciers
pouvaient réaliser.
— C’est du passé, soufflai-je. Et ça n’a même pas fonctionné.
— Il est arrivé le lendemain avec une tonne de pustules sur le visage, rit-
elle au souvenir de ce pauvre Derek, défiguré à cause de mes piètres talents
en préparation de potions.
— Kiljan n’a pas eu besoin de coup de main. En parlant de ses mains, si
tu savais ce qu’il arrive à faire avec…
— Je ne veux pas savoir, me coupa-t-elle, paniquée.
Je rigolai, contente d’avoir pu discuter un peu avec Phoebe avant de
risquer ma vie en jouant à la cracheuse de feu.
— Nous partons après-demain pour la Roumanie, lui avouai-je alors.
Cette information plomba l’ambiance. Ma meilleure amie resta un
moment silencieuse, avant de longuement soupirer.
— Tu as intérêt à faire attention à toi, Ali.
— Prudence est mon deuxième prénom.
— Ah bon ? J’aurais plutôt pensé à « furie ».
— Les Furies sont des déesses de la vengeance. Tu savais qu’elles
pourchassaient les hommes pour les torturer ?
Le doux rire de ma meilleure amie me réchauffa le cœur. Elle me
manquait atrocement. Notre complicité me manquait atrocement. Oui,
j’allais ressortir vivante de cette satanée guerre. J’allais échapper à la
Confrérie et revenir à Chicago.
— Je te laisse. J’ai des vampires à martyriser, minaudai-je.
— Comme je t’envie. Est-ce qu’ils sont bons au pieu ?
— Et pas qu’un peu…
Son soupir rêveur résonna avant que je ne raccroche.
Cette conversation m’avait requinquée. Je me sentais prête à tout pour
retrouver ma vie d’avant, quitte à passer les quarante-huit prochaines heures
à m’entraîner, sans dormir.
Je quittai la bibliothèque ragaillardie et me rendis d’un pas décidé jusqu’à
la salle de réception. Je ne croisai aucune servante sur mon chemin ni
aucune créature de la nuit. Au bord de l’inquiétude, je finis par apercevoir
mon beau Kiljan avachi sur le trône de son père, en pleine discussion avec
sa sœur.
— Dois-je t’appeler mon roi, maintenant ? chantonnai-je en trottinant
gaiement vers eux.
Après avoir gravi les trois marches qui menaient à la couronne, je
m’affalai sur le trône de la reine à côté de Kiljan. Aucun des deux ne me
réprimanda.
— On y prendrait presque goût, soupirai-je, rêveuse.
— Ça t’irait plutôt bien, pouffa Lara.
Je braquai mes yeux pétillant de malice vers mon futur mari et haussai
mes sourcils.
— On ferait un beau couple, tu ne trouves pas ? demandai-je à ma belle-
sœur.
Kiljan quitta son siège et épousseta son pantalon, faussement agacé. Je
voyais à travers sa grimace mécontente son envie de sourire.
— Kiljan n’est pas du genre à se caser, m’avoua-t-elle. N’est-ce pas ?
— Particulièrement avec des mortelles.
À nouveau, je ramenai mes mains contre mon buste.
— Aïe, mon cœur. Je crois qu’il est brisé. Tu ne veux pas vérifier en
palpant ma poitrine, par hasard ?
Le vampire leva les yeux au ciel et s’en alla vers la sortie, sous les rires
de sa sœur.
— Tu pourrais me dénicher une grande salle vide pour que je puisse
m’entraîner demain ? lui demandai-je avant qu’il ne parte.
— Si tu es encore en vie d’ici là, lâcha-t-il en ouvrant les portes.
Derrière lesquelles se trouvaient le roi et la reine. Leurs yeux se posèrent
immédiatement sur moi, assise sur l’un des trônes.
Chapitre 31

Tout va bien.
J’en suis juste à ma dixième crise d’angoisse.

Le regard que me lança ce très cher Hektor réduisit mon espérance de vie
d’au moins dix bonnes années, s’il me laissait la vie sauve après l’affront
que je venais de commettre. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, le roi
des vampires islandais pouvait sûrement me tuer d’une frappe dans le dos.
Je me levai à vive allure du trône et leur adressai une révérence.
— Ne la blâmez pas. Je l’ai autorisée à s’asseoir dessus, me défendit
Lara.
Je fus étonnée de ne pas voir tous les vampires ici présents broncher face
au bruit assourdissant que faisait mon cœur dans ma cage thoracique. Il
semblait vouloir s’enfuir de ma poitrine tant il battait fort.
Toujours penchée, je me risquai à redresser la tête pour jauger la réaction
du couple Arnarsson.
L’effrayante colère avait laissé place à un léger mécontentement. C’était
déjà ça.
Dans le doute, je rejoignis Lara et me cachai derrière son dos. Elle me
servirait de bouclier au cas où le roi déciderait de m’utiliser comme cure-
dents.
— Vous êtes ravissants aujourd’hui, souris-je. Non pas que vous soyez
moches d’habitude, mais vos tenues sont moins excentriques. On oublierait
presque vos âges particulièrement avancés.
— Tu t’enfonces, là, me chuchota la vampire.
— Et si nous allions dîner ? proposa Kiljan qui venait de surgir de nulle
part.
Johann et Seth apparurent à leur tour près des grandes portes. Depuis
quand ces deux-là traînaient-ils ensemble ?
— Quelle bonne idée ! déclarai-je, émerveillée.
Nous allâmes donc tous au fond de la pièce et pénétrâmes dans la salle à
manger adjacente. Un instant, je crus faire partie de la famille. Des crocs
allaient-ils me pousser cette nuit ? Ce serait fort pratique pour décapsuler
des bières.
Encore une fois, le roi et la reine s’installèrent côte à côte à l’un des
bouts de table. Kiljan prit place près de son père et Johann rejoignit la
chaise à côté de sa mère. Je courus alors pour poser mon arrière-train sur le
siège voisin de Kiljan. Seth et Lara, eux, allèrent du côté de Johann. Je
saluai mon frère d’un air taquin en agitant mes doigts.
Un long et insupportable silence s’installa. Cette ambiance cérémoniale
allait finir par me provoquer une crise d’angoisse. Tous les vampires
affichaient une expression grave, comme s’ils prévoyaient d’annoncer une
nouvelle catastrophique. Seule Lara gardait sa fameuse attitude
nonchalante.
Les servantes arrivèrent alors avec leurs plateaux et carafes pour nous
servir un par un. Je lançai une brève œillade aux cinq verres de sang, puis
aux deux assiettes remplies de nourriture posées devant Seth et moi.
Personne ne bougea.
Je me raclai la gorge, les couverts d’ores et déjà dans mes mains.
— Et sinon, tout roule ? lâchai-je.
Les regards de la famille royale convergèrent dans ma direction. Mon
intervention sembla les étonner.
— Oui, tout roule, pouffa Johann.
C’était rassurant. À un moment, j’avais pensé assister à mon dernier
repas. Pourquoi étaient-ils tous aussi déprimés ? Même Seth n’osait piper
mot. Sauf qu’à l’inverse de moi, cette situation ne paraissait pas du tout le
déranger.
Lara me décocha alors un sourire amusé qui me rasséréna
instantanément.
— Nous n’avons pas pour habitude de discuter lors du dîner, sauf en cas
de réunion.
— Oh, répondis-je. Très bien.
Silencieuse, je commençai à dévorer mon délicieux poulet tout en tentant
d’ignorer le regard insistant du vampire à côté de moi. Je réussis à tenir une
minute avant de me tourner vers lui, un sourcil arqué.
— Un souci ? m’enquis-je.
Ses yeux rieurs trahissaient son visage inexpressif. Il me désigna alors
l’assiette d’un mouvement de tête.
— Je me mettais juste à la place de cette pauvre poulette que tu es en
train d’engloutir sans aucune délicatesse.
Je portai une nouvelle bouchée de viande à ma bouche et lui répondis en
mastiquant : — Et qu’en pense l’humain vidé de son sang qui gît dans ton
verre ?
La reine s’étouffa avec sa gorgée et capta toute notre attention.
— Navrée, gloussa-t-elle. Je ne m’attendais pas à une réponse de ce
genre.
— Elle devrait être condamnée pour une insolence pareille, rétorqua le
beau gosse.
— Non, je ne crois pas.
La réponse de belle-maman fit naître un grand sourire sur mon faciès. Je
ricanai fièrement et donnai un coup de coude à Kiljan.
— Dans ta face !
Celui-ci grogna, le cristal au bord des lèvres.
— Vous auriez dû voir la tête de nos parents le jour où Ali a fugué parce
que mon père lui avait crié dessus.
Je croisai les bras contre ma poitrine, irritée au souvenir de cette
altercation.
— Il n’arrêtait pas de me répéter que cette maison était la sienne et que je
ne devais pas y mettre le bazar.
— Tu avais cinq ans.
Le rire de Lara éclata autour de nous et suscita l’amusement chez les
autres.
— J’adore ces petites anecdotes, ajouta-t-elle.
— Et la fois où tu as embarqué notre poisson rouge à l’école en le
mettant dans la poche de ton manteau parce que tu ne voulais pas le laisser
tout seul.
— Je ne savais pas qu’il allait mourir hors de l’eau, ronchonnai-je.
Je n’aimais vraiment pas la tournure que prenait cette conversation.
— Et quand tu as…
— OK ! Ça suffit ! le coupai-je.
— Monsieur Nokwell est-il averti de votre présence parmi nous ?
s’inquiéta subitement la reine.
Mon jumeau et moi nous lançâmes un regard chargé d’amertume.
— Non, répondit mon frère. Il nous aurait empêchés de vous aider. Notre
père préférerait qu’Ali se fasse discrète, pour ne pas attirer l’attention de la
Confrérie sur notre famille.
— C’est pour ça que tu as rejoint Ordinary School ? se renseigna Johann.
Je hochai la tête, la bouche pleine de pommes de terre sautées.
— Je suis sincèrement désolée pour vous.
La reine paraissait réellement attristée. Avec ses cheveux clairs et ses
prunelles dorées, elle semblait tout droit descendue des cieux. Il était dur à
croire que cette femme appartenait au monde de la nuit tant elle rayonnait
de bonté et brillait d’une énergie solaire.
— Vous êtes tous nés avec des crocs ? demandai-je alors, les yeux encore
braqués sur elle.
Celle-ci comprit que ma question lui était destinée. Cette chaleur qui
émanait de son âme ne pouvait pas provenir d’une race si froide.
— Pas moi, me répondit-elle avec un sourire. J’ai été transformée.
La curiosité devait se lire sur mon visage. Après quelques gorgées de son
liquide vermeil, elle reprit la parole.
— J’avais vingt-huit ans quand j’ai rencontré Hektor, il y a sept cents
ans.
Je m’étouffai avec un morceau de poulet. Avais-je bien entendu ?
— Sept cents ? m’écriai-je.
L’ahurissement étirait aussi les traits de mon frère qui continuait de
manger son repas en suivant la discussion.
— Oui, ça fait un bon nombre d’années, pouffa-t-elle.
— Bordel, soupirai-je en m’affalant sur ma chaise rembourrée.
— La peste a eu raison de moi. Andr… Un ancien vampire m’a
transformée avant que je ne périsse.
Je remarquai la tension dans le corps du roi à l’allusion de cet homme qui
avait changé sa femme en créature de la nuit. Ses enfants, eux, ne laissèrent
rien paraître.
— Ne voyez pas ça comme une damnation. Je n’ai jamais été aussi
heureuse que depuis ma renaissance. Je veux chérir cette nouvelle vie bien
plus longtemps encore, auprès de ma famille. Le royaume de Roumanie…
Sa tristesse était si forte qu’elle m’enserra la gorge.
Oui, le royaume de Roumanie risquait de détruire tout ce qu’elle aimait si
précieusement.
Mon frère me lança un regard complice.
— Tu n’en feras qu’une bouchée, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
Je sentis les yeux sombres de mon vampire se poser sur moi.
— Lucifer, lui-même, ne rivaliserait pas face à mes flammes, souris-je
d’un air cruel.
Même si elle était glaciale, la main de Kiljan agrippée à ma cuisse me
réchauffa de la tête aux orteils.
Chapitre 32

Est-ce que le grignotage est considéré comme du sport ?


Parce que c’est épuisant de se lever pour aller chercher des
chips.

Le lendemain, on tambourina à ma porte alors que je me trouvais encore en


plein sommeil. Mes yeux, mi-clos, eurent du mal à voir l’heure affichée sur
mon téléphone. Après quinze secondes à attendre que mon cerveau émerge
et que ma vision devienne nette, je parvins enfin à apercevoir le chiffre cinq
sur mon écran. Cinq heures du matin. Qui souhaitait donc mourir avant son
heure ?
J’ignorai ces martèlements incessants et me cachai sous la couette.
— Aliénor, lève-toi.
Même à moitié endormie, je réussis à reconnaître cette maudite voix.
— Barre-toi, vitupérai-je.
— Tu as cinq minutes pour te préparer avant d’aller t’entraîner. Grouille-
toi, insista Kiljan.
— Et toi, tu as cinq minutes pour déguerpir avant que je ne te crame ton
joli petit cul, répliquai-je d’un timbre éraillé.
— Très bien. Tu l’auras voulu.
J’entendis la porte s’ouvrir. Sur le qui-vive, je lâchai un hoquet de
stupeur quand la couette se volatilisa de sur mon corps. La fraîcheur de la
pièce me foudroya instantanément, en passant par mes jambes dénudées
jusqu’à mes épaules. Je crus alors trucider ce très cher vampire lorsqu’il
alluma la lampe du plafonnier, me cramant les rétines au passage.
Je me redressai, outrée, et posai mon regard sur Kiljan qui me souriait
depuis le bout du lit.
— Je t’avais prévenue, me nargua-t-il.
— Je te trouve bien trop confiant pour quelqu’un qui est sur le point de
mourir carbonisé.
— Ta conscience t’empêchera de passer à l’acte. Allez, debout !
Capitulant, je quittai mon nid douillet et me traînai jusqu’à la pile de
fringues amassée dans le coin de la pièce. J’attrapai les vêtements placés en
haut de la montagne et m’habillai, sous le regard scrutateur de l’enfoiré. La
douche allait attendre. Je n’avais aucune envie de me foutre sous l’eau à
cinq heures du matin, et encore moins en sachant ce qui allait venir.
Le vampire sortit en premier de la chambre, sans un mot. Je le talonnai,
bougonne, durant cinq bonnes minutes. Nous traversâmes plusieurs
corridors, montâmes les escaliers, puis empruntâmes d’autres couloirs
encore, jusqu’à s’arrêter devant une porte en fer forgé, si épaisse qu’elle me
faisait penser à celles qu’on installait pour dissimuler derrière une salle de
torture.
Dans un bruit assourdissant de raclement de sol, Kiljan l’ouvrit alors et se
décala d’un pas. Je pénétrai en premier à l’intérieur, suspicieuse.
— Une marionnette flippante ne va pas débarquer sur un minuscule vélo
pour me proposer de jouer à un jeu, n’est-ce pas ? m’inquiétai-je.
— Pas que je sache.
Je n’étais pas certaine qu’il eut compris la référence au célèbre film de
torture. Parce que, sincèrement, cette pièce aurait pu y figurer. Elle était
immaculée du sol au plafond, dépourvue du moindre meuble, j’avais
l’impression de me retrouver dans une salle de néant. Vide. Blanche. La
représentation même de l’angoisse.
— Comment se fait-il que vous ayez une telle pièce dans votre château ?
À quoi vous sert-elle, hormis pour torturer ?
— On y stockait nos tableaux, à la base. J’ai demandé à Ulrich de la
vider cette nuit pour que tu puisses t’entraîner.
Tandis que j’avançais jusqu’au centre de la salle, Kiljan referma la porte
derrière lui et s’adossa au mur d’à côté, les bras croisés contre son torse.
Nous nous observâmes plusieurs secondes.
— Alors ? s’impatienta-t-il.
— Quoi, « alors » ?
— Eh bien, vas-y, entraîne-toi.
— Je ne sais pas par où commencer, lui avouai-je.
Le beau brun arqua un de ses sourcils.
— Tu ne l’as jamais fait auparavant ?
— Négatif.
Jamais je n’avais tenté de m’exercer à Chicago. Le risque d’attirer
l’attention de la Confrérie sur nous aurait été trop gros. J’avais causé
suffisamment de problèmes en enfouissant mes pouvoirs, alors essayer de
les laisser jaillir aurait été dramatique.
Surtout, je n’aurais pas misé grand-chose sur ma vie si je m’étais
entraînée dans la même ville que mes parents. Mon père l’aurait su et
m’aurait coupé les deux mains pour m’empêcher d’utiliser la magie avec. Je
préférais nettement l’exil à l’amputation.
Kiljan lâcha un long soupir, résigné, puis me rejoignit d’une démarche
assurée.
— Bon. On va commencer par le début, dans ce cas, affirma-t-il.
Je calai mes mains sur les hanches, les sourcils froncés.
— Depuis quand t’y connais-tu en magie ?
— En deux cent cinquante-deux ans, je me suis lié d’amitié avec deux
sorciers. J’en sais suffisamment pour t’aider.
Son aveu m’étonna. J’avais oublié un instant à quel point il était vieux, et
à quel point il avait vécu au moins cent vies avant notre rencontre. Mais,
surtout, se lier d’amitié ? Lui ?
— Ils sont encore en vie ? lui demandai-je.
Le vampire secoua la tête. Je ne sus dire si leurs décès l’avaient peiné ou
non, au vu de son visage inexpressif.
— Et de quelles lignées étaient-ils ?
— Les maîtres Russo et Müller.
Je me statufiai.
Kiljan avait sympathisé avec le nécromancien et le mage de sang ? Par la
barbe de Merlin.
Ces deux familles faisaient partie de la liste « sorciers peu fréquentables
». Rien d’étonnant, vu la magie qu’ils possédaient. Mon père nous avait
raconté de nombreuses histoires à leur sujet, notamment à propos des morts
que la lignée d’Italie ressuscitait pour soi-disant se créer une armée de
revenants. La famille Müller, elle, pouvait ôter la vie de quiconque en
arrêtant la circulation de leur sang. Bref, ils ne donnaient pas très envie de
faire ami-ami avec eux. Mais devais-je vraiment être surprise ? Le prince
Arnarsson était un vampire. Et les créatures nocturnes n’avaient pas non
plus une très bonne réputation.
Mon absence de réaction fit sourire mon tortionnaire, laissant entrevoir
ses deux canines acérées.
— Détrompe-toi, ces deux types étaient très charmants.
Je n’avais aucune envie de savoir ce qu’il avait trafiqué avec eux pour
devenir leur ami.
— Si tu le dis. Bon, on s’y met ?
— Tu vas devoir te concentrer.
Je pouffai, sous sa mine beaucoup trop sérieuse.
— On va faire ce qu’on peut avec ta capacité de concentration similaire à
celle d’un escargot, ajouta-t-il.
Ma bonne humeur se volatilisa tout aussi rapidement qu’elle était
apparue.
— Avoir un moustique suceur de sang comme professeur n’est pas bien
mieux, râlai-je.
Ma pique ne l’atteignit pas.
— Concentre-toi, bordel ! s’énerva-t-il.
Docile, je fermai les yeux. Mon esprit dissipé tenta de faire taire toutes
mes pensées farfelues et complètement inutiles pour se focaliser sur ma
respiration. Le silence dans cette gigantesque pièce m’aida plus que je ne
l’avais imaginé. Après plusieurs longues secondes où je me concentrais sur
mes inspirations et expirations, Kiljan prit la parole.
— Bien. Maintenant, visualise tes flammes. Ressens-les bouger dans ton
corps, tente de les guider jusqu’à tes mains.
Cela, je savais le faire. C’était la méthode que j’utilisais pour créer des
petites flammes au bout des doigts ou pour cramer les cheveux du
majordome de mes parents. Le souci n’était pas là.
— J’ai besoin d’apprendre à gérer ma colère, notifiai-je au vampire, les
yeux encore clos.
— Chut. Concentre-toi.
Je serrai les dents, agacée, mais retournai dans ma méditation forcée en
canalisant toute mon énergie sur ma respiration.
Les secondes défilèrent alors, devinrent des minutes. Et plus le temps
passait, plus il m’était facile de ressentir et contrôler ce flux de magie qui
circulait en moi. C’était comme une vaguelette, si légère qu’on la discernait
à peine sur la surface de l’eau. Mes flammes bougeaient calmement dans
mon corps, comme si elles appréciaient cette étonnante sérénité. Elles
quittaient mon ventre, remontaient le long de ma poitrine et glissaient sur
mes bras, obéissantes, prêtes à faire ce que je désirais d’elles. Je parvenais à
percevoir l’étendue de leur puissance, si terrifiante en temps normal.
Pour la première fois depuis cinq ans, je n’eus pas peur d’elles.
L’immensité de mes pouvoirs ne m’effrayait pas.
Je rouvris les yeux, abasourdie.
— C’est…
— Soulageant ? Oui. Tout ton corps s’est détendu. Maintenant, refais la
même chose et utilise-les.
Je fis ce qu’il dit et réitérai le processus, imaginant mon feu comme un
fluide qui se mouvait lentement dans mon corps. Encore une fois, mes
pouvoirs exécutèrent mon souhait sans émettre la menace d’exploser.
Deux puissants jets de lumière se matérialisèrent alors dans le creux de
mes mains. Chauds, rassurants, ils n’avaient rien à voir avec les brasiers que
ma haine avait pour habitude d’attiser. Ils ressemblaient aux scintillements
des lucioles, sans braises ni cendres.
Jamais je n’avais réussi à extérioriser autant de pouvoirs sans ressentir
une once de colère. Et jamais, je n’avais réussi à produire ce genre de
magie, sublime et réconfortante.
J’observai ces deux rais lumineux, subjuguée et émerveillée.
— J’y crois pas… lâchai-je.
Comme une bulle que l’on éclatait, mon intervention mit fin à cette
courte parenthèse de béatitude en faisant disparaître les deux faisceaux. Je
revins sur terre, l’esprit à nouveau pollué par mes pensées, peurs et tracas
de la vie.
Je posai instinctivement mon regard sur Kiljan et fus surprise par
l’expression sur son visage. La bouche entre-ouverte, les yeux grands
ouverts, le beau brun semblait tout aussi altéré que moi.
— Ça t’en bouche un coin, hein ? jubilai-je, pas peu fière.
Mon bien-aimé se racla la gorge, comme pour se ressaisir et retrouver cet
habituel air impassible.
— Pas trop mal. Recommence.
Toute ma satisfaction fut balayée en une seconde.
— Encore ? Mais, je n’ai plus aucune force.
— Il te faut plus d’endurance. Recommence.
S’ensuivirent alors quatre bonnes heures où je dus me ployer à cet
exercice, encore et encore. Dès que j’arrivais à matérialiser une quantité
suffisante de magie dans mes mains, Kiljan m’ordonnait de recommencer.
Le vampire finit par avoir pitié de moi lorsque mes membres ne parvinrent
plus à s’enflammer, trop tremblants d’épuisement. J’étais au bord de
l’évanouissement tant mon entraînement m’avait drainé toute mon énergie.
— Tu t’es nettement améliorée, lâcha-t-il, l’air satisfait.
Je m’allongeai par terre, bras et jambes écartés. Quelques mèches rousses
collaient mon front trempé de sueur et mon corps puait le chameau. Je
n’avais jamais autant transpiré de toute ma vie.
— Il faut que j’aille dormir, soupirai-je.
— Tu devrais manger d’abord. Tu fais peur à voir.
— La faute à qui ? bougonnai-je.
Kiljan me tendit alors sa main, que j’acceptai, et m’aida à me relever.
Mes jambes, fébriles, eurent du mal à me maintenir debout.
— Va te reposer. Je demanderai à l’une de nos servantes de te ramener à
manger dans la chambre.
Je voulus le supplier de ne pas confier cette requête à Gilda, mais me
retins. Même la présence du mini troll armé de son mètre n’aurait pu
m’empêcher de pioncer.
D’une démarche vacillante, je traînai des pieds jusqu’à la porte blindée.
Le vampire me héla alors que je venais de mettre un pied hors de la salle.
Je me retournai pour le regarder, méfiante.
— Tu n’auras probablement pas le temps de te concentrer sur le champ
de bataille. Tout ira trop vite. Mais je crois en toi. Nous croyons tous en toi.
Une boule d’angoisse se matérialisa dans ma gorge à la pensée de ce qui
nous attendait prochainement. La guerre. La mort. La souffrance. Cette
bulle, dans laquelle nous nous trouvions en Islande, allait bientôt éclater.
Peu m’importait que les vampires roumains étaient les méchants. Une tuerie
restait une tuerie.
Chaque fois que je songeais à l’acte que j’allais commettre, un voile
obscur se matérialisait devant mes yeux et un nuage d’images atroces
polluait mon esprit. Tout n’était qu’angoisse.
J’avais beau me répéter que je n’avais pas le choix, qu’il fallait le faire
pour sauver Seth, ma conscience n’arrivait pas à se faire à l’idée.
Tout cet entraînement n’avait servi qu’à une chose : tuer. Kiljan avait pris
le temps de m’aider uniquement dans ce but-ci. Et cela me peina plus que je
ne l’aurais voulu.
— Je ferai de mon mieux, c’est déjà pas mal, fulminai-je.
Avant de regretter mes prochaines paroles, je m’en allai.
Chapitre 33

Je déteste vraiment les tricheurs.

