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A mafemme.
A la mémoire de monfrère.

LA COLONISATION
ET L'AGRICULTURE EUROPÉENNES
EN TUNISIE
depuis 1881
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FACULTÉ DES LETTRES


DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS

LA COLONISATION
ET L'AGRICULTURE EUROPÉENNES
EN TUNISIE
depuis 1881
ÉTUDE DE GÉOGRAPHIE
HISTORIQUE ET ÉCONOMIQUE

THÈSE POUR LE DOCTORAT ÈS-LETTRES


PRÉSENTÉE PAR
JEAN PONCET
Attaché de recherches
au Centre national de la Recherche Scientifique

IMPRIMERIE NATIONALE
1961
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(Q' 19^1, École Pratique des Hautes Études, Paris.


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AVANT-PROPOS

Il n'existe aucun ouvrage d'ensemble sur la colonisation française


en Tunisie, sur son évolution et sur les transformations qu'elle a
entraînées dans la vie et dans les paysages ruraux pendant la durée du
Protectorat.
Des études locales et régionales nombreuses permettraient seules
d'approfondir complètement tous les aspects du problème. M. Jean
DESPOIS en a donné le meilleur exemple dans sa belle monographie
consacrée à la Tunisie Orientale : «Sahel et Basse-Steppe ». Mais une
vie d'homme ne suffirait pas à les réaliser toutes. Nous avons dû nous
limiter à une vue générale, nécessairement moins exhaustive, et nous
avons souvent préféré parler d'agriculture européenne plutôt que de
colonisation française en Tunisie. Ce dernier vocable rend compte
sans doute du fait essentiel, mais il ne recouvre pas la totalité des élé-
ments humains. Il ne souligne surtout pas assez un fait économique
dominant, qui est le développement contemporain, en Tunisie, de la
grande exploitation agricole de type moderne, bien plus que d'une
colonisation au sens strict du mot, colonisation par les hommes ou
par les capitaux.
Les circonstances historiques ont voulu que, cherchant à l'origine
à faire le point sur un ensemble de faits qui nous paraissaient trop
peu étudiés, nous semblions aujourd'hui clore un bilan.
Peut-être ne paraîtra-t-il pas excessif de dire que cette coïncidence
n'a rien de fortuit. Les événements auxquels nous assistons trouvent
pour une part leur explication dans l'évolution des conditions de
production et de vie qui a marqué les campagnes tunisiennes depuis
1881.
Quelles que soient d'ailleurs les formes que pourront revêtir plus
tard les activités agricoles et, plus généralement, la vie rurale tout
entière de ce petit pays d'Afrique du Nord, ces formes devront
répondre à des problèmes engendrés, partiellement au moins, par
l'intervention française. Notre propos demeurera donc d'actualité,
surtout si l'on considère qu'il n'a justement pas porté sur un simple
fait de colonisation.
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La chose qui nous paraît actuellement la plus certaine, en effet,


c'est que le départ même des colons français, s'il devait se généraliser,
ne signifierait nullement le retour à un état de choses traditionnel,
dont les bases ont été profondément et sans doute définitivement
détruites.
Les conclusions auxquelles nous nous arrêtons d'autre part suffisent
à montrer l'intérêt —et la gravité —des problèmes soulevés.

C'est de la perception —ou de la prise de conscience —de tous ces


problèmes, au cours d'une carrière tunisienne déjà longue d'un quart
de siècle, que la première idée de ce travail est issue. Le contact pris
avec le pays, à travers toute une génération d'élèves tunisiens, une
conviction profonde, que nous qualifierions volontiers de conviction
humaniste, puisée dans ce que nos meilleurs maîtres nous ont appris
et ce que nous paraît renfermer de plus valable la culture française,
tels sont nospoints de départ.
Mais nous ne saurions oublier tous ceux qui, colons, administra-
teurs, chefs de service, fonctionnaires, techniciens, Tunisiens ou
Français, nous ont permis soit d'accéder à diverses sources de ren-
seignements, soit de nous former une idée plus complète et plus
précise de maintes questions. La liste en serait trop longue pour que
nous puissions la faire sans risquer d'inexcusables oublis. Nous les
remercions donc tous ici collectivement, en particulier ces dévoués
collaborateurs des Ministères del'Agriculture et desTravaux Publics,
ces ingénieurs, ces agronomes, ces hydrauliciens, ces pédologues,
ces statisticiens, sans lesquels nous n'aurions pu aboutir.
Ce travail n'aurait enfin jamais vu le jour sans les amicaux encou-
ragements, et surtout sans les directives et les précieux conseils de
MM. Jean DRESCH et Pierre GEORGE.
Tunis, le 15 mars 1958
Jean PONCET
Ataché derecherches
au Centre National de la Recherche Scientifique
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INTRODUCTION
LES CONDITIONS GÉNÉRALES
DE L'AGRICULTURE EN TUNISIE

Les structures géologiques, le relief et la situation de la Tunisie,


à la limite des régions de l'Atlas et du Sahara nord-africain, d'une
part, ouverte sur la Méditerranée centrale et orientale bien plus que
sur les hautes-plaines et les massifs maghrébins, d'autre part, sont
suffisamment connus pour que nous puissions nous borner à préciser
au préalable les problèmes essentiels posés à toute agriculture, c'est-à-
dire les conditions climatiques et les ressources offertes par les terres
et par les eaux sous un tel climat.
1) Lesconditionsclimatiques.
La situation générale de la Tunisie, qui possède deux façades
maritimes, mais l'une masquée par un écran montagneux parallèle
à la côte, l'autre tournée vers l'Est méditerranéen, c'est-à-dire soumise
à des vents peu humides, tandis que toute la partie méridionale du
pays est largement sensible aux influences sahariennes, sa latitude, la
faible élévation des massifs montagneux —les moins élevés d'Afrique
du Nord —et le caractère découpé du relief dans les régions les plus
septentrionales, tout contribue à faire de la Tunisie un pays au climat
généralement sec, plus continental qu'on ne s'y attendrait à première
vue, et doté d'une pluviosité excessivement capricieuse.
Au Nord de la Dorsale cependant, et surtout dans le Tell septen-
trional, —Kroumirie, Nef'a et Mogod, Bizerte, Béja —ou sur la
face N. O. du Cap Bon, les vents dominants sont en toute saison ceux
du N. O., qui amènent une pluviosité hivernale assez abondante.
Lorientation transversale des^eferi^Qntagneux successifs — massif
Kroumir et Mogod, monts ^'^eb^^ouk, Dorsale et Cap Bon —
par rapport à ces vents ddœâp'pit^èr^iaîne souvent des contrastes
fort nets entre les façades au^OT^t^^Éa sous le vent.
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S'il tombe plus de i ooo mm d'eau en moyenne, par an, à Aïn-Draham,


station d'altitude, Tabarka en reçoit encore 800, mais Souk-el-Arba et même
Mateur, de l'autre côté des crêtes, n'en ont plus que 600. Bizerte et son Sahel
sont assez bien arrosés en hiver — moyenne annuelle : 600 à 650 mm; le
versant Nord du Cap Sidi Ali el Mekki, magnifique « cif » dardé vers l'Est,
possède un microclimat humide et doux, des sources à sa base —mais le versant
sud, aride, plonge dans une lagune en voie de dessèchement et, passée la ligne
de crête, le paysage change de façon extraordinaire en direction de la Basse-
Medjerda. Même opposition entre les flancs nord et sud des djebels côtiers :
la forêt de pins reconstituée artificiellement a très bien réussi au-dessus de
Hammam-Lif, mais les pentes méridionales du Bou-Kornine ne restent
garnies que de maigres broussailles et les cyclamens ne franchissent pas la
crête. Le Cap Bon offre, à grande échelle, un contraste saisissant entre ses
deux flancs : à l'Ouest, ce sont les vergers et les plantations de Menzel Bou
Zelfa, les vignes de Takelsa, les cultures de la Dakhla, les hauteurs couvertes
d'un épais maquis méditerranéen; au Sud-Est, c'est l'ancien « Bled Chott »,
rivage lagunaire, sol sablonneux à olivettes espacées que dominent des pentes
ravinées et dénudées.
Des zones de climat plus continental et plus sec surtout sont déter-
minées à l'intérieur des bassins et des plaines qui s'insèrent entre les
massifs du Tell. Cette continentalité est à son maximum dans les
environs de Souk-el-Arba, de Gafour, de Siliana, de Bou-Arada ou de
Pont-du-Fahs; mais elle est déjà très sensible à Mateur, à Medjez-el-
Bab ou à Bordj el Amri-Massicault. Tunis même a un climat différent
de celui de Bizerte. Fréquemment d'ailleurs, les bordures monta-
gneuses de ces plaines, et surtout les bordures méridionales sont plus
arrosées, du fait de leur altitude et surtout de leur exposition (1).
Mais le climat change surtout lorsque l'on franchit la Dorsale.
L'isohyète moyenne des 400 mm ne dépasse pas cet écran; il ne tombe
en moyenne que moins de 350 mm par an à Sousse, moins de 300 mm
à Kairouan, contre près de 500 à Maktar et à Zaghouan. La conti-
nentalité et la sécheresse s'accentuent rapidement à mesure qu'on
s'enfonce vers le Centre et le Sud : moyenne annuelle de 197 mm à
Sfax, de 152 mm à Gafsa et de 89 mm à Tozeur...
Un premier problème majeur est donc posé du fait du climat. Même
dans le Tell, on a déjà, du fait du relief, un isolement très marqué de
certains secteurs : il fait plus chaud en été à Mateur, à Souk-el-Arba,
à Bou-Arada qu'à Sousse ou à Madhia, qu'à Zarzis ou à Djerba. Il
fait inversement plus froid souvent en hiver à Tozeur qu'à Bizerte
ou à Tunis. Mais indépendamment de ces extrêmes thermiques, le
trait dominant demeure une aridité de plus en plus forte, imposée à la

(1) GAUSSENet VERNET, Carte des précipitations au 1/500 000 (1950).


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fois par cette même continentalité et par la latitude. L'altitude et


l'orientation des régions centrales du pays ou des massifs septen-
trionaux, qui suffisent à en faire des barrières devant les vents
dominants, ne sont pas de nature à transformer de façon décisive le
climat de très vastes régions : la Kroumirie seule et, secondairement,
les hautes-plaines occidentales du Tell lui doivent leur originalité.
Un autre problème, presque aussi important, est posé par l'irrégu-
laritéduclimatqui accentue gravement les inconvénients dus à l'aridité.
La notion même de moyenne, qu'il s'agisse de pluies ou de tempéra-
tures, s'appliquant auclimat tunisien devient unenotion devaleurtoute relative.
Ce qui est le plus important à connaître, en définitive, ce sont bien
plutôt les extrêmes et leur fréquence, c'est-à-dire les pointes en pré-
sence desquelles on peut se trouver placé à des intervalles plus ou
moins proches —séries d'années sèches, volume de précipitations
torrentielles —auxquelles il faudra s'adapter et adapter les activités
humaines, surtout les activités agricoles. Les moyennes thermiques
auront pourtant plus d'intérêt que les moyennes pluviométriques,
car on peut plus facilement et plus régulièrement compter sur une
certaine somme de températures, une certaine quantité dejours frais
ou froids, sur une insolation ou une évaporation globale que sur des
précipitations atmosphériques constantes et constamment réparties
entre les saisons.
a) Lapluviosité.
Lerelevépluviométriqueannuelvarie du simple au double —et souvent
davantage —au nord de la Dorsale; il varie au moins du simple au
triple —quelquefois au décuple ... —au sud de celle-ci (i).

(1) Cf. relevés du Service Météorologique de Tunisie.


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La répartition saisonnière peut être tout aussi anormale. Voici par


exemple les quantités d'eau tombées en mars, mois particulièrement
important pour une bonne végétation, durant deux années consécu-
tives (1) :

Le caractère torrentiel de certaines précipitations, d'une importance


capitale à divers égards (viabilité, érosion, etc...), doit être souligné
tout particulièrement. Pour l'agriculture, ou, plus exactement, en ce
qui concerne les quantités d'eau atmosphérique à la disposition des
plantes et de la végétation, ces précipitations n'ont pas la même
importance que les pluies régulières et plus douces de l'hiver et du
printemps. Durant les orages d'été ou du début de l'automne, les plus
fréquents, de grosses quantités d'eau ruissellent rapidement et s'écou-
lent en pure perte, si ce n'est en entraînant des volumes considérables
de sol arable, parce qu'elles s'abattent à un rythme excessif sur des
sols, travaillés ou non, sans végétation, maigres et desséchés, parfois

(1) Cf. relevés du Service Météorologique de Tunisie.


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sans humus et entièrement minéralisés —comme cela arrive en parti-


culier au sud de la Dorsale —.
De 1946 à 1950 ont été enregistrés les orages suivants :
NOMBRE D'ORAGES

On ne doit donc accorder qu'une importance relative au total


annuel, voire même saisonnier, des précipitations, total aussi élevé
parfois à Kairouan qu'au centre du Bassin Parisien, plus élevé souvent
à Béja ou à Bizerte qu'à Orléans ou à Toulouse. Autant qu'à l'évapo-
ration due aux fortes températures, c'est au ruissellement orageux
qu'il faut attribuer toute la différence des climats respectifs. Il n'est
pas excessif de dire que plus du 1/3 des précipitations, si l'on veut
exprimer ce fait en moyenne, peut-être la moitié, dans certains cas,
tombe en Tunisie dans un espace de temps si court —de 4 à 10jours
suivant les régions —qu'une bonne partie ruisselle ou s'accumule sans
profit, pour être bientôt reprise par l'évaporation... Dans ces condi-
tions, les quantités d'eau annuellement utilisables s'établissent à un niveau
moyenplus régulier qu'il n'apparaissait d'abord, les précipitations ora-
geuses étant debeaucoup le principal facteur del'irrégularité annuelle,
mais ce niveau moyen, qui est celui de la pluviométrie hivernale sur-
tout, est évidemment bien au-dessous des moyennesannuelles. Niveau irré-
gulier encore, certes, mais dont il faut souligner en définitive la
faiblesse d'autant plus grande quel'on a affaire à dessolsplus dégarnis,
à une végétation plus espacée et moins puissante.
Des études fort intéressantes ont été faites sur les pluies torrentielles en
Tunisie (1). C'estainsi qu'on a pu établir, au cours d'une observation répartie
sur 11 années —1926-36 —, dans des stations caractéristiques, qu'il était
tombé durant cet intervalle 63pluies d'au moins 100mmen 24heures, enre-
gistrées par les appareils, presque toutes au N. E. d'une ligne Gabès-Le Kef.
Relevé non limitatif sans doute. Les hauteurs de pluie supérieures à 30 mm
en 24 heures sont beaucoup moins rares que de tels déluges, mais appar-
(1) Archives du B. I. R. H. Ministère des T. P. Tunis.
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tiennent encore à un système vraiment torrentiel. Un tableau provisoire des


averses-types, dressé par le Bureau d'Inventaire des Ressources Hydrauliques,
donne les probabilités suivantes (calculées d'après la fréquence connue des
précipitations) :
PLUIES EN MM/24 H

Par ailleurs, une autre étude faite par le Service Météorologique des Tra-
.vaux Publics sur le rythme des précipitations en 24 heures (période 1901-1945)
montre que le nombre des jours très pluvieux, — ceux où il tombe plus de
20 mm en 24 heures —intervient dans le total de la pluviosité annuelle pour
1/4 à 1/3, davantage même lorsque ce total est très faible.
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Ce dernier tableau fait ressortir le caractère de plus en plus violent et court


des précipitations, au fur et à mesure que l'on descend vers le Sud, l'exposi-
tion et le relief jouant aussi leur rôle. Il est remarquable que plus du 1/3 et
souventprès de la moitié despluies annuelles s'abattent en moins de 1ojours par an au
norddela Dorsale, en moinsde 5 ou6 au sud.
Irrégularité et brutalité des précipitations atmosphériques, place
tenue dans l'ensemble par les averses orageuses auxquelles est dû en
grande partie ce caractère dominant, tel est le premier trait du climat
tunisien.

b) Les températures et l'évaporation.


Si l'on peut parler, jusqu'à un certain point, d'hivers plus ou moins
frais et d'étés plus ou moins longs, en Tunisie, l'attention doit surtout
être portée sur le caractère excessif des chaleurs et des sécheresses
estivales. L'altitude, l'exposition, la proximité du désert saharien
constituent des facteurs de différenciation régionale marqués. D'une
façon générale, cependant, les températures hivernales sont rarement
assez basses pour poser des problèmes importants, même dans les
années les plus « froides ». Mais la durée et l'intensité des hautes
températures transforment en été la Tunisie en un pays de climat
aride sur toute son étendue. Dans la mesure où des ressources en eau
exceptionnelles — sources permanentes, irrigation — ne viennent
pas compenser les fortes pertes dues à l'évaporation, la sécheresse
provoque l'arrêt des activités végétatives durant des périodes qui
varient, suivant les années et suivant les régions, entre trois et six
mois. L'extrême-sud tunisien appartient d'ailleurs au désert.
La comparaison des moyennes thermiques, durant deux hivers aussi diffé-
rents que le furent, par exemple, ceux des années 1948 et 1956, montre que les
hivers peuvent être plus ou moins doux. La moyenne du mois le plus frais
a été, en 1956, de 3 à 50 au-dessous de celle relevée en 1948. Malgré cela,
les minimums absolus ne sont sensiblement inférieurs à oO que dans des sec-
teurs limités du Haut-Tell surtout :
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En ce qui concerne les chaleurs estivales, leur intensité aussi bien que leur
durée sont remarquables. Les variations du maximum absolu sont fonction
du sirocco, qui étend parfois sur la Tunisie entière les masses d'air brûlant
provenant du Sahara. Ces influences désertiques agissent évidemment davan-
tage au sud de la Dorsale. Mais la température moyenne des étés reste élevée,
même pendant les années les plus « fraîches », qui sont plutôt caractérisées, au
nord de la Dorsale, par un raccourcissement de la saison chaude.
La comparaison d'un été excessif, comme celui de 1945, avec un été frais,
comme celui de l'année 1951, montre que le facteur le plus variable du climat,
malgré l'intensité des chaleurs engendrées par le sirocco, demeure la durée
decette saison pendant laquelle les températures se maintiennent à une moyenne
de 20 à 28°. Les chaleurs, en 1945, n'ont pas été, dans l'ensemble, beaucoup
plus fortes, mais elles ont duré, dans le Tell, un à deux mois de plus qu'en
1951 (cf. température moyenne du mois de mai).
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Lepouvoir évaporant théorique de l'atmosphère, en Tunisie, —mesuré


à l'évaporomètre à membrane Piche, donc sous toutes réserves —
atteint et dépasse partout 1,50 m d'eau, sinon 2 m., ce qui signifie,
pendant de longues périodes de l'année, et surtout pendant les années
sèches, unearidité quasi-totale :
POUVOIR ÉVAPORANT MESURÉ A L'ÉVAPOROMÈTRE PICHE

Il convient pourtant de n'attribuer qu'une valeur très relative à de telles


mesures du pouvoir évaporant, mesures qui ne sont utilisables —et sous toutes
réserves — que lorsqu'il s'agit d'établir des « indices d'aridité » très théo-
riques.
Les résultats obtenus avec l'évaporomètre Piche concernent, on le sait,
l'évaporation d'une surface humide perpétuellement saturée, équivalente
à l'évaporation d'une eau libre, ou, à la rigueur, à celle d'une aire irriguée
ou inondée en permanence. Mais, dans la nature, sols et végétaux constituent,
là où ils existent et se maintiennent, une multitude de systèmes complexes. Leur
propriété commune et essentielle est, à ce point de vue, de régulariser l'évapora-
tion de façon à équilibrer la dépense en eau avec les ressources offertes. Entre
le pouvoir évaporant théorique de l'atmosphère, mesuré à une station déter-
minée, et «l'évapotranspiration » réelle du sol et de la végétation qui le recouvre
plus ou moins, mais qui consomme également plus ou moins, il y a des écarts
considérables. La mesure de ce dernier processus n'a de valeur que dans des
conditions d'espace, de temps, d'exposition (abri et relief), bien localisées.
L'action humaine enfin peut le modifier dans des proportions très fortes...
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C'est ainsi que la mesure des quantités d'eau perdues par évaporation
annuelle sur une jachère nue ordinaire ou sur unejachère travaillée, en assole-
ment biennal, a donné à TUNIS 315 mm d'eau pour la jachère continue,
175 mm pour la jachère ordinaire bien entretenue... Ces résultats montrent
la différence qui sépare l'évaporation réelle d'un sol argilo-calcaire, dans les
conditions de milieu et de climat des cases lysimétriques du Service Botanique
et l'évaporation théorique mesurée à l'évaporomètre Piche à Tunis (qui est
quatre ou cinq fois plus forte). Ils montrent aussi l'influence exercée par cer-
taines façons culturales (labours d'entretien, « mulch » et destruction des mau-
vaises herbes...) (1)
Une remarque du même ordre, mais concernant l'influence du tapis végétal,
peut être faite à propos des chiffres reproduits par MONTLAUR (2).
Evaporation d'une jachère (après blé) = 356 mm
— d'une culture de blé après jachère = 649,8 mm
Là encore, nous demeurons loin des résultats obtenus à l'évaporomètre
Piche.

c) Indices d'aridité et zones climatiques.


