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Le Racisme Explique A Ma Fille
Le Racisme Explique A Ma Fille
ISBN 2-02-033516-6
© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1998
à Mérième
Introduction
— Alors, l’animal, qui ne reçoit aucune éducation, est meilleur que l’homme !
— Disons que l’animal n’a pas de sentiments préétablis. L’homme, au
contraire, a ce qu’on appelle des préjugés. Il juge les autres avant de les
connaître. Il croit savoir d’avance ce qu’ils sont et ce qu’ils valent. Souvent, il se
trompe. Sa peur vient de là. Et c’est pour combattre sa peur que l’homme est
parfois amené à faire la guerre. Tu sais, quand je dis qu’il a peur, il ne faut pas
croire qu’il tremble ; au contraire, sa peur provoque son agressivité ; il se sent
menacé et il attaque. Le raciste est agressif.
— Alors c’est à cause du racisme qu’il y a des guerres ?
— Certaines, oui. À la base, il y a une volonté de prendre le bien des autres.
On utilise le racisme ou la religion pour pousser les gens à la haine, à se détester
alors qu’ils ne se connaissent même pas. Il y a la peur de l’étranger, peur qu’il
prenne ma maison, mon travail, ma femme. C’est l’ignorance qui alimente la
peur. Je ne sais pas qui est cet étranger, et lui non plus ne sait pas qui je suis.
Regarde par exemple nos voisins de l’immeuble. Ils se sont longtemps méfiés de
nous, jusqu’au jour où nous les avons invités à manger un couscous. C’est à ce
moment-là qu’ils se sont rendu compte que nous vivions comme eux. À leurs
yeux, nous avons cessé de paraître dangereux, bien que nous soyons originaires
d’un autre pays, le Maroc. En les invitant, nous avons chassé leur méfiance.
Nous nous sommes parlé, nous nous sommes un peu mieux connus. Nous avons
ri ensemble. Cela veut dire que nous étions à l’aise entre nous, alors
qu’auparavant, quand nous nous rencontrions dans l’escalier, nous nous disions à
peine bonjour.
— Donc, pour lutter contre le racisme, il faut s’inviter les uns les autres !
— C’est une bonne idée. Apprendre à se connaître, à se parler, à rire
ensemble ; essayer de partager ses plaisirs, mais aussi ses peines, montrer que
nous avons souvent les mêmes préoccupations, les mêmes problèmes, c’est cela
qui pourrait faire reculer le racisme. Le voyage lui aussi peut être un bon moyen
pour mieux connaître les autres. Déjà Montaigne (1533-1592) poussait ses
compatriotes à voyager et à observer les différences. Pour lui, le voyage était le
meilleur moyen de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ».
Connaître les autres pour mieux se connaître.
— Pourquoi les Africains ont la peau noire et les Européens la peau blanche ?
— L’aspect foncé de la peau est dû à un pigment appelé la mélanine. Ce
pigment existe chez tous les êtres humains. Il est cependant fabriqué par
l’organisme en plus grande quantité chez les Africains que chez les Européens
ou les Asiatiques.
— Alors mon copaim Abdou fabrique plus de…
— Mélanine, c’est comme un colorant.
— Donc il fabrique plus de mélanine que moi. Je sais aussi que nous avons
tous du sang rouge, mais quand Maman avait besoin de sang, le médecin avait
dit que ton groupe était différent.
— Oui, il existe plusieurs groupes sanguins : ils sont au nombre de quatre, A,
B, O et AB. Le groupe O est donneur universel. Le groupe AB est receveur
universel. Cela n’a rien à voir avec une question de supériorité ou d’infériorité.
Les différences sont dans la culture (la langue, les coutumes, les rites, la cuisine,
etc.). Souviens-toi, c’est Tam, l’amie vietnamienne de ta mère, qui lui a donné
du sang, alors que ta maman est marocaine. Elles ont le même groupe sanguin.
Et pourtant elles sont de cultures très différentes et n’ont pas la même couleur de
peau.
— Donc si un jour mon copain malien, Abdou, a besoin de sang, je pourrai lui
en donner ?
— Si vous appartenez au même groupe sanguin ? oui.
— Si j’ai bien compris, le raciste a peur de l’étranger parce qu’il est ignorant,
croit qu’il existe plusieurs races et considère la sienne comme la meilleure ?
— Oui, ma fille. Mais ce n’est pas tout. Tu as oublié la violence et la volonté
de dominer les autres.
— Le raciste est quelqu’un qui se trompe.
— Les racistes sont convaincus que le groupe auquel ils appartiennent – qui
peut être défini par la religion, le pays, la langue, ou tout ensemble – est
supérieur au groupe d’en face.