De retour dans ma chambre, je dormis jusqu’au début de l’après-midi dans


l’espoir de rattraper mon sommeil perdu et n’en sortis que lorsque ma faim
prit le dessus sur ma flemme.
Je me rendis donc au rez-de-chaussée, puis rejoignis la salle de réception
pour la traverser et pénétrer dans la pièce attenante. Par chance, Seth se
trouvait à l’intérieur, seul, attablé face à son assiette quasiment vide. Je
m’installai face à lui dans un soupir et m’affalai contre le dossier de la
chaise, les bras croisés contre ma poitrine.
— Panne de réveil ? me demanda-t-il après avoir avalé une bouchée de
poisson frit.
— Un type désagréable m’a réveillée à l’aube pour me martyriser. J’ai
fait une sieste entre-temps. Toi, quelle est ton excuse ?
— Une nana super sexy m’a maintenu éveillé jusqu’à l’aube, mais pas
pour me martyriser, répliqua-t-il avec un large sourire.
La nausée me monta à la gorge, tandis qu’une servante aux cheveux
grisonnants pénétrait dans la salle à manger avec un plateau contenant mon
repas. Elle le déposa en silence face à moi, sans un regard, puis s’éloigna
après nous avoir adressé une légère révérence. Je jetai un coup d’œil à la
purée de carotte et à la truite imbibée d’huile. La bile revint de plus belle.
— Je n’arrive pas à croire que tu fricotes avec la sœur de mon futur mari.
Surtout après avoir couché avec ma meilleure amie, bougonnai-je.
— Les sentiments ne se contrôlent pas.
— Tu devrais plutôt apprendre à garder ton ustensile diabolique rangé.
Mon jumeau arqua un sourcil, ses yeux verts assombris.
— Est-ce que tu veux que je te rappelle ce que tu as fait à l’anniversaire
de nos dix-huit ans ? s’enquit-il alors, avec cette foutue expression
mauvaise qu’il n’affichait que lorsqu’il savait qu’il avait gagné la partie.
J’avalai quelques bouchées de la purée, puis secouai la tête.
— Non, ça ira.
— Parce que je suis encore traumatisé par ce que j’ai vu.
— Je t’ai dit que je n’avais pas besoin d’un rappel.
— Tu es sûre ? Je peux vraiment te rafraîchir la mémoire…
— Seth, grognai-je.
— Je suis curieux. Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Mon frère et moi sursautâmes sur nos sièges, puis tournâmes notre tête en
direction de la porte, ici même où se tenait Kiljan, pourvu d’un sourire en
coin et d’une mine sournoise.
Je fixai à nouveau Seth. Mes prunelles écarquillées reflétèrent toute ma
panique.
— Tu n’as pas intérêt de…
— Je l’ai découverte au pieu avec mon meilleur ami, révéla-t-il.
Je soupirai bruyamment, exaspérée, tandis que mon corps glissait peu à
peu hors de la chaise, jusqu’à me retrouver cachée sous la table en bois.
— Ça faisait une heure que je la cherchais partout dans la maison. Quand
je suis entré dans sa chambre, j’ai vu que mon pote était nu, attaché aux
barreaux de son lit. Ali lui disait qu’elle ne le détacherait pas tant qu’il
n’aurait pas supprimé la photo qu’il avait d’elle dans son téléphone.
— Intéressant… commenta le vampire.
— Mon meilleur ami m’a vu, m’a demandé de l’aide, mais Ali a sauté
sur la porte pour la refermer.
Dissimulée à la vue de tous, j’entourai mes jambes de mes bras et écrasai
les orteils de Seth, qui lâcha une injure. Il recula alors en faisant racler les
pieds de sa chaise contre le parquet et se pencha pour me foudroyer du
regard.
— Je suis traumatisé, grommela-t-il.
— C’était le seul moyen que j’avais trouvé pour qu’il supprime la photo,
me justifiai-je.
— C’était une photo de toi en train de dormir. Il n’y avait rien de
compromettant.
— Moi dormant et bavant, nuance. Et c’est ce gros naze qui s’est foutu à
poil en croyant que je voulais coucher avec lui.
Le rire de Kiljan résonna dans la pièce. Quelques secondes plus tard, le
vampire s’accroupit au bout de la table pour se mettre à ma hauteur et
m’observa. Ses billes sombres brillaient d’amusement.
— Tu as un don pour marquer les esprits, lâcha-t-il. Viens, je vais te
montrer quelque chose.
Je sortis de ma cachette, époussetai mon jean et le rejoignis. Avant de
sortir de la salle à manger, je pointai un doigt menaçant vers Seth.
— Ma vengeance sera terrible.
Son teint pâlit. Oh, oui, mon jumeau savait à quel point je pouvais être
sans pitié quand il était question de représailles.
Impatient, Kiljan m’attrapa par la main et me tira hors de la pièce. Je
fixai nos doigts liés, tellement étonnée par ce geste que j’en restai hébétée.
Mon corps, lui, ne se retint pas de réagir en manquant de se liquéfier à
même le sol. Kiljan ne faisait pas dans la démonstration en public, ni même
dans la démonstration tout court. Les moments où j’avais pu bénéficier de
son intérêt et ses mots doux s’étaient déroulés à l’abri des regards, comme
s’il craignait de montrer aux autres son attrait pour moi.
Je n’avais jamais été du genre à chercher des attentions romantiques, ou
même des relations à longue durée, parce que ma condition ne s’y prêtait
pas. J’avais bien trop peur de souffrir si l’humain, que je fréquentais et
aimais, décidait de me larguer comme une vieille chaussette en découvrant
par malheur que le surnaturel existait. Qui ne paniquerait pas en apprenant
que les sorciers, vampires et garous n’étaient pas que des créatures issues
du folklore ?
Phoebe était un cas particulier. Elle avait bien réagi uniquement parce
qu’il lui manquait une case, et qu’elle adorait un peu trop les séries
fantastiques.
Voilà, pourquoi, en réalité, je n’attendais rien de Kiljan. Même s’il faisait
partie du même monde que moi, je m’étais conditionnée depuis
l’adolescence à ne rien espérer d’un homme. Surtout, si j’avais voulu d’une
relation stable et durable, je n’aurais pas jeté mon dévolu sur ce beau brun
au tempérament glacial. J’acceptais ce qu’il voulait bien me donner, sans lui
en quémander plus. Seul l’avenir pouvait nous dire ce qu’il adviendrait de
nous.
Kiljan me libéra lorsque nous nous retrouvâmes dans le hall principal,
pour emprunter côte à côte le couloir de gauche. Quelques minutes de
marche plus tard, le vampire s’arrêta devant une porte légèrement
endommagée, à la peinture blanche détériorée. En l’ouvrant, celle-ci
manqua de sortir de ses gonds et émit un grincement inquiétant, pour
dévoiler alors des escaliers menant vers des sous-sols, dissimulés dans
l’obscurité. Je me figeai.
— Attends… Est-ce que tu prévois de me tuer là-bas ?
Le beau brun aux cheveux détachés se tourna dans ma direction et braqua
son regard sombre dans le mien. Sa beauté glaciale ne cessait de me
fasciner, et encore plus lorsqu’il portait cette satanée veste en cuir de biker,
comme à cet instant précis. Il haussa un de ses sourcils.
— Arrête de croire que je vais te tuer ou te torturer.
— C’est que tu n’es pas vraiment du genre tendre, Kiki.
— Ne pas être tendre et trucider quelqu’un sont deux choses différentes.
Sans me laisser le temps de répliquer, il franchit la première marche et
descendit en disparaissant dans les ténèbres. Je m’agrippai à la rambarde
accrochée au mur et m’empressai de le suivre.
Alors que la température chutait au fur et à mesure de ma descente, mon
cerveau s’amusait à jouer des scénarios de toutes mes différentes morts
possibles. Quand j’arrivai en bas, Kiljan n’était pas là. Je devinai donc qu’il
avait déjà emprunté l’unique chemin à ma droite, un long couloir de pierres
éclairé par quelques lanternes accrochées en haut des murs. L’étroit passage
me fit penser à une crypte, avec son plafond voûté rempli de roches
recouvertes de calcaires. Je l’arpentai d’un pas hésitant, puis me figeai
lorsque j’arrivai au bout, ébahie.
À l’instar du souterrain que je venais d’emprunter, le paysage rugueux
qui se dévoilait à moi s’apparentait à une grotte. Du sol jusqu’au haut
plafond, tout ici avait été bâti dans de la roche. Une brise glaciale, dont je
ne devinais pas la provenance, se faufilait sous mes vêtements et balayait
avec douceur mes cheveux. Il n’y avait aucune fenêtre, aucun moyen de
faire entrer la lumière. Seules les nombreuses lanternes à l’éclairage tamisé,
qui étaient disposées tout le long de la cavité, permettaient d’y voir quelque
chose.
Mais ce qui suscitait le plus de stupéfaction chez moi n’était autre que ce
qui se trouvait en plein centre : un énorme bassin, rempli d’une eau couleur
lagon, duquel s’échappaient des volutes de fumée.
— Notre château a été construit sur une source d’eau chaude.
Je posai mon regard sur Kiljan, qui se tenait à côté de la piscine naturelle,
pieds nus. Ses rangers et ses chaussettes gisaient non loin de nous.
— C’est incroyable, lâchai-je, émerveillée.
J’observai chaque recoin de ce lieu unique, chaque détail. Les façades à
la teinte laiteuse, les quelques cristaux coincés entre les fissures des
minerais, la vapeur qui ondulait au-dessus de l’eau. Une odeur proéminente
de renfermé, loin d’être désagréable, me caressait les narines.
Le vampire attira alors toute mon attention en retirant sa veste en cuir
qu’il jeta au loin. Son tee-shirt subit tout aussi vite le même sort. Je
manquai de perdre le contrôle de ma salive face à la vision de son torse
immaculé, si parfaitement sculpté, et de ses abdominaux qui roulèrent dans
son mouvement.
— Tu t’es pris un coup sur la tête ? lui demandai-je, sceptique.
Ou bien peut-être que le souci venait de moi. Peut-être étais-je encore en
train de dormir et que tout ceci n’était rien d’autre que le fruit de mon
imagination.
Son jean disparut à son tour, balancé au même endroit que ses autres
vêtements. Cette fois-ci, mes glandes salivaires cessèrent de fonctionner.
Immobile, je le dévorai du regard tandis qu’il ôtait son boxer. Mes yeux
se posèrent sur ses larges épaules, puis sur son dos musclé, pour descendre
jusqu’à son fessier galbé. Il plongea alors dans l’eau et remonta à la surface
quelques secondes plus tard, du côté opposé. Tout en me fixant de ses
prunelles à la teinte de l’obsidienne, il s’adossa au rebord et posa ses bras
dessus dans une position nonchalante.
— Ma tête va très bien, mais, merci de t’en soucier, répondit-il enfin.
Sa voix résonna en écho dans la grotte.
Pour être certaine que je n’étais pas en plein fantasme onirique, je me
pinçai le bras. Merde… cela faisait mal… J’observai à nouveau le vampire,
et plus particulièrement ses cheveux noirs mouillés, plaqués en arrière sur
sa tête, et dont les pointes libéraient des gouttes qui glissaient le long de son
torse.
— Je suis morte, alors. C’est un tour de passe-passe de Lucifer. Je savais
bien que je finirais en enfer.
Un sourire en coin se dessina sur son visage d’apollon.
— Déshabille-toi.
Je m’avançai jusqu’au bord du bassin pour me poster face à lui, puis
amenai une main à côté de ma tempe dans un salut militaire.
— À vos ordres, mon capitaine !
Il n’avait pas besoin de me l’ordonner une deuxième fois.
Ni une ni deux, je me débarrassai de tous mes vêtements et m’engouffrai
dans l’eau à la température divine, jusqu’à me retrouver immergée jusqu’au
nombril. Un long soupir de bien-être s’échappa d’entre mes lèvres.
Quelques mètres me séparaient de Kiljan, pourtant je parvenais à sentir la
brûlure de son regard sur chaque parcelle de ma peau découverte, comme
s’il parvenait à me toucher avec. Si j’eus l’envie de m’enfoncer un peu plus
dans l’eau pour ressentir ses bienfaits jusqu’au haut de mon corps, ses
prunelles fiévreuses m’en empêchèrent. J’appréciais davantage la façon
dont il me lorgnait avec convoitise.
— Tu es dangereuse, gronda-t-il.
Nous nous observâmes de longues secondes, durant lesquelles l’air se
chargeait un peu plus, la tension grandissait, notre désir s’amplifiait. De part
et d’autre du bassin, aucun de nous deux n’osa se rapprocher de l’autre.
— Je te propose un jeu, lâchai-je finalement.
Le beau brun arqua un sourcil, intrigué.
— Chacun notre tour, nous devons dire une vérité et un mensonge sur
nous-mêmes. On doit deviner laquelle des affirmations est vraie, continuai-
je.
— Je pensais à un autre genre de jeu.
Ses deux canines acérées apparurent au travers de son sourire carnassier.
La lubricité dans sa voix me fit pouffer comme une midinette. L’horreur.
— Qu’est-ce que je gagne si je trouve toutes les vérités ? s’enquit-il.
— Ma reconnaissance ?
Il secoua la tête.
— OK… Un bon pour un massage gratuit alors ?
— À chaque bonne réponse, tu t’avances d’un pas, proposa-t-il.
Tout cela allait mal se terminer, mais l’enthousiasme de cette parenthèse
enchantée suscitait en moi une agréable montée d’adrénaline.
— Vendu ! Je commence !
Heureusement, j’étais très douée à ce jeu.
— Je ne sais toujours pas lire l’heure sur une horloge ou j’ai arrêté de
croire au père Noël à l’âge de dix ans ?
Kiljan me fixa un moment, silencieux, toujours adossé nonchalamment
au rebord. Il demeurait immobile de cette façon dont seuls les vampires
savaient le faire, à l’instar d’une statue de glace, tout en analysant mon
expression malicieuse. Il répondit alors :
— La deuxième.
— Tu penses que la deuxième est vraie ? m’assurai-je.
Il acquiesça d’un hochement de tête. Une large risette victorieuse étira
mes lèvres.
— Perdu. Je n’ai jamais cru au père Noël.
Je restai donc à ma place, à l’opposé de lui, et m’engouffrai dans l’eau
pour lui dissimuler ma poitrine. Ses prunelles s’assombrissent de
désapprobation.
— Je n’aime pas ce jeu, grommela-t-il.
— Tu es juste mauvais perdant, c’est tout. À ton tour.
Il fit mine de réfléchir en fronçant ses sourcils, ses yeux rivés dans les
miens.
— J’ai participé à la Seconde Guerre mondiale par pur ennui.
J’attendis la deuxième affirmation, mais rien ne vint.
— Et ? m’impatientai-je.
À nouveau, il esquissa ce satané sourire sadique, celui-là même qui me
recouvrait l’épiderme de frissons et qui me laissait croire qu’il s’apprêtait à
me bondir dessus à tout instant pour me dévorer. Ma température corporelle
augmenta, en synchronisation avec les battements de mon cœur.
— C’est tout, dit-il.
— Tu dois dire une seconde propo…
Kiljan ne me laissa pas le temps de terminer ma phrase et s’avança de
trois pas dans ma direction. Amusé, il se mit alors à ma hauteur en
s’immergeant dans la source jusqu’au cou. Une dangerosité émanait de lui,
autant de par l’expression sournoise qu’il affichait que par son regard
ardent. Il me rappelait les félins affamés et menaçants.
— Félicitations, tu as trouvé la bonne réponse, jubila-t-il.
— Primo, tu triches. Secundo, tu ne devais avancer que d’un pas.
— Je préfère mes nouvelles règles.
— Tricheur.
— À ton tour.
— Je déteste les tricheurs ou je déteste vraiment les tricheurs ?
— Tu détestes les tricheurs ? supposa-t-il.
— Perdu. Je déteste vraiment les tricheurs.
Alors, contre toute attente, le beau brun rigola, d’un son si vrai et
inattendu que je crus perdre mon souffle un instant. Chacun de ses traits me
parut plus sublime encore, comme si cet éclat de joie le magnifiait, le
rendait plus éblouissant et me désarmait complètement.
Par la barbe de Merlin…
Je n’eus pas le temps de me remettre de mes émotions que Kiljan reprit
son sérieux et disparut de mon champ de vision. Il réapparut un battement
de cils plus tard, pile devant moi.
Si proche de lui, immergée jusqu’au cou, je me noyai dans la noirceur de
ses prunelles, lesquelles contenaient de minuscules pépites dorées. Mes
poumons se vidèrent. Mon cœur s’affola, à mesure que les secondes
défilaient, à mesure que nous nous dévorions du regard. Les volutes de
fumée de la source dansaient autour de lui, de son corps immaculé, de ses
cheveux à la couleur de jais qui lui caressaient l’arrière de la nuque.
— Tu me détestes, donc ? lâcha-t-il de ce timbre rauque, presque
grondant.
Il s’avança un peu plus, jusqu’à ce que son torse frôle ma poitrine, que le
bout de son nez effleure le mien. J’en oubliai comment respirer.
— C’est possible, oui, marmonnai-je.
— J’aurais plutôt tendance à faire confiance aux battements de ton cœur.
Ils me disent tout le contraire.
— Tricheur.
Son sourire en coin fut la goutte de trop. À cran, brûlante de désir, je
crochetai mes bras autour de son cou et posai brutalement mes lèvres sur les
siennes.
Nos corps se collèrent l’un à l’autre, avec une telle force que l’eau remua
autour de nous dans un clapotis sonore. Dans un grognement d’approbation,
Kiljan me rendit mon baiser avec passion, exigence et désespoir. Un
gémissement m’échappa, qu’il avala comme s’il était son oxygène. Mes
jambes entourèrent sa taille, alors que sa main se glissait dans ma tignasse
rousse pour me tirer la tête en arrière. À regret, nos lèvres se séparèrent.
Nous nous fixâmes, à bout de souffle. Ses pupilles dilatées fixèrent mon
visage rougi par la chaleur de la source et par le feu qui brûlait en moi.
Avec lenteur, son regard descendit alors sur mon cou dégagé, tendu dans sa
direction par sa prise dans mes cheveux. Une faim électrisante brilla dans
ses prunelles, si forte qu’elle m’envoya une décharge dans tout le corps.
— Je peux ? me demanda-t-il d’un timbre si intense que je crus gémir de
nouveau.
Je connaissais la sensation de sa morsure. Je savais à quel point elle
exacerbait mon désir, à quel point tout devenait plus sensible par la suite.
Chaque frôlement, chaque caresse, serait multiplié par mille.
Kiljan attendit, le souffle erratique, le visage étiré sur une expression de
pure convoitise.
J’acquiesçai d’un mouvement de tête fébrile.
Le prince Arnarsson n’attendit pas une seconde de plus et se faufila dans
mon cou, qu’il huma avec avidité. Sa langue caressa ma peau sensible,
remplacée alors par le contact chaud de ses deux longues canines. Mes
orteils se recroquevillèrent d’impatience. Alors qu’il s’amusait à me titiller
de ses crocs, sa main libre descendit dangereusement plus bas, là où tout
mon désir pulsait à en devenir un supplice.
Quand il perça ma chair dans un râle de plaisir et que des étoiles
entravèrent ma vue, toutes nos barrières cédèrent et tout ne fut qu’euphorie,
délectation et sensualité.
Je perdis le fil du temps, obsédée par chacun de ses sons, chacun de ses
touchers. Nos corps s’assemblèrent. Nos âmes se lièrent. Nos cœurs
communiquèrent. Et je tombai davantage dans le piège qu’était Kiljan
Arnarsson.
Chapitre 34

Prétendre être normale est beaucoup trop fatigant. Du coup,


je ne le fais pas.

L’heure du départ avait sonné.


La veille, après cette parenthèse idyllique avec Kiljan, j’étais retournée
voir Seth pour profiter pleinement de sa présence avant notre séparation,
même s’il m’avait fait un coup bas en révélant à mon bien-aimé une
anecdote compromettante. Nous avions flâné tous les deux à discuter de
tout et de rien, puis avions dîné pour ensuite rejoindre nos chambres
respectives. Une guerre sanglante m’attendait le lendemain, ce qui avait été
suffisant comme raison pour m’inciter à me coucher tôt. Malgré mes
nombreuses heures de sommeil, la nuit n’avait pas du tout été reposante.
Mon cerveau avait choisi ce moment pour se remémorer toutes les bêtises
que j’avais pu faire dans ma vie. Et il y en avait eu un paquet.
Les adieux avec mon frère et Lara furent rapides, mais déchirants. Les
larmes aux yeux, nous les laissâmes sous les coups de huit heures, alors que
le jour ne s’était pas encore levé, et montâmes dans un van aux vitres
teintées pour alors quitter Selfoss. La route se passa dans un silence
mortuaire. Personne n’osa émettre le moindre son, moi y compris. J’étais
bien trop attristée par notre départ pour sortir une quelconque blague. Mais,
surtout, j’étais terrifiée à l’idée de perdre la vie en Roumanie.
À dix heures, nous franchîmes les portes de l’aéroport de Keflavik. Le roi
n’avait pas menti : deux jets et un Airbus nous attendaient sur les pistes
privées.
L’influence de la famille royale m’impressionnait. Nous n’aperçûmes
aucun humain sur notre chemin, juste des vampires que je présumais être de
ladite armée du royaume islandais. Ils affichaient tous une mine assombrie,
probablement inquiets quant à la perspective de trépasser sur le champ de
bataille.
Avant de grimper dans l’un des deux jets, Kiljan se posta face à notre
petit groupe composé de Johann, Ingrid la désagréable, Ulrich le bronzé,
l’autre blond dont je ne connaissais pas le nom, et moi.
— Vous cinq irez dans cet avion-ci, nous dit-il en désignant celui de
gauche. J’irai dans le second avec quelques-uns de nos guerriers. Tous les
autres iront dans l’Airbus.
— Ça casse un peu le mythe des vampires qui utilisent leur super-vitesse
pour se rendre au combat, pouffai-je.
Le bellâtre fronça ses sourcils bruns, passablement agacé. Je m’étais fait
une raison en délaissant le palais : le Kiljan enjôleur n’existait plus,
remplacé par le stratège au cœur de glace. Celui-là même que j’avais
rencontré à Ordinary School.
Pour autant, le Kiljan combattant ne me déplaisait pas. Mais lequel
n’appréciais-je pas ?
— On se revoit à l’atterrissage.
Et sans un mot de plus, le vampire s’en alla rejoindre ses hommes. Je
laissai mes coéquipiers grimper en premier dans l’habitacle et gardai mes
yeux rivés sur Kiljan. Il se mouvait avec aisance, le dos droit, et intimidait
quiconque sur son passage. Toutes les créatures de la nuit se cambraient à sa
rencontre, le saluant avec respect. Avant que je ne m’engouffre à mon tour,
celui-ci se tourna vers moi.
Son regard chargé d’un maelström d’émotions me tordit l’estomac.
L’inquiétude, la rage, le regret, l’envie. J’y lus toutes ces paroles muettes
inavouées.
Oui, lui aussi était terrorisé.
La gorge nouée, je pénétrai dans le jet.
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’une humaine soit avec nous,
cracha Ingrid.
Je soupirai, lasse, et m’installai sur l’unique siège libre à côté d’Ulrich.
La pimbêche, elle, prit place entre Johann et le blond sans nom.
— Je ne suis pas d’humeur.
— Et depuis quand tes états d’âme m’intéressent-ils ? rétorqua-t-elle.
Sans même le vouloir, mes yeux s’embrasèrent et devinrent
incandescents. Mes mains me démangèrent tant elles se réchauffèrent sous
la colère. À ce stade, l’avion allait prendre feu avant même notre décollage.
Ingrid se figea à la vision de mes iris flamboyants et se concentra sur son
téléphone portable.
Le jet se hissa alors dans les cieux. Tendus, nous attendîmes que les
secousses cessent pour nous détendre sur nos sièges.
— Tu es fascinante, lâcha Johann.
Je mis plusieurs secondes à capter que le prince s’adressait à moi. À ma
gauche, Ulrich ricana comme s’il venait de sortir la blague du siècle.
— Vous avez toujours été fasciné par les choses qui sortent de
l’ordinaire.
Je grognai, à deux doigts de le carboniser.
— Fais attention, la chose pourrait te tuer avant même que tu n’aies le
temps de pleurer, persiflai-je.
— Je ne suis pas effrayé par une torche miniature.
Par la barbe de…
Je pivotai vivement vers Ulrich, les pupilles sur le point d’éclater tant
elles me brûlaient de rage.
La chaleur afflua sur mes bras embrasés.
Paniqué par mes subites flammes, le vampire bondit hors de son siège.
— Aliénor, m’interpella Johann d’une voix qu’il voulait apaisante.
Pourrions-nous attendre la fin de notre combat pour nous entre-tuer les uns
les autres s’il te plaît ?
— Je ne suis pas certaine que celui-là nous soit très utile.
— Détrompe-toi, Ulrich est l’un de nos plus puissants combattants. Son
âge avancé lui confère quelques talents qui nous sont très précieux.
La curiosité prima sur la colère. Un sourcil arqué, je délaissai l’idiot
effrayé du regard pour me focaliser sur Johann.
— Vos pouvoirs dépendent de votre âge ?
Il hocha la tête.
— Bien évidemment. Ulrich, que tu as failli tuer à l’instant, est le plus
rapide d’entre nous. Même mon père ne saurait le rattraper.
C’était intéressant. Je lançai une brève œillade au concerné, qui préférait
rester en retrait plutôt que de revenir à côté de moi. Sa peau hâlée détonnait
vraiment parmi toutes ces créatures au teint pâle.
— Ingrid est dotée d’une très forte empathie. Elle parvient à déchiffrer
les intentions des autres. C’est un très bon atout lors des rencontres avec
d’autres clans.
Celle-ci passa une main dans ses cheveux clairs, telle la mijaurée qu’elle
était.
— C’est pour ça qu’ils sont avec nous et non pas avec les autres
combattants ? devinai-je.
Johann acquiesça d’un hochement de tête.
— Oui. Ce sont nos plus puissants guerriers.
— Et lui ? demandai-je en pointant le blond du doigt.
— Tímon ?
L’interpellé se redressa à l’appellation de son nom, comme éjecté de ses
pensées. Le pauvre ne semblait pas être dans son assiette. Lui qui
d’habitude prenait un malin plaisir à m’envoyer des pics, il n’avait pas
ouvert la bouche depuis notre départ de Selfoss. Je ne m’en plaignais pas,
cela dit. J’avais déjà beaucoup à faire avec les deux autres énergumènes.
— Il a une force supérieure à la nôtre.
Sa réponse m’étonna. Le blond était le plus petit et maigrichon de la
bande.
— Tu sembles bien ignorante sur le monde du surnaturel, continua
Johann.
— J’ai dû rater le cours « créatures de la nuit » au lycée.
Le vampire ne comprit pas mon sarcasme et m’adressa un sourire
attendri.
— L’ignorance n’est pas toujours une tare. Chez toi, elle te rajoute un
charme.
J’ignorai la pointe aguicheuse dans sa voix et fermai les yeux, bercée par
les légères secousses de l’avion miniature.
— Repose-toi. Nous arriverons à Bucarest vers vingt heures avec le
décalage horaire.
Je résistai quelques secondes supplémentaires à l’appel du sommeil et lui
demandai :
— Allons-nous directement les attaquer ?
— Tu passeras la nuit chez des amis infiltrés dans les rangs de l’armée
roumaine pour te reposer, si, là, est ta question. Nous autres vampires
n’avons pas spécialement besoin de dormir.
J’en apprenais tous les jours avec eux.
Ils avaient des vampires infiltrés ?
Et ils n’avaient pas besoin de dormir ?
Effectivement, je ne savais rien sur les créatures que je côtoyais.
J’aurais pu me fier à ma piètre culture cinématographique et les comparer
aux fameux vampires boule à facettes, mais je savais à quel point ils
pouvaient raconter des sornettes dans les films. Non, les sorcières
accompagnées de leurs chats noirs n’existaient pas. Alors, je présumais que
les hommes pourvus de crocs brillant au soleil n’existaient pas non plus.
Mon cerveau divaguait encore.
— Réveille-moi quand nous sommes arrivés, dis-je avant de m’assoupir.
Chapitre 35

Les cerveaux, c’est génial !