Si l'on essaie de tracer un bilan des actions considérées — moyennes
pluviométriques, répartition saisonnière, températures et évaporation
théorique —, il apparaît aussitôt que la Tunisie est avant tout un de
ces pays situés à la limite des régions méditerranéennes et des régions
désertiques, pays de contact et de « frange pionnière » pour l'agricul-
ture en particulier. Le problème le plus important qui soit ici posé à
l'agriculture, c'est celui de l'adaptation à un climat aussi capricieux
que proche des limites au delà desquelles nulle culture n'est possible
sans irrigation. La seule considération de ces deux traits dominants
explique tout l'intérêt de la notion d'aridité climatique.
Climatologues ou géographes, botanistes et forestiers ont proposé
toute une série de méthodes pour définir, classer et reconnaître le degré
d'aridité d'un milieu géographique, et par conséquent sa capacité de
recevoir certaines cultures, certains types d'activité humaine ou même
certaines formes sociales. Un des aspects les plus irritants, si l'on peut
dire, du problème, ce n'est pas seulement qu'aucune de ces méthodes
ne permette de serrer la réalité d'assez près pour autoriser une
prévision et par conséquent une adaptation durable, mais encore qu'à
travers l'histoire même de ce pays, on ait longtemps cru pouvoir
discerner des variations sensibles du climat, en se basant sur d'appa-
rentes modifications du milieu géographique.
(1) Cf. T. HAOUET, « L'évaporation de l'eau par la surface du sol » in «Annales du
Service Botanique et Agronomique de Tunisie », vol. 19 (1946).
(2) « Mesures de l'évaporation régionale des sols de Tunisie » in « Bulletin de la Direc-
tion des Affaires Economiques », 2e trimestre 1936.
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Les « indices d'aridité », tels que l'indice classique établi par DE MARTONNE
P
—I = T __| IQ où P représente la moyenne de la pluviosité annuelle et T,
la moyenne des températures (1) ou le «quotient pluviométrique » d'Emberger
P
— Q = M2 —M2 X 100, où M et m sont les maxima et minima moyens
des mois extrêmes (2) — reposent sur des données qui ont le tort,
dans un pays où la pluviosité est aussi irrégulière et irrégulièrement répartie
dans l'année, de ne refléter qu'un aspect des choses souvent fort éloigné de la
P
réalité concrète. Le coefficient d'aridité de J. DUBIEF — D = où Ej
représente l'évaporation journalière mesurée à l'évaporomètre Piche —(3)
P
100 E- + 12 pe
ou l'indice établi par CAPOT-REY : - oùp et e sont la pluviosité
et l'évaporation du mois le plus humide (4), font intervenir l'évaporation
mesurée et le nombre de jours théoriquement nécessaire à la disparition des
réserves d'humidité apportées par la pluie. Ils sont plus proches, peut-être, de
la réalité, en pays sec, à condition toutefois que l'évaporation et les quantités
d'eau retenues effectivement par les sols à l'issue des précipitations — ruis-
sellement et infiltrations déduits —puissent être connues et mesurées, ce qui
est rarement le cas.
Ne citons que pour mémoire l'indice de « pluvio-efficacité » ou les bilans
hydrologiques de THORNTHWAITE,que PREZIOSIa essayé d'adapter à la Tunisie,
mais dont la complexité mathématique et l'apparente précision ne reposent
en définitive que sur des expériences faites dans un milieu déterminé et valables
pour celui-ci (5).
Quant au graphique « ombro-thermique » de GAUSSENet BAGNOULS(6), s'il a
le mérite de donner une vision plus directe des périodes de sécheresse et de leur
répartition ou de leur importance, il ne fait que nous ramener à notre point
de départ, en indiquant l'irrégularité de cette répartition et l'impossibilité
(1) DE MARTONNE « Nouvelle carte mondiale de l'indice d'aridité » in « Annales de
Géographie », 1942, pp. 241-250.
(2) DE' MBERGER « Sur une formule climatique applicable en géographie botanique »,
C. R. à l'Académie des Sciences, 1930, pp. 389-391.
(3) J. DUBIEF « Évaporation et coefficients climatiques au Sahara ». Travaux de l'Ins-
titut de Recherches Sahariennes, 1950, pp. 13-44.
(4) CAPOT-REY « Une carte de l'indice d'aridité au Sahara français » in « Bulletin
de l'Association des Géographes Français », 1951, pp. 73-76.
« Les limites du Sahara Français » I. R. S., t. VIII, 1952, pp. 23-47.
(5) C. V. THORNTWAITE « The climate of North America according to a new classi-
fication » Geogr. Review, 1931 p. 631-655. « An approach forward a rational classification of
climate » ibid., 1948, p. 55-94. J. GENTILLI « Une critique de la méthode de Th. pour la
classification des climats » in « Annales de Géographie » 1953, p. 180-185. PREZIOSI « Le
climat de la Tunisie » C. R. 3e journée Hydraulique Alger, pp. 81-87, 1954.
(6) H. GAUSSEN et F. BAGNOULS « L'indice xéro-thermique » in « Bulletin de l'Asso-
ciation des Géographes Français », 1952, p. 10-16. H. GAUSSEN « Théories et classification
des climats et microclimats », VIne Congrès International de botanique, 1954, C. R.
pp. 125-130.
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de l'enfermer dans une formule quelconque. On sait que ces graphiques


sont établis en partant d'une convention évidemment simple, mais aussi
arbitraire que la plupart des autres formules — et aussi valable d'ailleurs
comme représentation schématique. H. GAUSSENdit fort bien que « les indices
qui veulent tenir compte de tous les facteurs... sombrent dans la complication
inutile et sont quand même dans l'erreur... » Aussi admet-il cette idée simple
que la sécheresse d'un climat devient complète à partir du moment où le
chiffre des températures mensuelles moyennes exprimé en degrés centigrades,
devient la moitié de celui des précipitations, exprimées en millimètres... (i)
Quel que soit, en définitive, le mode de représentation adopté pour
traduire l'aridité du climat, il faut tenir compte du fait essentiel que
l'amplitude des variations autour de la moyenne est fréquemment — de plus
en plus régulièrement à mesure que l'on se trouve en zone de climat
plus aride — assez considérable pourfaire évoluer la limite des subdivisions
climatiques à une échelle localement ou temporairementfort étendue, dans un
sens ou dans l'autre. Les régions qui se trouvent à la limite de la steppe
sèche et du désert, par le jeu de ces variations, appartiennent alternative-
ment à l'une ou à l'autre de ces zones (2). Tantôt la culture sèche des
céréales y devient possible et même la fructification de certaines
espèces fruitières — olivier, jujubier... —; tantôt la vie agricole
et végétative s'y interrompt pour des périodes plus ou moins longues.
Si l'on ajoute à cela que les sociétés humaines, par une action plusieursfois
millénaire, ont pu, spécialement dans cette marge prédésertique favorable au
parcours, à la chasse, au déplacement... modifier assez profondément, avec
la végétation, les structures des sols et faciliter ainsi un progrès du désert vers
le Nord et le Sahel, on comprendra que les spécialistes soient quelquefois
assez embarrassés pour définir des limites climatiques correspondant
à une réalité permanente. Précision et exactitude deviennent alors
contradictoires. C'est ainsi également que s'expliquent les apparentes « modi-
fications du climat » tunisien au cours des millénaires.
Si la valeur des « indices d'aridité » en particulier est d'autant plus
faible qu'ils veulent être plus précis, cela ne signifie pas qu'il soit
impossible de distinguer des zones climatiques assez caractérisées.
Mais il ne faut pas attendre de cette vision simplifiée des choses
qu'elle nous donne le moyen de prévoir ou d'agir autrement que par
des approximations et en tenant compte des larges variations possibles,
aussi bien dans le domaine de la pluviométrie que dans celui des
températures et de l'évaporation.

(1) V. graphiques établis selon cette formule.


(2) M. TIXERONT « Les ressources en eau dans les régions arides » Annales Ponts-et-
Chaussées (mai-juin 1956), p. 372.
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Les constructeurs de barrages et les hydrauliciens le savent bien, qui ont


fait le maximum d'efforts pour déterminer les limites extrêmes des crues et des
débits disponibles. Les climatologues eux-mêmes ont fini par adjoindre à leurs
études de moyennes des tables de variations plus ou moins complexes (1).
C'est pourquoi, en définissant les diverses zones climatiques tuni-
siennes, nous devons constamment chercher à envelopper la notion de
moyenne dans celle d'amplitude ou de périodicité des écarts maximum.
Le TELL septentrional humide doit son individualité au relief et à
l'exposition surtout : Kroumirie et Mogod forment écran et centres de
condensation pour les vents humides et frais du N. O., surtout en
hiver — 900 à 2 000 mm de pluies annuelles, avec, comme le montre
. l'intéressant tableau des « averses-types », possibilité tous les 10 ans
d'une chute supérieure à 150 mm jouant un grand rôle dans l'évolu-
tion des pentes déboisées et des thalwegs — Le minimum pluviomé-
trique demeure assez élevé pour permettre la croissance d'une forêt
continue et dense et entretenir un réseau hydrographique permanent
et bien organisé. Les températures mêmes évoluent entre des extrêmes
d'été et d'hiver qui permettent à la fois à des espèces exigeant un
minimum de fraîcheur de se maintenir localement, et à des espèces
résistantes à la chaleur estivale ou à une saison sèche de deux ou trois
mois de prendre le dessus dans les peuplements forestiers.
Les versants et les collines N. E. et S. de cette zone restreinte en
superficie forment transition rapidement, du fait de l'abri, vers une
région beaucoup plus aride.
Le TELL intérieur et moyen subhumide est une vaste région dans
laquelle la pluviosité moyenne s'échelonne de 600 à 400 mm et se res-
serre sur des périodes de plus en plus limitées — hiver et secon-
dairement printemps et automne —selon qu'on est dans les parties les
mieux exposées et les plus élevées du relief (Haut-Tell occidental,
monts de Téboursouk, massifs de la Dorsale, surtout sur leur façade
N. O.) ou dans les zones les plus abritées et les plus méridionales des
bassins. Les précipitations, en année sèche, ne peuvent guère des-
cendre au-dessous de 300 mm; en année humide, elles dépassent
rarement les 800 mm. Les températures hivernales restent basses sur
le relief, où l'on connaît la neige en hiver — Le Kef, Thala, Maktar
— mais il existe surtout des zones affectées par de longues chaleurs et
des sécheresses estivales prolongées ; la continentalité des bassins sous
le vent est caractéristique (Souk-el-Arba — Ghardimaou, Le Gafour,
Bou-Arada...). Un endoréisme temporaire commence à s'y mani-
fester, surtout pendant les années sèches, avec salure locale ou imper-
(1) Cf. VERNET,« Notice explicative de la Carte des Précipitations en Tunisie », Direc-
tion des T. P. TUNIS.
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méabilisation des bas-fonds par les nappes (merdjas de Souk-el-Khé-


mis, du Kef, du Sers, plaines de Bou-Arada, d'El Aroussa, du Gou-
bellat etc...). Les orages estivaux provoquent, sur les sols dénudés,
une érosion extrêmement active —chevelus de ravins, bad-lands,
mise à nu des croûtes ou des roches sous-jacentes, inversions de
couches colluviales en bas de pente...
Le TELL oriental et maritime se différencie de la précédente zone
par un adoucissement des températures, mais non par une pluviosité
plus abondante ou mieux répartie saisonnièrement, sauf dans de
petits secteurs influencés par l'exposition maritime (Sahel de Bizerte,
Cap Bon septentrional et occidental). La pluviosité s'échelonne
suivant les années, de moins de 250 à 7ou 800 mmet il existe, là aussi,
de très forts contrastes entre les zones les mieux exposées et les reliefs
d'une part, les bassins à l'abri (Basse-Medjerda, vallée du Chafrou),
de l'autre. Les températures hivernales sont moins froides —pratique-
mentjamais de neige —et les étés moins chauds que dans les plaines
du Tell moyen et intérieur —moyenne quotidienne comprise entre
18 et 210 (minimum moyen) et 29-350 (maximum moyen) à Tunis,
en juillet-août-septembre, entre 16-190 et 33-37° à Souk-el-Arba.
Le Tell est encore traversé par des cours d'eau permanents, qui
drainent les reliefs ou des bassins assez étendus, mais il doit à sa basse
altitude et à sa compartimentation d'être souvent affecté par les
processus de dépôt alluvial et de colmatage, liés à la violence de l'éro-
sion locale en particulier, sous un climat très agressif —dessication
des sols par les sécheresses estivales, puis destruction par le ruissel-
lement orageux d'automne surtout —(1).
Lorsque l'on franchit la limite de relief constituée par la Dorsale
on pénètre dans un domaine climatique où l'irrégularité caractéris-
tique et la faiblesse de la pluviosité s'accentuent très fortement, et où
dominent les influences prédésertiques septentrionales et occidentales.
La steppe semi-aride du Centre et du Sud tunisien est une région très
étendue, où le relief, beaucoup moins contrasté, s'élève graduellement
vers l'Ouest, mais dont l'ouverture à l'Est ne modifie que très locale-
ment le climat. Les influences continentales sont d'autant plus mar-
quées que l'action des vents N. O. ne s'y fait guère sentir —ils sont
d'ailleurs desséchés par la traversée des massifs algériens ou telliens.
L'irrégularité de plus en plus forte et prolongée de la pluviosité
annuelle ajoute ses effets à ceux de la sécheresse saisonnière et des
chaleurs estivales, de plus en plus dures également.
Si, à Kasserine, la pluviosité annuelle est encore dansdeslimites qui
varient de 150 à 350 mm, ces limites vont de 100 à près de 500 mm
(moyenne : 290), à Kairouan, de 50-60 mmà près de 400 (moy. : 200)
(1) V. planches pp. 352, 353.
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à Sfax, et de 20-30 mm à près de 300 (moyenne : 150) à Gafsa; les


précipitations orageuses —en partie perdues pour les sols et la végéta-
tion —représentent de 35 à 45 % de ce total. Il devient dès lors
difficile de parler d'une saison pluvieuse annuelle et, si l'on a des
hivers encore assez froids, liés à la continentalité, ils atténuent de
moins en moins, à mesure qu'on descend vers le Sud, une aridité qui
n'est guère interrompue que par une bonne saison pluvieuse tous les
3 ou 5 ans; alors la steppe verdit, les récoltes montent à miracle,
dans les secteurs ayant gardé des sols arables; le printemps s'épanouit
entapis multicolores et l'atmosphèredébarrasséedeson sable redevient
claire. Mais ce sont là féeries passagères, sous une température qui,
de juin à octobre, ne tombe guère au-dessous de 18°et s'élève quoti-
diennement jusqu'à 28-380, et l'on comprend que les réseaux hydro-
graphiques se désorganisent au sortir des vallées montagneuses, que
l'endoréisme se généralise dans un régime à sebkras, et que les vents
puissent continuer l'action des eaux et des températures, avec cette
longue efficacité et cette redoutable patience.
LeSAHELne serait, du point de vue climatique, qu'un canton des
steppes semi-arides si, du fait de son exposition maritime, d'un relief
un peu plus élevé et sans doute aussi de sa situation plus orientale, qui
le met à l'abri des vents Ouest, particulièrement secsetfroids enhiver
dans la steppe kairouanaise, il ne bénéficiait d'une série d'influences
adoucissantes. La pluviosité annuelle y est comprise entre moins de
150 et plus de 400 mm(moyenne : 327 mm); c'est-à-dire que sa varia-
bilité est moins considérable que dans tout l'arrière-pays steppique,
mais la part des averses orageuses reste égale à près de la moitié de la
pluviométrie totale. Les températures estivales enfin demeurent sensi-
blement moins fortes à Sousse—moyenne des maximums quotidiens,
dejuin à septembre, 27 à 30°, soit 6 à 8° de moins qu'à Kairouan ou
à Souk-el-Arba —.
Le Sahel ne s'étend pas à une grande profondeur, et les influences
adoucissantes de la mer ne jouent un rôle, d'ailleurs restreint, que
sur unefrange côtière fort étroite, ainsi que le montrent les observations
faites à El Djem, à une trentaine de kilomètres seulement du littoral.
Dans cette station, la pluviosité comme les températures manifestent
à nouveau à plein toutes les particularités du climat semi-aride
tunisien —excessive irrégularité et insuffisance de la « saison » plu-
vieuse (pluviosité comprise entre 100 et 550 ou 600 mm, moyenne :
267 mm), continentalité presque aussi nette qu'à Kairouan ou à
Gafsa. Par contre, le climat sahélien s'étend en latitude au long de
cette côte orientée N. S. : il caractérise aussi la bordure S. E. du Cap
Bon —Nabeul a une pluviosité comprise entre 250 et 500 mmselon
les années —; dans une certaine mesure, l'influence humidifiante et
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adoucissante de la mer tempère encore le climat de Zarzis et de Djerba


surtout, qui ont des températures estivales voisines de celle de Sousse
et une pluviométrie supérieure à celle de Sfax ou de Gabès-Médenine,
mais très irrégulière et orageuse — moins de 100 mm en année sèche,
plus de 450 en année humide; à Zarzis, dans une année d'orages
exceptionnels, on a relevé un total supérieur à 600 mm, alors que
Gabès n'atteint pas 400 mm au maximum (moyenne : 175) et que
Médenine dépasse difficilement 200 mm (moyenne : 140).
On a particulièrement insisté sur l'importance, pour toute la frange côtière
méridionale, des « condensations occultes » qui s'expliqueraient surtout par
l'existence d'un large socle continental à très faible profondeur (golfe de
Sfax et Gabès), facilitant à la saison chaude l'élévation de température des
eaux littorales et une évaporation abondante. Le refroidissement nocturne
de l'atmosphère au-dessus des terres aurait pour effet de provoquer une conden-
sation superficielle d'autant plus forte que la brise de mer chargée d'humidité
passe sur des sols éoliens ou éolisés, sablonneux et perméables, qui sont peu
couverts et se rafraîchissent très rapidement. L'élévation diurne de la tem-
pérature des mêmes sols n'empêcherait pas les plantes de profiter de la réserve
supplémentaire d'humidité qui leur est ainsi offerte par la condensation noc-
turne, aux saisons les plus chaudes de l'année. Cela d'autant que le degré
hygrométrique de l'atmosphère littorale reste élevé et ralentit l'évapora-
tion (1).
Selon J. DESPOIS, on pourrait « estimer qu'autour du golfe de Gabès, dans
les terrains sablonneux, les précipitations occultes sont l'équivalent de quelques
dizaines de millimètres de pluie » (2).

