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JUNO PUBLISHING
Brasier
Copyright de l’édition © 2023 Juno Publishing © 2023 Inès Heck
Relecture et correction par Sandrine Joubert, Anthony Meugnier, Agathe P., Miss Salsbury
Conception graphique : © Eunkyung Art
Tout droit réservé. Aucune partie de ce livre, que ce soit sur l’ebook ou le papier, ne peut être
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Publishing : http://juno-publishing.com/
ISBN : 978-2-38440-318-9
Première édition : janvier 2023
Ceci est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les
faits décrits ne sont que le produit de l’imagination de l’auteur, ou utilisés
de façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement
existées, vivantes ou décédées, des établissements commerciaux ou des
événements ou des lieux ne serait que le fruit d’une coïncidence.
Ce livre contient des scènes sexuellement explicites et un langage adulte, ce
qui peut être considéré comme offensant pour certains lecteurs. Il est
destiné à la vente et au divertissement pour des adultes seulement, tels que
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Dédicace
Inès Heck
Chapitre 1
Sauf erreur de ma part, j’ai toujours raison.
Même si j’avais en horreur les bahuts, je devais avouer que celui qui
s’étendait devant moi me laissait bouche bée.
Une demi-heure plus tôt, nous avions quitté Bristol et nous étions
éloignés de quelques kilomètres pour nous arrêter au village de Failand.
Tout ici se résumait à des plaines, des arbres et des maisons en pierres. Ce
coin féerique me changeait de la métropole et ses immeubles futuristes.
Ordinary School ne dérogeait pas à la règle. Le lycée pour surnaturels
avait été bâti uniquement en pierre. Il se divisait en plusieurs tours, comme
le château d’un sorcier fictif à lunettes. Tout autour se déployait une
étendue infinie d’herbes, créant un somptueux décor vert.
Stéphan se gara sur le stationnement attitré des professeurs, me précisa-t-
il, et sortit du véhicule. Je le suivis, éblouie par la beauté des lieux, et le vis
étirer les bras avec un sourire aux lèvres.
— Bienvenue chez moi, lâcha-t-il, les yeux brillants de fierté.
Il y avait de quoi l’être.
— Je comprends pourquoi tu as quitté les États-Unis, soupirai-je,
émerveillée.
— N’est-ce pas ? Tu verras, Ali, tu t’y plairas.
Je me retins de lui répondre que je n’avais pas trop le choix et le talonnai
jusqu’à l’intérieur de l’école. Stéphan n’était pas au courant de la vraie
raison de ma venue ici, et je ne savais pas trop ce que lui avaient raconté
mes parents. Je préférais donc ne pas trop en dire.
Après avoir passé les énormes portes en fer forgé, nous atterrîmes dans
un hall aux dimensions considérables. La décoration moderne me surprit. Il
n’y avait plus une once de pierre à l’intérieur, mais un parquet aussi luisant
que celui de chez mes parents et des meubles essentiellement en bois. La
peinture beige donnait un coup de frais au vieux château, et les nombreuses
fenêtres permettaient au soleil de s’infiltrer sous forme de doux rayons.
Quelques tableaux accrochés aux murs représentaient des portraits
d’hommes que je devinais être tous les directeurs, puisque le visage de mon
oncle figurait sur l’un d’eux. Dans ce silence étonnant pour une prétendue
école, je tournoyai sur place pour observer chaque recoin de cette
magnifique entrée.
Stéphan m’entraîna alors à la gauche du hall, dans un couloir uniquement
éclairé par un vieux plafonnier. Cinq portes s’y trouvaient. Nous
traversâmes toute l’allée et pénétrâmes dans celle du fond, qui nous
conduisit à son bureau. Je laissai ma valise à côté de la porte et m’installai
sur un des deux sièges. Mon oncle, lui, s’adossa au mur près de la baie
vitrée.
— Parlons de choses sérieuses, lança-t-il en croisant les bras contre son
torse.
Je lâchai du regard la pendule au tic-tac angoissant et l’observai, un
sourcil arqué.
— Bon, OK, je n’ai tué personne. Enfin, presque. Est-ce que les envies
de meurtre comptent ? Parce que j’ai voulu tuer Nicolas de nombreuses
fois, avouai-je.
Stéphan me fixa, l’air perdu.
— Je ne parlais pas de ta tentative d’intimidation.
— Oh… Très bien.
Mince, j’avais cru l’avoir effrayé pourtant.
— Je faisais référence à ton séjour au sein de cette école.
— Ne me dis pas que je vais devoir me fondre parmi les étudiants,
paniquai-je. Je me suis très mal intégrée à l’époque du lycée. Tu peux
appeler mon ancien dirlo, si tu veux. Je suis certaine qu’il serait ravi de te
raconter la fois où il m’a retrouvée dans les toilettes, en train de vendre les
copies du prochain contrôle.
L’amusement pétilla dans ses yeux clairs.
— Non, pas du tout.
Je soupirai de soulagement.
— Tu travailleras ici.
— Ah ! Attends… Quoi ?
— Tu pensais peut-être rester ici sans rien faire, je me trompe ? pouffa-t-
il.
Ma bouche s’ouvrit de stupéfaction. Moi ? Travailler ici ?
— Ce n’est pas comme si j’avais voulu venir à Failand, bougonnai-je. Si
en plus je dois faire le ménage ou ranger des bouquins…
Surpris, il secoua les mains.
— Je ne prévoyais pas ça pour toi. J’aimerais que tu deviennes
professeure.
Ma mine ahurie le fit rire de plus belle. Professeure ? Ce brave homme
devait mal me connaître.
— Sans vouloir te vexer, cette idée est carrément merdique.
Je n’étais pas pédagogue pour un sou. Pire encore, je haïssais les
adolescents. Il leur manquait une case, selon moi. Alors, leur apprendre
quelque chose sans les cramer sur place ? Impossible. Le but de ma
présence ici était de me faire oublier de la Confrérie. S’ils entendaient
parler d’une nana, de vingt-cinq ans, capable de brûler ses élèves, cela ne
plairait pas à mon géniteur.
— Considère-toi comme consultante. Tu leur apprendras le français, et tu
n’auras que quelques classes dans la semaine.
Je soupirai, avachie contre le dossier de mon siège, et sortis une cigarette
du paquet caché dans la poche arrière de mon jean. Avant même de
l’allumer, mon oncle s’approcha et me l’arracha des lèvres pour aller la jeter
dans la poubelle sous son bureau.
— Eh ! rouspétai-je.
— On ne fume pas dans l’enceinte de l’école.
— C’est un lycée ou une prison ?
On toqua à la porte.
— Pile à l’heure ! Un des enseignants va te faire visiter les lieux, lâcha-t-
il, l’air ravi. Je te reverrai plus tard pour discuter plus en détail de l’école.
Tu peux entrer, Kiljan !
Quand Stéphan avait mentionné un prof, je m’étais attendue à voir
quelqu’un de plus ou moins vieux, décrépit et condescendant. Un peu
comme ceux qu’on pouvait croiser dans des écoles lambda. Sauf que j’avais
oublié une seconde que je ne me trouvais pas dans une école normale, et
que les professeurs ne l’étaient donc pas non plus.
Le plus bel homme que cette planète eut abrité pénétra dans le bureau.
Cet apollon n’avait pas du tout le style à enseigner les maths, ou
n’importe quelle autre matière. Son jean sombre et son perfecto noir lui
donnaient plus l’air d’un biker méchamment sexy. Il portait un bun flou et
quelques mèches brunes lui barraient le front. Et son visage… En partant de
ses yeux plus obscurs que les abîmes, à sa bouche aux courbes divines,
l’homme qui se tenait dans l’encadrement de la porte me laissait pantelante.
Même son teint blafard ne lui enlevait rien de son charme.
Il m’observa une seconde à peine et posa son regard sur mon oncle.
— Kiljan, je te présente ma nièce Aliénor. Si tu pouvais lui expliquer les
règles du lycée et tout ce qu’il faut savoir ici pendant la visite, tu m’aiderais
beaucoup.
Une étincelle de colère brilla brièvement dans ses iris, avant d’être
remplacée par une indifférence totale. Il me fixa à nouveau, impassible.
— Allons-y.
Même sa voix parvenait à me rendre toute chose.
À la hâte, je saluai mon oncle et rejoignis Kiljan, qui était déjà sorti de la
pièce. J’attrapai en chemin ma valise abandonnée près de la porte et le
talonnai difficilement.
Il se déplaçait beaucoup trop vite.
— Eh, tu peux ralentir, s’il te plaît ? Je n’ai pas pour projet de devenir
prof de sport.
L’impoli ne daigna même pas se retourner pour me répondre et continua
de marcher à un rythme soutenu. Seules les roues de ma valise faisaient un
bruit monstre sur le parquet de ce château mystérieusement silencieux.
— Je n’ai pas que ça à faire. Grouille-toi ou je te laisse là.
Alors qu’il fonçait d’un pas enragé vers l’escalier situé face à la porte
d’entrée, je me figeai en plein milieu du hall. Ma main agrippée à la
poignée de la valise se serra de rage.
Inspirer et expirer trois fois.
Sans un mot pour lui, je le laissai grimper les marches et continuai ma
route vers le couloir d’en face.
— Espèce de taré, marmonnai-je en français.
S’il avait cru pouvoir me parler comme à son chien, il pouvait se foutre le
bras dans le fion.
Le corridor dans lequel je pénétrai ressemblait exactement à l’autre. Cinq
portes se présentèrent à moi.
Par mimétisme, je me rendis vers celle du fond et toquai. Je ne savais pas
trop quoi demander ni quoi faire, mais cela me semblait toujours mieux que
de suivre l’autre goujat. J’espérais juste ne pas tomber sur une salle de
classe ou pire, sur la salle de colle. Je l’avais suffisamment fréquentée lors
de ma scolarité.
Une femme âgée apparut alors derrière la porte. Tout sourire, elle
m’attrapa la main et me la serra.
— Aliénor, la sorcière du feu. Quelle joie de vous rencontrer !
Bon… Ma mission « personne ne doit savoir pour mes pouvoirs »
commençait bien.
Chapitre 4
Si vous me cherchez,
je suis au rayon jouets du supermarché.
L’heure de cours passa plus rapidement que prévu. Tout du long, je m’étais
amusée à martyriser les trois garous prénommés Marley, Eddy et Nelson à
coup de blagues salaces, insultes et menaces. Entre-temps, j’avais raconté
quelques anecdotes sur l’histoire de France à la jolie rousse, Erin,
notamment à propos des Français et leur manie de couper les têtes.
Alors que les garçons s’enfuyaient presque de la classe en marmonnant
des « elle est complètement timbrée, celle-là », l’étudiante mit plus de
temps à ranger ses affaires. J’en profitai pour poser mes fesses sur le coin
de sa table.
— Tu ne devrais pas les laisser te parler comme ça.
Ses sourcils roux se froncèrent.
— Ça ne vous regarde pas.
Sans me laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit, elle attrapa
rageusement son sac et partit à son tour. Je fixai son dos jusqu’à ce qu’elle
eut disparu de ma vue et lâchai un long soupir.
— Je vais arrêter d’être compatissante, moi.
Le visage triste qu’elle avait affiché durant toute l’heure me hantait
encore quand j’allai vers ma chambre. Sur ma route, je croisai mon oncle
qui m’interpella.
— Toi ! gronda-t-il en me pointant du doigt.
— Moi !
— Il faut qu’on parle. Viens pour vingt heures au réfectoire, et ne sois
pas en retard.
Alors qu’il me délaissait déjà à mon maigre sort et rebroussait son
chemin, je criai : — Tu ressembles à ton frère quand tu es en colère !
Il continua de marcher, dos à moi. Le majeur qu’il dressa alors en l’air,
au-dessus de sa tête dégarnie, me confirma qu’il m’avait bien entendue.
Quel grossier personnage ! Les directeurs avaient-ils le droit d’être aussi
impolis avec leurs professeurs ? Je n’en étais pas certaine.
Mais tout ici n’avait rien de normal. Les enseignants et les élèves de cette
école entretenaient une relation différente de celle dans un bahut classique
pour humains. Il suffisait de voir la façon dont m’avait parlé le trio de
garous. Mon comportement déplacé ne les avait même pas surpris ! Tant
mieux, cela dit. Ce nouveau rôle ne me plaisait pas du tout et j’espérais bien
me barrer d’ici au prochain trimestre. En attendant, je ne m’imaginais pas
gentiment leur apprendre la grammaire française.
Bref. Cinq minutes plus tard, j’étais dans ma chambre. J’attrapai mon
téléphone et appelai Seth, qui devait enfin être réveillé. Il décrocha au bout
de deux tonalités.
— Ali ? Tout va bien ? me demanda-t-il de sa voix inquiète.
Je m’allongeai sur le lit et posai mon regard sur une fissure au plafond.
— Nickel. Tous les Anglais ne portent pas de chapeaux melon et il n’a
pas encore plu. Par contre, ils ne vendent vraiment pas de Twizzlers et ça,
mon ami, c’est très grave.
— L’Angleterre n’aura pas réussi à enlever ta bêtise, rit-il.
— Tu savais qu’oncle Stéphan avait une calvitie ?
J’entendis son hoquet de stupeur à travers le téléphone.
— Mais non !
— Je t’assure ! Qui l’aurait cru ? Quelle tristesse ! Tu penses qu’il lui
reste longtemps à vivre avec ce truc sur la tête ?
Son hilarité repartit de plus belle.
Nous restâmes deux bonnes heures en ligne, à discuter de tout et de rien.
Quand je raccrochai, je me sentais requinquée et prête à manger du vampire
pour le dîner.
En parlant de dîner, je rejoignis Sofia au réfectoire après une longue
promenade en solo dans la forêt. Je n’avais trouvé aucun vampire dans les
bois ni aucun indice sur la raison pour laquelle je m’étais fait agresser. Et
même si l’appétit restait toujours aux abonnés absents, je préférais me
forcer à grignoter deux ou trois trucs pour affronter la réunion qui avait lieu
dans quelques minutes.
Quand les derniers élèves quittèrent enfin la cafétéria, les professeurs et
Stéphan nous rejoignirent sur les deux tables que nous avions rapprochées
l’une de l’autre.
— Bonsoir tout le monde, dit mon oncle.
Sofia à ma gauche et Rob, le sportif, à ma droite, je saluai effrontément le
vampire devant moi qui me foudroyait du regard.
— Avant de commencer la réunion, j’aimerais vous rappeler qu’il est
interdit de frapper ses élèves.
Les quatre enseignants se lancèrent des œillades entre eux, cherchant qui
pouvait bien être le coupable. Leur enquête ne dura guère longtemps. D’un
air menaçant, mon oncle me pointa du doigt et me dévisagea de ses yeux à
la couleur de l’acier.
— La prochaine fois, évite de lancer des craies sur Marley.
Tous les regards convergèrent dans ma direction.
— Pour ma défense, je n’en ai lancé qu’une seule et elle l’a à peine frôlé.
Faux, j’en avais lancé cinq au total et toutes avaient atteint leur cible.