Quel dommage que je n’en aie pas…

Comme nous l’avait prédit Johann, nous arrivâmes à Bucarest vers vingt
heures. Le vampire me réveilla quelques minutes avant l’atterrissage, ce qui
me laissa un peu de temps pour émerger afin d’affronter le froid nocturne de
Roumanie. J’étais complètement déphasée, affamée et blasée par la vision
de la lune à travers le hublot. Avec la saison hivernale en approche, il faisait
déjà nuit. Je n’allais donc pas avoir le privilège de découvrir les paysages
de ce pays avant de devoir aller rôtir nos ennemis.
À peine mis-je un pied en dehors de l’habitacle qu’un vent glacial se
faufila sous ma grosse doudoune. Je resserrai mon col, silencieuse, et suivis
les cinq vampires jusqu’à la sortie des pistes. Nous devions être les
premiers arrivés, puisque les deux autres avions demeuraient introuvables.
Tout comme celui de Bristol, l’aéroport de Bucarest semblait bien petit
comparé à celui de Chicago. Le bâtiment à la surface grisâtre s’étendait tout
en longueur et ne contenait qu’une dizaine de comptoirs d’enregistrement.
Quelques humains faisaient la queue avec leurs bagages et ne se
préoccupaient en rien du groupe de vampires et de la sorcière qui
traversaient le hall pour sortir. Comment ne pouvaient-ils pas remarquer la
beauté surnaturelle des créatures qui m’accompagnaient ? Cela se voyait
comme un nez en plein milieu de la figure pourtant !
— On se rejoint chez Gaukur et Magda, lâcha alors Johann, une fois en
dehors de la bâtisse.
Ses laquais l’écoutèrent sans broncher et s’évaporèrent dans la nuit.
— Vos amis ? lui demandai-je.
Celui-ci acquiesça d’un hochement de tête.
— Nous aurions pu appeler un taxi pour t’y conduire, mais nous
risquerions de dévoiler notre venue. Le peu d’humains, qui n’ont pas été
dévorés par le royaume de Roumanie, travaillent pour eux.
Je haussai un sourcil, les mains enfouies dans les poches de mon
manteau.
— Nous y allons à pied ?
Marcher des kilomètres dans ce froid ne m’enchantait pas des masses.
Surtout, j’étais tellement affamée que mon corps menaçait de s’effondrer au
sol d’une minute à l’autre. Les créatures de la nuit étaient certes bien
gentilles, mais pas prévoyantes pour un sou. Aucun d’eux n’avait pensé
bien faire en apportant autre chose que du sang pour le voyage. Je crevais
de faim, seulement pas de là à boire ce qui circulait dans mon corps.
— Je peux te porter, si ça ne te dérange pas. Nous irions beaucoup plus
vite.
Cette idée ne me ravissait pas non plus. Mais avions-nous le choix ? Pas
trop.
Je soupirai.
— Prions pour que je ne vomisse pas. J’ai l’estomac fragile.
— Je n’y manquerai pas.
Aussi doucement que pouvait l’être ce très cher prince vampire, celui-ci
me prit dans ses bras et me maintint contre lui sans me brusquer. Cela me
changeait de Kiljan et ses manières similaires à celles d’un ours en crise.
J’eus l’impression d’être une princesse fragile qu’on désirait protéger. Cela
ne me déplut pas.
Mon instinct me dicta alors de crocheter mes bras autour de son cou, et il
eut raison. La vitesse à laquelle Johann se mit à courir me plaqua contre son
corps et me retourna tous les organes. Je resserrai mon étreinte, les yeux
clos, et comptai dans ma tête pour me focaliser sur autre chose que le
paysage qui défilait à une allure impressionnante.
Cette course effrénée dura une bonne dizaine de minutes.
Quand il s’arrêta enfin et me reposa tout aussi légèrement au sol, mes
jambes tremblantes manquèrent de fléchir. Le vampire remarqua ma
fébrilité et m’agrippa le bras d’une poigne ferme avant que je fasse plus
ample connaissance avec la boue.
— J’ai peut-être été trop rapide, grimaça-t-il.
— Je sais ce que ça fait que de passer dans une machine à laver à présent.
Mes pauvres vêtements avaient la vie dure.
Une fois rétablie, je pivotai vers la maison devant laquelle nous nous
tenions. La chaumière ressemblait aux habitations d’une époque lointaine,
avec son toit recouvert de chaume et sa bâtisse en forme de L. Les amis de
la royauté islandaise n’avaient aucun voisin, si on omettait les arbres de la
forêt qui nous cernaient de toutes parts. On se serait cru dans un conte, avec
cette maisonnette chaleureuse qui expulsait de la fumée par sa cheminée et
les doux bruits des animaux qui vivaient tout près d’ici, dissimulés dans la
sylve.
— C’est magnifique ! affirmai-je, émerveillée.
— Tu trouves ? grimaça le vampire. Je trouve cet endroit plutôt
rudimentaire.
Je pouffai face à sa mine consternée et lui donnai un coup de coude dans
les côtes.
— Le palais t’est monté à la tête.
— Je n’ai connu que ça.
Son visage s’assombrit alors, tandis que ses yeux fixaient le vide sans
une once d’émotion. Un malaise se faufila lentement parmi nous, que je
brisai en me raclant la gorge et en désignant la maison de l’index.
— Tu penses qu’ils ont de la nourriture ? J’ai tellement faim que je
pourrais même manger un cafard !
Ma remarque eut l’effet escompté. Avec un petit sourire, Johann prit la
tête de marche jusqu’à la porte d’entrée et toqua d’un coup franc.
Deux personnes âgées se matérialisèrent alors devant nous. L’homme et
la femme, que je devinais être Gaukur et Magda, atteignaient à peine mes
épaules. Je mesurais un mètre cinquante-sept et demi, pardi ! Le petit
vampire à la chevelure grisonnante trifouillait sa moustache en nous
analysant Johann et moi de la tête aux pieds. À côté de lui, la mamie aux
courts cheveux blancs nous adressait un adorable sourire, vêtue d’un tablier
rose bonbon.
Et qui disait tablier, disait cuisine.
Je crus défaillir de joie.
— Maître ! Nous attendions votre arrivée avec impatience ! s’écria
Magda avec un accent à couper au couteau.
Son compagnon, ou son frère si on se fiait à leur ressemblance, n’ajouta
rien de plus qu’un grognement de salutation. Il me rappelait bizarrement
quelqu’un.
— Et vous devez être Aliénor. Comme vous êtes jolie ! continua la vieille
dame. Entrez donc ! Je vous ai préparé un agneau rôti à l’islandaise, vous
allez adorer.
Mes lèvres se mirent à trembloter de joie. D’un pas, je me rapprochai de
ma nouvelle meilleure amie et lui serrai ses deux mains.
— Je vous aime, pleurnichai-je.
Le rire de Johann retentit derrière moi.
— Entrons, avant que tu ne gèles sur place.
Je l’écoutai et pénétrai dans le salon à la décoration boisée. Tout ici
n’était que bois, sauf le canapé en tissu gris sur lequel siégeaient les trois
autres vampires. Des portraits de famille ornaient les murs verts, près
desquels se trouvaient la cheminée qui crépitait et un fauteuil à bascule
enveloppé d’une couverture en patchwork.
En avançant encore de quelques pas, je découvris les trois guignols
devant une émission culinaire diffusée sur une télévision plus vieille que
moi. Je ricanai comme une hyène face à ce spectacle.
— Qu’y a-t-il de drôle ? cracha Ingrid d’une voix agacée.
J’eus du mal à m’exprimer tant je riais.
— Des vampires qui regardent un cuistot en train de faire une ganache…
C’est à mourir de rire !
— Oh ! J’ai oublié de changer de chaîne, s’affola Magda qui courut
jusqu’au téléviseur.
— C’était plutôt intéressant, ajouta Ulrich le bronzé.
— Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas cuisiné qu’il m’a fallu un
petit coup de pouce, continua la vieille vampire. J’espère que vous
apprécierez ma cuisine.
À nouveau, j’eus envie de pleurer face à tant de gentillesse.
— Maître ! C’est un plaisir de vous recevoir, lança le vieux Gaukur.
Son intervention attisa ma curiosité. Lui qui n’avait pas daigné ouvrir la
bouche pour nous saluer Johann et moi, je fus surprise de l’entendre parler.
Je me tournai alors dans sa direction et le vis près de la porte d’entrée, en
compagnie de Kiljan.
Chapitre 36

Dans une vie antérieure, j’étais forcément un chat. Je


ronronne à la moindre caresse.

En le revoyant ainsi devant moi, quelque peu décoiffé par sa course de


l’aéroport jusqu’ici, mon cœur se mit à s’affoler. Je tentai désespérément de
me calmer pour éviter que tous les vampires dans cette pièce ne s’en
rendent compte, mais en vain. Cet idiot m’avait manqué. Et je compris alors
: j’étais foutue.
Comment pouvais-je déjà être accro à cet homme si antipathique et
lunatique ? Comment pouvais-je ressentir le manque ? J’allais devoir en
parler à ma psy, une fois de retour à Chicago. Je l’imaginais bien me dire
avec cet air condescendant « c’est parce que vous êtes attirée par les
hommes qui se comportent comme votre père ». Ses délires de complexe
d’Œdipe m’avaient toujours effrayée. Elle aurait bien eu besoin de voir un
psy, elle aussi.
— Maître ! chantonna Magda en découvrant Kiljan.
Le vampire salua ses coéquipiers d’un geste de la main et pénétra dans le
salon.
— Merci encore de nous accueillir cette nuit.
— Avec plaisir ! Cette demoiselle aura besoin de se reposer pour
affronter ce qui vous attend.
Tous les regards convergèrent dans ma direction. Effectivement, j’étais la
seule humaine, ici. Et la seule à avoir besoin de dormir. Je me sentis bien
faible, tout d’un coup.
— Ça nous permettra de peaufiner les derniers détails avant de nous
rendre au palais, ajouta Johann d’un air bougon.
Le plan ne semblait toujours pas lui convenir.
Mal à l’aise, je calai mes mains dans mon dos et me dandinai d’un pied
sur l’autre. Mon comportement attira l’attention de Magda.
— Oh ! Pardonnez-moi ! Vous devez mourir de faim. Je vais vous servir
tout de suite.
Tandis que la petite femme âgée trottinait jusqu’à la pièce adjacente, que
je devinais être la cuisine, je me rendis jusqu’à l’un des deux fauteuils
disposés près du canapé gris sur lequel siégeait le trio de vampires. Je m’y
affalai dessus dans un soupir faussement exagéré.
— Maintenant que nous sommes tous au complet, pouvons-nous aller
vaquer à nos occupations ? demanda Ingrid en fusillant Johann et Kiljan du
regard, qui discutaient avec le vieillard près de la porte.
— Si, par-là, tu sous-entends d’aller coucher avec le premier roumain
venu, il vaudrait mieux t’abstenir, pouffa Tímon.
La blonde lâcha un grognement digne d’un loup-garou. Je crus avoir
devant moi l’élève Marley.
— C’est très sexiste de dire ça, roucoulai-je.
Le vampire aux cheveux clairs braqua ses yeux azur et furieux sur moi.
— On ne t’a pas sonnée, l’humaine.
— Un enfant de six ans ne m’aurait pas sorti une réplique aussi naze,
renchéris-je.
À cran, Tímon sauta hors du canapé pour foncer dans ma direction. Une
ombre se matérialisa alors entre nous et freina la bête aux crocs sortis qui
venait de se figer sur place.
— Ekki snerta hana,6 gronda-t-il.
— Pourquoi ai-je l’impression que tu m’insultes chaque fois que tu parles
islandais ? bougonnai-je.
Tímon recula de quelques pas et fixa Kiljan d’un air dédaigneux.
— Vous ne devriez pas vous amouracher de cette humaine.
Même sans le voir, je devinais l’expression contrariée sur le visage du
beau gosse revêche. Son dos devant moi s’était tendu, à peine les mots de
son soldat avaient-ils franchi ses lèvres.
— Mes possibles relations ne te concernent pas. Reste à ta place, Tímon.
— Il a raison, continua Johann. Tu t’attaches beaucoup trop à Aliénor.
Dois-je te rappeler qu’elle est une humaine ? À quel point elle est fragile ?
Elle sera ton point faible.
Je tournai la tête pour voir le frère Arnarsson à côté de nous. Malgré les
remarques de ses confrères, Kiljan n’avait pas bougé d’un poil et se dressait
toujours fièrement devant moi, comme s’il souhaitait me protéger d’une
quelconque menace. Je manquai de me liquéfier de joie.
Surtout, étais-je la seule à ne pas me rendre compte de l’attachement de
Kiljan ? Certes, nous avions passé une nuit ensemble et échangé quelques
baisers, pourtant je ne le pensais pas si entiché que cela. Il se comportait
avec moi comme une araignée le faisait avec sa proie. Il m’emprisonnait
dans sa toile avec ses regards lascifs et ses douces paroles pour mieux me
dévorer ensuite. Et par dévorer, je ne faisais pas référence à un acte sensuel.
Sans prévenir, mon bien-aimé disparut alors de mon champ de vision et
réapparut face à son frère. Je glapis de surprise, inquiète quant à la
perspective d’une altercation entre les deux et me levai pour courir jusqu’à
eux. Geste bien ridicule puisque, hormis les cramer, je ne pouvais pas faire
grand-chose.
Par chance, Magda nous rejoignit dans le salon avant qu’ils ne s’entre-
tuent. L’assiette fumante dans ses mains suscita toute mon attention.
— Voilà pour vous, jeune demoiselle.
Je courus gaiement jusqu’à elle et manquai de lui arracher son plat des
mains tant je mourais de faim. Le ventre gargouillant, je retournai m’asseoir
sur le fauteuil près de la télévision. Ils pouvaient bien se tuer l’un l’autre, du
moment que j’avais à manger.
J’entamai donc mon repas sous les cris et insultes des deux frères. Les
autres vampires observèrent la scène, avant de finalement s’en
désintéresser. Les trois soldats quittèrent la maison en claquant la porte
derrière eux.
— Ils ont toujours été comme ça.
La bouche pleine, je braquai mon regard sur Magda qui venait de prendre
place sur le canapé tout juste libéré.
— Nous étions à Selfoss avant de nous installer en Roumanie. Depuis
tout petits, les garçons ne cessent de se prendre la tête.
— Moi aussi j’aurais bien arraché les yeux de mon frère de temps à autre,
lâchai-je entre deux bouchées. Votre plat est divin, Magda !
La vampire pouffa, une main devant la bouche.
— Vous m’en voyez ravie. Nous avons préparé la chambre à l’étage. Si
vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler.
— Pas de souci.
La fourchette à un centimètre de mon visage, je me figeai quand Johann
grogna de rage et prit à son tour la porte pour sortir. Mon repas avait
accaparé toute mon attention, au détriment de la conversation des deux
Arnarsson que j’avais loupée. Mais je les imaginais bien s’être querellés à
propos de pouvoir. Tous les hommes se battaient pour le pouvoir, non ?
— Je vais me coucher, lâchai-je aux trois personnes qui restaient dans la
pièce.
Les deux vieillards et Kiljan donc.
— Vous devriez faire une cession de thérapie de groupe, affirmai-je au
brun sur mon chemin jusqu’aux escaliers.
— S’il y a bien quelqu’un qui a besoin d’une thérapie ici, c’est toi,
renchérit-il.
— Mais alors je serais affreusement barbante.
— Probablement.
Un sourire étira mes lèvres.
Avant de monter à l’étage, je pivotai légèrement vers lui et lui demandai :
— Tu t’amouraches ?
Ses sourcils se froncèrent, comme s’il réfléchissait. Je dus attendre
plusieurs secondes avant qu’il ne me réponde.
— Peut-être bien.
Mon cœur fit un looping. Ma main se cramponna à la rambarde pour
éviter que mes jambes fébriles ne me fassent tomber. La gorge serrée, je ne
sus quoi ajouter et le laissai finalement pour rejoindre ma chambre.
Chapitre 37

L’Europe n’est pas un pays ?

Je pénétrai dans la chambre à la décoration aussi vieille que les hôtes. Une
gigantesque pendule sur pied trônait face à un lit à l’édredon rouge puant le
renfermé. Je m’approchai et m’assis dessus. Le grincement qu’il fit
confirma mes suppositions : il avait vécu suffisamment longtemps pour
assister à toutes les guerres humaines. Le papier peint jauni et la moquette
grisonnante avaient, eux aussi, subi les stigmates du temps.
— Sympa, siffla Kiljan.
Je me déchaussai et balançai mes chaussures au loin avant de me
focaliser sur le vampire posté près de l’encadrement de la porte en bois.
— Tu parles de la chambre aux toiles d’araignées ou bien de la superbe
femme devant toi ?
— De la chambre. Sympa n’est pas le premier mot qui me viendrait à
l’esprit pour te décrire.
— Oui, tu as raison. Sublime serait plus approprié.
Le beau brun roula des yeux avant de pénétrer dans la chambre.
— Tu désirais quelque chose ? m’enquis-je.
— Toi, en l’occurrence. Mais je ne suis pas certain que Gaukur et Magda
s’en remettent s’ils entendent leur prince copuler à l’étage. Les murs sont
fins ici.
Je pouffai comme une midinette en l’entendant utiliser le mot « copuler »
et m’allongeai sur le lit étonnement confortable.
— Les autres ne vont pas revenir ? demandai-je, les mains calées derrière
la tête et le regard braqué sur le plafond.
— Si, plus tard dans la nuit. Nous avons encore à discuter du programme
de demain. Ils ont dû aller se nourrir.
— Tu n’as jamais eu envie de me mordre ? Sans compter les fois où…
Je ne pus terminer ma phrase, assaillie par les images de nos moments
intimes passés. Tout mon corps frissonna aux souvenirs de ses crocs plantés
dans mon cou et du plaisir que cela m’avait procuré.
— Pour me nourrir, tu veux dire ? Non. Je suis suffisamment âgé pour
me retenir.
Sans prévenir, le vampire me rejoignit et s’allongea à côté de moi. Sa
proximité me surprit autant qu’elle me plut. Il calqua sa position à la
mienne, sur le dos, et riva le regard dans la même direction. Sans nous
toucher, je sentis la fraîcheur de sa peau s’immiscer sous les mailles de mon
pull.
— Oui, ta sœur m’a balancé ton âge. Tu es sacrément sexy pour un vieux
croûton.
— J’ai arrêté le processus de vieillissement à vingt-cinq ans.
— Ce n’est pas ennuyeux de vivre autant de temps ? Je veux dire, tout
finit par disparaître. Sauf vous.
Son long soupir attisa ma curiosité. Je pivotai sur le côté pour me mettre
face à lui et en profitai pour observer chaque détail de son visage : ses cils
noirs magnifiquement fournis, ses joues dépourvues du moindre poil, son
nez droit et ses lèvres ourlées sur un petit sourire en coin. Il était la
définition même de la beauté masculine.
— Pas vraiment. Je passais beaucoup de temps avec Lara avant de me
rendre en Angleterre.
— Pourquoi es-tu devenu prof ?
Il tourna légèrement la tête pour braquer ses prunelles sombres dans les
miennes.
— Est-ce mon interrogatoire ?
— Pas du tout. Je veux juste en apprendre plus sur toi avant de, tu sais,
risquer ma vie pour vous.
— Nous pensons qu’un professeur de cette école travaille secrètement
pour le royaume de Roumanie.
Son aveu m’étonna. D’une, parce qu’il semblait me faire suffisamment
confiance pour me le révéler et, de deux, parce que jamais je n’aurais
imaginé cette réponse.
— Sofia ? Oui, elle me paraît très suspecte si tu veux mon avis.
Un sourire étira ses lèvres rosées.
— Tu dis ça uniquement parce que tu l’as vue dans ma chambre.
— C’est une raison suffisante. J’ai toujours cru que les garous et les
vampires ne s’entendaient pas.
— Ça dépend du contexte. Dans ce cas précis, elle ne parlait pas
beaucoup.
— Ça va, j’ai compris, grommelai-je. Vous aviez un nom en particulier
alors ?
— Non, nous n’avions pas de suspect précis. Un de nos informateurs
nous a juste avertis qu’un des professeurs récoltait des informations sur
notre royaume pour les divulguer à nos ennemis.
— Mais pourquoi dans une école pour surnaturels en Angleterre ? Il
n’aurait pas pu faire ça depuis chez lui ?
— C’est la question qu’on se pose aussi. En me rendant sur place, j’ai pu
me rendre compte qu’un nombre important de vampires roumains rôdait
dans ce coin. C’est qu’il y a bien quelque chose qui se trame dans ce lycée.
— Je vois, lâchai-je. Donc tu n’as pas eu le temps de découvrir son
identité.
Kiljan secoua la tête.
Qui donc pouvait se mêler des affaires des vampires ? Et dans quel but ?
Hormis Kiljan, aucun autre professeur n’était de la race des créatures de la
nuit. Il devait forcément y avoir une récompense à la clé pour qu’un autre
être surnaturel risque sa peau de la sorte. En réalité, je n’imaginais ni Sofia,
ni Oscar ou Rob faire quelque chose d’aussi bête. Tous les trois m’avaient
paru bien sympathiques, si je me fiais à mon radar « personne fréquentable
», et si j’omettais la passion de Sofia qui était de porter des ballerines, bien
sûr.
— Et est-ce qu’on va discuter de ça ? renchéris-je.
— De quoi ?
— De tes sentiments pour moi.
Cette fois-ci, le vampire pivota entièrement vers moi. Nous nous
retrouvâmes sur le côté, l’un face à l’autre. J’eus du mal à ne pas laisser
mon cerveau divaguer en le voyant si proche de moi, tout comme j’eus du
mal à retenir ma main d’aller s’enfouir dans sa chevelure sombre.
— Tu me crois amoureux de toi ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai dit.
Il resta immobile un instant, son regard toujours rivé dans le mien.
J’aurais donné cher pour savoir ce qui se tramait dans sa petite tête de
vampire sexy. Il était véritablement obnubilé par ses pensées, puis cligna
alors des yeux.
— Je ne sais pas. Est-ce que vouloir te garder auprès de moi et
t’empêcher d’aller risquer ta vie fait de moi quelqu’un d’amoureux ?
— Ça se pourrait. Est-ce que ton cœur bat la chamade en me voyant ? Ou
est-ce que tu as des papillons qui dansent dans ton ventre ?
— Mon cœur ne bat pas.
— Ah, oui. Pas faux.
— Et j’ai plus envie de t’étriper chaque fois que tu ouvres la bouche,
continua-t-il.
— Entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas, pouffai-je. Et moi ? Tu ne
me poses pas la question ?
Il arqua un sourcil, l’air malicieux.
— Je n’ai pas besoin de te le demander pour le savoir. Ton cœur est au
bord de la rupture à chaque fois que tu me regardes avec tes yeux
enflammés.
— Peut-être parce que j’ai peur que tu te jettes sur moi pour m’étriper,
qui sait.
Sa main se rapprocha alors de mon visage. Tout doucement, il posa ses
doigts à la température glaciale sur ma joue qu’il caressa. J’eus l’impression
qu’une plume me frôlait l’épiderme tant son toucher était léger, tendre.
— Là. Ton cœur s’affole.
— Tu triches, encore, bougonnai-je.
Ses yeux rieurs me subjuguèrent. J’étais réellement foutue.
Avant de pouvoir ajouter quoi que ce soit, Kiljan retira sa main d’un
geste brusque et se redressa pour descendre du lit. Un froid mordant me
saisit en le voyant s’éloigner.
— Repose-toi. On se voit demain.
— Ne fais pas de bêtises, parvins-je à marmonner, les yeux à moitié clos
de fatigue.
Tout mon corps parut peser une tonne tant j’étais éreintée. J’eus tout de
même la force de me faufiler sous la couette avant de sombrer.
Chapitre 38

Aujourd’hui, je vous propose au menu : moi.