La région saharienne s'étend approximativement à l'ouest et au sud


des reliefs qui limitent la zone côtière de la Djeffara et les steppes
prédésertiques de Maknassy et de Gafsa. Ainsi que le fait remarquer
CAPOT-REY (3)... « la région de Gafsa, avec ses chaînes orientées
O. E. forme une séparation très nette » : au Nord et au Nord-Est on a
encore la steppe à jujubier; au Sud les espèces arborescentes se réfu-
gient dans quelques ravins montagneux. Sur la côte, l'oued Akarit
forme lui aussi une limite naturelle entre les régions où fructifie le
palmier-dattier et les steppes prédésertiques, mais la Djeffara et les
environs de Gabès sont encore une zone intermédiaire, « un Sahara
atténué, un pré-Sahara ». La région désertique ne dépasse donc guère
la ligne des grands chotts...

(1) Cf. GINESTOUS,« Les condensations occultes», Rev. « La Tunisie agricole ».Janv. 29.
(2) J. DESPOIS« L'Afrique du Nord ». Paris, 1949, p. 21.
(3) Ouv. cité, « Les limites du Sahara français ».
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2) Lesressourceshydrauliques.
Onpeut résumer aisément les ressources offertes à la vie agricole par
le réseau hydrographique naturel existant en Tunisie, et qui, par sa
pauvreté et son caractère souvent inorganique ou temporaire, crée
lui aussi de délicats problèmes à ses utilisateurs éventuels.
Au nord même de la Dorsale, où les cours d'eau atteignent le plus
souvent la mer, possèdent vallées et lits presque réguliers, les immenses
variations du débit, la violence de l'érosion et l'importance du trans-
port solide et du colmatage, qui en sont les corollaires, rendent néces-
saires d'envisager à la fois les problèmes dela retenue des eaux et ceux
deleur évacuation.
Il en est ainsi dans le vaste bassin de la Medjerda, cours d'eau qui, avec
sesaffluents-oueds Mellègue, Tessa, Siliana —draine, sur plus de 20oookm2,
unesérie demassifset delarges vallées intérieures, et s'achève dansuneplaine
deltaïque basse et plate.
Sujette àdescruesformidables, qui fontvariersondébit dequelquesmètres
cubesen étiage jusqu'à plus de 1800 m3/seconde, la Medjerda recouvre de
ses eaux débordées la plaine de Souk-el-Arba-Souk-el-Khémis ou de vastes
secteurs de sa plaine terminale. Mais en temps normal, elle coule dans ces
mêmes zones entre des berges à pic hautes de plusieurs mètres, tandis que
d'épaisses couches d'alluvions peu perméables ferment et isolent les dépres-
sions voisines, caractérisées ainsi par leur mauvais drainage et souvent par la
présencedesols lourds ousalés.
Au nord de la Medjerda, les cours d'eau de Kroumirie ne sont que des
torrents montagnards la plupart du temps; maislorsque le reliefs'y prête, les
plus longs d'entre eux constituent également, dans les échancrures littorales
qu'ils ont comblées, des plaines basses mal draînées —Tabarka, Nefza —.
Les oueds Sedjenane, Tine et Djoumine, qui se déversent dans la plaine de
Mateur, anciengolfecolmaté, neréussissentpastoujoursàatteindre, àl'époque
des crues, les terres marécageuses bordant la Garaet Ichkeul.
Si l'on se rapproche au contraire de la Dorsale, la sécheresse climatique
accrue, jointe à l'irrégularité caractéristique des précipitations, commence
à provoquer une désorganisation au moins saisonnière du réseau hydrogra-
phique. L'oued Kébir change denomdans la traversée dela plaine du Fahs,
dont certaines annexes sont occupées par des sebkras permanentes; et l'oued
Miliane qui prend la suite, ne parvient même pas régulièrement à la mer
en été; il lui arrive de s'infiltrer complètement dans les couches littorales
sablonneuses par oùs'achève le bas-Mornag. Ce qui n'empêche pas le même
cours d'eau d'inonder parfois avec une violence catastrophique les parties
inférieures de cette plaine de remblaiement alluvial —environs de Saint-
Germain—.
Ausud de la Dorsale, l'irrégularité des oueds s'accroît au point que
l'état normal de leur lit est une sécheresse à peu près complète,
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coupée de crues immenses et brèves. L'endoréisme devient le régime


habituel des bassins steppiques, refermés autour de leurs sebkras,
niveaux de base locaux auxquels ne parviennent que les plus fortes
crues orageuses ou les eaux saisonnières découlant de la Dorsale vers
le Sud. Au delà dessebkras Kelbia ouSidi el Hani, l'écoulement super-
ficiel ne s'organise plus guère que localement et temporairement —
bassin de l'oued Leben, région de Gafsa —à moins que les reliefs
n'aient conservés les puissantes entailles façonnées sous un autre
climat par des cours d'eau disparus, et que balaie encore quelquefois
le ruissellement orageux.
Leproblèmedusel. —La salure élevée de la plupart des eaux roulées
par les oueds méridionaux surtout —teneur moyenne : 2g/litre pour
la Medjerda, mais 4gpour l'oued Zeroud par exemple (1) —, et celle
des nombreux terrains mal drainés ajoutent encoreauxdifficultés d'un
tel régime hydraulique. Cette salure peut être considérée en partie
comme une conséquence du climat : les sels des roches superficielles
ou sous-jacentes se dissolvent et sont entraînés, puis accumulés,
d'autant plus facilement que la température des eaux de percolation
ou de ruissellement est élevée, leur mouvement rapide, que l'intensité
de l'évaporation et les processus artésiens locaux ou temporaires
provoquent remontées et dépôts accélérés. Les dépressions qui servent
de niveau de base pour les crues et le lessivage, sont également le
point d'affleurement préféré des nappes souterraines, où aboutissent
les eaux de percolation, si bien qu'on voit se développer ces « tables
salantes naturelles », où s'accumulent chlorures et carbonates de cal-
cium, de sodium, de magnésium, de potassium... (Sidi el Hani, Chott
Djerid, sebkra el Melah, près de Zarzis, etc...).
L'hydrographie souterraine. —Dans un pays aussi pauvre en res-
sources hydrauliques permanentes, l'existence de nappes souterraines,
leur composition et leur alimentation peuvent avoir une importance
capitale. Il suffit de songer aux centres de vie que constituent les
oasis de la région saharienne, mais aussi les grosses sources des massifs
calcaires —Zaghouan, Le Kef, Sbéitla, Le Bargou, Téboursouk, etc...
—et les nappes phréatiques ou artésiennes utilisées pour l'irrigation
en certaines régions (Cap Bon, Zarzis) pour s'assurer de la place que
tient l'hydraulique souterraine en Tunisie.

(1) BERKALOFF,MANDUECHet TIXERONT. Observations sur les apports solides des cours
d'eau. Etudes d'hydraulique et d'hydrologie. Direction des Travaux Publics. Tunis, 1954,
P. 9-
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Plusieurs hypothèses ont été émises concernant l'origine des nappes arté-
siennes où s'alimentent les oasis du Djerid en particulier — nappes « fos-
siles » ou bien nappes vivantes, recueillant les pluies d'immenses bassins
désertiques, qui chemineraient sur des centaines de kilomètres entre les couches
imperméables du sous-sol. — De grandes nappes viennent affleurer aussi en
contre-bas du seuil de Gabès, nappe thermale à El Hamma, et celle qui donne
naissance à la belle rivière de Gabès, entre ses falaises argileuses. La nappe
artésienne de Zarzis a dû être libérée par l'homme. A Mareth comme à Gafsa,
il semble que les eaux souterraines proviennent des régions dominantes. Dans
la péninsule que forme, au nord du Nefzaoua, le rivage du djebel Tebaga
de Kébili, les populations locales vont chercher, depuis des millénaires, l'eau
précieuse des couches souterraines en forant les extraordinaires aqueducs
enterrés que sont les « foggara », pratiquées aussi à l'est de Gafsa (1). C'est
à travers toute la Tunisie que les nappes, libres ou captives, jouent un rôle
considérable. Plus, en particulier, le régime hydraulique superficiel tend à
comporter de larges aires inondées périodiquement, mal drainées, plus l'endo-
réisme est fréquent, et plus les nappes souterraines sont alimentées et abon-
dantes, surtout si elles sont soutenues par la mer ou par des sebkras (Basse-
Medjerda, Soliman, La Manouba, plaine de Kairouan). Du fait même que
l'alluvionnement est intense, que les oueds transportent vers les parties basses
des plaines les argiles les plus fines, ces dernières formeront des écrans imper-
méables, au-dessus ou à l'arrière desquels, au fur et à mesure de la progression
des cônes de déjection vers l'aval, les couches de matériaux plus grossiers (sables,
graviers...) emmagasineront des réserves d'eau importantes.
Les analyses hydro-pédologiques confirment clairement cette disposition
(Basse-Medjerda, plaine de Kairouan) : dans les zones où s'accumulent
actuellement les apports fluviatiles, les couches de texture plus fine (limons
et argiles) supportent généralement celles de texture plus grossière, de même
qu'en surface elles se trouvent à l'aval de celles-ci. La progression des apports
d'amont en aval entraîne le recouvrement graduel des couches imperméables,
en même temps que l'exhaussement du sol alluvial et l'allongement du profil...
Mais quand on a affaire à ces nappes recélées dans des couches alluviales
et proches d'un niveau de base, les eaux y sont souvent salées, du fait que s'y
concentrent les apports minéraux et que l'écoulement souterrain lui-même
se fait mal. La basse-vallée de la Medjerda, celle de l'oued Miliane, les
bassins de Mateur, El Aroussa, Pont-du-Fahs, Smindja-Moghrane, Sainte-
Marie du Zit, la plaine de l'Enfida, les cuvettes de Sidi-Bou-Zid, Maknassy,
du Gamouda, et surtout la basse-plaine kairouanaise renferment toutes des
nappes souterraines à faible profondeur, qui contribuent à imperméabiliser
et à saler superficiellement les parties les plus basses des terrains. C'est ainsi
d'ailleurs que la Tunisie, pauvre en eau, se trouve, surtout dans le Nord,
aux prises avec des problèmes de drainage et d'assèchement...
(1) On notera l'extrême ancienneté de ces pratiques. Oasis et même foggara sont con-
nues dans une haute antiquité, ainsi qu'en font foi les auteurs latins (Pline l'Ancien,
Lucain, Corippe...). Le texte de Corippe (la Johannide) attestant l'existence des fog-
gara dès ces siècles lointains ne paraît avoir été relevé par aucun spécialiste. Cet auteur
a pourtant parlé (chant IV) de l'Africain qui, haletant de soif « erre à travers les sables
brûlants et dans sa détresse atteint, en fouillant le sol, les ondes mêmes du Styx ».
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3) Sols et végétation.
a) Tell septentrional.
Les pédologues ont reconnu, au nord-ouest du pays (Krou-
mirie-Mogod) une première catégorie de terres nettement indivi-
dualisées, du fait de la pluviosité surabondante. C'est la zone
des sols « lessivés », dont la végétation naturelle est demeurée
l'une des plus intactes, parce que les sols gréseux ou argileux,
pauvres en sels nutritifs, accidentés de surcroît, sont difficilement
cultivables. Les phytosociologues qualifient d'étage humide ce type
exceptionnel devégétation, le seul qui, enTunisie, comporteuneforêt
fermée et dense de grands arbres —chênes-lièges, vert, zéen, afarès,
kermès; échantillonsd'arbres derégiontempéréeplusfroide, commele
tremble, le peuplier, l'aulne —avecunsous-boisabondantlui-même :
bruyèreetfougèresurtout,cistes, arbousier,etc... et unestrate herbacée
encore riche.
b) Les différents sols enclimat subhumide.
Sousunepluviosité moyenne de 550à800mm,les «terres noires»,
ainsi appelées parce qu'elles sont riches en humus, sans calcaire, de
coloration foncée due enpartie aux oxydes, de texture fine, avec ten-
dance à former des mottes (Bizerte, Aïn Chellal, Le Munchar, Béja,
Le Krib, Téboursouk, Nebeur) forment transition entre le Tell
humide et le Tell semi-aride. La végétation naturelle n'y existe plus
guère, parce que la mise en culture de ces bonnes terres fertiles est
complète. Elle devait comporter une strate arborescente importante
—chênes en particulier —, réduite aujourd'hui à des boisements
d'oliviers et de lentisques, le plus souvent buissonnants, et l'on n'a
plus qu'une prairie où les précipitations hivernales font se multiplier
vigoureusement les plantes à tubercules.
Ces terres noires voisinent, sur les pentes favorables au ruisselle-
ment, avecles «rendzines »decouleur plus claire, caractérisées par la
proximité d'une roche-mère calcaire constamment attaquée, mais
aussi par le départ constant des sols calcaires ainsi formés, au long
de pentes assez fortes pour rendre impossible l'accumulation en
épaisseur de l'humus (1). Les rendzines sont des sols constamment
rajeunis, mais fixés normalement par une végétation de brousse à
olivier sauvage, cistes et lentisques, avec une strate herbacée abon-
dante. On les trouve aux environs de Souk-el-Khemis-Beja-Tébour-
souk, jusque dans la région de Tébourba. Elles sont propices à la
culture; leur dénudation les exposeà être détruites outransformées enterres à
croûte.
(1) V. planches pp. 66, 67.
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Ces dernières sont caractérisées, sous une pluviosité inférieure à


550 mmen moyenne, par la présence, à faible distance de la surface,
d'un horizon d'accumulation du calcaire. L'origine comme la nature
des croûtes calcaires est controversée, sans doute diverse, car il existe
des croûtes d'âge et de formation différents. Dans la mesure où il
semble qu'on puisse parler d'un encroûtement actuel, il se produirait
surtout dans les bas de pentes oules solsfaiblement inclinés, propicesà
defréquentes et abondantes remontées d'eaux depercolation ramenées
en surface par le jeu des couches sous-jacentes. Le calcaire dissous
des couches traversées se dépose au niveau où les eaux chargées
sont reprises par une évaporation rapide. La dénudation superficielle
entraîne, avec l'appauvrissement des sols en humus, l'accélération
de tous ces processus.
Les sols à croûte rendent la culture souvent difficile. Pour y créer
des plantations, il faut briser les carapaces. La vigne mêmey dépérit,
sans précautions particulières —défoncement à la sous-soleuse —.
Formant surface de glissement, les croûtes facilitent le départ de la
couche superficielle sous l'action de l'érosion, pour peu que cette
couche ait été mobilisée par le labour en particulier : de là, en partie
au moins, ces plaques lépreuses qui tachent si souvent le paysage des
basses pentes ou des croupes cultivées du Tell —régions du Kef, de
Téboursouk, de Tunis. D'une façon générale les croûtes affectent, à
l'exception des régions alluviales et des fortes pentes, la plupart des
sols calcaires du Tell soumis à une pluviosité de 4 à 500 mm, entre
Dorsale et Médjerda. On en retrouve aussi dans les régions méridio-
nales, surtout dans le Sahel.
Le Tell subhumide renferme d'autres sortes de sols extrêmement
répandus mais impropres à toute bonne culture. Il renferme des sols
« azonaux », tels que ceux formés dans les bas-fonds salés et argileux,
avec une végétation halophile, et qui deviendront beaucoup plus
fréquents dans le Sud, ou ceux qui ont de la difficulté à se maintenir
aux dépens des marnes triasiques, sur des pentes rapides et crou-
lantes entaillées par l'érosion et transformées parfois en véritables
«bad-lands » : environs de Medjez-Bou Arada-Siliana, Téboursouk-
Ouest, le Kef, Maktar, etc... Le Tell renferme les sols jeunes et
maigres des djebels à pins d'Alep, caractérisés par une très mince
couche d'humus acide (aiguilles) recouvrant directement la roche
calcaire de couleur claire, à peine décomposée (Dorsale et massifs du
Haut-Tell occidental). Il renferme, en bordure de la mer, de vieilles
dunesfixéesouconsolidées, desgrès et dessables quiportent unecouche
de sol humifère souvent assez mince, mais suffisante pour entretenir
une abondante végétation herbacée et buissonnante —mimosées,
roseaux, tamaris, genêts —voire arborescente —pins divers : ainsi
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aux Nefza, aux abords du Cap Serrat, ou près de Bizerte (djebel


Nador, Rummel, Cap Zebib, Ras Djebel, Cap Sidi Ali el Mekki) et
dans la région nord du Cap Bon (i).
Les sols les plus importants pour la culture sont les sols alluvion-
naires, qui forment d'immenses étendues et continuent à se créer aux
dépens des alluvions arrachées par les eaux aux zones dominantes.
Ils ne se rencontrent pas seulement dans les plaines mais garnissent le
fond et les basses pentes de presque toutes les vallées, dès que celles-ci
sont assez larges et descendent assez lentement. D'une manière géné-
rale, la qualité de ces sols varie avec la nature des roches formant le
bassin du cours d'eau, et surtout avec la distance plus ou moins grande
qui les sépare des pentes originelles d'une part, du niveau de base
des cours d'eau d'autre part. Ainsi, la plaine de Souk-el-Arba, cette
« Dakhla »d'une saisissante horizontalité, est formée sur des alluvions
argilo-calcaires très anciennes, assez homogènes parce qu'elles se sont
longtemps déposées au fond d'une sorte de lagune où aboutissaient
les cours d'eau des massifs environnants. On peut cependant y distin-
guer des parties plus grossières, caillouteuses, au pied des hauteurs
(N. O. de Souk-el-Arba par exemple). Larégion plus basse de Souk-es-
Sebt (Sud de Souk El Arba) ou de Souk-el-Khemis sud (La Merdja)
demeure caractérisée, au contraire, par ses sols lourds, argileux, mal
drainés et localement salés sous l'influence des eaux issuesdes marnes
triasiques dominantes. Les marnes abondantes dans les défilés de Pont-
de-Trajan et auxenvirons deMedjez-el-Baboud'Oued Zergaet lester-
rains triasiques formant le noyau de nombreuxmassifs ont influencé la
nature des alluvions dans les plaines inférieures du cours d'eau. A
partir de Djedeïda surtout, on voit les sols prendre des textures de plus
en plus argileuses, pour finir dans la Mabtouha par des dépôts salés,
imprégnés d'eau et imperméables, fréquemmentinondés lors des crues.
Fines et parfois sablonneuses ou très graveleuses aux approches des
hauteurs environnantes, d'où descendent des calcaires et des fragments
de croûtes, les alluvions superficielles de la Basse-Medjerda tirent de
cette origine partiellement locale une allure complexe, aussi bien
suivant des coupes latérales que suivant des coupes verticales. Elles
s'achèvent dans la mer et dans les dépressions sublittorales par des
limons et des argiles si chargées en sels que les sols véritables arrivent
à peine à s'y former. Une végétation halophile dans les parties basses,
ou des horizons sans arbres caractérisent cette zone, tandis que les
parties surélevées de la plaine portent au contraire d'excellents sols
cultivables.
On retrouve des sols alluvionnaires, donnant de bonnes terres noires
ou brunes ou des sols salés et lourds, suivant leur position, dans les
(i) V. planches pp. 66, 67.
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vallées et les plaines de l'oued Sarrath, de l'oued Tessa (Ebba-Ksour,


