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Tahar Ben Jelloun

Le racisme expliqué à ma fille

ISBN 2-02-033516-6
© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1998
à Mérième
Introduction

C’est en allant manifester, le 22 février 1997, avec ma fille contre le projet de


loi Debré sur l’entrée et le séjour des étrangers en France que j’ai eu l’idée
d’écrire ce texte. Ma fille, dix ans, m’a posé beaucoup de questions. Elle voulait
savoir pourquoi on manifestait, ce que signifiaient certains slogans, si cela
servait à quelque chose de défiler dans la rue en protestant, etc.
C’est ainsi qu’on en est arrivés à parler du racisme. Me souvenant de ses
interrogations et de ses réflexions, j’ai rédigé un texte. Dans un premier temps,
nous l’avons lu ensemble. J’ai dû le réécrire presque entièrement. J’ai dû
changer des mots compliqués et expliquer des notions difficiles. Une autre
lecture eut lieu en présence de deux de ses amies. Leurs réactions furent très
intéressantes. J’en ai tenu compte dans les versions que j’ai rédigées après.
Ce texte a été écrit pas moins de quinze fois. Besoin de clarté, de simplicité et
d’objectivité. Je voudrais qu’il soit accessible à tous, même si je le destine en
priorité aux enfants entre huit et quatorze ans. Leurs parents pourront le lire
aussi.
Je suis parti du principe que la lutte contre le racisme commence avec
l’éducation. On peut éduquer des enfants, pas des adultes. C’est pour cela que ce
texte a été pensé et écrit dans un souci pédagogique.

Je voudrais remercier les amis qui ont eu la gentillesse de relire ce texte et de


me faire part de leurs remarques. Merci aussi aux amies de Mérième qui ont
participé à l’élaboration des questions.
— Dis, Papa, c’est quoi le racisme ?
— Le racisme est un comportement assez répandu, commun à toutes les
sociétés, devenu, hélas !, banal dans certains pays parce qu’il arrive qu’on ne
s’en rende pas compte. Il consiste à se méfier, et même à mépriser, des
personnes ayant des caractéristiques physiques et culturelles différentes des
nôtres.
— Quand tu dis « commun », tu veux dire normal ?
— Non. Ce n’est pas parce qu’un comportement est courant qu’il est normal.
En général, l’homme a tendance à se méfier de quelqu’un de différent de lui, un
étranger par exemple ; c’est un comportement aussi ancien que l’être humain ; il
est universel. Cela touche tout le monde.
— Si ça touche tout le monde, je pourrais être raciste !
— D’abord, la nature spontanée des enfants n’est pas raciste. Un enfant ne
naît pas raciste. Si ses parents ou ses proches n’ont pas mis dans sa tête des idées
racistes, il n’y a pas de raison pour qu’il le devienne. Si, par exemple, on te fait
croire que ceux qui ont la peau blanche sont supérieurs à ceux dont la peau est
noire, si tu prends au sérieux cette affirmation, tu pourrais avoir un
comportement raciste à l’égard des Noirs.
— C’est quoi être supérieur ?
— C’est, par exemple, croire, du fait qu’on a la peau blanche, qu’on est plus
intelligent que quelqu’un dont la peau est d’une autre couleur, noire ou jaune.
Autrement dit, les traits physiques du corps humain, qui nous différencient les
uns des autres, n’impliquent aucune inégalité.
— Tu crois que je pourrais devenir raciste ?
— Le devenir, c’est possible ; tout dépend de l’éducation que tu auras reçue. Il
vaut mieux le savoir et s’empêcher de l’être, autrement dit accepter l’idée que
tout enfant ou tout adulte est capable, un jour, d’avoir un sentiment et un
comportement de rejet à l’égard de quelqu’un qui ne lui a rien fait mais qui est
différent de lui. Cela arrive souvent. Chacun d’entre nous peut avoir, un jour, un
mauvais geste, un mauvais sentiment. On est agacé par un être qui ne nous est
pas familier, on pense qu’on est mieux que lui, on a un sentiment soit de
supériorité soit d’infériorité par rapport à lui, on le rejette, on ne veut pas de lui
comme voisin, encore moins comme ami, simplement parce qu’il s’agit de
quelqu’un de différent.
— Différent ?
— La différence, c’est le contraire de la ressemblance, de ce qui est identique.
La première différence manifeste est le sexe. Un homme se sent différent d’une
femme. Et réciproquement. Quand il s’agit de cette différence-là, il y a, en
général, attirance.
« Par ailleurs, celui qu’on appelle « différent » a une autre couleur de peau que
nous, parle une autre langue, cuisine autrement que nous, a d’autres coutumes,
une autre religion, d’autres façons de vivre, de faire la fête, etc. Il y a la
différence qui se manifeste par les apparences physiques (la taille, la couleur de
la peau, les traits du visage, etc.), et puis il y a la différence du comportement,
des mentalités, des croyances, etc.
— Alors le raciste n’aime pas les langues, les cuisines, les couleurs qui ne sont
pas les siennes ?
— Non, pas tout à fait ; un raciste peut aimer et apprendre d’autres langues
parce qu’il en a besoin pour son travail ou ses loisirs, mais il peut porter un
jugement négatif et injuste sur les peuples qui parlent ces langues. De même, il
peut refuser de louer une chambre à un étudiant étranger, vietnamien par
exemple, et aimer manger dans des restaurants asiatiques. Le raciste est celui qui
pense que tout ce qui est trop différent de lui le menace dans sa tranquillité.
— C’est le raciste qui se sent menacé ?
— Oui, car il a peur de celui qui ne lui ressemble pas. Le raciste est quelqu’un
qui souffre d’un complexe d’infériorité ou de supériorité. Cela revient au même
puisque son comportement, dans un cas comme dans l’autre, sera du mépris.
— Il a peur ?
— L’être humain a besoin d’être rassuré. Il n’aime pas trop ce qui risque de le
déranger dans ses certitudes. Il a tendance à se méfier de ce qui est nouveau.
Souvent, on a peur de ce qu’on ne connaît pas. On a peur dans l’obscurité, parce
qu’on ne voit pas ce qui pourrait nous arriver quand toutes les lumières sont
éteintes. On se sent sans défense face à l’inconnu. On imagine des choses
horribles. Sans raison. Ce n’est pas logique. Parfois, il n’y a rien qui justifie la
peur, et pourtant on a peur. On a beau se raisonner, on réagit comme si une
menace réelle existait. Le racisme n’est pas quelque chose de juste ou de
raisonnable.
— Papa, si le raciste est un homme qui a peur, le chef du parti qui n’aime pas
les étrangers doit avoir peur tout le temps. Pourtant, chaque fois qu’il apparaît à
la télévision, c’est moi qui ai peur ! Il hurle, menace le journaliste et tape sur la
table.
— Oui, mais ce chef dont tu parles est un homme politique connu pour son
agressivité. Son racisme s’exprime de manière violente. Il communique aux gens
mal informés des affirmations fausses pour qu’ils aient peur. Il exploite la peur,
parfois réelle, des gens. Par exemple, il leur dit que les immigrés viennent en
France pour prendre le travail des Français, toucher les allocations familiales et
se faire soigner gratuitement dans les hôpitaux. Ce n’est pas vrai. Les immigrés
font souvent les travaux que refusent les Français. Ils payent leurs impôts et
cotisent pour la sécurité sociale ; ils ont droit aux soins quand ils tombent
malades. Si demain, par malheur, on expulsait tous les immigrés de France,
l’économie de ce pays s’écroulerait.
— Je comprends. Le raciste a peur sans raison.
— Il a peur de l’étranger, celui qu’il ne connaît pas, surtout si cet étranger est
plus pauvre que lui. Il se méfiera plus d’un ouvrier africain que d’un milliardaire
américain. Ou mieux encore, quand un émir d’Arabie vient passer des vacances
sur la Côte d’Azur, il est accueilli à bras ouverts, parce que celui qu’on accueille,
ce n’est pas l’Arabe, mais l’homme riche venu dépenser de l’argent.

— C’est quoi un étranger ?