— Comment font-ils pour se sentir supérieurs ?
— En croyant et en faisant croire qu’il existe des inégalités naturelles d’ordre
physique, c’est-à-dire apparentes, ou d’ordre culturel, ce qui leur donne un
sentiment de supériorité par rapport aux autres. Ainsi, certains se réfèrent à la
religion pour justifier leur comportement ou leur sentiment. Il faut dire que
chaque religion croit être la meilleure pour tous et a tendance à proclamer que
ceux qui ne la suivent pas font fausse route.
— Tu dis que les religions sont racistes ?
— Non, ce ne sont pas les religions qui sont racistes, mais ce que les hommes
en font parfois et qui se nourrit du racisme. En l’an 1095, le pape Urbain II
lança, à partir de la ville de Clermont-Ferrand, une guerre contre les musulmans,
considérés comme des infidèles. Des milliers de chrétiens partirent vers les pays
d’Orient massacrer les Arabes et les Turcs. Cette guerre, faite au nom de Dieu,
prit le nom de « croisades ». (La croix, symbole des chrétiens, contre le
croissant, symbole des musulmans.)
« Entre le XIe et le XVe siècle, les chrétiens d’Espagne ont expulsé les
musulmans puis les Juifs en invoquant des raisons religieuses.
« Ainsi, certains prennent appui sur les livres sacrés pour justifier leur
tendance à se dire supérieurs aux autres. Les guerres de religion sont fréquentes.
— Mais tu m’as dit un jour que le Coran était contre le racisme.
— Oui, le Coran, comme la Thora ou la Bible ; tous les livres sacrés sont
contre le racisme. Le Coran dit que les hommes sont égaux devant Dieu et qu’ils
sont différents par l’intensité de leur foi. Dans la Thora, il est écrit : « … si un
étranger vient séjourner avec toi, ne le moleste point, il sera pour toi comme un
de tes compatriotes… et tu l’aimeras comme toi-même. » La Bible insiste sur le
respect du prochain, c’est-à-dire de l’autre être humain, qu’il soit ton voisin, ton
frère ou un étranger. Dans le Nouveau Testament, il est dit : « Ce que je vous
commande, c’est de vous aimer les uns les autres », et « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même ». Toutes les religions prêchent la paix entre les hommes.
— Et si on ne croit pas en Dieu ? Je dis ça parce que parfois je me demande si
l’enfer, le paradis existent vraiment…
— Si on n’a pas la foi, on est mal vu, très mal vu, par les religieux ; pour les
plus fanatiques d’entre eux, on devient même un ennemi.
— L’autre jour, à la télévision, quand il y a eu des attentats, un journaliste a
accusé l’islam. C’était un journaliste raciste, d’après toi ?
— Non, il n’est pas raciste, il est ignorant et incompétent. Ce journaliste
confond l’islam et la politique. Ce sont des hommes politiques qui utilisent
l’islam dans leurs luttes. On les appelle des intégristes.
— Ce sont des racistes ?
— Les intégristes sont des fanatiques. Le fanatique est celui qui pense qu’il est
le seul à détenir la Vérité. Souvent, le fanatisme et la religion vont ensemble. Les
intégristes existent dans la plupart des religions. Ils se croient inspirés par
l’esprit divin. Ils sont aveugles et passionnés et veulent imposer leurs
convictions à tous les autres. Ils sont dangereux, car ils n’accordent pas de prix à
la vie des autres. Au nom de leur Dieu, ils sont prêts à tuer et même à mourir ;
beaucoup sont manipulés par un chef. Évidemment, ils sont racistes.
— C’est comme les gens qui votent pour Le Pen ?
— Le Pen dirige un parti politique fondé sur le racisme, c’est-à-dire la haine
de l’étranger, de l’immigré, la haine des musulmans, des Juifs, etc.
— C’est le parti de la haine !
— Oui. Mais tous ceux qui votent pour Le Pen ne sont peut-être pas racistes…
Je me le demande… Sinon, il y aurait plus de quatre millions de racistes en
France ! C’est beaucoup ! On les trompe ; ou bien ils ne veulent pas voir la
réalité. En votant pour Le Pen, certains expriment un désarroi ; mais ils se
trompent de moyen.
— Dis-moi, Papa, comment faire pour que les gens ne soient plus racistes ?
— Comme disait le général de Gaulle, « vaste programme » ! La haine est
tellement plus facile à installer que l’amour. Il est plus facile de se méfier, de ne
pas aimer que d’aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Toujours cette tendance
spontanée, la fameuse pulsion de tout à l’heure, qui s’exprime par le refus et le
rejet.