le Sers, le Krib), de l'oued Siliana (El Aroussa), de l'oued Miliane
(Pont-du-Fahs, Bir M'Cherga, Armand Colin, le Mornag), ainsi que
dans les bassins les plus fermés, occupés dans leurs parties basses par
des « merdjas » (inondées en hiver) ou par des sebkras (Le Kef-
Zafrane; bled Boucha-sebkra Kourzia; le Goubellat, Massicault,
Mateur...). AuS. O. du Cap Bon,sur la route qui unit leTell maritime
au Sahel en longeant les derniers monts de la Dorsale, s'étendent, de
part et d'autre de la ligne de partage des eaux, des terrains alluvion-
naires formés aux dépens des chaînons calcaires (djebels Bou Kornine,
Zit..., puis premiers chaînons de l'Enfida, après la vallée de l'oued
Remel). La plaine de Soliman-Grombalia, de beaucoup la plus large,
s'étale en éventail dans le fond du golfe de Tunis, séparant le Cap Bon
de la Dorsale. Au pied des montagnes, commedans le couloir Grom-
balia-Bou-Ficha, le sol est caillouteux; les terres sont sablonneuses
dans la zone Nianou-Belli-Beni Khalled-Menzel bou Zelfa, mais
on a des terres lourdes et même salées au N.N.E. de Grombalia, non
loin du littoral.
c) Lessols dessteppes semi-arides.
Nous rencontrons d'abord, au sud de la Dorsale, les sols alluviaux
de la Basse-Steppe, qui débutent après Enfidaville dans une plaine
d'horizontalité presque absolue, ancien golfe remblayé sans doute,
jalonné sur la côte, à partir du fond du golfe de Hammamet, par des
sables littoraux et des dunes ainsi que par un cordon de lagunes où
ne parviennent qu'irrégulièrement les oueds côtiers divaguant dans
ces bas-fonds. Aux terres imperméables et salées, avec leur végétation
halophile, succèdent les terres d'alluvions de meilleure structure,
épaisses et motteuses, puis les graviers et les talus caillouteux des cônes
de déjection —le nom d' « enfida » désigne précisément la région
d'épandage d'un cours d'eau —. En arrière des petites hauteurs qui
limitent à l'ouest cette première zone, les grands oueds kairouanais
dévient vers le sud le long des Souatirs et déposent leurs alluvions
les plus fines entre le lac Kelbia au N.-E. et Kairouan-El Alem, tandis
qu'au Sud-S.-E., la steppe s'élève très légèrement et comporte des
sols plus légers et sablonneux venus des collines sahéliennes. La sebkra
Sidi-el-Hani, autre niveau de base, est entourée de terrains salés. A
l'ouest et au N. O. de la plaine kairouanaise régnent aussi les limons
et les sables apportés par les eaux et souvent remaniés par les vents.
La maigre végétation des steppes sèches, les graminées saisonnières,
la brousse àjujubier parsemée d'arbres rares ne parviennent à s'instal-
ler que dans les compartiments les mieux isolés par le relief et à l'abri
des grandes crues-régions d'Ousseltia-Pichon, de Pavillier...
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La Haute-Steppe occidentale est caractérisée par l'alternance de


hauteurs parfois extrêmement dénudées, où l'ancienne forêt de pins et
de genévriers ne subsiste qu'à l'état de broussailles et de spécimens
isolés, de vastes piedmonts ou de plateaux sablonneux et caillouteux
couverts par la « zemla », l'immense nappe alfatière, protectrice et
précieuse, et de vallées alluviales emplies par les dépôts fluvio-
éoliens, oùles ouedsdécoupent profondément leurs lits actuels. Lessols
maigres et secs, pauvres en humus, souvent «éolisés » en surface n'ont
guère été étudiés dans toute leur étendue, mais les points favorables à
l'irrigation en particulier : sols de Kasserine-Sbéitla, Sidi bou Zid,
Hadjeb el Aïoun, Maknassy, sont mieux connus. D'une façon géné-
rale, leur maintien est étroitement lié à celui d'une pauvre végétation,
mais l'irrigation permet d'y obtenir d'excellents résultats, étant donné
l'abondance superficielle des sels nutritifs dans les secteurs favorisés
par l'alluvionnement.
A mesure que l'on progresse vers le Sud, les sols véritables se font
de plus en plus rares; seuls, certaines dépressions, certains cônes
inondables conservent une végétation permanente, jujubier, armoise,
plantain, chiendent... La «forêt » d'acacias-gommiers du bledThala
subsiste ainsi, quoique de plus en plus réduite, sur un cône d'oued. Si
l'on met à part les «sols »de sebkra, qui ne sont que des terrains salés
impropres à toute culture, la carte pédologique fait ressortir l'impor-
tance prépondérante du vent comme agent de formation ou de
remaniement superficiel. Poussières et sables s'accrochent aux touffes,
aux moindres aspérités, se déposent dans les thalwegs, tandis que les
surfaces exposées au vent sont dépouillées et transformées en champs
de cailloux et de graviers. Les chaleurs estivales et la sécheresse
de plus en plus générale s'opposent à l'existence de tout humus, de
toute végétation ; les sables sahariens gardent enfin leur teinte gris
pâle et leur texture mobile. Cependant l'encroûtement superficiel,
provenant de l'accumulation des sels minéraux (chlorures et sulfates
de sodium, de calcium, de magnésium, etc...) réussit encore à fixer les
sables dans toute la zone qui s'étend au nord des chotts et en bordure
du golfe de Gabès. Les précipitations, surtout lorsqu'elles agissent sur
des terrains éolisés et perméables, dissolvent en effet, sur une certaine
profondeur, les sels minéraux qu'aucun humus n'a fixés, mais ne sont
ni assez longues ni assez puissantes pour les entraîner; par contre,
l'évaporation intense qui reprend tout desuite lessolutions et provoque
leur remontée, aboutit à créer en surface de minces croûtes salines,
visibles toutes les fois où l'accumulation éolienne n'est pas prépondé-
rante.
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d) Le Sahel.
Il faut considérer à part les sols de la région sahélienne, plus
humide et moins chaude, au relief sensible, au moins dans la partie
centrale : Sahel de Sousse. Au sommet de certaines buttes-
témoins, comme les Kalaa, puissamment entaillées par l'érosion,
subsistent encore des tufs extrêmement épais, horizontaux et régu-
liers, qui donnent au paysage un aspect tabulaire caractéristique,
parce qu'ils protègent les roches sous-jacentes; ces croûtes dénudées
d'âge ancien, ne portent plus de sols, non plus que les hautes pentes
attaquées par l'érosion, qui ont été dégagées après leur disparition.
Par contre, dans les vallonnements et les dépressions déblayées se
sont accumulés les matériaux enlevés aux parties supérieures, et sur-
tout des quantités de limons rougeâtres, d'origine éolienne en partie,
qu'une pluviométrie très capricieuse découpe enravins àbords abrupts
à fond tapissé de sables (i). Le Sahel soussien est encore assez humide
pour que sa végétation originellesoitcelledel'étage subhumideplutôt quedela
basse-steppesèche-pins, lentisques, oléastres, graminées saisonnières, etc...
—mais, à partir de Mahdia, la sécheresse de plus en plus grande
donne un paysage de transition. Cette frange côtière méridionale —
jusqu'aux environs de Maharès d'une part, de Bou Thadi de l'autre,
légèrement adoucie et humidifiée par les influences maritimes, et qui
reprend aux environs de Zarzis (péninsule des Accaras), possède des
sols légers et minces, plus riches en humus dans certaines dépressions
(sols à jujubiers), mais fortement éolisés et de couleur claire. Les
sables ne s'accumulent en dunes que sur certains points du littoral
(Nord de Sousse, La Chebba, Sfax), mais ils apparaissent constam-
ment, à partir du golfe de Hammamet, lorsqu'en bordure de cette
mer littorale sans profondeur, les apports fluvio-éoliens de l'arrière-
pays et l'aridité lagunaire conjuguent leurs effets (littoral de l'Enfida,
littoral de Maharès-La Skhira...).

Le propre des sols et de la végétation, en Tunisie, c'est, à de rares


exceptions près, leur fragilité et leur état extrêmement dégradé. Les
régions méditerranéennes sèches et steppiques arides, en Afrique du
Nord, ne se sont peut-être pas desséchées davantage d'elles-mêmes à
époque historique, mais, si l'on considère sols et végétation dans une
perspective plus large, ils y paraissent bien marquéspar un assèchement
dedate géologique récente. D'après les botanistes, le peuplement végétal,
ausuddela Dorsale, serait caractérisé par unelente progression vers le
(i) V. planches pp. 66, 67.
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Nord de l'élément steppique et subdésertique (i). Les grandes espèces


végétales semblent souvent se trouver à la limite de leurs possibilités
d'adaptation : enracinement exceptionnel, espacement de plus en
plus accru desindividus, et l'on constate qu'une fois détruites par les
hommes, elles ne reconstituent pas d'elles-mêmes leurs peuplements,
parce que les sols qu'elles fixaient sont détruits rapidement. Le chêne-
liège a ainsi disparu récemment au sud de la Dorsale, le thuya dans le
Centre; le pin d'Alep a considérablement reculé, le pin maritime se
raréfie... Des espèces beaucoup moins puissantes, qui leur étaient
associées, finissent par prendre toute la place : romarin dans les
pinèdes disparues, cistes et asphodèles à la place des chênes-verts
ou zéens, oléo-lentisques sur sol argileux, à la place du chêne-liège,
dans le Tell maritime; la steppe à alfa ne représenterait souvent
« qu'un stade de dégradation d'un groupement plus complexe —
pistachier, pin, genévrier et même thuya et chêne-liège - , réduit par
l'action humaine » (2); la brousse éparse à palmier-nain mêlée de
jujubier a pris la place du maquis à oléo-lentisque lui-même; le fores-
tier LAVAUDEN parle de cette steppe « désertifiée » par l'homme
(région de Gafsa, steppes subdésertiques méridionales jusqu'à l'ar-
rière-plan du Sahel sfaxien), jadis forêt claire dejujubier, pistachier,
acacia-gommier, mimosées, aujourd'hui presque totalement dénu-
dée (3)...
Conclusions. —Pays sec, où l'agriculteur n'est jamais sûr du len-
demain lorsqu'il en est réduit en particulier à compter sur les apports
d'eau saisonniers fournis par la pluviosité, pays dont la fertilité a été
longuement détruite au cours d'une exploitation millénaire, la Tunisie
n'offre guère aux activités culturales que 3ou4 millionsd'hectares desols
réellementutilisables (4).
Ces aires cultivables sont essentiellement situées, au nord de la
Dorsale, dans les plaines et sur les basses pentes des massifs telliens :
bassin de la Medjerda et de ses affluents, bassin de l'oued Miliane,
bassins secondaires desoueds septentrionaux, Mateur, Nefza, Tabarka,
plaine de Grombalia-Soliman ou dans les zones sahéliennes et cir-
cum-sahéliennes classiques, au sud de la Dorsale : Sahel de Sousse-
Mahdia, basse-steppe kairouanaise et sfaxienne. On y peut ajouter
quelques secteurs intermédiaires de la grande Dorsale : bassin de
l'oued Ramel, Ousseltia, hautes-vallées et dépressions empruntées
par les grands oueds Hattod et Hattab, plaines de Sbiba, de la Fous-
sana-Kasserine...
(1) BUROLLET« Le Sahel de Sousse ». Annales du S. B. A. T. Tunis, 1927, p. 89.
(2) BOUDY,« Économie forestière nord-africaine ». Paris, 1948, T. I., pp. 143-44.
(3) LAVAUDEN, « Les forêts du Sahara ». Revue des Eaux et Forêts. Juin 1927, p. 3.
(4) V. Annuaire Statistique de la Tunisie, années 1951-53.
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Mais la continentalité, les sécheresses estivales ou périodiques


prolongées, l'irrégularité et la faiblesse de la pluviosité,' aggravées
par la dénudation ou un appauvrissement bien des fois séculaire du
couvert végétal transforment la Tunisie centrale et méridionale, pour
sa majeure part, en une antichambre du désert. L'agriculture s'y
trouve donc réduite aux secteurs irrigables ou inondables par les crues
torrentielles, aux pentes aménageables en vue de retenir les eaux
qui s'abattent parfois, à intervalles très irréguliers, en quantités
considérables.
La même alternance périodique se retrouve, plus atténuée, jusqu'à
la limite du Tell septentrional, seule région naturelle jouissant d'une
pluviosité largement suffisante pour entretenir une abondante végéta-
tion, voire des associations végétales fermées. Cesont de telles irrégu-
larités qui expliquent en grande partie le paysage rural tunisien et
les modes de vie mêmes adoptés par des populations alternativement
réduites par la misère à une économie élémentaire de parcours et
de culture itinérants, ou groupées en communautés vigoureuses et
denses sur des terroirs soigneusement aménagés par l'irrigation, la
plantation, la retenue et l'utilisation maximum des terres et des eaux.
Auxépoqueshistoriques deprospérité, il sembleyavoir eu tendance,
de la part des sociétés nord-africaines anciennes, à organiser l'État
à partir desrégions les plus favorisées, plus peuplées et plus riches àtous
égards —Tell maritime, autour de Tunis —Carthage et du Cap Bon;
Sahel soussien et basse-steppe kairouanaise —. Les régions plus
pauvres del'intérieur étaient alors colonisées enprofondeur et équipées
à leur tour. Aux époques de décadence, on assiste au contraire à un
repli desactivités agricoles différenciées, qui exigent à la fois continuité
dansl'effort d'équipement et d'entretien des eauxetdessols,etdévelop-
pement économique, artisanal, commercial et urbain. Par ailleurs,
les sociétés cessant de se rendrepour ainsi dire maîtresses des conditions natu-
relles, la dégradation et le retour de celles-ci au librejeu des agents climato-
biologiques signifient nécessairement aussi assujettissement des groupes humains
aux lois lesplus élémentaires du milieu, et domination desgenres de vie semi-
pastoraux et semi-nomades.
Ainsi s'expliquent et la situation de la Tunisie à la veille de l'ins-
tauration du Protectorat, et beaucoup des formes revêtues par la
colonisation européenne même.
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PREMIÈRE PARTIE

LA TUNISIE
AVANT L'INTERVENTION FRANÇAISE
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LA TUNISIE AVANT L'INTERVENTION FRANÇAISE

La Tunisie de 1881 était un pays ruiné. Sans doute peut-on parler


à cet égard d'une évolution séculaire, d'une décadence marquée par
une série de faits historiques et humains, sur lesquels l'attention a été
portée depuis longtemps. Au xive siècle déjà, le grand Ibn KHALDOUN
se faisait l'accusateur des tribus nomades... Il faudrait d'ailleurs
ramener à sajuste proportion le rôle joué par ces dernières. Mais la
Tunisie hafside, et même plus près de nous, celle où avait fini par
s'instaurer une véritable dynastie de grands seigneurs, les beys husséi-
nites, n'avaitjamais offert un spectacle aussi désoléque celui enregistré
par tous les observateurs, à la fin du xixe siècle. S'il n'entre pas dans
notre propos d'étudier les causes de cette transformation catastro-
phique, nous devons noter les aspects contemporains d'une ruine qui
atteignait, au delà des activités productrices, des échanges, des genres
de vie, les structures et le peuplement même du pays.
Avant d'étudier les diverses régions de vie humaine qui pouvaient
être distinguées dans la Tunisie de 1881, rappelons quelques faits
historiques récents ayant directement agi sur la vie rurale en particu-
lier. Nous comprendrons mieux ainsi les circonstances dans lesquelles
se sont installés en Tunisie les premiers grands propriétaires européens
et les premiers noyaux agricoles modernes.
Sans remonter au delà des événements de 1864-68, —soulèvement
général contre l'augmentation excessive des impôts, suivi d'une répres-
sion effroyable, famines et épidémies successives additionnant leurs
effets —,noussommesen mesure de dire que les campagnes commeles
villes tunisiennes étaient parvenues à un état de dégradation, parfois
d'abandon, plus net peut-être qu'à aucun autre moment de toute leur
histoire.
Le chroniqueur BENDIAF (I) ne peut être suivi à la lettre quand
il estime les pertes de population entraînées par cette conjonction de
fléaux :
« D'après certains calculs faits par les hommes sages, la moitié de
(1) BENDIAF, « Histoire de la Dynastie Husséinite » (trad. Isaac CATTAN,non publiée).
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la population de la Tunisie périt cette année-là (1868-69). D'autres,


mieux informés, m'ont dit que cette année-là, la Tunisie perdit les
2/3 de sa population, ainsi que cela résulte du chiffre des impositions
recouvrées... »
Mais l'importance du mal ne saurait pour autant être contestée, et
l'on voit le Consul de France BOTMILIAU(I) rejoindre sur ce point le
Vice-Consul d'Autriche-Hongrie, VALENSI (2). Tous deux évaluent à
plusieurs centaines de milliers d'habitants la mortalité engendrée par la
famine et les épidémies entre 1861 et 1869.
Ces immenses pertes humaines devaient naturellement entraîner
des conséquences d'autant plus graves qu'elles étaient liées àl'aggrava-
tion incessante des conditions économiques et financières. Laruine des
activités productives, concurrencées par les industries européennes,
celle du commerce, engendrée par les progrès de la marine à vapeur,
l'affairisme et les honteuses spéculations du capitalisme étranger
intervenant dans un état féodal, les faillites et les tares du régime, tout
cela explique le recul des industries artisanales et par conséquent celui
des cultures différenciées, l'abandon des méthodes d'exploitation les
plus habiles du sol, l'appauvrissement des populations, le caractère
primitifdes techniques, la dégradation des genres devie et desrapports
sociaux (3).
Un autre aspect fondamental de la Tunisie au xixe siècle, aspect
qui ne saurait être dissocié au reste de ces phénomènes de décadence
qui allaient s'accélérant sous des influences multiples, c'est l'impuis-
sance d'une société semi-féodale à promouvoir aucune réforme poli-
tique, financière, judiciaire ou administrative, en l'absence des condi-
tions économiques et sociales qui auraient seulespuenassurerle succès.
L'affaiblissement des tribus guerrières et des communautés monta-
gnardes, l'indépendance retrouvée de l'État beylical tunisien à l'égard
desesmaîtres turcs oualgériens, n'ont pas servi depréface à un nouvel
essor, parce que les castes dominantes, la bourgeoisie citadine deTunis,
les notabilités urbaines et villageoises des villes sahéliennes... voyaient,
dansle mêmetemps, setarir les sources de prospérité traditionnelles —
industrie, commerce... —et s'étendre trafics et mainmise européens.
(r) Archives de l'ancienne Résidence Générale de France en Tunisie. Dossiers. « Direc-
tion des Affaires Commerciales ». Corresp. des Consuls avec le Ministre des A. E. à Paris,
—du 23 nov. 1868 —du 20 sept. 1869.
(2) « Rapport statistique et économique sur la Régence de Tunis » (Expo. de Vienne,
1873), p. 3.
(3) Correspondance consulaire, 30 oct. 1867, 17 nov. 1874. On peut aussi se référer à
la « Notice descriptive et itinéraires de Tunisie » publiée à Paris par le Ministère de la
Guerre (1884-85), au sujet de la ruine des trafics commerciaux sahariens en particulier...
et à FALLOT : « Etude sur le développement économique de la Tunisie » (Bulletin de la
Direction de l'Agriculture n° 10, 1899).
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Le gouvernement beylical, poussé par les éléments les plus clair-


voyants de cette bourgeoisie, dont le ministre turc Khereddine paraît
bien avoir été la figure la plus marquante, a essayé de réformer les
impôts, de supprimer les privilèges et d'unifier la fiscalité. Il a tenté
de moderniser l'armée, l'État même — promulgation du Pacte
Fondamental—; il a voulu transformerses propres droits éminents sur
maints territoires en droits de « propriété » exclusive : ainsi à Sfax,
sur les terres «sialines » (1), à Kasserine, sur l'Enfida; ainsi mêmelors
de certains « dons en toute propriété » faits à de grands personnages
ou dans les « concessions » à des étrangers ; il a voulu régulariser
la gestion des habous publics en confiant à la « Djemaïa » la
charge de certains services publics; il a même, comme nous le ver-
rons, en codifiant le Khammessat, tendu à raffermir à la fois la
propriété et l'exploitation foncière, faisant du laboureur pauvre,
occupant du sol et associé du patron-prêteur, un véritable serf.
Khereddine, a le premier sans doute, introduit des méthodes d'exploi-
tation moderne—outillage européen —sur sa concessiondela Cebala
de Bizerte. Cet effort multiple, rendu souvent contradictoire par
l'action des survivances féodales et par l'absence des réformes poli-
tiques indispensables, n'a pas abouti. Le pouvoir beylical, incapable
d'aller jusqu'au bout de l'évolution amorcée au début du siècle, n'a
fait que s'affaiblir, en ouvrant la porte aux influences étrangères. Les
révoltes populaires contre les impôts sont allées se multipliant, au
point de mettre en péril le régime des Beys en 1864; les prévarications
des fermiers généraux et des caïds ont conduit à la faillite financière
de l'État et condamné la Régence à recourir de plus en plus aux
usuriers étrangers, en attendant l'heure du Protectorat (2).
C'est qu'en fin de compte l'agriculture —une agriculture pauvre
en hommes et réduite à ses termes les plus élémentaires —élevage,
céréales, olivier —demeurait la seule source de richesse et de vie du
pays. Elle ne suffisait plus qu'à peine aux besoins de la population
et n'alimentait qu'exceptionnellement des exportations assez abon-
dantes, comme pendant les années 1877-78. Les tentatives de
réforme beylicales, procédant selon des voies arbitraires, ne réussirent
qu'à précipiter la dislocation des liens traditionnels, unissant les
hommes à la terre et entre eux; leur échec aboutit à généraliser les
razzias punitives et, avec celles-ci, le pillage des dernières réserves
paysannes : l' « année Zarrouk » dans le Sahel, les colonnes répres-
sives dans l'Aradh, dans tout le haut-Tell, chez les Mogod, etc... Le
(1) Les terres des « Siala » (grande famille sfaxienne).
(2) Cf. dE
' sTOURNELLES DECONSTANT« La politique de la France en Tunisie », Paris,
1885.
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nomadisme prendra du même coup un nouvel essor —tribus méri-