Je me réveillai au petit matin, nauséeuse.


La nuit avait été horrible. À peine Kiljan s’en était allé pour me laisser
dormir que mon cerveau s’était diaboliquement amusé à se créer mille
scénarios sur la journée qui nous attendait le lendemain. Je me vis mourir,
encore et encore, ensevelie sous une horde de bêtes à crocs qui me
déchiquetaient malgré mes hurlements de douleur. Je me vis aussi plus
inoffensive qu’un agneau, incapable d’utiliser mes flammes tant j’étais
terrorisée. Enfin, je me vis folle de rage, brûlant tout sur mon passage, y
compris Kiljan et son armée.
Le pire, c’était que tous ces cauchemars avaient une chance de se réaliser.
Je pouvais aussi bien périr en étant dévorée par des vampires, que d’être
impuissante ou dévastatrice.
Les cernes violets que je discernai sous mes yeux face au miroir de la
chambre ne m’étonnèrent donc guère.
Je descendis au rez-de-chaussée d’une démarche de zombie, épuisée et
terrifiée. Toute la bande se trouvait déjà dans le salon et accaparait le
canapé et les fauteuils. Seuls Gaukur et Magda semblaient absents.
— Tu fais peur à voir, ricana Ingrid en me découvrant.
— Bonjour à toi aussi, grognai-je.
Je les ignorai et traçai directement dans la cuisine. Après plusieurs
minutes de recherche, je dénichai une boîte de gâteaux dans l’un des
placards. Ce n’était pas des céréales, mais cela faisait l’affaire.
Satisfaite de ma trouvaille, je retournai dans la pièce à vivre et pris place
par terre, près de la cheminée allumée.
— Mauvaise nuit ? me demanda Johann.
— Hum.
— Aliénor est pire qu’un ours quand elle ne dort pas bien, les prévint
Kiljan.
Je soupirai longuement en découvrant la date de péremption des biscuits
aux chocolats. Tant pis. À défaut d’être efficace sur le champ de bataille,
j’allais au moins me rendre utile à la science en ingurgitant des aliments
périmés depuis trois ans.
J’en fourrai un dans la bouche. Ce n’était pas mauvais, si on appréciait
l’effet piquant sur le palais.
— Parce qu’on doit maintenant se soucier du sommeil de mademoiselle ?
grogna Tímon, le blond à la langue trop pendue.
Kiljan haussa nonchalamment les épaules.
— À vos risques et périls.
— Laissez-moi broyer du noir tranquillement, s’il vous plaît, crachai-je.
Ulrich pouffa en me pointant du doigt.
— Tu ressembles à un petit chiot puni, assise de la sorte par terre.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta Johann qui quitta son siège pour
venir me voir.
J’ignorai le regard noir que lança Kiljan à son frère et engloutis un
nouveau biscuit sauce piquante.
— Hormis le fait que nous partons en guerre dans quelques heures ? Rien
du tout.
Le vampire s’agenouilla devant moi, comme l’aurait fait un maître avec
son petit chiot. Oh bordel, Ulrich avait raison.
Kiljan sauta alors hors du canapé et nous rejoignit en deux enjambées.
— Relève-toi, Aliénor.
Je levai la tête pour braquer mon regard furieux dans le sien.
— Pardon ? Des ailes auraient-elles poussé dans ton dos pendant la nuit
pour te permettre de me donner des ordres ?
— Laisse-la respirer, s’agaça Johann. Elle a le droit d’être inquiète.
— Depuis quand te préoccupes-tu d’elle ? Ce n’est pas toi qui piaillais
hier à propos de ma relation avec une humaine ? fulmina le brun.
Je n’avais pas besoin d’être une vampire pour sentir qu’il puait la
jalousie. Une part de moi jubilait, à le voir dans cet état, tandis que l’autre
s’exaspérait de la situation. Je n’avais vraiment pas besoin de me retrouver
cernée d’ondes négatives en ce moment. Bougonne, je me redressai et me
rendis jusqu’à Kiljan pour appuyer mon index contre son torse dans un
geste menaçant.
— Je me suis levée parce que j’en avais envie, pas parce que toi et ton
petit cul de prince me l’avez ordonné. Maintenant, si vous le voulez bien, je
vais me rafraîchir les idées.
En les ignorant tous, je traçai jusqu’au porte-manteau pour attraper ma
doudoune et sortis par la porte d’entrée que je claquai violemment derrière
moi. C’était légèrement mélodramatique, mais cela me fit un bien fou.
Quelques pas sous le froid glacial d’un matin hivernal en Roumanie
suffirent à apaiser mes mauvais chakra.
Je continuai de marcher, le col du manteau relevé jusqu’au nez et les
mains enfouies dans les poches. Les paysages forestiers avaient toujours eu
la faculté de me calmer tant ils me fascinaient. Je m’aventurai donc dans les
bois qui cernaient la maisonnette, accompagnée par le silence de la sylve.
Nous nous rendions au palais dans la soirée. Rien que d’y penser, la
nausée refit surface.
Et si je n’arrivais pas à maîtriser mes pouvoirs ? Le peu de fois où je les
avais utilisés à pleine puissance, un drame avait eu lieu. Je me souvins
encore des paroles de mon père en apprenant pour l’immeuble détruit à
cause de mes flammes : « Ta puissance nous tuera tous. Tu dois à tout prix
taire tes pouvoirs ». Jamais cela ne lui serait venu à l’esprit de m’aider à les
contrôler, plutôt que de me répéter tous les jours de les enfermer au plus
profond de moi. Mais mon feu était vicieux, prêt à surgir à la moindre
colère ingérable. Je me sentais constamment au bord de la rupture. Et un
jour viendrait où je périrai aussi, consumée par mes propres pouvoirs trop
longtemps contenus.
L’entraînement avec Kiljan allait-il suffire sur le champ de bataille ?
N’allais-je pas paniquer face aux milliers de vampires prêts à me tuer ? Je
n’en savais rien.
Au-delà de cette guerre, il y avait aussi la Confrérie. Et s’ils parvenaient
à découvrir pour moi ? Et s’ils arrivaient à me retrouver ? Les quatre
sorciers seraient capables de s’en prendre à mon frère pour m’attirer à eux.
Cette possibilité me tordit l’estomac. Tout, mais pas Seth.
Petits, avant que mon feu ne se réveille, notre père nous avait raconté
l’histoire de la famille Chua. La lignée malaisienne détenait la faculté de
faire pousser fleurs, arbres et milliers de champs. Alors que le peuple
succombait à la famine, Badan, le maître sorcier de Malaisie, avait
sciemment utilisé ses pouvoirs pour aider les humains à redonner vie à leurs
récoltes. La Confrérie avait vite eu vent de cet affront et s’était rendue sur
place pour tuer ce très cher Badan.
La règle numéro une avait été enfreinte : aucun sorcier ne devait dévoiler
ses pouvoirs aux humains.
Après avoir tué le maître Chua, Aiko, le deuxième sorcier de la
Confrérie, avait empoisonné tous les pauvres hommes qui avaient bénéficié
de l’aide de Badan.
Depuis, aucun des nôtres n’avait osé commettre à nouveau cette erreur.
— Vous prenez l’air ?
Je sursautai et glapis de surprise comme un écureuil pris au piège. Magda
se tenait derrière moi, les bras chargés de bois. Son sourire s’effaça quand
elle se rendit compte de la peur qu’elle venait de me procurer.
— Navrée, je pensais que vous m’aviez entendue.
— Vous avez besoin d’un coup de main ? m’enquis-je en la voyant avec
tous ces rondins.
La vampire pouffa tandis que je la rejoignais.
— J’ai beau avoir l’air d’une vieille, ma force est équivalente à celle de
trois buffles. Mais c’est fort gentil à vous de me proposer votre aide.
Je haussai les épaules, calquant mes pas aux siens en direction de la
maison.
— Je souhaitais vous remercier, continua-t-elle.
— À propos de quoi ?
— De nous aider dans cette guerre. Notre race s’éteint à petit feu, vous
savez, et sans votre aide, le royaume islandais n’aurait eu aucune chance
face à celui de Roumanie. Il y a quelques décennies de cela, dix royaumes
régnaient sur les vampires. Il n’en reste plus que deux.
— Pourquoi ont-ils disparu ?
— La soif de pouvoir, soupira-t-elle avec un sourire contrit.
— Notre monde n’est pas très différent du vôtre. Les sorciers se
distinguent aussi en plusieurs lignées qui sont éparpillées dans le monde.
— Chacun de vous a un pouvoir différent, c’est cela ? s’enquit-elle.
Je hochai la tête, avant d’ajouter :
— C’est l’unique raison pour laquelle nous ne nous entre-tuons pas entre
sorciers. Nos vingt familles sont toutes nécessaires à l’équilibre de la terre.
Alors, bien sûr, il y a de la jalousie et beaucoup sont avides de puissance,
mais la Confrérie fait en sorte qu’aucun débordement n’ait lieu.
— Ça ne doit pas être facile pour vous.
Mon haussement de sourcil l’incita à continuer.
— D’être l’unique sorcière dans ce monde régi par les hommes.
— Je trouve ça plus intrigant que difficile, à vrai dire. Pourquoi ai-je
hérité des pouvoirs de mon père ? J’ai passé des années à fouiller dans des
grimoires pour en savoir plus, mais strictement rien n’y figurait.
— C’est la destinée, ma chère. Je suis persuadée que vous allez
accomplir de grandes choses.
— Si vous pouviez répéter ça devant Kiljan, ça serait super.
La vampire ricana.
— Vous n’avez pas besoin de ça pour le faire succomber.
— C’est vrai. Ma chevelure de feu fait tout le travail.
Enfin, nous arrivâmes devant la chaumière. Ulrich se tenait près de la
porte, adossé nonchalamment au mur. Mes pupilles se dilatèrent en
apercevant la clope à son bec. Je délaissai Magda et courus jusqu’à lui.
— Tu en as une pour moi ? m’empressai-je de lui demander.
Le vampire bronzé fouilla dans la poche arrière de son pantalon en toile
beige et en sortit une cigarette qu’il me tendit. J’ignorai le briquet qu’il me
proposa alors et l’allumai avec une flamme au bout de l’index. Mes épaules
se détendirent dès la première inhalation.
— Je vous laisse, je dois aller m’occuper du feu, nous lança Magda en
pénétrant dans la maison.
— Je ne savais pas que les vampires fumaient.
Ulrich braqua ses yeux noisette sur moi.
— Pourquoi les vampires ne pourraient-ils pas fumer ?
Je fis mine de réfléchir.
— Parce que vos poumons ne fonctionnent pas ?
— C’est justement pour ça que je peux fumer à ma guise.
— Oh. Je vois.
Je consumai ma cigarette en un temps record. Ulrich le remarqua et partit
dans un rire sans joie.
— Tu m’as l’air bien tendue.
— Vous ne m’aidez pas à me détendre, à vrai dire.
Il haussa les épaules comme s’il s’en fichait royalement.
Nous n’eûmes pas le temps de continuer notre petite discussion que des
éclats de voix retentirent à l’intérieur de la maisonnette.
Chapitre 39

OK, pas de bonbons en enfer.


Mais y a au moins la 4 G, non ?

Nos cigarettes terminées, Ulrich et moi retournâmes dans la chaumière. Le


vampire lâcha alors un long soupir, à peine le seuil de la porte franchi, et
alla s’affaler sur le canapé.
Pendant ce temps, toutes les autres créatures de la nuit s’agitaient et
parlaient en même temps, à tel point qu’il m’était impossible de
comprendre ce qu’elles racontaient.
— Nous n’avions vraiment pas besoin de ça, grogna le bronzé.
— Que se passe-t-il ? m’inquiétai-je.
Je m’empressai de le rejoindre et m’installai à côté de lui. Son calme au
sein de cette cohue m’aidait à ne pas faire une crise d’angoisse.
— Frank se trouvait dans l’avion avec nos soldats. Il était censé les
conduire dans des villages aux alentours du palais pour ne pas nous faire
repérer. Il semblerait qu’il ait disparu.
J’ouvris grand les yeux, surprise par cette nouvelle. Effectivement, nous
n’avions pas besoin de cela à quelques heures de notre assaut.
Surtout, je compris pourquoi je ne saisissais pas un mot de ce que les
vampires pépiaient : ils parlaient tous en islandais.
— Comment ça, « disparu » ? demandai-je.
— Tímon devait le récupérer à un endroit bien précis. Il a attendu une
demi-heure, mais personne n’est venu.
— Peut-être qu’il a juste un peu de retard…
Le vampire au teint hâlé braqua ses prunelles ambrées sur moi. J’y vis
toute l’inquiétude que cette nouvelle lui causait.
— Impossible. Frank n’a jamais été en retard en cinq cents ans.
Un frisson glacial remonta le long de mon échine.
— Merde, soufflai-je.
— Je ne te le fais pas dire.
— Ég ætla að finna hann ! s’écria alors Kiljan.
— C’est peut-être exactement ce qu’ils veulent, lui répondit Ulrich.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
Le prince était bien trop agité pour que je puisse lui poser la question. Il
ne cessait de faire les cent pas, encore et encore, sous les exclamations
visiblement énervées de Johann, Ingrid et Tímon.
— Il veut partir à sa recherche, m’informa Ulrich. Si Frank est à
Târgovişte, il ne restera pas longtemps en vie.
— Târgovişte ? m’enquis-je.
— La ville où se trouve le palais, à environ une heure d’ici.
— Cette idée est stupide ! criai-je, révoltée.
Ulrich avait raison. Si Frank était bien sous le joug du royaume de
Roumanie, comme ils semblaient tous le redouter, aller le chercher était
bien la dernière chose à faire. Comment ferions-nous si Kiljan se retrouvait
aussi capturé par les ennemis ? Comment allais-je pouvoir gérer mes
émotions en le sachant dans de mauvaises postures ? Ces interrogations me
tordirent l’estomac. Voilà que je m’inquiétais pour lui à présent.
Tu es foutue ! me cria ma conscience.
— Avant d’être son bras droit, Frank est l’ami le plus proche de Kiljan,
me révéla Ulrich.
Sa soudaine loquacité m’étonnait. Depuis quand me parlait-il autant sans
pics acerbes ? Cette cigarette, partagée ensemble, nous avait rapprochés
visiblement. Je ne m’en plaignais pas. Ce n’était pas en tentant de déchiffrer
leurs discussions islandaises que j’allais comprendre ce qu’il se passait.
— Nous devrions aller le chercher dans les alentours, avant de supposer
qu’il se trouve au palais ! hurlai-je presque pour que tout le monde puisse
m’entendre.
Kiljan cessa enfin de tourner en rond et braqua ses prunelles furieuses sur
moi.
— S’il n’est pas avec nous, c’est qu’il est en mauvaise posture, cracha-t-
il.
Sa condescendance m’agaça, comme si je n’avais pas mon mot à dire
dans cette histoire, comme si l’avis d’une jeune humaine ne valait rien. Ma
colère fut telle que je sentis ma magie se réveiller et affluer lentement dans
mes mains ainsi que mes yeux.
— Il est peut-être blessé quelque part et ne peut pas se déplacer, grondai-
je en retour.
Le vampire fronça les sourcils en remarquant mes iris incandescents.
— La rouquine n’a pas tort, soupira Ingrid.
— Merci !
Un peu de soutien n’était pas de refus, surtout venant de la femme à la
chevelure blanc polaire.
Cette étonnante alliance surprit Kiljan, qui nous fixa à tour de rôle avant
de lâcher un long soupir.
— Très bien. Ulrich et Tímon, vous vous rendrez dans le périmètre du
nord près de Ploiesti. Johann ira au sud en direction de Giurgiu. Magda et
Gaukur partiront à l’ouest vers Pitesti, tandis qu’Ingrid et moi irons fouiller
à l’est du côté de Slobozia.
Je me figeai.
— Et moi ?
Tous les regards convergèrent dans ma direction.
— Quoi, « toi » ? renchérit Kiljan.
— Je te tricote un pull de Noël en t’attendant gentiment, c’est ça ?
Surtout, le savoir seul en compagnie d’Ingrid ne m’enchantait pas des
masses. L’intérêt de la vampire pour lui se voyait à des kilomètres. Cela
m’avait sauté aux yeux dès notre rencontre au repaire. Et si je ne transpirais
pas encore de jalousie, c’était juste parce que Kiljan semblait se foutre
royalement d’elle.
— Tu te déplaces aussi vite qu’une tortue, pouffa Ulrich.
Je me renfrognai.
— Johann m’a bien portée de l’aéroport jusqu’ici.
Cette fois-ci, toute l’attention se riva sur le prince aux cheveux clairs.
Kiljan pivota dans sa direction en un fragment de seconde et combla les
mètres qui le séparaient de son frère en un battement de cil. Ma respiration
se coupa alors, quand je le vis lui agripper le col de son tee-shirt gris.
— Tu as quoi ? cracha-t-il.
— Si tu utilisais ton énergie pour rechercher ton satané bras droit plutôt
que de t’en prendre à moi ? lui rétorqua Johann d’un air sombre.
Dans un grognement de rage, Kiljan le relâcha et se déplaça à nouveau
rapidement vers la porte. Il m’était impossible de le voir chaque fois qu’il
bougeait. Satané vampire.
— Allons-y, Ingrid.
La blondasse ne se fit pas prier et le rejoignit. Mes mains se serrèrent de
colère.
— On se retrouve tous, ici, dans maximum deux heures, lâcha-t-il au
groupe avant de disparaître.
Impuissante, assise sur ce foutu canapé, je regardai les créatures de la
nuit s’évaporer une à une. Avant que Magda ne parte à son tour, celle-ci se
tourna vers moi.
— Il y a de quoi manger dans les placards si vous avez faim, sourit-elle.
Je hochai la tête, puis lui adressai un vague signe de la main avant qu’elle
ne s’en aille aux côtés de Gaukur.
J’étais seule. En Roumanie. Dans une chaumière en plein milieu de la
forêt. Sur le point de bêtement attendre le retour de vampires que je
connaissais à peine. Par la barbe de Merlin ! Depuis quand étais-je aussi
docile ? Si ces crétins pensaient m’avoir domestiquée, ils pouvaient se
foutre les bras et jambes dans le fion.
Furieuse, je bondis hors de mon siège et me rendis d’un pas lourd
jusqu’au porte-manteau. J’enfilai alors en un rien de temps ma doudoune et
quittai à mon tour les lieux.
Moi aussi, j’allais mener mon enquête !
Sous la brise glaciale, je sortis mes mains des poches et créai une flamme
dans chacune de mes paumes. Cette chaleur réconfortante me donna le
courage suffisant pour aller m’aventurer dans la sylve.
Chapitre 40

J’adore le café dépresso.