Mais cela, ils n’avaient pas besoin de le savoir.
— Tu les as aussi menacés de les suspendre à la fenêtre par leurs…
— Leurs cojones, oui, finis-je à sa place.
Sofia amena une main devant sa bouche pour camoufler son rire. Les
autres enseignants paraissaient soit outrés, soit amusés par la situation.
Kiljan, lui, semblait vouloir me dépecer ou me manger tout cru. Je préférais
nettement la seconde option.
— C’est un avertissement, Aliénor. Ne recommence plus. Même si notre
règlement diffère de celui des écoles pour humains, un professeur n’a pas le
droit de violenter ses élèves.
— Oui, chef ! m’écriai-je en lui adressant un salut militaire.
— Passons aux choses sérieuses, maintenant. Qui a des informations sur
les traces de cendres dispersées devant le bouclier ?
La louve leva la main avant de prendre la parole.
— Ce n’est pas un démon. Il n’y a pas l’odeur de soufre sur place.
— Puis les démons n’ont pas quitté les enfers depuis des millénaires,
ajouta Oscar.
Mon oncle amena ses doigts sur son menton, comme si cela pouvait
l’aider à réfléchir.
— Quelle créature peut laisser de telles marques ?
— Il n’y a que les démons qui ont la capacité d’utiliser le feu des enfers.
Peut-être qu’une nouvelle race est née depuis pas longtemps ? Tenta de
deviner Rob.
— C’est possible. Nous allons devoir nous renseigner pour éviter qu’un
autre incident de ce genre se produise. En attendant, je vais contacter
quelques connaissances pour surveiller les alentours et renforcer le bouclier.
Tous validèrent sa proposition d’un hochement de tête.
Je gardai ma bouche close, tout le reste de la réunion. D’une, parce que
mon oncle m’avait dans le collimateur, et de deux, parce que je ne voulais
pas dire une connerie et paraître suspecte. Surtout en sachant qu’un certain
vampire ne m’avait pas quittée du regard. Il n’avait cessé de me fixer de ses
prunelles sombres pour analyser chacune de mes réactions.
Par chance, ce moment désagréable ne dura guère longtemps. Dix
longues et bonnes minutes suffirent à les faire réaliser qu’ils n’en sauraient
pas plus. Stéphan nous libéra donc après m’avoir rappelé de me tenir à
carreau.
Alors que tout le monde avait déjà déserté la cafétéria, j’allai me prendre
une Redbull au distributeur et quittai à mon tour les lieux. Quelle fut ma
surprise lorsque je découvris Kiljan à la sortie, nonchalamment adossé au
mur.
Il posa alors ses iris à la couleur de l’obsidienne sur moi et lâcha la
bombe : — Tu as tué ce vampire.
Chapitre 8
« Ils sont dix et ils arrivent ». Mais de qui donc parlaient-ils ? Des dix nains
de Blanche-Neige ?
Cachée derrière le tronc d’arbre, je me penchai pour mieux voir les deux
hommes.
Ma curiosité tabassait à coups de batte mon instinct de survie. Pourtant,
je la sentais : cette odeur de danger. Ça n’était néanmoins pas suffisant pour
me faire prendre mes jambes à mon cou.
Quelques secondes plus tard, dix créatures sortirent des bois d’en face et
s’approchèrent lentement vers Kiljan et son acolyte. Leur peau translucide
brillait sous la lune, et leurs canines d’un blanc éclatant étaient la seule
chose qu’on distinguait d’eux dans la nuit.
Des vampires.
Et ils n’avaient rien en commun avec ces adorables petits êtres de Disney.
Je reculai d’un pas, mortifiée à l’idée du combat à venir. Les souvenirs de
mon agression grillèrent le peu de neurones que j’avais.
Cette fois-ci, mon instinct de survie mit KO ma curiosité d’un crochet du
droit.
Je tournai les talons, prête à m’enfuir jusqu’à ma chambre pour me
cacher sous la couette. Les battements de mon cœur s’affolaient à tel point
que je les sentais bourdonner dans mes oreilles. Sauf que… Je tiquai.
Si j’entendais mon palpitant s’emballer, les vampires le pouvaient aussi.
Voilà qui expliquait ce lourd silence qui planait autour de nous.
Je fermai les yeux, exaspérée, et lâchai une injure.
— Tu peux sortir de ta cachette, me lança Kiljan.
— Moi qui croyais être une bonne espionne, pouffai-je en voulant
dissimuler ma peur.
Parce qu’il me fallait l’admettre : j’étais terrifiée.
— Ça se passera de commentaires, grommela-t-il en réponse.
Je les rejoignis et me postai à côté de Kiljan.
Les dix créatures nous observaient dans une position agressive, les griffes
sorties.
Un frisson dévala alors mon échine quand le prince islandais cala son
bras contre ma hanche pour gentiment me ramener derrière lui, me
dissimulant à la vue des vampires devant nous.
— Fara 2! Je ne serais pas aussi clément qu’avec votre ami, s’écria-t-il
d’une voix plus grave qu’à la normale.
Son timbre chargé de rage fit accélérer les battements de mon cœur. À ce
stade, j’allais finir par faire une crise cardiaque avant même de me faire tuer
par ces bêtes enragées.
Et l’entendre parler islandais, présumais-je, ne m’aidait pas à améliorer
mon état, au contraire.
— Ta sœur sera la prochaine sur la liste, lui répondit l’un des dix avec un
accent à couper au couteau.
Je n’eus pas le temps d’assimiler sa phrase que l’ombre de Kiljan se
volatilisa de ma vue.
L’assaut lancé, et dépourvue de la protection du prince, je me sentis
complètement démunie. Mes yeux écarquillés tentèrent de visualiser les
créatures de la nuit, qui se battaient sous l’éclairage de la lune à une vitesse
trop rapide pour être aperçues.
Je reculai d’un pas, ne sachant quoi faire. Avant de tourner les talons
pour rebrousser mon chemin, un des vampires apparut dans mon champ de
vision et se rua sur moi, la gueule grande ouverte. Mon cri de terreur se
répercuta entre les arbres. Dans un pauvre geste de défense, j’amenai mes
bras sur mon visage et fermai les yeux. Aucune attaque ne vint.
— Défends-toi ! me hurla Kiljan.
Je rouvris les paupières et le découvris un peu plus loin, en plein combat
avec un autre ennemi. Mon agresseur, lui, gisait inerte à mes pieds.
Je fis trois pas en arrière, ébranlée.
— Je ne peux pas, chouinai-je.
Mes flammes réagissaient principalement à la colère, et non la peur.
Même s’ils semblaient plus forts que leurs adversaires, Kiljan et son bras
droit luttaient pour repousser les attaques des sept vampires restants qui
désiraient m’atteindre.
Je lâchai alors un nouveau cri suraigu quand mon bien-aimé disparut sous
les corps de cinq ennemis qui venaient de se ruer sur lui. Son ami, lui, gérait
les deux autres avec grande difficulté.
Nous étions foutus.
Qu’allait-il advenir de moi si mes deux protecteurs périssaient ? J’allais
servir de kebab pour vampire.
Cette idée me révolta.
Je n’allais pas mourir ici, en plein milieu de cette forêt lugubre. Pas après
tout ce que j’avais dû subir pour rester en vie à cause de la menace
perpétuelle de la Confrérie. Pas après avoir supporté le dégoût de mes
parents pendant si longtemps. Pas sans avoir vu mon frère et Phoebe une
dernière fois. Je n’allais pas mourir sans tenter de me défendre ! J’étais
Aliénor Nokwell ! L’héritière du feu !
La colère réveilla mes pouvoirs qui coulèrent à flots dans mes veines. Je
les sentis affluer dans mes yeux et prendre possession de mon âme. Ma peur
se mua alors en une rage sourde.
Mon corps s’enflamma.
La fraîcheur nocturne ne m’atteignait plus. Les bruits extérieurs se
retrouvaient ensevelis par le crépitement du feu. Mes hautes flammes
éclairaient la sylve comme en plein jour.
La surcharge de pouvoirs m’engloutissait. C’était trop. Je m’y noyais et
ne parvenais plus à respirer.
Dans un gémissement de douleur, mes flammes s’échappèrent de mon
corps et explosèrent tout autour de moi. Je gardai les yeux clos et puisai
dans mes dernières forces pour tenter de contrôler leur trajectoire.
Les hurlements des vampires traversèrent le crépitement assourdissant de
mon brasier. Puis ce fut le silence, pesant tant il sembla durer.
Au bout d’une éternité, la forêt reprit son souffle. Le hibou hulula de
nouveau, le vent chanta de ce son perçant et les bêtes retournèrent vaquer à
leurs occupations. Je m’effondrai à terre, les yeux rivés sur le ciel étoilé.
Chaque respiration me provoquait une douleur dans les côtes et m’arrachait
une grimace. Épuisée, je dégageai d’une main tremblante les mèches de
cheveux collées à mon visage.
L’idée d’avoir peut-être cramé tout le monde me traversa l’esprit, mais
fut vite balayée par une envie profonde de dormir. Je fermai les paupières,
bercée par les bruits environnants.
— Nous devions en garder un, gronda alors une voix.
Mince. Mes flammes avaient manqué Kiljan.
— Pas de quoi, répondis-je d’un timbre cassé que je ne reconnus pas.
Mon cri avait sûrement abîmé mes cordes vocales. Cela me donnait un
petit air d’Amy Winehouse, pas déplaisant.
Dans un long soupir, je rouvris les yeux et me redressai pour m’asseoir.
Les deux vampires, aux mines atroces, se tenaient debout face à moi.
— C’est elle ? s’enquit l’inconnu.
— Aliénor, voici Frank, mon bras droit, me présenta Kiljan.
— Enchantée. Vous pouvez m’appeler Ali, ou la belle gosse. Les deux
me conviennent.
D’un doigt, j’appuyai sur mes côtes et lâchai un juron. Puis sur mon
épaule, je jurai encore. Puis sur mon genou, je jurai enc…
— Qu’est-ce que tu fais ? s’exaspéra mon futur mari.
— Je vérifie si je vais mourir ou pas.
— Tu ne vas pas mourir.
— Ça, c’est ce que tu dis. Je n’ai vraiment pas envie de manger de la
confiture de gingembre confit jusqu’à la fin des temps.
Frank haussa un sourcil, l’air perdu.
— Elle délire, non ? Elle a peut-être une commotion cérébrale.
— Non, je crois qu’elle est comme ça depuis sa naissance.
À l’aide de l’infime once de force qu’il me restait, je tentai de me lever
pour retourner au château, mais retombai maladroitement sur les fesses.
Mon poids raisonnable pour une mangeuse de bonbons comme moi
semblait trop lourd pour mes jambes, qui ne parvenaient pas à me maintenir
debout. Je m’étais un peu trop emballée sur la puissance des flammes.
Une main se matérialisa devant mes yeux.
— Besoin d’aide ? minauda Kiljan d’un air fier.
Je secouai vivement la tête.
— Non, c’est bon. Je testais juste l’efficacité de mon coccyx. Partez sans
m… Eh !
Le vampire ne me laissa pas terminer ma phrase et me souleva de terre
pour me jeter sur son épaule comme une vulgaire poupée. Je gesticulai dans
tous les sens, furieuse.
— Pose-moi !
— On se retrouve demain à la même heure, dit-il à son ami en
m’ignorant royalement.
Il abandonna alors son bras droit et partit en direction de l’école,
m’emportant tel un sac à patates. Je n’avais plus la force de résister. Mes
yeux se fermaient sous l’appel du sommeil.
— Ne t’endors pas, me prévint-il.
— J’étais juste en train de communiquer avec ma sixième personnalité.
Son long soupir résonna autour de nous.
— Ça t’arrive de ne pas sortir de conneries ?
— Aussi souvent que toi, ça t’arrive d’être agréable.
Je sentis son dos se tendre légèrement sous mes bras ballants.
— Je ne suis pas désagréable.
Je m’esclaffai en toussant, ce qui me donna l’air d’un chameau en agonie.
Foutues cordes vocales.
— Je pense sincèrement que tu as des problèmes de gestion de la colère.
Tu devrais faire une thérapie. Moi, j’y suis allée, une fois, mais le
thérapeute s’est énervé. Du coup, je ne suis pas certaine que sa thérapie ait
été vraiment efficace, lui répondis-je.
Peut-être délirais-je, ou peut-être étais-je morte, mais je crus entendre
Kiljan rire. D’un son plus affriolant et addictif qu’une glace au chocolat. Et
j’aimais vraiment beaucoup les glaces au chocolat.
Je me figeai, choquée.
— Tu as ri ? m’enquis-je, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Pas du tout.
— Si, si. Je t’ai entendu.
— Je te dis que je n’ai pas ri.
— Kiljan ! Tu te rends compte de ce que ça veut dire ?
Il attendit plusieurs secondes avant de répondre :
— Quoi ?
— Qu’en plus d’être une belle gosse, je suis drôle !
— Ce n’est pas parce que j’ai soufflé par le nez que ça fait de toi
quelqu’un de drôle.
Ravie, j’esquissai à nouveau un sourire.
— Donc tu admets que je suis belle gosse ?
Le vampire n’ajouta rien durant tout le chemin jusqu’au château.
Quand nous arrivâmes enfin dans le hall principal, le soulagement me
posséda. Une fatigue monstrueuse me rongeait le cerveau et me paralysait
le corps, à tel point que ma vision se brouillait toutes les trois secondes.
Kiljan me posa alors au sol.
Je n’eus pas le temps de le prévenir que je m’effondrai sur le sol et perdis
connaissance.
Chapitre 10
Les yeux fermés, je déplaçai mon bras sur mon visage en gémissant.
— Quelqu’un peut éteindre la lumière ? maugréai-je.
Personne ne répondit. Et personne n’éteignit cette maudite lampe.
— Hé oh ! renchéris-je, désespérée.
Je rouspétai dans le vent. Blasée, je me risquai à ouvrir un œil.
Les rayons du soleil m’attaquèrent.
— Ah ! Mes yeux ! Je suis aveugle !
Je me faufilai sous la couette et me roulai en boule. Un rire résonna alors
entre les murs.
— Ça a l’air d’aller mieux, pouffa Oscar.
Timidement, je sortis une partie de mon visage d’en dessous du drap et
posai mon regard sur lui.
— Oh, salut, lançai-je.
— Tu sais que tu nous as fait une belle frayeur ?
— Ah bon ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il parut étonné par ma question, puis m’adressa un sourire attendri
comme à une malade échappée d’asile qui ne se souvenait de rien. Je
voulais juste savoir si le vampire lui avait dit la vérité ou pas.
— Kiljan nous a raconté. Tu es tombée dans les escaliers et tu as perdu
connaissance ensuite. L’infirmière t’a laissée dormir ici toute la nuit.
— Ah. Oui. Mince, je suis vraiment maladroite.
Il lui avait menti, donc.
— Tu as besoin de quelque chose ? s’enquit-il.
J’appréciais sa gentillesse. Cela me changeait du beau gosse revêche.
— D’un million de dollars. Mais je ne suis pas certaine que c’est dans tes
cordes.