— Le mot « étranger » vient du mot « étrange », qui signifie du dehors,
extérieur. Il désigne celui qui n’est pas de la famille, qui n’appartient pas au clan
ou à la tribu. C’est quelqu’un qui vient d’un autre pays, qu’il soit proche ou
lointain, parfois d’une autre ville ou d’un autre village. Cela a donné le mot
« xénophobie », qui signifie hostile aux étrangers, à ce qui vient de l’étranger.
Aujourd’hui, le mot « étrange » désigne quelque chose d’extraordinaire, de très
différent de ce qu’on a l’habitude de voir. Il a comme synonyme le mot
« bizarre ».
— Quand je vais chez ma copine, en Normandie, je suis une étrangère ?
— Pour les habitants du coin, oui, sans doute, puisque tu viens d’ailleurs, de
Paris, et que tu es marocaine. Tu te souviens quand nous sommes allés au
Sénégal ? Eh bien, nous étions des étrangers pour les Sénégalais.
— Mais les Sénégalais n’avaient pas peur de moi, ni moi d’eux !
— Oui, parce que ta maman et moi t’avions expliqué que tu ne devais pas
avoir peur des étrangers, qu’ils soient riches ou pauvres, grands ou petits, blancs
ou noirs. N’oublie pas ! On est toujours l’étranger de quelqu’un, c’est-à-dire
qu’on est toujours perçu comme quelqu’un d’étrange par celui qui n’est pas de
notre culture.
— Dis, Papa, je n’ai toujours pas compris pourquoi le racisme existe un peu
partout.
— Dans les sociétés très anciennes, dites primitives, l’homme avait un
comportement proche de celui de l’animal. Un chat commence par marquer son
territoire. Si un autre chat, ou un autre animal, tente de lui voler sa nourriture ou
de s’en prendre à ses petits, le chat qui se sent chez lui se défend et protège les
siens de toutes ses griffes. L’homme est ainsi. Il aime avoir sa maison, sa terre,
ses biens et se bat pour les garder. Ce qui est normal. Le raciste, lui, pense que
l’étranger, quel qu’il soit, va lui prendre ses biens. Alors il s’en méfie, sans
même réfléchir, presque d’instinct. L’animal ne se bat que s’il est attaqué. Mais
parfois l’homme attaque l’étranger sans même que celui-ci ait l’intention de lui
ravir quoi que ce soit.
— Et tu trouves ça commun à toutes les sociétés ?
— Commun, assez répandu, oui, normal, non. Depuis longtemps, l’homme
agit ainsi. Il y a la nature et puis la culture. Autrement dit, il y a le comportement
instinctif, sans réflexion, sans raisonnement, puis il y a le comportement réfléchi,
celui qu’on a acquis par l’éducation, l’école et le raisonnement. C’est ce qu’on
appelle « culture », par opposition à « nature ». Avec la culture, on apprend à
vivre ensemble ; on apprend surtout que nous ne sommes pas seuls au monde,
qu’il existe d’autres peuples avec d’autres traditions, d’autres façons de vivre et
qu’elles sont aussi valables que les nôtres.
— Si par culture tu veux dire éducation, le racisme peut aussi venir de ce
qu’on apprend…
— On ne naît pas raciste, on le devient. Il y a une bonne et une mauvaise
éducation. Tout dépend de celui qui éduque, que ce soit à l’école ou à la maison.

— Alors, l’animal, qui ne reçoit aucune éducation, est meilleur que l’homme !
— Disons que l’animal n’a pas de sentiments préétablis. L’homme, au
contraire, a ce qu’on appelle des préjugés. Il juge les autres avant de les
connaître. Il croit savoir d’avance ce qu’ils sont et ce qu’ils valent. Souvent, il se
trompe. Sa peur vient de là. Et c’est pour combattre sa peur que l’homme est
parfois amené à faire la guerre. Tu sais, quand je dis qu’il a peur, il ne faut pas
croire qu’il tremble ; au contraire, sa peur provoque son agressivité ; il se sent
menacé et il attaque. Le raciste est agressif.
— Alors c’est à cause du racisme qu’il y a des guerres ?
— Certaines, oui. À la base, il y a une volonté de prendre le bien des autres.
On utilise le racisme ou la religion pour pousser les gens à la haine, à se détester
alors qu’ils ne se connaissent même pas. Il y a la peur de l’étranger, peur qu’il
prenne ma maison, mon travail, ma femme. C’est l’ignorance qui alimente la
peur. Je ne sais pas qui est cet étranger, et lui non plus ne sait pas qui je suis.
Regarde par exemple nos voisins de l’immeuble. Ils se sont longtemps méfiés de
nous, jusqu’au jour où nous les avons invités à manger un couscous. C’est à ce
moment-là qu’ils se sont rendu compte que nous vivions comme eux. À leurs
yeux, nous avons cessé de paraître dangereux, bien que nous soyons originaires
d’un autre pays, le Maroc. En les invitant, nous avons chassé leur méfiance.
Nous nous sommes parlé, nous nous sommes un peu mieux connus. Nous avons
ri ensemble. Cela veut dire que nous étions à l’aise entre nous, alors
qu’auparavant, quand nous nous rencontrions dans l’escalier, nous nous disions à
peine bonjour.
— Donc, pour lutter contre le racisme, il faut s’inviter les uns les autres !
— C’est une bonne idée. Apprendre à se connaître, à se parler, à rire
ensemble ; essayer de partager ses plaisirs, mais aussi ses peines, montrer que
nous avons souvent les mêmes préoccupations, les mêmes problèmes, c’est cela
qui pourrait faire reculer le racisme. Le voyage lui aussi peut être un bon moyen
pour mieux connaître les autres. Déjà Montaigne (1533-1592) poussait ses
compatriotes à voyager et à observer les différences. Pour lui, le voyage était le
meilleur moyen de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ».
Connaître les autres pour mieux se connaître.

— Est-ce que le racisme a toujours existé ?


— Oui, depuis que l’homme existe, sous des formes différentes selon les
époques. Déjà, à une époque très ancienne, l’époque de la préhistoire, celle
qu’un romancier a appelée « la guerre du feu », les hommes s’attaquaient avec
des armes rudimentaires, de simples gourdins, pour un territoire, une cabane, une
femme, des provisions de nourriture, etc. Alors ils fortifiaient les frontières,
aiguisaient leurs armes, de peur d’être envahis. L’homme est obsédé par sa
sécurité, ce qui l’entraîne parfois à craindre le voisin, l’étranger.
— Le racisme, c’est la guerre ?
— Les guerres peuvent avoir des causes différentes, souvent économiques.
Mais, en plus, certaines se font au nom de la supposée supériorité d’un groupe
sur un autre. On peut dépasser cet aspect instinctif par le raisonnement et par
l’éducation. Pour y arriver, il faut décider de ne plus avoir peur du voisin, de
l’étranger.

— Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?