Il me fallut bien vingt minutes de marche pour décolérer et réaliser à quel


point mon idée d’aller chercher Frank dans cette maudite forêt était ridicule.
Pourquoi un vampire irait-il se cacher en plein milieu des bois, là où aucune
aide ne pourrait le retrouver ? Et là où des bêtes sauvages pourraient le
grignoter comme des chips à l’apéritif.
Mais puisque je n’avais rien d’autre à faire durant les deux prochaines
heures, je continuai de m’enfoncer dans la sylve. Accompagnée du bruit des
feuilles mortes qui craquaient sous mes bottines en cuir, je profitai du calme
environnant pour ruminer quant à la guerre à venir.
Ma vie allait probablement changer après cette nuit.
J’avais beau essayer de me rassurer en me disant que le plan élaboré par
Kiljan tenait la route, mon subconscient n’arrêtait pas de me renvoyer des
images des pires scénarios possibles. En boucle. Et à part me bousiller les
cuticules jusqu’au sang, toutes ces réflexions ne me servaient pas à grand-
chose. J’en étais consciente.
Mon pessimisme inné m’empêchait néanmoins de relativiser.
— Stupides vampires, grommelai-je.
Ma vie n’était pas assez compliquée qu’on me rajoutait des problèmes
supplémentaires ! Être une paria au sein de ma famille et de mon clan,
obligée de cacher ma nature et exilée de mon pays, n’avait pas suffi, non. Il
avait fallu qu’en plus, un vampire sexy me force à l’aider sous la menace !
L’unique raison pour laquelle je ne l’avais pas rôti sur place avant qu’il
n’aille me balancer au monde entier se résumait en trois mots : un cul
magnifique. Pourquoi donc avais-je craqué pour la plus grosse enflure de la
planète ? Sûrement parce que l’immoler pour le faire taire m’aurait valu des
années d’interrogations sans réponses, comme : quelle sensation cela fait-il
de passer sous ses crocs ?
Et rien que pour le plaisir de le savoir, je ne regrettais pas mon choix.
Du bruit me sortit subitement de mes rêveries.
À l’affût, je tournoyai sur place pour tenter de découvrir d’où provenait
le son et agrandis la puissance de mes flammes pour éclairer davantage
l’espace autour de moi. J’attendis plusieurs secondes, immobile, avant que
le craquement ne retentisse de nouveau.
Cette fois-ci, je sus quelle direction prendre.
Tandis que je courais vers l’ouest et me faufilais entre les arbres,
j’éteignis mon feu pour ne pas me faire repérer. Il me fallut plusieurs
secondes pour réaliser que peut-être je me rendais bêtement dans la gueule
du loup. Trop tard. Mon instinct de survie se réveillait toujours en retard.
Par chance, il n’y avait aucun vampire du royaume de Roumanie dans les
bois. Juste le pauvre Frank inerte entre deux chênes, torse nu et recouvert de
sang.
Mince.
Affolée, je sprintai pour combler les mètres qui me séparaient de lui et
tombai sur mes genoux une fois à ses côtés. Je ne sus dire alors si son teint
affreusement pâle provenait de sa nature de vampire ou des litres de sang
qu’il semblait avoir perdu.
Un frisson d’effroi me paralysa en découvrant son torse.
On l’avait marqué au fer rouge.
— Frank ! Tu m’entends ? C’est Aliénor ! m’écriai-je d’une voix criarde,
sous la panique.
Pour seule réponse, le vampire grogna de douleur.
— Bordel, mais que t’est-il arrivé ? Attends, ne bouge pas, je vais
appeler les…
Secours, ne pus-je terminer. Et qui donc allais-je contacter ? La police ?
Bien sûr, très bonne idée. J’imaginais bien la réaction du flic humain en
m’entendant bégayer : « Venez m’aider ! Un vampire se vide de son sang !
» Il me rirait au nez avant de raccrocher. Appeler Kiljan, alors ? Je n’avais
pas le numéro de cet idiot. Même me rendre dans la chaumière pour
chercher un coup de main ne servirait à rien : j’étais seule.
Je soupirai, désespérée, et lançai une nouvelle œillade au torse de Frank.
Le symbole rougi sur sa peau représentait une rose, autour de laquelle se
trouvaient des lettres d’un alphabet que je ne connaissais pas. La bile
remonta dans mon œsophage et manqua de s’échapper par ma bouche tant
cette vision m’écœura.
— Sur une échelle d’un à dix, à combien penses-tu pouvoir te déplacer ?
lui demandai-je, au bord de la crise de nerfs.
À nouveau, le vampire ne répondit rien de compréhensible. Je crus
discerner quelques mots entre deux grognements, ce qui m’incita à me
rapprocher de lui pour essayer d’entendre ce qu’il marmonnait.
Il était conscient. C’était déjà un bon début.
— Tu pourrais parler plus fort, le vieux ? Je ne comprends rien.
— Fuyez. Ils sont encore là.
Je me redressai dans un geste brusque, en alerte, et balayai brièvement
les bois du regard. Ils ne semblaient pas être dans les parages. Et vu le
boucan que j’avais fait en courant jusqu’à lui, ils nous auraient rejoints
depuis longtemps s’ils m’avaient entendue.
— Dois-je te rappeler que je peux incendier la forêt si ça me chante ?
Viens, je vais t’aider à te lever.
J’ignorai les protestations de Frank et lui prêtai mon épaule pour qu’il
puisse se mettre sur ses deux jambes. Nous manquâmes de tomber à
plusieurs reprises, mais réussîmes à nous stabiliser malgré notre différence
de taille. De peur que les types ne reviennent malgré tout, nous clopinâmes
aussi vite que possible en direction de la chaumière.
Après plusieurs minutes de marche, Frank brisa le silence :
— Pourquoi retenez-vous votre respiration ?
Sa voix enrouée me fit grimacer. Le pauvre peinait à se déplacer avec ses
diverses blessures, son buste mutilé et son visage encrassé. Je levai la tête
pour l’observer rapidement. Celui-ci se laissait guider, les yeux clos.
— Je déteste l’odeur du sang.
Il lâcha un son rauque et étouffé que je devinais être un rire. Même un
pépé de cent ans n’aurait pas rigolé de la sorte.
— Et vous fricotez avec une créature qui n’aime que ça…
— Alors, d’une, on n’utilise plus le mot « fricoter » de nos jours. Il
faudrait se mettre à la page. Et, de deux, je suis presque certaine que Kiljan
aime d’autres choses que le sang. Comme me taper sur les nerfs, par
exemple.
— Comment, commença-t-il avant de tousser. Comment… m’avez-vous
retrouvé ?
— Je devrais te tuer si je te le dévoile.
Je sentis le vampire se tendre légèrement. Bordel, cela marchait chaque
fois.
Enfin, nous aperçûmes la maison au détour d’un arbre. Je crus
m’effondrer de joie. Frank pesait si lourd que j’étais persuadée d’avoir des
courbatures pour les cinquante prochaines années à venir. Surtout, plus les
minutes passaient et plus le vampire s’appuyait sur moi. J’allais finir clouée
dans le sol à ce stade.
— Un petit effort, lâchai-je plus pour moi-même que pour lui.
Une fois sur le seuil, je donnai un coup de pied dans la porte pour
l’ouvrir et conduisis Frank jusqu’au canapé sur lequel il s’écroula.
— Je vais voir si je peux trouver une trousse de secours quelque part,
baragouinai-je en me rendant vers la cuisine.
— Inutile. Je commence à me régénérer. Il me faudrait juste un peu de
sang…
Je me statufiai.
— Hors de question. Mon sang a vraiment mauvais goût. Je suis AB.
L’infirmière du collège m’a dit une fois qu’avec ce groupe sanguin j’allais
souvent tomber malade et…
— Dans le réfrigérateur.
— Ah. Oui, bien sûr.
Penaude, j’allai fouiller dans le frigo. Une trentaine de pochettes remplies
de sang s’y trouvaient. La vue de toute cette hémoglobine me fila la gerbe.
J’en piochai alors une au hasard et retournai vers Frank pour la lui donner.
Celui-ci se rua dessus comme une âme en peine et déchiqueta l’embout de
ses crocs pour engloutir le liquide en une seconde à peine. J’allais vraiment
vomir.
Une fois repu, le vampire reposa par terre la poche vide et referma les
yeux.
— Que t’est-il arrivé ? lui demandai-je.
Il soupira, avant d’ajouter :
— Des ennemis m’ont trouvé.
— Et… Et notre armée ?
— Je suis tombé sur eux après avoir conduit tous les groupes dans les
villages aux alentours du palais. J’étais sur le point de revenir quand ils
m’ont aperçu.
— Ils savent pour nous, n’est-ce pas ? devinai-je alors.
— Je ne sais pas. Ils savent que je travaille pour Kiljan, mais ne se
doutent probablement pas que notre armée entière prévoit de les attaquer ce
soir. Leur barrière mentale est trop puissante. Je n’ai pas su déchiffrer leurs
pensées.
— Comment se fait-il alors que tu es encore en vie ?
Qu’il puisse encore se trouver là, à discuter avec moi, relevait du miracle.
Si le royaume de Roumanie prenait un malin plaisir à tuer les amis proches
de la famille royale et tentait même d’anéantir la royauté, pourquoi Frank
avait-il eu la vie sauve ? Cela n’avait aucun sens. Il était le bras droit de
Kiljan. Sa mort aurait forcément eu un impact énorme sur le royaume
d’Islande.
— Ils m’ont laissé en vie pour que je puisse transmettre un message au
prince.
J’attendis la suite, installée sur le fauteuil près du canapé sur lequel il
gisait.
— Ils vont attaquer notre royaume d’ici peu. Et ils veulent que Kiljan le
sache. Cette marque que vous voyez sur mon torse est un affront. Un
symbole. Si notre plan échoue ce soir, le règne des Arnarsson sera terminé.
Je voulus le questionner, sur la raison du pourquoi nos ennemis
s’intéressaient tout particulièrement à Kiljan plutôt qu’au roi, mais fus
freinée dans ma lancée.
Des grognements venaient de retentir au loin. Si puissants qu’on
parvenait à ressentir la cruauté dans leurs voix, comme de ceux qu’on
poussait avant de livrer bataille. Frank se redressa vivement et braqua ses
prunelles écarquillées sur moi. La panique que j’y vis me paralysa.
Surtout, plus les secondes passaient, plus ces horribles grondements se
rapprochaient.
Chapitre 41

Je suis la Cendrillon des temps modernes.


Je perds toujours une de mes chaussures quand je suis
bourrée.

— Ils arrivent ! s’écria le vampire qui courait vers la baie vitrée près de la
porte d’entrée.
— Qui ça ?
— Les sbires d’Andreï.
— Qui ça ?
Frank délaissa la fenêtre du regard pour me fixer d’un air sévère.
— Le roi du royaume de Roumanie, pardi ! N’êtes-vous donc au courant
de rien ?
Je croisai les bras contre ma poitrine, la mine boudeuse.
— Votre petite bande n’avait qu’à m’en dire plus, plutôt que de me traiter
comme une moins que rien.
— Nous parlerons de ça plus tard, voulez-vous ? Nous avons un plus
gros problème à gérer.
— Je croyais qu’il ne voulait pas te tuer. Pourquoi reviennent-ils ?
Le bras droit de Kiljan se tourna de nouveau vers moi. Cette fois-ci, son
regard était chargé d’inquiétude.
— Pour vous.
Je n’eus pas le temps d’anticiper la moindre stratégie que la porte voleta
à travers la pièce et alla violemment taper le mur du fond dans un bruit
assourdissant. Je l’esquivai tout juste, les yeux ébahis.
Trois créatures de la nuit pénétrèrent alors dans la chaumière. Avec leur
crâne rasé, leur visage tatoué de lignes noires, et leurs crocs encore plus
longs que les vampires que je côtoyais depuis peu, ces types ne
m’inspiraient rien de bon.
— Nous t’avions pourtant prévenu de partir, éructa le plus grand des trois
avec un accent roumain à couper au couteau. Notre petit souvenir ne t’a pas
suffi ?
Celui à la gauche du trio ne cessait de me dévisager avec une lueur
lubrique dans les yeux. Je me jurai intérieurement de le cramer en premier.
— Nous allions bientôt partir, n’est-ce pas, Agatha ? me lança Frank.
Agatha ? Pourquoi il… Oh. Il ne voulait pas que les ennemis se
souviennent de mon nom pour le rapporter au roi. C’était très malin de sa
part.
— Oui, pouffai-je. Je suis d’une lenteur pour faire mes valises. À vrai
dire, j’hésitais entre apporter avec moi, ma panoplie de couteaux ou bien
mon lance-flamme. Je n’ai pas assez de place pour tout embarquer avec
moi.
Tous se désintéressèrent du bras droit de Kiljan pour m’observer. Je leur
adressai mon plus beau sourire sadique.
— Vous et votre pitoyable manie de faire dans la charité avec les
humains me débectez, cracha le roumain.
— Regele nu ne-a zis ce sa facem cu femeia7, ajouta le troisième.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il racontait, mais, à la façon dont Frank
venait de se raidir, cela ne présageait rien de bon.
Je m’avançai d’un pas, la tête haute et le dos droit. À chaque expiration,
j’ôtai une à une les barrières que j’avais durement érigées autour de mes
pouvoirs pour les maintenir au tréfonds de mon âme. Je les sentis s’éveiller
avec lenteur et affluer dans mes membres. Les battements de mon cœur
s’accélérèrent. Mes muscles se tendirent. Mon sang se réchauffa. Mes poils
se hérissèrent. Les paumes de mes mains frétillèrent. J’inspirai, puis expirai.
Plus les secondes passaient, plus il m’était difficile de contenir ce flux
d’énergie qui circulait en moi. C’était comme une vague qu’on voyait
arriver au loin, qu’on redoutait, et, si on ne plongeait pas au bon moment,
alors on s’y noyait. C’était comme un volcan qui crachotait calmement sa
fumée, sans savoir quand il exploserait et expulserait sa lave. Le seul
moyen pour contrôler ce déluge de pouvoirs reposait sur ma respiration et
ma concentration. Je devais patienter, encore un peu. Je devais maîtriser ces
flammes qui n’attendaient qu’une chose : s’échapper et tout détruire sur leur
passage.
— Nous ne faisions rien de mal, se défendit Frank.
Le plus grand, que je présumais être le leader, s’avança à son tour d’un
pas et cracha au pied de mes chaussures.
Inspirer. Expirer.
— J’ai hâte de baiser toutes les humaines de votre pays, une fois que
nous aurons décimé votre minable lignée, minauda-t-il. Si asta e prima de
pe lista8.
Les deux autres larbins approuvèrent en ricanant d’un son similaire à
celui des porcs. Groin-groin. Ils me répugnaient.
Ces bavardages commençaient à sérieusement m’agacer. Si Frank ne se
pensait pas de taille à affronter ces idiots, j’allais m’en charger. Ils
comptaient sur moi pour réduire à néant des centaines de vampires, après
tout. Ces trois-là allaient être mes premiers.
— Mais qui te dit que je suis humaine ?
Je laissai une infime partie de ma magie affluer dans mes yeux. Tout de
suite, je les sentis s’illuminer et briller tel un brasier en pleine nuit. Les
vampires roumains le remarquèrent, mais ne reculèrent pas pour autant. Au
contraire. Le leader m’adressa un sourire sadique en retour.
— Iti voi suge tot sangele9.
Avant que je n’aie le temps de réaliser ce qui allait se produire, le trio
fonça droit sur nous et Frank me poussa violemment sur le côté. Le choc de
ma rencontre contre le mur me fit perdre le contrôle sur mes pouvoirs qui
s’éteignirent en un claquement de doigts. Je restai quelques secondes
écroulée au sol, sonnée. Les bruits du combat qui se jouait dans le salon me
ramenèrent néanmoins vite à la réalité.
Je me redressai avec difficulté et grimaçai en sentant la douleur fuser
dans mes côtes.
Quand je fus enfin debout, chancelante, j’eus du mal à visualiser ce qu’il
se passait.
Les quatre créatures de la nuit se mouvaient si rapidement qu’il m’était
impossible de les distinguer. Des grognements retentissaient. Les meubles
se retournaient. Les objets tombaient sous leur passage et se brisaient au
sol.
Comment pouvais-je aider Frank si je ne parvenais pas à les voir ?
J’eus ma réponse assez rapidement quand on m’attrapa par l’arrière.
Paniquée, je me débattis comme je pus sous cette poigne de fer. Je
gesticulai en crachant des insultes et lâchai alors un hurlement de détresse
quand des crocs s’enfoncèrent dans ma nuque. Une brûlure acide se
propagea à toute vitesse dans mon cerveau. Un brasier intrusif me paralysa
les membres. Mes propres flammes remuèrent dans mes veines en retour.
Les deux feux entamèrent un combat à l’intérieur de mes organes et me
firent rugir de douleur, encore et encore.
— Să mergem10. Prends la fille avec toi, entendis-je malgré mes oreilles
bourdonnantes.
Non.
Mon corps impuissant demeurait inerte tandis que mes pouvoirs
détruisaient et brûlaient ce liquide parasite qui me laminait.
Quand, enfin, ce poison disparut. Ma magie explosa.
Ma rage fut telle que mes braises m’arrachèrent un long cri et
s’extirpèrent avec violence de mon essence même. Elles sortirent de chacun
de mes organes et dansèrent hors de mon corps pour tout incendier.
Je ne contrôlais plus rien.
Les bras qui m’emprisonnaient me lâchèrent. Je m’écroulai mollement au
sol.
Je n’étais rien d’autre que du feu. Partout. Mon pouvoir me léchait la
peau et débordait sans s’arrêter.
— Aliénor !
Il y avait trop de bruit. Du bois qui crépitait. Des cris d’agonie. Des
fenêtres qui se brisaient. Des braises qui claquaient. Et mon nom. Plusieurs
fois.
— Il faut sortir ! Tu vas mourir !
— Prends-la !
Cette chaleur pourtant d’habitude réconfortante me tétanisait.
— Trouvez Frank !
Cette voix.
— Aliénor ! Arrête ! Ils sont morts !
Des beuglements de colère me parvinrent jusqu’aux oreilles. Ils
attendaient plus loin et lui demandaient de sortir. Kiljan. Il était là.
Lui aussi allait mourir s’il ne s’éloignait pas.
Je ne gérais plus. Je ne gérais pas. Je n’avais jamais géré. Mon père ne
m’avait pas appris à gérer. Comment arrivait-il à maîtriser si facilement ce
raz-de-marée ? Comment parvenait-il à être si puissant, sans jamais
flancher, sans jamais perdre le contrôle, ne serait-ce qu’une seconde ? Des
images de lui affluèrent dans mon esprit.
Quand nous avions six ans avec mon frère et qu’il s’était amusé à faire
danser des papillons incandescents autour de nous. Quand il avait
transformé des gouttes de pluie en vapeur. Quand il avait fait jaillir un mur
de flammes pour nous protéger, si haut que nous n’en avions pas vu le
sommet. Quand il s’était entouré d’un bouclier lumineux pour repousser les
attaques de ce sorcier. Celui-là même qui avait voulu nous anéantir ma
famille et moi le jour de nos vingt ans. Le jour où ma magie s’était
réveillée. Le jour où mes parents m’avaient reniée. Le jour où ma vie avait
changé.
Pourquoi ? Pourquoi était-ce si facile pour lui ? Pourquoi était-ce si
compliqué pour moi ? Pourquoi étais-je une putain de femme ? Pourquoi
avais-je hérité de cette malédiction qui me consumait chaque jour ?
Je réalisai alors. Le silence. Il planait autour de moi. Les crépitements
s’étaient tus.
Surtout, je ne l’entendais plus, lui. Kiljan.
Chapitre 42

Je ne suis pas petite.


Je suis juste un concentré d’amour.

Après plusieurs interminables minutes, je trouvai enfin la force nécessaire


pour ouvrir les yeux. La peur et la honte m’avaient cloîtrée au sol. La peur
de découvrir les dégâts. La honte d’avoir perdu le contrôle à ce point.
Comment avais-je pu échouer de la sorte ? Pour une stupide morsure, certes
douloureuse, mais pas fatale. J’avais totalement été incapable de maîtriser
mes flammes après avoir senti ce poison circuler dans mes veines. Même
les appels de détresse de Kiljan n’avaient pas réussi à me sortir de cette
frénésie.
Assise par terre, je me rendis alors compte de l’ampleur de la catastrophe
que j’avais engendrée.
La chaumière n’était plus. Face à moi s’étendait la forêt, paisible, me
narguant pour ma faiblesse. Les ruines de la bâtisse transformée en cendres
me cernaient. Le parquet jadis en bois sombre n’était à présent qu’un tas de
poussière.
Le choc de cette découverte fut tel que je mis un moment à réaliser que je
tremblais de froid. Ébranlée, je lançai un bref coup d’œil à mon corps
dénudé et légèrement bleuté. Mes vêtements avaient eux aussi succombé à
mes flammes.
— Enfile ça.
Un tissu plus glacial encore que la brise hivernale tomba sur ma tête et
m’occulta la vue.
Entendre cette voix ténébreuse fut la goutte de trop.
Cachée sous le vêtement, j’exultai tous ces sentiments refoulés et pleurai.
Les larmes coulèrent à flots sur mon visage. Mon corps oscilla à chaque
soubresaut provoqué par cette honte qui me tordait les tripes. Mes sanglots
retentirent et s’éternisèrent dans ce silence morbide.
Il était vivant. Il était sain et sauf malgré sa présence à mes côtés durant
ce débordement de pouvoirs. Mais à quel prix ? Dans quel état était-il ?
Quel regard allait-il m’adresser après avoir découvert le danger que je
pouvais être ? Surtout, à quel point me haïssait-il pour ce drame que je
redoutais tant d’avoir commis ?
— Aliénor, tu vas mourir de froid si tu ne t’habilles pas.
Je me recroquevillai un peu plus et passai mes bras autour de mes
jambes, mon visage dissimulé entre mes genoux.
— Dis-moi qu’il est vivant.
Frank.
— Non.
Une plainte aiguë s’extirpa d’entre mes lèvres.
— Maître, les autres arrivent.
— Aliénor, habille-toi, insista Kiljan.
Le bras tremblant, j’enlevai enfin le vêtement que m’avait lancé le
vampire et levai la tête.
Ingrid et Kiljan se tenaient devant moi, à quelques mètres, et me fixaient.
La distance qu’ils avaient instaurée entre nous me brisa davantage le cœur.
J’essuyai d’un revers de main les cadavres de larmes qui mouillaient mon
visage et me relevai péniblement. La douleur dans mes côtes se réveilla et
m’arracha un sifflement. Je l’ignorai, écœurée de ressentir quelque chose,
quand le bras droit de Kiljan, lui, ne le pouvait plus. D’un geste, j’enfilai le
manteau qu’ils avaient déniché je ne savais où. Celui-ci était si imposant et
long qu’il recouvrait l’entièreté de mon corps. Je rabattis la capuche à
fourrure sur ma tête dans une vaine démarche de dissimulation. Cela
n’affecta aucunement le duo qui continuait de m’observer comme des
proies inquiètes le faisaient face à un chasseur.
— Que s’est-il passé ? me demanda-t-il d’un air sombre.
Ma salive fut difficile à avaler. Fuyante, je posai mon regard sur les bois.
— Je suis sortie dans la forêt quand vous êtes partis, commençai-je.
Le grognement de rage qui vibra dans la poitrine de Kiljan me fit
frissonner. De crainte ou de soulagement, je ne savais le dire. Réagissait-il
ainsi par dégoût ou par exaspération ? La nuance entre les deux m’importait
plus que je ne le voulais.
— J’ai trouvé Frank. Il… Il était dans un sale état. Et cette marque… Les
ennemis l’avaient trouvé et lui avaient demandé de te transmettre un
message. Ils l’avaient marqué au fer rouge. Je… Nous sommes retournés
dans la chaumière. Il allait bien. Mieux. Puis ces trois vampires sont arrivés.
Ils nous ont attaqués et… j’ai perdu le contrôle.
Je sursautai quand deux mains fermes m’agrippèrent les bras et braquai
mes yeux embués dans ceux du prince. Les siens irradiaient de colère.
— Les trois vampires étaient-ils avec vous quand tu as brûlé la maison ?
J’acquiesçai d’un hochement de tête. Kiljan me relâcha alors.
— Bien. Ingrid, va intercepter Ulrich et Tímon et demande-leur de
surveiller les alentours.
— Oui, maître.
— Si tu croises Johann sur ton passage, demande-lui d’aller prévenir
chaque groupe de notre armée. Nous décalons notre départ pour Târgovişte
d’une journée.
— Mais… protesta la blonde.
— C’est un ordre.
— Oui, maître.
Et sans un mot de plus, la vampire s’enfonça dans la sylve et disparut. Il
ne resta que Kiljan et moi. J’entourai mes bras autour de ma taille par-delà
le manteau, ne sachant quoi faire d’autre. Je me sentais horriblement
minuscule sous cet habit de géant qui m’arrivait jusqu’aux chevilles. Sa
fourrure parvenait néanmoins à me réchauffer.
— On va essayer de trouver un endroit pour que tu puisses te reposer.
Magda s’occupera de tes blessures.
— Kiljan… murmurai-je.
Cette voix tremblante et suppliante me débectait. Je ne supportais pas de
me sentir si faible devant lui. Tout cela était de ma faute, après tout. Son
plus cher ami avait péri par ma faute. Notre assaut était reporté par ma
faute. Nous n’avions plus de repaire par ma faute.
— Laisse-moi quelques heures pour m’en remettre, souffla-t-il alors.
Je levai la tête pour plonger mon regard dans le sien. Cette fois-ci, ses iris
brillaient d’une peine et d’une douleur qui me poignardèrent à vif.
— Tu as fait ce que tu as pu pour te défendre. C’est moi qui t’ai amenée
ici. Ne t’en veux pas de t’être protégée.
J’allais encore chialer.
— Il t’a mordu, n’est-ce pas ?
À nouveau, je hochai la tête pour acquiescer.
— Je sens son odeur sur toi. Si tu ne l’avais pas tué, sache que je l’aurais
torturé des heures durant. Sa mort a été trop douce à mes yeux.
— Mes flammes étaient incontrôlables. J’étais si impuissante.
— Tu m’avais prévenu.
— Pas à ce point. C’est la première fois que je perds à ce point le
contrôle.
— La peur fait souvent des dégâts. Essaie de te ménager pour demain.
Je me retins de lui dire que je n’allais sûrement pas parvenir à dormir
avec tous ces souvenirs qui allaient s’amuser à affluer dans mon esprit, une
fois les yeux clos. Il avait raison. Je me sentais trop affaiblie pour l’instant.
Aller au palais ce soir aurait été la pire idée qui soit. Jamais je n’aurais
réussi à utiliser mes pouvoirs après ce que je venais de réaliser.
Kiljan recula alors de quelques pas et me tourna le dos. S’il souhaitait me
camoufler les expressions de son visage, ses épaules affaissées trahissaient
son état.
— Frank était le seul à croire en toi et tes pouvoirs.
Mon corps se raidit. Cet aveu ne fit qu’empirer ma culpabilité. Mais
peut-être était-ce là son but.
— Je suis désolée, furent les seuls mots que je réussis à sortir.
— Je continue de penser la même chose. Cette guerre doit prendre fin, ou
les pertes deviendront trop importantes. Allons trouver un endroit pour que
tu puisses te reposer.
À une vitesse surnaturelle, le vampire me rejoignit et me prit dans ses
bras. Je hoquetai de surprise, avant de m’enfouir contre son torse. Sa
proximité me fit du bien.
Foutue. Foutue. Foutue.
Je m’agrippai à lui, puis nous disparûmes à notre tour dans la forêt.
Chapitre 43

Aujourd’hui est un merveilleux jour pour me foutre la paix.