Son rire délicat m’arracha un sourire.
— Je vais y aller, j’ai cours dans une demi-heure. Si tu as besoin, n’hésite
pas à m’appeler. Je t’ai laissé mon numéro sur ta table de chevet.
— Ça marche. Merci.
Le joli blond m’adressa un signe de la main et quitta l’infirmerie. Cinq
minutes plus tard, le grincement de la porte se fit de nouveau entendre. Je
me cachai sous la couette. On entrait dans cet endroit comme dans un
moulin, ma parole. Les souffrants n’étaient-ils pas censés se reposer ?
— Debout, là-dedans.
Comme avec Oscar, je ne sortis qu’une partie de mon visage pour
découvrir mon interlocutrice. Une femme plutôt ronde, plutôt grande et
plutôt grognon farfouillait dans les tiroirs de son bureau. Ses cheveux
grisonnants et son dos bossu lui donnaient un air de méchante sorcière.
— Et, vous êtes ? lui lançai-je.
Elle s’arrêta dans ses recherches et braqua un regard diabolique sur moi.
— Ton pire cauchemar si tu ne déguerpis pas dans une minute.
— Je ne crois pas que vous puissiez me faire quelque chose, vieille dame.
J’aperçus ses dents pourries à travers son sourire sadique.
— C’est ce qu’on verra. Cinquante-neuf. Cinquante-huit. Cinquante-sept.
— Vous ne devriez pas être en maison de retraite à votre grand âge ? Je
vous assure que vous y serez mieux qu’ici, continuai-je.
— Cinquante-quatre. Cinquante-trois.
Je n’arrivais pas à sortir du lit. Le monde du dehors était trop cruel pour
moi.
— Cinquante et un. Cinquante. Quarante-neuf.
— Je vous propose une coloration et un massage du cuir chevelu si vous
me laissez rester ici jusqu’à midi. Il est beaucoup trop tôt pour moi. Le
soleil vient à peine de se lever !
— Quarante-six. Quarante-cinq.
Dans un long soupir exaspéré, je jetai la couette par terre et sortis du lit.
Le regard que m’adressa alors le diable en personne m’inquiéta sur mon
allure. Elle semblait sur le point d’exploser de rire.
— Vous avez déjà rencontré Astrid, l’oracle ? Je suis sûre que vous vous
entendrez bien avec elle.
Avant d’avoir refermé la porte derrière moi, la folle qui venait d’enfiler
sa blouse d’infirmière me répondit : — C’est ma sœur.
Voilà qui expliquait tout.
Lasse, je traînai des pieds jusqu’à ma chambre et dus subir les regards
moqueurs de tout le bahut. Certains eurent même le plaisir de rencontrer
mon majeur. Quand j’arrivai enfin dans ma piaule, je traçai directement
dans la salle d’eau et poussai un cri d’effroi en découvrant mon reflet.
Entre mes cheveux roux qui semblaient s’être pris une bombe et ma lèvre
supérieure gonflée, je ressemblais à une petite figurine Trollz.
Je grimaçai, dégoûtée par cette image de moi amochée, et me faufilai
sous la douche. L’effet magique de l’eau me rendit rapidement mon
apparence normale.
Mon troisième cours de la semaine ayant commencé depuis cinq minutes,
je me dépêchai de me préparer, fis un détour par le distributeur de la
cafétéria et filai à toute vitesse vers la salle orange. J’arrivai en classe
essoufflée, mais avec des bonbons.
Mes quatre élèves étaient déjà installés à leur place. Je soupirai
bruyamment.
— Vous ne devriez pas être en train de sécher et faire le mur ? Je croyais
que le français ne vous intéressait pas, m’exaspérai-je.
— Les profs ne devraient pas nous inciter à y assister ? Pouffa Marley.
— Votre cours est divertissant, lâcha Nelson, le garou qui ne parlait
jamais.
Je fus même choquée d’entendre enfin sa voix. Ses potes aussi d’ailleurs.
Ils le fixaient avec des yeux grands ouverts et la bouche béante.
Ils gardèrent cette même expression pendant plusieurs longues secondes.
Mal à l’aise, je me raclai la gorge.
— Je me doute que trouver mon cours divertissant peut vous surprendre,
Marley et Eddy, mais, de là à garder aussi longtemps cette expression
stupéfaite sur le visage, ça devient carrément vexant.
Le leader posa ses pupilles dilatées sur moi.
— Vous ne comprenez pas… bégaya-t-il.
Sans prévenir, les deux pitres quittèrent leur siège, attrapèrent Nelson par
les bras et l’entraînèrent hors de ma classe. Je les laissai faire, interloquée
par la scène qui se jouait devant moi. Ne restèrent alors qu’Erin et moi.
— Il n’avait pas parlé depuis un an, me révéla-t-elle.
Je battis des paupières, abasourdie.
— Quoi ?
— Nelson. Ça faisait un an qu’il n’avait pas sorti un mot. On raconte
qu’il a vécu un traumatisme qui l’a rendu muet.
Je m’affalai sur ma chaise et sentis mon visage s’illuminer de joie quand
je réalisai l’exploit que je venais de produire. Si cela, ce n’était pas du talent
!
— Que veux-tu que je te dise ? Je suis atrocement douée, c’est tout.
Erin secoua la tête, faussement exaspérée. Elle aussi ne pouvait pas
s’empêcher de sourire.
Le reste de la journée se déroula à merveille. La fierté d’avoir fait parler
Nelson m’avait motivée comme jamais ! Je passais donc toute la matinée à
préparer mes futurs cours et l’après-midi à récolter des informations sur
Kiljan et les vampires.
J’appris que dix royaumes avaient existé auparavant, avant qu’une guerre
éclate au sein de leur race. Les dégâts avaient été colossaux. Plus de la
moitié des créatures de la nuit avaient péri lors de ce conflit qui avait eu lieu
des décennies plus tôt. Les clans d’Islande et de Roumanie restaient les
deux seuls survivants.
Je découvris ensuite que la légende de l’ail ne fonctionnait pas du tout
contre eux, ni l’argent ou le célèbre pieu en bois. Arracher leur cœur, briser
leur nuque et les calciner étaient les trois moyens de les tuer. Ils se
nourrissaient à même la gorge des humains, sans grande surprise, mais
pouvaient tout aussi bien se sustenter grâce à des poches de sang qu’ils
dénichaient dans des hôpitaux. L’hémoglobine des animaux ne leur était
d’aucune utilité, à l’inverse de ce fameux film romantique incluant un
vampire comme protagoniste que j’avais vu au moins mille fois.
Pour le reste, les vampires semblaient atrocement doués pour dissimuler
leurs secrets. Je ne trouvais rien sur leurs possibles capacités, ou même sur
leurs coutumes. J’allais donc devoir chercher ailleurs ou le demander à
Kiljan pour en savoir plus.
En pensant à lui, je décidais d’aller lui rendre une petite visite dans sa
chambre avant qu’il ne rejoigne Frank, comme il l’avait annoncé la veille.
Nous devions discuter du combat dans les bois.
Après avoir reçu le message d’Oscar me révélant l’emplacement exact de
la piaule de mon bien-aimé, je quittai mon repaire et longeai le couloir
jusqu’à la dernière porte. La soirée touchait à sa fin et je préférais m’y
rendre avant qu’il ne parte pour la forêt.
Les mains moites d’appréhension, je toquai trois fois et j’attendis.
Personne ne vint. Je toquai à nouveau trois fois et perçus alors du bruit
derrière la porte. Quelques secondes plus tard, Kiljan se matérialisa devant
moi. Je crus perdre le contrôle de ma salive quand je le découvris
uniquement vêtu d’une serviette enroulée autour de sa taille, avec sa
chevelure détachée. Oh, bordel… J’étais encore plus amoureuse de lui
maintenant que j’avais vu la perfection de sa peau et de ses muscles. Ses
beaux cheveux, à la couleur de jais, retombaient sur sa nuque et m’attiraient
irrésistiblement. J’avais la folle envie d’y glisser ma main dedans.
Du mouvement derrière lui me sortit alors de ma contemplation.
Ce que je découvris me laissa bouche bée.
L’air me manqua un instant quand mes yeux croisèrent ceux de Sofia,
paresseusement allongée dans son lit.
Chapitre 11
Finalement, Seth n’alla pas à l’hôtel et dormit dans ma chambre, par terre,
sur un matelas de fortune composé de plusieurs de mes gros pulls. La
proximité de mon jumeau ne m’aida pas à me reposer, bien au contraire. Je
cogitai toute la nuit sur ce qui nous attendait, la possibilité qu’il soit blessé
par ma faute ou pire encore. À plusieurs reprises, j’eus envie de me rendre
aux toilettes pour vomir.
Lorsque le réveil sonna, j’avais déjà cinq minutes de retard pour le cours
de français. Pourquoi Stéphan m’avait-il programmé quasi toutes les classes
le matin ? C’était de la torture !
Je laissai donc mon frère dans les bras de Morphée et me préparai en
quatrième vitesse pour ne pas aggraver mon cas. Sans grand étonnement,
mes quatre élèves se trouvaient déjà dans la salle. J’étais de mauvais poil,
affamée et en manque de nicotine.
— Salut, les mioches, lâchai-je en m’affalant sur la chaise.
— Comment pouvez-vous être en retard alors qu’il est déjà dix heures ?
Vous ne dormez pas la nuit ou quoi ? cracha Marley.
Je lui balançai ma dernière craie au visage. Tant pis, ils allaient devoir se
passer de mes belles œuvres d’art dessinées au tableau.
— Vous lui parlez aussi, de cette façon, à monsieur Arnarsson ? Peut-être
que vous devriez retourner dans son cours.
Les garçons devinrent livides. C’était bien ce que je pensais.
— À ce qu’il paraît, votre frère jumeau vous a rejoint, murmura Erin
d’une petite voix.
Je braquai mes yeux verts sur elle, un sourcil haussé et les bras croisés
contre ma poitrine. Comment pouvaient-ils déjà être au courant ? Il avait
débarqué hier !
— Hum, acquiesçai-je.
— J’ai entendu des filles dire qu’il est vraiment canon.
Oh, bordel ! Cela commençait !
— Mouais, tu parles. Je ne vois pas ce qu’elles peuvent trouver à un
roux, pesta Eddy.
Lentement, je me levai de mon siège et me dirigeai vers le garou. Je me
penchai alors vers lui pour être à sa hauteur et plongeai mes prunelles dans
les siennes. Ses joues virèrent au rouge cramoisi.
— Tu as un souci contre les roux ? Tu peux me le dire, ça ne me vexera
pas.
Mal à l’aise, le brun évita soigneusement de nous regarder, mon décolleté
et moi.
— Évite de draguer les élèves, me sermonna un homme au magnifique
timbre grave.
Je me redressai, amusée, et pivotai dans un mouvement gracieux vers le
nouvel arrivant qui me fixait d’un air sévère depuis l’encadrement de la
porte. Les élèves n’osèrent piper mot en la présence du vampire.
— Kiljan ! Tu m’avais manqué !
— Il faut qu’on parle.
Et sans une parole de plus, l’apollon quitta la salle.
— Le cours est terminé ! gazouillai-je, prête à sautiller aux trousses du
vampire.
— Mais on a rien… commença à râler Eddy.
— Non ! Tais-toi ! le coupa Erin, énervée.
Bien. La dissertation leur avait servi de leçon.
Quand je sortis de la pièce, le beau brun m’attendait au bout du couloir
près des escaliers. Je le rejoignis en quelques enjambées et descendis
jusqu’au rez-de-chaussée en sa compagnie.
— On joue au roi du silence, c’est ça ? devinai-je alors que nous
empruntions les portes d’entrée.
— Ça ne faisait pas partie du plan, lâcha-t-il une fois dehors.
À la vue de ses sourcils froncés et de ses iris plus sombres qu’à la
normale, monsieur le vampire ne devait pas être très content. Ça ne
changeait pas vraiment d’habituellement, cela dit.
— Que ta future épouse soit aussi belle ? Oui, je sais, moi non plus, je
n’avais pas prévu de naître aussi jolie.
— Quoi ? C’est de ton frère dont je parle !
— Oui, mon frère est plutôt canon lui aussi. Mais je ne te savais pas de
ce côté-ci de la force. Il aurait fallu me le dire avant que je devienne folle
amoureuse de toi.
Son visage n’exprimait rien d’autre que de l’ahurissement, avec ses yeux
exorbités. Ou bien peut-être était-il en train de faire une syncope ? Devais-
je aller chercher l’autre timbrée d’infirmière ? Non, je préférais le laisser
crever la bouche ouverte plutôt que de croiser à nouveau le chemin de cette
cinglée.
— Bref, passons. Moi non plus, je ne voulais pas que mon frère
débarque, je te signale. Je n’avais pas non plus prévu qu’il se tape ma
meilleure amie, mais la vie est pleine de surprises, n’est-ce pas ?
— Il ne viendra pas avec nous.
— Bien sûr que si.
— Pourquoi ? Tu mettrais la vie de ton frère en jeu uniquement par
manque d’affection ?
— Primo, Seth est assez grand pour décider de ce qu’il veut faire de sa
vie ou non. Secundo, je ne suis pas en manque d’affection… ou peut-être un
peu, mais ça ne change rien à sa décision.
— Nous n’avons pas besoin qu’un humain se mêle de cette histoire,
insista-t-il.
— Tu es pourtant bien content qu’une humaine t’aide, non ? C’est
uniquement parce qu’il n’a aucun pouvoir que tu ne veux pas qu’il vienne.
Lui et moi, on est un package. C’est nous deux ou rien.
— Tu es aussi humaine que moi, pouffa-t-il d’un air mauvais.
Contrariée, je fronçai les sourcils.
— Qui est la créature morte ici ? Pas moi !
Avec un sourire à me foudroyer sur place, le vampire se rapprocha
dangereusement vers moi et amena son visage à quelques centimètres à
peine du mien. Je retins ma respiration, les yeux écarquillés de surprise. Son
odeur musquée s’infiltra dans mes narines et m’envoya une décharge
électrique des orteils jusqu’aux cheveux. D’aussi près, je pouvais
apercevoir sa peau dépourvue de la moindre imperfection, ses lèvres roses
ourlées dans une grimace suffisante, et les petites taches ambrées dans ses
prunelles ensorcelantes. Par la barbe de Merlin…
— Je t’assure qu’il n’y a rien de mort chez moi.
Par la barbe de…
— Reçu cinq sur cinq, balbutiai-je.
Et comme s’il ne venait pas de créer une éruption en moi, Kiljan recula et
retourna dans le château. Je restai bêtement statufiée, le cœur en émoi.
Il me fallut bien deux minutes pour calmer mon palpitant et me remettre
de mes émotions. J’en étais à présent certaine : aucun homme à part lui ne
m’avait fait cet effet. Mon corps réagissait à sa proximité comme une
midinette face à son idole, comme des glandes salivaires face à du chocolat.
Le mode pilote automatique s’activait à chaque fois qu’il s’approchait de
ma personne. Et cela me plaisait un peu trop.