dionales fuyant en Tripolitaine, paysans ruinés partant avec leur
bétail à la recherche de quelques ressources, comme Ben DIAF les a
décrits vers 1867-68 : « Au cours de ce même mois de Redjeb 1284
(9 nov. au 8déc. 1867) de cette année si dure, des caravanes de noma-
des de différentes tribus affluèrent de tous côtés, tels des torrents se
frayant un passage. Ce sont ces malheureux dont on avait vendu tous
les biens, vivres, troupeaux et même les tentes des campements en
paiement de leurs impositions. Ils n'avaient plus rien. Ils couchaient
à même la terre sous la voûte céleste. Ils encombraient avec leurs
petits les rues de la capitale, demandant à la mendicité leurs moyens
d'existence. Mais les habitants eux-mêmes étaient pauvres et ne
pouvaient les aider. Ils se rabattaient sur les ordures ménagères et
arrachaient l'herbe pour vivre... Mais ce fut bien pire quand vint la
saison pluvieuse. Ils couchaient presque nus, transis par le froid, en
pleine rue encombrée par leurs déjections. La mortalité sévit intensé-
ment parmi eux. Tous les matins, on voyait des civières aller et venir,
ramassant les cadavres et les transportant à l'hôpital. Ils mouraient à
la cadence d'une centaine environ par jour... L'air de la ville était
empesté par la fétidité de leur respiration, de leurs excréments, de
leurs malades gisant dans les rues... » (1)
Au terme, ce fut la catastrophe et, en 1881, le pays se ressentait
encore de ces malheurs, dont l'histoire scientifique reste à faire, et qui
ont contribué à répandre chez les Européens une vision souvent fausse
et en tout cas beaucoup trop simple de la Tunisie traditionnelle. Il
convient cependant, au travers du tableau dégradé que nous possé-
dons, de retrouver, dans le mesure du possible, l'état de choses écono-
mique et social qui existait encore à la fin du siècle dernier, dans les
campagnes de Tunisie. Notre enquête ne pourra toujours être aussi
précise et complète qu'il faudrait, car la documentation manque
parfois sur des régions entières; cela ne tient pas seulement à l'intérêt
inégal suscité par les sols tunisiens chez les nouveaux venus, mais aux
aspects revêtus par la Tunisie au moment où elle va être occupée par
les troupes françaises.
A. —LES POPULATIONS RURALES
LaTunisie de 1881 aurait été peuplée de 900 000personnes environ,
ce chiffre étant très peu sûr lui-même. Sans admettre absolument
l'évaluation donnée pour la population de la Tunisie, avant les
(i) Traduct. Isaac CATTAN, non publiée.
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grandes épidémies et la famine de 1867-69, par le Consul d'Autriche-


Hongrie, soit 1600 000 à 1800 000 personnes, contre 1200 000 en
1873 (1), il reste que la décroissance démographique avait dû être
considérable.
La Statistique Générale de la Tunisie (2) donne 907 642 « Indi-
gènes », d'après les chiffres des caïdats et contrôles civils en 1889, mais
seulement 802 260, d'après les autorités militaires, en 1890. Moins
de 20ooo Européens —dont 17 ou 18ooo Italiens.
Les régions les plus peuplées étaient, comme de nos jours, dans le
Nord du pays, la capitale et ses environs immédiats, dans le Sud, le
Sahel de Sousse, Sfax et Djerba. Une seule grande ville, Tunis —
120000 habitants.
La diminution de la population, à époque contemporaine, avait
réduit à l'état de gros villages la plupart des anciens centres
urbains (3) :
Bizerte : 6 500 à 7ooo habitants
Béja : 4 000 à 5 000 »
Le Kef : 5 000 à 6 000 »
Medjez : 1500 env. »
Tébourba : 2 000 »
Mateur : 3 500 »
Zaghouan : 1500 »
Hammam-Lif : 3 000 »
La Goulette : 4 000 à 6 000 »
Nabeul : 4 000 »
Sousse : 8 ooo à 9 ooo »
Sfax : 9 000 à 10 000 »
Kairouan : 12000 à 14000 »
Monastir : 1300 env. »
Mahdia : 8 ooo env. »
El-Djem : 1000 »
Gabès (oasis) : 12 000 à 15 000 »
Tozeur : 2 ooo env. »
Nefta : 8 ooo »
Gafsa : 5 000 »
Nous disposons en outre du témoignage concordant des officiers
français des Affaires Indigènes (4). Les villes subsistant encore avaient
toutes diminué considérablement : Tebourba, Bizerte, Soliman
avaient été dépeuplées par les épidémies ; Hammamet avait perdu,
(1) Ouv. cité.
(2) Année 1892.
(3) Cf. VALENSI, ouv. cité, p. 32-34, FLAUX, « La Régence de Tunis au xixe siècle »
(Alger, 1865) donnait à la Régence jusqu'à 2 500 ooo habitants. Voir aussi Bois, « L'expé-
dition française en Tunisie », Paris, 1886.
(4) Archives de l'ancien Service des Affaires Indigènes. Rapports rédigés entre les
années 1883 et 1890.
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depuis le début du siècle, les 2/3 'de ses habitants et Zaghouan de


même, passant de 4 000 habitants à 1700 (1). Le dépeuplement du
Kefn'est pas apprécié. En ce qui concerne Sousse, Sfax ou Tunis, les
rapports sont moins explicites, mais leur évolution n'avait pu qu'être
la même, surtout à Sousse, et dans tout son Sahel durement frappé
pendant l' « année Zarrouk » de sinistre mémoire (1864-65). BEN
DIAFsignale le dépeuplement presque complet de Béjà par exemple.
Quant à Tunis, il aurait encore compté 300 000 âmes à la fin du siècle
précédent, si l'on en croit Venture de PARADIS et l'Abbé RAYNAL (2);
en 1881, on y dénombre 100 à 120 ooo habitants.
Les villes sont toutes en décadence; mais que dire de l'état des
campagnes? Dans les steppes du Centre, dans le Haut-Tell et dans le
Sud du pays les agglomérations ont presque disparu.
« Il nedevait rien subsister decequi futjadis le village deKsarnia (Kasse-
rine) et le caractère de sa population, de sédentaire qu'il était, devint
nomade.. » (3) « Thala, qui comptait un millier d'habitants, fut réduit à
200 âmes »(4); Ebba qui avait avant 1867,«uneimportance considérable»,
voit «les ronces envahir les jardins » (5); Zouarines qui comptait «jusqu'à
150maisonsen1867.. fut abandonnépar seshabitants »(6) ;Kalaat-es-Senam
«avant 1865, comptait plus de 200familles, 3cheikhs, le plus grand marché
de la région... Les habitants, chassés par la famine et par les maladies,
quittaient le pays quialors était prospère, si on en juge par les ruines qui le
jonchentetlenombredes maisons abandonnées.. Ils ont pris le genre de vie
des Oulad ben Ghanem (nomades) » (7).
Dispersion et instabilité du peuplement avaient gagné des régions
où n'erraient plus que des tribus devenues squelettiques.
Les Fraichiche seraient tombés enquelques années de 13500 hommes en
état de porter les armes à 3000 (8). Les Dride, forts au XVIIe siècle de
10000 cavaliers, étaient réduits vers 1884 à un effectif militaire de
1200hommes (9). Les Charen, sédentaires, proches de la frontière algérienne
dans la région du Kef, virent plusieurs deleurs fractions totalement anéanties
par la succession des fléaux (10). Les Ouled Yacoub, leurs voisins, autrefois
tribu mahgzen, avaient perdu en 1866-67 au moins 1/3 de leur effectif(11).
Chez les Ouargha entre le Kef et Ghardimaou : 1800 contribuables à la
medjba avant 1864, 260 seulement après 1869 (12). Les Ouartane étaient
aussi décimés (13). Dans la plaine fertile de l'oued Sarrath, les Zeghalma
cultivaient en 1881, du fait de leur affaiblissement, trois fois moins de terres
(1) Rapports des A. I. nos 21 et 5.
(2) V. de PARADIS et Abbé RAYNAL, « Observations sur le gouvernement de Tunis »,
(vers 1780). Revue Tunisienne, 1948, p. 164, chiffres paraissant fantaisistes.
(3 à 13) Rapports nos 91, 26, 27, 33, 48, 31, 28 à 30, 23.
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qu'avant 1865 (1). Les Oulad bou Ghanem, tribu maraboutique de plus de
3000 tentes avant 1864 furent totalement ruinés et dispersés par la famine
et le choléra (2).

La haute Steppe et le Haut-Tell ne sont pas les seules zones dans


lesquelles nous assistons à une détérioration récente de l'habitat, du
peuplement et des genres de vie. Par exemple, la steppe des Métellit
et des Neffet, —arrière-pays de Sfax et du Sahel méridional, portait
encore par endroits des traces visibles de son ancienne végétation
d'olivettes et d'arbres fruitiers.
LeBeyypossédait encore denombreuxoliviers, commeaux environs d'El-
Agareb; les agglomérations côtières de Djebeniana, de Louza, de Mellou-
lèche, d'El-Kriba... demeuraient comme les témoins d'une époque où les
plantations et les jardins secs s'étendaient sur de vastes espaces, retournés
à la broussaille et au parcours. Dans le Sud enfin, à la hauteur de la Skhira,
il estcertain quele territoire desMéheddeban'avait été querécemmentaban-
donné par une population sédentaire —ousemi-sédentaire (3).
Par contre, le peuplement de quelques secteurs privilégiés —mon-
tagnes protégées par le reliefet suffisamment arrosées, banlieues de la
capitale, Sahel à olivettes, îles et oasis également abritées —avait pu,
malgréla décadencegénérale, demeurerrelativement dense. Lavariété
des ressources agricoles, le nombre des habitants, groupés en fortes
collectivités, avaient, jusqu'à un certain point, favorisé le maintien
des anciens genres de vie. Les plus forts noyaux de population, indé-
pendamment des villes, étaient formés, au Nord, par divers cantons
montagneux, mais fertiles —le Béjaoua, les Hédill, les Amdoun —et
par certaines vallées kroumires —Oued Berber : les Beni Mazzen;
oued Zéen : les Ouchtetta; oued Zouara : les Nefza; etc... Plus
souvent, c'étaient des cantons bien mis en valeur et réputés pour leur
fertilité, tels que la Dakhla de Souk-el-Arba, aux puissantes tribus
sédentaires —les Oulad bou Salem, les Djendouba —ou le Sahel
bizertin, avec ses gros villages, sesvignes, ses arbres fruitiers : El-Alia,
Menzel-Djemil, Menzel-Abderrahmane, Ras-el-Djebel, Metline, Raf-
Raf, Porto-Farina... La banlieue de Tunis et, au pied du Cap-Bon,
la plaine de Soliman, constituaient une région de peuplement encore
élevé : la Goulette, l'Ariana, la Marsa, la Manouba, le Bardo, le
Mornag, Hammam-Lif, Soliman, Beni-Khalled, Menzel-Bou-Zelfa,
Nianou, Belli...
Au sud de la Dorsale, c'est naturellement la frange sahélienne qui
s'étend de Nabeul-Hammamet à Sfax-Maharès, mais dont la partie
centrale, entre Sousse-Monastir et Mahdia-Djemmal compte de
(1 à 3) Cf. Rapports des A. I. sur ces diverses tribus, nOs33 et 87 bis.
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nombreuses agglomérations de plusieurs milliers d'habitants, qui


renfermait la population la plus dense. Il faut ajouter à ce Sahel les
îles des Kerkenna et surtout l'île de Djerba, plus grande et plus
riche, qui n'en est qu'une portion détachée vers le Sud. En dehors de
cette zone demeurée vivante malgré le pillage des colonnes d'Ahmed
Zarrouk en 1864-65, et malgré la décadence de ses industries artisa-
nales, nous ne pouvons retenir que les oasis méridionales, réduites en
superficie, ruinées, mais où demeuraient attachés à leurs palmiers et à
leursjardins irrigués des groupes humains d'une étonnante densité —
Gabès—Djara; Gafsa; Tozeur et Nefta; Kébili... —Les montagnards
des Matmata, dans leurs ksour perchés, et les gens des ksour à
« ghorfa » de Medenine-Métameur n'apparaissaient que comme des
survivants d'un très vieil état de choses.
Parmi cette population tunisienne de 1881, il faut noter l'existence
de diverses minorités ethniques, Israélites surtout, Européens dans la
capitale et dans quelques villes du Sahel-Sousse, —Mahdia —. Les
premiers étaient fixés en Tunisie depuis la plus haute antiquité, surtout
à Djerba où il existait de curieux villages juifs; les autres étaient issus
d'immigrations récentes ou temporaires —Siciliens surtout, Pantel-
lariens, Italiens méridionaux... Se maintenaient encore, à l'écart des
grandes routes, des noyaux de peuplement appartenant à des sectes
musulmanes schismatiques, ou conservant des traces de dialectes
berbères —la grande île de Djerba, les massifs des Matmata ou de
Kroumirie, les Djebalia de Gafsa ou les gens de Takrouna offraient
ainsi des singularités caractéristiques (i).
Si l'on fait, pour conclure, un bilan du peuplement tunisien avant
1881, toutes réserves gardées quant à la précision de ce bilan, il
semble que sur moins d'un million d'habitants —dont 150 à 200000
dans les « villes » —le Sahel (y compris Djerba) et la région de Tunis-
Bizerte-Soliman enrenfermaientprès dela moitié. Cette seule remarque fait
ressortir assez l'abandon quasi général de vastes régions de l'intérieur,
la réduction de l'économie et des activités productrices à un niveau
très bas, la faiblesse de l'agriculture. Les régions habitées étaient celles-
là seulement dont le climat, le sol, la nature ou la situation géogra-
phique se prêtaient le plus facilement à la vie humaine —saufà tenir
compte de survivances traditionnelles liées à un concours de circons-
tances historiques. Mais beaucoup de sols cultivables oujadis cultivés
et même plantés demeuraient à l'abandon. La Tunisie manquait
d'hommes, et la terre, de bras. Cela expliquera pour une grande part
les aspects que va prendre l'implantation européenne, dans les décen-
nies à venir.
(1) Cf. Rapports des A. I. et Fallot, « Notice descriptive et itinéraires de Tunisie »
(Sté Géographique de l'Armée 1884-85)'
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1. Nomadisme : battage au fié


L'AGRICULTURE » TRADITIONNELLE"

2. Nomadisme : Campemt
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»
m
1i 3. Labour et attelage
ché Combès
1 4. Ancien olivier (Djerba)
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B. — LA PROPRIÉTÉ DU SOL
Il est du plus haut intérêt de connaître les formes de la propriété
rurale avant le Protectorat. De nombreux ouvrages ont abordé ce
point (i), mais aucun ne l'a vraiment traité à fond, parce que, sur bien
des questions, juristes, historiens et économistes ne sont pas d'accord.
L'origine et même la nature des droits revendiqués par telle ou telle
catégorie de propriétaires ne sont pas toujours élucidées.
La Tunisie de 1881 était un pays musulman, doté d'institutions
issues du droit coranique, mais ce droit lui-même ne faisait que refléter
un état de choses économique et social imposé à la fois par la géogra-
phie et par l'histoire tunisiennes. Il faut aussi noter la décrépitude dans
laquelle était tombé tout l'ensemble des institutions, parallèlement au
déclin des forces productrices et des anciens genres de vie, dans un
pays dépeuplé et ruiné.
Du point de vue juridique, il y aurait eu deux sortes de terres en
Tunisie : les « terres mortes », terres vaines ou vagues, qui sont « celles
qui ne produisent rien et ne sont la propriété de personne » (2)
— déserts, sols incultivables, massifs forestiers —, et les terres vivifiées
par l'homme. Distinction claire en apparence, mais distinction
insuffisante.
Que l'on se réfère aux discussions soulevées par le problème des « terres
collectives », terres de tribu, où n'existent ni limites, ni titres de propriété
individuels, parce qu'il n'y a ni cultures, ni exploitations sédentaires ou per-
manentes. Appartenaient-elles aux tribus ou bien au souverain? Le pro-
blème, longtemps posé en ces termes, était différemment tranché suivant
que l'on voulait ou non y voir des « terres mortes », donc propriété du souve-
rain. Or, sur ces terres « collectives », pâturage et mêmes cultures sporadiques
demeuraient pratiqués, et d'autre part il existait une appropriation de type
collectif. Le concept juridique doit être éclairé par des considérations géo-
graphiques : nombreuses, avons-nous vu, sont les régions de la Tunisie centrale
et méridionale où le climat et le sol ne se prêtent pas à la culture permanente.
Dans ces régions, à la frontière de la steppe sèche et du désert, la limite des
« terres mortes » est imprécise et d'ailleurs variable suivant les époques. Une
tradition musulmane voulait que toute terre laissée en friche pendant trois
années consécutives retournât aux « terres mortes ». Dès lors, bien des contes-
tations devenaient possibles au sujet de ces terres non ou mal appropriées,
et de leurs contours exacts. Sur les « terres mortes », le souverain disposait de
droits spéciaux, en particulier le droit de les donner en concession — ou

(1) « La Tunisie », Paris, 1900, 2 vol.