— Apprendre. S’éduquer. Réfléchir. Chercher à comprendre toute chose, se
montrer curieux de tout ce qui touche à l’homme, contrôler ses premiers
instincts, ses pulsions…
— C’est quoi une pulsion ?
— C’est l’action de pousser, de tendre vers un but de manière non réfléchie.
Ce mot a donné « répulsion », qui est l’action concrète de repousser l’ennemi, de
chasser quelqu’un vers l’extérieur. Répulsion veut dire aussi dégoût. Il exprime
un sentiment très négatif.
— Le raciste, c’est celui qui pousse l’étranger dehors parce qu’il le dégoûte ?
— Oui, il le chasse même s’il n’est pas menacé, simplement parce qu’il ne lui
plaît pas. Et, pour justifier cette action violente, il invente des arguments qui
l’arrangent. Parfois, il fait appel à la science, mais la science n’a jamais justifié
le racisme. Il lui fait dire n’importe quoi, parce qu’il pense que la science lui
fournit des preuves solides et incontestables. Le racisme n’a aucune base
scientifique, même si des hommes ont essayé de se servir de la science pour
justifier leurs idées de discrimination.
— Que veut dire ce mot ?
— C’est le fait de séparer un groupe social ou ethnique des autres en le traitant
plus mal. C’est comme si, par exemple, dans une école, l’administration décidait
de regrouper dans une classe tous les élèves noirs parce qu’elle considère que
ces enfants sont moins intelligents que les autres. Heureusement, cette
discrimination n’existe pas dans les écoles françaises. Elle a existé en Amérique
et en Afrique du Sud. Quand on oblige une communauté, ethnique ou religieuse,
à se rassembler pour vivre isolée du reste de la population, on crée ce qu’on
appelle des ghettos.
— C’est une prison ?
— Le mot « ghetto » est le nom d’une petite île en face de Venise, en Italie.
En 1516, les Juifs de Venise furent envoyés dans cette île, séparés des autres
communautés. Le ghetto est une forme de prison. En tout cas, c’est une
discrimination.
— Quelles sont les preuves scientifiques du raciste ?
— Il n’y en a pas, mais le raciste croit ou fait croire que l’étranger appartient à
une autre race, une race qu’il considère comme inférieure. Mais il a totalement
tort, il existe une seule race et c’est tout, appelons-la le genre humain ou l’espèce
humaine, par opposition à l’espèce animale. Chez les animaux, les différences
sont grandes d’une espèce à l’autre. Il y a l’espèce canine et l’espèce bovine.
Dans l’espèce canine, les différences sont si importantes (entre un berger
allemand et un teckel) qu’il est possible de définir des races. C’est impossible
pour l’espèce humaine, parce qu’un homme égale un homme.
— Mais, Papa, on dit bien que quelqu’un est de race blanche, un autre de race
noire, ou jaune, on nous l’a souvent dit à l’école. L’institutrice nous a encore dit
l’autre jour qu’Abdou, qui vient du Mali, était de race noire.
— Si ton institutrice a vraiment dit cela, elle se trompe. Je suis désolé de te
dire ça, je sais que tu l’aimes bien, mais elle commet une erreur et je crois
qu’elle ne le sait pas elle-même. Écoute-moi bien, ma fille : les races humaines
n’existent pas. Il existe un genre humain dans lequel il y a des hommes et des
femmes, des personnes de couleur, de grande taille ou de petite taille, avec des
aptitudes différentes et variées. Et puis il y a plusieurs races animales. Le mot
« race » ne doit pas être utilisé pour dire qu’il y a une diversité humaine. Le mot
« race » n’a pas de base scientifique. Il a été utilisé pour exagérer les effets de
différences apparentes, c’est-à-dire physiques. On n’a pas le droit de se baser sur
les différences physiques – la couleur de la peau, la taille, les traits du visage –
pour diviser l’humanité de manière hiérarchique, c’est-à-dire en considérant
qu’il existe des hommes supérieurs par rapport à d’autres hommes qu’on mettrait
dans une classe inférieure. Autrement dit, on n’a pas le droit de croire, et surtout
de faire croire, que parce qu’on est blanc de peau on a des qualités
supplémentaires par rapport à une personne de couleur. Je te propose de ne plus
utiliser le mot « race ». Il a tellement été exploité par des gens malveillants
qu’il vaut mieux le remplacer par les mots « genre humain ». Donc le genre
humain est composé de groupes divers et différents. Mais tous les hommes et
toutes les femmes de la planète ont du sang de la même couleur dans leurs
veines, qu’ils aient la peau rose, blanche, noire, marron, jaune ou autre.

— Pourquoi les Africains ont la peau noire et les Européens la peau blanche ?
— L’aspect foncé de la peau est dû à un pigment appelé la mélanine. Ce
pigment existe chez tous les êtres humains. Il est cependant fabriqué par
l’organisme en plus grande quantité chez les Africains que chez les Européens
ou les Asiatiques.
— Alors mon copaim Abdou fabrique plus de…
— Mélanine, c’est comme un colorant.
— Donc il fabrique plus de mélanine que moi. Je sais aussi que nous avons
tous du sang rouge, mais quand Maman avait besoin de sang, le médecin avait
dit que ton groupe était différent.
— Oui, il existe plusieurs groupes sanguins : ils sont au nombre de quatre, A,
B, O et AB. Le groupe O est donneur universel. Le groupe AB est receveur
universel. Cela n’a rien à voir avec une question de supériorité ou d’infériorité.
Les différences sont dans la culture (la langue, les coutumes, les rites, la cuisine,
etc.). Souviens-toi, c’est Tam, l’amie vietnamienne de ta mère, qui lui a donné
du sang, alors que ta maman est marocaine. Elles ont le même groupe sanguin.
Et pourtant elles sont de cultures très différentes et n’ont pas la même couleur de
peau.
— Donc si un jour mon copain malien, Abdou, a besoin de sang, je pourrai lui
en donner ?
— Si vous appartenez au même groupe sanguin ? oui.

— C’est quoi, un raciste ?


— Le raciste est celui qui, sous prétexte qu’il n’a pas la même couleur de
peau, ni la même langue, ni la même façon de faire la fête, se croit meilleur,
disons supérieur, que celui qui est différent de lui. Il persiste à croire qu’il existe
plusieurs races et se dit : « Ma race est belle et noble ; les autres sont laides et
bestiales. »
— Il n’y a pas de race meilleure ?
— Non. Des historiens, aux XVIIIe et XIXe siècles, ont essayé de démontrer qu’il
existait une race blanche qui serait meilleure sur le plan physique et mental
qu’une supposée race noire. À l’époque, on croyait que l’humanité était divisée
en plusieurs races. Un historien (Ernest Renan, 1823-1892) a même désigné les
groupes humains appartenant à « la race inférieure » : les Noirs d’Afrique, les
Aborigènes d’Australie et les Indiens d’Amérique. Pour lui, « le Noir serait à
l’homme ce qu’est l’âne au cheval », c’est-à-dire « un homme à qui
manqueraient l’intelligence et la beauté » ! Mais, comme dit un professeur en
médecine spécialiste du sang, « les races pures, dans le règne animal, ne peuvent
exister qu’à l’état expérimental, au laboratoire, avec des souris par exemple ». Il
ajoute qu’« il existe plus de différences socioculturelles entre un Chinois, un
Malien et un Français, que de différences génétiques ».
— C’est quoi les différences socioculturelles ?
— Les différences socioculturelles sont celles qui distinguent un groupe
humain d’un autre, à travers la manière dont les hommes s’organisent en société
(n’oublie pas, chaque groupe humain a ses traditions et ses coutumes) et ce
qu’ils créent comme produits culturels (la musique africaine est différente de la
musique européenne). La culture de l’un est différente de celle de l’autre groupe.
Il en va de même pour ce qui concerne la manière de se marier, de faire la fête,
etc.
— Et c’est quoi la génétique ?
— Le terme « génétique » désigne les gènes, c’est-à-dire des éléments
responsables du facteur héréditaire dans notre organisme. Un gène est une unité
héréditaire. Tu sais ce que c’est que l’hérédité ? C’est tout ce que les parents
transmettent à leurs enfants : par exemple, les caractères physiques et
psychiques. La ressemblance physique et certains traits de caractère des parents
qu’on retrouve chez leurs enfants s’expliquent par l’hérédité.
— Alors nous sommes plus différents par notre éducation que par les gènes ?
— De toute façon, nous sommes tous différents les uns des autres.
Simplement, certains d’entre nous ont des traits communs héréditaires. En
général, ils se regroupent entre eux. Ils forment une population qui se distingue
d’un autre groupe par sa façon de vivre. Il existe plusieurs groupes humains qui
diffèrent entre eux par la couleur de la peau, par le système pileux, par les traits
du visage et aussi par la culture. Quand ils se mélangent (par le mariage), cela
donne des enfants qu’on appelle « métis ». En général, les métis sont beaux.
C’est le mélange qui produit la beauté. Le métissage est un bon rempart contre le
racisme.
— Si nous sommes tous différents, la ressemblance n’existe pas…
— Chaque être humain est unique. De par le monde, il n’existe pas deux êtres
humains absolument identiques. Même de vrais jumeaux restent différents. La
particularité de l’homme, c’est de porter une identité qui ne définit que lui-
même. Il est singulier, c’est-à-dire irremplaçable. On peut certes remplacer un
fonctionnaire par un autre, mais la reproduction exacte du même est impossible.
Chacun d’entre nous peut se dire : « je ne suis pas comme les autres », et il aura
raison. Dire : « je suis unique », cela ne veut pas dire « être le meilleur ». C’est
simplement constater que chaque être humain est singulier. Autrement dit,
chaque visage est un miracle, unique et inimitable.
— Moi aussi ?
— Absolument. Tu es unique, comme Abdou est unique, comme Céline est
unique. Il n’existe pas sur terre deux empreintes digitales rigoureusement
identiques. Chaque doigt a sa propre empreinte. C’est pour cela que, dans les
films policiers, on commence par relever les empreintes laissées sur les objets
pour identifier les personnes qui se trouvaient sur les lieux du crime.
— Mais, Papa, on a montré l’autre jour à la télévision une brebis qui a été
fabriquée en deux exemplaires !
— Tu veux parler de ce qu’on appelle le clonage, le fait de reproduire une
chose en autant d’exemplaires qu’on veut. Cela est possible avec les objets. Ils
sont fabriqués par des machines qui reproduisent le même objet de manière
identique. Mais on ne doit pas le faire avec les animaux et encore moins avec les
humains.
— Tu as raison, je n’aimerais pas avoir deux Céline dans ma classe. Une seule
suffit.
— Tu te rends compte, si on pouvait reproduire les humains comme on fait
des photocopies, on contrôlerait le monde, on déciderait de multiplier certains ou
d’en éliminer d’autres. C’est horrible.
— Ça me fait peur… Même ma meilleure amie, je n’aimerais pas l’avoir en
double !
— Et puis, si on autorisait le clonage, des hommes dangereux pourraient s’en
servir à leur profit, par exemple prendre le pouvoir et écraser les faibles.
Heureusement, l’être humain est unique et ne se reproduit pas à l’identique.
Parce que je ne suis pas identique à mon voisin ni à mon frère jumeau, parce que
nous sommes tous différents les uns des autres, on peut dire et constater que « la
richesse est dans la différence ».