Perturbée, je rebroussai mon chemin jusqu’au hall. Et tandis que mon
cerveau divaguait en rêvant de mariage, mon estomac, lui, prit le contrôle
de mes pas et me conduisit jusqu’au réfectoire. Quand j’arrivais devant
l’entrée, un groupe de cinq filles barrait le passage. Elles piaillaient comme
des pies sous crack.
Je voulus jouer des coudes pour réussir à pénétrer dans la cafétéria, mais
fus freinée par l’une des étudiantes qui m’attrapa le bras. Je me figeai.
— C’est toi, la sœur de Seth ? s’enquit-elle, les yeux remplis d’espoir.
Je fronçai les sourcils et me dégageai de sa prise. Voilà pourquoi elles se
comportaient comme des hystériques : mon frère déjeunait seul à une table
et suscitait l’excitation chez ces demoiselles.
— Il est fiancé à un homme et il a la lèpre. Pas de quoi ! Bonne journée !
Sous les regards écœurés des filles, je me dandinai gaiement jusqu’à mon
frère. L’expression ravie sur mon visage le fit tiquer.
— Qu’as-tu fait encore comme bêtise ?
Mince. Il me connaissait trop bien.
Sans me départir de mon sourire, je m’installai à sa table et lui piquai une
des trois gaufres posées sur son assiette.
— Je me suis débarrassée de morpions.
— Tu… Quoi ? Non, laisse tomber, je ne veux pas savoir finalement.
Je pouffai, ravie d’avoir mon jumeau à mes côtés.
Chapitre 16
Nous devions partir pour l’Islande le lendemain, et, puisque je n’avais plus
cours de la journée, je décidais de profiter de mon dernier temps libre en
Angleterre pour rendre une petite visite de courtoisie à mon très cher oncle.
Je n’avais aucune idée de ce que tramait Seth, mais je le connaissais assez
pour savoir qu’il ne craignait rien sans sa très chère et magnifique sœur à
ses côtés. Il s’adaptait partout où il allait, y compris dans un lycée rempli de
bêtes à grosses fourrures et de sirènes ensorcelantes.
Face à la porte du dirlo, je toquai à trois reprises et attendis son aval pour
pénétrer à l’intérieur. Le frère du grand mage Nokwell étudiait un tas de
paperasses étalé devant lui. Il m’adressa un petit sourire en m’apercevant
qui n’atteignit pas ses yeux, assombris par les énormes cernes violets qui lui
donnaient une mine atrocement fatiguée.
— Tu viens me prévenir de ton départ, n’est-ce pas ?
Je me rendis jusqu’à son bureau et je m’affalai sur l’une des deux chaises
en bois dans un soupir théâtral.
— C’est Seth qui t’a prévenu ?
— Non, Kiljan. Il m’a dit que la présence de ton frère et toi était requise
en Islande. Je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire.
Je n’en fus pas surprise. Stéphan avait beau être le directeur d’une école
pour surnaturels, il restait tout de même un humain. Le beau gosse revêche,
lui, était le prince d’un royaume de vampires. Il ne pouvait pas faire grand-
chose face à lui.
Surtout, je me doutais que Kiljan ne lui avait pas donné la vraie raison de
notre départ. Il devait taire mon secret, puisque j’avais accepté de l’aider.
Mon oncle ne pouvait donc pas savoir que les Islandais avaient besoin de
moi pour calciner leurs ennemis.
— Je suis venue te dire au revoir, et te remercier.
Stéphan haussa un sourcil, l’air curieux.
— Me remercier ? Pour quoi ?
— Ton accueil. Je ne sais pas ce que t’ont dit papa et maman pour
justifier ma présence ici, mais je te suis reconnaissante de m’avoir reçue
comme une vraie professeure. J’y ai cru pendant quelques jours.
— Tu es une enseignante à chier. Nous avons dû passer une grosse
commande de craies à cause de toi.
Je pouffai, amusée par sa vulgarité. Il me rappelait mon frère.
— Je me suis bien amusée en tout cas.
— Tu m’en vois ravi. Je sais que la vie ne doit pas être facile pour toi,
Aliénor. Vivre dans l’ombre de Samuel Nokwell n’a pas été de tout repos
pour moi, alors je ne veux même pas imaginer, ce que cela fait d’être sa
fille.
— C’est aussi agréable que de se baigner dans une cuve d’acide.
Mon oncle rit à son tour. Voilà une chose qui nous rapprochait : le
calvaire que mon foutu père nous faisait vivre. Il avait été assez gentil, fut
un temps – si on considérait un ours enragé comme gentil. Mais tout ceci
avait pris fin ce fameux jour où j’avais hérité des flammes de notre lignée.
— Tu seras toujours la bienvenue, ici, après ton petit voyage chez les
vampires.
J’opinai d’un hochement de tête. Même si Phoebe me manquait
cruellement, je ne me voyais pas revenir à Chicago de suite. Vivre aux
États-Unis signifiait aussi vivre près de la Confrérie. Et plus loin je me
trouvais d’eux, mieux je me sentais. Bouquet Coquet, ma boutique allait
devoir attendre encore un peu avant de me revoir.
— C’était prévu. J’ai encore une tonne d’idées diaboliques en réserve
pour martyriser ces trois garous.
Cette fois-ci, le sourire de mon oncle se fit beaucoup plus large et
sincère. Je n’avais aucune idée de ce qui l’épuisait autant. Pourtant, son
visage ne mentait pas. En une semaine, il semblait avoir vieilli d’au moins
cinq ans. Quelles inquiétudes avait-il pour être aussi fatigué ? Une maladie,
peut-être ?
— Ça peut te paraître dingue, mais ils t’apprécient beaucoup, ajouta-t-il.
— Sérieux ? Les craies ont fini par abîmer leur cervelle ?
— Tu ne dois pas t’en rendre compte, Aliénor, mais tu es une personne
très attachante, malgré ta grande capacité à tous nous rendre fous.
Je m’affalai un peu plus contre le dossier de la chaise, une expression
satisfaite peinte sur mon faciès.
— Je savais bien que mon humour finirait par me servir.
Stéphan secoua la tête, dans un geste faussement exaspéré. Son petit
sourire en coin le trahissait.
Heureuse d’avoir pu lui dire au revoir, je bondis sur mes deux pieds et
tournai les talons pour me rendre jusqu’à la porte. Avant de sortir du
bureau, j’adressai un clin d’œil complice au pauvre homme qui avait
préféré fuir plutôt que de rester près de sa famille et m’en allai.
J’ai été très sage cette année, papa Noël. Je peux avoir un
million de dollars ?
Attention, je brûle.
La prophéquoi ?
— Une danse ?
Je sursautai, surprise d’entendre cette voix dans mon dos. Johann, lui,
parut peu ravi par cette intervention. Son sourire s’effaça en un instant,
remplacé par un masque de froideur. Je tournoyai vers le nouveau venu.
Même si le prince blond était resplendissant, je devais avouer qu’il
n’arrivait pas à la cheville de son frère. Celui-ci portait un costume aussi
noir que ses cheveux tombant sur ses épaules, si bien taillé qu’on parvenait
sans grande difficulté à imaginer les muscles cachés en dessous. Muscles
que j’avais déjà lorgnés sans vergogne, soit dit en passant. Il émanait de lui
une confiance si forte qu’elle m’en donnait le tournis.
Je rivai mes yeux sur sa main tendue dans ma direction. Je ne rêvais pas,
donc. Monsieur taciturne m’avait bien proposé d’aller valser avec lui.
Mon hésitation ne dura guère longtemps. Après une seconde de réflexion,
je posai ma main sur la sienne et le laissai m’entraîner parmi les danseurs.
Kiljan colla alors son corps contre le mien, puis cala ses doigts contre ma
hanche. Sa douceur m’étonna et fit remonter une vague de frissons le long
de mon échine.
— Je vois que tu as rencontré mon grand frère, lâcha-t-il alors que nous
commencions à nous mouvoir en rythme.
Kiljan dansait très bien. Trop, même. Il me guidait avec aisance, si bien
qu’on devinait des années de pratique derrière.
Tout en valsant, je sentis sur nous les regards de plusieurs vampires,
comme si notre proximité les surprenait. Parmi eux, le roi et la reine. Ils
nous fixaient, depuis leurs trônes, une expression indéchiffrable sur leur
visage.
— Méfie-toi de lui, ajouta-t-il alors.
— C’est celui qui me menace toutes les cinq minutes qui me dit ça ?
— Uniquement pour pouvoir protéger les miens.
— Au risque de provoquer une chasse à la sorcière, oui.
Je gardai la tête bien levée pour parvenir à déchiffrer la moindre mimique
sur son visage. Mais hormis son regard fuyant, aucune émotion ne
déformait ses traits.
— Pourquoi avez-vous des humains pour vous servir ? lui demandai-je.
Ma question l’interpella et le força à m’observer dans le blanc des yeux.
Je me noyai alors dans ses prunelles à la couleur de l’obsidienne et eus du
mal à me concentrer sur sa réponse.
— Il y a plusieurs centaines d’années, les vampires régnaient en majorité
sur l’Islande. Certains appréciaient beaucoup trop la chasse, au risque
d’anéantir le peuple humain de notre pays. Nous avons décidé d’en protéger
un maximum au sein de notre château. Depuis, leur descendance est restée
parmi nous et travaille ici.
C’était bien la première fois que Kiljan répondait à l’une de mes
questions sans rechigner ou m’envoyer paître. Était-il malade ? La
proximité de sa famille le rendait-il plus loquace ? Étrange. D’ailleurs,
pouvaient-ils tous entendre notre conversation ? Je ne savais même pas si
les créatures de la nuit détenaient une ouïe surdéveloppée. Mes recherches
infructueuses sur les vampires ne m’avaient pas aidée à en savoir plus sur
leurs capacités.
— Merci pour ton honnêteté, Kiki. Aussi, dis-moi, êtes-vous pourvus
d’une ouïe hyper développée ?
Ah ! Enfin une réaction ! Ses sourcils se froncèrent et sa mâchoire se
contracta.
— Ne m’appelle pas comme ça. Eh oui, mais nous avons pris l’habitude
d’ignorer les conversations superflues par politesse.
— Quand comptais-tu me parler de cette histoire de prophétie ?
Cette fois-ci, il fut réellement surpris. Son corps se figea une seconde à
peine, ce qui nous fit arrêter de danser, et ses yeux s’agrandirent pour
ressembler à deux billes obscures. J’y lus presque dedans le cheminement
de ses pensées.
— Johann… devina-t-il.
— C’était censé rester un secret ? Mince. Ton frère a visiblement plus
confiance en moi que toi.
Nous valsâmes de nouveau parmi les invités, comme si de rien n’était. Je
n’avais aucune idée d’où se trouvait mon frère à présent. Mais, le
connaissant, celui-ci avait déjà dû se faire une dizaine d’amis. Je ne
m’inquiétais pas pour lui.
— La prophétie n’est rien d’autre qu’une légende inventée par des types
tordus. Elle ne te concerne pas, et ceux qui pensent le contraire sont
simplement des idiots, me répondit-il alors, la mine sévère.
— Que raconte-t-elle ?
Kiljan se figea de nouveau, puis balaya la pièce du regard comme s’il
cherchait quelqu’un. Nous nous détachâmes l’un de l’autre, immobiles en
plein milieu de la piste de danse improvisée.
— Cela provient d’un livre que nous nous transmettons de génération en
génération, rangé dans notre bibliothèque. Lors d’un passage, on peut y lire
qu’une créature de la nuit capable de contrôler le feu renversera un jour le
trône et sera à la tête de notre race.
Je fronçai les sourcils, dubitative.
— Eh bien, effectivement, c’est un peu tiré par les cheveux, votre
histoire.
— Surtout, tu n’es ni une créature de la nuit ni en quête de diriger un
quelconque peuple, renchérit-il. Mon frère voue juste une obsession pour
toutes ces sornettes. Quand il a appris qu’une femme pouvait contrôler le
feu, il s’est de suite emballé.
Je soupirai longuement, soulagée, et plaçai une main sur mon cœur. Oui,
il battait bien. Un instant, j’eus peur de m’être transformée pendant la nuit.
Johann m’avait pourtant paru si sûr de lui que j’avais, de suite, cru à ses
paroles.
Dans un geste menaçant, j’appuyai mon index contre son torse.
— OK. Je te laisse le bénéfice du doute, monsieur le vampire, mais ne
crois pas t’être débarrassé de moi aussi facilement.
Sa mine contrariée s’envola alors pour laisser place à de l’espièglerie.
Oh, non, encore cette fichue attaque du sourire en coin. Comment pouvais-
je résister ?
— Loin de moi l’envie de me débarrasser de toi, Aliénor.
Et ce timbre grave ! Oh… Étais-je en train de me liquéfier ?
Alors qu’il venait de tourner les talons pour s’en aller, celui-ci pivota
légèrement sa tête vers moi, me laissant entrevoir son profil aux courbes
parfaites, et me lança :
— Tu es ravissante dans cette robe.
Quelqu’un devait m’amener un défibrillateur. J’étais en train de faire une
crise cardiaque. Et tandis que mon palpitant s’affolait, mon cerveau, lui,
rêvassait de mariage et d’enfants roux aux canines acérées.
On m’agrippa alors le poignet et m’arracha à mes fantasmes.
— Où étais-tu ? Je te cherchais partout, grogna Seth.
Je me dégageai de sa prise.
— Toi, où étais-tu passé, plutôt ? C’est toi qui m’as lâchement
abandonnée pour une de tes futures conquêtes.
— Je n’ai pas…
— Mademoiselle Nokwell, pourriez-vous me suivre s’il vous plaît ?
Le roi venait de nous rejoindre.
Chapitre 21
Mon sang bouillonna dans mes veines. Mon cœur implosa. Mon âme
s’illumina de mille feux.
Une éruption de sensations me submergea.
Au contact de son torse nu plaqué contre moi, j’eus l’impression de me
transformer en brasier. Ses mains glaciales enfouies sous mon tee-shirt
caressèrent le bas de mon dos et m’envoyèrent des décharges électriques
dans tout le corps. Je me cambrai sous lui, totalement enivrée par son odeur,
son contact. Plus rien n’existait autour de nous. Je me retrouvais ensevelie
par une vague de désir.
Ses crocs s’allongèrent et frôlèrent ma langue, telle une menace muette
me rappelant ô combien il pouvait être dangereux. Chaque parcelle de mon
être partit en combustion. Je ne contrôlais plus rien.
Le feu et la glace semblaient vouloir fusionner. La peau glaciale du
vampire tentait de refroidir la chaleur incandescente de la mienne. Nous
étions les opposés, inévitablement attirés l’un à l’autre comme des aimants.
Ses lèvres m’envoûtaient. Par la barbe de Merlin. Elles avaient un goût
encore plus sucré que la plus délicieuse des friandises. Une seconde à peine
et j’étais déjà accro.