POUYANNE, « La propriété foncière en Algérie », Alger, 1900.
P. DUMAS, « Les populations indigènes et la terre collective ou tribu en Tunisie. Tunis,
1912; HOUSSET, « Le statut des terres collectives ». Paris, 1939.
(2) POUYANNE, ouv. cité, pp. 20-21.
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« iktaa » —C'est dans ce droit exercé par le souverain en tant que chef de la
communauté musulmane que se trouve l'origine des droits « domaniaux »
sur les forêts, les mines ou les salines, mais il est à noter que, même en « terres
mortes », les populations locales conservaient des droits incontestés : le
parcours, la pâture, la cueillette des fruits sauvages, l'abreuvoir. Selon Buthaud,
il s'ajoutait à ces droits ceux, particuliers aux sols forestiers, de charbonnage
ou de récolte des bois de charpente et de travail (i).
Au regard de la plupart des juristes musulmans, le souverain ne pouvait
concéder que l'usufruit des terres appartenant à la collectivité, dans la mesure
où l'intérêt général justifiait de telles concessions; le sol même ne pouvait être
approprié que là où il y avait eu vivification réelle et au profit des vivificateurs, moyen-
nant une redevance à verser au « Bit-el-Mal » — (Trésor Public Musulman)
—ce que POUYANNEappelle un « droit d'entrée ».
Aux « terres mortes » s'opposaient les « terres vivantes », c'est-à-dire
pourvues d'une personnalité et appropriées. Mais s'il est vrai que
la vivification d'une terre « morte » crée le « melk », parce qu'alors il
s'agit de plantation, de construction, de travaux hydrauliques —
puits, canalisation, etc... — et que le paysan-planteur a payé la rede-
vance qui lui donne accès à la propriété personnelle pleine et entière,
il existait des catégories intermédiaires entre la terre « morte », au
sens vrai du terme, c'est-à-dire la terre qui n'appartient effective-
ment à personne, et le « melk » véritable.
a) Le « melk » véritable :
En ce qui concerne le « melk », son étendue et sa consistance
peuvent être assez aisément reconnues. Il s'agissait de terres réguliè-
rement et traditionnellement mises en valeur, situées dans les régions
les plus peuplées et les plus favorisées sous le rapport du sol, des eaux,
comme des relations humaines. Le « melk » existait dans le Sahel,
dans le Cap-Bon, à proximité des villes, dans les oasis et dans toutes les
zones de vie sédentaire. Il était, comme la culture et l'organisation
sociale, fonction du sol et du climat, mais aussi de la capacité des
groupes humains et surtout de l'État tunisien à faire respecter leur
loi. Là où dominaient la plantation, la culture irriguée, le jardinage, en
rapport avec des agglomérations importantes et des secteurs d'écono-
mie différenciée, la propriété se morcelait et s'individualisait à
l'extrême, tout en demeurant souvent une propriété familiale et
indivise, comme il résulte de toutes les observations faites.
BONNIARD, étudiant le Tell septentrional, écrit : « Dans les pays andalous
et près des villes, on ne compte plus par « méchia » (10 ha), mais par « merja »
(4 à 6 ares) » (2).
(1) E. BUTHAUD,« Les droits d'usage en pays forestier tunisien ». Bulletin économique
et social de la Tunisie, mars 1953, pp. 98-108.
(2) « La Tunisie du Nord : le Tell septentrional ». Chapitre II, p. 356. Paris, 1934.
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J. DESPOIS : « La propriété est morceléejusqu'à l'émiettement dans la région


côtière, qui est fortement surpeuplée... » (1)
Un ouvrage de 1900 sur la Tunisie donnait les indications suivantes : « La
petite propriété, correspondant à un pays très peuplé, se trouve aux environs
de Tunis, Tébourba, Maktar, Le Kef (100 à 200 habitants au km2) ». Dans
le Sahel tunisien, de Kalaa-Kebira à Mahdia, sur 60 ooo ha occupés par
150 000 personnes, « un nombre infini de petits propriétaires se partagent
le sol... L'étendue moyenne des champs ne dépasse pas 1/2 ha... Pour les expro-
priations amenées par l'établissement de la voie ferrée de Tunis à Sousse, le
nombre des propriétaires expropriés était considérable; sur une longueur d'un
kilomètre, on comptait en moyenne 35 à 40 propriétaires »; mêmeétat de choses
aux environs de Sfax. « Même division du sol dans l'île de Djerba... » Et « la
petite propriété règne en maîtresse dans toutes les oasis de la région saha-
rienne » (2).
Dans les pays du Sud et de la steppe, lorsque l'on a affaire à des
propriétés plantées ou irriguées, on assiste même à une dissociation entre
ce qui seul donne de la valeur au sol et le sol même; ce qui importe,
ce qui donne corps et valeur à la propriété, c'est uniquement le travail
du vivificateur, l'arbre, la clôture, le canal d'irrigation, l'eau enfin.
Dans les olivettes du Sahel on vend, on achète, on partage un certain
nombre de pieds d'oliviers, et non point une certaine surface de terre.
Dans les oasis, c'est l'eau, la part d'eau, qui devient l'objet de propriété.
Nous retrouvons bien là le point de départ du melk véritable, ce qui
crée la propriété individuelle en faisant « vivre » la terre : le travail
de vivification.

b) Naissance du « melk » céréalier :


Mais la plantation et l'enclos ne constituent pas les seules formes
d'exploitation pratiquées en Tunisie avant 1881. Au delà de ces
zones de vie dense et sédentaire, qui cernent les villes en particulier
ou recouvrent des terroirs favorisés, il existe une zone de culture
extensive, plus étendue, celle de la céréale, elle-même entourée par une
zone plus lâche et plus vaste encore, où se pratique le nomadisme
pastoral. Ces zones s'interpénètrent, se complètent; les limites en
varient avec les saisons, avec les pluies, avec les époques historiques.
R. DUMONTa parlé des « auréoles » de Msaken (3).
J. DESPOIS a montré le Sahel se réduisant, puis colonisant la steppe
à céréales au rythme d'oscillations séculaires (4).

(1) « Sahel et Basse Steppe », P.U.F., 1940, p. 351.


(2) Ch. BERGER-LEVRAULT,« La Tunisie », pp. 25 à 34.
(3) « Economie agricole du monde », 1953, pp. 200-201.
(4) Ouv. cité, 2Epartie et conclusion, p. 595.
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Ce qui nous intéresse est donc moins une cartographie précise,


d'ailleurs irréalisable, que la définition des modes d'exploitation et des
formes d'appropriation en vigueur dans une sorte de « ceinture »
géographique et à partir des principales régions de vie sédentaire.
Les régions céréalières ne sont que rarement des régions de propriété
« melk ». On y trouve bel et bien des tenures collectives et souvent
des fiefs caractéristiques. La transition est intéressante à étudier,
parce qu'elle explique, dans une large mesure, l'implantation ulté-
rieure des Européens dans les campagnes de Tunisie.
Dansles régions à céréales, la base dela propriété n'est plus la vivification
individuelle du planteur ou du jardinier, mais quelque chose de différent
déjà. La charrue, le laboureur et son attelage ne marquent pas le sol d'une
manière définitive; en règle générale, ils n'agissent pas non plus sur la même
terre en permanence; puisqu'il faut prévoir lesjachères, où le sol se repose,
et despâturages pourle bétail indispensable àla traction, auxtransports, etc...
Enfin le laboureur n'est jamais seul; il appartient à un groupe, douar, frac-
tion de tribu, famille qui l'aide dans ses travaux et détient souvent les droits
lespluscaractéristiques dela propriété. Suruneterreàcéréales,parconséquent, le
morcelement nesaurait être comparable à celui d'une olivette oud'un sol irrigué tra-
ditionnels; d'autre part, les contourset les limites del'exploitation nesontpas tracés
surlesolavecla mêmefermetéetnes'identifientpasnonplusavecceuxdescultures, qui
varient d'une année à l'autre, soit que l'on pratique des assolements plus ou
moinsroutiniers, soit que, dans les régions sèches, onsebase sur le caprice des
pluies et lesdébordements desoueds.
Les titres de propriété portant sur des terres à céréales sont rare-
ment aussi précis que ceux portant sur des terres plantées ou jardi-
nées; le format des domaines est aussi beaucoup plus grand. Nous
avons le plus souvent des « henchirs » (i) atteignant au minimum
plusieurs dizaines d'hectares, plusieurs centaines en moyenne et il
faut distinguer entre ce qui est superficie cultivée (2) et dimensions
générales du domaine.
Les rapports des Officiers des Affaires Indigènes font état, en 1886,
pour le caïdat du Mornag, des chiffres suivants :

(1) Mot signifiant domaine et aussi très fréquemment ruines. Le henchir recouvre
sans doute de très anciennes structures agraires (comme les « Saltus » romains).
(2) Cette « Surface cultivée » paraît correspondre à celle qui était visiblement labourée
et ensemencée dans l'année, mais la pratique de la jachère pâturée implique l'exis-
tence de surfaces cultivées plus ou moins régulièrement beaucoup plus considérables.
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Dans le caïdat de Tébourba, 36470 ha, 105 « henchirs », 16850 ha cul-


tivés; on en reste au format moyen de 300 ha. Les dimensions moyennes des
propriétés s'accroissent à mesure que l'on s'écarte des régions fortement peu-
plées et sédentarisées.
Le même ouvrage, déjà cité, sur la Tunisie en 1900, déclare qu'au nord
de la Dorsale, dans les bassins céréaliers de la Medjerda, de l'Oued Miliane,
dans le Cap-Bon, la plupart des henchirs ont environ 200 à 300 hectares de
terres cultivables. A Soak-el-Arba, les propriétés de 30 ? 60 ha cultivées par
leurs propriétaires « occupent presque tout le territoire du Contrôle; aux envi-
rons du Kef, elles comprennent 50000 ha; à Béjà, elles sont très nombreuses... »
Ce qui n'empêche pas le sol partout approprié, du nord de la Dorsale, d'être,
pour les 4/5, occupé par de grands domaines de 4 à 5 000 ha... Il est vrai
que « tel henchir d'une superficie de 4 000 à 5 000 ha renferme à peine 1ooo ha
de terres labourables... Là où il y a des broussailles ou des landes et pâtis
inutilisables pour la culture, la superficie totale des domaines augmente
dans des proportions extraordinaires... » (1)
Cette rapide croissance du format des « propriétés » ne paraît avoir
que peu surpris les observateurs de cette époque déjà ancienne. Il
est pourtant certain qu'il fallait faire une distinction très nette entre
la propriété cultivée par son propriétaire (famille indivise le plus
souvent) et qui ne dépasse pas quelques dizaines d'hectares au maxi-
mum —, et le « grand domaine » de plusieurs milliers d'hectares. Si
la nécessité, pour le paysan céréaliculteur, de disposer d'une surface
beaucoup plus vaste, en moyenne, que celle dont avait besoin un
planteur ou un jardinier, si les exigences de la pâture et de la jachère,
jointes à celles de la culture extensive, expliquent en partie les dimen-
sions de la propriété dans les régions céréalières, cela ne doit pas
nous amener à confondre la propriété normalement constituée, stable et
reconnue, la propriété véritablement « melk » encore, que l'on rencontre
à la périphérie des régions les plus peuplées et les mieux policées,
avec le « grand domaine » de type semi-féodal ou collectif. En d'autres
termes, aux modes d'appropriation individuels ou familiaux indivis,
tous privatifs, rayonnant à partir des centres de peuplement sédentaire,
noyaux de différenciation économique et d'organisation adminis-
trative, s'opposaient des modes sinon plus anciens, du moins plus
généraux et plus imprécis.
Il est déjà difficile de considérer comme véritablement « melk » bien des
« henchirs » situés cependant en des régions fertiles et régulièrement cultivées,
parce que même sur des domaines « privés » et indivis, aux droits des pro-
priétaires s'opposent ceux des « occupants », ceux des familles qui cultivent
héréditairement ces terres, soit comme paysans libres jouissant du droit de
« djeddaria » —ancienneté —, soit en qualité de « khammès » —ou métayers
(1) P. 24.
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au 1/5. Ces « occupants » ne sontpas des serfs, puisqu'ils ne sont pas liés à la terre
mais ils ne sontpas nonplus des locataires, puisque nul ne peut les chasser du sol
où ils sont installés « de père en fils ». Les liens qui les unissent au maître du
domaine sont plutôt ceux d'une clientèle envers un « patron », clientèle tenue à
des redevances en nature, qui varient avec l'état de la récolte, avec les bonnes
et les mauvaises années, et non au paiement d'une location fixe.
Les rapports des Officiers des Affaires Indigènes, auxquels nous avons
emprunté la nomenclature des henchirs des environs de Tunis, donnent aussi
le nombre des « douars » peuplant ces henchirs :
17 propriétés, 43 douars à la Mornaghia,
48 propriétés, 60 douars au Mornag,
22 propriétés, 19 douars à Radès,
37 propriétés, 79 douars à la Cébala,
105 « henchirs », 185 douars dans le caïdat de Tébourba (1)...
Ces chiffres attestent la présence d'une population paysanne permanente,
installée sur des terres que l'on considère à l'époque comme « melk », c'est-
à-dire appropriées privativement. Or, quelle que soit l'origine respective du droit
des « occupants » et du « propriétaire », ce qui importe est en somme le dédoublement
du droit depropriété, la possibilité effective où nous sommes d'opposer au droit
du maître du «henchir » le droit réel de possession exercé par les « occupants ».
Nous avons donc affaire à une propriété d'un type bien différent
de celle qui avait pour origine la vivification, le travail du paysan.
Il s'agit bien plutôt d'une propriété bourgeoise absentéiste, qui a tendance
à se substituer à la fois aux droits réels du cultivateur sur la terre dont il
vit héréditairement, et au droit éminent du maître féodal, percepteur
des redevances dues par la paysannerie travailleuse. D'où l'extraor-
dinaire confusion dont témoignent certaines nomenclatures établies
par les premiers rapports des Officiers des A.I. (2).
c) Terres collectives :
Il est donc particulièrement intéressant d'en venir à présent aux
autres formes de propriété qui existaient dans la Tunisie d'avant
1881 : le fief féodal et la propriété collective.
Ona souvent confondu à tort avec desformesparticulières depropriétéle «domaine»—
domaine privé du souverain et domaine public musulman géré par le souve-
rain - et les habous. Domaine beylical ou habous sont autant de personnes proprié-
taires suivant tel ou tel mode; ils ne modifientpas laforme ni la nature de l'appro-
priation. Ici seigneursféodaux, ils sont ailleurs propriétaires « melk », ou patrons de
khammès..
(1) Rapports des A. I. nos 2 à 4.
(2) Signalons par contre le scrupuleux rapport n" 5 établi sur le caïdat de Zaghouan
vers 1884-85. On y trouve la liste des henchirs « beylicaux », des henchirs « habous de
Zaouia », des « henchirs melk » de particuliers et « melk de fractions ».
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Les observateurs ont relevé, comme nous le disions, l'existence de la


petite et de la moyenne propriété « melk », variant en surface de
quelques ares — et même moins — à 2 où 300 hectares au maximum,
selon le genre de culture et la situation de ces propriétés. Ils ont
enregistré ailleurs la prédominance territoriale du vaste « henchir »
de 3 ou 4 000 hectares, sans bien le différencier.
Au sud de la Dorsale, disent toujours les mêmes auteurs (1), le « henchir
de 200 hectares n'existe plus et la propriété géante règne en maîtresse » : El
Haouareb, habous du Collège Sadiki : 25 000 ha; El Hamra, au nord de l'oued
Fekka, en a 35 000... Cherahil, qui est un henchir domanial, a 70 ooo ha;
Ousseltia, au nord de Kairouan, en compte go 000. Le groupe le plus impor-
tant est celui des terres sialines qui s'étendent dans un rayon de 70 à 80 km
autour de Sfax... » On peut poursuivre cette énumération au nord de la Dor-
sale, Gafour a 48 000 ha, le Krib 13 ooo ; dans le Zaghouanais et le Centre,
Oued Ramel renferme 12000 ha, Hammam Djedidi 38000 ha, l'Enfida
100 000 ha, Saadia-El Alem 16000; dans le Sud, Aziza Othmana mesure
65 ooo ha, Sidi Amor Bou Hadjela 102 000 et Sidi Meheddeb, 366 ooo ha...
Le seul énoncé de ces chiffres ahurissants montre clairement, qu'il s'agisse
de habous, de terres « domaniales » ou de biens seigneuriaux, qu'il n'y avait
rien de commun entre ces « propriétés » et un bien « melk » privé, sur lequel
une personne ou une famille détiennent des droits exclusifs, issus de la vivi-
fication, du travail individuel. Si les droits mêmes des propriétaires de « hen-
chirs » à céréales régulièrement cultivés, dans le nord du pays, pouvaientjusqu'à
un certain point être limités par ceux des « occupants », que dire des droits
de propriété de Khereddine sur l'Enfida, sinon ce que lui-même en écrivait à son
fondé de pouvoirs à Tunis en 1880 : « Les lacunes de mes titres sont certaines... » (2)
Et comment ne pas enregistrer aussitôt, comme l'ont fait tous ceux qui se sont
intéressés à la question, l'opposition qui partout se faisait jour entre le droit
réel des populations vivant sur ces territoires parfois immenses, qui y avaient
terres de cultures, parcours, points d'eau, cimetières, marabouts, silos, et
quelquefois arbres et jardins « melk », d'un côté, et les prétentions des féo-
daux, chefs de tribus ou de fractions guerrières, caïds, bénéficiaires d'une
donation beylicale, beys eux-mêmes, à concrétiser leur souveraineté, souvent
contestée, par des tributs et des redevances, d'un autre côté?
Parallèlement aux grands « domaines », et ne différant d'eux ni par
la consistance, ni par le mode d'exploitation bien souvent, il existait
les terres de tribus indépendantes, ce qu'on appellera plus tard au sud
de la dorsale les « terres collectives », comme si collectifs par les genres
de vie aussi bien que par la forme de l'appropriation, tous les grands
domaines ne l'avaient pas été au même titre — et comme si la diffé-
rence entre les uns et les autres ne résidait pas uniquement en ce que
(1) Ouv. cité sur la Tunisie en 1900, pp. 29-30.
(2) Archives de l'ancienne Résidence Générale. Dossier, « Pièces diverses ». « Vente
des biens de Khéreddine », pièce n° 5. Lettre du 27/10/1880, écrite de Constantinople
par Khéreddine à son chargé d'affaires à Tunis.
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la pauvreté plus grande des terres de tribu, leur peuplement encore


moins dense, leur situation plus écartée, ou, tout simplement, les
hasards de l'histoire et des luttes de « coffs » (i) avaient permis à
certaines tribus d'échapper à l'assujettissement ou aux confiscations.
La possession collective du sol ne se rencontrait pas seulement chez les
groupes humains vivant d'élevage et de cultures sporadiques dans de vastes
espaces steppiques; elle ne traduisait pas seulement la difficulté de donner à
l'appropriation terrienne des limites fixes, là où toute exploitation du sol
demeurait errante et dispersée; d'une manière en apparence contradictoire,
elle pouvait fort bien exprimer le désir du groupe d'opposer à toute revendi-
cation extérieure sa cohésion et sa force unie, sur un terroir parfaitement
connu et délimité. Sans doute, par «terre collective » a-t-on entendu par la
suite le parcours nomade, le territoire à l'intérieur duquel, en principe, la
tribu —ou la fraction —déplaçait ses campements, ses troupeaux et ses cul-
tures à l'occasion. Il n'en n'est pas moins établi, par bien destémoignages,
que, dans les régions mal policées et peu peuplées, la propriété demeurait
nonseulementindivise,maiscollective,surlaplupartdesbonnesterresàcéréales
—sols inondables ou sols régulièrement cultivables, en bordure des régions
vivifiées et plantées —parce que la famille, la fraction, la tribu ou le village
avaient besoin de rester solidaires pour imposer le respect de leur propriété.
SelonJ. DESPOIS,« beaucoup devillages sahéliens possèdent, auvoisinage
de la steppe, de grands domaines (henchirs), dont quelques-uns sont des
habous, mais qui, pour la plupart, sont des propriétés qui servent de terres
de labour et de pâturage. Certains de ces henchirs sont encore aujourd'hui
possédés collectivement par le village... » (2)
Sur l' «Ard el Ousseltia », confisqué par les Beysauxhabitants du Djebel
Ousselet au xviiie siècle, les notables de la tribu des Kooub et Gouazine
procédaient chaque année à une redistribution des terres cultivées, après
avoir versé au nomde la collectivité les redevances exigées par le Beylik (3).
Il en allait de même sur l'Enfida, autour de Takrouna, Zriba, Hergla,
Aïn Garci... (4). Système apparenté à celui des terres « mouchaa» décrit
par WEULERSEEau Moyen-Orient.
MONCHC IOURTsouligne que si, enpériode desécurité et de paix relative la
propriété privée redevient possible dans le Haut-Tell étudié par lui, c'est
d'abord sousuneforme collective que sefait la reprise des terres par les culti-
vateurs aux tribus guerrières qui les avaient dépouillés. Les «hodja arbia »
sont des titres collectifs, portant sur de vastes territoires, que les groupes
obtiennent enéchangedurachat desredevances qui leur avaient été imposées.
Ils ne font place à des titres familiaux que là où disparaît l'influence des
tribus guerrières (5).
(1) Alliances traditionnelles de tribus.
(2) « Sahel et Basse-Steppe », p. 338.
(3) Rapport des A.I. no 71.
(4) Dossier « Enfida » aux Archives de l'ex « Section d'Etat » (colonisation) et dossier
d'immatriculation conservé aux Archives de la Conservation foncière.
(5) « La région du Haut-Tell en Tunisie ». Paris, 1913, chapitre X.
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L'appropriation collective est donc la réponse imposée aux populations paysannes par
l'irrégularité des conditions climatiques, la pauvreté des sols, lafaiblesse des techniques,
mais aussipar l'insécuritépolitique et sociale. Même au nord de la Dorsale, bien des
henchirs demeuraient la propriété de groupes nombreux, fractions ou familles
possédant dans l'indivision, sans qu'aucun maître ait prétendu à la propriété
exclusive à leur encontre.
Lorsque le caïd des Dride et sa suite se sont implantés au Sers, c'est encore
sous la forme collective —sur un henchir de 200 « mechias » (plus de 2 000 ha)
—qu'ils l'ont fait; la « propriété » du caïd n'a pas d'autre source que cette
implantation ancestrale d'allure communautaire (1).
On ne peut confondre avec l'absence de droits, ni avec l'absence de
personnalité capable de revendiquer ces droits, une forme de propriété
aussi fréquente dans la Tunisie d'avant 1881. Si les premiers écrits
européens ou les dossiers des Affaires Indigènes, dans bien des cas, ont
ignoré ou confondu les notions, mêlé communaux de parcours et de
labour avec le domaine privé, voire avec la « grande propriété »,
c'est qu'ils parlaient le langage du Code Napoléon, et non celui de la
sociologie. La tribu nomade, aussi bien que le groupe sédentaire ou le
village, qui possédaient, sur un territoire déterminé, leurs centres de
ralliement saisonniers, et qui ne s'écartaient de leurs marabouts, de
leurs silos, de leurs marchés, de leurs points d'eau que dans la mesure
où c'était nécessaire, comme le fait remarquer J. DESPOIS (2), ne renon-
çaient à leurs droits et, au besoin à leurs privilèges territoriaux, que
contraints par la force. Sans doute les limites de ces droits et de ces
privilèges n'étaient-elles pas immuables, et dépendaient-elles avant
tout de la capacité du groupe à les faire respecter, mais la souplesse
même des usages, la faible densité démographique, l'abondance des
territoires librement ouverts en fait au parcours des troupeaux, la
modicité des redevances d' « achaba » — ou dépaissance —, la facilité
laissée à chacun de cultiver toute terre non mise en valeur par son
habituel occupant, tout cela explique en définitive le maintien d'un
régime foncier aussi flou. Dans la Tunisie de 1881, ce qui manquait
n'était pas la terre, mais les hommes... Les véritables conflits fonciers
étaient devenus rares, en dehors des régions de propriété « melk ».
d) Droitsféodaux et domanialité :
Aux droits réels que détenaient sur les terres où ils vivaient les
groupes paysans, droits qui persistent parfois, nous l'avons vu, jusque
dans les henchirs céréaliers transformés en « melk » par l'action d'une
bourgeoisie citadine ou de notabilités, seules capables de prêter de
(j) Rapport des A. I., n° 24, « Cercle des Hamada ».
(2) Ouv. cité, p. 324.
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l'argent, de faire des avances en nature... s'opposaient surtout les