Fermement agrippée au cou du vampire, je gardai les yeux ouverts tout le


long du trajet. Les arbres défilaient à grande vitesse, tant qu’ils
ressemblaient à de vagues lignes sombres qui apparaissaient et
disparaissaient comme des flashs sur mes rétines. Le vent sifflait
violemment dans mes oreilles et fouettait mon visage découvert, ma
capuche s’étant rabaissée à la seconde où Kiljan s’était mis en route.
Surtout, j’étais si focalisée sur le décor et sur les sensations procurées par
cette course que je ne pensais pas une seule fois à la tempête émotionnelle
que je venais de vivre. Au nouveau meurtre que j’avais commis.
Nous quittâmes les bois quelques minutes plus tard. Dans un saut, le
prince passa par-dessus un cours d’eau qui délimitait la forêt du village
voisin et ralentit alors la cadence. J’eus l’impression de retrouver mon
souffle uniquement lorsque nous fûmes au pas, à vitesse humaine.
Je n’avais aucune idée du nom du lieu où nous venions d’atterrir, mais
celui-ci ne me plaisait pas des masses. Des maisons grisâtres aux volets
fermés s’étendaient devant nous, ayant toutes l’air inhabitées. Pas une seule
âme ne se trouvait dans le coin, et aucun bruit ne s’élevait autour de nous.
Cette ambiance sinistre m’angoissa. C’était si désertique et silencieux qu’on
se serait cru dans cette fameuse ville de Silent Hill.
— C’est un village ou un cimetière ? chuchotai-je.
Kiljan me reposa au sol et s’avança de quelques pas, l’air concentré.
— Bonne question.
Mince. Si même un vampire n’appréciait pas l’endroit, cela ne présageait
rien de bon. N’étaient-ils pas censés apprécier les châteaux délabrés et les
égouts ?
— Et si on retournait dans la forêt ? On pourrait se construire une petite
cabane. Ou même camper. J’adore camper, tu le savais ? Dormir en
compagnie des horribles insectes et des bêtes sauvages, c’est ma grande
passion.
Le beau brun lâcha la vue macabre des maisons abandonnées pour
m’observer, un sourcil arqué.
— Tu es toujours aussi bavarde quand tu es nerveuse ?
— Moi ? Nerveuse ? Pff, mais bien sûr que oui. Je te parie cent dollars
qu’une armée de zombies va sortir de l’intersection d’en face d’une seconde
à l’autre.
— Ça n’existe pas, les zombies.
— Oui. C’est ce que disent les humains à propos des vampires et des
sorciers aussi. Pourtant, nous sommes là.
— Cet endroit ne ressemblait pas à ça la dernière fois que je suis venu,
soupira-t-il en balayant la ruelle du regard.
— Bien. Maintenant, tu le sais. On peut partir ?
Je tournai les talons, prête à rebrousser mon chemin vers les bois, quand
une tête blonde sortit d’entre les arbres et sauta à son tour par-dessus la
rivière. Je soufflai bruyamment en voyant Ingrid nous rejoindre.
— Ulrich et Tímon ont récupéré deux groupes pour surveiller les
alentours, maître. Johann, Magda et Gaukur ne devraient pas tarder.
— Merci, Ingrid.
— Merde. Qu’est-il arrivé à Grădiștea ? s’exclama-t-elle, les yeux
écarquillés de surprise.
— C’est la question que je me posais. Il n’y a plus aucun humain ici.
Après avoir observé les lieux du regard, la blonde braqua ses prunelles
claires sur moi et me pointa méchamment du doigt.
— Toi ! Sache que je ne te pardonnerai pas ce que tu as fait à Frank. Et je
ne comprends toujours pas pourquoi nous faisons appel à une soi-disant
sorcière, incapable de maîtriser ses pouvoirs.
Je fronçai les sourcils, prête à l’envoyer paître.
— Mais je suis plutôt soulagée de voir que tu n’es plus roulée en boule et
amorphe comme tout à l’heure. À choisir, je préfère t’entendre raconter des
âneries plutôt que de sentir toute cette négativité émaner de toi. C’était
insupportable.
Mes bras m’en tombèrent. Et je me souvins alors : Ingrid avait la capacité
de ressentir les émotions des gens grâce à son âge particulièrement avancé.
Johann me l’avait dit dans l’avion. Ce qui me fit d’ailleurs me demander :
quelle était celle de Kiljan ?
— Tant pis. Ça sera plus simple pour trouver un toit le temps d’une nuit,
ajouta le vampire.
— Mais nous serons plus facilement repérables, supposa Ingrid.
— À ce stade, je doute que les Roumains ignorent notre venue. Quel
message voulaient-ils me transmettre ? s’enquit-il en posant son regard
sombre sur moi.
— Qu’ils prévoyaient d’attaquer votre royaume d’ici peu. Pourquoi ce
message t’était-il destiné à toi, et non au roi ?
Je vis une étincelle de colère briller furtivement dans ses iris, comme au
souvenir d’un mauvais moment. Je crus qu’il allait ignorer ma question,
mais il me répondit :
— Andreï et moi étions proches auparavant.
Je sus qu’il ne m’en dirait pas plus. Après m’avoir tourné le dos, le
prince nous laissa, Ingrid et moi, et se dirigea vers les habitations
abandonnées. Nous le suivîmes à regret, dans un duo de soupirs.
Pour une fois que la blondinette et moi étions d’accord, c’était un jour à
marquer d’une pierre blanche. Je n’avais aucune envie de rester ici ni de
dormir dans l’une de ces maisons probablement hantées. Je savais d’ores et
déjà que je n’allais pas réussir à fermer l’œil de la nuit à cause de l’épisode
dans la chaumière, et cet endroit n’allait pas m’aider. Cela dit, j’aurais plus
de chance de me réchauffer dans un salon équipé d’un radiateur qu’en plein
milieu d’une forêt. Peut-être même trouverais-je deux ou trois vêtements. Je
ne me voyais pas me rendre sur le champ de bataille uniquement vêtue d’un
manteau.
Que s’était-il donc passé, ici, pour que tous les humains aient disparu ?
Cette question devait aussi préoccuper les deux vampires qui s’approchaient
d’un pas silencieux vers la plus grande maison de la ruelle. Avec sa façade
abîmée, ses volets dégondés, et sa toiture au bord de l’effondrement, la
demeure semblait crier « Fuyez ! ».
— Je ne suis vraiment pas certaine que c’est une bonne idée…
grommelai-je.
— Nous n’aurions pas eu besoin de faire escale ici si tu n’avais pas…
— Tais-toi, Ingrid, lui ordonna Kiljan.
La blonde croisa les bras contre sa poitrine, la mine renfrognée, mais ne
termina pas sa phrase.
En tête de file, le vampire n’eut pas besoin de forcer la porte qui s’ouvrit
facilement et pénétra à l’intérieur. J’entrai en dernier, inquiète, et me
statufiai en découvrant l’état du salon.
Il avait été saccagé.
Tous les meubles étaient soit renversés, soit démolis. Les rideaux
bordeaux accrochés à la fenêtre du fond ressemblaient à des filaments tant
ils avaient été déchirés. Des objets personnels traînaient ci et là, comme si
on les avait abandonnés à la hâte. Deux tasses subsistaient encore sur la
table, à côté de laquelle se trouvaient quatre chaises tombées au sol. Je
remarquai aussi plusieurs cadres échoués sur la moquette… tachée de sang.
Je reculai d’un pas, mortifiée.
— Ça sera sans moi.
— Vous pensez à ce que je pense ? lança Ingrid à Kiljan.
Le prince acquiesça d’un hochement de tête, avant d’ajouter :
— Les gars d’Andreï sont passés par là.
— C’est eux qui ont tué tout ce village ? Mais pourquoi ? m’écriai-je.
— Par amusement, et par mépris. Les vampires de ce royaume détestent
les humains.
Les paroles des trois types aux visages tatoués me revinrent en mémoire
et me firent frissonner. Ils ne supportaient pas la clémence qu’avait la
famille Arnarsson envers les humains. Mais entre mépriser et décimer un
village tout entier, il y avait une grande différence.
— Et comment feront-ils quand ils auront tué tous les humains de leur
pays, hum ? Ils ne pourront même plus se nourrir ! Ils me débectent.
Kiljan lâcha un long soupir et passa une main sur son visage.
— Ils ont des esclaves humains dans leur palais qui leur servent de garde-
manger.
De pis en pis.
— Pourquoi personne ne fait-ilrien ?
Cette question fut de trop pour le vampire qui braqua ses prunelles
furieuses sur moi.
— Parce que personne ne souhaite nous aider ! Nous avons demandé de
l’aide aux garous, sorciers, nymphes, à toutes les créatures qui foulent cette
planète et personne n’a répondu ! Ils s’en moquent tant que ça ne les
concerne pas. Quand le royaume de Roumanie aura gagné et régnera sur
tous les vampires, la race humaine sera en voie d’extinction. Et là,
seulement, ils voudront réagir.
La famille Arnarsson avait contacté la Confrérie ? Je n’en savais rien.
Mais il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’ils aient ignoré leur demande. Les
quatre mages ne se concentraient que sur ce qui pouvait nuire aux sorciers.
Et aux sorciers uniquement. Ils se fichaient royalement des humains, tant
que le secret sur notre nature n’était pas dévoilé.
Surtout, ils semblaient plus préoccupés à me retrouver qu’à aider un autre
peuple dans le besoin. Pour quoi faire ? Pourquoi voulaient-ils me voir ?
Aux dernières nouvelles, je n’avais rien fait qui pouvait susciter leur
attention. L’incendie de l’immeuble remontait à trop longtemps pour que
cela puisse être la raison de leur déplacement à Chicago. Je préférais les
savoir à l’autre bout de la planète, cela dit. C’était rassurant.
— Vous l’avez votre aide, minaudai-je. On va faire de ces vampires de la
pâtée pour chien.
Ingrid ricana d’un rire sans joie.
— Dites plutôt que nous sommes foutus. Ce n’est pas l’aide d’une
adolescente de dix-huit ans qui va nous sauver.
— J’ai vingt-cinq ans, pour ta gouverne. Puis, dans votre cas, toute aide
est précieuse, non ? Tu devrais le savoir, toi qui es une adulte.
En réponse, la blonde sortit les crocs et me cracha, presque, au visage.
On l’aurait prise pour un chat à s’y méprendre.
Avant que nous partions dans un combat féminin à base de tirage de
chevelure et cassage d’ongles, trois personnes nous rejoignirent dans le
salon. Je fus bêtement soulagée de voir Johann, Magda et Gaukur sains et
saufs. Un peu de soutien psychologique n’était pas de refus.
Le prince aux cheveux clairs combla alors les mètres qui nous séparaient
et plaqua ses doigts sur mes joues pour lever ma tête. Nos regards se
verrouillèrent l’un à l’autre.
— Comment allez-vous ? Ingrid m’a prévenu de ce qu’il s’est passé.
Vous n’avez rien de cassé ?
Ses mains quittèrent brutalement mon visage quand un bras se
matérialisa entre nous deux et fit reculer Johann.
— Périmètre de sécurité, grogna le beau gosse revêche.
— Tu es ridicule, soupira son frère. Je prends juste de ses nouvelles. Tu
sais, par rapport à ce qu’il lui est arrivé parce que tu as décidé de la laisser
seule.
Les deux hommes se foudroyèrent du regard. Et c’était reparti.
— Tu aurais très bien pu donner ton avis avant que nous partions. Ton
silence équivalait à ton acceptation.
— Mon avis ne vaut rien à tes yeux. Tu ne m’aurais pas écouté de toute
façon.
Je soufflai bruyamment, exaspérée, et me désintéressai des deux crétins
pour rejoindre les vieux petits vampires.
— Comment allez-vous, ma chère ? s’inquiéta Magda en attrapant d’un
geste affectueux mes mains.
— Disons que j’évite d’y penser… Je suis vraiment désolée pour votre
maison.
Gaukur grogna et fronça ses sourcils broussailleux.
— Nous n’avons plus d’endroit où vivre à présent.
— Tais-toi donc, vitupéra sa sœur (ou sa femme, pour ce que j’en savais).
Ne vous préoccupez pas de ça. Nous ne comptions pas rester en Roumanie
après la guerre. Avez-vous besoin de soins ?
— Ça devrait aller. Merci.
— Elle a mal aux côtes, l’informa Kiljan depuis l’autre bout de la pièce.
— Il fallait me le dire. Allongez-vous !
Je balayai le salon du regard.
— Où ça ? Le canapé est coupé en deux. Hors de question que je
m’allonge sur la moquette !
Magda leva les yeux au ciel et ricana.
— Très bien. Dans ce cas, tournez-vous vers moi et ouvrez-moi ce
manteau pour que je puisse vous soigner. Vous tous, ne regardez pas.
Effectivement. J’avais beau ne pas être la femme la plus pudique sur
cette terre, je n’avais pas non plus envie que toute cette jolie famille de
vampires me reluque dans mon plus simple appareil. J’attendis donc que
toutes les personnes se retournent pour me dévêtir et laisser la vieille dame
ausculter mon corps.
Elle approcha ses mains vers mes côtes et commença à les tâter. Je
sursautai, d’une, parce que sa peau était beaucoup trop glaciale, et de deux,
parce que cela me faisait bien mal.
— Cessez donc de bouger. Je n’arriverai pas à vous tatouer si vous vous
trémoussez de la sorte.
Ce discours me rappelait bizarrement quelqu’un… Mais surtout, tatouer ?
Par la barbe de Merlin ! Je reculai d’un pas et me recouvris, les yeux
écarquillés, en découvrant l’aiguille dans sa main. Où avait-elle déniché
cela ?
— Une côte cassée ne me fera pas de mal finalement. Je survivrai.
— La rune disparaîtra quand vous serez guérie, si, là, est votre
inquiétude. Nos runes ont de grands pouvoirs, ma chère. Vous serez rétablie
en un rien de temps grâce à Kaunan.
— Je ne vais pas me transformer en vampire, n’est-ce pas ?
Le soupir de Kiljan retentit dans mon dos.
— Si Magda ne le fait pas, je viendrai m’en charger personnellement.
J’ôtai à nouveau mon manteau, au bord de l’affolement. Le beau brun
avait autant de douceur qu’un buffle. Hors de question.
— Allez-y, lâchai-je alors à Magda.
Celle-ci pouffa de nouveau et s’attela à la tâche. Son aiguille s’approcha
dangereusement de ma peau, jusqu’à la frôler. Je grimaçai pour la forme,
même si je ne ressentais pas une once de douleur. Elle était douée ! La tête
baissée, j’observai les doigts de la vampire tracer d’une façon gracieuse la
rune invisible sur mon épiderme. Cela dura quelques secondes à peine.
Quand son boulot fut terminé, Magda s’éloigna et rangea son ustensile.
— Ne vous inquiétez pas si vous vous sentez un peu vaseuse et fébrile,
c’est parfaitement no…
Je ne l’entendis pas finir sa phrase, que je m’écroulai par terre.
Chapitre 44

Reviens-moi en vie.

La nausée m’arracha de mes cauchemars peuplés de sang, de hurlements et


de flammes. Je me redressai beaucoup trop rapidement, la bile au bord des
lèvres, et mis plusieurs secondes à réaliser où je me trouvais.
Cette chambre ne ressemblait pas à ma piaule à Chicago, ni à celle qu’on
m’avait refilée au lycée pour surnaturels, ou bien même à celle du château
des Arnarsson. Je restai plusieurs secondes immobile sur le lit, perdue. Un
couple, main dans la main, aux côtés de deux adolescents, me fixait depuis
le mur d’en face. La photographie encadrée était si grande qu’elle prenait la
moitié de la cloison. Cela me mit mal à l’aise. Comme avec La Joconde,
leurs regards semblaient vouloir sonder mon âme.
Lorsqu’enfin, mes trois neurones finirent par fonctionner : je me trouvais
à l’intérieur de la maison hantée, dans le village abandonné, en Roumanie.
De peur de découvrir du sang sur les draps, je sautai hors du lit et sortis
tout aussi vite de la pièce. Mes jambes me menèrent alors jusqu’aux
escaliers que je dévalai pour atterrir au rez-de-chaussée. Johann et Magda
discutaient à voix basse au fond du salon. Ils cessèrent net leur conversation
pour se concentrer sur la folle qui venait de débarquer en trombe : moi.
— Aliénor ! s’exclama la vieille vampire. Vous semblez bien mieux !
Oh. Effectivement. Je n’avais plus du tout mal aux côtes.
Ravie, je m’étirai vers l’arrière pour craquer mon dos. Ce qui me fit
d’ailleurs réaliser que je n’étais pas nue. On m’avait habillée pendant mon
sommeil. Et j’avais si bien dormi que je n’avais rien senti. Cette rune
m’avait permis de me reposer. Un miracle. Curieuse, je soulevai le
magnifique pull orange et vert qu’on m’avait enfilé pour jeter un coup d’œil
à ma blessure. L’œdème avait disparu.
— Mais vous êtes une sorcière ! m’exclamai-je, émerveillée.
— Disons que je maîtrise très bien le pouvoir des runes, pouffa-t-elle.
— Où sont les autres ?
Les deux vampires se lancèrent un bref regard, avant que Johann ne me
réponde :
— Ils sont partis dans les bois pour enterrer les cendres de Frank. C’est
un moyen pour eux de faire leur deuil. Kiljan en avait besoin.
Ma bonne humeur se volatilisa comme par magie.
— Oh.
— Les vêtements que je vous ai trouvés vous plaisent ? Je sais qu’ils
appartenaient à des humains au tragique destin, mais j’ai pensé que le
manteau ne vous suffirait pas, s’empressa d’ajouter Magda, pour changer de
sujet.
Je hochai la tête, la mine sombre.
— Oui, merci.
— Avez-vous faim ? Je peux me rendre dans le village voisin pour aller
chercher de quoi vous nourrir, continua-t-elle.
Trop de bonté ne m’aidait pas à me sentir mieux. Après tout, j’avais
détruit sa maison. Pourquoi était-elle si gentille avec moi ?
— Je n’ai pas très faim, marmonnai-je.
— Vous devriez manger pour récupérer toutes vos forces. Nous partons
dans quelques heures pour Târgovişte.
Mon estomac fit un looping dans mon abdomen. Pendant quelques
minutes, j’avais oublié la raison de notre présence ici et l’épreuve à venir.
La guerre. Savoir que j’allais encore devoir utiliser mes pouvoirs me rendait
malade. La possibilité que toutes les personnes amenées sur le champ de
bataille périssent sous mes flammes me paraissait beaucoup plus plausible à
présent. Au moindre excès de colère, je perdais le contrôle et détruisais tout
sur mon passage. Comment allais-je réussir à me maîtriser ? Cela me
semblait impossible.
Je soupirai longuement.
— Des Twizzlers ne seraient pas de refus…
L’expression troublée de Magda manqua de me faire rire.
— Des quoi ?
— Des bonbons qui… Non, laissez tomber.
— Ils arrivent, lâcha alors Johann.
Je n’eus pas le temps de réaliser ce qu’il venait de dire que la porte
s’ouvrit sur cinq vampires aux mines lugubres. En tête du groupe, Kiljan
pénétra dans le salon, s’arrêta une seconde pour admirer mon magnifique
chandail coloré, puis marcha jusqu’à la cuisine sans un mot. Les quatre
autres nous rejoignirent.
— Mieux ? me demanda Ulrich en s’adossant au mur derrière lui.
— Aussi bien que peut l’être une pauvre humaine sur le point de mourir.
Ingrid pouffa d’un rire sans joie.
— Parle pour toi. Nous avons plus de chance de périr sous tes flammes
que toi d’être tuée par un vampire.
— Je peux toujours retourner à Failand pour apprendre aux élèves la
magnifique langue française, si tu préfères, souris-je.
La blonde m’adressa un regard mauvais avant de se désintéresser de ma
personne. Enfin un peu de vacances !
— Avez-vous croisé les guerriers d’Andreï ? leur demanda Johann.
Tous secouèrent la tête. Négatif.
— Bien. Dans ce cas, nous partons.
— Quoi ? Déjà ? hoquetai-je.
— Il est temps, gronda Tímon. Nous avons suffisamment retardé notre
assaut pour votre petite personne.
Sa petite tête blonde appelait aux claques. Sérieusement. Personne
n’avait jamais voulu l’étrangler sur place ? Rien que de le voir avec son air
pompeux, ses yeux d’un bleu glacial et sa coupe similaire à un balai pour
chiotte me donnait envie de le calciner. Il me rappelait Nicolas, le chien et
majordome de mes parents. Ces deux crétins avaient le don d’éclipser mes
bonnes énergies.
Et j’adorais énerver les crétins qui avaient le don d’éclipser mes bonnes
énergies.
— Penses-tu sincèrement que je vais me rendre sur le champ de bataille
dans cette tenue ? Si je meurs, j’aimerais au moins porter quelque chose de
plus luxueux qu’un pull des années soixante-dix.
Ses narines auraient pu recracher de la fumée tant il fulminait.
— On s’en moque ! s’écria-t-il en partant dans les aigus.
— On t’a déjà dit que tu avais une voix vachement féminine pour un
homme ? Tu ne serais pas castrat, par hasard ?
Kiljan se mêla à notre groupe avant que le vampire ne me saute à la
gorge.
— Notre armée se rend déjà sur place. Nous devrions y aller, lâcha-t-il.
Son visage ne laissait transmettre aucune émotion, si ce n’est cette
détermination qui le définissait. Son timbre grave mit fin à notre joute
verbale et m’ôta l’envie de sortir une énième ânerie.
Son autorité naturelle m’impressionnait encore malgré ces jours passés
avec lui. Son frère avait beau être l’aîné, il ne parvenait pas à s’imposer
comme Kiljan le faisait. Peut-être était-ce l’une des raisons pour laquelle les
deux ne s’appréciaient pas. Johann devait se sentir totalement décrédibilisé
et ne réussissait peut-être pas à obtenir le respect qu’il désirait. On le
respectait, c’était certain, mais pour son empathie et son intelligence, non
pas pour sa capacité à mener les troupes et à diriger.
Surtout, je savais que le comportement froid qu’adoptait Kiljan n’était
rien d’autre qu’une façade. La mort de Frank l’avait bien plus ébranlé qu’il
ne souhaitait le montrer. Par ma faute. Voulait-il faire bonne figure devant
nous pour ne pas me peiner ou pour garder sa prestance de prince face à ses
guerriers ? Lui aussi avait le droit d’avoir des faiblesses. Cela ne fit que
m’attrister encore plus.
— Tímon et Ingrid, vous rejoindrez notre armée qui attend votre signal à
l’entrée de Târgovişte. Johann, Ulrich et Aliénor, vous attendrez dans la
forêt près du palais que l’assaut commence pour vous mêler au combat.
Vous deux, votre rôle sera de protéger Aliénor. Magda et Gaukur, je vous
remercie pour votre accueil, mais l’un de nos jets vous attend à l’aéroport
de Bucarest pour retourner à Selfoss.
Le vieillard se raidit, les sourcils froncés.
— C’est hors de q…
— C’est un ordre, gronda le prince.
Mécontent, Gaukur traîna des pieds jusqu’à la cuisine en grommelant
dans sa barbe.
— Ne préférez-vous pas échanger entre Ulrich et moi ? demanda Ingrid,
les mains posées sur les hanches.
— Cette folle pour me protéger ? Hors de question ! m’écriai-je,
paniquée.
Tout le monde m’ignora.
— La rapidité d’Ulrich lui permettra de protéger Aliénor, lui répondit le
prince revêche.
— Mais il serait aussi très efficace sur le champ de bataille.
— Tu te débrouilles très bien au corps à corps.
Si ses joues en avaient été capables, elles auraient rougi. La blondinette
passa une main dans ses cheveux longs comme si mon futur mari venait de
lui sortir le plus beau des compliments. La voir se dandiner de la sorte me
tendit de la tête aux pieds. Par chance, personne ne remarqua mes poings
fermés qui commençaient à dégager de la fumée. Mince… Plus le temps
défilait et plus je me comportais avec Kiljan comme une nana possessive.
L’étais-je ? Peut-être bien. Mais qui pouvait résister à cette aura dominatrice
? Qui pouvait ignorer sa beauté et son magnétisme inné ? Personne ! Tant
de virilité émanait de lui que c’en était addictif. Il m’attirait comme un
papillon de nuit l’était par un lampadaire. Et à trop m’approcher, j’allais me
cramer les ailes.
— Je vais encore être trimballée comme un sac ? soupirai-je.
Il s’agissait plus d’une question rhétorique qu’autre chose. Je me doutais
bien qu’on allait devoir me porter pour me transporter d’ici à la forêt de
Târgovişte. Et cela ne m’enchantait pas du tout. J’avais eu mon quota de
voyage façon vampire jusqu’à la fin des temps.
— Ulrich te portera, me confirma Kiljan.
Le concerné arqua un sourcil et croisa les bras contre son torse.
— Johann devrait s’en occuper. Je cours plus vite. Ça me permettra de
partir en éclaireur.
— Tu la porteras, grogna le prince pour clôre la discussion.
Son frère leva les yeux au ciel et souffla bruyamment avant de tourner les
talons pour sortir d’un pas lourd de la maison. Si on m’avait dit un jour que
deux sublimes créatures de la nuit se crêperaient le chignon à propos de ma
belle personne, je ne l’aurais pas cru ! Surtout, la possessivité sous-jacente
dans l’ordre de Kiljan me rassura. Je n’étais véritablement pas la seule à me
comporter de façon déraisonnable.
La midinette en moi sautilla de joie.
— Très bien, grommela Ulrich.
La distribution des rôles étant terminée, tous les vampires quittèrent la
maison. Chacun d’eux m’adressa un vague hochement de tête avant de
sortir. Magda, elle, s’arrêta devant moi et me serra dans ses bras. Je me
statufiai.
— Prenez soin de vous, ma chère. Nous attendrons votre retour à Selfoss
avec impatience. Vous avez encore un tas de plats dont j’ai le secret à
déguster.
Les larmes me montèrent. Je me raclai la gorge pour camoufler ma
tristesse, essuyai d’un geste tremblant les perles d’eau coincées dans mes
yeux, puis me dégageai de son étreinte.
— Merci beaucoup, Magda. Vous êtes la vampire la plus gentille que j’ai
croisée de toute ma vie. Non pas qu’il y en ait beaucoup, mais vous êtes la
numéro une. Et vous cuisinez très bien. Je compte bien massacrer cette
armée roumaine rien que pour avoir le plaisir de goûter vos plats.
Celle-ci pouffa et me serra tendrement l’épaule avant de partir à son tour.
La gorge nouée, je posai mon regard sur le dernier vampire présent dans le
salon.
Kiljan.
Le prince me fixait de ses prunelles sombres. Insondables. Il se tenait le
dos droit, les bras croisés contre son torse, et gardait la tête baissée pour
pouvoir m’observer.
— Bon… C’est le moment de se dire au revoir, c’est ça ? lâchai-je.
Il acquiesça, silencieux.
— Cool, souris-je faussement.
— Tiens, prends ça.
Le beau brun sortit de l’une de ses poches un papier plié en deux qu’il me
tendit. Je le récupérai et l’ouvris.
Je reconnus tout de suite la flèche incurvée dessinée dessus. La rune que
Kiljan m’avait montrée dans la bibliothèque. Celle qui servait de protection.
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Garde-la précieusement avec toi.
Ébranlée, je relevai la tête et croisai le regard du prince. Inquiétude.
Détresse. Amour. Toutes ces émotions illuminaient ses prunelles. Un
sanglot s’échappa d’entre mes lèvres tremblantes. Ce geste signifiait tant,
comme un témoignage de ses sentiments pour moi.
Il combla alors les pauvres mètres qui nous séparaient et me serra
brutalement contre lui. Ma respiration se coupa. Immobile, je le sentis poser
sa joue contre le haut de mon crâne dans un acte beaucoup trop
attendrissant. Déchirant. Parce que cela ne me rendait que plus accro à lui.
Des ronces naquirent dans mon œsophage tant cette étreinte m’affecta.
Je n’avais aucune envie de m’éloigner de lui, de savoir qu’il serait seul à
l’intérieur du palais sans aucun soutien. Je ne doutais pas de sa force, même
si je n’avais pas vu l’étendue de ses capacités. Mais si notre plan échouait ?
S’il se faisait tuer là-bas ? Cette possibilité me rongeait l’estomac. Surtout,
comment allais-je savoir s’il avait besoin d’aide ?
— Tu m’étouffes, ronchonnai-je, écrasée contre son torse.
Sans pour autant s’écarter, le vampire relâcha légèrement la force de ses
bras pour me permettre de respirer à nouveau.
— Tu as intérêt à survivre, là-bas, chuchota-t-il.
— Oui, chef. Toi aussi. Je compte bien te pourrir la vie encore un
moment.
Son buste vibra contre ma tête en réponse à son ricanement silencieux.
— Une fois dans la mêlée, ne te retiens pas. Brûle tout. Ne te préoccupe
pas de nous.
— Plus facile à dire qu’à faire. Il fallait me le dire avant que je
commence à m’attacher à votre secte. Sauf Ingrid et Tímon. Eux deux, je
compte bien ne pas les épargner.
— Il n’y a jamais rien eu entre Ingrid et moi, balança-t-il alors.
— Je sais.
La blondinette désirait trop l’attention de Kiljan pour qu’elle l’ait déjà eu
un jour. Surtout, son attitude avec moi provenait juste de sa jalousie. Je
pouvais la comprendre. Toutes ces années passées à lui courir après pour
qu’il s’intéresse à une pauvre humaine devait être rageant.
Je me décollai légèrement de son torse pour lever la tête vers lui. Celui-ci
posa une de ses mains près de mon visage et caressa ma joue. Je me figeai,
subjuguée par l’abysse de ses prunelles. Des papillons dansèrent alors dans
mon ventre et s’agitèrent quand il approcha ses lèvres des miennes et
m’embrassa.
Et comme à chaque fois que j’avais le plaisir d’y goûter, le décor autour
de moi disparut. Le vent glacial qui se faufilait par la porte d’entrée ouverte
se transforma en une chaleur réconfortante. Mes sens s’éveillèrent. Tout ce
que je sentais, respirais, pensais se rapportait à Kiljan. Son odeur musquée,
boisée. Son goût sucré. Comme un junky avec sa dose, je ne me lassais pas
des sensations qu’il me procurait. Chaque toucher, chaque baiser, devenait
une drogue
— Reviens-moi en vie, murmura-t-il en s’éloignant.
La magie de notre moment s’envola comme des braises balayées par la
brise hivernale. Je hochai la tête, le cœur en souffrance.
Après une dernière caresse chargée de promesses muettes, Kiljan
disparut.
Chapitre 45

J’aime les balades romantiques jusqu’au frigo.