Nous n’arrivions pas à nous séparer. Nos souffles saccadés se
mélangeaient tandis que nous continuions à nous embrasser collés l’un à
l’autre. Le grognement de plaisir qui s’échappa de sa bouche lorsque
j’agrippai ses cheveux détachés manqua de m’envoyer aux cieux. Ce baiser
révéla tous les non-dits, les secrets qu’il s’évertuait à garder, et me troubla
bien plus que je ne l’avais imaginé. Alors, quand sa main se faufila sous ma
cuisse pour la soulever et la plaquer contre sa hanche, je crus fléchir.
C’était trop. J’allais exploser.
Nous sortîmes de notre brouillard de caresses, soupirs et baisers, quand
Kiljan recula subitement d’un bond et lâcha un long râle de douleur.
Je me statufiai, les yeux braqués sur son torse brûlé.
Un seau d’eau en pleine tronche n’aurait pas eu autant d’effet que de
découvrir ses brûlures.
— Merde ! m’écriai-je.
D’énormes plaques écarlates maculaient son buste au teint diaphane. Je
foudroyai du regard mes mains fautives, intactes.
— Il faudrait apprendre à te contrôler, grommela-t-il d’une voix rauque.
— Autant investir dans une combinaison anti-feu. Ça prendrait moins de
temps.
Le vampire renfila son tee-shirt comme s’il ne venait pas d’être cramé au
deuxième degré, et comme si nous ne venions pas de nous rouler la plus
intense et grosse pelle de ma vie. Ce baiser m’avait ébranlée. Comment
pouvait-il se comporter si calmement ? J’étais au bord de l’évanouissement
!
Dans une démarche désespérée de paraître aussi sereine que lui, je mis
mes émois de côté et croisai les bras contre ma poitrine en fronçant les
sourcils.
— Il faudrait aller faire soigner ça, ajoutai-je.
— Et toi, tu devrais éteindre cette maudite lumière dans tes yeux. Je
n’arrive pas à réfléchir quand tu m’observes avec ce regard.
J’ouvris grand les yeux, étonnée.
— Ils sont allumés, là ?
Le vampire hocha la tête.
— Il faut que j’y aille. Évite de cramer la bibliothèque en mon absence.
Et sans un mot de plus, il tourna les talons et nous laissa seuls, mon désir
foudroyant et moi.
— C’est de ta faute si j’ai perdu le contrôle ! criai-je avant que la porte
ne se referme derrière lui.
Mince. Si j’avais su, j’aurais mâché dix chewing-gums avant de me faire
dévorer la bouche par le plus bel être que cette terre abritait. Avait-il senti le
goût des pancakes au sirop d’érable sur ma langue ?
Je détalai à mon tour de la salle, les jambes tremblantes, et déambulai
dans le château comme un zombie envoûté. Mon esprit ne cessa de se jouer
la scène, encore et encore, jusqu’à ce qu’une tignasse rousse croise mon
chemin et m’interpelle. Je sortis de mes pensées et me figeai. Nous étions
dans le couloir de nos chambres. J’avais réussi !
Seth me fixait depuis le pas de sa porte, les sourcils arqués.
— Je te cherchais.
— Oui, moi aussi, lui répondis-je.
C’était faux, mais peut-être ne s’attarderait-il pas sur ce sourire béat dont
mon visage n’arrivait pas à se départir.
— Je voulais discuter avec toi du départ en Roumanie, continua-t-il.
Je le rejoignis jusqu’aux deux portes disposées l’une face à l’autre et
ouvris celle de ma chambre.
— Chut, pas ici ! Les murs ont des oreilles…
— Qu’est-ce que…
Je ne le laissai pas terminer sa phrase et lui attrapai la main pour
l’entraîner dans mon antre. Après avoir difficilement retiré mes bottines que
je jetai au loin, je sautai d’un bond sur le lit à baldaquin et écartai mes bras
et mes jambes. Un soupir d’allégresse s’échappa d’entre mes lèvres.
— Tu vas rester ici, c’est ça ? lâchai-je alors.
Je n’eus pas besoin de quitter le plafond du regard pour savoir qu’il
venait de se raidir.
— Je ne veux pas que tu y ailles.
— C’est trop tard pour ça, Seth.
— Tu ne survivras pas à ce combat.
Je me redressai en position assise, passablement agacée.
— Bonjour la confiance, crachai-je.
Lui non plus ne semblait pas très réjoui par cette conversation. La belle
affaire ! C’était ma vie qui était en jeu, et non la sienne. C’était moi qui
étais considérée comme une anomalie. Je commençais à en avoir marre de
toutes ces remontrances.
— Si ce n’est pas les vampires qui auront ta peau, alors ce sera la
Confrérie, continua-t-il. Rentrons à Chicago, Aliénor. Je t’en supplie.
— Et quoi ? Je rentre pour reprendre ma petite vie ? Faire comme si je
n’étais pas une cocotte-minute prête à exploser à tout moment ? Papa le
saura, et il ne sera pas aussi clément cette fois-ci. Est-ce que tu penses que
j’ai le choix ? Je n’ai jamais eu mon mot à dire dans toute cette histoire !
Arrête de m’infantiliser, bordel !
— Alors, arrête de te conduire comme une enfant !
Je bondis hors du lit, folle de rage, et me rendis jusqu’à lui pour le
frapper. Celui-ci posa ses mains sur ma tête et me maintint à distance, ce
qui m’énerva encore plus.
— Je te déteste ! criai-je.
— Et moi, je t’aime. Ali, s’il te plaît.
Les larmes coulèrent sur mes joues. À cran, je reculai d’un pas et lui
tournai le dos.
— Tu n’as pas besoin de me faire culpabiliser plus, réussis-je à dire entre
deux reniflements.
— Je ne veux pas venir en Roumanie.
— Je sais.
— Parce que je n’ai pas envie d’être une faiblesse pour toi.
— Je sais.
— Ils pourraient m’utiliser contre toi. Je suis trop faible pour me
défendre.
— Tu n’es pas faible.
— Face à des vampires, si.
— Alors, fais-moi confiance. Ma participation à cette guerre n’est peut-
être pas une si mauvaise idée finalement. Je sens que je suis à deux doigts
d’imploser, Seth. Je ne peux plus rester autant de temps sans me libérer de
cette surcharge de pouvoirs. Et au moins, là-bas, je pourrais décharger toute
cette puissance qui me ronge de l’intérieur. Pour ce qui est de ma culpabilité
après, j’en ferai mon affaire.
— J’ai peur… marmonna-t-il. Et je m’en veux tellement que toute cette
merde t’arrive à toi. Si j’avais pu…
— Je sais. Si tu avais pu, tu aurais récupéré mes pouvoirs. Mais c’est
impossible, alors, faisons avec.
Mon jumeau lâcha un long soupir et passa une main sur son visage pour
tenter d’y enlever la rigidité de ses traits.
— Je me hais d’être aussi inutile. Et si la Confrérie débarque en
Roumanie et ne me voit pas sur place ? Ils vont tout de suite comprendre
que tu es celle qui a hérité des pouvoirs.
— Aux dernières nouvelles, aucun d’eux n’a le pouvoir de téléportation.
Nous serons revenus en Angleterre avant même qu’ils arrivent en
Roumanie.
Mon argument sembla le satisfaire. La mine attristée, mon frère tendit les
bras pour que j’y vienne me réfugier. Ce que je fis. Je l’enlaçai, la tête
posée sur son torse.
— Il faudra profiter de ces trois jours pour t’entraîner.
— C’était prévu, mais tu ne seras pas convié. Je n’ai pas envie de prendre
le risque que tu sois blessé.
Seth ne répliqua pas, me laissant comprendre qu’il acceptait ma
condition.
— Qui choisirais-tu entre Phoebe et Lara ?
Ma question le surprit. Je l’entendis hoqueter, puis grommeler dans sa
barbe.
— Ce n’était qu’une histoire d’un soir avec Phoebe. Il n’y a rien entre
nous.
— Et Lara ?
— Elle me plaît.
— Tu fais chier, Seth. Tu le sais, ça ?
— Mais, je suis ton frère préféré.
Un sourire timide naquit sur mes lèvres.
Depuis notre enfance, j’adorais lui répéter que j’étais sa sœur préférée.
Lui prenait alors un malin plaisir à me rappeler que j’étais son unique sœur,
qu’il n’y avait que moi dans son cœur.
— Il n’y a que toi, marmonnai-je.
Chapitre 27
Les mains dans les poches de l’énorme doudoune dénichée par les
servantes, je vagabondai dans les jardins du palais. Il faisait bien plus froid
que la veille, et le ciel blanc annonçait une chute imminente de flocons.
L’herbe parfaitement tondue commençait à geler et craquait sous la semelle
de mes bottines, ce qui créait un son plutôt agréable dans ce silence
environnant.
Je continuai de marcher, observant sur mon chemin les buissons taillés
dans des formes géométriques. Au bout de quelques mètres, au détour du
sentier, je tombai sur une petite place de graviers sur laquelle deux bancs
avaient été installés face à un petit cours d’eau. Je m’assis sur l’un d’eux et
grommelai une injure quand mes fesses s’humidifièrent au contact du gel
incrusté dans le bois. Je sortis mes mains frigorifiées et les réchauffai en
créant une petite flamme dans mes paumes.
— C’est plutôt pratique.
Mes fesses se soulevèrent dans mon sursaut. Qu’avaient donc ces foutus
vampires à surgir de nulle part !
Mon râle de mécontentement amusa Lara, qui ricana en s’installant à côté
de moi. Sa tenue attira mon regard. Elle portait une robe noire à manches
courtes qui lui arrivait au-dessus des genoux.
— Parle pour toi. Tu ne ressens pas une once de cette brise glaciale. Je
ressemble à Baymax dans ma doudoune.
Elle haussa un sourcil, l’air perdue.
— Baymax ?
— Tu sais, le gros bonhomme blanc du film Disney qui… Laisse tomber.
Vous avez Netflix au moins chez vous, rassure-moi ?
La jolie brune secoua la tête.
— Instagram ? Facebook ?
— Rien de tout ça.
— L’horreur ! Qu’est-ce que vous faites de vos journées ? Ce n’est pas
possible ! Vous avez soixante ans ou quoi ?
— Deux cent vingt-six, en réalité.
Je me figeai, bouche bée. Deux cents… Quoi ? Les yeux plissés, je la
dévisageai sans aucune once de honte. Ses longs cheveux bruns ondulés
encadraient un visage parfait dépourvu de la moindre ride. Son regard
noisette pétillait d’une jeunesse que les vieux n’avaient plus. Comment
faisait-elle pour être si pimpante en étant si âgée ?
J’en étais certaine à présent : j’étais née dans la mauvaise famille.
— Johann en a trois cent dix et Kiljan, deux cent cinquante-deux,
continua-t-elle.
J’allais faire une syncope. Un pépé m’avait roulé une pelle ? Il fallait me
prévenir avant de me révéler de telles informations !
— Mais… balbutiai-je.
— Oui, ça ne se voit pas comme ça. Nous avons été des enfants, tu sais.
À partir de dix-huit ans, nous pouvons choisir de figer notre apparence à
l’âge que nous le souhaitons. Si l’un des nôtres veut avoir l’air plus âgé, il
devra attendre sa quarantaine pour arrêter le processus de vieillissement.
J’ai bloqué mon apparence à l’âge de vingt-quatre ans.
— Tu ne te comportes pas comme une vieille, ronchonnai-je,
complètement jalouse.
Celle-ci rit à nouveau de ce son cristallin.
— Merci. On devient vite blasé avec les années. J’essaie de me trouver
des occupations pour ne pas sombrer dans la folie, comme certains.
— Comme Kiljan ? Parce qu’il a l’air vraiment fou, si tu veux mon avis.
— Kiljan est le plus lucide de nous tous.
Ce fut à mon tour de rire. Lucide ? Lui ? Oui, bon, peut-être. Mais ce
n’était pas le premier mot qui me venait à l’esprit quand je pensais à lui.
Bougon, insolent, cruel le décrivaient mieux. Ou sexy, beau, à tomber par
terre, divin…
— Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu avec autant de fougue,
lâcha-t-elle, adossée au banc et la tête levée vers le ciel.
Je calquai ma position à la sienne et braquai mon regard dans la même
direction. Des nuages gris commençaient à pointer le bout de leur nez.
— Les effets de la guerre à venir, sûrement, supposai-je.
Elle posa ses yeux chargés d’amusement sur moi. Je haussai un sourcil,
intriguée.
— Oui, la guerre… Je pensais plutôt à une certaine rouquine.
— Seth ? Il n’aimerait sûrement pas qu’on l’appelle « la rouquine », mais
je retiens ce surnom. Ça me servira le jour où je voudrais le foutre en rogne.
Tout en se levant, la jolie vampire partit dans un rire silencieux. Elle
secoua alors la tête, le sourire aux lèvres.
— Tu es un sacré numéro. Je comprends pourquoi tu le rends fou.
J’esquissai à mon tour un sourire mutin, les jambes croisées de façon
nonchalante.
— C’est un don inné.
— Ton frère me plaît beaucoup. Je tenais à te le dire.
Changement de sujet. OK. Je sautai hors du banc et atterris fermement
sur mes deux pieds, les bras écartés. Nous marchâmes alors en direction du
palais.
— Tu lui plais aussi, je crois, pour une vieille.
Son coup de coude placé dans les côtes m’arracha un grognement.
— On ne frappe pas les plus jeunes, râlai-je. C’est de la triche.
— Ça ne compte pas quand ladite plus jeune est capable de me réduire en
cendres à la seconde.
Je fis la moue et haussai les épaules.
— Pas faux.
Enfin, nous arrivâmes au palais. Un frisson dévala mon dos quand nous
pénétrâmes dans le hall chauffé. Lara me laissa alors et se rendit en
direction des escaliers. Avant de gravir la première marche, celle-ci se
tourna vers moi et ajouta : — Fais attention à toi, Aliénor. Ces vampires
sont fourbes et prêts à tout pour nous anéantir ma famille et moi. Nous
avons besoin de toi, mais pas au détriment de ta vie. Au moindre danger, tu
t’enfuis.
Je me retins de lui dire que je n’allais pas courir bien loin face à une
horde de vampires capables de se déplacer cent fois plus vite que moi.
De nouveau seule, je retournai dans ma chambre sans me perdre cette
fois-ci.
Kiljan se tenait à côté de la porte, adossé nonchalamment au mur, les
mains enfouies dans les poches de son jean.
Mon cœur fit un looping dans ma cage thoracique.
— Comme on se retrouve, lançai-je en pénétrant dans mon antre.
Tout en enlevant mon manteau et mes chaussures, je tentai d’ignorer le
vampire qui venait d’entrer à son tour en refermant la porte derrière lui.
— Tu souhaites quelque chose ? m’enquis-je en me retournant pour voir
ce qu’il tramait.
Mon nez buta alors contre un torse plus solide que du roc. Je me figeai.
Proche. Il était trop proche.
Mes genoux se mirent à s’entrechoquer quand il amena un doigt sous
mon menton pour lever ma tête. Nos regards se verrouillèrent l’un à l’autre.
Le temps se suspendit.
— Tes yeux s’enflamment. Encore.
Je n’eus pas l’occasion de lui répondre qu’il m’embrassait de nouveau.