— Si j’ai bien compris, le raciste a peur de l’étranger parce qu’il est ignorant,
croit qu’il existe plusieurs races et considère la sienne comme la meilleure ?
— Oui, ma fille. Mais ce n’est pas tout. Tu as oublié la violence et la volonté
de dominer les autres.
— Le raciste est quelqu’un qui se trompe.
— Les racistes sont convaincus que le groupe auquel ils appartiennent – qui
peut être défini par la religion, le pays, la langue, ou tout ensemble – est
supérieur au groupe d’en face.
— Comment font-ils pour se sentir supérieurs ?
— En croyant et en faisant croire qu’il existe des inégalités naturelles d’ordre
physique, c’est-à-dire apparentes, ou d’ordre culturel, ce qui leur donne un
sentiment de supériorité par rapport aux autres. Ainsi, certains se réfèrent à la
religion pour justifier leur comportement ou leur sentiment. Il faut dire que
chaque religion croit être la meilleure pour tous et a tendance à proclamer que
ceux qui ne la suivent pas font fausse route.
— Tu dis que les religions sont racistes ?
— Non, ce ne sont pas les religions qui sont racistes, mais ce que les hommes
en font parfois et qui se nourrit du racisme. En l’an 1095, le pape Urbain II
lança, à partir de la ville de Clermont-Ferrand, une guerre contre les musulmans,
considérés comme des infidèles. Des milliers de chrétiens partirent vers les pays
d’Orient massacrer les Arabes et les Turcs. Cette guerre, faite au nom de Dieu,
prit le nom de « croisades ». (La croix, symbole des chrétiens, contre le
croissant, symbole des musulmans.)
« Entre le XIe et le XVe siècle, les chrétiens d’Espagne ont expulsé les
musulmans puis les Juifs en invoquant des raisons religieuses.
« Ainsi, certains prennent appui sur les livres sacrés pour justifier leur
tendance à se dire supérieurs aux autres. Les guerres de religion sont fréquentes.
— Mais tu m’as dit un jour que le Coran était contre le racisme.
— Oui, le Coran, comme la Thora ou la Bible ; tous les livres sacrés sont
contre le racisme. Le Coran dit que les hommes sont égaux devant Dieu et qu’ils
sont différents par l’intensité de leur foi. Dans la Thora, il est écrit : « … si un
étranger vient séjourner avec toi, ne le moleste point, il sera pour toi comme un
de tes compatriotes… et tu l’aimeras comme toi-même. » La Bible insiste sur le
respect du prochain, c’est-à-dire de l’autre être humain, qu’il soit ton voisin, ton
frère ou un étranger. Dans le Nouveau Testament, il est dit : « Ce que je vous
commande, c’est de vous aimer les uns les autres », et « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même ». Toutes les religions prêchent la paix entre les hommes.
— Et si on ne croit pas en Dieu ? Je dis ça parce que parfois je me demande si
l’enfer, le paradis existent vraiment…
— Si on n’a pas la foi, on est mal vu, très mal vu, par les religieux ; pour les
plus fanatiques d’entre eux, on devient même un ennemi.
— L’autre jour, à la télévision, quand il y a eu des attentats, un journaliste a
accusé l’islam. C’était un journaliste raciste, d’après toi ?
— Non, il n’est pas raciste, il est ignorant et incompétent. Ce journaliste
confond l’islam et la politique. Ce sont des hommes politiques qui utilisent
l’islam dans leurs luttes. On les appelle des intégristes.
— Ce sont des racistes ?
— Les intégristes sont des fanatiques. Le fanatique est celui qui pense qu’il est
le seul à détenir la Vérité. Souvent, le fanatisme et la religion vont ensemble. Les
intégristes existent dans la plupart des religions. Ils se croient inspirés par
l’esprit divin. Ils sont aveugles et passionnés et veulent imposer leurs
convictions à tous les autres. Ils sont dangereux, car ils n’accordent pas de prix à
la vie des autres. Au nom de leur Dieu, ils sont prêts à tuer et même à mourir ;
beaucoup sont manipulés par un chef. Évidemment, ils sont racistes.
— C’est comme les gens qui votent pour Le Pen ?
— Le Pen dirige un parti politique fondé sur le racisme, c’est-à-dire la haine
de l’étranger, de l’immigré, la haine des musulmans, des Juifs, etc.
— C’est le parti de la haine !
— Oui. Mais tous ceux qui votent pour Le Pen ne sont peut-être pas racistes…
Je me le demande… Sinon, il y aurait plus de quatre millions de racistes en
France ! C’est beaucoup ! On les trompe ; ou bien ils ne veulent pas voir la
réalité. En votant pour Le Pen, certains expriment un désarroi ; mais ils se
trompent de moyen.
— Dis-moi, Papa, comment faire pour que les gens ne soient plus racistes ?
— Comme disait le général de Gaulle, « vaste programme » ! La haine est
tellement plus facile à installer que l’amour. Il est plus facile de se méfier, de ne
pas aimer que d’aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Toujours cette tendance
spontanée, la fameuse pulsion de tout à l’heure, qui s’exprime par le refus et le
rejet.

— C’est quoi le refus, le rejet ?