— C’est comme dans ce film américain où le patron blanc fouette des Noirs…
— Les Noirs américains sont des descendants d’esclaves que les premiers
immigrés installés en Amérique allaient chercher en Afrique. L’esclavage est le
droit de propriété appliqué à un être humain. L’esclave est totalement privé de
liberté. Il appartient corps et âme à celui qui l’a acheté. Le racisme contre les
Noirs a été et continue d’être très virulent en Amérique. Les Noirs ont mené des
luttes terribles pour obtenir des droits. Avant, dans certains États, les Noirs
n’avaient pas le droit de nager dans la même piscine que les Blancs, pas le droit
d’utiliser les mêmes toilettes que les Blancs, ni d’être enterrés dans le même
cimetière que celui des Blancs, pas le droit de monter dans le même autobus ou
de fréquenter les mêmes écoles que les Blancs. En 1957, à Little Rock, une
petite ville du Sud des États-Unis, il a fallu l’intervention du président
Eisenhower, de la police et de l’armée pour que neuf enfants noirs puissent
entrer à la Central High School, une école pour Blancs… La lutte pour les droits
des Noirs n’a pas cessé malgré l’assassinat, en 1968 à Atlanta, d’un des grands
initiateurs de cette lutte, Martin Luther King. Aujourd’hui, les choses
commencent à changer. C’est comme en Afrique du Sud où les Blancs et les
Noirs vivaient séparés. C’est ce qu’on appelait l’apartheid. Les Noirs, plus
nombreux, étaient discriminés par la minorité blanche qui dirigeait le pays.
« Il faut que je te dise aussi que les Noirs sont comme tout le monde, eux aussi
ont des comportements racistes à l’égard des personnes différentes d’eux. Le fait
qu’ils soient souvent victimes de discrimination raciale n’empêche pas certains
d’entre eux d’être racistes.
— Tu as dit tout à l’heure que le colonialisme divisait les gens… C’est quoi le
colonialisme, c’est aussi du racisme ?
— Au XIXe siècle, des pays européens comme la France, l’Angleterre, la
Belgique, l’Italie, le Portugal ont occupé militairement des pays africains et
asiatiques. Le colonialisme est une domination. Le colonialiste considère qu’il
est de son devoir, en tant qu’homme blanc et civilisé, d’aller « apporter la
civilisation à des races inférieures ». Il pense, par exemple, qu’un Africain, du
fait qu’il est noir, a moins d’aptitudes intellectuelles qu’un Blanc, autrement dit
qu’il est moins intelligent qu’un Blanc.
— Le colonialiste est raciste !
— Il est raciste et dominateur. Quand on est dominé par un autre pays, on
n’est pas libre, on perd son indépendance. Ainsi l’Algérie, jusqu’en 1962, était
considérée comme une partie de la France. Ses richesses ont été exploitées et ses
habitants privés de liberté. Les Français ont débarqué en Algérie en 1830 et se
sont emparés de tout le pays. Ceux qui ne voulaient pas de cette domination
étaient pourchassés, arrêtés et même tués. Le colonialisme est un racisme à
l’échelle de l’État.
— Comment un pays peut-il être raciste ?
— Pas tout un pays, mais si son gouvernement décide de façon arbitraire
d’aller s’installer dans des territoires qui ne lui appartiennent pas et s’y maintient
par la force, c’est qu’il méprise les habitants de ce territoire, considérant que leur
culture ne vaut rien et qu’il faut leur apporter ce qu’il appelle la civilisation.
Généralement, on développe un peu le pays. On construit quelques routes,
quelques écoles et hôpitaux, parfois pour montrer qu’on n’est pas venu
uniquement par intérêt, toujours pour mieux en profiter. En fait, le colonisateur
développe ce qui va l’aider pour exploiter les ressources du pays. C’est ça, le
colonialisme. Le plus souvent, c’est pour s’emparer de nouvelles richesses,
augmenter son pouvoir, mais cela il ne le dit jamais. C’est une invasion, un vol,
une violence, qui peut avoir des conséquences graves sur les gens. En Algérie,
par exemple, il a fallu des années de lutte, de résistance et de guerre pour en finir
avec le colonialisme.
— L’Algérie est libre…
— Oui, elle est indépendante depuis 1962 ; ce sont les Algériens qui décident
ce qu’il faut pour leur pays…
— 1830-1962, ça fait beaucoup de temps, cent trente-deux ans !
— Comme a dit le poète algérien Jean Amrouche, en 1958 :
Juin-octobre 1997