Chapitre 28
Ses lèvres collées aux miennes, Kiljan faufila une de ses mains sous mon
tee-shirt et la fit remonter le long de mon dos. Je me cambrai sous sa
caresse et frissonnai au contact de sa peau glaciale. Sa deuxième main, elle,
m’enserra la hanche dans un geste possessif qui manqua de me faire perdre
la tête. Sans rompre notre baiser, il s’avança de quelques pas et me fit
reculer jusqu’au pied du lit. Nous nous détachâmes alors l’un de l’autre
lorsqu’il me poussa légèrement pour me faire tomber sur le matelas.
— Je suis morte, c’est ça ? Tout ça n’est pas réel, bégayai-je.
Le vampire posa un genou à côté de moi et me surplomba de toute sa
hauteur. Sa beauté n’égalait aucune autre. Dans cet angle, il semblait
presque divin. Ses cheveux à la couleur de jais encadraient son magnifique
visage et ses yeux diaboliquement sombres me fixaient avec une envie si
forte qu’elle me paralysa.
— Je n’ai pas pour habitude d’embrasser les mortes, grogna-t-il d’un
timbre éraillé qui manqua de me faire défaillir.
— C’est rassurant.
Je n’arrivais pas à bouger, allongée sur ce foutu lit. Et encore moins
quand il s’approcha et déplaça ses lèvres près de mon ventre partiellement
dénudé.
Un feu naquit à l’intérieur de mes entrailles quand il y déposa un baiser.
— Kiljan, soupirai-je.
Le vampire se moqua de ma voix suppliante et continua d’embrasser ma
peau en remontant lentement vers ma poitrine.
— Ta peau est si chaude, ronronna-t-il.
— Oui. Je crois que je vais bouillir. Sérieusement. Ça chauffe vraiment
là-dedans.
Il ricana contre mon épaule qu’il venait d’atteindre et m’envoya des
frissons dans tout le corps. Allais-je survivre à ce qui allait se passer ? Pas
sûr. Après la scène dans la bibliothèque, je redoutais de perdre davantage le
contrôle de mes pouvoirs et de le carboniser sur place.
— Tu as acheté…
Le vampire se glissa dans mon cou qu’il s’amusa à mordiller avec ses
longues canines. Mes neurones grillèrent instantanément. Je m’égarai dans
mes pensées et ne pus retenir le gémissement qui s’échappa de ma bouche
entre-ouverte. Ma réaction le fit grogner de satisfaction.
— … une combinaison anti-feu ? réussis-je à terminer.
Un froid mordant me happa. Alerte, je rouvris les yeux et le découvris
redressé sur les genoux.
Lentement, sous mon regard avide, il ôta son tee-shirt.
Les brûlures avaient disparu.
— Je survivrai.
Son air arrogant m’agaça autant qu’il m’émoustilla. Oui, il survivrait.
Mais, pas moi. Ce type allait m’achever s’il continuait sur ce chemin-là.
Torse nu, il revint alors vers moi et approcha son visage jusqu’à se
retrouver à un centimètre du mien. Je pouvais sentir la fraîcheur de ses
lèvres contre ma joue sans qu’elles me touchent. Il s’avança davantage,
jusqu’à ce que son nez frôle le mien et que ses cheveux viennent me
caresser les pommettes.
— Pourquoi ton insolence me rend-elle aussi fou ?
Sa langue titilla le coin de ma lèvre. Je fermai les yeux, submergée par
les sensations qu’il me procurait. Comment réussissait-il à me rendre si
avide de lui ? Je me donnais l’impression d’être une vierge effarouchée en
sa présence. Chaque toucher, chaque frôlement, déclenchait en moi un
tsunami de désir. Et je m’y noyais à chaque fois.
— Comment fais-tu pour hanter à ce point mes pensées ?
Sa loquacité me surprenait autant qu’elle me plaisait, comme s’il profitait
de ce moment pour me livrer une infime partie du mystère qu’il était.
— Regarde-moi.
Son ton autoritaire me força à lui obéir. J’ouvris les yeux et fus captivée
par cet abîme qu’étaient ses iris.
La faim se lisait dans son regard. Une faim puissante, terrifiante, mais si
grisante.
— Je pourrais te dévorer, là, maintenant, murmura-t-il.
Tout en me parlant, sa main se posa sur mon ventre et l’effleura
lentement avant de descendre dangereusement plus bas. Mon corps s’arc-
bouta.
Trop. Je n’en pouvais plus.
Dans un geste impulsif, je crochetai mes bras autour de sa nuque et le
ramenai à moi pour sceller mes lèvres aux siennes.
Le décor disparut. Il n’y avait que lui. Partout. Nulle part. Je répétai son
nom. Encore et encore. Nos vêtements se volatilisèrent. La terre se déroba
sous nos corps entremêlés. Ses crocs mordillèrent. Mes flammes dansèrent.
J’eus chaud. Froid. Je me consumai, obsédée par chaque râle, chaque baiser,
chaque sensation.
Je me perdis. Je lui donnai tout.
Il répéta mon nom comme une prière. Il me toucha comme l’objet le plus
précieux qu’il eut entre les mains. Si prévenant et si fougueux que j’eus
peur de ce que je ressentais pour lui.
Je ne voyais plus rien, hormis ces flammes qui ondulaient sous mes
paupières. L’odeur de nos effluves mélangés me fit fléchir. Le sang dans
mes veines s’enflamma petit à petit, réveillant mes pouvoirs qui coulèrent
jusqu’aux paumes de mes mains.
Ses muscles bougèrent au gré de ses mouvements parfaitement maîtrisés.
Son souffle caressa mon épiderme à chaque mot islandais qu’il me
chuchotait.
Alors il me mordit le cou. Ce geste possessif rompit mes dernières
rambardes. Je lâchai prise et criai son nom.
Immobile, les yeux clos, j’attendis bêtement que quelque chose se produise,
que l’un de nous deux parle. Ce fut la curiosité de découvrir ce que Kiljan
tramait qui me força à les ouvrir.
Celui-ci se trouvait juste à côté de moi, allongé sur le côté et la tête posée
dans le creux de sa main. Ses prunelles sombres se verrouillèrent aux
miennes.
— Euh, salut, balbutiai-je.
Son sourire en coin fut son unique réponse.
Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Il fait frais, tu ne trouves pas ? Il va sûrement neiger demain. Il
faudrait prévoir un gros manteau et…
— Tu souhaites vraiment parler de la météo ? me coupa-t-il.
Je me tournai vers lui et calquai ma position à la sienne.
— Pourquoi ? Tu as d’autres sujets en tête ? m’enquis-je, la bouche en
cœur.
— Hum.
— Ça ne serait pas en rapport avec ce que nous venons de faire, par
hasard ?
— Hum.
Je posai une main sur la marque douloureuse dans mon cou. Celle de sa
morsure. Il avait osé me mordre !
— Est-ce que je vais me transformer ?
L’amusement pétilla dans ses yeux.
Il n’y avait rien de comique dans cette situation : nous deux dénudés et
en partie cachés sous la couette parsemée de trous brunis. Une odeur de
fumée planait autour de nous, provenant sûrement des quelques
débordements de mes pouvoirs. L’état pitoyable du drap m’inquiétait quant
à celui de la chambre.
— Pas que je sache, non.
Je me figeai, les yeux grands ouverts.
— Attends. Parce que tu n’en es pas certain ?
Il fronça les sourcils et plaça une main sur son menton, l’air de
faussement réfléchir.
— Je n’ai jamais mordu d’humaine, donc je n’ai aucun moyen de
comparaison. Mais d’après ce qu’on m’a dit, tu ne crains rien tant que je ne
désire pas te transformer.
— Tu n’as jamais mordu une seule petite humaine en deux cent
cinquante-deux ans d’existence ? Quel honneur ! minaudai-je, le sourire aux
lèvres.
La surprise étira ses traits.
— Comment tu…
— Je dois vraiment te faire beaucoup d’effets pour que tu craques après
tout ce temps. Ce sont mes cheveux roux, c’est ça ? Je savais qu’ils me
serviraient à quelque chose !
Le vampire plissa les yeux dans une grimace suspicieuse et approcha une
de ses mains vers ma tignasse. Il y glissa l’une de mes longues mèches qu’il
amena près de son nez.
— Tu sens la vanille. C’est ce qui m’a le plus attiré chez toi la première
fois que je t’ai vue.
— Tu parles de la fois où tu m’as traitée comme ton chien ? Cette fois-là
?
— Tu contrecarrais mes plans.
— En quoi je les contrecarrais ? Tu ne savais même pas qui j’étais,
bougonnai-je.
— Tu me plais. C’est suffisant pour me mettre des bâtons dans les roues.
Je plissai à mon tour les yeux, méfiante.
— Et comment se fait-il qu’un prince vampire bosse en tant que prof
dans un lycée pour surnaturels ? Tu ne devrais pas être au château en train
de faire des… trucs de prince ?
Le vampire entortilla ma mèche rousse autour de son index et garda ses
yeux rivés dessus. Il semblait pensif, voire nostalgique. Je haussai les
sourcils, dans l’attente d’une réponse.
— Ça, je ne peux pas te le dire.
Je me figeai, pas très ravie par sa réaction. Kiljan le remarqua et relâcha
mes cheveux pour sortir du lit dans un soupir. Son fessier à tomber par terre
se rendit alors jusqu’à la pile de fringues amassée plus loin.
Tout en se rhabillant, il se tourna vers moi.
— Je commence à ne plus vouloir t’embarquer dans cette guerre,
grommela-t-il.
Je ne répondis pas et le regardai quitter la chambre.
Chapitre 29
Tout va bien.
J’en suis juste à ma dixième crise d’angoisse.
Le regard que me lança ce très cher Hektor réduisit mon espérance de vie
d’au moins dix bonnes années, s’il me laissait la vie sauve après l’affront
que je venais de commettre. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, le roi
des vampires islandais pouvait sûrement me tuer d’une frappe dans le dos.
Je me levai à vive allure du trône et leur adressai une révérence.
— Ne la blâmez pas. Je l’ai autorisée à s’asseoir dessus, me défendit
Lara.
Je fus étonnée de ne pas voir tous les vampires ici présents broncher face
au bruit assourdissant que faisait mon cœur dans ma cage thoracique. Il
semblait vouloir s’enfuir de ma poitrine tant il battait fort.
Toujours penchée, je me risquai à redresser la tête pour jauger la réaction
du couple Arnarsson.
L’effrayante colère avait laissé place à un léger mécontentement. C’était
déjà ça.
Dans le doute, je rejoignis Lara et me cachai derrière son dos. Elle me
servirait de bouclier au cas où le roi déciderait de m’utiliser comme cure-
dents.
— Vous êtes ravissants aujourd’hui, souris-je. Non pas que vous soyez
moches d’habitude, mais vos tenues sont moins excentriques. On oublierait
presque vos âges particulièrement avancés.
— Tu t’enfonces, là, me chuchota la vampire.
— Et si nous allions dîner ? proposa Kiljan qui venait de surgir de nulle
part.
Johann et Seth apparurent à leur tour près des grandes portes. Depuis
quand ces deux-là traînaient-ils ensemble ?
— Quelle bonne idée ! déclarai-je, émerveillée.
Nous allâmes donc tous au fond de la pièce et pénétrâmes dans la salle à
manger adjacente. Un instant, je crus faire partie de la famille. Des crocs
allaient-ils me pousser cette nuit ? Ce serait fort pratique pour décapsuler
des bières.
Encore une fois, le roi et la reine s’installèrent côte à côte à l’un des
bouts de table. Kiljan prit place près de son père et Johann rejoignit la
chaise à côté de sa mère. Je courus alors pour poser mon arrière-train sur le
siège voisin de Kiljan. Seth et Lara, eux, allèrent du côté de Johann. Je
saluai mon frère d’un air taquin en agitant mes doigts.
Un long et insupportable silence s’installa. Cette ambiance cérémoniale
allait finir par me provoquer une crise d’angoisse. Tous les vampires
affichaient une expression grave, comme s’ils prévoyaient d’annoncer une
nouvelle catastrophique. Seule Lara gardait sa fameuse attitude
nonchalante.
Les servantes arrivèrent alors avec leurs plateaux et carafes pour nous
servir un par un. Je lançai une brève œillade aux cinq verres de sang, puis
aux deux assiettes remplies de nourriture posées devant Seth et moi.
Personne ne bougea.
Je me raclai la gorge, les couverts d’ores et déjà dans mes mains.
— Et sinon, tout roule ? lâchai-je.
Les regards de la famille royale convergèrent dans ma direction. Mon
intervention sembla les étonner.
— Oui, tout roule, pouffa Johann.
C’était rassurant. À un moment, j’avais pensé assister à mon dernier
repas. Pourquoi étaient-ils tous aussi déprimés ? Même Seth n’osait piper
mot. Sauf qu’à l’inverse de moi, cette situation ne paraissait pas du tout le
déranger.
Lara me décocha alors un sourire amusé qui me rasséréna
instantanément.
— Nous n’avons pas pour habitude de discuter lors du dîner, sauf en cas
de réunion.
— Oh, répondis-je. Très bien.
Silencieuse, je commençai à dévorer mon délicieux poulet tout en tentant
d’ignorer le regard insistant du vampire à côté de moi. Je réussis à tenir une
minute avant de me tourner vers lui, un sourcil arqué.
— Un souci ? m’enquis-je.
Ses yeux rieurs trahissaient son visage inexpressif. Il me désigna alors
l’assiette d’un mouvement de tête.
— Je me mettais juste à la place de cette pauvre poulette que tu es en
train d’engloutir sans aucune délicatesse.
Je portai une nouvelle bouchée de viande à ma bouche et lui répondis en
mastiquant : — Et qu’en pense l’humain vidé de son sang qui gît dans ton
verre ?
La reine s’étouffa avec sa gorgée et capta toute notre attention.
— Navrée, gloussa-t-elle. Je ne m’attendais pas à une réponse de ce
genre.
— Elle devrait être condamnée pour une insolence pareille, rétorqua le
beau gosse.
— Non, je ne crois pas.
La réponse de belle-maman fit naître un grand sourire sur mon faciès. Je
ricanai fièrement et donnai un coup de coude à Kiljan.
— Dans ta face !
Celui-ci grogna, le cristal au bord des lèvres.
— Vous auriez dû voir la tête de nos parents le jour où Ali a fugué parce
que mon père lui avait crié dessus.
Je croisai les bras contre ma poitrine, irritée au souvenir de cette
altercation.
— Il n’arrêtait pas de me répéter que cette maison était la sienne et que je
ne devais pas y mettre le bazar.
— Tu avais cinq ans.
Le rire de Lara éclata autour de nous et suscita l’amusement chez les
autres.
— J’adore ces petites anecdotes, ajouta-t-elle.
— Et la fois où tu as embarqué notre poisson rouge à l’école en le
mettant dans la poche de ton manteau parce que tu ne voulais pas le laisser
tout seul.
— Je ne savais pas qu’il allait mourir hors de l’eau, ronchonnai-je.
Je n’aimais vraiment pas la tournure que prenait cette conversation.
— Et quand tu as…
— OK ! Ça suffit ! le coupai-je.