Quand je sortis à mon tour de la maison abandonnée, Ulrich m’attendait en


fumant tranquillement, adossé au mur écorché de la baraque.
— Ne vous pressez pas pour moi, sifflota-t-il.
Qu’il ait utilisé ses capacités surnaturelles pour écouter notre
conversation à Kiljan et moi ne me dérangeait pas plus que cela.
— Tu en aurais une pour moi ? lui demandai-je. Il y a des chances pour
que ça soit ma dernière.
Avec un sourire en coin, il en sortit une de son paquet et me la tendit.
Voilà la seule chose qui nous rapprochait : un foutu péché. Même si celui-ci
m’était plus fatal que pour lui.
Je l’allumai avec mes pouvoirs et inspirai goulûment sur le filtre.
— Tu penses sincèrement qu’on a nos chances ?
Celui-ci haussa paresseusement les épaules avant de braquer ses
prunelles ambrées sur moi.
— Tout dépend de toi.
— Ça craint, soupirai-je.
— Kiljan n’aurait pas dû te forcer à nous aider. C’était irresponsable de
sa part, même si compréhensible. Nous sommes tous un peu désespérés.
— J’aurais probablement accepté s’il m’avait laissé le choix.
Et c’était vrai. Maintenant que je connaissais toute l’histoire, que j’avais
rencontré la famille Arnarsson et que je savais à quel point ils étaient tous,
ou la plupart en tout cas, bienveillants, je ne me serais pas vu ignorer leur
appel à l’aide. Ils ne tuaient pas les humains en masse comme ceux de
Roumanie, ils traitaient leurs servants avec respect et s’aimaient tous
comme une véritable famille. Ils méritaient d’avoir la paix. Surtout, le
royaume de Roumanie devait cesser cette tuerie. Je n’aurais pas pu rester à
Failand, à enseigner le français à des élèves qui n’en avaient rien à cirer de
Molière. Pour une fois qu’on avait besoin de moi, de mes flammes, et qu’on
me faisait un minimum confiance, je ne pouvais pas leur faire faux bond.
— Tu es quelqu’un de bien, m’avoua Ulrich. Tout comme notre prince,
ça me ferait bien chier que tu perdes la vie en nous aidant.
— C’est sympa, souris-je.
Le vampire jeta au loin son mégot d’une pichenette et leva les bras en
l’air pour s’étirer.
— Allons dégommer ces idiots, minauda-t-il. Ça faisait bien longtemps
que nous n’avions pas participé à une guerre de ce genre.
— À t’entendre, on pourrait croire que tu es impatient.
J’écrasai à mon tour ma clope au sol et me positionnai devant lui. Son
rictus sardonique ne présageait rien de bon.
— Mais je le suis, gente demoiselle. Si vous le permettez…
Le vampire me tourna le dos et s’agenouilla pour me permettre de lui
grimper dessus. Je ne me fis pas prier et m’empressai de crocheter mes bras
autour de son cou avant qu’il ne démarre sa course en trombe.
Et comme la fois où Johann m’avait transportée de l’aéroport jusqu’à la
chaumière des vieillards, je crus vomir sur la tête brune d’Ulrich tout le
long du trajet qui dura bien une heure et demie. Sa vitesse surpassait
nettement celle du prince Arnarsson, au point que je manquai de lâcher
prise à plusieurs reprises. Le guerrier islandais me lança des paroles
d’encouragement au moins une dizaine de fois, comme si lui aussi redoutait
de me voir partir en arrière et mourir du choc de ma rencontre avec le sol.
Au bout d’un temps, monsieur décida enfin de ralentir la cadence de sa
course effrénée. Mes joues me brûlaient tant le vent m’avait cisaillé la peau,
mes jointures de doigts étaient figées tant je les avais férocement
contractées, et les pointes de mes cheveux semblaient avoir gelé.
Nous avions beau être en fin de matinée, le ciel assombri par les nuages
grisâtres et les hauts arbres de la forêt au-dessus de nos têtes nous donnaient
l’impression d’être en pleine nuit. Je savourai un instant les bruitages de la
sylve, me rappelant qu’il pouvait s’agir aussi d’une dernière fois. Les
branchages se rompaient sous l’offensive du vent et les animaux perchés
chantaient malgré notre arrivée, à l’inverse de ceux voués à rester sur le
plancher qui s’étaient probablement enfuis en sentant l’approche d’un
prédateur. Je remarquai alors l’absence du bruit du craquement des feuilles
sous les chaussures d’Ulrich, comme si celui-ci flottait pour se déplacer.
Et à chaque pas supplémentaire, l’inquiétude me rongeait un peu plus.
— Tu vas finir par mourir avant même de te rendre au palais si tu
continues à te ronger les sangs de la sorte, pouffa le vampire.
— Excuse-moi. Je ne participe pas à des guerres tous les quatre matins.
— C’est vrai. J’oublie souvent à quel point tu es jeune.
— Quel âge as-tu ?
Ulrich continua de marcher tranquillement à allure humaine dans les
bois, comme s’il n’avait pas une cinquante de kilos sur le dos.
— J’ai arrêté de compter après cinq cents.
Je manquai de m’étouffer avec ma salive. Par la barbe de Merlin ! Il était
plus âgé que les enfants Arnarsson.
— Tu as toujours travaillé pour la famille royale ?
Le rire du vampire résonna autour de nous.
— L’angoisse te rend-elle toujours aussi curieuse ?
— Pas besoin d’être anxieuse pour ça.
— Je viens du royaume de Grèce. Tu m’avais demandé une fois d’où me
venait mon bronzage, tu as ta réponse. Je ne suis pas islandais.
L’amertume dans sa voix me freina à lui poser davantage de questions.
Mais contre toute attente, celui-ci continua :
— Notre peuple a été décimé lors de la Grande Guerre. J’ai vu ma
famille périr sous mes yeux, avant que les Islandais viennent à notre
secours. Nous sommes une dizaine de notre royaume à avoir survécu. Trois
sont devenus des soldats pour les Arnarsson, les autres ont préféré vivre à la
dure.
— Et que deviennent ceux qui n’appartiennent à aucun royaume ?
— À moins qu’ils soient très discrets, les Roumains finissent souvent par
les retrouver. Tu devines la suite.
— Mais pourquoi les tuer s’ils ne font de mal à personne ? Ce sont eux,
les tueurs d’humains.
— Uniquement parce qu’ils ne sont pas dans leurs rangs.
Je grognai de rage, encore plus horripilée par ces vampires à la noix.
Aucun d’eux ne pouvait donc vivre librement ? Sans la menace de se faire
massacrer par l’un des leurs ?
Puis je réalisai. J’étais exactement comme eux, forcée de vivre cachée de
la Confrérie qui m’anéantirait pour ce que j’étais : une menace, une
anomalie. Tout comme les vampires solitaires, ma vie était en jeu si j’avais
le malheur de croiser le chemin des quatre sorciers.
Quelle vie de merde !
— Nous arrivons près du palais. Pas un mot, où nous risquerons de nous
faire repérer.
Il n’aurait pas eu besoin de me le répéter une deuxième fois. À peine ses
mots étaient-ils sortis de sa bouche que mes lèvres fusionnèrent entre elles
pour former une mince ligne soudée. Toute ma concentration se porta sur la
tentative de calmer mon cœur affolé pour éviter que les créatures de la nuit
ne l’entendent. Et cela me prit bien de l’énergie pour que j’y parvienne.
Pendant qu’Ulrich se focalisait sur ses déplacements silencieux, je me
forçai à penser à des chatons tout mignons pour éloigner la crise d’angoisse
en approche.
Au détour d’un arbre, nous entrevîmes enfin le sentier qui menait vers la
sortie des bois. Nous restâmes dissimulés au milieu de la végétation et
longeâmes le petit chemin jusqu’à apercevoir le palais. Le vampire posa
alors un genou au sol et m’aida à descendre de son dos. Je m’empressai de
m’agenouiller à côté de lui, derrière les bosquets qui nous servaient de
rempart.
La tête quelque peu redressée, j’en profitai pour observer brièvement les
lieux.
Le château du royaume de Roumanie ressemblait à celui de l’école pour
surnaturels. Trois grandes tours surplombaient l’immense domaine qui
s’étendait sur une longueur impressionnante. À l’inverse du palais des
Arnarsson, qui semblait bien récent, celui des Roumains intimidait par sa
vétusté. Les murs en pierres probablement grises jadis possédaient à présent
une teinte plus blanchâtre provoquée par l’accumulation du calcaire. Mais
le plus spectaculaire restait la longue muraille qui encerclait la forteresse, si
haute qu’aucune créature ne pouvait la franchir. Comment Kiljan allait-il
réussir à s’infiltrer dedans ? Cela me paraissait impossible.
Malgré la plaine et les nombreux mètres qui nous séparaient de l’édifice,
je pouvais apercevoir les gardes circuler sur les chemins de ronde
découverts, disposés en hauteur. Au moindre mouvement suspect extérieur,
les créatures roumaines nous démasqueraient.
Paniquée, je balayai furtivement les alentours du regard. Il n’y avait
aucun signe de notre armée, ou même de Johann et les autres. Où se
trouvaient-ils donc tous ?
— Où sont…
Ulrich tourna sa tête dans ma direction, les yeux écarquillés.
— Chut ! murmura-t-il, furieux. Que ne comprends-tu pas dans « pas un
mot » ?
Sous ses airs agacés, je fermai ma bouche et fis mine de la verrouiller
avec une clé imaginaire. Celui-ci sembla satisfait et se désintéressa de ma
personne pour se focaliser sur la plaine par-delà le bosquet. Je l’imitai.
Johann s’y trouvait, seul au milieu de cette étendue. Il se tenait tout fier
devant le château, son dos face à nous. Les gardes postés en hauteur le
remarquèrent tout de suite et se mirent à courir, sûrement pour aller avertir
le roi. Il n’y avait pas à dire : l’aîné des Arnarsson impressionnait, tant par
la rage qui émanait de lui que par l’acte qu’il venait de réaliser. Il aurait très
bien pu se faire tuer à la seconde où il s’était présenté devant eux. Pourtant,
personne n’arriva, comme s’ils attendaient que le prince prenne la parole.
Nous l’attendions tous. Ulrich l’observait calmement, sur le qui-vive.
L’armée devait faire de même.
Au bout d’un moment, il s’écria alors :
— Vous envoyez vos hommes tuer nos amis et nos familles comme les
lâches que vous êtes ! Nous sommes ici à présent. Venez nous affronter
comme il se doit !
Et comme s’il venait de lancer l’assaut, les portes du palais s’ouvrirent.
Chapitre 46

Team Edward ou Jacob ? Je préfère le docteur sexy !

À peine les portes du château de Târgovişte étaient-elles ouvertes qu’une


vague de vampires s’y échappa.
Mon sang se glaça d’effroi.
Johann allait mourir s’il ne faisait rien, immobile de la sorte, en plein
centre de cette étendue d’herbes.
Agrippée au bras d’Ulrich à côté de moi, je ne parvenais pas à quitter la
plaine du regard. La marée de guerriers se rapprochait dangereusement du
prince, au point où je crus bien le voir se faire tuer sous mes yeux. Et même
s’ils se mouvaient assez lentement pour que je puisse les distinguer, ceux-ci
demeuraient néanmoins des êtres surnaturels, capables de fouler des
kilomètres en un rien de temps. Alors qu’ils comblaient les derniers mètres
jusqu’au fils Arnarsson, notre armée sortit enfin des bois et rejoignit le
champ de bataille en un battement de cils.
Ma respiration se coupa.
Dans un cri de rage unanime, les deux royaumes se retrouvèrent en plein
centre du terrain et se réunirent dans une cacophonie assourdissante. La
collision fut brutale, horrifique, tant qu’elle me pétrifia. La rencontre entre
les deux armées n’était que griffes et crocs. Tout n’était que sang, haine et
mort. Les créatures combattaient sauvagement, mordaient et attaquaient
sans répit. Le bruit des coups, grognements et plaintes glaçantes de douleur
s’élevait autour de nous.
Parmi eux, Ingrid et Tímon. Les deux amis de Kiljan décimaient nos
ennemis dans une sorte de chorégraphie ensorcelante. Ils sautaient,
tournoyaient et arrachaient tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Leurs
traits habituellement fins se tordaient dans une grimace de haine pure,
puissante, à chaque Roumain qu’ils décapitaient.
Je compris pourquoi les deux étaient tant estimés. Ils se démarquaient
clairement des autres de par leur rapidité et leur efficacité.
Un hoquet de stupeur s’échappa d’entre mes lèvres quand la blonde se fit
sauvagement mordre par un assaillant qu’elle élimina aussitôt. Ma poigne
devint plus forte autour du bras de mon voisin, qui grogna en retour.
— On ne devrait pas aller les aider ? m’inquiétai-je.
— Pas encore.
— Notre armée va se faire décimer. Les Roumains sont beaucoup trop
nombreux.
— Ne nous sous-estime pas. Nous devons attendre que leur nombre
diminue pour nous mêler à eux.
Je ruminai dans ma barbe inexistante et me concentrai à nouveau sur la
plaine.
Tout comme les deux autres, Johann exterminait ses rivaux avec une
facilité déconcertante. Il semblait anticiper le moindre mouvement autour
de lui et réagissait avant même que ses ennemis ne l’approchent de trop
près. Ses mains désaxaient des têtes comme une marionnette dépourvue de
sentiments. Les corps tombaient à ses pieds comme de vulgaires
moucherons sur son passage. J’avais l’impression de découvrir une autre
facette de l’aîné Arnarsson. Et celle-ci me terrifiait.
Le grognement que lâcha Ulrich me sortit de mes rêveries.
— Quoi ? m’enquis-je.
— Tímon est en mauvaise posture. On y va.
— Quoi ? Maintenant ? Mais…
Sans un regard pour moi, mon coéquipier s’échappa de notre cachette et
courut hors des bois. Je l’observai faire, les yeux écarquillés, et
m’empressai de le rejoindre aussi rapidement que le pouvait une piètre
sorcière aux poumons amochés par la clope. Mon cœur s’affola alors à
mesure que je m’approchais de la bataille, jusqu’à ce que je ne puisse plus
avancer. Tous mes membres se figèrent à la seconde où je quittai la
protection des arbres. Révélée aux yeux de tous, sans griffes ni crocs, et
confrontée de près au massacre qui prenait place devant moi, je me
retrouvai complètement paralysée. Mes jambes tremblantes m’empêchèrent
de rejoindre Ulrich, qui venait d’aider Tímon tout en éloignant les vampires
qui souhaitaient m’atteindre.
Par la barbe de Merlin.
— Aliénor ! me cria-t-il d’une voix chargée d’inquiétude.
Les souvenirs du drame dans la chaumière me parasitèrent le cerveau. Je
me revis folle de rage, puis aussi impuissante et fragile qu’un nouveau-né.
Je revis mes flammes incontrôlables, libres de faire ce qu’elles désiraient. Je
n’étais pas encore prête à les libérer de nouveau. Je n’étais pas encore prête
à dénouer ces liens qui maintenaient mes pouvoirs en cage. Je n’avais pas
envie de tuer ceux que j’avais appris à apprécier. Je n’avais pas envie
d’ajouter plus de culpabilité sur mes épaules.
Mais, sans moi, ils allaient mourir. Kiljan y compris, seul face au roi dans
l’immense palais. Ils comptaient tous sur moi.
Je fermai les yeux, concentrée sur ma respiration.
Je pouvais le faire. Je pouvais les dompter comme mon père le faisait si
aisément.
En retrait près de la sylve, je rompis une à une les barrières érigées autour
de ma magie.
Je devais les exterminer avant qu’ils ne m’atteignent et me pourrissent
avec leur poison.
Mon feu se réveilla, comme un dragon assoupi dans sa grotte depuis des
décennies. Il bâilla et s’étira comme après une sieste, avant de lentement se
propager dans mon corps. Mes mains se mirent à me démanger, appelant à
ce qu’on les utilise. J’expirai.
Mes yeux incandescents s’ouvrirent et se posèrent sur le champ de
bataille.
Alors, tel un marionnettiste avec son pantin, je manipulai mes flammes.
Celles-ci se matérialisèrent dans le creux de mes mains et s’élancèrent dans
un jet puissant jusqu’à mes cibles. J’observai et repérai chaque ennemi qu’il
fallait brûler et envoyai mon feu sur eux, telle une vague qui dansait
vigoureusement jusqu’au rivage. Les Roumains n’eurent pas le temps de
remarquer ce qui fonçait droit sur eux que mon raz-de-marée enflammé les
engloutissait et les dévorait tout entier.
Leurs cris d’ahurissement et de douleur retentirent.
La détresse des créatures calcinées attira l’attention de leurs confrères qui
délaissèrent l’armée islandaise pour se focaliser sur moi. Tous cessèrent leur
combat pour courir dans ma direction. Sous la panique, mes pouvoirs
s’éteignirent comme une bougie sur laquelle on soufflait.
Ingrid, Tímon et Johann s’empressèrent de rejoindre Ulrich pour l’aider à
éloigner les créatures aux canines acérées, prêtes à trucider celle qui
calcinait les leurs.
— Un petit coup de main ne serait pas de refus ! s’égosilla la blonde en
remarquant l’absence soudaine de mes flammes.
Celle-ci feula sauvagement en repoussant l’attaque de deux vampires.
Je fermai à nouveau les yeux, concentrée sur mes pouvoirs et mon désir
de les raviver, quand on me percuta subitement de plein fouet. Mon corps
vola sur plusieurs mètres avant de rencontrer avec violence le sol. Le choc
me coupa le souffle. La douleur fusa dans mon dos. Je geignis, aveuglée par
ces points noirs qui ondulaient devant mes rétines. Un son bourdonnant
grinça dans mes tympans et m’arracha une grimace. J’attendis un instant,
allongée, et fixai les nuages gris déployés dans le ciel.
Ce répit ne dura qu’une brève seconde.
Sonnée, je lâchai un cri de surprise quand un mastodonte me cacha la vue
apaisante des cieux en apparaissant devant moi. Des taches écarlates
encrassaient son visage aux traits sévères. Ses yeux rougeoyants, remplis de
perversion, me terrifièrent. Sans me laisser le temps de m’enfuir, le vampire
sortit ses crocs immaculés et se rua sur moi.
Mon feu jaillit de nouveau, rallumé par ma détresse.
Mes flammes s’échappèrent d’entre mes entrailles et léchèrent la peau de
mon assaillant qui brûla et hurla sous mes yeux.
L’ébahissement sur son faciès fut la dernière chose que je discernai de lui
avant qu’il ne disparaisse en cendres.
Je m’empressai de me relever en faisant fi de la douleur et me figeai,
épouvantée par l’état dans lequel se trouvaient mes coéquipiers et notre
armée. Ingrid se battait vaillamment malgré la quantité impressionnante de
sang qu’elle perdait de la longue entaille qui lui barrait le ventre. Tímon,
lui, gisait par terre, inerte au milieu de cette cohue. Un peu plus loin, Ulrich
repoussait tant bien que mal trois Roumains qui tentaient de lui agripper la
tête pour la lui déloger de son cou. Le désarroi me fit trembler. Je cherchai
désespérément Johann du regard parmi tous ces combattants, mais ne le
trouvai pas.
Surtout, Ulrich allait mourir si je ne l’aidais pas.
Tout en m’efforçant de réveiller mes pouvoirs, je courus dans sa direction
et criai son prénom. Le bronzé poussa un grognement de rage en réponse et
parvint à écarter une énième fois ses ennemis. Quand je sentis enfin ma
magie affluer dans mes mains, l’impensable se produisit.
Dans une synchronisation parfaite, les centaines et centaines de guerriers
du royaume de Roumanie cessèrent brusquement d’attaquer. Tous lâchèrent
les Islandais qu’ils agrippaient ou essayaient d’achever pour se mettre à
courir en direction du palais.
Nous les observâmes faire, stupéfaits par ce retournement de situation.
Qu’est-ce que…
Je m’empressai de rejoindre Ulrich.
— Qu’est-ce qu’ils font ? haletai-je.
Le vampire m’ignora, les sourcils froncés, et balaya le terrain du regard.
Je fis de même. Le nombre de corps qui gisaient sur l’herbe me peina plus
que je ne l’aurais imaginé. Dans ce silence mortuaire, étrange après le
vacarme du combat, les survivants vérifiaient si leurs amis allongés étaient
uniquement blessés ou morts. Nous avions perdu autant d’hommes que le
royaume de Roumanie, une cinquantaine au moins. Nous étions affaiblis. Et
même si l’armée roumaine détenait toujours un nombre de soldats bien plus
important que nous, rien n’était gagné. Alors pourquoi nos ennemis avaient-
ils rebroussé chemin en retournant en sécurité dans le palais ? Cela n’avait
aucun sens.
Sans un mot, Ulrich accourut vers Tímon, qui gisait au sol. Je le talonnai,
suivie de près par Ingrid.
La blonde s’agenouilla à côté de son ami et ferma les yeux, abattue.
— Ils me le paieront, cracha-t-elle.
Je détournai le regard du corps sans vie du soldat islandais, troublée par
ses prunelles azur dénuées d’âme, qui fixaient le vide. Même si je ne l’avais
pas apprécié, sa mort m’ébranla. Cela ne pouvait pas se terminer comme ça.
Nous n’avions pas perdu Frank, Tímon et tous ces hommes pour rien.
Surtout, qu’allait-il advenir de Kiljan s’il se retrouvait seul avec toute
l’armée roumaine à l’intérieur ?
Décidée, je désignai les portes refermées du château d’un mouvement de
tête.
— Nous devrions nous infiltrer à l’intérieur.
— Pardon ? répliqua la blonde, éberluée.
— Kiljan est seul face au reste de l’armée ! Le plan a changé, nous ne
pouvons pas le laisser.
— Et que ferons-nous une fois dedans ? éructa Ulrich. Nous signons
notre arrêt de mort si nous le rejoignons.
Je levai les bras au ciel d’exaspération.
— C’est votre prince ! Vous lui devez votre vie !
Outrée, je les lâchai du regard pour observer à nouveau les alentours. Je
tiquai.
— Où se trouve Johann ?
Les deux vampires se figèrent promptement et fouillèrent à leur tour les
environs.
— Je ne le vois pas, s’inquiéta Ingrid.
— Vous pensez que l’armée roumaine l’a embarqué ? supposai-je.
— Non, nous l’aurions vu.
Aucun de nous n’avait loupé une miette de la scène qui s’était produite.
Les guerriers avaient subitement cessé leur offensive pour retourner illico
presto entre les murs du palais, tels des robots téléguidés. Johann ne se
serait pas laissé emmener sans se débattre, sans que nous le remarquions.
La dernière fois que je l’avais aperçu, le vampire ne m’avait pas paru
blessé. Mais peut-être avait-il été assommé, puis discrètement embarqué
avant le départ précipité des Roumains.
Je leur dévoilai mes suppositions. Ulrich haussa les épaules en réponse.
— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, et c’est de nous rendre là-bas.
Faites donc comme bon vous semble. Moi, je ne vais pas rester ici sans rien
faire, maugréai-je.
Je leur tournai le dos, prête à pénétrer au sein du château par n’importe
quel moyen, et fis un pas avant de m’arrêter brusquement dans ma lancée.
Les deux gigantesques portes en bois venaient de s’ouvrir de nouveau.
Ulrich et Ingrid se placèrent à mes côtés. Tous les combattants guettèrent à
leur tour la forteresse. L’inquiétude et la haine étiraient leurs visages
mutilés, dans l’attente de découvrir ce qui allait sortir de derrière cette
muraille. L’angoisse me rongeait un peu plus à chaque seconde qui défilait.
Jusqu’à ce qu’ils apparaissent enfin.
Nous vîmes d’abord un homme, si imposant et impressionnant, qu’il me
terrorisa malgré les nombreux mètres qui nous séparaient. Je sus
instantanément qui il était. Ses longs cheveux bruns virevoltaient dans son
dos au gré du vent. Une majestueuse cape vermeille lui arrivait aux
chevilles et camouflait en partie ses vêtements sombres. Son visage
juvénile, d’un jeune adulte d’à peine vingt ans, contrastait avec ses yeux à
la couleur du givre qui me fixaient sévèrement, comme s’il savait tout de
moi.
Le roi Andreï était aussi magnifique qu’il était effrayant.
Derrière lui surgirent trois soldats, leurs mains tenant fermement des
chaînes qu’ils tirèrent pour amener à eux celui ou celle qui était enchaîné.
Je suivis du regard les anneaux en fers, le cœur sur le point d’exploser par
la crainte.
Tout, mais pas cela.
Quand enfin apparut le prisonnier, traîné au sol comme un vulgaire chien.
Kiljan.
Je fis un pas, les iris illuminés de rage, mais fus immobilisée par Ulrich
qui m’attrapa le bras.
Johann sortit à son tour du château, dépourvu de la moindre chaîne,
accompagné alors par quatre hommes.
Quatre sorciers.
La Confrérie.
Chapitre 47

J’adore voyager ! J’ai économisé assez pour aller jusqu’au


parc du coin.