prétentions féodales des tribus guerrières et des grands seigneurs. Au
sommet de cette hiérarchie, le Bey, chefde la communauté musulmane
tunisienne et lui-même possesseur d'un vaste domaine féodal. Ses
agissements nous permettent de définir clairement en quoi consistait
le droit de propriété éminente, caractéristique de ce régime juridique.
Le Bey avait toujours disposé, en tant que chef de la communauté
musulmane, du droit de donner à concession, en «iktaa », tout ce qui,
dans le royaume, était « terre morte », et qui échappait à la propriété
privative. Il pouvait aussi constituer « habous », c'est-à-dire transfor-
mer en bien inaliénable, insaisissable, au profit d'une fondation
pieuse, d'une œuvre d'utilité publique, d'un saint personnage suscep-
tible, par son influence, de faire régner autour de lui paix et sécurité,
un immeuble appartenant au « Bît-el-Mâl » (i). A ce double titre,
nous voyons les Beys, après les dynastes hafsides, concéder à desparticuliers
ou constituer habous des dizaines et des centaines de milliers d'hectares, dans le
Centre et le Sud du pays notamment, qui étaient trop éloignés de la
capitale pour pouvoir être aisément policés. C'est de là que provien-
nent le plus souvent les immenses « propriétés » relevées après 1881
et confondues avec des biens « melk », dont nous avons plus haut
énuméré les mieux connues.
1) Exemple del'Enfida. Il est bien évident, et il suffit pour s'en assurer de se
reporter aux Constitutions habous ou aux termes des donations beylicales,
que le souverain nepouvait disposer que de ce à quoi il avait droit, bien « melk » ici,
redevanceféodale ou simpleferme d'impôts ailleurs. Inversement, dans le cas de
« confiscation » de terres à des sujets insoumis ou révoltés —cas des Oulad
Saïd sur l'Enfida, des Ousseltia au XVIIe siècle, des Oulad Nacer sur Aziza
Othmana —la confiscation portait de même sur des objets différents : ainsi,
les Oulad Saïd ne pouvaient plus s'approprier privativement, ni labourer
une parcelle deleur ancien fief, sans payer redevance et ils n'avaient plus aucun
titre à imposer tribut aux habitants sédentaires ni aux usagers étrangers de
l'Enfida. La confiscation définit en sommepar la négative ce que pouvait être
l'ancien «droit »féodal d'une tribu guerrière sur sonterritoire. Maisles autres
occupants de ce territoire, sur lesquels pesaitjadis la tutelle féodale de la tribu,
les villageois de Takrouna, de Hergla, de Djeradou, d'Aïn-Garci, de Zriba...
ne pouvaient être affectés par une telle « confiscation »; leurs communaux
de labour et de pâture restaient entièrement à leur disposition, sauf à payer
les redevances éventuelles au souverain rejoignant sur sa tête les attributs du
maître féodal repris aux Oulad Saïd et ceux du Chef de la Communauté
musulmane —impôts traditionnels —.
L'enregistrement de l'Enfida au sommier du « Bit el Mal » signifiait simplement
que c'était au Bey ou à son représentant - caïd, bénéficiaire de donation ultérieure...
qu'allaientleshabituellesprestationsjadisperçuesparleschefsdesOuladSaïd(«achaba »
(1) Trésor Public Musulman.
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« mahouna »), en échange de leur «protection ». Quant aux fractions dépouil-


lées ainsi de leurs anciennes prérogatives, elles rentraient purement et simple-
ment dans l'ordre commun des sujets soumis à un seigneur. Les révoltes et les
refus de payer redevance, fréquents chez les Oulad Saïd, traduisent seulement
la difficulté pour le Beyd'imposer sa loi à une ancienne tribu guerrière, dont les
chefs avaient longtemps été de redoutables féodaux — ils avaient d'ailleurs
jadis appartenu au maghzen —.
2) Exemple des terres « sialines ». Aux termes de l' « Amra Bey » (décret bey-
lical) édicté par Ali Bey en 1757, les Siala, grande famille sfaxienne, s'étaient
de même vu accorder « la disposition de toutes les terres qui sont en la posses-
sion des gens de Sfax, Métellit, Meraïa, Oulad Nedjem et autres; ils les feront
arpenter conformément à leur coutume en vigueur et recouvreront tous leurs
droits ». MERCIER, juge au Tribunal Mixte, a souligné à ce propos « que les
Siala n'étaient pas titulaires d'un droit unique sur l'ensemble des biens énu-
mérés » (1). D'une part, ils étaient propriétaires d'immeubles ruraux et urbains
de pêcheries, etc...; d'autre part —et c'est en cela que consistait la donation bey-
licale — ils avaient des droits d'un caractère spécial sur les terres détenues
par les tribus, où ils pouvaient «faire mesurer les terrains indivis n'ayant pasfait
l'objet de cette opération, les partager suivant les usages en vigueur, percevoir les revenus
auxquels ils avaient droit et « en disposer complètement et de toute autre manière, par
achat, vente ou location ». Ce point est clairement confirmé par les décrets beyli-
caux que détiennent les archives officielles, et qui, après voir précisé que les
Siala procéderaient comme bénéficiaires des redevances de vivification.
ajoutent : « Ils disposeront, par vente et autrement, de leur bien qui se trouve
à la mer de Sfax et des deux Iles Kerkenna, la grande et la petite, et est compris
dans leur contrat d'achat. » Le décret confirmatif de 1757, signé par l'agha
du Diwan, ajoute encore plus expressément : Ils jouiront de toute la mer qui
leur appartient dans les îles de Kerkenna... et qui est comprise dans les droits de
propriété de l'acte par lequel ils ont acheté à l'administration du « Bît-el-Mâl » mais
« en ce qui concerne les terres indivises qui n'ont pas été arpentées, nous les autorisons...
à lesfaire arpenter suivant leur coutume et à les recouvrer sans que nul leurfasse oppo-
sition... » (2)
Documents précieux : ils nous apportent, à propos de cette question contro-
versée des « terres sialines », la confirmation du fait que, sur les terres possédées
par les gens de Sfax et les Métellit defaçon indivise c'est-à-dire sur les communaux où
n'existait pas encore de propriété « melk » le souverain disposait à songré du revenu
constitué par les taxes de vivification. Il concédait ce revenu en toute propriété,
aux Siala. Ceux-ci s'étaient par ailleurs rendus acquéreurs de biens fonciers
qui semblent avoir consisté essentiellement en pêcheries — monopole et
matériel ? —vendus par le Bît-el-Mâl. Ainsi que cela se pratiquait pour toute
concession de ce genre, concessionpersonnelle, précaire et révocable, les bénéficiaires
devaient se faire confirmer dans leur droit par chaque nouveau souverain;
mais ils pouvaient, dans cette limite, disposer à leur gré du revenu des taxes et même,
(1) Discours de rentrée du Tribunal mixte, 8 octobre 1949.
(2) Archives du Ministère de l'Intérieur (ex « Section d'Etat »), dossiers domaines.
Région de Sfax.
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à leur tour, affermer celles-ci. Les mêmes documents qui précisent clairement
le rôle d'affermataires —et non de propriétaires privatifs —joué par les Siala,
montrent en outre que le Bît-el-Mâl avait pu, au voisinage de terres indivises
« possédées » par les Sfaxiens etpar des fractions Métellit, détenir à titre « melk »
despropriétés qui sont soigneusement distinguées dureste du territoire parce que celui-ci
n'est justement pas une propriété beylicale, ni domaniale.
3) Lesfondations habous (1). De même, les fondations « habous » constituées
par les Beys sur de vastes territoires, comprenant terres de parcours, terres
plantées, bourgades..., que ce soit au profit d'une œuvre d'utilité publique ou
au profit d'une « zaouïa » (confrérie ou famille maraboutique ), ne donnent
au bénéficiaire de la fondation que tout ou partie des revenus dont disposait
le souverain. Lorsqu'au xvie siècle Sidi-Meheddeb, illustre marabout maro-
cain, reçoit en apanage 3 à 400 000 hectares de terres de tribus au sud de
Sfax, il est précisé qu'il aura le bénéfice net des impôts et desproductions, c'est-à-dire
qu'il devient le seul seigneur pouvant prétendre à recevoir des habitants de
cette terre les diverses redevances que ceux-ci doivent à leur seigneur et maître.
Son autorité doit en échange assurer aux familles et aux fractions paysannes
qui s'installent ou qui sont installées de tout temps au voisinage la paix et la
sécurité indispensables à toute bonne mise en valeur (2).
J. DESPOIS cite aussi le cas du habous Aziza Othmana, où la redevance
versée au habous par les occupants « n'était perçue que sur les oliviers ».
Dans de nombreux cas, les fondations habous beylicales au profit d'un marabout,
d'une zaouïa, portent si peu sur lefonds qu'elles apparaissent au contraire commele meil-
leur moyen de défendre les collectivités rurales ou villageoises contre les confiscations, les
razzias et l'arbitraire desféodaux : ce sont des groupes ethniques ou familiaux qui
sollicitent du sultan ou du Bey la reconnaissance de la constitution habous
faite au profit d'un saint patron —d'un « santon », écrit J. DESPOIS, qui ne
paraît cependant pas avoir exactement perçu quelle était la consistance de la
fondation —. En pareil cas, le habous se traduit —et se définit —par le ver-
sement de redevances déterminées — 1/4 ou 1/5 des fruits, dans le Sahel
méridional —à la zaouïa protectrice, mais n'affecte en rien le droit des paysans
fondateurs à conserver leur patrimoine, ou à l'aliéner, s'ils le désirent, ce droit
n'étant limité que par les pratiques habituelles de l'indivision. Sur Aziza
Othmana, la princesse fondatrice du habous ne constitue que ses droits; la
constitutrice déclare expressément que les « occupants » resteront possses-
seurs du sol à titre collectif, à l'exclusion de tout étranger, la fondation ayant
droit aux 4/5 sur les anciens oliviers (djeddari) et à la moitié sur les arbres
qui seront plantés (3).
Le passage à un nouvel état de choses, dans lequel, à une doma-
nialité éminente, caractéristique du système féodal, et compatible avec
(1) Donation à Dieu immédiate, en ce sens que le revenu des biens constitués sert à
entretenir une œuvre pieuse, qui peut être une œuvre d'utilité publique, ou à terme (habous
privé), le revenu constitué allant à tout ou partie de la descendance du fondateur, jusqu'à
extinction de celle-ci, avant de trouver sa destination finale.
(2) Rapport des A. I., n° 87, sur la tribu des Meheddeba.
(3) Dossier « Aziza Othmana » aux Archives du Ministère de l'Intérieur.
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la possessionréelle desfonds ruraux non privatifs par des «occupants »


ancestraux, se substitue ou tente de se substituer une « grande pro-
priété » domaniale est marqué précisément dans le cas des terres
« sialines ». En I87I, le conflit Siala-Sfaxiens, fut, commel'a souligné
le Juge MERCIER « une occasion heureuse, sinon un prétexte pour
intégrer les « terres mortes « de Sfax dans le Domaine ».
Enréalité, il nes'agissait pas devéritables «terres mortes »et nousvoyons
unefois deplus toute l'ambiguité de cette notion. Jouant d'une part sur le
principe d'après lequel le souverain était libre d'affermer à qui bon lui sem-
blait la perception des redevances de vivification sur les terres non appro-
priées privativement et exclusivement, et, d'autre part, sur le fait que les
prétentions des Siala à percevoir leurs droits, devenus anachroniques, pro-
voquaient de nombreux conflits avec les Sfaxiens, Khereddine fit déclarer
parle Beyquelestitres desSialasurlesterrescontestées se trouvaient annulés
pardécisionsouveraineet quecesterres«rentraient dansle domaineprivé»...
Quant aux droits des fractions Métellit et même des Sfaxiens sur les terres
de culture et les parcours oùtous les décrets antérieurs desBeysreconnaissaient la
«possessionindivise»desunsetdesautres,il n'en était plusquestion.
Cette mutation juridique, dans laquelle il semble bien qu'on ait
perdu de vue les anciens usages, sous la pression de circonstances
historiques nouvelles, manifestera tous ses effets dans le cas de la
concession faite vers 1880 à un certain Duplessis, et portant sur le
territoire des Meheddeba. Le Bey concédait à un Européen le droit
d'exploiter l'alfa sur un territoire qui, jusqu'alors, avait été l'apanage
des Meheddeba, c'est-à-dire des descendants de Sidi-Meheddeb (i).
Lorsque la « Franco-Englisch Tunisian es sparto fibre Company »
entra en activité, les Meheddeba, qui, depuis des siècles, étaient les
seuls à exercer une souveraineté et une possession réelle sur le terri-
toire concédé auraient dû, aux termes de la donation primitive,
bénéficier du paiement d'un droit d'exploitation de la part de la
société étrangère. Ils n'eurent au contraire d'autre ressource que de
solliciter du nouveau venu des « avances » remboursables en alfa à
un taux déterminé, pour pouvoir faire face à leurs besoins immédiats.
Les droits payés par la Compagnie allaient, jusqu'en 1883, dans la
caisse de l'administration beylicale.
C'est pourquoi, on trouvera dans les rapports des A. I. sur les Meheddeba
cette phrase aussi révélatrice que naïve : «Les OuladSidi-Meheddeb croient ou
feignentdecroire (sic) qu'ils ontétédépossédésdeleursoletquelegouvernementtunisien
enafaitdonàlasociétéalfatièredelaSkhira.. »Etilsnousmontrentles Meheddeba,
jadis tribu paisible entre toutes, révoltés, refusant de payer l'impôt, passant
(1) Rapport des A. 1., no 87 bis.
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à la révolte armée, émigrant en masse au moment de l'intervention française,


et menacés de poursuites judiciaires à la fois par l'État qui prétend récupérer
les annuités fiscales non payées (cinq annuités en 1885) et par la Société
Alfatière, qui veut les contraindre à rembourser les avances consenties par elle.
On peut d'ailleurs se demander si, aux yeux de ces populations victimes d'une
série de mesures dans lesquelles elles ne pouvaient voir qu'une pure et simple
confiscation de leur territoire, les « avances » de la Compagnie étaient autre
chose qu'une insuffisante compensation.
Même conviction d'avoir été dépossédés chez les Métellit : ils « se croient
envahispar les Sfaxiens » qui empiètent sur leurs terres en y envoyant labourer
des khammès, alors que les Métellit considèrent que le territoire qu'ils occupent
est leur « arch » (propriété collective de tribu) (1).
L'attitude des Oulad Saïd sur l'Enfida en 1881 et leur refus de
reconnaître les droits de la Société franco-africaine s'expliquent de la
même façon. Khereddine, bénéficiaire d'une donation beylicale
portant sur la « terre nue » de l'Enfida, c'est-à-dire d'un droit qui ne
pouvait se traduire que par la perception des redevances versées par les
cultivateurs annuels et par les bergers utilisant cette terre, vendit
l'Enfida à son créancier, la Société Marseillaise de Crédit. L'acquéreur
européen, considérant qu'il s'agissait d'un bien privatif, comme si la
Tunisie avait été la France, fit agir, pour soutenir son droit, le repré-
sentant de cette puissance et la force française elle-même. Les occu-
pants traditionnels de l'Enfida, qu'ils aient été, comme les Oulad
Saïd, dépouillés de leurs anciennes prérogatives féodales et soumis à
tribut ou qu'ils eussent toujours possédé librement sur ce vaste
« domaine » leurs agglomérations, leurs communaux de pâture et de
labour, leurs points d'eau, leurs jardins, leurs cimetières ancestraux,
leurs marabouts, biens « melk » ou non « melk », se trouvaient, les
uns comme les autres, transformés en « locataires », là où ils avaient
toujours été chez eux. Circonstance bizarre et aggravante, de tels
« locataires » s'étaient arrogé le droit de construire ou de se faire
enterrer sur le « bien d'autrui »...
e) Les grands habous :
L'institution du habous a pour effet de figer le bien sur lequel porte
la donation pieuse dans l'état où il se trouve au moment où s'est faite
celle-ci. Le habous a donc souvent maintenu au profit des fondations
ou des dévolutaires — descendance du fondateur, communauté mara-
boutique — un état non melk de la propriété (2). C'est le cas de
nombreux et vastes habous de zaouïa, de grands habous publics
(1) Cf. rapport des A. I., n° 74, 1887.
(2) Il ne semble d'ailleurs y avoir jamais eu de grand habous privé, qui eût été un non-
sens à la fois religieux et juridique.
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également. Lesfondations maraboutiques portant sur des communaux


de culture et de pâture villageois, sur des terres de fraction, qu'elles
ont protégés contre les empiètements étrangers ou les prétentions des
féodaux,serencontrent dans le Sahel et dans le Cap-Bon, mais elles
existaient aussi dans le Tell céréalier. L'ancienneté de la plupart des
grands habous est remarquable et contraste avec la fluidité des limites
fractionnelles ou tribales, avec la fragilité de bien de fiefs, parce qu'ils
répondent à une fonction sociale, qu'ils ont longtemps conservée dans
les régions les moins aisément accessibles à la force publique, ou dans
la mesure où ils répondaient à divers besoins collectifs.
Monchicourt, étudiant en I9IO les « terres collectives des Zlass »
montrera d'ailleurs que les habous «vivent » et que leurs limites «se
dilatent » suivant l'augmentation des redevances payées par les
« occupants ». Sidi Amorbou Hadjela a fini par s'étendre ainsi à tout
le territoire des Ouled Iddir, tandis que d'autres Zlass, les Oulad
Khelifa... préféraient dépendre d'un pouvoir lointain, ce qui a
« conservé » au Domaine beylical le henchir Cherahil. En réalité, le
habous de Zaouïa (Sidi Amor Bou-Hadjela, Sidi Khelif) était « le
moyen par lequel les fractions jouissant de terres collectives ont réussi
à s'assurer cette jouissance d'une manière plus solide. Ce n'est en
définitive qu'uneformejuridique desterres collectives » (souligné par nous).
Nous sommes renseignés sur l'importance des habous publics ou de
certains habous constitués par les Beys. La Djemaïa aurait géré
plusieurs dizaines de milliers d'hectares de terres, sur lesquelles les
occupants réels versaient des redevances, des enzels, comme ils le
faisaient ailleurs, au Domaine beylical ou à tel féodal. Ces habous
étaient nombreux dans le Tell céréalier —régions de Zaghouan, de
Medjez, de Béjà, de Téboursouk, de Tunis.
D'autre part, le souverain avaitjadis donné, dans les steppes du sud
tunisien, le fief d'immenses territoires à des zaouïa qui existaient
toujours en 1881, quoique très appauvries —Sidi Meheddeb, Sidi
Amor bou Hadjela. —La princesse Aziza Othmana avait constitué
habous, au profit d'une fondation pieuse et au profit également des
occupants, plusieurs dizaines de milliers d'hectares entre El-Djem et
Ksour-Essaf. D'autres grands habous enfin avaient été constitués
récemment pour l'entretien du Collège Sadiki, fondé par le Bey sur
l'initiative de Khereddine, mais le désordre financier et administratif
était si grand que les mêmes territoires faits habous pour Sadiki-El
Haouareb, région de Kairouan, diverses olivettes, à Djedeïda ou dans
le Cap-Bon, le Gafour ou Grombalia, etc... —avaient, pour une part,
fait l'objet ultérieurement d'une concession au profit de Mustapha ben
Ismaïl. Des«habous dela Mecque», institution ancienne d'une impor-
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tance considérable, puisqu'ils étaient destinés à l'entretien des Lieux