— Monsieur Nokwell est-il averti de votre présence parmi nous ?
s’inquiéta subitement la reine.
Mon jumeau et moi nous lançâmes un regard chargé d’amertume.
— Non, répondit mon frère. Il nous aurait empêchés de vous aider. Notre
père préférerait qu’Ali se fasse discrète, pour ne pas attirer l’attention de la
Confrérie sur notre famille.
— C’est pour ça que tu as rejoint Ordinary School ? se renseigna Johann.
Je hochai la tête, la bouche pleine de pommes de terre sautées.
— Je suis sincèrement désolée pour vous.
La reine paraissait réellement attristée. Avec ses cheveux clairs et ses
prunelles dorées, elle semblait tout droit descendue des cieux. Il était dur à
croire que cette femme appartenait au monde de la nuit tant elle rayonnait
de bonté et brillait d’une énergie solaire.
— Vous êtes tous nés avec des crocs ? demandai-je alors, les yeux encore
braqués sur elle.
Celle-ci comprit que ma question lui était destinée. Cette chaleur qui
émanait de son âme ne pouvait pas provenir d’une race si froide.
— Pas moi, me répondit-elle avec un sourire. J’ai été transformée.
La curiosité devait se lire sur mon visage. Après quelques gorgées de son
liquide vermeil, elle reprit la parole.
— J’avais vingt-huit ans quand j’ai rencontré Hektor, il y a sept cents
ans.
Je m’étouffai avec un morceau de poulet. Avais-je bien entendu ?
— Sept cents ? m’écriai-je.
L’ahurissement étirait aussi les traits de mon frère qui continuait de
manger son repas en suivant la discussion.
— Oui, ça fait un bon nombre d’années, pouffa-t-elle.
— Bordel, soupirai-je en m’affalant sur ma chaise rembourrée.
— La peste a eu raison de moi. Andr… Un ancien vampire m’a
transformée avant que je ne périsse.
Je remarquai la tension dans le corps du roi à l’allusion de cet homme qui
avait changé sa femme en créature de la nuit. Ses enfants, eux, ne laissèrent
rien paraître.
— Ne voyez pas ça comme une damnation. Je n’ai jamais été aussi
heureuse que depuis ma renaissance. Je veux chérir cette nouvelle vie bien
plus longtemps encore, auprès de ma famille. Le royaume de Roumanie…
Sa tristesse était si forte qu’elle m’enserra la gorge.
Oui, le royaume de Roumanie risquait de détruire tout ce qu’elle aimait si
précieusement.
Mon frère me lança un regard complice.
— Tu n’en feras qu’une bouchée, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
Je sentis les yeux sombres de mon vampire se poser sur moi.
— Lucifer, lui-même, ne rivaliserait pas face à mes flammes, souris-je
d’un air cruel.
Même si elle était glaciale, la main de Kiljan agrippée à ma cuisse me
réchauffa de la tête aux orteils.
Chapitre 32
Comme nous l’avait prédit Johann, nous arrivâmes à Bucarest vers vingt
heures. Le vampire me réveilla quelques minutes avant l’atterrissage, ce qui
me laissa un peu de temps pour émerger afin d’affronter le froid nocturne de
Roumanie. J’étais complètement déphasée, affamée et blasée par la vision
de la lune à travers le hublot. Avec la saison hivernale en approche, il faisait
déjà nuit. Je n’allais donc pas avoir le privilège de découvrir les paysages
de ce pays avant de devoir aller rôtir nos ennemis.
À peine mis-je un pied en dehors de l’habitacle qu’un vent glacial se
faufila sous ma grosse doudoune. Je resserrai mon col, silencieuse, et suivis
les cinq vampires jusqu’à la sortie des pistes. Nous devions être les
premiers arrivés, puisque les deux autres avions demeuraient introuvables.
Tout comme celui de Bristol, l’aéroport de Bucarest semblait bien petit
comparé à celui de Chicago. Le bâtiment à la surface grisâtre s’étendait tout
en longueur et ne contenait qu’une dizaine de comptoirs d’enregistrement.
Quelques humains faisaient la queue avec leurs bagages et ne se
préoccupaient en rien du groupe de vampires et de la sorcière qui
traversaient le hall pour sortir. Comment ne pouvaient-ils pas remarquer la
beauté surnaturelle des créatures qui m’accompagnaient ? Cela se voyait
comme un nez en plein milieu de la figure pourtant !
— On se rejoint chez Gaukur et Magda, lâcha alors Johann, une fois en
dehors de la bâtisse.
Ses laquais l’écoutèrent sans broncher et s’évaporèrent dans la nuit.
— Vos amis ? lui demandai-je.
Celui-ci acquiesça d’un hochement de tête.
— Nous aurions pu appeler un taxi pour t’y conduire, mais nous
risquerions de dévoiler notre venue. Le peu d’humains, qui n’ont pas été
dévorés par le royaume de Roumanie, travaillent pour eux.
Je haussai un sourcil, les mains enfouies dans les poches de mon
manteau.
— Nous y allons à pied ?
Marcher des kilomètres dans ce froid ne m’enchantait pas des masses.
Surtout, j’étais tellement affamée que mon corps menaçait de s’effondrer au
sol d’une minute à l’autre. Les créatures de la nuit étaient certes bien
gentilles, mais pas prévoyantes pour un sou. Aucun d’eux n’avait pensé
bien faire en apportant autre chose que du sang pour le voyage. Je crevais
de faim, seulement pas de là à boire ce qui circulait dans mon corps.
— Je peux te porter, si ça ne te dérange pas. Nous irions beaucoup plus
vite.
Cette idée ne me ravissait pas non plus. Mais avions-nous le choix ? Pas
trop.
Je soupirai.
— Prions pour que je ne vomisse pas. J’ai l’estomac fragile.
— Je n’y manquerai pas.
Aussi doucement que pouvait l’être ce très cher prince vampire, celui-ci
me prit dans ses bras et me maintint contre lui sans me brusquer. Cela me
changeait de Kiljan et ses manières similaires à celles d’un ours en crise.
J’eus l’impression d’être une princesse fragile qu’on désirait protéger. Cela
ne me déplut pas.
Mon instinct me dicta alors de crocheter mes bras autour de son cou, et il
eut raison. La vitesse à laquelle Johann se mit à courir me plaqua contre son
corps et me retourna tous les organes. Je resserrai mon étreinte, les yeux
clos, et comptai dans ma tête pour me focaliser sur autre chose que le
paysage qui défilait à une allure impressionnante.
Cette course effrénée dura une bonne dizaine de minutes.
Quand il s’arrêta enfin et me reposa tout aussi légèrement au sol, mes
jambes tremblantes manquèrent de fléchir. Le vampire remarqua ma
fébrilité et m’agrippa le bras d’une poigne ferme avant que je fasse plus
ample connaissance avec la boue.
— J’ai peut-être été trop rapide, grimaça-t-il.
— Je sais ce que ça fait que de passer dans une machine à laver à présent.
Mes pauvres vêtements avaient la vie dure.
Une fois rétablie, je pivotai vers la maison devant laquelle nous nous
tenions. La chaumière ressemblait aux habitations d’une époque lointaine,
avec son toit recouvert de chaume et sa bâtisse en forme de L. Les amis de
la royauté islandaise n’avaient aucun voisin, si on omettait les arbres de la
forêt qui nous cernaient de toutes parts. On se serait cru dans un conte, avec
cette maisonnette chaleureuse qui expulsait de la fumée par sa cheminée et
les doux bruits des animaux qui vivaient tout près d’ici, dissimulés dans la
sylve.
— C’est magnifique ! affirmai-je, émerveillée.
— Tu trouves ? grimaça le vampire. Je trouve cet endroit plutôt
rudimentaire.
Je pouffai face à sa mine consternée et lui donnai un coup de coude dans
les côtes.
— Le palais t’est monté à la tête.
— Je n’ai connu que ça.
Son visage s’assombrit alors, tandis que ses yeux fixaient le vide sans
une once d’émotion. Un malaise se faufila lentement parmi nous, que je
brisai en me raclant la gorge et en désignant la maison de l’index.
— Tu penses qu’ils ont de la nourriture ? J’ai tellement faim que je
pourrais même manger un cafard !
Ma remarque eut l’effet escompté. Avec un petit sourire, Johann prit la
tête de marche jusqu’à la porte d’entrée et toqua d’un coup franc.
Deux personnes âgées se matérialisèrent alors devant nous. L’homme et
la femme, que je devinais être Gaukur et Magda, atteignaient à peine mes
épaules. Je mesurais un mètre cinquante-sept et demi, pardi ! Le petit
vampire à la chevelure grisonnante trifouillait sa moustache en nous
analysant Johann et moi de la tête aux pieds. À côté de lui, la mamie aux
courts cheveux blancs nous adressait un adorable sourire, vêtue d’un tablier
rose bonbon.
Et qui disait tablier, disait cuisine.
Je crus défaillir de joie.
— Maître ! Nous attendions votre arrivée avec impatience ! s’écria
Magda avec un accent à couper au couteau.
Son compagnon, ou son frère si on se fiait à leur ressemblance, n’ajouta
rien de plus qu’un grognement de salutation. Il me rappelait bizarrement
quelqu’un.
— Et vous devez être Aliénor. Comme vous êtes jolie ! continua la vieille
dame. Entrez donc ! Je vous ai préparé un agneau rôti à l’islandaise, vous
allez adorer.
Mes lèvres se mirent à trembloter de joie. D’un pas, je me rapprochai de
ma nouvelle meilleure amie et lui serrai ses deux mains.
— Je vous aime, pleurnichai-je.
Le rire de Johann retentit derrière moi.
— Entrons, avant que tu ne gèles sur place.
Je l’écoutai et pénétrai dans le salon à la décoration boisée. Tout ici
n’était que bois, sauf le canapé en tissu gris sur lequel siégeaient les trois
autres vampires. Des portraits de famille ornaient les murs verts, près
desquels se trouvaient la cheminée qui crépitait et un fauteuil à bascule
enveloppé d’une couverture en patchwork.
En avançant encore de quelques pas, je découvris les trois guignols
devant une émission culinaire diffusée sur une télévision plus vieille que
moi. Je ricanai comme une hyène face à ce spectacle.
— Qu’y a-t-il de drôle ? cracha Ingrid d’une voix agacée.
J’eus du mal à m’exprimer tant je riais.
— Des vampires qui regardent un cuistot en train de faire une ganache…
C’est à mourir de rire !
— Oh ! J’ai oublié de changer de chaîne, s’affola Magda qui courut
jusqu’au téléviseur.
— C’était plutôt intéressant, ajouta Ulrich le bronzé.
— Cela fait tellement longtemps que je n’ai pas cuisiné qu’il m’a fallu un
petit coup de pouce, continua la vieille vampire. J’espère que vous
apprécierez ma cuisine.
À nouveau, j’eus envie de pleurer face à tant de gentillesse.
— Maître ! C’est un plaisir de vous recevoir, lança le vieux Gaukur.
Son intervention attisa ma curiosité. Lui qui n’avait pas daigné ouvrir la
bouche pour nous saluer Johann et moi, je fus surprise de l’entendre parler.
Je me tournai alors dans sa direction et le vis près de la porte d’entrée, en
compagnie de Kiljan.
Chapitre 36
Je pénétrai dans la chambre à la décoration aussi vieille que les hôtes. Une
gigantesque pendule sur pied trônait face à un lit à l’édredon rouge puant le
renfermé. Je m’approchai et m’assis dessus. Le grincement qu’il fit
confirma mes suppositions : il avait vécu suffisamment longtemps pour
assister à toutes les guerres humaines. Le papier peint jauni et la moquette
grisonnante avaient, eux aussi, subi les stigmates du temps.
— Sympa, siffla Kiljan.
Je me déchaussai et balançai mes chaussures au loin avant de me
focaliser sur le vampire posté près de l’encadrement de la porte en bois.
— Tu parles de la chambre aux toiles d’araignées ou bien de la superbe
femme devant toi ?
— De la chambre. Sympa n’est pas le premier mot qui me viendrait à
l’esprit pour te décrire.
— Oui, tu as raison. Sublime serait plus approprié.
Le beau brun roula des yeux avant de pénétrer dans la chambre.
— Tu désirais quelque chose ? m’enquis-je.
— Toi, en l’occurrence. Mais je ne suis pas certain que Gaukur et Magda
s’en remettent s’ils entendent leur prince copuler à l’étage. Les murs sont
fins ici.
Je pouffai comme une midinette en l’entendant utiliser le mot « copuler »
et m’allongeai sur le lit étonnement confortable.
— Les autres ne vont pas revenir ? demandai-je, les mains calées derrière
la tête et le regard braqué sur le plafond.
— Si, plus tard dans la nuit. Nous avons encore à discuter du programme
de demain. Ils ont dû aller se nourrir.
— Tu n’as jamais eu envie de me mordre ? Sans compter les fois où…
Je ne pus terminer ma phrase, assaillie par les images de nos moments
intimes passés. Tout mon corps frissonna aux souvenirs de ses crocs plantés
dans mon cou et du plaisir que cela m’avait procuré.
— Pour me nourrir, tu veux dire ? Non. Je suis suffisamment âgé pour
me retenir.
Sans prévenir, le vampire me rejoignit et s’allongea à côté de moi. Sa
proximité me surprit autant qu’elle me plut. Il calqua sa position à la
mienne, sur le dos, et riva le regard dans la même direction. Sans nous
toucher, je sentis la fraîcheur de sa peau s’immiscer sous les mailles de mon
pull.
— Oui, ta sœur m’a balancé ton âge. Tu es sacrément sexy pour un vieux
croûton.
— J’ai arrêté le processus de vieillissement à vingt-cinq ans.
— Ce n’est pas ennuyeux de vivre autant de temps ? Je veux dire, tout
finit par disparaître. Sauf vous.
Son long soupir attisa ma curiosité. Je pivotai sur le côté pour me mettre
face à lui et en profitai pour observer chaque détail de son visage : ses cils
noirs magnifiquement fournis, ses joues dépourvues du moindre poil, son
nez droit et ses lèvres ourlées sur un petit sourire en coin. Il était la
définition même de la beauté masculine.
— Pas vraiment. Je passais beaucoup de temps avec Lara avant de me
rendre en Angleterre.
— Pourquoi es-tu devenu prof ?
Il tourna légèrement la tête pour braquer ses prunelles sombres dans les
miennes.
— Est-ce mon interrogatoire ?
— Pas du tout. Je veux juste en apprendre plus sur toi avant de, tu sais,
risquer ma vie pour vous.
— Nous pensons qu’un professeur de cette école travaille secrètement
pour le royaume de Roumanie.
Son aveu m’étonna. D’une, parce qu’il semblait me faire suffisamment
confiance pour me le révéler et, de deux, parce que jamais je n’aurais
imaginé cette réponse.
— Sofia ? Oui, elle me paraît très suspecte si tu veux mon avis.
Un sourire étira ses lèvres rosées.
— Tu dis ça uniquement parce que tu l’as vue dans ma chambre.