L’apparition des sorciers de la Confrérie me tétanisa. Je les dévisageai, les


globes oculaires au bord de leurs orbites. Mes pouvoirs se cachèrent
instantanément, comme s’ils avaient senti la supériorité des mages, comme
s’ils savaient qu’ils ne faisaient pas le poids face aux maîtres suprêmes.
Ils se tenaient tous alignés, leurs regards braqués sur nous. Seuls les trois
gardes qui agrippaient les chaînes de Kiljan patientaient légèrement en
retrait. J’examinai un instant le vampire captif, en quête d’une blessure ou
du moindre indice qui expliquerait pourquoi il était inconscient. Aucune
trace de sang n’avait entaché le sol sur son passage. Je ne sus dire si c’était
rassurant ou non.
J’étais totalement perdue, partagée entre la rage de voir Kiljan attaché de
la sorte et à la merci de nos ennemis, l’ébahissement de découvrir Johann
de leur côté et affichant ce sourire mauvais, ou bien l’effroi que ces quatre
hommes m’insufflaient. Je ne savais pas sur quoi me focaliser, quelle
urgence gérer en premier. Si je devais fuir ou combattre. Parler ou me taire.
Ulrich finit par se lancer. Je pus voir la froideur se dessiner
progressivement sur son visage à mesure qu’il s’avançait de quelques pas.
— À quoi jouez-vous, maître ? lâcha-t-il d’une voix terne qui ne lui
ressemblait pas.
Affichait-il cet air insensible à cause de la trahison que nous vivions ?
Parce que c’était bien d’une trahison dont il s’agissait. Le regard hautain
que nous adressait Johann ne mentait pas, tout comme ce rictus mauvais à
m’en donner la chair de poule. L’aîné Arnarsson nous toisait comme si nous
étions des moins que rien, des vermines. Aux côtés du roi Andreï, il ne
daigna même pas lancer une œillade à son petit frère inerte derrière lui.
J’avais l’impression de découvrir un autre homme. Le vampire jadis
prévenant et tendre n’existait plus.
La question d’Ulrich le fit rire. Un rire plein d’arrogance et de mépris.
— Mes intentions ne te regardent pas. Et ça ne devrait pas être ta priorité
pour l’instant.
Celui-ci me désigna d’un geste de la tête, toujours doté de cette grimace
mauvaise.
Silver Ivano fit alors un pas.
Ses longs cheveux blanc polaire. Ses yeux argentés. Ses traits délicats et
pourtant plus ciselés qu’une lame. Le maître de la foudre me terrorisait
depuis mon plus jeune âge. Il émanait de lui tellement de puissance et de
malveillance que je ne savais jamais quoi faire en sa présence, même à
l’époque où je n’avais pas encore hérité des pouvoirs de mon père. Il
méprisait les plus faibles et les traitait comme des malpropres, humains y
compris. Jamais je n’avais rencontré d’être plus odieux et dédaigneux que
lui.
Les trois autres n’étaient pas bien meilleurs, cela dit.
Isidore était l’image même du méchant sorcier. Avec sa tignasse colorée
dans une teinte violine et son visage botoxé, cet aliéné prenait un malin
plaisir à martyriser ceux qu’il n’appréciait pas avec ses diverses méthodes
de torture. Et il n’appréciait pas grand monde.
Melian ne me serait pas d’une grande aide. Le vieux fou avait perdu sa
tête depuis belle lurette, maintenant, et ne désirait qu’une chose : qu’on lui
foute la paix. Il était du genre à créer un tremblement de terre uniquement
parce qu’on le dérangeait lors de sa sieste.
Pour le dernier, Aiko, je n’avais jamais su quoi penser de lui. Le sorcier
originaire du Japon n’ouvrait jamais la bouche et se contentait d’observer
sans sortir un mot. Sa réputation de tortionnaire le précédait, même si cela
faisait bien longtemps qu’il n’avait pas utilisé ses poisons pour anéantir des
villes entières.
Je me concentrai à nouveau sur Silver. Mes ongles s’enfoncèrent dans les
paumes de mes mains à m’en faire saigner tant j’essayais de ne pas laisser
ma colère irradier dans mes yeux. À la moindre fuite de magie, j’étais
foutue.
— Il nous aura fallu bien du temps pour te retrouver, Aliénor ! s’exclama
le maître de la foudre. Quelle chance d’avoir croisé le chemin d’Oscar. Sans
lui, nous n’aurions probablement pas su ce que tu mijotais.
Je me crispai, ébranlée par ses révélations. Oscar ? Le prof de contrôle au
lycée ? Mais…
— Ce jeune sorcier est très prometteur. Savais-tu qu’il pouvait dérober
quelques bribes de pensées ? Ce talent nous a été fort utile. Mais, nous
avons eu encore plus de chance en apprenant qu’il travaillait de mèche avec
le prince Arnarsson, qui lui savait exactement où tu te rendais.
Silver lança un bref coup d’œil à Johann qui acquiesça d’un mouvement
de tête. Je ne comprenais plus rien. Surtout, plus j’en apprenais, plus ma
haine grandissait. Oscar n’avait donc pas la capacité de contrôler les
pensées des gens, comme il me l’avait dit au réfectoire ? Il m’avait
sciemment menti ! L’enflure ! Cet aveu ne fit que renforcer ma rage. À ce
stade, je n’allais pas pouvoir retenir mes pouvoirs plus longtemps.
Je m’avançai et me postai à côté d’Ulrich.
— Que me voulez-vous ?
— Rien d’autre que toi, ma chère, roucoula-t-il. Tu pars avec nous et
nous libérons ce mignon petit Kiljan, que tu sembles tant apprécier.
Les gardes ricanèrent et tirèrent férocement sur les chaînes. Le visage de
Kiljan râpa contre le sol. Je fis trois pas de plus, la fureur déformant les
traits de mon faciès.
— Foutaises !
— L’heure n’est pas à la négociation pour toi, tu ne crois pas ? s’incrusta
Isidore.
— Elle ne partira pas avec vous, cracha Ulrich d’une voix chargée de
colère.
— La vie de cette pauvre humaine t’importe donc plus que celle de ton
prince ? Intéressant, pouffa-t-il.
— Pourquoi, Johann ? demandai-je au concerné, complètement perdue.
Le sourire prétentieux du vampire s’effaça pour laisser place au dégoût. Il
exhalait d’aversion pour notre trio.
— Savez-vous ce que ça fait d’être considéré comme un misérable par sa
propre famille ? D’être constamment méprisé et rejeté par son propre père ?
Andreï m’estime, à l’inverse de ceux qui ont le même sang que moi. Je suis
le futur héritier du roi, et bientôt de toute la race des vampires !
— Espèce d’enfoiré !
Hors de lui, Ulrich s’élança en direction du groupe positionné près des
portes du palais.
Son cri chargé de chagrin me brisa le cœur en mille morceaux.
Derrière moi, Ingrid hoqueta de surprise.
— Ne fais pas ça ! hurlai-je.
Je voulus rattraper mon coéquipier pour l’empêcher de commettre ce
qu’il prévoyait de faire, mais fus immobilisée par Ingrid, qui m’agrippa le
bras. Je tentai de me défaire de sa prise. En vain. Folle de rage, je plongeai
mes yeux dans les siens. Son expression semblait clairement me dire : si tu
le suis, tu mourras.
Résignée, je délaissai la blonde du regard et pivotai vers le château.
Ce que je redoutais tant se produisit alors.
Avant même qu’Ulrich n’atteigne nos ennemis, le roi disparut de notre
champ de vision et réapparut devant lui. Notre ami n’eut pas le temps de
toucher à un seul des cheveux d’Andreï, que le Roumain lui agrippa la tête
et la tourna dans un axe improbable.
Le corps sans vie du bronzé tomba mollement au sol.
Ma plainte résonna dans cette immense plaine silencieuse, suivie alors
par les grognements de rage du reste de notre armée qui observait de loin,
impuissante.
Nous étions tous impuissants.
Les larmes coulèrent sur mes joues à la vue du cadavre d’Ulrich. Je
pleurai de colère, de tristesse, d’injustice, toujours immobilisée par la
poigne d’Ingrid qui se resserra par crainte de me voir commettre la même
erreur.
— Nous avions tous à y gagner, Aliénor, minauda Johann en ignorant
royalement la mort du guerrier. Oscar est maintenant estimé par la
Confrérie pour t’avoir dénoncée à eux. J’ai le statut que j’ai toujours mérité
aux côtés d’Andreï. Et en les menant à toi, la race des vampires a désormais
les quatre grands maîtres sorciers comme alliés. Le royaume islandais ne
sera bientôt plus. Faites ce que nous disons et tout se passera au mieux. Il
serait bête de voir plus de gens mourir, non ?
Je n’écoutai son monologue que d’une oreille, trop obnubilée par les
corps d’Ulrich et Kiljan. Mon regard passait de l’un à l’autre, augmentant
ma rage à chaque œillade. Mes barrières explosaient, brisées par mes
pensées néfastes. Je fulminai. Le sourire victorieux de Johann. Le faciès
antipathique de Silver. La présence inutile des trois autres sorciers. Les
chaînes du prince. La mort d’Ulrich. La chaumière en feu. La mort de
Tímon. La trahison d’Oscar. La mort de Frank. L’attaque des sbires
roumains. Le visage de Seth et Lara en apprenant notre disparition. Phoebe.
Magda et Gaukur.
Toutes ces images défilaient dans mon esprit, sans jamais s’arrêter. Elles
parasitaient ma raison engloutie par toute cette fureur. Tout devint rouge
autour de moi. L’herbe. Le château. L’expression satisfaite de la bande de
dégénérés en face de moi. La dernière once d’espoir se retrouva consumée
par ce feu qui hurlait qu’on le délivre.
Mes pouvoirs me brûlaient les entrailles, rugissaient, me laminaient. Mon
âme rugissait de douleur. Je ne pouvais pas bouger. Au moindre
mouvement, ma magie risquait de déborder pour se répandre comme un
tsunami enflammé. Kiljan n’était pas en mesure de s’enfuir pour l’éviter.
C’était terminé. Nous avions perdu.
— Libérez Kiljan, parvins-je à dire entre mes dents serrées.
S’il mourait, ils périraient tous. Je m’en fis la promesse.
Pas même Silver, Andreï ou Johann ne pourrait m’arrêter. Je le savais au
plus profond de moi. Je savais à quel point mes émotions amplifiaient mes
pouvoirs. Je savais à quel point mes limites me surpassaient. À quel point
mes flammes pouvaient détruire ! La foudre, la torture, l’empoisonnement
ou même un séisme ne saurait me freiner. Je laisserais mon corps se
consumer pour sauver mes proches.
Andreï souffla du nez en signe d’amusement. Mes narines se dilatèrent
tant j’étais enragée.
Je ne ressentais plus une once de peur. Juste de la colère. Si forte qu’elle
m’embrasait de l’intérieur. Comme s’il avait fallu attendre ce moment
précis pour que toute cette rage accumulée au fil des années jaillisse.
— Je ne viendrai pas tant que vous ne le libérez pas, continuai-je.
Ingrid me relâcha aussitôt et siffla de douleur. Ma peau l’avait brûlée tant
elle tentait d’évaporer par ses pores, cette chaleur qui me consumait l’âme.
— Comme l’a dit Johann, je ne crois pas que tu sois en position pour
négocier, persifla Silver, l’air exaspéré par ma requête.
Et comme pour me narguer, le sorcier leva les mains au ciel et ferma les
yeux. Un vent puissant naquit d’entre les arbres de la forêt et nous fouetta le
visage. Les feuilles mortes de la sylve virevoltèrent jusqu’à nous, dans une
danse affolée. Les oiseaux s’envolèrent en croassant de peur. Les nuages
jadis gris devinrent noirs et grondèrent d’un son qui fit vibrer le sol.
Mes pouvoirs réagirent aux siens. Mon corps s’embrasa. Je m’élançai,
enragée, vers le mage. Une vague de flammes s’échappa de ma chair et me
suivit dans ma course. Le paysage aux alentours disparut de mon champ de
vision pour ne me laisser voir que lui : Silver. L’ennemi à abattre. Celui qui
allait commettre l’impensable. Celui qui allait anéantir mon monde.
Dans un cri, je comblai les derniers mètres qui me séparaient de lui.
Andreï et Johann bondirent dans ma direction pour tenter de m’arrêter.
Une lumière aveuglante traversa les cieux jusqu’à la plaine. Le tonnerre
gronda au-dessus de nos têtes. La foudre déchira l’air et s’abattit sur Kiljan,
qui s’enflamma instantanément sous la puissance de l’attaque de Silver.
C’était fini. Jamais il ne survivrait.
— Partez, tout de suite ! Fuyez le plus loin possible ! criai-je aux
personnes dans mon dos.
Ingrid et les guerriers de l’armée islandaise devaient déguerpir, et vite.
Je réussis à me contenir dix secondes, avant d’exploser.
Chapitre 48

C’est la fin.

Le monde s’assombrit. Ne restèrent alors que le feu, la fumée et la cendre.


Partout.
Je fus engloutie par un flot de braises, étincelles et flammes.
Tout disparut autour de moi. Les sons, l’air, la lumière, les gens, la
végétation. Mes pouvoirs éclatèrent et illuminèrent les alentours à en
éclipser le soleil. Ils s’échappèrent par vagues incandescentes, ravageuses.
Tout ne se résumait qu’à eux. Puissants. Destructeurs. Ils jaillissaient de
mon corps sans jamais s’arrêter. Ma magie explosait, brûlait, dégoulinait.
Elle s’éjectait de ma peau pour tout annihiler. Elle dévorait et rugissait
comme un dragon affamé. Et je sombrais, anéantie par cette image de
Kiljan embrasé par la foudre de Silver, détruite par ce destin que je ne
pouvais pas changer. J’étais damnée à vivre le pire, et ce depuis ma
naissance. Frank était mort par ma faute. Tímon était mort par ma faute.
Kiljan était mort par ma faute.
Les couleurs fanèrent et cédèrent leur place à ces rayons écarlates qui me
consumèrent les rétines.
Je me laissai submerger et fermai les yeux.
Ma conscience se faufila au tréfonds de mon esprit, tel un enfant apeuré,
pour me protéger du massacre que j’étais en train de commettre, pour me
protéger de cette chaleur étouffante. Mon corps allait-il survivre à ce
déferlement de pouvoirs ? N’allait-il pas, lui aussi, périr sous les flammes ?
Était-ce donc la fin ? Enfin… Enfin, j’allais pouvoir dire au revoir à cette
vie passée à me cacher. C’était si épuisant de tout garder en soi, de
constamment ériger ces barrières pour ne pas se condamner à mort. J’étais
tellement fatiguée.
Je ne voulais pas survivre à cela. Pas après avoir vu Kiljan mourir sous
mes yeux. Pas en sachant qu’il ne vivait plus parce que j’existais.
Mon père m’avait prévenue, ce jour-là. Ce fameux jour où mes pouvoirs
s’étaient réveillés. « Tu condamnes ceux qui te sont proches ». Je l’avais haï
pour ses paroles.
Peut-être que ma magie ne se serait jamais montrée si ce satané sorcier,
Jayden Mitchell, ne nous avait pas attaqués le jour des vingt ans de mon
frère et moi. Le vingt-sept août. Le maître du Canada de l’époque, capable
de maîtriser le vent, avait bafoué la règle de l’honneur entre mages pour
s’en prendre à notre famille. Mon père ne nous avait jamais expliqué la
réelle raison de sa venue, pourquoi Jayden s’était lui-même condamné à
mort en essayant d’anéantir la lignée Nokwell. Notre paternel nous avait
défendus comme il avait pu, face aux puissantes bourrasques du sorcier.
Mais j’étais celle qui l’avait tué. Celle qui avait réduit en cendres le
maître du Canada. L’éveil de mes pouvoirs avait été ravageur. Et si mon
père n’avait pas érigé ce bouclier lumineux, ma famille serait morte, elle
aussi.
La Confrérie n’avait jamais puni notre lignée pour ce meurtre, endossé
par notre paternel. Peut-être parce qu’il s’agissait d’autodéfense, ou peut-
être pour une autre raison que j’ignorais. Cela dit, j’aurais peut-être préféré
porter le chapeau et me faire abattre par les quatre sorciers, plutôt que de
subir le mépris de mes parents. Découvrir ce dégoût dans leurs yeux
m’avait brisée. Ce tournant dans ma vie m’avait détruite. Je n’avais jamais
compris pourquoi ils m’avaient rejetée, pourquoi ils m’avaient reniée, au
lieu de m’aimer et de m’aider à supporter ce fardeau.
Mais mon père avait raison. Je condamnais ceux qui m’étaient proches.
Et, bêtement, je regrettais de mourir sans savoir pourquoi j’étais l’unique
sorcière. J’avais bien cru trouver une réponse le jour où Johann m’avait
parlé de cette prophétie. Du vent. Comme à chaque fois.
Cela faisait si mal. Chaque seconde qui s’écoulait me détruisait un peu
plus. Ce déferlement interminable de pouvoirs me torturait. Il ne désirait
qu’une chose : anéantir. Quand s’arrêterait-il enfin ? Quand allais-je enfin
pouvoir me reposer ?
Y avait-il encore des personnes en vie ? Certains avaient-ils réussi à
s’enfuir avant que mes flammes ne réduisent les alentours à néant ? Cela me
paraissait impossible. La vitesse à laquelle mon feu s’était répandu avait été
trop rapide. Inévitable.
À la différence de cette fois dans la chaumière, ma conscience semblait
parfaitement en accord avec cette perte de contrôle. Et cela ne fit
qu’accroître mon mal-être. De toute façon, qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Laisser la Confrérie m’embarquer alors qu’ils avaient tué Kiljan ? Ignorer la
trahison de Johann ? La satisfaction et la cruauté d’Andreï ? Faire comme si
je n’avais pas vu Ulrich mourir sous mes yeux impuissants ? Hors de
question. Et quand bien même, jamais je n’aurais pu contenir cette colère
qu’ils avaient provoquée, qu’ils avaient peut-être même cherché à attiser.
C’était sûrement lâche de ma part de sombrer dans l’inconscience de la
sorte, de ne plus être consciente pour ne rien éprouver, ne rien voir, alors
que j’étais celle qui avait explosé. Combien de temps restais-je ainsi,
écartée de tout ce qui se passait en dehors de mon esprit ? Quelques minutes
à peine, probablement. Cela me parut durer une éternité.
Jusqu’à ce que je ressente un changement.
Ce fut progressif, léger, comme la fin d’un rêve. On me chassa en
douceur de ma cachette pour me ramener parmi les vivants, la réalité. Je
hurlai de l’intérieur.
Je sentis d’abord mes poumons se réveiller, douloureux à chaque
respiration. Mes organes se réactivèrent comme une vieille machine rouillée
que l’on rallumait. Mon cœur pulsa de nouveau dans un rythme fébrile, puis
à vive allure quand tout mon corps ranimé ne fut que martyr. Une plainte
s’échappa d’entre mes lèvres gercées. Lamentable tant elle résonna
faiblement. J’attendis plusieurs secondes, ou plusieurs minutes, avant de
parvenir à entrouvrir les paupières. La lumière éclatante du ciel blanc
m’agressa les rétines et me força à les refermer. J’attendis encore, cernée
par le silence. Ce silence. Mortuaire. Angoissant. Paralysant.
Mes doigts frémirent. Mes orteils se recroquevillèrent à chaque légère
brise qui caressait mon corps chaud, dénudé. La plaine jadis recouverte de
verdure m’éraflait le dos par sa sécheresse. J’inspirai et grimaçai, oppressée
par cette forte odeur de cendres.
Je n’avais pas envie de rouvrir les yeux, de découvrir ce que j’avais fait.
Mais il le fallait.
Pataude, je me relevai. Mes muscles semblèrent se déchirer dans mon
mouvement et m’arrachèrent un sifflement de douleur. J’attendis, toujours
les paupières closes, assise en plein centre du terrain. L’once du courage
que je possédais encore m’aida alors à sortir de cette noirceur. J’ouvris les
yeux, le palpitant au bord de la rupture tant j’étais rongée par la peur.
Rien. Le néant.
Les prunelles écarquillées, je balayai les environs du regard.
Il ne restait plus rien.
L’orée de la forêt dans mon dos avait été calcinée. La muraille du château
devant moi était à présent noircie. L’herbe de la plaine n’existait plus,
remplacée par un paysage aride, désertique. Surtout, plus une seule âme
traînait dans le coin.
J’étais seule. Et j’avais tout détruit.
À propos de l’Auteur

Maman de deux enfants, Ines Heck est passionnée par l’écriture et la lecture
depuis son adolescence. C’est en commençant à partager ses écrits sur une
plateforme d’écriture en ligne qu’elle a rédigée son premier roman, et
qu’elle a commencé à se lier avec ses premiers lecteurs.
Résumé
Depuis toujours, vingt familles éparpillées aux quatre coins du monde
utilisent la magie. La lignée Nokwell est dirigée par le fameux sorcier
Samuel, notre père.
Les pouvoirs étant transmis de père en fils depuis la nuit des temps, mon
frère jumeau et moi avions notre avenir tout tracé. Lui devait reprendre le
flambeau, et moi continuer ma vie de simple humaine. Du moins, jusqu’au
jour où l’on a découvert que je suis l’héritière, celle qui a récupéré les
flammes des Nokwell.
Envoyée contre mon gré chez mon oncle en Angleterre pour me cacher de
la Confrérie, je vais faire la connaissance de différents surnaturels, dont un
vampire aussi agaçant que séduisant.
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autres titres parus chez
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Notes

[←1]
Forêt, Bois.
[←2]
« Partez », en islandais.
[←3]
« Elle est à moi », en islandais.
[←4]
« Je ne lui fais pas confiance », en islandais.
[←5]
“Moi non plus, mais nous n’avons pas le choix », en islandais.
[←6]
« Ne la touche pas », en islandais.
[←7]
Le roi ne nous a pas dit quoi faire avec la femme », en roumain.
[←8]
Et c’est la première sur la liste, en roumain.
[←9]
Je vais sucer tout ton sang, en roumain.
[←10]
Allons-y en roumain.

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