— C’est le fait de fermer la porte et les fenêtres. Si l’étranger frappe à la porte,
on ne lui ouvre pas. S’il insiste, on ouvre mais on ne lui permet pas de rester ; on
lui signifie qu’il vaut mieux aller ailleurs, on le repousse.
— Et ça donne la haine ?
— Ça, c’est la méfiance naturelle que certaines personnes ont les unes pour les
autres. La haine est un sentiment plus grave, plus profond, car il suppose son
contraire, l’amour.
— Je ne comprends pas, de quel amour tu parles ?
— Celui que l’on a pour soi-même.
— Ça existe, des gens qui ne s’aiment pas eux-mêmes ?
— Quand on ne s’aime pas, on n’aime personne. C’est comme une maladie.
C’est une misère. Très souvent, le raciste s’aime beaucoup. Il s’aime tellement
qu’il n’a plus de place pour les autres. D’où son égoïsme.
— Alors, le raciste est quelqu’un qui n’aime personne et est égoïste. Il doit
être malheureux. C’est l’enfer !
— Oui, le racisme, c’est l’enfer.
— L’autre jour, en parlant avec tonton, tu as dit : « L’enfer c’est les autres. »
Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça n’a rien à voir avec le racisme. C’est une expression qu’on utilise quand
on est obligé de supporter des gens avec lesquels on n’a pas envie de vivre.
— C’est comme le racisme.
— Non, pas tout à fait, car il ne s’agit pas d’aimer tout le monde. Si
quelqu’un, disons ton cousin turbulent, envahit ta chambre, déchire tes cahiers et
t’empêche de jouer toute seule, tu n’es pas raciste parce que tu le mets hors de ta
chambre. En revanche, si un camarade de classe, disons Abdou le Malien, vient
dans ta chambre, se conduit bien et que tu le mets dehors pour la seule raison
qu’il est noir alors, là, tu es raciste. Tu comprends ?
— D’accord, mais « l’enfer, c’est les autres », je n’ai pas bien compris.
— C’est une réplique tirée d’une pièce de Jean-Paul Sartre qui s’appelle Huis
clos. Trois personnages se retrouvent dans une belle chambre après leur mort, et
pour toujours. Ils devront vivre ensemble et n’ont aucun moyen d’en échapper.
C’est ça l’enfer. D’où l’expression « l’enfer, c’est les autres ».
— Là, ce n’est pas du racisme. J’ai le droit de ne pas aimer tout le monde.
Mais comment savoir quand ce n’est pas du racisme ?
— Un homme ne peut pas aimer absolument tout le monde, et s’il est obligé
de vivre avec des gens qu’il n’a pas choisis, il pourra vivre l’enfer et leur trouver
des défauts, ce qui le rapprochera du raciste. Pour justifier sa répulsion, le raciste
invoque des caractéristiques physiques ; il dira : je ne peux plus supporter un tel
parce qu’il a le nez busqué, ou parce qu’il a les cheveux crépus, ou les yeux
bridés, etc. Voici ce que pense au fond de lui le raciste : « Peu m’importe de
connaître les défauts et les qualités individuels d’une personne. Il me suffit de
savoir qu’elle appartient à une communauté déterminée pour la rejeter. » Il
s’appuie sur des traits physiques ou psychologiques pour justifier son rejet de la
personne.
— Donne-moi des exemples.
— On dira que les Noirs sont « robustes mais paresseux, gourmands et
malpropres » ; on dira que les Chinois sont « petits, égoïstes et cruels » ; on dira
que les Arabes sont « fourbes, agressifs et traîtres », on dira « c’est du travail
arabe » pour caractériser un travail bâclé ; on dira que les Turcs sont « forts et
brutaux » ; on affublera les Juifs des pires défauts physiques et moraux pour
tenter de justifier leurs persécutions… Les exemples abondent. Des Noirs diront
que les Blancs ont une drôle d’odeur, des Asiatiques diront que les Noirs sont
des sauvages, etc. Il faut chasser de ton vocabulaire ces expressions toutes faites,
du genre « tête de Turc », « travail arabe », « rire jaune », « trimer comme un
nègre », etc. Ce sont des sottises qu’il faut combattre.
— Comment les combattre ?
— D’abord, apprendre à respecter. Le respect est essentiel. D’ailleurs, les gens
ne réclament pas qu’on les aime mais qu’on les respecte dans leur dignité d’être
humain. Le respect, c’est avoir de l’égard et de la considération. C’est savoir
écouter. L’étranger réclame non de l’amour et de l’amitié, mais du respect.
L’amour et l’amitié peuvent naître après, quand on se connaît mieux et qu’on
s’apprécie. Mais, au départ, il ne faut avoir aucun jugement décidé d’avance.
Autrement dit, pas de préjugé. Or le racisme se développe grâce à des idées
toutes faites sur les peuples et leur culture. Je te donne d’autres exemples de
généralisations stupides : les Écossais sont avares, les Belges pas très malins, les
Gitans voleurs, les Asiatiques sournois, etc. Toute généralisation est imbécile et
source d’erreur. C’est pour ça qu’il ne faut jamais dire : « Les Arabes sont ceci
ou cela » ; « Les Français sont comme ci ou comme ça… », etc. Le raciste est
celui qui généralise à partir d’un cas particulier. S’il est volé par un Arabe, il en
conclura que tous les Arabes sont des voleurs. Respecter autrui, c’est avoir le
souci de la justice.
— Mais on peut raconter des histoires belges sans être raciste !
— Pour pouvoir se moquer des autres, il faut savoir rire de soi-même. Sinon,
on n’a pas d’humour. L’humour est une force.
— C’est quoi l’humour, c’est le rire ?
— Avoir le sens de l’humour, c’est savoir plaisanter et ne pas se prendre au
sérieux. C’est faire ressortir en toute chose l’aspect qui conduit à rire ou à
sourire. Un poète a dit : « L’humour, c’est la politesse du désespoir. »
— Est-ce que les racistes ont le sens de l’humeur, je veux dire de l’humour ?
— C’est un bon lapsus ; avant on utilisait le mot « humeur » pour parler de
l’humour. Non, les racistes n’ont pas le sens de l’humour ; quant à leur humeur,
elle est souvent méchante. Ils ne savent rire que méchamment des autres, en
montrant leurs défauts comme si eux-mêmes n’en avaient pas. Quand le raciste
rit, c’est pour montrer sa prétendue supériorité ; en fait, ce qu’il montre, c’est
son ignorance et son degré de bêtise, ou sa volonté de nuire. Pour désigner les
autres, il utilisera des termes hideux, insultants. Par exemple, il appellera un
Arabe « bougnoule », « raton », « bicot », « melon », un Italien « rital » ou
« macaroni », un Juif « youpin », un Noir « nègre », etc.
— Quand on est bête, on est raciste ?
— Non, mais quand on est raciste on est bête.

— Donc, si je résume bien, le racisme vient de : 1) la peur, 2) l’ignorance, 3)


la bêtise.
— Tu as raison. Il faut que tu saches aussi ceci : on peut posséder le savoir et
l’utiliser pour justifier le racisme. L’intelligence peut être utilisée au service
d’une mauvaise cause ; donc ce n’est pas aussi simple.
— Comment ?
— Parfois, des gens éduqués et cultivés, à la suite d’un malheur – le chômage
par exemple –, rendent des étrangers responsables de leur situation. Au fond
d’eux-mêmes, ils savent que les étrangers n’y sont pour rien, mais ils ont besoin
de porter leur colère sur quelqu’un. C’est ce qu’on appelle un bouc émissaire.
— C’est quoi un bouc émissaire ?
— Il y a très longtemps, la communauté d’Israël choisissait un bouc qu’elle
chargeait symboliquement de ses impuretés et le lâchait dans le désert. Quand on
veut faire retomber ses erreurs sur quelqu’un, on choisit un bouc émissaire. En
France, les racistes font croire que, s’il y a une crise économique, c’est dû aux
étrangers. Ils les accusent de prendre le travail et le pain des Français. Ainsi, le
parti appelé le Front national, qui est un parti raciste, a collé sur tous les murs de
France des affiches où il était écrit : « 3 millions de chômeurs = 3 millions
d’immigrés en trop ». Tu sais, un Français sur cinq est d’origine étrangère !
— Mais les immigrés sont eux aussi frappés par le chômage ! Le père de
Souad, la cousine de Maman, n’a pas de travail depuis deux ans. Il cherche mais
ne trouve pas. Quelquefois, quand il téléphone pour un boulot, c’est d’accord,
puis quand il se présente on lui dit que c’est trop tard !
— Tu as raison. Mais les racistes sont des menteurs. Ils racontent n’importe
quoi sans se soucier de la vérité. Ce qu’ils veulent, c’est frapper les imaginations
avec des slogans. Des études économiques ont démontré que cette équation, « 3
millions de chômeurs = 3 millions d’immigrés en trop », est absolument fausse.
Mais quelqu’un de malheureux parce qu’il est sans emploi est prêt à croire
n’importe quelle sottise qui apaisera sa colère.
— Accuser des immigrés ne va pas lui donner du travail !
— Oui, évidemment, nous retrouvons la peur de l’étranger, celui qu’on charge
des maux et des méfaits. C’est plus facile. Le raciste est quelqu’un qui pratique
la mauvaise foi.
— La mauvaise foi ?
— Je te donne un exemple : un élève étranger a de mauvaises notes à l’école.
Au lieu de s’en prendre à lui-même parce qu’il n’a pas assez travaillé, il dira que
s’il a de mauvaises notes, c’est parce que l’institutrice est raciste.
— C’est comme ma cousine Nadia. Elle a eu un avertissement et elle a dit à
ses parents que les professeurs n’aimaient pas les Arabes ! Elle est gonflée, je
sais que c’est une mauvaise élève.
— C’est ça la mauvaise foi !
— Mais Nadia n’est pas raciste…
— Elle utilise un argument bête pour dégager sa part de responsabilité, et cela
ressemble à la méthode des racistes.
— Donc il faut ajouter à la peur, à l’ignorance et à la bêtise, la mauvaise foi.
— Oui. Si je t’explique aujourd’hui comment on devient raciste, c’est parce
que le racisme prend parfois des dimensions tragiques. Alors ce n’est plus une
simple question de méfiance ou de jalousie à l’égard des gens appartenant à un
groupe donné. Dans le passé, on a vu tout un peuple soumis à la loi du racisme et
de l’extermination.

— C’est quoi l’extermination ? Ça doit être horrible !