Saints, existaient à Testour, Tébourba, etc... (i)
En ce qui concerne les habous de zaouïa ou ceux de fractions mara-
boutiques, ils étaient abondants dans la zone périphérique du Sahel
méridional, dans le voisinage de certaines agglomérations éloignées de
Tunis (le Kef, Kairouan) ou menacées par des voisins particulière-
ment turbulents (région de Zaghouan, Enfida). Les Kouba des saints
protecteurs se dressent un peu partout, même dans les steppes nues,
dans les djebels sauvages, commeaux environs de Zaghouan, mais leur
richesse est très inégale et il semble que les utilisateurs des sols jadis
habous se soient affranchis des redevances versées au marabout dans
la mesure où celui-ci cessait de jouer un rôle social véritable. En
revanche, le maraboutisme demeurait vivace dans le Cap-Bon, dans
le Haut-Tell également, et même dans la vallée moyenne de la Med-
jerda, où il donnait à certaines familles ou plutôt à certaines fractions
un prestige religieux qui accroissait d'autant leur autorité véritable-
ment seigneuriale, les Maouîn, dans la Dakhla du Cap-Bon (2), les
Oulad Sidi Abid, chez les Djendouba (région de Souk-el-Arba), etc...
C. —LES RAPPORTS SOCIAUX
A chaque type de propriété et de tenure immobilière correspond
un ensemble de rapports sociaux différents. Nous examinerons succes-
sivement les rapports dominants qui caractérisaient les régions de
propriété melk traditionnelle, les zones où se développait le « melk »
céréalier, les survivances communautaires féodales et tribales enfin.
a) Lesrapports sociaux enrégions depropriétémelk.
La propriété privée et fortement morcelée, avec ses titres, sa
sécurité, l'exploitation permanente du sol qu'elle suppose, est l'indice
le plus sûr d'activités économiques régulières, d'une présence sociale
vigoureuse. Les banlieues des villes, les régions sahéliennes, les oasis
méridionales se caractérisent par les rapports humains les plus diffé-
renciés. Elles ont toujours été le plus bel apanage des royaumes
tunisiens, leurs fleurons les plus disputés.
Le travail de production, à la base, y est le fait, soit de petits fellahs
agriculteurs indépendants, vivant de leurs légumes, de leurs arbres,
de leur petit cheptel et de leurs grains parfois, soit de travailleurs
asservis, de colons partiaires ou, plus rarement, de salariés —les
« agir ».
(i) Cf. Rapport n° 4-11.
(2) Rapport des A. I., nos 12 et 37.
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QUELQUES SOLS
TUNISIENS

1. Région de Béja
(terre "noire")

2. Région de Tunis
(sol alluvial : le Mornag)

3. Région des Nefta


1 (sol dunaire littoral)
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4. Région de Tunis (sol à croûte après " détuffage ")

5. Haute-steppe (vers Kasserine) 6. Basse-steppe méridionale au Chahal (sud de Sfax):


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Il n'y avait guère de salariés permanents que sur les propriétés melk, où le
travailleur employé ne pouvait évidemment prétendre à aucun droit d'occu-
pation ni d'usage. Cela aussi permet au demeurant de distinguer entre un melk véri-
table et les autres types depropriété dusol. Dans les oasis comme sur les plantations,
des ouvriers saisonniers participaient aux grands travaux périodiques — cueil-
lette des olives surtout —. Les uns comme les autres étaient payés le plus sou-
vent en nature —part de fruits, de grains... Le salariat en argent existait aussi,
à Sfax par exemple (1).
Mais la forme primitive des techniques et de l'exploitation réduisait
à très peu de choses les besoins en main-d'œuvre salariée. Le travailleur
paysan était presque toujours l'associé — ou le client — mais non le
salarié. On a souvent souligné le caractère à demi familial, paterna-
liste, de ces rapports, qui liaient sans doute le travailleur à un
employeur mais obligeaient en retour ce dernier à pourvoir aux
besoins élémentaires du premier — subsistance et secours durant les
mauvaises années.
Les contrats les plus originaux étaient, sur les terres plantées en oliviers,
les contrats de mgharsat et de mouçakat. Les « mouçaki, à l'instar des kham-
mès, avaient droit en principe au 1/5 de la récolte sur les arbres qu'ils devaient
entretenir —c'était le contrat généralement appliqué sur les olivettes « djed-
dari » (anciennes) de zaouïa, la terre nue demeurant sans réserve à la dispo-
sition des occupants — comme sur Aziza Othmana. Quant au contrat de
mgharsat, il est connu depuis la plus haute antiquité —il figure déjà sur la
stèle de Hammourabi — : c'est un contrat de colonat partiaire, passé entre
le «propriétaire » —ou le seigneur — d'une terre et l'occupant de celle-ci,
et qui aboutit à la fois à un changement de consistance et à unpartage définitif de la
propriété. L'occupant qui, entre temps, peut continuer à faire paître ou à ense-
mencer la parcelle, s'engage à la complanter, à la vivifier. Lorsque les arbres
parviennent à fruit —au bout de 12 ans pour l'olivier, à Sfax, le sol planté
est partagé à égalité entre le cultivateur et son patron, qui deviennent dès lors,
l'un et l'autre, ce qu'ils n'étaient pas jusque-là, c'est-à-dire propriétaires « melk » de
leur part. Le mgharsi — nombreux surtout aux environs de Sfax, en terre
« sialine » —était souvent, comme le khammès, lié à son maître par une série
d'obligations personnelles, car sa pauvreté l'amenait à solliciter, en même
temps qu'un contrat partiaire, des avances en argent ou en nature dont il
ne pouvait pas toujours se libérer entièrement avant l'époque du partage :
il pouvait alors renoncer au moins provisoirement à demander sa part, et se
transformer en mouçaki —ou abandonner complètement sa part, et solliciter le
renouvellement du contrat.
Aussi les plus grands jardins, les olivettes, les palmeraies sont-ils
généralement habités en permanence par des travailleurs misérables,
métayers ou « cherik », mgharsi, mouçaki, qui ont pour eux en totalité
(1) Rapport des A. I., no 78.
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ou en partie le produit desculturesintercalaires auxquellesilsse livrent,


moyennant des dons fréquents à la maison de leur patron, reçoivent
des avances en nature ou en argent dont ils ne se libèrent presque
jamais entièrement, et perdent souvent ainsi jusqu'au bénéfice de la
part sur les récoltes d'olives ou de dattes à laquelle ils ont droit.
Au-dessus de cette paysannerie travailleuse, il y a une classe plus
aisée, qui habite dans les agglomérations, pratique le commerce et
parfois l'usure et le prêt à antichrèse, mais le plus souvent se borne
à l'exploitation de la paysannerie pauvre.
L'exemple le plus typique de ce qu'on pourrait appeler une différenciation
sociale primitive est donné par la Confédération des Maouîn, zaouia, «nom-
breuse, puissante et riche... Letravailleurestinconnu, mêmecelui dela terre.
Ils font cultiver leurs nombreuxhenchirs par deskhammèsdes tribus voisines
ou par des étrangers... Les Oulad Maouîn occupent de vastes territoires,
forment des groupes d'habitation importants... » Ces Oulad Zaouïa, grâce à
l'exemption desimpôts, sontlesseulespopulations riches del'Outhan el Kably
(ensemble du Cap-Bon). Tous habitent dans des maisons et ils forment
26petits villages ou hameaux; leur nombre peut être évalué à 1200 ou
1400hommes(1).
Le plus souvent cependant, cette paysannerie aisée, dans la mesure
où elle ne s'est pas transformée en une bourgeoisie tirant ses ressources
d'activités plus complexes que l'exploitation directe ou indirecte de la
terre, est àsontour dominéepar une caste denotabilités oudeféodaux.
Dans les meilleures régions de vie sédentaire, la proximité de
la capitale et des villes de garnison ou les traditions pacifiques d'une
population villageoise de jardiniers-planteurs facilitaient les pra-
tiques arbitraires d'une fiscalité d'État féodal et avaient pour consé-
quence, dans les pires années, un arrêt presque complet des activités
les plus fécondes.
Dans la région deBizerte, l'achour-zîtoun (dîme sur les huiles), qui frap-
pait l'oléiculture là où celle-ci n'était pas astreinte au « canoun », taxe fixe
par pied, était mis en adjudication chaque année. Lefermier-général acqué-
reur auprès del'État mettait à sontour chaque territoire en adjudication. Le
recensementsefaisait dansles «macera» (moulins àhuile).
Cette forme d'impôt était appliquée «partout où les plantations d'oliviers,
massées autour des centres de population, permettait de surveiller la récolte »,
donc dans les secteurs sahéliens de Bizerte-Soliman et dans la banlieue de
Tunis. Ondevine à quels résultats pouvait aboutir cette pyramide d'afferma-
taires et de sous-affermataires de l'impôt sur les huiles (2).
(1) Dossier des A. I., n° 12.
(2) Rapport des A. I., n° 6.
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Les arbres étaient abandonnés. Les jardins et les puits non entre-
tenus.
Aussi l'usure exerçait-elle ses ravages à une échelle considérable.
BEN DIAF déclare, non sans exagération, qu'après 1864, pour se libérer des
contributions imposées par le général Zarrouk, les gens du Sahel méridional
avaient dû emprunter aux Européens et donner en hypothèque leurs biens
fonciers.
Les rapports des Officiers des A. I. font aussi allusion à cette p)ace
que tenait l'usure. A Mateur, les prêts d'argent constituent les revenus de
Juifs de la localité (1). A Monastir, « les fortunes les plus grandes sont celles
des usuriers » (2). A Bembla, depuis l'année Zarrouk, un grand nombre
de petits fellahs ont dû abandonner leurs biens à leurs créanciers... (3)
Par ailleurs, la domination d'une caste féodale se traduisait, au
sommet de l'échelle sociale, par l'apparition de cette grande propriété
individuelle et exclusive, apanage de quelques seigneuries comme le
Bey lui-même, qui était encore exceptionnelle en 1881, et toujours
limitée aux anciennes régions de propriété melk et de vie sédentaire.
Dans le bled Dzira (Soliman-Grombalia), sur 120000 oliviers, 30000
appartiennent au Beylik, 120000 à de grands propriétaires de Tunis; sur
500 charrues, 200 sont à des habitants de Soliman, 50 au Beylik ou à des
zaouïa, 250 à des « étrangers » (patrons de Khammès : 4 d'entre eux, dont 3
habitant Tunis, détiennent à eux seuls 93 charrues).
La grande propriété melk existe aussi dans la Dakhla du Cap-Bon, où le
Bey possède 1ooo oliviers à Tazerka, 1500 à Kourba, 12 000 (sur 44000) à
Menzel-Temime.

b) Les rapports sociaux dans la zone du « melk » céréalier :


La vaste région où nous rencontrons cette forme de propriété fait
transition, à tous égards, entre les zones d'activités sédentaires et
différenciées, d'une part, celles où règnent, avec la propriété collective,
des genres de vie non point plus anciens, mais plus élémentaires, d'autre
part. Par le climat et par le sol, elle est intermédiaire entre les régions
favorables à la culture irriguée, à une végétation abondante (montagnes
kroumires, Tell maritime, Sahel, oasis) et les régions plus sèches, où
la culture comme l'élevage prennent un aspect aléatoire, sporadique,
sinon itinérant. L'économie et la vie sociale y reposent sur la culture
sèche des céréales.

(1) Rapport des A. I. no 7.


(2) et (3) Rapport des A. I., nO62.
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Pour « faire du grain », il faut avoir et il suffit d'avoir semences,


attelage de trait et charrue. Inutile d'incorporer au fonds terrien du
travail sous forme d'investissements et d'immeubles —constructions,
clôtures, plantations, puits ou canaux d'irrigation. Le seul problème
est celui de la terre, et encore est-il ramené à sa plus simple expression,
du fait du dépeuplement général. La richesse ne se compte d'ailleurs
pas en surfaces, mais en attelages, en têtes de bétail et en charrues.
Le melk céréalier se développe sur la base moins d'une appropria-
tion étroite du sol que de la soumission à une classe d'exploitants
plus aisés de populations pour lesquelles la culture à demi-sédentaire
des céréales constitue la ressource essentielle (i). Cette population
secomposede deux éléments surtout :le «khamnès »et le redevancier,
le plus souvent «djeddari » (2).
Le contrat de « khammessat »—ou métayage au quint —a été parfois
expliqué comme traduisant l'association de plusieurs éléments : la terre, la
semence, le cheptel de trait, le travail du laboureur. Le patron fournissait
terres, semences et cheptel et avançait en outre quelques provisions en argent
ou en nature, remboursables à la récolte sur la part du travailleur.
En temps normal, le khammessat, qui est lui aussi un contrat des plus
anciennementconnus, nepouvaitêtrequu' ncontratprovisoire,dont l'apparitionétait
liée à l'extension de la misère et au déracinement du petit agriculteur tradi-
tionnel. Celui-ci, ruiné et affamé, à la suite d'une série de mauvaises années
dues àla sécheresse, ouchassé desonterritoire par les exactions du fisc oudes
féodaux, par des troubles ou des razzias, émigrait avec les moyens de travail
qui lui restaient —bétail, araire. Il s'arrêtait là oùquelque paysan plus aisé,
quelqueriche famille ouquelquenotabilité lui procurait l'aide nécessaire pour
cultiver à nouveau, sur des terres inutilisées ou excédentaires. Fixation pro-
visoire rendue possible par le dépeuplement de bien des henchirs, mêmedans
les bonnes régions, mais que de vieilles traditions avaient toujours autorisée,
le musulman ne pouvant et ne devantjamais s'opposer à l'utilisation par ses
frères des terresquineluiétaientpasindispensables—quitte pourlesnouveaux
venus à payer redevance aux autorités tribales ou aux maîtres féodaux (3).
C'est d'une tellepratique, courante dans les bonnes régions céréalières du Tell, qu'a
punaître unecertaineformede«location», àpartir dumomentoùcertaines notabilités

(1) On remarquera d'ailleurs que le henchir céréalier cesse d'attirer le riche exploi-
tant, l'employeur de khammès, dès que sols et climat n'assurent plus des rendements
suffisamment élevés et réguliers. C'est ce que J. Berçhje a bien montré dans son étude
sur « Terroirs et seigneurs du Haut Atlas Occidental ». Revue de géographie marocaine.
Rabat, 1950, p. 43 à 54 : « l'irrégularité économique conduit au seigneur ». Il n'y a plus
de Khammessat possible au-dessous de 300 mm; le féodal prend alors la place du patron
à khammès.
(2) « Djeddari » signifie ancien. Il s'agit ici d'une population installée depuis des dates
« immémoriales ».
(3) Godefroy Demonbynïïs, « Les institutions musulmanes », p. 284.
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oucertains «patrons » dekhammèsont tendu à individualiser à leurprofit les apanages


traditionnels.
Les rapports des A. I. après 1881 enregistrent fréquemment cette origine
étrangère des khammès par rapport aux fractions ou aux tribus sur le terri-
toire desquelles ils se trouvent —Béjà, Mateur, les Hédill, le Cap-Bon (1).
Les « étrangers » qui se font khammès sont misérables, sinon ils auraient le
moyen de payer les redevances dues pour l'utilisation des terres appartenant
aux groupes locaux : desfractions oudesfamilles indivises d'origine étrangère existent
d'ailleurs sur presque tous les territoires; elles y possèdent leurs propres henchirs
communautaires, dont l'acquisition peut être récente ou remonter à plusieurs
décades ou à plusieurs siècles. Ainsi «les Oulad Eulma, d'origine algérienne,
ont récemment racheté un territoire sur l'amelet de Téboursouk » —ils ont
pour cela racheté les redevances dues à Mustapha Khaznadar (2). Il n'en est
pas de même quand il s'agit de khammès; ceux-ci apparaissent comme des
déracinés au sens entier du mot : ils ne sontjamais sûrs de conserver la jouis-
sance du sol labourable, qui demeure la seule base de leur exploitation. Ils
tendent évidemment à sortir de cette précarité, cherchent à reconstituer le
cheptel oules réserves qui leslibéreront dela demi-servitudeterrienne àlaquelle
ils sont astreints, pour revenir chez eux, si les circonstances le permettent à
nouveau, ou pour acquérir le territoire sur lequel ils redeviendront leurs
propres maîtres. Le Khammessat, étape transitoire, se résout donc normalement par
uneassociation —un métayagerégléenargent ouennature —par le rachat de la terre
oupar le départdesancienskhammèslibérésdeleurs dettes.
Or il y avait conflit entre cette aspiration du khammès à redevenir un
exploitant libre sur sa terre, d'une part, et le désir d'une caste aisée de s'assurer
une source de revenus confortable et permanente par l'exploitation des hen-
chirs à céréales ou plus exactement par l'exploitation de laboureurs misé-
rables et à demi asservis. Avec le développement du commerce des grains,
devenu pour toute une classe le principal, sinon le seul placement sûr, dans
une Tunisie aux activités dégradées, nous assistons à un effort systématique
pour lier le khammès à son patron. Le décret pris en 1874 par Khereddine,
la « codification » du khammessat exprime une évolution sociale caractéris-
tique. Evolution facilitée par la ruine des campagnes tunisiennes après la ter-
rible époque de 1864-69.
Les rapports sur la Dakhla du Cap-Bon soulignent la pauvreté accrue des
khammès de zaouïa (chez les Maouîn) (3). L'importance de plus en plus
grande du khammessat dans ces époques de malheur collectif ressort du fait
que, même sans quitter leurs terres ancestrales, des populations paysannes
qui ont tout perdu doivent, pour vivre, se subordonner à des patrons aisés —
comme dans la région de Bizerte, chez les Louata, les Maghnissa... (4)
Le décret Khereddine de 1874 montre de quelle façon l'État tunisien,

(1) Rapports des A. I., nos 7, 7bis, 8, 14et 20.


(2) Rapport des A. I., n° 22/2.
(3) Rapport nO 12.
(4) Rapport n0 6, 1887.
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LE 27 NOVEMBRE 1961
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