— C’est une raison suffisante. J’ai toujours cru que les garous et les
vampires ne s’entendaient pas.
— Ça dépend du contexte. Dans ce cas précis, elle ne parlait pas
beaucoup.
— Ça va, j’ai compris, grommelai-je. Vous aviez un nom en particulier
alors ?
— Non, nous n’avions pas de suspect précis. Un de nos informateurs
nous a juste avertis qu’un des professeurs récoltait des informations sur
notre royaume pour les divulguer à nos ennemis.
— Mais pourquoi dans une école pour surnaturels en Angleterre ? Il
n’aurait pas pu faire ça depuis chez lui ?
— C’est la question qu’on se pose aussi. En me rendant sur place, j’ai pu
me rendre compte qu’un nombre important de vampires roumains rôdait
dans ce coin. C’est qu’il y a bien quelque chose qui se trame dans ce lycée.
— Je vois, lâchai-je. Donc tu n’as pas eu le temps de découvrir son
identité.
Kiljan secoua la tête.
Qui donc pouvait se mêler des affaires des vampires ? Et dans quel but ?
Hormis Kiljan, aucun autre professeur n’était de la race des créatures de la
nuit. Il devait forcément y avoir une récompense à la clé pour qu’un autre
être surnaturel risque sa peau de la sorte. En réalité, je n’imaginais ni Sofia,
ni Oscar ou Rob faire quelque chose d’aussi bête. Tous les trois m’avaient
paru bien sympathiques, si je me fiais à mon radar « personne fréquentable
», et si j’omettais la passion de Sofia qui était de porter des ballerines, bien
sûr.
— Et est-ce qu’on va discuter de ça ? renchéris-je.
— De quoi ?
— De tes sentiments pour moi.
Cette fois-ci, le vampire pivota entièrement vers moi. Nous nous
retrouvâmes sur le côté, l’un face à l’autre. J’eus du mal à ne pas laisser
mon cerveau divaguer en le voyant si proche de moi, tout comme j’eus du
mal à retenir ma main d’aller s’enfouir dans sa chevelure sombre.
— Tu me crois amoureux de toi ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai dit.
Il resta immobile un instant, son regard toujours rivé dans le mien.
J’aurais donné cher pour savoir ce qui se tramait dans sa petite tête de
vampire sexy. Il était véritablement obnubilé par ses pensées, puis cligna
alors des yeux.
— Je ne sais pas. Est-ce que vouloir te garder auprès de moi et
t’empêcher d’aller risquer ta vie fait de moi quelqu’un d’amoureux ?
— Ça se pourrait. Est-ce que ton cœur bat la chamade en me voyant ? Ou
est-ce que tu as des papillons qui dansent dans ton ventre ?
— Mon cœur ne bat pas.
— Ah, oui. Pas faux.
— Et j’ai plus envie de t’étriper chaque fois que tu ouvres la bouche,
continua-t-il.
— Entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas, pouffai-je. Et moi ? Tu ne
me poses pas la question ?
Il arqua un sourcil, l’air malicieux.
— Je n’ai pas besoin de te le demander pour le savoir. Ton cœur est au
bord de la rupture à chaque fois que tu me regardes avec tes yeux
enflammés.
— Peut-être parce que j’ai peur que tu te jettes sur moi pour m’étriper,
qui sait.
Sa main se rapprocha alors de mon visage. Tout doucement, il posa ses
doigts à la température glaciale sur ma joue qu’il caressa. J’eus l’impression
qu’une plume me frôlait l’épiderme tant son toucher était léger, tendre.
— Là. Ton cœur s’affole.
— Tu triches, encore, bougonnai-je.
Ses yeux rieurs me subjuguèrent. J’étais réellement foutue.
Avant de pouvoir ajouter quoi que ce soit, Kiljan retira sa main d’un
geste brusque et se redressa pour descendre du lit. Un froid mordant me
saisit en le voyant s’éloigner.
— Repose-toi. On se voit demain.
— Ne fais pas de bêtises, parvins-je à marmonner, les yeux à moitié clos
de fatigue.
Tout mon corps parut peser une tonne tant j’étais éreintée. J’eus tout de
même la force de me faufiler sous la couette avant de sombrer.
Chapitre 38
— Ils arrivent ! s’écria le vampire qui courait vers la baie vitrée près de la
porte d’entrée.
— Qui ça ?
— Les sbires d’Andreï.
— Qui ça ?
Frank délaissa la fenêtre du regard pour me fixer d’un air sévère.
— Le roi du royaume de Roumanie, pardi ! N’êtes-vous donc au courant
de rien ?
Je croisai les bras contre ma poitrine, la mine boudeuse.
— Votre petite bande n’avait qu’à m’en dire plus, plutôt que de me traiter
comme une moins que rien.
— Nous parlerons de ça plus tard, voulez-vous ? Nous avons un plus
gros problème à gérer.
— Je croyais qu’il ne voulait pas te tuer. Pourquoi reviennent-ils ?
Le bras droit de Kiljan se tourna de nouveau vers moi. Cette fois-ci, son
regard était chargé d’inquiétude.
— Pour vous.
Je n’eus pas le temps d’anticiper la moindre stratégie que la porte voleta
à travers la pièce et alla violemment taper le mur du fond dans un bruit
assourdissant. Je l’esquivai tout juste, les yeux ébahis.
Trois créatures de la nuit pénétrèrent alors dans la chaumière. Avec leur
crâne rasé, leur visage tatoué de lignes noires, et leurs crocs encore plus
longs que les vampires que je côtoyais depuis peu, ces types ne
m’inspiraient rien de bon.
— Nous t’avions pourtant prévenu de partir, éructa le plus grand des trois
avec un accent roumain à couper au couteau. Notre petit souvenir ne t’a pas
suffi ?
Celui à la gauche du trio ne cessait de me dévisager avec une lueur
lubrique dans les yeux. Je me jurai intérieurement de le cramer en premier.
— Nous allions bientôt partir, n’est-ce pas, Agatha ? me lança Frank.
Agatha ? Pourquoi il… Oh. Il ne voulait pas que les ennemis se
souviennent de mon nom pour le rapporter au roi. C’était très malin de sa
part.
— Oui, pouffai-je. Je suis d’une lenteur pour faire mes valises. À vrai
dire, j’hésitais entre apporter avec moi, ma panoplie de couteaux ou bien
mon lance-flamme. Je n’ai pas assez de place pour tout embarquer avec
moi.
Tous se désintéressèrent du bras droit de Kiljan pour m’observer. Je leur
adressai mon plus beau sourire sadique.
— Vous et votre pitoyable manie de faire dans la charité avec les
humains me débectez, cracha le roumain.
— Regele nu ne-a zis ce sa facem cu femeia7, ajouta le troisième.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il racontait, mais, à la façon dont Frank
venait de se raidir, cela ne présageait rien de bon.
Je m’avançai d’un pas, la tête haute et le dos droit. À chaque expiration,
j’ôtai une à une les barrières que j’avais durement érigées autour de mes
pouvoirs pour les maintenir au tréfonds de mon âme. Je les sentis s’éveiller
avec lenteur et affluer dans mes membres. Les battements de mon cœur
s’accélérèrent. Mes muscles se tendirent. Mon sang se réchauffa. Mes poils
se hérissèrent. Les paumes de mes mains frétillèrent. J’inspirai, puis expirai.
Plus les secondes passaient, plus il m’était difficile de contenir ce flux
d’énergie qui circulait en moi. C’était comme une vague qu’on voyait
arriver au loin, qu’on redoutait, et, si on ne plongeait pas au bon moment,
alors on s’y noyait. C’était comme un volcan qui crachotait calmement sa
fumée, sans savoir quand il exploserait et expulserait sa lave. Le seul
moyen pour contrôler ce déluge de pouvoirs reposait sur ma respiration et
ma concentration. Je devais patienter, encore un peu. Je devais maîtriser ces
flammes qui n’attendaient qu’une chose : s’échapper et tout détruire sur leur
passage.
— Nous ne faisions rien de mal, se défendit Frank.
Le plus grand, que je présumais être le leader, s’avança à son tour d’un
pas et cracha au pied de mes chaussures.
Inspirer. Expirer.
— J’ai hâte de baiser toutes les humaines de votre pays, une fois que
nous aurons décimé votre minable lignée, minauda-t-il. Si asta e prima de
pe lista8.
Les deux autres larbins approuvèrent en ricanant d’un son similaire à
celui des porcs. Groin-groin. Ils me répugnaient.
Ces bavardages commençaient à sérieusement m’agacer. Si Frank ne se
pensait pas de taille à affronter ces idiots, j’allais m’en charger. Ils
comptaient sur moi pour réduire à néant des centaines de vampires, après
tout. Ces trois-là allaient être mes premiers.
— Mais qui te dit que je suis humaine ?
Je laissai une infime partie de ma magie affluer dans mes yeux. Tout de
suite, je les sentis s’illuminer et briller tel un brasier en pleine nuit. Les
vampires roumains le remarquèrent, mais ne reculèrent pas pour autant. Au
contraire. Le leader m’adressa un sourire sadique en retour.
— Iti voi suge tot sangele9.
Avant que je n’aie le temps de réaliser ce qui allait se produire, le trio
fonça droit sur nous et Frank me poussa violemment sur le côté. Le choc de
ma rencontre contre le mur me fit perdre le contrôle sur mes pouvoirs qui
s’éteignirent en un claquement de doigts. Je restai quelques secondes
écroulée au sol, sonnée. Les bruits du combat qui se jouait dans le salon me
ramenèrent néanmoins vite à la réalité.
Je me redressai avec difficulté et grimaçai en sentant la douleur fuser
dans mes côtes.
Quand je fus enfin debout, chancelante, j’eus du mal à visualiser ce qu’il
se passait.
Les quatre créatures de la nuit se mouvaient si rapidement qu’il m’était
impossible de les distinguer. Des grognements retentissaient. Les meubles
se retournaient. Les objets tombaient sous leur passage et se brisaient au
sol.
Comment pouvais-je aider Frank si je ne parvenais pas à les voir ?
J’eus ma réponse assez rapidement quand on m’attrapa par l’arrière.
Paniquée, je me débattis comme je pus sous cette poigne de fer. Je
gesticulai en crachant des insultes et lâchai alors un hurlement de détresse
quand des crocs s’enfoncèrent dans ma nuque. Une brûlure acide se
propagea à toute vitesse dans mon cerveau. Un brasier intrusif me paralysa
les membres. Mes propres flammes remuèrent dans mes veines en retour.
Les deux feux entamèrent un combat à l’intérieur de mes organes et me
firent rugir de douleur, encore et encore.
— Să mergem10. Prends la fille avec toi, entendis-je malgré mes oreilles
bourdonnantes.
Non.
Mon corps impuissant demeurait inerte tandis que mes pouvoirs
détruisaient et brûlaient ce liquide parasite qui me laminait.
Quand, enfin, ce poison disparut. Ma magie explosa.
Ma rage fut telle que mes braises m’arrachèrent un long cri et
s’extirpèrent avec violence de mon essence même. Elles sortirent de chacun
de mes organes et dansèrent hors de mon corps pour tout incendier.
Je ne contrôlais plus rien.
Les bras qui m’emprisonnaient me lâchèrent. Je m’écroulai mollement au
sol.
Je n’étais rien d’autre que du feu. Partout. Mon pouvoir me léchait la
peau et débordait sans s’arrêter.
— Aliénor !
Il y avait trop de bruit. Du bois qui crépitait. Des cris d’agonie. Des
fenêtres qui se brisaient. Des braises qui claquaient. Et mon nom. Plusieurs
fois.
— Il faut sortir ! Tu vas mourir !
— Prends-la !
Cette chaleur pourtant d’habitude réconfortante me tétanisait.
— Trouvez Frank !
Cette voix.
— Aliénor ! Arrête ! Ils sont morts !
Des beuglements de colère me parvinrent jusqu’aux oreilles. Ils
attendaient plus loin et lui demandaient de sortir. Kiljan. Il était là.
Lui aussi allait mourir s’il ne s’éloignait pas.
Je ne gérais plus. Je ne gérais pas. Je n’avais jamais géré. Mon père ne
m’avait pas appris à gérer. Comment arrivait-il à maîtriser si facilement ce
raz-de-marée ? Comment parvenait-il à être si puissant, sans jamais
flancher, sans jamais perdre le contrôle, ne serait-ce qu’une seconde ? Des
images de lui affluèrent dans mon esprit.
Quand nous avions six ans avec mon frère et qu’il s’était amusé à faire
danser des papillons incandescents autour de nous. Quand il avait
transformé des gouttes de pluie en vapeur. Quand il avait fait jaillir un mur
de flammes pour nous protéger, si haut que nous n’en avions pas vu le
sommet. Quand il s’était entouré d’un bouclier lumineux pour repousser les
attaques de ce sorcier. Celui-là même qui avait voulu nous anéantir ma
famille et moi le jour de nos vingt ans. Le jour où ma magie s’était
réveillée. Le jour où mes parents m’avaient reniée. Le jour où ma vie avait
changé.
Pourquoi ? Pourquoi était-ce si facile pour lui ? Pourquoi était-ce si
compliqué pour moi ? Pourquoi étais-je une putain de femme ? Pourquoi
avais-je hérité de cette malédiction qui me consumait chaque jour ?
Je réalisai alors. Le silence. Il planait autour de moi. Les crépitements
s’étaient tus.
Surtout, je ne l’entendais plus, lui. Kiljan.
Chapitre 42
Reviens-moi en vie.
C’est la fin.
Maman de deux enfants, Ines Heck est passionnée par l’écriture et la lecture
depuis son adolescence. C’est en commençant à partager ses écrits sur une
plateforme d’écriture en ligne qu’elle a rédigée son premier roman, et
qu’elle a commencé à se lier avec ses premiers lecteurs.
Résumé
Depuis toujours, vingt familles éparpillées aux quatre coins du monde
utilisent la magie. La lignée Nokwell est dirigée par le fameux sorcier
Samuel, notre père.
Les pouvoirs étant transmis de père en fils depuis la nuit des temps, mon
frère jumeau et moi avions notre avenir tout tracé. Lui devait reprendre le
flambeau, et moi continuer ma vie de simple humaine. Du moins, jusqu’au
jour où l’on a découvert que je suis l’héritière, celle qui a récupéré les
flammes des Nokwell.
Envoyée contre mon gré chez mon oncle en Angleterre pour me cacher de
la Confrérie, je vais faire la connaissance de différents surnaturels, dont un
vampire aussi agaçant que séduisant.
Venez découvrir les
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Notes
[←1]
Forêt, Bois.
[←2]
« Partez », en islandais.
[←3]
« Elle est à moi », en islandais.
[←4]
« Je ne lui fais pas confiance », en islandais.
[←5]
“Moi non plus, mais nous n’avons pas le choix », en islandais.
[←6]
« Ne la touche pas », en islandais.
[←7]
Le roi ne nous a pas dit quoi faire avec la femme », en roumain.
[←8]
Et c’est la première sur la liste, en roumain.
[←9]
Je vais sucer tout ton sang, en roumain.
[←10]
Allons-y en roumain.