— C’est le fait de faire disparaître de manière radicale et définitive une
communauté, un groupe.
— Comment ? On tue tout le monde ?
— C’est ce qui s’est passé durant la Seconde Guerre mondiale lorsque Hitler,
le chef de l’Allemagne nazie, a décidé d’éliminer de la planète les Juifs et les
Tsiganes (quant aux Arabes, Hitler les a traités de « dernière race après les
crapauds » !). Il a réussi à brûler et à gazer cinq millions de Juifs. Cela s’appelle
un génocide. À la base, il y a une théorie raciste qui dit : « Les Juifs étant
considérés comme des gens appartenant à une “race impure”, donc inférieure, ils
n’ont pas droit à la vie ; il faut les exterminer, c’est-à-dire les éliminer jusqu’au
dernier. » En Europe, les gouvernements qui avaient des Juifs parmi leur
population devaient les dénoncer et les livrer aux nazis. Les Juifs devaient porter
une étoile jaune sur la poitrine pour qu’on les reconnaisse. On a donné à ce
racisme-là le nom d’antisémitisme.
— D’où vient ce mot ?
— Il vient du terme « sémite », qui désigne des groupes originaires d’Asie
occidentale et parlant des langues proches, comme l’hébreu et l’arabe. C’est
ainsi que les Juifs et les Arabes sont des sémites.
— Alors quand on est antisémite on est aussi anti-arabe ?
— En général, quand on parle de l’antisémitisme, on désigne le racisme anti-
juif. C’est un racisme particulier, puisqu’il a été pensé froidement et planifié de
sorte à tuer tous les Juifs. Pour répondre plus directement à ta question, je dirai
que celui qui est anti-juif est aussi anti-arabe. De toute façon, le raciste est celui
qui n’aime pas les autres, qu’ils soient juifs, arabes, noirs… Si Hitler avait gagné
la guerre, il se serait attaqué à presque toute l’humanité, car la race pure n’existe
pas. C’est un non-sens. C’est impossible. C’est pour cela qu’il faut être
extrêmement vigilant.
— Est-ce qu’un Juif peut être raciste ?
— Un Juif pourrait être raciste, comme un Arabe pourrait être raciste, comme
un Arménien pourrait être raciste, comme un Tsigane pourrait être raciste,
comme un homme de couleur pourrait être raciste… Il n’existe pas de groupe
humain qui ne comporte en son sein des individus susceptibles d’avoir des
sentiments et des comportements racistes.
— Même quand on subit le racisme ?
— Le fait d’avoir souffert de l’injustice ne rend pas forcément juste. Il en est
de même pour le racisme. Un homme qui a été victime de racisme pourrait, dans
certains cas, céder à la tentation raciste.

— Explique-moi ce que c’est qu’un génocide.


— C’est la destruction systématique et méthodique d’un groupe ethnique.
Quelqu’un de puissant et fou décide froidement de tuer par tous les moyens
toutes les personnes appartenant à un groupe humain donné. En général, ce sont
les ethnies minoritaires qui sont souvent visées par ce genre de décision.
— Encore un mot que je ne connais pas ; c’est quoi une ethnie ?
— C’est un groupe d’individus qui ont en commun une langue, des coutumes,
des traditions, une civilisation, qu’il transmet de génération en génération. C’est
un peuple qui se reconnaît dans une identité précise. Les individus qui le
composent peuvent être éparpillés dans plusieurs pays.
— Donne-moi des exemples.
— Les Juifs, les Berbères, les Arméniens, les Tsiganes, les Chaldéens, ceux
qui parlent l’araméen, la langue du Christ, etc.
— Quand on n’est pas nombreux, on risque un génocide ?
— L’Histoire montre que les minorités – ceux qui ne sont pas nombreux – ont
souvent été persécutées. Pour ne prendre que ce siècle, dès 1915, les Arméniens,
qui vivaient dans les provinces orientales de l’Anatolie, ont été pourchassés et
massacrés par les Turcs (plus d’un million de morts sur une population totale de
un million huit cent mille personnes). Ensuite, il y a eu les Juifs, massacrés en
Russie et en Pologne (on appelle ces massacres des pogroms). Juste après, plus
de cinq millions de Juifs ont été tués par les nazis en Europe, dans des camps de
concentration. Dès 1933, les nazis considérèrent les Juifs comme « une race
négative », une « sous-race », comme ils ont déclaré les Tsiganes « racialement
inférieurs » et les ont aussi massacrés (deux cent mille morts).
— Ça, c’était il y a longtemps. Et maintenant ?
— Les massacres de minorités se poursuivent. Récemment, en 1995, les
Serbes, au nom de ce qu’ils ont appelé la « purification ethnique », ont massacré
par milliers des Bosniaques musulmans.
« Au Rwanda, les Hutus ont massacré les Tutsis (minoritaires, favorisés et
opposés par les Européens aux Hutus). Ce sont deux ethnies qui se font la guerre
depuis que les Belges ont colonisé la région des Grands Lacs de ce pays. Le
colonialisme, dont nous reparlerons, a souvent divisé les populations pour
régner. Ce siècle, ma fille, a été généreux en massacres et en douleur.

— Et au Maroc, il y a des Juifs ? Je sais qu’il y a des Berbères, puisque


Maman est berbère.
— Au Maroc, les Juifs et les musulmans ont vécu presque onze siècles
ensemble. Les Juifs avaient leurs quartiers, qu’on appelle mellah. Ils ne se
mélangeaient pas avec les musulmans mais ne se disputaient pas avec eux. Entre
eux, il y avait un peu de méfiance, mais aussi du respect. Le plus important, c’est
que, lorsque les Juifs se faisaient massacrer en Europe, ils étaient protégés au
Maroc. Au moment de l’occupation de la France par l’Allemagne, le roi du
Maroc, Mohammed V, a refusé de les livrer au maréchal Pétain qui les lui
réclamait pour les envoyer dans les camps de concentration des nazis, c’est-à-
dire en enfer. Il les a protégés. Le roi a répondu à Pétain : « Ce sont mes sujets,
ce sont des citoyens marocains. Ici, ils sont chez eux, ils sont en sécurité. Je
m’engage à les protéger. » Les Juifs marocains qui se sont éparpillés dans le
monde l’aiment beaucoup. Aujourd’hui, il reste quelques milliers de Juifs au
Maroc. Et ceux qui sont partis aiment y revenir. C’est le pays arabe et musulman
qui compte le plus de Juifs sur son sol. Tu sais comment les Juifs marocains
appellent Sefrou, une petite ville au sud de Fez ? Ils l’appellent la « petite
Jérusalem ».
— Mais pourquoi sont-ils partis ?
— Quand le Maroc est devenu indépendant, en 1956, ils ont eu peur, ne
sachant pas ce qui allait se passer. Des Juifs qui étaient déjà installés en Israël les
incitaient à les rejoindre. Ensuite, les guerres de 1967 et de 1973 entre Israël et
les pays arabes ont fini par les décider à quitter leur pays natal pour aller soit en
Israël, soit en Europe ou en Amérique du Nord. Mais les Marocains musulmans
regrettaient ces départs, parce que, pendant plus de mille ans, Juifs et musulmans
ont vécu dans la paix. Il existe des chants et des poèmes qui ont été composés en
arabe par des Juifs et des musulmans. C’est une preuve de la bonne entente entre
les deux communautés.
— Alors les Marocains ne sont pas racistes !
— Cette affirmation n’a pas de sens. Il n’existe pas de peuple raciste ou non
raciste dans sa globalité. Les Marocains sont comme tout le monde. Parmi eux,
on rencontre des gens racistes et des gens non racistes.
— Aiment-ils les étrangers ?
— Ils sont connus pour leurs traditions d’hospitalité. Ils aiment accueillir les
étrangers de passage, leur montrer le pays, leur faire goûter leur cuisine. De tout
temps, les familles marocaines ont été hospitalières ; cela est aussi valable pour
les autres Maghrébins, pour les Arabes du désert, les Bédouins, les nomades, etc.
Mais certains Marocains ont un comportement condamnable, notamment avec
les Noirs.
— Pourquoi les Noirs ?
— Parce que, dans les temps anciens, des commerçants marocains partaient
faire des affaires en Afrique. Ils commerçaient avec le Sénégal, le Mali, le
Soudan, la Guinée, et certains ramenaient avec eux des femmes noires. Les
enfants qu’ils faisaient avec elles étaient souvent maltraités par l’épouse blanche
et par ses enfants. Mon oncle avait deux femmes noires. J’ai des cousins noirs.
Je me souviens qu’ils ne mangeaient pas avec nous. On a pris l’habitude
d’appeler les Noirs Abid (esclaves).
« Bien avant les Marocains, des Européens blancs considéraient le Noir
comme « un animal à part, comme le singe » (Buffon, 1707-1788). Cet homme
pourtant très savant disait aussi : « Les Nègres sont inférieurs ; c’est normal,
qu’ils soient soumis à l’esclavage. » L’esclavage a été aboli à peu près partout
dans le monde. Mais il persiste sous des formes déguisées ici ou là.

— C’est comme dans ce film américain où le patron blanc fouette des Noirs…
— Les Noirs américains sont des descendants d’esclaves que les premiers
immigrés installés en Amérique allaient chercher en Afrique. L’esclavage est le
droit de propriété appliqué à un être humain. L’esclave est totalement privé de
liberté. Il appartient corps et âme à celui qui l’a acheté. Le racisme contre les
Noirs a été et continue d’être très virulent en Amérique. Les Noirs ont mené des
luttes terribles pour obtenir des droits. Avant, dans certains États, les Noirs
n’avaient pas le droit de nager dans la même piscine que les Blancs, pas le droit
d’utiliser les mêmes toilettes que les Blancs, ni d’être enterrés dans le même
cimetière que celui des Blancs, pas le droit de monter dans le même autobus ou
de fréquenter les mêmes écoles que les Blancs. En 1957, à Little Rock, une
petite ville du Sud des États-Unis, il a fallu l’intervention du président
Eisenhower, de la police et de l’armée pour que neuf enfants noirs puissent
entrer à la Central High School, une école pour Blancs… La lutte pour les droits
des Noirs n’a pas cessé malgré l’assassinat, en 1968 à Atlanta, d’un des grands
initiateurs de cette lutte, Martin Luther King. Aujourd’hui, les choses
commencent à changer. C’est comme en Afrique du Sud où les Blancs et les
Noirs vivaient séparés. C’est ce qu’on appelait l’apartheid. Les Noirs, plus
nombreux, étaient discriminés par la minorité blanche qui dirigeait le pays.
« Il faut que je te dise aussi que les Noirs sont comme tout le monde, eux aussi
ont des comportements racistes à l’égard des personnes différentes d’eux. Le fait
qu’ils soient souvent victimes de discrimination raciale n’empêche pas certains
d’entre eux d’être racistes.
— Tu as dit tout à l’heure que le colonialisme divisait les gens… C’est quoi le
colonialisme, c’est aussi du racisme ?
— Au XIXe siècle, des pays européens comme la France, l’Angleterre, la
Belgique, l’Italie, le Portugal ont occupé militairement des pays africains et
asiatiques. Le colonialisme est une domination. Le colonialiste considère qu’il
est de son devoir, en tant qu’homme blanc et civilisé, d’aller « apporter la
civilisation à des races inférieures ». Il pense, par exemple, qu’un Africain, du
fait qu’il est noir, a moins d’aptitudes intellectuelles qu’un Blanc, autrement dit
qu’il est moins intelligent qu’un Blanc.
— Le colonialiste est raciste !
— Il est raciste et dominateur. Quand on est dominé par un autre pays, on
n’est pas libre, on perd son indépendance. Ainsi l’Algérie, jusqu’en 1962, était
considérée comme une partie de la France. Ses richesses ont été exploitées et ses
habitants privés de liberté. Les Français ont débarqué en Algérie en 1830 et se
sont emparés de tout le pays. Ceux qui ne voulaient pas de cette domination
étaient pourchassés, arrêtés et même tués. Le colonialisme est un racisme à
l’échelle de l’État.
— Comment un pays peut-il être raciste ?
— Pas tout un pays, mais si son gouvernement décide de façon arbitraire
d’aller s’installer dans des territoires qui ne lui appartiennent pas et s’y maintient
par la force, c’est qu’il méprise les habitants de ce territoire, considérant que leur
culture ne vaut rien et qu’il faut leur apporter ce qu’il appelle la civilisation.
Généralement, on développe un peu le pays. On construit quelques routes,
quelques écoles et hôpitaux, parfois pour montrer qu’on n’est pas venu
uniquement par intérêt, toujours pour mieux en profiter. En fait, le colonisateur
développe ce qui va l’aider pour exploiter les ressources du pays. C’est ça, le
colonialisme. Le plus souvent, c’est pour s’emparer de nouvelles richesses,
augmenter son pouvoir, mais cela il ne le dit jamais. C’est une invasion, un vol,
une violence, qui peut avoir des conséquences graves sur les gens. En Algérie,
par exemple, il a fallu des années de lutte, de résistance et de guerre pour en finir
avec le colonialisme.
— L’Algérie est libre…
— Oui, elle est indépendante depuis 1962 ; ce sont les Algériens qui décident
ce qu’il faut pour leur pays…
— 1830-1962, ça fait beaucoup de temps, cent trente-deux ans !
— Comme a dit le poète algérien Jean Amrouche, en 1958 :

Aux Algériens on a tout pris


la patrie avec le nom
le langage avec les divines sentences
de sagesse qui règlent la marche de l’homme
depuis le berceau jusqu’à la tombe
la terre avec les blés
les sources avec les jardins
le pain de la bouche et le pain de l’âme
[…]
On a jeté les Algériens hors de toute
patrie humaine
on les a faits orphelins
on les a faits prisonniers
d’un présent sans mémoire et sans avenir

« C’est ça, le colonialisme. On envahit le pays, on dépossède les habitants, on


met en prison ceux qui refusent cette invasion, on emmène les hommes valides
travailler dans le pays colonisateur.
— C’est pour ça qu’il y a beaucoup d’Algériens en France ?
— Avant l’indépendance, l’Algérie était un département français. Le
passeport algérien n’existait pas. Les Algériens étaient considérés comme des
sujets de la France. Les chrétiens étaient français. Les Juifs le sont devenus à
partir de 1870. Quant aux musulmans, ils étaient appelés « indigènes ». Ce
terme, qui signifie « originaire d’un pays occupé par le colonisateur », est une
des expressions du racisme de l’époque. Ainsi, « indigène » désignait les
habitants classés en bas de l’échelle sociale. Indigène = inférieur. Quand l’armée
française ou les industries avaient besoin d’hommes, on allait les chercher en
Algérie. On ne demandait pas leur avis aux Algériens. Ils n’avaient pas le droit
d’avoir un passeport. On leur délivrait un permis pour se déplacer. On leur
donnait des ordres. S’ils refusaient de les suivre, ils étaient arrêtés et punis. Ce
furent les premiers immigrés.
— Les immigrés étaient français avant ?
— Ce ne fut qu’à partir de 1958 que ceux qu’on faisait venir d’Algérie furent
considérés comme des Français, mais pas ceux qu’on faisait venir du Maroc ou
de Tunisie. D’autres venaient d’eux-mêmes, comme les Portugais, les
Espagnols, les Italiens, les Polonais…
— La France, c’est comme l’Amérique !
— Pas tout à fait. Tous les Américains, excepté les Indiens, qui sont les
premiers habitants de ce continent, sont d’anciens immigrés. Les Indiens ont été
massacrés par les Espagnols puis par les Américains blancs. Lorsque Christophe
Colomb découvrit le Nouveau Monde, il rencontra des Indiens. Il fut tout étonné
de constater qu’ils étaient des êtres humains, comme les Européens. Parce que, à
l’époque, au XVe siècle, on se demandait si les Indiens avaient une âme. On les
imaginait plus proches des animaux que des humains !
« L’Amérique est composée de plusieurs ethnies, de plusieurs groupes de
population venus du monde entier, alors que la France n’est devenue une terre
d’immigration que vers la fin du XIXe siècle.

— Mais, avant l’arrivée des immigrés, est-ce qu’il y avait du racisme en


France ?
— Le racisme existe partout où vivent les hommes. Il n’y a pas un seul pays
qui puisse prétendre qu’il n’y a pas de racisme chez lui. Le racisme fait partie de
l’histoire des hommes. C’est comme une maladie. Il vaut mieux le savoir et
apprendre à le rejeter, à le refuser. Il faut se contrôler et se dire « si j’ai peur de
l’étranger, lui aussi aura peur de moi ». On est toujours l’étranger de quelqu’un.
Apprendre à vivre ensemble, c’est cela lutter contre le racisme.
— Moi, je ne veux pas apprendre à vivre avec Céline, qui est méchante,
voleuse et menteuse…
— Tu exagères, c’est trop pour une seule gamine de ton âge !
— Elle a été méchante avec Abdou. Elle ne veut pas s’asseoir à côté de lui en
classe, et elle dit des choses désagréables sur les Noirs.
— Les parents de Céline ont oublié de faire son éducation. Peut-être qu’eux-
mêmes ne sont pas bien éduqués. Mais il ne faut pas se conduire avec elle
comme elle se conduit avec Abdou. Il faut lui parler, lui expliquer pourquoi elle
a tort.
— Seule, je n’y arriverai pas.
— Demande à ta maîtresse de discuter de ce problème en classe. Tu sais, ma
fille, c’est surtout auprès d’un enfant qu’on peut intervenir pour corriger son
comportement. Auprès des grandes personnes, c’est plus difficile.
— Pourquoi, Papa ?
— Parce qu’un enfant ne naît pas avec le racisme dans la tête. Le plus
souvent, un enfant répète ce que disent ses parents, proches ou lointains. Tout
naturellement, un enfant joue avec d’autres enfants. Il ne se pose pas la question
de savoir si tel enfant de couleur différente est inférieur ou supérieur à lui. Pour
lui, c’est avant tout un camarade de jeu. Ils peuvent s’entendre ou se disputer.
C’est normal. Cela n’a rien à voir avec la couleur de peau. En revanche, si ses
parents le mettent en garde contre les enfants de couleur, alors peut-être qu’il se
comportera autrement.
— Mais, Papa, tu n’as pas cessé de dire que le racisme c’est commun,
répandu, que cela fait partie des défauts de l’homme !
— Oui, mais on doit inculquer à un enfant des idées saines, pour qu’il ne se
laisse pas aller à ses instincts. On peut aussi lui inculquer des idées fausses et
malsaines. Cela dépend beaucoup de l’éducation et de la mentalité des parents.
Un enfant devrait corriger ses parents quand ils émettent des jugements racistes.
Il ne faut pas hésiter à intervenir ni se laisser intimider parce que ce sont des
grandes personnes.
— Ça veut dire quoi ? On peut sauver un enfant du racisme, pas un adulte…
— Plus facilement, oui. Il y a une loi qui gouverne les êtres à partir du
moment où ils ont grandi : ne pas changer ! Un philosophe l’a dit, il y a très
longtemps : « Tout être tend à persévérer dans son être. » Son nom est Spinoza.
Plus vulgairement, on dira : « On ne change pas les rayures d’un zèbre. »
Autrement dit, quand on est fait, on est fait. En revanche, un enfant est encore
disponible, encore ouvert pour apprendre et se former. Un adulte qui croit à
« l’inégalité des races » est difficile à convaincre. Les enfants, au contraire,
peuvent changer. L’école est faite pour cela, pour leur apprendre que les
hommes naissent et demeurent égaux en droit et différents, pour leur enseigner
que la diversité humaine est une richesse, pas un handicap.

— Est-ce que les racistes peuvent guérir ?


— Tu considères que le racisme est une maladie !
— Oui, parce que ce n’est pas normal de mépriser quelqu’un parce qu’il a une
autre couleur de peau…
— La guérison dépend d’eux. S’ils sont capables de se remettre en question ou
pas.
— Comment on se remet en question ?
— On se pose des questions, on doute, on se dit « peut-être que j’ai tort de
penser comme je pense », on fait un effort de réflexion pour changer sa façon de
raisonner et de se comporter.
— Mais tu m’as dit que les gens ne changent pas.
— Oui, mais on peut prendre conscience de ses erreurs et accepter de les
surmonter. Cela ne veut pas dire qu’on change vraiment et entièrement. On
s’adapte. Parfois, quand on est soi-même victime d’un rejet raciste, on se rend
compte à quel point le racisme est injuste et inacceptable. Il suffit d’accepter de
voyager, d’aller à la découverte des autres pour s’en rendre compte. Comme on
dit, les voyages forment la jeunesse. Voyager, c’est aimer découvrir et
apprendre, c’est se rendre compte à quel point les cultures diffèrent et sont toutes
belles et riches. Il n’existe pas de culture supérieure à une autre culture.
— Donc il y a un espoir…
— Il faut combattre le racisme parce que le raciste est à la fois un danger et
une victime.
— Comment peut-on être les deux à la fois ?
— C’est un danger pour les autres et une victime de lui-même. Il est dans
l’erreur et il ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Il faut du courage pour
reconnaître ses erreurs. Le raciste n’a pas ce courage-là. Il n’est pas facile de
reconnaître qu’on s’est trompé, de se critiquer soi-même.
— Ce que tu dis n’est pas très clair !
— Tu as raison. Il faut être clair. Il est facile de dire « tu as tort et j’ai raison ».
Il est difficile de dire « c’est toi qui as raison et c’est moi qui ai tort ».
— Je me demande si le raciste sait qu’il a tort.
— En fait, il pourrait le savoir s’il voulait s’en donner la peine, et s’il avait le
courage de se poser toutes les questions.
— Lesquelles ?
— Suis-je vraiment supérieur à d’autres ? Est-il vrai que j’appartiens à un
groupe supérieur aux autres ? Y a-t-il des groupes inférieurs au mien ? À
supposer qu’il existe des groupes inférieurs, au nom de quoi les combattrais-je ?
Est-ce qu’une différence physique implique une différence dans l’aptitude au
savoir ? Autrement dit, est-ce qu’on est plus intelligent parce qu’on a la peau
blanche ?
— Les gens faibles, les malades, les vieillards, les enfants, les handicapés,
tous ceux-là sont-ils inférieurs ?
— Ils le sont aux yeux des lâches.
— Les racistes savent-ils qu’ils sont des lâches ?
— Non, parce qu’il faut déjà du courage pour reconnaître sa lâcheté…
— Papa, tu tournes en rond.
— Oui, mais je veux te montrer de quelle façon le raciste est prisonnier de ses
contradictions et ne veut pas s’en évader.
— C’est un malade, alors !
— Oui, en quelque sorte. Quand on s’évade, on va vers la liberté. Le raciste
n’aime pas la liberté. Il en a peur. Comme il a peur de la différence. La seule
liberté qu’il aime, c’est la sienne, celle qui lui permet de faire n’importe quoi, de
juger les autres et d’oser les mépriser du seul fait qu’ils sont différents.
— Papa, je vais dire un gros mot : le raciste est un salaud.
— Le mot est faible, ma fille, mais il est assez juste.
Conclusion

La lutte contre le racisme doit être un réflexe quotidien. Notre vigilance ne


doit jamais baisser. Il faut commencer par donner l’exemple et faire attention
aux mots qu’on utilise. Les mots sont dangereux. Certains sont employés pour
blesser et humilier, pour nourrir la méfiance et même la haine. D’autres sont
détournés de leur sens profond et alimentent des intentions de hiérarchie et de
discrimination. D’autres sont beaux et heureux. Il faut renoncer aux idées toutes
faites, à certains dictons et proverbes qui vont dans le sens de la généralisation et
par conséquent du racisme. Il faudra arriver à éliminer de ton vocabulaire des
expressions porteuses d’idées fausses et pernicieuses. La lutte contre le racisme
commence avec le travail sur le langage. Cette lutte nécessite par ailleurs de la
volonté, de la persévérance et de l’imagination. Il ne suffit plus de s’indigner
face à un discours ou un comportement raciste. Il faut aussi agir, ne pas laisser
passer une dérive à caractère raciste. Ne jamais se dire : « Ce n’est pas grave !»
Si on laisse faire et dire, on permet au racisme de prospérer et de se développer
même chez des personnes qui auraient pu éviter de sombrer dans ce fléau. En ne
réagissant pas, en n’agissant pas, on rend le racisme banal et arrogant. Sache que
des lois existent. Elles punissent l’incitation à la haine raciale. Sache aussi que
des associations et des mouvements qui luttent contre toutes les formes de
racisme existent et font un travail formidable.
À la rentrée des classes regarde tous les élèves et remarque qu’ils sont tous
différents, que cette diversité est une belle chose. C’est une chance pour
l’humanité. Ces élèves viennent d’horizons divers, ils sont capables de t’apporter
des choses que tu n’as pas, comme toi tu peux leur apporter quelque chose qu’ils
ne connaissent pas. Le mélange est un enrichissement mutuel.
Sache enfin que chaque visage est un miracle. Il est unique. Tu ne
rencontreras jamais deux visages absolument identiques. Qu’importe la beauté
ou la laideur. Ce sont des choses relatives. Chaque visage est le symbole de la
vie. Toute vie mérite le respect. Personne n’a le droit d’humilier une autre
personne. Chacun a droit à sa dignité. En respectant un être, on rend hommage, à
travers lui, à la vie dans tout ce qu’elle a de beau, de merveilleux, de différent et
d’inattendu. On témoigne du respect pour soi-même en traitant les autres
dignement.

Juin-octobre 1997

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